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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Questions de morale et d'éducation : conférences faites à l'école de Fontenay-aux-Roses
Subject
The topic of the resource
Education morale
Education
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3ème édition
Creator
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Boutroux, Emile
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie Charles Delagrave
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1899
Date Available
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2017-07-18
Rights
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Domaine public
Relation
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1 vol. en format PDF (152 p.)
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG D 38 187
Provenance
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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���QUESTIONS DE MORALE
ET D'ÉDUCATION
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SOC!KTÉ ANONYME o'rnPRIMERIE DE V JLLEFRANCllE-DE-ROUlmOUE
Jules DAnoou."t , Directe ur.
I.U.F.M. Nord - Pas de Caitit.~
MédfJthèque Si~e de Douai 16·1, , u-a t..:'Esc ;ilarchin B.P. 827 58508 DOUAI Tt!. 03 27 s.:, 51 78 .
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��AVANT-PROPOS
Le présent volume est la réimpression, sauf quelques corrections de forme, de conférenr.es faites à l'école de Fontenay-aux-Roses en 1888, 1891, 1892, 1894, et publiées ces mêmes années par la Revi~e pédagogique. Ces conférences n'étaient, à dire vrai, que des causeries très familières, nullement destinées à la publication. Mais les élèves les ayant rédigées avec une intelligence et un soin parfaits, et leur travail ·ayant été soumis à ma revision, de leur collaboration avec le professeur est résultée peu à peu la matière d'un petit volume. On sait que l'école de .Fontenay a pour mission de former des professe-urs et des directrices d'écoles normales primaires. Les élèves y entrent vers l'âge cfo vingt ans et y passent au moins deux années. Elles sont au nombre de soixante-dix environ , réparties en sections des sciences et des lettres. Plusieurs enseignements sont communs: l'enseig nement de la littérature, de la psychologie, de la morale, de la pédagogie. Celte particularité est liée au principe qui
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AV,\Nl'-l'HOl'OS
domine lout le régime de l'école et suivant lequel Lous les enseignements y doivent concourir à l'éducation. L'éminent inspecteur général qui dirig·e l'ensemble des éludes avec lant de dévouement, de compétence, de tact et d'élévation de vues, soubailc qu'à côlé de l'enseignement rég·ulier les élèves en~endcnt, de temps en temps, sur des questions imporlanlcs en ellesmêmes indépendamment des examens, des expositions fa.iles par des personnes élrangères au personnel ordinaire de l'école, et propres, soit à compléter lèur instruclion générale, soit à cultiver en elles l'esprit de réflexion et de conduite morale. C'est appelé de la ~orle par M. P écaut que j'ai frailé à Foulenay de quelques queslions intér~ssant la morale et l'éducation. Quoique j'aie préparé ces entretiens en vue de l'auditoire auquel ils étaient destinés, je n'ai pas songé à faire subir à ma pensée une p 1 adaptation quelconque. Je ne - uis croire que l'habileté, si bien inLentionn6e qu'elle -soit, fasse partie d'une saine méthode d'éducation; et j'estime qu'à l'école comme dans la vie, une seule chose c-sl- digne · d'être oITerle à l'âme humaine : cc qu'en conscience on regarde comme vrai. . La question, à vrai dire, ne se pose goère clans une école telle que celle dé Fontenay, oi.1 les élèves ne sont plus des enfan ts et ont élé formées, par une direction si éclairée cl si libérale, à vivre de la vérité. Mais si l'on généralise le problème, si l'on se demande dans quel esprit on doit aborder, à l'école, les choses qui Louchent, non plus seulement àl'inslruclion,mais
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à l'éducaLion propremenL dilc, on ne pourra se dissimuler que la réponse comporlc des clifficullés. Jusqu'à quel poin"t avons-nous le droit, vis-à-vis d'enfants qni) nous sont élrangers, de nous faire proprement éducaleurs? Disposons-nous d'une doctrine suffisamment inconlestée, avons-nous l'aulorité nécessaire pour .jouer un pareil rôle? Ne peul-il pas arriver que ce que nous appelons nos principes se réduise à des opinions individuelles? Notre droit s'élend-il au delà de l'enseignement des faits, qui est proprement ce que les familles aLtendent de nous, et ce qui seul comporle un conlrôle çertain? Pouvons-nous éviLer ces qucsLions? Pouvons-nous dire que, seules, la subtilité ou la mauvaise foi les tiennent pom; délicaLes? - Une chose paraît incontestable. L'école n'a pas le tlroit de se désinLéresser de l'éducaLion. 11 est clair qu'elle exerce une influence sur le caractère comme sur l'intelligence. Puisque celte influence existe, il faut faire en sorle qu'elle soit bonne. Mais ici commence la difficulté. Selon une Lhéorie que nous ont léguée quelquesuns des plus beaux génies du siècle dernier, les lumières, à elles seules, en aITranchissant l'homme, le rendent nécessairement meilleur et plus heureux. L'école, à cc complc, pour remplir sa mission éducatrice, n'aùrait pas à envisager dans l'éducation une fin disLincle de l'instruction proprement dite. En poursuivant, comme pour lui-même, le progr/:ls de l'intelligence, en se plaçant exclusivement au point de vue de la science comme étude des faits et de leurs
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rapports, l'école pourrait se dire qu'elle travaille du même coup à cette culture de la volonté qu'également nous altendons d'elle. Il est douteux que le problème de l'éducation à l'é1/ cole puisse se résoudre aussi sommairement. Dès le/ · xvm• siècle, Rousseau se demande si le progrès intellecluel a nécessairement pour conséquence un progrès moral, et il soutient que, pour que la civilisalion ait cet heureux effet de tranformer un êlre mû par l'instinct en une personne raisonnable et libre, il faut qu'elle soit dominée par l'idée des fins morales de la nature humaine. Et, de fait, l'expérience comme le raisonnement semblent bien montrer que l'instruction est surtout un instrument dont on peut faire un bon ou un mauvais usage, comme de la langue, selon Ésope. Elle peut fournir des ressources à l'éducation, elle ne la conti ,nt pas. Celle-ci a ses principes propres et veut être poursuivie directement. Ne convient-il pas, dès lors, quo l'école soit ouvertement chargée, comme d'une mission double, et de l'instruction et de l'éducation, et emploie les moyens qui conviennent à chacune d'elles? La question sera vite résolue si l'on se contente de généralités vagues; mais elle paraîtra sérieuse et embarrassante à qui voudra la résoudre avec précision. Nous devons certes élever, et non pas seulement instruire; mais comment et dans quelle mesure? Il est clair qqe nous ne saurions nous attribue!' la mis- , sion de rendre la famille et la société inutiles, et de former à nous seuls la conscience de l'enfant. Nous
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ne disposons pas de moyens suffisants pour accomplir une pareille tâche; nous n'avons pas le droit d'y prétendre. Nous nous sentons forts, je le veux, de nos convictions, de notre volonté de bien faire. Mais qui nous dit que nos convictions ne font pas à d'autres l'elTet de fantaisies individuelles? Qui rions dit l que notre action ne sera pas taxée d'accaparement, d'oppression morale? A cela l'on répondra peut-être qu'il y a un moyen de légitimer et de rendre efficace ce maniement des consciences : c'est de le faire régler et sanctionner par les lois de l'État ou par telle autorité reconnue. Mais l'entreprise de modeler une conscience n'est pas moins contraire à l'idée de la dignité humaine, que ce soit l'État ou un individu qui la poursuive. La force ·dont dispose l'autorité publique peul même la rendre plus odieuse. N'y aurait-il pas cependant un moyen suprême d'échapper à ces objections? Ne s'évanouissent-elles pas, si l'on pose en principe que, sous aucun prétexte, l'action de l'éducateur ne doit tendre à opprimer la conscience, m·ais qu'au contraire il a pour mission 1 de créer des hommes ,capables de penser et de se conduire par eux-mêmes, ayant en eux, avec la règle morale et l'idée du devoir, la volonté de s'y conformer, par cela seul qu'ils se sentent libres? Comment l'éducation morale serait-elle une prise de possession des consciences, si ce qu'elle doit créer c'est proprement l'autonomie de la conscience? Ces formules demandent à être définies avec pré-
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cision, si l'on veut qu'elles soient aussi salulaires dans la réalilé .qu'elles paraissent salisfaisanlcs au point clc vue logique. Rousseau, on le sait, se rassurait sur le caraclère d 1absolutisme que présenlait, dans sa théorie, le pouvoir souverain, en se disant qu'ilnepouvait y avoir oppression là où il ne s'agit que de forcer les hommes à être libres. Il ne faudrait pas se tranquilliser de parli pris sur la légilimilé du maniement des consciences à l'aide de raisonnements analogues à celui de Rousseau. · _ crles, nous devons placer le terme de l'éducalion C dans celte idenlification de la volonté avec la loi, qui seule assure la pralique du bien el lui donne tout son prix. Mais celle fin même montre assez quel scrupule dans le choix des moyens s'impose à l'éducateur. En effet, pour que l'autonomie de la conscience soit vraie el morale, et non illusoire, il faut, d'une part, que la loi avec laquelle s'idcnlifie la volonlé ait un caraclère d'universalité aussi parfait que possible, el que, d'aulre part, la vol on lé conserve toute sa liberlé et toul son ressort. Mais combien il est à craindre que le genre d'autonomie que créera l'éduèaleur ne ressemble pas à celle-là! Est-il sùr qu'il s'en tiendra aux idées, aux lois vraiment universelles, qu'il renfermera son action sur l'âme de l'enfant dans de justes bornes, s'il s'atlribne pour mission propre de lui forger une conscience? Sa sollicilude même, le zèle avec lequel il enveloppera l'enfant et lui fera un milieu à souhait, ne risqueront-ils pas de se retourner contre lui? Et ne pourra- t-il pas arriver que, plus il travaillera
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à créer une personne auLonome, d'autant plus il inr
culque à l'enfanL sa propre personnalité? A son insp d'ailleurs; car il est surprenant avec quelle faci lil,é nous admeLlons que les autres pensent par eu~mêmcs, lorsqu'ils pensent comme nous. Il ne faul pas oublier que l'esprit de l'enfant est c~corc vide d'idées, el que l'opiniqn d'être quelqu'up. est pour lui Lrès séduisante. Sa passiviLé sera double, si à l'acLion naturelle de l'enseignement vous joignez la prescription de l'indépendance et de la personnalité. Il embrassera vos idées avec d'aulanL plus d'ardeur qu'il se verra aulorisé, engagé à les croire siennes. Il sera à peu près dans le cas de l'homme qui est sous l'empire d'une suggesLion, et qui s·e cro,it d'aulanL plus lui-même que sa volonLé a plus complètement fait place à celle d'autrui. · Tel est l'écueil auquel il faut éviter de se heurter; et le plus sC1r, à cet égard, sera toujours de n'aborder l'éducation de la conscience qu'avec une extrême ( discréLion. C'est aussi le parti le plus convenable. ( Car l'école ne doit pas laisser croire à la famille et à la sociéLé que celles-ci peuvent se reposer sur elle du soin d'élever leurs enfanLs. L'école y contribuer.a , certes, de touLes ses forces, mais à tiLre de collaboralrice, non d'éducatrice seule responsable. Il _ s'en faut d'ailleurs que, renfermée d" ans ces limites, elle soit réduite à l'impuissancè. Supposez les maîtres choisis, ·ainsi qu'ils doivqnt . l'êLre, avec le plus g-rand scrupule au point de vue moral. Déjà leur vie, leur personn~, leur honnêt~té
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professionnelle, chacun de leurs actes et chacune de leurs paroles, constituent un· enseignement moral 1rès efficace : l'enseignement par l'exemple. Mais cc n'est pas. tout. Entre l'instruction tenuè pour immédiatement et nécessairement moralisatrice, et l'éducation conçqe comme séparée de l'instruction, il y a un moyen terme : l'éducation par l'instruction. Or c'est là proprement ce qui appartient à l'inslilulcur public. Son rôle est d'instruire, non de prêcher : il n'en sortira pas. Mais parmi les matières de l'instruction, il en est qui se rapportent plus directement à la morale : il s'y attachera avec prédilection. Et qu'on n'objecte pas qu'en cet ordre de choses savoir n'est rien, faire est tout, et qu'il y a loin d'une leçon répétée sans faute à un effort pour pratiquer ce qu'on a appris. Tout, certainement, n'était pas paradoxal dans la célèbre doclrine de Socrate, suivant laquelle l'homme .qui possède véritablement la science du bien ne peut manquer de vouloir le faire. Toute science, sans doute, n'est pas efficace pour rendre l'homme meilleur; mais la science morale proprement dite est un important mobile d'action pour l'homme, et cela d'autant plus qu'il voit ses maîtres conformer euxmêmes leur conduite à leur enseignement. Mais en quoi doit consister cet enseignement de la morale? Visera-t-il à inculquer aux élèves un système dogmatique, considéré comme l'expression la plus parfaite de la vérité en celte matière? Loin de moi la pensée de déprécier les magnifiques spéculations d'un Arislo[e ou d'un Kant! Mais il s'agit ici de
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la vie, et non pas seulement de la pensée. Or, sans parler de la difficulté, pour des inteli1gences encore peu exercées, de comprendre ces savants systèmes, qui oserait attribuer à l'un d'erix une certiLude permettan~ d'en rendre l'enseignement obligatoire? On peut certes leur donner la forme démonstrative des mathématiques : on ne change pas pour cela la nature des principes sur lesquels ils reposent. C'est un fail indéniable que ces principes : devoir, bonheur, . dignilé, droit, liberté, plaisir, intérêt, solidarité, lutte pour la vie, existence sociale, égalité, existence nationale, sont tous plus ou moi.n~ dépourvus de l'évidence et de l'exactitude qui caractérisent les notions mathématjques. Aussi demeurent-ils debout les uns en face des autres, sans qu'aucun d'eux soit jamais assuré d'une victoire définitive. -Livré aux systèmes, l'enseignement serait obscur, prétentieux, abstrait, et sujet aux fantaisies ou au dogmatisme des individus. Faut-il donc s'adresser à la science proprement { dite et lui demander de déduire les lois de la morale, en partant de celles de la vie et de la sensibilité? Descartes l'a dit, lui qui pourtant souhaitait de constiluer une morale scientifique : la morale, ainsi ûntendue, ne peut venir qu'à la suile de toutes les aulres sciences. Son objet est le plus complexe de Lous. Tant que les autres sciences sont imparfaites, il · est prématuré d'aborder celle-là. On risque de se Lromper du tout au tout en développant avec conséquence des principes incomplets ou erronés. Cepena.
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dant il faut v1vre, et l'action n'altend pas. Force nous est de chercher ailleurs les maximes que la science, même la phis hardie, ne nous fait espérer que pour une époque très éloignée, et _ e suppléer à d l'évidence démonstrative par le sens pratique. Comment, en fail, procède chacun de nous pour déterminer les maximes morales sur lesquelles il réglera sa conduitè? Il me semble que c'est à celle question qu'il en faut venir, et qu'il est factice et illégitime d'imaginer pour l'école une méthode différente de celle qui, dans la vie réelle, est suivie par les honnêtes gens. . Or nous ne rég-lons pas d'ordinaire notre conduite sur un système métaphysique; surtout nous ne nous enfermons pas dans tel système déterminé. Encore moins nous piquons-nous de rig:ueur scientifique : car, à ce compte, de même que nous n_ous adressons à un ingénieur pour résoudre un problème de mécanique pratique, à plus forte raison devrions-nous consulter un déontologue de profession pour obtenir la solution d'un problème moral. Mais notre réflexion, sollicitée par la vie, par nos observations, nos conversations, nos lectures, nos connaissances, s'allache à certaines idées qui nous paraissent plus importantes, plus vraies, pl us belles, plus inviolables que les autres; et de ces idées nous nous composons une sorte , de code que nous jugeons mal d'enfreindre. Plus d'ailleurs nos connaissances et notre intelligence sont' développées, plus large est la base de notre morale, plus grand notre effort pour y mellre de l'harmonie
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et de l'unilé. Mais les maximes empruntées directement aux Lraditions et à la vie demeurent l'èssenLiel, et nous ne nous faisons pas faute de déroger à quelqu'un des systèmes qui s'ébauchent dans nolre esprit, quand il nous semble que telle maxime con.., Lraire possède, au regard d'une conscience délicale, une valeur supérieure. Il convient d'autant mieux de s'en tenir à celle méthode et de la préférer à l'enseignement dogmali, que de tel O\l tel système philosophique, que ces sysLèmes mêmes, comme ceux que chacun de nous se forme, ne sont, en fait, que Ju réflexion des grands esprits sur les notions morales dont vit l'humanilé. KanLle reconnaît, lui qu'on serait tenté de citer comme le (ype du pur spéculatif. Il part, nous dit-il, des notions morales communes. L'existence de la morale est ·pour lui un fait, comme celle de la science. Sa philosophie ne saurait viser à la construire, non plus qu'à construire les lois de la nature. Dans la C1·itique de la raison pure, il a expliqué comment la science est possible, c'est-à-dire intelligible : dans la C1·itique de la raison p1·atique, il réfléchit de même sur la morale telle qu'elle nous est donnée; et il en dégage, à la manière du chimiste, les éléments essentiel~, en les déterminant dans leur nature et dans 1 leur rôle. Les plus grands génies n'ont donc pas procédé, dans l'établissement de leurs systèmes de morale, autrement que le vulgaire. Il ne s'ensuit .d'ailleurs en aucune fa(;on que nous dcv ions tenir leur œuvr~
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pour inutile. Bien au contraire, nous leur demanderons <l'aulant plus de nous aider, selon la mesure de notre intelligence, à comprendre et à organiser les nolions morales communes, quand nous saurons que c'est précisément ce travail qu'ils ont eu en vue dans leurs sublimes constructions. Quel est au juste l'objet que nous devons nous proposer dans notre réflexion sur les idées morales , communes_ Ici encore considérons l'homme réel, aux ? prises avec les conditions réelles de l' exjstence. Les problèmes qui se posent devant lui ne ressemblent pas à ceux qui s'offrent au savant. Le savant se trouve en présence de plusieurs hypothèses possibles : il s'agit pour lui d'en retenir une en éliminant les autres. Un principe pur de toute contradiction interne es~ ce qu'il se propose d'établir. Mais dans la vie pratique il s'ag·it, au contraire, le plus souvent, de concilier des partis qui, logiquement, paraissent contradictoires. Pour y réussir, tantôt on prend un moyen terme, tantôt on cherche un terrain où s'atténuent les contradictions. Souvent on accepte une solution qui présente de réels inconvénients, parce qu'elle présente de plus grands avantages. L'homme d'action sait qu'en toute chose il y a du mauvais lié au bon, et il admet le tout en bloc, pourvu que le bon l'emporte, lorsqu'il lui est impossible de faire le départ. L'éducateur ne peut mieux faire que d'enseig·ner ce qui est en effet l'objet <le nos méditations dans Ia vie réeUe. Il recueillera les plus belles et solides ex. l)ressions de la conscience morale, et, à l'exemple de
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l'homme qui vit et agit au sein de la soci6lé, il en cherchera la conciliation. Il comprendra que la cilé qui a pu suffire aux Grecs ne suffit pas aux modernes; que ceux-ci voient aussi des choses bonnes en ellesmêmes dans la famille, dans la fraternité humaine, dans la science, dans la justice, dans le respect de la conscience, dans la liberté, dans le travail, dans l' égalité; et il imprimera dans les esprits la persuasion que la meilleure conduite est celle qui, parmi tanl de points de vue divers, concilie le plus d'intérêts el fait le moins de victimes. Il se défiera de l'idée peu pratique de l'absolu. Toutes les œuvres de l'homme sont déféctueuses par quelque endroit. Ne vouloir retenir que celles qui sont bonnes à tous égards serait les condamner toules. Mais cc rapprochement des idées les plus diverses ne risquera-t-il pas de n'être que désordrn et confusion? Attendra-t-on que l'harmonie s'y introduise d'elle-même, ou se réglera-t-on sur certains principes? Il faut, certes, se garder des constructions factices el individuelles; mais il n'est pas nécessaire d'y recourir pour pouvoir organiser dans une certaine mesure les idées morales. On a beaucoup médit de la méthode d'autorité. Elle esl sans usage dans la science; mais qui de nous s'en passe dans la vie? En l'absence d'un critérium matériel ou rationnel, qu'avons-nous ici de plus considérable que le long allachement de l'hu·m anité à certaines idées, la haute anliquité de telle maxime encorn vivante aujourd'hui, le témoignage d'un So-
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cralc, d'un Marc-Aurèle, d'un Pascal? L'homme verlueux, disait Aristole, est lui-même la règle et la mesure de la vertu. Et n'est-ce pas en effet un véritable critérium, que l'accord des intelligences humaines, et en particulier des plus sublimesintelligences, sur les fins qui conviennent à l'aclivilé de l'homme? Je ne suis donc pas dépourvu de guides; je trouve des principes directeurs, en entrant en communion ave~ les hommes en général et avec les plus grands pénscurs et hommes de bien de tous les temps. Peutêtre taule la sagesse en matière pratique se résume-t-elle dans la parole célèbre : « Je suis homme, et ne considère rien d'humain comme m'étant étranger. » Il serait étrange qu'un homme rejetât, sans en rien vouloir retenir, les idées et les sentiments qui ont créé l'humanité, qui l'ont dolée des biens et des aspirations auxquels elle est attachée aujourd'hui même. Combien n'est-il pas plus naturel, plus juste, et sans doute plus salutaire, de cheroher dans toutes les grandes manifestations de la nature humaine l'élément foncièrement humain qu'elles ne peuvent manquer de recéler, de Je recueillir pieusement et de le rajeunir en l'incarnant clans des formes nouvelles ! Souhaiterait-on de tirer des réflexions qui précèdent quelques conséquences positives immédiatement applicables à l'enseignement? Ces conséquences seraient les suivantes. La morale SC vit avant de s'enseigner; c'est par l'exemple qu'elle s'introduit tout d'abord à l'école. Dans son enseignement, le maître, en cette matière
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moins qu'en aucune aulre, ne saurait avoir le droit de donner carrière à son imaginalion ou à ses préférences individuelles. Il ne peut parler que sous l'idée de l'universel. Non seulement il aura égard à tous ses élèves et non pas seulement à quelques-uns, mais il parlera les fenêlres ouverles, de manière à ne dire que ce qui peut être enlendu de la sociélé tout enLière. Ce qu'il dit d'ailleurs ne s'impose pas à luimême moins qu'à ses audileurs. Il n'y a pas de maîlre devant la morale. A la queslion : pourquoi doit-on faire ceci et éviler cela? le maître ne connaît qu'une réponse, la seule en définilive que possède l'humanité : « Ceci est bien, cela est mal. » On n'élève pas les.enfants en leur apprenant à erg·oler sur le devoir. Le père de famille qui, à chaque inslant, est aux prises avec la réalilé, sait qu'une seule parole esl efficace : « Ceci ne se fait pas; il faut faire cela. » La force de celte parole réside dans l'égalilé de silualion où se trouvent devant -elle les grands et les pelils. Quant à savoir quelles sont les choses que l'on doit faire ou éviler, c'est ce que le maître trouvera occasion d'apprendre à ses élèves à propos de loutes les matières de l'enseignemen l. Le travail comme le jeu doit être dominé par des idées de devoir, de conscience el d'honneur; et, 1>ans prêcher en aucune façon, on peut aisément rappeler les enfants à l'observation conslanle de ces principes. Si d'ailleurs on considère certaines mali ères de l'enseignement, telles que l'histoire et la lilléralure, il est trop clair que, pour qui ne
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s'en lient pas aux mots et aux faits matériels, mais voit dans ces objets ce qui )es. constitue en e!Tet, à savoir les idées, les sentiments et les destinées de l'âme humaine, ils fournissent à tout propos des moyens d'instruction et de culture morales. Comme exercice plus directement approprié à celle culture, on peut recommander l'élude d'exemples ou de maximes remarquables, tirées de l'histoire et de la littérature. L'exemple est probablement le moteur moral luimême. Qui a fait le christianisme? Est-ce une théorie? Est-ce une vie? Les maximes sont la forme de la théorie qui se rapproche le plus de la pratique. Les stoïciens et les épicuriens, qui prétendaient que leur philosophie fût un genre de vie, la réduisaient en aphorismes. Leibnitz, pour mettre l'homme· en garde contre le psÜtacisme, qui répète les paroles sans en être touché et sans faire effort pour les mettre en pratique, aimait à répéter : « Penses-y bien et souviens-toi. » Ce précepte suppose que l'on a ùans l'esprit les idées sous forme de maximes. Et, de fait, quelle n'est pas la force d'une pensée revêtue de cette forme souveraine, qui la fixe pour l'éternité! Un long discours fera-t-il sur nous une impression plus profonde que ce vers de Corneille :
Un père est toujours père : Rien n'en peut effacer le sacré caractère?
Une maxime bien frappée se grave dans la mé-
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moire, nous revien~ constamment à l'esprit, s'assimile à notre substance par le charme de la forme comme par la richesse et la profondeur de l'idée, et devient insensiblement un mobile, un principe d'action, un élément de notre voloQlé. Ce serait donc déjà faire œuvre très utile, encore que simple et modeste, que de dicter chaque jour à ses élèves, tantôt le récit d'une belle action, tantôt nne maxime tirée du trésor religieux, moral, l_ ittéraire de l'humanité. Il serait intéressant pour le maître de choisir lui-même les uns et les autres, de les disposer dans tel ou tel ordre. Ces récits et maximes seraient appris par cœur et souvent répétés. Le maître les expliquerait avec soin, les rapprocherait entre eux, et, selon ses connaissances et ses facultés, en tirer~il la matière de réflexions plus ou. moins élevées et philosophiques. Un tel enseignement est à la portée des moins ambitieux et peut contenter les plus savants. Qu'ont donc fait les grands prédicateurs autre chose que d'expliquer des maximes de !'Écriture? Appuyé sur de tels fondements, l'enseignement de 1 la morale à l'école peut facilement échapper au reproche d'obscurité, d'abstraction, de sécheresse, de difflcullé, de fantaisie individuelle. Que la valeur morale \ des maîtres commande l'estime, qu'ils se sentent en possession de celte liberté d'action qui est la condition du bien et même du sentiment de la responsabilité, qu'ils enseignent d'ailleurs au grand jour,'soulenus par la sympathie et les conseils de leurs appuis naturels; et l'école ne faillira pas au devoir qu'elle a
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de contribuer, pour sa part, à l~éducation morale de la jeunesse. Elle lui transmellra les plus nobles leçor1s que nous ait léguées l'humanité : n'est-ce pas le meilleur moyen d'en faire des hommes? Les conférences que nous publions ont été conçues dans cet esprit. Elles ont pour objet, non d'enseigner dogmatiquement lel ou tel système, mais d'appeler l'allention sur les plus importantes idées morales impliquées dans notre civilisation. Ces types de la morale doivent d'abord être considérés en eux-mêmes, de telle sorte que l'on prenne conscience de leur affinit{ avec l'âme humaine. EL ce n'est que quand une fois on en est bien maîlre qu'on est en droit de se demander s'ils s'accordent ou se contrarient, s'il convient de choisir entre eux on de chercher à les concilier. A procéder de la manière inverse et juger des données moral~s d'après un système préconçu, on risquerait de laisser échapper de précieuses conquêtes de la conscience humaine et de violer la sublime règle si bien exprimée par le vers de Térence. Nos deux dernières conférences se rapportent spécialement à la pratique de l'enseignement et de l'éducation. L'idée qui les domine esl la suivante. Il convient de distinguer entre l'éducation et lapédagogie, prise du moins en un sens étl'Oit qui se rcncon~re fréquemment. L'éducation pure el simple va à son but sans artifice: par les moyens que suggère le bon sens, le , lacL, l'aITeclion, ou qu'enseignent l'observation et l'expérience. La pédagogie, chez plusieurs de ses
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représentants J~s plus célèbres, fait fi de ces procédés naturels, et s'ingénie à y substituer des méthodes savantes el artificielles. Volontiers elle voit dans l'enfant un êlre à part, un animal dont elle aurait mission de faire un homme, et que l'on peut d'aille~rs dresser . à son gré pourvu qu'on sache s'y prendre. Justifiant ! les moyens par la fin, elle admet des ruses et des mensonges salutairés, et elle s'admire dans ses inventions. A quoi bon créer une science nouvelle, ap- · puyéc sur plusieurs autres sciences, si c'est pour procéder comme le premier venu? C'est pourquoi la pédagogie don l je pade ne marche jamais droit, mais cherche toujours des voies détournées. Elle veut que l'enfant croie aller de lui-même au but où elle le mène; elle entend qu'il prenne pour l'effet de la nalure toute 1 seule cc .qui est en réalité le produit de la nature machinée et mue par l'opérateur. Alors qu'elle ne . parle que~ de nature, l'art ne lui suffit pas, mais elle fait appel à l'artifice. « Si vous voulez, dit Locke, amener les enfants à rechercher ce qui leur est utile, vous 3evez leur présenter comme une récréation, et non comme une lâche à remplir, tout ce que vous désirez qu'ils fassent. A cet cŒet, et pour qu'ils ne s'aperçoivent pas que vous y êtes pour quelque chose, voici· comment vous devez procéder. Dég·oûtez-les de tout cc que vous voulez qu'ils évitent, en les contraignant à le faire, sous un prétexte ou sous un autre, jusqu'à cc c1u'ils en soient fatignés. Vous trouvez -que votre cnfanl joue trop à la toupie? Ordonnez-lui d'y jouer
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plusieurs heures par jour: il ne tardera pas à en avoir assez et à désirer la fin de cet amusement. Si, de cette manière, vous avez su lui imposer comme une tâche les jeux gui vous déplaisent, vous le verrez bientôt, de lui-même, se retourner avec joie vers les choses que vous souhaitez qu'il aime, surtout si vous les lui présentez à titre de récompense pour s'être acquitté de la tâche de jeu que vous lui avez imposée. Avee quelle spontanéité et quelle ardeur ne réclamera-t-il pas ses livres, si vous les lui promellez commè le prix. de l'empressement qu'il aura mis à foueller sa toupie pendant le temps prescrit! Grâce à de tels artifices, conclut Locke, il dépendra de vous que l'enfant trouve aussr amusant d'étudier les propriétés de la sphère que de jouer à la fossette 1 • » Rousseau veut enseigner à Émile l'origine de la propriété. Il fait naître en lui l'envie de cultiver un jardin. Il travaille avec lui, non pour le plaisir d'Émile, mais pour son propre plaisir. Émile, du moins, le croit ainsi. Il se fait son garçon jardinier. Émile est ravi de voir pousser ses fèves. Le préceptem suit son idée. « Ceci vous appartient, dit-il; il y a dans ceUe terre quelque chose de vous, que vous pouvez réclamer contre qui que ce soit.» Or, un beau matin, on trouve les fèves arrachées, tout le terrain bouleversé. 0 douleur ! ô désespoir! Et chacun de prendre part à la peine , à la juste indignation de l'enfant. On cherche, on s'informe. Enfin l'on découvre que
1. Locke, Quelques Pensées sw· l'éducation, xv111, trad. Compayré, abrégée.
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c'est le jardinier qui a fait le coup. On l'interroge. « Quoi! Messieurs, répond celui-ci, c'est vous qui avez a.insi disposé de ce qui est à moi, qui avez rem1placé mes melons de Malte par des fèves? Je vous :défends de vous promener à l'avenir dans mon jar, <lin. >> Et l'objet du précepteur est atteint : Émile a saisi l'origine de la propriété 1 • Le célèbre fondateur du Philantlzropinum de Dessau, Basedow, n'admet pas qu'on restreigne la liberté de jouer chez les enfants; mais le maître doit faire en sorte que les enfants ne choisissent presque jamais d'autres jeux que ceux auxquels il veut les voir s'adonner. Comme l'étude, dans le Plzilanthropinum, est un jeu, l'enfant doit vouloir toujours étudier. Si pourtant il regimbe, on l'applique au.jeu du travail manuel, et on rend celui-ci aussi pénible qu'il est nécessaire pour que l'enfant, de lui-même, redemande l'étude. Il importe, dit encore Basedow, d'accoutumer l'enfant à modérer ses désirs et à vaincre ses répugnances. Pour y réussir pédagogiquement, on l'habituera à des refus, sans lui en expliquer les motifs. Lors même qu'on ~erait disposé à lui accorder ce qu'il souhaite, on le lui fera parfois atLendre ou on ne le lui donnera qu'à moitié. De temps en temps ou interrompra brusquement le boire, le manger ou la récréation, pour appliquer l'enfant à quelque autre exercice. L'enfant a-t-il du dégoût pour certains aliments, c'est une raison . pour le con trainL Rousseau, 1-'inile, liv. li.
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dre à en manger, en le privant de Loule autre nourriture 1 • - Voilà cc qu'on appelle revenir à la nature. E_n réalité, entre l'enfant et le but à atteindre, on interpose un ensemble d'artifices auxquels on tient parce qu'on y déploic _de l'habileté et qu'on y prend conscience de son rôle d'éducateur. - L'emploi de ces adifices est illégitime .. On n'a pas le droit de tromper un enfant plns qu'un homme; il est mal de lui faire croire qu'il veut de lui-même cc qu'en réalilé on lui suggère. Dût votre ruse n'être jamais découverle, vous auriez péché en faisant servir la vérité par le mensonge. Mais comme il y' a mille chances pour qu'elle le soit, il arrive que, sous prétexte d'enseigner à l'enfant la grammaire ou la géographie, vous lui corrompez l'âme. _ Ces savantes méthodes sont loin d'aiUeurs d'être aussi efficaces o_ nécessaires qu'on se l'imagine. u Si ingénieuses qu'on les suppose, elles arrêtent l'attention et l'intérêt de l'enfant à un objet intermédiaire, et l'empêchent de s'atlachc_ à l~ fin qu'il doit r poursuivre. Ém_ et juslemcnt indigrié par sa déconu venue, Émile est peu en état de recevoir la leçon d'économie polilique que lui ménage son précepteur. Habitué à ne voir dans le travail qu'un jeu ou une mati ère à satisfactions d'amour-propre, l'enfant restera élranger aux objets de- ses éludes, et se hfttcra de secouer, au sortir de l'école, le peu de conf. Pioloche, LaRéfoi·me de l'cducat-ion en Allerna,qne audix-lmitième siècle, Basedow et te Phitanth1·opillisme, p, 219 sqq.
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na1s~anccs qu'on aura logé à la surface de son esprit. IL faut melLre les enfanLs en face des réalités, non des fanlômes pédagogiques. Seule la vériLé est digne d'eux, seule elle a la force de pénéLrcrlcurinLelligencc. Quelle diITérence d'attrait et d'cfOcaciLé enlre un enseignement oü l'on. lraile les choses comme des mols, eL un enseigne men l oü sous les mols on cherche les choses! Un dislingué professeur allemand m'a conté qu'ayant achevé dans un lycée francais, en 1867, des éludes failes jusqu'alors dans un gymnase allemand, il fut émerveillé du càraclè- vivant et réel re qu'avait chez nous l'cnscignerncnt de la philosophie, et qu'en comparaison les enscignemen.Ls qu'il avait reçus en Allemagne lui parurent scolastiques et froids. C'est l'application de ces idées à quelques questions d'éducation qu'onL en vue nos deux dernières conférences. Elles tendent à monLrer que la _ communication direcLe de l'esprit avec les grands objets de la lillératùre cl de la science, est, à l'école même, possible el efficace, que la vérité est par elle-même intelligible et désirable, cl que c'est à la faire voir telle qu'elle est en soi, non à la masquer par de prélen<lues adapLations , que doit s'appliquer l'éducateur. IL en est de l'éducation comme de la morale. füre homme et faire des hommes, par Ja commuriion de l'individu avec l'humuniLé: voilà la loi.
Mai 1895.
��LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
(Trois conférences.)
PREMIÈRE CONFÉRENCE
LA MORALE IlELLéNI QU E OU ESTlléTIQUE 1
J e me propose de mettre sous vos yeux le tableau des grands systèmes de morale que nous offre la civilisation il. laquelle nous appartenons. Je ne m'occ upe ni de remonter aux origines ni d'être complet. J e co nsidère en e ux-mêmes et je tâche de présenter avec leurs traits caractéristiques les principaux types de perfection d'après ' lesquels, consciemment ou à notre insu, nous réglons nos appréciations ou notre conduite morales. Ces types sont : la morale h ellénique ou esthétique, la morale chrétienne ou religieuse, la morale moderne ou scientifiqu~. Quels \ sont les sources, les éléments essentiels, la valeur de ces conceptions, et quel rôle convient-il qu'elles jouent dans notre vie? En quoi consiste, en premier lieu, la morale hellénique?
·1. SouRcr.s PI\INCIPALES: Xénophon, Memoi·abilia; Platon, Go,·gias, Phédon , la République, livre VI; Aristote, ltfoi·aleàNicomaque, li\Tes J, V, Vlll, X; Cléanthe, Hymne à Jupiter; Plutarque, OEavres mo,·ales; Manuel d'Epictète; Marc-Aurèle, Pensées,
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LES TYPES PlliNCll'AUX: DE LA ~IORALE
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La morale naquit en Grèce au moment oü la raiRon se saisit des r ênes de la vie humaine, tenues jusqu'alors par b religion. Celte r el igion, qui a joué un si grand r ôle dans l'organif sation des sociélés a nliqu es, élail. double dans son origine: il y avait d'une part la religion des m orls, d'aulre part la r elig ion de la na ture. La r elig io~ des morts se fon de sur celle croyance, que les ancêtres disparus continuent à protéger la famille pourvu que son chef leur r ende un certain culle. A celte croyance se rallachent d es notions morales essentielles : celle de l'unité et de la continuité de la famille, celle de l'obligation et de la sainteté du mariage, celles de l'aulorilé paternelle, d e la propriété et de la patrie. Mais elle_ eût enfermé l'homm e dans un cercle très étroit, si la r eligion de la nature, le culte rendu aux forces naturelles divinisées, la cr oyance à des dieu~ qui protègent L ous les hommes, et .non plus se ulement un groupe restreint, ·ne fût venue éla r gir l 'àme huma ine, et n'y eût fait naîlre un vague sentim ent de la fraternité universelle. « Un étranger, un suppliant est pour toi un frère , » lisons-nous dans Homère 1 • Les malheureux sont envoyés par Zeus ; souvent même ce sont des dieux. déguisés en hommes. Sous sa double form e, la r eligion a cultivé la raiso n pra tique., éveillé la conscience morale. Celle-c i, bientôt, s'est retournée contre elle. Les sages se so nt scandalisés des fables mythologiques . « Homère el Hésiode, dit Xénophane, attribuent aux dieux tout ce qui, parmi les hommes, est tenu pour vil et h onte ux. »
L Odyssr.e, Vlll, 546.
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Une autre puissance bat en brèche la r eligion, dès le v• siècle ;. c'est la science, laquelle entreprend d'expliquer 1 ]es phéno mè nes de la nature par des causes mécaniques et aveugles. Le soleil e t les étoiles, qui, pour la pensée religieuse, étaient des dieux, ne sont, pour Anaxagore, que des pierres enflammées. Les diverses écoles philosophiques, ioniens, pythagoricie ns, éléates, ato mistes, sont d'ailleurs loin de s'accorder entre elles; et leurs disputes engendrent le scep ticisme dans bea ucoup d'esprits. C'es t r alors que les sophistes déclarent que nul ne peul atteindre à la certitude; qu'on ne peut rien savoir, ni des dieux ni de l'origine du monde; que l'homme est la mesur e rie la vérité, et qu'en tout ordre de connai ssances il n'y a proprem ent que des op inions. De là ils concluent qu'en mati ère pratique il n'existe qu'une loi naturelle : la recherche du plaisir.
II
Tel élail l'état de la conscience parmi les penseurs du monde grec, lorsque parut Socrate. Socrate est véritablement le fondate ur de la morale. Il conçut le premier celte idée , que la morale avait un fondement distinct de la tradition religieuse, et que, néanmoins, elle ne r eposait ni sur la coutume ni sur l'instinct. Il estima ql!e l'on pouvait trouver, dans l'observation attentive et méthodique de la nature humaine, les éléments d'une doctrine à laquelle ni la fixité, ni l'élévation, ni l'autorité, ne feraient défaut. Tou le la question était de .bien discerner la vraie nature de l'homme. La morale de Socrate est le premier essai de morale laïque et rationnelle. L'esprit de la morale socratique est tout entier dans la; maxime : « Connais-toi toi-même, » entendue de la façon. profonde et originale qui fut propre à Socrate. Connais-loi
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LES TYPES PRL'lCIPA UX DE LA MORALE
toi-même, c'est-à-dire: cherche à démêler, par la réflexion, ce qu'il y a en toi d'essentiel, de général el de perm anent, ce qui est caractéristique de l'homme ; et agis conformément à la nature de ce véritable toi-même. Voyons donc comment lès Grecs entendaient la véritable nature humaine. A leurs yeux, l'œuvre propre de l'homme, l 'œuvre où il se r évèle excellemment, c'est la création de la cité ou communauté politique. Certains théorici ens considèrent aujourd'hui la société politique comme un ph énomène mécaniquement naturel, où la raison réfléchi e de l'homme n'a au cune part. Les Grecs ne pensaient pas ainsi : ils voyaient dans la cité une institution fondée sans doute sur la nature, mais réalisée par l'intelligence, par la réflexion, _ par l'industrie humaines. La cité était une œuvre d'art, l'œuvre d'art par excellence. Et qu'est-ce que la cité? quel en est le principe ? La cité est essentiellement une harmonie : c'est l'ordre intelligent substitué au désordre naturel; c'est l'équilibre établi entre les diverses classes d'hommes qui r eprésentent les aptitudes et les besoins divers de la nature humaine. L'idée morale qui s'y manifeste, c'est l'idée de la mesure, de l'ordre, de l'harmonie. C'est donc la faculté de concevoir et r éaliser l'harmonie qu e le Grec découvre en son âme lorsqu'il se replie sur lui-même. Aussi celte idée est-elle le fondement de la morale hellénique. Cultiyer en soi l'intelligence, qui est la puissance d'apercevoir les rapports et l'harmonie des choses, et faire de la vie humain e une œuvre d'art en la r églant suivant les lois de l'intelligence : voilà le fonds co mmun des différ ents systèmes de morale qui ont fleuri en Grèce. Consultons les principaux de ces systèmes , surtout celui d'Aristote, de tous le plus purement hellénique ; et nous verrons quel est, au juste, le sens et la portée de cette idée direètrice.
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III
L'individu, tout d'abord, doit faire régner l'ordre et la mesure dans ses actions. Comme règle pratique, Aristote enseigne qu'il convient de se tenir toujours dans le juste milieu. Or, pour cela, il faut rester maître de soi. La vertu par excellence, ce sera donc l'empire sur soi-même. Cette doctrine est poussée très loin. Le sage antique est disposé à regarder comme légitime tout exercice des facultés humaines dans lequel l'homme demeure maître de lui-même. Sur bien des points il n'a pas les délicatesses el les scrupules de la conscience moderne. Parfois, chose étrange, nous le voyons simuler l'ascétisme et se soumettre à de dures épreuves physiques ou morales; mais le vrai Grec, en cela, n'a d'autre dessein que de fortifier sa volonté. Lorsque Socrate reste toute une nuit les pieds dans la neige, il essaye sa force d'âme. Quand il supporte les ·colères de Xanlippe, ce n'est, de sa part, ni indulgence ni résignation : sa femme lui sert à s'éprouver luimême. 1, La famille, premier groupement des individus, est, se- / Ion les Grecs, une institution naturelle; mais il appartient à l'homme de lui conférer toute la beauté et la perfection qu'elle comporte. Et c'est en y introduisant l'ordre, l'harmonie, l'ern pire de la raison, qu'il y réussira. Pourquoi l'autorité appartient-elle au père? Parce que c'est chez le père que la raison est le plus développée. Par suite, c'est à gouverner selon la raison que le père doit employer son autorité. Quels seront les rapports de l'homme et de la femme? Chacun d'eux devra travailler au bien de la communauté, selon ses aptitudes naturelles. Il y a entre les époux diversité complémentaire de fonctions plutôt que rapport de subordination. Et si l'enfant doit obéir, ce
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LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
n'est pas parce qu'il est le plus faible, c'est parce qu'e n lui la raison n'existe ·encore qu'à l'é tat de puissance : il , obéit à une autorité raisonnable, pour devenir raisonnable 1 à son tour. C'est une chose digne de remarque, que la 1 1 morale des sages de la Grèce ne tienne aucun compte de la force, et que ce soit le degré de raison qui règle seul la subordination des êtres. J Au-dessus de la famille il y a l'association politique, et c'est dans cet!.~ association que se réalise pleinement la vie humaine. ! ,'homme, dit Aristote, est un animal politique : expre;;.,ion qui a un sens très précis et tout à fait grec. Il faut entendre par là que l'homme est fait pour la cité hellénique, conçue, à l'opposé des empires barbares où règne le despotisme, comme une communauté où des hommes libres vivent suivant la raison. L'État a pour fin de réaliser la justice; et le seul souverain dans l'État, c'est la raison, manifestée par les lois. Cependant les lois ne suffisent pas à la complète réalisation de la justice dans une société humaine. Car elles n'énoncent que des classes d'actions, dés généralités abstraites, dont s'écartent toujours plus ou moins les cas fournis par la réalité. C'est pourquoi il faut, à côté des lois, des magistrats, qui, dans chaque cas, appliquent la loi avec tact et discernement, en te'nant compte des conditions individuelles. Le magistrat, c'est la loi faite homrne, la loi se déterminant suivant les formes variées et changeantes de la vie. L'idée de justice domine toutes les conceptions politiques des Grecs. Voici, par exemple, comment Aristote parle de la démocratie, pour laquelle il a peu de goût, mais où il voit cependant une forme légitime de gouvernement. Le grand nombre, dit-il, y fait les lois, non parce qu'il a l'avantage de la force, mais parce qu'il a celui de la raison. Lorsque cent hommes sont réunis et délibèrent, leurs intelligences ne s'additionnent pas purement et simplement, mais chacun d'eux vaut mieux et voit plus clair
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que s'il était sel\l. L'individualité n1esquine et capricieuset s'efface, et l'homme universel se faitjour. Il se forme une unité qui n'est pas un total, mais qui est l'idéal même de raison et de justice vers lequel confusément aspiraient les individus. La justice : telle est, pour les Grecs, la vertu sociale/ par excellence: Il semble, à vrai dire, que l'pn trouve chez Platon des maximes qui dépassent la simple idée de justice et s'inspirent du sentiment de la charité.''. Il ne faut faire de mal à personne, pas même au méchant, » lisons-nous dansla République 1. N'est-ce pas là déjà la charité chrétienne? - Nullement; et il suffit de lire Je contexte poU'r s'en convaincre. Suppose, ajoute Platon, que tu aies un cheval fourbu: iras-tu le rouer de coups? Loin de l'améliorer, lu achèverais de le gâter. Il en est de même du méchant. C'est un ignorant et un malade. A lui. rendre méchanceté pour méchanceté, oi:i aggrave son mal. Il faut faire ce qui est de nature à le guérir, c'est-à-dire le soumettre à la justice et l'instruire. Voilà ce qui est raisonnable et juste. Élevé par la cité, le sage aspire à une réalisation de la justice plus parfaite encore que la justice politique proprement dite. La loi et le magistrat s'adressent à des êtres en qui la passion fait obstacle à la raison , en leur obéissant, le citoyen agit par contrainte plus encore que par persuasion. Supposez qu'il existe une société ù.'hommes voués spécialement au culte de la raison et possédant la parfaite liberté qu'elle confère : ces hommes seront plus que concitoyens, ils seront amis. La commune sagesse qui sera le principe et le lien de leur amitié en assurera la stabilité et la perfection, sans qu'il soit besoin de recourir à aucun moyen extérieur. L'amili{n'est ainsi pour les Grecs que la forme supérieure de la jus lice. On aime
1. Liv. lcr, ch. IX.
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son ami pour ses mérites. Rien n'est abandonné à l'instinct pur et simple, à la sympathie irré fl échie. L'intelligence est le principe de l'excellence, ici comme partout. Le Grec veut faire de la vie humaine l'image de la raison. Si haut que nous nous soyons élevés jusqu'ici, nous n'avon~ pas encore atteint le terme du progrès moral. A vrai dire, nous sommes restés dans le vestibule du temple de la sagesse : nous n'avons pas pénétré dans le temple même. Nous avons vu la raison aux prises avec la nature et cherchant à la soumettre; nous avons vu l'homme f'aisant effort pour réaliser la justice. Mais il ne nous a pas été donné encore de conlempler la justice et l'harmonie elles-mêmes, dans leur réalisation absolue et éternelle. C'est ici qu'apparaît le trait le plus significatif de la morale antique. Au-dessus de la vie pratique, au-dessus de l'action, dont la fin est de réaliser l'harmonie dans la vie individuelle, dans la vie de famille, dans la vie politique, dans le rapport d'amitié, les sages grecs placent la contemplation. C'est que l'ordre parfait, dont la nature sublunaire, mélange de pensée, et d'une matière pesante, ne peutjamais que s'approcher, se trouve, au contraire, pleinement réalisé dans l'économie du monde céleste. Les astres, faits d'une matière subtile, étaient des dieux pour les Hellènes: ils étaient l'harmonie elle-même, visible ' et saisissable. Comment se contenter d'une harmonie nécessairement imparfaite, en face de l'harmonie divine I La perfection, pour l'homme, n'était-elle pas de tout subordonner à la contemplation de l'objet où la raison s~ manifeste dans sa plénitude? Or, celle contemplation, c'est la science; car c'est la science qui nous donne l'intelligence des lois de l'univers. Le mot loi, pour les Grecs, avait d'ailleurs un sens esthétique que nous pouvons à peine imaginer aujourd'hui. Nos · savants l'ont dépoétisé. Les lois ne sont pour nous que les
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rapports généraux et constanls des phénomènes entre eux: pour les Grecs, c'était l'ordre et l'harmonie des choses, les proportions qui leur sont assignées en vue de la beaulé du Lout, la manifestation de l'intelligence qui se propose une fin excellente et qui choisit les moyens les plus propres à la réaliser. Ari Lole a célébré magnifiquement la grandeur de la science, dont la fonction est de nous faire jouir de l'harmonie divine. « Si, dit-il 1, le bonheur est comme l'écho de la verlu dans l'âme, il est naturel que la plus haute verlu engendre le plus parfait bonheur. Or, quelle faculté en nous est plus divin e que l'intelligence? Donc la vertu ou aclion propre de l'inlelllgence, c·esl-à-dire la science, est en même temps la vertu divine par excellence. » · Et il ajoute : « Il ne faut donc pas suivre le conseil de ceux qui veulent que l'on n'ait que des sentiments humains, parce qu'on esl homme, et qu'on n'aspire qu'à la destinée d'une créature mortelle, parce qu'on est mortel. Mais 11ous devons nous appliquer, autant qu'il est en nous, à nous rendre dignes de l'immortalité, et faire Lous nos efforts pour conformer notre ·vie à ce qu'il y a en nous de plus sublime. Car si ce genre de vie ne peut tenir qu'une pelite place dans notre exislence lerrestre, il est; par sa grandeur et sa dignité, au-dessus de tout. » Telle fut la morale hellénique, sous sa forme la plus pure et la plus parfaite.
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Après Aristote, elle se modifie en se ·d éveloppant. Cette dualilé de la contemplation ' et de l'aclion qu'admet la morale aristotélicienne choque l'esprit systématique des
1.. Momle à Nicomaque, l. X.
1.
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nouvelles écoles; et, soit dans un sens, soit dans l'autre, on s'efforce de ramener ces deux choses à une seule. Avec les triomphes de la Macédoine et de Rome, de grands empires étaient nés, dans lesquels avaient été englobées les cités grecques. Les philosophes stoïciens conçurent Ct}S empires comme des agrandis"ements de la cité, et rêvèrent de substituer à la cilê de Cécrops la cilé de Jupiter, embrassant, avec Dieu, l'univers tout enlier. Dès lors tombaient les barrières que l'ancien.ne philosophie avait élevées entre le monde de l'action et le monde de la 1 contemplation. Puisque la terre rejoignait le ciel, l'har' monie divine pouvait être réalisée sur la terre même; et la suprême vertu, à la fois science, impeccabilité el béalilude, était à la portée de l'homme. Il n'était plus réduit à contempler d'en bas la perfection divine. Il pouvait luimême devenir dieu. Un stoïcien a même dit que le sage est plus grand que Jupiter, parce qu'il s'est acquis, par l'effort de sa volonté, la perfection que Jupiter lient fatalement de sa nature même. Tandis que les stoïciens étendent ainsi le possible jusqu'à l'idéal, les épicuriens, au contraire, ramènent l'idéal au possible. Ils ne renoncent pas à l'harmonie et à la raison, car ils sont Grecs; mais ils cherchent dans les manifestations les plus spontanées de la nature la norme et la mesure de la perfection qu'il est donné à l'homme de réaliser. Eux aussi, ils organisent la vie humaine d'après une seule .notion; mais celte notion est cel le du plaisir. C'est ici l'individu qui se replie sur lui-même, tandis que dans le stoïcisme il prétend s'égaler au tout.
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La morale hellénique n'est pas seulement une théorie, un ensemble d'idées abstraites : elle a été réalisée, elle
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a produit de grandes vies, elle a eu ses héros et ses martyrs. Socrate en a vécu, et il. est mort pour elle; et nous dirions que sa vie et sa mort sont sublimes, si nous ne les envisa/:1:ions que du dehors; mais, parce qu'elles ont leur / principe dans la raison et la réflexion, sans mélange d'a- ' bandon et de passion, nous devons dire qu'elles sont bel- 1 les, d'une beauté sereine et classique. Je ne m'étendrai pas sur le récit platonicien de la mort . de Socrate, qui est dans toutes les mémoires; mais je rappellerai la conversation de Sacrale avec ses amis dans sa prison, lors'lue ceux-ci viennent lui dire que le geôlier est gagné, el que Lout est prêt pour la fuite. « Mes amis, dit Socrate 1, avez-vous oublié qu'il y a un témoin qui nous voit et qui me condamnera, si je suis VOS conseils, à savoirîes lois de notre pays? Ne les entendezvous pas qui me crient: « Socrate, que vas-tu faire? Exé« culer l'entreprise que tu prépares, qu'est-ce autre chose « que ruiner, aut,1nt qu'il est en toi, les lois de la Républik que? Quel sujet de plainte as-tu donc contre nous? N'est« ce pas à nous que tu dois la vie? N'est-ce pas gràce aux « lois relatives au mariage que ton père a épousé celle qui « t'a mis au monde? N'est-ce pas à nous que tu dois ton « éducation? N'est-ce pas nous qui avons prescrit à ton père « de t'élever dans tous les exercices de l'esprit et du corps? « Mais s'il en est ainsi, penses-tu que tu aies des droï'ts égaux « aux nôtres, de telle sorte qu'il te soit permis de nous ren« dre le traitement que nous t'infligeons? Ce droit, que tu « ne saurais avoir contre un père, contre un m~ître, de lui « rendre le mal pour le mal, injure pour injure, coup pour « coup, penses-Lu l'avoir contre la patrie et contre les lois? « Quoi donc! si nous avions résolu de te perdre, estimant « que cela est juste, lu voudrais nous prévenir et perdre « les lois et ta pattie ! Appellerais-Lu cela justice, loi
l. Pluton, Criton.
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qui fais profession d'être allaché à la vertu? Ta sagesse le laisse+ elle ignorer que la patrie est plus digne de « r espect et de vénération qu'un père, qu'une mère et « que tous l es parents ensemble? qu'il faut honorer sa « patrie, lui céder et la ménager plus qu'un père, lor s« qu'elle est irritée? qu'il faut ou la ram ener par laper« suasion ou obéir à ses commandements, et souffrir sans ''. murmurer tout ce qu'elle ordonnera? Si elle veul que « tu sois battu de verges et chargé de chaînes, si elle veut « que tu ailles à la guerre et que pour ell e tu verses loul « ton sang, tu dois partir sans ba,lancer; car tel est le de« voir. » . Mentionnerai-je, à côté de Socrate, les gran ds stoïciens grecs, dont la , 1ie ne fut que la mise en pratique de le ur philosophie? un Zénon , un Cléanthe, qui, après s'être consacrés tout enti ers à la science et y avo ir trouvé la félicité, quittent spontanément la vie, parce qu'ils craignent que l'extrèm e vieillesse ne porte atteinte à leurs facultés et ne déshonor e en eux la nature humaine? J'aime mieux vous transporter dans Je monde r omain , où l'on s'intéresse plus à la pratique qu'à la spéculation, et où les exemples que nous r encontrons sont plus significatifs encore. Ici, sans parler de tant de g ra nds citoyens qui, appuyés sur la philosophie, bravent la tyrannie et subissent la mort avec constance (tel l'illustre Thraséas, qui, condamné pour avoir protesté contr e le meurtre d'Agrippine, meurt en disant:« Offrons celle li bation à Jupiter libérateùr ! » ) , la morale antique a suscité deux h éros aux deux extrémités de l'éch elle sociale : l'un dans l'esclavage, f:pictète ; l'autre sur le trône, Marc-Aurèle. Dans la philosophie Epictète trouva le secret de l'indépendance et de la liberté morale. « Il t'arrivera, lui dit-on, de la part de ton maitre, ceci ou cela . - Rien, répond-il, qui ne soit de la condition humaine. » f:piclète n'attend rien de perso nne. « Il est bien inutile et bien so t, disait-il ,
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de recevoir d'un autre quand on peul-se suffire. Quoi 1 je puis tenir de moi-même la grandeur d'âme et la générosité; et je recevrais de toi des terres, de l'argent, du pouvoir? Aux dieux ne plaise! Je ne méconnaîtrai pas ainsi ce qui m'appartient. » Cet esclave apprend de la philosophie à se faire roi : l'empereur Marc-Aurèle apprend d'elle à m ettre le pouvoir au service de la société. « Prends garde, se répète-t-il constamment à lui-même, de tomber dans les mœurs des Césars : c'est trop la coutume. Ne le teins point de leurs couleurs. Conserve-toi simple, bon, pur, grave, ennemi du faste, ami de la justice etde tes devoirs. Demeure tel que la philosophie a voulu te faire. » Et ces nobles r P.solutions se traduisent en mesures positives. Marc-Aurèle rétablit le sénat dans une partie de ses anciens droits, assiste aux délibérations, étudie consciencieusement les affaires, se montre plein de déférence pour les décisions de la haute assemblée. Il étend les institutions de bienfaisance. Il rend la justice en philosophe, recherchant surtout l'intention, inclinant à l'indulgence, évitant le plus possible de prononcer la peine de mort. « Les hommes, dit-il, sont faits pour s'entr'aider les uns les autres. Tu trouves les hommes mauvais : instruis-les donc, c'est le m eill eur moyen de les corriger. » Il a été co.nservé quelques-unes des lois rendues par Marc-Aurèle : elles ont pour but de tempérer l'autorité paternelle et maritale, d'adoucir la condition des esclaves et de favoriser l'affranchissement. Noble conduite, dictée par la philosophie! Et pourtant ce même Marc-Aurèle, qui semblait appelé à r éaliser en ce monde la cité de Jupiter, s'est écrié un jour : « Rêves de la philosophie, rêves d'enfant!» Et l'événement n'a que trop confirmé son inquiétude.
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A quoi donc a tenu celte impuissance de la sagesse hellénique? Quelles causes de faiblesse se cachaient en elle? Elle s'était développée dans un milieu très cullivé, au sein d'un monde de sages, d'heureux, de privilégiés, tels qu'étaient les hommes libres des cités grecques. Elle ne pouvait convenir à une mullilude, comme celle que l'égalilé et l'instruction croissantes appelaient à la vie morale dans l'empire romain. Est-ce à la foule qu'on peul demander de faire prédominer la science sur l'action, l'intelligence réfléchie sur le sentiment el l'instinct? La foule ne peul pas être savante, et c'est le sentiment, sinon l'ins, linct, qui la mène. La morale grecque est une morale aristocratique: c'est donc une morale qui ne·convient qu'à un petit nombre. Puis, elle ne donnait pas satisfaction à certains sentiments nouveaux, qui envahirent l'âme humaine au temps de la décadence de Rome. Les peuples, ruinés par les gouverneurs romains et en proie aux incursions continuelles des Barbares, souffrent d'une misère croissante; et, d'autre part, la société du temps est généralement cultivée, car les écoles sont prospères à celte époque. Or, c'est une loi de nature, que la culture intellectuelle, la réflexion, augmente le senti-ï1ent de la soulTrance : une douleur analysée est une douleur doublée. Que pouvait la morale grecque pour alléger ce sentiment de la misère? Quand Socrate disait : « La nature va audevant de nos besoins, car la Providence la dirige, » il niait la lutte pour l'existence. Combien elle élait devenue inclémente, dure et sans pitié, celle bonne nature! Une morale qui ne sait pas r éconforler les malheureux est une morale inulile au plus grand nombre.
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Ce n'est pas tout. Au sentiment de la misère s'ajouta le sentiment de la faute. C'est encore là un sentiment qu'ignorait la morale hellénique. A vrai dire, elle a contribué à le faire naître, en apprenant à l'homme à se replier sur soi. D'autres causes y ont concouru, et en particulier le sentiment même de la souffrance. Quand le malheur accable l'homme, il est disposé à croire qu'il subit un chàtiment; et il éprouve un besoin d'expiation et de réconciliation. Mais ce sont surtout les religions venues d'Orient qui ont développé celle disposition dans l'âme humaine. Or que disent les Grecs du mal moral? Pour eux, le méchant est un malade; et si Platon veut que le coupable expie son crime, c'est parce que, selon lui, le châtiment redresse l'homme et lui rend ·1a santé. Tout autre est le sentiment de la faute. Le pécheur n'est pas un malade, ni même un ignorant. li sent en lui un mal secret et mystérieux, qui réside dans sa volonté, et qui peut persister au milieu des conditions physiques et intellectuelles les plus favorables à la vertu. Est-ce la philosophie grecque qui calmera les consciences inquiètes? Le repentir, ce puissant remède, elle a peine à le comprendre : volontiers elle le regarde comme une passion mauvaise. Quoi! l'homme s'humilierait et se complairait dans la tristesse ? L'humilité et la tristesse énervent l'âme, selon les Grecs; et la vertu, pour eux, est dans l'énergie, la fierté et la joie. Les scrupules, les luttes intérieures, le tourment d'une pe rfection indéûnissable, sont l'opposé de l'harmonie et de la i sénénité où le Grec place son idéal. Ainsi la philosophie grecque ne s'abaisse pas jusqu'aux misères physiques et morales dont souffre maintenant l'humanité : elle ne se hausse pas non plus jusqu'aux ambitions nouvelles qui soulèvent les âmes. Les Grecs, qui sont les hommes de la raison, de l'ordre etde l'harmonie, el qui répugn e nt au mysticisme, ne sont pas troublés par le sentiment de l'infini : de l'inûni, c'est-
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à-dire d'une beauté que nulle forme ne peut exprimer, d'une bonté, d'une félicité que la nature, avec toutes ses ressources, est à tout jamais incapable de réaliser. Ce sentiment étrange, l'homme, désormais, le trouve au fond de tous ses désirs, de toutes ses tristesses et de toutes ses joies. La morale hellénique ne peut en tenir compte. Au point de vue grec, c'est quelque chose d'absurde que cette inquiétude voulue de l'âme, . cet effort pour saisir l'insaisissable . La philosophié grecque est tombée dignement. « Si le ciel s'écroulait, disait le stoïcien, le sage périrait sans s'émouvoir. » Et, en effet, les sages ont su mourir; mais ils n'ont su que mourir. Et leur sagesse est morte avec eux. Cependant expirait un autre juste; mais combien sa mort était-elle différente de celle du stoïcien! Il n'avait pas dit: « La douleur n'est qu'une opinion; » il avait dit: « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés! » Il n'avait pas dit : « Les ignorants ne peuvent prétendre ;). la sagesse; » mais il avait dit : « Heureux les cœurs simples, car ils verront Dieu! » Il n'avait pas dit: « La faute n'est qu'une ignorance, le repentir est une faiblesse; » il avait dit: « L'homme est un pécheur, mais il a au ciel un père qui pardonne au repentir.» Et il n'était pas mort sans regarder vers l'avenir; mais sa dernière parole avait été : « Père, je te recommande mon âme.» De celte bonne nouvelle et de celle mort l'humanité allait vivre.
�DEUXIÈME CONFÉRENCE
LA illORALE
CHRÉTIENNE
OU RELIGIE USE 1
Je ne saurais taire qu'en abordant l'exposition de la morale chrétienne mon embarras est extrême. Puis-je formuler sur ce sujet un jugement quelconque sans m'exposer à la contradiction? Aucune autre doctrine n'a reçu autant d'interprétations diverses : il serait inse nsé d'en présenter une comme incontestable. Et quant à concilier tous ces contraires, ce serait se condamner à ne rien dire que d'insignifiant. C'est la vérité vraie, la vérité impersonnelle, que nous cherchons ici. Comment l'atteindre? Puisje me dépouiller, comme il serait nécessaire, de mes préjugés, de mon caractère, de l'éducation que j'ai reçue, de l'influence du milieu où je vis? Pourquoi n'ai-je pas eu ces scrupules au moment de vous parler de la morale hélléniqne? C'est que la morale hellénique est une doctrine arrêtée, un ensemble d'idées claires, précises, un produit de la raison, un e œuvre déterminée et achevée. On la pouvait trouver formulée et d éveloppée dans tel livre convenablement choisi, la Morale àNicornaque, par exemple. Quand il s'agit de la morale chrétienne, les conditions sont bien différ entes. Ce ne sont pas des philosophes qui ont créé la doctrine chrétienne : elle est un produit de la
L SOURCES PnIN ClPALES : les Évangiles; Saint Paul, Épîtres aux Romains,aux Corinthiens, aux Galates ; Imitation de Jésus-Christ; Luther, T,·aité de ta liberté clt,·étienne.
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foi et de l'enthousiasme. Elle a d'abord éLé vécue. Les formules e"t les expositions systématiques ne sont ici que les ombres d'une réalité insaisissable. Nous ne savons où chercher l'expression claire et fidèle du principe chrétien. Mais n'y a-t-il pas, dans ce trait même du christianisme, l'indication de la méthode que nous devons suivre pour en parler convenablement? Nous nous exposerons à la contradiction, mais aussi nous ferons fausse route, si nous parlons de la morale chrétienne comme d'un système défini et achevé; mais peut-êLre soulèverons-nous moins d'objections et serons-nous en même temps plus près dé la vérité, si nous remontons à la source même des idées chrétiennes et si nous cherchons celle source dans ce qui est par essence indéfinissable, dans un principe de vie, dans une aclivilé originale et féconde, suscitée au fond de l'âme humaine. C'est proprement de la morale chrétienne que je me propose de vous parler. Pour en saisir l'esprit, je dois me placer au cœur même du christianisme, car c'esl le propre du christianisme d 'êlre, avant tout, une doctrine morale.
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L'idée chrétienne est 'née dans un milieu exclusivement juif: Jésus n'a reçu aucune espèce d'éducation hellénique. Elle avait été, ré arée non seulement par Je caractère religieux du peuple juif, mais par certaines doctrines vraisemblablement très anciennes. A cûlé de la I,,oi proprement dite,conlenue dans le Pentateuque, s'était produit l'enseignement des prophètes, dont l'esprit était fort différent. Tandis que la première prescrit surtout des riles et des observances matérielles, les seconds tendent à prêcher une religion spirituelle. Isaïe combat avec énergie le for-
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rnalisme, la fausse dévotion extérieure, laquelle n'exclut nullement la méchanceté et l'oppression du faible. Il insiste sur le caractère essentiellement moral des commandements divins, et travaille à réformer le culte dans ce sens. « Qu'ai-je affaire de celte multitude de victimes que vous m'offrez? dit le Seigneur. Tout cela m'est à dégoût. Je n'aime point vos holocaustes, ni la graisse de vos troupeaux, ni le sang des veaux, des agneaux el des boucs. Ne m'offrez plus d'inutiles sacrifices : l'encens m'est en abomination. Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez de devant mes yeux la malignité de vos pensées; cessez de faire le mal 1 • » Cet enseignement des prophètes, qui opposait à la pi été rituelle et extérieure la piété de l'âme et la pratique morale, préludait à celui de Jésus. Une antique et ardente croyance des Juifs, entretenue et précisée par les prophètes, vint lui conférer sa mission. Depuis des siècles, les Juifs attendaient un roi selon le cœur de l'Éternel, qui devait, après la ruine du royaume du monde, établir le gouvernement du peuple par Dieu même, et dont la venue devait a5surer le triomphe définitif de la race juive et du vrai culte dans l'univers. Mais ce royaume de Dieu devait être tout temporel et terrestre. Il devait consister en la pleine réalisation de la justice et de la. paix parmi les hommes, en la restauration du paradis dans la nature entière. Le propre de Jésus fut d'interpréter l es prophéties en un sens spirituel et supraterrestre. Le royaume de Dieu qu'il annonce, c'est le r ègne . de Dieu dans les âmes, celui que tout homme peut, par l'amour, réaliser au dedans de soi. On s'est demand é s'il ne partagea pas tout d'abord, à un deg ré ou à un autre, l'idée juive du Messie royal. Peu importe. Il est certain qu'il en est venu à concevoir nettement et à annoncer le royaume
l.. Isaïe, ch. I er,
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de Dieu purement spirituel. « Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira 1 point : Il est ici, ou : Il est là. Car voici : le royaume de Dieu est au dedans de vous 1 • » Qu'est-ce à dire? Celle conception du royaume de Dieu procède visiblement d'une conception particulière de Dieu lui-même. Le Dieu des Juifs était avant tout l'Éternel, l'invisible, l'Insondable, le Saint, l'Immense, le Tout-Puissant. Le Dieu de Jésus est le Père. Dieu peul habiter en nous, si nous tenons à lui comme à un père ses enfants. Ln. paternité n'est-elle pas une communication de la vie? Jésus a conçu Dieu comme père. Voilà le principe de sa doctrine.
II
Et maintenant comment l'homme réalisera-t-il avec le père celle communication, incompréhensible à l'inte1ligence ? Comment élablira-t-il en lui ce règne de Dieu, que Jésus annonce? Cherchons la réponse dans l'Évangile. Un point nous frappe tout d'abord : c'est l'insistance avec laquelle Jésus met en garde ses discip les contre la conception formaliste de la vie religieuse. Ce qu'il condamne par-dessus tout, c'est le pharisaïsme. Selon M. J . Cohen 2 , les vrais pharisiens, très rationalistes, avaient en réalité ramené à deux points essentiels toute la dogmatique religieuse : unité et spiritualité absolue de Dieu; mais des gens qui se paraient du nom populaire de pharisiens attachaient aux œuvres extérieures, aux observances légales, une importance exagérée. C'est à ceux-là, sinon aux Pharisiens proprement <lits, c'est à tous ceux ·qui tuent l'esprit par la lettre, et,
1. Saint Luc, XVU, 20-2'1. 2. Les Pha1'isiens; Paris, '18,7.
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du haut de leur dévotion convenue, jugent et méprisent les simples qui ont la piélé véritable, c'est à tous ces orgueilleux que s'allaque Jésus. Il les appelle hypocrites et sépulcres blanchis. « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites! parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors, et qui, au dedans, sont pleins d'ossements de morts et de foute sorte d'impuretés! « Malheur à vous, parce que vous payez la dime de la menthe, de l'aneth et du cumin, et que vous laissez de côté ce qui est le plus important dans la loi : la justice, la miséricorde et la li délité 1 » · De telles apostrophes abondent dans les Évangiles; Jésus, la douceur même et la mansuétude, ne s'est montré dur que pour les pharisiens. Il est certain qu'il condamne le formalisme. Les pratiques peuvent nous attirer la considération et la faveur du monde, mais elles ne sont rien devant Dieu, si elles n'expriment un sentiment de l'âme. Ce n'est pas par la propre vertu des actions extérieures que l'homme peut entrer en communication avec Dieu. Qµ'est-ce donc qui importe? La pureté du cœur. Il s'agit, non de faire, mais d'être. Il faut être bon; il faut être parfait, comme le Père céleste est parfait. Voilà le premier caractère de l'f:vangile : son extrême spiritualité. L'esprit est tout le théâtre de la vie chrétienne. Celte vie, quelle est-elle? L'Évangile nous donne sur ce point autre chose que des indicalions négatives. Il y a un double commandement que Jésus met au-dessus de tous les autres, et qui, selon lui, les résume tous : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de to~te ton &me, de loute La force et . de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-mème'1 • »
1. Saint Luc, X, 27-28.
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Ce ne so nt pas là, sans doute, des fo r mules nouvelles : elles se trouvaient déjà dans l'Ancien Tes lamen t1. Ma is la conception d u Dieu pèr e leur donn e, dans la bo uc he de J ésus, une tout autre sig ni'ficatio n. Qu'éta it Dieu j)O ur les Juifs? L'Étern el, le To ut-Puissant, le Saint, le ,Juge, le Seig neur: entre ce Dieu et la créature il y ava it un abîm e. Quel scandale p our des gens h abitués à tout a néantir devant Di eu , que ce tte idée d' ùne relation intim e en t;.e Di eu et l 'h om me, cette doc trine d' un Dieu avec qui la cr éature ent r e tient un rappor t fil ial ! Là est toute la révoluti on ch réti enne. Di eu n'est plus a dor é et craint comm e le ma itre, il est aimé comm e le pèr e. Chacun de nous pe ul se sentir u n avec lui ; et la vie chrétienne, c'est la co mmunion avec Dieu. Combien les paroles sont froides e t mortes pour exprimer le sentim ent le plus pro fo nd, le plu s plein et en mème l em ps le plus spirituel qu'il soit donné à l'â me humaine d'ép r ouver ! L'amour du prochain prend , lui a ussi, une s ignification n ouvelle, pa r cela seul q ue nous sommes to us fils de Dieu, que nous sommes r éell ement frè r es. Les anciens avaient parlé de fraternité humaine, mais ce n'é ta it là pour eux qu'une métap hore. Il s concluaient de la co mmunauté de nature entre l es hommes à un e communa uté d'origine : pure induct ion logiqu e. P our J ésus, la frater nité h umain e, c'est, a vec la pa ternité divine, la vérité vivante et initia le. Aim er son prochain, a imer Dieu, c'est r emonter à la source d'où l'a mour nous a fait sortir. Aussi, quelle dilfér ence entre la tolér ance d es injures, telle qu e la professe un sage g rec, et le pardon , tel que le pra tiq ue un chrétien! Le Grec enseigne qu'il n e convient pas de r end re le mal po ur l e mal, parce qu e ce serait une injusti ce; la bienveillance·, l'am oùr, ne sont pour r ien dans · sà générosité. Aimer son ennemi ? lui vo uloir du bien? cela
i. DeuU1'onome, VI , 5; Lévi tique, XIX , 1S.
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serait irrationnel e t inju ste . C'est pourtant ce que Jésus commande : « Si YO US aimez' ceux qui vous aiment, quelle r éco mpense méritez-vous? Les païens n'agissent-ils- pas ain si? .. - Pour moi j e vous dis : « Aiméz vos en'nemis, 1 « bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui 1« vous maltraite nt et vous p ersécutent , afi n que vous 1 « -soyez les fils de vo tre père qui est dans les cieux 1 • » Il n'y a, dans ce parti pris de pardon el de mansuétude, ni idée de sacrifice ni indulgence : Je d ernier des h ommes, notre pire ennemi, a droit à notre a mour, car il. est, comme nous, enfa nt de Dieu ; et nous devons l'aimer en Di en. Ainsi la spirituafüé de la vie chrétienne n'es t pas abs- \ traite et négative : elle est co ncr-ète e l vivante. Qu'est-ce que la vie intérieure d ' un sage grec aup rès de celle-ci? Le Grec n e connait que la nature et ses lois : h ors de lui , l'harmonie universelle; en lui, la raison, par laquelle il conçoit celle harmonie. La vie intérieure du slo'i'cien · n'a d'autre aliment que la contempla tion de l'ordre de l'univers. S'il veut dépasser, dans sa r.é flexion, l'esprit mélangé de ma tière, et pénétrer jusqu'à l'esprit pur et libre, il ne trouve que Je néant. De là la mélancolie d'un Marc-Aurèle. Mai s lorsque le chrétien se détache d es choses et rentre en lui-même, il y trouve une réalité positive et saisissable : il \ y trouve la vie da ns sa plénitude, à savoir l'amour du Père, amour infini et plein d e lumière, qui fait lajoie d e l la vie présente et nous est un gage et un avant-goût d'une éternité de bonh eur. La vie chrétienne est donc la vie he_ ureuse. Quand on aime, tous les bi ens de l'âme vous sont donnés par surcroit; et, pour ce qui est de l'existence extérieure, que sont ses vicissitudes aux y eux de celui qui porte l'infini dans son cœur ! Tel est Je côté joye ux de la vie cbréLienne.
2. Saint l\IatLhieu, V, 44.
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Mais elle implique aussi le.s larmes et l'affiiction, comme on le voit dans l'Évangile lui-même. Le disciple de Jésus ne débute pas par la joie. C'est par la porte étroite qu'on entre dans le royaume de Dieu. Se détacher des biens de ce monde, se renoncer soi-même : telle est la première conditLon de la vie chrétienn·e. Le chrétien doit aimer la pauvreté; car il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu. « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » Le chrétien recherche les humiliations, car celui qui s'abaisse sera élevé. La vie présente est l'empire de Satan : la nature, hors de nous et en nous, nos membres mêmes, nous sont une occasion de péché. Or nul ne peut servir deux maîtres; entre Je royaume de Dieu et le royaume du monde, il faut opter. Jésus a été jusqu'à dire : « Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le etjette-le loin de toi 1. » Le chrétien souffre donc : il recherche même tout ce que les hommes considèrent comme des maux. Mais ce n'est pas tout, et sa foi lui impose une peine infiniment plus profonde. Les hommes sont des pécheurs, et Jésus est venu pour les sauver. Selon les prédictions des prophètes, il donne sa vie pour leur rançon 2 • Les hommes doivent s'associer à ce sacrifice suprême. De quelle manière? Par la repentance, par cette tri tesse d'avoir offensé le Père, auprès de laquelle toutes les souffrances terrestres ne sont rien. Et la repentance que prêche Jésus est un regret actif qui impose à l'homme la tâche d'extirper de son âme la volonté mauvaise. cc Si vous ne changez et ne devenez comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux 3 • » cc Amendez-vous et croyez à l'Évangile~. »
1. Matt. V, 29; XVlll , 9. 2. Isaïe, Llll, 4-1.2; ilarc, X, 45; Luc, XVIII, 31.-33. 3. Matt., XV!ll, 3. 4. Marc, I, 1.5.
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Voilà ce qu'on peut appeler l'ascétisme chrétien, ascétisme surtout moral, tout plein de l'idée du Dieu père, et fort différent de l'ascétisme grec. Le chrétien se sépare du monde, non par fierté sloïcienne, non pour se suffire et s'affranchir de toute dépendance, mais parce que le monde s'élève entre son père et lui, en le portant au péché, en l'empêchant de réaliser cette pureté intérieure qui, seule peut le rapprocher de Dieu. Mais surtout, l'homme déteste son péché, et c'est la volonté mauvaise qu'il veut crucifier en lui. Son renoncement est essentiellement un détachement du mal et une conversion. Le renoncement et la pénitence sont,d'ailleurs, associés à un sentiment plus doux. L'espérance, après l'amour et le renoncement, tel est le troisième trait de l'esprit chrétien. L'homme sait que par lui-même il ne peut rien, mais il sait aussi qu'il n'est pas seul, et que Dieu même est avec lui. Or, aux yeux du Père, la bonne intention suffit. Il y a certes un abîme entre nos efforts et la sainteté qui nous est commandée :·la bonté infinie de Dieu comble cet abîme. Tout homme est appelé à la perfection et à la félicité ; il ne lui est demandé que la simplicité et la droiture, la confiance de l'enfant, la pureté du cœur. Et c'est pourquoi les pauvres, les humbles, les déshérités, les païens qui cherchent le Sauveur, les pécheurs mêmes qui pleurent leurs péchés, sont plus près de Dieu que les riches, les fanfarons de verlu et les sages de la terre : car ils sont délacb és des biens terrestres, qui metlent obstacle à la purification de l'àrne; ils sont moins exposés à l'orgueil et à l'aveuglement; ils entendent mieux la parole : « Priez, et il vous sera donné 1 • »
1. l\falt., VIT. 1.
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III
Amour, pénitence, espérance, se petit-il que ce soit 1/i. toute la morale chrétienne? Se peul-il que ces trois mots aient suffi à changer la face du monde? On a beaucoup parlé du miracle de la propagation du : christianisme. Jamais ce lerme de miracle ne fut mieux à sa place. Il n'y a rien de surprenant à ce qu'une idée se répande clans le monde, lorsque cette idée, conçue en vue de sa réalisalion même, est d'avance appropriée aux conditions de la vie réelle, lorsqu'elle a ce qu'on appelle un caractère pratique. Ce qui est étrange, c'est qu'une idée pure, conçue en dehors de toute préoccupation temporelle et pratique, prenne possession du monde réel, entre en lui et s'y incarne. Or telle a été la fortune de l'idée chrétienne. Non seulement cette idée n'avait pas été imaginée en vue de sa réalisation dans le monde gréco-romain, mais elle avait été conçue en dehors de toute espèce de considération politique et soci;l.le. C'était l'idée d'une vie toute spirituelle et intérieure, sans rapport défini avec la vie extérieure et positive. Quelle prise un tel idéal pouvait-il a voir, je ne dis pas sur quelques individus placés dans des conditions exceptionnelles, mais sur l'humanilé militante, aux prises avec les difficultés de l'existence? Pourtant, au contact de la réalité, le principe chrétien, si pur et idéal qu'il fût, ne s'est pas évanoui : descendu du ciel sur la terre, H s'y est établi et y a vécu de la vie temporelle. Dieu s'est fait homme et a habité parmi nous. Déjà Jésus, pressé par les objections de ses adversaires et même de ses disciples, avait été plus d'une fois amené à se prononcer sur les rapports de sa doctrine avec la vie réelle.
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On lui demandait: « Que faites-vous de la loi ?-La loi, I répond-il, je ne suis pas venu l'abolir, mais l'acco mplir 1 • » Il n'en maintient pas moins, en toute occasion, que les pratiques ne sont rien, que toute la piété est dans la pureté de cœur. A ceux qui lui disent : « D'où vient que tes disciples ne jeûnent pas? » il répond : « On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres 2 • » C'est donc l'esprit de la loi qu'il conserve et glorifie, bien plus que la loi elle-même, avec les œuvres qu'elle prescrit. Encore faut-il vivre, se nourrir et se vêtir? J ésus répond : « Voyez les lis des champs, ils ne lravai llent ni ne filent; et cependant je vous dis que Salomon, dans toute sa gloire, n'a jamais été vêtu comme l'un d'eux. Soyez bons et purs, le reste vous sera donné par surcroît. » Il eut une fois à se prononcer sur un point f~rt grave : le payement de l'impôt. Payer l'impôt, c'était reconnaître l'empereur romain pour maître. Or, disaient certains pharisiens, on ne doit appeler personne maître, sinon Dieu seul. « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, » leur dit Jésus. Ce qui signifie : l'impôt concerne la vie extérieure et terrestre; que ce qui se rapporte à cette vie ne vous trouble pas; conformez-vous avec indifférence aux lois qui la régissent; pour vous, cherchez le royaume de Di eu et sa justice! On le voit, J ésus ne se préoccupe pas sérieusement des conditions de la vie réelle. Qui vit dans le ciel peul-il attendre ou redouter quoi que ce soit de la terre? Et pourtant il faut de toute nécessité que le christianisme s'adapte à la vie réelle, s'il doit être autre chose qu'un rêve sublime et éphémère, s'il doit lui-m ême devenir une réalité. Or, la vie réelle comprend le soin d e l'exi:;lence, du bien-être et de la liberté extérieure, les sciences,
L Matt. , V, n. 2. Marc, JI, 22.
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la philosophie, la politique, les arts, les lettres, Je culte religieux, en un rnot toutes les manifestations naturelles et toutes les formes traditionnelles de l'activité humaine. Tous ces trésors, conquis au prix d'infinis labeurs, et dont l'ensemble constitue la civilisation, l'humanité peut-elle consentir à s'en dépouiller? Innombrables et redoutables se présentèrent les difficultés pratiques : le christianisme les résolut toutes. A peine Jésus était-il mort, que l'on se trouva en face d'un grave problème. I} s'agissait de savoir - i la nouvelle s doctrine était destinée aux Juifs seuls, ou si elle devait être annoncée à tous les hommes sans qu'ils eussent à passer par le judaïsme. La question était décisive pour l'avenir de la religion nouvelle. Jésus est Dieu, répondit saint Paul, et il est mort pour nous délivrer du péché. C'est méconnaître 'Je prix infini de son sacrifice que de le juger insuffisant pour nous racheter si l'on n'y joint les œuvres de la loi. Le sacrifice de Jésus abolit les sacrifices et les œuv:res. La foi, désormais, suffit à nous justifier. Tout homme donc est sauvé, s'il croit au rédempteur : la distinction des Juifs et des païens n'existe plus. « La loi, comme un maître, nous a conduits à Jésus-Christ, afin que nous soyons justifiés par la foi; mais, depuis que la foi a parlé, nous ne sommes plus sous la conduite d'un maître 1 • " Cependant les chrétiens vivent dans un monde où l'on réfléchit, où l'on discute. La doctrine chrétienne va se heurter aux hérésies. Elle est vague et flollante, il faut la formuler. A ce besoin répondent les travaux des Pères apostoliques et la création des dogmes. Les dogmes chrétiens ne sont pas, comme les doc.t rines helléniques, un produit de la raison spéculative : ils sortent des croyances morales et pratiques. La conscience chrétienne se demande
1. Gat., III, 24.
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quelles affirmations sont enveloppées dans la foi et dans l'amour dont elle est animée. Le sentiment, l'action in lime de la volonté, précède ici la spéculation. Le symbole des Apôtres et le symbole de Nicée ont été conçus dans cet. esprit. Mais dès le second siècle le christianisme se trouve au:i;: prises avec la philosophie grecque. Un tel fonds d'idées, témoignage admirable de la puissance de la raison lmmaine, ne saurait disparaître. Des théologiens philosophes, saint Jus tin, saint Clément d'Alexandrie, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, opèrent un rapprochement entre la doctrine hellénique et la doctrine chrétienne. C'est, disent-ils, le mème Logos, le même Verbe, la même Sagesse, qui a parlé aux Grecs et qui s'est manifestée en Jésus. Dès lors la nouvelle doctrine pourra êLre considérée comme l'achèvement des doctrines helléniques, el les Orientaux pourront embrasser le christianisme sans renoncer à la culture qui leur est ch ère. Jusqu'ici le christianisme est resté enfermé dans ua monde restreint. Voici venir l'épreuve décisive. C'est lorsqu'il entra en rapport avec le monde romain que le christianisme devait périr, s'il n'avait eu en lui une vitalité infinie. Car c'est une loi, en histoire, qu'une minorité étrangère ne peut conquérir une société, si celle-ci est constituée et cullivée, mais que bientôt elle s'y perd et disparaît. Le christianisme, en pénétrant dans l'immense organisme du monde romain, semblait devoir s'y abîmer. C'est le contraire qui arriva. Jamais le christianisme ne fut si puissant qu'après qu'il se fut mesuré, dans l'empire, avec les ·~ xigences de la vie réelle sous toutes ses formes, sociale et politique, matérielle et morale. Au moyen âge, il devint le principe commun de la vie temporelle el de la ,·ie spirituelle. Tandis qu'en Orient il s'adaptait purement et simplement aux traditions, aùx caractèrès des peuples, et se fai2.
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LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
sait religion nationale, en Occident il lutte pour assurer au spirituel la suprématie sur le temporel. En France, en Italie, en Allemagne, l'idée chrétienne se développe, du rx• au xv• siècle, suivant deux modes, qui répondent à des tendances différentes : le mode scolastique et le mode mystique. La scolastique, attachée à l'autorité d'Aristote, en qui elle voit le représentant de la science humaine, travaille à concilier la doctrine chrétienne avec ce qu'elle sait de la philosophie péripatéticienne. Elle admet une hiérarchie des activités humaines. Elle ne se désintéressera d'aucune manifestation de la vie; mais tout ce qui est de l'ordre humain sera rangé sous la loi de la religion : hiérarchie spirituelle dans les àmes, hiérarchie visible dans le monde temporel, et au sommet le pape, vicaire de Dieu. Celle doctrine des puissances intermédiaires se retrouve dam, le rôle assigné à l'Église en matière de foi et de conduite morale. Les théologiens nous apparaissent ici comme appliquant un principe posé par Aristote. Ce philosophe insistait sur l'insuffisance des lois, quelque parfaites qu'on les suppose, pour satisfaire à toutes les exigences de la pratique : appliquer la loi purement et simplement, estimait-il, sans tenir compte des circonstances, c'est s'exposer à prendre le contre-pied de la loi. Pour que la justice s'accomplisse en effet, il faut que la loi soit interprétée par des hommes sages et ver't ueux. L'Église catholique enseigne dans un esprit analogue que la parole ~cri te comporte des interprétations diverses et qu'il y faut joindre, avec la tradition orale, l'autor.ité . d'un représentant légitime de celte tradition même, si l'on veut que la parole s'adapte, dans ses applications, aux besoins divers des générations et des individus. Il existe au moyen âge une façon différente de concevoir la morale chrétienn e. On en parle peu d'ordinaire, parce que le mysticisme est de sa nature insaisissable, et
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que, de plus, les mystiques sont parfois suspects d'hétérodoxie. Ces pieux enthousiastes suivent une direction qui s'oppose par certains côtés à celle des sco lastiques. Tandis que ceux-ci veulent concilier les intérêts de la vie temporelle avec les devoirs de la vie r eligieuse, les mystiques sortent de ce monde, renoncent aux biens temporels, r ejettent à l'arrière-plan tout ce qui est forme, expression visible et par là même imparfaite du sentiment religieux : dogmes, rites, sacrements. Ils remontent directement à la source même de la vie chrétienne, ils s'allachent au mot de Jésus : « Dieu est espri t, et veut' êlre adoré en esprit et en vérité. » Le mysticisme, au moyen âge, revêtit deux formes : la forme ascétique et la forme joyeuse. Ces deux formes ne se contrarient pas l'une l'autre : elles correspondent bien plutôt aux deux moments successifs de la vie du chrétien. D'abord l'homme se sépare du monde, il souffre et se mortifie, pour se préparer à l'union avec Dieu : c'est la phase ascétique, que beaucoup de mystiqu es n'ont pas dépassée. Puis .vient la phase mystique proprement dite, où l'âme, étant parvenue à se replier véritablem ent sur elle-même et à trouver Dieu au fond de son ê tre, entre en partage de la vie divine. Alors elle est inondée de joie ; et, sa volonté étant iden tifiée avec celle de Dieu, elle peut librement faire usage de toutes choses en ce monde, sûre que d'une volonté sainte ne découleront que des actions bonnes . Elle a lr.ouvé la vraie liberté, promise par Jésus au chrétien.« L'esprit de Dieu m'a envoyé, disait Jésus, pour publier la liberté aux captifs 1 • ».« Les amis de l'époux peuvent-ils s'affiiger, pendant que l'époux est avec eux 2 ? » A la fin du moyen âge, le christianism e traverse une crise redoutable. L'â me humaine ~st envahie par un tourment qui l'atteint aux sources mêmes de la vie morale. Elle
1. Luc, IV, 1.8- 1.9. . 2. Malt., IX, 1.5. Cf. Saiut Paul, 2 Cor., III, 1.9; Rom., :Vlll, 21.
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sent que le péché n'esl pas à la surface de son être, dans ses actions, dans ses œuvres, mais qu'il est au fond d'ellemême; et elle désespère d'être justifiée. Celte fois, le sentiment religieux lui-même est compromis : il cause dans l'âme un trouble si profond qu'on en vient à se demander si la vie chrétienne est possible, s'il ne vaudrait pas mieux s'en tenir à la vie antique, à la vie selon la nature, laquelle, à défaut de sainteté, donne la sérénité. C'est dans la conscience de Luther que ce tourment atteignit son plus haut degré d'acuité. Jamais les problèmes religieux n'ont autant fait souffrir un homme. Je sens que le péché est mon être et ma substance, pensa Luther, et que sa puissance me sépare à jamais de Dieu. Que faire pour me délivrer du péché? Accumuler les bonnes œuvres? Mais les œuvres ne peuvent changer le fond de l'âme. Le faire· n'agit pas sur l'être, le fini sur l'infini, la matière sur l'esprit. Cet état d'angoisse dura pour Luther jusqu'au jour oü il comprit, en méditant sur les parole,, de saint Paul, la gratuité de la grâce. Dieu fait grâce au pécheur, non par justice, mais par miséricorde, parce qu'il est le Père; et celle grâce toute-puissante régénère et sanctifie le pécheur. Peu importe, puisque la grâce est gratuite, qu'en elles-m~mes les œuvres soient mortes. Si j e devais par moi-même mériter la grâce, c'est alors que je devrais désespét'er, puisque par moi-même je ne puis faire que le i:nal. Mais Di eu ne vend point sa g râce, il la donne par amour. J'espère donc qu'elle me sera donnée. Je croirai, et je serai sauvé. « Le juste vivra par la foi 1 • » L'homme étant ainsi régénéré; ses œùvres reprennent une valeur aux yeux de Dieu. Luther ne les tient pas pour méprisables. Aux anabaptistes, mystiques exagérés qui suppriment toute forme et se déclarent prêts à donner
i. Saint Paul, Rom., J, 17.
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toutes leurs œuvres pour un liard, il répond : « Nous n'avons jamais enseigné que toutes nos bonnes œuvres ne valent qu'un liard. C'est le diable qui dit cela. Mes bonnes œuvres, c'est Dieu qui les fait. Si elles sont des œuvres divines, la terre entière n'est rien auprès d'elles.» La loi et la terreur avant la régénération, la joie et la libre manifestation de la foi après la nouvelle naissance, voilà, !selon Luther, le régime de la vie chrétienne. l Ces doctrines furent l'origine du protestantisme, où l'on t vit le christianisme, rompant avec l'autorité ecclésiasti- \ que, revêtir un~ forme hautement spiritualiste, s'appuyer 1 sur les seules Ecritures interprétées par chaque individu 1 selon sa libre conscience, s'attacher au développement de la piété intérieure, et, d'une manière général~, placer la perfection morale au-dessus de l'orthodoxie dogmatique . . Dans le même temps qu'il s'organisait en plusieurs pays sous la forme· protestante, 1e christianisme devait faire face à l'ennemi même qu'il croyait avoir depuis longtemps vaincu. La Renaissance travaillait à restaurer le naturalisme antique. Elle exaltait, en face de la sainteté chrétienne, une civilisation qui divinisait la nature. C'était un antique adage grec, que tout, dans le monde, est plein de dieux. S'il en est ainsi, il y a du divin dans toutes lrs manifestations de la vie naturelle: les sciences, les lettres, les arts, les joies de ce monde, sont en elles-mêmes des choses excellentes, auxquelles il est beau et bon de s'adonner, dans le sens même où notre penchant nous y im·ite. Que deviendra le christianisme, en présence de celle apothéose· de la nature? Or, sur ce terrain même, le christianisme a montré sa souplesse et sa puissance d'adaptation. Il ne repousse pas cette civilisation qui se r éclame du paganisme antique, il la fait sienne; il s'en revêt comme d'un manteau de gloire. ll aura maintenant une littérature et un art rayonnant de la splendeur classique; des peintres : Botlicelli, Raphaël, Léonard de Vinci; des musiciens : Palestrina, 1-Iarn
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del, Bach ; des poètes : Dante, Corneille et Racin e, Millon, Klopstock. Il suscitera des orateurs tels que Bossuet, Bourdaloue, Massillon; il animera la philosophie d'un Descartes, d'un Malebranche, d'un Leibnitz et d'un Kant.
IV
Une telle vitalité, une telle faculté de s'adapter sans se renier, ne se peuvent expliquer que par la nature propre du christianisme, qui est essentiellement un principe de vie, et qui plonge, par ses racines, dans le fond même de l'âme et de la volonté. Peut-on croire qu'il ait pour lui l'éternité? Ses adversaires d'aujourd'hui semblent, à vrai dire,' plus redoutables que tous ceux qu'il a affrontés jusqu'à présent. Nous avons parlé du naturalisme antique, tout poéliqùe, lout pénétré de l 'idée de la providence et du divin. Le naturalisme d'aujourd'hui est tout autre; car il écarte comme mystique ce culte de l'intelligence qui, chez les Grecs, ne se séparait pas du culte de la nature. Réduit à ses principes propres, il en vient à faire reposer toute la vie humaine sur l'intérét, sur l'instinct, sur le désir inné en chaque individu d'ètre le plus fort dans la lutte pour la vie. Une telle conception est a ux antipodes du christianism e, el l'on ne conçoit pas comment il pourrait s'y adapter. Si ie r éel imm éd ia t est tout l'être, si notre volonté n'a d'aultre mobile d'action que l'amour de soi, il n'y a pas de place dans notre vie pour l'idéal de sainteté et de liberté que nous propose le christianisme. Un autre danger vient des inductions que semble provoquer la science. Celle-ci trouve l'explication d'un nombre croissant de phénomènes dans le jeu de lois toutes mécaniques, où l'intelligence, l'harm onie et la bonté n'ont aucune part. Qu'arrivera-L-il si elle rèvendique le domaine
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moral comme le domaine physique, les actions intimes de l'àme comme les mouvements des corps? Ne parviendra-t-elle pas à dissoudre tout ce qu'on appelle esprit el liberté, tout ce que suppose et veut développer le christianisme? / Tels sont les obstacles que rencontre aujourd'hui la ' morale chrétienne. Le premier n'est sans doute pas le plus considérable. L'homme peut, il est vrai, essayer de vivre par pur instinct, en méprisant tout ce qui ressemble à un idéal. Mais il est probable que bientôt qu elque chose en lui protestera contre sa déchéance. Et il n'est pas vraisemblable que la lenfative se poursuive longtemps dans une société tout entière; car en l'homme l'intelligence croissante est un sérieux danger, quand elle ne se subordon.ne pas à l'idée du bien; et une société humaine ne pourrait vivre du simple jeu des lois naturelles qui suffit aux sociétés animales. Quant à la science, si elle s'érige en métaphysique et en morale, elle est, certes, un adversaire très redoutable. Ainsi entendue, elle promet à l'homme, outre le pain du corps, ce précieux aliment de l'âme qui consiste dans la joie de connaître le réel. Y a-t-il vraiment et peut-il y avoir une morale purement scientifique, capable de donner satisfaction à notre volonté en même temps qu'à notre intelligence? C'est ce qu'il nous reste à examiner.
�TROISIÈME CONFÉRENCE
LA
MORALE
MODERNE
OU SCIENTIFIQUE 1
Dans cette troisième et dernière conférence, je me propose de vous parler de la morale moderne, qu'on peul caractériser par l'expression de mor'ale scientifique, et de vous présenter, pour conclure, quelques considérations pratiques. . J'entends par morale moderne les .conceptions de la morale propres aux penseurs modernes. Il va sans dire que les idées helléniques et les idées chrétiennes sont encore en vigueur dans la civilisation actuelle; mais il s'est produit à côté d'elles, à la s uite de Ja Renaissance, des doctrines qui sont plus ou moins étrangères à l'esprit antique comme à l'esprit chrétien : c'est de ces doctrines qu'il est ici question.
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La science est la principa le création des modernes. Née au xv1• et au xvn• siècle, avec Copernic, Galilée , Képler, Descartes et Newton, elle s'est développée en tout sens au xvm• siècle, et pleinement épa.nouie au x1x:•. Elle est aujourd'hui notre parure et notre orgueil; bien plus, c'est
L SouncEs PnINCIPAL Es : Kant, Établissement de la métaphysique cles mœurs (Gl'undlegur1g zw· Metaphysik d ~,· Sitlen ) ; C,·ilique de la miaon p1·atique; Stuart Mill , l'Utilitarianisme; I-I. Spen cer, les Données de la mo,·ale (Tite data of Ethics).
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d'elle que nous vivons : elle réagit sur l'esprit qui la crée, l et 'il semble qu'elle soit en train de le transformer jusque 1 dans son fond. Qu'est-ce donc que la science? Ou plutôt, qu'est-ce que cet esprit scientifique qui est devenu un élément essentiel de la pensée moderne? La science a pour objet la connaissance de la nature. Certes, l'anliquilé et le moyen âge ont étudié la nature; mais l'antiquité se proposait d'y retrouver l'ordre el l'harmonie oü se complait la raison humaine; et le moyen âge, considérant la nature dans ses rapports avec l'ètre moral, se demandait surtout comment l'homme doit se comporter avec elle pour marcher vers ses destinées éternelles. La science moderne examine la nature en elle-~, mème et pour elle-même, abstraction faite rles tendances. el des désirs de/âme humaine. Elle voit dans le monde.1 un mécanisme, Inconnaissable dans sa cause premièrt, mais d'où toute idée de fin, particulièrement de fin morale, est absenle. Le savant part des faits observables, et remonte, anneau par anneau, · la chaine des causes nalu- 1 relies, sans savoir où il va. Il n'a d'avance aucune idée des conclusions auxquelles son élude peut le conduire : son état d'esprit est ce qu'on appelle le désintéressement. scientifique. La science, ainsi entendue, ne s'appliqua d'abord qu'aüx êtres inorganiques, corps célestes, minéraux, forces du monde physique et chimique, où ne se manifestent ni vie, ni pensée, ni volonté. Puis son domaine s'est étendu. Le rève de Descarles s'est réalisé, et la science a pris possession des corps vivants. Puis ce sont les manifestations de la sensibilité, de l'intelligence, de la volonté, qui sont tombées sous ses prises. La morale ne pouvait l'aire exception. Déjà Descartes avait entrevu la possibilité de traiter la morale comme une science. Avec Spinoza, celle idée se précise; et depuis, de nombreux philosophés ont tenté de la mettre à exécution. Aujourd'hui, il semble qu'elle soit
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LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
vraiment en voie de réalisation, et que les grandes lignes d'une morale Sl:ientifique soient définilivement tracées. Voyons en quoi a consisté ce travail de l'esprit humain et à quels ré1S11l1ats il paraît devoir aboulir. C'est, à vrai dire, une entreprise étrange et paradoxaleque celle de constituer une morale scientifique. La morale ainsi entendue ne devra reposer que sur des faits. La règle fondamentale sera de suivre la nature ..C'est la devise même des ancien~; mais les anciens envisageaient la nature à un point de vue esthélique, voyant partout en elle l'intelligence et l'harmonie où aspire l'activité humaine. Pour les modernPs, il s'agit de faire sortir la morale, c'està-dire la détermination de ce qui doit être, d'une réalité dépouillée de toule parenté avec l'intelligence et la volonté. Ce n'est pas tout. Les sociétés modernes ont, en fait, tout un ensemble d'idées reçues louchant l'idéal où doit tendre l'bo,nme; et ces idées, l'humanité se les est faites dans · un e,prit tout autre que l'esprit scientifique moderne. La morale traditionnelle, tant hellénique que chrétienne, s'est constiluée librement, spontanément. Les sages grecs n'ont pris garde ni à la théologie ni à la science : ils se sont demandé simplement en quoi consiste la suprême beauté, le souverain désirable. Le christianisme a erré son type de perfection morale plus librement encore, en s'affranchissant de toute nécessilé extérieure, en ne faisant entrer en ligne de compte aucune des cond itions de la vie terrestre. La science, qui trouve devant elle ces traditions morales, soit helléniques, soit chrétiennes, et qui les voit incorporées en quelque sorle à la nalure humaine, ne :;'avise . pas tout d'abord d'en contester la légitimité; mais elle se propose d'en trouver les fondements dans les lois nécessaires dela nature. Voici dès lors en quoi pour elle consiste le problème : il s'agit d'adapter le rigoureux emploi des
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méthodes scientifiques à la juslificalion d'idées dont le caractère propre est d'être so1."Ües. du libre développement de la conscienre humaine. L'accord pou.rra-t.-il se. faire? La méthode scientifique pourra-t-elle être app liquêe d:.ms. Loule sa riguéur? Que si elle l'est véritablement, le résultat salisfera-t-il la conscience morale? Y a-l-il convenance entre une telle mélhode et un tel objel? Nous allons en juger par l'événement.
II
Il y a plusieurs sortes de méthodes proprement scientifiques. Considérons d'abord l'emploi de la démonstration mathématique en matière morale. Les mathématiques et la morale ont cela de commun que ce sont deux sciences du nécessaire; toutes deux posent des principes, qu'elles développent ensuite par le raisonnement. Les mathématiques déterminent les rapports qui se réalisent nécessairement dans la matière; la morale cherche tout ce qui doit être fait par un être intelligent et libre. Dès lors, la méthode mathématique ne pourrait-elle être appliquée à la démonstration des choses morales? Tel fut le point de vue du philosophe Kant. Il a traité de la morale en géomètre, il a cru qu'on pouvait assurer aux dogmes moraux le genre de certitude des vérités mathématiques. Kant part de ce principe, que l'idée du devoir a pour chacun de nous la même évidence que les axiomessmalhématiques. Il est impossible à une conscience qui s'interroge de bonne foi de douter qu'il y ait pour el le un devoir à accomplir. Celte croyance est, si l'on y prerid 1 garde, impliquée dans tous nos jugements moraux tels que l'observation nous les fait connaitre. Sur ce fondement, Kant édifie toute sa morale. Il établit avec une grande ri-
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gueur la réalilé de la personne humaine et de la dignité de celle personne. Il montre comment l'homme doit se respecter lui-même et respecter ses semblables, comment lapersonne doit toujours êlre traitée comme une fin, jamai is comme un moyen; comment la sincérité, l'estime ùe Sl)i, l'action pour procurer le bonheur des autres hom m1is , constituent les devoirs fondamentaux. Le devoir pour le ùevoir, l'effort pour se perfe ctionner soi-même et contrib11er au bonheur des autres, tel est le résumé de sa doctrine. La morale, on le voit, n'a rien perdu, chez Kant, à subir la discipline mathématique. Cel idéal ne le cède en rien, pour la pureté et l'élévation, à l'idéal chrétien. On ne peut guère lui reprocher que son excès de rigueur. Mais si la morale, en ses parties essentielles, reste intacte dans ce système,· il n'en est pas de même de la méthode mathématique. C'est elle qui s'est montrée complaisante; et celle mathématique morale ne ressemble qu'en apparence à la mathématique proprement dite. Est-il vrai, par exemple, que l'idée du devoir ait pour nous la même évidence qu'un principe de géométrie? Nous savons trop bien que non. Nous ne pouvons affirmee ·que le devoir existe, comme nous affirmons que deux points déterminent une droite. Sous l'influence combinée des faits d'observation et des exigences de la 11ensée, les axiomes mathématiques s'imposent à nous : il n'en est pas de même des vérités morales, lesquelles dépassent la réalité donnée, et ne sont pas liées aux nécessités de la pensée. De même les choses morales sont, quoi qu'on fasse, impropres à être enfermées dans des définitions exactes, pareilles à celles de la géométrie. Elles ne comportent ' pas l'évidence et l'e~actilude malhémaliqucs. El peut-être 1 vaut-il mieux qu'il en soit ainsi : c'est parce qu'il faut un effort pour croire au devoir qu'il est beau et noble d'y croire.
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Les conclusions pratiques où Kant aboutit par une sui le de déductions fort bien conduites n'ont donc pas réellement une valeur mathématique. A vrai dire, les résullats étaient posés d"avance. Le philosophe a démontré ce qu'il voulait démontrer. Le savant, lui, ne sait pas où le mènera la démonstration.
III
On peul dire de tous les philosophes et moralistes qui tirent la règle de notre conduite de nos sentiments naturels, qu'ils suivent, en morale, la méthode des sciences physiques. Ils cherchent dans l'observation de notre nature psychique la loi q11i régit, en fait, les actions humaines; et ils érigent celte loi de fait en maxime de conduite. Quelques-uns d'entre eux ont trouvé dans la sympathie le principe de nos actions: tel Adam Smith. D'autres voient le caractère primitif de notre nature, non dans la sympathie, mais dans l'égoïsme : tels la Rochefoucauld et Bentham. Stuart Mill a essayé de concilier les deux grandes doctrines de l'intérêt et du devoir, en montrant que celles de nos actions que n_ous appelons désintéressées, et que nous expliquons par la sympathie ou par l'idée de loi morale, se ramènent, comme les autres, en dernière analyse, à l'intérêt personnel. Sans doute, il me semble que je peux aceomplir des actions désintéressées, me dévouer à mes amis et à mon pays, sacrifier mon avantage à mon devoir. Sans doute, nous poursuivons quelquefois l'intérêt général, sans songer à notre intérêt propre. Mais c'est parce que l'expérience a enseigné à l'humanité que cette sorte d'actions assure généralement le bien de l'individu. Ètre de bonne foi avec ses semblables, servir son pays, se dévouer à une _noble ca11se : autant d'actions qui, primili-
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vement, étaient commandées par l'intérêt personnel, mais f qui, présentement, ont J'air d'ètre des - ins en soi. Il y a ici une application de la loi de l'habitude. L'idée de certaines actions s'est, avec le temps, si bien soudée à. l'idée du plaisir auquel elles conduisent, qu'elle a fini par en tenir lieu, et par être prise elle-même pour principe de I conduite. L'homme a oublié la fin primitive et véritable de ces actions; et c'est le moyen qu'aujourd'hui il prend pour fin. Ainsi l'avare aime l'argent pour lui-même, sans • se souvenir de sa destination. La morale utilitaire de Stuart Mill, type accompli de la morale traitée par la méthode des sciences physiques, ne présente plus, semble-t-il, celle conformité aux jugements de la conscience, que nous trouvions chez Kant. Celle morale peut séduire lï-nteJlig_ nce et susciter des livres sae vants; mais, chose remarquable I nul ne pourrait la professer devant une assemblée. Les hommes, réunis, ne se laisseront jamais dire que le plaisir et l'intérêt personnel sont la fin suprême et unique de l'activité humaine. La conscience publique, qu'Aristote, non sans raison, déclare supérieure ~ la somme des consciences individuelles, se révolterait à ce langage. Stuart Mill épuise les ressources de son ingénieuse dialectique pour faire rentrer dans l'utilitarisme la morale de la dignité et du désintéressement: il n'y réussit pas. Celte fois, c'est la morale qui souffre de l'emploi de la méthode scientifique. La méthode suivie est-elle du moins, comme on le croit, rigoureusement analogue à celle qu'emploient les sciences physiques? C'est ce qu'il est difficile d'admettre. L'observation scientifique porte sur ce qui est, sur les phénomènes observables et sur les relations données entre ces phénomènes. Et celte observation se fait par les sens. Le savant marche ainsi à l'aveugle, poussé par les faits vers des conclusions qu'il ne prévoit pas. Le moraliste utilitaire, lui, observe au dedans de soi les mouvements de
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l'âme. Or les données de l'observation intérieure ne sont ni. précises ·ni primitives. Comment dislinguer, dans ces senliments, ces opinions, ces habitudes, ces phénomènes infiniment complexes que nous trouvons en nous, ce qui appartient proprement à la nature humaine, ce qui est primitif et fondamental, de ce qui est variablr,, accidentel, dérivé, contingent peut,être et voulu au debut par une Yolonté libre? De plus, l'observation intérieure des principes de nos actions nous fait connaître, non pas précisément des faits, mais des fins. L'objet qu'on nous propose fût-il aussi universellement désiré que le plaisir, c'est toujours une pure idée, conçue comme exerçant sur nous une attraction. Or, nous l'avons dit, la science ne connaît 1 point de fins dans la nature. Elle ne connaît que des eau- ~ ses et des effets purement mécaniques. Ainsi, dans le système utilitaire, d'une part, la morale a perdu sa grandeur: elle ne peut, sans vice d,~ raisonnement, maintenir les parties élevées du code des mœurs; d'autre part, la méthode scientifique n'est pas rigoureusement appliquée. Nous ne sommes donc pas encore en possession de la morale scientifique que nous cherchons.
IV
La science, telle que nous la concevons aujourd'hui, se suffit à elle-même; elle n'a iias plus à sub ir les lois de la morale qu'à tenir compte de celles de la religion. Mai~, parmi les sciences, n'en est-il pas une qui contient en elle ce qu'on appelle commun ément morale? science comprend, enlre aulres objets, l'étude des êlres vivants; et celle étude, appelée bio logie, embrasse, en ce qui concerne les animaux supérieurs, à la fois les manifestations physiques et les manifestations morales. Il peut donc y avoir une science morale : ce sera le chapi-
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,.t re ùe la biologie affecté à la nature morale de l'homme. La morale n'est qu'une branche de l'histoire naturelle 1 Celle fois, l'idée d'une morale scientifique est très nettement conçue. On n'ira pas chercher dans les traditions morales, dans les préjugés, des solutions imposées d'avance aux recherches scientifiques; on n'érigera pas en rnaximes impératives les données confuses et suspectes de la conscience individuelle : on observera, du dehors, les lois générales du rnonde et de la vie; et de ces lois on déduira celles qui, à leur escient ou à leur insu, régissent nécessairement la conduite des hommes. Herbert Spence1· et Darwin nous offrent ce dernier type de morale. C'est la morale traitée suivant la méthode des sciences naturelles. La vie, suivant H. Spencer, est l'adaptation durable d'un individu ou d'un groupe d'individus au milieu oü ils se développenL. Que peut, sur celte base, être la morale? Elle ne sera pas, comme le voulaient Bentham ou Stuart Mill, la prescription faite à l'homme de rechercher ce qui lui est utile, directement ou indirectement, selon le sentiment ou les lumières de la conscience individuelle. Oulre que la morale de Stuart Mill était encore une morale finaliste et esthétique, sans autorité aux yeux du savant, elle nous proposait un objet contradictoire. Chercher le plaisir en prenant pou1· guide le sens intime, c'est le moyen de le manquer. Le plaisir est bie·n la fin que poursuit l'individu; mais l'individu ne peut, par sen liment, connaitre ce qui le procure. Ses désirs le trompent neuf fois surf dix. Il faut nous en remettre à la nature, c'est-à-dirê à Ja science, qui en découvre les lois, du soin de nous rendre l heureux. Obéissons aux lois universelles, à cette loi d'adaptation au milieu qui est la vie elle-même, et soyons sûrs que, tôt ou lard, le plaisir suivra. C'est trop peu dire, et ce que nous appelon'S obéissance aux lois de la natu l'C n'est en réalité qu'une métaphore. Nous-mêmes ne sommes autre chose qu'une parlie de la nalure, et ainsi l'ac
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daplation de chaque homm e à son miliell et au tout, l'accord du bonheur individuel et du bonheur universe l, doivent peu à peu se prodL1ire fatalement. Telle est la morale de IL Spencer : la science des conditions du bon beur humain, déduite des lois générales de la vie et des conditions d'existence des êtres dont il s'agit. Si remarquable qu'en soit le caractère scientifique, celle doctrine n'est peut-être pas encore le type parfait de la morale comme science. Il y subsiste, en effet, quelques traces de finalité. Celte loi de l'adaptation de l'individu à son milieu, posée comme absolue et suprème, ne sort pas directement de l'observation de la n ature : elle implique encore l'idée de l'harmonie, comme fin de l'évolution universelle. La morale darwiniste est plus rigoureusement scientifique. Darwin, quant à lui, ne s'occupe pas de constituer une morale. Mais lorsque dans les idées morales on cherche une objection contre sqn système, il examine ces idées et il les explique à son point de vue. Il a posé en principe que la loi générale du monde vivant, c'est l'effort de chaque organisme pour subsister, ainsi que la conservation et l'accroissement des particularités utiles dans la lutte pour l'existence. Concurrence vitale et sélec tion naturelle, telles sont les seules caus es d'o rgani sa tion et de changement que la nature mette en jeu. Or, clans la lutte pour l'existence, les sentiments moraux ne sont pas sans jouer un rôle important. La sociabilité, l'amour de la famille, l'amour de la patrie, l'honneur, sont autant de forces spéciales, qui s'ajoutent à nos forces physiques et intellectuelles. Ce qu'on appelle morale ne peut être que l' élude {lu facteur moral que l'humanité fai't intervenir dans la lutte pour l'existenc·e . L'id éal de la morale scientifique est ici bien près d'être réali sé . Ju sque dans le darwinisme pourtant, ne trouvet-on pas un dernier souvenir de la finalité? N'est-ce pas
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encore une fin, que ce développement individuel el ce triomphe dans la lutte pour la vie, que Darwin assigne pour objet à la tendance innée de chaque être vivant? L'amour de la vie esl-il incontestablement cette loi fatale et universelle que suppose Darwin? Un fait, à tout le moins, semble prouver le contraire : c'est le dégoût de la vie el le suicide dont l'homme est capable. Si le dernier mot de la morale scienli!lque ne se rencontre pas encore dans le darwinisme proprement dit, nous le trouvons en!ln dans nombre de travaux récents, oü l'évolutionnisme et le darwinisme sont développés dans lin sens scrupuleusement natura liste. La vraie · morale ·naturaliste n'est, à la lettre, que l'histoire naturelle de la moralité, sans aucun mélange d'hypothèse érigée en règle impérative. Les sciences naturelles recherchent les lois qui régissent la formation et les changements des divers êtres de la nature. Elles nous font voir, sans aucune idée préconçue, par quellès phases successives ils ont passé pour parvenir à leur état actuel. On applique purement et simplement celte méthode de recherche à l'étude de l'être moral. On montre comment nos sentiments moraux, qui nous apparaissent comme simples et innés, sont, en réalité, dérivés et complexes; et, tant par synthèse que par analyse, on cherche à les relier aux causes mécaniques générales de l'univers. Dès lors, la méthode est absolument scientifique, et la morale comme science est véritablement fondée. Mais le résultat auquel on arrive est évident, et il est proclamé p-ar le naturalisme lui-même : il n'y a plus de morale . Déjà mulilée dans les systèmes construits d'après la méthode des sciences physiques, la morale s'évanouit dans ceux qui la traitent suivant la mélhode des sciences naturelles. · Voici, par exemple, la notion de droit: comment subsisterait-elle? L'idée de droit repose sur l'idée de liberté;
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et le naturalisme ne peut voir dans la liberté qu'une illusion. La science expliquera historiquement la genèse de l'idée du droit; et le r ésultat de son explication, ce sera la résolu lion _pure el simple de l'idée du droit dans les conditions d'existence des sociétés humaines. Et la charité, comment la défendre? Elle est absurde dans un système où la destruction des faibles par les forts est la seule loi sociale que connaisse la nature, et le seul principe de ce que nous appelons le progrès. Pratiquer la bienfaisance, c'est-à-dire s'intéresser aux déshérités, aux infirmes, aux malheureux, travailler à leur faire une place au soleil, c'est, par ignorance et superstition, tenter de contrarier la marche fatale de la nature : œuvre insensée et stérile. Ainsi le système naturaliste satisfait entièrement aux ! conditions de la, science; mais il anéantit la morale. Cela devait êlre. De prime abord, on a pu êlre séduit par l'idée de constituer une morale scientifique; mais la morale et la science sont orientées en sens inverse. La science éJQdie ce qui est; la morale, ce qui doit être, ce qui est convenable ou obligatoire. Il est impossible de ramener l ceci à cela. Mais, dira-t-on, si un peu de science ébranle la morale, beaucoup de science la rétablit; car, en étudiant les choses de près, on constate que les idées morales traditionnelles ne sont pas des inventions arbitraires, mais des phénomènes nécessaires, fondés sur la nature des choses. Je réponds qu'il m'est impossible d'attribuer encore de l'autorité à des idées dont on me montre l'origine dans le mécanisme des forces brutes. Pourquoi les respecterais-je? La nature, dit-on, les a faites? Mais elle a fait bien d'autres choses qui ne sont pas respectables. Ces idées, qui sont censées devoir me guider dans la recherche du plaisir, elles me gênent: pourquoi sacrifier le certain à l'incertain, le clair à l'obscur, le présent à un avenir
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LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
qui ne me touche pas? J'écarte donc -les lois dérivées et les moyens indirecLs, pour ne considérer que la loi fondamentale. Celte loi, me dit la science, c'est la vie pour la vie. Formule étrange, si l'on veut qu'elle règle ma conduite. Car la vie, si elle n'a d'autre fin qu'elle-même, n'a plus aucun prix à mes yeux. L'homme qui se tue est justement celui qui croit que sa vie ne peut plus lui servi: qu'à vivre.
CONCLUSION GÉNÉRALE
De celle étude, qui a surtout été historique, il nous faut voir si nous ne pourrions pas tirer quelques conséquences pratiques. Les droits de la science sont imprescriptibles : elle est, de toutes les puissances en face desquelles se trouve la raison humaine, celle qui s'impose à e ll e de la façon la plus irrésistible. Mais si la science ne peut fonder la mo raie, peut-elle réellement l'abolir? Le savant est un spectateur, et la science est un miroir qui nous représenLe la réalité en raccourci. Or, le spectateur exclut-il l'acteur? Bien au contraire, il l'appelle. La science n'aurait rien à observer, s'il n'existait une activité qui produit incessamment des phénomènes. Ne puis-je appliquer ce principe à ma vie morale? La science, dirai-je, appliquée à l'homme, ne peut m'interdire de me croire quelqu'un et d'agir comme tel, puisqu'elle attend mes actions pour avoir un objet à analyser. Ne lui demandons pas la règle de nos actes, et ne craignons pas non plus qu'elle nous défende d'adopter telle ou telle règle, qu'elle n'aura pas sanctionnée. La science ne peut rien nous prescrire, pas même de cultiver lu st:ience; et nous sommes libres de choisir un principe d'aclion en dehors d'elle. Notre seule obligation à son égard e5t de prendre garde que la règle que nous nous tracerons ne soit en
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contradiction avec ses conditions fondamentales et ses résultats atquis. Mais celle règle, où la chercherons-nous? Sera-ce dans la morale hellenique? Sera-ce dans la morale chrétienne? A elles deux, la morale hellénique et la morale chrétienne paraissent embrasser tout l'idéal humain: l'une est la morale de l'intelligence, l'autre est la morale de la vo- 1 lonlé. L'harmonie et l'amour, le bien et le devoir, la beauté de la forme et la sublimité de l'esprit, résument tous les objets q11e l'homme peut rechercher : foutes nos conceptions morales doivent donc rentrer dans la morale chrétienne et dans la morale hellénique. Mais ilestdif'licile de conciliercesdeuxdoctrines. L'une , est dirigée vers la vie présente ou temporelle, l'autre vers la vie future ou éternelle. La morale hellénique nous propose comme fin cet étal où la nature est en harmonie avec l'esprit, sans abdiquer pour cela son essence et sa valeur propres. Le terme de celle sagesse, c'est la sérénité qui résulte du parfait accord de la perfection corporelle avec la perfection intellectuelle. Certes la morale hellénique est idéaliste : élever l'homme au-de~sus de l'instinct et de l'animalité est son objet même. Mais ce qu'elle a en vue, c'est la coïncidence de la forme avec l'idée; c'est l'idée réalisée et la nature idéalisée. Il s'agit pour elle de trouver le point de rencontre de la malière et de l'esprit, d'unir celui-ci à celle-là selon la proportion la plus belle. Rien de trop, pas plus / dans l'ordre spirituel que dans l'ordre physique: telle est \ la maxime grecque. La morale chrétienne est loin d'être ainsi la morale de la mesure. C'est, bien plutôt, la morale de la folie, la morale de l'amour et du désir.infini. Elle veut que nous soyons parfaits- comme Dieu lui-même est parfait. Elle commande il. l'esprit de se dégager de la matière comme le papillon s'envole de sa chrysalide: car la nature finie ne ·peut con-
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LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
tenir l'es prit infini . Cet idéal transcendant, où la nature es t s·a crifiéc à l'esprit, est-il conciliable avec l'idéal grec, qui, en maintenant l'un et l'autre dans de jus tes limites, les unit en un mélange harmonie ux? Il en faut prendre notre pa rti : nous ne pouvons retrouver ni la sé rénité des Grecs ni l'éla n joye ux d es premiers chréti en s. La morale est une doctrine chez les anciens, pour l es chrétiens une croyance. Par suite du conflit de l'hellénisme, du christianism e et de la science, elle est pour nous un problème. Ne nous en arf1igeons pas outre mesure. Elle est un problème : par cela même elle est un ferme ni. de vie. L'effort que nous faisons incessamment pour résoudre ce problème trempe l'âme et la fortifie :
Ce n'est qu'en ces assauts qu'éclate la vertu, Et l'on doute d'un cœur qui n'a point combattu.
Faut-il croire, d'ailleurs, que nous soyons réduits à chercher el à douter? Si la question ne parait pas théoriquement soluble, peut-êlre est-il possible, dans la pratique, d'approcher de plus en plus d'une conciliation. Voyons comment pourrait êlre entendu, en ce sens, le rôle de la science, de l'hellénisme et du christianisme. La science, nous l'avons dit, nous interdit les conceptions moral es incompatibles avec les vérités qu'elle suppose ou qu'elle établit. Mais en même temps qu'elle nous fait connaître la réalité d' une manière de plus en plus profonde, elle met de plus en plus à notre service les for, . ces de la nature. Il dé pend de nous d'en bien user. La science peut nous fournir les instrum ents de la moralité. / Celte moralité elle-même pourra s'inspirer du christianisme comme de l'hellénisme, si chacun des deux systèmes fait à l'autre quelques concessions. L'helléni sme veut que l'homme spiritualise la nature : le chri.s lianisme n'y peut-il consentir? Pour dé passer la
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nalure, est-il nécessaire de l'abolir? De la morale grecque, nous relicndrons que la nature n'est pas seulement une collection d'atomes soumise à des forces aveugles, mais que, dans tout ce qui est, l'inlelligence peut discerner un élément esth étique et idéal. Le Grec nous apprendra à doubler toule r éalité d'une idée, à joindre la raison à la force, la réflexion à l'inslinct, la joie au lravail. Il nous montrera comment on peut trouver belles les plus humbles occupalions de la vie · humaine. Des étrangers vinrent un jour visiter l'illustre Héraclite. Ils s'allendaient à Je trouver au milieu d'un appareil imposant. Ils le trouvèrent occupé à préparer ses aliments de ses propres mains. Comme ils s'étonnaient de Je voir livré à une occupation si basse:« Là aussi, leur dit Héraclite, il y a des dieux. » C'est ainsi que l'idée grecque sait ennoblir la plus mo- ( deste exislence : elle fait estimer et aimer la vie. L'esprit , d'harmonie se plaît dans notre monde : partout il s'y trouve chez lui. Mais la vie joyeuse el sereine ne suffit plus à ceux qu'a louchés le christianisme. L'homme qui a pris conscience de sa volonté et de sa puissance d'aimer ne veut plus du calme de la sagesse. Surtoul il ne peut lrouver le bonheur et la paix dans la simple contemplation de l'harmonie visible. 11 accueillera donc celle morale de l'intention, de l'esprit, de l'amour et du sacrifice, qui prescrit à l'homme de faire, par sa volonté, ce que la nature, avec ses forces et ses inslincls les plus élevés, ne pourrait pas faire, de créer au dedans de soi une nature invisible et supérieure, de tendre, en un mot, vers la perfeclion indéfinissable que rêve la conscience hu- . mai ne. Une telle morale est-elle compalible avec l'hellénisme? Elle le demeure, semble-t-il, pourvu qne, tout en assignant à l'homme une deslinée suprasensible, elle admette la vie naturelle et sa légilimité, pourvu qu'elle n'érige _ pas
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LES TYPES l"RINCIPAUX DE LA MORALE
le renoncement au monde en condilion de celte vie supérieure. L'homme est un voyageur qui cherche sa palrie. La science se lient à ses côtés, lui offrant, au gré de ses désirs, les diverses puissances de la nature; mais la science, indifférente à la voie qu'il prendra, ne peul lui servir de guide. Cependant, devant lui, apparaît un génie jeune et beau: c'est le génie de l'harmonie, Je génie de la Grèce. ll prend l'homme par la main, et le conduit à travers de belles contrées. Ils arrivent au sommet d'une rnonlagne; et, autour d'eux, se déroule un tableau merveilleux de grâce et de lumière. Le ciel" et la terre se fondent sans qu'on discerne la ügne qui les sépare. « Contemple et sois heureux,» dit le génie. Et le voyageur est tenté de s'écrier : « Ici est ma patrie. » Mais UIJ je ne sàis quoi tressaille en lui, une inquiétude s'éveille; il s'interroge. N'a-l-il pas d'autre destinée que de contempler ainsi les êtres de la nature, du dehors et dans leur ensemble? Il veut voir de près ce que sonl et ce que font tous ces êtres qui, aperçus d'en haut, se fondent dans l'harmonie du tout. Il descend ·et regarde. Hélas 1 ce sont des êtres qui peinent, qui souffrent, qui s'entre-détruisent, qui sont chargés de misères physiques et morales. Il pressent alors pour lui - même une , autre destinée : la communion de sen li ment, c'est-àdirè de souffrance, avec tous ces misérables. Le monde invisible, le monde des âmes, se révèle à lui. Secourir ses frères, les aimer, travailler pour qu'ils deviennent bons et . heureux: n'est-ce point là l'idéal qu'il rève? « Tu es belle, ( 1 1 ô ma patrie visible, séjour de l'harmonie et de la sérénité. ) Mais lu as, ô ma patrie invisible, la sublimité du myslère, : de l'inl1ni et du divin. Ma destinée n'est-elle pas de tendre \ à celle-ci, tout en vivant dans celle-l 'i?» ·
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)
J e m e propose de vous parler du pessimisme. J e ne songe pas à vous en faire l'historique, à vous en décrire, même sommairement, les di ve rses formes, àJ vous donn er mème un aperçu de ce qu e serait un e étud e complète de la question. Reli gieux , lilléraire, philoso phiqu e, moral , théorique ou pratique, le pessimisme a, dès la plus haute antiquité, inspiré tant d'ouvrages de toute sorte qu e ce serait une tâche considérable d'en analyser el d'en coordonner les di ve rses manifes tations . .Te crois fai re œuvre plus imm édia tement utile, en même t emps que plus aisée, en me demand a nt quelles sont, parmi les raisons que font valoir les pessimistes, celles qui, plus que les autres, paraissent.. de nature à nous tou ch er, et en· r echerch ant ce que valent ces raisons. Je m'interro ge donc moi-même, j'observe l'impression que font sur m9i les di sco urs des pessimistes, et j e disc ute les idées qui m'ont frapp é, pour savoir si j e dois les adopter. C'est en ce sen·s , c'est-àdire à un poinl de vue surtout pratique, actuel et relatif à nous-m êmes, que je vais èhercher ce qu'est le pessimi sme et ce qu'il vaut. Ma con clu sion, j'en co nvi ens d' a\'ance, ne sera pas subtile et originale : ce sera, tout uniment, la condanrnalion du p essimis me , déj à prononcée
1. SouacEs r111Nc1rALES: Schopenh auer, le Monde comme volonté et comme 1·ep1·ésenlalion; Léoparcli, OEuvres morales; Ed. von Hartmann, Philosophie de l'inconscient.
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QUESTIOi'iS DE MORALE
par le sens commun. Mais une conviction raisonnée a plus de prix qu'une opinion fondée sur le seul instinct; et, en ce siècle d'analyse et de critique, il est utile que les vérités évidentes elles-mêmes produisent leurs titres.
Qu'est-ce que le pessimisme? Il y a une disposition d'esprit qu'on appelle communément pessimisme et qui n'est pas digne de ce nom : c'est celle humeur chagrine et morose qui fait que l'on voil tout en noir. On a eu un sommeil troublé, on souffre de l'estomac: tout vous est Il charge, et l'on trouve le monde mauvais. Mais il n'y a là qu'un accident individuel. Le monde ne saurait êlre mauvais parce qu'un homme a mal à l'estomac. Ce même homme qui voit tout en noir parce qu'il est indisposé, verra lout en rose lorsque son bien-être physique sera rétabli. Son jugement sur le monde n'est que le reflet de son état organique et n'a aucune valeur. Pour pouvoir se dire pessimiste, il ne suffit pas de trouver le monde mauvais, il faut avoir une raison plausible et communicable de le trouver tel. Le pessimisme n'est pas une humeur individuelle, c'est une théorie. Suffit-il, maintenant, pour être en possession d'une théorie digne de ce nom, de dire : « Je souffre, donc la vie est un mal, donc le monde est mauvais? » Beaucoup de pess imistes, même illustres, paraissent bien au fond ne pas dire autre chose . Certains critiques prétendent q~1'à cela se réduit souvent l'argu_ entalion de Léo;.rdi. m Mais la constatation du mal, si douloureux qu'il soit, ne peut suffire à fonder le pessimisme. Considérez la souffrance, la misère, la mort même, qui certes jette une ombre sur toutes nos joies: toutes ces dissonances n'ont droit de vous rendre pessimiste que si vous savez qu'el les
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sont véritablement le fait d'un méchant ge111e ou d'une fatalité implacable, et que tous les efforts que l'homme fera pour les atténuer doivent _ retourner contre lui. se « Je souffre, donc le monde est mauvais; » c'est là un fait érigé en principe, c'est la surface et l'état transitoire des choses pris pour le fond et l'essence éternelle. Le vrai pessimisme est une doctrine, ur,e conceplion raisonnée de la nature des choses, un ensemble d'idées tendant à démontrer non seulement que le mal Lient dans le monde une place considérable, mais qu'il y existe· pour lui-même, et doit à tout jamais pénétrer et côrrompre au même degré, sinon de plus en plus, toutes les œuvres de la nature et de l'homme. Et pour être ainsi une doctrine abstraite, une philosophie et non un état d'âme, qu'on ne croie pas que le pessimisme est un phénomène négligeable dans la pratique. La manière dont nous accueil lon s la souffrance dans la vie réelle Lient en grande partie à notre conception de l'ensemble des choses. No tre philosophie, voilà ce qui dirige nos pensées d'une façon permanente, voilà ce que nous cherchons à communiquer atix autres hommes. Les idées sont des forces invisibles, mais très réelles et puissantes. Certes, le pessimisme, en tant qu'il suppose de la réflexion el de la science, n'est pas à la portée de tout le monde; mais précisément parce qu'il est une doctrine subti le et savante, il risque de séduire les esprits sérieux et d'exercer plus d'influence à mesure que les intelligences sont plus cultivées. En quoi donc consiste cette doctrine? Il est entendu que nous n'en recherchons pas les principes profonds et métaphysiques, et que nous ne l'examinons qu'à un point,de vue pratique. Dès lors, nous nous bornerons à définir le pessimisme: la croyance que le monde est organisé de \ telle sorte que le mal et la souffrance y sont inévitables et \ irréductibles, èt y tiennent nécessairement plus de place
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QUESTIONS DE MOHALE
que le bien et le bonhe·ur. Sur quelles raisons peut se fonder une telle croyance? L'un des arguments qu'on allègue, c'est l'indi!Térence et l'impassibilité de la nature à l'égard de l'homme. Qu'elle nous soit propice ou funeste, la nature n'en sait rien, et c'est pur hasard si ses phénomènes ont un rapport avec nos pensées. -Jadis les_ Grecs, mus sans doute par le désir de se rendre le monde habitable, l'avaient peuplé de dieux analogues à l'homme. Le ciel, la mer, les vents, toutes les forces de la nature, étaient autant d'êtres pensants et voulants comme nous, que l'on pouvait, par des prières et des sacrifices, toucher, flatter, apaiser, se rendre favorables. Et l'univers, pour eux, n'était point immense comme il l'est pour nous: ils en voyaient les limites, et c'est sans métaphore qu'ils parlaient de la voûte céleste. De ce petit monde, l'homme était le centre; et il se persuadait aisément que cette demeure, dont il embrassait d'un coup d'œil l'ensemble et la belle ordonnance, avait été disposée pour lui. Rêves charmants, poétiques illusions d'un passé qui ne peut renaître . La nature est pour nous sourde et morne; et son immensité, où nous sommes perdus, nous écrase. Nous tâchons de nous dissimuler à nous-mèmes le peu d'intérêt que les choses nous portent: nous nous ménageons dans les villes une nature artificielle, arrangée suivant nos goûts, aimable et caressante. Mais ce n'est plus là la nature. Nous· nous pressons dans les endroits à la mode, dans les forèts aménagées pour notre plaisir, sur les plages bordées de riantes villas, et nous célébrons les charmes de ce commerce avec la nature. Là encore nous nous trompons nous-mêmes. Ceux qui, sortant des contrées apprivoisées par l'homme, se trouvent, par exemple, dans les déserts d'Afrique, en présence de la vraie nature, ne peuvent réprimer une impression <l'accab le.ment et d'épouvante; ils ne savent plus voir, dans l'infini de
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l'espace et dans l'immobililé, le symbole de l'unilé et de l'élernité divines: ils n'y voient que l'expres sion des forces brutes qui nous environnent. La mer .su rtout donne aux h omm es d'aujourd'hui celle impression de toutepuissance aveugle ; et elle a inspiré, en ce sens, les plus saisissantes descriplions à no s po ètes e t à nos romanciers. L'indifférence de la nature pour l'homme, c'est a uj ourd'hui le th ème universel. Voyez Victor Hugo, le poèle oplimisle et reli gieux :
Nature au front serein , ·comme vous oubliez, Et comme vous brisez dans vos métamorphoses Les fils myslérieux où nos cœurs son t liés 1 !
Le Lac de Lamartine se mble au premier aborù Lraltir moins de désenchantement: « Puisse-t-il, dit le poè te, rester ici qu elque chose de nous!
Que Je ven t qui gém it, le ro seau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé, Que tout ce qu 'on entend, l'on voit ou l'on r espire, Tout dise : « li s ont aimé! »
Mai s le po èle ne sait que trop qu e ce r êve est irréalisable. Sur l'océan des âges on ne saurait jeter l'an cre, fût-ce pour un seul jour. C'est encore une vanité que de gémir sur les fatales transformalions des choses. L'homme doit, s'il veut être entouré d'objets qui sympathisent avec lui, délourner ses regards de la nature réelle, -et se construire par l'imagination une nature idéale. C'est celle-là seule qui pourra garder le souvenir des émotions dont elle aura été témoin. Tel est le sens du Lac ; et ainsi, des pl eurs de Victor Hugo et du sourire di! Lamartine , c'est encore le sourire qui est le plus triste . Sont-ce là uniquem ent des impressions de poète , des l'anlaisies de littérateur? Nullement, car sous ces impressions se trouve, à n'en pas douter, l'e sprit même de la
1. Tr istesse cl'Olympio.
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QUESTIONS DE MORALE
sci ence modern e. C'es t elle qui a san s merci dépoéti sé la na lure en la réduisant à n 'è lre qu e de la ma ti ère et du mouv ement. Les a nciens y voyaient de l'harmonie, de la b eaulé, de l'ordre, l'expre sion de la sagesse et de la provid ence divines. La sci ence n'y veut plu s voir que des forc es mécanique s , des a tomes qui s'enlr e-choqu en t, se rappro chent et se séparent, sans but aucun, san s aulr e loi qu e la conserva lion de l'énergie. Comm ent attendre d'un e collec tion d'a tomes qu'elle tend e à se me ltre en h a rm onie avec nos besoin s e t nos dés irs? Le pess imi sme mod ern e n'e st qu e trop fond é ; car il est le r etenti ssem ent -dans l' âme .humaine de ce principe procla mé pa r la scien ce .: tout dans la na ture es t, au fond, ma tière brule et mouv ement m écanique. L'indifférence de la nature à notre bonheur: voilà donc un premi er grief contr e l es choses. Mais, r épond-on, si celle indiiiéren ce es t cru el le et fâcheuse, elle ne nous enlève pourlant pas toute joie; car nous vivons, et Ja vie es t un bi en . Err eur, r eprend le pessimi ste ; et les lois gé nérales de la vi e conslituent une seco nde raison, plu s grave qu e la premièr e, de déclar er que le m onde est ma uva is. Vous dites que la vi e est· un bien, parce que vou s r egard ez les cho ses sup erfici ellement ; parce qu'ave ug les et égoïstes, vous ne considérez que vous, qui en ce mom ent éprouvez du bien-êlre, et que vous faites abstraclion des autres créatures vivantes; parce que vous n e vo yez que le s résulta ts qui vous agréent, sans vous demander à quel prix ils so nt oblenu s. La méthode de la na lûre es t la sé lec tion. Cela veut dire que, pour arri ver à r éuss ir, tant bien qu e mal, qu~lques r ar es individus, la nature fait, sur des milli ers d'autres , in anima vili, de m eurtri ères expéri ence s. Bea ucoup d'a ppelés et peu d'élus , tell e es t la loi; e t la des truction des uns es t le moy en même qu'e mploi e la nature po ur
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sauver les autres. La nature, c'est l'artiste qui, pour un seul tableau, fait cent esquisses, qu'il détruit au fur et à mesure. Pareill,ement elle s'exerce; mais ses ébauches, qui ne voient le jour que p_ disparaître aussitôt, ce sont our des êtres vivants et sentants. Les élus, du moins, sont-ils assurés de vivre? En aucune façon. La nature semble y meltre du raffinement. Ses créalions les plus parfaites sont en mème Lemps les plus fragiles; à chaque instant la nature leur rappelle que leur existence est une pure grâce, et qu'elles ne peuvent rien pour la mériter el la conserver. L'homme est le cbef-d'œuvre de la nature; mais, comme· dit Pascal, une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Quelle· n'est pas la complication de ses organes, et la multiplicité des ennemis qui le menacent? La mort le guelte sans relâche; et quand il réfléchit, il a peine à _ comprendrè qu'il réussisse quelque temps à lui échapper. Pourlant, en ce moment même oü .je me sens vivre et où j'éprouve du plaisir, ma vie n'est-elle pas un bien pour moi? Oui, si je m'abstiens de méditer, si j'oublie que j'ai une intelligence. Mais si je regarde autour· de moi, si je songe à la condition de . mes semblables, aux souffrances que suppose mon bien-ètre, aux lirmes dont mes joies sont faites, il m'est impossible de jouir de mes privilèges. Il entre bien de l'égoïsme d!;!.ns l'idée que tout est pour le mieux puisque· soi-même on ne manque de rien. EL quelque chose , de cet égoïsme se retrouve dans tout homme qui vit. La vie, c'est la marche en avant, c'est l'oubli: oubli de ceux qui ont dû disparaître pour nous faire place, oubli des êtres chers que nous avons perdus et dont nous croyions ne pouvoir nous séparer, oubli de ceux que 1 froisse le régime auquel nous devons notre situation, oubli de ceux qui servent pour que·nous soyons libres. Que si l'on considère en lui-même cc plalsir si chèrement acheté, il est encore incapable de nous satisfaire,
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QUESTIONS DE MORALE
car il porte en soi sa négation. Outre qu'il n'est vif et pleinement senti que s'il a été précédé par .un senliment de privation, par une souffrance, il s'émousse par· l'habitude et il aboutit à la satiété. Chez les enfanls, les larmes ne sont pas Join du rire. Chez l'homme, Je rire est mêl é de larmes. « Du fond des plaisïrs, dit Lucrèce, jaillit une amertume qui nous serre le cœnr parmi les fleurs mêmes. » A peine alleignons-nous le bien que nous poursuivions, que déjà, par cela seul que nous le louchons, il a perdu son prix à nos yeux. Alléguera-t-on que la vie est un bien, sinon en ellemème, du moins par rapport à la fin que lui assigne la nature? Celte fin, demande le pessimiste, quelle est-elle ? quel est le sens de la vie? On a coutume de dire que, vaine et intelligible pour celui qui ne travaille que pour lui-même, la vie prend un sens très clair pour qui se dévoue, principalement pour qui se consacre à l'œuvre sacTée de l'éducation. Certes, cette tâche est l'une des plus nobles et des plus utiles que nous puissions nous proposer. Résout-elle le problème? Ces erfants à qui je me consacre, quelle mission aurontils eux-mêmes? Ce.Ile d'élever des enfants à leur tour, et ainsi de suite tant qu'il y aura des hommes. Mais qui ne voit que, s;I en est ainsi, le problème est toujours reculé, jamais r ésolu? Un moyen n'a de valeur que s'il permet d'atteindre la fln. Si ce qu'on prenait pour une fln n'est encore qu'un moyen semblable au premier, il n'y a plus de raison pour poursuivre l'objet proposé. En croyant a vancer, on ne bouge de place. Comment, si la vie n'est pas un bi en par elle-même, pourrait-elle en devenir un par le seul fait d'être transmise à d'autres et cultivée en eux pour qu'à leur tour ils· puissent la transmettre ? Ainsi, dira le pessimiste, la nature n'est pas seulement insensible : elle est mauvaise, puisqu'elle a créé la vie, qui est un mal.
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Est-ce touL? Un refuge nous resLe, semble+il: la croyance au progrès. Si la naLure bru Le est insensible, ou même mauvaise par certains côLés, le temps ne peut-il pas Ja modifier et l'améliorer? L'homme, surtout, n'a-t-il pas le pouvoir de plier les forces de la nature à la saLisfaction de ses besoins et de ses désirs? Devant celte objection même le pessimisLe ne désarme pas. Il en tire au contraire son troisième et suprême argument: le progrès, dit-il, n'est, en fin de compte, que l'accroissement du mal ~ Il ne s'agit que de l'examiner ' sous toules ses faces : exaclernent analysé, il apparait comme plus-funeste que bienfaisant. Le progrès matériel éclate à nos yeux de toutes parts; mais quels en sont finalement les effels? Il permet de satisfaire des besoins qui n'existaient pas, et par là il les crée. Il excile l'homme à trouver que mille choses lui manquent, à souffrir constamment de besoins nouveaux. Il substitue à la nature vraie, qui se contente de peu, une fausse nature, inquiète et insaliable. Nous ne pourrions plus vivre aujourd'hui comme vivaient nos ancêLres. Considérez les châteaux de la Renaissance : ces vastes salles nues, carrelées, impossibles à clore et à chauffer. Les plus humbles parmi nous trouveraient qu'on manque de confort dans ces palais. Et l'homme est ainsi fait que l'on ne sait si c'est le nécessaire ou le superflu qu'il désire avec le plus d'ardeur. Sans doule, celle soif de jouissances, si décevante qu'elle puisse èlre, a ce bon côté de favoriser la production et le travaiL Mais ici apparaît une nouvelle contradiction. Le progrès consiste à faire faire par la na- \ ture elle-même l'ouvrage qu'antérieurement les hommes faisaient de Jeurs mains; l'objet oü il tend, c'est une production croissante obtel)ue avec un nombre décroissant \ de travailleurs. Quel sor~ attend ceux que le progrès rend \ inutiles? Tel est le progrès matériel, tel est l'accroissement de
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QUESTIONS DE MORALE
maux qu'il engendre. Et ce progrès a lieu néc~ssairement, irrésistible~ent; car il n'est que l'application à la vie hu~ maine de la science mathématique et physique, dont les acquisitions s'additionnent sans cesse. En dépit du rôle qu'y paraît jouer la liberté de l'homme, c'est là encore un effet fatal des lois de la nature, et comme la persécution d'un mauvais génie acharné contre nous. ais. le progrès moral, dirons-nous, ce progrès qui fait l'homme grand, juste et bon, qui l'élève au-des~us de la nature, et qui cléE_}end surtout de nous-mêmes, n'en pouvons-nous donc jouir comme d'un bien sans mélange? Qui sait, répond le pessimiste, s'il n'est pas la source de -nos plus profondes, de nos plus poignantes misères'? Le progrès moral, c'est la conception d'un idéal de plus c en plus élevé. Mais à mesure que nous _oncevons une perfection plus haute, nous sommes plus désenchanlés de la réalité, plus tristes à la vue de la dislance qui sépare ce qui est et ce qui devrait être. L'idée de la justice nous fait souffrir de la manière dont les biens et les maux sont répartis en ce monde. L'idée d'un plaisir délicat, vraiment digne d'un homme, nous empêche de nous plaire aux naïfs amusements de la foule. Le sens de Ja beauté, de l'harmonie, de la grandeur, ne nous fait voir partout que médiocrilé, ba,sesse et dissonance,._ < Mais nos plus grands maux nous viennent de la délicatesse morale. Celle délicatesse est une sensibilité exquis 6 et comme maladive, qui nous fait souŒrir d'une foule de choses dont les autres ne s'avisent mème pas. Elle nous fait répudier tout égoïsme, penser anxieusement aux autres. Or qui sait si l'égoïsme n'est pas en ce monde le plus solide moyen d'être content de soi et des autres? La délicatesse morale fait de nous des Alcesles. Or les Alcestes, qui estiment l'humanité et qui la .voudraient bonne, sont partout bafoués au proat des Philintes, qui la méprisent et s'accommodent de ses vices. La délicatesse
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morale fait ·qu'en toutes nos actions nous nous plaçons au point de vue des autres, et elle nous tourmente sans relâche, même quand nos intentions ont été pures et droites. Ainsi Je progrès moral doit nécessairement nous induire à nous trouver malheureux et coupables, lors même que les choses nous seraient propices et que nos actions seraient rnns reproche. C'est par de tels raisonnements que le pessimiste se · persuade, non seulement que la natu.r e ne s'occupe pas de nous , mais que le jeu fatal de ses lois fait de la vie un mal et de ce que nous appelons le progrès un accroissement de ce mal. Et il sg.o.c ut en disant, à propos de toute actioo_.humaine : A quoi bon? A quoi bon agir, puisque \ notre ii1Lention sera nécessairement déçue; puisque, semant Je bien, nous récolterons nécessairement le mal? Celui-là seul a connu la vraie nature des choses qui a dit : « Vanité des vanités, tout n'est que vanité. »
II
En face de ce système, restons-nous sans réponse? Une première réfutation (je dis une première, sans avoir la prétention d'énumérer et de classer toutes celles que l'on peut faire ), une première réfutation est celle qui se réclame de la physiologie. Vous soutenez, dil le physioIogisle, que pour l'homme la somme des souffrances l'emporte nécessairement sur la somme des jouissances. Celle opinion ne repose que sur l'ignorance où vous êlcs des conditions ~u plaisir et de Ja douleur; nous allons vous montrer qu'il dépend de vous d'être heureux. En chaque instant donné, notre organisme est capable de fournir une quantité de force déterminée. Les organes de la vie végétative puisent à celte source pour leur fonc-
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tionnement. Or, supposons qu'une impression survienne : la réaction qu'elle provoque consomme de la force. Si celte force est prise sur la quanlité indispensable à la vie végétative, il y a douleur; mais cela n'a pas lieu nécessairement. Notre provision de force peut dépasser les besoins de nolre vie végétative : nous avons alors une réserv.e disponible pour la yic de relation. Alimentée par cette réserve, la vie de relation ne cause pas de douleurs; elle procure, au contraire, de la joie. L'erreur du pessimiste, c'est de supposer que toute réaction est une soufl'rance, comme si une réaclion s'exerçait nécessairement aux dépens des forces indispensables à la vie organique. Avec la cause du mal, ajoute le physiologiste, nous en connaissons le remède. Il consiste à se procurer, par la nutrition, une provision de forces aussi grande que posi sible, et à n'employer pour la vie de relation que les for1 laissées disponibles par la vie végétative. ces La question du pessimisme se trouverait ainsi réduite à un problème d'hygiène. S'assurer, pour l'action, un sur( croît de l'orces physiques : là se trouverait tout le secret (du bonheur. Celte solution est instructive. Nous avons le drnit et le devoir de réaliser de notre mieux, en nous-mêmes et dans nos semblables, les conditions propices à Ja vie et à l'action. Il est certain qu'en réalisant ces conditions nous diminuerons en ce monde la part du mal. Nous devons donc recueillir et mettre en pratique les enseignements qui nous montrent comment nous pourrons écarter de nous la souffrance physique si souvent liée à l'effort. Mais si cette réponse présen,te une utilité pratique, elle n'en est pas moins incomplète, et ne peut nous suf!ire. Celte réponse est une fin de non-recevoir. On laisse de côlé les causes morales qui agissent sur l'imagination de l'homme et les raisons qui frappent son intelligence, pour ne considérer que son élat physiqae. Dans tout cet ensemble
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d'idées et de raisonnements que nous avons décrit, on ne veut voir que le reflet, l'expression, le symptôme d'un désordre physiologique. Est-il donc vrai qu'il suffise d'ètre bien portant pour être optimiste, et que ce soit la souffrance seule .qui mène au pessimisme? ..._ Nos pensées ne sont pas liées à ce point à l'état de nos organes . Nous pouvons éprouver du bien-être, et néanmoins être pessimistes, comme nous pouvons être privés de beaucoup de choses nécessaires et demeurer optimistes. Certains estiment qu'il suffit de considérer l'humeur qu'un homme fait paraître dans sa conduite pour connaître si son pessimisme est sincère ou joué: ils se trompent. Un homme gai peut croire très sérieusement que les lois de la nature sont en elles-mêmes contraires au bjen des hommes, et que son propre bien -être n'est qu'un heureux et passager hasard. Pourquoi voulez-vous qu'il lui suffise d'ètre content pour voir tout le monde dans la joie? La morale que vous lui attribuez n'est autre que celle de Sga1 narelle disant:« Quand j'ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit soûl dans ma maison? » On ne saurait d'ailleurs alléguer que, coexistant avec la santé et Je bien-être physique, le pessimisme n'est plus qu'une fantaisie de dilettante, sans conséquences pratiques. D'abord la santé, l'humeur gaie elle-même, ne sufflsent pas à un homme qui pense : il aspire à la joie de l'âme, et celte joie lui manque, tant qu'il lui semble que le monde est mal fait. Ensuite, les id ées ont un contrecoup sut' les sen tim ents et les sensations : tout se passe du moins comme s ïl en était ainsi. La propagation des idées pessimistes doit donc, lôt ou lard, influer sur l'humeur et sur la santé elle-mème, surtout si ces idées rencontrent, dans certaines conditions socia les ou physiques, un ter: ain favorable à leur développement et à leur fructificar tion. Pour combattre le pessimisme a\'ec succès, il fa.ut re4.
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monler à ses causes. Beaucoup esliment que la cause
O..) principale est l'affaiblissement des croyances. Pour celui,
dit-on, qui croil à la Providence, à une prolection paternelle en ce monde el à une juste rémunération dans l'autre, ou même pour celui qui a la religion de l'action el qui est convaincu que les efforts des hommes · semnt récompensés tôt ou tard, pour celui-là, dit-on, les misères de la vie perdent leur acuité. C'est en vidant le ciel au profil de la terre qu'on a rendu celle-ci inhabitable. C'est en refusant l'aide de Dieu qu'on s'est rendu incapable de s'aider soi-même. Il y a:, en rll"e-t, qui pourrait le nier? des croyances bienfo.isanles, capables rle soutenir et de réconforter dans le malheur. Il y a une foi salutaire, qui nous rend une raison de vivre, quand le monde semble nous les relirer toutes. De lelles croyances doivent êlre respectées et entretenues; car si l'on aime l'humanité, on doit attribuer dn prix à ce qui allège ses maux. Peut-on dire cependant que là réside le remède souverain contre le pessimisme? Il est relativement facile de maintenir, en soi ou dans les autres, des croyances existantes; il l'est moins de restaurer des croyances détruites. L'ulilité surtout est ici un litre insuffisant. Une inlelligence respectueuse de la vérité ne peut embrasser une idée d'après la considération de l'intérêt, abstraction faite du rapport de cette idée à la réalité? Pour que la croyance sïmpose effectivement à moi et lève les scrupules de· mon esprit, il faut qu'on me montre en elle une connaissance véritable, juslil1ée indépendamment du prol1t que j'en puis tirer. Au surplus, ce n'est point là peul-être la principale objection que soulève celle manière de voir. Il est possible, en somme, de créer des croyances artificiellement., el l'esprit est plus malléable qu'on ne le suppose. Mais il s'agit de savoir si l'on fera bien d'user dl'! celle puissance.
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Quel empire on peut, par des moyens appropriés, exercer sur la conscience d'aulrui, c'est ce que l'expérience nous monlre chaque jour. Prenez l'homme à l'élat d'enfant, enveloppez-le d'une almosphère déterminée; ne lui laissez enlre les mains que cerla;ins livres; ne lui présenlez les choses que sous un certain jour. Donnez-lui telles habitudes physiques et morales; faites-le d'ailleurs réfléchir et raisonner, afin que ses connaissances et ses habitudes se traduisent en principes et en convictions : vous aurez ainsi modelé une conscience, vous lui aurez inculqué des idées qui feront corps avec elle et ne s'en pourront détacher. Celte puissance est réelle, el nous en disposons. Mais elle a quelque chose d'effrayant, et il me semble qu'on doit se faire scrupule d'en user. On parle beaucoup aujourd'hui de su~geslion; le mode d'influence donl il s'agit est une vérilable suggestion, et une suggestion exercée sur un individu qui était sain de corps et d'esprit : une telle pralique est-elle irréprochable au point de vue moral? Oui, l'on peut à son gré, ·comme sur une table rase, imprimer dans l'âme ~es caractères presque ineffaçables: mais quelle lourde responsabilité 1 Vous connaissez les théories, certes paradoxales, du comte Tolstoï. Ce noble éducateur est effrayé à la pensée d'élever un enfant. Enseigner à éet être sans défense nos idées, nos principes, nos sciences, suivant des méthodes et dans un - esprit que nous délermi nons nousrnêmes, n'est-ce pas entreprendre sur la liberté de l'enfant, risquer d'étou !fer sa nalure sous nos conventions, substituer enfin notre personnalité à la sienne? Pour oser une œuvre de si grave conséquence, quels sont nos litres? Et Tolstoï se prend à douter de l'existence du droit d'éducation; et il conclut en demandant que le régime de l'école soit l'ordre libre et le libre mouvement des esprits vers l'inslruclion.
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Sans doute, Tolstoï pousse le scrupule trop loin, car lâ · personnalilé même de l'enfant ne se réalise que si on la. cullive; mais on a eu lort de railler son idée, qlli est très élevée. Tolstoï a bien vu qu'une personne humaine est quelque chose de sacré, et que l'éducateur doit se borner à favodser le développement normal de l'âme de l'enfant, sans jamais songer à faire de lui son œuvre et sa chose. Placés à ce point de vue, nous nous refuserons à suggérer des croyances aux enfants que nous élevons, ainsi que nous en aurions la facullé. Bien que notre pouvoir soit plus restreint vis-1:l-vis de l'homme fait, il existe encore; mais l'honnêteté veut de même que nous nous interdisions d'en faire usage. D'ailleurs, que vaudraient des croyances inculquées du dehors? Seraient-elles véritablement rédemptrices et salutaires? Il ·est possible qu'elles réussissent à calm er le besoi~ dt! certitude de l'âme et à l'endormir dans l'insouciance ou le <lédain pharisaïque; mais la feront-elles forte et bonne? Impose_ des croyances aux autres, c'est une œuvre non r 1,eulement illégitime, mais peut-être moins efficilce ·q u'on ne le suppose . Enfin, jusque sur soi-même il serrible qu'on puisse agir de telle sorte que l'on se donne volontairement telle ou telle ,croyance. On peut, par des pratiques appropriées, se met,lre dans une voie aboulissar,t à l'état d'âme que l'on a en vue . De la volonté, grâce aux lois de l'habitude, la croyance ,s'insinue · peu à peu dans !'intell igence et dans le cœur. Ma is une âme droite, sincère et qui sait le prix de la ·vérilé, voudra-t-elle ainsi se donner des croyances de parti pris, sans se demander si elles sont fondées en raison? Songeons que l'homme qui fait une telle entreprise com1nence par se menlir à soi-mème, et qu'ensuite il s'excile à croire à son mensonge, à oublier qu'il en est ,l'auteur. Or, avons-n ous le droit de traiter ainsi notre intelligence? Ne devons-nous pas la respecter, aussi bien
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que l'intelligence de nos semblables? et ce respect luimême n'est-il pas une condition de notre dignité et de notre valeur morale? Si nous devions opter entre le repos sans la pensée et la pensée sans le repos, qui prouve que ce n'est. pas celle dernière qu'il faudrait choisir? Ain si, ni l'hygiène pres·crile par les médecins du corps, ni les croyances prescrites par les médec ins de l'âme, ne sont des remèdes suffisants contre le pessimisme. C'est que ni les premiers ni les seconds n'ont condescendu à examiner les raisons sur lesquelles se fonde celte doctrine. Ces raisons, nous les avons exposées en essayant de leur donner toute leur force. Voyons maintenant ce ·qu'elles valent. Il n 'es t pas impossible, semble-t-il, de les ramener à l'unité. Au fond, le pessimisme tient à une certaine conception de la nature et de l'homme. Il considère la nature comme composée de forces aveugles, qui agissent sans but, d'une manière purement mécanique. Tout être de la nature tend, d'après celte. idée, à occuper le plus de place possible, sans qu'aucune puissance supérieure et sage lui assigne de limites en vue de l'existence .et du développement des autres êtres. Nulle autre borne pour l'action d'une force, que l'action des autres forces existant dans le monde. Analogue est la conception de la nature humaine. Cette nature est placée par le pessimiste dans une volonté sans règle et sans bornes, qui n'aspire qu.'à se réaliser le plus possible, c'est-à-dire à s'étendre à l'infini, à jouir de tout ce qui peut tomber sous ses prises. Parce qu'il ne voit dans la nature d'autre dieu que la force, le pessimiste la déclare indifférente et même hostile au bonheur de l'homme. Parce qu'il fait de la seule volonté le fond de la nature humaine, le pessimiste juge l'homme irrémissiblement condamné à souffrir; et il a raison à son point de vue. Voici une volonté qui, se jugeant souveraine et indépen-
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danle , prétend r éali ser sa souverain eté, c'es t-à-dir e pos sé der l'in!lni. T out ce qu e le mond e lui o ffr e est fini : elle s"e n dégoû le donc a u mo ment même oü elle s'e n emp ar e. Au fond , elle ne sa it ce qu 'ell e ve ut , car l'infini, en ce monde, ne p eut lui êtr e donn é ; elle n'es t, en r éalité, qu e le désir d'autre ch ose, le besoin de ce qu'ell e n'a pas, la soi f de l'impossible . Dans ces co nditi on s , il ne se peut pas qu'ell e so it j a ma is sati sfai te; ses ù ctoires mêmes ne peuvent êlre qu e d es décepti ons. Qu e faut-i l penser de celte idée maîtr esse du pessimism e? 1 Recon na issons q u'elle n'es t pas san,; valeur. Qui n'a se nti e n lui-même ce beso in d e ch a nge ment, celle in capacité oil nous som mes d'ê tre sati s fa its du prése nt ? Les choses les plu s ar de mm ent désirées n e p erden t- ell es pa ~ de leur ' prix dès qu e nous les posséd ons? Le pays mys térieux qui , de loin, nou s prom e lla it des merveill es, n' es t-il pas pareil au x autres, qua nd une fo is nous le voyon s de près? Et enco,r e, qui p eut affi rm er , co nlre le pe ssimiste, qu e les forces de la na lur e sont intelligentes ou dtrigées par une intelli gence, qu'e lles tendent à réalise r un ordre es théli(] ue et mor al ? La science m oderne ne r epose-t- elle pas s ur l'id ée du mécanis me et de la causalité ph ysique, comme lois fondamenta les de la na ture? C'est vra i : mais es t-ce bie n là tout l'homm e, et est-c e bi en là tou te la nat ure? Ce rles , nous co nsta tons en nou s un besoin infini de ch a nge ment ; mais n'y a- t-il qu e cela? Dire qu e l'h omm e est un e volonlé, et ri en ·aulr e ch ose , c'es t dire qu 'il ne r eco nn aît a u-dess us de lui a ucune r ègle, a ucun e a utorité, au cu n devoir . 0 1, en co nsc ience , so mmes : nous s ûrs que nous soyons ainsi nos maitres , qu e nous ayo ns le droit de fa ire de nolre volon té un usage quelco nque, et que nous n'ayo ns d'a utre d es tinée au m ond e qu e de n ous affirm er , se lon un barba risme m oderne , né a ppa r emm ent de celte prétention même? A propos de la doctrine du devoir, quelques- un s ont dit: « Qu'en savent-ils?»
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i\fais n'est-ce pas surtout de ceux qui, niant le devoir, font l'homme indépendant et irresponsable, qu'il convient de dire : « Qu'en savent-ils?» En fait, la science proprement dite ne nous enseigne rien qui contredise la no lion du devoir; et celle notion se mainlient dans l'âme humaine, en dépit des réfulalions habiles et des apologies souvent maladroites. 11 est plus difficile de soumettre à l'examen l'idée que se fait le pessimiste du caractère des forces naturelles. Nous ne pouvons pénétrer dans l'intérieur des choses el en saisir l'essence. Nous ne les connaissons que du dehors. Et, à les regarder sans idée préconçue, nous nous demandons certes de plus en plus si ce qu'elles présentent d'ordre et d'harmonie n'.esl pas comme négligeable en comparaison de ce qu'elle;, offrent d'incohérent et de mal venu; si cet ordre et celle harmonie eux-mêmes ne sont pas explicables par le seul jeu des forces mécaniques. Et pourtant, comment se persuader que la nature n'est que matière et mouvement sans but? L'homme, dans un tel ·univers, n'apparaît-il pas comme un être extraordinnire et surnaturel? Ne serait-il pas, en tant qu'homme, isolé dans le monde, sans aucun lien, sans aucune pare~té avec les aulres êlres? Si l'on en croit la doctrine de l'évolution, en si grand crédit aujourd'hui, l'homme est issu des espèces inférieures, il est le dernier produit d'un développement entièrement naturel. Mais s'il en est ainsi, il ne doit rien y avoir en lui qui soit entièrement étranger à la nature. Dès lors; pourquoi les forces naturelles ne seraient-elles pas gouvernées par quelque chosè d'analogue à la règle qui dirige notre volonté? En fait, ces forces ont produit, dans le progrès des êtres depuis l'atome jusqu'à l'homme, une œuvre merveilleuse. Si l'intelligence n'a pas contribué à la création des êtres de la manière par trop simple que l'on admet d'ordinaire, qui peut affirmer qu'elle n'y ait pas contribué du tout? '
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Or, si l'on r:econnuît qu'il y a une règle pour noLre rnlonté, et peut-êLre aussi une direcLion idéale pour les choses, le pess_misme n'a plus de raison d'èLre. En un tel i monde noLre effort n'est phis vain, nos bonnes acLions ne sont plus illusoires. Chaque fois que j'ai observé la règle, j'ai fait quelqu·e chose d'absolument bon, et je puis être rnlisfait. En même ~emps que j'ai agi dans le sens de ma destinée, je me suis mis, selon toute vraisemblance, en accord avec les choses elles-mêmes. · Tout ce que nous avons dit, au point de 'll.l'e pessimiste, de l'inaniLé de la vie et du progrès, perd sa force au contact de l'idée du devoir. Le progrès moral nous apparaît mainLenant comme possible, sans être pour cela fatal : il dépend de nous de soumettre notre volonté au devoir ou de la déclarer indépendan~e; et le progrès matéri·eJ, qui peut engendrer des conséquences si redoutables, est susceptible d'être borné à ses effets bienfaisants et salutaires, si notre volonté intervient pour le régler et le diriger d'après les idées morales. De même, la vie, de ce point de vue, prend un sens et une valeur certaine. C'est quand on veut vivre pour vivre, purement et simplement, que l'on finit par trouver que la vie n'a pas de sens. Mais quand on. consent à chercher pour la vie une fin en dehors d'elle, et quand on place celle fin dans l'accomplissement du _ devoir, on conserve toujours une raison de vivre, car le devoir est Loujours là. Que dire enfin de la nature? Fût-elle réellement inerLe, indifférente, composée uniquement de forces aveugles, il n'en serait pas moins possible de travailler au bien de l'humanité. La nature serait comme une immense machine dont il s'agirait de détourner la force au profit du bien moral. Mais qui sait si l'apparition de l'homme n'a pas comme réalisé le vœu de la naLure, et si les êtres qui nous entourent ne sont pas les ébauches de l'œuvre qui s'est si merveilleusement accomplie en nous? Nous ne savons pas,
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:au fond, si les choses n'ont pas avec nous une ressemblance, si elles ne tendent pas, elles aussi, vers les fins que nous dicle notre raison. Tout n'est donc pas évanoui, de ce beau monde antique où il faisait bon vivre. La lutle, la destruction, un peu de bien acheté pa.r beaucoup de maux, c'est, hélas! le fait que nous avons sous les yeux. · Mais sous celte triste réalité il y a peut-êlre une tendance meilleure, et une tendance appelée à se faire jour de plus en plus. Nous ne faisons pas seulement œuvre de poète et d'artiste, en considérant les choses par leur bon côté, en nous ingéniabt à trouver en chacun() d'elles quelque trace de beauté et de bonté : nous jugeons, en cela, la nature d'après ce qu'elle veut sans doute effectivement. Et celte pensée que l'idéal n'est pas un vain mot, qu'il est actif et qu'il pénètre secrètement les parties les plus matérielles de l'univers, ·nous réconcilie défin itivement aYec les choses et nous fait travailler à notre tàche, non seulement avec souqi.ission, mais avec confiance et avec joie. Est-ce à dire maintenant que nous allons nous établir dans le temple serein d'un optimisme tranquille ·et satisfait, pour qui le mal n'est rien que l'ombre qui fait ressortir la lumière? Il ne faut pas, à ce point, faire fi du pessimisme . Il faut considérer, au contraire, que le mal n'est que trop réel, et que c'est égoïsme, ou lâcheté, ou bassesse, de le nier ou d'en prendre son parti. Le mal résulte, dans la nature et dans l'homme, de l'action de forces contraires au bien. C'est donc par la lutte, et non par l'abandon pur et s imple au jeu des , lois naturelles, que nous pouvons espérer de le réduire. La croyance réfléchie au bien est notre raiso,n d'engager la lutte et notre outien dans les épreuves. Voyant le mal et voulant le bien, nous nous consacrerons au soulagement des misères hu maines, avec sympathie, avec· religion, sans dureté et sans morgue, comme sans tristesse et sans amertume. Notre optimisme sera donc avant tout la croyance qu'il
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est beau et qu'il n'est pas vain de lutter contre les maux qui nous assiègent. _. En résumé, le pessimisme est vaincu chez un homme qui croit au devoir. De celle croyance découlent des idées et des sentiments qui meltent l'àme hors de son atteinte. Mais celle conclusion même nous montre ce qu'a de particulier le problème dont il s'agit. Nous n'en trouverons pas la solution dans l'expérience, dans la philosophie, dans les données de la science. Ce problème n'est pas semblable à ceux que la science étudie. Sans doute, il nous est imposé par la nature des choses; mais la solution ne nous sera pas donnée du dehors: elle ne peut venir que de nous.
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Je me propose de rechercher quels sont les mobiles auxquels il convient de donner la préférence qua~d on exhorle la jeunesse à l'étude, quels sont, pour l'écolier, les meilleurs ressorls du travail intellecluel. Je dois confesser que je ne vous apporte sur ce sujet rien de nouveau, rien de personnel. f:lait-ce une raison de ne le pas traiter? Je ne le pense pas. Il s'agit ici d'une queslion prali<.gie, aussi anclenne ·que la culture humaine. 01·, en pareille matière, on doit se défier de l'originalité, plutôt que des idées communes. Ce n'est pas nécessairement une marque d'erreur que de penser comme les autres. Vous connaissez le mot de Pascal sur les vérités morales: « On leur donne le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières. » D'autre part, la simplicité de ces vérilés n'empêche pas qu'il ne soit souvent utile de se les remettre en mémoire. Dans le domaine de l'action, savoir n'est rien, appliquer est tout. 01·, pour qu'une connaissance se transforme en a'cte, il faut qu'elle dépasse la sphère de la mémoire et qu'elle s'incorpore à notre volonté. Le moyen d'oblenir un tel résultat, c'est de ne point laisser nolre allention se détourner des vérités pratiques, comme de choses con-
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nues et banales, mais de tenir ces vérités constamment présentes devant notre esprit, de les considérer'sous dès faces diverses, d'évoquer toutes les raisons, tous les exemples qui sont de nature à leur donner plus de valeur, plus de force et plus de vie. Il faut, disait Leibnitz, nous garder de répéter de bouche les maximes morales comme des perroquets, sans éprouver au dedans de nous un désir sérieux de les mettre en pratique. El contre ce qu'il appelait Je psiltacisme, il recommandait l'observation de ce précepte: « Penses-y bien el souviens-loi. » Cherchons dans cet esprit quelle réponse il convient de donner à la question: « ·Pourquoi étudions-nous? » Il y a un motif supérieur qui doit dominer Lous nos actes, el notre vie intellectuelle comme notre vie morale : c'est l'idée du devoir. Mais il ne nous est pas défendu, il est aussi légitime qu'efficace de chercher dans les dispositions et les tendances de l'homme un point d'appui pour la pratique du devoir. Le devoir, en effet, n'est pas contraire à notre nature: il nous commande seulement, avant de laisser agir nos énergies naturelles, de discerner et choisir les meilleures. Ce sont, à propos de l'étude et du travail intellectuel, ces principes d'action, distincts du devoir, mais susceptibles d'en favoriser l'accomplissement, que nous nous proposons de déterminer et d'analyser.
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Les mobiles les plus apparents, ceux auxquels peut-être on fait le plus souvent appel dans les exhortations au travail, sont l'émulation, l'amour de la louange et l'util ité. Et ce sont là incontestablement des mobiles d'une grande valeur. ·, \\ En vain condamnerait-on l'émulation, et, après lui avoir
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parfois trop accordé, voudrait-on la proscrire de l"œuvre éducatrice. Elle a été en honneur de toute antiquité. Chez les Grecs, _out était obj et de cçrncours: le s exercices phyt siques, les arts, la poésie. Les vainqueurs des jeux Olympiques étaient chan lés par un Pindare, et leurs noms étaient gravés en lettres d'or sur des tables de marbre. C'est à l'ambition d'obtenir le premier prix que le monde doit les œuvres immortelles d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide. Ouvrez Quintilien: il fait à l'émulation la plus large part. Elle enflamme l'esprit, dit-il; elle inspire souvent plus d'ardeur pour l'étude que les exhortations des maîtres, la surveillance des pédagogues et les vœux des · parents. Outre son efficacité de tout temps reconnue, l'émulation a un caractère qui lui assigne une singulière valeur. Elle représente, daJJS l'école, la vie réelle : car la vie est essentiellement lutte, rivalité, concours. Or il faut le plus tôt possible initier les enfants aux conditions de la réalité. Ainsi que l'émulation, l'a moUI....Q.ll_ la ouang~ est un mobile très pui ssant 'et très naturel. Combien les anciens ne l'ont-ils pas célébré! « C'est, disait Cicéron, l'honneur qui nourrit les arts, et tout homme s'enflamme d'amour pour une élude qui promet de la gloire. » Quant à l'utilité du travail intellectuel, on la proclame à l'envi, et c'est justice. Celle utilité revêt deux formes. L'étude nous initie à la science, laqu elle procure à l'homme . l'empire sur la ~a~; c'est là l'utilité palpable par excellence. Il en est une autre moins vi sible, que les érudits de la Renaissance ont bien disce rnée et définie : l'élude, disaient-ils, appliquée à de beaux modèles, orne l'esprit; elle le civilise, lui donne la politesse, développe en lui l'humanité. Les érudits allemands du siècle dernier ont été plus loin. Former un honnête l'tomme, selon les idées françai ses , ne leur suffit pas. Ils veulent que l'étude fasse l'éducation intime de l'esprit, qu' el le Je forme et le moule
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en quelque sorte; car tel est le sens du mol allemand
Bildung, imparfaitement traduit par notre mot culture.
Quoi qu'il en soit, on est sûr d'être dans le vrai quand on fait ressortir aux yeux de la jeunesse l'utilité de l' étude. Si légitimes et si efficaces que soient l'émulation, l'amour de la louange et la considération de l'utilité, ces motifs sont-ils suffisants et doivent-ils être placés au premier plan dans notre conscience? . Il s ont en commun un caractère a uquel il convient de prendre garde: ce sont des mobiles extrinsèques . Ils présentent l'étude non comme une fin, mais comme un moyen. Il nous invi·tent à nous y appliquer, non en vue d'elle-m ême, mais en vue des avantages qui s'y trouvent attachés . Dès lors, l'ardeur avec laquell e on se portera v~rs l'étude en vertu de ces mobiles ne se ra null ement la mesure de l'amour qüe l'on aura pour le travail lui-mê me et pour les objets auxquels il se r apporte. Vous éludiez pour avoir des succès? Cela est bien. Mais si vous travaillez uniquement pour celle fin, les concours une fois ter minés vous n'étudierez plus. Vous étudiez pour vous faire une position? Quoi de plus juste? Mais, le but atteint, peut-être ne songerez-vous jamai s à rouvrir vos livres . Vous étudiez pour apprendre comment l'h omme peut s'approprier les forces de la nature? Mais, si l'étude n'a pas pour vous d'autre signillcalion, vous vous renfermerez dans les connaissances techniques et perdrez le sens des recherch es désintéressées. Vous éludi ez pour orner et former votre esprit? Mais, l alors encore, vous n'aimez pas pour eux -m êmes les objets ~ de vos études? C'est votre moi qu e vous , prenez comme fin, c'est à votre plaisir ou à votre intérêt que vous rapportez les œuvres du gé nie. Vous r efuserez donc de vous lier. Vous prendr ez ou laisserez les livres selon vos caprices ou vos beso in s.
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Et ainsi, ne jamais parler aux enfants que d'examens, de concours, d'honneurs et d'utilité, c'est presque les ( détacher de l'étude, dans le temps qu'on les y astreint. Vous connaissez ce mot sévère d'un spirituel et profond penseur 1 : En France, « on prend le baccalauréat pour en finir avec les études. » Ce résultat serait difficilement évitable, si l'on ne voyait dans le travail intellectuel qu'une peine dont on atlend le salaire. Il est vrai, di ra- t-on; mais l'appât d'une récompense ou d'un profit est encore le moyen le plus efficace que l'on ail trouvé de déterminer l'homme à faire un effort .. Il faut donner un attrait factice à ce qui manque d'attrait par O ~soi-même. Ainsi parlent beaucoup de personnes. Mais ne tranchentelles pas bien promptement la question de l'intérêt que l'étude peut présenter par elle-mème? Le travail demande ( un effort. Est-il donc pour cela une peine et un châtimenl? Oublions un instant les préjugés et les phrases convenues. Mellons-nous en présence de la réalité. Cherchons quelle est, en .face des grands objets de la littérature et de la science, l'impression naturelle de l'esprit humain. Si celte impression élait une inclination S[!__ontanéa.lœrs l'élude, le recours aux mobiles extrinsèques serait moins nécëssaire qu'on ne le suppose.
II
Le premier sentiment qu'éveillent en nous les _ objets nouveaux. qui nous sont offerts, c'est la curiosité. Ceci est vrai de l'enfant au moins autant que de l'homme. L'enfant questionne à lout propos, et porte dans son regard vif et
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mobile le désir qui Je possède d'être éclairé sur tout ce qu'il aperçoit. Il est vrai que, parfois, l'enfant n'est pas plus tôt à l'école que· sa curiosité s'éteint, son regard se ternit, sa physionomie devient morne. Ce qu'il avait d'esprit et de grâce disparaît pour faire place à la gaucherie, à l'Ïndifférence, à la paresse et à la lourdeur. Mais c'est · là l'effet malheureux d'un enseignement sans vie, ce n'est. pas la suite naturelle de l'inilialion à l'élude. Un récit du vieil Homère montre à quel point les Grecs considéraient le désir d'apprendre comme l'un des instincts les plus puissants de la nature humaine. Lorsque les sir.è nes, pour attirer Ulysse, cherchent les arguments ,les plus irrésistibles, ce qu'elles lui promellent, ce ne son~ pas les mille formes du plaisir, c'est la science: « Viens à . nous, glorieux Ulysse! Jamais on ne passe outre sur .un vaisseau, avant d'avoir ouï les doux chants qui s'échappent de nos lèvres; ensuite on part transporté de joie et sachant bien plus de choses. Nous n'ignorons rien de ce que les Grecs et les Troyens ont souffert dans les vastes plaines d'llion; nous sommes instn1ites de tout ce qui arrive sur la terre fertile. » L'instinct de curiosité fut particulièrement fort chez les Grecs, ces représentants par excellence du génie humain dans l'antiquité. Il se manifeste chez l'homme, dès qu'on lui permet de suivre 1sa pente naturelle. Il se développe et s'étend en se satisfaisant. //( Appuyons-nous donc tout d'abord, pour exciter le_ ens l~ fonts à l'étude, sur ce précieux instinct. Gardons-nous de nous en passer ou de l'émousser. Grâce à lui, l'élève s'élance de lui-même dans la voie qu'il lui est enjoint de parcourir. L'homme doit conserver intact pendant Loule sa vi~ cet ardent désir d'apprendre, qui est comme l'invitation de la nature à étudier. Mais si ce mobile est puissant et légitime, il est clair qu'il ne peut suffire. La curiosité est une faculté vaga-
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bonde et capricieuse, qui nous fait rechercher le nouveau, le facile ou le piquant, de préférence au vrai, au grand et au beau véritable! Elle aime à butiner plus qu'à approfondir. Elle a, de la jeunesse, le charme et la légèreté. C'.est pourquoi elle a besoin d'être guidée. D'où lui viendra celte direction? La nature va-t-elle nous offrir d'autres · impressions, capables de déterminer comme il convient cette disposition première?
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Les objets que l'on propose à notre élude ne sont pas les premiers venus. C'est ce que les lettres et les sciences renferment de plus grand. En face de celle grandeur, l'impression naturelle de l'âme est le respect. Quelles sont en effet les co~1ditions de cc· sentiment? Pour qu'une chose soit respectable, il faut qu'elle fasse paraître une volonté soumise à une loi haute et sainte, et, à défaut d'un plein accomplissement de celte loi, un effort désintéressé de l'agent pour se dépasser, pour tendre à l'idéal. Et pour qu'un être soit capable de respect, il faut qu'il conçoive la ,grandeur spirituelle et sache s'incliner devant elle, il faut qu'il ait le sens religieux. Or ces conditions se trouvent excellemment remplies quand l'enfant est mis en présence des chefs-d'œuvre de la pensée humaine. Qu'est-ce, en effet, que la science et la littérature, sinon l'homme dépassant infiniment l'animalité où il a pris naissance, et s'élevant au-dessus de lui-même en se subordonnant, en se vouant à l'idéal? Dans la science, l'homme · s'humilie : il sacrifie ses imaginations, ses habiludes d'esprit, ses préjugés, ses désirs, à la recherche de ce que les choses sont el'l elles-mêmes. Dans les lettres, à vrai dire, l'homme se prend lui-mème pour objet. Mais il ne s'enferme
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pas dans son individualité : c'est l'éternel, ou la beauté, ou la vie, ou le mystère, inhérents à la nature humaine, qu'il s'efforce de saisir et d'exprimer. L'activité liltéraire cherche Dieu dans l'esprit, comme l'activité scientifique le cherche dans les choses. L'une et l'autre doivent donc nous in spirer du respect, si nous sommes capables de ce sentiment, si nous avons l'instinct r eligieux. Mais qui peut nier que l'enfant, livré à lui-même, n'a it conscience de sa faiblesse et de sa dépendance el ne soit disposé à rendre un culte à. ce qu'il juge grand et bon? Il est, à vrai dire, des théo ries qui tendent à détruire en nous le respec t des grandes œuvres. On analyse le génie dans ses éléments et dans ses causes, et l'on essaye de prouver que l'apparition d'un grand homme n'est, au fond, qu'un accident falal, une sorte de réuss ite, déter minée par un heureux concours de coïncidences dans les influences de milieu el d'hérédité . Mais peu nous importe Je moyen qu'emploie la nature pour réaliser ses plus nobles créations. Les fleurs restent belles après qu'o n les a ramenées à des substances chimiques. Qu'o n explique Je génie physiologiquement, il n'en conliriue pas moins à nous dépasse r. Cependant certains critiques surviennent qui nous disent: Pour comprendre !'écrivain, il faut avant tout étudier l'homme. Or l 'homme est d'ordinaire un homme comme les autres : intéressé, vaniteux, jaloux, esclave des prrjugés de sa caste et de son époq ue, charlalan parfois et souvent plagiaire. Par des accusations de ce genre, appuyées sur une érudilion très étendu e el Lrès minutieuse, on entend nous détacher d'un respect qu'on taxe de superstition, el substituer, dans l'étude des œuvres littéraires, la science au sentiment. Ne nous lai sso ns pas abuser par celte criL1que maligne. L'œuvre et l'auteur sont et doivent resler deux choses fort
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dislinctes. Cerles, entre l'un et l'aulre l'harmonie est possible. Le style, en parliculier, peut n 'ê tre pas simplement de l'homme; parfois ilestl'homme même. Mais que de fois aussi il y a disproportion entre l'œ uvre et l'individu! L'œuvre, n'e n doutons pas, peut être supérieure alors que l'individu est vulgaire. Cela. Lient à ce qu'un auteur a nécessairement en vue de composer l'œuvre la plus bell.e, la plus haute possible. Il n 'éc rit pas pour lui-m ême, quoi qu'en disent parfois ceux qui se croient méconnus: il écrit pour l'humanité; et ce qu'il y a en lui de plus grand s'éveille à l'appel de ce lecteur idéal. Bien souvent l'individu n 'es t que le tb éù lre du génie qui travaille en lui et sans lui. Or c'est l'œuvre de ce génie que nous nous proposons d'étudier. Certes, nous demanderons à la biographie et à l'histoire tout ce qu'elles peuvent nous fournir de secours pour la bien comp"rendre; mais ensuite, nous la considérerons en elle-même, abstraction faite de la personnalité de l'auleur. 'f, Ainsi, sponlan ément, l'homme éprouve, en face des monuments de la liltéral,1re et des conquêtes de la science, un sentiment de respect. Ce sentiment est-il bon et salutaire? Doit-on l'entretenir et le cultiver? Il peut sembler qu 'une lelle disposilion n'est guère conforme aux idees _ modernes . Depuis la Renaissance, depuis Bacon el De.s cartes, la superstition de l'autorité a disparn. La libre critique n'est-elle pas plus glorieuse et féconde que le respect? Certes, le respect est un sentiment délicat qu'il convient de r éserver pour ce qui est vraiment g rand et noble ; et c'est un senliment réG échi, qui ne doit pas dégé nérer en aveugle su perslilion. Mais quand nous étudions des chefs-d'œuvre éprouvés, nous ne pouvons que gagner à nous incliner devant leur grandeur, et à y chercher avant tout ce qui en fait des monuments dela puissance de l'esprit humain. Une fois pénétrés par le respect, nous
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polll'rons sans danger nous livrer à la critique la plus minutieuse. D'abord les chefs-d'œuvre supportent une telle critique; ensuite, là même où nous trouverons le génie en défaut, nous n'aurons plus désormais la tentation de nous targuer de nos découvertes, et de supputer victorieusement les fautes d'un Corneille contre notre syntaxe. Modeste et sincère, la critique nous instruira sans nous fausser le jugement. Ce sentiment de respect, qui est naturel et salutaire, peul-il être pour l'étude un mobile efficace? Au _premier abord, il semble qu'il nous tienne surtout à, distance, qu'il nous éloigne des maîtres par la conscience de notre immense infériorité. Aussi a-t-on parfois proposé de mettre les enfants en commerce avec les auteurs secondaires, avant de les initier à la lecture des plus grands. Mais Je respect ne nous dispose pas seulement à la réserve. C'est un sentiment complexe, oü il entre de l~llrait en mème temps que de la crainte. On redoute, mais on. ':'-- désire la présence de celui ~on respecte. C'est déjà souhaiter un commerce plus intime avec les objets de nos 1 études que de ressentir pour eux du respect.
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En fait, les grandes créations de la littérature et de la science ne nous inspirent pas seulement du respect; et ce sentiment austère est le prélude d'une émotion plus douce. A mesure que nous nous approchons des chefs-d'œuvre et que nous en acquérons une connaissance plus précise, nous nous apercevons qu'ils ne sont pas seulement grands, mais beaux, et qu'ils répondent aux plus vives aspirations de notre âme. Dès lors, au respect succède l'admiration, et à l'admiration l'amour. C'est la marche naturelle de
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l'dme en présence des choses qui lui apparaissent comme excellentes. Qui peut douter que les objets de nos études, envisagés sous leur vrai jour, ne soient au plus haut point admirables et aimables? Je ne parle pas des résullats pratiques des sciences, dont la beauté frappe tous les yeux; je ne parle même pa~ des hautes lhéories qui excitent à un si haut degré l'enthousiasme des savants. Mais les choses scolaires proprement dites, les éléments de la grammaire ou du ' calcul, la résurrection du passé par l'histoire, le rapport de l'homme à. la terre que nous explique la géographie, toutes ces connaissances, même sous leur forme la plus humble, enferment dans quelques symboles très simples une telle somme d'efforts, de découvertes, d'inventions, d'idées, de conquêles sur la nature et de moyens de perfectionnement pour l'humanité, qu'elles doivent ravir, comme des merveilles, celui-là même qvi ne fait qu'en entrevoir la portée. L'alphabet passe pour une chose abstraite et ennuyeuse. Mais qu'y a-t-il de plus admirable que de réussir à. noter sur le papier, avec vingt-cinq caractères, tous les mots, c'est-à-dire toutes les idées et toutes les choses? Le résultat est si étonnant, qu'il a suggéré, semble-t-il, dans la science de la nature elle-même, l'une des hypothèses les plus hardies et les plus fécondes. On sait que de profonds philosophes de l'antiquité, Démocrite et Épicure, expliquèrent par de petits corps, identiques en nature et ne di fîérant que par la forme, l'i.nfinie dîversité de qualités que, fait paraître le monde qui nous entoure. Et celte ingénieuse hypothèse se retrouve aujourd'hui dans la chimie atomique. Or, selon Lucrèce, la pensée de l'alphabet aurait été présente à l'esprit des fondateurs de l'atomisme, et aurait été l'origine de leur invention. C'est une merveille encore que la numération, qui, avec quelques signes et quelques mots, permet de classer et nom mer tous les nombres possibles, et fait tenir un infini dans l'in-
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telligence d'un enfant. Et ces créalions ne sont pas seulement admirables, elles sont aimables, parce qu'elles sont l'œuvre de l'esprit humain, qui s'y manifeste dans sa splendeur et sa lib éralité. Livré à son impression naturelle, l'homme aime la science, comme l'objet id éal dont la possession comblera les désirs confus de son inlelligence. Plus direclement encore sommes-nous en communion avec l'esprit qui vit et s'exprime dans les œuvres lilléraires . Qu'ils soient voisins ou élo ignés de nous, ce so_nt des hommes qui nous y conflenl leurs douleurs et leurs joies, leurs sentiments sux la vie et sur le monde. Celle conversalion mystérieuse avec les grands génies des temps les plus reculés a un charme élrange et pénétrant; et, loin de trouver ces anciens barbares et grossiers, nous sommes élonrÏés, à mes ure que nous apprenons à les connallre, de voir à quel point ils avaient des sentiments analogues aux nôtres. Faites lire Homère à un enfant qui ne se doute pas que c'es t là une matière à versions grecques et à pens·ums, et vous serez frappé de l'allrai t qu'aura pour lui -celle lecture, de la vivacité avec laquelle il prend ra parti pour ou contre les héros du poème. Il en se ra de même des lragédies de Corneille el des chefs-d'œuvre classiques en général.. Le simple el le grand, fussent-ils antiques, sont plus voisins d'une âme naïve que le faux et le compliqué, pour modernes quïls so ient. Mais partout où s'est épanché ie cœur humain, partout oü s'est traduite avec force et beauté l'émotion d'un homme, à notre tour nous sommes -émus et nous aimons; nous aimons le frére dont nous pénétrons l'â me, et qui d'avance nous a corn pris nous-mêmes. ~ 5' ,e granc;l poète s'est donné, et le don de soi appelle la ré'\,- ciprocilé. f On objectera que l'admiration et même l'amour peuvent n'èlre que des jouissances d'amateur, des sensations flnes de dilellanle. -Ce seraient, à ce comple, des sentiment dislingués peut-être, mais en définitive vaniteux et égoïstes.
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Il en serait ainsi, en effet, si l'admiration et l'amour n'étaient précédés et comme sanctifiés par le respect. :Épris de notre se nsibilité aristocratique et tout entiers au plaisir d'analyser nos impressions subtiles, nous mettrions un Hom ère ou un Corneille au service de notre.petite personnalité. Le respect prévient celle aberration. Il abat en nous la. personnalité et l'orgueil. C'est pourquoi il doit précéder l'amour'. Il faut s'èlre purifié pour avoir le droit de s'approcher de l'autel : il faut avoir dépouillé l'égoïsme pour communier avec l'idéal. L'admirati on et l'amour, venant ainsi à leur rarig, sont des mobiles très efficaces. L'amour tend à l'union des âmes. Si donc nous aimons telle science, telle œuvre littéraire, nous n e nous contenterons pas d'en prendre celle <lemi-connaissance qui n'e mpêche pas que l'obj et ne nou s demeure étrang er. Nous voudrons approfondir et faire nôtre la pensée qui a Louché notre âme, et nous travaillerons à faire passer dans notre substance les plus beaux fruits du génie humain. A ce point de vue, nous trouverons un charme et une vertu singulières à deux rratiqu.es parfois dédaignées: la lecture à haute voix el la coll tu me d'apprendre par cœur. Celui qui aime un auteur, notamment un poète, veut se représenter l'œuvre qu'il a sous les yeux telle qu'elle s'anima sous les regards épris de son créateur. Or, pour lui restituer ainsi la réalité et la vie, quel meilleur moyen que la lecture tt haute voix? Grâce à l'ébranl ement que les sons d'une voix émue produisent clans tout l'orgapi sme, l'imagination modèle et ressuscite les ombres indéc ises qui dorment dans les livres. Et quand on a pu s'assimiler le chef-d'œuvre par la mémoire, qu elle joie n'est-ce pas de pouvoir l'évoquer à tout moment, de l e posséder comme le sage antique possédait sa fortune, placée toute clans les biens intérieurs, et de se fondre avec cette ftme à qui la beauté divine s'est révélée!
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Or, à mesure qu'on lit et relit les chefs-d'œuvre, à mesure on y découvre des aspects nouveaux; et, les comprenant mieux, on les aime davantage. Il y a une réciprocité d'action entre l'amour et la connaissance; c'est pourquoi l'admiration, et l'amour qui en est le Lerme, sont. des mobiles d'une puissance toujours croissante. Cependant, nous devons reconnaitre que, déterminé par ces seuls mobiles, l'esprit ne retirerait pas encore de l'étude Lous les fruits qu'on en doit allendre. Si le respect risquait de le laisser froid et timide, l'admiration et l'amour pourraient le maintenir dans un état de contemplation purement passive. Or notre destinée n'est pas de nous abîmer dans l'extase, mais d'agir. Comment s'opérera le passage de la contemplation à l'action?
V
Il n'est pas nécessaire de forcer la nature par des artifices pour qu'elle aille vers la fin que la raison lui assigne. Il su!Tit de lui laisser suivre son. cours. Comme le respect enferme une secrète el craintive aspiration vers l'amour, 1ainsi l'amour, ·sans le savoir, tend à imiter et à créer. Cet instinct se manifeste chez l'enfant dés l'éveil de l'intelligence. Voyez-le au milieu de ses jouets: ceux qui l'intéressent le plus sont ceux qu'il peut démonter et recons- ' tituer, qui lui donnent occasion d'agir. Les jouets de Nuremberg, si renommés, consistent principalement èn réductions des objets dont se servent les grandes personnes: c'est donc que les enfants se plaisent surtout à imiter et reproduire ce qu'ils nous voient faire. Dès que l'enfant commence à étudier, si son instinct n'est pas contrarié, il voudra en seigner à son tour ce qu'il vient d'apprendre; souvent méme il voudra enseigner suivan_ une méthode t de son ïnvenlion. L'un des jeux favoris des petites filles
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est de faire la classe à leurs poupées. Quels sont les enfants qui, sentant les beautés d'une grande œuvre poétique ou artistique, n'aient rêvé de devenir, eux aussi, des poètes ou des artistes? El malgré les déconvenues que lui apporte l'expérience, l'homme conserve celle disposition. Il sent en effet que c'est par l'action qu'il se réalise lui-même, et cela d'autant plus que son action se règle sur un idéal plus élevé. One cet instinct soit bon et salutaire, c'est ce qui n'est pas douteux, s'il est vrai que les progrès de l'esprit humain ne se sont pas faits par l'action fatale des forces ex téri e urcs, mais par pne série de créations, toujours préparées par l'imitation. Mais pour que les œuvres de l'homme soient belles et viables, il faut que le respect et l'admiration des grandes choses précèdent le déploiement de l'activité productrice. Celui qui veut créer, comme un dieu, sans modèle, n'exprimera dans ses œuvres que sa ch étive personnalité. ll se contentera à peu de ·f rais, ne se comparant pas; et lors m ême qu'il lra vaillerail avec zèle, il n'acquerra qu'une frivole virtuosité. Pour faire de grandes choses, il faut joindre à !'intelligence et au travail un idéal lrès hç1.ut situé. Or, grâce au respect et à l'amour, chacun de nous participe à la vie el à la puissance du génie lui-même. Dans l'âme qui a passé par les initiations nécessaires, le dieu descend et renouvelle son œuvre créatrice. Si l'on y fait appel à l'heure et après la préparation convenables, l'in Linct d'' milalioJ} _e.Ld.e_ production sera la p.Jus féconde des excilalions à l'étude. Car pom être en mesure de reprodu ire les choses, il faut en avoir une connaissance bien pl_ profonde que pour se borner à les us décrire ou à en jouir. Celui qui voudra imiter un modèle l'analysera, le décomposera minuti eusement, cherchera à découvrir les lois et les méthodes suivant lesquell es ce modèle a été créé. Dès lors ce ne sera pas simplement une connaissance plus étend-ue qu'obtiendra le disciple devenu
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l'émule du maître, cc sera une connaissance d'une aulre nature. Il démêlera la genèse même des choses, il les connaîtra dans leur origine. Or, être en possession des méthodes d'invention d'une science, s'êlre approprié ce qui peut être transmissible des procédés du génie, est évidemment la plus haute récompense que nous puissions espérer de notre travail.
VI
En résumé, les divers mobiles e,xtrinsèques dont on se contente parfois pour déterminer les enfants à étudier sont loin d'être les seuls qui s'offrent à l'éducateur. Il est des mobiles intrinsèques qui sont à la fois très naturels, très légilimes et très efficaces. Tels sont le désir de savoir, la disposition au espect 1 à l'admiralion, à l'amour, l'instinct d'imitation et de J)roduction, Avant d'étudier en vue des avantages qu on lui propose, l'homme veut étudier en vertu de sa constitution intellectuelle et morale ellemême. S'il en est ainsi, il est clair que c'est tout d'abord à ces heureux penchants qu'il convient de s'adresser. Ce qui est vrai de l'humanité doit l'être de nos élèves, appelés à devenir des hommes. C'est avec le sentiment joyeux du dé-, ploiement de son être que l'humanité a créé les sciences, les lellres et les arts; ce ne peut être pour l'enfant une tâche pénible que d'être initié à celle création. Renonçons donc à cette idée, qLte les enfants ne peuvent s'intéresser qu'aux récompenses ou aux louanges, ou aux avantages divers que notre pédagogie leur propose. Admetlons qu'ils peuvent s'intéresser aux choses elles-mèmes, et ils s'y intéresseront. · On se demandera pourtant si toutes les éludes que l'on / exige de l'enfant sont de nature ù être ainsi aimées de lui,
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et si plusieurs ne sont pas à la fois très nécessaires et très arides.
veloppement de la science, des leltres et des idées généreuses qui sont l'honneur de l'humanité. On objectera enc~re qu'ainsi raltachée aux !rnpulsions nalurelles de l'â me, l'étude perd son caractère sérieux et seconfond aveéle jeu. Demander que l'e nfant soit mCi par l'aclmiralion et l'amour, n'est-ce pas revenir à la théorie du travail allrayant? Il serait fâcheux qu'il en fût ainsi; car celle théorie est certainement fausse et dangereuse. Elle débute par un
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mensonge; et, si elle réussit, elle énerve l'âme; si, ce· qui est plus probable, elle échoue, elle détruit la confiance de l'enfant envers le maître. Mais, sans ramener en aucu~e façon le travail au jeu, ne peul-on se demander si l' opposilion que nous établissons souvent entre le jeu et le travail est naturelle et vraie? Nous la trouvons professée par les Romains, peuple sérieux, sans doute, mais brutal et grossier dans ses jeux, comme il était dur et tendu dans la pratique du devoir. D'un côté contrainte violente, de l'autre relàchement sans frein. Est-ce là l'idéal de la vie humaine? Les Grecs ne concevaient pas .ainsi le jeu et le travail. Les jeux, chez eux, étaient réglés et nobles, le travail conservait de l'aisance et de la grâce. Travail et jeu n'étaient que l'alternance d'exerci~e de nos diverses facultés. Pour nous, tout en reconnaissant plus expressément que les Grecs la nécessité de l'idée de devoir, peut-être feronsnous bien de préférer leur conception de la vie à celle des Romains. Pourquoi le travail s'opposerait-il au jeu? L'un est-il moins indispens(lble que l'autre? Et ne suffit-il pas qu'il y ait différence, faut-il qu'il y ait absolu contraste, pour que l'un repose de l'autre? La liberté sans règle que l'on réclame pour le jeu n'a de prétexte que dans la gêne que l'on croit être inséparable du travail. Combien est-il plus beau et plus vrai, en ce qui concerne le régime de l'école, de voir dans ce que l'on nomme jeu l'exercice d'une partie de nos facultés, principalement de nos facultés physiques; et dans ce qu'on appelle travail, l'exercice d'une autre partie, principalement de nos facultés intellectuelles! Or l'un et l'autre veut être à la fois libre et réglé. Dans l'un comm·e dans l'autre doit se retrouver cet accord de la spontanéilé et de la mesure, qui est la grâce et la perfection. Enfin, on dira peut-êlre que l'élude telle que nous la comprenons rend le maître moins nécessaire. Mais la vraie
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\ mission du maître n'est-elle pas d'apprendre aux élèves à se passer de lui? Il vient un moment, dans les familles, où les parents, après avoir, pendant de longues années, fait leur bonheur du soin de leurs enfants, leur disent, non sans un serrement de cœur: « L'œuvre de volre éducation est achevée, volez désormais de vos proprés ailes. » De même, le maître qui remplit bien sa tâche apprend aux enfants à se suffire, à devenir des hommes. Lui aussi, l'œuvre achevée, il dit à ses élèves, non sans tristesse, mais avec la satisfaction du devoir utilement accompli : « Allez, mes amis, vous n'avez plus besoin de moi. »
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Entre les différents moyens d'enseignement et d'éducation, l'un des plus efficaces me paraît être la lecture à haute voix. Votre expérience, sur ce point, serait- elle en désac· cord avec la mienne? Pour moi, quand je repasse mes souvenirs scolaires, je trouve au nombre des plus vifs ceux que m'a laissés telle lecture faite, aux heures perdues, pa.r un professeur habile à bien lire. Et n'observons-nous pas, chaque jour, l'effet de la diction sur les hommes? Sans parler du théâtre, combien le débit d'un discours n'en augmenle-t-il pas l'effet? Ne remarquez-vous pas comme, en rendant compte d'une pièce d'éloquence, on prend toujours soin de mentionner de quelle manière elle a été dite? De tout temps les éducateurs ont compris l'importance de la lecture à haute voix. A Ath ènes, le premier maître de l'enfant était le grammatiste, lequel avait pour mission principale de lui faire étudier les poêles. Lentement et en cadence, il déclamait, phrase par ph rase, un morceau d'Ho- ' mère ou d'Hésiode, el les élèves répétaient. Dans les églises chrétiennes, la lec ture publique des textes sacrés fut
1. Ouvrages à consulter: Diderot, Pai·adoxe sw· le comédien; Legouvé, l'Art de la lectw·e ; Dupont-Vernon, de la Comédie française, l'Art de bien dii·e; Scoppa, Traité cfo la poésie italienne rapportée à la poésie française; Quicherat, Tmilé de ve,·sification frcinçaise; Becq de Fouquières, Trait é général de versification (i·an çaise; · Robert de Souza, Du Rythme poélique; Clair Tisseur, Modestes Obser! valions sur l'art de versifier ; Eugène d'Eichthal, Du Rythme dans la ve,·sifica tion française; P. Régnier, le Tai·tuffe des comédiens (1896); L. Favre, Traité de diction.
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de tout temps une des parties essenli elles du culte . Quell e ne devait pas être l'émoti on des premi ers chrétiens ente ndant lire, sur un ton de pieuse émoti on, les lettr es de saint Paul?Etplus qu e ja mais l'importa nce de la lecture à haute voix est reconnue a ujourd'hui pa r les éduca teurs. J'ai eu occasion de consta ter qu elle place ti ent cet exercice dans les écoles allemand es : ce lte place, à l'écol e des filles en particulier, est peul-être la. première . Il s 'ag it d'ex citet· dans les esprits, par Je pre slige de la di ction e t l'h a bile choix des textes , avec le se ntiment du beau et l'intelligence des auteurs, Je sentiment national. Ch ez nous-m êmes , de lon g ue date,-l'admini stra lion, le s maitres et les publicistes les plus émin ents uni sse nt leurs efforts pour développer à l'école le culte de la l ecture. Et il a ét é dit et fait tant de belles ch oses à ce t égard, qu e j e me prends à douter de l'intér êt qu e peut offrïr pour vous le présent entretien. J e son ge en particulier à un e conrérence de Mme Cécile Gay sur la diction , à un e leç on faite, ici même, par M. Léon Robert, sur la lecture expliqué~ , à plusieurs articles de M.Steeg, à l'atmosph ère même dans laquelle vous vivez ici, et j e m'aperçois que .je n'ai rien à vous dire qui ne vous ait été enseigné excellèmment par la théori e et par l'exemple . Que si pourtant j e vous am ène à réfléchir une fois de plus pa r vous-mêmes sur ce suj e t tant de fois traité, j 'aurai contribué à développer en vous, avec une conviction raisonnée , une habitude et une disposition d'esprit , ce qui, dans une ma ti ère d'ordre prnliqu e, ne peut être estimé à trop haut prix. Je me propose d'attirer votre attention sur les deux points suivants: En quoi consiste le pouvoir de la lecture à haute voix? Comment faut-il lire pour que ce pouvoir se manifeste ?
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La lecture donne la vie au discours. Dans ce mot est contenue la réponse à notre première question. Mais qu'estce que celte vie? Quel est le sens de celle métaphore? Un passage de Platon vient ici à mon secours. Vers la fin du Phèd1J11, comparant le discours écr.it à la peinture, Platon s'exprime ainsi : « Il en est de l'écriture comme de la peinture. Les productions de cette dernière semblent vivantes; mais interrogez-les : elles gardent gravement le silen;~. De même les discours écrits : à les entendre, n vous .croyez qu'ils pensent; mais si vous leur dema_ dez quelqL1e explication sur le sujet qu'ils traitent, ils vous répondent toujours la même chose ... Qu'un discours écrit se voie méprisé ou insulté injustement, il a toujours besoin du secours de son père. Par lui-même il est incapable de repousser les attaques et de se défendre.» Qu'est-ce à dire, sinon que l'auteur ne couche sur le papier que les résultats derniers de ses réflexions? Il garde en son esprit la multitude de faits, d'idées, de raisonnements, d'èssais et de vérifications qui l'a conduit à ces résultats. C'est pourquoi flotte et s'agite, autour de chaque pensée rendue par l'écriture , tout un cortège invisible de pensées accessoires et explicatrices. Ce cortège, le discours écrit, à lui seul, ne l'évoquera pas. Mais il appartient à la voix humaine de le susciter da-ns~ l'esprit des auditeurs. Les mille nuances de la parole so~t: com 'l e autant d'éclaircissements, qui aident à saisir rigine et la liaison des idées, les oppositions et les rapprochements, la physionomie propre des objets, le terme oü s'achemine la pensée. C'est le travail même auquel s'est livré.J'écrivain qui se renouvelle dans l'esprit du lecteur et des auditeurs; c'est l'intelligence, endormie dans son enveloppe matérielle, qui se réveilte et de nouveau l'anime.
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Tel est l e pre mier effet de la lecture à h aule voix : elle est un procérl li tr <'·s sûr et très puissant pour faire co mprendre le texle avec précision et profondeur. Mais elle va plus loin. Considérez l'acli on directe de la parole. Il y a dans la voix humaine un je ne sais quoi qui se communique à l"homme, et l'atteint a u plus profond de so n être. C'esl quelque chose comme ce qu'on appelle en physique les vibralions synchrones . . Lecteur et audi L eurs vibrent à l'unisson; mème l'émotion de l'un est renforcée par celle des autres, et réciproquement. Or, c'est sous l'influence de l'esprit dont on évoque l'œ uvre que ce phé! nom ène se produit. C'est lui qui maintenant vit .J/1' ~ux, c'est so n amour de la vérité et de la beauté, source secrète de ses pensées, qui se propage dans l'âme de ses fidèles. Et ainsi le lecleur ne fait pas seulement corn prendre, il fait aimer l'auteur. Au son de sa voix, le lan gage écrit perd ce qu 'il a d'ovaque et de 11Jalériel, devien t pur symbole, se laisse de plus en plus pénétrer pn.r les â mes qui se cherchent, et finalement n 'est plus que le trait d 'union de ces âmes elles-mêmes.
/Jann geht die Seelenkraft dir auf, J,Vie spricht ein Geist zum andem Geisl.
Ces paroles de Faust se réalisent. Tandis que s'ébranle l'organisme, les porles de l'â me s'ouvrent toutes grandes, et c'est maintenant un esprit qui parle à un esp ril. Afosi la lecture à haute voix fait corn prendre et sentir av·;~Üpe vivacité singulièr e'. Mais comprendre et se nlir avec force, c'est dé,i à presque vouloir; et vouloir sérieusemeril, c' es t commencer d'agir. Si les œuvres qu'on lit devant nous éma nent de génies supérieurs, ce ne sera rien de moin s qu 'un e disposilion à nous dépasser nous-mêmes, à nous hausser jusq u'à ces génies dans nos pensées et dans nos actions, que la lecture à haute voix suscitera en nous.
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Mais pour produire de tels effets, comment la lecture doit-elle être pratiquée? Un homme très distingué, aussi fin artiste que profond mathématicien, me disait un jour : « Il n'y a qu'une manière de bien lire, c'est de lire sans aucune expression. Prononcez fidèlement et correctement ce qu'il y a dans le texte, et laissez-moi animer ce discours à ma guise en ma· propre imagination. Dans vos efforts pour interpréter l'auteur, je ne puis voir qu'une indiscrète prétention à vous interposer entre lui et moi. » C'est dans une pensée voisine de cellelà que des poètes très pénétrés de l'inviolabilité de l'art fondèrent, il y a quelques années, un théâtre de marionnelles. De tels acteurs, au moins, ne tenteraient pas de se substituer à l'auteur, Si plausible qu'apparaisse la thèse de mon ami quand elle est soutenue par lui, je crois que, pour qui cesse d'être sous le charme de ses explications, elle redevient un gros paradoxe. Lire sans expression, en fait, ce n'est pas présenter le texte tout nu et prêt à recevoir un vêtement quelconque, c'est lire avec une expression fausse et nuire · à l'intelligence .du texte. C'est, en outre, pour la _ plupart des auditoires, rendre le discours monotone et ennuyeux. Or, il est inadmissible que tel soit le devoir du lecteur. Enfin, on nous demande ici une chose qui, en réalité, n'est pas en notre pouvoir. Il est impossible à qui sent vivement de ne rien mettre de son émotion dans sa voix. et dans son accent. Pour vous obéir, le lecteur devra _ faire une viose lence qui achèvera de donner à. son débit quelque chose de factice et de faux. Gardons-nous toutefois d'écarter purement et simplement le parad~xe de mon ami. D'abord il est bien vrai que
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le premier point, c'est de lire ce qu'il y a dans le texte, tout ce qui s'y trouve et rien que ce qui s'y trouve. Le conseil est trivial, il n'est pas inutile. Soit Iégèrèté ou habitude de se contenter de l'à peu près, soit défaut de sou-plesse, soit préoccupation de l'effet, bien des personnes allèrent plus ou moins le texte, sans songer que l'exactitude est la '{ll'O· bilé du lecteur, et que les autres qualités n'ont le droit de se produire que si celle-là est présente. Mais ce n'est pas tout. Notre mathématicien poète nous rappelle avec humour l'un des principes dont nous devons le plus nous pénétrer :· l'impertinence qu'il y a, chez le lecteur, à détourner sur lui l'attention, qui ne doit aller qu'à ce qu'il lit. Je ne sais si, mème au théâtre, les ac- ' Leurs ont bien le droit de nous foire admirer comme personnelle l'interprétation qu'ils donnent des œuvres qui leur son~ confiées, et de se faire applaudir pour eÙxinêmes. Mais en tout cas il est interdit à l'éducateur de chercher dans l'accomplissement de sa lâche l'occasion d'un succès pour sa personne. Il n'a pas réussi, · il a échoué, si de sa lecture l'impression principale qui se dégage pour les élèves est l'admiration de son laient. Nous ne devons même pas lire dans le même esprit qu'un homme du monde, qui se propose surtout d'amuser et de distraire ses auditeurs. Les grandes pensées, le beau langage, ne sont pas pour nous un instrument de plaisir, même distingué. Ce que nous avons en vue, c'est de nous élever, en participant il. la vie supérieure dont · Je génie a eu le privilège. Le lecteur ici n'a pas à se distinguer des auditeurs et il. s'en faire applaudir ou remercier. Il doit s'effacer devant l'auteur et se borner à en être l'organe. Il est avec ses auditeurs sur le pied d'égalité, et c'est son abnégation même qui assure son action. S'il en est ainsi, Je JJroblème que nous nous sommes posé ne laisse pas que d'être embarrassant. D'une part il .fau_ t lire avec expression, mettre du sïen par conséquent dans
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sa manière de lire; d'autre part, il faut s'effacer et faire entrer les auditeurs en communication direc te avec l'au~ teur. Comment ces deux conditions sont-elles conciliables? Ce qu'on doit d'abord souhaiter chez le lecteur, semblet-il, c'est quïl sente ce qu'il lit, qu'il aime pour faire aimer. Mais ici encore nous rencontrons un paradoxe célèbre, celui de Diderot. Le comédien, dit le brillant critique, ne doit avoir aucune se nsibilité , mais beaucoup de jugement etde pénétration. Il doit être comme un spec tateur froid et tranquille de lui-m ême. Il doit avoir l'art de tout imiter sans ri en ép rouver. J e ne· sais si, mê me en ce qui concerne les comédiens, la théor ie est vraie sans r es tri cti on; ma is pour nou s, qui voulons élever les âmes et non brill er, elle est certainement inadmiss ible. Nous n'avons le droit de provoquer . tel ou tel sentiment que si nous l'ép rouvons nou s-mêmes. Se croire au-dessus de l'émotion . que commandent les grandes cho ses, alors que l'on a pour mi ssion de l'in spir er, est un e altitude qui ne convient pas à l'éducateur. Ajoutons que l'artifice est une métho de bien dangereuse. Le j our où les élèves le su rprenn ent, ils perdent env ers leur maître celle confiance et cet abandon qui, sont la condition de l'in{luence. ll y a pourtant qu elque chose de considérable à retenjr du célèbre Parado xe sut le comédien: c'est que, ni pour exprimer ·ce qu'on sent, ni même pour sentir, on ne peut s'e n tenir à la nature brute. Il est ce rtain qu'il faut être naturel, mais tout ce qui es t dans là. nnture n'est pas nalurel. L'a ffectation elle-mème est, da ns la nature. Le naturel impliqu e un " choix entr e les mouvements de la nature: c'est la s ponta néité et )a simplicité dans la manifestation de la vraie nature de l'homm e, c'est-à-dire de la r aison et de-l'honnêteté. Par s uite, le naturel es t le r és ulta t d'un concours de la nature .e t du juge ment. ·
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En ce qui concerne la manière de rendre les sentiments, les psychologues établissent que nulle expression, si primitive et spontanée qu'on la suppose, n'est purement automatique, mais qu'il y entre nécessairement une part de choix et de volonté. A plus forte raison dernns-nous faire acte de jugem~nt et de réflexion, si nous voulons trouver l'expression juste de sentiments parfois très complexes el délicats. Mais il y a plus : le senlimenllui-même risque de s'égarer, s'il n'est guidé p!J.r la raison. La sincéri Lé, qui en est la qualité première, ne se trouve pas dans la nature pure et simple. Autrement, rien ne serait plus sincère· que l'impulsion aveugle et la passion. Ilfaut, pour avoir le droit de se dire sincère, mettre, en conscience, ses pensées et ses sentiments d'accord ·avec l'idéal de vérité et de bonté que l'on porte en soi: ce qui ne se peul sans élude. Et puis, ce n'est pas tout de se persuader qu'on doit s'identifier avec l'auteur. Il y a ici bien des cas à distinguer. Si je lis un poème de Lamartine, c'est en effet la personnalité r éelle ou iMale de l'auteur qui est l'âme du discours. Mais dans 11ne poésie dramatique, comme celle de Corneille ou de Molière, c'est avec les personnages du drame lui-même que je dois m'identiri - r. Si je lis un ' dialogue placé dans une Épître, comme Je dialogue de Cinéas et de Pyrrhus dans la première Épître de Boileau, je dois faire ressortir l'intention de l'auteur plus que l'individualité des personnages, lesquels ici ne sont que des symboles. Si je lis une fable de la Fontaine, ce poète étrange, qui se propose, dit-il, de répandre dans les âmes les semences de la vertu, mais qui va à son but par le chemin des écoliers, s'amusant de tout ce qu 'il rencontre et plus d'une fois oublian·t d'arriver; pour qui la morale, la 0e, le mon. e, la nature, onl peut-être élé par-dessus tout d l'occasion de dé"ployer un art exquis de peintre, d'autelil' dramatique, d'humoriste et d'écrivain, le point de vue au6.
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quel j e dois m e placer ne la iss e pa s que d'appeler un délicat exam en. Ma is le lec teur ne se borne pas à manifes ter son se ntim ent , il ve ut rendre la vie à ce qu'il lit. Sur qu els princip es d oit-il s'ap puye r pour y r éussir ? Dans notre siècle d' érudition, on se persuade volontiers que la mi ssion propre de l'interprète es t de r epl acer Jes choses dans leur milieu et d e leur r es tituer ex actement leur ph ysionomie lli sloriqu e. En consultant les do cuments nou s pouvon s reconstituer avec un e fid élité de plus en plu s g rande les se ntim ents, les h a bitud es d'es prit, les allure s, le ton et ju squ'au parl er de nos aïeux ; nous pouvons nous donn er ln, sensa ti on de ce que fut l e passé . Le. Jecleur h abile me doit, semble-t-il , celte se nsation: j 'attends de lui qu'il me fass e voir la Chim ène de 1G3G. Est-il vrai qu e telle soit la fin à poursuivre? Je ne parle pas du labeur énorme qu'exigera la moindre lecture, si l'on veut que les homm es e t les choses y ressu scitent, dans Lou s les détails , a vec leur physionomie hi storique; que de foi s, avec toute la science du mond e, on sera obli gé de co nfesse r son impuissance! J e ne parle pas de la difficulté qu ïl y a ura souvent à passionn er so n a uditoire · pour d es reconstitution s qui intér essent surtoutles érudits. Mais il se mbl e qu e r eplonge r enti èrem ent dans le passé un Corn eille ou un Moli ère, et se refu se r à voir. en eux autre ch ose qu'un produit du milieu o ù ils ont vécu, c' es t. leurfaire tort et les trahir. Les grands hommes travaillent pour l' éternité. C'es t les ye ux fixés sur l'ave nir, s ur l'idée de la per fection a bsolu e, qu'ils conço ivent et- qu' ils produi se nt. Sera it-il d onc vrai que Lou s leurs efforts ont été vains, et qu e , co mme le premi er venu, il s tienn ent tout enti ers cla ns le point de l'espace et du te mps où fut enfermée leur vi e ma téri elle ? A l'opposé de ce lle théorie, nou s trouvon s celle qu e profes sent s ouvent les homm es de th éâtre. Il faut, disent-ils ,
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rajeunir les personnages des ouvrages anciens, et les habiller à la m od_ d'aujourd'hui: c'est Je m oyen de les e r e ndre intéressants pour notre public, c'est Je moyen de donn er carrière él l'originalité des inte rprètes . Nul doute que celte méthode ne prése nte des avantages. Shakespeare francisé d'après le goût du xvm• siècle a pu trouver accès auprès des contemporains de Voltaire . Aujourd'hui mème, sous un déguisement j apo na is, il est app1audi à Yédo. Et l'on pourrait sou tenir la th èse e n que s ti on par des r a iso ns ph ilosophiqu es , en disant que, pui squ'un e œ uvre classique est de tous les temps e t que le vague et l'ind étermi_ ne sont que de froides abstracné ti ons, il es t très légitime de représenter successivement les typ es classiqu es sous la forme que chaque siècle leur donne da ns la vie r éelle. Mais nous ne pouvons, au point de vue de l'éducate ur où nous sommes ici placés, nou s ran ger à ce lte mani ère de vo ir. Exciter l'intérê t à tout prix ne saura it nou s convenir, et les plus in gén ieux raisonnem ents n e nous masqueront point ce qu'il y a d'arbitraire e t de faux dnm la transformation d'Alces te en un h omm e du x1x• siècle. No us ch erchons la vérité e t rien a utre chose. Or le principe qui doit nous g uid er, c'est le ca ractère doubl e que prése ntent d'ordinaire les œ uvres é min ent es : d' un e parl ell es so nt de leu r te mp s, d'autre part ell es so nt de tous les temps. Et leur caractère hi storiqu e est le cadre dans lequel s'est produit leur caractère humain . Nous nous efforcerons de faire r esso rtir ces deux éléments, en leL1r donna nt leu r valeur respe ctive. Dan s l'homm e a ux rubans verts, n ous montrerons le co nOit é tern el de la sincérité et de la vie sociale. C' es t ain si que, non content de communiquer son sentiment p er sonnel, le lecteu r ve rra et fe ra vo ir sous leur j ou r propre e t vé rita ble les objets co nç us par !'éc rivain . Un troi sième moyen s'o ffr e à lui de cap tiver ses audi-
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teurs: c'est de s'adresser à leurs sens en même Lemps qu'à · leur cœur et à leur intelligence, et de les cbarmer par la musique du langage. Il ne faut pas oublier que les.langues furent faites tout d'abord pour élre parlées. On a éci'it la langue parlée avant de parler la langue écrite. Sans doute, les langues classiques anciennes possédaient plus que les nôtres celle propriété de srduire l'oreille pendant que des idées sonl offertes à l'intelligence. Ce serait pourtant un e erreur de croire que nos langues n'ont plus rien de commun avec la mu sique. Le fran çais, en parti culier, a une harmonie spéciale à laq;r,Jle les étrangers sont très sensibles et que nous aurion s grand tort de négliger. Il n·a pas la sonorité et l'éclat, non plus que la mollesse et la grâce languissante de l'italien. Il ne fait pas mugir le vent, gronder le tonn erre, ré~O f?ner le cliquetis des armes, comme l'allemand. Il exprim e les choses avec discr étion, il évite tout appel aux se ns el à l'imagination, qui serait de natm e à obsc urcir la clarté de l'entendement. Dans ces limites pourtant, que de variété, quel nombre infini de nuances, que d'indications fines et suggestives! Peut-on confondre l'accent énergique du vers :
Home, l' unique ohjet de mon ressentiment,
avec la note mélancolique de la plainte de Phèdre :
Ah ! qu e ne suis-j e assise à l'ombre des forêts!
Le caractère de la musique propre à la langue française, c'est la finesse dans la mesure. La mélodie y est enfermée dans une gamme restreinte, sans pour cela être uniforme. L'accent tonique y est marq11 é très légè rem ent, au point d'échapper parfois aux oreilles étrangères. Les nombreuses dilrérences de quantité doivent êlre obtenues sans jamais atteindre à l'extrême brièveté ni à l' ex trême longueur de certaines syllabes anglai ses ou all emandes. Le rythme n'est pas absent, mais il est souple et léger,
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et marque surtout le mouvement de la pensée. T:Jn distingué professeur allemand me disait qu'il comparaît volontiers le rythme de la langue allemande à une série de coups de marteau frappés sur une enclume, et le ryfüme de la langue francaise aux ondulations d'un champ de blés mûrs. L'un des traits caractéristiques du français, c'est l'existence de ce qu'on appelle l'e muet. En réalité, cet e n'est presque jamais muet, sauf devant une voyelle; il n'est que sourd, et sa sonorité voilée contribue beaucoup à la gràce sobre de la langue française. Vollaire en a bien . compris le charme, lorsqu'il a dit que les désinences féminines laissent dans l'oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin résonne quand les doigts n'en frappent plus les touches. Et certes nos écrivains se rendent compte que, malgré les apparences, ils ont entre Jes mains l'un des plus délicals instruments de musique qui soient au monde. Voyez-les travailler. Ils parlent leurs phrases tandis qu'ils les écrivent; le nombre musical leur est l'accompagnement et comme le symbole de l'ordre logique. C'est pourquoi ces phrases ne sont vraiment réalisées dans les esprils que quand elles sont dites, quand elles sont perçues avec l'harmonie qui en est une partie intégrante.
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A ces observalions générales, il convient de joindre quelques préceptes techniques. La qualité ùe la voix: est d'une grande importance. Elle doit se produire avec aisance, plénitude el sonorité. Au tant que possible, il faut lire debout, ou appuyé en arrière sur le dossier de sa chaise, donner à sa voix l'ampleur qu'elle comporle, sans la forcer, et obtenir un timbre net, riche, ,moelleux et agréable. Il est étrange à quel point
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le charme de la voix. s'insinue dans l'âme des audileurs, et la dispose à recevoir les idées. L'une des parties essentielles de la diclion est l'art de respirer. li faut que la respiration soit libre, suffisamment fréquente, douce et imperceplible. Vient en second lieu la prononciation. On sait combien elle peut servir ou nuire. Maintes fois un vice de · prononciation a compromis l'effet du plus beau disco urs. L'identité ou la différence de prononciation a sur les relations des hommes une r éelle influence, souvent sans proportion avec la valeur effective de ce caractère. D'un e manière générale, la prononciation indique le milieu où l'on a vécu et l'éducation que l'on a reçue; elle prévient pour ou con\ lre vous les perso nnes qui ne vous connaissent pas. li faut donc s'efforcer d'avoir une prononciation claire, correcte et éléganle. L' élément le plus important est l'articulation, ' car la consonne est l'âme du mol; c'est elle qui subsisle à travers ses évo lutions . Aussi Je slénographe n' écrit-il le plus souvent que les consonnes. Qui les perçoit nettement supplée aisément le reste. Le troisième point est le groupement convenable et la mise en relief proportionnelte des différentes parties dn discours. Il faut d'abord r éunit· ce qui doit être enrnmble, séparer ce qui représe nte des pensées distinctes. La continuité doit alterner à propos el harmoni eusement avec la discontinuité. Les arrêts importants son,t marqu és par la ponctuation, et c'est une règle fondam enta le de l'observe r exactement. Ponctuer et soutenir sa voix, disait M. Got, sonlles deux conditions premières d'une bonne lecture. Maintes fois un signe de ponctuation remplace une conjonction, indique un rapport de coordination ou de subor.dination. Qu elle imprudence de refuser la ma in que nous offre l'auteur lui-m ême pour nous diriger à travers ses développements I Les au leurs dramatiqu es, en particulier,
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calculent allenlivement le moindre détail de ponctuation. Cela est très sensible chez Molière; et ses indications ont d'autant plus de prix qu'il joint à cet égard l'expérience du comédien à la science théorique de !'écrivain. Ponctuer, toutefois, ne suffit pas. Il faut, en outre, marquer les rapports de valeur des parties entre elles, depuis l'élémentjusqu'au tout. Dans un mot, les différentes syllabes gravitent autour de l'une d'elles; une phrase est suspendue à un ou plusieurs mots, un paragraphe à une phrase, un discours à quelques idées génératrices. Il faut, entre les différentes pièces du discours, établir des plans, .comme dans un tableau. Que, par un débit approprié, certaines parties s'enlèvent en pleine lumière sur un fond gris ou moins distinct. En général, un morceau de lilléralure est un organisme oü les parti es, tout en ayant leur vie- propre, sont subordonnées au tout. Il fout faire voir celte subordination, et éviter de donner aux détails une valeur qui masque l'ensemble. Si vous lisez une fable de la Fontaine, peignez curieusement le h éron au long bec ou le bûcheron cour~é sous le faix, puisque aussi bien l'auteur se plait à faire de chaque objet, pris en lui-même, un portrait achevé; n'oubliez pas cependant de faire saisir l'unité et le sens général de la composition. Une manière large et simple est d'ordinaire supérieure à un souci inquiet des détails et à la préoccupation de faire un sort à chaque mot. Il y a des parties qu'il faut dire d'un lon uniforme pour faire ressortir le mot qui en jaillit :
Puisqu'il faut être grand pour mourir, je me lève 1
Le dernier ordre de prescriptions concerne la musique du langage. Il faut trouver l'intpnalion juste, la varier avec convenance, mesure et naturel, préférer le plus souvent un récitatif lrès simple, presque uniforme, aux ·écarts de la musique proprement· dile.
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Le mouvement sera de môme, en général, calme et mesuré, plutôt lent. Rien ne paraît iong comme un discours débité trop vile. Enfin,.il convient de rythmer ce qu'on lit. Non seulement il y a dans une phrase des parties qui se répondent, une alternance de saillies et de dépressions; mais un ensemble tel qu'un discours ou un acte de drame est rythmé comme une composition musicale. Ce caractère se rencontre surtout chez les écrivains qui ont un sens vif du théâtre, tels que Molière. L'interprète habile sait couper une longue scène en membres symétriques, aller, d'un mouvement ascensionnel, vers le point culminant, faire éclater le mot décisif, puis ménager un temps d'arrêt pour reprendre ensuite d'un ton calme, et commencer un nouveau développement rythmique. Le rythme est la loi de la vie . Appliqué àla diction, il saisit et entraîne les auditeurs. Il leur fait vivre ce qu'ils entendent. De ces observations, soit générales, soit techniques, il résulte qu'on ne peut lire à haute voix sans avoir préparé sa lecture. La lecture improvisée, disait un jour M. Got à ses élèves, c'est le clair de lune du discours. Il voulait dire, je suppose, que, dans la lecture improvisée, les choses ne reçoivent qu'une lumière douteuse, manqu~nt de relief el n'apparaissent pas à leur plan. Non seulement il faut se préparer, mais il faut préparer les auditeurs. Nous donnerons, avant de commencer, toutes les explications nécessaires, puis nous lirons sans interruption. Le commentaire intercalé vient rompre le charme. Quand le texte veut être exp liqué par le menu, que la séance d'explication soit suivie d'une lecture faite d'un trait. . Il convient enfin que nous notions le signe auquel le lecteur reconnaitra qu'il réussit. Ce signe est le silence de l'auditoire. Si le silence et l'immobilité ne sont pas absolus, le lecteur doit se dire qu'il pèche par ,quelqu() en-
�LA LECTURE A HAUTE VOIX
109
droit, et tâcher de se corriger. Le mouvement et le bruit résultent d'une dispersion de l'aclivité, qui n'a pas lieu chez les personnes vraiment attentives.
IV
La manière de lire le vers français réclamerait un examen spécial. Nous nous bornerons à quelques indications. Il est certain d'abord qu'il ne faut pas lire les vers comme la prose. Puisque dans les vers il y a un rythme et des rimes, dit excellemment M. Legouvé, il faut faire sentir le rythme et les rimes. Certaines modifications de prononciation peuvent à cet égard être nécessaires. Ac- . cordons-les de bonne grâce à l'auteur, qui les altend de nous, et ne transformons pas ses vers en une prose mal venue. Le plaisir de découvrir une sorte de chant dans la simple parole vaut bien ce léger sacrifice. Gardons-nous, toutefois, quand nous lisons des vers français, de faire entendre une mélopée exagérée et contraire au génie de notre langue. Il n'est pas douteux que, chez nous, la prose et les vers ne diffèrent moins entre eux que chez les anciens et même chez la plupart des peuples modernes. De bonne heure nos poètes ont cherché à réaliser le charme du vers sans renoncer à aucune des qualités souveraines de notre prose : il en est résulté, pour notre poésie, un rapport spécial avec la prose, que le lecteur n'a pas le droit de méconnaître. Il faut que, dans la manière de faire sentir le vers, il s'inspire scrupuleusement et exclusivement du génie propre de la poésie française. Pour savoir comment on doit lire le vers français, il faut d'abord se demander sur quel principe il repose. La question ne laisse pas que d'être embarrassanle.
7
�HO
QUESTIONS D' ÉDlJCA'J:!ON
Selon cerlaines personnes, le vers français est, au fond, composé de mesures musicales, de noires et de croches, et repose sur la quantité et sur la durée. La seule différence, c'est que les rapports, qui, en musique, sont exacts el précis, ne sont ici qu'approximalifs et comporlent une grande lalitude. Conlre celle théorie nous remarquerons qu'en musique on peut toujours remplacer une noire par deux croches et qu'on ne peut jamais, dans le vers françai.s, remplacer une syllabe par deux syllabes. Que si l'on essayr, de scander le vers français d'après le principe de la durée, on est à chaque instant arrêté par des difficultés insolubles. On ne s'en tire que par des invenlions arbilraires. Enfin,.si l'on dit les vers d'après ce principe, on les rapproche de la · musique d'une façon exagérée et désagréable. Que deviendrait l'hémisliche :
Va, cours, vole et nous venge!
réduit en mesures musicales? D'autres veulent que le vers français repose sur l'accent tonique, et contienne un nombre déterminé de syllabes accentuées, réparties selon des règles clans l'ensemble du vers. Ainsi la constitution normale de l'alexandrin serait une série de quatre anapestes toniques; l'accent à la sixième et à la douzième syllabe serait seul obligatoire. A l'appui de ce système, Quicherat disait que, toutes les poésies.étrangères reposant sur certaines conditions d'accent, il est inûniment probable, à prioi·i, que la poésie française, leur sœur et leur contemporaine, n'a pu adopter un autre principe. Mais cet argument à ]J1'iori ne peut nous convaincre. Nous trouvons au contraire que l'accent tonique, bien moins marqué en français que dans les autres langues, n'y offrirait pas, comme dans plusieurs d'entre elles, une base suffisante à la versificalion. Dans les langues où le
�LA LECT URE A IIA UTE VOIX
Hl
vers r epo se s ur l'acce nt, comm e l'a ll emand , on peut ajou ter ou r etr anche r d es sylla b es san s délr uire l e Yer s : il n'en est p as de mê me en fr ançais . De plus, et co mm e da ns Je système de la quantité , on es t arrêté à ch aq ue pas quand on ve ut scand er les vers d'après l'accent. Combien y a-t-il d'accenls dans l'hémisli ch e :
Va, co urs, vole et nous venge ... ?
Qualre, a ppar emm ent : c 'es t un ou d eu x de trop. El ne gâterait- on pas ce ve rs de Vi g ny :
Dieu I que le son d u cor es t tri ste au fo nd des bois,
si l'on accenlu ait qu elque m ot en oulre d e Dieu, t1·iste et bois, si p ar exe mpl e on accentu a it cor? Lus selon le prin cip e de l'accent , les vers fr ançais per. dent leur gr âce e t leur soupl esse. Il.faut leur laisser leur liberté d'allure . Le vers françai s repose s ur le compte des syll a bes et s ur la rim e . Jl d oit ê tre con struit de telle sorl e qu e l'au dilcur, tandi s q u' il l'entend , fasse Je co mpte des syll a bes avec fac ilité, ag rément et vari été. P our gui de r l'audite ur dans ce tra va il , Je versifi ca teur aà sa di sp os iti on la quan tité, l'accent toniqu e, l es arrêts comm andés par le sens, la rime el la cés ure. Le r elour de la rim e à un m nment . plu s ou m oins prévu aj oute un plaisir p lu s 'spécia lement se nsible au pl aisir de co mp ose r da ns so n im agin a ti on, suirnnt des r app orts harm oni eux et di ve r s, un nombre lolal d étermin é. De ce lle définiti on du vers fra nçais r és ultent plusieurs conséquence s intéressantes. D'abord il faut pronon ce r , si doucement qu e ce soit, les e qu 'o n a ppelle mu ets. No us avo ns vu qu e, même cl a ns la prose , ils n e sont pas co rn piètement mu c ls : à pl us fu r le raison dans les vers. J 'ai entendu prononc er le fr ançais par d es étrange rs qui croyaient qu e les e mu ets ne se pronon-
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QUESTIONS D'ÉDUCATION
cent pas du tout. Ils disaient : « Souviens-toi d' c' qu' j' l' dis. » Ce qui est absurde pour la prose ne saurait faire loi pour la po ésie. Qu'on ne dise pas non plus que, dans les vers, la manière de prononcer les e muels consiste à allonger la voyelle précédente, à dire par exemple :
Qu'ell' mêm' sur soi renvers' ses murailles,
de manière à conserver la durée, alors qu'on diminue le nombre des syllabes. Personne, en fait, ne prononce ainsi. Celte manière de traîner sur certaines syllabes est contraire à l'allure vive de la langue française. En revanche, quel charme n'a pas l'e muet, discrètement indiqué, dans des vers tels que celui-ci :
Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ I
,
En ce qui concerne la rime, il faut distinguer entre le vers classique et le vers moderne. Dans le vers classique, la règle, c'est que « 1a rime est une esclave et ne doit qu'obéir ». Il faut donc se garder de la mettre trop en relief. Le sens, d'ailleurs, suspendu en général à la fin du vers, la laisse aisément percevoir. Dans le vers moderne, elle a souvent plus d 'importance. La division métrique étant plus variée, la rime doit contribuer pour une plus forte part à faire sentir le vers. pour qu'el le soit plus remarquée, on la fait plus riche. Et comme, dès lors, elle Lire principalement à elle l'attention de l'oreille, il est logique de lui confier l'idée centrale de la proposition. Les rôles, finalement, sont retournés. C'est au son de la rime que se lèvent et s'avancent les autres mols du vers. Le lecteur la fera donc ressortir, comme un accord autour duquel se joue une mélodie. Toutefois, il se gardera de lui donner une valeur telle que les auditeurs, étonnés de sa richesse et de sa rareté, oublient d'entendre le sens de la phrase.
�LA LECTURE A llAUTE VOIX
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Il nous reste à considérer l'accent. Il est de trois sorLes : tonique, rythmique, orato_ire. Comment concilier ces trois accents? Un célèbre écrivain travaillait sous cette idée que, dans toute phrase bien conçue, la perfection du rythme répond nécessairement à la perfection de la pensée. C'est là un rève d'artiste. En réalité, il n'y a aucune harmonie préétablie entre la forme et le fond; et il n'arrive que trop souvent que l'expression immédiate et adéquate d'une pensée juste et claire en elle-mème n'offre à l'oreille qu'une cacophonie intolérable. Nul ne peut échapper à cette condition, et les poètes les mieux doués, les artistes les plus habiles, ne peuvent que dissimuler plus ou moins heureusement celte divergence radicale, sans réussir à la faire disparaître. Il faut donc le plus souvent s'abstenir de donner à chacun des trois accents toute la force qu'il comporterait, pris en lui-même. Il faut se résigner à un compromis, oü chacun d'eux n'est marqué que dans la mesure où il laisse subsister les autres. La langue française se prête d'ailleurs mieux que la plupart à ce compromis. Comme l'accent tonique y est faible, il se laisse volontiers dominer par l'accent oratoire. Si dans le vers :
Et ce fer, que mon bras ne peut plus soutenir,
j'appuie sur les mots ce et mon, l'accent tonique des auLres mots ne vient pas rivaliser avec ces accents requis par le sens . . La conciliation de l'accent oratoire avec l'accent rythmique est chose plus. délicate. Dans le vers classique, des mesures assez sévères ont été prises pour que l'accent rythmique fût toujours respecté: c'est l'obligaLion de l'hémistiche et l'interdiction de l'enjambement. Le lecteur ne doit pas être trop esclave de ces règles. Elles furent néces_ saires au début pour permellre à une oreille novice de
7.
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QUESTIONS D'ÉDUCATION
· compter aisément douze syllabes. Mais les poètes n'ont pas tardé à les interpréter d'une façon large. Quand Racine écrit :
Me voici donc tremblante et seule de_yant toi,
•
il est clair que le vers est coupé après donc et après seule; il n'y a nul arrêt après ll'emblante. Pour une oreille exercée, il est rare que le respect scrupuleux de l'accent oratoire ne produise pas, chez nos classiques, un accent rythmique très naturel et très agréable. Les modernes ont élé plus loin. Tout en continuant en général à voir dans l'alexandrin de Boileau le vers type, ils admettent de très · fréquentes et très hardies infractions aux règles traditionnelles. Celte extension de la liberté du poète est très légitime. A mesure que l'oreille est plus exercée, elle a moins besoin de points d'arrêt fixes pour faire le compte des douze syllabes. Il lui plait d'essayer de combinaisons nouvelles. Nous suivrons donc le poète romantique dans son effort pour assouplir le rythme et le rapprocher indéfiniment du mouvement oratoire. Nous ne résisterons qu'au moment où il nous deviendra décidément impossible de nous retrouver dans notre calcul, tout en respectant le sens. De tels vers peuvent être lus comme de la prose : ils n'en diffèrent que par des contorsions et par des rimes malencontreuses. Ainsi le vers français, bien lu, sera très musical. Il offrira à l'oreille des timbres variés et agréables, une marche ingénieusement réglée qui, à sa manière, rappelle une suite de mesures, des rythmes de plusieurs sortes, qui conservent de la symétrie à travers leur souplesse et leur liberté. Ce serait errer toutefois que de le rapprocher étroitement de la musique proprement dite. L'effet qu'obtient le compositeur en mettant les vers en musique n'est nullement celui où doit tendre le lecteur, de si loin que ce soit.
�LA LECTURE A llAUTE VOIX
Car la poésie, si elle est bel lé, y perd toujours de son prix. Il faut souscrire à la parole de Lamartine : « De beaux vers portent en eux-mêmes leur mélodie. »
V
Arrivé au terme de cette conférence, je me demande si, à mesure que nous avancions, nous n'avons pas dévié, au point de nous trouver maintenant en oppo~ition avec notre principe. Nous voulions que la lecture à haute voix fût proprement une communication établie entre l'àme de l'auteur et celles des auditeurs; et voici que nous nous complaisons à chercher les moyens de charmer l'oreille par la parole considérée au point de vue physique. La parole mèrite-t-elle un pareil culte? Le Faust de Gœlhe, lisant dans le livre saint, qu'i_ entrel prend de traduire en toute conscience : « Au commencement élail la parole, » se refuse à écrire ce q1ùl lit : « Je ne puis, dit-i l, mellre si haut h parole. Avant elle, il y a la pensée, et avant la. pensée la force, el avant la force l'action. » N'y a-t-il rien de fondé dans le scrupule de Faust? Il faut, à ce sujet, faire une distinction. Non, la parole ne mérite pas qu'on la cultive, si par ce mot on enlend la forme recherchée pour elle-même, se suffisant, et ne voyant dans l'idée qu'un prétexte à se produire. Le culte d'une telle parole, c'est l'art pour l'art, c'est le dilettantisme. Tout homme qui croit à la vérité s'en gardera comme d'une idolâtrie. Mais le dilettantisme fait tort à la parole. Dans la réalité, la forme et le fond sont inséparables. La pensée est . imparfaite lant qu'elle n'a pas trouvé l'expression qui seule la rend corn municable; qui pense, en effet, sinon pour communiquer sa pensée? Réciproquement, le principal charme
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QUESTIONS !)'ÉDUCATION
de la parole lui vient de la perfection avec laquelle, phénomène sensible, elle produit l'invisible et le fait. voir. On admire· que ceci puisse coïncider avec cela, le matériel avec le spirituel. A propos de cette parole pleine et vivante, la seule qui soit ce qu'elle doit être, Faust aurait pu écrire sans crainte qu'au commencement elle était; car en vérité, sous ses espèces matérielles, elle porte en elle et l'intelligence, et la force, et l'action.
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�TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS •• , , , • , , , • , , , , , , , , • , • , • , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ....
Les types principaux de la morale (trois conférences).... ... ..
Ire
1 17 36 53 75 ·94
conférence : la morale hellénique ou esthétique . . .....•
II• conférence : la morale chrétienne ou religi·e use . ....... III• conférence : la morale moderne ou scientifique ...... . Le pessirnismc ..... . ............... . ... ....... ... , . . . . . . . . . Les mobiles de l'étude... .......... .. .. ... .......... .... .. .. La lecture à haute voix. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . • . . . . • • . . . . .
'i-012
SOCIÉTÉ ANONYME D'IMPRIMERIE DE VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE
Jules B.rnooux, Directeur.
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1|TABLE DES MATIÈRES|149
2|AVANT-PROPOS|9
2|Les types principaux de la morale (trois conférences)|33
3|Ire conférence : la morale hellénique ou esthétique|33
3|IIe conférence : la morale chrétienne ou religieuse|49
3|IIIe conférence : la morale moderne ou scientifique|68
2|Le pessimisme|85
2|Les mobiles de l'étude|107
2|La lecture à haute voix|126
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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De l'éducation à l'école : primaire, professionnelle, supérieure et normale
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Education morale
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Vessiot, Alexandre
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A. Ract et Cie
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Ecole normale de Douai
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����DE
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n·U CAT I O N
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�CORBEIL, -
IMPRDI E RI E B. RENAUDET
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VESSIOT
Inspecteur d'Académie Ancien élève de l'École normale supériem·e • Membre du Conseil supérieur de rinstruction publiqu e
Série . .
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A. RACT ET Cie, ÉDI:.TEURS
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MÉMOIRE DE MON PÈRE
EN SON VIVANT
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DIRECTEUR DE L ÉCOLE PRIMAIRE SUPÉRIEURE ANNEXÉE AU COLLÈGE DE LANGRES
��PRÉFACE
Dans ces dernières années on s'est fort occupé des questions d'enseignement, t:t non ·sans raison, car l'enseignement à tous ses degrés, le primaire surtout, demandait de promptes et sérieuses réformes. Aujourd'hui ces réformessont accomplies, du moins dans la législation, car il faut plus de temps pour changer des habitudes que pour modifier des programmes. Quoi qu'il en soit, celle préoccupation un peu exclusive des choses de l'enseignement semble avoir fait perdre de vue ou relégué à l'arrière-plan une question d'une bien autre importance, celle de l'éducation. En l'état des croyances el des mœurs, sous un régime qui donne le droit au nombre, instruire est bien, moraliser est mieux; si l'un est ulile, l'aulre
�II
PRÉFACE
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1
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est nécessaire; car une 1:;ociété a encore plus besoin de moralité que de savoir, et d'honnêtes gens que de gens instruits. Si le nombre des honnêtes gens Ya diminuant, si le nombre des autres va croi!,sant, il y a péril en la demeure. Ici la qualité ne supplée pas ù la quantité; la société n'est pas une place forte où une poignée de braves puisse tenir indéfiniment contre des rassaillants innombrables. Nous avons voulu contribuer, dans la mesure de · nos forces, à ramener l'attention publique sur cette question, qui est à nos yeux, pour le pays et pour la république, une question d'un intérêt suprême, une question de vie et de mort. Nous n'apportons pas un nouveau système; du reste, en matière d'éducation, les systèmes n'ont guère que l'apparence de la nouveauté, et celte nouveauté même est à bon droit suspecte, car l'humanité possède depuis longtemps, ou pour mieux dire a toujours possédé la règle et les instruments de l'éducation, c'est-à-dire la conscience et la raison. L'éducation n'est pas une science née d'hier, comme la chimie ou la géologie ; elle est aussi ancienne que le monde. Sans doute il y a des méthodes plus ou moins sûres, plus ou moins ingénieuses, et sous ce rapport le dix-neuvième siècle est privilégié, puisqu'il a à son service toute l'expérience des siècles écoulés. Mais malgré ces trésor;;
·!
�PRÉFACE
III
d'expérience, on ne saurait prétendre que les générations nouvelles l'emportent autant sur les précédentes en moralité qu'en savoir. De tout temps, .i l y a eu d'honnêtes gens qui ont su faire d'honnêtes gens, et c'est là le tout de l'éducation. Ce n'est pas de systèmes que nous avons besoin, ce ne sont pas les lumières qui nous manquent, mais les exemples et les hommes·; il faut donc former des éducateurs. Le sentiment des besoins de l'heure présente, l'observation de l'état moral de l'enfance, des influences malsaines ou bienfaisantes auxquelles elle est actuellement exposée, des conditions favorables ou défavorables dans lesquelles s'entreprend l'œuvre de l'éducation nationale, du concours ou des obstacles que cette œuvre rencontre dans les institutions, les idées et lés mœurs, ont donné naissance à cet ouvrage ; il est né aussi du désir sincère de · venir en aide aux. instituteurs dans la grande tâche que les circonstances leur imposent.
Marseille, 2 mars i885.
a.
��TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PREMIER
NÉCESSITÉ EXCEPTIONNELLE DE L'ÉDUCATION
Que l'établi ssement du régime r épublicain r end l'éducation plus nécessaire. - État mo1·al de la société actuelle. - Affaiblissement des croyances religieuses. - Une société peut-elle vivre sans 1·eligion positiveî Le catholicisme contemporain. - Disparition du catholicisme libéral. - Bourgeoisie cléricale et bourgeoisie républicaine. - La classe ouvrière. - Les paysans. Les femmes. - L'aristocratie. - Le présent et l'avenir de la religion. - Les pa1·tisans de la morale philosophique. - Les pat·tisans de la mora le 'VÛ1ga.u:e. - Les gens sans morale. - Absence d'enseignement !!!Qr_al_ dans la société. - Philosophies anciennes et philosophies modernes; leurs différences. - Nécessité d'un grand effort d'éducation nationale. - Nécessité de former une génération d"éducateurs. . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE H
NÉCESSITÉ D' UN ENSEIGNEMENT MOR.AL A L'ÉCOLE
Que la neutralité r eligieuse ne doit pas tourner en indiffé1·ence morale. - Que r enseignement mor ..<loi t changer de caractère avec l'àge de l'enfant. - Comparaison entre le r ôle du prêtre et celui de l'instituteur. . . . . . .
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l'ABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE III
DE L .b:DUCATION 1 SA PORTÉE
0
Ce qu'elle est par rapport à l'instruction. - Sens ot·dinaire du mot. - Son véritable sens. - Les gens bien élevés. - Les honnêtes gens. - Les gens vertueux. Que l'homme ne naît ni bon ni mauvais, mais avec le pouvoir de devenir l'un ou l'autre. - Qu'il n'y a pas de limites dans le bien ni dans le mal. - A quel point de vue l'instituteur doit se placer pour comprendre l'importance de l'éducation. • • • • • . . . . . .
CHAPITRE IV'
LA RELIGION E1' LA MOR.\LE
JO
De l'affaiblissement de la foi religieuse. - Son influence sur la morale. - Rôle de l'éducateur dans ces temps de transition. - Suppression de l'enseignement religieux à l'école. Conséquences de cette suppression. Nécessité du développement de l'éducation. . . . . .
CHAPITRE V
DE LA LOI MOR.\LE, PRIXCIPE ET INSTR UMEl\'I' DE L ÉD UC.\TJON
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caractères de la loi morale. - Qu'elle est en réalité la seule loi. - Que les lois civiles, politiques et religieuses lui empruntent toute leur autorité. - Comment elle se dégage de la conscience. - Qu'il serait impossible de donner l'idée du bien, si la raison n'en contenait le germe. - De la vét·itable méthode de l'éducation.
CHAPITRE VI
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DES INFLUENCES QUI TEKDENT A ALTÉR ER L E CARACTÈRE DE LA
I:.OI MORALE
Que cette loi est l'àme de la religion et de la philosophie. - Dangers que lui fait courir l'abus de J'expérimentalisme. - De l'influence de cette manie sur les lettres et les arts. - Systèmes philosophiques contemporains. Leur prétention commune. - Que l'obligation morale ne peut se tirer de l'expérience. - Équivoque dangereuse sur le sens du mot loi. - Concordance nécessaire entre les principes philosophiques et les principes poli•· tiques. - Que la liberté politique dépend de la.liberté
�TABLE DES MATIÈRES
morale. - Que matérialisme et r épublicanisme impliquent contradiction. - Qu'un être soumis à la fatalité ne peut avoir ni droits ni devoirs. - Que la chute des ty1·annies est l'œuvre du spiritualisme. - Que ce ne sont pas les philosophes matérialistes du xvm' siècle qui ont prépa.ré la déclaration des Droit~ d!) 1:hqmme. - Empiètements de la méthode expérimentale. - Cause de la vogue dont elle jouit. - Ambition de la physiologie. Que la notion du libre arbitre est faussée. - Littérature engendrée par l'expérimentali sme. - Du naturalisme. - Ses pi:éteutions. - Ses caractères. - Ses effets. De la petite presse. - Publicité faite a u crime. Comptes r endus, des séances de cours d'assises. Influence que cette publicité exerce sur la moralité publique. - De l'aliénation mentale dans ses rapports avec le crime. - De l'indulgence sys tématique. - Ses effe ts. • . • • • • . • • . . CHAPITRE VII
DE L'IDÉAL MODERNE
XIII
3ï
Que l'éducation est chose difficile entre toutes parce que l'instinct et la passion agissent d'une façon permanente, tandis que l a volon(é est une force intermittente. Que l'éducation devient particulièrement difficile en certains temps et dans certains milieux. - Que la société aide ou contrarie, achève ou défait l'œu vre de l'éducateur - Que l'éducation suppose un type à 1·éali ser. - Idéal des républiques anciennes. - Idéal social et national de la République française. - sa supériorité morale. - Son respect pour.la dignité humaine, pour la justice, pour le travail sous toutes ses formes. - Son humanité; - sa prévoyance; - sa sollicitude; - sa la1·geu1· et sa générosité à l'égard des autres peuples; - sa douceur; - sa conception de la Divinité qu'il identifie avec la justice et la bonté. - Idéal individuel. CHAPITRE VIII
IDÉES FAUSSES A REDRESSER. L'ÉGALITÉ
57
Ce que deviennent les principes eu passant dans l'esprit des masses. - Combien il importe de donner aux enfants des idées justes sur l'égalité et la liberté. - Des inégalités naturelles. - Des inégalités sociales. Comment l'idée d'égalité a pris naissance. - Que sa source est dans la conscience. - Qu'elle doit son existence et son caractère à la liberté morale ou libre arbitre. - Des u topies égalitaires. - De la vél'itable
�XIV
TABLE DES MATIÈRES
égalité. - De l'inintelligence de l'égalité politique. Ses conséquences. - De l'égalité en tant qu'elle s'applique au principe de l'admissibilité à tous les emplois. - Des influences qui gênent l'application de ces principes. - Des recommandations. - Rôle et devoirs de l'instituteur. . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE IX
IDÉES FAUSSES A REDRESSER (SUITE)
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Des premiers effets de la liberté. - Intolérance retournée. - De l'idée de liberté. - Comment elle s'altère. - Que la liberté a un caractè1·e essentiellement moral. - Que si les hommes devenant plus libres ne deviennent pas meilleurs, la liberté tourne au détriment de la société. - De la liberté de la parole. - Réunions publiques. Utopies socialistes. - Du pa1·tage des biens. - Rôle de l'éducateur. - De la classe ouvrière, ses besoins, ses droits. - Nos devoirs. - Utopie de l'État industriel et commerçant. - Qu'elle conduirait à une tyrannie sans précédent, à une ruine inévitable. - De la bourgeoisie; qu'elle n'est pas une classe à proprement parler. - Des c1·imes dits politiques. - Erreur à combattre. - Des vols commis au préjudice de l'État, des départements, des communes. - Des fraudes. - De la contrebande. - ce que recouvre la surface brillante de la civilisation. Préjujés et superstitions vivaces. - Des effets de l'ignorance dans les temps de malheur. - Bruits qui couraient pendant la dernière épidémie cholérique. Médecins emp Ji sonneurs. - Semeurs de choléra. -Devoir de l'éducateur. . . . . . . . . • . . . . . . CHAPITRE X
SENTJMENTS A RANBIER
SG
Du respect en général. - causes de son affaiblissement. - Respect de l'autorité; - des gi·ands hommes; - de la vieillesse; - de la ruort; - des parents; - de la famille; - des femmes; - des enfants ; - de la folie; - du malheur. . . . . . . . . . . . . . . . . . 10s CHAPITRE XI
DÉFAUTS DE L'J::DUCATION SCOLAIRE
De l'utilité des récompenses en matièt·e d'éducation. Qu'elle sont aussi et plus utiles que les punitions. - Que le caractère national les rend particulièrement néces-
�TABLE DES MATIÈRES
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saires. - Du système actuel des récompenses. - Qu'elles vout toutes au mérite intellectuel. - causes de cette partialité. - Faiblesse et indulgence pour l'esprit sous toutes les formes. - Vanité française. - Que l'éducation est bien plus difficile que l'enseign~ment et pourquoi. Qu'à r a ison même de sa difficulté elle a été confiée à des hommes spéciaux, prêtres oJ philosophes. - Que la famille et l'école s'en sont dësintéressées. - conséquences fàcheuses de cette abdication et de la partialité en faveur de l'esprit. - Indifférence morale. - Que l'état actuel de la société et la nature des institutions républicaines réclament un changement complet dans nos habitudes scolaires. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130 CI-I.1.PITRE XII
DES RÉCOMPENSES
Système gradué de récompenses. - Classement moral. La première des récompenses, le témoignage de la conscience. - Comment le maître peut s'y associer. - Témoignages divers d'estime et d'affection. - Appropriation des récompenses à la nature du mérite récompensé. Exemples. - Témoignages de confiance. - Leur efficacité. - La délation du bien. - Extension de la récompense à la classe, à l'école. - Rôle des inspecteurs et des magistrats. - Quelle conviction il importe d'engendl'er dans l'esprit des enfants. - Extension des bons points aux qualités morales. - Que les r écompenses doivent être choisies de manière à développer le sentiment de la solidarité. - Les ordres du joui·. - Les archives de l'école. - Son livre d'or. -Le livret moral de l'écolier. - La mention au Bulletin. - Des distributions de prix actuelles. - Leurs foconvénients. - Moyens de les réformer à l'avantage de l'éducation. - RécompenGe finale. - Comités de patronage et de placement. - Appel au concours de tous les instituteurs . . . . . . . . . . Iô2 CHAPITRE Xlll
QUALITÉS A RÉCOMPENSER
Que certaines qualités ne doivent pas être récompensées, et que certaines autres doivent l'être particulièrement. - De l'honnêteté ou probité. - Des qualités qui se révèlent par la répétition fréquente des mêmes actes. Exactitude, ordre, propreté. - Vocabulaire des enfants. - Manie qu'ils ont d'imiter l'homme fait. - Les petits fumeurs. - Le~ joueurs d'argent. - Les cartes. - Les
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TABLE DES MATIÈRES
jeux violents. -Le jeu de bata illon.-La g1·ande enuemie de l'école. -La rue. - Son att,·ait. - L'école buissonnière et l'école de la rue. -Le vagabondage. - Les nei·vis. 185 CHAPITRE XIV
QUALITÉS A DÉVELOPPER
(surrn)
Qu'un régime de liberté absolue de la parole et de la presse exige qu'on développe surtout le jugement. - Nécessité d'avoit· une opinion à soi. - D'avoir le courage de son opinion. - Défauts de l'esprit et du caractère frança is : respect humain, légèreté, besoin de se sentir appuyé, crainte de l'isolement - qu'il faut louer et récompenser l'enfant qui a su r ésister à l'entrainement. - De la franchise. - Qu'elle est une garantie de prog ,·ès moral. Qu'elle est la qualité républica ine pat• excellence. Pourquoi les enfants sont portés au mensonge. Comment le maître doit s'y prendre pour les guérir de ce défaut. - Du sérieux dans les choses sérieuses. - La blague. - Ses caractères. - Ses effets. - De la politesse. - Son princi.pe sous un gouvernement monarchique, Qu'elle n'est pas en progrès. - Ce qu'elle devrait être sous le r égime républicain. - De l'économie. - Que l'état social du pays rend le développement de cette qualité particulièrement désirable. - Du patriotisme. Le patriotisme de parade. - Le patriotisme sincère. - A quoi on le reconnaît. - Sur quel ton on doit parler de la patrie. - Qu'il ne faut pas abuser du mot. - L'idée de la patrie en général. - De quels éléments eile se compose. - Comment on peut les faire trouver aux enfants. - Du caractère fra nçais. - Ses qualités. Comment ces qualités se r évèlent dans notre histoire. - Ce qu'a été notre patrie . ....:. ce qu'elle est aujourd'hui. - Leçons de l'heure présente. • • , • • . . . . 19~ CHAP!TE XV
PETITES LEÇONS DE L'ÉD UCATIOX
Qu'il n'y a rien d'insignifiant en matière d'éducation. Exemples. - Les peaux d'orange. - La branche brisée. - · La porte ouverte. - La rampe de l'esca lier. - La bouteille cassée. - La pierre tombée au milieu du chemin. - Le cheval abattu. - La voitu,·e à bras. Les chanteu,·s nocturnes. - Le clairon des touristes. Les feux et les danses en temps de choléra. - Les conscrits et le drapeau national. - Conclus ion. . . . . . 225
�TABLE DES MATIÈRES
XVII
CHAPITRE XVI
DES PUNITIONS
Punir est chose facile en apparence, difficile en réalité. - Que la bienveillance et l'indulgence sont nécessaires, mais- n'excluent pas la fermeté. - Inégalîté ot·iginelle des enfants; qu'il en faut tenir compte dans les punitions. - But de, punitions. - Nécessité de l'étude directe de l'enfant. - La première des punitions - le remords; - rôle de l'instituteur daus l'éducation de la conscience. - Que nous punissons pour arriver à.. ne plus punir. - De la manière de punir; - privation des récompenses; - ses effets. - De la neutt·alité entre les punitions et les récompenses; ·ses dangers. - Solidarité .dans le mal comme dans le bien; gradation; appropriation des punitions. - Faire comprendre la nécessité de la punition donnée. - Qu'il faut agir sut· la conscience. Que l'opinion n'est que l'écho de la conscience individuelle. - Nécessité de l'accord entt·e l'école et la famille. - De la limite de la publicité des punitions. - De l'abus . des punitions; ses dangers; qu'il vaut mieux parfois cesser de punir. - Du pensum; causes de sa persistance; moyens de l'amender. - Des punitions humiliantes; la mise à genoux; le bonnet d'âne ; le coin. - L'élève appelé à se punit• lui-même. - Que le maître ait la classe de son côté. - Moyens de donner à la punition plus de portée morale. - Généralisation; - suspension. - De l'influence du milieu; sa vertu disciplinaire. - Des défauts que l'exemple ne suffit pas à corriger. Puissance de l'opinion dans l'éducation publique. • , 235
CHAPITRE XVII
DU CUAPITRE DE M. HERBERT SPENCER SUR L'ÉDUCATION
MORALE . •
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Cl!APlTRE XVI!l
.,
DE L'ÉDUCATION PAR LA FAMILLE. -
SA PUISSANCE
De la famille. - Tant vaut la famille, tant vaut la société. -. Que l'enfant doit être élevé en vue du rôle qui l'attend. - Puissance éducative de la fami lle. - Qu'elle l'emporte sur l'influence de l'école. - Par la priorité, la continuité et la durée de son action. - Parce qu'elle s'exerce sur les sens autant que sur l'esprit. - Parce que les exem-
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TABLE DES l\lATIÈRES
ples ont plus de fo l'ce que les leçons. - Pal'ce que l'affection dispose à l'imitation. - Parce que l'autol'ité paternelle est la plus gl'ande et qu'elle a pour elle l'opinion et les lois. - li faut donc agil' SUL' la famille auta nt et plus que SUL' l'école. - Que la pai·ole vivante est pl'éférable à la parole éci·ite poul' exercer cette action nécessaire. - Faiblesse de l'action morale exercée par l'État - Comment l'école peut lui venir en aide. • • • • • . 282
CHAPITRE XIX
MOYENS DE FORTIFIER L'ESPRIT DE FAMILLE .
,
Que la pensée de la famill e· doit toujours être présente à l'école. - Que celle-ci doit devenir l'école de la famille. Qu'on peut très bien initier et former l'enfant aux devoil·s d'un chef de famille. - Le placer en imagination dans le rôle qu'il aura plus tard à remplir. - Lui montrer que tout ce qu'il appi·end aujourd'hui lui servira à mieux accomplir sa mission. - Le plaisir du père qui peut , 'associer aux études de ses enfants. - Le r epas de famille. - Que l'enfant travaille mieux quand le père s'intéresse à ses travaux. - Qu'il doit se rendre chaque jour plus utile à l'aide du savoir qu'il acquiert. - Que le maitre doit s'enquérir de la profession des parents afin de mettre !"enfant en état de leu!' rendl'e des services. - Que l'instinct domestique es t plus fort chez les filles: que cependant il a besoin d'ètre développé et dil'igé pal' un enseignement appl'oprié à la condition des femmes. - iroyens de fail'e naitre le respect des garçons pour les filles. - Moyens d'entretenir le respect filial même envet·s · des parents indignes. - Rappoi·ts de l'inslitutenl' avec des familles. - Du celibat des maitres, ses dangers. - Que l'instituteur mari é devrait avoir une situation meilleure. - Du célibataire. - Sa vie. - Sa vieillesse. - sa mort. - Que la presque totalité des pl'ofessions s'accommode mal du célibat. -, De spQ inflt1en,ce déplora ble su i· la société contempol'aine. - Tableau de la vie de famille. - Que l'idéal est un besoin pou1· l'homme, et en dépit du réalisme, une indéstmctible réalité . 29!
CHAPITRE XX
DE L'ÉDUCATION AU POINT DE VUE RÉPUBLJC.\IX
Quelle est l'âme du pl'incipe r épublicain. - Le respect mutuel. - Soul'ce de ce l'espect. - Liberté 11101·ale et responsabilité. - But de l'éducation r épublicaine. -
�TADLE DES MATIÈRES
XIX ·
Former le citoyen. - Que la première qualité du citoyen est le r espect de la loi et pourquoi? - Que le r épublicanisme consiste· bien plus encore da ns l'accomplissement du devoir que dans l'exercice du di·oit, et pourquoi ? - Qu'il manque un pendant à la déclaration des droits de l'homme ; C'est par l'énumération des devoirs corre$pondants qu'il faut combler cette lacune à l'école. - De la liberté. - Des limites. - Devoirs qu'elle qu'elle impose. - De la tolérance politique. - De l'égalité. - Des illusions qu'elle engendre. - Exemple tiré de l'histoire romaine. - La véritable égalité. ~ Ses limites. - L'égalité à l'école. - Que la fraternité doit tempét·ei· les enivrements de la liberté et modérer les prétentions de l'égalité. - La fraternité à l'école. Moyens de la développer. - De l'importance du jugement dans la vie politique. - Du jugement de l'enfant. -· Moyens de l'exercer . - De la qua lité la plus nécessaire dans les fonotions- él-ectiv€s, , . . . . • . . . 303
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CHAPITRE XXI
PARTI QU'ON PEUT TIRER ll'E L'ENSEIONEUENT AU PROFIT DE L'ÉDUCATION
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Qu'il n'est aucun genre d'enseignement dont ou 1~e puisse tirer quelque leçon de morale. - Que ces leçons demandent de l'à propos, de la va riété, de l'imprévu. - Comment les sciences se prêtent à ces leçons. - Que la poésie est une merveilleuse éducatrice. - Qu'elle parait trop rarement à l'école primaire. - Que le peuple en a particulièrement besoin e t pourquoi. - Que l'expérience de style ou composition peut-être, par la discipline qu'il impose à l'esprit, et par le choix des sujets, un moyen d'éducation. - Apprendre à diriger son espi·it, c'est apprendre à se diriger soi-même. - Que le maître doit choisir lui-même ses sujets et les préparei·. - Des proverbes et maximes. - De la grammaire et de la langue française. - Quel secours cet enseignement peut apporter à l'éducateur. - Du choix des exemples donnés à l'appui des règles. - De la lecture. - Qu'il n'est pas de meilleui• auxiliaire de la lecture à haute voix. - Qu'elle exige une etude sérieuse. - Du choix des lectures. De l'histoire. - comment elle- s'enseigne encoi·e. Qu'elle doit être un perpétuel exercice de jugement. Que la forme biographique convient à l'école primaire. 335
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TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE XXII
DU P.iRTI QU'ON PEUT TIRER DE L'ENSEIGNEMENT AU PROFIT DE L'ÉDUCATION
(surrn).
De la science des nombres. - Qu'elle est une langue universelle, l'auxiliaire de toute les sciences, des arts et même des métiers. - Des sciences naturelles. - Dangers que pré sente cet enseignement; moyens de les éviter. - Comment on peut vérifier, éleve1· cet enseignement. - Exemples. - De la vertu moralisatrice des bras. - De la musique scolaire. - Son insignifiance actuelle. - Ce qu'elle devrait êti·e. - De l'abus des hymnes patriotiques. - La Marseillaise. - Le dessin. - Services qu'il rend. - De l'abus du crayon. - La caricature. Devoir des maître&, . . . . . . . . . . . . 35 J
CHAPITRE XXIII
~ÉSUMÉ ET CONCLUSION. .
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FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
�DE L'ÉDUCA~ION
A L'ÉCOLE
CHAPITRE PREMIER
NÉCESSlTÉ EXCEPTIONNELLE DE L'ÉDUCATlON
Que l'établissement du régime républicain rend l'éducation plus nécessaire. - État moral de la société actuelle. Affaiblissement des croyances rel igieuses. - Une société peut-elle vivre sans religion positive! - Le catholicisme contemporain. - Disparition du catholicisme libéral. Bourgeoisie cléricale et bourgeoisie républicaine. - La classe ouvrière. - Les paysans. - Les femmes. - L'aristocratie. - Le présent et l'avenir de la religion. - Les partisans de la mo1·ale philosophique. - Les partisans de la morale vulgaire. - Les gens sans morale. - Absence d'eni,_eiguement moral dans la société. - Philosophies anciennes et philosophies modernes; leurs difféi•ences. - Nécessité d'un grand effort d'éducation nationale. - Nécessité de fo1·mer une gé,nération d'éducateurs.
E.
L'éducation est toujours nécessaire, 'mai il est des temps où cette nécessité se fait , ser tir phl .,,. ' . . impérieuse ment, où l'édL1cation ,qev~en la res- - _
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DE L'ÉDUCATION
source suprême et l'instrument du salut commun. Nous sommes à l'un de ces moments. L'établissement du régime républicain, en réduisant la part de l'autorité matérielle qui s'impose, exige en retour un accroissement proportionnel de cette autorité morale qui s'accepte; étant moins gouvernés par une volonté extérieure, il faut que les hommes sachent mieux se gouverner eux-mêmes; ce qu'ils faisaient par force et par crainte, il faut qu'ils apprennent à le faire de plein gré et par devoir. Si à I'établissement d'institutions libérales et généreuses ne répond pas un progrès dans la moralité publique, si les hommes sont devenus plus libres sans devenir meilleurs, la liberté accrue ne peut qu'accroitre la somme du mal, et les institutions nouvelle;;, au lieu d'assurer le r elèV"ement du pays, ne font qu'en accélérer la décadence. La moralité doit donc se développer dans la mesure où se développe la liberté elle-même, et les hommes doivent se conduire d'autant mieux qu'ils sont plus libres de se mal conduire; à ce point de vue, l'éducation est l'espoir de la République et la garantie de sa durée, pour ne pas dire la condition même de son existence. L'autorité religieuse va s'affaiblissant. Que cet affaiblissement provienne des abus, des excès, des exigences de cette autorité même, qu'il soit dû ·aux progrès de la science et de la raison hum aines, ou, ce qui est plus vraisemblable, qu'il soit l'effet de
�CHAPITRE PREMIER
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l'une et l'autre cause, il y aurait puérilité à nier un fait aussi évident, il y aurait danger à en méconnaître l'importance. En sortant des âmes, la religion laisse un vide qu'ir y à urgence à combler; il faut se hâter de créer une force et une influence morales qui compensent la perte de l'influence religieuse. Si l'on peut se résigner sans peine à la disparition des dogmes inintelligibles et des superstitions grossières, la résignation est moins facile quand il s'agit de la morale elle-même qui pendant une long'ue suite de siècles a été mêlée à ces superstitions, comme l'or est mêlé à l'alliage; s'il est bon de rejeter l'alliage, il serait absurde d'abandonner l'or. Prise dans l'ensemble, à quelques lacunes et quelques exagérations près, la morale chrétienne s'accorde avec la raison, et dans ses prescriptions essen- · lielles elle se concilie avec la doctrine républicaine de l'égalité et de la fraternité humaines. Si la raison condilmne à la fois et les rigueurs d'un ascétisme qui lue le corps et les rêveries d'un mysticisme qui détend la volonté, elle n'en reconnaît pas moins la nécessité de la subordination des sens à l'esprit et la nécessité d'un idéal qui s'impose à l'admiration comme à l'imitation des hommes. L'abandon des croyances religieuses peut êlre sans danger quand il est amené par le travail de la pensée, et qu'il arrive comme le terme de l'émancipation de la raison et la conséquence d'une évolution intellectuelle; il devient dangereux quand il
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DE L'ÉDUCATION
est l'effet d'un entrainement irréfléchi et d'une sorte de contagion. Si l'on renonce aux croyances religieuses, il faut les remplacer par des croyances philosophiques; et si l'on n'enseigne pas à l'enfance une morale religieuse, il faut lui enseigner une morale rationnelle; on peut changer la nature de l'autorité, il ne faut pas la détruire; la substitution peut être utile, elle peut même, dans un certain élat social, être nécessaire, mais la suppression ne peut qu'être funeste. C'est cette suppression de tout frein moral qu'il importe à tout prix d'arrêter. Elle est malheureusement déjà faite dans une partie de la classe ouvrière, el l'on peut voir au déchaînement des passions subversives, quel danger elle ferait courir à la société tout entière, si l'on ne parvenait à enrayer le mal. Notre devoir est d'envisager la situation, de reconnaître l'étendue du mal et d'en chercher le remède. C'est une grande expérience qui se tente aujourd'hui; une société peut-elle vivre sans religion? L'histoire répond non; mais le passé n'est pas nécessairement l'avenir ; et il peut se faire que le progrès général de la raison assure aux sociétés modernes une force conservatrice et des éléments de moralité qui manquaient aux sociétés anciennes. Toutefois, ce n'est pas en spectateurs désintéressés, ce n'est pas les bras croisés que nous devons assister à cette expérience, la plus redoutable qui ait jamais été faite, car elle ressemble aux remèdes héroïques
�CHAPITRE PREMIER
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qui tuent s'ils ne sauvent: il nous faut une vigilance, un~prévoyance, une activité patriotiques pour assurer le succès de l'épreuve, et rendre au corps social ce qu'il peut avoir perdu de force et de santé. QueHe est donc la situation morale de la société actuelle? L'Église catholique a été jusqu'à ces derniers temps une sorte de monarchie libérale, où l'autorité papale se trouvait tempérée par l'autorité des conciles ; aujourd'hui, c'est une monarchie absolue. A ce changement dans l'Église a répondu en France un changement politique absolument contraire; l'Empire a fait place à la République. En outre, l'Église s'est armée de dogmes nouveaux et de miracles suspects, qui sont de vrais défis à la raison humaine; elle a du même coup anéanti ce parti intermédiaire qu'on appelait catholique libéral, et qui cherchait un terrain de conciliation entre la foi et la raison, entre l'autorité et la liberté. Maintenant la disparition de ce parti modérateur met les deux extrêmes en présence. Vis-à-vis du catholicisme ainsi concentré et tendu, quelle est l'attitude de la nation? Effrayée par les violences et les menaces du socialisme, une bonne partie de la bourgeoisie libérale et scepJ,ique de la monarchie de Juillet est rentrée dans le giron de l'Église : elle n'y a pas retrouvé la foi, car la foi perdue l'est pour toujours; du resté, ce n'est pas ce qu'elle allait y chercher. Estimant, avec raison, que la religion est un instrument de conser-
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DE L'ÉDUCATION
vation sociale, elle redevenait catholique, non par conviction• religieuse, mais par calcul politique. Ces faux convertis ont apporté à l'Église le secours de leur fortune et de leurs situations, mais ils n'ont pas ajouté à son prestige; on pourrait dire qu'ils l'ont compromise et qu'en pratiquant et encourageant l'hypocrisie religieuse, ils ont aggravé les dangers de la situation présente. Tout accroissement de puissance matérielle qui n'est ras dû à un retour de foi, n'est qu'une fausse apparence, et un obstacle à l'amélioration réelle de l'état social. L'autre moitié de la bourgeoisie est venue à la République : indifférente ou sceptique en matière de religion, elle se montre ouvertement ho~tile au clergé. Le mouvement qui a ramené à l'Église catholique la partie effrayée de la bourgeoisie ne paraît pas avoir entraîné les classes populaires, qui n'ont pas ressenti au même degré la terreur du socialisme, parce qu'elles sont moins capables d'en prévoir et d'en mesurer les conséquences, ou qu'elles se croient moins intéressées à les éviter. La classe ouvrière est devenue presque entièrement rebelle à l'influence religieuse, et quant à la classe des paysans, si, dans certaines provinces et dans les campagnes reculées, la religion et le clergé conservent une grande partie de leur empire, ce n'est un mystère pour personne que l'incrédulité se répand des villes dans les campagnes, qu'elle y fait de rapides progrès. On peut
�CHAPITRE PREMIER
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.dire sans trop d'exagération que le clergé a 'Perdu l'oreille et la confiance du peuple. Le triomphe définitif d'une forme de gouvernement qu'il a -Ouvertement et violemment combattue n'est pas fait pour lui rendre l'autorité perdue; et enfin son domaine, réservé, celui où naguère encore il régnait en maître, j'entends le monde des femmes, dans ce domaine la science et l'instruction ont pénétré et fait quelques conquêtes. J'ajoute que le fonctionnement régulier du suffrage universel a singulièrement réduit et circonscrit l'influence sociale du sexe féminin et par suite l'influence du clergé qui s'exerçait par lui. Ce qui reste de l'aristocratie est demeuré fidèle à la tradition, au moins dans son altitude et son langage, car dans la pratique ce n'est pas précisément par des excès de ferveur religieuse que de temps à autre les descendants de notre vieille noblesse ramènent sur eux l'attention publique. En dépit de quelques manifestations bruyantes d'une dévotion surexcitée, manifestations moins utiles que dangereuses à la cause qu'elles prétendent servir, en dépit de quelques témoignages d'une générosité intéressée où la rancune se mêle à la piété, en dépit d'un accroissement de pompe un peu mondaine dans les solennités du culte, on ne saurait nier que la tentative essentiellement politique d'une restauration religieuse n'ait à peu près avorté. Est-ce à dire que la religion soit près de
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DE L'ÉDUCATION
disparaître? Nous sommes loin de le croire; · nous pensons même que si la philosophie spiritualiste, elle aussi fort affaiblie, se laisse vaincre ou gagner par le matérialisme et le fatalisme scientifiques qui avancent, les progrès, le spectacle et les excès de la démoralisation q11e ces doctrines engendrent, pourraient bien, comme aux derniers jours de la décadence romaine, rendre au sentiment religieux une force et une intensité nouvelles, et préparer il. la religion une renaissance ou une restauration. Quoi qu'il en soit, en l'état actuel, une grande partie de la société s'est détachée ou se détache de l'Église. Dans la masse de ceux qui vivent én dehors de toute confession et de toute action religieuse, les uns, et c'est le petit nombre, se sont fait à eux-mêmes une croyance et ·une règle de conduite; d'autres, et c'est la foule, vive.nt d'instinct et d'habitude, et suivent tant bien que mal les préceptes de la morale vulgaire, c'est-à-dire facile; d'autres enfin, et ils sont malheureusement trop nombreux, vivent en hostilité déclarée avec la morale et même avec les lois. Cette situation ne pourrait durer sans péril pour la société; elle crée au législateùr des devoirs pressants; elle exige de tous ceux qui ont souci de l'avenir· et qui aiment leur pays, un puissant et général effort en faveur de l'éducation. · Il n'y a ni pour les jeunes gens, ni pour les hommes faits, d'enseignement mo"ral. L'avantage des religions, c'est que cet enseignement y dure
�CHAPITRE PREMIER
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autant que la vie et qu'une obligation commune ramène périodiquement les fidèles au pied de la chaire d'où cet enseignement descend. L'avantage d' une forte éducation morale serait de rendre cet enseignement inutile par la solidité des principes inculqués et la puissance des habitudes contractées dès l'enfance. Mais en l'état, qui pourrait soutenir que la génération présente ne gagnerait rien à entendre de Lemps à autre une voix autorisée lui rappeler les grands devoirs de la vie, et que la lecture des journaux- politiques ou autres, celle des productions de la littérature contempora,ine et les leçons de l'expérience personnelle suffisent,je ne dis pas au développement, · mais même à la conservation de sa valeur morale? Sous ce rapport la société moderne se trouve moins favorisée qur, les sociétés grecque ou romaine. Là, en effet, à côté des religions, qui n'étaient pas toujours des gardiennes scrupuleuses et vigilantes de la moralité publique, il y avait des écoles philosophiques dans la véritable acception du mot; des écoles qui, comme la pythagoricienne, la socratique, la stoïcienne étaient des écoles de vertu, où les grands exemples abondaient el où les principes étaient convertis en r ègles de conduite. Aujourd'hui les philosophies sont contenues dans les livres où elles -restent à l'état de théorie; elles n'ont qu'une influence peu sensible dans la pratique et sur les mœurs. Au .lieu que
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dans ces sociétés antiques on reconnaissait bien vite non seulement à son langage, mais à sa conduite, le · disciple de tel ou tel mailre, l'adepte de telle ou telle doctrine, aujourd'hui les partisans des divers systèmes ne sont pas faciles à distinguer les uns des autres pas plus qu'à distinguer drs autres hommes, et l'on peut dire que ces systèmes se partagent à peu près exclusivement les esprits, et que leur action sur les mœurs est à peine appréciable. Les philosophies sont des théories pures et non appliquées; les écoles sont des noms, elles n'ont ni enseignement oral ni prosélytisme, elles ne se révèlent que par d·es écrits, et demeurent renfermées dans le domaiiie des idées et des abstractions. Les philosophes de tout genre sont vêtus comme tout le monde, et leur vie ressemble à la vie du commun des mortels. Toutes ces raisons rendent de plus en plus nécessaires l'adoption et la mise en vigueur d'un bon système d'éducation nationale; car cette éducation est la plus grande de nos ressources morales, et l'épreuve qui commence pour la génération nouvelle sera une épreuve décisive pour l'avenir de notre pays. Cette épreuve, si elle échoue, ne se recommencera pas. Si elle ne fait pas entrer dans la société la somme de moralité nécessaire, on ne voit pas bien où la société pourrait puiser de quoi réparer ses pertes. L'enseignement religieux n'est phis donné dans
�CHAPITRE PREMIER
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les écoles; c'est aux familles seules qu'il appartient de le faire donner aux enfants, si elles le jugent convenable. La loi met ainsi les parents en demeure de se prononcer et d'agir. Jusqu'à ce jour nombre de pères de famille laissaient distribuer cet enseignement à leurs enfants, ils ne l'exigeaient pas, ils ne l'interdisaient pas ; par cela seul que l'enfant allait à l'école, il recevait cet enseignement comme il recevaitlesautres; le père se désintéressait. Aujourd'hui il faut qu'il sorte de son indifférence, qu'il fasse acte de volonté. Qui ne voit que , par ce fait seul, le nombre des enfants qui ne participeront plus à l'enseignement religieux va augmenter considérablement et d'un seul coup, et que ce nombre ira toujours croissant, puisqu'il est peu vraisemblable que les hommes qui, dans leur enfance, seront restés étrangers à cet enseignement, le jugent plus Lard nécessaire à leurs propres enfants? C'est donc une influence considérable et, à tout prendre, salutaire, qui se retire et qu'il faut se hâter de remplacer par une influence analogue, c'est-àdire par un enseignement moral solide et complet. L'instituteur doit songer que parmi les enfants confiés à sa garde, beaucoup ne recevront que de lui seul les leçons nécessaires au développement de leur raison et de leur conscience, que vis-à-vis d'eux il est le seul à porter le poids d'une responsabilité autrefois partagée, et pour me servir d'une expression dont on a abusé, mais qui devient aujourd'hui
�DE L'ÉDUCATION
rigoureusement vraie, qu'il a littéralement charge d'âmes. Une tâche pareille, une responsabilité si lourde exigent un ensemble de qualités rares, et l'on est en droit de Ee demander si maintenant il n'y aurait pas lieu d'entourer de plus de garanties le choix des maîtres qui vont porter le poids de cette responsabilité; si de tout jeunes gens munis du simple brevet élémentaire et recueillis un peu au hasard, sans épreuve préliminaire, sans preuve de vocation, et pour répondre aux exigences d'une laïcisation devenue obligatoire, pris la plupart en dehors des écoles normales, si, dis-je, ces débutants peuvent être à la hauteur de la mission qu'ils acceptent souvent sans la connaître ou sans la comprendre. Il faut à la situation, il faut à la nation de yérilables éducateurs, et pour les trouver, pour les former, pour les attacher à leur œuvre, nul sacrifice ne sera trop grand; dans un tel moment, pour un tel intérêt l'économie serait plus qu'une faute, elle serait une folie.
�CHAPITRE JI
NÉCESSITÉ D'UN ENSEIGNEMENT MORAL A L'ÉCOLE
Que la neutralité r eligieuse ne doit pas tourner en indifférence morale. - Que l'enseignement moral doit changer de caractère avec l'âge de'l'enfant. - comparaison entre le r ôle du prêtre et celui de l'instituteur.
Le grand malheur serait qu'on parût ne pas se douter qu'il y a une question d'éducation et croire qu'il suffit d'avoir ramené l'enseignement religieux en son lieu et place et de l'avoir rendu à ses dispensateurs naturels et qu'on peut pour le surplus s'en remettre à la nature et à l'instinct. L'enseignement moral qui était lié à l'enseignement religieux se trouve en quelque sorte maintenant à l'état libre; mais ce n'est pas assez de l'avoir dégagé des liens confessionnels, il faut le retenir it l'école et l'y organiser. Que deviendrait la société, si la neutralité religieuse tournait en indifférence morale? Il serait imprudent de trop compter sur les familles; car il en est beaucoup où l'on ne prêche ni de langage ni d'exemple. La neutralité religieuse inscrite d~ns la loi ne peut avoir trait qu'aux
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dogmes, qui sont non seulement di!Térents de religion à religion, mais inconciliables; elle ne doit pas s'étendre aux préceptes de la morale, qui sont communs à toutes les religions comme aux philosophies. Et qu'on ne croie pas qu'on peut se contenter de faire, comme on dit, la morale aux enfants et de leur con ter des histoires ou des fables et d'en tirer la conclusion. Ces moyens sont excellents sans doute, mais ils sont insuffisants pour tous et surtout pour ceux qui ne recevront désormais aucun enseignement religieux, et le nombre en est grand, et ce nombre ira croissant. Je crois bon, je crois nécessaire que l'enfant entende parler morale non seulement par occasion et d'une manière indirecte, mais avec la suite et l'autorité que comporte l'enseignement d'une science et de la première de toutes les sciences. Les lois civiles ont bien leurs interprètes et leurs commentateurs, pourquoi la première des lois, celle qui est le fondement des autres, n'auraitelle pas les siens ? La forme anecdotique et maternelle convient et suffit au premier âge, mais à mesure que l'enfant grandit et que, sa raison s'éclaire cet enseignement doit sortir de ses langes, il doit par degrés prendre le même caractère que les autres enseignements, à celle di!Térence, qu'il est à la fois théorique et pratique, et que la leçon du maître trouve dans la vie de l'écolier des occasions fréquentes d'applications immédiates ; il doit peu à
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peu se dégager des fictions dont on l'enveloppe et des e,Zemples dans lèsquels on le concrète, pour arriver dans les classes élevées à une forme scientifique ou philosophique. Il ne faut pas laisser croire qu'on n'ose pas enseigner la morale, si l'on veut que cet enseignement soit p_ au sérieux et porte tous ris ses fruits. Mais, me dira-t-on, vous allez créer des prêtres laïques et un nouveau sacerdoce. Non, répondrai-je, car le prêtre a seul qualilé pour enseigner une religion, tandis que tous les hommes ont qualité pour parler de la morale, pourvu que leur conduite ne jure pas avec leur langage. La vertu de cet enseignement s'exerce dans les deux sens et sur celui qui le reçoit et sur celui qui le donne; il profite au maître comme à l'enfant; il est pour le premier un memento comme pour l'autre une leçon. Le prêtre constitue une caste dont l'unique mission est d'enseigner sa religion; l'instituteur est un homme comme les autres, et qui ne doit s'en distinguer que par plus de vertu. Le prêtre parle au nom d'une autorité extérieure, il dicte des commandements, il s'adresse à la foi; le maître parle au nom de la conscience et d'une autorité que l'hom me porte en lui-même, il amène l'enfant à _la reconnaître et à s'y soumettre de plein gré, il s'adresse à sa raison; avec le prêtre la vérité vient du dehors, elle est inculquée à l'esprit, elle s'y établit en souveraine, elle impose silence et obéissance; avec le
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maître et par ses soins, la vérité que recèle la conscience, y germe, y éclot, s'y développe; ce n'est pas au maître que l'enfant obéit, ce n'est pas à une volonté étrangère qu'il se plie, c'est à lui-même qu'il se soumet, c'est à sa propre raison qu'il cède, libre en son obéissance. Le prêtre est un intermédiaire qui se place entre l'homme et Dieu, il transmet les ordres de la Divinité et les vœux des fidèles; rien de semblable dans le rôle du maître ou du père; il ne 1:;'interpose pas, il se tient à côté de l'enfant, il le conseille, il le persuade, il l'éclaire; il ne fait appel à aucune autre autorité que celle qui réside dans le cœur de l'enfant, autorité qu'il lui apprend ou l'aide à reconnaître et à respecter. On ne trouve pas dans ce rôle cette attribution spéciale, celle délégation d'autorité surnaturelle nécessaire à la constitution et à l'existence d'une caste; il y a ~implement exercice d'un droit qui appartient à tous, dont un père, une mère, un frère, une sœur, un parent, un ami, un homme quelconque peut user, et dont l'usage se trouve non pas exclusivement mais particulièrement attribué à l'instituteur pendant les années de la scolarité, parce que pendant ces années l'enfant est remis à ses soins, qu'il n'a presque d'autre compagnie que son maître et que presque toute sa vie se passe entre les murs de l'école. Ne craignons donc pas une assimilation qui est
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trop superficielle ou pour mieux dire trop fausse pour que les gens sérieux et de bonne foi s'y laissent prendre un instant. Les rôles, en effet, sont non seulement différents, mais en réalité contraires. Le prêtre ne demande pas à l'enfant s'il comprend et s'il approuve; il I ui enseigne des vérités qu'il croit divines et qui par conséquent dépassent la portée de la raison de l'homme et plus encore celle de l'enfant; demander qu'il comprenne ser~it absurde, qu'il approuve serait ridicule ; dans les deux cas ce serait presque soumettre la Divinité à la faiblesse ou au caprice d'une raison enfantine: il n'a donc que faire de l'inlelligence et de l'adhésion, l'obéissance lui suffit. Tout autre est le rôle de l'instituteur ou du père; il ne cherche pas à obtenir une soumission absolue à des vérités inintelligibles ou incomprises: convaincu que l'enfant est nanti des vérités dont il a besoin pour la vie, il se borne à le ramener en luimême pour les lui faire trouver ·et comprendre; persuadé qu'il porte en lui la loi et la règle de sa conduite, il se contente de lui en montrer la sagesse et de l'amener à s'y soumettre. Il est un conseiller et un guide et) si possible, un exemple. Il veut mettre l'enfant en état de se conduire lui-même et de se passer de mentor; le prêtre au contraire, convaincu que l'homme est mauvais ou perverti, que sa nature ne peut lui fournir ni vérité ni règle, s'emploie à faire entrer en lui les vérités qu'il n'en peut tirer,
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et demeure pour lui pendant toute sa vie un inspirateur et un tuteur nécessaire. Tout le catholicisme est en germe dans le dogne du péché originel; il repose sur la défiance ou pour mieux dire sur la négation de la raison humaine; l'enseignement moral au contraire repose sur la confiance et l'affirmation de cette même raison.
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Ce qu'elle est par r apport à l'instruction. - Sens ordinaire du mot. - Son véritable sens. - Les gens bien élevés. Les honnêtes gens. - Les gens vertueux. - Que l'homme ne nait ni bon ni mauvais, mais a vec le pouvoir de devenir l'un ou l'autre. - Qu'il n'y a pas de limites dans le bien ni dans le mal. - A quel point de vue l'instituteur doit se placer pour comprendre l'importa nce de l'éducation.
Instruire est bien, élever est mieux. Le premier besoin d'une sociélé, la condition de son existence, c'est la moralité. On conçoit une société composée de gens honnêtes sans instruction, mais on ne peut concevoir une société formée de gens instruits sans honnêteté. La ramille, cette petite société, image et élément de la grande, ne saurait exister sans loi morale, elle peut vivre sans instruction. Nous n'avons nulle envie de préconiser l'ignorance ni de rabaisser l'instruction, surtout en un siècle dont le plus grand h onneur est de l'apprécier et de la répandre; nous voulons seulement marquer sa véritable place, qui est la seconde, l'éducation occupant la première. Sans doute l'une et l'autre se
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peuvent et se doivent entr'aider, mais entre elles deux il y a cette différence profonde que l'éducation peut à la rigueur se passer de l'instruction, tandis que la première est indispensable à l'autre. En effet, avec les lumières naturelles de la raison et à l'aide de la conscience on arrive à faire un honnête homme; tandis que tout le savoir du monde ne suffit pas à garantir du vice, ni même à préserver du crime. L'homme qui n'est qu'instruit en est plus dangereux; l'ignorance honnête est inoffensive, elle peut être vertueuse. Tous les ans l'Académie couronne des dévoùments qui ne savent pas lire, et tous les ans la justice condamne des crimes leHrés et des attentats savants. Il s'en faut étrangement que le progrès moral concorde avec le progrès de la science et que tous deux aillent du même pas ; le temps présent nous en fournit la preuve. Est-ce à dire que l'instruction soit inutile à l'éducation? elle lui est au contraire un auxiliaire précieux; en éclairant l'esprit, elle crée au libre arbitre de nouveaux et puissants motifs, elle transforme en volonté claire et réfléchie les mouvements obscurs et instinctifs de la conscience. Du reste là statistique judiciaire est une irréfutable démonstration de la vertu moralisatrice inhérente à l'instruction ; l'immense majorité des crimes est à la charge de la brutalité ignorante. Il y a un terme consacré, qui sert à résumer toute la série des jugem·enls que nous portons sur les en-
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fants comme sur les hommes dans la vie ordinaire. Quand on a dit d'un enfant qu'il est bien ou mal élevé, d'une personne q~'elle aou n'a pas d'éducation, il semble qu'il ne reste plus rien à en dire : ils sont classés. Et ~n e!fet, en dehors des gens qui ont affaire à la justice, et qui par conséquent sont des ennemis de la société, il n'y a en réalité, au point de vue des relations sociales, que deux espèces d'hommes, ceux qui sont sociables et ceux qui ne le u sont pas, c'est-à-dire ceux qui so nt bien et ceux q_i sont mal élevés. En ce sens restreint, l'éducation représente la somme d'e!forts, de gêne et de petits sacrifices que nous sommes devenus capables de nous imposer pour nous rendre agréables aux autres et contribuer au charme de la vie commune. Tous ces témoignages de bienveillance, d'estime, de respect, tous ces égards pour l'àge, le sexe et le rang, tous ces actes de prévenance, de courtoisie et d'obli_ geance, qui sont les marques auxquelles se reconnaissent les gens bien élevés, constituent une série de petites victoires remportées sur l'égoïsme, sur l'humeur, sur lïnstinct, victoires qui assouplissent la volonté et la disposent à de pl11s grands efforts. Jlfais l'éducation va plus loin et plus haut. Elle ne s'arrête pas aux_ relatiou-s accidentelles et superficielles qui forment la trame légère et mobile de la vie de société; prise dans toute la largeur de sa véritable acception, elle s'étend à tous les rapports étroits et constants qui lient l'enfant à sa famille, le
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citoyen à ses concitoyens et l'homme à ses semblables; elle embrasse la vie tout entière, et se résume en un mot, le devoir. Habituer les enfants à faire ce qu'ils doivent en toute occasion, envers tout le monde : les y amener par la douceur et la fermeté, par la raison et le sentiment, par la persuasion et par l'exemple, accroître par degrés l'empire de la volonté sur la passion et l'instinct: voilàl'œuvre première de l'éducation. Mais en dehors des devoirs stricts dont la loi morale commande et dont la loi civile impose l'accomplissement, il y a encore tout un ensemble de devoirs moins impérieux et plus difficiles, qui forment le domaine propre de la pure vertu. Dans ce domaine la volonté se meut librement, sans intimidation ni séduction, exposée aux seules influences de la raison épurée et de la conscience ennoblie, des hautes et généreuses pensées, des sentiments délicats et sublimes. C'est là que fleurissent l'humble abnégation, les dévoûments éclatants ou obscurs, c'est là aussi que s'allume le feu de l'enthousiasme et du patriotisme. Heureuxl'éducateur qui peut y amener les âmes! il a atteint le but suprême de l'ambition morale. \ L'homme ne naît ni bon ni mauvais; il naît avec le pouvoir de devenir l'un ou l'autre. Il apporte, en naissant, des instincts contraires, les uns compatibles, les autres incompatibles avec l'existence de la société; il a en lui, dans son essence, les germes de
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tous les vices comme de toutes les vertus, de toutes les qualités et de tous les défauts. Doué de raison et de volonté, il discerne de bonne heure quels sont, parmi les instincts qui le poussent, ceux qu'il doit combattre, et, parmi ces germes, ceu·x qu'il doit développer. L'éducation n'est pas autre chose que le secours éclairé, affectueux, assidu, apporté à l'enfant dans la lutte qu'il engage de bonne heure contre ses mauvais penchants pour assurer le triomphe des autres. Le propre de l'homme est de pouvoir s'élever toujours plus haut dans le bien, ou descendre toujours plus bas dans le mal ; il n'y a pas de limite au progrès moral de l'homme pas plus qu'à sa démorali sation. Les journaux ne nous apportent-ils pas trop souvent le récit de crimes qui semblent reculer les bornes de la perversité et de la cruauté humaines, comme aussi d'actes de vertu ou d'héroïsme qui semble.nt dépasser les forces de notre nature? Entre les points extrêmes et contraires, se déroule une série infinie de degrés intermédiaires dans laquelle se range et se meut l'humanité. Chez les autres êtres, il y a peu de différence entre les individus d'une même espèce ; mais parmi les hommes, entre les mei lleurs et les plus mauvais, entre la plus haute vertu et la plus basse dégradation, il y a un abîme. On est effrayé en songeant jusqu'où l'homme peut descendre, on est ravi en -yoyant jusqu'où il peut monter. Aussi comprend-on sans peine avec quelle · inquiétude émue un père se penche sur le
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berceau de son nouveau-né, cherchant à lire dans ces traits encore incertains le redoutable mystère d'une vie qui peut être si belle ou si affreuse. En cet enfant qu'il contemple dort en germe l'honneur ou la honte d'une famille, sa joie ou son désespoir. Que l'instituteur se place à ce. point de vue, il comprendra ce que c'est que l'éducation.
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CHAPITRE IV
LA RELIGION ET LA MORALE
SOMMAIRE. - De l'affaiblissement de la foi 1·eligieuse. - Son influence sur la morale. - Rôle de l'éducateur da ns ces temps de transition. - Suppression de l'enseignement religieux à l'école. - Conséquences de cette suppression. Nécessité du développement ge l'éducation.
Tant que les dogmes qui agissent par la crainte conservent leur empire, on ne saurait raisonnablementnier qu'ils s t un frein moral; mais quand le doute vient à les atteindre, la morale qu'ils servaient en reçoit, elle aussi, une atteinte. Ainsi, lorsqu'on rejette le dogme des peines éternelles comme contraire à la raison, et incompatible avec la justice et la bonté divines, on s'en tient rarement là, on ne s'arrête pas où s'arrêtait Voltaire, et l'on rejette souvent du même coup la croyance fort raisonnable aux peines temporaires et en un Dieu rémunérateur el veng·eur. La morale rationnelle ressent le contrecoup de la chute des dogmes, elle en est ébranlée. Les dogmes inintelligibles sont ceux dont la disparition cause le moins de dommage, parce que, à
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raison même de leur nature, ils sont sans influence sur la conduite; que l'homme y croie ou n'y croie _ as, il n'en est ni plus mauvais ni meilleur; ces p dogmes sont dans l'esprit, 06 plutôt dans la mémoire comme un dépôt sacré, auquel on ne touche pas, et dont on ne tire aucun profit. Mais les dogmes intelligibles au moins en partie, ceux qui sont simplement en désaccord avec la raison et dont .on peut par conséquent prouver la fausseté, ceux-là, quand ils cèdent à l'effort du raisonnement, rendent suspectes les vérités mêmes auxquelles ils étaient unis, etlorsqu'ils sortent de l'esprit, ils emportent presque toujours avec eux quelques lambeaux de la morale elle-même. C'est là le danger des religions qui tiennent la raison humaine en servage ; on ~e s'en dégage pas insensiblement et par une lente émancipation, mais on s'en échappe comme d'une prison en brisant ses chaînes. Quitter une religion parce que l'on ne croit plus à ses dogmes, c'est s'affranchir d'une autorité étrangère, pour rentrer sous l'autorité légitime de sa propre conscience; si cette transition était ce qtùlle doit être, les hommes en deviendraient meilleurs, parce qu'ils se seraient délivrés des superstitions pour·ne plus obéir qu'à leur propre raison, et parce que, si les religions sont plus exigeantes de pratiques et d'exercices, la raison n'est pas moins exigeante de vertu. S'affranchir, ce n'est pas secouer toute autorité,
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c'est reprendre le gouvernement, la direction de soi-même. Aussi, pour éviter le dommage que peut causer à la société comme à l'individu un affranchissement trop brusque ·ou mal compris, l'éducateur doit-il s'efforcer de faire comprendre à l'enfant que !"obligation morale est indépendante des religions, el que païens, bouddhistes, juifs, chrétiens, maho'ffiétans, tous les hommes enfin, à quelque religion qu'ils appartiennent, sont soumis aux mêmes lois; de telle sorte que si un jour l'eHfant arrive par le raisonnement à cet état de l'esprit qui ne comporte plus la croyance aux dogmes, il sache bien que ses obligations morales restent les mêmes ou plutôt qu'elles n'ont fait que s'étendre, et qu'en s'a ffranchissant, il ne s'est pas dispensé d'obéir à la raison ; que s'il a acquis le droit de se conduire lui-même, il a le devoir de prouver qu'il est digne de celle liberté ; que tout changement, pour être légitime, doit être une amélioration, que ce n'est pas pour se livrer sans scrupule à ses passions qu on rejette des croyances, mais parce qu'on a trouvé une loi, une règle pli.ts digne d'un homme raisonnable et libre. Les exemples de vertu et de dévoûment inspirés par la morale seule ne lui manqueront pas pour appuyer sa démonstration. Celte précaution est d'autant plus nécessaire que l'enseignement dogmatique a pris fin à l'école, et
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que, par suite, il a perdu et perdra de son prestige et de son action. Ce n'est pas que l'enseignement religieux donné à l'école eût ·une haute valeur et une grande efficacité. La répétition machinale du catéchisme, tâche fastidieuse dévolue à l'instituteur, n'était pas faite poÙr développer beaucoup ni l'intelligence, ni le sens moral de l'enfant; mais en lui montrant dans l'instituteur un auxiliaire, pour ne pas dire un serviteur du prêtre, il ne pouvait qu'accroître le respect de l'autorité religieuse et par su[te contribuer au maintien de la foi. Si la clignité de l'instituteur a gagné à la cessation de ces fonctions subalternes, on ne saurait nier que l'enseignement religieux n'y ait perdu un secours ; sa liberté reste entière, mais ses moyens d'ac~ion n'ont plus la même étendue ; il a conservé ses chaires et ses professeurs, mais il n'a plus cette légion de répélileurs dociles que lui formait le personnel nombreux des instituteurs. Cet enseignement sera mieux donné sans doute, il sera moins donné; car beaucoup d'enfants n'iront pas chercher à l'église ce qu'ils trouvaient à l'école. Il faut donc qu'ils trouvent à l'école de quoi compenser et au delà une perle qui ne serait pas sans dommage si elle restait sans compensation; c'est-àdire, il faut que l'enseignement moral à l'école prenne tout le terrain devenu libre par le retrait de l'ensei gnement religieux.
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S'il est inexact de dire que l'enseignement de la morale à l'école y fût rendu impossible autrefois par la présence de l'enseignement religieux, on peut affirmer qu'il n'y était pas rendu plus facile. D'abord par cela seul que le maitre faisait réciter le catéchisme, il se croyait dispensé d'un enseignement moral qu'il conf?ndait d'ordinaire avec celui des dogmes religieux ; et là même où le maître ne croyait pas devoir s'en tenir aux articles de foi, son enseignement, naturellement lié et subordonné aux croyances, ne pouvait prendre ni l'ampleur ni l'autorité nécessaires. Il v_nait en sous-ordre, et formait e comme un complément facullatif. Les rôles sont changés; la morale prend à l'école le rang qui lui appartient ; elle y est chez elle, maîtresse et non servante. Ayant son domaine à elle, elle n'a pas à faire d'incursions dans le domaine d'autrui ; placée sous l'égide de la loi, elle n'a pas non plus d'incursions à craindre dans son propre domaine. De plus, au lieu qu'autrefois elle n'exi$lait pas par elle-même et n'avait pas de place dans le programme de l'école, aujourd'hui sa place y est marquée et celte place est la première, et c'est chose naturelle ; car de toutes les sciences la première et la plus importante est la science du bien, et le premier des arls est l'art de bien vivre. On peut à la rigueur se passer de la grammaire ou de l'histoire, même de la religion, comme l'ont fait tant d'honnêtes gens avant et depuis Socrate ; on ne peut se passer de morale.
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Ainsi la conséquence naturelle du retour de l'enseignement religieux à ses véritables dispensateurs, c'est d'abord la constitution d'un enseignement moral proprement dit dans l'école ; c'est ensuite la nécessité d'y placer cet enseignement en tête de tous les autres, et de lui donner un développement proportionné à l'importance qu'il tient de sa nature et à celle qu'il tire des circonstances présentes .
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�CHAPITRE V
DE LA LOI MORALE, PRINCIPE ET INSTRU'.11'.ENT · DE L'ÉDUCATION
SOMMAIRE. - car actèr es de la loi mora le. - Qu'elle est en r éalité la seule loi. - Que les lo is civiles, politiques et religieuses lui empruntent toute leur a u torité. - Comment elle se dégage de la conscience. - Qu'il serait impossible de donner l'idée du· bien, si la raison n'en contenait le germe. De la véritable méthode de l'éducation.
Élever les enfants, c'est les habituer à faire telle chose, à ne pas faire telle autre; c'est-à-dire à choisir. Tout choix suppose une r ègle, une loi. Cette loi existe, elle s'appelle la loi morale. Si, pour réussir dans l'éducation, il snffisait d'enseigner la morale, ce serait chose facile; car, de toutes les sciences, il n'en est pas de plus simple, et l'on peut bien l'appeler une science infuse. En effet, elle tient tout entière da ns un mot, le devoii·; et le devoir, nous n'avons pas à le chercher bien longtemps ni bien loin; il est en nous; de lui-même il se r évèle, il parle, il s'impose, il oblige. On peut discuter longuement sur la source de ce lte obliga-
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tion et la faire découler soit d'une puissance surnaturelle, soit de la nature elle-même, soit des rapports que la famille et la société créent entre les hommes; mais, quelque origine qu'on lui attribue, son autorité reste entière, absolue. Elle ne ressemble en rien aux autres lois, civiles, religieuses ou politiques; car celles-ci se font, se défont, et se refont sans ces~e, elles sont dans un perpétuel changement; la loi morale est toute faite, elle l'a toujours été, les hommes ne se sont ni réunis ni concertés pour la faire( comment l'auraient-ils:pu ?), et il leur est impossible de la détruire; les autres changent non seulement de siècle en siècle, d'année en année, mais de pays en pays : la loi morale est la même toujours, partout; elle est universelle, immuable, et tandis que les autres tombent tour à tour en désuétude, seule elle reste éternellement en vigueur. Bien plus, on peut dire que c'est la seule et unique loi, car les autres ne peuvent exister sans elle; c'est d'elle et d"elle seule qu'elles empruntent leur force, c'est de leur accord avec la loi morale qu'elles tirent toute leur autorité. En effet, du jour où cet accord cesse, leur autorité tombe, et ces iois éphémères non seulement ne sont plus obligatoires, mais c'est une obligation de leur désobéir. Toute injonction, de quelque autorité qu'elle émane, civile, politique ou religieuse, est nulle et sans vertu, du moment qu'elle est contraire aux prescriptions de la
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loi morale; et, dans ce cas, non seulement la désobéissance devient permise, mais elle est un devoir. Ainsi les lois humaines ne sont bonnes que par leur plus ou moins de conformité avec la loi morale; la meilleure est celle qui s'en rapproche le plus; la parfaite serait celle qui se confondrait avec elle. Voilà la loi à laquelle il faut plier l'enfance; pas n'est besoin de la lui imposer, car elle s'impose d'ellemême; mai"s il faut l'amener à la reconnaitre, à l'accepter et surtout à la. suivre. L'enfant, disons-nous, la porte en lui-même, d'abord à son insu et comme à l'état latent; puis, peu à peu, elle se dégage, elle sort des profondeurs mystérieuses de la conscience, elle fait sentir sa présence par des tressaillements muets, puis elle prend une voix, elle parle, elle commande, elle signifie sa volonté par des injonctions de plus en plus claires, de plus en plus pressantes, et enfin, quand elle est méconnue, par cette souffrance indéfinissable et. tantôt sourde, tantôt aiguë et cuisante, qui s'appelle le remords. Si intolérable est cette souffrance, que parfois, pour lui échapper, l'homme se réfugie dans la mort. Rabi tuer l'enfant à écouter celte voix,à se recueillir pour mieux l'entendre, à faire effort pour mieux la suivre, c'est l'œuvre de l'éducation. L'enseignement n'y entre donc que pour la moindre part; car en moins d'une heure on peut passer en revue toute la série des devoirs qui embrassent la vie humaine,
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tandis que cette vie elle-même est trop courte pour former à l'accomplissement du devoir. Ici la théorie est peu, la pratique est tout; et cela est si vrai que la morale est parfois enseignée et bien enseignée par des hommes sans moralité, et que par contre elle est parfois pratiquée par des hommes sans instruction. La difficulté n'est donc pas de faire apprendre et comprendre, mais de faire vouloir et agir; elle n'est pas de donner à l'enfant l'idée du devoir, puisqu'il en a le germe, mais de lui en inspirer le goût et, si possible, la passion; de le tourner, de le pousser, de l'entraîner au bien, d'en obtenir cette suite et cette progression d'efforts qui en créent l'habitude et plus tard le besoin. Ce n'est point là une science, mais un art, et le premier des arts. Supposons que l'enfant n'ait pas en lui l'idée du bien, comment s'y prendrait-on pour lui donner cette idée? Sans doute on partagerait les actions humaines en deux séries, et on lui dirait : voici les bonnes et voilà les mauvaises. Mais si sa propre raison ne lui faisait reconnaître le caractère inhérent à ces actes, cette distinction entre le bien et le mal serait pure affaire de mémoire, et comme la mémoire est de foutes les facultés la moins sûre et la plus inégale, la moralité humaine serait à la merci de ses caprices et de ses défaillances. D'nilleurs la mémoire n'est qu'un dépôt de connaissances, et comment une simple formalité d'enregistrement pourrait-elle créer cette puissance active,
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impérieuse et vivace de l'obligalion morale? Non, la moralité a de bien autres racines qu'une classification arbitraire et nécessairement changeante -et mobile; elle plonge au plus profond de notre être; invisible, inexplicable, elle est cependant ce qu'il y a en nous de plus réel, de plus vivant, de plus persistant, car elle embrasse et commande toute l'étendue de la vie humaine; elle dirige les pas chancelants de l'enfance et soutient la marche tremblante de la vieillesse. Nul n'essaye impunément de se soustraire à son empire, et elle poursuit encore les réfractaires jusque dans l'endurcissement du crime ou dans la torpeur de l'abrutissement. C'est donc en lui-même que l'enfant porle sa règle de conduite, c'est en lui-même qu'il faut lui apprendre à la chercher, et, quand le maître commande, il doit s'appliquer à faire comprendre que ce n'est pas en son propre nom qu'il parle, mais au nom de la loi morale qui est inscrite dans le cœur de l'enfant et dont 11 n'est, lui, que l'écho et l'interprète. Amener l'enfant à se conduire en l'absence de ses maîtres et de tous ceux qui sont investis d'une autorité ou d'une part d'autorité quelconque, qui ont le droit de le forcer à bien faire et de le punir d'avoir mal fait, comme il se conduirait en leur présence; à ne voir en eux que les représentants et les porte-voix de sa propre conscience; à comprendre qu'une action doit être faite ou évitée, non parce qu'elle lui est commandée ou défendue, mais qu'elle lui est interdite ou
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imposée parce que sa conscience. la lui commande ou la lui défend; en un mot, qu'en obéissant à ses maîtres, c'est à lui-même qu'il obéit; prendre son point d'appui en lui contre lui-même, lui faire voir qu'il peut arriver à se diriger sans secours étranger et l'amener insensiblement à se passer de cette direclionextérieure :voilà la vraie méthode de l'éducation.
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DES INFLUENCES QUI TENDENT A ALTÉRER LE CARACTÈRE DE LA LOI MORALE
SOMMAIRE. - Que cette loi est l'âme de la religion et de la philosophie. - Dangers que lui fait courir l'abus de l'expérimentalisme. - De l'influence de çette manie sur les lettres et les arts. -Systèmes philosophiques contemporains. - Leur prétention commune. - Que l'obligation morale ne peut se tirer de l'expérience. - Équivoque dangereuse sur le sens du mot loi. - Concordance nécessaire entre les principes philo· sophiques et les principes politiques. -Que la liberté politique dépend de la liberté morale. - Que matérialisme et républicanisme impliquent contradiction. - Qu'un être soumis à la fatalité ne peut avoir ni droits ni devoirs. - Que la chute des tyrannies· est l'œuvre du spiritualisme. - Que ce ne sont pas les philosophes matérialistes du xvrn• siècle qui out préparé la déclaration des Droits de l'homme. - Empiétements de la méthode expérimentale. - .Cause de la vogue dont elle jouit. -Ambition de la physiologie. -Que la notion du libre a1·bitre est faussée.- Littérature engendrée par l'expérimentalisme. - Du naturalisme. - ses prétentions. - Ses caractères. Ses effets. - De la petite presse. - Publicité faite au crime. - Comptes rendus, des séances de cours d'assises. -Influence que cette publicité exer ce sur la moralité publique. - De l'aliénation mentale dans ses r apports avec le crime. - De l'indulgence systématique. - Ses effets.
Cette loi morale qui est à la fois le principe et l'inslrument de l'éducation, on la retrouve au fond de
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toutes les religions; c'est elle qui les fait vivre, et l'on ne peut concevoir une religion qui puissè se développer contre elle ou sans elle. Elle est aussi l'âme et la vie de la plupart des systèmes philosophiques. Cependant notre siècle voit se propager une doctrine qui, sans prétendre ouvertement la combattre, travaille à en dénaturer la caractère et par suite à en ruiner le prestige et l'efficacité. Nous assistons avec tristesse aux efforts méthodiques et persévérants que fait une prétendue science pour rabaisser la loi morale au niveau des lois expérimentales el pour atteindre et corrompre le germe même de la moralité, qui est l'obligation. Et, chose déplorable, ces efforts dangereux paraissent inconscients; on ne peut s'indigner contre ces honnêtes savants, que leur candeur naturelle ou le joug salutaire des bonnes habitudes contractées sous l'empire même de la loi qu'ils altèrent, préserve des chutes et des excès, et qui, jugeant charitablement des autres par eux-mêmes, s'imaginent que l'humanité peut se passer du frein qui leur est devenu inutile à eux-mêmes. Cette jllusion provient en grande partie de l'abus d'une méthode puissante et perfide, à laquelle les sciences physiques et naturelles doivent, il est vrai, leurs progrès merveilleux, mais qui, transportée dans le domaine de la conscience, menace d'y détruire le principe de la vie morale. La méthode baconnienne, sortant de ses limites
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naturelles, a fait irruption dans le domaine de l'art et des lettres et elle y a laissé des traces comparables à celles d'un véritable fléau. Ambitieuse et sans scrupules, dédaigneuse des grandes et hautes abstractions, enivrée de sa force brutale, éprise des seules réalités palpables, elle a rabattu l'essor des âmes, ravalé l'idéal, flétri la fleur de l'art et tari la source des aspirations sublimes et des inspirations fécondes. Elle a attaché l'effort de l'artiste à la reproduction servile des réalités banalès et assuré le triomphe de la médiocrité patiente sur le talent créateur. En philosophie, appliquant ses procédés à l'âme humaine, elle l'a réduite à une simple poussière de phénomènes sans support et sans lien, et, renversant la loi morale des hauteurs d'où elle commande, elle s'est efforcée de l'extraire comme la plus vulgaire des lois chimiques de la simple expérience, elle l'a ramenée à la valeur d'un fait généralisé, sans comprendre qu'on peut tordre et presser tous les faits du monde sans en faire rien sortir qui ressemble à l'obligation. Heureusement de dessous l'amas de ces expériences la loi se relève imposante en sa victorieuse simplicité, elle se dégage de l'étreinte des systèmes et .. brille comme auparavant de son inextinguible éclat. Il y a deux espèces principales de systèmes : ceux qui embrassent ou prétendent embrasser l'universalité des choses, el ceux qui, plus modestes, se
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bornent à l'humanité. Aux philosophes ambitieux qui aspirent à l'explication du grand tout on peut jusqu'à un cerlain point pardonner leur indifférence ·transcendante pour · les conséquences morales de leurs systèmes; nolre humble planète est si peu de chose et fait si pauvre figure dans l'immensité de l'univers et dans l'infinité de;; mondes, qu'ils en arrivent aisément à la perdre de vue, ou à la laisser en dehors de leurs données comme une quantité négligeable, dont l'omission n'affecte pas sensiblement le résultat de leurs calculs· et ne compromet pas la solution du grand problème. Mais ceux qui, laissant de côté la recherche de la vérité absolue, qu'ils croient inaccessible, et l'intelligence d'un ensemble dont ils ne sont qu'une partie infinitésimale, se contentent d'étudier la société et de chercher les lois qui règlent le développement de l'homme et de l'humanité, ceux-là sont inexcusables, ceux-là sont impardonnables, de se désintéresser de l'influence que peuvent exercer leurs théories sur la moralité publique; ils en arrivent à devenir les auxiliaires inconscients ·des corruptions volontaires, à fournir au crime et à- la dégradation des justifications d'une apparence scientifique, à débarrasser les consciences des scrupules salutaires; par l'altération de l'idée du devoir, par la dépréciation de la valeur moràle; en dénaturant le caractère de l'obligation, en affai.blissant l'autorité de la conscience, ils augmenlent l'inefficacité des lois
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<:iviles, et préparent l'impuissance des répressions pénales. Le trouble, l'hésitation des consciences se révèle fréquemment dans les verdicts rendus par les jurys et qui causent à la saine partie du public des surprises pénibles et de légitimes appréhensions. La prétention de la plupart des systèmes contemporains, c'est de tirer de l'expél'ience et des faits les lois qui doivent régir la société et par suite régler la conduite de l'homme. Étrange erreur que celle de ces philosophes! car les lois qu'on peut tirer des faits, ne sont ellesmêmes que des faits généralisés, et ne sauraient par suite avoir un caractère obligatoire. Lorsqu'on aura réussi à établir qu'ici ou là, ou même partout, le~ hommes agissent de telle ou telle manière, s'ensuivra-t-il qu'on soit moralement tenu d'imiter leur exemple, et prétendra-t-on convertir en devoir une manière d'agir, parce qu'elle est plus ou moins générale? A ce compte, il suffirait de prendre telle ou telle société, au moment où la corruption y est répandue, pour se croire autorisé à ériger le vice en loi.. Tous les faits du monde ne peuvent nous apprendre que ce qui est, et non ce qui doit être; autrement dit, les lois qu'on dégage de l'expérience ne i,ont que de pures constatations, dépourvues de toute . valeur et de toute autorité morale. Le malheur, c'est qu'il y a une tendance de plus en plus marquée à s'appuyer sur ces prétendues lois pour rejeter ou ébranler la loi morale véritable, et con-
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clure de la généralité des actes à leur légitimité. Il règne sur le sens du mot loi une déplorable équivoque, qu'il importe de dissiper. Celte équivoque consiste à confondre sous le mê~e nom les lois qui sont des ordres auxquels on peut désobéir, des injonctions auxquelles on peut résister, et celles qui ne commandent rien, parce qu'elles s'imposent, qui ne demandent pas l'obéissance, parce qu'elles s'en passent et s'accomplissent en nous avec ou sans le concours de notre volonté; les lois qu'on peut violer, et celles qu'il faut subir; elle consiste dans l'assimilation de deux choses qui sont non seulement différentes, mais absolument contraires, le libre arbitre et la fatalité. Cette équivoque, bien que fort grossière, fait plus de dupes qu'on ne le pense; d'abord parce que les philosophes dont nous parlons se prêtent à cette confusion, et laissent attribuer à leurs généralisations une valeur qu'elles ne sauraient avoir; en second lieu parce que ces prétendues lois mettent la conscience à l'aise et lui fournissent obligeamment des excuses pour toutes les fai-blesses, des justifications pour tous les crimes. Il s'est formé dans ces derniers temps d'étranges associations d'idées. De ce nombre est ce qu'on pourrait appeler le matérialisme républicain. Tout système politique repose nécessairement sur _ sysun tème philosophique ou religieux; entre les principes régulateurs de la conduite privée et les principes qui président au gouvernement des sociétés, il y a
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non seulement un rapport étroit, mais une concordance nécessaire. Les changements et les révolutions politiques ne sont que les conséquences des changements qui se sont produits dans les idées au sujet de la nature de l'homme, de sa bonté ou de sa perversité originelle, de sa bassesse ou de sa dignité. C'est ainsi qu'un système religieux· qui ne voit dans l'homme qu'un être déchu, frappé d'une_incurable impuissance de bien faire, engendre inévitablement un gouvernement tyrannique; il est logique en effet d'enlever aux hommes une liberté dont on les tient incapables d'user et indignes de jouir. Par contre, à mesure que l'on conçoit de l'homme une idée plus favorable, et.qu'on en arrive à une appréciation plus équitable de son aptitude au bien, les liens se desserrent, et le gouvernement devient plus libéral. Bref, la liberté politique se mesure à la confiance qu'inspirent les hommes, elle doit aller croissant avec leur progrès intellectuel et moral, et devenir entière quand l'homme est mûr pour la liberté. C'est l'honneur el la supériorité du gouvernement . républicain d'accorder une pleine expansion à l'activité humaine sans compromettre l'existence et le développement de la société. Si donc il y a deux termes qu'on s'étonne à bon droit de voir joints ensemble, ce sont ceux de république et de matérialisme, c'est-à-dire d'un système politique qui implique le développement de la liberté humaine et d'un système philosophique qui en est
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la négation. Cependant ce n'est point là une· alliance ·de mots fortuite, mais l'expression d'une contradiction réelle, quoique monstrueuse. Il y a une école, si l'on peut l'appeler ainsi, de gens qui se disent à la fois matérialistes et r épublicains; et cette école s'est malheureusement formée, ou du moins développée sous le patronage du plus grand des oraleurs et du plus profond des politiques de la troisième république. Est-il besoin de faire ressortir l'absurdité d'une semblable doctrine? Quelle conciliation peut-il y avoir entre les contraires? et si l'on ne croit pas à l'existence du libre arbitre et par suite à la responsabilité personnelle, au nom de quoi peut-on revendiquer des droits qui ont leur source dans celte responsabilité même? Comment peut-on r éclamer la liberté de penser, de parler et d'agir pour des êtres en qui rien n'est libre, ni l'action, ni la . parole, ni la pensée? Ces prétendus r épublicains p su- priment le fondement même de la République tt lui enlèvent du même coup sa raison d'être et sa légitimité. De quel droit demandera-t-il à se gouverner lui-même celui qui ne se reconnaît pas le pouvoir de second uire, et à quoi lui servira la lil;>erté qu'il réclame, puisqu'il s'avoue l'esclave de la fatalité? Étrange aberration qui prétend maintenir les conséquences du principe qu'elle supprime, qui veut conserver l'eau en desséchant la source ! On c0mprend l'alliance du matérialisme et de l'ab-
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soluti~me; celte alliance est ancienne, elle est naturelle, elle est logique, puisque l'un est Iajustification de l'autre. Si l'homme n'est que matière, s'il est radicalement incapable de se conduire, pourquoi ne lui imposerait-on pas la règle qu'il ne peut se tracer luimême? pourquoi lui accorderait-on une liberté que ne comporte pas sa nature? Si l'homme n'est qu'un animal rempli de passions violentes, il est sage, il est juste de le mener comme on mène les animaux darigereux, par la crainte, par la force. La tyrannie est donc non seulement l'alliée naturelle, mais la fi!le légitime du matérialisme. Quant à tirer la liberté politique de la négation de la. liberté morale, je ne sache pas d'entreprise plus vaine, ni de plus flagrante absurdit~. C'est assurément un des phénomènes les plu·$ curieux du Lemps présent que cette coïncidence de l'extension des libt::rtés politiques avec la propagation des doctrines matérialistes. Il semble que le spiritualisme ait été enveloppé dans le discrédit des formes politiques sous lesquelles il a vécu et grandi et qu'il a incontestablement contribué à détruire; car c'est au nom de la dignité humaine et par conséquent de la liberté morale qui en est le principe, que s'est commencée et que s'est poursuivie penùant tant de siècles la lutte de la raison contre le~ tyrannies de tout genre. Il paraissait donc naturel que la victoire prolitât· à qui l'avait rernportée, que le spiritualisme puisât de nouvelles forces et une
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vertu nouvelle dans le triomphe de la liberté politique, et que l'affaiblissement et la défaite de ses adversaires lui donnât plus de puissance el de vitalité. C'est à lui que revenait l'héritage des tyrannies mortes ou mourantes; et voilà que le matérÏalisme, son ennemi-né, son éternel ennemi, le supplante et lui enlève une large part de l'héritage. Cette substitution inattendue est une preuve que l'éducation philosophique du pays est à peine ébauchée et que la conception de la liberté politique est encore à l'état rudimentaire dans un grand nombre d'esprits. Les soudaines et rapides merveilles accomplies par les sciences expérimentales, merveilles qui prennent les hommes par les yeux, ont en quelque sorte effacé, éclipsé le spiritualisme, dont le long travail, pour être moins bruyant et moins frappant, n'avait pourtant pas été moins' fécond, puisqu'il est le véritable auteur de la Révolution française. Ce ne sont pas les philosophes matérialistes du dix-huitième siècle, ce n'est ni à 'Holbach, ni Helvétius, ni même - Diderot qui ont préparé la déclaration de;; Droits de l'homme, ce sont des philosophes dont le spiritualisme bravait la raillerie des athées, c'est Voltaire, c'est Jean-Jacques Rousseau. Quoi qu'il en soit, le progrès des sciences phyoiques et naturelles, les preuves éclatantes et mullipliées que ]a méthode inductive a donnres de SI\ puissance, ont engendré une confiance trompeuse dans l'efficacité de celle méthode et une illusion
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dangereuse sur l'étendue de son dori1aine el la légitimité de ses applications. On s'est imaginé qu'il suffisait de la transporter dans la psychologie pour renouveler la science de l'âme el lui faire accomplir des progrès correspondants et équivalents à ceux des autres sciences. Cet espoir et celte ambition ne se sont pas réalisés, el par une bonne raison, c'est que l'âme n'est ni un corps, ni un agent physique comme la_ lumière el l'électricité, et que si la riche complexité des phénomènes psychologiques fournit à l'observateur une ample et inépuisable matière, la simplicité du principe générateur de ces phénomènes défie toute analyse el toute· induction. C'est que l'observateur trouve sous les phénomènes une loi qu'il ne peut en induire, une loi qui n'est pas à faire, qui est loutefaile, qui engendre elle-même des actes et qui, étant un principe actif, ne peul être rabaissée au rôle de simple_ conséquence. Celte loi est une volonté, c'est quelqu'un, ce n'est pas quelque chose. De son côté la physiologie, ambitieuse entre toutes, prenant l'homme par le dehors, comme la psychologie par le dedans, avance dans l'étude analytique et minutieuse des organes supérieurs et se flatte d'arriver à découvrir les secrets de la production de la pensée. Mais quand elle aura mille fois parcouru les méandres du cerveau, quand elle aura débrouillé l'inextricable écheveau des circonvolutions cérébrales, quand elle aura dégagé el classé tous ces innombrables filets nerveux, puissants et
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délicats véhicules de la sensibilité et du mouvement, elle se trouvera toujour;; en présence d'un fait aussi inexplicable qu'incontestable, le libre arbitre, d'un principe aussi inaccessible que ~éel, la volonté, d'une loi aussi indestructible qu'irréductible, la loi morale. Le malheur esf que tous ces efforts de la science expérimentale semblent avoir pour but et ont cerEainement pour effet d'affaiblir dans les âmes le sentiment de la responsabilité personnelle, et que la paûvre volonté humaine emprisonnée dans le réseau des fatalités qu'on lui crée, se croyant travaillée par des influences invisibles el soi-disant irrésistibles, opprimée par le tempérament dont on exagère à dessein la puissance, accablée par cette hérédité incertaine encore et mystérieuse qu'on se hâte un peu trop d'ériger en loi, la pàuvre volonté,' dis-je, a grand peine à se mouvoir, et que c~tte liberté morale. qui fait la dignilé de l'espèce et qui est ce qu'il y a de plus humain dans l'homme, qui est l'homme même, s'en va morceau par morceau, proie livrée à l'aveugle appétit des systèmes, et qu'enfin, si le bon sens e_t ce que j'appellerais le sentiment de la conservation n.iorale ne se ranime et. ne se défend, il ne restera bientôt plus dans la conscience humaine qu'un ressort inerte el brisé. L'homme qui n'est pas pleinement et profondément convaincu qu'il est maître de lui-même et arbitre de sa destinée morale, l'homme qui se sent disposé à rejeter sur tout ce qui l'entoure la respon-
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sabililé de ;;es fautes et à abandonner au hasard ou à la falalité le mérite et l'honneur de ses bonnes actions, celui-là abdique, il a cessé d'être homme, ce n'est plus qu'une chose. Dans une société où ces sentiments auraient pris possession des âmes et où de pareilles doclrines auraient envahi les esprits, l'éducation n'aurait plus rien à faire; elle céderait nécessairement la place à l'élevage et au dressage ; car l'éducatiC411 a pour but d'apprendr~ à l'enfant à bien et sagement user de sa liberté; si cette liberlé n'est qu'une apparence, l'éducation n'est qu'une tromperie. Ces systèmes contemporains qui tous ont pour effet sinon pour but d'accroitre démesurément la part et le poids des fatalités hfréditaires ou autres, et de ~esserrer le libre arbitre dans un cercle qui va se rétrécissant et qui menace de l'étouffer, ces systèmes, soi-disant philosophiques et qui sont le fléau de la philosophie, ont engendré ou du moins nourri une certaine littérature qui s'est empressée d'incarner ses théories et de nous en dérouler les conséquences avec une impitoyable logique el une vérité à la fois saisissante et repoussante. Cette littérature, si l'on peut l'appeler ainsi, s'inti.tule natui-aliste, nom qu'elle ne justifie guère, puisque de la nature elle ne montre que le côté bas et honteux. Elle affecte à l'endro.it de la morale une prétendue neutralité, qu'on pourrait à bon droit qualifier d"a,bandon, ou mieux, ·de trahison. Elle s'en va
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fouillant dans les bas-fonds où s'amasse la lie des sociétés, elle s'en va furetant dans l'ombre où se dérobent le vice et la débauche, et ramène et étale triomphalement au gran_ jour ses précieuses et d consolantes découvertes. Et ce n'est pas une curiosité malsaine qui la pousse à ces recherches ; s'il faut J'en croire, c'est le désir d'être utile, d'être vraie surtout, et de fournir à la science des matériaux et des documents. Mais sous couleur d'impartialité historique, sous ce faux dehors d'exactitude scientifique, elle n'est en réalité qu'une spéculation coupable sur l'instinct aveugle de la curiosité humaine. Vainement elle se flalle d'être un auxiliaire désintéressé de la science, et un utile agent d'informations psychologiques, elle n'est en réalité qu'un cupide aux~liaire du vice et un actif el détestable agent de démoralisation publique. Les écrivains qui cultivent ce genre de littérature n'ont pas la naïveté de croire que les lecteurs qui se jettent sur leurs productions soient allirés par le désir de s'instruire ; les lecteurs en ce cas se tromperaient étrangement, car le soi-disant naturalisme n'est pas un enseignement, c'est.un empoisonnement. Pas n'est besoin d'être grand philosophe pour savoir que le spectacle du vice est contagieux, que l'homme est par nature porté à l'imitation du mal comme à celle du bien, et qu'il y a au moins imprudence à placer sous les yeux des tableaux saisissants de la dégradation ou de la perversité humaines, surtout quand l'auteur parait s'y complaire, quand par
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système ou par mépris de l'humanité il se borne à exposer sans rien dire, livrant ses lecteurs à l'influence malsaine de ces exhibitions ; c'est de l'enseignement à rebours, s'il y a enseignement, et plus propre encore à donner le goût du vice qu'à en inspirer le dégoût. La science n'a que faire du secours que le naturalisme prétend lui apporter; elle n'a pas besoin du roman même réaliste, la réalité lui suffit ; les tribunaux et les hôpitaux lui fournissent assez de matériaux pour l'étude des passions humaines ; les littérateurs ont mieux à faire que de se changer en approvisionneurs de laboratoires et pourvoyeurs d'amphithéâtres. Jusqu'à nos jours la littérature avait pour mission d'élever les âmes et de les faire monter vers l'idéal; l'école contemporaine a d'autres aspirations; elle aspire à descendre ; d'un admirable instrument d'éducation et de progrès moral, elle a fait un instrument de dégradation et d'abrutissement. Il est un autre genre de littérature ou pour ·mieux dire de publicité qui, sous une- forme plus inoffensive,. sans prétention littéraire, ni ambition scientifique, sans le vouloir ou sans le savoir, n'en contribue pas moins dans une certaine mesure à l'altération du sens moral, c'ei,t la petite presse, la presse à un sou, celle qui est à la portée de toutes les bourses comme de toutes les intelligences. Cellelà n'est pas en guerre· ouverte avec la morale, elle
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n'affecte même pas à son endroit la fausse neutralité de l'école naturali~te, elle est même pour elle un auxiliaire en apparence, et on ne peut lui reprocher ni l'atténuation systématique de la responsabilité humaine, ni l'indulgence et Ja complaisance pour le vice et pour la débauche; et pourtant cette presse fait du mal ; voici comment. Autrefois on ne connaissait guère dans un pays que les délits et les crime.s commis dans le pays même, et c'était bien assez. Aujourd'hui, grâce aux découve rtes de la science, chaque bureau de journal est devenu · un ,point de concentration électrique de toutes les nouvelles, non seulement d'un même pays, mais da monde entier ; les fils télégraphiques y versent régulièrement chaque jour tous les crimes, tous les attentats commis sur la surface du globe, et le journal s'empresse de les j eter en pâture à l'insatiable avidité des lecteurs. Et qui pourrait lui en faire un reproche ? N'est-il pas dans son droit ? bien plus, n'est-ce pas son devoir, à lui journal, de recueillir les nouvelles à la hâte et de les r épandre promptement? Seulement cette averse quotidienne de crimes ramas<;és de toutes parts, produit sur le public des effets déplorables. D'abord elle trompe les honnêtes gens sur le véritable état de la moralité générale, ou plutôt sur le degré réel él.e la perversité humaine. A voir tomber chaque matin tous ces scandales, toutes ces horreurs incessamment renouvelées, on ne songe pas qu'il faut les r épartir entre des
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millions et des millions d'hommes, on perd le sentiment de la proportion véritable entre le nombre des criminels et celui des honnêtes gens, et l'on en arrive à croire que l'humanité n'est qu'un ramassis de brigands et de monstres. De plus, à cette lecture, des gens de moralité douteuse ou fragile, ceux qui branlent au manche, se sentent sollicités, enhardis au mal, ayant encore tant de marge devant eux pour égaler les héros qu'on leur montre ; des gredins bons à pendre finissent par se trouver presque honnêtes par comparaison, et leurs crimes ne leur semblent plus que de simples peccadilles au prix des monstruosités qu'on leur étale ; les novices. les débutants apprennent à cette lecture à enrichir leurs méthodes, à perfectionner leurs procédés, et quant aux maitres scélérats, ils sentent s'éveiller en eux un sen liment d'émulation qui ne peut manquer <l'être redoutablement fécond. Si encore on se bornait à annoncer brièvement ou à raconter sommairement les crimes; mais celte discrétion serait plus sage que lucrative et on ne peut raisonnablement l'attendre. Un crime est une bonne fortune, un attentat est une fortune, une véritable mine. -Aussi comme on l'exploite, avec quel art on en déroule, on en allonge le récit, quelle abondance de développements horribles, quelle précision dans les détails les plus repoussants ! les colonnes succèdent aux colonnes, les numéros aux numéros; le journal est intarissable, et_ public insatiable. le
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On a recours . aux moyens les plus grossiers comme aux plus ingénieux pour stimuler la curiosité; on insère des autographes de l'accusé tout comme on fait pour les grands hommes et les grands écrivains. Quel plaisir de eonnaîlre l'écriture d'un assassin, et quel fécond suj~t d'observations instructive·s ! On va même jusqu'à produire en tête du journal la figure du monstre; quelle satisfaction de contempler ces traits énergiques! quel bonheur de voir la face d'un homme qui a coupé une femme en morceaux! Fatale loi de la concurrence! il faut à tout prix distancer le confrère, sans quoi le tirage baisse et les actionnaires crient. C'est là l'excuse, mais ce n'est qu'une excuse; car s'il est établi que ces complaisances pour une curiosité malsaine causent à la moralité publique un réel préjudice, le -profit qu'on en tire peut bien les expliquer, mais il ne les justifie pas. Non, la presse n'est pas un métier. Écrire, c'est agir, et tout acte a des conséquences qui en éclairent la valeur et la portée. Toutes ces influences tendent à altérer la nature des sentiments que le mal en général doit produire et à convertir en une sorte d'intérêt presque bienveillant ou au moins en indifférence morale, le mépris, le dégoût et l'horreur que les criminels devraient inspirer. On en arrive à les considérer non comme des criminels, mais comme des hommes autrement faits que les autres; on est porté à cher-
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cher obligeamment toutes les circonstances qui peuvent atténuer leur responsabilité, on ne serait pas fâché de les trouver irresponsables. Ici la science intervient encore, et son intervention est en général moins ulile à la morale qu'aux coupables euxmêmes, car elle met plus d'une fois sur le compte de la folie des actes accomplis en_connaissance de cause. Et, en effet, quel est le point où commence la folie? Qui pourrait le fixer ou même l'indiquer? Tout crime, à le bien prendre, implique un trouble profond dans la conscience, un dérangement des facultés ; mais ce trouble, ce dérangement, celui qui le ressent en est presque toujours la cause; c'est l'abandon de la volonté, c'est la liberté laissée à la passion qui les produisent, de sorte que si le crime peut être attribué à la folie, cette folie elle-même est imputable au criminel. Un crime est commis dans l'ivresse; l'homme ivre n'est plus responsable; c'est donc l'ivresse qui est coupable du crime; mais Je criminel esl coupable de son ivresse; c'est lui qui a volontairement noyé sa raison. Presque toujours la folie qui engendre le crime est elle-même engendrée par la débauche ou la dépravation, elle est effet avant d'être cause, et la responsabilité peut bien être reparlée en arrière, elle ne doit pas être écartée. L'aliénation mentale n'est souvent qu'une aliénation volontaire, et si la raison se retire, c'est qu'on l'a mise à la porte. Une autre conséquence de cette exagération de
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scrupules scientifiques, c'est que les sympathies s'~garent et se fourvoient, et qu'on oublie parfois les victimes au profit des coupables. S'il est bien de songer aux circonstances qui peuvent atténue_r la responsabilité du criminel, il" est bon aussi de songer aux conséquences redoutables des acquittements faciles et des condamnations trop douces. Un crime acquitté est une semence de crimes; qui espère l'indulgence du juge est bien près d'y compter, et le droit de grâce lui semble bientôt le droit à la grâce. La défiance de la justice publique pousse aux vengeances personnelles, l'impunité de ces vengeances affaiblit à son tour la justice, si bien que, grâce à la douceur érigée en système· et -aux faiblesses d'une philanthropie fourvoyée, on reviendrait peu à peu à la barbarie.
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DE ~IDiAL MODERNE SOMMAIRE. - Que l'éduca tion est chose dif'ficile entre toutes parce que l'instinct et la passion agissent d'une façon perm anente, tandis que la volonté est une·force intermittente. - Que l'éducation devient particulièrement difficile en certains temps et dans certains milieux. - Que la société aide ou contrarie, achève ou défait l'œuvre de l'éducateur. - Que l'éduca tion suppose un type à réaliser. - Idéal des r épubliques anciennes. - Idéal social et national de la République française. - Sa supériorité morale. -Son r espect pour la dignité humaine, pour la justice, pour le travail sous toutes ses formes. - Son humanité; - sa prévoyance; - sa sollicitude; - sa largeur et sa générosité à l'égard des autres peuples; - sa douceur; - sa conception de la Divinité qu'il identifie avec la justice et la bonté. - Idéal individuel.
L'éducation est chose difficile par tous les temps el dans tous les lieux, car il n'est pas aisé d'assurer l'empire de la raison sur les passions, et partout et toujours les passions sont les mêmes; vaincues parfois dans l'individu, elles subsistent dans l'humanité ; elles ne meurent qu'avec Ja mort, elles renaissent avec la vie. Ce qui fait leur force, c'est qu'étant innées, elles agissent d'une manière permanente, tandis que la volonté qui les combat a nécessaire-
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ment des défaillances, qu'elle s'exerce par intermittences, et que dans ces moments où la volonté épuisée se relâche etse détend, la passion foujours active regagne le terrain perdu. Ce n'est que par la continuité et la durée de l'effort qu'on l'affaiblit, qu'on l'use et qu'on la décourage; ce n'est qu'en transformant en habitude les efforts d'abord successifs et inégaux de la volonté que l'on crée enfin une force morale dont l'action devient, elle aussi, permanente et enfin dominante. Si forte est la passion, que, désespérant de la vaincre dans les milieux. qui la ravivent et l'excitent, certains hommes s'arrachent à la société de leurs semblables et se réfugient dans la solitude pour venir plus aisément à bout d'un ennemi ainsi privé de tout auxiliaire, et que d'autres, non contents d'isoler la passion, vont jusqu'à macérer et dessécher leur propre corps par la souffrance et les privations volontaires, pour ôter à leur adversaire les forces qu'il puise dans la chair et le sang. Mais ces violences engendrées par l'inintelligence de la nature humâine, par la méconnaissance de ses besoins légitimes, et l'exaspération d'une volonté impuissante, n'aboutissent qu'à d'inutiles martyres; on peut affaiblir la passion, on peut la contenir, on peut la régler, on ne la détruit pas. Ces luttes acharnées, outre qu'elles se proposent l'impossible, sont presque toujours entreprises trop lard, quand les passions, longtemps abandonnées à
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elles-mêmes, se sont développées et fortifiées en liberté. C'est de bonne heure qu'il faut s'y prendre, c'est dès leur naissance qu'il faut les saisir, ce sont leurs premiers mouvements et leurs premiers élans qu'il faut diriger. Mais, indépendamment des difficultés que l'éducation rencontre partout et toujours et qui tiennent à la nature de l'homme, il en est d'autres qui tiennent aux temps, aux milieux et aux mœurs. Combien l'éducation est chose plus difficile dans l'agitation et la corruption des grandes villes que dans le calme et l'innocence relative des campagnes, au milieu des luttes politiques el religieuses que dans les temps de concorde et de paix, dans le raffinement des civilisations avancées que dans la simplicité des mœurs primitives! Il y a eu certains peuples, comme les Athéniens, comme les Spartiates surtout, qui, à certaines époques de leur histoire, avaient réu!:'si à se mettre d'accord sur les principes de l'éducation. Ils avaient conçu un certain type de l'homme et du citoyen et adopté un ensemble de moyens propres à le réaliser. La tâche de l'éducateur y était alors simple et facile; car autour de lui, tout concourait à le seconder. Les leçons données à l'école rencontraient de l'appui au dehors; l'enfant trouvait dans la vie domestique -et dans la vie publique les modèles des vertus auxquelles on le formait. Rien ne contrariait les efforts de l'éducateur, rien n'affaiblissait l'autorité de sa
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parole ou ne détruisait l'effet de ses leçons. Commencée à l'école, l'œuvre se poursuivait et s'achevait sans peine dans une société qui n'était ellemême qu'une grande école d'application des vertus enseignées à l'enfance. Il n'est pas besoin de dire que_la société actuelle ne ressemble point à celle que je viens de décrire, non que nous n'ayons nous auss~ conçu. un type de l'homme et du citoyen, et même un type supérieur à ceux de Sparte ou d'Athènes; mais nous sommes loin d'avoir pour la réalisation de notre idéal les ressources que ces républiques ont un moment possédées ; surtout ce qui nous manque encore, c'est l'accord si désirable des esprits, c'est celle harmonieuse unité du corps social,· c'est cette concordance si nécessaire entre les idées et les mœurs. Nous sommes dans une période de transition, et notre idéal lentement et péniblement élaboré dans d'in~ terminables luttes politiques et religieuses, notre idéal sorti tout sanglant des entrailles de la Rérolutjon française, puis trois ou ·quatre fois refoulé par des réactions violentes, _vient seu:lement de reparaître en,côre ,.!,put affaibli par les blessures profondes ··fu.i.l,è.tt_~J} ·J?atrie, et attristé par son inconsolable .• (,') ooil;'il · se relève languissant, au milieu d'une , , ~ 1:so_1ét~ longtemps énervée par une corruption systéc '. , N Û malique et en part_e atteinte par le scepticisme et le ~ O'U ... , ! découragement.Mais, tel qu'il nous apparaît, il doit ~ . ;• ~ir pour la,_je_ unesse un charme puissant, il peul
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suffire à élever, à grandir :les âmes; la santé renaissante de la patrie, la vitalité .de notre race, la confiance des générations nouvelles dissipera le voile de tristesse inquiète dont . il est encore enveloppé. Qu'était cet idéal des républiques de Sparte et d'Athènes? Celui d'une petite aristocratie intellectueJle et politique, dédaigneuse du travail, qu'elle appelait servile, debout. en armes sur une double couche d'esclaves. Le nôtre ne fonde pas la liberté de quelques privilégiés sur l'asservissement du plus grand nombre el l'égalité des uns sur.la dégradation des autres; il appelle à la liberté, à l'égalité, tous ceux qui vivent. ensemble sur le sol de la patrie, il n'élève pas quelques millier.s d'hommes par l'abaissement de tous les autres; bien loin de dédaigner le travail des mains, il s'efforce de l'ennoblir en l'associant aux travaux de l'esprit, d'en alléger le poids, d'en adoucir la rudesse par d'ingénieuses inventions; le nûlre ne voue pas les neuf dixièmes des hommes au mépris de leurs semblables et il ne fait pas de l'humiliation du plus grand nombre un sujet d'orgueil pour leurs maîtres; équitable et doux, dans tout homme, quel qu'il soit, il respecte la d,ignilé de l'espèce, et it rougirait d'aggraver les inégalités ·que créent le hasard de la naissance e~ les caprices du sort, par des inégalités arbitraires ou cruelles; humain, bienfaisant et réparateur, il respecte, il soulage la faiblesse, la ·misère et le malheur.
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Notre idéal, c'est que la société arrive enfin à justifier son admirable nom, c'est-à-dire qu'èlle ne soit plus une simple juxtaposition d'individus, mais un immense réseau aux mailles serrées formé d'as-sociations de tout genre qui répondent à tous les besoins. Ne pouvant détruire les maux inhérents à la nature et à la condition humaines, la misère,)es maladies, la vieillesse, la mort, nous voulons au moins les adoucir, en prévenir ou en atténuer de plus en plus les funestes conséquences. Nous voulons épargner à la dignité humaine l'humiliation de la mendicité; bien loin de songer à tarir les sources ,de la bienfaisance, nous voulons qu'elle devienne plus large. plus égale, plus clairvoyante et plus ,prévoyante. Émus d'une pitié profonde pour les -victimes de la destinée, nous voulons que l'homme ·surpris en pleine activité par la maladie voie accourir ie médecin et affluer les remèdes; que l'artisan, que le paysan soit attiré ingénieusement et généreusement vers l'épargne et que, par un prélèvement 'J)resque insensible sur son salaire quotidien, il arrive .à conjurer la misère qu'engendrent les accidents et les chômages et à assurer le repos et la dignité de -sa vieillesse; que les orphelins sans fortune trouvent <lans la patrie française une seconde mère ; que ces grands et malheureux enfants qui n'ont plus leur -raison soient entourés d'autant de tendresse que .eeux qui ne sont pas encore à l'àge de la raison, que les malheureux qui tombent en enfance trouvent
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pour leurs vieux jours un toit hospitalier. Nous voulons enfin que la société se considère comme une famille immense dont la sollicitude toujours en éveil et la prévoyance toujours en travail embrasse dans le présent et l'avenir toutes les misères physiques et morales de ses innombrables membres. Il n'a rien non plus de ]a hauteur et de l'âpreté égoïste de l'idéal romain qui ne poursuivait dans la victoire que l'humiliation et l'exploitation du vaincu; s'il a aspiré aux conquêtes, c'était non pour asservir les peuples, mais pour les affranchir, non pour les avilir et les dépouiller, mais pour les admettre au partage des biens et des libertés dont nous jouissions nous-mêmes; et aujourd'hui, convaincu de la puissance irrésistible de la raison et de la justice, ses préférences sont pour les conquêtes pacifiques, pour celles qui se font par la vertu expansive des idées et l'efficacité assimilatrice de l'exemple. Mais ilne s'enferme pas dans les limites de la patrie, si grande et si belle qu'elle puisse être, il ne peul se résigner à l'égoïsme national dont d'autres peuples lui donnent l'exemple; il ne se sépare pas du reste de l'humanité, et, bien qu'il ait appris à ses dépens que la reconnaissance des peuples est un vain mot et que presque partout encore le droit plie sous la force, tout en faisant la part des nécessités présente_, tout s en armant la patrie pour une défense nécessaire ou des revendications légitimes, tout en s'interdisant une propagande· armée, il ne peut renoncer aux
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espérances sublimes· de la fraternité et de la concorde universelles. C'est l'honneur de la race et du génie français, c'est l'honneur de la Révolution fran-çaise d'avoir associé dans leurs conceptions et leurs aspirations les progrès el le bonheur de l'humanité tout entière aûx progrès et au bonheur de notre patrie. Notre patrioLisme est devenu prudent sans devenir égoïste; malgré de redoutables et proches exemples, il n'enseigne pas, il n'enseignera jamais le mépris et la haine des nations étrangères; fort de son droit, épris de la seule justice, il ne respire pas la vengeance ;H garde, dans l'amertume même des souveoirs, son fond · de générosité naturelle et de bienveillance habituelle. Profondément imprégné des influences du chris· tianisme naissant, pénétré d'une immense pitié pour les misères sans nombre et les rigueurs arbitraire s de la destinée humaine, son ambition la plus haute , sa passion la plus grande est de répandre dans les lois, dans les institutions et les mœurs, cette douœur fraternelle que respirait le langage du Christ, alors que la religion était encore conlen ne dans ces mots : Aimez-vous les uns les autres. Il se refuse à voir dans la Divinité une puissance vindicative et menaçante, qui poursuit dans la série des générations innocentes la faute d'un seul homme, qui frappe et qui punit de peines horribles et infinies les défaillances d'un être faible et fini. A ses yeux la
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Divinité ne peut être que la perwnnification de la ijustice unie à la toute-puissance. Il ne demande pas .aux hommes une perfection incompatible avec leur nature, il ne demande pas l'impunité des fautes, mais la mesure et l'équité dans les peines. Confiant Bans aveuglement, indulgent sans faiblesse, il fait à la raison, à la volonté, à la conscience l'honneur de les croire capables d'é~lairer et de diriger l'homme sans l'épouvante des supplices éternels et sans l'appât des béatitudes infinies. U place la dignité humaine dans la responsabilité, il élève l'homme par et pour 1a liberté.
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IDÉES FAUSSES A REDRESSER, L'ÉGALITÉ
Ce que deviennent les principes en passant dans l'esprit des masses. ,-- Combien il importe de donner a ux enfa nts des id ées justes sut• l'égalité e t la liberté. - Des inégalités na tur elles. - Des inégalités sociales . - Comme nt l'idée d'égalité a pris n aissance. - Que sa source es t da ns la conscience. Qu'elle doit son ex istence et son car actère à la liberté morale ou libr e arb itt·e. - Des utop ies éga litaires. - De la véritable égalité. - De l'inintelligence de l'égalité politique. - Ses conséquences. - De l'égalité en ta nt qu'elle s'applique a u principe de l'a dmiss ibilité à tous les emplois. - Des influ ences qui gê nent l'appli cation de ces principes. - Des r ecommandations. - Rôle et devo irs de l'ins Lituteur.
Il serait puéril de se dissimuler que cet idéa l qui s'est laborieusement fait jour à travers les difficultés de tout genre , s'il a passé en partie dans les institutions et dans les lois, n'a pas encore pris possession des esprits, et surtout qu'il est loin d'avoir transform é les mœurs. D'abord quand l'idéal descend des grandes intelligences qui l'ont conçu, des grands cœurs qui en ont longtemps couvé la flamme, dans les esprits à demi cultivés ou incultes, dans des âme3 communes ou basses, il s'altère, il se défigure, il se
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matérialise; c'est comme un tableau de maître, qui, sous le pinceau de copistes de plus en plus maladroits, va perdant peu à peu sa beauté première et finit par n'être plus qu'une image grossière ou même une véritable caricature. Ainsi les grands principes de liberté et d'égalité politique et civile qui puisent leur force et leur noblesse à la source·mêfl'!e de la moralité humaine et. qui ne sont que les formes agrandies de la loi qui régit la conscience, ces principes d'abord si admirablement exposés par la philosl)phie du dix-huitième siècle, puis si admirablement compris par les législateurs de i 789, se retrécissant et s'altérant à mesure tes qu'ils pénétraient dans des intelligences étroi_ et obscures, se déformant et se souillant au contact de3 passions ardentes et brutales, sont peu à peu devenus presque méconnaissables ; sou vent invoqués à contre. sens, ils servent à couvrir du reste de leur prestige les revendications les plus absurdes et les attentats les plus monstrueux; c'est au nom de la liberté même qu'on prétend exercer de sanglantes ty-rannies,c'estau nom de l'égaliLé qu'on prétend commettre les plus iniques spoliations. Et ces principes une fois faussés dans l'esprit des masses, vainement on s'efforce de les redresser. Trompées dans leurs convoitises, irritées par leurs déceptions, elles deviennent sourdes, aveugles, intraitables, elles se raidissent contre la vérité même évidente, elles s'enfoncent désespérément dans les erreurs qui leur sont chères . .
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Aussi est-ce de bonne heure qu'il faut imprimer dans l'esprH de l'enfant ces types régulateurs de la vie politique comme de la vie privée, pour qu'ils y demeurent inaltérables, et que plus tard, les passions ne pouvant ni en obscurcir ni en méconnaître les ·véritables traits, ils se résignent à en subir l'autorité naturelle, affermie par le prôgrès de la raison. Mais pour que les maîtres puissent enraciner ces principes dans les jeunes intelligences, il est indispensable qu'ils les portent en eux-mêmes et q11e par l'effort de la réflexion personnelle ils aient réussi à en bien comprendre le caractère et la portée, à les dégager de toutes les erreurs volontaires ou involontaires qu'accumulent autour d'elles l'ie-norance et l'intérêt. Je ne doute pas que dans les écoles normales et dans les écoles· supérieures on n'accorde à cette partie de l'enseignement, qui n'est que le complément de l'instruction morale et qui constitue la meilleure part de l'instruction civique, toute l'importance qui lui revient; que ne peut-il être continué hors de ces écoles et étendu aux maîtres si nombreux qui n'ont pu l'y recevoir 1 J'ai eu plus d'une occasion de reconnaître que les idées dont je parle, qui sont le fondement de l'éducation politique, sont loin d'être bien nettes et bien arrêtées dans l'esprit de plus d'un maître. C'est chose essentielle de donner aux enfants une notion exacte de l'égalité. En effet, si cette notion est faussée dès le principe, elle fausse à son tour
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tous les jugements que l'homme porte sur ses sem- ' blables et sur la société; elle alrère et corrompt la notion de la justice, elle affaiblit et dessèche le sentiinent du devoir et finit par étouffer le germe même de la moralité. Que l'instituteur s'applique donc de bonne heure à montrer l'humanité telle qu'elle est sortie des mains de la nature, c' ~St-à-dire, pétrie d'inégalités de tout genre; qu'il indique dans quelle mesure ces inégalités peuvent être adoucies, corrigées, compensées; qu'i.l délimite le champ forcément restreint de l'égalité politique et civile; qu'il suive et fasse suivre à l'enfant le travail salutaire et réparateur du temps et de la raison; qu'il lui fasse voir la part si large qui revient à notre pays et à la Révolution française dans cette œuvre bienfaisante; qu'il le pénètre de reconnaissance et d'admiration pour les créateurs, les propagateurs et les martyrs . de cette religion humaine faite de justice et de fraternité; qu'il lui inspire enfin le désir de poursuivre sagement, sans découragement, sans impatience, l'amé_lioralion progressive de la société humaine, au lieu de s'associer aux stupides fureurs qui se déchaînent contre elle pGur la bouleverser el l'anéantir. La nature n'a créé que des inégalités; force, santé, beauté, intelligence, tout est inégal entre les hommes; ils ne sont égaux que devant la mort, et encore la mort est-elle pour les uns, prématurée, pour les autres, tardive; les uns meurent peu après leur
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naissance, les autres en naissant, les autres avant de naître ; ceux-ci meurent subitement, ceux-là lentement, longuement; beaucoup sont déjà morts bien avant de mourir. C'était bien assez, c'était trop de tant d'inégalités naturelles, et cependant d'autres sont venues s'y ajouter, découlant des premières comme d'inévitables conséquences. En effet, abusant de leur force, les hommes les plus robustes ont d'abord asservi les plus faibles ; de là deux classes, celle des hommes libres, celle des esclaves : inégalité de condition. Ils les ont dépouillés de leurs biens ; de là deux classes : celle de ceux qui possèdent, celle de ceux qui n'ont rien : inégalité de fortune. Souvent celte double spoliation de la fortune et de la liberté a été consommée non plus par une partie de la population d'- même pays sur l'autre partie, un mais par un peuple entier sur un autre peuple; de là deux classes, celle des vainqueurs et celle des vaincus, celle des nobles et celle des vilains; surcroît d'inégalité. Interminable serait la liste de toutes les inégalités créées par la nature et de toutes celles que les passions humaines et entre toutes que la cupidité, l'orgueil et la sensualité ont greffées sur les premières. Comment donc l'idée d'égalité a-t-elle pu se faire jour à travers ce réseau serré, ce fouillis inextricable des inégalités de tout genre? Comment l'idée de justice a-t-elle pu naître et se dégager de cet amas d'iniquités engendrées par les passions et
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consacrées par le temps ? Ne semble-t-il pas que la pauvre humanité dût être vouée à perpétuité à la double tyrannie des corps et des âmes, et n'est-ce pas merveille qu'on ait pu tirer les uns d'une si profonde misère, et foire tomber les autres d'une si haute et si ancienne tyrannie? Deux puissances invisibles, morales, la conscience et la pitié ont opéré ce miracle, et ont fini par arracher, sinon partout, aû moins en bien des lieux, le droit aux étreintes de la force. Dès les premiers temps ces différences énormes entre les destinées humaines, ces r,ontrastes violents de la force et de la faiblesse, de la santé et de la maladie, des morts prématurées et des longévités, de la richesse et de la misère, ·de la laideur et de la beauté, du génie et de l'idiotisme et tant d'autres ont suscité, chez les disgraciés de la nature et du sort, des plaintes douloureuses et légitimes, dont le retentissement a été se propageant et grossissant à travers les âges. Disséminés et isolés, les malheureux auraient été condamnés à une éternelle impuissance, si une invention bienfaisante n'avait permis à toutes ces voix éparses de s'entendre et de se fondre dans un inmense concert. Grâce au langage parlé, puis au langage écrit, une puissance nouvelle s'est formée, 18<, puissance de l'opinion; il s'est trouvé, même parmi les privilégiés, des hommes à entrailles que ce navrant spectacle a émus de pitié; des voix éloquentes se sont élevées en faveur des déshérités de
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tout genre; là poésie s'est fait l'interprète de ces douleurs el de ces souffrances imméritées; la religion les consolait par des espérances lointaines; la, philosophie mil en lumière les injustices, elle chercha la solution du redoutable et fatal problème; elle plaida la cause des opprimés, elle trouva au fond de la conscience le principe de la dignité humaine et de la véritable égalité. D'abord s'il y a entre les hommes bien des inégalités, il y a aussi bien des ressemblances sensibles, frappantes, dont les unes saisissent les yeux et les autres l'esprit. S'ils sont plus ou moins grands, plus ou moins forts, plus ou mojns beaux, les hommes ont tous un même corps, pou vu des mêmes organes; s'ils sont plus ou moins intelligents, plus ou moins sensibles, plus ou moins énergiques, ils ont tous une même âme pourvue des mêmes facultés; il y a donc entre eux des différences de degré, mais leur nature est la même; même aussi est leur condition, tous naissent et meurent; tous ont la même origine, tous la même fin, les mêmes joies, les mêmes peines; tous ont une famille, une patrie ; tous sont hommes, enfin. Ce ne sont pas des êtres égaux, ce sont des êtres semblables. Mais toutes ces ressemblances d'âme el de condition, si sensibles qu'elles soient, ne sont pourtant pas ce que les hommes ont de plus sem<llable en eux; il faut pénétrer plus avant, il faut descendre au plus profond de la conscience humaine
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pour y trouver le principe et la source de la seule ..égalité réelle. C'est dans la liberté morale, autrement dit le libre arbitre que celte égalité réside. Tous les hommes sont soumis à la même loi; celte loi, qui commande le bien, qui défend le mal, tous peuvent la violer ou la suivre; ils sont tous moralement libres, et par suite responsables. Supprimez cette liberté, l'obligation morale devient un non-sens, car il serait absurde d'être tenu à faire ce qu'on serait dans l'impuissance de faire. Soumis à la fatalité, nous tombons au rang des choses, auxquelles on ne commande et ne demande rien. Donc pas de liberté, plus de devoirs et r,artant plus de droits, nos droits n'étant que les devoirs des autres envers nous. Pas de liberté, plus de responsabilité, plus de dignité, plus d'actions bonnes ou mauvaises, plus de mérite ni de démérite, plus d'éloge à donner, plus de blâme à infliger, plus de peines, plus de récompenses; le fondement de la raison se dérobe, la moralité s'évanouit, les jugements humains n'ont plus de règle, le langage plus de sens, les sentiments plus de raison d'être. Sans la liberté que signifient les mots ..d'estime, de mépris? estime-t-on la pierre qui tombe? blàme-t-on le feu qui brûle ? que parlez-vous de haine et d'amour, d'admiration ou de dédain? Les êtres qui agissent malgré eux, ou plutôt qui n'agissent pâs, qui sont passifs, peuvent-ils inspirer de la reconnaissance ou du ressen.iment? Ainsi le libre
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arbitré est la clef de voûte de l'édifice moral et social comme il est la clef du langage humain. Otez.le, tout s'écroule et le langage n'est plus qu'un pêle-mêle de mots vides de sens. Heureusement cette liberté morale est pour l'homme un besoin si vivement ressenti, elle pousse en nous des racines si fortes, si profondes et si vivaces, elle est si intimement et si nécessairement mêlée à tous les mouvements de la pensée et du sentiment, q'u'elle peut déjouer les déplorables efforts d'une philosophie fourvoyée el d'un matérialisme avide d'abaissement. Ni la rage de la démonstration à outrance, ni les railleries d'une immoralité en quête de justification, n'entameront une vérité indémontrable parce qu'elle n'a pas besoin d'être démontrée. Qu'est-ce que le raisonnement peut avoir à démêler avec une vérité éclatante qui éclaire toute la vie morale et sociale ? quelle est cette folie de vouloir porter de la lumière à un foyer lumineux? Quant à ceux qui ont besoin de ne pas se croire libres, par ce qu'ils abdiquent leur liberté, si leur raisonnement pouvait avoir quelque valeur·, leur vie lui ôterait tout crédit; cette liberté morale si ineptement attaquée par ceuxlà même qui la devraient défendre, elle est heureusement bien vivante encore, l'homme y tient comme à sa vie même, et à part quelques disputeurs grisés · de raisonnement et quelques avilis intéressés à se croire irresponsables, l'homme ne songe guère à la mettre · en · doute. Il continue et continuera à
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revendiquer énergiquement la responsabilité de ce -qu'il fait de bien, à accepter sans se plaindre les conséquences de ce qu'il fait de mal; il tient à sa dignité d'homme, il n'aspire pas à déchoir. Or, c'est dans cette liberté morale que réside la véritable source de l'égalité; différents en tout le reste, les hommes ont ceci de commun qu'ils sont tous moralement libres. Tous ils sont capables d'effort, et c'est à' l'effort que se mesure le mérite. Les hommes les plus dissemblables peuvent avoir un mérite égal. C'est parce que nous sommes libres que nous avons des devoirs, puisque c'est dans le pouvoir de faire ou de ne pas faire son devoir que consiste la liberté même; et c'est parce que nous avons des devoirs que nous avons des droits, c'est-à-dire que nous pouvons exiger des autres qu'ils accomplissent leurs devoirs envers nous. Devoirs et droits, car il ne faut pas intervertir l'ordre logique et mettre avant les devoirs les droits qui en découlent, devoirs et droits sont les mêmes pour tous, et, comme ils n'existent que par le lihre arbitre, on peut dire que le libre arbitre est le principe de la dignité personnelle et de la véritable égalité. Qu'on tourne et retourne un homme, qu'on l'examine par le dehors, par le dedans, qu'on fouille son corps, qu'on scrute son âme, on y trouvera des resse mblances nombreuses avec les autres hommes, mais point d'égalité, sauf en un point, un seul, la liberté morale. Et cette égalité est tout entière renfermée
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dans la liberté, car elle cesse par l'exercice .même de celle faculté commune, et l'inégalité reparaît tantôt avec des nuances délicates et infin.ies, tantôt avec d'énormes différences suivant l'usage ou l'abus que les hommes font de leur liberté: les unsse distribuent et s'étagent sur les innombrables degrés qui montent vers l'idéal et les autres descendent plus ou moins vile la pente qui les mène à l'animalité ; de sorte qu ·aux inégalités naturelles et accidentelles, physiques et intellectuelles, déjà s~ nombreuses, .viennent s'ajouter des inégalités morales, celles-ci volontaires, puisqu'elles sont les conséquences de notre conduite; tant il est vrai que l'inégalité fait le fond même de notre nature! Faisons donc bien comprendre aux enfants en quoi consiste l'égalité véritable, de quelle source elle découle, et dans quelles limites elle est contenue. Faisons-leur bien comprendre que, sans la liberté morale, il n'y aurait ni égalité civile, ni égalité politique. Cela est tellement vrai qu'aux malheureux qui ont perdu celle liberté ou qui n'en ont jamais joui, aux. fous, aux idiots, aucun peuple, aucune législation n'accorde la jouissance des droits politiques et civils; cela est tellement vrai, gu'à ceux qui ont abusé de· -cette même liberté, aux condamnés, aux criminels, tous les peuples, tous les législateurs retirent pourun temps ou pour toujours l'exercice de ces mêmes. droits. Plus d'égalité civile et politique, quand l'égalité morale, c'est-à-dire le libre arbitre est
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détruit, asservi par le vice et la passion. C'est donc bien là et pas aille:urs qu'est la racine de l'égalité; c'est bien là qüe gît le principe, puisque, quand la. liberté morale disparaît, elle emporte avec elle ses conséquences naturelles, l'égalité des .droits. Par ce qui précède · on peut voir quelle est l'absurditè, pour ne pas dire la folie de ceux qui rêvent Ï'égalité absolue entre des êtres qui ne sont composés que d'inégalités de toute nature; on peut mesurer l'ignorance ou la démoralisation de ceux qui réclament des avantages égaux pour des hommes qui font de leur liberté un usage si différent. Comment supporter l'idée d'une répartition égale des biens entre la fainéantise et le travail, entre l'ivrognerie et la tempérance, entre le vice et la vertu, entre l'héroïsme .et le crime, c'est-à-dire entre des inégalités voulues .et poussées aux extrêmes, que dis-je, aux contraires? Pour en ·arriver là, il · faudrait commencer par .anéantir la moralité même et réduire l'humanité à l'animalité pure. Car ce n'est qu'entre des animaux. que l'égalité de ration pourrait s'étabÜr avec quelque apparence de justice. Je dis en apparence, car, même parmi les animaux, on nourrit mieux ceux. qui travaillent davantage. Ces folies montrent à quel point l'égalité diffère de la justice, avec laquelle -On se plait à la confondre et sous le patronage de laquelle on place les plus injustes des revendications. Non, cette égalité grossière et brutale n'a rien de commun avéc la j,ustice, elle en e:;t le contre-pied,
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elle en est la négation, car la justice dit: à chacun suivant ses œuvres; et l'autre dit: à chacun, quelles • que soient ses œuvres. Sur un pareil principe on peut bien bâtir une porcherie, mais fonder une société, jamais. Laissons là ces assimilations insensées, rê-ves d'ivresse ou de folie, qui r éduisent l'humanité en matière, pour la couler dans un moule unique; il suffit de montrer de quels fonds sortent et montent ces utopies malsaines, pour en inspirer le dégoût. Ils sont du reste plus bruyants que nombreux les partisans de ces folies, et ils font l'office de ces esclaves que Sparte enivrait pour préserver de l'ivrognerie. Mais si ces aberrations sont trop grossières et trop repoussantes pour faire beaucoup de dupes, il n'en est pas de même de certaines exagérations et de certaines prétentions, contraires à l'égalité véritable, et qui, grâce à la vanité qu'elles flattent et à l'intérêt qu'elles servent, se répandent et se propagent, au grand détriment de la dignité personnelle et du bien général, des · principes républicains et des fonctions publiques. On ne saurait croire à quelles inconvenances et à quelles absurdités conduit en politique cette inintelligence de l'égalité. On doit supposer que l'élu est choisi parcé que les électeurs le considÈ:rent comme le plus digne et le plus capable de les représenter, et qu'à ce double titre, l'élu est au-dessus de l'électeur el a quelque droit à son respect. Il n'en est rien
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pourtant, ·du moins en maint endroit; l'électeur se · croit au-dessus de l'élu, qu'il considère comme son œuvre, comme sa créature; il ne songe point qu'il l'a choisi à cause de son mérite, à cause de sa valeur, à cause de son caractère, mais bien qu'il l'a tiré du néant par un acte de sa volonté souveraine, et que par suite l'élu est tombé sous sa dépendance. Celle opinion de l'infériorité de l'élu vis à vis de l'électeurse manifeste dans certaines réunions publiques, où le malheureux mandataire, assis sur la sellette, s'entend interpeller en termes tels, que jamais président des assises ne s'en permettrait de semblables dans l'interrogatoire du plus suspect des accusés. Et quand l'électeur parle du conseiller, du député, du sénateur, dans l'élection duquel il entre pour une part infinitésimale, n'attendez pas qu'il fasse précéder son nom du terme qui r eprésente le minimum de la politesse courante; point. Il l'appelle B où C tout court; c'est bien assez pour lui. L'élu est traité moins poliment" que le premier ou le dernier venu. Voilà ce qui peut s'appeler de l'é galité à rebours, de l'égalité renversée, et qui met le sens dessus dessous. La République ouvre à tous toutes les voies qui conduisent à tous les emplois, à toutes les fonctions. Autrefois les emplois se donnaient à la faveur ou s'achetaient argent comptant. La République, passionnée pour la justice, a youlu que tout citoyen capable de remplir un e~ploi pût y aspirer, et que
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tout emploi fût donné au plus digne. Ce principe est une consécration de l'égalité civile en cè sens qu'il supprime les privilèges accordés à la naissance et à la fortune et qu'il substitue au caprice et à l'arbitraire une règle fixe et équitable; mais il est en même temps une reconnaissance non équivoque de l'inégalité naturelle et morale, puisqu'il classe les concurrents d'après leur aptitude et leur mérite. Ce principe est-il bien compris? Il est permis d'en douter. En tarit qu'il supprime les anciens privilèges, il est universellement admis; mais en tant qu'au désordre dP, la faveur il substitue un ordre de mérite, c'est une autre affaire, et il n'entre pas si aisément dans les esprits et surtout dans les mœurs. Pour les esprits grossiers ou obscurcis par l'intérêt personnel, il y a là une atteinte à l'égalité absolue, un simple changement dans la nature du privilège; ce qu'on donnait autrefois à l'argent ou à la .noblesse, on le donne aujourd'hui au mérite, au talent; c'est toujours de l'inégalité, car tout le monde ne peut avoir la même instruction, la même intelligence. On ne saurait croire combien est étroit le moule de l'égalité mal entendue, et à quèl point cette conception rudimentaire s'écarte de la justice. Cel écart, il est facile de le faire voir et mesurer, même
à des enfants. L'esprit de l'enfant est en effet simple et droit, il comprend sans peine que toute foiltlion publique comme toute profession, comme tout métier, exige
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d'abord de la compétence, et qu'il serait absurde dè donner à un danseur un emploi de calculateur. Il comprend to·ut aussi bien qu'entre les aspirants dont la compétence est constatée, il faut choisir le plus capable, que l'intérêt public le demande, et que la justice le commande; il comprend enfin que t-out aspirant ou candidat d'une immoralité prouvée oil d'une moralité suspecte doit être impitoyablement écarté, d'abord parce que l'honnêteté est la seule garantie de l'accomplissement dn devoir, ensuite parce que, sans cette précaution, l'État qui confère les fonctions et qui est le tuteur naturel de 1~ morale publique, en deviendrait le destructeur. Voilà comment l'on d0it expliquer l'égalité en tant qu'elle s'applique au principe de l'admissibilité à tous les emplois. Il n'y a plus de motifs d'exclusion tirés du rang ou de la fortune, et c'est en cela que consiste l'égalité; mais il y a des conditions de capacité et de moralité, et c'est là que l'inégalité reparaît, heurëusement pour la justice. C'est ce qui prouve encore le caractère éminemment moral de la véritable égalité; parmi les capables, la loi n'exclut que les indignes, ceux qui ont encouru des condamnations jtidiciaires, ceux qui sont moralement déchus; pour ceux-là plus d'égalité. Ces principes, bien qu'altérés dans certains esprits, sont faciles à comprendre et l'instituteur n'aura pas dè peine à en pénétrer les jeunes intelligences; seulement il faut , que lui-même en soit non seulement
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l'interprète convaincu, mais le scrupuleux observateur. Je ne parle pas de la moralité du corps enseignant, elle est au-dessus du soupçon; je ne parle pas de sa compétence, elle est établie par des titres, mais je parle du mérite et des conditions normales que l'appréciation du mérite doit établir dans la distribution des fonctions et l'avancement des fonctionnaires. Celle règle du mérite, on l'applique assez volontiers aux autres; s'y soumet-on aussi volontiers soimême? L'intérêt personnel résiste et cherche à échapper à celte loi maudite. On s'exagère son propre mérite, on se trompe soi-même, on s'échauffe ,à la pourst.lile de l'emploi convoité, on s'irrite de trouver sur son chemin des concurrents qui ont plus de droits, plus de Litres, on les rabaisse, on les décrie; el enfin, pour assurer le succès, c'est-à-dire pour consommer une injustice, on finit parfois, quand on n'a pas commencé par là, on finit par recourir aux protections, et l'on supplée à l'insuffisance du mérite par l'appoint des recommandations. On cherche do_nc un personnage considérable qui n'est jamais bien difficile à trouver, on le trompe et il se laisse volontiers tromper, on le fla,Lte et il se laisse faire, et on l'amène à intervenir pour qu'il barre le passage au plus n1érilant et qu'il fasse arriver le moins digne. Chose étrange! les hommes que Je suffrage universel choisit à tous les degrés pour défendre les
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principes ·républicains, sont précisément ceux qui travaillent parfois à en fausser ou à en entraver l'application; ce sont eux qui parfois viennent jeter le poids de leur influence et de leurs recommandations dans le plateau où se pèsent les litres et les service:;. Élus entre Lous pour établir et faire respec~er la justice, ils s'emploient à demander des faveurs. Or, la faveur est un joli mot, et une vilaine chose; pour l'appeler de son véritable nom, c'est une injustice, puisqu'elle donne le plus à qui mérite le moins. Singulier renversement des rôles! N'est-ce pas pour détruire le régime de la faveur qu'a été fondée la République? Cependant G'est à rétablir ce régime que travaillent des mandataires infidèles à leur mandat. Républicains de théorie, dans leurs discours ils ne réclament que la justice, mais dans la pratique ils ne cherchent que la faveur. La cause de cette contradiction, pour ne pas dire de cette duperie, n'est un secret pour personne, et ce n'est pas le lieu d'examiner par quels moyens on pourrait soustraire à la tyrannie des intérêts privés les représentants de l'intérêt public. Mais il est triste de voir des instituteurs, chargés sinon de représenter, au moins d'enseigner la justice, chercher parfois des auxiliaires à l'injustice. Je. ne connais guère d'alli.a nce plus immorale que celle d'un élu du peuple uni à l'éducateur du peuple pour obtenir un passe- droit. Cependant les habitudes sont si enracinées et les tentations si fortes que j'ai vu un débu-
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tant, au saut de l'École normale, aller droit s'abriter sbns le patronage d'un personnage influent; ç'a été sa première inspiration. On demeure stupéfait de la légèreté avec laquelle certains élus du suffrage universel prêtent leur appui à certaines candidatures, avec quelle facifüé ils seportent garants de la valeur professionnelle et morale de leurs protégés, avec quelie assurance ils se prononcent sur le bien fondé de leurs réclamations ou la légitimité de leurs prétentions. On dirait vraiment qu'ils savent par cœur le personnel, qu'ils ont pesé les titres et compté les services, et que l'administration compétenten'a plus qu'à s'incliner devant un jugement sans appel. Ils ne se doutent guère à quel point ils prêtent parfois à rire, quelles bévues ils commettent, et combien ils se méprennent sur l'aptitude et la moralité de leurs clients. Il leur arrive, et le cas n'est pas rare, de recommander les moins recommandables, soit parce qu'ils n'ont pas le courage de refuser,. soit parce qu'ils ont intérêt à consentir , soit parce qu'ils n'ont pas le temps ou ne prennent pas la peine de s'enquérir. Rien de plaisant comme ces lettres de recommandation, véritables diplômes de capacité, véritables certificats de moralité, délivrés souvent à des inconnus par des personnages trop connus. Ils y dëclarent hardiment qu'un tel mérite à tous égards la place qu'il sollicite. Informations prises, on trouve que ce candidat sans pareil est incapable ou taré.
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Que l'instituteur comprenne bien qu'il commet une faute grave quand il cherche à obtenir par des influences étrangères ce qu'il ne doit tenir que de son propre mérite, et qu'il viole ainsi le premier des principes qu'il a mission d'inculquer à l'enfance.
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IDÉES FAUSSES A REDRESSER (SUITE)
Des premiers effets de la liberté. - Intolérance retournée. De l'idée de liberté. - Comment elle s'altère. - Que la liberté a un carnctère essentiellement mo_ral. - Que si les hommes devenant plus libres ne devien nent pas meilleurs, la liberté tourne au dét1·iment de la société. - De la liberté de laparole. - Réunions publiques. - Otopies socialistes. - Du partage des l>iens. - Rôle de l'éducateur. - De la classe ouvrière, ses besoins, ses droits. - Nos devoirs. - Utopie de l'État industriel et commerçant. - Qu'ell e conduirait à une tyrannie sans précédent, à une ruine inévitable. _ De la bourgeoisie; qu'elle n'est pas une classe à proprement parler. - Des crimes dits politiques. - Erreur à combattre. Des vols commis au préjudice de l'État, des départements, des communes. - Des fraudes. - De la contrebande. - Ce que recouvre la surface b1·illante de la civilisation. - Préjujés et superstitions vivaces. - Des effets de l'ignorance dans les temps de malheu1·. - Bruits qui couraient pendant la dernière épidémie cholérique. - Médecins emp0isonueurs. - Semeut·s de choléra. - Devoir de l'éducateur.
Si l'égalité est assez s_ uvent mal comprise, la o liberlé ne l'est pas toujours beaucoup mieux. Il est vrai de dire que nous ne sommes enlrés que d'hier en possession définitive de ce bien si longtemps désiré et que jusqu'alors nous n'en avions joui que par inlervalleset par_ intermillences.Or l'inexpérience,
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les longs jeû11es, les jouissances précaires et menacées engendrent les abus el les excès, tandis que la possession assurée des biens -en règle l'usage et le modère; sous ce rapport, le temps est le meilleur des maîtres. Le premier usage de la liberté incomprise ou reconquise, prématurément ou soudainement accordée, c·est une atteinte à la liberté même. Tel qui ·se plaignait et avec raison d'être privé de la liberté de conscience, du jour même où il l'obtient, s'élève contre ceux quine partagent point ses croyances ou son incrédulité; il les attaque, il les dénonce, il prétend leur imposer la contrainte dont il a longtemps souffert et dont il vient d'être affranchi. La liberté lui paraît incomplète si les autres . en jouissent; il s'étonne, il s'irrite que la reconnaissance de ce droit n'ait pas eu pour premier effet de ramener les autres à son opinion; si on le laissait faire, sa liberté tournerait vile en représailles et en tyrannie. Tel autre demandait la liberté de la parole et de la disc~ssion; il se flallait de réduire aisément ses adversaires par l'irrésistible puissance de ses arguments; maîs que ces adversaires résistent, qu'.ils s'obstinent dans leurs erreurs, ou qu'ils demeurent fidèles à leurs convictions, notre homme désappointé s'emporte et sans pl us attendre, passant du raisonnement à l'injure, il se donne le plaisir de vilipender ceux qu'il n'a pu convaincre. Tel aùtre croit tout uniment que la liberté, c'est la
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destruction de l'autorité, et le lendemain du jour où la lib'erté a été proclamée, il se réveiJle tout surpris de trouver encore en place des autorités civiles ou militaires. Celui-ci, tout fraîchement investi du droit de voter, ne rêve plus qu'éleclions, électeurs, éligibles, élus, et, partisan résolu de l'app\ication universelle du · sulfrage universel, il voudrait sagement faire élire les officiers par les soldats, les administrateurs par les administrés, les contrôleurs par les contrôlés, les maîtres pa·r les élèves, etles juges par les accusés. Tous ces excès, toutes ces folies ne tiennent pas seùlement à l'ivresse naturelle des premières heures de l'affranchissement, mais à l'ignorance complète de ce qu'est la liberté, de sa nature des limites qu'elle rencontre dans l'exercice des droits d'autrui el dans les conditions mêmes de l'existence des sociétés. La liberté civile et politique n'est qu'une conséquence de la _liberté morale; elle étend à la fois le pouvoir de bien faire et celui de mal faire; mais en augmentant le pouvoir de bien faire, elle en accroîL l'obligation; en augmentant le pouvoir de mal faire, elle n'en donne pas le droit. A la contrainte exercée par le despotisme ou la rigueur des lois, elle "' substitue l'empire volontairement exercé par l'homme sur lui-même ; à la direction imprimée du dehors, elle substitue la direction qui vient du dedans. Les lois cessent ainsi d'imposer au citoyen tout ce qu'il est jugé capable de s'imposer à lui-mê~e.
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La liberté n'implique donc pas une suppression ou une diminution d'autorité, mais un déplacement et un changement dans la nature et l'action de celte autorité. Au lieu d'être exercée par une volonté étrangère, elle s'exerce par la volonté personnelle; et elle devrait se mesurer à l'aptitude dec; hommes à se gouverner eux-mêmes. Qu'on l'appelle donc civile, politique ou religieuse, quel que soit le nom qu'on lui donne, elle est par nature, et elle reste essentiellement morale; elle augmente le nombre des actes que l'individu fait sam contrainte et qui par suite ont un caractère moral; elle lui permet de devenir ou plus utile ou plus nuisible, ou meil~ leur ou pire, et, en étendant le champ de son activité volontaire, accroit dans la même proportion le poids de sa responsabilité. Il est aisé de comprendre que si, devenant plus libre, l'homme ne devient pas meilleur, il emploiera au mal le surcroît de liberté qu'on lui accorde, si bien que celte liberté tournera bientôt au détriment de la société comme de l'individu lui-même, et que l'acGroissement de la liberté publique entraînera inévitablement un accroissement correspondant de crimes et d'immoralité. Plus de liberté exige donc plus de valeur morale; aussi a-t-on dit et avec raison, que le principe du régime républicain est la vertu. Comme ce régime assure aux citoyens toutes les libertés possibles, il demande en retour des hommes capables ·d'en user sagement, sans quoi il périrait par l'excès même de la liberté,
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comme le despotisme périt par l'excès dela tyrannie. · Que les instituteurs se pénètrent donc bien de cette vérité, que liberté oblige plus encore que noblesse, que la responsabilité augmente dans la mesure où la liberté grandit, et que si un homme ne devient pas d'autant plus sage qu'il devient plus libre, sa liberté n'est qu'un fléau pour lui et pour les autres. Ce mot de liberté est magique et terrible; dans les temps d'émancipation récente, il évoque le souvenir des ma11x qu'on a soufferts, il pousse à la violence, il pousse à la vengeance, il éveille l'idée bien plus de ce qu'on peut se permettre sur les autres que de ce qu'on doit exiger de soimême. Mais à mesure que s'éloignent et se refroidissent les souvenirs cuisants de la tyrannie vaincue, à mesure que la conquête de 1a liberté s'affermit et que la possession en devient assurée, il faut dissiper cette sorte de fumée brûlante qui l'entoure encore; il faut la dépouiller des passions qu'a soulevées la violence des révolutions, il faut mettre· en lumière son caractère pacifique et moral; car si la puissance de la liberté peut renverser les gouvernerrients tyranniques, l'intelligence de la liberté peut seule raffermir des gouvernements libres. · Ce ne sont pas seulement les idées d'égalité et de liberté qui sont ou obscurcies ou défigurées par l'ignorance et par la passion; ces derniers temps ont vu naître ou plutôt renaître et se propager sur l'État, son rôle et sa mission·, sur la société; son principe
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et sa constitution, des· erreurs dangereusès dont il est du devoir de l'institu~eur de préserver l'enfance e1 de délivrer l'âge adulte. Aujourd'hui on a la liberté de tout dire, et Dieu sait si l'on en abuse, Dieu sait ce qu'il se débite d'absurdités dans ces ré.unions qu'on appelle privées, parce qu'elles se tiennent en lieu clos, mais qui sont bien réellement publiques, parce que ces lieux clos contiennent des milliers de personnes, et parce que les journaux petits et grands se font un devoir de répandre des comptes rendus de ces réunions nombreuses et souvent tumultueuses. Et, de fait, il vaut mieux que les théories monstrueuses qui s'y exposent avec un cynisme naïf, fassent ensuilè le tour de la press.e et soient étalées au grand jour, au lieu de se dérober dans l'ombre et le mystère des conspirations; il vaut mieux qu'elles soient soumises d'une manière permanente à l'épreuve de la discussion, si tant est qu'elles supportent la discussion, et que le bon sens et l'honnêteté du public soient sans cesse appelés à en faire justice; il vaut mieux que la société connaisse ses ennemis, leur nombre, leur valeur morale, leurs espérances et leurs projets. Mais de peur qu·e l'enfant arrivant à l'adolescence ne devienne la dupe des déclamateurs furibonds ou l'instrument de leurs entreprises criminelles, nous devons de bonne heure l'avertir, l'éclairer et le prémunir. Pour réfuter des erreurs qui .sont aussi anciennes que le monde et qui dureront autant que lui,
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parce qu'elles proviennent bien moins de l'esprit que dela passion, pas n'estbesoin d'être grand clerc, ni puissant logicien; la raison de l'enfant y suffit: cette vieille et toujours renaissante utopie du partage des biens, elle n'est pas un système, elle est une convoitise, et c'est pour cela mAme qu'elle est aussi impossible à détruire qu'aisée à réfuter. L'histoire toute seule s'en charge; mais les utopistes du partage ne connaissent pas l'histoire ou ne veulent pas la connaître. Le partage n'est réclamé que par ceuxlà même qui n'ont rien à mettre en partage. L'égalité des parts supposerait au moins l'égalité d11 mérite; or, sous ce rapport, il n'y a qu'inégalilé. Que si au mépris de la justice, on en appelait à la force, 011 trouverait-on une force capable d'imposer le partage et surtout de le maintenir? Combien de temps les parts resteraient-elles égales? le partage à peine fait, l'inégalité renaîtrait, car chacun ferait de sa part un usage différent; l'avarice et la générosité, la tempérance et l'intempérance, la prévoyance et l'imprévoyance, la nature en un mot détruirait à l'instant même une égalité contraire à la nature autant qu'à l'équité. JI suffit de mettre l'enfant en présence. de ces absurdités pour qu'elles lui crèvent les yeux. Dans tous les temps, d·ans loufes les sociétés, il y a toujours eu une classe déshéritée ou moins favorisée que les autre8 ; dans l'antiquité, les esclaves, au rrioyen âge, les serfs, plus tard, les paysaos, aujourd'hui les ouvriers, ou· du moins une partie de la
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classe ouvrière. Le développement trop rapide de certaines industries a créé dea agglomérations d'hommes que la rudesse de leurs travaux, l'insuffisance de leurs salaires, la menace permanente du chômage, l'incertitude du lendemain, dispose aux revendications violentes et livre aux excitations coupables de meneurs ambitieux et cupides. C'est le ·droit de ceux qui souffrent de chercher à améliorer leur sort, c'est notre devoir à tous de les y aider, c'est l'avantage des institutions libres de leur en fournir les moyens, et l'honneur du gouvernement et des chambres d'y contribuer de tout leur pouvoir. Mais autant ces efforts sont légitimes et louables, autant est absurde la prétention d'imposer à la société tout entière le soin ou l'entretien d'une catégorie de citoyens, non seulement parce que les secours se demandent et ne se commandent point, non. seulement parce que l'État n'a ni le pouvoir d'im-poser sa volonté à l'industrie privée, ni le droit de se substituer à elle, non seulement parce que la perspective d' un salaire assuré détruirait bien vite l'initiative et l'activité et par suite l'industrie même, mais aussi, mais surtout parce qu'il ,serait impossible de régler et de limiter ce privilège, parce que tous.les corps de métiers viendraient la réclamer les uns après les autres, puis tous les ouvriers qui travaillent seuls, puis les petits commerçants, puis les paysans, puis tout le monde, et que l'État, si par malheur il se laissait entraîner dans cette voie, serait amené à
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anéantir toute liberté individuelle,àétablir partout les travauxforcésetàexercerune tyrannie monstrueuse, sous laquelle il finirait par succomber lui-même, entraînant dans sa ruine la société tout entière. Ces vérités- là ne sont pas au-_dessus de la portée des enfants, et en tout cas, pour les y mettre, il suffit de prendre un exemple. Supposons que tous les ouvriers menuisiers demandent de l'ouvrage à l'État, chose déjà peu vraisemblable, car il en est beaucoup qui ne veulent relever que d'eux-mêmes et qu'il faudrait contraindre, mais admettons que l'accord se fasse sur ce point et que l'État consente à devenir seul et unique fabricant. Voilà d'abord une liberté supprimée, et de ce seul fait, toutes les autres menacées, L'État devenu patron réglerait les salaires. Croit-on qu'il parvînt à contenter tous les ouvriers? S'il leur donne à tous un salaire égal, les ouvriers laborieux et adroilsseplaindrontet avec raison; s'il établit des salaires inégaux, ce seront les paresseux et les malhabiles qui réclameront ; il faudra qu'il ait recours à la force pour imposer sa volonté; la tyrannie commence. Et à quel taux fixera-t-il les salaires ? avec quoi les payera-t-il ? Évidemment avec le prix des meubles vendus. Le voilà donc devenu 11011 seulement unique fabricant, mais unique marchand. Voi.là un commerce supprimé et tous les marchands ruinés; ou, si on les indemnise, c'est le trésor, c'est-à-dire le public qui payera l'indemnité. La tyrannie avance.
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Et si l'Élat ne vend pas assez de meubles, avec quoi payera-t-qn les salaires? encore avec l'argent du trésor, c'est-à-dire des contribuables. Ou, si, pour nourrir ses ouvriers, il élève outre mesure le prix des meubles, et que _ public refuse d'en acheter et le fasse venir de l'étranger des meubles meilleurs, à meilleur marché, s'y opposera-t-il et forcera-t-il les . citoyens à acheter les siens? surcroît de tyrannie. Et quand il aura ainsi mécontenté tout le monde, ·sauf les ouvriers menuisiers, el encore, comment fera-t-il pour faire prévaloir sa· volonté? sera-ce à l'aide de ces mêmes ouvriers menuisiers? La lulle ne serait pas longue. Et que serait-ce donc si l'État voulait être non seulement fabricant de meubles, mais l'unique fabricant, l'unique industriel et l'unique commerçant de la société tout entière? Qu'on songe bien qu'en élevant le prix · des marchandises pour élever ou soutenir les salaires, l'État atteindrait infailliblement les ouvriers eux-mêmes, car .les ouvriers sont aussi des acheteurs; il leur faudrait donc eux aussi payer plus cher les objels de consommation, ou, si on leur vendait à meilleur , compte, le reste du pays se révolterait et avec raison. Le simple essai d:un pareil système, s'il était possible, mettrait sens dessus dessous la société en quelques jours. Rendue ainsi palpable, une vérité de ce genre peut entrer aisément dans l'esprit d'un enfant. De n'est pas l'intérêt d'une classe seule, si méritante qu'elle puisse· être, qu'on doit chercher, à
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l'exclusion ou au préjudice des autres, c'est l'intérêt de tous, c'est l'intérêt commun. Qu'il y ait d'un côté plus de concessions à faire, plus de sacrifices à consentir, nul n'y contredit; mais demander l'assujettissement élu peuple à une partie du peuple, c'est la négation du principe républicain, et sous une autre forme le retour au passé. Pénétrons de bonne heure l'âme des enfants d'un sentiment de bienveillance pour tout ce qui porte le nom de français; élevons-les par le patriotisme audessus des divisions qui tendraient à rompre l'unité si péniblement conquise, et à faire renaître des classes que la république deux fois victorieuse a fondues et confondues dans le vaste sein de la démocratie; il n'y a plus de castes, plus de classes dans la société française, il y a la nation; les privilèges ont disparu, et quant aux différences de fortune, c'est sur la fraternité et non sur la violence qu'il faut compter pour les amoindrir; car, pour les ùétruire, il faudrait détruire l'humanité même. Il est d'habitude dans certaine presse de représenter la bourgeoisie comme formant une classe à part, classe héritière des privilèges de l'ancienne noblesse. Est-il besoin de faire remarquer que la bourgeoisie, puisqu'on l'appelle ainsi, ne possède aucun droit qui n'appartienne à tous, que le dernier des prolétaires a les mêmes droits que le premier des bourgeois, et qu'en France l'égalité civile et politique est absolue? Parler de titres est plus inutile encore, les
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quelques titres et particules égarés dans la bour-· geoisie n'y ont ni valeur ni crédit; à très peu d'exceptions près, ce sont des signes parfois suspects, souvent ridicules d'une vanité aussi incorrigiblequ'inoffensi ve. D'ailleurs ces particules voyagent, elles montent, elles descendent, et ne sont fixées en aucune partie de la nation. Qu'est-ce donc qu'une caste sans titres et sans privilèges ? à quel signe distinctif reconnaît-on un bourgeois? où commence, où finit la bourgeoisie? où est la limite qui la séparedu reste des citoyens? Dans la pensée de ceux qui lui déclarent la guerre, qui la rendent responsable des maux et des souffrances de la classe ouvrière, qui la signalent comme une seconde noblesse à détruire par une seconde révolution, la bourgeoisiese compose de tous ceux qui sont arrivés, eux ou leurs pères, à se créer, par le travail, une épargne, un capital petit ou grand. Le capital, voilà le grand mot, voilà l'ennemi! Ainsi le travail, l'économie· seraient des crimes ! Se peut-il imaginer rien de plus inique, de plus ab<;urde, de plus antipatriotique? L'ouvrier habilequi a épargné sur son salaire ·: bourgeois; le paysan. laborieux qui a économisé sur le produit de ses. récoltes : bourgeois; le modeste employé qui a vécu de privations pour élever son fils et doter sa fille : bourgeois; bourgeois to.us, alors; car il n'est personne qui ne puisse épargner. D'ailleurs, qui noble est, noble reste; au con6
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traire, le bourgeois d'aujourd'hui ne l'est plus demain, car on se ruine en ce monde; et le prolétaire d'aujourd'hui demain sera bourgeois, car en ce monde on travaille et l'on gagne. Dans notre démocratie libre et ouverte il n'y a point de barrière, mais deux grands courants, l'un qui élève le mérite et le travail, l'autre qui entraîne en sens contraire, l'inconduite et l'incapacité. Il faut aider les premiers à monter plutôt que retenir ceux qui descendent; il faut venir en aide aux efforts honnêtes et laborieux pour la constitution d'une première épargne; il faut, par tous les moyens légitimes, améliorer progressivement le sort des travailleurs et leur rendre pos "ble cette épargne si désirable; mais flétrir ceux qui ont semé et plus tard récolté, mais menacer ceux qui ont recueilli les fruits des arbres plantés par eux ou par leurs pères, c'est briser le ressort de l'activité humaine, c'est .tarir la source de la prospérité nationale, c'est commettre un crime de lèse-justice et de lèsepatrie. Aussi, laissant de côlé les cupides exploiteurs de la souffrance exaspérée, les harangueurs ambitieux de la misère égarée, je dirais aux partisans convaincus ou séduits des utopies malsaines et des revendications injustes, ce que !'Hôpital disait à ses contemporains divisés par le fanatisme religieux : « Pour Dieu, ôtons ces mots funestes et diaboliques, « noms de partis et de séditions, luthériens, hugue-
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nots, papistes, et ne changeons pas le beau nom
« de chrétiens. »
Et nous, ne changeons pas le beau nom de Fmnçais; quand nous parlons aux enfants de notre ~ociété, de nos institutions républicaines, montronsleur comment chaque citoyen, libre sous la protection de lois équitables, peut déployer en tous sens sa libre activité, et tenter toutes les voies, sans rencontrer d'autres obstacles que ceux que la nature ellemême a créés, et que la civilisation moderne travaille sans relâche à abaisser, ne les pouvant détruire. Il est une autre erreur malheureusement trop répandue, qui accuse une profonde altération du sens moral, et · qui tend à multiplier les crimes· en l(;lur donnant une apparence de noblesse et de légitimité. Aux yeux de certaines gens, les crimes politiques ne sonL pas des crimes. Les auteurs de ces attentats trouvent non seulement des approbateurs, mais des défenseurs éloquents; il ·n'est donc pas étonnant qu'ils aient des imitateurs. Qu'est-ce donc qu'un crime politique? C'est celui qui est commis non par intérêt personnel, mais sous couleur d'intérêt général et pour amener un changement qu'on croit utile dans la forme du gouver- . ment ou dans ln. constitution de la société. C'est donc la noblesse du but qui ennoblit l'action, et c'est la fin qui justifie les moyens. Cette maxime n'est que trop connue, et connue par ses fruits; c'est la maxime
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jésuitique, et l'on. a droit de s'étonner de la voir adoptée et mise en pratique par ceux-là même qui · ,aont les ennemis déclarés des jésuites et qui les accablent de leur mépris. Et cependant si les jésuites -0nt encouru le mépris et la réprobation, c'est précisément parce qu'ils ont appliqué sans scrupule celte <léplorable maxime. Comment donc leurs imitateurs ,pour~aient-ils échapper à la même condamnation? Le vol et le meurtre commis dans un intérêt religieux sont-ils plus coupables que le meurtre et le vol commis dans un intérêt politique? La différence - but change-t-elle donc le caractère des actes? du Non: la moralité des actes .e st indépendante du but; tuer et voier sont des crimes, quelle que soit l'intention de celui qui vole et tue. Si, pour se justifier -d'un crime, il suffit d'alléguer une bonne intention, il n'y a plus de répression possible, partant plus de sécurité, et bientôt plus de société. Les hommes les meilleurs peuvent se tromper ou se laisser entraîner, qu_ sera-ce des autres ? E( qui donc peut e se flatter de pénétrer les intentions des hommes? à quel signe certain distinguera-t-on une bonne d'une mauvaise intention? et si l'on s'en rapporte aux accusés eux-mêmes, est-il un scélérat qui ne puisse .é chapper au châtiment? La justice, malgré les reGsources dont elle dispose, n'arrive pas toujours à établir le véritable caractère des faits, comment arriverait-elle à fixer le caractère des intentions? C'est un axiome juridique que personne n'est juge
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,dans sa propre cause; que devient ce principe si l'on absout un crime en faveur de l'intention? Admettre en effet l'intention pour une justification, n'est-ce pas constituer chacun juge de lui-même? Si la moralité des actes dépend de l'appréciation individuelle, il n'y a plus de coupables, il n'y a plus de justice. Il faut donc que la justice ait une autre prise sur les sentiments presque toujours insaisissables ou ,obscurs; celle prise, c'est l'acte seul qui la donne. Les actes volontaires sont bons ou mauvais en -eux-mêmes, indépendamment de leurs causes et de leurs conséquences; sans doute les mêmes actes n'ont pas toujours la même valeur; mais dans quelque mesure que les circonstances les aggravent ou ies atténuent, ils conservent le caractère qu'ils tiennent de leur nature; le crime peut ètre plus ou · moins grand, mais crime il est, et crime il demeure. Une autre erreur moins funeste, il est vrai, mais grave encore et fort accréditée, erreur qui découle .de la même source, consiste à croire qu'on peut en toute sûreté de conscience frauder le trésor, tromper la douane, tromper l'octroi; certaines gens vont plus loin et pensent qu'on peut sans scrupule tromper les compagnies. Comme ces erreurs sont fort :anciennes et par conséquent difficiles à déraciner, comme elles ont survécu aux temps qui les ont engendrées et qui les justifiaient dans une certaine mesure, ce n'est que par l'éducation et par de longs efforts qu'on arrivera sinon à les détruï"re, du moins
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à les affaiblir. Il importe donc de saisir à temps l'esprit èle l'enfant, de rectifier les idées fausses que l'indulgence de 1'opinion a pu y faire naître, et de bien affermir son jugement sur ce point, avant que l'intérêt personnel ou la contagion de l'exemple i'aient entrainé à suivre le courant. Disons-lui donc et faisons-lui" comprendre que la fraude et la contrebande, si fort en usage pour ne pas dire en honneur, surtout dans les pays frontières, sont des vols véritables, qui ne .diffèrent des vols ordinaires et qualifiés crime,;, qu'en ce que ceux-ci sont commis au préjudice des particuliers, tandis que ceux-là,se commettent au préjudice des communes et de l'État. Or, voler quelqu'un ou voler · tout le monde, c'est toujours voler, et, au point de · vue moral, la faute est la même; ce sont des espèces différentes de vol, mais ce sont l'une et l'autre des vols. · Ajoutons que ces fautes qui autrefois pouvaient paraître légères ou moins répréhensibles, ont pris sous le régime républicain un caractère de gravité nouveau et sont aujourd'hui sans excuse. En effet, dans un temps où les droits de douane ou d'octro~ étaient fixés arbitraireme!ft, on pouvait jusqu'à un certain point se croire autorisé à garder pour soi un argent dépensé sans contrôle et parfois sans profit pour la nation. Mais aujourd'hui ces impôts sont, comme tous les autres, votés ou approuvés par les ê chambres, c'est-à-dire par le peuple lui-rn_me, ils
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Ront affectés à l'entretien des services de l'État ou à des travaux d'utilité publique, leur emploi est soumis au contrôle le plus minutieux et le plus actif; reténir ou détourner un argent légalement voté, légalement percu, légalement employé, ce n'est pas seulement porter préjudice à ses conéitoyens et se voler soimêrue; c'est se mettre en révolte ouverte avec la volonté nationale, c'est violer à la fois la loi morale et la loi ci vile. Les mœurs sous ce rapport, comme sous bien d'autres, sont en retard sur les instilutions, car il ne manque pas de prétendus républicains qui élisent fort consciencieusement leurs députés, leurs conseillers généraux, leurs conseillers municipaux, c'està-dire leur confèrent par l'élection le droit de voter les impôts, et qui ensuite, par une contradiction sans doute inconsciente, s'ingénient à ne point acquitler ces impôts votés par leurs représentants, c'est-à-dire par eux-mêmes. A force de parler et d'entendre parler de progrès, on en arrive à se méprendre sur l'état intellectuel de notre généralion ,on est dupe de l'apparence, on juge sur la surface sans regarder au fond. En réalité nous sommes plutôt frottés de civilisation que civilisés, noussommes républicains de nomplutôtque de principes et surtout que de mœurs. Ceux qui ne se contentent pas de lire les journaux et d'entendre les orateurs, ceux qui tiennent à se renseigner par euxmêmes, ceux qui s'éloignant du bruit qui se fait à la
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surface, descendent dans le peuple et vont écoutel'-" les ouvriers, les paysans, les bonnes femmes, ceux qui suivent avec une curiosité réfléchie les séances de nos tribunaux, ceux-là savent quelle couche épaisse d'ignorance il reste à enlever, combien de préjugés ridicules, de croyances absurdes, de superstitions tenaces il reste à déraciner, combien d'idées étranges fermentent encore dans les cerveaux malsains, combien de fantômes hantent encore les imaginations et non seulement dans les coins reculés des campagnes, mais au beau milieu des villes el. des plus grandes villes. Là com~e dans les plus petits villages fleurissent encore l'invincible croyance à la vertu fatale du fameux nombre treize, des salières renversées, des araignées malencontreuses; là, à la porte des écoles, des lycées, et des facultés, dans les quartiers de lumière, s'ouvre le cabinefde la somnambule et des diseuses de bonne aventure, et plus loin, dans quelque ruelle discrète, le réduit où l'on achète à beaux <leniers comptants le moyen de conjurer les sorts et de vaincre l'émmàsquement . Il y a dans les esprits un fond naturel de crédulité peureuse et sur ce fond un amas vivant de superstitions, où l'on retrouve des restes de paganisme mêlés aux plus é grossières aberrations du moyen âge . Chose _ trange, certains esprits cultivés n'échappent pas à celte tyrannie de l'absurdité unie à la peur, el les racines inextirpables des superstitions héréditaires repous-
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S(;lnt vivaces à travers la floraison de la plus saine eulture. C'est pourtant là ce qui gouverne - la vie morale d'innombrables créatures humaines dont la raison ne peut se développer, étouffée sous ce lierre luxuriant et malfaisant. Dans les temps de crise, aux époques troubléés, quand arrivent les désastres, quand les fléaux se <léchaînent, toutes ces croyances, qui en temps ordinaire remuaient confusément et obscurément au fond des esprits, commencent à s'agiter au souffle <le la peur el comme ranimées d'une vie intense et fiévreuse, sortent tout effarées au grand jour. C'est alors qu'on voit ce que l'ignorance peut engendrer de folie. Tout récemment encore, quand le choléra sévissait à Marseille, les médecins, comme partout, comme tou~ours en notre pays, les médecins se prodiguaient, se dévouaient pour les malheureux atteints par le fléau. Eh bien, à ce moment même, une idée étrange, inouïe, venue on ne sait d'où, née on ne sait comment, s'était répandue. Ori disait, ~n croyait que les médecins allaient empoisonnant les malades; et ce n'est pas seulement dans un ou deux cerveaux dérangés que celte idée s'était implantée; l'horrible lrruit courait partout et trouvait créance dans une bonne partie de la population affolée. Sur plus d'une porte de docteur on lisait ces mots tracés en grosses lettres: «Empoisonneur. » Des médecins qui se présentaient pour donner leurs soins aux chol'ériques étaient renvoyés brutalement,
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parfois avec des injures, même avec des menaces. Chose affreuse! une m ère dont les enfants agonisaient, se plaça en travers de sa porte pour bàrrer le passage au docteur, aimant mieux laisser entrèr la mort. Dans une autre ville en proie au fléau, on entendit plus d'une fois retentir au milieu du silence funèbre de la nuit des menaces de mort con lre ceux qu'on apQelait les semeurs de choléra et qui n'étaient que d'honnêtes passants attardés, regagnant leur logis. Comme le mal frappait surtout dans les maisons étroites et malsaines, dans les taudis, dans lès réduits, quelques imaginations égarées par la frayeur et l'exallation avaient conçu le soupçon d'une alliance monstrueuse entre le pouvoir et le fléau pour la destruction ou l'affaiblissement du parli socialiste. Ainsi dans un temps où .l'on a lant fait pour améliorer le sort du peuple, où chaque jour voit éclore quelque œuvre nouvelle de prévoyance et de bienfaisance, en un teinps où l'on peut dire sans exagération que le sort de tous ceux qui travaillent et qui souffrent est la première et la constante préoccupation des gouvernements, des corps élus, et de tous les bons citoyens, où la charité qui seule ou presque seule autrefois venait en aide à la souffrance et à la misère, est aujourd'hui secondée, étendue, transformée par l'effort permanent, actif, intelligent de la société tout entière impatiente et jalouse
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d'arriver à une répartition plus équitable des biens et à un soulagement plus efficace de toutes les misères humaines, dans un pareil temps, ceux-là même qui sont l'objet de celte universelle sollicitude, peuvent se laisser égarer jusqu'à prendre leurs auxiliaires les plus" dévoués pour les complices de je ne sais quel noir et effroyable complot, et leurs courageux bienfaiteurs pour des empoisonneurs soudoyés! Ne soyons donc plus si fiers de notre civilisation qui recouvre encore de ses dehors brillants de tels abîmes d'ignorance et de démence. Et pendant que toute une légion de vaillants écrivains et de citoyens éclairés poursuivent sans découragement la campagne depuis longtemps entreprise contre l'ignorance de la génération présente, c'est à nous, instituteurs, à préserver la génération qui grandit de cette contagion funeste, c'est à nous à prendre un à un tous les préjugés ineptes et dangereux, toutes les superstitions grossière!!, à les dissiper au jour de la raison, à en montrer, à en démont1·er la vanité, l'absurdité, la cruauté, à élever les enfants daus l'intelligence du temps où lls vivent et dans les sentiments de reconnaissance qu'ils doivent à une société plus que jamais bienveillante èt bienfaisante.
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SENTIMENTS A RANIMER
SOMMAIRE. - Du respect en général. - Causes de son affaiblissement. - Respect de l'autorité; - des grands hommes; - de la vieillesse; - de la mort; - des parents; - de la famille; - des femmes; - des en ran ts ; - de la folie; - du malheur.
Nous avons passé en revue dans le chapitre précédent les principes fondamentaux sans l'intelligence et l'application desquels la République ne serait qu'une apparence trompeuse ; nous avons signalé les erreurs dontla pr.o pagation ruinerait la concorde entre les citoyens et compromettrait l'existence de la société, les préjugés et les superstitions qu'on reprochait aux régimes déchus et qui se perpétuent sous le régime républicain ; nous avons insisté sur la nécessité d'inculquer ces principes à l'enfance, de la prés erver de ces erreurs, de l'arracher à ces superstitions. On ne refait pas les hommes, mais on peut les former. Nous sommes, pour employer une expression tristem nt célèbre, nous sommes dans un moment psychologique et il n'y a pas de
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temps à perdre. Si la génération, qui maintenant est entre nos mains, en sort sans porter, dans la société où elle va se répandre, des principes sûrs, des idées saines, et la ferme volonté de les faire prévaloir, si elle ne donne pas à la République des mœurs vraiment républicaines, c'est-à-dire vertueuses, elle accroîtra le mal qu'elle est appelée à combattre, elle en rendra la guérison plus difficile encore. Mais pour former cette génération en qui reposent nos espérances, ce ne sont pas seulement les idées fausses qu'il faut rectifier, et les idées justes qu'il faut implanter, ce sont les bons sentiments qu'il_importe de réveiller et de répandre, car ces sentiments n'ont pas moins d'action sur la volonté que les idées elles-mêmes ; et dans un pays comme le nôtre les mouvements de la sensibilité causent plus d'entraînements que la raison ne dicte de résolutions. Voyons donc parmi les sentiments qui font vivre la famille et prospérer l'État, qui sont le gage de la santé morale chez.les particuliers et dans les sociétés, voyons quels sont ceux que nos bouleversements politiques, que les changements produits dans nos mœurs par l'accroissement de la richesse, le développement de l'industrie, la liberté de la presse, la vulgarisation des lettres et des arts, ont pu affaiblir -Ou dessécher et qu'il faut vivifier et raffermir. Au premier rang de ces sentiments appauvris je
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placerais le respect de l'autorité. ll est aussi inutile d'en nier l'affaiblissement qu'aisé d'en trouver le& causes. Dans un pays qui, en moins d'un siècle, a été remué jusqu'en ses dernières profondeurs· par cinq révolutions prévues ou imprévues, et maté à plusieurs reprises par des réactions violentes et de& coups d'État sanglants, toutes les autorités, politiques, judiciaires, civiles, religieuses, militaires ou autres, ont été successivement et inévitP.!:ùement compromises par leurs faiblesses ou leurs défections , leurs complaisances ou leurs complicités . Ajoutons à cela qu'entre les partis victorieux et les partis vaincus, a toujours régné une déplorable émulation de dénigrement réciproque; si bien que la rage de la défaite et l'abus de la victoire, ne laissant intacte aucune réputation, même la plus pure, ont conspiré à détruire dans les âmes le respect de l'autorité. Et cependant dans cette période agitée de notre histoire, s'il y a eu des défections farpeuses , il y a eu bien des fidélités glorieuses; et au-dessous des trahisons retentissantes, bien c. Jbscurs dévoûments, bien des vertus muettes. Mais la gloire fait moins de bien que la honte ne fait de mal, et d'ailleurs toute l'attention de la foule se porte vers la scène et sur les grands acteurs. Or l'autorité n'est pas un principe purement abstrait, que sa nécessité évidente mette à l'abri de toute atteinte. Ce principe prend.un corps, il s'incarne, et les, hommes qui le incipe représentent ne sauraient faillir sans que le pr_
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lui-même ait à souffrir de leurs défaillances. Et quand ces défaillances se multiplient, quand elles se renouvellent à des intervalles fréquents, l'estime diminue, la défiance augmente, et le respect s'en va. Il y a donc une sorte de.fatalité historique dans l'affaiblissement de ce sentiment vital; cependant puisque l'instabilité de tant de gouvernements caducs lui a été si funeste, on peut raisonnablement espérer que la stabilité des institutions républicaines lui rendra force et vertu. L'enfant, par cela même qu'il est enfant, est enclin au respect. C'est dans la famille que ce sentiment prend naissance et qu'il se développe mêlé à la piété filiale. Mais il ne reste pas enfermé dans le cercle de la famille, il s'étend_ d'abord à toutes les personnes qui à un titr~ quelconque représentent l'autorité paternelle et enfin, quoique à un degré moinct. \ à toutes les grandes personnes. C'est qu'en effet, dans son essence, le respect n'est que le sentiment et l'aveu de p .r ,ce infériorité et de notre dépen~ance, et l'enfant ~ ~onscience de son infériorité visà-vis de tous ceux qui l'entourent; chaque instant lui démontre qu'ils le surpassent en force, en savoir, porté à le en expérience; il est donc µaturellement _ reconnaître et à le témoigner; toutefois peu à peu, à_mesure qu'il grandit et que décroît la distance qui le sépare des hommes faits, il s'enhardit à la. comparaison, ql1'il trouve parfois à son avantage. Tout à l'heure, le voilà leur égal et peu disposé à
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accorder aux autres ce qu'on lui refuserait à luimême. Dans cette évolution qui modifie insensiblement le caractère de ses sentiments à l'égard de ceux dont il se rapproche chaque jour davantage, il faut prendre garde de laisser s'affaiblir et se perdre le respect de l'autorité. Et pour cela il faut de bonne heure transformer ce sentiment instinctif en sentiment réfl échi; si on réussit à faire comprendre à l'enfant que ce sentiment est à la fois une obligation morale et une nécessité sociale, il deviendra respectueux par devoir et par raison comme il l'était par instinct. Sans doute, pour être respecté, il faut être respectable, et les sentiments s'inspirent bien plus qu'ils ne. s'imposent. Aussi les gouvernements doivent,ils ne confier les fonctions publiques qu'à des hommes qui commandent l'estime, et les électeurs doivent-ils n'accorder leurs suffrages qu'à des citoyens dont la réputation soit intacte. Mais, si scrupuleux que se montrent gouvernants et gouvernés, ils ne sauraient éviter des méprises et des surprises; car, d'un côté, la vérité n'est pas toujours facile à démêler, et, de l'autre, un passé irréprochable n'est pas une garantie d'une certitud~ entière, Les fonctions publiques ont des tentations inconnues à la vie privée, et auxquelles ne résistent pas toujours des hommes réputés jusque-là impeccables. Il importe donc qu'en dehors de l'estime qui tient à la personne, et que nous ne pouvons pas plus
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refuser à ceux qui la méritent qu'on ne peut nous l'imposer pour ceux qui ne la méritent pas, il importe, dis-je, que nous soyons de bonne heure habitués à respecter les fonctions en elles-mêmes et · l'autorité qu'elles confèrent. Ce respect dû à la fonction, à raison de sa nature, ne nous rendra que plus sévères pour ceux qui s'en montrent indignes, et plus circonspects dans nos choix; de plus il rendra plus facile une obéissance nécessaire et restituera à l'autorité un prestige qui ne peul s'affaiblir saris danger pour les premiers intérêts du pays. Il y a dans toute autorité un principe de respect · qu'il faut dégager et mettre en lumière. Ce principe a sa râcine dans le caractère et l'importance . des fonctions dévolues à l'autorité et dans Ja valeur intellectuelle et morale qu'elle réclame de ceux qui en sont investis. Civile ou militaire, politique ou judiciaire, morale ou scolaire, elle représente l'intérêt public, l'État, ]a patrie qu'elle a pour mission de défendre. Il n'y a pas d'assimilation possible entre l'exercice de ces fonctions et les professions ou les métiers qui n'ont d'autre objet qu'un intérêt purement privé. D'autre part, pour rendre la justice, pour corn.: mander une armée ou une partie de l'armée, pour administrer un département ou une commune, pour i·nstruire et former la jeunesse, il faut des qualités de caractère et d'esprit que n'exige point l'exercice d'un métier. Mais de même qu'une société ne peut
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vivre sans le secours de l'autorité, de même l'autorité rie peut être réelle et efficace que si elle est secondée par le respect. Appliquons-nous à faire comprendre aux enfants ces vérités élémentaires, et à faire naître en eux les sentiments doht elles contiennent le germe. S'il est une forme de gouvernement qui en ait plus particulièrement besoin, c'est assurément la forme républicaine; car un gouvernement absolu, sûr dïnspirer la crainte, peut à la rigueur se passer du respeèt, ou se contenter de l'apparence; .tandis qu'une république, qui ne demande · rien à la force, a du respect un besoin absolu. Il est plus nécessaire encore aux fonctions électives qu'à toutes les autres; car le mépris de l'élu retombe sur l'électeur, et l'on se rabaisse soi-même en rabaissant son choix; respecter ceux qu'a élevés le suffrage, cé n'est pas autre chose que se respecter soi-même . . C'est malheureusement une habitude de traiter plus que familièrement, et de juger sommairement les hommes revêtus de fonctions publiques et surtout de fonctions électives. On croit se grandir de toute la liberté qu'on prend à leur égard ; c'est un mal à guérir, car ce ne sont pas seulement les hommes qui y perdent, c'est la fonction elle-mêrne et par suite la société. Habituons donc les enfants à parler respectueusement de tous les hommes que la confiance de l'État ou des électeurs a investis de fonctions publiques. ou que leur mérite, leurs succès, leurs services ont portés à un rang
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-élevé dans les diverses carrières; habituons-les à juger les hommes, non sur les défauts, dont aucun n'est exempt, mais sur les qualités dont ils font preuve et les services qu'ils rendent. Il est un autre sentiment qui devrait, ce semble, avoir besoin du frein plus que de l'aiguillon, c'est le respect de la grandeur intellectuelle ou morale. En effet, les peuples sont naturellément po.rtés à l'orgueil, et cet orgueil des peuples trouve sa meilleure excuse ou pour mieux dire sa légitimité dans la gloire des grands hommes qui rejaillit sur la nation entière. Ce seriliment paraît si naturel et il est en réalité si puissant chez certains peuples, qu'il y engendre parfois des exagérations ridicules. Admirer ses grands hommes, les exalter, les surfaire, c'est presque de l'égoïsme. Cet égoïsme patriotique et respectable jusque dans son excès n'est pas un défaut français. Soit que la passion de l'égalité nous égare, soit que l'habitude de la critique nous domine, nos grands hommes n'ont guère à se louer de nous, et, à la façon dont on les traite, il leur est difficile de croire à l'amour de leurs concitoyens.
Et dans l'obj et aimé tout leur devient aimable,
dit Molière, en parlant des amants. Ce n'est point ainsi que nous en usons avec nos gloires. Nous ne nous laissons guère aveugler par l'affection ; à
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travers l'éclat qui les environne, nos r.egards scrutateurs et jaloux savent percer jusqu'aux défauts qui les déparent; et malheureusement on peut dire des hommes illustres ce que Corneille dit des rois:
Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes, Ils peuvent se tromper, comme les autres hommes.
Ces défaÙts inséparables de la nature humaine, au lieu de les voiler ou de les taire par un sentiment bien entendu de patriotisme et de reconnaissance, nous prenons plaisir à les mettre en lumière, à les grosûr même et à en triompher. Pauvre et mi sérable triomphe, qui rabaisse nos grands hommes sans nous relever nous-mêmes, car la distance entre eux et nous n'en est pas diminuée, et si notre déni grement les rabai sse, il nous fait descendre d'autant. Il est vrai que cet acharnement cesse avec leur mort, que la réaction du sentiment public est presque instantanée, et qu'à ce tapage de la jalousie et de la calomnie succède presque sans intervalle un concert de louanges et d'admiration. Une fois l'homme tombé, sa statue s'élève. Notre temps a en effet ceci de particulier gu'il est prodigue d'honneurs envers les morts illustres et d'outrages envers les vivants. De tous côtés sortent des statues pour réparer ces injustices et ces injures; mais ces réparations tardives n'ont pas encore adouci les mœurs, et l'on continue à faire expier aux grands hommes la célébrité dont ils jouissent et à
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leur faire acheter chèrement les honneurs qui les attendent. Et cependant quoi de plus contradictoire et de plus antidémocratique que d'exiger le respect pour les derniers des hommes, parce qu'ils sont citoyens, et de le refuser à ceux qui, citoyens aussi, ont tant d'autres litres à nos hommages? Quel honnête homme n'est saisi de dégoût à voir des folliculaires rouler dans la boue les gloires les plus pures, et des pygmées · insulter aux géants de la pensée et de l'action? Mauvaise est assurément · l'idolâtrie des noms, et la République a raison d'y substituer le culte de la Loi; mais qu'est-ce donc que la loi sinon une image plus ou moins parfaite de la justice, et qu'a de commun la justice avec celle rage de dénigrement et d'injure qui s'acharne sur les supériorités de tout genre, avec ce ravalement de toute grandeur intellectuelle ou morale? Ce n'est pas de l'égalité r ép ublicaine, c'est, qu 'on me pac:se un barbarisme pour une chose vraiment barbare, c'est de l' égal-isation. Que l'instituteur ne néglige aucune occasion de dé- poser dans le cœur de l'enfant les semences de ce sentiment sain et vivifiant de l'admiration ; qu'il voile par une sorte de pudeur respectueuse et filiale les quelques faiblesses qui sont comme l'alliage mêlé aux plus précieux métaux, qu'il apprenne à l'enfant à respecter l'humanité dans ses types les plus glorieux, à respecter la patrie dans ses plus dignes représentants. La critique à outrance ne peut que déssécher 7.
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la source des émulations fécondes et des nobles ambitions. Il est un sentiment délicat entre ious et que je voudrais voir fleurir dans l'âme de nos enfants; ce sentiment qui a suffi à lui seul pour faire l'honneur de certaines républiques anciennes, c'esLle respect de la vieillesse. Nous sommes sur ce point moins spartiates qu athéniens et plus enclins à rire des vieillards qu'à les plaindre. Chez nous non plus on ne se lève pas volontiers pour faire place à la vieillesse, et plus d'une fois dans la rue j'ai eu le cœur serré à voir des enfants, des jeunes gens même pousser droit devant eux, forçant des vieillards à se détourner pour leur livrer passage. La belle et sévère leçon donnée par La Fontaine aux troi_ jouvenceaux mos queurs n'est que trop souvent méritée de nos jours. Quel honneur pour nos modestes écoles si nous pouvions y faire renaître ce sentiment exquis l Aujourd'hui les enfants sont devenus l'objet de la sollicitude nationale, et il faut s'en féliciter; mais de -la part des parents ils sont souvent aussi l'objet d'une tendresse complaisante et d'une vanité déplacée et ruineuse; on ne les élève pas, on les gâte; on ne les habille pas, on les pare; c'est presque de l'idolâtrie. Par contre, la vieillesse n'est pas en faveur; notre temps a pour elle des termes durs, et où il entre moins de pitié que de dédain. Il y a sans doute des vieillesses imposantes et glorieuses, devant lesquelles tout s'incline, et notre pays en a sa bonne
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part; mais les vieillards en général, le commun des vieillards, ceux-là ne sont-ils pas traités avec indifférence et parfois avec mépris, comme objets de ·rebut? Et cependant, sans parler de notre intérêt bien entendu qui diwrait nous faire songer à l'avenir et -à ce qui nous attend, sans parler des prescriptions de la morale el des injonctions de nos codes, le vieillard n'a-t-il pas droit, comme tout ce qui est faible, triste et menacé à une sympathie attentive et affectueuse? Quel homme vraiment homme peut voir un vieillard sans songer à tout ce qu'il y a peut-êLre de misères et d'infirmités dans ce pauvre corps qui va s'affaiblissant, à tout ce que renferme de regrets amers, de souvenirs douloureux et funèbres, ce pauvre vieux cœur qui va se refroidissant, et enfin à celte menace perpétuelle de la mort suspendue sur cette tête blanchie ? Il n'y a pas là matière à plaisanterie. Le vieillard est chose sacrée, comme l'enfant; que celui-ci apprenne donc à respecter son grand ainé. Du reste, la nature nous aidera dans cet enseignement. D'instinct, l'enfant aime le vieillard, qui le lui rend bien. Je ne sais rien de plus touchant que ce rapprochement des extrême~, que ces deux bouts de la vie qui se relient, que ce grand-père menant son petit-fils par la main. Aidons à notre tour la nature et prenons garde que la grossièreté du langage ou la sécheresse du eœur ne viennent flétrir cet instinct délicat.
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La vieillesse m'am.ène tout naturellement à semgel' à la mort. Il est bon d'expliquer aux enfants pourquoi les hommes se découvrent silencieusement devant le corbillard qui passe; .car les enfants ne s'associent pas spontanément à ces marques de respect. Sans doute il ne faut pas assombrir de pensées funèbres l'aurore de la vie; mais serait-il sage de tenir systématiquement l'enfance dans une ignorance ou une indifférence complètes sur cette grande affaire de la mort qui remplit la vie? S'il est dangereux d'éveiller et iie développer prématurément en lui une sensibilité énervante, on serait coupable de le laisser s'endurcir dans une insensibilité égoïste. Le mieux est de l'initier v.irilement et progressivement à l'intelligence de la destinée humaine, à ses caprices, à ses rigueurs, de l'habituer à sortir de lui-même, à se metlre en pensée au lieu et place des autres, à se sentir en autrui, à vivre dans ses semblables. C'est. presque là tout le secret de l'éducation. · Ne craignons donc pas d'attacher un moment ses regards et son attention sur ce cercueil qui passe, sur ce père en larmes qui conduit son enfant à la dernière demeure, sur ces orphelins qui suivent les restes d'un père ou d'une mère enlevés à leur amour. La légèreté naturelle et nécessaire à l'enfant aura bientôt repris le dessus ; mais une pensée salutaire aura traversé son esprit et y laissera un souvenil' que les circonstances feront par la suite renaître utilement. Il en aura ou plus d'attachement pour-
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ses payents, ou plus de ' pitié pour les orphelins. Oserai-je dire que le respect des enfants pour les parents est moindre qu'il n'était autrefois, et cela non seulement. dans les familles pauvres, mais dans les familles aisées et même dans les familles opulentes? Cet alTaiblissement d'un sentiment si nécessaire s'explique par le changement profond qui s'est opéré dans les esprits et qui n'a pas tardé à s'opérer dans les mœurs en tout ce qui touche à l'éducation du premier âge. Montaigne a été l'un des premiers à pousser un cri de pitié pour les enfants qu'on martyrisait dans les écoles ; les philosophes du dix-huitième siècle, J.-J. Rousseau surtout, ont éloquemment plaidé la cause de l'enfance, les pédagogues formés à son école ont contribué à changer en une bonté attendrie la dureté des âges passés, et le mouvement profond de ces derniers temps en faveur de l'éducation populaire a· achevé la conversion. Les enfants ne sont plus ballus; et ils ne doivent pas l'être; ils sont entourés de soins, et nul ne saurait s'en plaindre. Mais là ne s'est pas arrêté ce retour de sensibilité à l'égard de l'enfance; si dans notre pays les changements d'habitudes sont difficiles à provoquer, les régler est plus difficile encore. Nous passons vile et volontiers d'un extrême à l'autre extrême, e~ les gens qui résistent à ce mouvement précipité, ceux qui essayent de l'enrayer, ceux-là perdent souvent et leur temps et leur peine.
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Dans la famille des siècles passés les enfants n'étaient rien ou pas grand'chose; dans la famille moderne ils sont tout ou peu s'en faut. Autrefois les enfants étaient traités avec sévérité pour ne piJ-s dire avec rigueur; on les tenait à l'écart, on les éle:vait dans la crainte, et la crainte est gardienne du respect. A table l'enfant ne parlait pas, aujourd'hui non seulement on le laisse parler, mais on _l'y invite, on l'écoute, et volontiers on l'admire. Il a, comme on dit, voix au chapitre, et souvent c'est son avis qui prévaut ou au moins sa volonté et parfois son capl'ice. Autrefois ce qu'il y avait de plus mauvais était bon pour lui, en fait d'aliments comme de vêtements; aujourd'hui, entre lui et ses parents, pas de différence p0ur la nourriture, ou, s'il y en a une, elle est en sa faveur, et, pour l'habillement, elles ne sont pas rares les familles où l'enfant est mieux vêtu que · les parents; ceux-ci y mettent presque de l'orgueil; la mère porte bonnet, la fille porte chapeau, et la famille voit dans cette différence la marque de son ascension dans l'échelle sociale. S'il y a encore dans le peuple des parents qui rudoient leurs enfants, c'est l'effet d'une brutalité naturelle ou des colères alcooliques, mais en général les enfants sont traités avec une douceur et avec des égards que leurs ainés n'ont pas connus. Dans leur langage, le vous traditionnel et respectueux qui maintenait les distances a cédé la place au tu familier; les enfants traitent d'égal à égal avec
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leurs père et mère; ce sont de petits personnages, qui prennent de jour en jour une plus haute idée. de leur importance et dont la volonté, fortifiée par la faiblesse paternelle, finit par ne plus rencontrer de résistance . .Te n'apprendrai rien à personne en disant que l'émancipation anticipée des enfants est passée en habitude, que l'autorité paternelle compose avec eux et abdique avant l'heure, et que ni le bonheur domestique, ni les mœurs publiques n'ont rien gagné à cet affranchissement prématuré et à ce renversement des rôles. Mais alors comment s'étonner que les enfants, qui sont si habiles à pénétrer les caractères, à surprendre les faiblesses et à en tirer avantage, perdent aussi prématurément quelque chose du respect filial, et que ce sentiment s'en aille avec l'autorité qu'on abandonne ? Le contraire aurait lieu de surprendre. Ajouterais-je que les parents ne se gênent guère en présence de leurs enfants, qu'ils abordent souvent devant eux des sujets délicats et scabreux, qu'ils les habituent aux jugements sommaires sur les personnes et les choses, qu'ils ne se méfient pas assez de leur pénétration naturelle et de leur penchant si fort à l'imitation, que leurs ré licences maladroites ou leurs regards d'intelligence ne font qu'aiguillonner la curiosité ardente et active du jeune âge, et qu'enfin une association trop intime et trop précoce de l'enfance à la vie des grandes personnes les rend témoins de scènes qui ne sont pas toujours exemplaires.
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Concluons donc que si le respect filial a diminué, la faute en est surtout à l'imprévoyance et à l'imprudence des parents êux-mêmes. Comme toujours, un changement excellent en principe, mais poussé tr'op loin dans la pratique, a produit des conséquences fâcheuses. C'est une raison de plus pour que nos maîtres ·inspirent de bonne heure aux enfants les sentiments qui conviennent à leur âge, pour qu'ils s'efforcent de lutter contre les habitudes régnantes et de soutenir l'autorité paternelte qui se désiutéresse ou s'abandonne. Et dans celte lutte contre le courant du jour, ils ne doivent pas songer seulement au présent, qui pourrait les décourager, mais à l'avenir, qui doit soutenir leur courage. Dans l'enfant qu'ils élèvent, ils doivent envisager le futur père de famille et songer que les leçons d'aujourd'hui porteront leurs fruits plus tard. Devenu père à son tour, l'enfant, irrespectueux aujourd'hui peut-être, se rappellera alors ses droits et ses devoirs; les souvenirs de l'enfance sont comme ces germes qui peuvent dormir longtemps dans la terre, mai~ que des influences et des circonstances favorables viennent féconder et faire éclore. Il ne faut donc pas croire à l'inutilité des leçons parce qu'elles sem.b lent perdues ; vienne le moment propice et la semence ·lèvera. Le sentiment de la tendresse filiale doit aller croissant avec !'-âge des parents comme avec l'âge
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des enfants; des parents, parce que le temps a pour effet inévitable de faire le vide autour d'eux en les séparant de ce qu'ils ont de p}us cher, et parce que, sujets aux infirmités, les secours commencent à leur manquer au moment même où ils leur deviennent le plus nécessaires; avec l'âge des enfants, parce que les progrès de leur raison et une intelligence plus nette de leurs devoirs ôteraient toute excuse à leur indifférence ou à leur ingratitude. Et, à ce propos, je ne puis m'empêcher de toucher, en passant, un sujet fort sérieux, mais qui a le don d'égayer la morosité contemporaine et d'exciter la verve railleuse des romanciers et des chroniqueurs. Il y a dans la vie de famille un moment à la fois heureux et douloureux; c'est celui où des parents établissent leurs enfants; à la joie de marier une fille se mêle naturellement dans le cœur des parents, de la mère surtout, un sentiment de tristesse et de regret. C'est une séparation, et la raison ne suffit pas toujours à en adoucir l'amertume. Sans doute ce regret n'est pas exempt de tout égoïsme, mais dans ce monde ·est-il beaucoup de personnes qui ne vivent que pour les autres, et en tout cas la sévérité convient-elle à ceux qui ne vivent que pour euxmêmes? Sans doute aussi ce regret n'est pas toujours discret et maître de lui-même, mais alors n'est-ce pas à celle qui trouve dans celle séparation inévitable une ample compensation, n'est-ce pas à la fille à se mettre en pensée à la place de sa mère, à lui réser-
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ver la part d'affection qui lui est due, et à la dédommager d'une perte qu'elle-même doit subir à. son tour? N'est-ce pas à celui qui entre dans une famille à comprendre un sentiment naturel et ·respectable i usque dans ses exagérations? Il n'en est pas ainsi pourtant, et l'égoïsme à deux se dérobe bien vite à J'accomplissement d'un devoir incommode, et, dans ce brusque changement, la raillerie endémique trouve plaisant de faire rire aux dépens de ceux qui souffrent. Elle a enrichi le théâtre comique d'un personnage nouveau qui a nom la belle-mère. C'est une création dont le théâtre se serait bien passé, et dont la famille ne profitera guère. Il ne faut pas croire à l'innocuité des plaisanteries passées à l'état d'habitude; elles exercent une très réelle influence sur les esprits légers qui sont en somme les plus nombreux, elles disposent insensiblement à des actes qui n'auraient pas cessé de paraître blâmables) si la manie de tout ridiculiser ne leur avait préparé un semblant d'excuse dans l'indulgence de l'opinion et n'en avait insensiblement atténué la culpabilité. Tout ce qui est de nature à rompre le faisceau de la famille, à en détendre les liens est au plus haut point répréhensible; les hommes ne doivent pas ressembler à ces êtres d'Ûn ordre inférieur, à moitié végétaux, à moitié animaux, qui se propagent en se partageant; l'union de la famille doit survivre à l'établissement des enfants, et leur mariage doit l'étendre et non la déchirer.
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Il y a un autre sentiment, d'un caractère moins pàrticulier et moins obligatoire que le respect filial, et que cependant une société ne pourrait, sans déchoir, laisser s'amoindrir. Ce sentiment a été -l'âme de la chevalerie et l'un des traits les plus saillants du caractère français; il a fait le charme et la grâce de la société dans les siècles derniers; je veux parler du respect des femmes. · Il prend sa source dans la faiblesse même de la femme; ffi.iblesse qui l'expose à tous les dangers, surtout dans des temps rudes comme le moyen âge; il s'accroit du prix qui s'attache à l'honneur des familles dont la femme est la dépositaire; il s'y mêle un sentiment de pitié pour les terribles épreuves et les longues fatigues de la maternité, enfin il est comme une sorte d'hommage rendu à la grâce et à la beauté, et un tribut de reconnaissance pour le bonheur ou le charme que la femme prête à la vie lrnmaine. Poussé d'abord jusqu'à une sorte de culLe à une époque de guerre permanente et d'aventures chevaleresques, il a dégénéré peu à peu en simple galanterie à mesure que les femmes, au lieu d'inspirer les grands dévoûments et les entreprises héroïquès, devenaient dans une société plus tranquille la parure des salons et des cours. Mais, même sous celte forme quelque peu suspecte, ce sentiment, bien qu'altéré et affadi, s'est pourtant conservé. Sans doute il ne vivait guère qu'à la surface de la société et les masses populaires n'en ont jamais été pénétrées.
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Aussi, le monde étroit et fermé où il régnait encore, au moins en apparence, ayant é(é noyé dans les flots montants de la démocratie, ce sentiment semble avoir disparu. Il n'en est rien pourtant. Au-dessous d'une noblesse futile et sensuelle, une classe plus laborieuse et plus éclairée avait conçu de la femme un autre et pl us noble idéal où la vertu reprenait sa place, mais entourée des 'dons les p1us brillant!, de l'esprit. La femme devient un moment l'inspiratrictl inspirée du génie ou du courage ; les Roland, les Récamier nous offrent l'image presque accomplie de cet idéal nouveau. Il n'a pas survécu au triomphe de la démocratie dont l'idéal indécis n'a pas encore été réalisé. Autant qu'on en peutjuger par les aspirations qui se font jour et par les efforts qui sont tenlés,la femme dans la société nouvelle paraît devoir être moins soucieuse des marques extérieures du respect que désireuse d'indépendance, moins jalouse d'égards pour sa faiblesse que pour des droits qu'elle juge méconnus; elle entend prendre part à la lutte pour l'existence, se faire sa place dans la vie publique, exister par elle-même et non plus seulement comme la compagne de l'homme. Nul doute que si ces aspirations, en partie légitimes, sont contenues dans de · sages limites, la société ne trouve dans les aptitudes intellectuelles et morales de la fem~rn des ressources précieuses et longtemps négligées, et que cette
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attitude nouvelle, faite d'énergie et de dignité, ne <iommande l'estime et le respect." Quoi qu'il en ·soit, il est certain que dans les mouvements politiques qui ont abaissé et appauvri la classe autrefois dominante, fortifié et élevé les ,classes inférieures, la politesse traditionnelle envêrs les femmes a sinon disparu, au moins grandement dimi!)ué. Par cela même que la femme est sortie plus d'une fois du milieu et de la réserve dans lesqu.els sa mission naturelle semblait devoir la renfermer, par cela même qu'elle s'est mêlée aux luttes politiques et sociales, qu'elle a pris une part plus large à la vie militante et publique, qu'elle s'est fait unè place déjà considérable dans la presse et dans les lettres, qu'elle a affiché ses prétentions à une égalité qui peut paraître à bon droit chimérique, elle s'est en quelque sorte découverte, elle s'est exposée aux attaques, aux critiques, aux railleries, elle a perdu quelque chose des égards qui semblaient comme une compensation légitime d'une situation effacée et modeste. Rien cependant ne justifie le sans-gêne dans le langage et le laisseràller _ dans les manières qu'une partie de la génération contemporaine croit pouvoir se permettre avec les femmes . .Autant nous devons nous efforcer de faire prévaloir les principes de justice et df;l liberté qui sont le propre de la démocratie, autant nous devons nous efforcer de conserver ou de remettre en honneur
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cette courtoisie proverbiale, cette politesse traditionnelle qui ont distingué l'ancienne société française et dont la perte serait une altération du caractère français. André Chénier, parlant des changements inévitables que le mouvement des esprits amène dans la littérature disait:
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Suivons ce conseil dans les relations de la vie; le fond des idées a changé, gardons la forme en ce qu'elle avait de noble et de délicat; la vraie démocratie consiste à élever, à ennoblir l'humanité, à appeler le plus grand nombre à l'exercice des droits et à la jouissance des biens ·qui font l'honneur et le bonheur de la vie, et non à propager la grossièreté et la rudesse . . Ce serait une erreur de croire que le langage et les manières sont chose indifférente ou ·mêÎne secondaire; ils sont une traduction expressive des idées et des sentiments. Ces libertés de ton et d'allures prédisposent et enhardissent à des libertés plus grandes, et celles-là plus blâmable~. Si l'établissement de la République n'est en réalité que le triomphe d'un long ·et patient eff?rt de la dignité humaine méconnue dans le plus grand nombre de ses membres, le respect de cet_e dignité, · surtout t dans les êtres les plus faibles, doit être l'ambition et l'orgueil des mœur~ républicaines. Que si la cor-
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ruption qu'engendre la richesse comme aussi la misère, a accru dans une nation elle-même accrue le nombre des femmes qui ne craignent pas d'étaler leurs vices et leur honte, ce n'est pas une raison pour que le mépris qu'elles encourent et qu'elles bravent diminue le respect que les autres .méritent. Bien au contraire, ce respect doit être d'autant plus profond et d'autant plus marqué que l'opinion d'un certain monde se montre plus dangereusement indulgente envers certains désordres, et qu<i les dangers qui entourent la vertu sont plus nomlreux et plus grands. - Le vice élégant est .de.nos jours bruyant et hardi, il abuse de la liberté commune, il a sa presse et ses réclames; il est en montre, en scène, en étalage; mais il lient heureusement moins de place dans la société que dans la publicité et la rue. La société est comme un profond et large courant d'eau saine encore qui coule entre une couche d'écume à la surface et une couche de lie au fond. Le respect de la femme, mère ou fille, vit encore dans les familles; il faut l'y accroitre, l'y développer, il faut l'amener à. se traduire au dehors dans la tenue et le langage. Les témoignages du respect qu'on accorde sont à là fois utiles à celle qui le reçoit et tient par suite à s'en montrer digne, et à celui qui les donne et sent par là même . croître sa propre dignité. La femme du peuple, la fille du peuple a d'autant plus .besoin de ce _ respect que
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chaque jour les nécessités de la vie l'arrachent au foyer pour l'amener dans des milieux difficiles, à la fabrique, à l'atelier, au marché, daùs la rue; elle le mérite d'autant plus que les travaux auqûels elle se condamne sont souvent plus pénibles · et plus rebutants. Que nos écoles primaires soient donc des écoles de respect à l'égard des femmes et que nos maîtres s'y prennent de bonne heure pour l'inspirer, qu'ils veillent aux rapports des garçons avec les filles, rapports que l'accroissement des groupes scolaires a multipliés et qui peuvent, suivant la prudence ou l'imprudence des maîtres, tourner au profit de l'éducation ou au détriment des mœurs. Que ce senti, ment si délicat et si pur prenne naissance dès le commencement de la vie scolaire, qu'i,l s'y développe avec l'âge et la raison, que les garçons soient habitués dès leurs jeunes années à entrer dans le rôle qui convient à leur sexe et où, à cette fierté qu'inspire la force qui va croissant, se mêle une vague intuition et comme un pressentiment de cette chose sacrée qui s'appelle l'honneur d'une femme, Les enfants d'aujourd'hui ne sont ni meilleurs ni plus mauvais qu'autrefois: ce sont des enfa~t,s. Cet · âge est sans pitié, disait La Fontaine. J'en d~n'!~nde pardon au fabuliste; la dµreté de l'enfant est plus apparente que réelle, elle est chez lui l'effet de l'ignorance et de l'irréflexion, et non d.è -la nature, Voyez avec quelle tendresse les sœurs soignel)-t leurs
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petites sœurs, comme en l'absence de la mère elles s'efforcent de la remplacer, comme elles sont ingénieuses à les amuser, empressées à les consoler I Et le grand frère, avec quel air de mâle assurance il veille sur son puîné, avec quel courage ille défend! C'est que l'un et l'autre ont été petits, c'est qu'ils se rappellent, qu'ils comprennent et qu'ils sentent les chagrins de leurs frères et sœurs. Ce même enfant qui ravissait sans pitié les petits oiseaux à leur ·mère, on en fait s·a ns peine un protecteur de ces mêmes oiseaux, quand on a su l'initier à leur vie, lui montrer dans le nid comme une image de ·la maison paternelle, lui peindre les dangers, les besoins, les alarmes des pauvres couvées, la sollicitude, les transes et la douleur des mères! L'homme en général, l'homme fait ne s'associe que difficilement aux souffrances des êtres qui n'ont avec lui aucune ressemblance ou que des analogies lointaines. L'enfant est comme lui, il tourmenlesans scrupule un hanneton parce que la .distance est trop grande de lui à l'insecte. Il y a donc une éducation de la pitié, et c'est un art d'apprendre à l'enfant à vivre en quelque sorte de la vie des êtres · inférieuts, à 'étendre sa pitié jusqu'à eux, et à ne se permettre que les souffrances nécessaires ou au. moins utiles à sa propre conservation. Si les enfants paraissent parfois insensibles aux souffrances des grandes personnes malades ou infirmes, c'est qu'ils ne trouvent pas eneux, dans ieur' mémoire, de point.
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de comparaison et qu'ils ne se font pas une idée de ces souffrances. Nous ne connaissons et nous ne comprenons bien en fait de sentiments que ceux que nous avons éprouvés nous-mêmes. Alors nous nous mettons en esprit à la place de ceux qui souffrent, et nous sympathisons. C'est par la même raison que les enfants sont à peu près indifférents aux grands malheurs, aux grandes infortunes ; ils ne peuvent en comprendre l'étendue, en prévoir fos conséquences; il lêur manque en effet et heureusement l'expérience. Ne nous hàtons donc pas de les accuser de froideur ou de dureté, l'accusation serait injuste, du moins le plus souvént. . - La pitié du reste est un sentiment trop fort, trop douloureux, tro·p épuisant pour des àmes d'enfant; s'ils y devenaient trop accessibles, si tous les spectacles attristants qui passent sous leurs yeux devaient en tirer des larmes et saisir leurs cœurs, les enfants n'y r ésisteraient pas, ils mourraient d'une maturité prématurée . . Est-ce une raison pour ne pas cultiver leur sensi· bilité? Non certes; mais il faut se garder de la surexciter; il faut surtout l'éclairer et la régler de manière à ce qu'elle ne sé fourvoie, pas, et n'aille pas trop loin; entre l'insensibilité et l'excès de sensibilité il y a un juste milieu. · · . S'il est en ce monde · des malheureux entrè le.s malheureux, ce sont' assurément les hommes qui se survivent à ·eux:..mêmes, et qui, -perdant la raison,
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·ont conservé la vie. Voilà des objets de pitié. Eh bien, l'enfant ne comprend pas tout seul cet affreux malheur, il n'en voit pas les lamentables effets, il est porté à en rire. J'ai vu, et qui n'a vu des enfants attroupés autour de ces fous inoffensifs auxquels on laisse la liberté de la rue et qui l'expient chèrement? Les enfants prennent plaisir à les suivre et à les poursuivre de leurs moqueries et même de leurs injures. Le pauvre fou s'arrête, il ee retourne, il essaye de mettre en fuite celle troupe qui le harcèle; mais à peine a-t-il repris sa marche que la meute revient et s'élance sur ses pas. · Ce ne sont pas assurément les meilleurs parmi les enfants, ceux qui se font un jouet d'un malheureux, qui prennerit plaisir à entendre ses divagations, à les provoquer, à l'exaspérer par leurs cris, par leurs rires et leurs mauvais tours. ~fais à part quelques garnements qui mènent la bande, ces enfants pour la plupart ne sont pas méchants, ils ne savent pas ce qu 'ils font. Ils .se laissent entraîner, ils suivent l'exemple, et cet exemple, ce ne sont pas toujours des enfants qui le donnent. Il n'est pas rare de voir de grandes personnes prendre part à ce jeu cruel, et en tout cas sous ce .rapport l'éducation du. peuple est encore à faire, car les passants qui ne se mettent pas de la partie, regardent sottement passer la troupe malfaisante, et se croisent les bras. Si le peuple ressentait pour les pauvres fous les sentiments qu'ils doivent inspirer, ne les prendrait-il pas so us sa
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protection, et ne mettrait-il pas à la raison, ne disperserait-il pas bien vite ces petits persécuteurs? Mais en cela comme en beaucoup d'autres choses, l'indifférence égoïste du passant est vraiment inouïe; il laiss·e tout faire ou peu s'en faut; l'on dirait qu_ le e plaisir de voir étouffe en lui tout autre sentiment ; et si parfois il sort de sa neutralité curieuse et railleuse, s'il intervient, c'est rarement au profit des mœurs. S'il y a un coup de main à donner, ce n'est pas pont' venir en aide aux gardiens de l'ordre et dè la sécurité qu'il le donne, c'est pour tirer d'affaire les délinquants ou les gredins. Le sentimerit de sympathie pour les fous est de .date relativement récente; il a longtemps été le privilège de quelques âmes d'élite; il s'est propagé avec l'instruction, mais il est loin de s'être répandu dan s la société tout entière et d'en avoir atteint le fond. La dureté ou l'indifférence à leur égard semble provenir de deux erreurs : la première religieuse, la seconde scientifique. Sous l'influence d'une certai_ne morale, on a vu dans la folie une marque de réprobation divine; et, d'un autre côté, on a cru sans preuves que la folie n'est pas une souffrance. C'est la tâche de l'éducation de dissiper des pré. jugés cruels et de pénétrer l'âme de l'enfant d'une ·sympathie respectueuse pour un malheur souvent immérité. Les maladies ordinaires sont aussi parfois l'effet des habitudes vicieuses et de l'inconduite;" et
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cependant nul ne songe à refuser aux malades les soins et la pilié qui leur sont dus. . Tout malheur, toute souffrance a droit à nos égards; nous ne sommes pas chargés de faire à chacun la part de responsabilité qui lui revient dans son malheur, pour régler notre secours sur une appréciation qui souvent est fausse et souvent impossible. La recherche des causes n'est la plupart du temps qu'un calcul de l'égoïsme. Secourons d'abord les malheureux et laissons à qui de droit le soin de -les juger. L'exemple est donné de haut; et, grâce aux pouvoirs publics, les fous trouvent presque dans tous les départements un asile et des soins ·ingénieux et touchants. L'instituteur n'a donc qu'à seconder les progrès de la raison et à répandre un sentiment qui fait honneur à notre temps. Qui peut se flatter dé pénétrer dans l'âme de ces malheureux et savoir dans quelle mes ure leur malheur même les met à l'abri de la souffrance? Je ne parle pas de ceux dont la folie tourne en fureur, et dont. les tortures et ragonie sont oi affreuses qu'on n'en peut supporter Ja vue ni même la pensée. Mais les autres, ceux qui vivent avec leur folie, combien ne sont-ils pas à plaindre, déchus de leur dignité d'hommes, privés des joies de la famille, retranchés vï'vants de la société humaine, n'ayant que le spectacle d'autres folies? Chez certains peuples les fous ont un caractère sacré; s'ils ne sont pas chez nous des objets de
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vénération, que du moins ils soient des objets de pitié. Inspirons de la pitié pour toutes les souffrances, qu'elles soient morales ou physiques, non pas cette pitié inerte qui s'exhale en exclamations banales ou s'écoule en larmes stériles; mais une pitié active et virile qui ne se borne pas à plaindre, qµi cherche à soulager, qui se traduit moins par des paroles ou des regards que par des actes; qui, au lieu de se complaire dans un attendrissement dont on se sait bon gré, s'emploie et s'ingénie à trouver des adoucissements et des remèdes.
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DÉFAUTS DE L'ÉDUCATION SCOLAIRE
De l'utilité des récom penses en ma tière d'éducation. - Qu'elles sont a ussi et plus utiles que les puni tions. - Qu e le caract ère na tional les r end particulièrement nécessaires. - Du sys tème actuel des r écompenses. - Qu'elles vont to utes au mérite in tellectuel. - Causes .de ce tte par tia lité. - Faibl esse e t indulgence pour l'es prit sous toutes les form es. - Va nité française. - Que l'éducation es t bien plus diffi cile que l'enseignem ent et pourquoi. - Qu'à r aison m ême de sa difficulté eu e· a été confi ée à des homm es spéciaux , prêtres ou philo , sophes. - Que la fa mille et l'école s'en sont désin téressées . Conséquences fâcheuses de cette abdica tion et de la pa rtialité en faveur de l'esprit. - Indiffér ence morale. - Que l'état actuel de la société et la na ture d~s institutions r épubl icaines r écla· ment un changement complet dans nos habitud es scolaires.
Punir est malheureusement nécessaire ; 1:1ais récompenser ne l'est. pas moins, et l'éducation consiste en grande partie dans l'emploi judicieux de s punitions et des récompenses; ces deux moyen s, quoique contraires, s'accordent cependant et concourent au même but. Le r èglement des écoles a fix é la nature, .le nombre et la gradation des punitions ; s'il est mu et .sur le chapitre des récompenses, ce n'est certes pas qu'il les interdise, c'est qu'il laisse aux maîtres le
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soin de les choisir. Montrons-nous dignes de cette confiance et examinons s'il n'y aurait pas lieu, dans l'intérêt bien entendu de nos écoles et de la société même, d'élargir le -cercle des récompenses, d'en enrichir la liste, d'en modifier la nature, et, sans compromettre le développement intellectuel de l'enfance, d'en rriieux assurer le développement moral. Le système actuel répond-il suffisamment aux besoins généraux. de l'éducation, répond-il-aux besoins particuliers du caractère français et du temps présent? Je n'ose le croire. Si jamais l'éducation fut nécessaire, c'est à l'heure présente, car le sort de la nation ne dépend plus aujourd'hui de quelques privilégiés de la naissance, de la fortune ou du talent, il dépend du peuple tout enlier, c'est-à-dire de l'éducation nationale. Aussi disais-je naguère encore aux institut.;urs réunis autour de moi : « Ce n'est pas sans émolion que je songe à la grandeur de la tâche que les circonstances vous imposent, car c'est sur vous que le pays ·compte. pour lui préparer des générations plus instruites et meilleures. Et en ce sens on peut bien dire, comme on l'a fait, sans exagération, que le sort du pays est entre vos mains. C'est par vos mains en effet que passent les neuf dixièmes des futurs électeurs, et il n'est que trop évident que les destinées du pays reposent sur la valeur morale et intellectuelle du corps électoral. Aussi, en pensant à la res·ponsabilité qui pèse sur nous, ce ne sont. pas des
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bouffées de vanité qui doivent nous monter à la tête, mais une crainte patriotique qui doit nous saisir le cœur. Travaillons donc à nous rendre de plus en plus dignes de notre mission et soyons sûrs que les progrès que nous aurons açcomplis en nous-mêmes se traduiront ,bientôt en progrès dans les enfants confiés à nos soins. « Je sais que les enfants ne restent pas assez à l'école et que le temps de la scolarité est court; mais, d'une part, les premières impressions sont aussi durables que vives, elles ont une sorte de vitalité renaissante, et une énergie directrice qui se fait sentir jusque dans les dernières années de l'existence; d'un autre côté, le développement si rapide et si riche d'avenir de l'enseignement primaire supérieur retiendra désormais dans nos écoles un nombre toujours croissant d'enfants, qui resteront soumis plus longtemps à votre sa] utaire influence, en qui nous pourrons poursuivre l'œuvre de l'éducation, et qui formeront un jour une des plus solides assises de l'édifice social. « Dernièrement, l'Académie française cherchait pour le concours poétique de l'année qui commence un sujet qui répondît aux plus vives et aux plus patriotiques préoccupations de l'heure présente; elle s'arrêta à. ces deux mots significatifs : sui·sum corda. Nous n'avons pas nous, Instituteurs, à composer des pièces de vers, mais nous avons à faire germer, croître et fleurir dans les âmes les semences de toutes
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J-es vertus. La poésie qui prend sa source dans le cœur et se r épand dans la conduite en bonnes, en belles actions, vaut bien assurément celle qui s'exhale en strophes harmonieuses. Laissez-moi donc vous dire, à vous aussi : sursum corda, élevons nos cœurs, élevons ceux de nos enfants. » Pour développer ces sentiments qui font la dignité de la vie, l'honneur des familles et la force des États, on ne peut s·en remettre simplement à la bonté native, si grande qu'on la suppose, ni à la vertu des conseils, si efficace qu'elle puisse paraître; il faut y joindre l'attrait des récompenses. Ce secours est particulièrement nécessaire au caractère national. En effet, s'il est un peuple qui soit sensible à l'approbation, à la louange, à la récompense, c'est assurément le nôtre. Le contentement intime et solitaire, le témoignage muet et froid de la conscience satisfaite ne suffisent pas aux exigences de notre nature expansive et chaleùreuse. Nous ne savons pas; nous ne pouvons pas nous passer des autres, nous avons besoin de connaître les sentiments que Iious leur inspirons, nous cherchons à les surprendre, à les lire dans leurs regards, nous prêtons une oreille inquiète à ce qu'ils disent pour apprendre ce qu'ils pensent de nous; rester au dedans de nous est au-dessus de nos forces; nous voulons nous sentir dans les autres et vivre en quelque sorte à l'unisson. Aussi, plus que tous les autres peuples, sommes-nous sujets aux entraînements, et su bissons-
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nous d'une manière presque irrésistible la cônta~ gion de l'exemple. Ce caractère ses dangers, sans nul doute, mais il a aussi ses avantages; la crainte de l'opiriion; le besoin 'd'estime, sont des freins puissants et des stimulants énergiques; avec nous il n'y a jamais à désespérer; si l'on peut nous entraîner au mal, on peut aussi nous ramener au bien ; il suffit souvent d'un mot, d'un geste, d'un regard, pour nous arrêter sur la perite où nous glissions, et l'espoir de la louange, la perspective des récompenses nous attire, nous enlève et nous transporte. · Si ces sentiments uaturels ont tànt d'empire sur les hommes faits, que sera-ce sur des enfants, en qui la force des impulsions premières n'a pas encore été affaiblie par les déceptions ou par lé calcul ? Aussi pensons-nous qu'on pourrait et qu'on devrait tirer meilleur parti des . besoins et des . faiblesses même de notre nature, donner à ces utiles auxiliaires un rôle plus important dans l'œuvre· de l'éducation et établir au moins entre les punitions et les réèompenses,_entre la part faite· aux études et la pàrt faite à la conduite, un équilibre qui n'a jamais existé. Faire le bien pour lui-même est un idéal sublime, mais· difficile à concevoir, presque impossible à réaliser; et s'il dépasse la portée moyenne de l'intelli~ gence et la mesure ordinaire des forc·es humaines, est-il sage, est-il sensé de le proposèr à l'enfance? · C'est ce qu'a bien compris la Soèiété du sou des écoles laïques, fondée à Marseille d~puis · quelqués
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armées, société qui a déjà fait tant de bien à nos écoles et dont l'initiative à la fois prudente et hardie révèle une ·intelligence si nette et si vive des besoins les plus urgents de l'enseignement primaire à tous ses degrés. Dans sa dernière délibération, elle a pris une résolution qui fait honneur à sa clairvoyance. Ce n'est . plus seulement aux élèves les mieux doués ou les plus heureux, mais aux plus méritants aux meilleurs qu'elle décide d'accorder ses encouragements; ce n'est plus .seulement à l'intelligence, mais à l'efl'or.t, au progrès intellectuel, mais au pro~ grès moral, qu'elle destine ses nouvelles récompen_es. Nous sommes heureux de la trouver dans la s voie où nous voulons entrer, et nous la remercions bien sincèrement d'avoir prêché d'exemple. Examinons donc ce qui se passe actuellement dans la plupart des écoles primaires, recherchons les causes et les conséquences de la partialité qui a régné jusqu'ici en faveur de l'enseignement et au i!~triment de l'éducation, voyons quelles qualités on peut récompenser dans l'école et quelles peuvent être. la nature et la forme de ce,:; récompenses. Quel est le caractère du système d'éducation actuellement en vigueur ? La part des punitions y est bien plus grande que celle des récom, penses; tandis que la première embrasse toutes les fautes que l'enfant peut commettre, la seconde est loin de s'étendre à tout ce qu'il peut faire de . loup.hie .et de , bien. De plus, to_ semble ut
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calculé pour exciter l'émulation intellectuelle, presque rien n 'y est prévu pour ·c~éer l'émulation morale. Ouvrons un palmarès : nous y trouvons des prix pour tous les exercices de l'esprit, mais aucuri pour les qualités de cœur. Quelquefois, ici ou là; dans les pensionnats surtout, un prix de bonne conduite, prix d'ordre inférieur, prix relégué presque toujolirs au dernier rang, fiche de consolation pour . l'élève malheureux ou mal doué, dédommagement pour !'-amour-propre exigeant et chatouilleux de certains parents. Toutes les semaines, dans toules les classes, il y a des c·ompositions pour tous les exercices scolaires; mais peu d'instituteurs songent à classer les enfanb d'après leur conduite et lenr valeur morale. C'est toujours l'image de la supériorité intellectuelle qu'on place sous leurs yeux, c'est toujours vers ce but qu'on tourne leurs regards et leurs efforts. Être le premier en histoire, en géographie, en grammaire, en calcul, voilà la grande affaire, voilà l'ambition suprême; le reste n'est rien. Au premier les éloges, au premier les récompenses; et si quelque personne autorisée, si quelque digne magistrat, entre dans une école,. sa première question va nous révéler la nature de ses préoccupations et .de ses préférences .: « Quel est le premier de la classe, dira-t-il, qu'il se lève : » et le premier se lève et reçoit son tribut; les autres écoutent, admirent et envient. Mais 1e meilleur, mais le plus franc, mais le plus obligeant,
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mais le plus honnête, oh! celui-là reste assis : il n'est pas le premier. Cependant dans le nombre de ces enfants, qui jamais n'arrivent au premier rang, qui même n'y peuvent aspirer, il en est qui ont plus de mérite réel, plus de yaleur morale que les premiers de leur classe, et qui peut-être un jour surpasseront leurs brillants camarades et les dépasseront. Ces retours ne sont pas rares; la vie dérange et quelquefois renverse le classement de l'école; parmi ceux qu'on appelle aujourd'hui les déclassés, on trouverait plus d'un ancien élève à succès, comme parmi ces enfants qui n'ont point connu l'ivresse des proclamations solennelles, il en est qui parviennent plus tard aux plus hautes situations. C'est qu·e les uns n'avaient que des qualités brillantes gàtées bientôt par l'inconduite ou perdues par la vanité, iandis que les autres, à des qualités sans éclat, mais solides, ont joint la patience et le sentiment du dernir. Les succès faciles des premières années ressemblent parfois au·x fleurs des arbres trop précoces, qui ne tiennent pas contre les inte_mpéries du printemps. Les enfants, au contraire, dont le développement est plus difficile et plus lent et dont la floraison est plus tardive, ceux-là. ont plus· de sève et de force, ils résistent, ils mûrissent et donnent des fruits. Mais combien ils seraient plus nombreux ces enfants réputés médiocres parce qu'ils mettent plus de temps à mûrir et dont
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pourtant ·la maturité est fé3,onde, s'ils étaient entourés de plus de soins, de , bienveillance, de sollidtude ! Qui pourrait dire ce que les familles, ce " que la société elle-même perdent de r~ssources morales et matérielles à cet engouement pour le mérite superficiel, - à ce délaissement de la prétendue médiocrité, à cette prédilection avouée pour la valeur intellectuelle, à celte indilférence traditionnelle pour la valeur morale ? Avec un bon système d'éducation qui établirai"t l'ordre véritable, qui avant tout affirmerait la subordination du talent à la vertu, que de bien l'on pourrait faire, que de mal on pourrait éviter! . En refroidissant des vanités inconsidérément flattées, on amènerait les enfants bien doués à faire des efforts. plus patients et partant plus fécond s, à juger moins avantageusement d'eux-mêmes et plus favorablement des autres; en relevant dans leur propre estime et dans celle de leurs camarades les enfants moins favorisés, on leur donnerait la confiance qui ouvre l'esprit, qui double les forces; · on préserverait leurs cœurs des sentiments amers. De là, même au point de vue - intellectuel, un double profit; car d'un côté les terrains ingrats, aujourd'hui inculLes ou mal cultivés, entreraient en rapport, et, de l'autre, les terres fertiles, plus profondément labourées, produiraient davantage. A l'autre point de vue, il y aurait, entre Jes e·nfants d'abord el plus tard entre les hommes, plus d'union,
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plus d'accord; car l'accord repose sur la bienveillance et l'ei,lime mutuelles, et ces sentiments ne peuvent naître et durer sans une appréciation équitable de qualités nécessairement" différentes entre des êtres doués inégalement. D'ordinaire, nous n'estimons en autrui' que les qualités que nous croyons avoir; aussi notre dédain et notre indifférence pour des talents qui nous sont étrangers, provoquent en retour des mépris ou des représailles qui nous tiennent les uns vis-à-vis des autres dans un perpétuel état d'isolement, de fractionnement ou d'hostilité. Si l'on parvenait à créer dans l'école une émulation morale semblable à celle qui y règne pour les succès scolaires, si les enfants s'efforçaient de se surpasser en vertu comme ils font en savoir, s'ils seportaient vers le bien avec la même ardeur que vers la science, si l'on travaillait autant à former leur cœur qu'à meubler leur esprit, à préparer à la pratique du bien qu'à préparer aux examens de tout genre, à faire d'honnêtes gens qu'à faire des brevets et des certificats, en un mot, si l'éducation allait de pair avec l'instruction, quelle abondante - semence de bonnes actions pour l'av~nir, quelle riche floraison de vertus en perspective, quel renouveau de moralité pour la vie publique et pour la vie privée, quel apport de force et de santé pour le corps social, quel gage de sécurité pour le pays, de stabilité pour la République et d'honneur pour
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la patrie! C'est le but auquel il faut tendre; mais nous sommes loin du but. Nombreuses sont les causes de notre partialité en faveur de l'instruction et de notre indifférence en matière d'éducation; je me bornerai à toucher les principales. - La première et peut-être la plus importante, c'est notre goût naturel pour les dons de l'esprit, disons le mot, c'est notre vanité. · Nous préférons les gens d'esprit qui nous amusent, aux honnêtes gens qui nous sont utiles. Ce faible ,est si fort qu'il nous porte à l'indulgence même pour les libertins spirituels, pour les fripons adroits, voire pour les grands criminels à facultés puissantes, pour les scélérats raffinés et aimables qui raisonnent et assaisonnent leurs coups ou qui innovent dans le crime. Quelle qqe soit leur perversité, nous trouvons toujours en leur faveur une circonstance atténuante. La seule excuse du crime devrait être .dans l'obtuse brutalité de ceux qui le commettent; et nous, an contraire, c'est de leur intelligence, c'est-it-dire d'une circonstance aggravante que nous tirons une atténuation. Les annales judiciaires en font foi, comme aussi notre littérature, le théâtre surtout et les romans. Prenez le roman de Renart, qui nous en dit long sur les mœurs du temps; les honnêtes gens y sont moqués, bernés, dupés, et cela non par hasard on par accident, mais par habitude et par système; c'est
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leur rôle; au gredin tout l'esprit, la bêtise à l'honnête homme. Mais sans remonter jusqu'au moyen âge, en plein dix-septième siècle, le théâtre classique nous donne d'étranges leçons. Il absout volontiers, que dis-je, il glorifie les attentats bien conçus, ceux qui révèlent de la hardiesse, qui marquent du génie. Écoutons Corneille, le grand Corneille, le poète de l'héroïsme; c'est lui qui .met dans la bouche de Li vie, une femme, une impératrice, les vers suivants :
Tous ces crimes d'État qu'on fa it pour la couronne, Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne, .Et, dans le sacré rang où la faveur l'a mis, Le passé devient juste et l'avenir permis. Qui peut y parvenir ne peut être coupable, Quoi qu'il ait fait ou fasse, il est inviolable.
Richelieu, lui, punissait de mort les conspirateurs découverts ; mais le plus grand orateur de la chaire chrétienne, Bossuet, noyait .dans la gloire de Condé coupable son crime de haute trahison. De nos jours le théâtre, le roman, ne sont que trop riches de ces héros à rebours, à qui l'on sait gré d'avoir accompli quelque progrès dans le crime, d'avoir reculé les limites de la perversité, fait avancer d'uri pas l'œuvre de la décomposition morale; et l'on dirait que nos auteurs s'appliquent el s'ingénient à tourner en sympathie el en admiration l'horreur el le dégoût qu'i_s doivent inspirer. l L'histoire elle-même, la grave histoire, se fait
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parfois leur complice. Que ne pardonne-t-elle pas sous le rapport des mœurs, et même de la simple probité, aux hommes qui ont jeté sur leurs désordres ou leurs crimes l'éclat du talent ou du génie? Bref, sous quelque forme el en quelque lieu que l'esprit se montre, même mêlé à un impur alliage, même souillé de boue, taché de sang, il nous charme, il nous séduit. On a même été jusqu'à inventer deux morales : l'une étroite pour les petites gens, pour le commun des mortels, l'autre large el complaisante pour les gens de haut vol, de large envergure. Étonnons-nous donc que, le bon exemple venant · de si haut et sous de tels patronages, on en soit arrivé dans la vie ordinaire à une indifférence légèrement dédaigneuse ou sceptique à l'endroit de ceux qui sont tout bonnement, tout simplement d'honnêtes gens. En effet, on dit couramment avec une nuance de pi lié ou d'ironie : c'est un brave homme I ce qui en bon français, trois fois sur quatre au moins, signifie : c'est un être borné ou médiocre, c'est un pauvre d'esprit. Il semble en vérité qu'on ne puisse être honnête sans être dupe, ni bor.. sans être debonnaire. Et dans toutes les carrières, même dans la vie publique, où pourtant la sévérité devrait, ce semble, se mesurer à l'importance des fonctions exercées, que ne passe-t-on pas à ceux qui font preuve de quelque qualité brillante, d'habileté, d'éloquence ou simplement de compétence?
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Dans les épreuves qui ouvrent l'entrée· des carrières, peut-on dire qu'on fasse à la valeur morale la part qui lui revient et qu'on exige autant de garanties que le voudraient la nature et la grandeur des intérêts à défendre? . En somme, toutes les complaisances, tous les éloges, toutes les flalteries, toutes les faveurs vont à l'esprit; bien petite c5t la part faile à la vertu. L'école s'est naturellement modelée sur la société; elle s'est faite à son image; elle s'est efforcée de donner à la société des hommes tels que ce11e-ci les aime, à exercer toutes les facultés, à développer toutes les aptitudes; elle a habitué les enfants à aspirer a11x premiers rangs, à disputer les couronnes, à rechercher les succès bruyants; quant à for mer le cœur, à tremper le caractère, à inspirer l'amour de la vertu, à former à la pratique du bien, si on ne peut pas dire qu'elle s'en soit désintéressée, on ne peut dire non plus qu'elle s'y soit consacrée; à l'école l'éducation est restée un sous-entendu; elle n'a jamais eu la place qui lui est due et qu'il faut absolument lui donner aujourd'hui, la première. Si l'on a fait jusqu'à ce jour la part si petite à l'éducation, ne serait-cc pas aussi parce qu'il est beaucoup plus facile d'instruire les enfants que de les élever, parce que l'enseignement, surtout élémentaire, ne demande que des connaissances, tandis que l'éducation réclame, sinon des vertus, au moins des qualités assez rares? Ne serait-ce pas que l'au-
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tôrité morale est aussi indispensable à l'éducateur que l'a.utorité intellectuelle au maître, et, d'autre part, que l'enfant apprend plus aisément à bien écrire ou compter, qu'à bien faire et à ~e bien conduire? Pour enseigner une science, un art, un mélier, il faut avoir acquis dans ce métier, dans cet art, dans cette science, une supériorité marquée sur ceux auxquels on les enseigne; de même, pour élever l'enfance, c'est-à-dire pour l'amener à la pratiql.le du bien, il faut une supériorité morale incontestable et incontestée. Le maître qui enseigne la grammaire ou l'arithm étique est sous ce rapport tellement audessus de son élève, que celui-ci s'incline devant une supériorité évidente et qui se fait sentir à tout instant; aussi il écoute avec confiance, il suit a\'ec docilité ; mais peut-on dire qu'il en soit toujours de même . pour l'enseignement de la morale? que le maître y soit aussi à l'aise et qu'il. ait le même avantage sur ses élèves? Quel maître est sans dé .. faut ? et quel est le défaut du maître que l'enfant n'ait bien vite aperçu.? Je ne parle pas de ceux qui crèvent les yeux, et ils ne sont pas rares, je parle de ceux que le maître lui-même ignore ou se pardonne, mais que l'œil observateur et pénétrant de l'enfant a bien vite découverts, et que sa malignité quelque peu vindicative n'est pas disposée à excuser. N'est-ce pas pour cela que l'éducation dans les familles est ~i difficile et si chanceuse ? Le moyen en
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effet de donner aux enfants les qualités qu'on n'a pas et de ne pas leur donner les défauts que l'on a? Aussi, même dans les familles aisées, l'éducation n'est-elle souvent qu'un simple vernis; elle est toute en surface, toute en manières; mais savoir saluer avec . aisance, tourner un compliment, s'habiller à la mode, c'est de l'éducation à la manière du Bourgeois gentilhomme. La vraie éducation est bien une autre affaire; elle n'a rien · de commun ·avec. les formes changeantes de la mode et les formules banales de la politesse courante; elle n'est pas dans la mise, mais dans Ia conduite; elle ne consiste pas dans une tenue, mais dans une vie irréprochable; elle n'est pas répandue sur la personne, elle réside dans le cœur. Dans celte éducation-là, le tailleur et le maîlre de danse n'ont rien à faire. C'es t sans doute à raison de sa difficulté même que presqu.e dans tous les temps et chez lqus les peuples on a cherché des hommes qui par leur caractèr e, par la dignité de leur vie, par l'autorité de l'exemple pussent mener à bien celte œuvre délicate et laborieuse. C'est pour cela que dans l'antiquité, les philosophes, et dans les temps modernes, les mini stres des cultes ont été investis de ces fonctions et que les familles royales, aristocratiques et même bourgeoises se sont débarrassées sur eux du poids incommode de celte responsabilité morale. Aristote est chargé de donner au jeune Alexandre les vertus qui manquaient à Philippe; Bossuet et Fénelon ont
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mission de donner au Dauphin et au duc de Bourgogne, des exemples meilleurs que les exemples paternels; J .-J. Rousseau, et pour cause, ne confie pas au père d'Émile le soin d'élever son fils. En général, le précepteur est ou doit être un modèle qui dispense le père d'être vertueux ; il a ou doit avoir de la vertu pour le compte d'autrui. Malheureusement celle substitu lion ne réussit guère; les regards de l'enfant reviennent toujours du modèle substitué au modèle naturel, qui est le père, et qui bon gré, mal gré, forme ses enfants à son image. Ce n'est pas seulement dans les familles assez riches pour payer des modèles que cette délégation morale est passée en habitude ; chez nous, dans le peuple tout enlier, prêtres, pasteurs et rabbins ont été presque les seuls éducateurs, parce que leurs fonctions et leur caractère leur imposent les vertus nécessaires à l'éducation. Avons-nous beaucoup gagné à cet abandon d'un devoir qui revient naturellement au chef de la fami]Ie, qui en constitue 1a plus noble prérogative, et qui donne à son autorité une sorte de consécration? Il est permis d'en douter. Le jour où l'autorité religieuse a vu décroître son prestige et par suite l'efficacité de son action, l'autorité paternelle n'a pas toujours ressaisi l'exercice de son droit ni repris l'exercice de ses fonctions, et ce que l'éducation a perdu d'un côté, elle ne l'a pas regagné de l'autre. C'est ce qui rend si désirable aujourd'hui un effort
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et yn accord de la famille et de l'école dans l'œuvre de l'éducation nationale. L'enseignement moral profite à celui qui le donne autant qu'à ceux. qui le reçoivent; il oblige l'éducateur à de fréquents retours sur lui-même, à de salutaires examens de conscience. En effet, comment entl'.eprendre de corriger dans les autres les vices ou les défauts dont on se sait atteint? Qui voudrait s'exposer au ridicule et à l'humiliation d'une contradiction flagrante entre sa conduite el son langage'? Un ivrogne prêchera-t-il la sobriété? un avare la générosité? un paresseux le travail? Le maître dont la tenue est négligée, les vêtements malpropres, osera-t-il parler de _ propreté? Pera-t-il l'éloge de l'ordre, ce lui dont la table ou le bureau offre constamment à sa classe la parfaite image du désordre? Donnera-t-elle aux. jeunes filles le goût du naturel et de la simplicité, la maîtresse dont la mise est recherchée, dont le teint est fardé? Non, sans doute; les mauvais exemples détruisent l'effet des meilleures leçons comme ils ruinent le prestige et l'autorité des maîtres. Il faut posséder ce que l'on veut donner, et, pour améliorer, il faut être meilleur. L'efficacité de l'enseignement moral sur celui qui .le donne n'est pas absolue, mais elle est réelle, et il y a un certain degré de contradiction entre les actes et les paroles qui est in corn patible avec les fonctions d'éducateur. Je ne puis m'empê-
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cher de croire que bien des pères auraient une conduite meilleure, s'ils n'abandonnaient à un tiers le soin d'élever leurs enfants, que l'accomplissement de ce devoir exercerait sur eux une influence salutaire, et qu'ils tiendraient pour la plupart à donner à leur famille la plus efficace des leçon5, celle de l'exemple. Il en a été longtemps de l'école comme de la famille, et le maître de l'école ne .s'est pas considér'é comme chargé spécialement de l'éducation qes enfants, mais bien seulement de leur instruction. Du reste nombre d'enfants n'allaient pas à l'école et pour une bonne raison, c'est qu'ils n'en avaient pas près d'eux. Comme d'un côté l'éducation rnnsiste à enseigner la morale et surtout à la faire pratiquer, comme de l'autre il n'y avait pas d'enseignement moral en dehors de l'enseignement religieux, et que les deux ne faisaient qu'un, le maître d'école n'était pas en réalité l'éducateur. Sa part à lui, part ingrate et modeste, c'était la récitation du catéchisme. Cet exercice d'ordre inférieur, d'un caractère presque mécanique, n'exerçait qu'une influence médiocre sur le développement moral de l'enfance; à coup sûr il n'ajoutait rien au prestige du maîli'e,réduitau simple rôle de répétiteur. La situation est changée, et le maître, maintenant véritablement maître de l'école, y est rentré dans la plénitude de ses droits; aussi il a vu croître l'éten-
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due de ses devoirs et doubler l'importance de sa mission. La pauvreté et l'insuffisance passées de l'éducation scolaire ont sans doute encore d'autres causes; cependant les défauts du caractère national, les difficultés inhérentes à celle œuvre et l'effacement presque complet de la famille et de l'école devant une autorité étrangère en sont assurément les causes principales . .Quoi qu'il en soit, cette séparation de l'éducation d'avec l'instruction a eu pour effet d'assurer à celleci tous les stimulants de l'émulation, tous les avantages des récompenses, au grand détriment de la première. Les conséquences de celle partialité sont graves. L'enfant n'apprécie que ce qu'il voit apprécié. Il n'a ni assez de maturité d"esprit pour se faire une opinion personnelle dans des questions de ce genre, ni assez de force et d'indépendance pour réagir contre l'opinion régnante, surtout quand celle opinion se révèle à ses yeux par des habitudes si générales et si ancienne3. L'enfant suit la direction qu'on lui imprime. Là où il voit briller les récompenses, là il porte ses efforts. Ce qui n'est pas récompensé ne lui semble pas digne de l'être, car il ne peut croire à une erreur ou à un oubli. Voilà comment il s'habitue et comment on l'habitue à ne voir dans l'éducation qu'une chose secondaire, accessoire, qui ne demande ni application ni efforts, qui s'apprend
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toute seule, ou plutôt qui ne vaut pas la peine d'être apprise. Plus tard ces enfants, devenus hommes, portent dans la vie les habitudes de jugement et de conduite qu'ils ont contractées dans l'école; indifférents à tout ce qui louche aux mœurs, indulgents à euxmêmes comme aux autres, ils ne recherchent que le plaisir, ou n'envient que le talent, ils n'aspirent qu'au succès, et tandis qu'un certain nombre s'effor- _ cent encore d'avancer dans l'étude des sciences et des arts dont on leur a enseigné les premiers éléments, combien peu se soucient d'avancer dans cette voie de progrès moral, qui, commençant à l'école, ne devrait finir qu'avec la vie ! Ils travaillent encore ù de_ venir plus instruits, ils ne traraillent pas à devenir meilleurs. Et cependant jamais la société française n'a eu un plus grand, un plus pressant besoin, je ne dis pas seuleme~t d'honnêtes gens, ce besoin est de tous les temps, mais d'hommes de bon sens et de bon conseil. Autrefois les erreurs de jugement ne nuisaient guère qu'à ceux qui les commettaient; aujourd'hui elles nuisent à tout le monde; c'est qu'autrefois chacun n'avait à s'occuper que de soi ou des siens, tandis qu'aujourd'hui chacun a sa part d'influence et partant de responsabilité dans la chose commune. En nous faisant citoyens, de sujets que nous étions, la République nous a rendus maîtres et arbitres de
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nos destinées et nous pouvons dire avec le poète Régnier:
Nous sommes du bonheur de nous tous artisans Et fabriquons nos jours ou fâch eux ou plaisants.
En efTet, la vie moderne n'est qu'un continuel exercice de jugement sur les chuses et »ur les hommes. L'élection est partout, à tous les degrés de l'échelle : conseillers municipaux, conseillers d'arrondissement, conseillers généraux, députés, sénateurs, du haut en bas, nous choisissons et nommons ceux qui sont chargés de nos afTaires. Et ce ne sont pas seulement les affaire~ publiques qui sont livrées à l'élection ; sociétés industrielles, commerciales, financières, agricoles, scientifiques, lilléraires, artistiques, sociétés de secours mutuels, d'assurances, d' éd ueation, d'enseignement, partout c·est le suffrage qui règne en maître; presque toutes les professions; presque tous les métiers, ont leurs conseils, leurs syndicats élus; le suffrage est devenu sinon l'unique, au moins le principal dispensateur des pouvoirs de tout genre; et l'exercice de ce droit déjà si étendu, on doit s'attendre à le voir étendre encore plutôt qu'à le voir restreindre. Il est donc permis de dire, Eans exagération aucune, que nous sommes aujourd'hui responsables de notre sort comme de notre honneur. Dans une société où tout dépend du vote, c'est-à-
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dire du choix, on peut comprendre combien il importe de former de bonne heure la raison des enfanls, de leur donner une règle sûre pour leurs jugements, de leur apprendre que ce qu'ils doivent par-dessus tout désirer et acquérir pour eux-mêmes, ce qu'ils doivent avant tout rechercher et priser dani les autres, c'est la moralilé, c'est la vertu ; que .l'accomplissement .d es devoirs dans la vie privée est la seule garanlie d'honnêteté dans la vie publique; que, sans la moralité, le talent n'est qu'un danger, et le génie peut être un fléau ; que la probité scrupuleuse, la dignité de la conduite, l'élévation du caractère son·t les premières qualilés à exiger de nos mandataires, si nous voulons épargner à notre pays les dommages et les désastres, les humiliations et les hontes. Voilà la conviction qu'il faut enraciner dans l'esprit de nos enfan-ts, voilà les sentiments dont il faut nourrir leurs cœurs pour qu'un jour ils soient moralement utiles à leur pays. · Comme aujourd'hui les enfants ne font guère qu'apporter dans la société les habitudes et les sentiments qui y régnent, comme· les gé-néralions se succèdent sans différer sensiblement les unes des autres, le mal se perpétuerait sans fin, il serait sans remède, si l'école ne réussissait enfin à créer une génération meilleure, qui soit l'inslrumentd\me réforme · et qui en assure la durée. Cherchons donc les moye·ns de former cette génération régénératrice.
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DES RÉCOMPENSES
Système gradué de réc'o mpenses. - Classement moral. - La première des récompenses,le témoignage de la conscience. Comment le maître peut s'y associer. - Témoignages divers d'estime et d'atfection. - Appropriation des récompenses à la nature du mérite r écompensé. - Exemples. - Témoignages de confiance. - Leur efficacité. - La délation du bien. Extension de la récompense à la classe, à l'école. - Rôle des inspecteurs et des magistrats. - Quelle conviction il importe d'engendrer dans l'esprit des enfants. - Extension des bons points aux qualités morales. - Que les récompenses doivent être choisies de manière à développer le sentiment de la solidarité. - Les ordres du jour. - Les archives de l'école. - Son livre d'or. - Le livret moral de l'écolier. - La men: tion au Bulletin. - Des distributions de prix actuelles. Leurs inconvénients. - Moyens de les réformer à l'avantage de l'éducation. - Récompense finale. - comités de patronage et de placement. -Appel au concours de tous les instituteurs.
J'ai exposé le mal, j'en ai indiqué les causes principales, il reste à en trouver les remèdes. Un des meilleurs, à mon avis, serait de récompenser l'effort moral comme on récompense l'effort intellectuel. Je sais que la vertu pure est désintéressée, que la certitude de la récompense diminue le mérite, qu'il serait dangereux de substituer l'habi-
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tude du calcul à l'élan spontané vers le bien, et qu'il faut prendre garde d'altérer 1~ principe même de la vertu, sous prétexte de rendre vertueux : mais je sais aussi que les enfants ne sont pas des hommes, que l'idée abstraite du bien a peu de prise sur leur esprit, que le devoir n'est d'abord pour eux qu'un mot vague el vide, qui ne se précise el ne se garnit de _sens qu'à la longue et par des accroissernènts ins.ensibles; enfin je crois que, si l'on récompense la vertu dans l'homme fait, il y a au moins inconséquence et imprévoyance à ne pas la récompenser dans l'enfant. La loi morale toute seule, l'impé~atif catégorique tout sec ne suffit pas à l'éducation du premier âge; la conscience elle-même . ne se borne pas au corn~ mandement strict, elle qui récompense toute bonne action el presque toute bonne pensée d'une secrète douceur, et qui à la rigueur de .ses ordres mêle une promesse et comme un avant-goût c;lu plaisir pressenti. Ne soyons donc pas plus exigeants que la conscience ,imitons-la, mais avec prudence el discernerr:ent. Récompensons l'enfant pour qu'il prenne le goût de la vertu et pour qu'il arrive un jour à se passer des récompenses, et à se contenter de la satisfaction du devoir accompli. C'est une affaire de tact et. de mesure ; gardons-nous de tout el toujours récompenser, faisons en sorte qüe la récompense soit le fruit et non l'unique but de l'effort, changeons la· nature des encouragements suivant l'âge de l'enfant, diminuons-
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en le nombre à mesure que l'âge augmente, que l'idée du devoir s'éclaircit dans les esprits, et que le sentiment de. l'obligation . morale se fortifie dans les cœurs . . Ainsi, sans croire à l'efficacité pas plus qu'à l'innocuité absolues des récompenses, j"estime qu'employées .discrètement et à propos, . elles peuve_nt amener les enfants au bien, leur en donner d'abord le goût, puis l'habitude et enfin leUI· en faire un besoin . Au surplus, le problème n'est pas précisément ·facile à résoudre et la preuve, c'est que non seulement il n'a pas encore été résolu, mais que pas plus dans l'enseignement secondaire que dans reuseignement primaire, il n'a été résolument abordé. Il n'y faut rien moins que l'effort de tous les esprits et le concours de toutes les volontés. On sent bien l'insuffisance du système actuel, sa pauvreté, sa sécheresse et sa stérilité, et déjà certains essais, quoique timides encore et isolés, révèlent la préoccupation des· maîtres et le sentiment de nos besoins. Pour ma part, dans ma longue carrière de professeur, j'ai sou!fert plus d'une fois de mon impuissance à modifier des habitudes_ tyranniques; j'étais las de ce roulement monotone des compositions de tout genre, de cet éternel classement des élèves qui ramenait périodiquement les mêmes noms aux mêmes rangs, enflant les uns d'une vanité dangereuse, engendrant dans les autres une jalousie amère,
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ou une résignation humiliée, ou un dégoût funeste. Plus d'une fois je me suis mis par la pensée à la place de ces pauvres enfants, dont les efforts redoublés ne p0uvaient triompher d'une médiocrité estimable, et qui, après chaque élan généreux, retombaient toujours au même point; et j'aurais voulu pouvoir établir un classement compensateur, où les enfants auraient été classés non plus d'après leur savoir et leurs succès, mais d'après leur mérite et leur bÔnté, et qui plus d'une fois, renversant l'ordre habituel, eût fait descendre un élève brillant, mais plein de défauts, et monter un élève ordinaire, mais plein de qualités. Malheureusement ce classement réparateur présente des· difficultés de tout genre; il peut bien se faire approximativement dans l'esprit du maîLre; mais en pratique comment l'établir avec précision et sûreté? Dans les exercices de l'esprit, le classe~ ment èst le résultat d'un concours ou, commè on dit, d'une composition; est-il possible de faire composer les enfants en docilité, en franchise, en politesse, comme on les fait composer en écriture, en histoire ou en calcul? évidemment non: Une heure ou deux suffisent à l'élève pour prouver qu'il a retenu ce qu'on lui a enseigné, ou compris ce qu'on lui a expliqué; mais comment pourrait-il dans le même laps de temps prouver qu'il possMe telle ou telle qualité, qu'il pratique telle ou telle vertu? il faut pour. cela des actes, et les actes veulent de·s occa-
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sions, qui ne se présentent- qu'à · des intervalles · inégaux et parfois éloignés, occasions qu'on ne pourrait remplacer par une épreuve in:iposée et . commune, sans fausser la sincérité et même sans compromettre le sérieux du concours. Peut-on se représenter ·trente ou quarante enfants mis ·en demeure d'accomplir, séance tenante, un acte de vertu? et si, par impossible, on réussissait à trouver les moyens d'instituer ces concours, n'est:il pa~ évident que le stimulant de l'amour-propre et l'appât des récompenses provoqueraient des efforts de circonstance qui ne donneraient qu'une idée fort inexacte de la valeur réelle des concurrents? Si l'acte demandé est le rriême pour tous, on obtiendra deux séries d'élèves: l'une comprendra ceux. qui l'auront acco_ mpli, et l'autre, ceux qui n'aùront pu l'accomplir. et les nuances observées dans l'accomplissement même ne fourniront jamais les éléments nécessaires au classement. Si les actes exigés sont différents, comment trouver une mesure commune et arriver à l'exactitude dans l'appréciation de mé~ rites divers? Il y a donc impossibilité manifeste soit à imposer simultanément à une classe entière une épreuve · identique, soit à apprécier exactement des épreuves différentes. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il ne se soit pas produit de tentatives de ce genre ou que ces tentatives n'aient pas _bouti'. C'est à la longue, c'est a à la suite d'observations faites au jour le jour dans
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les divers incidents de la vie scolaire, ou dans des rapports personnels avec l'enfant, c'est à l'aide des renseignements de toute nature puisés auprès des parents, auprès de ses collègues, c'est à l'aide aussi du jugement que les enfants portent les uns sur les autres et manifestent volontiers, que le maître 'arrive à se faire une opinion exacte sur la valeur morale de ses élèves. Du reste, si des concours réguliers et fréquents de morale pratique pouvaient être !établis, on courrait le risque de créer un genre de vertu artificielle et superficielle, une vertu de parade et d'estrade, et par cette surexcitation permanente ·de · la vanité, on corromprait le principe même de la vertu véritable. II y a pourtant un genre de cla,ssement qui est de nature à corriger dans une certaine mesure ce qu'a d'exclusif et d'incomplet le classement purement intellectuel. Il consiste à donner des bons points pour l'assiduité, les efforts, la conduite, et à dresser à la fin de la semaine une liste où les enfants sont rangés d'après le nombre des bons points obtenus. Mises en regard, la liste des places et la liste de mérite se complètent et se redressent l'une l'autre; la comparaison établit une sorte de compensation, et assure un dédommagement à l'élève malheureux et méritant. Ce classement est en usage dans quelques écoles, il a l'avantage de faire une part à des qualités · purement morales; il pourrait s'étendre encore et embrasser d'autres qualités semblables, comme la
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propreté, l'ordrê, la tenue, dont l'appréciationîacile et quotidienne se prêle à la même notation. Nous ne pouvons donc qu'en recommander l'emploi. Mais il est loin encore de comprendre toute la vie morale de l'enfance, et nous devons chercher d'autres moyens pour atteindre et développer les germes des sentiments vertueux et donner à la volonté naissante d'utiles auxiliaires dans sa lutte contre les mauvais penchants. La première des récompenses, c'est celle que donne la nature elle-même, c'est le témoignag·e de la conscience, c'est la satisfaction du devoir accompli. Cette satisfaction, le maîlre n'y est pour rien, il n'a. pas le pouvoir de la procurer.; il peut cependant s'y assopier; il peut aider l'enfant à mieux goûter, à savourer ce plaisir exquis et noble. En elîet, l'enfant est tout en dehors, il vit dans l'étourdissement de son propre mouvement, dans la turbulence et le bouillonnement d'une nature exubérante, en travail de croissance et de développement. Aussi n'a-t-il g.uère la force et n'éprouve-t-il guère le besoin de rentrer en lui-même, pour y goûter la douœur des jouissances intimes et morales. C'est au maître à l'y ramener, à faire le silence et le calme dans celte conscience bruyante et agitée, afin que l'enfant apprenne peu à peu à se sentir en lui-même, à écouter la voix intérieure qu'il distingue encore à peine à travers li> bruit u' une incessante fermentation. Tâche délicate, je l'avoue, mais que peut remplir
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tout homme honnête et bon. On prend l'enfant dans un de ces momenLs qui suivent une bonne ou une mauvaise acLion, et où l'âme s'épanouit dans une sorLe de ,bien-être, ou se resserre dans un malaise indéfinissable. On prolonge ce plaisir ou cette souffrance, on la lui fait ressentir, pour que le souvenir en soit dm·able et engendre le désir ou la crainte du retour. C'est là une sorte d'initiation à: la vie de conscience, d'acheminement Yers le bien, et sïl est permis d'unir deux mots si contraires, de séduction morale. Une autre récompense d'un caractère analogue, c'est la bonne opinion que l'enfant donne de lui-même et qui est comme un écho agrandi de sa propre conscience, c'est l'estime et l'a!fection du · maître. Être aimé, être estimé, ne sont-ce pas les plus grands biens de la vie ? et si les autres biens ont quelque valeur, n'est-ce pas surtout parce quïls servent à nous procurer les premiers ? les richesses, leslalenls, l'esprit, et la force, nous permettent en e!fet d'obliger nos semblables, nous aident à leur plaire et à former autour de nous cetle atmosphère de sympathie el de respect dans laquelle il est bon de vivre, comme il est bon de respirer dans un air pur et doux. Heureusement ces deux sentiments se touchent de près, et il est rare que l'estime n'engendre pas l'affection, comme il est rare que celle-ci survive à l'auLre; heureusement aussi · ces deux sentiments sont un besoin de notre nature, et
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ee besoin, l'enfant le ressent de bonne heure et vivement. S'il est d'abord plus jaloux d'affection, c'est à nous à lui faire de plus en plus désirer notre estime, à lui faire comprendre que l'une dépend de l'autre, et que nous l'aimerons d'autant plus que nous l'estiinerons davantage. Au foyer, pour l'enfant la plus douce des récompenses est le baiser maternel; sans doute l'affection du maiLre a quelque chose de moins tendre; elle n'est pas non plus une sorte de droit, il faut qu'elle soit méritée, et c'est ce qui en fait la moralité et le prix. Mais, pour qu'elle ait toute sa vertu, il importe s qu'elle soit désirée, et par con_équent que le maitre sache en inspirer le désir. De ce que le cœur de l'enfant est naturellement aimant, ce n'est pas une raison pour s'en remettre à la nature toute seule, il lui faut venir en aide, et se rendre aimable pour être aimé. Si le maître réussit à inspirer ce sentiment, il s·est assuré le plus utile et le plus sûr des auxiliaires, il a trouvé la source de récompenses la plus abondante et la plus pure. L'instituteur suivra donc l'enfant avec une attention bienveillante, et non seulement pendant la classe DÙ celui-ci est contenu par la discipline, mais dans les récréations, dans les promenades, où son naturel se montre plus librement, et, si c'est possible, au dehors même, jusque dans la famille, où il pourra s'enquérir avec sollicitude de la conduite de l'enfant, se renseigner sur son caractère, sur ses qualités, sur
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ses défauts et se concerter avec les rarents sur les mesures à prendre pour le rendre meilleur. Il s'attachera à le convaincre qu 'il cherche non à le prendre en faute, mais à savoir tout ce qu'il peut faire de bien; et il profitera avec empressement et . avec une satisfaction visible de toutes les occasions qui pourront s'offrir, pour le soutenir et l'encourager. L'enfant souffre également et d' une surveillance étroite et sévère, où il sent la défiance et la menace, et d'un abandon qui lui paraît une preuve d'indifférence sinon de mépris. Il désire, il veut qu'on s'intéresse à lui, et il est heureux de voir que ses moindres efforts ne passent point inaperçus. Avant les grandes récompenses qui ne doivent pas être prodiguées, et qui ne peuvent être accordées qu'à l'ensemble de la conduite ou à des actes d'une valeur exceptionnelle, il y a mille petits moyens d'encourager l'enfant, de le tenir en haleine, de lui procurer d'utiles et douces satisfactions. Tantôt ce sera un mot dit en passant, à demi-voix, et entendu de lui seul; quelquefois un geste d'approbation, un signe de tête, un regard, ou, si la ~hose en vaut la peine, un éloge donné à haute voix en présence de ses camarades. Parfois aussi le maître pourra prendre l'enfant à l'écart, ·raire quelques pas avec lui, lui adresser quelques paroles affectueuse·s, lui exprimer le plaisir qu'il éprouve à le voir se bien conduire. Les enfants sont particulièrement sensibles à ces· témoignages qui les relèvent à leurs yeux et
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leur prouvent qu'ils comptent pour quelque chose dans la ~ie de leurs maîtres. Quelquefois aussi ce sera un de ces riens qui tirent tout leur prix de l'intention, et qui, donné .à propos,_ avec une bonne parole, arec un sourire, quelque chose qui vienne du cœur, produira plus d'effet qu'un objet précieux ou un éloge solennel. . Pour bien et ulilement récompenser, il ne faut jamais perdre de vue le but qu'on se propose_ ;:'est, à-dire l'améliora,tion morale de l'enfance. Tout ce qui va au but est bon, tout ce qui s'en éloigne est mauvais. Cette règle est générale, mais elle est sC1re. En éducation comme en toute chose, il y a des cas douteux, et alors il est sage de s'abstenir; car mieux vaut ne pas récompenser que de le faire à faux. Lorsqu'un enfant a fait preuve de quelque qualité, on peut lui fournir le moyen de l'exercer; s'il a é\é charitable, il n'y a aucun danger à lui donner de quoi pouyoir l'être encore; s'il a partagé avec un camarade ses petites provisions de bouche, sïl a fait largesse de papier, de plumes, de quelques menues fournitures, on peut le mettre à même de recommencer; s'il a un camarade, un petit frère, une petite sœur malades, on peut s'enquérir de ce qui leur serait nécessaire ou agréable, et lui donner le plaisir de leur porter ce don. Ce plaisir, l'enfant le devra à sà propre bonté autant qu'à la générosité du maître; il prendra goût au bien. De même que, dans l'.ordre intellectuel, il convient de donner aux enfants
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des prix appropriés à leurs facultés, au des3inateur des crayons, une boîte à couleurs, des modèles, au 9éomètre une boîte à compas, au musicien un instrument ou des livres de musique, de même dans l'ordre moral on doit, aulantque possible, chercher quelque rapport entre la récompense et le mérite à récompenser. Tantôt ce sera une image représentant une action analogue à celle qu'on veut récompenser; tantôt le portrait d'un de ces enfants devenus célèbres par la vertu même dont l'écolier aura montré Je germe; tantôt ce !'era un livre contenant des récits propres à développer dans l'enfant les bons sentiments qu'il aura révélés. Dans ce livre, ce portrait, cette image, ü verra moins une rémunération du bien qu'il a fait, qu'un encouragement à mieux faire encore. Il y a un moyen de récompenser sans récompense, et de rendre les enfants meilleurs; c'est de leur témoigner de la confiance. Les enfants sont comme les hommes, et souvent on réussit à leur inspirer des sentiments nobles, en les leur supposant; ils veulent devenir ce que l'on croit qu'ils sont; ils rougissent de rester au-dessous de la bonne opinion que l'on a conçue d'eux. Cette confiance peut se témoigner de bien des manières et la vie scolaire en offrira bien des occasions. Tantôt l'enfant sera exempté d'ime surveillance que le maître juge encore nécessaire pour les autres ; tantôt il sera chargé de conduire ses camaiO,
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rades au jardin, à la cour; quelque fois le maître se reposera sur lui du. soin de maintenir l'ordre en son absence; ou~bien, si quelque enfant s'est mal conduit, il l'engageraàlui donner des conseils; ou bien il l'enverra dans quelque famille prendre des nouvelles d'un enfant malade. L'emploi de ces moyens demande du tact et de la mesure, car il farü se garder d'exciter la jalousie ou la défiance envers celui qu'on · veut honorer; il ne faut ni lui créer dans l'école une sorte de situation privilégiée, ni en faire ·un petit Mentor qui deviendrait bientôt suspect et qui perdrait en affection ce qu'on aurait voulu lui donner en autorité. Il est difficile de tracer sous ce rapport une r ègle de conduite; le point essentiel est que les marques de confiance données par le maître paraissent justifiées aux yeux de la classe, et que sa conduite à l'égard d'un enfant s'accorde avec l'opinion qu'ont de lui ses camarades.Ceux-ci ne se trompent gu ère, et si l'on a parfois à redresser leur jugement, le plus· souvent l'on n'a qu'à le suivre. Si on doit détourner les enfants de se dénoncer les uns les autres, si l'on doit les en punir comme d'une faute grave, on peut au contraire les encourager à révéler cc que leurs camarades ont pu faire de Lien_ et de méritoire. C'est ce qu'on pourrait appeler, si les deux mots ne juraient de se trouver ensemble, une louable délation. Elle prouve en effet que le révélateur a le sentiment du bien, qu'il l'apprécie dans les autres, qu'il en est capable lui-
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même et qu'il n'est pas jaloux,_puisqu'il désigne un camarade à l'éloge ou à la récompense. E1! pareil cas les deux enfants devraient être loués ou récompensés ensemble, l'un pour avoir fait quelque chose de bien, l'autre pour l'avoir fait connaître. Le danger , c'est de provoquer des actes intéressés et, pour l'éviter, s'il est bon que la récompense soit espérée, il ne faudrait pas qu'elle fût assurée; le maître se gardera donc de se lier à l'avance et de dresser une sorte de tarif des bonnès actions; il se réservera la faculté de ne pas récompenser les acles qui lui paraîtraient d'une valeur douteuse ou qu'il pourrait croire inspirés par le calcul. Ce qui importe, c'est de bien convaincre les enfants qu'à nos yeux la vertu a plus de prix que le talent, et qu'a ux dons et aux qualités de l'esprit nous préférons les dons et les qualités du cœur. A cet âge on est trop irréfléchi pour avoir une opinion personnelle, et, autant que le permettent une volonté encore inexercée et le~ élans d'une nature encore indisciplinée, on règle sa co.n duile sur l'opinion d'autrui. Faisons donc bien connaitre nos préférences, saisissons toutes les occasions qui se présentent pour les manifester hautement et en donner d'irrécusables preuves. Et ne craignons pas d'affaiblir ainsi le ressort d'une émulation nécessaire à l'école, car l'accroissement de la moralité générale ne peut qu'accroître la somme des efforts individuels et par suite assurer Je progrès des études. Devenant plusconscien-
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cieux, les enfants bien doués rougiront de laisser perdre par leur paresse les facultés que leur devoir est d'exercer; d'autre part, les enfants moins favorisés par la nature trouveront dans l'estime accordée à leur valeur morale un stimulant précieux pour ajouter à leur valeur intellectuelle. Si donc un inspecteur, un délégué cantonal, un magistrat vient visiter l'école, ,que l'instituteur signale d'abord leur attention, non pas les élèves les mieux doués el les plus capables, mais l~s plus laborieux et les plus méritants. Avant l'intelligence et le succès, qu'il loue l'effort, la docilité, le caractère, la conduite, et s'il a par bonheur à ci ter quelque trait qui fasse honneur à l'école, qu'il {)Il parle avec accent, je dirais presque avec fierté. Les visiteurs ne manqueront certainement pas d'entrer dans les vues du maître, de seconder son action, {)t d'ajouter à sa parole l'appui de leur approbation et le prix de leurs félicitations. Dans beaucoup d'écoles on accorde aux enfants des bons points pour la conduite et ces bons points donnent droit à des prix qui sont distribués ou à la fin du mois ou à la fin du trimestre. Ne pourrait-on étendre cet usage, multiplier ces bons points, en donner non seulement pour la conduite générale et :l'application, mais pour les qualités di verses dont l'enfant aurait fait preuve, politesse, obligeance, franchise, etc., et indiquer sur le bon point luimême par un mot, par un vers, par une sentence, la nature de la qualité récompensée? Les prix. accordés
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pour l'éducation arriveraient ainsi à égaler en nombre ceux qu'on décerne· à l'instruction et l'équilibre si désirable s'établirait par degrés. Lorsque l'enfant a fait une bonne action, l'instituteur peut la raconter à la classe sans désigner l'autaur et en ,laissant à ses camarades le soin de le déco uvrir; il peut aussi, il doit même tenir ses é~èves au courant de ce ·qui se fait de bien dans les autres écoles, afin de leur inspirer le désir d'une imita tion louable et féconde. Au lieu d'une simple note consignée au carnet de correspondance, il vaudra mieux, dans l'occasion, écrire aux parents une lettre que l'enfant leur remettra lui-même, et qui, lue le soir en famille, y r épandra la joie. De toutes les r écompenses, les plus efficaces et les plus morales sont celles qui font sentir à l'enfant qu'il peut contribuer au bonheur de ceux qui l'entourent et qui l'habituent à désirer une récompense non pour lui-même, mais pour le plaisir qu'elle doit causer aux autres. Il apprend ainsi, avant d'agir, à se préoccuper · non seulement du jugement qu'on portera sur lui, et des conséquences que ses actions doivent entraîner pour lui-même, mais aussi du bien et du mal qui peuvent en résulter pour ceux qu'il aimé; il comprend mieux de jour en jour que dans la société les hommes sont unis par mille liens à leurs semblables, qu'on n'est jamais seul à jouir et à souffrir de sa propre conduite, que nous ne ·pouvons pas être vertùeux ou vicieux pour nous seuls, que
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l'étroite solidarité qui nous attache aux autres accroît notre responsabilité et ajoute au mérite des bonnes actions comme à la gravité des fautes. Tout ce qui est de nature à rendre plus vif et plus fort ce sentiment de la solidarité humaine, tout ce qui peut arracher l'enfant à une vie d'isolement, tout ce qui l'identifie à la famille, à l'école, me semble avoir une vertu particulièrement moralisatrice. Aussi verrai-je avec plaisir que lorsque, dans· une . école, un enfant s'est distingué par quelque trait de courage, de charité, de dévoûmcnt, la récompense s'étendît à l'école ou au moins à la classe entière. Une lecture intéressante, un spectacle utile, une récréation, une promenade pourraient associer à la récompense les camarades de l'enfant récompensé et les faire profiter tous de la bonne action d'un seu-1. Lui-même verrait son plaisir accru du plaisir des autre3 et serait plus joyeux d' une joie commune dont il serait l'auteur. Dans une famille, quand quel~ que chose d'heureux arrive à l'un des membres, c'est une fête pour tous les autres; l'école ne doitelle pas avoir ses joies et ses peines communes comme aussi son honneur? · Et pourquoi l'école n'aurait-elle pas ses archives, son livre d'or, où ·s eraient inscrits les noms de ceux qui l'auraient honorée, avec un récit succinct de leurs bonnes ou belles actions ? Dans certaines institutions on voit parfois des plaques commémoratives où se lisent en lettres d'or les noms des lau-
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réats au grand concours et d·es élèves admis aux grandes écoles? Sans aller jusqu'aux inscriptions fastueuses, sans recourir au marbre et à l'or, 0n pourrait fort bien conserver fidèlement dans un livre, qui, pour être modeste, n'en aurait pas moins de.prix, le souvenir des traits vertueux, comme on expose ailleurs les témoignages rassemblés dès succès scolaires. Les régiments ont leur histoire; ils 01:it leurs drapeaux. Le drapeau du régiment, emblème de la solidarité qui unit le présent au passé, élève, entraîne tour à tour les· recrues qui se ·succèdent sous ses plis et leur inspire le désir d'accroître une gloire héréditaire. Ne pouvons-nous pas, aussi, mais sans bruit ni fracas, par des moyens plus simples et cependant pu;ssants, conduire les enfants au bien? Je connais à Marseille une école de garçons où ce moyen est mis en pratique et non sans profit. Le dimanche toute l'école est rassemblée dans la cour, et là le Directeur lit à haute voix un ordre du jour où sont portés les élèves qui se sont signalés par quelque trait d'honnêteté, de moralité, ou de bonne camaraderie; ces ordres du jour sont ensuite déposés et conservés dans les archives. Je ne puis qu'engager les autres écoles à suivre cet exemple. Une récompense plus haute encore, c'est la mention au Bulletin départemental. Mais, pour sortir de l'enceinte de l'école et agrandir ainsi le cercle de la publicité, il faut avoir à louer quelque acte qui
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s'élève au-dessus de l'ordinaire; car on court risque; par unr récompeilse disproportionnée, de donner à l'enfant une trop haute idée de lui-même et de le porter à croire qu'ayant si bien fait, il ne lui reste plus rien à faire. Indépendamment du livre d'or, destiné à garder le souvenir des actes qui honorent l'école tout entière, chaque enfant ne pourrait-il avoir, à partir d'un certain âge, 9 ou 10 ans par exemple, un livre à lui ou plutôt un livret, où le maître consignerait, de sa propre main, ce que l"enfant aurait fait de bon et de bien, les défauts corrigés ou diminués, les qualités acquises ou accrues, les services rendus aux camarades, les traits de franchise, d'honnêteté, de courage, enfin qui retracerait l'image de sa vie scolaire, qui le suivrait à travers les phases de son développement moral, qui le montrerait tel que l'école l'a pris au début et lei qu'elle l'a rendu à la fin? Ce serait le livre d'or de l'enfant, le sommaire ou le résumé de son histoire à lui . Il y trouverait, il y relirait pl us lard avec charme et peut-être avec fruit le récit des premiers avantages obtenus, puis des victoires remportées sur l'égoïsme et tous les sentiments mauvais qu'il engendre et ·n ourrit. Qui pourrait dire si même quelque jour ces souvenirs ne seraient pas pour lui un réconfort dans les heures de· découragement, une lumière dans les moments de trouble, une leçon salutaire après les d~faillances. Sans avoir la sécheresse d'tm carnet de notes, celte
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chronique de l'élève faite par le maître devrait cependant êlre sobre et ne contenir que des faits significatifs. Ce serait comme urie petite biographie marquant les pas faits en avant, les étapes parcou- · rues dans la voie du progrès moral. Mais j'entends qu'on se récrie:« Encore un cahier à tenir! » Qu'on se rassure. Ce que je propose ne peut être imposé. Je suggère une idée : si l'idée est bom,e, il se trouvera quelqu' un pour la mettre à l'essai; . mais un essai de ce genre veut être fait dè bon cœur et avec le cœur. Les distributions de fin d'année ont donné lieu a de nombreuses et justes critiques, et, plus d'une fois, on s'est demandé si ces distributions ne sont pas plus nuisibles qu'utiles et s'il ne conviendrait pas de les supprimer. Cette question a même été posée aux aspirants au certificat d'aptitude pédagogique. Je crois que ces solennités sont entrées trop avant dans nos mœurs pour être supprimées purement et simplement; mais je crois aussi qu'on peut en changer peu à peu le caractère et les mettre en harmonie avec la nature de l'enseignement primaire et les besoins reconnus de l'éducation. En général elles sont trop solennelles, trop bruyantes, troç pompeuses; elles affectent un caractère théatral et contrastent par leur éclat, par leur fracas, avec la simplicité del' enseignement primaire et l'humilité du mérite récompensé. Mettre l'orthographe, ~avoir calculer, faire une belle page d'écritu~e, sontH
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ce là des talents à couronner au bruit des fanfares, au son de la grosse caisse et des cymbales? On pourrait, ce me semble, ramener ces cérémonif:ls à la simplicité qui leur convient. On congédierait les musiques militaires et on les remplacerait par des chœurs chantés par les enfants eux-mêmes. L'école y paraîtrait sous ses divers aspects; cc serait plutôt une exposition, un corn pte rendu qu'une distribution. Les cahiers des élèves, leurs dessins, leurs travaux manuels y seraient exposés ; au lieu d' un discours d'apparat roulant sur des généralités banales, l'Instituteur ferait la revue sommaire et en quelque sorte l'historique de l'année écoulée. Dans cet exposé il donnerait au mérite moral la plaœ qui lui revient, c'est-à-dire la première ; il rappellerait le souvenir des enfants qui, après avoir donné le bon exemple dans l'école l'ont plus tard honorée par leurs talents ou leurs vertus. Je connais plus d' une commune des Bouches-du-Rhône où ces beaux souvenirs ne manqueraient pas. Il raconterait tout ce qui est de nature à toucher les familles, à marquer la direction morale donnée à l'enseignement, à montrer l'esprit des enfants, leurs progrès dans le bien. Il nommerait ceux qui se seraient distingués pendant l'année · par leur conduite, leur caractère, leur pitié filiale, leur reconnaissance envers leurs maîtres, leur bonté envers leurs camarades. En entendant ce récit, simple et sans apprêt, les parents comprendraient l'importance que nous
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attachons à l'éducation, ils réfléchiraient sur leurs propres devoirs quelquefois négligés, ils se sentiraient plus disposés à seconder nos efforts. L'influence bienfaisante de l'école pénétrerait ainsi dans les familles; et, au lieu de_ jouissances éphémères de s la vanité flattée par des succès bruyants, les parents goûteraient une satisfaction pl us douce et plus durable causée par l'amélioration morale de leurs enfants. Ceux-ci de leur côté, Yoyant quel prix on attache à leur bonne conduite, suivraient tout naturellement la voie si nettement tracée, et feraient, pour devenir meilleurs, les mèmes efforts qu'ils font aujourd'hui pour devenir plus instruits. Une récompense finale, la plus grande et la meilleure, celle qui serait le fruit de la scolarité tout entière, consisterait à placer l'enfant sortant de l'école, d'après ses aptitudes et ses goûts. Il faudrait organiser à cet effet, dans les grandes villes surtout, où les débuts sont si pénibles et si difficiles et les dangers si grands pour la moralité, de vastés comités de patronage et de placement. On achèterait à l'apprenti ses instruments de travail, on indemniserait le patron pour abréger les lenteurs calculées d'un faslidieu"x apprentissage. L'apprenti, l'employé resterait en relations avec le comité qui s'enquerrait de sa conduite et de ses progrès. La commune, le département, l'État même s'associerait peut-être volontiers pour couvrir les dépenses d'une œuvre aussi salutaire, et puisqu'on les voit associés déjà
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pour faire des maisons d'école, ne s'uniraient-ils pas aussi pour faire d'honnêtes gens el de bons citoyens? Voilà une série graduée de récompenses moralisatrices; nous n'avons pas la: prélention d'en avoir épuisé le nombre; nous avons simplement voulu marquer le but, tracer la route et planter quelques jalons. La chose n'est du reste pas facile, et _ le laconisme, pour ne pas dire le mutisme des meilleurs traités de pédagogie sur ce chapitre prouye surabondamment la difficulté du sujet. Nous convions donc les instituteurs et les institutrices à un grand et commun effort; dans leur ardent désir d'être utiles, dans les inspirations de leur cœur, dans la variété renaissante des occasions, dans les expériences de chaque jour, ils trouveront de quoi enrichir celte liste première et grossir un trésor desliné à l'enfance.
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QUALITÉS
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RÉCOMPENSER
SOMMAIRE. - Que certaines qualités ne doivent pas être récompensées, et que certaines autres doivent l'être particulièr ement. - De l'honnêteté ou probité. - Des qualités qui se révèlent par la répétition fréquente des mêmes actes. Exactitude, ordre, propreté. - Vocabulaire des enfants. Mani e qu'ils ont d'imiter J"bomme fait. - Les petits fumeurs. - Les joueurs d'argent. - Les cartes. - Les jeux violents. - Le j eu de bataillon. - La grande ennemie de l'école. - La , ue. - Son attrait. - L'école buissonnière et l'école de la rue. -Le vagabondage. - Les nervis.
La vie de l'écolier est une image de la vie de l'homme, et _ rapports des enfants entre eux, les avec leurs parents et leurs maîtres ressembl_ nt, à s'y e méprendre, aux rapports des hommes faits avec leurs semblables. Presque toutes les qualités et tous les défauts, les vices et les vertus trouvent occasion de s'y manifester. Il y a entre les passion.s de l'enfance et celles de l'àge mûr des différences de degré plutôt que de nature; l'homme est tout entier dans l'enfant, comme le fruit est dans la fleur; voilà pourquoi il faut veiller avec tant de sollicitude sur cette fleur, de peur qu'elle ne se dessèche avant le
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temps, ou ne produise qu'un fruit abortif ou gâté. Toutes les qualités de l'enfant doivent être développées, mais toutes ne doivent pas être également récompensées. Parmi ces qualités il en est à qui la récompense serait plus nuisible qu·utile; il en est d'autres qu'il faut récompenser partout et toujours, parce qu'elles sont nécessaires à tout homme et en tout pays; il en est enfin qu'il faut récompenser d'une manière particulière parce que les défauts du caractère national, les habitudes et les mœurs du temps en rendent l'acquisition plus difficile, et que la nature de nos institutions et la situation du pays en rendent le développement plus désirable; c'est à ces dernières que je m'attacherai de préférence. Au premier rang des qualités qtt'il n'est pas toujours prudent de récompenser, je placerais la probité. Récompenser un acte de ce genre, n'est-ce pas en affaiblir et presque en détruire le mérite? La récompense en effet suppose au moins un effort, et ces actes sont de ceux qu'un enfant droit et honnête accomplit de lui-même et pour lesquels il n'a pas de lutte à soutenir. Le soupçon même de l'hésitation a quelque chose d'humiliant et presque d'injurieux, parce que l'inaccomplissement d'un devoir si rigoureux emporterait la déchéance et le mépris. Les enfants sont ·hommes sur ce point. Trouvent-ils sur un chemin, dans la rue, un portemonnaie rempli, ils s'empressent de le remettre à Jeurs maîtres, et souvent ils refusent toute récom-
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pense. i\. l'argent ils préfèrent le plaisir d'avoir bien agi, ils sentent que l'argent corromprait ce plaisir -et qu'ils perdraient à l'accepter; ils sentent que la récompense implique un doute sur ce qu 'ils auraient pu faire et que l'encouragement cache la défiance. Dn fait parfois trop de bruit autour de ces actes <l'honnêteté pure, on les loue trop haut el trop fort, on leur accorde les honneurs de la mention au Bulletin, parfois au journal. Il suffirait, je crois, de raconter le fait en classe, tout simplement, et d'ajouter qu'on craindrait de blesser la délicatesse de l'enfant en le félicitant de ne pas s'être appropri é le bien d'autrui. Des éloges trop libéralement dispensés, des récompenses inconsidérément accordées ne peuvent que tromper les enfants sur la valeur de l'acte accompli. Il ne faut pas qu'ils s'imaginent avoir fait merveille pour n'avoir pas commis un vol, et le mieux est de leur faire assez d'honneur pour ne pas même admettre qu'ils en aient eu l'idée ou la tentation. On peut au contraire récompenser certaines qualités dont l'acquisition exige des efforts de chaque jour, d~ chaque heure, de chaque instant, qualités que l'enfant ne peut feindre par calcul el par intérêt et qui sont d'une constatation facile et sûre. De ce nombre sont l'exactitude, l'ordre et la propreté. Elles se révèlent par la répétition fréquente de menus actes,qui, pris séparément, n'ont pas sans doute une haute valeur, mais dont l'ensémble constitue des
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habitude~ précieuse8, qui forment les meilleures conditions et comme les garanties de la moralité. En effet, l'exactitude et l'assiduité témoignent d'une volonté qui sait se plier à la règle, et sont par là même une véritable préparation à la pratique de la vertu; l'ordre et le soin me semblent aussi le gage et la promesse d'une vie bien réglée, car il existe des affinités naturelles et par suite il s'établit des rapports sensibles entre la vie extérieure et matérielle de l'homme et sa vie intime et morale ; enfin la propreté en toutes choses et surtout dans la mise, propreté qui se concilie Eans peine avec la simplicité la plus grande, et qui n'a rien de commun avec la recherèhe, développe et fortifie dans l'enfant, dans lejeune homme, le sentiment de la dignité personnelle, qui lui-même devient par la suite un préservatif contre les excès qui avilissent et dégradent. On peut récompenser ces bonnes habitudes sans enfler la vanité, et je ne crois pas qu'il y ait d'inconvénients, au moins dans les petites classes, à les encourager par des prix. Une fois loin des regards et de l'oreille du maître, les enfants, livrés à eux-mêmes se mettent volontiers à parler un langage bien différent de celui qu'on leur enseigne et qui convient à leur âge. Eux en qui tout plaît, la fraîcheur, la vivacité, la franchise, ils devraient, ce semble, avoir un langage qui fût d'accord avec leur grâce naturelle, avec le charme de leur figure et leur innocence. Cependant il n'en
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est pas toujours ainsi, et si l'on éprouve du plaisir à les voir, on éprouve parfois une impression pénible à les entendre. C'est que l'enfant joue à l'homme, et c'est ce qui le gâte; il veut faire, ou, pour mieux dire, contrefaire l'homme; il le regarde avec admiration à cause de sa force, avec envie à cause de sa liberté;. il voudrait être grand, c'est sa passion la plus forte, il croit se grandir par l'imitation, et dans son modèle il prend'd'abord non ce qu'il y a de meilleur, mais ce qu'il y a de plus aisé à prendre, ce qui frappe les yeux, ce qui sonne à l'oreille, dans la rue, sur la place, sur la roule, les gestes de moquerie, de menace, de défi, les mols crus, les jurons. Tout cela est d'une imitation facile, tout cela est dans l'air, tout cela s'attrape sans qu'on y pense. Ces termes grossiers ou obscènes, dont on voudrait croire qu'il ignore le sens et qui composent presque tout le vocabulaire de la rue, qu'on entend voler et résonner au milieu des coups de fouet et des cris, ies enfants des villes s'en emparent, ils se les envoient et renvoient entre eux avec raideur, avec crânerie et non sans quelque fierté. Alors ils se croient élevés à la dignité d'homme, il s'établit entre eux sur ce point une sorte d'émulation; celui qui crie le plus fort et parle le plus cru acquiert de l'ascendant sur ses camarades, il établit son autorité, il devient une manière de chef de bande, et gare à l'enfant mieux élevé qui aurait l'air de blâmer ces
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preuves de virilité précoce; il entendrait pleuvoir sur lui tous les _ qualificatifs dont un ctJ_arretier en colère accable sa bête récalcitrante. La contagion est si forte què ces grossièretés passent de la bouche du jeune garçqn aux lèvres de lajeune fille, et même des femmes du peuple. Dans une ville qu'il n'est pas besoin de nommer, j'ai entendu des jeunes mères lancer à leurs enfants qui jouaient autour d'elles des mots à faire rougir. Il mérite récompense l'enfant qui s'interdit l'usage de ces mots orduriers ou grossiers que le défaut d'éducation et la rudesse ou la vulgarité de certains métiers peuvent bien expliquer sans les rendre excusables, mais qui font horreur dans une bouche enfantine, et qui flétrissent dans leur fleur les sentiments noble;:; et délicats. Malheureusement cette manie qu'ont les enfanls d'imiter les hommes faits, ne s'arrête pas au langage, elle va plus loin, elle s'étend jusqu'à certaines actions, à certaines habitudes, au grand détriment de leur santé et de leur moralité même. Qui n'a vu des enfants, de tout jeunes en_fants entrer résolument dans un bureau de tabac, et acheter non pour leurs parents, mais pour eux-mêmes, cigarettes, cigares ou tabac, et procéder ensuite à la distribution entre les camarades qui altendaient à la porte? qui n'en a vu passer crânement, la cigarette aux lèvres, et lancer des bouffées à droite, à gauche, sans s'inquiéter des passants qui s'arrêtent en
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haus·sant les épaules? Ce dédain précoce de l'opinio_ est un fâcheux symplôme; il ·n'est cependant n pas rare dans les grandes villes, où l'enfant est perdu dans la foule, où tout le monde le voit et où personne ne le connaît. Presque sûr de n'être pas reconnu, et de rester impuni, comment ne s'enhardirait-il pas à mal faire? Il faut donc le secourir conlre lui-même et l'aider par l'attrait des récompenses à résister aux tentations. Plusieurs instituteurs le font et non sans succès ; ils ont créé dans leurs écoles des sociétés dont les membres prennent volontairement l'engagement de ne pas fumer tant qu'ils seront enfants. Voilà qui est excellent non seulement pour la santé physique, mais pour la santé morale; ils apprennent ainsi à se prè,erver eux-mêmes de la contagion de l'exemple, à exercer leur volonté et à se conduire d'après leur propre raison. Un autre objet de leur imitation ambitieuse et prématurée, c'est le jeu. Laissant là les divertissements et les exercices qui sont de leur âge et que leur sanlé réclame, on en voit qui se groupent sur le seuil de quelque maison écartée, dans un coin de quelque place ou promenade, et qui là, pelotonnés ou rangés en cercle et pressés les uns contre les autres, jouent aux cartes pendant des heures entières, jetant de temps à autre un coup d'œil inquiet sur les passants distraits, et tenant leurs petits tri pots en plein air. D'autres jouent à pile ou face et font sau-
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ter, non sans cris et querelles, entre deux haies de badauds, les quelques so us obtenus de la faiblesse paternelle. Pour les arracher à ces jeux, le maître peut les engager à lui rendre compte de l'emploi de leurs loisirs, récompenser ceux qui les auront employés à des promenades utiles, à des travaux manuels, à des exercices gymnastiques, ·à la confection d'un herbier, d'une collection, d'un musée, à l'arpentage, à la musique, _au dessin. II pourra presque toujours s'en rapporter à l'enfant; ceux-ci sont plutôt portés à mentir pour s'excuser d'une faute et éviter une punition méritée que pour s'attribuer faussement une action louable et pour usurper une récompense. Du reste, en pareil cas, le maître demande, il n'exige pas; si l'enfant se tait, c'est qu'il n'a rien de bon à dire, et s'il essaye de tromper, ses camarades sauront bien le lui faire sentir, et d'ailleurs le contrôle n'est pas impossible. Il y a pre,que dans chaque pays des jeux dange·reux qui tiennent aux habitudes et aux mœurs locales; de ce nombre est le jeu de bataillon. Les enfants se rassemblent dans quelque terrain vague ou quelque rue écartée, ils se partagent en deux bandes et se ballent à coups de pierres. Plus d'un enfant est sorti grièvement blessé de ces véritables combats et plus d'un passant ino!Tensif a r eç u des coups qui ne lui étaient pas destiné s. Casser un bras, crever un œil, et rendre un enfant infirme pour le
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reste de ses jours, ce n'est pas un jeu, c'est de la pure barbarie. Les amusements comportent l'émulation, mais non l'hostilité; des camarades d'école ne sont point des ennemis. Même à l'armée, dans les simulacres de·combat, qu'on appelle la petite guerre, on s'arrange de manière à éviter les accidents. Il faut à tout prix extirper cette habitude indigne d'un peuple civilisé. et surtout d'un peuple comme le nôtre, humain et généreux entre tous. Ce ne sont pas les plaintes répétées des journaux, ni même les arrestations de la police qui triompheront d'un préjugé brutal où se mêle une fausse apparence d'honneur, c'est le raisonnement, c'est la persuasion, c'est l'éducation. Dans les grandes villes l'école a une rivale et l'éducation une ennemie redoutable : c'est la rue. A la campagne, l'école buissonnière compense au moins ses inconvénients par quelques avantages; si l'esprit y perd, le corps y gagne; l'enfant respire un air pur et la nature n'est pas mauvaise conseillère; mais l'école de ia rue n'offre que des dangers; l'enfant qui la fréquente est perdu ou bien près de l'être; il y a là trop de mauvais exemples, trop d'occasions de mal faire, trop de tentations de tout genre, pour que l'enfant y résiste. La rue est un théâtre aux personnages aussi divers que nombreux, aux décors incessamment renouvelés, aux scènes tour à tour tristes ou plaisantes, aux contrastes les
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plus violents. Dans un pêle-mêle curieux, dan,; un va-et-vient continuel, la société tout entière y passe et repasse, oisive ou affairée, opulente ou misérab.le; mais elle ne s'y montre pas sous ses aspects édifiants; le vice y marche la tête haute, bravant le mépris, bruyant et provocant; la grossièreté s'y étale, la brutalité y éclate; à travers celte foule de promeneurs qui flànent, de curieux qui regardent, d'affairés qui courent, se faufile l'activité malfaisante, en quête d'occasions. Là s'offre aux regards, dans les mille combinaisons de savants étalages, tout ce que le commerce a pu rassembler, tout ce que l'industrie a pu fabriquer, tout ce que l'art a pu créer pour satisfaire les besoins naturels ou factices, élevés ou grossiers, pour allumer tous les désirs, flatter toutes les passions, depuis les plus nobles jusqu'aux plus honteuses. Là, sous le nom d'art, la photographie encadre ses vitrines de nudités moins arlisliques qu'indécentes; avec une affectation de neutralité immorale ou d'égalité révoltante, elle expose pêle-mêle les plus pures gloires de la France et les célébrités équivoques, tapageuses ou scandaleuses de la rampe et des cou li sses. Heureux encore quand ces contrastes heurtés et cherchés ne vont pas jusqu'à la profanation, et quand on ne trouve pas côte à côte l'image de la Vierge et le portrait d'une Phryné I Dans un pareil milieu que va devenir l'enfant? Rnhardi par cela même qu'il se sent inconnu, étourdi
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par le bruit, grisé par le mouvement, attiré par tous ces étalages qui aiguillonnent sa curiosité et la fourvoient, qui provoquent en lui des désirs de tout genre, qui y éveillent des sensations nouvelles . et sans cesse renouvelées, travaillé, tourmenté à la fois par ce ,q u'il voit et ne peut comprendre, par ce qu'il convoite et ne peut posséder, il va, il se glisse au milieu de ces passants qui se promènent, qui stationnent, qui courent, qui se croisent, qui s'abordent, qui causent, discutent ou se querellent sans faire attention à lui. Il éprouve une sorte d'entraînement, d'enivrement; il prend plaisir à ce spectacle mouvant et changeant, il prend goût à cette vie d'indépendance; les heures passent sans qu'il y pense, et la faim seule le ramène au logis. Le lendemain, quand arrive l'heure de se rendre à l'école, ses souvenirs se réveillent, la tentation le saisit. Combien l'école lui paraît nue avec ses pauvres tableaux attachés au mur, combien elle lu'i paraît monotone avec la succession ré gui ière de ses exercices prévus, en comparaison de la rue si vivante, si animée, si amusante l critique est le moment. S'il n'est ressaisi à temps, si le maître a manqué de vigilance, si les parents ont manqué de fermeté, l'enfant échappe, il passe entre la famille et l'école, ses absences vont se multipliant, elles tournent tln habitude, il fait de mauvaises connaissances qui combattent ses derniers scrupules, il cède
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à la fois à l'attrait du plaisir, à la crainte du _blâme et au respect humain. Quand l'enfant s'est habitué ainsi par degrés à vivre à la fois dans la société et en dehors d'elle, à se soustraire à la règle commune, à s'affranchir des obligations de la vie scolaire, quand toute son activité intellectuelle est employée à tromper la surveillance de ses maîtres, à dépister les recherches, à inventer des excuses, à forger des mensonges, c'en est fait de lui. Il ne larde guère à entrer en lutte avec celte société à laquelle il échappe et à trouver dans celte vie de vagabondage des compensations aux reproches et aux coups qui l'attendent et qui le trouvent insensible et endurci ; il s'applaudit des ruses qui lui ont réussi, il éprouve un âpre plaisir d'amour-propre à tenir en échec et maîtres et parents; les liens de toute sorte vont se relâchant pour se briser bientôt. Le jour où il n'ose plus reparaître à la maison vers l'heure du repas, la faim, mauvaise conseillère, ne tarde pas à vaincre lés derniers scrupules d'une conscience émoussée et affaiblie ; sa main furtive prélude et s'exerce par des vols d'abord insignifiants à des exploits plus dangereux. Il est maintenant à l'école du vice, il fait l'apprentissage du crime. Bientôt ce ne sera plus à ses maîlres, à ses parents qu'il aura affaire, et ce sont lec; limiers de la police qu'il lui faudra dépister. Ce que deviennent les enfants déserteurs de l'école et du foyer, la chronique judiciaire nous l'apprend;
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et sans aller bien loin chercher des exemples, Marseille nous en fournit assez. Il n'est guère de jour où les journaux de la ville n'enregistrent quelques nouveaux exploits de ces enfants perdus de la rue; qu'on nomme nervis, véritable fléau des passants, terreur des boutiquiers et des marchands, éternel exercice d'une police aux · abois; et quand, pris sur le fait, on les traîne en justice, il n'est pas rare de les voir narguer leurs juges stupéfaits de leur cynisme gouailleur et de leur précoce perversité. Aussi je prie, je supplie nos maîtres de déployer la plus active vigilance, de signaler sans retard aux parents les absences de leurs enfants, de prendre avec eux les mesures les plus propres à en éviter le retour ; je les supplie de suivre attentivement les enfants, de les observer avec sollicitude, et, lorsqu'ils ont surpris sur leur visage et dans leur manière d'être les premiers symptômes de l'ennui et du découragement, de s'ingénier à ranimer en eux le goût de l'étude, à les intéresser, à les distraire, à leur rendre l'école agréable, afin de combattre l'attrait de sa malfaisante rivale. Par celte surveillance affectueuse, par les efforts qu'ils feront pour s'attacher les enfants, pour les retenir à l'école, pour la leur faire aimer, désirer, ils préserveront ces enfants du vice et du crime, les familles, de la honte, et la société, d'un fléau. J'appelle aussi de tous mes vœux et .je ne cesserai de réclamer avec instance la création d'une
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police bienfaisante entre toutes, vraiment présérvatrice et que je ne craindrai pas d'appeler paternelle, qui aurait pour mission de ramener sur les bancs les petits déserteurs. La police d'aujourd'hui aurait moins à faire, si on ne laissait grandir à i'aise et se multiplier sous ses yeux ses futurs ennemis.
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QUALITÉS A DÉVELOPPER _ (SUITE)
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SOMMAIRE. -
Qu'un régime de liberté absolue de la parole et de la presse exige qu'on développe surtout le jugement. Nécessité d'avoi,· une opinion à soi. - D'avoir le courage de son opinion. - Défauts de l'esprit et du caractère français : t·espect humain, légèreté, besoin de se sentir appuyé, crainte de l'isolement- qu'il faut louer et récompenser l'enfant qui a su résister à l'entraînement. - De la franchise. - Qu'elle est une gar antie de progrès moral. - Qu'elle est la qualité républicaine pat· excellence. - Pourquoi les enfants sont portés au mensonge. - Comment le maitre doit s'y prendre pour les guérir de ce défaut. - Du sérieux dans les choses sérieuses . - La blague. - Ses caractères. - Ses effets. - De la politesse. - Son principe sous un gouvernement monarchique. - Qu'elle n'est pas en progrès. - Ce qu'elle devrait être sous le régime républicain. - De l'économie. - Que l'état social du I ays rend le développement de cette qualité particulièrement désirable. - Du patriotisme. - Le patriotisme de parade. - Le patriotisme sincère. ·_ A quoi on le reconnaît. - Sur quel ton on doit parler de la patrie. - Qu'il ne faut pas abuser du mot. - L'idée de la patrie en géné1•al. - De quels éléments eile se compose. - Comment on peut les fafre trouver aux enfants. - Du caractère français: - Ses qualités. - Comment ces qualités se révèlent dans notre histoire. - Ce qu'a été notre patrie. - ce qu'elle est aujourd'hui. - Leçons de l'heure présente.
La qualité maîtresse dans la conduite, c'est le jugement. Nécessaire à tous les hommes, en tout
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temps et par tous pays, elle l'est particulièrement_à ceux qui sont destinés à vivre sous le régime républicain, où chacun a la légitime prétention de se conduire par lui-même, et où l'extrême variété, la diversité, la contradiction même des opinions qui se produisent librement est de nflture à troubler, à déconcerter, à · désorienter les esprits faibles et incertains. La lecture des journaux si nombreux, si différents par les principes qu'ils représentent, par les intérêts qu'ils défendent, par le but qu'ils poursuivent, par l'importance de leur rôle, par le ton de leur polémique, par la valeur intellectuelle et morale de leurs rédacteurs, exige chez les lecl!)urs une sûreté de bon sens, une clairvoyance, une défiance même, que l'expérience de la vie ne donne pas toujours ou donne trop tard, et que l'éducation doit tendre à développer. Les mêmes faits, les mêmes hommes·, les mêmes actes y sont jugés d'une manière non seulement différente, mais absolument contraire, et entre ces jugements extrêmes et contradictoires se range une multitude d'appréciations qui représentent toutes les nuances de l'approbation et de la désapp~obation, tous les degrés de la passion depuis la haine la plus acharnée jusqu'à la ....: plus a ~ugle admiration. Dans cette mêlée souvent /, " f i'4 use dés- opinions de tout genre que peut devenir 'O ·.,,..) • , un esprit 'sans règle, sans force et sans Rolidilé? Le _., , ! I ..yroverbe di~:: cc Qui n'entend qu'une cloche, n'entend qu'un son; _ 'Le proverbe a raison sans doute, mais . »
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qui entend trop de cloches finit par en êlre élourdi ; de même qui entend trop d'opinions différentes ne sait plus à quoi s'en tenir, et s'il n'apporte au milieu de ce pêle-mêle un jugement exercé, il devient le jouet de la contradiction ou la proie de la violence, ou il tombe dans le scepticisme et l'indifférence et va grossir le nombre déjà trop grand de ceux qui laissent tout dire et finissent par laisser tout faire. Il importe donc que le lecteur soit en état de juger les jugements qui lui passent sous les yeux, de s'orienter et de se diriger à travers toules les erreurs et les folies, tous les mensonges et toutes les calomnies, vers le bon sens et la vérité. Aussi l'école doit-elle être un perpétuel exercice de jugement pour que l'enfant s'habitue à discerner vite et sûrement, à fortifier sa raison, à prendre confiance en elle, à ne rien laisser passer sans contrôle, à ne pas croire à la légère, enfin à avoir une opinion à lui en tout ce qui est à sa portée; mais ce n'est pas tout d'avoir une opinion à soi, il faut dans l'occasion avoir le cour-age de son opinion. C'est une chose rare en France que d'avoir le courage de son opinion, et surtout le courage d'être, s'il le faut, seul de son opinion. Nous avons le besoin de nous sentir soutenus, appuyés; si les autres nous donnent tort, si nous nous trouvons seuls de notre avis, nous commençons à douter de nous-mêmes, nous devenons inquiets, nous sommes troublés, ébranlés; le respect humain, la crainte
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nous gagne, et nous passons parfois à l'avis contraire, non pas convaincus, mais entraînés. n semble que la raison soit toujours du côté du nombre; il n'en est pourtant pas ainsi, et il peut arriver qu'on ait raison, seul contre tous. Une autre cause de cette faiblesse, c'est notre légèreté naturelle ; les Français, en général, ont 'esprit ouvert et vif, ils saisissent vite, mais réfléchissent peu. Satisfaits de comprendre, ils ne se donnent pas la peine de penser; d'où il suit que leurs opinions, . n'ayant pas de racines, ne tiennent pas et cèdent au · premier souffle. La pensée qui a germé lentement, qui a été mûrie par la réflexion, qui est le fruit de la recherche personnelle et' de la méditation, celle-là est enracinée au plus profond de l'esprit, celle-là tient et nous y tenons, par cela même qu'elle est à nous, qu'elle est nôtre et qu'elle nous a coûté davantage. Une autre cause de celte inconsistance, c'est notre sociabilité même. Nous ne pouvons nous passer des autres; l'isolement nous pèse, c'est pour nous un supplice. Ayant à ce point besoin de la société de nos semblables, nous sommes amenés à toutes les concessions pour leur être agréables, et pour ne pas troubler des relations dont le charme réside en grande partie dans l'accord des opinions. De là l'incroyable insignifiance de la conversation courante, qui n'est qu'un échange de banalités; si par hasard on rencontre une opinion contraire, on
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tourne brusquement ·p our ne pas la heurter. Quoi qu'il en soit, cette légèreté d'esprit, ce besoin d'accord, exercent sur la volonté et sur la conduite une fâcheuse influence, et nous devons dès le principe réagir autant qu'il est en nous contre ce défaut du caractère et de l'esprit français. Les enfants comme les hommes subissent ce qu'on peut appeler l'entraînement du mal. Quand ils vont par troupes, si quelq ne garnement a une mauvaise inspiration, il prend la tête, le gros suit et les meilleurs cèdent, tout en désapprouvant. En pareil cas celui qui a le courage du bon sens, celui qui ne se laisse pas emporter par le courant et qui résiste, celui-là fait preuve d'une qualité rare partout, mais particulièrement en France. Si nous parvenons à obtenir de nos enfants qu'ils s'affermissent dans leur bon sens, qu'ils prennent leur point d'appui en eux-mêmes, dans leur conscience et leur raison, qu'ils prêtent une oreille moins inquiète à ce qu'on dit ou pourra dire d'eux, :qu'ils bravent le qu'en dira-t-on et la raillerie, qu'ils foulent aux pieds un sot respect humain, nous aurons contribué à faire des hommes propres à se gouverner eux-mêmes et partant gouvernables . Cette préoccupation constante de l'opinion ·d'autrui, cette défiance de son propre jugement, cette crainte pusillanime de la moquerie et de l'isolement, ce besoin de nous sentir les coudes, d'être toujours avec le nombre et à l'unisson des autres, affaiblit la volonté, détruit la
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personnalité; il fait des individus une sorte de poussière que le premier vent qui passe fait voler e11 tourbillons effarés; il ôte aux caractères cette trempe et cette solidité si nécessaires en pays de suffrage; il 1ivre la nation aux dangers des revirements soudains, des paniques inexplicables; il crée ces courants aveugles, irrésistibles qui emportent tour à tour les masses d'un extrême à l'autre et qui font désespérer de la stabilité des gouvernements et du progrès de la civilisation. Voilà une qualité à encourager, à louer, à récompepser chez les enfants; car si nous félicitons la classe tout entière de n'avoir pas suivi le mau,,ais exemple donné par un seul, à combien plus forte raison devons-nous louer l'enfant qui seul a résisté au mauvais exemple donné par tous les autres. Évitons seulement de donner dans l'autre extrême, et de développer chez les enfants la manie de la contradiction. Prendre systématiquement le contrepied de l'opinion d'autrui et aller toujours dans un sens contraire aux autres, affecter l'originalité et l'indépendance, n'est pas une preuve de la force de l'esprit et de la fermeté du caractère, c'est un simple travers. Une qualité précieuse entre toutes les autres, qualité qui fait la noblesse du caractère, le charme et la siîreté des relations de tout genre, c'est la franchise. Elle est aussi une garantie de bonne conduite; car, pour mal faire, on se cache, et ce qu'on a
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fait de mal, on s'efforce de le tenir caché; la franchise au contraire répugne à chercher l'ombre; elle aime mieux avoir à rougir d'un aveu qu'à rougir d'un mensonge. Cette. qualité généreuse implique un fond de courage et de bonlé native; car d'une part il faut du courage pour se livrer soi-même au blâme et donner aux ·autres prise et avantage sur soi; d'autre part, l'aveu des fautes est une preuve de repentir et un gage d'amélioration morale. Il n'est pas de qualité qui convienne mieux à des hommes libres, et, à ce tilre, on peut l'appeler la qualité républicaine par excellence. Dans les Élals fondés sur l'esclavage, l'esclave est, par sa condition même, voué au mensonge et au vol: ses moindres fautes sont trop sévèrement punies pour qu'il ne s'efforce pas de les tenir secrètes; d'un autre côté, il a lrop peu à attendre de la générosité de son maître pour se faire scrupule, ou plutôt pour ne pas se faire un malin plaisir de lui dérober tout ce qu'il peut. Aussi chez les poètes grecs et latins, l'esclave est-il le type obligé de la fausseté, de la fourber_~, comme le parasite est i bassesse. celui de la gloutonnerie et de la _ Les enfants sont pour la plupart enclins au mensonge, et, sans vouloir les assimiler à des esclaves, on peut dire qu 'il y a dans la dépendance où ils sont de leurs parents et de leurs maîtres une condition peu favorable à la franchise. La crainte d'une punition sinon certaine, au moins probable, les porte
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naturellement à mentir et les rend ingénieux à trouver des mensonges. Et puis les enfants sont comme les hommes, iis voudraient paraître meilleurs qu'ils ne sont; pour sauver la bonne opinion qu'on a d'eux, ils s'exposent à en donner une mauvaise; pour tenir une faute cachée, ils en commettent . une autre. C'est qu'il en coûte étrangement à l'homme luimême d'avouer une faute, et les meilleurs ne résistent pas sans peine à la tentation de mentir dans l'intérêt de leur réputation. Ce qui arrête l'aveu sur leurs lèvres, ce n'est pas la crainte de l'expiation; car pour eux l'expiation est un soulagement; ils la souhaitent et souvent se l'imposent à eux~mêmes : qu'est-ce donc? C'est la crainte de déchoir dans l'opinion de leurs semblables; tant il est vrai que l'es· lime est le premier de;; biens! Pour conserver ce bien suprême, des coupables se condamnent au double supplice d'une crainte sans fin ni trêve et d'un remords sans adoucissement; plus d'un ne reculerait pas devant un nouveau crime, s'il pouvait à ce prix s'assurer, non pas l'impunité, mais le secret. Le catholicisme, auquel on ne peut refuser une connaissance profonde de la nature humaine, mais qui est atteint à son endroit d'une défiance incurable, le catholicisme, pour tit:er l'ave~ des fautes, l'enveloppe d'ombre et de mystère, lui assure l'anonyme etle secret; il considère comme une expiation la souffrance morale qui accompagne la confession
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même faite à un inconnu par un autre inconnu. Que le maître tienne donc compte de ces sentiments, qu'il s'ingénie à rendre l'aveu plus facile , que dans l'occasion il se contente d'un demi-aveu, d'un silence consentant. Il ne faut pas aller jusqu'à promettre l'impunité, car, s'il est des fautes assez légères pour que l'aveu suffise à les racheter, il · en est qui sont trop graves pour rester impunies. Mais, sans se lier par une promesse inconsidérée et tout en se réservant le droit de punir, il faut faire comprendre à l'enfant qu'en avouant sa faute, il ne perdra rien de notre estime et qu'il se relèvera dans la sienne, que la franchise hono~e et qu'elle accroît la .confiance et l'affection; et quand l'aveu est tombé des lèvres, tout en blâmant la faute, il faut louer l'aveu et le récompenser par un adoucissement de la peine proportionné à l'effort qu'il a coüté; il faut retenir l'enfant pendant quelques instants sur sa faute et ne pas passer brusquement à autre chose; il faut lui faire sentir ce qui se passe en lui et gotîter ce sentiment de plaisir qui suit tout acte loua.ble, cet allègement du poids q·ui pesait sur son cœur, celte sorte de détente intérieure qui dissipe peu à peu le malaise d'une conscience chargée. Ah! cultivons bien celte exquise qualité; dans un enfant la franchise a je · ne sais quel charme irrésistible; on a plaisir à regarder dans ces yeux candides où se peint la bonté de l'âme, et, au lieu de punir l'enfant qui s'accuse, on est tenté de l'embrasser.
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Si donc un enfant de l'école est naturellement franc, ou si, ce qui est plus méritoire, il a réussi à le devenir, nous pouvons le récompenser pour cette qualité naturelle ou acquise; nulle récompense ne sera mieux placée, nulle ne sera plus fructueuse et j'ajoute plus approuvée, car la franchise est une des qualités qu'on aime le plus en France et qui répondent le mieux à la générosité du caractère national. La fausseté nous répugne, quelque forme qu'elle revête, quelque masque qu'elle prenne, religion ou patriotisme, et si le Menteur de Corneille nous fait rire par sa vanité naïve, les Tartufes nous dégoô.tent, et l'e;ïpionnage que certain peuple érige en système, ne nous inspire que le mépris. Nous sommes d'un pays où l"on aime à rire, ce qui est bon et sain, mais ce rire n'est pas toujours celui de la gaieté ni même celui de la malice. Ces derniers temps ont vu naître ou du moins se développer un genre particulier de moquerie qui ne s'attaque pas simplement aux défauts et aux travers, mais aux actions elles-mêmes, dont elle fausse ou dénigre les intentions, aux convie.lions et aux croyances dont elle suspecte ou nie la tiincérité, à l'autorité qu'elle tourne en ridicule, à toutes les choses sérieusf!s qu'elle affecte de trouver plaisantes. Pour elle le fond de la vie est vide et les dehors ne sont qu'une tromperie dont elle entend ne pas être la dupe, c'est là son unique souci; ne voyant partout que trompeurs, elle ne veut pas être trompée.
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Cette moquerie monotone, plus triste que gé!,ie, e~t devenue un tour d'esprit, une habitude, une manie : s'il faut l'appeler par son nom, c'est la blague. C'est une forme de scepticisme non. pas philosophique ou scientifique, mais superficiel et banal; qui n'est pag né d'une étude approfondie de l'histoire et de la nature humaine, mais plutôt de l'instabilité politique et du spectacle trop fréquemment renouvelé des palinodies de tout genre; elle accuse une entière défiance des hommes et des choses, défiance qui, au lieu de tourner à la satire amère ou à la misanthropie, se traduit, grâce à la bonne humeur du pays, en une perpétuelle et universelle gouaillerie. La moquerie d'autrefois, celle de nos pères, n'était pas toujours inoffensive; mais, quoique piquante, elle était en somme légère, elle frappait çà et là, choisissant ses coups; la blague s'atlaque à tout et à tous sans distinction. La première s'en prenait aux individus en particulier ou aux défauts en général, laissant à entendre qu'à côté de:=: gens et des choses dont elle se moquait, il y en a d'autres qui méritent le respect; la blague, elle, va plus loin, beaucoup plus loin; c'est l'homme lui-même, c'est l'humanité qu'elle atteint dans tout ce qu'elle a de noble et d'élevé, dans ses aspirations, dans sa -foi aux grandes choses, dans sa confiance en ellemême, c'est la source de la vie morale qu'elle dessèche, c'est le ressort de l'activité qu'elle brise. f2.
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.Elle affecte en tout une incrédulité de parti pris, elle se pique d'une expérience prématurée de la vie, elle prend un air de supériorité qui en impose, elle accable de sa pitié railleuse les naïfs qui croient encore en quelqu'un ou à quelque chose. Mais, malgré sa défiance systématique elle accueille sans contrôle les bruits les moins fondés, les nouvelles les plus invraisemblables et, sans scrupule, elle s'en fait des armes pour détruire les réputations les mieux établies. Ce mal contagieux s'est répandu dans la jeunesse qu'il vieillit et gâte; l'adolescence, l'enfance même n'est pas à: l'abri de ses atteintes. Aussi l'éducateur doit-il veiller avec soin sur les enfants pour les préserver de la contagion, et, dès qu'il a surpris les premiers symptômes du mal, il doit le combattre. Parler sérieusement des choses sérieurns et respectueusement cl.es choses respectables n'empêche ni de rire à l'occasion, ni de critiquer à propos; mais il ne faut pas que le rire s'égare, ni que la critique dégén ère en habitude. Sous le régime républicain la politesse change de caractère et de signification; elle se si mplifle et s'inspire de sentiments nouveaux. Dans un État monarchique où lés classes sont placées les unes au-dessus ou audessous des autres, où la noblesse déroule une longue hiérarchie de titres, où la bourgeoisie elle-même à l'imilation de la noblesse se nuance et se diversifie, où le clergé séculier et régulier s'ordonne et se dis-
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pose en séries ascendantes ou descendantes, la société tout entière offre l'image d'une montagne au sommet de laquelle s'élève le trône et sur les flancs de laquelle montent et tournent des escaliers aux degrés innombrables. Sur ces degrés la population se distribue et s'étage. Là chacun a sa place marquée; chacun compte les degrés qu'il a au-dessus et au-dessous de lui, et mesure le respect qu'il témoigne aux personnes sur la distance qui l'en sépare dans un sens ou dans l'autre: La société forme ainsi comme une immense gradation croissante et décroissante de rangs et de conditions. La politesse s'y complique de nuances infinies; elle a des formules arrêtées, quoique nombreuses, des marques tranchées et des signes imperceptibles; elle est une traduction étudiée et savante des différences tantôt énormes, tantôt insignifiantes que les degrés de l'échelle mettent entre les ho mm.es; c'est une étude, c'est une science et un art; et plus la personne est haut placée, plus l'art devient difficile, parce que la personne a plus de nuances à observer; aussi vante-t-on la politesse de certains rois et de certains princes comme des merveilles de tact, de délicatesse et de mesure. Mais celle politesse ne peut être sincère. En haut elle respire souvent l'orgueil et le dédain; en bas, la crainte et la servilité. Sous le régime républicain la polites~e prend un autre caractère et s'inspire d'autres sentiments. Les
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hommes étant libres, la politesse devient yolontaire; les citoyens étant égaux, elle. devient plus simple et plus digne. En l'état de nos mœurs, et l'avènement de la démocratie ayant précédé son éducation, l'ancienne poliLesse a presque disparu, et la nouvelle ne l'a pas remplacée. Le titre de citoyen, que l'on prodigue aujourd'hui, n'e~t pas encore une garantie des égards que méritent des hommes libres. On dirait même qu' un grand nombre de ces citoyens de fraîche date n'aient vu dans leur dignité nouvelle qu'un droit à l'incivilité. Sans parler du ton de la polémique actuelle, ni des aménités qui s'échangent dans les réunions publiques, il est certain que la politesse acquiert le prix des choses rares ; et qu'à sa place on rencontre un peu partout ce sans-gêne et même celle rudesse de gens qui ne se doivent plus rien, élanl égaux. C'est à l'éducation à réagir, à faire corn prendre ce que doit être la politesse, d'abord partout et particulièrement dans uri pays où elle a toujours élé proverbiale, et sous un régim6 qui devrait l'accroître au lieu de l'affaiblir. Ce qu'elle doit être, la devise républicaine nous l'enseign e ; mais cette devise, il ne suffit pas de l'inscrire sur la façade des édifices, nous devons l'imprimer dans les cœurs. Il ne faut pas qu'elle re::;Le lettre morte, mais qu'elle dicte nolre langage et règle notre conduite. Méditons donc celte immortelle devise, elle nous apprendra le sens et la portée de la véritable politesse ; elle rendra à ces formules, à
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ces gouhaits avec lesquels les hommes s'abordent et se séparent, à ces saluts de la tête et de la main qu'ils s'envoient en se croisant, leur force et leur signification première; elle nous rappellera que des hommes qui vivent ensemble doivent être animés d'une bienveillance mutuelle et que dans ces bonjow·, ces bonsoii' qu'ils échangent en toute rencontre, ils se souhaitent au moins les uns aux autres le bonheur qq'il ne dépend pas toujours d'eux de se procurer; elle nous rappellera que _ hommes appartiennent les à la même famille, et qu'ils doivent se traiter en frères; qu'entre inconnus, la politesse est l'expression du respect que mérite la dignité humaine, que cette dignité a sa· source dans le libre arbitre et dans les libertés qui en découlent; que les égards témoignés à nos semblables, à nos égaux sont en réalité un hommage rendu à nous-mêmes en la personne d'autrui; que respecter les autres, c'est . s'honorer soi-même. L'on a beaucoup fait pour développer chez les enfants le gotît de l'épargne, mais l'on ne saurait trop faire et il faut redoubler d'efforts; car des deux dangers auxquels un pays est exposé, l'un qui vient du dehors ne'. peut être conjuré que par le courage et la force, et !'autre qui vient du dedans ne peut être évité que par l'esprit de prévoyance et d'économie. Tout peuple a deux sortes d'ennemis, ceux du dehors qui con voilent le sol national, et ceux du dedans qui convoitent la fortune d'autrui; c'est de ia
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misère, c est du chômage et des souffrances qu'il impose, c'est de l'incertitude du lendemain et des craintes qu'il inspire, que r>ai8sent les pensées coupables, les rêves de partage, et les entreprises criminelles. La science et l'industrie, en augmentant_la richesseg_énérale, ont créé une classe nombreuse dont la vie est précaire. Ce qu'étaient autrefois les paysans, les Jacques, dans les temps de famine, les ouvriers le sont aujourd'hui dans les temps de ·chômage. Quand du jour au lendemain les machines s'arrêtent, des milliers d'hommes sont sans pain. Le paysan, grâce à la terre acquise, est aujourd'hui à l'abri du besoin, il n'en est pas ainsi de l'ouvrier; ce sera l'honneur de la République d'arriver par rles mesures libérales et équitables et par l'éducation du peuple à changer une situation inquiète et précaire en aisance et sécurité. Notre lâche à nous instituteurs est de créer des habitudes qui préservent le futur ouvrier des dépenses inutiles et des excès nuisibles. La vie de l'ouvrier engendre d'inévitables dégotîts et des découragements, dont l'ivresse procure un moment l'oubli, mais pour les rendre ensuite plus profonds et plus invincibles. Le goût de l'économie, l'habitude de l'épargne, en créant de bon ne heure les ressources indispensables, sont d'efficaces préservatifs contre des excès funestes aux individus, funestes à lasociélé. Le proverbe dit : « Qui a bu boira. » On poµrrait en dire autant de l'économie : qui a épargné, épargnera.
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Le grand point est de commencer. Les bonnes passions sont comme les mauvaises.: le temps les fortifie. Plus l'épargne croît, plus on veut l'accroître. A mesure qu'elle grossit, l'homme a l'esprit plus tranquille, il travaille avec plus de plaisir; il est moins à la merci de la volonté des autres et des accidents du sort; il sent grandir sa dignité, son indépendance et sa sécurité. Laqualitéou, pour mieux dire, la vertu qui résume toutes les autres, c'est le patriotisme. Le patriotisme consiste à aimer sa patrie, surtout à la bien servir. Pour l'aimer, il faut la connaîlre; pour la servir, il faut l'aimer. Commençons donc par faire con:prendre aux en- · fants ce que c'est que la patrie; apprenons-leur ensui le ce qu'a été la France, et puis ce qu'elle est et ce qu'elle doit être. Mais tout d'abord qu'ils sachent distinguer le patriotisme de parade du patriotismesinche; le premier est facile et banal, il a sa racine dans la vanité, il n'est qu'une forme de l'égoïsme, il éclate en fanfaronnades ridicules ou imprudentes, c'est un défaut; l'autre est difficile et rare, il prend sa source dans un légitime orgueil, il est la plus haute expression du devoir, il parle peu, il agit, c'est une vertu.
La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère 1
dit le poète; le patriotisme en paroles n'est que
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tromperie et charlatanisme; vienne le danger, il s'efface et disparaît. Pour juger du patriotisme, regardons à la conduite. Est patriote quiconque honore son pay~ par son caractère, par son mérite, par ses vertus, et, quand l'heure du danger sonne·, par son courage. C'est chose sacrée que le patriotisme; il n'en faut point parler en termes vulgaires ou même familier;;, non plus qu'en termes emphatiques et ronflants, mais avec une simplicité noble, une gravité recueillie, ou avec passion. Quand le maître aborde ce l1aut sujet, je voudrais que sa voix deyînt grave et pénétrante, qu'elle prît un caractère religieux, et qu'au seul accent de cette voix, l'enfant comprît qu 'il s'agit de la grande chose, et sentît courir en lui le frisson du respect. Prenons garde aussi d'abuser du mol et, en le prodiguant, de lui ôter sa vertu; prenons garde que le culte rendu à la patrie ne tourne en exercices de mémoire, ne dégénère en simples pratiques, en formules répétées machinalement et du bout des lèvres; toujours le cœur doit y prendre part. Mais, pour qu'il vibre au nom de la patrie, il ne faut pas le prononcer à tout propos. L'idée de patrie est de toutes la plus large et la plus complexe; elle embrasse le passé, le présent, l'avenir; elle renferme la vie individuelle, la vie de famille, la vie nationale; elle évoque d'innombrables images; elle réveille d'innombrables souvenirs, de là
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sa puissance vraiment magique et son retentissement jusqu'.au fond des entrailles. Elle comprend avant tout l'idée du sol natal, patrimoine commun, héritage glorieux, acquis au prix de mille dangers, fécondé au prix de sueurs infinies , mainte fois arrosé du sang de ses avides en~ vahisseurs, et consacré par le sang de ses héroïques défenseurs. -Vient ensuite l'idée d'une race qui se distingue des autres par certains traits de la physionomie, par certaines aptitudes physiques, par le tour de l'esprit, par la manière de sentir, par des goûts communs, par des qualités qui lui sont propres, qualités morales et intellectuelles, grâce auxquelles les individus qui la composent seressem:.. blent entre eux, se reconnaissent et se recherchent, ont plaisir à se trouver ens.emble et forment comme les membre_s d'une famille immense; puis la communauté"de la langue qui leur p·e rmet de s'entendre et de se comprendre, d'échanger leurs pensées et leurs sentiments par la parole et l'écriture, de se connaitre sans se voir et de resserrer ainsi à travers la distance les liens naturels qui les unissent; de cette langue qu'on appelle maternelle, parce que l'enfant ·l'apprend aux lèvres de sa m_ re au milieu des baisers, è de cette langue si douce qu'elle fond le cœur de l'exilé quand il vient à l'entendre résonner sur la terre étrangère; la communauté de religion qui unit les hommes par le sentiment douloureux de leur · destinée présente et par leurs espérances en une
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destinée meilleure; la communauté du gouvernement qui donne aux forces éparses d'un peuple l'unité et la cohésion nécessaires, et qui les tourne à la prospérité, à la défense, à l'agrandissement du pays; la communauté des lois, qui assure à tous les mêmes avantages, qui étend sur tous la même protection; la communauté des intérêts qui fait que chacun profite de la prospérité publique, ou souffre des maux du pays ; la communauté des gloires de tout genre, littéraire, scientifique, artistique, militaire, qui ont porté la patrie à un rang élevé parmi les nations; la communauté des souvenirs consolants ou amers, des dangers de l'heure présente, des aspirations légitimes, des craintes et des espérances. La patrie, c'est un grand corps, qui a ses moments de malaise et de faiblesse, ses maladies, ses infirmités même, mais dont la vitalité puissante a d'inépuisables ressources et ne connaît pas la vieillesse;. la patrie, c'est une grande âme qui anime d'innombrables êtres, les fait vivre de la même vie, souffrir des mêmes souffrances, jouir des mêmes joies et s'enorgueillir du même orgueil. Ainsi le sol, la race, la langue, la religion, les lois, le gouvernement, les intérêts, les rnuvenirs glorieux, les dangers présents, les craintes, les espérances et les ambitions, tels sont les principaux: éléments qui entrent dans l'idée de patrie, tels sont les liens qui forment ces grands faisceaux d'hommes qu'on nomme des peuples, telles sont les causes
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qui font vivre d'une vie commune les habitants d'un même pays et battre leur cœur à l'unisson. Par une série de questions méthodiquement posées on peut faire trou ver aux enfants ces idées l'une après l'autre, et leur donner l'intelligence claire et nette de ce qu'est la patrie en général. Mais ce n'est pas assez; leur patrie à eux, la France, il faut qu'ils la connaissent, qu'ils l'aiment, qu'ils l'admirent. Cherchons donc dans le passé, dans le présent, tout ce qui honore et ennoblit la France, et de ces traits pieusement recueillis, faisons une grande image, qui soit toujours présente et vivante en leurs cœurs. L'idée de la patrie résume tout ce qu'il y a de meilleur dans le caractère, dans l'esprit, dans l'âme de lanatîon, tout ce qu'il y a de plus beau et de plus grand dans son histoire et forme ainsi pour tous les citoyens un idéal d'honneur, de gloire et de vertu. Et puisqu'on s'adresse à de petits Français, pourquoi n'essayerait-on ·pas de leur faire découvrir en eux-mêmes les qualités qui distinguent le caractère de leur race? Et qu'on ne craigne pas de les rendre ainsi vaniteux et de leur donner une trop haute opinion d'eux-mêmes. Il est facile en effet de dissiper les bouffées de vanité qui pourraient leur monter à la tête, en leur rappelant que ces qualités dont la France est justement fière, ils ne les ont qu'en germe, que leur devoir est de les cultiver, de les développer, de les montrer dam, leur conduite sous
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peine de déchoir et de paraître indignes du nom qu'ils portent et de leur pays. On peut demander à des écoliers s'ils n'estiment pas ceux qui _ le coura:ge d'avouer leurs fautes au ont lieu de les cacher par le mensonge, ceux qui tiennent fidèlement leurs promesses; s'ils n'ont pas de plaisir à entendre bien raconter une histoire ou lire une belle pièce de vers, s'ils n'aiment pas ceux qui font du bien aux autres, qu~ secourent les pauvres, qui soignent les malades, qui consolent les malheureux, s'ils n'admirent pas ceux qui pardonnent à leurs ennemis, qui défendent le faible contre le fort, qui exposent leur vie pour sauver leurs semblables ou qui la sacrifient pour sauver leur pays. Et sur leur réponse qui ne saurait êlre douteuse, on leur fait remarquer que cette franchise et cette loyaulé qu'ils estiment, ce goût pour les arts qu'ils commencent à ressentir, cette bonté, cette charité qu'ils aiment, celte générosité, ce courage, ce dé voûment qu'ils admirent, sont précisément les traits principaux du caractère français ; que ces qualités ,et ces vertus se révèlent à chaque pas dans notre histoire, qu'elles y engendrent tour à tour des œuvres et des actes à jamais admirables. On leur dit que la loyauté fait si bien le fond et comme la moelle du caractère français que c'est à peine si pendant une longue suite de siècles on rencontre quelques exemples de trahison dans notre histoire; que si les Gaulois, nos pères, ne craignaient qu'une
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chose, la chute du ciel sur ieurs têtes, leurs descendants n'ont pas dégénéré, et que dans les plus terribles épreuves, dans les plus épouvantables revers, ils ont donné des preuves éclatantes de leur courage et de leur constance ; que nos annales ne sont qu'une longue et brillante chaîne de faits d'armes glorieux que la bravoure contemporaine enrichit de nouveaux chaînons ; Qu'il n'est terre au monde où l'on ne trouve les traces de notre séjour ou de notre passage, où notre intrépidité parfois aventureuse, presque toujours chevaleresque, n'ait laissé d'ineffaçables empreintes et d'impérissables souvenirs ; Que les grandes époques de notre histoire ne sont que d'irrésistibles mouvements de notre bonté naturelle, que nulle part ailleurs la chevalerie n'a produit des héros plus nobles et plus purs; que c'est un élan de notre cœur qui nous a entraînés à la délivrance des lieux saints ; que nous ne pouvons rester sourds à la voix des opprimés qui nous appellent, des malheureux qui nous implorent, que nombre de p~uples, les États-Unis, l'Italie, la Grèce, nous ont vus accourir pour briser leurs chaînes, et que l'ingratitude et l'indifférence n'ont pu nous guérir de notre incurable et admirable ardeur ; Que nos ennemis mêmes rendent à notre caractère un invûlontaire hommage, car leur. jalousie et leur haine ne les empêche pas de venir se réchauffer à la douce et vivifiante chaleur de notre hospitalité:
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on voyage ailleurs, on séjourne chez nous, et la France est le rendez-vous du monde ; Qu'aucune gloire ne nous manque et ne nous a manqué; que nulle part, dans le monde entier, les lettres, les sciences, les arts, n'ont brillé d'un éclat plus vif et plus durable ; qu'aucun peuple de la vieille Europe ne peut présenter comme nous à l'admiration du monde quatre grands siècles de chefs-d'œuvre comme nos seizième, dix-septième, dix.-huitième et dix.-neuvième siècles ; Que les premiers entre tous les peuples nous avons conçu un idéal de bonheur et de fraternité universels, et que nos déceptions et nos malheurs n'ont pu tarir en nous la source toujours jaillissante des aspirations sublimes ; Que dans nos derniers désastres, ce n'est pas le courage qui nous a fait défaut, que nous avons lutté là où bien d'autres auraient jeté les armes, que nous avons espéré contre toute espérance, que depuis ces jours néfastes notre race a prouvé et prouve aujourd'hui même que le vieux. sang français bout encore dans ses veines; Que nous avons le droit de nous enorgueillir de notre passé, mais aussi que nous avons le devoir d'envisager l'avenir avec une fermeté virile et une froide et calme résolution. Ici commence la tâche la plus importante de l'instituteur.11 ne suffit pas d'avoir fait comprendre ce que c'est que la patrie, et d'avoir montré, l'histoire
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en main, que notre patrie est digne entre toutes d'amour et d'admiration ; il faut placer sous les yeux des enfants la situation présente, telle que nos erreurs, nos fautes, nos qualités même et nos révolutions l'ont faite, et de cette peinture tirer de fortes et forlifiantes leçons. En l'état actuel de l'Europe, avec la diffusion de la science et des ressources qu'elle crée incessamment pour l'attaque comme pour la défense, avec la constitution des États nouveaux que leur ingratitude rend déjà dangereux, avec le développement rapide et menaçant de certaines puissances plus ou moins voisines, avec les sentiments hostiles qu'une inévitable rivalité et une astucieuse politique ont suscités contre nous chez des peuples autrefois bienveillants, avec la persislance et l'ardeur des haines que des victoires inespérées et une incroyable fortune n'ont pu refroidir, le patriotisme impose de rigoureux et impérieux devoirs. Autrefois la sécurité de la patrie ne demandait que quelques milliers d'hommes, elle en exige aujourd'hui des millions ; et quand le principe même de nos institutions, quand l'égalité républicaine ne ferait pas à chaque citoyen un devoir de contribuer à la défense commune, la situation présente lui en ferait une nécessité. Il faut le dire, et le redire: la puissance germanique a réussi à.tourner contre le vaincu les haines et les défiances que sujet devait inspirer le vainqueur. S'il y a là quelque _
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d'orgueil, s'il est permis d'y voir une preuve de nolre vitalité, il y a surtout dans cet intervertissement des rôles, et dans l'attilude des peuples qui nous entourent, un grave avertissement. · Élevons donc les enfants dans cette pensée, que l'ambition, la jalousie, la puissance croissante des nations voisines ne nous permettent plus les illusions passées ; que les peuples plus encore que les individus ont à combattre pour la vie; qu'à cette heure les victoires sont impitoyables et décisives, les défaites désastreuses et presque irréparables; que les alliances sont douteuses el souvent perfides, que la puissance seule les noue et que le malheur les brise; que la France ne doit compter que sur elle-même, mais aussi qu'un pays comme le nôtre est invincible s'il est armé, exercé, discipliné et uni; que la patrie doit avoir autant de défenseurs qu'elle a de citoyens, que chaque enfant doit lui donner un homme et un homme de cœur, qu'il doit tremper son corps et son âme, souhaiter d'êlre au plus tôt en état de la servir et considérer l'obligation sacrée du service moins encore comme un devoir que comme un honneur et comme un bonheur.
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PETITES LEÇO 'S DE L'ÉDUCATION
SOMMAIRE. - Qu'il n'y a rien d'insignifiant en matièt·e d'éducation. - Exemples. - Les peaux d'orange. - La branche brisée. - La porte ouverte . .:_ La rampe de l'escali er. - Là bouteille cassée. - La pierre tombée au milieu du chemin. - Le cheval abattu. - La voiture à bras. - Les chanteurs nocturnes. - Le clairon des touristes. - Les feux et les danses en temps de choléra. - Les conscrits et le drapeau national. - Conclusion.
Les proportions de cet ouvrage ne nous permettent pas de descendre dans les détails; cependant nous croyons devoir citer quelques exemples pour montrer que les petites choses ont souvent plus d'importance qu'elles n'en paraissent avoir et que les occasions manquent moins au maître que le maître aux occasions. II y a dans chaque pays des habitudes locales dont l'ancienneté et la ténacité prouvent que l'éducation générale est loin d'être achevée et qu'il faut plutôt compter sur l'école et les générations nouvelles que sur le bon sens public pour en élever progressivement le niveau et en combler les lacunes.
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A Marseille on mange beaucoup d'oranges et l'on n'a pas tort, car elles y sont bonnes, elles y sont à · bon marché et la santé s'en trouve bien. Mais en mangeant le fruit, chemin faisant, dans la rue, on jette les peaux sur le pavé, sur le trottoir, et ceci ne vaut pas ; on ferait mieux de les jeter dans les bouches d'égoût qui ne sont pas rares, ou bien encore, de les mettre dans sa poche qui n'en sentirait que meilleur, ou de les rapporter à la maison. Mais quoi! il est bien plus simple et plus commode d'en semer les morceaux sur son passage, advienne que pourra. Or il advient que maint passant dislrait ou pressé, met le pied sur l'écorce, glisse, tombe et se blesse ou même se casse un bras, une jambe. Mais dira-t-on, c'est aux passants à prendre garde et à voir où ils marchent. D'accord; cependant il ne serait pas mal, il serait même bien et charitable de prévenir les accidents qui peuvent par notre faute arriver au prochain, surtout quand il en coûte si peu. Nous devons pardonner . aux autres d'êt.re étourdis ou préoccupés, nous devons admettre qu'on peut avoir à courir, nous devons surtout convenir qu'ii y a des gens qui pour leur malheur ont la vue faible, et quelques-uns mêmes qui n'y voient pas du tout. Irons-nous jusqu'à dire : Tant pis pour les aveugles l Eh bien, l'on peut cependant être cruel par défaut de précaution, tout comme on arrive à être homicide par imprudence. Que de choses qui sont,
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comqie celle-là, insignifiantes en elles-mêmes et en apparence, mais qui deviennent singulièrement importantes si l'on veut bien regarder aux conséquences! En tout, comme dit le poète, il faut considérer la fin, et si la prévoyance est bonne et louable pour nous-mêmes, elle est meilleure encore pour nos semblables. On n'a pas tous les jours l'occasion d'accomplir un acte de haute vertu, de dévoûment et d'abnégation . La vie n'est après tout qu'une suite, un tissu de menues actions, mais dans lesquelles on trouve l'occasion d'appliquer les grands principes de la. morale, pour peu qu'on veuille bien se donner la peine de trouver le lien qui les rattache à ces. principes. Jeter une peau d'orange n'est pas assurément un crime, mais cela peut causer un malheur, et, si l'on se place à ce point de vue, la précaution s'impose et devient un devoir. Dernièrement je me promenais dans un admirable vallon; c'était au printemps; tout était en fleurs. Un ·cytise attire mes regards. Vous connaissez ce ravissant arbuste aux grappes d'or qui pendent légères et gracieuses à ses sveltes rameaux. Arrivé au pied, je vois l'arbre mutilé; une branche gisait à terre avec un reste de fleurs fanées ou foulées; une bande d'enfants s'éloignait en chantant, des fleurs aux mains et sur la tête. C'est bien de cueillir des fleurs; au moins n'est-ce pas mal; mais casser la branche pour avoir les fleurs, n'y a-t-il pas là quelque chose comme de l'ingratitude, n'est-ce pas un
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acte d'imprévoyance, d'égoïsme et deharbarie?Oui, il y a de l'ingratitude, car c'est rendre le mal pour le bien. Les arbres nous ressemblent un peu; comme nous ils naissent, ils vivent, ils meurent; comme nous ils sont bons ou mauvais; vivants, ils nous charment, nous donnent de l'ombre et des fruits; morts, ils nous réchauffent, ils soutiennent, ils meublent nos maisons. S'il y avait une société protectrice des arbres, dussé-je faire sourire, je le dis, j'en serais. C' esl un acte d'imprévoyance; car les fleurs renais· sent, mais les branches ne repoussent pas; c'est un acte d'égoïsme, car on prive les autres du plai· sir que l'on a goûté soi-même; c'est de la barbarie, car le propre du barbare, c'est de ne pas sentir la beauté, de ne pas la comprendre, et de .détruire les belles œuvres de la nature, comme les chefs-d'œuvre des arts. En voyant cette branche étendue et souillée, je songeais au mot de Montesquieu; parlant du despotisme, il dit:« Les despotes sont comme les sauvages del' A.mérique qui coupent l'arbre pour avoir les fruits.» Nos petits sauvages d'Europe, déjà frottés de civilisation, s'étaient contentés de casser la branche pour avoir les fleurs. Voilà, dira-t-on, de bien grands mots pour une petite chose; j'en con viens; mais le respect des belles choses est un sentiment délicat, et l'éducation· doit développer ces sentiments que j'appellerais, puisque le sujet m'y invite, les fleurs de l'âme;
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elle doit aussi habituer les enfanls à prévoir les conséquences possibles, même lointaines, d'actes insignifiants ou indifférents en apparence. En réalité il n'y a rien ou presque rien d'insignifiant dans ce monde. Nous sommes si nombreux sur cette planète et nous sommes si près les uns des autres, que nous ne pouvons, pour ainsi dire, nous mouvoir sans être exposés à heurter ou à froisser le prochain. C'est notre devoir de regarder autour de nous, et de faire en sorte que nos mouvements ne gênent et ne blessent pas nos semblables. Les choses ne no?s paraissent indifférentes que par notre propre indifférence, elles ne nous paraissent sans importance que par notre propre légèreté. Laisser la porte ouverte quand on entre ou qu'on sort, n'est pas un crime assurément; mais l'air qui vient du dehors est plus froid que celui du dedans et les courants d'air ne sont pas du goût de tout le monde; ils ne sont pas du reste sans inconvénient ni même sans danger. Un mal de gorge, un mal de denls, et autres maux semblables s'attrapent vite et s'eri vont moins vite qu'ils n'arrivent. Un enfant mal élevé (et sous ce rapport combien d'hommes sont enfants!) ne songe pas aux suites possibles, probables de sa négligence; c'est-à-dire qu'il songe à lui et non aux autres. L'incivilité est presque toujours de l'égoïsme, voulu ou involontaire. Tenir la rampe en montant l'escalier et forcer ceux qui descendent à la lâcher, ce n'est pas non
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plus un cas pendable ; cependant il ne faudrait qu'un peu de réflexion pour comprendre qu'on a plus besoin d'appui quand on descend que lorsqu'on monte, que dans ce dernier cas une chute est sans gravité et que dans l'autre elle peut être mortelle. Que sera-ce si celui qui monte est un enfant, et celui qui descend un vieillard? Un fiacre passe; une bouteille vole par la portière; naturellement elle se casse et les débris restent sur le pavé. Quel mal y a-t-il à se débarrasser d' une bouteille qui est vide et qui gêne? Aucun sans doute; on eût pu la donner; il n'y a pas de petit cadeau; tout dépend de ceux à ·qui l'on donne; mais c'est être trop exigeant. Ce qu'on peut raisonnablement demander, aux enfants comme aux grandes personnes, c'est de vouloir bien réfléchir qu'une rue, qu'une route, est un lieu de passage, pour les bêtes et pour les gens; et que si le verre cassé ne vaut rien même pour la corne des chevaux et les souliers des passants, il est plus dangereux pour les pieds nus; et il y a encore et il y aura longtemps des pieds nus. Voici une lourde charrette; elle est chargée de pierres; une de ces pierres tombe au milieu du chemin. Le charretier ne l'a pas vue; les passants la voient tomber et passent. Il n'en coûterait pourtant guère de la prendre et de la jeter dans le fossé qui borde la route. La nuit arrive, et il se pourrait bien que quelque voiture allât donner contre cette pierre
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malencontreuse et verser, Une voiture verse d'ordinaire avec ceux qu'elle porte, et il est rare qu'on se fasse du bien en· tombant. Un peu de prévoyance, un peu de complaisance, et il n'y eût pas eu d'accidents. Nous sommes dans une grande ville et dans une grande rue; omnibus et tramways, chariots et charrettes, fiacres et équipages se croisent, se mêlent, s'embarrassent et parfois se heurtent. Quel est cet imprudent qui traverse la rue? Ne voit-il pas venir cette voiture lancée au galop des chevaux? N'entend-il pas le bruit des roues et du fouet? Peut-être. Il y a malheureusement des sourds, il y a aussi des aveugles; d'ailleurs il n'est pas rare de voir écraser des gens qui ne sont ni aveugles ni sourds, mais simplement distraits. Au lieu de hausser les épaules, ou simplement de regarder, ne vaudrait-il pas mieux avertir l'imprudent, crier pour attirer l'attention du cocher, car les cochers aussi sont sujets aux distractions. Un cheval s'abat; vite on s'attroupe; le cocher s'empresse, il essaye de dételer, de dégager, de relever sa bête; on le regarde faire, avec intérêt, peut-être avec bienveillance; ne pourrait-on l'aider? Et ce pauvre diable qui tire après lui son charreton chargé ; la pente est forte; arrivera-t-il au haut? il s'arrête pour sonffler, il tourne son charreton en travers, il tire obliquement; on le sui.t du regard. Enfin le voilà arrivé! les passants reprennent leur
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marche; n'auraient-ils pas mieux fait de pousser à . la roue? Que de cas semblables où une sotte curiosité semble paralyser tout bon mouvement et étouffer Ja sensibilité ! S'amuser est bien, car on ne peut travailler toujours; mais encore faut-il s'amuser sans incommoder les autres et à plus forte raison sans leur nuire. Entre toutes les distractions le chant est assurément l'une des meilleures et, si l'on choisit bien les chants, l'une des plus morales. Mais chanter en pleine rue, chanler à nuit close, et chanter à tue-tête, de manière à réveiller les gens qui dorment et qui ont besoin de dormir, et surtout de manière à accroître les souffrances des malades et à rendre plus cruelles les heures de l'agonie, c'est une autre affaire. Ces chanteurs nocturnes pourraient bien comprendre, que dans ces rues des villes qu'ils font retentir de leurs voix sonores, il n'en est guère, il n'en est pas qui n'aient leurs malades et souvent aussi leurs mourants. Dans les villages suburbains on ne jouit pas toujours de la paix·des champs. Souvent au beau milieu de la nuit, ou, bien avant le lever du jour, le village est réveillé en sursaut par le bruit du tambour et du clairon. On court aux fenêtres, on regarde, qu'estce donc? Ce sont des touristes qui passent, et qui n'ont pas voulu traverser le village sans avertir de leur passage. Ne peut-on donc se promener sans tambour ni trompette, et si ces terribles instruments
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sont les compagnons obligés d'une excursion nocturne, ne peut-on les laisser dormir, au moins pendant la nuit, et avec eux les habitants paisibles des villages traversés? Au temps du choléra, temps néfaste et récent, pour assainir l'atmosphère à la nuit tombante, on allumait des feux; passe encore pour les feux; mais on dansait autour et même l'on chantait, sans doute pour se donner du cœur. Je l'avoue, en entendant ces chanteurs dansant, en voyant ces danseurs chantant, j'avais le cœur serré et je ne pouvais m' empêcher de me dire : « Que doivent penser, que doivent sentir les malheureux dont ces feux (il y avait même des feux de Bengale) viennent éblouir les yeux mourants, dont ces chants ·à contre-sens viennent troubler la dernière heure? » C'est l'habitude de nos conscrits, d'arroser de libations copieuses, trop copieuses parfois, les numéros qui les font soldats. Ces numéros à la casquette, ils se promènent à pied, ils se promènent en voiture, ils chantent, ils crient même; jusque-là il n'y a pas grand mal. Mais voici qui est plus grave. Presque toujours ils portent à la main le drapeau tricolore ; or comme l'effet ordinaire des libations abondantes est de troubler la vue, d'alourdir les membres et de compromettre l'équilibre, on assiste parfois à des scènes altristantes. Le drapeau national veut être tenu d'une main ferme et porté d'un pas assuré; des
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mains tombantes et des pas chancelants sont une offense pour le drapeau. L'instituteur peut le dire, il doit le dire aux enfants qui l'écoutent et qui seront un jour conscrit8. Voilà un genre de leçons morales dont nos maîtres trouveront toujours des sujets à leur portée, sous la main, et dont les incidents et les accidents de la vie journalière leur offriront une ample matière. Ils rentrent dans le domaine de l'éducation, car, ne l'oublions pas, le degré d'éducation se mesure au degré de prévenance, d'obligeance et de prévoyance que nous sommes ou devenons capables de nous imposer dans l'intérêt et pour le plaisir de nos semblables, ce qui revient à dire que l'éducation se mesure à la bonté, et que l'homme le mieux élevé, c'est en réalité Cfllui <1ui est le meilleur.
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SOMMAIRE. - Punir est chose facile en apparence, difficile en réalité. - Que la bie!Iveillance et l'indulgence sont nécessaires, mais n'excluent pas la fermeté. - Inégalité originelle des enfants; qu'il en faut tenir compte dans les punitions. But de, punitions. - Nécessité de l'étude directe de l'enfant. - La première des punitions - le remords;- rôle de l'insti· tuteur daus l'éducation de la conscience. - Que nous pu· nissons pour arriver à ne plus punir. - De la manière de punir; - privation des récompenses; - ses effets. - De la neutralité entre les punitions et les récompenses; ses dangers. - Solidarité dans le mal comme dans le bien; gradation: appropriation des punitions. - Faire comprendre la nécessité de la punition donnée. - Qu'il faut agir sur la conscience. Que l'opinion n'est que l'écho de la conscience individuelle. Nécessité de l'accord entre l'école et la famille. - De la limite de la publicité des punitions. - De l'abus des .punitions; ses dangers; qu'il vaut mieux parfois cesser de punir. - Du pensum; causes de sa persistance; moyens de l'amender. Des punitions humil\antes; la mise à genoux; le bonnet d'âne ; Je coin. - L'élève appelé à se punir lui-même. Que le maître ait la classe de son côté. - Moyens de donner à la punition plus de portée morale. - Généralisation ; suspension. - De l'influence du milieu ; sa vertu disciplinaire. - Des défauts que l'exemple ne suffit pas à corriger. - Puissance de l'opinion dans l'éducation publique.
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Se flatter qu'on pourra obtenir et surtout maintenir la discipline par le seul charme de la parole,
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par le seul attrait de l'enseignement est une pure illusion; il y faudrait bien autre chose qu'un brevet de capacité ou un certificat d'aptitude. Même avec des légions de charmeurs et de fées, on ne réussirait pas à captiver tous ces esprits mobiles, à fixer tous ces petits corps remuants, ~ arrêter toutes ces petites . langues que l'envie de parler démange. Et quand on mettrait au service de l'enfance, quand on appellerait au secours de la discipline tous les dons de l'esprit, tous les talents, toutes les grâces, le but serait manqué; on aurait amusé les enfants, on .ne les aurait pas disciplinés, on les aurait rendus plus exigea.nts, mais non pas plus dociles. La condition de l'enseignement collectif, c'est le silence et l'ordre, c'est-à-dire la discipline, et les fautes contre la discipline demandent une répression immédiate. Le maître ne peut pas s'interrompre à tout instant et couper ses leçons par de longues exhortations. Mais ces fautes dues pour la plupart à la légèreté naturelle sont sans gravité; un regard, un geste, un . mot, un mauvais point suffisent souvent à les réprimer, et les véritables maîtres réussissent à établir la discipline, par leur tenue, par leur maintien, par une gravité douce et une fermeté calme; ils punissent sans doute, mais rarement et sobrement. Autre chose est la discipline du régiment, autre chose est celle de l'école; la première est sèche et rude, parfois brutale; son caractère s'explique par
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son but, qui n'est pas de former des hommes, puisqu'ils a,rrivent formés, mais d'en faire les instru. truments dociles d'une volonté dirigeante. Elle se contente de l'obéissance passive; l'autre, au contraire, tient à obtenir une obéissance volontaire; l'une ne veut que briser toute résistance, l'autre s'efforce d'y faire renoncer; à l'une il suffit de vaincre la volonté, l'autre tend à la gagner. La première ne voit que l'acte accompli, la seconde cherche à lire dans la conscience, à démêler les mobiles de la conduite, à atteindre la cause pour supprimer l'effet; la première est presque toute matérielle, la seconde est surtout morale. Punir est chose facile, je dirais presque tentante, et la plupart des maitres ne cèdent que trop vite à la tentation. C'est qu'en effet rien n'est plus commode qu'une punition, l'effet en est presque toujours immanquable et instantané; avec elle les bavards se taisent, les turbulents se calment, le silence et l'ordre se rétablissent, mais pour combien de temps? le devoir est refait, mais est-il mieux fait? L'enfant copie page sur page, mais avec quel profit? On l'envoie dans un coin, y est-il plus attentif? On le met à genoux (la chose n'est pas rare), se relève-t-il plus disposé à mieux faire? Si l'on ne considère que le résultat immédiat, il .est atteint; si l'on se contente des apparences, on a lieu d'être satisfait; mais si l'on regarde au but que l'éducation se propose et si l'on f:ie rend compte
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de ce qui se passe dans le cœur de l'enfant, on a souvent lieu de regretter la punition donnée. En réalité, punir est au moins aussi difficile que récompenser; une récompense dünnée mal à propos fait moins de mal qu'une punition injuste; dans le premier cas l'enfant profite de la récompense, mais il sait bien qu'il ne l'a pas méritée et sa raison redresse l'erreur du maître; dans le second cas il a p,our lui sa conscience qui proteste. Une punition donnée à faux ou sans mesure aigrit, irrite et décourage. On a dit avec esprit et raison : « Aux qualités qu'on exige des domestiques, combien de maîtres seraient dignes de servir ? >i On peut bien en dire autant des élèves; à laperfection qu'en exigent certains maîtres, feraient-ils eux-mêmes des élèves passables? Nous sommes tous d'ordinaire sévères aux autres, indulgents à nous-mêmes ; efforçons-nous d'être aussi sévères pour nous que pour autrui, ou du moins aussi indulgents pour autrui que pour nousmêmes ; et, surtout quand nous avons affaire à des enfants, n'oublions pas qu'il serait injuste d'exiger d'eux ce qu'on est à peine en droit de demander à des hommes. C'est donc avec une indulgence bienveillante qu'on doit traiter les enfants, se rappelant qu'ils sont des enfants, c'est-à-dire, des commencements, des ébauches d'hommes. Je ne saurais trop recommander à nos m·a îtres
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cette disposition d'esprit ; elle est le gage et la condition du succès en éducation. Cependant l'indulgence n'est pas la faiblesse; la première s'allie bien avec la fermeté; l'autre en est la négation; l'indulgence est une qualité, la faiblesse un défaut. Sous la bienveillance il faut que l'enfant sente une volonté arrêtée, il faut qu'il sache qu'à la liberté qu'on lui laisse il y a une limite fixe, et que, s'il la dépasse, la punition est inévitable. Ce qui perd les maîtres, c'est leur inégalité d'humeur et de jugement, c'est l'incertitude où ils laissent les erifants sur l'étendue de leur liberté, et par suite l'espoir qu'ils leur donnent d'échapper aux punitions. Il ne suffit pas que le maître se rappelle sans cesse qu'il a affaire à des enfants ; il devra aussi se rap peler sans cesse que ces enfants sont inégaux entre eux, et qu'il ne murait sans injustice exiger des uns ce qu'il est en droit de demander aux autres. La naissance est une loterie ; peu nombreux sont les gros lots, et beaucoup d'enfants sont mal lotis. Dans une même classe, le maître n'a pas deux élèves semblables, il a les extrêmes, et entre les extrêmes toutes les variétés de caractère et d'esprit. Une classe est_ une image réduite de l'humanité presque entière; c'est pour le maitre un champ comple.t d'expériences. Cette inégalité, avec laquelle la nature le rpet aux prises, sa mission est de la redresser, de la diminuer dans la mesure du possible. C'est surtout pour les enfants mal doués qu'il doit avoir des égards et une
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bon lé compâtissante, car ils sont vraiment à plaindre, eux pour qui tout est difficile, tout est pénible ; eux qui ne connaissent point le plaisir si vif des esprits ouverts et pri~e-sautiers, de comprendre à demimot, d'aller à la découverte, de devancer les explications, de deviner ce qu'on va dire; ils sont à plaindre ceux en qui les mauvais penchants se révèlent avant que la. raison ait eu le temps de s'éclairer et la volonté de s'affermir. Ne méritent-ils pas un peu de cet intérêt affectueux qu'inspirent les pauvres, les malades, les infirmes ? Aussi, quand le maître punit, quand il récompense, qu'il ait toujours présente à l'esprit cette inégalité originelle, qu'il en tienne compte, qu'il fasse la part du naturel. C'est dans la comparaison de ce que l'enfant a fait. avec ce qu'il est capable de faire, qu'il trouvera la mesure el l'équité. Les punitions et les récompenses sont deux moyens contraires qui concourent au même but, qui est de rendre l'enfant meilleur; ayant le même but, ils ont le même caractère. La définition du but .donne aussi la règle qui doit présider au choix. Est bonne toute punitic:m qui a pour effet d'améliorer l'enfant, est mauvaise toute punition qui produit un effet contraire ou qui ne produit pas d'effet. Il suit de là que l'éducateur qui veut s'instruire ne doit pas se borner à infliger la punition, même choisie avec réflexion, mais en suivre attentivement les effets, en observer les conséquences.
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Un livre donne des conseils, indique des méthodes; il ne peut suppléer à l'étude directe, à l'observation de la nature. L'enfant, l'âme de l'enfant, voilà le véritable livre; apprenons à y lire, car c'est'un art; une fois le secret trouvé, il n'y a pas de lecture plus fructueuse, il n'en est pas non plus qui devienne plus attrayante, plus attachante. J'ai vu avec bien du plaisir que dans une école normale le directeur exige des élèves maîtres· une étude de ce genre ; c'est une heureuse innovation qui mérite de devenir une obligation. La première des punitions est infligée par la nature elle-même, c'est-à-dire par la conscience-: c'est le malaise qui suit toute faute même légère ét le remords qui suit une mauvaise action ; mais la fougue de l'enfant, sa turbulence l'arrache vite à ce malaise et émousse rapidement _l'aiguillon du remords. Gardons-nous de le laisser ainsi s'échapper à lui-même et chercher dans l'étourdissement et dans des sensations nouvelles l'oubli ou l'adoucissement de sa souffrance. Le maître s'efforcera de retenir l'enfant en lui-même, de lui faire ressentir son mal, de le livrer sans distraction à sa conscience, de l'isoler au dedans de lui, enfin de lui faire achever son expiation. Il développera, il aiguisera, il affinera sa sensibilité morale, afin que l'enfant devienne de plus en plus impressionnable à ces troubles intérieurs, comme ces instruments de météorologie perfectionnés qui accusent non seulement les perturbations, mais
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jusqu'aux moindres variations de i'atmosphère. C'est ce que j'appellerais l'éducation de la conscience, œuvre difficile, je l'avoue, mais bien utile, bien nécessaire, et dont le succès décide du sort de l'enfant. La conscience est un sens intime qui, comme les sens extérieurs, comme le toucher, comme le goût, peut devenir plus obtus ou plus fin, plus grossier ou plus délicat, plus impressionnable ou plus indifférent; et si l'on n'y veille, si on ne l'avive et ne l'exerce, il finit par se blaser et s'endurcir. Pourquoi donnons-nous des punitions ? C'est parce que la conscience, trop faible encore, trop douce, trop anodine, ne suffit pas à punir assez l'enfant pour le préserver des fautes et des rechutes. Nous venons donc en aide à la conscience, nous lui apportons du renfort, nous ne sommes que ses auxiliaires, et nous travaillons de tout notre pouvoir à nous rendre inutiles. Notre désir et notre but, c'est de la mettre en état de se passer de nous le plus tôt possible, c'est de la fortifier assez pour qu'elle arrive à se suffire ; en un mot nous punissons pour arriver à ne plus punir. En effet, lorsque la conscience a réussi à se faire assez craindre, lorsqu'elle est devenue la maîtresse, alors l'éducation est terminée, on peut abandonner l'enfant à lui-même, il est mûr pour le self-government, c'est-à-dire qu'il trouve en lui-même sa punition comme sa récompense. Nous n'irons pas jusqu'à dire : la façon de punir
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vaut mieux que la punition; cependant il est certain qu'elle est pour beaucoup dans la manière dont l'enfant la reçoit et dans le profil qu'il en tire. Les remèdes pris à contre -cœur font souvent plus de mal que de bien; la punition est un remède; faisons en sorte que l'enfant reconnaisse l'utilité de ce remède et l'accepte au lieu de le subir. Aussi convientil de donner la punition et non de la jeter comme on jette une pierre à un chien qui aboie. Le maître qui punit de la sorte ne songe qu'à lui-même et non à l'enfant ; il se délivre d'une incommodité, il ne corrige point ; c'est une satisfaction qu'il s'accorde à lui-même et non un service qu'il rend à l'enfant. Donc point d'impatience, point d'emportement, pas d'éclats de voix, pas de gestes violents; mais une action lente et calme, une voix grave et posée. C'est déjà une punition de ne pas être récompensé. Lorsque, dans la distribution des récompenses, l'enfant n'a point de part, cette privation lui est sensible ; car dans ce monde, on ne souffre pas seulement des maux qu'on éprouve, mais aussi des plaisirs dont les autres jouissent, surtout quand on s'est par sa faute privé dé cette jouissance. Cette privation est aussi un avertissement ; car l'enfant qui n'est pas récompensé sent qu'il est près d'être puni . Tl est aussi difficile de se tenir entre les récompenses et les punitions que de rester en place sur une pente rapide ; si on ne remonte, on redescend. Quand on ne contente pas son maître, on est
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bien près de ie mécontenter. Il y a pourtant un certain nombre d'enfants qui réussissent à nager entre ces deux eaux, et à éviter les punitions sans atteindre les récompenses. Le maître doit s'appliquer à en réduire le nombre, et à faire sortir l'enfant de cette espèce d'insignifiance morale qui finit par engendrer l'indifférence et la stérilité. Mieux vaut une certaine inégalité qui est une preuve de vie, et des fautes qui provoquent le repenf.ir et l'effort, que cette neutralité entre le bien et le mal qui est l'indice de la somnolence intellectuelle et de l'inertie morale. Certains enfants se résignent assez aisément à passer entre les punitions et les récompenses, parce que, s'ils n'ont pas la satisfaction d'avoir obtenu celles-ci, ils ont du moins vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs parents le mérite négatif et l'excuse de n'avoir pas encouru les autres. Gardons-nous de leur laisser prendre cette habitude, secouons leur apathie, stimulons en eux l'énergie qui est la condition du progrès. Efforçons-nous de leur faire comprendre que, lorsqu'on ne mérite pas d'éloges, on est bien près de mériter le blâme ; car il qépend de nous de bien faire, et n'avoir pas fait tout ce qu'on peut faire, c'est déjà être r.épréhensible. L'interdiction des châtiments corporels qui déshonoraient nos écoles impose aux maîtres une étude attentive et scrupuleuse des punitions morales. Elles demandent à être graduées avec méthode, appliqué'es avec tact, appropriées avec art.
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Nous ne voulons pas refaire point par point, pour les punitions, ce que nous avons fait pour les récompenses, et en présenter une gradation correspondante, c'est un travail auquel chaque maître peut ou plutôt doit se livrer lui-même et qui lui profitera davantage, s'il en est l'auteur, que s'il en est simplement l'emprunteur. Nous nous contenterons de mettre en lumière les caractères communs à ces moyens contraires. Sous un certain rapport il en est du mal comme du bien; et de même que nous ne pouvons rien faire de bien qui ne profite aux autres, ainsi nous ne pouvons rien faire de mal qui ne leur nuise plus ou moins. C'est ce qu'il importe d'expliquer de mille manières et de rappeler sans cesse à l'enfant. Si l'on peut parfois étendre la récompense même à ceux qui ne l'ont pas méritée, et cela pour le plaisir et dans , l'intérêt de l'enfant récompensé, il est clair qu'on ne pourrait sans injustice et sans inconvénients graves étendre aussi la punition à ceux. qui ne l'ont point encourue. Mais, quelle que soit la faute commise, il est facile de faire comprendre au coupable que le contre-coup de sa faute se fait sentir tout. autour de lui, à son maître, à ses camarades, à l'école et à la famille. Le moindre manquement à la discipline, sans parler de l'exemple, entraîne déjà un ennui pour le maître, un trouble et une perte de temps pour la classe entière. Que sera-ce de ces fautes qui, après avoir
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scandalisé l'école, vont porter la tristesse et l'inquiétude jusqu'au sein des familles? L'habitude de faire parcourir et embrasser à l'enfant tout le cercle où se propage l'écho de ses fautes, et de lui en faire suivre point par point les conséquences bonnes ou mauvaises, est l'une des meilleures qu'on puisse faire contracter à l'enfance, car elle accroît de bonne heure en lui le sentiment de la responsabilité, elle fortifie les liens qui soutiennent la volonté, elle le dégage peu à peu de la servitude de l'égoïsme et le force à vivre hors de lui, dans les autres et pour les autres. On sera utile à l'enfant en lui faisant lire des histoires et des ouvrages qui soient en rapport avec son état moral; à celui qui ment, l'histoire d'un , menteur, à celui qui vole, l'histoire d'un voleur, et en exigeant qu'il la raconte ensuite de vive voix ou qu'il en fasse le résumé écrit. Cette punition n'est pas sans efficacité, parce qu'elle relient pendant des heures entières l'esprit de l'enfant sur une faute dont le souvenir l'importune et qu'elle déroule longuement à ses yeux les conséquences du vice ou du défaut dont il est atteint; elle n'est pas non plus sans quelque douceur, puisque toute histoire bien racontée excite l'intérêt; mais le _charme même du récit est comme le miel qui fait boire au malade un breuvage d'une amertume salutaire. Une punition ne profite que si elle est acceptée, consentie; ce qui ne veut pas dire qu'on doive rete-
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nir la punition jusqu'à ce que l'enfant en ait reconnu la justice et compris l'utilité ; car à peine la faute estelle commise que l'enfant, se sentant menacé, se met sur la défensive, se raidit, et parfois se redresse, et que, parunsentimentinné d'amour-propre etje dirai s presque de dignité mal comprise, il se prépare à tenir tête à l'orage. Il ne faut donc pas attendre que l'enfant vienne demander sa punition, car on risquerait d'attendre longtemps; mais, quand le moment le comporte, il est bon d'accompagner la punition de quelques mots qui l'expliquent, sauf à prendre ensuite l'enfant à part, et l'amener à reconnaître la nécessité où le maître est de punir, d'abord dans l'intérêt bien entendu du coupable, puis dans l'intérêt des autres enfants, que l'impunité de leur camarade pousserait vite à suivre son exemple. Si ces explications ne produisent pas immédiatement leur effet, ce sera une semence que le temps et la réflexion feront lever plus tard. Que l'instituteur ne dise pa'> que nous lui demandons une chose difficile, nous le savons; mais, dans ce monde, ce qui est facile est par là même stérile; la difficulté seule est féconde. Il s'agit ici du plus grand intérêt de l'enfant et de l·État; plus la conscience individuelle a de vertu disciplinaire et <le force directrice, moindre et plus rare est l'action gouvernante et coercitive de l'État. A quoi servent toutes les barrière; des lois, tout _'arsenal des peines, sinon à suppléer à l'insufl fisance de la conscience ? C'est parce que chez un
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trop grand nombre d'hommeF> elle est émoussée, étourdie, inerte et sourde, que la loi vient du dehors imprimer la direction qui manque au dedans. L'idéal républicain doit être le développement et la: vivification de la conscience humaine. Que l'instituteur entre donc de bonne heure en relation directe avec la conscience de l'enfant, qu'il s'étudie à la bien connaître, à en apprécier comme à en accroitre la force, que tantôt il la seconde .et tantôt il la laisse un moment à elle-même, mais sans l'abandonner, comme fait la jeune mère qui laisse son enfant essayer ses forces et cesse de le soutenir, sans cependant le perdre du regard. Plus il aura réussi à rendre la conscience sensible et moins il aura besoin de punir. Pour les fautes légères et avec des natures délicates un regard sévère, un mot de blâme dit à part, la moindre marque de mécontentement et de refroidissement suffisent; ces enfants ont besoin de l'affection du maître, et la crainte de la diminuer ou de la perdre, la privation des témoignages d'estime auxquels ils sont habitués, leur causent une souffrance qui, jointe au malaise moral, les· ont bien vite ramenés au bien. Le blâme en présence de la classe, en présence de perso1rnes étrangères, des inspecteurs, des auto·rités, les lettres écrites ou les visites faites par l'instituteur lui-même aux parents de l'élève, doivent être réservées pour des fautes plus graves; ces
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moyens font sentir à l'enfant l'accord qui s'établit autour de lui; entre personnes différentes, au sujet de sa conduite; elles l'habituent à compter de bonne heure avec l'opinion, qui est comme une image agrandie de sa propre conscience, et qui lui fait sentir dans les autres ce même mécontentement qu'il sent en lui-même. L'enfant se trouve, si je puis dire, entre deux feux; et tel qui prenait assez résolument son parti des reproches de sa conscience, ne tient pas contre ce concert de désapprobation qui l'entoure. Il rencontre au dehors l'ennemi qu'il croyait avoir laissé au dedans; force lui est de rentrer en lui-même, de réfléchir et de s'amender. Je n'ai pas besoin de dire combien l'alliance de l'école et de la famille, si utile pour les récompenses, est nécessaire pour les punitions. L'autorité paternelle, la tendresse maternelle surtout ont des ressources infinies et une liberté qui manquent au maître. Quand celui-ci est réduit à lui-même, quand les parents lui refusent leur appui, ou que l'enfant ne trouve à la maison que. la brutalité bannie de l'école, la tâche du maître est bien ingrate et sa bonne volonté presque paralysée. Il est difficile d'aller dans la voie des punitions aussi loin que dans la voie des récompenses; et notamment il serait imprudent de donner aux fautes graves la publicité même restreinte qu'on peut accorder aux bonnes actions; on risquerait de blesser l'amour-propre des parents et d'attacher au nom
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de l'élève des souvenirs qui pourraient le suivre assez avant dans la vie. Je ne conseillerais donc pas de répandre d'école en école, ni d'exposer dan:, un compte rendu les méfaits d'un écolier; · mais ils peuvent sans inconvénient figurer comme contrepartie, dans l'ordre du jour où l'on mentionne les traits qui font honneur aux enfants. Leur place est tout indiquée dans ce livret individuel dont j'ai parlé plus haut, et qui formerait l'histoire du développement moral de l'enfant. Plus tard, reprenant ce petit livre, et revenant sur ces années déjà lointaines, le jeune homme, et même l'homme fait y trouverait encore avec le souvenir des premières fautes et des premiers efforts d'utiles avertissements et des leçons profitables. Les punitions sont comme les remèdes; si l'on en abuse, on en affaiblit l'effet, et l'on finit par le détruire. L'enfant s'habitue aux punitions comme il s'habitue aux coups; vient un moment où il préfère une souffrance physique qui ne dure pas, ou d'autres punitions qui ne lui coûtent qu'un travail matériel, à l'effort soutenu:qu'exigent de lui l'accomplissement régulier dfl ses devoirs ou l'amendement de défauts déjà anciens. Quand l'enfant en est arrivé à prendre son parti des punitions, alors il reste peu d'espoir, l'éducation est manquée, ce n'est plus le maître qui redressera l'enfant; celui-ci n'a plus rien à gagner à l'école et pas grand'chose à gagner dans la vie.
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Usons donc sobrement des punitions, comme on use de munitions qui s'épuisent vite et qui ne sont pas renouvelables. Prenons garde de laisser l'enfant en venir à cet état d'indifférence et d'insensibilité morale qui est le symptôme d'un mal incurable et le prélude des plus graves désordres. Ménageons les punitions; et si nous remarquons qu'elles commencent à ne plus agir, suspendons-les pour un temps, laissons l'enfant à lui-même, disons-lui qu'il ne m~rite plus d'être puni; attendons qu'une détente se produise, guettons un retour de bonne volonté, et au moindre indice favorable, revenons avec douceur et sans rancune. Il s'établit parfois des luttes déplorables entre le maître et l'élève; on dirait un pari ; c'est à qui restera le dernier mot; le maître redouble, accumule les punitions, et l'élève les reçoit sans broncher, ou d'un air de raillerie et de défi. Si, au contraire, le maître punit à froid, avec mesure, avec bienveillance, il évitera ces espèces de combats singuliers, d'où il ne sort pas toujours vainqueur, car l'exclusion qui les t~rmi_ e communément n'est pas n une victoire pour le maître, c'est une défaite. Il est va:incu et bien vaincu, puisqu'il renonce à la lutte; congédier son adversaire n'est pas triompher. Il est plus facile de raccourcir la liste des punitions que de l'allonger, parce qu'on découvre plus aisément les inconvénients de celles qui sont en usage qu'on n'en découvre d'autres pour les remplacer. Cependant il faut bien se résigner à l'abandon des
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moyens inutiles ou nuisibles. De ce nombre sont les pensums. Le pensum pur n'est qu'une forme adoucie du châtiment corporel, puisqu'il n'a d'autre effet que de fatiguer la main et d'immobiliser le corps, sans profit pour l'esprit. Je me trompe, il n'y a pas seulement absence de profit, il y a dommage certain; car le pensum a pour inévitable effet d'engendrer le dégoût de l'étude; il est, par conséquent, nuisible au corps, nuisible à l'esprit. Qu'a-t-il donc pour lui? l'habitude et la commodité. Dieu sait si une habitude est facile à déraciner 1 Dans l'individu, c'est déjà une rude tâche, mais dans un corps nombreux et ancien, c'est une entreprise presque téméraire. L'habitude professionnelle tire du temps et du notnbre une force de résistance invincible et une sorte de consécration. La commodité des pensums en explique aussi la persistance. Cela s'envoie, en passant, en courant, comme un projectile. « Un tel, dix fois la leçon à copier, » et le maître poursuit, sans .plus s'inquiéter. Mais cette punition si chère _ à la routine est odieuse à l'enfant, et je suis persuadé que, si on lui laissait le choix entre une bonne paire <le soufflets, voire quelque chose de plus, et un pènsum à.faire, plus d'une fois l'écolier tendrait la joue pour éviter le pensum. Si le pensum est indestructible, du moins il est perfectible; d'interminable et d'abêtissant qu'il est pour l'ordinaire, on peut le rendre intelligent et court. L'instituteur digne de ce nom saura le faire
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tourner au profit intellectuel et moral de l'enfant par le choix du travail, et le mesurer non seulement à la gravité de la faute, mais aux forces de l'enfant ,et au temps dont il dispose. Le pensum doit être un devoir ordinaire par le sujet, extraordinaire seulement par le moment où il est fait, et le dernier des pensums, le plus machinal, la page d'écriture, doit ,encore servir à former la main, au lieu de là gâter.. Il y a un autre genre de punitions dont l'efficacité me parait douteuse, et qui n'est qu'une variété du ~hâtiment corporel aggravé par une certaine souffrance morale; ee sont les punitions humiliantes. De ce nombre est la mise à genoux. Plus d'une fois, entrant dans une classe, j'y ai !trouvé des enfants dans cette posture, et, instinctivement, je les ai relevés; j'éprouvais, à les voir, une impression pénible, et je lisais dans leurs yeux des .sentiments qu'il est dangereux d'éveiller. Si l'agen01!iililement n'est pas un acte d'humilité volontaire .et d'un caractère religieux, il me semble une sorte ,de dégradation. L'enfant mis à genoux souffre dans -son amour-propre, et les blessures de l'amour-propre, [es simples piqûres sont singulièrement cuisantes et lentes à guérir. Ce genre de punition est-il au moins de nature à améliorer l'enfant? Je ne le crois pas. Il ,est à craindre au contraire qu'agenouillé par force, iil ne se relève aigri et la rancune au cœur. La ,dignité est un sentiment à respecter, à ménager même dans renfant. On comprendrait, à la rigueur:,
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que le maître eût recours à cette peine, exceptionnellement, et pour punir un orgueilleux; il y aurail au moins quelque rapport entre le défaut et la peine;, mais certains maîtres en usent et en abusent à tout. propos. Le même sentiment, ou, si l'on veut, la même délicatesse me ferait jeter le bonnet d'âne aux orties. Si l'ancienneté suffisait à mériter le respect, il n'y aurait guère de coiffure plus digne de respect que ce bonnet traditionnel. Mais sans compter qu'il a coiffé bien des têtes qui n'avaient rien de l'âne, il ne s'accorde guère avec l'esprit nouveau qui anime et ennoblit la discipline scolaire. Son premier et immanquable effet, c'est de rendre le délinquant ridicule et d'amuser à ses dépens. Or, de deux choses l'une~ ou l'écolier orné des longues oreilles prend luimême la chose en riant, le malin entre de bonne grâce dans son rôle, il partage l'hilarité qu'il cause, et au besoin il la provoque et la réveille, et alors la peine tourne en plaisir et la punition en distraction~ ou l'enfant prend la chose au sérieux, il baisse la. tête, il souffre, il est humilié; or ce sentiment amer de l'humiliation porte plus à la révolte qu'au repentir. J'admettrais plutôt qu'on infligeât cette punition. à l'enfant qui aurait cherché à ridiculiser un de ses. camarades; de la sorte il n'aurait aucun droit de se plaindre, souffrant ce qu'il a fait souffrir, etla leçon pourrait être profitable . . Si l'enfant trouble la classe, le maître peut le
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placer debout, pendant quelques instants, au fond de la salle, là où, n'étant pas vu, il ne pourra ni gêner ni distraire. Cette punition, qui cesse dès qu e l'étourdi montre du repentir, est assez efficace sans être humiliante. En dépit de l'axiome que nul n'est bon juge dans sa propre cause, il m'est arrivé d'inviter un enfant à fixer lui-même la punition qu 'il croyait mériter. Tantôt l'enfant tout surpris hésitait comme devant un piège supposé et refusait de faire usage d'une liberté suspecte; tantôt, après un moment d'hésitation, il en usait: mais, soit crainte de paraître trop indulgent pour lui-même et indigne de l'honneur qui lui était fait, soit manque de discernement, il se montrait plus sévère que je ne l'eusse été moi-mêmé. C'est là évidemment un moyen délicat, et auquel on ne peut recourir que de loin en loin et avec des enfants d'un jugement droit et d'un bon naturel; néanmoins, employé avec discrétion et avec tact, il est d'un grand effet sur l'enfant lui-même et sur ses camarades, car il prouve que l'élève et le maître sont au fond d'accord, et qu'ils jugent d'après une règle commune, et à peu de chuse près de Ja même. manière; de plus il fait faire un pas dans cette voie d'émancipation progressive au terme de laquelle l'enfant est en état de se punir lui-même, c'est-à-dire de se conduire. Une fois, pourtant, j'avais mal placé ma confiance, et le délinquant, abusant de la liberté offerte, s'était
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infligé une peine si légère et si peu en rapport avec la faute commise, que la classe tout entière partit d'un grand éclat de rire. Je fis comme la classe, et une fois l'accès de rire passé : « Allons, dis-je à l'enfant, vous donnez raison au proverbe: Nul n'est bon juge dans sa propre cause; et, àla façon dont ils ont accueilli votre sentence, vos camarades ont prouvé qu'ils sont meilleurs juges que vous. Je vous dispense même du semblant de punition que vous vous êtes si judicieusement infligé; vous êtes assez puni sans l'être, asseyez-vous. » Le délinquant s'assit un peu confus. On peut donc à l'occasion mettre à l'essai le juge · ment de l'enfant dans sa propre cause, et profiter de l'excès soit d'indulgence, soit de sévérité où il tombe, pour lui montrer, en ramenant la peine à sa véritable mesure, qu'il n'est pas mûr encore pour se gouverner lui-même. C'est un grand point pour le maître, qu'il punisse ou qu'il récompense, d'avoir la classe de son côté. Un mouvement instinctif porte les enfants à prendre fait et cause pour leur camarade, et ce mouvement n'est pas mauvais en son principe; il part d'un bon naturel, comme dit LaFontaine,puisquedans l'espèce de lutte qui s'engage entre le maître et l'enfant, ses camarades prennent· parti pour le faible contre le fort. Cependant, quand le maître a raison, quand les enfants ont senti la justice de la punition, quand ils en ont reconnu la nécessité, alors un revirement
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s'opère dans leur esprit; ils passent du côlédu maître, et le coupable reste seul. Cela se fait sans bruit, sans manifestation; mais si le maître sait lire dans les yeux, s'il sait observer les contenances et saisir ces mouvements légers, ces frémissements presque insensibles, indices révélateurs de ce qui se passe dans les consciences, il sait bien vite aussi à quoi s'en tenir. Alors il est véritablement fort : le coupable ne résiste pas au maître derrière lequel il sent ses camarades, et cet accord, sur lequel il ne se méprend guère, le porte à réfléchir, à rentrer en lui-même, à s'avouer ses torts et à s'en corriger. Donnée dans ces conditions, une punition est toujours plus efficace; parfois elle devient inutile, et l'accord constaté équivaut à la punition, s'il ne vaut davantage. Une faute est un effet; avant de punir, il faut, autant que possible, en rechercher la:cause, car c'est la cause qui en fait la gravité, et si on ne la connait, on punit en aveugle, sans mesure et sans proportion. La plupart des enfants pèchent par légèreté, par étourderie, par entrainement. Comme en eux les sensations sont vives, la volonté faible et la prévoyance nulle, leurs fautes sont en général excusables et pardo~nables. C'est leur raison qu'il faut fortifier, c'est l'habitude de la réflexion qu'il faut leur donner. Comme ils ne se rendent guère compte de"ce qu'ils font et qu'ils n'en prévoient pas les suites, il est bon, avant de les punir, de faire un moment de silence, de les tenir en suspens, de prend're la faute
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en elle-même, de la considérer d'une manière générale, d'en montrer et mieux d'en faire trouver le caractère, la portée, d'en éclaircir les· conséquences. Alors la punition arrive comme une conclusion naturelle, et prend un caractère d'impersonnalité. L'enfant comprend qu'il est _ puni comme tout autre le serait à sa place, et par tout autre maître ; que c'est au mal qu'on en veut plutôt qu'à lui; c'est la règle, c'est la loi morale qui l'atteint, et il se soumet plus volontiers, sans aigreur, sans rancune. Celte sorte de généralisation dépouille la punition de ce qu'elle a d'irritant ; pendant qu'on parle du mensonge, de la grossièreté, de la brutalité, l'enfant qui a donné lieu par sa conduite à celte petite digression morale, comprend bien qu'en somme c'est de lui qu'il s'agit, quoiqu'on se tienne dans la généralité; il est bien forcé de suivre les raisonnements dont il a fourni l'occasion, il voit venir la conclusion, qui, pour être retardée, n'en produit que plus d'effet. · De toute manière, il est bon, quand les circonstances le permettent, de suspendre la punition et de la faire attendre, ne fût-ce qu'un moqi.ent. Ce moment d'attente et en quelque sorte de recueillement donne plus de poids à la petite sentence que le maître va prononcer, car ce dernier fait bien un peu office de juge, et en justice il y a toujours un moment d'intervalle entre la clôture des débats et le prononcé du jugement. Le petit coupable sent bien
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,qu'il ne perdra rien pour attendre. De son côté, le maître se donne ainsi le temps de réprimer le mou·vement d'humeur ou d'impatience qui pourrait l'entraîner à la sévérité. Ce qui importe surtout, c'est que l'enfant sente la bonté de celui qui punit et ne doute pas de sa justice. 'S'il est persuadé qu'on le punit à regret et par devoir, par nécessité, s'il est forcé de s'avouer à lui-même que la punition est méritée et proportionnée à la faute, il se soumet et il s'amende. Parmi les défauts les plus ordinaires à l'enfance il en est qui peuvent se corriger presque sans le secours des punitions et par la seule influence de î'école, si l'école est ce qu'elle doit être; de ce nombre sont le bavardage, l'inexactitude, le défaut d'ordre, ta saleté, l'impolitesse, la grossièreté du langage. En effet, dans une école bien disciplinée, où la fréquentation est régulière, où la classe est bien tenue, ·où bancs et tables, murs et plancher, tout est net et luisant, où chaque chose est en son lieu et place, où, gràceaux soins du maitre, les visages et les mains sont propres, les vêtements propres, et propres aussi les cahiers et les livres, où les manières sont polies et le langage convenable, dans une pareille école les quelque, enfants qui font tache sur l'ensemble, ne peuvent longtemps résister aux leçons muelles mais continuelles qu'ils reçoivent de toutes parts et par tous les sens. Involontairement ils se comparent à leurs camarades, et insensiblement ils se
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Jiont à leur image. Le milieu Gù ils vivent les pénètrer les façonne et les transforme ; l'exemple qui leurvient du maîLre, de leurs égaux, des lieux mêmesr l'humiliation qu'ils ressentent, le désir qu'il& éprouvent de faire comme les autres, désir si fo11L. en notre pays, tout contribue à les guérir de leursdéfauts personnels et à leur donner les qualité& communes. Le bien, en général, l'emporte sur le mal; san& cela il n'y aurait ni école, ni société pos~ible. L'édueateur doit donc se préoccuf>er avant tout de grouper· et d'organiser les bons éléments que lui fournit la, nature, de manière à former un bon corps de classequi réafüe promptement le type qu'il a conçu, e~ qui, s'accroissant sans cesse, agisse sur les autresenfants par l'irrésistible vertu de l'exemple. Ce sera là son meilleur auxiliaire, et qui réduira par degré& la part toujours trop large faite aux punitions. Mais il y a d'autres défauts, presque des vices, si ce mot n'était pas trop fort pour des enfants, qui nesont pas, comme les précédents, des défauts d'exté-. rieur et de surface, mais dont les racines plongent au plus profond de la nature et sont une partie delia nature même; pour ceux-là l'exemple, sans être i,nulile, est insuffisant, et les punitions même choisies, mesurées et appropriées, ne sont pas toujours d'une· entière efficacité. C'est ici la partie la plus délicate et la plus imporliante de la lâche du maître, celle qui demande le
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plus d'attention, d'observation, de clairvoyance et de sollicitude. La brutalité, la dureté, la sensualité, le penchant à la colère, au mensonge ne se corrigent pas seulement par l'exemple des vertus contraires. Il y faut autre chose, il y faut le raisonnement, la persuasion, la douceur, patience et longueur de temps. Cependant l'on ne doit pas se priver du secours des punitions, surtout de celles qui sont en rapport avec la faute, et qui ont par là ~ême un caractère plus moral. Si un enfant a commis un acte de brutalité, s'il a battu et blessé un autre enfant, on peut le priver pour un temps de la société de ses camarades, puisqu'il s'est montré insociable, on peut le conduire auprès de l'enfant victime de sa brutalité et le forcer à être témoin des souffrances dont il est l'auteur. S'il n'est tout à fait endurci, chose rare à cet âge, il éprouvera une émotion qui sera le prélude du repentir. Il sera bon aussi d'intéresser la classe ou l'école entière en faveur de l'enfant maltraité; car si le coupable trouve parfois en lui-même la force de résister à son maître, il est rare qu'il résiste à l'accord établi entre ses camarades, et, quand il se sent condamné par eux, il est bien près de se condamner lui-même. L'opinion est une grande force, sinon la plus grande, dans l'éducation publique, et le maitre doit s'attacher à la former pour s'en· faire un appui. II fera bien aussi de saisir les occasions
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qui pourront s'offrir de rappeler la faute commise·, soit pour en empêcher le retour en ravivant u~ souvenir pénible, soit pour louer l'enfant coupable s'il est devenu meilleur. C'est affaire de tact et de mesure; mais, en général, il ne faut pas trop vite passer l'éponge, d'abord parce que l'enfant est oublieux par nature et ensuite parce que les impressions ne sont fécondes qu'autant qu'elles sont durables. En _ésumé, quelle que soit la punition sugr gérée, soit par la nature de la faute, soit par les circonstances, elle ne sera vraiment efficace que si elle trouve un complément et une sanction dans l'opinion et que si le coupable s'est senti isolé au milieu de la désapprobation commune ; ce qui revient à dire que c'est à l'aide de tous que chacun se corrige, et que l'éducation publique possède dans l'opinion une force moralisatrice et puissante qui manque à l'éducation privée.
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�CHAPITRE XVII
DU CHAPITRE DE M. llERBERT SPENCER · SUR
L'EDUC<\.-
TION MORALE
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Bien que l'appréciation des systèmes d'éducation n'entre pas dans le plan de cet ouvrage, nous croyons devoir faire une exception pour celui de M. Herbert Spencer, d'abord parce que, venu le dernier, il a fait naitre des espérances naturelles, ensuite parce qu'il est entre les mains d'un grand nombre d'instituteurs et que la grande et légitime réputation de l'auteur a pu faire illusion sur la portée et l'efficacité de ce système. M. Spencer traite de l'éducation domestique et non. de l'éducation scolaire; mais si le principe qu'il propose est bon, ce principe est applicable à l'école aussi bien qu'au foyer, car ce sont les mêmes enfants qui reçoivent en même temps les leçons de leurs maîtres et celles de leurs parents. Voyons donc quelle est la valeur du principe qui sert de base au système.
(l) De l'É ,lucalion par J-1. Sp ancer. Édi tion populaire. Librai· t·ie de Germet· Bailliêre et c;,.
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Qu'il nous soit pe11mis d'abord de nous étonner que, dans un traité sur l'éducation morale, le mot de dev0ir ne se· rencontre pas une· seule fois. L'éducation n'étant que· l'ensemble· des moyens adoptés pour amener la volonté de l'enfant à la pratique de la loi morale, c'est une conception assurément nouvelle que celle où celle loi ne· trouve plus de place, et l'on est conduit à se d:emander ce que peut bien être une éducation à laquelle on enJève à la fois et sa règle et son but? M. Spencer commence par faire un exposé aussii piquant qu'exact des contradictions continuelles dans lesquelles tombent la plupart des parents, quii élèvent leurs enfants sans règle ni principe, au gré de leur humeur et de leurs caprices. Mais l'auteur qu'on n'accusera pas d'un excès d'optimisme, ne. eompte pas outre mesure sur l'efficacité de ses doctrines, d'abord parce que les parents sont fort imparfaits, ensuite 'parce qu'en vertu de la fameuse loÎI de l'hérédité ils retrouvent leurs défauts dans leurs propres enfants, enfin parce que, la société étant très. imparfaite a_ ssi, l'homme qui aurait été élevé dans u la perfection, c'est-à-dire suivant l'idéal de M. Speneer, ne pourrait vivre dans une société si éloignée de la perfection. Le philosophe anglais se montre donc assez résignl aux lenteurs· inévitables de l'amélioration morale; cependant sa défiance envers notre société, si grossière encore, ne va pas jusqu'à _ faire croire à l'inutilité d'un idéal. Il le proposera.. lui
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donc, afin que cet idéal, bien qu'inaccessible, règle au moins la marche et la direction du progrès. Quel est donc cet idéal? Il n'est pas placé bien haut, ce semble, et nous n'avons pas à faire un grand effort et à lever la tête pour l'apercevoir, nous n'avons au contraire qu'à regarder à nos pieds. En voici les traits principaux. Je cite : « Le criterium qui sert aux hommes, en dernière analyse, à juger leur conduite, c'est le bonheur ou le malheur qu'elle produit. » (Voir· page 127.) Ce qui revient à dire que ce sont les conséquences de nos actes qui en déterminent le caractère, ou en d'autres termes que nos actes n'ont par eux-mêmes aucun caractère moral, et qu'il faut en attendre et en connaître les suites pour se prononcersur leur valeur. Ce n'est point là un principe, nouveau, mais bien le plus dangereux des principes, si l'on veut lui donner ce nom; en réalité, c'est une erreur mainte et mainte fois réfutée et qu 'il ne . suffit pas heureusement de reproduire sous une. forme nouvelle pour en faire une vérité. Si un, ·pareil principe pouvait être transformé en règle de· conduite, il n'est pas d'acte répréhensible, coupable ou criminel qui ne trouvât son excuse dans une· erreur de jugement ou un défaut de prévoyance. Sous sa forme bénigne et inoffensive, cette petite formule contient la ruine de la morale tout entière. Autre trait : « Les réactions naturelles de nos actes sont les plus efficaces des leçons : » et ailleurs;
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les réactions accompagnées de peine sont toujours proportionnées aux transgressions. » Suivent des exemples tirés de l'enfant qui tombe ou se brûle. Si la nature est intelligente, si elle se charge d'élever l'enfant en lui faisant sentir les conséquences inévitables de ses actes irréfléchis ou autres, il ne nous reste plus qu'à nous en remettre à elle du soin de l'éducation et à la regarder faire. Mais il s'en faut que la nature ou les lois de la nature soient aussi douces et aussi équitables. Gardons-nous bien d'un excès de confiance. Si nous laissons à l'expérience le soin de corriger l'enfant, neuf fois sur dix elle ne le corrigera pas, elle le tuera. L'expérience n'a pas d'entrailles, l'expérience n'est pas une mère. Pour quelques épreuves inoffensives, elle en a mille qui peuvent être mortelles. Et combien il s'en faut que les réactions soient, comme le dit Spencer, proportionnées aux transgressions! La moindre imprudence, effet d'une ignorance inévitable dans l'enfant, peut causer la mort. Mortel aussi peut être l'accident le plus léger, le plus ordinaire. Dans ce premier âge de la vie, où ·chaque pas est un danger, où tant d'enfants succombent, yictimes précisément de l'inhumanité des choses, comment la vigilance inspirée par la tendresse maternelle, et l'expérience parfois chèrement acquise, pourraient-elles s'abstenir ? La nature ne fait pas de différence entre l'homme et l'animal ; elle ne change pas en faveur du premier la redoutable invariabilité de ses lois ;
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mais, grâce à l'éducation, l'homme ou l'enfant peuvent éviter la plupart de ces transgressions dont les réactions lui seraient funestes. Passant de la première enfance à la maturité, l'auteur prouve par des exemples que les réactions naturelles sont la meilleure et la plus efficace des leçons et des pénalités; l'oisif perd son emploi, le marchand trop avide perd ses pratiques, le médecin négligent perd sa clientèle, etc., et l'auteur conclut : « la fonction des parents est de veiller, comme ser« viteurs et interprètes de la nature, à ce que les « enfants éprouvent les vraies conséquences de leur « conduite» (p. 131.). Voilà donc, d'après Spencer, le principe dirigeant de l'éducation morale. Ce système d'éducation me paraît sinon contraire, au moins absolument étranger à la morale; en effet, il ne s'occupe et ne se préoccupe que des avantages ou des inconvénients qui peuvent ou doivent résulter de la conduite, il n'entretient l'esprit que de l'intérêt personnel, il réduit l'éducation à la prudence et à l'égoïsme bien entendu. Voyons donc en quoi consistent ce~ réactions naturelles que les parents ont pour mission de laisser se produire et de produire au besoin, et les réactions artificielles avec lesquelles il faut bien se garder de les confondre. Notons, en passant, que la mauvaise conduite des enfants ayant pour effet ordinaire de provoquer le mécontentement, la colère et les violences des
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parents, de l'aveu de Spencer, les coups eux-mêmes que l'enfant s'attire, entrent dans le nombre des réactions naturelles. Comme cet aveu coûte quelque peu à son auteur, il ajoute que « les systèmes d'éducation sont en général aussi bons que le comporte le. degré de culture de l'humanité, » ce qui en d'autres termes signifie que les choses vont à peu près aussi bien qu'elles peuvent aller et que,jusqu'à nouvel ordre, il n'y a pas trop à se plaindre si les enfants sont battus. On voit que le philosophe anglais n'entend pas précipiter la marche du progrès, et qu'il compte plus, pour l'obtenir, sur le développement naturel des sociétés que sur la vertu de son propre système. Nous retrouvons ici un des traits dominants de la philosophie contemporaine et qui consiste dans l'effacement et la presque abdication de la volonté humaine devant les lois de la nature. Voici trois exemples de réac'tions naturelles choisis par l'auteur. 1°Après avoir joué, un enfant a refusé de ramasser ses jouets et de les remettre à leur place. Réaction : quand il voudra jouer et demand€)ra ses jouets, on les lui refusera. 2° Une petite fille n'est jamais prête pour l'heure de la promenade. Réaction: on la laisse à la maison. 3° Un enfant brise ou perd son canif. Réaction ; avant qu'on lui en achète un autre, l'enfant devra prouver qu'il est devenu plus soigneux. Le preinier avantage que trouve Spencer dam,
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l'emploi de ces réactions, c'est qu'elles donnent aux. enfants « des notions justes de cause et d'effet ». Sans nier qu'il y a entre ces punitions et les fautes. un rapport naturel, nous nous demandons si le· mécontentement des parents, de 'quelque manière· qu'il se manifeste, n'est pas aussi une conséquence· également naturelle des fautes d'un enfant, s'il est. bien sage que les parents restent indifférents ou affectent l'indifférence, el si celte élimination systé-_ malique des sentiments de- plaisir ou de peine que les parents éprouvent et témoignent, n'entraînerait pas la perle d'un des meilleurs et des plus sô.rs. moyens d'éducation? Ces sentiments ont un caractère éminemment moral, car ils ont pour principe· un jugement moral et pour cause l'affection, qui n'est pas précisément un fadeur à dédaigner en. matière d'éducation; car ces réactions, dites naturelles, un étranger, un indifférent peut les appliquerto~t aussi bien que le père le plus affectueux et la. mère la plus tendre. L'emploi de ces punitions n'exclut pas le témoignage d'un mécontentement qui lui aussi est fort naturel et auquel l'enfant doit être sensible. Si celui-ci devenait lui-même indifférent à la peine et au plaisir qu·il cause, croit-on que la famille p? et l'éducation y gagneraient beaucou_ D'ailleurs ces punitions que propose Spencer ne sont pas à l'abri de toute objection; elles ont pour effet de priverl'enfant d'un exercice qui lui est salutaire, néces- . saire peut-être, et d'un instrument qui lui est utile.
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De plus, si l'enfant apprend à se bien conduire de peur d'attrister ses parents, il apprend par là même à agir par un motif désintéressé; si on l'habitue à ne considérer que les conséquences personnelles de -ses actes, on le forme à l'égoïsme. Du reste l'auteur sera avant peu amené a reconnaître la puissance de l'affection. « Un autre avantage, dit Spencer, de cette discipline naturelle c'est qu'elle est celle de la stricte justice et que tout enfant le sentira. » Et il ajoute un exemple analogue aux précédents, celui d'un enfant qui, ayant à plusieurs reprises sali ou déchiré ses vêlements, se trouvera privé d'une excursion le dimanche ou d'une partie de plaisir. Ici encore il y a méprise de l'auteur. De ce qu'il existe entre la punition etla faute un rapport évident d'effet à cause, il ne s'ensuit pas du tout que la punition soit juste, car la justice consiste non dans ce lien purement logique, mais dans l'exactitude dela proportion entre la gravité de la faute et la gravité de la peine. N'en déplaise à l'auteur, danslesexemplesqu'il cite, dans les punitions qu'il indique, il peut fort bien y avoir injustice, et pendant le temps, le long temps que l'enfant passera enfermé à la maison seul avec lui-même, il pourra songer à bien a_ tre chose qu'au rapport de cause à u effet; la sévérité de la peine pourra l'aigrir et le désaffectionner. Sans compter qu'il n'est pas toujours prudent ni même possible d'enfermer ainsi des enfants dans la maison.
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Ces systèmes, qui paraissent si simples, n'ont souvent que la seule apparence de la simplicité ; cette apparence séduisante et trompeuse cache des la~unes nombreuses et des difficullés graves. . Un autre avantage que Spencer attribue à son principe, c'est . de substituer l'action impersonnelle de la nature à l'action personnelle des parents, par eonséquent de prévenir d'un côté la colère, de l'autre la rancune, et d'améliorer par là même les relations -de famille. Je crois devoir faire remarquer que cette prétendue substitution est, sauf les cas d'accidents, plus apparente que réelle. Dans les exemples choisis par l'auteur lui-même et cités plus haut, ce n'est pas une volonté impersonnelle qui punit, c'est la volonté paternelle; ce n'est pas la nature qui retient l'enfant à la maison et qui le prive de jeu, de jouets, dé canif, de promenade, d'excursion, c'est le père, et, malgré le rapport sensible qui lie la peine à la faute, il y aurait quelque naïveté à croire que l'enfant puni va s'en prendre à la seule nature. Pour toute faute véritable, pour toute punition d'un caractère moral, mettre l'enfant en présence de la nature, comme le veut Spencer, est tout simplement impossible ou parfaitement inutile, parce que la nature est absolument étrangère à la morale, elle l'ignore et ne peut l'appliquer. Les lois de la nature traitent de la même manière tous les êtres, animés ou inanimés, raisonnables ou privés de raison ; le
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vent renverse l'homme comme il renverse l'arbre, le feu brûle l'enfant comme il brûle tout ce qui l'approche. Si l' enfantlaisse sesj ouets en désordre, s'il casse ou perd un canif, s'il n'est pas prêt pour la promenade, s'il salit ou déchire son habit, le père intervient entre la nature, qui est et reste fort indifférente, el l'enfant à punir; c'est foi qui fait un choix plus ou moins judicieux de la peine, et l'enfant ne se méprend pas sur l'auteur de ·1a punition. La nature n'agit que pour l'application des lois qui lui sont propres, c'est-à-dire des lois physiques. Les jouets sont restés par terre en vertu de la loi sur la pesanteur,le canif s'est cassé, l'habit s'est déchiré en vertu de la loi sur les forces, l'enfant a manqué sa promenade, parce que le temps ne s'arrête pas; voilà la part de la nature ; le reste est le fait d'une volonté et d'une raison très personnelles. Il s'en faut donc que le père se borne, comme le dit Spencer,« à laisser la peine se produire par les voies naturelles >> (page 142). Laisser l'enfant en présence de la nature ne servirait pas à grand'chose sans l'intervention active de la volonté paternelle. Il y a du reste dans tout l'exposé du système, sur le sens et la portée du mot nature, une sorte d'équivoque, que la suite fera mieux ressortir encore. Jusqu'à présent du reste le système n'a été appliqué qu'à la punition de fautes légères et au dévelop-. pement de qualités secondaires, comme l'ordre,
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l'exactitude, l'attention. Nous allons voir le système aux prises avec des difficultés pl us sérieuses, non plus avec des étourderies ou de simples défauts, mais avec des fautes graves ou des vices, comme la brutalité, le mensonge, le vol. Ici l'auteur se recueille un moment, et, pour se préparer à la partie la plus ardue de sa tâche et s'entraîner, il prend à son habitude, habitude d'ailleurs excellente, quelques exemples. Les voici : i 0 Un enfant a refusé à son oncle (l'oncle ici fait fonction de père) d'aller lui chercher un objet dont i.l avait besoin ; le soir, le moment du jeu venu, quand l'enfant vient prier l'oncle de jouer, celui-ci refuse simplement et froidement. Le lendemain l'enfant était aux petits soins pour l'oncle. 2o En l'absence de sa mère un enfant de cinq ans prend un rasoir, coupe une partie des cheveux de son frère et se blesse. Le père rentre, l'apprend, et n'adresse pas la parole à l'enfant ni le soir, ni le lendemain. L'effet de ce silence fut souverain. Dans ces deux nouveaux exemples il ne s'agit encore que d'un défaut de complaisance et d'un acte d'imprudence. Cependant, ce n'est point le système des réactions naturelles qui a eu l'honneur de ,corriger les petits coupables, car l'auteur prend -soin de nous dire, que ces enfants aimaient telle.ment l'un son oncle, l'autre son père, qu'ils ne purent supporter, le premier, la froideur avunculaire, -et le second, le silence paternel. Nous voyons ici se
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glisser dans le système un agent qui avait d'abord" été soigneusement écarté ou au moins relégué au second plan, dont l'arrivée dérange un peu la sédui-sante simplicilé du système des réactions naturelles. Cet agent d'éducation, c'est l'affection filiale d'un côté, paternelle de l'autre. L'apparition assez inattendue d'un agent dont le concours semblait avoirété d'abord refusé, ne laisse pas que de surprendre~ mais elle nous ramène tout doucement vers les pratiques les plus ordinaires de l'éducation. Spencer reconnaît donc que l'affection mutuelle entre enfants et parents est l'auxiliaire indispensable. de la nature; il ajoute que par l'abus et le mauvais choix des punitions, les parents pour la plupart. finissent par perdre cette affection et ne plus être aux yeux de leurs enfants que des amis ennemis. Il n'en serait pas de même, croit Spencer, si lesparents pratiquaient la méthode des réactions naturelles, la seule qui soit propre à leur concilier l'amour de leurs enfants. L'auteur prend encore un exemple:: Un enfant s'amuse à côté de sa mère ; il fait brûler à la chandelle des bouts de papier. La mère doit se. borner à l'avertir, car si l'enfant se brûle, il acquerra.. une connaissance utile et ne pourra se plaindre de sa. mère qui l'aura averti. Nous ne demanderons pas si, à ·l'âge où l'enfant.. peut allumer des bouts de papier à la chandelle, il en est encore à ignorer ·que le feu brûle, et s'il n'y aurait pas un moyen plus simple de le lui apprendra
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sans danger, qui serait de le faire approcher.du feu, en lui faisant remarquer que, plus il approche, plus la chaleur augmente et réciproquement ; mais laissant là ces questions qui pourraient paraître indiscrètes, nous nous bornons à demander ce que devient ici le système de l'auteur. Voilà l'enfant en présence de la nature et d'une de ses lois les plus importantes et les plus dangereuses. Pourquoi donc la mère vient-elle s'interposer, et par un conseil inopportun faire manquer à l'enfant une si belle occasion de s'instruire? Nous voyons par là que l'application du principe comporte quelques adoucissements et quelques exceptions. Mais le but de l'auteur était de montrer par cet exemple comment les parents peuvent s'assurer une affection nécessaire au succès de l'éducation. Nous avons des doutes sur l'excellence du moyen, car l'enfant qui se sera brûlé, et nous savons par expérience qu'on. n'éteint pas toujours le feu aussi aisément qu'on l'allume et surtout au point voulu, l'enfant, dis-je, à qui la douleur cuisante de la brûlure ôtera une partie de ·son jugement, pourrait bien s'étonner ~ue sa tendre mère ne lui ait pas épargné cette douleur d'une utilité au moins contestable. Nous craignons même que le souvenir de cette souffrance ne soit pas de nature à accroître en lui la piété filiale. Enfin, après tant d'ajournements, il faut pourtant se décider à appliquer le principe aux cas graves, aux actes de brutalité, au mensonge, au vol. L'auteur
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paraît a'Voir quelque peine à en arriver là. Il s'arrête ,encore, après un faux élan, pour nous avertir que, si l'affection, dont il vient de montrer la puissance, règne dans la famille, les grandes fautes y seront beaucoup plus rares. Soit; mais cette rareté étant ,due à l'affection, et non au système, que devientl'efdlcacité ou la prétendue infaillibilité du système ? L'auteur répondra que, l'affection étant le fruit d'une -sage application du principe, c'est en somme au ;principe que revient l'honneur du progrès ? Nous ne pouvons nous empêcher de faire remar·querqu'ily a dans cette espèce d'évolution de l'auteur un véritable déplacement de la vertu éducatrice, qui ,est reportée du principe des réactions auquel ell~ . -était d'abord attribuée, à l'affection des enfants qui -en ·serait la conséquence. Nous croyons superflu d'ajouter que la piété filiale ne découle pas uni.quement du système de Spencer, et que dans bien ,des familles où ce système était ou est inconnu, fos enfants ont aimé et aiment leurs parents. · Enfin nous arrivons, et, prenant son courage à deux mains, l'auteur applique enfin à une faute grave, au vol, la discipline des conséquences. Un .enfant a volé; réaction : il restituera. Ici notre étonnement augmente. Il restituera ! mais, quatre fois au moins -sur cinq, l'objet volé a disparu, la restitution est impossible. Pardon, dit 'Spencer, on se rattrape sur l'argent de poche. Nous répondrons que si presque tous les enfants ont des
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poches, il s'en faut de beaucoup qu'ils aient tous de l'argent. Et puis quelle peut-être. l'efficacité d'un pareil moyen ? Si l'enfant n'a en perspective que l'éventualité d_ la restitution, nous avons nous en e espérance de }:>elles générations de voleurs; car il n'est pas un bambin, si borné qu'il soit, qui ne puisse construire le raisonnement qui suit:« Si je suis pris, je n'y perds rien, puisque je n'ai qu'à rendre; si j'échappe, c'est tout profit. » Du reste l'auteur sent si bien l'insuffisance par trop manifeste de la discipline des conséquences qu'il se rabat encore cette fois sur le mécontentement des parents, rappelant toutefois que l'efficacité de ce mécontentement sera proportionné à l'affection des enfants, ce qui pour le fameux système des réactions naturelles revient à un aveu complet d'impuissance. Le système se réduit donc à ceci : dans ~es cas graves, la discipline des conséquences n'a de vertu qu'aulant que les enfants aiment leurs parents. J'ajouterai que cette vertu est bien petite, que dans le cas cité, la restitution est une punition insignifiante, et que la véritable punition de l'enfant est d'avoir affligé ceux qu'il aime. Il faut donc qu'il les aime. Spencer avance que l'application de son système pour les fautes légères suffira à engendrer l'affection. C'_ reconnaître que ce système est par est lui-même inefficace; donné d'abord comme l'ins.:. trument principal et presque unique ~e l'éducation, iltombeaurang de simple auxiliaire. C'estl'affection
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qui devient la véritable éducatrice, le principe des réactions n'est plus qu'un simple moyen, moyen douteux, de produire l'affection nécessaire. Ajoutons que l'auteur se dispense et pour cause d'appliquer son principe déjà bien affaibli à des actes de brutalité el au mensonge. La réaction naturelle l'aurait peut-être amené à brutaliser l'enfant brutal et à tromper le trompeur. Après une démonstration si écourtée et si brusquement close, après cette espèce: de substitution d'un agent nouveau au principe qni se dérobe, on est surpris que l'auteur se croie en droit de conclure comme il le fait en ces termes (page 152): « Ainsi la discipline des consécc quences est aussi bien applicable aux grandes c, fautes qu'aux peJites. » ' Ce qui est démontré au contraire, c'est que ce principe étroit n'est applicable et encore avec forc e restrictions et tempéraments qu'à quelques cas de l'éducation physique, et que la vie morale de l'enfant lui échappe et le déborde de toutes parts. Suivént des conseils qui, pour n'être pas nouveaux , n'en sont pas moins bons, comme les suivants : i O Qu'il ne faut pas exiger des enfants une per-fection prématurée. 2° Que les parents ne doivent pas laisser leur colère éclater en menaces ou en mauvais traitements, mais -se contenir et se calmer en considérant quelle sera la conséquence normale de la faute commise et comment cette conséquénce pourra être rendue sensible;
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"3° Que, d'un autre côté, il ne faut pas rester impassible, car on se priverait ainsi d'un moyen d'action qui, pour être secondaire, n'en est pas moins d'une efficacité réelle, l'approbation ou la désapprobation des parents ; · 4° Qu'il faut être sobre de commandements, mais dans le besoin, commander avec suite et décision ; ·· 5° Que le but de l'éducation étant d'amenér l'homme à se gouverner lui-même, la direction extérieure doit aller diminuant à mesure que l'enfant devient capable d.e se diriger tout seul; 6° Que celte méthode d'éducation convient particulièrement aux peuples libres ; 7° Que l'éducation est la chose la plus délicate, la plus difficile qu'il y ait au monde; qu'elle der:nande de la sollicitude, de la clairvoyance, de l'empire sur soi-même, et que si l'on veutbienfairel'éducationd'un enfant, on est amené à refaire sa propre éducation. En résumé, par cet examen analytique et critique nous avons montré que le système de Spencer est surfait, qu'il se réduit à un principe étroit el rarement applicable même dans l'éducation physique, que l'auteur s'est dispensé de la partie la plus difficile de sa tâche, qui consistait à prouver par des exemples nombreux et variés que son principe embrasse toute l'étendue de la vie morale; qu'il s'est borné à un seul ·et unique exemple, _oelui du vol, exemple peu concluant; qu'il se trouve amené à reconnaître lui-même l'insuffisance, voire l'ineffica-
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cité de son principe sans le concours et le secours de l'affection ; que l'application du principe est loin d'être un moyen infaillible de produire cette affection pourtant indispensable à son efficacité; que l'auteur s'est enfermé lui-même et est resté enfermé dans un cercle vicieux évident, bien qu'il semble ne pas l'apercevoir; c'est en effet un cercle vicieux d'établir d'un côté que l'affection est nécessaire dans l'application du principe, et de l'autre que c'est l'application du principe qui produit l'affection; ou, en deux mots, que la conséquence du principe est la condition de son efficacité. Le bien y est ramené à l'utile, et l'obligation à un simple calcul. La loi morale n'y est même pas mentionnée à côté des lois physiques; le mot de devoir n'y est pas prononcé ; du mérite et du démérite, il n'est plus question ; la conscience tout entière, avec sa vie si riche et si intense, a disparu, et avec elle le principe et les conditions de la moralité. Dans le for intérieur, il ne reste plus qu'une place vide, l'homme n'y est plus. Avec un tel système on peut encore conseiller quelque chose à l'enfant, on ne peut plus rien lui commander; car Jlll ordre suppose une autorité, et l'on ne commande pas au nom de l'intérêt. Ce n'est pas la · loi des réactions naturelles qui engendrera jamais ni l'effort volontaire, ni l'abnégation, ni le dévoilment; elle pourra bien former de prudents égoïstes, mais des hommes vertueux, jamais.
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Si l'on demande ce qui a causé une illusion assez répanaue sur la valeur pratique de ce système, je répondrai que la clarté parfaite de l'exposition, l'appareil scientifique de la démonstration, le ton de l'auteur qui respire et inspire la confiance, sa légitime réputation fondée sur d'autres ouvrages, me paraissent les causes principales d'une vogue, que la valeur intrinsèque du traité est loin de justifier.
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DE L'ÉDUCATION PAR LA FAMILLE SA PUISSANCE.
SOMMAIRE. - De la famille. - Tant vaut la famille, tant vaut la société. - Que l'enfant doit êt1·e élevé en vue du rôle qui l'attend. - Puissance éducatrice de la famille. - Qu'elle l'emporte sur l'influence de l'école. Par la priorité, la continuité etla durée de son action. - Parce qu'efle s'exerce sur les sens autant que sur l'esprit. - Parce que les exemples ont plus de force que les leçons. - Parce que l'affection dispose à l'imitation. - Parce que l'autorité paternelle est la plus grande et qu'elle a pour elle l"opinion et les lois. - Il faut donc agir sur la famille autant et plus que sur l'école. - Que la parole vivante est p1·éférable à la parole écrite pour exercer cette action nécessaire. - Faiblesse de l'action morale exercée par l'État. - Comment l'école peut lui venir en aide.
Tant vaut la, famille, tant vaut la société. Si l'on veut juger de la valeur morale et par suite de la force véritable d'un pays, c'est à la famille qu'il faut regarder; c'est là qu'est la source de la moralité publique comme de la moralité privée; pure, elle féconde et vivifie la société tout entière; corrompue, elle répand partout la corruption et la mort. Et il est facile de comprendre l'énergie de cette action bienfaisante ou funeste. Est-il des liens plus étroits,
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plus forts, plus sacrés que ceux qui nouent le faisceau de la famille, et par suite, est-il des devoirs plus impérieux que ceux qui naissent de ces liens naturels ? Respectera-t-il les liens de convention, l'homme qui aura brisé ceux de la nature? Remplira-t-il ses devoirs envers ses concitoyens, envers ses semblables, l'homme qui se sera affranchi de ses devoirs envers sa famille? Défendra-t-il sa patrie, celui qui abandonne une mère! sera-t-il bien sensible aux malheurs des autres celui qui reste indifférent aux soaffr_nces de ses proches? Fera-t-il pour a des étrangers ce qu'il ne fait pas pour son propre sang? Non, des époux infidèles, des pères égoïstes, des enfants ingrats, ne donneront pas dans la vie l'exemple de la loyauté, du dévoüment, de la reconnaissance; cependant la société ne peut se passer de vertu. C'est la famille qui est l'école de la vertu; c'est là qu'elle se forme et s'éprouve; et l'accomplissement des devoirs que la famille impose est la condition et 1a garantie de l'accomplissement de tous les autres. Aussi n'est-ce pas seulement à l'enfant que nous devons songer, mais à la famille dont il n'est aujourd'hui qu'un membre et dont il sera un jour le chef. Faisons en sorte qu'il trouve à l'école les leçons et les exemples qui parfois lui manquent au foyer; donnons-lui l'éducation pour qu'il puisse la , donner à son tour; élevons-le pour qu'il devienne éducateur. Tournons fréquemment ses regards .vers
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l'avenir, plaçons-le en imagination dans le rôle qu'il aura à remplir. Les enfants sont appelés à être un jour pères de famille, ils auront à rendre le service qu'on leur rend aujourd'hui. S'ils n'ont pas d'enfants à eux, ils pourront avoir des enfants adoptifs, ils auront des neveux, des nièces; beaucoup seront des patrons et devront faire de leurs apprentis non seulement de bons ouvriers, mais aussi d'honnêtes gens; plusieurs seront instituteurs; enfin de toute manière ils auront des conseils, des exemples à donner, ils devront contribuer en quelque manière à l'œuvre commune de l'éducation. Dès aujourd'hui ils ont des frères, des sœurs plus jeunes qu'eux, auxquels ils peuvent être utiles ou nuisiples selon qu'ils se conduisent bien ou mal. C'est en les entretenant dans ces pensées qu'on leur donnera dès l'enfance le souci de la di.gnité personnelle, et qu'on les pénètrera du sentiment d'une respon· sabilité morale qui va croissant avec les années. Ramenons donc sans cesse leur esprit vers ce foyer à la flamme duquel s'allument tous les nobles sentiments, qui éclaire l'enfant, qui anime l'homme fait et nourrit au cœur du vieillard un reste de chaleur. De toutes les influences au milielJ desquelles l'homme se développe, l'influence de la famille est incomparablement la plus puissante et la plus durable. C'est qu'elle saisit l'enfant dès sa naissance ou pour mieux dire dès le sein de sa mère; c'est que d'abord elle agit au dedans de lui par celte myEté-
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rieuse et redoutable vertu de l'hérédité morale, c'est qu'ensuite du dehors, elle l'enveloppe, elle le pénètre par une action lente et continue dans la suite de son long et insensible développement. La famille forme le premier fonds sur lequel les autres influences viennent successivement déposer des couches diverses; mais ces sous couches plus ou moins épaisses, plus ou moins résistantes et dont plusieurs s'usent, changent ou disparaissent, le fonds subsiste inaltérable, indestructible. Après la famille vient l'école; l'enfant lui arrive déjà imprégné· des influences premières. Elle garde bien l'enfant pendant le jour, mais le soir elle le rend à la maison qui ressaisit son empire et reprend son action. S'il y a désaccord entre l'école et la famille, si ces deux influences au lieu de s'unir et de se confondre, se séparent et se combattent, ce n'est pas l'école qui a le dessus dans celle lutte inégale, c'est la famille qui défait presque infailliblement l'œuvre de l'école, de telle sorte que ou elle est son meilleur auxiliaire ou elle devient son pire ennemi. Et lorsque l'enfant a quitté l'école, et il la quitte beaucoup trop tôt, au moment même où sa raison plus éclairée, sa volonté plus exercée assureraient aux leçons qu'il y reçoit une efficacité plus grande, la maison paternelle le reprend tout entier ou le livre, à peine moralement ébauché, aux dangers de !;apprentissage. Ce qui fait la force de l'influence domestique, ce
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n'est pas seulement qu'elle a pour elle la priorité, la continuité et la durée, ·ce qui est beaucoup, mais qu'elle s'exerce pour ainsi dire sur les sens autant que sur l'esprit; elle est moins un enseignement qu'un exemple permanent. C'est par l'imitation que se forme l'homme; il imite non seulement sans effort, mais par instinct et avec plaisir, et il imite le mal comme le bien, sinon mieux. Les parents n'ont qu'à faire et laisser faire; l'enfant se forme à leur image. La leçon orale est forcément courte -et intermittente, la leçori vivante est continuelle. Bien plus, s'il y a désaccord entre les deux, si les parents parlent bien et agissent mal, la première leçon est perdue, l'autre seule est suivie. Et la chose est ,toute naturelle: en effet, l'enfant comprend instinctivement qu'il est plus aisé de bien dire que de bien· faire, et de donner que de suivre un conseil; il comprend aussi qu'on ne peut pas exiger d'un enfant plus que d'une grande personne; aussi le mal qu'il fait par imitation lui parait-il à bon droit excusable. Ce qui contribue encore à l'efficacité des exemples domestiques, c'est que même en des parents indignes · l'enfant sent encore de l'affection, c'est qu'il aime et se sent aimé; or l'amour dispose à l'imitation; on n'imite pas ceux que l'on hait, puisqu'on ne veut à aucun prix leur ressembler. Quelle que soit parfois la brutalité des parents, quelque pénibles ou violentes que soient les scènes dont l'enfant est le témoin, c;est encore dans la famille qu'il se trouve le
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mieux; à travers ses tristesses, ses craintes et ·ses souffrances, c'est encore de là que lui viennent ses meilleurs moments; dans cette foule agitée, inconnue qui l' entoure et où il est noyé, au milieu des dangers invisibles dont il a le vague pressentiment, il comprend que là est encore son meilleur appui, son recours, son refuge, et que nulle part il n'a plus à attendr~ qu'au foyer. Du reste en imitant ses père et mère, il est en règle avec sa conscience, avec l'opinion. L'autorité paternelle est assuré.ment la moins contestable et la moins contestée; les autres autorités, sous lesquelles l'enfant se trouve momentanément placé, ne sont en réalité que des espèces de délégations; c'est au nom du père que l'instituteur parle, c'est l'autorité du père qu'il invoque pour affermir la sienne; on sent si bien que cette autorité est nécessaire, et qu'aucune autre ne peut la remplacer, qu'on se garde d'y porter la moindre atteinte, et que lorsqu'elle se montre, les autres s'effacent. L'opinion la soutient, l'État la consacre, il la maintient jusqu'à l'àge mûr; il entend que la famille lui prépare et lui livre des hommes faits; il n'entre en rapports directs a vecl'enfant que lorsque celui-ci est lui-même devenu capable d'exercer à son tour l'autorité paternelle. Puisque l'action de la famille est si forte par ellemême et par l'appui qu'on lui prête, pui,:qu'elle a pour elle la nature, le temps, l'affection, l'opinion, les lois, c'est donc à régler, à moraliser cette action
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qu'il faudrait s'appliquer avant tout. Réformer l'école est bien, réformer la famille serait infiniment mieux. Ce sont les parents eux-mêmes qu'il faudrait amener à l'école, ou encore ce sont des écoles qu'il faudrait ouvrir pour les parents.• Excellente est la propagande par les livres, malheureusement ceux qui ont le pl us besoin de livres sont aussi ceux qui lisent le moins. Et puis ce tout n'est pas de lire, il faut choisir ses lectures; les mauvais livres pullulent, ils sont bruyants, remuants, hardis, entreprenants; ils arrêtent les passants, ils forcent l'entrée des maisons. Enfin le livre, le bon livre surtout, produit peu d'effet sur le peuple, il profite à ceux qui ont l'habitude, le besoin et l'art de ljre. C'est la parole, la parole vivante qui agit sur les hommes incultes, c'es telle qui les prend, qui les reinue, qui les ébranle, qui leur inspire le désir d'aller ensuite chercher dans les livres le renouvellement des émotions qu'elle leur a données. Quelle belle et grande croisade à enfr~prendre, ou plutôt à poursuivre, car _n plus à un point elle est i:ommencée. Il y a bien e des forces vives, bien des forces morales éparses dans notre pays, qu'on pourrait chercher, unir et diriger vers cet apostolat si nécessaire. L_ grand malheur de l'État c'est qu'il est sans e action sur les parents; son influence moralisatrice peut bien s'exercer par l'école sur les enfants, elle · est nulle sur les hommes. Tout au plus se fait-elle sentir d'une manière indirecte par le plus ou moins
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de fermeté qu'il déploie à faire respecter la morale publique et à arrêter la propagande de l'immoralité, et sous ce rapport on ne l'accusera de commettre ni des excès de zèle ni des abus de pouvoir. Mais cette aclion purement protectrice ou défensive ne saurait aucunement se comparer à celle des religions et des philosophies qui embrassent toute la durée de la vie humaine, et continuent de parler à l'âge mûr et même à la vieillesse avec la même autorité qu'à l'enfance. Voilà ce qui rend si difficile la régénération des familles où l'on a rompu avec toute tradition religieuse sans accepter en échange aucune discipline philosophique. En dehors de la croisade morale dont j'ai parlé plus haut, notre espoir est dans l'école, c'est-à-dire dans l'enfance. Dans plus d'une famille, dans celles où il rei'te un fonds d'honnêteté, l'enfant peut introduire l'éducation; par un louchant renver;,ement des rôles, il peul, dans une certaine mesure,deyenir l'éducateur de ses propres parents. El pour cela, pas n'est besoin qu'il parle et donne des leçons; il n'a qu'à se montrer tel qu'on s'applique à le rendr~ à l'école, c'est-à-dire, bien élevé. Sans le vouloir, sans le savoir, il exercera autour de lui une douce influence. Si ses manières sont polies, si son langage est convenable, s'il est affectueux, respectueux, si sa physionomie ouverte respire la bonté et la santé de l'âme, insensiblement, involontairement, les parents seront amenés à faire un retour sur eux-mêmes et une comparaison
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entreeuxetleur enfant; ils serontamenés à s'observer en sa présence, à se contenir, à le traiter avec plus de douceur, à prendre quelque chose des qualités qu'il montre. Alors naîtra peut-être dans leur âme ce sentiment si délicat du respect de l'enfance et l'éd ucalion remontera. Mais cette action ascendante et en quelque sorte renversée sera toujours d'une rareté extrême et d' une ,médiocre vertu. Ce qui est possible autant que désirable, c'est de former des enfants qui soient un jour des p ères de famille meilleurs que ne l'ont été leurs propres parents. Tel était le souhait d'Hector, embrassant son nouveau-né: cc Puisse-t-il être meilleur que moi! » l\fais il ne faut pas se borner à des vœux stériles; 1 les temps demandent un effort énergiq ue, général et prolongé.
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MOYENS DE FORTIFIER L'ESPRIT DE FAMILLE
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SOMMAIRE. - Que la pensée de la famille doit toujou1;s être présente à l'école. - · Que celle-ci doit devenir l'école de la famille. - Qu'on peut très bien initier et former l'enfant aux devoirs d'un chef de famille. - Le placer en imagination dans le rôle qu'il aura p1us ta1·d à remplir. - Lui montrer que tout ce qu'il apprend aujourd'hui lui servira à mieuxc accomplir sa mission. - Le plaisir du père qui peut s'associer aux études de ses enfants. - Le repas de famille. - ' Que l'enfant travaille mieuxc qnand le père s'intéresse à ses travauxc. - Qu'il doit se rendre chaque jour plus utile à l'aide du savoir qu'il acquiert. - Que le maître do it s'enquérir de la profession des parents afin de mett1·e l'enfant en -état de leur rendre des services. - Que l'instinct domestique est plus fort chez les filles; que cependant il a besoin d'être développé et dirigé par un enseignement approprié à la con. ,dition des femmes. - Moyens de faire naître le respect des _garçons pour les filles. - Moyens d'entretenir le respect filial même envers des parents indignes. - Rapports de l'instituteur avec les familles. - Du célibat des maîtres, ses .dangers. -Quel'instituteur marié devrait avoir une situation meilleure. - Du célibataire. - Sa vie. - Sa vieillesse. - sa mort. - Que la presque totalité des professions s'accommode mal du célibat. - De son influence déplorable sur la société contemporaine. - Tableau de la vie de famille. - Que l'idéal ~st un besoin pom· l'homme, et en_dépit du réalisme, une indestructible réalité.
Puisque l'influence de la famille est si puissante .qu'elle va jusqu'à neutraliser ou détruire celle de
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l'école, puisqu'elle ne règne pas seulement dans le présent, mais qu'elle s'étend dans l'avenir, et que le père qui l'a subie l'exerce à son tour sur ses propres _ enfants, nous devons redoubler d'efforts pour que celte influence devienne efficace et bienfaisante. Que nous le voulions ou non, ce sont les parents quJ sont et resteront les éducateurs de la nation ; songeons donc aux parents, songeons à l'éducation des éducateurs. Il faut dans le présent envisager l'avenir, dans la tige naissante voir l'autre mûr qui donnera un jour des rejetons semblables à lui-même, en un mot dans l'enfant il faut considérer le futur père de famille, et tourner en ce sens et vers ce but s~m ·esprit, son cœur et nos propres leçons. Que l'éducation se pénètre donc de l'esprit de famille, qu'elle soit sans ce~se préoccupée de cet intérêt suprême, que l'enseignement du maître en inspire et en respire le respect et l'amour, qu'il y rapporte et reporte sans cesse ses pensées, que l'école soit comme entourée de l'atmosphère de la famille, qu'on la voie en perspective au bout de tous les enseignements, comme dans les beaux jardins, au fond de toutes les allées on aperçoit la maison; qu'elle soit toujours présente à l'école, que celle-ci n'en soit pour ainsi dire qu'une dépendance ou plutôt qu'elle devienne l'école même de la famille. Pour y réussir, nous devons habituer l'enfant à considérer la famille comme le milieu naturel de l'existence et le· rôle de chef de famille comme le
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plus digne de tous et le plus désirable. Comment, <lira-t-on, vous allez parler à des bambins des devoirs de la paternité? Je réponds : oui. Un labouleur apprend bien à son enfant à soigner, à atteler, à dételer les chevaux, il en fait de bonne heure un petit laboureur, qui sait dans quelle saison, par quel temps il faut fumer, semer, labourer, moissonner, battre, faucher, bref qui a déjà dans sa petite tête tout le train de la vie des champs, et qui au besoin pourrait mener la maison. Eh bien, ce que le père fait pour son métier de laboureur, nous pouvons le faire aussi pour le métier d'homme. Nous pouvons développer dans l'enfant les aptitudes morales qu'il exige, la prévoyance, l'économie, l'habitude de songer aux autres avant de songer à soi, <le se priver pour le plaisir des siens, de s'identifier à eux, de vivre de leur vie, de souffrir, de jouir en eux, de se préserver ou de se corriger des défauts ou des vices qui seraient nuisibles ou funestes à la communauté, enfin d'envisager toujours, quoi qu'il fasse ou qu'il dise, les conséquences que peuvent entraîner pour la famille entière la conduite de son chef. Oui, on peut traiter les enfants en hommes, les pénétrer à l'avance de l'importance et de la dignité <lu rôle qui les attend, et les préparer à le bien remplir. Je sais qu'il y a là matière à plaisanteries, mais je sais aussi que la plaisanterie s'attaque à tout et volontiers aux choses les plus graves. Le mieux est <l'en prendre son parti, et de pousser au but. Aussi
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bien les plaisanteries déplacées retombent parfois sur les plaisants; etles vrais pères de famille ne riront pas. Faisons donc vivre l'enfant en imagination dans l'avenir; habituons-le à se mettre à la place des-es parents pour juger de ce point de vue ses actions d'enfant. Cette habitude de se dédoubler, de sortir de soi-même, de se substituer mentalement aux autres, pour de là s'observer et appré'cier sa propre conduite avec le jugement d'autrui, cette habitude, dis-je, est assurément l'une des meilleures qu'on puisse contracter dès l'enfance. Quand donc l'enfant a commis une faute, changeons pour un moment les rôles, élevons-le à la dignité paternelle et qu'il se juge comme le ferait son père lui-même. De ce point de vue il comprendra mieux que tous ces bons sentiments qu'on cherche à lui inspirer affection, respect, dévoüment, toutes ces qualités qu'on s'efforce de cultiver en lui, docilité, franchise, amour du travail, ses parents seraient heureux de les trouver en lui, comme il sera lui-même heureux de les trouver plus tard dans ses propres enfants. Disons-lui que_tout ce qu'il fait de bien et de bon dans l'école, tout ce qu'il y apprend lui servira un jour à mieux remplir ses devoirs de citoyen etde père; que, fortifié par la gymnastique, il supportera plus aisément les fatigues de la campagne ou de l'atelier; que, façonné par les travaux manuels, éclairé par la science, il sera cultivateur plus habile, ouvrier plus adroit, qu'il gagnera de meilleurs
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salaires, qu'il fera produire davantage à sa terre, et pourra ainsi nourrir plus aisément sa famille, et par ses économies lui constituer un capital. Disons-lui que chaque génération est un intermédiaire entre celle qui la précède et celle qui la suit, qu'elle reçoit de l'une le trésor commun de l'éducation pour le transmettre à l'autre enrichi par ses soins; que ce qu'il amasse aujourd'hui sera le patrimoine de ses propres enfants; que, grâce au savoir qu'il aura acquis, il pourra les· instruire à son tour, les suivre, les aider dans leurs éludes, s'intéresser à leurs travaux, juger et apprécier leurs efforts et leurs progrès. Montrons-leur le père assis le soir à la table de famille, entouré de ses enfants, s'enquérant de ce qu'ils ont fait ou lu pendant le jour, réveillant ses propres souvenirs à leurs petits récits, heureux de voir leur esprit s'ouvrir, leur mémoire se meubler, leur jugement s'affermir, expliquant, racontant, complétant, tirant de son propre fonds et de l'expérience de la vie les développements et les applications, en un mot achevant l'œuvre commencée par le maître. Quelle différence entre ces repas ennoblis par d'utiles causeries et ces repas tantôt muets et tristes, et tantôt affadis par des banalités, ou assaisonnés par la médisance! Il travaille bien mieux, avec plus de plaisir et de profit l'enfant qui travaille pour être agréable à ses parents, suivant en cela l'exemple de ses parents, qui eux aussi travaillent pour le bonheur de leurs enfa~ts;
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et les parents eux-mêmes, combien plus aisément ne portent-ils pas le poids des durs travaux et des longues fatigues, quand ils voient que leurs enfants comprennent et sentent leurs sacrifices et leur en témoignent de la reconnaissance! L'enfant grandit en dignité par la part qu'il prend au travail commun; il est alors bien réellement de la famille, il ne reçoit pas sans retour, il paye son écot, il contribue au bonheur des autres, il resserre l'union des siens, il éclaire l'avenir d'une douce lumière, il s'habitue par degrés à remplacer son père dans ce rôle si noble et si touchant de protecteur et d'éducateur. Le maître doit donc diriger en ce sens toutes les penPées de l'enfant, l'engager à rendre à ses parents mille petits service;;, et faire tourner au profit de la famille le savoir acquis à l'école. Il ne s'agit pas bien entendu de le pousser à quitter l'école avant l'heure pour entrer en apprentisRage ou vaquer aux travaux des champs; ce serait sacrifier l'avenir au présent, et un intérêt capital à un minime intérêt. Mais par les services chaque jour plus nombreux et plus intelligents que l'enfant pourra rendre au père dans ses moments de liberté, il lui fera mieux comprendre combien il importe de le laisser jouir d'une éducation si féconde. Que le maître s'enquière du métier et de la profession qu'exercent les parents et qu'il montre à l'enfant comment il peut se rendre utile, qu'il lui en su~gère les moyens, qu'il les cherche de concert avec
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lui; il ménagera ainsi aux parents des surprises agréables et s'en fera d'utiles auxiliaires. Si le père est boutiquier, commerçant, l'enfant peut lui offrir de tenir le livre de comptes, de faire des factures, d'écrire des lettr.e s; s'il est ouvrier, de lui dessiner un outil, un meuble, de lui dégrossir une planche, un morceau de fer; s'il est cultivateur, de lui mesurer un champ, une prairie; il peul demander au maître de lui enseigner ce qui a rapport au métier de son père afin de po1,1voir l'aider, s'entretenir avec lui, s'intéresser à ses travaux. Le soir, à la veillée, il peut offrir de lire à haute voix quelque livre intéressant prêté par l'école, ou raconter quelque belle histoire, ou, dans l'occasion, chanter quelque beau chant moral ou patriotique. S'il trouve le moyen d'être utile à ses parents eux-mêmes, à combien plus forte raison pourra-t-il l'être à ses frères et sœurs, surtout quand ils sont plus jeunes que lui l Cette utilisation des aptitudes de l'enfant, de ses premières connaissances, de ses goûts naissants, au !f)rofit de la famille, oulr13 la satisfaction qu'elle procure aux parents, est assurément une des meilleures prépa.r alions à la vie en général, et en particulier à l'accomplissement des devoirs de la paternité. Pour les filles, l'action de la maîtresse, sans être inutile, est beaucoup moins nécessaire. En elles la voix de la nature parle plus haut, l'instinct domestique s'éveille plus tôt. De bonne heure elles se créent
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une petite famille à côté de la grande, elles font les petites mamans, elles habillent, elles soignent leurs poupées, elles remplissent envers elles les devoirs d'une maternité imaginaire, et préludent par une imitation instinctive à l'accomplissement des devoirs de la maternité véritable. De ce qu'elles entrent naturellement dans leur rôle, ce n'est pas une raison pour les abandonner à elles-mêmes, et laisser agir la nature toute seule. D'abord, il en est dont l'esprit prend de bonne heure une autre voie; il en est en qui l'instinct est faible, il en est qui s'arrêtent à la poupée et qu'il faut aider à passer du jeu au sérieux de la vie; il_en est en qui l'étude elle-même, s'y l'on n'y prend garde, étouffe l'instinct domestique. Il faut le dire, dans beaucoup d'écoles, surtout d'écoles urbaines, les institutrices se bornent trop exclusivement à enseigner; elles s'enferment dans les programmes et ne regardent pas assez du côté dela vie réelle; elles sont trop maitresses et pas assez maternelles ; elles ne considèrent l'instruction qu'en elle-même, et pas assez dans ses applications; leur horizon est formé par l'enceinte de l'école et leur vue ne s'étend pas au delà, elles ne voient dans leurs élèves que des écolières et non de futures ménagères et de futures mères de famille; leur enseignement a quelque chose de théorique 1:it d'abstrait, au lieu d'être approprié à la condition, à la destinée de la femme; et cependant ce n'est pas pour le présent qu'elles enseignent, ce n'est pas pour
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l'enfance qu'elles doivent former l'enfant, mais Lien pour la maturité, ce n'est pas pour que leurs élèves possèdent le savoir à la manière des livres, mais pour qu'!)lles sachent en tirer profit, pour qu'elles le répandent autour d'elles, et en nourrissent un jour leur famille. Il ne s'agit pas de remplir des citernes, mais de faire jaillir des sources. Si les filles elles-mêmes ont besoin d'être soutenues dans la voie où la nature les pousse, à combien plus forte raison faut-il y aider les garçons, en qui l'instinct paternel est plus sourd, et dont l'esprit est de bonne heure sollicité dans d'autres directions. La différence et la variété de leurs jeux indique assez d'autres tendances et d'autres préoccupations; leur esprit se tourne naturellement vers la vie du dehors, comme celui de la jeune fille vers la vie du foyer. Si nous réussissons à donner cet objectif à leur activité intellectuelle et morale, à rallier en ce sens leurs pensées éparses, à leur faire non seulement accepter, mais désirer cette destinée, nous aurons contribué efficacement à rendre à la famille sa force, son charme et sa dignité. Dès l'école nous verrons changer les rapports des sexes et naître ce sentiment délicat du respect des garçons pou-r les filles, s'ils sont habitués à considérer en elles de futures mères comme à voir en eux-mêmes de futurs pères de famille, si on les entretient dans la pensée des égards dus à la faiblesse et de la réserve que la force commande, si on leur
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inspire la crainte de nuire moralement à des êtres pour qui l'opinion est si sévère, dont la réputation est si facile à ternir, et la destinée si pleine d'incertitudes et de dangers, si on les engage à se conduire envers les filles comme ils se conduisent eux-mêmes et comme ils veulent que les autres se comportent à l'égard de leu_rs propres sœurs. Il faudra donc faire . connaître aux enfants les devoirs qu'ils auront à remplir un jour, et que par conséquent leurs parents ont à remplir en vers eux. Mais ne craindrons-nous pas, en traçant ce tableau, de porter attei.nte au respect filial? Entendant énumérer les devoirs de la paternité, maint enfant ne va-t-il pas baiss~r la tête, devenir pensif et triste, et comparer involontairement l'idéal qu'on lui propose avec la réalité qu'il connaît? Pour éviter le dommage que pourrait .causer au res!Ject· filial ce rapprochement inévitable, n'oublions pas de rappeler aux enfants que, quels que soient les torts de leurs parents, ils n'ont pas le droit de les juger avec sévérité, ni de se prévaloir de leurs faiblesses, ni de prendre leurs. torts pour excuses de leurs propres manquements, ni de se départir du re:;,pect qui leur est dû. Indépendamment du respect qui s'attache à la personne et qui est la conséquence naturelle de sa conduite et de ses vertus, il y a un respect obligatoire qu'exigent la fonction elle-même, le rôle, la mission, le principe sur lequel toute aulorité repose, et qui est une obligation morale d'ordre
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supérieur; au-dessus du père il y a la paternité. Un père, a-t-on dit, est toujours un père, tn faisant allusion à l'inépuisable trésor de la bonté paternelle. Le mot n'est pas moino vrai en ce sens qu'un père, fût-il répréhensible, fût-il coupable, fût-il criminel, doit conserver encore aux yeux de l'enfant un caractère sacré. ce:n'est pas à l'enfant qu'il appartient de le condamner, ni de s'affranchir du sentiment qu'im pose la paternité; et de même qu'il y a toujours au fond d'un cœur paternel un reste d'inrlulgence pour le fils le plus ingrat, ainsi faut-il qu'il reste toujours· dans le cœur d'un fils un indestructible respect pour le père le plus indigne; un fils doit toujours être un fils; les fautes de l'un ne détruisent pas les devoirs de l'autre. Heureusement il en est presque toujours ainsi ; et c'est là une preuve de la puissan6e unique de ces liens formés par le sang. Au lieu que, dans les relations ordinaires de la vie, le moindre tort suffit à relâcher et parfois à rompre les nœuds de · l'amitié, ceux de la famille résistent ·aux plus fortes secousses; même séparés par les conséquences de leurs fautes, les membres de la famille restent encore moralement unis. Pour atteindre le but que nous cherchons, il faut que l'école el la famille 8'accordent et que par°entset maîtres marchent pour ainsi dire la main dans la main. Que l'instituteur paraisse de temps à autre au foyer, qu'il y prenne place, qu'il s'entretienne avec les parents, qu'il voie par lui-même comment l'enfantse
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conduit à leur égard. Mieux renseigné sur ses qualités comme sur ses défauts, il sera plus à même de le conduire sûrement, il s'épargnera des tâtonnements inutiles et des méprises dangereuses. Entre son père et son maître, l'enfant marchera d'un pas plus égal. Que l'instituteur prêche d'exemple et vive luimême de la vie de famille; qu'il se marie de bonne heure et apprenne à élever les enfants des autres, en élevant ses propres enfants. Nous n'avons que trop ·d'instituteurs, surtout dans les villes, qui s'attardent dans un célibat aussi peu profitable à l'école qu'à eux-mêmes. Ils prennent, dans celte vie inconsistante et décousue, des goûts et des habitudes qui n{ sont pas moins c'ontraires à la vie de famille qu'à l'exercice de leur profession. Je voudrais que l'État assurât des avantages sensibles à l'instituteur marié et père de famille. L'on me dira que le principe de l'égalité s'y oppose. ·cette opposition est plus apparente que réelle; les traitements doivent être réglés sur les aptitudes et les services; or l'institateur marié est plus propre que rautre à l'œuvre de l'éducation. Je ne prétends pas que des jeunes gens qui ont l'esprit de famille ne puissent être utilement associés à cette œuvre; je me borne à dire qu'un _instituteur marié et père, indépendamment des services qu'à ce double titre il rend à l'État, est plus apte qu'un célibataire à donner l'éducation; il est donc plus utile au pays, et par conséquent il mérite une situation meilleure. Si
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ce n'est pas là de l'égalité civile, au sens slrict du mot, c'est de l'équité, ce qui vaut mieux. Pour que l'instituteur puisse parler aux enfants du bonheur domestique, il ne faut pas qu'il s'expose à s'entendre dire par quelque. écolier malin: « Mais, monsieur, vous n'êtes pas marié.» Sans doute le célibataire peut se consacrer tout entier au bonheur de ses semblables, · et sa vie peut n'être qu 'un long dévoûment. Dans ce cas l'absence de tout autre lien lui permet de se livrer sans réserve à sa noble passion. Mais, en dehors de ces vo-. cations qui sont rares autant que belles, le célibat n'a qu'un attrait passager, dangereux, et l'arrière, goût en est amer; et pourquoi ne le ferait-on pas comprendre à l'enfant? A la salutaire préoccupation des intérêts domestiques il substitue la constante et fastidieuse préoccupation de l'intérêt personnel ; à des liens naturels et durables, il substitue des liens accidentels ou fragiles. Les relations, les amitiés qui en font quelque temps le charme, se relâchent, se brisent; le vide se fait par degrés autour du célibataire, l'expérience le dégoûte des relations nouvelles, il est peu à peu ramené à lui-même et seul. S'il est las des enfin réduit ou laissé à lui _ autres, les autres aussi se lassent de lui; car il perd inévitablement dans le frottement et le froissement de la vie cette première fraîcheur d'impressions, cette vivacité d'esprit, celte belle humeur, et cette souplesse de caractère qui le rendaient aimable et le
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faisaient rechercher. Il finit par être à charge à 1 1même; la solitude lui pèse; les quatre murs de sa chambre déserte l'étouffent. Il sort, il va chercher au dehors des distractions parfois violentes, malsaines, pour s'arracher à lui-même et secouer son ennui. Il rentr.e pl us triste encore et plus dégoûté. Malade, personne à son chevet, ou 'quelque mercenaire indifférent et distrait; s'il est pauvre, l'hôpital l'attend; vieux, personne qui s'intéresse à lui, qui l'aide à supporter ses infirmités; mourant, personne à son lit de mort, pour lui fermer les yeux et adoucir l'amertume du moment suprême. Il meurt seul, ayant:vécu pour lui seul; il ne laisse rien après lui, ;pas même un souvenir, sa tombe elle-même, s'il a une tomb~, reste solitaire. Sans doute il n'en est pas ainsi pour tous; mais pour combien, surtout dans la classe ouvrière, ce tableau est-il l'image de la triste réalité? Excepté dans certaines situations où la vie n'est qu'un étourdissement continuel, où l'homme ne s'appartient pour ainsi dire qu'aux heures du sommeil, le célibat est un état dont l'apparente tranquillité recouvre un incurable fond d'ennui, de tristesse et de dégoût. Les professions, et elles sont les plus nombrenses, qui astreignent l'homme à une vie régulière, partagél entre les heures de travail et les heures de loisir ; toutes ces professions sont naturellement ennemies du célibat. Et je n'en parle qu'au point de vue du bonheur
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personnel; que serait-ce donc si nous envisagions le célibat dans ses conséquences morales, ou pour mieux dire démoralisatrices? Mais ce n'est pas à l'école primaire qu'on peut achever ce tableau; ce n'est pas à des enfants qu'on peut dire ce que le célibat coûte à la société, combien de forces vives il lui enlève, de combien de dangers il entoure la vertu des jeunes filles et l'honneur des familles, quelles recrues chaque jour plus nombreuses il embauche pour les ménages honteux et la prostitution, et avec quelle effrayante activité, aidé de la richesse, il travaille à l'affaiblissement du pays. A l'école, bornons-nous à présenter le célibat dans ses effets sur le caractère de l'homme, qu'il condamne à un égoïsme croissant, s'il ne le donne tout entier au dévoûment. Entre ces deux extrêmes, rares sont les exceptions. En regard de cette vie d'isolement volontaire plaçons l'image de la vie domestique, sa plénitude, ses joies doublées, ses douleurs allégées par le partage, chacun vivant dans les autres et pour les autres, cet ennoblissement des vulgarités et des misères de la condition humaine par le sentiment du devoir et l'affection, ce courant continuel qui passe par tous les cœurs et les fait battre à l'unisson. Représentons la mère douce, active, ;vigilante, prévoyante, prodiguant ses soins, répandant son amour, pensant à tout et à tous, excepté à elle-même, suivant du regard l'enfant qui est près d'elle et de la
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pensée celui qui est absent. Représentons le père rentrant au foyer, heureux d'y trouver l'ordre, la tendresse .·et la paix; heureux de voir que, tan dis qu'il était à l'atelier ou aux champs, pensant aux siens, peinant pour eux, ceux-ci de leur côté songeaient à lui, el lui préparaient le délassement de ses fatigues et le dédommagement de ses peines. Mais, nous dira-t-on, c'est un idéal que vous placez-là sous les yeux de l'enfant. Sans doute toutes les familles n'offrent pas l'image parfaite de la concorde et du bonheur; aussi n'avons-nous pas à donner aux enfants des leçons de réalisme; assez d'autres s'en chargent, et plût à Dieu que '.nos littérateurs voulussent bien employer à peindre les beaux côtés de la vie, le talent qu'ils dépensent à en retracer les laideurs et les hontes! Ce que nous voulons, c'est inspirer de bonne heure aux enfants le désir et l'amour d' une vie saine et forte, remplie d'une activité féconde et ennoblie par le devoir. L'idéal, d'ailleurs, est pour l'homme un besoin plus élevé que les autres, mais un besoin réel, je dirais une nécessité; sans idéal la vie n'est qu'une vie animale ; c'est une terre sans ciel et sans étoiles. Quoi qu'en puissent dire une philosophie et une littérature fourvoyées, l'homme en a le goût la soif, la passion; ses yeux se tournent d'eux-même et s'élèvent vers lui; partout où il en entrevoit une image, une lueur, une ombre, il la suit du regard avec ravissement, avec envie; c'est l'idéal qui dans
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les œuvres d'art fait couler des larmes plus douces que la joie et arrache à l'âme saisie des cris d'admiration; c'est à lui que nous devons nos plus pures jouissances, c'est lui qui nous soutient, qui nous ranime, qui nous console, qui fait _ charme et le le prix de la vie humaine. En dépit de l'aveugle et brutal réalisme, l'idéal est la plus haute et _ plus la indestructible des réalités. L'homme l'adçre, il maudit les passions basses qui l'en éloignent et l'empêchent d'y atteindre, et il méprise ces écrivains indignes, détracteurs blasés, et corrupteurs corrompus de l'âme humaine; il les méprise tout en les lisant, comme l'esclave de l'abrutissante absinthe maudit la liqueur funeste tout en la savourant.
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SOMMAIRE. - Quelle est l'àme du principe républicain 1 Le respect mu tuel. - source de ce r espect. - Liber té morale et r esponsabilité. - But de l'éd ucation r ép ublicaine. Former le citoyen. - Que la première qualité du citoyen est le r espect de la loi et pom•quoi 1 - Que le r épublican isme -consiste bi en plus encor e dans l'accomplissement du devoir que dans l'exercice du droit, et pourquoi 1 - Qu'il manque un pentlant à la Déclarat ion des droits de l'homm e; c'est par l'énu mér a tion des devoirs correspondants qu'il faut combler -cette lacune à l'école. - De la liberté. - Ses limites . .Devoirs qu'elle impose. - De la tolérancé politique. - De l'égalité. - Des illusions qu'elle engendre. - Exemple tiré de l'histoire romaine. - La vérita ble égalité. - Ses limites. L'égalité à l'écol e. - Que la fraternité doit tempér er les enivrements de la liberté et modérer les prétentions de l'égalité. - La fraternité à l'école. - Moyens de la développer. D~ l'importance du jugement dans la vie politique. - Du jugement de l'enfant. - Moyens de l'exerce r. - De la qualité la plus nécessaire da ns les fonction s électives.
Qu'est-ce qui constitue le principe républicain, quelle en est l'essence et par conséquent quelle doit ê lre l'âme de la République et l' âme de l' é ducation qui prépare à la vie républicaine? Je n'hésite pas à répondre: C'est le respect de
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l'hom.me pour l'homme, du citoyen pour ses conci-toyens. Tout principe politique est issu d'une conception de l'humanité. Quelle est la conception républicaine? C'est une conception analogue à celle du christianisme ; pour celui-ci Lous les hommes sont égaux, parce qu'ils ont ,tous ét.é créés par Dieu et tous rachetés par lui; .ils ont aux yeux de la Divinité une même valeur originelle. Dans la conception républicaine les hommes sont égaux parce qu_ sont tous doués du 'ils libre arbitre, c'est-à-dire, libres de bien ou de mal faire, et par conséquent re~ponsables. C'est là, c'est au fond de la conscience, dans le domaine inaccessible et inviolable où se meut la volonté, que gît la véritable, Ja seule et unique égalité naturelle, l'égalité dans la liberté morale et par suite dans la dignité personnelle ; c'est là que se retranche l'homme qu'une puissance extérieure prétend contraindre; c'est là qu'il puise ce sentiment de fierté qui lui fait assumer la responsabilité de ses actes, quels qu'ils soient. Hors de là, commencent les innombrables et indestructibles différences _ physiques et morales contre lesquelles vont et iront se briser sans cesse les rêve.s insensés de l'égalité absolue. Par contre c'est sur ce fondement inébranlable de l'égalité dans la liberté · morale que s'appuie la doctrine de l'égalité civile et politique : c'est parce que tous les hommes sont moralement libres qu'ils doivent être
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placés tous dans les conditions indispensables à l'exercice normal de leur liberté; c'est parce qu'ils sont libres moralement, c'est-à-dire parce qu'ils ont des devoirs, qu'ils doivent aussi posséder les droits nécessaires à l'action de leur volonté, au développement de leurs facultés, à la plénitude de la vie intellectuelle et morale. Les républicains modernes sont-ils bien convaincus de cette vérité pourtant élémentaire ? Est-ce par le respect mutuel qu'ils se distinguent des autres hommes? Dans leur conduite et leur langage ont-ils assez d'égards envers la dignité humaine? Se respectent-ils toujours eux-mêmes dans leurs semblables? Ne traitent-ils pas quelquefois leurs égaux avec plus de dureté et de mépris que le noble d'autrefois n'en témoignait au vilain? Je crois inutile de répondre. Changer de gouvernement n'est pas toujours facile ; il y a pourtant quelque chose de plus difficile encore, c'est de changer les mœurs, ou, ce qui revient au même,. de changer les hommes. Il y faut du temps, si l'on y travaille; que sera-ce, si l'on s'en remet à la seule vertu des principes? Ces prin,cipes s·o nt des abstractions ; pour les convertir en règles de conduite, il est plus sûr de s'adresser aux enfants qu'aux hommes, et l'éducation est encore le meilleur moyen d'y réussir. Une éducation vraiment républicaine doit donc avant tout inspirer aux enfants le respect dô. à la personne humaine, puisque la doctrine républicaine
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n'est après tout qu'une affirmation et une revendication de la fügni té personnelle méconnue et rabaissée. Pour former de bons citoyens, elle doit aussi pénétrer les enfants d'un respect religieux pour la loi. C'est là en effet la première vertu du citoyen; car le régime républicain n'est que le règne de la loi ; du moment qu'on cesse d'obéir à la.volonté d'un seul, ou à la volonté de quelques-uns, il n·e reste qu'à obéir à la volonté du plus grand nombre, ou à sortir de la société; en d'autres termes, hors de la monarchie et de l'oligarchie, il n'y a de possible que la république. Aussi celui qui refuse obéissance à la loi, celui-là n'a-t-il plufl le droit de se dire républicain. Comment donc se fait-il qu'il y ait en républiquenon seulement des particuliers, mais des corps élus, des conseils municipaux, voire des conseils généraux, qui tiecnent parfois la loi pour non avenue, et même qui la violent de parti pris? C'est que dans nombre d'esprits, l'idée de la loi n'est encore ni claire ni précise, et que pour eux la république est le régime où l'on fait prévaloir sa propre volonté et non celui où l'on se soumet àla volonté générale. Ces prtilendus républicains sont des roitelets qui disent cha·cun à la façon du grand roi: L'État, c'est moi. Faisons donc bien comprendre aux enfants.que tant qu'une loi n'a pas élé abrogée, elle doit être observée. Puisqu'elle est l'expression de l'opinion dominante, c'est l'opinion qu'il faut changer, si l'on veut arriver au changement de la_ loi. Les citoyens
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ont pleine et entière liberté de parler et d'écrire, c'est-à-dire: de modifier l'opinion ; mais, tant que celte modification ne s'est pas produite et traduite en une loi nouvelle, l'ancienne subsiste et a droit au respect. S'affranchir de ce respect, c'est subs ituer une volonté individuelle à la volonté générale, c'est violer le principe fondamental des institutions républicaines, c'est se mettre soi-même hors de la république. Or,si l'on comprend la révolte de Lous contre une volonté arbitraire, on ne peut comprendre la révolte d'un seul ou de plusieurs contre la volonté de tous. Sans ce respect nécessaire, il n'y a plus que conflits perpétuels de volontés individuelles, et par- suite anarchie. On croit assez volontiers que le républicanisme comisle dans l'exercice des droits; il consiste bien plus dans l'accomplissement du devoir; le premier est chose relativement facile et même agréable; l'autre est chose difficile et souvent pénible. User d'un d:roit, c'est en somme s'accorder à soi-même une satisfaction légitime; remplir un devoir, c'est presque toujours se refuser une satisfaction illégitime. Dans le premier cas, il n'y a qu'à se laisser aller, dans le second il faut se retenir ou s'efforcer et même se forcer. Le droit représente l'intérêt personnel, le devoir, l'intérêt général ; le droit c'est. notre part, c'est nous; le devoir, c·est la part de.s autres, c'est le prochain; le droit, c'est l'égoïsme
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permis, le devoir, c'est l'altruisme obligé. Or, l'égoïsme est de sa nature avide, insatiable; il faut le surveiller, le régler, le contenir, le mater, c'està-dire il faut une action énergique et incessante dela volonté sur l'instinct et la passion, en un mot il faut de la vertu. Ils se trompent étrangement ceux qui s'imaginent qu'une société républicaine peut sepasser de vertu, grâce à l'égalité. Sans la subordination volontaire de l'intérêt personnel et du droit au devoir, on n'a qu'une lulte aveugle, violente et bientôt sanglante de toutes les passions déchaînées;. est-ce là la république? C'est pourtant en ce sens que sont tournés la plupart des esprits ; faire valoir ses droits, tout est là. Beaucoup se croient des républicains modèles, parce qu'ils votent, discutent, écrivent à leur gré. Mais voter est un droit, bien voter est un devoir, et c'est chose plus rare;· soutenir son opinion est un droit, et chacun en use ; respecter celle d'autrui est. un devoir, et fort peu le remplissent. Combien il est regrettable que l'Assemblée constituante, en rédigeant son immortelle Déclaration des droits de l'homme, n'ait pas cru devoir y joindreune énumération des devoirs correspondants. C'eût été un complément naturel etj'ajouterai nécessaire; car par celle omission, involontaire sans doute, l'Assemblée n'a pas peu contribué à former celleerreur grossière autant que dangereuse, que le républicanisme consiste exclusivement dans l' exert8
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cice des droits ; que par suitè . tout est plaisir et profit sous cette forme de gouvernement ; que la république assure tous les avantages et dispense de tous les sacrifices, qu'on a tout. à e.n attendre et rien à lui donner en retour; elle a montré l'endroit de la médaille et caché le revers; elle a fait prendre à maint républicain cette altitude agressive, ce ton I'Ogue particuliers aux gens qui réclament et auxquels on n'a rien à réclamer. Cet oubli s'explique par les circonstances; quand on est dans l'enivrement de la victoire on songe naturellement bien plus aux biens conquis qu'aux moyens d'en affermir la conquête. Or, ces droits de l'homme que la Constituante enregistrait et proclamait av.ec orgueil, le peuple en avait été toujours privé; il entrait en jouissance, il oubliait les d_ voirs qui jusqu'alors avaient été son lot, sans e eompensation. Il n'est pas trop tôt de · combler cette lacune e.t c'est dès l'école qu'il importe de commencer. Lorsque l'instituteur arrive à l'histoire de la Révolution française, lorsqu'il lit et explique la fameuse Déclaration des Droits de l'homme, qu'il ne manque pas de mettre en regard de chacun d'eux le devoir qui y répond, qu'il habitue l'enfant, après avoir vu ce qui lui est .permis, à considérer ce qui lui est prescrit, à comprendre que l'un ne va pas sans l'autre, que le devoir est la condition du droit, et le droitla récompense du devoir; qu'il l'habitue à ne jamais penser à soi sans songer aussitôt aux
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autres, et à se conduire envers eux comme il veut qu'ils se conduisent envers lui. La justice est un équilibre, et il n'y a pas d'équilibre possible, si l'on charge un des plateaux sans rien mettre dans l'autre. Ces vérités sont à la portée des enfants, et, bien que le temps de la scolarité soit court, 011 plutôt parce qu'il est court, plus court que ne le voudrait l'intérêt du pays et de la République, mettons-le à. profit et jetons dans les esprits une semence saine et féconde. Ce n'est pas sans raison que dans la devise républicaine aux mots de Liberté et d'Égalité on a joint le mot Fraternité. Bien comprise, la fraternité résume presque tous nos devoirs, elle modère les entraînements de la liberté, elle rabat les prétentions de l'égalité; c'est à nous à faire en sorte qu'elle ne reste pas un vain mot. La liberté fait songer plutôt à ce qu'on peut entreprendre et se permettre sur les autres qu'à ce que l'on doit se refuser et s'imposer à soi-même; elle semble ouvrir à l'activité qu'elle stimule un champ sans limites et sans obstacles. Elle a pourtant des limites parfaitement définies, d'un côté par les lois civiles qui en règlent l'exercice et en répriment l'abus, de l'autre par celte loi naturelle, qui domine toutes les autres et régit l'humanité tout entière, la loi morale. Elle rencontre aussi des obstacles sans nombre, et il est bon d'en avertir l'enfance, d'abord dans notre propre faiblesse, dans les défait-
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lances et les contradictions Œe notre volonté, dans [a hauteur démesurée de nos ambitions, dans la ,disproportion constante entre nos forces et nos désirs, dans l'effort des passions rivales ou contraires, dans la supériorité intellectuelle ou morale -de nos adversaires ou de nos compétiteurs, enfin dans ce fonds de contrariété ·inhérente à la nature -des choses et qui nous suscite à toute heure des -difficultés nouvelles ou nous découvre des dangers imprévus. Énorme est la différence entre la liberté ,et le pouvoir de faire; ce qui est permis n'est pas .toujours possible; entreprendre n'est pas réussir. Aussi l'usage de la liberté demande-t-il de la pru,dence, la connaissance de ses forces, et de la prévoyance. Mais ce qu'il demande avant tout, c'est le irespect de la liberté d'autrui ; et par là je ne veux pas dire seulement que nous ne devons pas enlever .à nos semblables l'exercice des droits qui leur appartiennent, car c'est là un act.e que la loi interdit et iréprime, mais que nous ne devons pas, par notre intolérance et nos violences, leur faire expier l'exer- ice de ces droits et les en dégoûter. C'est pourc tant là un abus qui n'est pas rare. Je prends un -exemple. En république tous les citoyens'doivent jouir dela liberté de penser et d"exprimer leur pensée, mais cette liberté devient illusoire, ou ingrate si l'on n'en peut u~er contre l'opinion régnante sans s'exposer aux ânjures. On comprend encore que les adversaires dé-
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clarés de la liberté ne respectent pas l'usage d'un droit qu'ils nient; mais que des partisans convaincus de la liberté de la presse s'emportent en invectives contre ceux qui n'ont d'autre tort que de penser autrement qu'eux, c'est à la fois une inconséquence manifeste €tune intolérance coupable. Il faut de bonne heur.e habituer les enfants à souffrir la · contradiction comme un effet del' égalité civile et de la diversité des . ,esprits, et leur bien faire comprendre que si la liberté comporte la discussion même vive, ardente, passionnée, elle exclut la menace et routrage, [)Uisque par ces moyens on enlève aux autres . l'exercice de leur droit, ou qu'au rn0ins ,en les détourne d'en user. Si dans les relations ordinaires de la v-ie nous employions le langage familier à certains publi.cistes, ces relations deviendraient impossibles et tournera_ient bientôt en rixes et en querelles; et cepen,dant, l'h0mme qui écrit a le temps de peser ses itermes et de les choisir; il devrait être plus mesuré que l'homme qui parle et s'échauffe en parlant. Il n'en est rien; les excès calculés de la presse égalent, s'ils ne les dépassent, les écarts souvent involon4.aires de la discussion orale. On traite en ennemi celui ,qui professe une opinion contraire et on lui rend ~mpraticable en fait ou tout au moins pénibleetdan.gereux, l'exercice d'un droit qu'on lui accorde en principe et dont on abuse contre lui. Ce n'est point là de la liberté, mais de la licence, et une véritable
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tyrannie. Celle manière de pratiquer la liberté rappelle la fable du lion en chasse; le lion fait la part de ses compagnons de chasse, mais s'ils y touchent, il les étrangle. Ainsi en est-il de certains des droits; si l'on en use, on est sûr de recevoir coups de griffes et coups de dents. Pas de vraie-liberté sans la justice, sans cette réciprocité de la tolérance qui fait de l'exercice des droits un plaisir et non un danger. A quoi bon avoir combattu l'intolérance religieuse si on la remplace par l'intolérance politique? Soyons un peu moins sévères pour les opinions_ et un peu plus sévères pour la conduite; et quand nous avons affaire à un honnête homme, permettons-lui même de n'être pas républi~ain, si nous voulons qu'il le devienne. L'égalité qui vient en seconde ligne dans l'immortelle devise, est un principe d'une simplicité redoutable; suivant la valeur morale et l'intelligence des hommes qui l'appliquent, il devient un instrument de progrès ou de ruine, un levier puissant ou un pesant niveau. L'égalité a ce.ci de particulièrement dangereux, qu'elle se conçoit en dehors de la liberté, et même en son contraire, dans l'esclavage, et qu'elle est si ardemment désirée que, pour la posséder, les peuples vont jusqu'au sacrifice de la liberté même, c'est-à-dire, jusqu'à l'avilissement. C'est l'histoire du peuple romain ; il commandait encore au monde, que déjà il obéissait à un maître, rJi au dehors, esclave au dedans. Celte histoire est courte,
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mais instructive. Rome fut d'abord une monarchie, puis une aristocratie qui s'appelait république, mais n'en avait que le nom. Les patriciens possédaient tout. Pendant quatre siècles, les plébéiens luttèrent sans trêve et conquirent un à un tous les droits civils et politiques. Une fois en possession de ces droits, ils s'aperçurent qu'ils s'étaient mépris sur leur efficacité, et que, s'ils avaient gagné en dignité et en pouvoir, ils n'avaient pas gagné en fortune; grande fut la déception. Ils crurent avoir lâché la proie pour l'ombre. Dès lors leur programme politique se réd uisit à un seul point, le partage des terres, et malgré des luttes terribles, n'ayant pu l'obtenir, ils finirent par se donner un maître qui, à défaut de terres, leur assura du moins le pain et le théâtre, panem et circenses. La méprise ries plébéiens de Rome ne leur est point particulière ; le peuple en général, faute d'éducation politique, est porté à s'exagérer la vertu des droits politiques, et à croire qu'en l'élevant à la dignité de citoyen, ils lui donneront par surcroît la fortune. C'est celte erreur, suivie d'inévitables déceptions, ce sont les colères qu'elles all ument, qui engendrent toutes ces sectes, qui sous les noms divers de socialistes, anarchistes, collectivistes et autres, poursuivent en réalité le même but, c'est-à-dire le partage de la richesse publique et privée; ces sectes seraient disposées à accepter un maître, quel qu'il fût, pourvu qu'il leur assurât le
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partage; ce sont elles qui par la terreur qu'elles inspirent, ont relevé le second Empire, perdu la liberté et failli perdre la patrie. Du reste telle est la force démoralisatrice de ces théories insensées, ,qu'elles en arrivent rapidement à la justification, et même à la glorification des crimes les plus odieux, -des attentats les plus horrible·s, et à la négation, à la répudiation de la patrie elle-même. Elles ne voient ·dans la possession des droits et de la liberté politi·ques qu'une immense mystification, et concluent à l'anéantissement d'une société qui, les faisant libres, les a laissées pauvres. Heureusement la société française n'est pas la so·Ciété romaine. Chez nous le travail des mains est en - honneur; à Rome le citoyen ne travaillait pas, et le seul moyen de s'enrichir était le partage des tèrres conquises et l'acquisition des esclaves qui les cultivaient. Grâce à la Révolution française qui a multiplié le nombre des propriétaires, grâce à la liberté du commerce et de l'industrie, le citoyen laborieux, ,économe, peut arriver sinon à la fortune, au n10ins:à faisance, et la société peut se défendre victorieusement contre les entreprises renaissantes des forcenés ,qui la menacent. _ Ce n'en est pas moins un devoir impérieux pour l'éducation de s'attacher à faire la lumière, la pleine lumière autour de ces mots décevants de liberté .et d'égalité, d'en montrer le véritable sens, la véritable portée; de faire bien comprendre que la liberté
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oe constitue pas un privilège, qu'elle ne dispense pas de l'effort et du travail qui sont la condition commune de tout progrès et de toute amélioration <les destinées indivi~uelles; que prétendre mettre ,une partie de la société à la charge de l'autre, c'est détruire cette égalité même sur laquelle s'appuient ces revendications contradictoires. Mais laissons celte prétendue égalité inique ei spoliatrice, et revenons à l'égalité véritable et honnête, à cell_ qui a sa place dans la devise républicaine e entre la liberté et la fraternité, celle qui doit se concilier avec la première et se tempérer par la seconde, celle qui doit régler les rapports des citoyens entre eux et dont l'enfant fait l'apprentissage et recueille les fruits dès son séjour à l'école. Entrons dans une école; voici sur les mêmes bancs des entfants venus de toutes les classes dé la société. Si cette école n'existe pas encore en France, on l& trouve en Suisse, on la trouve aux États-Unis, et 11ous l'aurons un jour, car c'est la véritable école républicaine. Donc parmi ces enfants les uns sont forts et vigoul'eux, les autres faibles et chétifR; les uns sont beaux et gracieux, les autres laids et gauches, ceux-ci ·sont bien faits, bien venus; quelques-uns boiteux ou difformes . En voici qui respirent la santé et la gaieté, -et à côté en voilà qui ont l'air triste et souffrant. Ce n'est pas tout : les uns oùt l'esprit vif et ouvert, les .autres ont l'esprit lent et borné; ceux-ci ont de la
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mémoire, de l'imagination, du goût, de l'initiative, mais parmi leurs camarades les uns n'ont pas ces qualités, ou les ont à un moindre degré. Enfin il en est qui sont riches, et d'autre? qui sont pauvres. Sur cet amas d'inégalités créées par la naturP.et la naissance va s'établir la seule égalité possible, celle qui est due à la société; celle qui est le fruit des efforts de l'homme et des progrès de la raison et de la justice humaines. Pauvres ou riches, intelligents ou bornés, laids ou beaux, tous ces enfants, tous, vont être traités de la même manière et mis sur le pied de l'égalité; tous prendront part aux mêmes travaux, aux mêmes jeux; tous recevront les mêmes leçons, les mêmes conseils, tous soumis à une règle commune seront récompensés et punis de - la même manière pour les mêmes mérites ou les mêmes fautes; tous enfin auront la même part dans la bienveillance et les soins de leur maître. Mais voici que sous cette égalité bienfaisante se développe déja inévitablement dès l'école même une inégalité d'un autre genre avec ses conséquences logiques, immédiates ou lointaines; c'est l'inégalité morale, celle du mérite et du démérite. Celle-ci n'esk pas le fait de la nature, elle n'est pas davantage l'œuvre de la société: elle est une conséquence du libre arbitre dont tous sont également doués, et de l'usage que chaque enfant fait de sa liberté. Ils profiteront plus ou moins de l'instruction commune qu'ils reçoivent, ils suivront plus ou moins les con-
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seils qu'on leur donne; les uns avanceront, d'autres resteront stationnaires, d'autres reculeront; les uns deviendront meilleurs, les autres pires. Mais cette inégalité qui va naître, et qui plus tard s'accusera dans la vie, élevant les uns, abaissant les autres, cette inégalité, disje, c'est la justice même, c'est-àdire la conséquence de la conduite; celle-là n'est impµtable qu'à l'enfant et à l'homme lui-même, elle est une des sanctions de celte loi morale qu'il leur. est loisible de respecter on d'enfreindre. En un mot, elle dépend d'eux, elle est volontaire. Dès l'école · elle porte ses fruits, doux pour les uns, amers pour les ; , autres; mais qui songe à s'en plaindre, qui songe à protester? Quel ne serait pas au contraire le concert de plaintes, si les paresseux étaient récompensés à l'égal des enfants laborieux, ou si le travail était puni comme la fainéantise, si les mauvaises qualités étaient encouragées comme les bonnes et le bien loué comme le mal? Mais chacun se soumet à une ,inégalité juste et néces5aire, parce que chacun sent ,qu'on ne peut s'en prendre qu'à lui de ce qu'il fait <le mal, parce que chacun veut qu'on n'attribue qu'à lui seul ce qu'il fait de bien, en un mot parce qu'il a dès l'enfance le sentiment de sa responsabilité. Ce qu'il faut donc bien et nettement déterminer et faire toucher du doigt, ce sont les limites de l'égafüé civile et politique comprise entre les inégalités J1aturelles et fatales qui la précèdent, et l'inégalité
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morale et volontaire qui la suit, afin qu'un jour cesc enfants devenus des hommes ne soient pas tentésd'imputer à la société qui n'en peut mais, des inégalités dont la nature est la source, ou dont ils sont eux-mêmes la cause. Mais ce n'est pas assez de circonscrire le domaine où se meut la liberté et de tracer le cercle où l'égalité doit s'enfermer. Ces limites, si bien marquées qu'elles puissent être, ne suffiront pas toujours à retenir et à contenir les élans de la passion. La liberté est un vin capiteux qui trouble l'espril!. et dont les fumées empêchent de voir distinctemenli les bornes qui séparent les domaines, et de démêler dans l'avenir les conséquences des résolutions du moment; elle nous enfle d'un sentiment exagéré de notre puissance, elle _ rapetisse les obtacles qui. encombrent notre chemin, elle pousse au mépris del'autorité, de la prudence et de ses conseils, de l'amitié et de ses prières; impatiente de tout frein, imprévoyante, agressive, elle s'exalte par l'idéemême des dangers auxquels elle court,. et par l'illusion qu'engendre le courage ; elle ne voit dans les droits qui l'entourent que gêne, rivalité, qu'hostilité· même. L'homme qui prononce la formule sacramentelle: Je suis libre, se pose volontiers, en facedu reste de l'humanité, dans l'attitude du défi. IL faut tempérer cet enivrement dangereux. De son côté l'égalité est rude, revêche, âpre; toujours sur le q_i vive, toujours prête aux réclau
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mations, aux revendications, aux récriminations; . créancière impitoyable, elle tient le registre du Doit et Avoir; elle traite volontiers les autres en débiteurs de mauvaise volonté ou de mauvaise foi. Toujours elle se croit lésée, rabaissée, méprisée. Jalouse, ombrageuse, irritable, intraitable, elle toise les supériorités, exigeant le respect en retour du mépris. Il faut polir ces aspérités et adoucir celte humeur maussade et quinteuse ; c'est le rôle de la fraternité. A côté de bien des défauts la nature a mis en nous un fonds de bonté, elle a pétri le cœur de douceur et de pitié; ·e ue nous fait trouver du plaisir dans te commerce de nos semblables, elle fait de ce commerce un besoin, une nécessité; elle met une saveur exquise dans le plaisir d'obliger et une volupté sublime dans l'abnégation même ; ce sont là les éléments et comme les sucs nourriciers de ce divin sentiment de la fraternité qui, s'il remplissait toutes les âmes, nous rendrait superflue la déclaration des droits et la déclaration des devoirs. Mais, à part quelques natures privilégiées, les unes inoffensives et débonnaires qui se laissent tout prendre et ne se plaignent point, les autre3, géné reuses et dévouées, qui donnent tout et ne demandent rien, la plupart des hommes n'apportent en naissant que le germe de ce sentiment exquis, germe qu'il faut cultiver avec soin, avec art, avec amour, et cultiver dès l'enfance.
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L'âme de l'enfant est merveilleusement propre à recevoir celte culture; elle n'a pas encore été endurcie par les souffrances, desséchée parle calcul, aigrie par les déceptions. C'est une terre vierge, fraîche el tendre, où la sève abonde, où tout prend, où tout pousse rapidement et vigoureusement; profitons de ce moment, unique dans la vie, pour y enfoncer le germe précieux. La fraternité consiste à donner plus qu'on ne doit; elle contient l'égalité et la dépasse. Elle consiste aussi à ne pas faire tout ce.qu'on pourrait faire; elle domine donc la liberté et la modère ; elle oublie ses droits ou feint de les ignorer; elle voit dans l'homme non un égal ou un rival, mais un frère ; elle ne commande pas, elle demande ; elle n'exige pas, elle offre, elle donne; ce n'est pas dans la raison superbe qu'elle réside, mais dans le cœur; elle se résume en un mot: l'amour. Avec l'égalité et la liberté on n'a qu'une réunion d'hommes; avec la fraternité on a l'union; avec les premières on n'a que froltements,froissements,heurts et conflits; par l'autre naissent les relations, le commerce, la société enfin. L'école est assurément le lieu le plus propice au développement de la fraternité; le lien fraternel est plus fort entre les enfants, les différences sont moins nombreuses et moins accusées qu'entre des hommes mûrs, et ces différence, la vie commune tend encore à les amoindrir; l'école est presque une famille, et si le maître se
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conduit en père à l'égard des enfants, ceux-ci arriveront à se conduire en frères les uns envers les autres. Que font les frères entre eux? l'aîné protège le plus jeune, il veille sur lui, le relève s'il tombe, le console s'il pleure, le porte s'il a peine à marcher, prend sur sa part pour augmenter la sienne. Sont-ils du même âge, ils se soutiennent, -s'entr'aident, se conseillent. Eh bien, qu'à l'école tous les enfants soient habitués à sentir el à agir en frères. Dans les travaux, se réjouir du succès de ses camarades; dans les jeux, se plier à leurs goûts, à leurs préférences; s'ils ne connaissent pas le jeu, prendre la peine de le leur apprendre, au lieu de les laisser s'ennuyer à l'écart: s'ils ont des défauts, ne pas les relever; s'il ont quelque difformité ou quelque infirmité, ne pas paraître s'en apercevoir, el surtout ne pas s'en moquer, ne pas souffrir que les autres s'en moquent; s'ils sont trop bons enfants, ne pas en faire des jouets et des souffre-douleurs; s'ils sont malades, s'enquérir de leur santé, chercher à les voir; s'il,, sont souffrants, les reconduire à la maison; s'ils ont le goût de la lecture, leur prêter ses meilleurs livres; s'ils font des herbiers, des musées, des collections, contribuer à les enrichir; s'ils ont la bourse . mal garnie, les aider sans qu'il y paraisse; ne pas souffrir qu'on les batte, qu'on leur cherche querelle ou qu'on les injurie, voilà comment les écoliers peuvent se former à la pratique de la fraternité. On devra donc inspirer aux enfants le respect de
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la loi, le respect des personnes et le sentiment du devoir, leur donner l'intelligence de la véritable liberté, de la véritable égalité et le goût de la fraternité, si l'on veut en faire des citoyens utiles àleur pays, utiles à leurs semblables, utiles à eux-mêmes. Il est encore une qualité à développer en eux, qualité particulièrement nécessaire aujourd'hui, c'est la st'lreté du jugement. Dans notre société démocratique, qu'on le veuille ou non, les rôles personnels vont et iront diminuant en importance et en nombre, les ·rôles collectifs, ceux des conseils et assemblées de tout genre deviennent et deviendront plus nombreux et plus importants. Bientôt il n'y aura plus un seul citoyen, si modeste que soit sa fortune, si humbles que soient ses fonctions, qui n'ait sa part d'influence dans la gestion commune des affaires, et qui ne soit associé en quelque mesure à l'action politique, judiciaire ou administrative du pays. L'élection, c'est-à-dire le choix par en bas et par tous, tend à se substituer partout à la nomination, c'est-à-dire au choix par en haut et par un seul ou plusieurs. Il est donc sage et prudent de préparer les générations au rôle qui les attend, d'exercer, d'affermir ce jugement auquel la société doit par la suite avoir si squvent recours et qui fera sa force ou sa faiblesse, sa perte ou son salut. Il ne s'agit point de transformer l'école en corps électoral, d'y mettre tout en discussion et aux voix,
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de faire voter à tout propos, d'initier prémalurément les enfants aux mœurs et aux habitudes de la vie politique, d'en faire de petits orateurs, de pelils conseillers, de petits personnages et de leur donner une idée fausse, exagérée de leur imporlance. Il s'agit de mettre de temps à autre leur jugement à l'essai, surtout dans les choses d'un caraclère moral, là où les enfants sont déjà éclairés inlérieurement par la conscience et où l'erreur, du reste sans conséquence, peut être redressée sur-lechamp par l'expérience et l'autorité du maître. En matière d'inslruction et de science l'enfant est mauvais juge, puisqu'il eEt encore dans l'ignorance, et ne peut comparer: mais il n'en est pas de même si on lui donne à juger une action, à apprécier un caractère, et même l'ensemble d'une conduile, parce qu'il a au dedans de lui une règle pour ces jugements el que le sens moral et le bon sens y suffisent. De toutes les opérations de l'esprit, celle du jugement est la plus simple; de plus elle est la première en date, car, même dans la i:erception, il y a déjà une première ébauche de jugement; enfin elle est spontanée; de sorte que le maître n'a pour ainsi dire qu'à la régler el à en provoquer l'expression. L'enfant ne peut rien voir faire de bien et de mal, sans se dire intérieurement: Voilà qui est bien, voilà qui est mal. Il ne reste donc au maître qu'à faire arriver jusqu'aux lèvres ce jugement qui s'est formé dans l'esprit, afin de le redresser en cas d'erreur, et de le corriger
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dans 1,.m sens ou dans l'autre, s'il y a eu excès d'indulgence ou de sévérité. Comme une bonne conduite est pour l'homme la chose la plus importante et la plus nécessaire, aussitôt que l'homme est en état d'agir, il se trouve aussi en état de juger ses actions. Mais il juge mieux les autres que lui-même, parce que dans ce dernier cas il est juge et partie. Celle faculté vraiment maîtresse, on peut à l'école lui fournir mainte et main le occasion de s'exercer dans l'intérêt commun. Elle s'exerce bien du reste sur les maîtres euxmêmes, tantôt à leur avantage, parfois aussi à leurs dépens. Je n'apprendrai rien à nos maîtres en leur disant que les élèves sont juges et même assez bons juges de leur mérite moral, ils ne sont même pas tout à fait incompétents en fait d'enseignement. C'est qu'il n'est pas malaisé de voir quand le malt.te s'embarrasse ou quand il reste court, ou quand il ne quitte pas le livre secourable. Ils savent également fort bien discerner si le maître est clair ou obscur, c'est-à-dire s'il se fait ou non comprendre. Mais c'est surtout l'homme qu'ils excellent à juger; j'irais presque jusque à dire que sous ce rapport leur jugement est sans appel ; j'entends non pas le jugement de tel ou tel enfant qui peut avoir eu à se plaindre de trop de sévérité ou à se louer de trop d'indulgence, mais le jugement d'une classe prise dans son ensemble. La qualité qu'ils sont particulièrement aptes à
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juger, c'est la justice. Oh! sous ce rapport, ils sont sévères et ils ont raison de l'être. Malheur au maître qui a deux poids et deux mesures! eût-il toutes les autres qualités, il sera pesé dans la balance et trouvé léger. Et si le maître n'est pas consciencieux, s'il ne prépare pas sa classe, s'il ne corrige pas les devoirs ou s'il les corrige mal, s'il ne s'intéresse pas à son enseignement, au progrès de ses élèves, qu'il ne se flatte pas de tromper leur clairvoyance, il sera jugé et condamné. Mais aussi un maître juste et consciencieux peut impunément êtr_e sévère; non seulement les enfants lui pardonneront sa sévérité, ils · l'aimeront par surcroît. Il faut les en~endre quand ils sont entre eux et qu'ils dissertent gravement sur nos qualités et nos défauts, sur nos torts et sur nos travers! Comme ils nous détaillent, comme ils nous épluchent! ils nous corrigent comme nous faisons leurs devoirs; ils nous donnent des notes et des places; c'est toute une petite revanche. Si les enfants peuvent juger leurs maîtres, à plus forte raison peuvent-ils se juger les uns les autres, et ils s'y entendeni fort bien, non qu'ils soient de justes appréciateurs en toute occasion et de tout genre de mérite, ou qu'ils soient assez sévères pour certains défauts; mais dans l'ensemble ils ne se trompent pas beaucoup plus sur le compte de leurs camarades que sur celui de leurs maîtres. Grancl.s admirateurs de la force, de la hardiesse, de l'adresse, ils sont impitoyables pour la vanité, pour l'orgueil, pour la
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déloyauté. Leur vocabulaire d'écoliers est riche en termes expressifs pour qualifier ces défauts. Ils ont même leur ju sticè, leurs tribunaux, leur code pénal; il n'est pas rare de voir un écolier frappé d'ostracisme pour avoir commis quelque grave infraction aux lois de l'honneur. On peut donc dans l'occasion mettre à l'essai leur jugement, et tantôt leur déférer un coupable, en les chargeant de prononcer la sentence, sauf à se réserver l'appel et Je droit de grâce, tantôt leur soumettre un trait de politesse, de complaisance, d'honnêteté, de bonté, ou même l'ensemble d'une conduite, les inviter à proposer une récompense ,s_ uf à en montrer l'insuffisance ou l' exaa gération, et à tout ramener à la vraie mesure. Lorsqu'on leur raconte une histoire, une fable, une anecdote, on ne manque jamais de leur demander quel est le personnage qui a lort, quel est celui qui a raison, quel est le coupable et quel est l'innocent; pourquoi n'en userait-on pas avec eux comme avec ces personnages et ne les habituerait-on pas à porter des jugements les uns sur les autres? Mais, dira-t-on, on court grand risque de semer la discorde sur les bancs de l'école et de provoquer des disputes, des querelles, voire des haines et des batailles. Je conviens que cette participation des élèves à l'appréciation mu· tueUe de leur conduite demande du tact et de l'à-propos, qu'il serai.t imprudent d'en user dans les cas douteux on difficilesetqu'ilne faut yrecourirque lorsqu'on est ·sûr d'avoir pour soi la presque unanimité. Alors
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le danger disparaît etl' effet est certain; car une récompense ainsi décernée au nom de tous a un bien autre prix, comme le blâme infligé a un bien autre effet. Il va sans dire que la part faite aux enfants dans l'appréciation de leur conduite et de leur caractère doit être proportionnée à leur âge; en cela, comme en toute chose, i(y a à trouver le point de maturité et à suivre une gradation réglée sur le développement moral de l'enfance. Ce qui importe, c'est de tourner de bonne heure en ce sens l'esprit des enfants, c'est, une fois celte direction prise, de ne plus souffrir qu'ils s'en écartent; ce qui importe, c'est de les habituer de bonne heure et pour la vie à priser par-dessus tout les qualités du cœur, de la conduite et du caractère. Il faut aussi et surtout leur faire sentir et comprendre l'importance de la probité, non seulement dans la vie privée, mais aussi et surtout dans la vie publique; il faut leur .apprendre que les ressources des communes, des départements, du pays, sont entre les mains des conseillers communaux, des conseillers généraux el des députés, et que, par suite, les électeurs, dans leur choix, doivent avant tout se préoccuper et s'enquérir de la valeur morale des candidats. Lorsqu'un particulier veut placer un dépôt, il ne le jelle pas dans les premières mains qu'il rencontre ef qui se tendent vers lui ; à combien plus forte raison fautil y regarder de près quand il s'agit des deni-ers publics et du patrimoine commun.
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Dans une maison de commerce, dans une administration, avant de prendre un commis, un employé, un éaissier, on se renseigne, on va aux informations; combien l'enquête serait plus nécessaire encore lorsqu'il s'agit de placer un candidat dans un conseil ou dans une assemblée! La moralité privée est le gage de la moralité publique, et la valeur professionnelle une garantie d'aptitude politique; car la politique tlemande sans doute de l'instruction et des lumières, mais elle exige surtout de l'honnêteté et du bon sens. Ce n'est donc pas à des hommes de mœurs dissolues ou relâchées, de situations irrégulières, ce n'est pas non plus à ceux qui ont échoué dans l'exercice de leur profession ou qui n'en ont aucune, qu'il faut confier le dépôt de la fortune publique et le soin des affaires. Pour la sécurité du pays, pour l'honneur du suffrage, pour l'avenir de nos institutions, les élus doivent être exempts de reproche, au-dessus du soupçon et en possession de l'estime et du respect de tous. Formés par ces leçons, nos enfants, devenus citoyens, seront plus prudents et plus scrupuleux dans leurs choix ; ils auront un sentiment plus vif de leur responsabilité et une intelligence plus nette de leurs devoirs; ils jugeront les candidats non plus sur leurs déclarations et leurs promesses, mais sur leurs actes et leur passé, et, avant de jeter un nom da'!1S l'urne, ils voudront s'assurer que ce nom est sans tache.
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PARTI
ou·o:..
PEUT TIRER DE L'ENSEIGNEMENT AU PROFIT DE L'ÉDUCATION.
SOMMAIRE. - Qu'il u'est aucuu gen re d'enseignement dont on ne puisse tirer quelque leçon de morale. - Que ces leçon demandent de l'à-propos, de la variété, de l'imp révu. Comm ent les sc iences se prêtent à ces leço ns. - Que la poésie est une merveill euse éducatrice. - Qu'elle parait trop r a t·em ent à l'éco le pt·imaire. - Que le peuple en ~ parti culièreme nt besoin et pourquoi. - Que l'exercice de sty le ou composition peut êtr e, par la discipline qu'il impose à l'esprit, et par le choix des sujets, un moyen d'éducation. Apprendre à diriger so n esprit, c'est apprendre à se diriger soi-même. - Que le maître doit choisir lui-m ême ses sujets et les pt·éparer. - Des proverbes e t max imes. - de la grammaire et de la lan g ue fra nça is e. - Quel seco urs cet enseignement peut apporter à l'éd ucate ur. - du choix des exempl es donnés à l'app ui des r ègles . - De la lecture. Qu'il n'est pas que meilleur a uxili aire que la lectu r e à haute voix. - Qu'elle ex ige un e é tude séri euse. - Du choix des lec· tures. - De l'hi stoi re. - comment elle s'enseigne encore. Qu'elle doit êtL·e un perpétuel exercice de jugement. - Que la form e biographique convient à l'école primaire.
Toul enseignement a par lui-même une vertu moralisatrice, d'abord parce qu'en exerçant ou fortifiant l'esprit, il le rend plus apte à se diriger lui-même, ensuite parce qu'en l'éclairant, ou le fécondant, il
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fournil à -la volonté de puissants auxiliaires dans sa lutte contre les passions. Mais, indépendamment de cette vertu générale inhérente à l'enseignement, on peut dire qu'il n'est pas une science, pas un art, pas un métier même qui n'ait quelque rapport plus ou moins sensible avec la morale, et dont l'enseignement bien donné, bien compris ne puisse tourner au profit de l'éducation. Nous ne voulons pas dire que dans un enseignement quelconque il faille faire intervenir la morale à tout prix, ou la ramener régulièrement à la fin de chaque leçon, comme le refrain. après chaque couplet d'une chanson. Il faut la dégager des lecons qui la contiennent et non la faire entrer dans celles qui ne la comportent pas. Elle perdrait de son efficacité à être ainsi introduite de vive force et comme on dit tirée par les cheveux. En la voyant revenir inévitablement comme une conclusion obligée, au bout de chaque exercice, les enfants n'y verraient bientôt plus que le signal du départ, ils ne lui prêteraient plus qu'une oreille distraite, comme on fait à ces orateurs qui s'obstinent à parler après la clôture de la discussion et retardent le moment impatiemment attendu. Le mieux est donc qu'elle se fasse sentir sans trop se faire remarquer, invisible et présente, ou qu'elle entre sans se faire annoncer, à son heure et sans bruit; qu'elle ne se croie pas toujours obligée aux longs discours; parfois une réflexion, une allusion,
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un mot suffisent, jetés comme par hasard dans le courant de la leçon. L'enseignement littéraire est par sa nature e,sentiellement moral. La liltérature, c'est l'étude de l'homme, c'est l'homme même; la nature ne nous offre que le théâtre et la scène; elle ne nous intéresse guère que par ses rapports avec l'homme; tout l'intérêt se porte sur les acteurs et sur le drame, c'està-dire sur la vie humaine. Or la vie de l'homme n'est qu'une suite d'actions, rarement indifférentes, presque toujours bonnes ou mauvaises, c'est la lutte éternelle du bien contre le mal, du devoir contre la passion; la morale en fait donc le fond et comme la substance. Il n'y a pas à la chercher, elle s'offre d'elle-même, ou, pour mieux dire, elle s'impose. Je ne parle pas de cette littérature qui voit dans l'homme non pas même un animal raisonnable, mais simplement un animal; cette littérature-là, si elle convient à certains hommes, n'est pas faite à .coup sûr pour l'enfance et pour l'éducation. Autre est le caractère de l'enseignement scientifique; comme il a pour objet les êtres inanimés ou privés de raison, les phénomènes et les abstractions, la morale ne s'y trouve pour ainsi dire qu'à l'état latent ou diffus, dans les lois mêmes que les sciences découvrent, exposent et appliquent et dont la constance et l'harmonie révèlent une intelligence souveraine. Elle se retrouve aussi dans les considérations auxquelles peuvent donner lieu, la nais·sance, le dé-
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veloppement des sciences, leur utilité, leur passé, leur avenir, les dévoûments qu'elles eng!)ndrent, les bienfaits qu'elles répandent, les obstacles qu'elles ont rencontrés et surmontés, leurs luttes, leurs progrès, leurs triomphes. 11 ne faut donc pas mêler indiscrètement et inopportunément la morale à l'enseignement scientifique; c'est seulement de loin en loin, quand on s'arrête pour reprendre haleine, quand on se retourne pour mesurer l'espace parcouru, quand on embrasse dans cette vue rétrospective une portion importante de la science enseignée, qu'on peut s'élever à des considérations générales, à moins que tel phénomène, telle loi, lei fait, par son caractère particulier, par les souvenirs qu'.il réveille, ne provoque en quelque sorle une digression morale et une leçon d'éducation. Une inerveilleuse éducatrice, c'est la poésie; elle dépose dans les âmes des germes de vertu qu'amollissent et fécondent les larmes de l'émotion et de l'admiration; les beaux vers, ceux qui sont remplis de grandes pensées, de sentiments sublimes, entrent dans l'âme jusqu·au fond, ils n'en sortent plus; et ne croyez pas 'iu'ils y restent inertes et stériles; ils assainissent l'âme, ils l'ennoblissent, et leur présence active s'y révèle dans l'occasion par des élans inattendus. La poésie apparait trop rarement dans l'enseignement primaire et c'est une des causes de sa sécheresse et du terre-à-terre auquel il se mble condamné. Quel-
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ques fables apprises par cœur, quelques menus morceaux, souvent mal choisis, et c'est tout. N'estce pas un tort fait au peuple, un véritable dommage moral, que celle parcimonie avec laquelle on lui mesure un cordial puissant et généreux ? Le peuple est sensible à la poésie; les beautés de la nature le louchent, les grandes infortunes l'émeuvent, les grandes vérités le saisissent, le dévoûment, l'héroïsme le transportent. La poésie, la vraie poésie, est une élévation de l'âme; elle n'est pas seulement agréable au peuple, elle lui est particulièrement bonne et salutaire; il en a d'autant p Ius besoin, que ses travaux étant presque tout matériels tendent à le matérialiser lui-même, que la lutte pour l'existence engendre une lassitude à la fois morale et physique, que le rude frottement de la réalité durcit peu à p1m le cœur, qu'à force de peiner et de souffrir on finit par ne plus voir dans la vie qu'un ensemble de nécessités douloureuses et de réalités triviales. Il faut donc lui préparer une échappée vers les hauteurs, lui donner le goût et le besoin de ces fuites vers l'idéal, lui ménager enfin au milieu des labeurs ces haltes réparatrices et rafraîchissantes d'oùl'on redescend meilleur et retrempé. Il faut surtout prendre les devants, occuper l'âme de l'enfant, la munir de sentiments nobles, qui soient pour l'avenir un préservatif et une garantie de santé morale; il faut, par ces temps de plate et basse littérature, tenir l'esprit des enfants à une
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certaine hauteur, là où l'air est pur et vivifiant. De tous les exercices scolaires, le plus utile au point de vue moral, c'est l'exercice de style ou composition. D'abord par cela même qu'il force l'enfant à réfléchir, à trouver, à choisir, à ranger ses idées, et par suite à les comparer entre elles et à . se rendre compte de leur valeur relative,il constitue la meilleure préparation à la vie morale, à l'accomplissement de l'acte moral par · excellence et par essence, c'est-à-dire à l'acte volontaire. En effet, accompli dans des conditions normales, l'acte volontaire implique une revueet un examen comparatif des motifs et .des mobiles qui sollicitent la volonté, examen sans lequel la détermination n'est qu'un acte plus spontané que réfléchi, et parfois l'effet d'une surprise ou d'un entraînement. Or, le travail de la composition n'est lui-même qu'une série de menus actes volontaires, un choix attentif entre les idées qui se présentent à l'esprit, qui Je sollicitent et l'assiègent au fur et à mesure qu'il avance dans le développement d'un sujet. De plus, en le forçant à embrasser des séries d'idées, à en rechercher le lien, l'enchaînement, tantôt à se porter en avant pour éclairer sa marche et la diriger vers un but marqué, tantôt à se reporter en arrière pour s'assurer que la direction a été bien prise et le chemin bien tracé, en le forçant à voir d'ensemble un principe avec ses conséquences, un tout avec son commencement, son milieu et rn fin,
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il plie la volonté à une Yéritable discipline, il l'habitue à l'attention, à la circonspection, à la prévoyance, toutes qualités aussi nécessaires dans la conduite de la vie que dans la conduite d'un sujet. , La faiblesse intellectuelle provient surtout de l'incohérence des idées, de l'impuissance où l'on est d'en fixer la mobilité, d'en régler le désordre, de les coordonner et de les subordonner d'après la nature de leurs rapports, d'après leurs analogies ou leur dépendance, de convertir le mouvement spontané de l'esprit en mouvement volontaire, de suspendre parfois ce mouvement, d'attacher l'attention· à telle ou telle idée importante, complexe ou obscure pour en dissiper l'obscurité, pour en compter les ·éléments, pour en mesurer la portée. Que peut-on attendre de ces hommes inconsistants, dont l'esprit saute sans cesse d'une idée à l'autre, ou tourne sans arrêt, également incapable et de reste"r en place et de se mouvoir en droite ligne, c'est-à-dire de réfléchir et de raisonner? Pour combattre ces défauts naturels, pour donner à l'esprit de la suite et du poids il n'est pas de meilleur exercice que celui de la composition ; apprendre à diriger sa pensée, c'est apprendre à se diriger soi-mAme. Mais si l'on veut conduire l'esprit des autres, fussent-ils des enfants, il faut s'être rendu maître du sien, et si l'on donne un sujet à traiter, il faut l'avoir choisi et traité soi-même. Nous touchons ici un point faible, le plu·s faible
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peut-être de l'enseignement primaire. Ils sont rares, très rares, les maîtres qui savent corriger un exercice de style, ·et cela pour deux causes, d'abord parce qu'ils n'ont pas appris à le faire, ensuite parce qu'ils croient n'avoir pas besoin del'apprendre. On compte les instituteurs qui choisissent euxmêmes Jeurs sujets et qui prennent la peine de les méditer. Sans doute un instituteur n'est pas un professeur de °faculté, et on I)e peut lui demander de mettre des journées entières à préparer une leçon d'une heure. Mais, si humbles que soient ses exer·cices, si jeunes et si simples que soient ses auditeurs, il ne peut pas, il ne doit pas se dispenser de choisir et de préparer. S'il le fait, cet exercice deviendra entre ses mains un puissant instrument d'éducation. D'abord, en choisissant bien ses sujets, en les puisant tantôt dans la vie scolaire, tantôt dans la vie ordinaire, parfois dans l'histoire, quelquefois même dans le roman ou la fable, en les disposant, en les ordonnant, il arrivera à se former un cours complet d'éducation qui ira s'enrichissant et se renouvelant d'année en année; ensuite, par la préparation, il réussira à donner de la vie, de l'intérêt et de .la vertu à cet exercice aujourd'hui si languissant, si fastidieux et si stérile. Quand on prend le premier sujet venu dans l'un de ces journaux complaisants, et du reste bien faits, qui apportent régulièrement à l'instituteur sa provision de la semaine, et le dispensent obligeamment
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de toute recherche et de tout effort, lorsque ensuite on se borne à lire d'une voix indifférente et monotone un corrigé tout faif qu'on n'a pas même lu par avance, que peul être la correction, sinon ce qu'elle est en effet, c'est-à-dire un exercice aride et sec, presque purement grammatical ? Le maître prend une copie, se traîne de phrase en phrase, ici posant une virgule, là reboutant un membre boiteux, ressassant quelque règle de la syntaxe, prononçant ces jugements monosyllabiques, ces bien et ces mal, suprême effort d'une critique improviséè et vraiment puérile. Mais si l'instituteur a choisi son sujet, poussé par quelque préférence instinctive ou par quelque intention arrêtée, s'il s'est bien rendu compte du parti qu'il en peut tirer, s'il l'a fécondé par un peu de réflexion, s'il s'est remué et échauffé l'esprit, et si, avant d'entrer dans le menu détail de la correction individuelle, il développe le sujet de vive voix et parle d'abondance, oh! alors il verra les oreilles se dresser, les yeux briller, il entendra le silence de l'attention, il sentira se former ces courants électriques qui mettent l'âme de celui qui parle en communication avec les âmes des auditeurs, il sera suivi, soutenu, porté ; la chaleur de la parole, le mouvement d'un esprit déjà entraîné, les regards et les mouvements du petit auditoire feront jaillir des idées nouvelles qui viendront se mêler aux idées déjà recueillies et disposées, il se sentira convaincu
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et il trouvera l'accent de la conviction, il se sentira ému et saura émouvoir, et il conduira et il façonnera à son gré toutes ces petites àmes charmées. Il est maître dans toute la force du terme, celui qui sait parler, non pas pérorer ou déclamer ou réciter, mais simplement exprimer ses pensées à lui et les sentiments de son propre cœur. Il y a un instrument d'éducation trop négligé dans nos écoles et qui cependant par sa forme et sa nature me semble tout à fait approprié à l'enseignement primaire; c'est le proverbe. Le proverbe contient la morale condensée sous un petit volume; c'est une sorte de monnaie cou rante et qui a cours en tout pays; il y a bien quelques pièces fausses, mais elles sont faciles à reconnaître; dans les autres on trouve bien un peu d'alliage, mais l'or y domine. Grâce à son exiguïté, le proverbe pénètre partout; grâce à son tour net, vif, précis, il se loge aisément dans les mémoires et s'ycons~rvesans altération. C'est sous cette forme brève, sonore, colorée, figurée, que le bon sens arrive d'abord à l'oreille et à l'esprit de l'enfant du peuple. Rare dans les maisons somptueuses, le proverbe court la rue, il court les champs; il habite la mansarde, l'atelier, la chaumière; il est dans l'ai_. Deux hommes se rencontrent, en passant, ils r échangent un proverbe sur le temps, sur la saison, sur leurs travaux, sur tout. Le proverbe est sur les lèvres de la nourrice, il sort souvent de la bouche
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des vieillards, lié aux souvenirs du passé comme aux sensations de l'heure présente, prologue ou conclusion de leurs longs réci ls. Les proverbes sont comme des points clairsemés el détachés, sur lesquels l'accord se fait entre les esprits les plus divers, et où se reconnaît et se retrouve l'unité de la raison humaine, au milieu de l'infinie variété desjugemenls. Pour les enfants qui n'ont qu·un aperçu de la vie,.le proverbe n'est qu'à demi clair; ils le répètent longtemps avant de le bien comprendre. A l'école, c'est un excellent exercice oral ou écrit; soit que, la plume à la main, à tête reposée, faisant appel à sa précoce expérience, l'enfant cherche la solution de ce petit problème, soit que, proposé à la classe entière, le proverbe mette en mouvement tous les esprits, provoquant les efforts, exerçant la sagacité, piquant la curiosité comme une énigme. Le proverbe ne contient pas toujours une morale très pure, mais beaucoup de cette morale qu'on appelle vulgaire, c'est-à-dire un peu suspecte, douteuse et presque toujours mêlée d'une forte dose d'égoïsme. C'est affaire au maître d'y regarder de près, el de faire toucher du doigt. la différence et l'écart entre la morale courante et la morale véritable. Indépendamment de ceux qui ont cours par tout pays, il y a les proverbes du cru, qui ont trait aux mœurs locales ; ceux-là aussi ont leur saveur et leur prix; l'insliluteur fera bien de ne pas les dédaigner,
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de recueillir tous ceux qui sont à la portée de l'enfant; il puisera dans ce recueil à l'occasion; le train de la vie scolaire lui fournira plus d'une occasion de les appliquer et par conséquent de les mieux faire comprendre. L'enseignement de la grammaire et de la langue paraît au premier abord entièrement étranger à la morale ; il peut cependant de temps à autre suggérer des réflexions propres à reveler cette étude, à slimuler le zèle des enfants et à leur in spirer de . nobles sentiments. Pourquoi en effet ne leur ferait-on pas remarquer que dans la grammaire comme dans la vie tout est so umis à des règles qu' on doit apprendre et observer; qu'il ne faut faire de solécismes ni dans le langage ni surtout dans la conduite, et leur citer les vers si sensés de Molière :
Le moindre solécisme en parlant vous irrite, Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite (IJ.
qu'un Français doit tenir à honneur de bien parler la langue fran çaise, que le patriotisme lui en fait un devoir, et qu'il est honteux de se trouver sous ce rapport au-dessous d'un étranger; illustrée par d'innombrables chefs-d'œuvre, on doit la respecter et ne pas la salir en y mêlant des termes gross iers ou abjects. Pourquoi ne leur dirait-on pas, qu'elle est le fruit du long travail des siècles, l'œuvre du
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Les femmes savantes. Acte Il, scène v11.
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peuple tout entier, et par suite un bien commun sur lequel on doit veiller avec un soin jaloux; qu'elle a les qualités de notre race, la vivacité, la clarté, la franchise, qu'elle est universellement parlée et goûtée, qu'elle a élé choisie entre toutes comme l'instrument diplomatique · par excellence, et que notre devoir est de la maintenir à son rang et de la propager; que, lorsqu'on sait bien sa langue, on apprend plus aisément les autres, parce que toutes les langues ont entre elles des rapports sensibles et quelquefois des ressemblances frappantes, qu'on y trouve les mêmes éléments et les mêmes lois, la ·n ature et l'esprit étant partout les mêmes ; enfin qu'aujourd'hui plus que jamais l'on doit tenir à bien parler, à bien écrire sa langue, puisque sous un régime de liberté et de suffrage, il n'est pas un citoyen, si humble qu.e soit sa condition, qui ne puisse être appelé à prendre la parole ou la plume soit da,ns un conseil communal, soit dans une société de bienfaisance ou autre, soit dans une réunion politique, et que le plus sûr moyen de faire prévaloir ses idées est encore de les bien exprimer. Ainsi, sans vouloir à tout prix moraliser cet enseignement, on peut en dégager quelques idées qui l'éclairent et le dominent. J'ajouterai que dans le choix' des exemples cités à l'appui des règles,exemples qu'on imprime dans les jeunes mémoires, on devrait donner la préférence aux maximes, aux. sentences, aux proverbes, aux vers qui renfermept
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de bonnes et belles vérités, de bons et beaux sentiments. De toutes les ressources mises au service de l'édu cateur, il n'en est pas de plus précieuse, de plus abondante, de plus variée que la lecture. C'es t un trésor inépuisable et toujours ouvert, où l'on peut prendre à son heure, à son gré, parmi toutes les richesses du monde. Si le maître a un avertissement à donner, un repro.che à faire, un éloge à décerner, il peut toujours choisir une lecture qui réponde aux. besoins du moment. Qu'il veuille corriger tel ou tel défaut, encourager telle ou telle qualité, inspirer tel ou tel sentiment, il trouvera toujours une page· de prose, un morceau de poésie, pour amener ou appuyer ses leçons, pour leur donner plus de poids et d'intérêt. La lecture à haute voix, faite et commentée par le maître, est de toutes la plus féconde; mais il faut qu'elle soit préparée, et malheureusement les instituteurs se dispensent ou croient pouvoir se dispenser de la préparation. Par excès de cor.ifiance en eux-mêmes, ou par ignorance de s difficultés qu'offre cet exercice facile en apparence, ils s'aventurent dans un texte inconnu, et se trouvent impuissants soit à le faire goûter par le charme du débit, soit à le faire comprendre par la clarté du commentaire. Lire, après avoir lu, est déjà un art difficile; mais li re à livre ouvert, déchiffrer, comme disent les mµsiciens, est un talent rare, très rare. Il suppose,
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en effet, tout un ensemble de qualités distinguées, une grande vivacité d'esprit, une grande souplesse d'organe, et presque de la divination; car de même que l'orateur qui improvise doit songer à la fois et à ce qu'il dit et à ce qu'il va dire, ainsi le lecteur qui déchiffre doit voir d'un coup d'œil et ce qu'il lit et ce qu'il va lire. Il doit, pour éviter les hésitations, les surprises, pour ne pas broncher, fausser ou détonner, il doit toujours jeter les yeux en avant et éclairer sa marche. Une lecLure est comme l'exécution d'un morceau de musique; suivant la valeur de l'exécutant et, il faut bien le dire aussi, de l'instrument, c'est un régal ou un supplice. Mal lire ou jouer faux, c'est tout un. Il y a un joli proverbe italien sur les traducteurs, traduttol'e, traditore; traduire, c'est trahir. Le mot peut s'appliquer à la plupart des lecteurs; leur lecture n'est pas une traduction; c'est une trahison. Mais ce n'est pas seulement en lisant lui-même que l'instituteur peut être utile aux enfants, c'est en les faisant lire, c'est surtout en leur donnant Je goût de la lecture et des bonnes lectul_'es. C~ercher des livres qui soient en rapport avec leur âge, avec la nature de leur esprit et de leur caractère, avec le degré et les besoins de leur culture morale, quel service à leur rendre! Les livres ne manqu ent pas, car jamais on n'a plus et mieux écrjt po·ur l'enfance; née d'hier, celte littérature est déjà riche et variée. 20
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L'instituteur qui se composerait une bibliothèque d'éducation, qui prendrait la peine de suivre les enfants dans leur développement moral, de former des séries d'ouvrages correspondant aux phases diverses de ce développement, celui-là réussirait non seulement à préserver l'enfant des dangers qui le menacent dans le présent, mais à le prémunir contre les dangers de l'avenir. On a souvent appelé l'histoire la leçon des peuples et des rois; elle est aussi une source abondante de leçons pour les particuliers, et un précieux auxiliaire de l'éducation. C'est là, ce semble, une vérité banale; et cependant à la façon dont fhistoire s'enseigne encore, on ne se douterait guère qu'elle soit si riche en enseignements. Presque partout, c'est la mémoire du maître qui parle et qui s'adresse à la mémoire de l'élève; des deux côtés, le jugement reste inactif. L'abrégé fait tous les frais de cet enseignement, et w1 abrégé que l'on abrège encore et que l'on réduit à de maigres arbres généalogiques et à d"arides tableaux chronologiques; ce sont des défilés de noms propres, des paquets de faits tout secs, liés avec des dates; c'est l'histoire à l'état de squelette, sans chair, ni sang, ni vie. Cependant l'histoire n'est intéres sante qu'à condition d'être vivante et présentée sous forme de portraits, de tableaux, de récits; alors elle prend Lout l'attrait d'un roman épique à grandes aventures, à grands personnages; au lieu
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d'être un fardeau pour la mémoire, elle devient un aliment pour l'esprit, un stimulant pour l'imagination, un exercice pour le jugement. En effet, l'histoire n'est qu'une série d'actes individuels ou collectifs dont chacun peut servir à provoqüer la réflexion. Si on les laisse passer comme dans un long défilé, ce mouvement uniforme et continu, cette succession monotone et ininterrompue, ne laisse dans l'esprit qu'alourdissement, fatigue et confusion; il faut ralentir et parfois suspendre cette marche, arrêter les personnages et se donner le temps de les voir, de les entendre, de les juger. Tant que le maître n'est pas arrivé à l'âme, qu'il n'a pas réussi à faire naître ces sentiments de haine ou d'amour, d'admiration ou de mépris qu'éveille la représentation d'un drame, il n'a pas pénétré assez avant dans l'histoire, il ne l'a pas fait revivre, il n'a fait mouvoir que des noms, des formes vides et non des hommes. C'est l'être responsable qu'il faut atteindre, parce que c'est de la conscience que découle l'intéret, et que les actes dont on ne voit pas les mobiles, que les faits dont on ne voit pas les auteurs, sont sans signi!lcation aucune et partant sans attrait ni valeur. Assurément il y a ~ans l'histoire autre chose que des hommes; il y a de grands événements où la fatalité semble dominer, il y a ces grands êtres collectifs qu'on nomme les nationalités et dans la vie desquels l'individu ne joue en apparence qu'un rôle inutile ou secondaire; il y a des
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lois générales, du reste encore obscures, sous lesquelles se meuvent la liberté et l'activité humaines; il y a les religions, les gouvernements, les sciences, les lettres, les arts, l'agriculture, le commerce, l'industrie, en un mot la civilisation. Que ne trouve-t-on pas dans l'histoire, et ne peut-on pas dire qu'elle est de toutes les sciences la plus vaste et la plus compréhensive? Ces grandes faces de l'histoire, on ne doit donc pas les laisser dans l'ombre; mais j'estime qu'à l'école primaire c'est surtout aux hommes qu'il convient de s'atlacher, c'est sous forme de biographies qu'il faut présenter . cette science., parce qu'ainsi elle est plus à la portée des enfants, qu'elle les intéresse davantage, et qu'elle offre plus de ressources à l'éducateur. Racontées par Je maître, à l'aide de ses souvenirs, avec des lectures ou citations bien choisies, ces biographies peuvent se terminer par un résumé auquel la classe tout entière est associée, où l'on passe en revue les qualités et les défauts, les vices et les vertus, les grandes actions ou les crimes du personnage et qui laisse dans les esprits une idée nette et durable de sa valeur morale et de son influence heureuse ou funeste. Arrêtons-nous surtout en présence des grands hommes, apprenons aux enfants à pénétrer dans leurs âmes, à y décourvrir les sentiments qui les ont animés et soutenus dans leurs épreuves et dans leurs entreprises; meltons en lumière les qualités, les vertus qui en ont fait des bienfaiteurs, des héros,
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des martyrs. Si nous devons de la reconnaissance à -ceux qui nous ont obligés, à quel degré ne doit pas être porté ce sentiment envers ceux qui ont étendu leurs glorieux services à la patrie, à la société, à l'humanilé tout entière? Odieuse est l'ingratitude; effor~ons-nous d'en préserver la démocratie française.
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DU PARTI ou'oN PEUT TIRER DE L'ENSEIGNEMENT AU PROFIT DE L'ÉDUCATION (SUITE).
SOMMA IRE. - De la science des nombres. - Qu'elle est une langue universelle, l'auxi la ire de toutes les sciences, des a r ts et même des métiers. - Des sciences naturelles. Dangers que présente cet ense ignement; moyens de les éviter. - Comment on peut vivifier, élever cet enseignement. - Exemples. - De la vertu moralisatrice des arts . De la musique scolaire. - Son insign ifiance actuelle. - ce qu'elle devrait êtr e. - De l'ab us des hymnes patriotiques. La Marseillaise. - Le dessin. - Services qu'il rend. - De l'abus du crayon. - La caricature. - Devoir des maitres.
Il n'est pas jusqu'aux sciences exactes elles-mêmes qui ne puissent fournir à l'éducateur un contingent d'idées morales et de considérations élevéeg. On peut faire remarquer aux enfants que la science des nombres est une langue universelle qui se comprend d'un pôle à l'autre, une preuve convaincante et permanente de l'unité de l'esprit humain, une réponse péremptoire et sans réplique aux paradoxes du scepticisme; car ce qui est une fois démontré, l'est à tout jamais, et pour tous les hommes. On peut leur faire comprendre que cette science universelle
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est l'auxiliaire indispensable de toutes les autres, de tous les arts el même des métiers; leur faire retrouver le rôle de cette science souveraine dans l'histoire dont elle établit la chronologie, dans la géographie où elle mesure et fixe les distances, dans l'économie politique où elle sert à l'évaluation de la richesse, dans la physique dont elle représente les lois et les forces, dans la chimie à laquelle elle fournit ses coefficients et ses formules, dans l'astrono mie dont elle prépare et contrôle les découvertes, dans l'architecture, dans la peinture, dans la sculpture et dans le dessin qui lui doivent l'harmonie des formes et l'exactitude des proportions, dans la musique où elle détermine la valeur et les rapports des sons, clans les plus humbles métiers qu'elle guide et dans les plus simples outils qu'elle dirige et seconde. N'est-ee pas elle encore qui préside à toutes les opérations du commerce, à tous les travaux de l'industrie et de l'agriculture, qui sert à l'évaluation même de la valeur artistique et intellectuelle, à l'appréciation des délits et des peines, qui clôt les débats politiques par le dénombrement des suffrages, et qui par les tableaux àe la statistique éclaire la marche du progrès et mesure les étapes de la civilisation? Science vraiment unique, support et ressort de toutes les autres, élément nécessaire et subtil mêlé à tous les mouvements de la pensée, comme à toutes les combinaisons de la matière. Il sera bon d'ajouter que, cultivée en elle-mêrne et
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pour elle même, elle risque de donner à l'esprit de la sécheresse et de la raideur ; que l'on ne pourrait sans danger porter dans la vie ordinaire la rigueur des raisonnements abstraits ; que la riche et mobile complexité de la nature humaine diffère essentiellement de la constante simplicité des éléments numériques, et qu'on ne peut raisonner sur des hommes comme on le fait sur des nombres. L'introduction des sciences naturelles dans l'enseignement primaire est une heureuse innovation; elle répond aux bernins du temps, elle assure un progrès néce~saire. Mais_s'il n'est pas de sciences qui ouvrent à l'esprit des horizons plus vastes, de plus riches perspectives, qui soient plus propres à stimuler et à solliciter dans tous les sens la curiosité naturelle de l'enfance, il n'en est pas qui, sèchement et étroitement enseignées, risquent plus de fausser et de rapetisser l'esprit. En effet, si l'on .s'en lient à l'étude du détail, si l'on n'observe et ne considère jamais les êtres qu'un à un, partie par partie, l'esprit se rétrécit, se resserre et se réduit aux proportions mêmes des objets auxquels il s'attache; il perd la notion de l'importance relative des choses, il perd la véritable règle du j ugemenl, qui ne se trouve et ne se conserve que par la comparaison fréquente des parties entre elles et du tout avec les parties, par le passage altern·a tif et réitéré du détail à l'ensemble et de l'ensemble aux détails. Si au contraire, après avoir observé les
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meneilles que recèle tel ou tel organisme, tel ou tel objet, on le remet par la pensée en son lieu et place, si on l'envisage dans le tout dont il n'est souvent qu'une insignifiante parcelle, si l'on remonte au point de vue élevé d'où l'on embrasse l'ensemble des choses, alors l'esprit reprend son équilibre et son élasticité, et l'on n'est plus exposé à s'exagérer l 'importance de ce qu'on vient d'apprendre, par une indi[érence Yolontaire pour ce qu'on néglige ou qu'on ignore. Je connais deux hommes qui en sont arrivés à ne plus voir dans la nature, l'un que des oursins et l'autre des lichens, et qui professent une indifférence complète pour le reste de la création et un mépris souverain pour les aveugles qui peuvent vivre dans l'ignorance des lichens et des oursins. Sans doute il faut donner à l'espr.it des habitudes d'observation altentive et le goût des connaissances précises, mais il faut aussi l'habituer à sentir et à comprendre l'ordre et l'harmonie qui règnent dans la nature et à en adm irer la grandeur et la beauté. Un autre danger de cet enseignement, quand il n'est pas de temps à autre ou relevé par des vues d'ensemble ou fécondé par la réflexion, c'est de matérialiser l'intelligence. A force de décomposer, d'analyser, de classer, l'esprit finit par s'arrêter aux formes visibles et tangibles, . il s'attache à la surface; la vie et le principe de la vie lui échappent. Dans la fleur, par exemple, on compte les sépales,
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les pétales, les étamines·, mais on ne se demande pas par quelle force régulatrice et mystérieuse 1a sève puisée par les racines , aspirée par la tige, distribuée dans la plante; arrive à former toujours et dans un ordre invariable feuilles, fleurs et fruits; quelle est cette vertu secrète qui divise, répartit les sucs nourriciers pour en produire des effets si divers; cette volonté insaisissable et pourtant manifeste et constante qui dirige la sève et l'arrête toujours aux mêmes limites, aux mêmes contours, et la répand dans les mêmes formes, invisibles et immuables; qui avec celte sève commune à toute la plante nuance, nacre ou pointille les feuilles de la corolle, en peint les bords, en colore le fond et toujours des . · mêmes couleurs et toujours sur le même dessin, depuis que le monde est monde et que la fleur est fleur. N'y a-t-il pas cependant dans celte reproduction constante des phénomènes les plus compliqués et les plus délicats, dans celte marche secrètement réglée d'éléments subtils le long des lignes idéales qui les àttendent, les arrêtent et les contiennent, dans cette intelligence rouelle et docile à refaire toujours sur le même plan des chefs-d'œuvre de fraîcheur ehfo.grâce, fragiles et éphémères et pourtant indestructibles en leur type éternel et leur vitalité renaissante, n'y a-t-il pas, dis-je, une source de réflexions propres à vivifier et ennoblir un enseignement qui, réduit à l'application des procédés scien tifiques et à la mécanique des classifications,
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perdrait son véritable sens et son efficacité morale? Cet enseignement s'adresse surtout à de futurs paysans, puisque les enfants de la campagne for ment les trois quarls au moins de la population scolaire. C'est un grand service à leur rendre que de leur inspirer le goût et de leur donner l'inlelligence des beautés au milieu desquelles ils vivent sans les comprendre et presque sans les voir. En effet, le paysan, et ce n'est pas sa faute, ne voit la nature qu'à travers les dures nécessités de la vie; son regard ne cherche dans la terre que l'argent qu'il lui faut en tirer pour sa subsistance. A l'aspect des belles prairies, des belles moissons, des beaux vergers, il n'admire pas, il suppute. Longtemps élevé dans la misère et l'ignorance, l'ulile seul le touche, le beau lui échappe; l'habitude aussi le blase; c'est la ville qu'il admire, comme le citadin la campagne. L'enfant élevé dans nos écoles ne sera plus désormais aussi insensible aux merveilles qui l'entourent; grâce aux leçons qu'il y reçoit, grâce à ces pelits musées scolaires qu'il contribue lui-même à former de ses· trouvailles, grâce aux. livres illustrés qui se répandent et qui resleront. entre ses mains, grâce aux promenades scolaires où on lui apprend à lire dans ce grand livre merveilleusement illustré de la nature, la terre sur laquelle il marche aujourd'hui sans la connaître, parlera à son esprit, le ciel qui l'entoure parlera à son cœur. Quand il se promènera pensif, la tête baissée, comme
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il a coutume de le faire, toute cette multitude d'êtres qui rampent, courent, volent à ses pieds et autour de lui, provoqueront sa curiosité, attireront, fixeront ses regards; la vue des montagnes qui l'entourent réveilleront parfois dans sa mémoire le souvenir des révolutions géologiques qui les ont suscitées ; la nuit, ses yeux, en s'élevant vers le ciel, ne s'arrêteront plus à la voûte apparente; il scrutera les profondeurs étoilées, sachant que tous ces points brillants sont autant de soleils, que ces blancheurs lactées sont des amas de mondes; il se fera une idée plus haute de la puissance divine et une plus juste idée de la valeur de l'homme. L'école l'aura initié non seulement aux merveilles de la. terre et du ciel, mais à celles aussi de son propre organisme. Ici encore prenons garde que cette étude se borne àla forme et au jeu des organes, et se .contente de satisfaire une curiosité banale, sans provoquer la réflexion, sans éveiller l'admiration. Là où s'arrête la science, la morale poursuit; là où finit la tâche du physiologiste, commence celle de l'éducateur. Je prends un exemple. Quand l'enfant aura appris que l'œil se compose du nerf optique, de la rétine, de la sclérotique ou cornée opaque, de la choroïde, de l'humeur aqueuse, du cristallin, de l'humeur vitrée, quand il aura démonté et remonté les pièces de cet incomparable organe, il restera à en faire admirer l'incompréhensible puissance ; il restera à se demander corn-
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ment dans un si étroit espace peuvent entrer et tenir les images énormes des montagnes, les images infinies des plaines· et des mers; comment dans ce microscopique miroir peuvent se refléter avec leurs proportions et leurs distances, avec leurs formes, leurs mouvements et leurs couleurs, les innombrables objets que renferme le cercle de l'horizon visuel; comment un monde d'une immense étendue, d'une richesse incroyable peut se mouvoir à l'aise dans ce petit globe de l'œil, sans confusion, sans altération, sans réduction; comment encore, à mesure que l'homme avance, marche, court, vole, qu'il est emporté par le galop d'un cheval ou par un train lancé à toute vitesse, des milliers, des millions d'objets passent et se succèdent sans trouble et sans interruption dans cette petite lunelte vraiment magique qui concentre le monde extérieur et le met en communication avec l'âme. Il est bien d'apprendre à l'enfant comment il voit, comment il entend, comment il respire, mais n'oublions pas de lui rappeler que ces organes délicats et puissants ne sont pas le tout de l'homme. Il y a en lui quelque chose de plus admirable encore et de plus incompréhensible. Au centre de l'organisme il y a l'âme qui le meut et lui commande; il y a la conscience avec laquelle l'enfant doit compter de bonne heure, qui lui fait sentir si cruellement ses fautes et goûter si délicieusement ses bonnes actions; il y a la rairnn qui lui fait concevoir un
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idéal de perfection morale, guide et lumière de la vie. Mais ni la conscience, ni la raison ne se voient, ne se touchent; à peine le doigt du savant peut-il indiquer vaguement le point où elles résident; et cependant elles nous dirigent et nous gouvernent, et leur invisible présence se révèle par d'éclatants effets. Le corps est une belle habitation dont on a réussi à connaître les pièces, la distribution, l'arrangement; mais le maître qui l'habite, nul ne l'a jamais vu, nul ne peut le voir; et cependant il est là toujours présent, et sa volonté se manifeste énergiquement à toute heure. C'est par des considérations de ce genre que nous empêcherons l'enfant de glisser insensiblement sur la pente d'un matérialisme grossier; c'est ainsi qu'à côté d'un monde admirable sans doute de réalités sensibles, nous lui rappellerons l'existence d'un monde bien autrement admirable encore de réalités invisibles. Le véritable éducateur ne se borne donc pas à enseigner, à exposer, à décrire ou à peindre, il va au fond, au cœur des choses; il cherche à atteindre le principe même de la vie, et ·partout où il entrevoit une image de beauté, il la met en lumière. Sou.s quelque forme que le beau se révèle, dans la puissance mystérieuse de l'âme ou dans les merveilles de la science, dans le tressaillement d'un acte héroïque ou dans le saisissement d'une . pensée sublime, sous les transparences sonores et rhythmées
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de la musique et de la poésie, ou sous les contours précis du marbre et de l'airain, sous la chaude et brillante parure des couleurs ou sous le vêtement simple et froid de la gravure et du dessin, sous les grandes lignes sévères de l'architecture, toujours il touche, il émeut, il élève. L'admiration qu'il inspire a une vertu singulièrement moralisatrice; c'est comme un assainissement, un épanouissement de l'âme, clans les hauteurs sereines, sous l'influence bienfaisante d'une lumière plus vive et d'un air plus pur. L'âme en sort comme d'un bain de rosée mati- · nale, rafraichie er, reposée. Nous sommes reconnaissants envers ceux qui ont ouvert aux enfants de nos humbles écoles le domaine de l'art qui jusqu'ici leur était presque fermé. Dans un temps où les arts comipe les lettres s'abaissent et se défigurent sous prétexte de se mettre à la portée de tous, c'est une louable entreprise que d'élever l'âme du peuple jusqu'à l'intelligence des véritables chefs-d'œuvre et de la hausser jusqu'à l'idéal. Puisse ce mouvement généreux ramener les littérateurs et les artistes fourvoyés au sentiment de leurs devoirs envers une démocratie dont il faut épurer le goût et non flatter les instincts! La musique, comme tous les arts, peut être aussi utile que nuisible, suivant le caractère qu'on lui donne et les sentiments qui l'inspirent. Malheureusement les chants dont retentissent nos écoles sont encore pour la plupart d'une insignifiance extrême;
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airs et paroles y sont marqués au coin de la banalité. Combien il serait à souhaiter que nos bons compositeurs voulussent bien faire pour la mu,:ique scolaire ce que plusieurs de nos bons écrivains ont déjà fait pour la langue! Si modeste qu'elle puisse paraître, l'œuvre a pourtant sa grandeur. C'est quelque chose de contribuer à la régénération d'ul} pays, et tout en songeant aux hommes faits, de travailler à faire des hommes. La simplicité qu'exige une musique destinée à l'enfance n"est pas du reste si aisée à trouver, qu'on ne puisse être tenté de chercher à l'atteindre. Rendre dans leur fraicheur les sentiments qui s'éveiIJent dans l'âme encore naïve et tendre n'est peut-être pas moins difficile que de peindre les passions effrénées ou d'exprimer les sentiments raffinés; c'est une tâche à coup sûr ai1Ssi noble de faire vibrer de jeunes cœurs que de désennuyer un public blasé. La création d'une bonne, saine et forte musique scolaire serait d'autant plus désirable, que la musique ordinaire des théâtres et des cafés concerts n'est pas précü,ément faite pour épurer le goût ni pour élever l'âme, et que les gré refrains de la rue, qui forcent l'oreille el, bon _ mal gré, se logent dans la mémoire, n'ont absolument rien de moralisateur. Pour un musicien qui aspire à la celébrité, ce n'est pas non plus un auxiliaire à dédaigner que la mémoire de l'enfance, car elle est sûre et fidèle ; on oublie parfois les airs appris dans l'âge mûr, mais ceux que l'oreille encor~ vierge
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a entendus tomber des lèvres d'une mère, ceux qui - ont fait résonner l'école, ceux qui ont traduit les impressions premières et accompagné la naissance des premières passions, ceux-là restent gravés dans la mémoire, et les années passent sans les emporter. Il nous faudrait, dans nos écoles, des chants qui respirent à la fois l'honnêteté et la gaîté; de ces chants qui annoncent la santé de l'âme et la bonne humeur des consciences paitibles, des vies bien réglées, des devoirs facilement et résolument remplis. On entendait bien autrefois retentir dans les rues quelques accents fiers et généreux, quelques douces et touchantes mélodies, mêlées aux inévitables refrains bachiques, qui sont de tous les temps. Aujourd'hui il semble que la musique courante ait pris à tâche d'abêtir et d'abrutir. Ne cherchez dans les paroles ni la malice et la raillerie, ni la bonne et franche gaîté, ni l'ardeur des grandes passions, ni même l'épicurisme sceptique et rieur; les paroles sont simplement niaises quand elles ne sont pas grossières, et les airs, à l'avenant, respirent une sorte de bestialité. Reste un chant patriotique et puissant, mais dont on use et abuse, et qui serait usé s'il n'était d'une vitalité indestructible, qui serait défiguré s'il ne portait l'empreinte d'une inaltérable beauté: c'est la Marseillaise. Ce chant patriotique, il ne faut pas le prodiguer et l'entonner à tout propos ni surtout en
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tout lieu; il ne faut pas en dénaturer le caractère, ni en forcer le rhytme, ni en rabaisser la grandeur. J'éprouve une impression pénible quand j'entends des buveurs à moitié ivres entonner la Mai·seillaise, ou un orchestre forain en faire le prélude d'une danse ou d'une parade; c'est une véritable profanation. La Mai·seillaise veut la solennité et le recueillement; apprenons à nos enfants à respecter cet hymne sacré; rappelons-leur dans quelles tragiques circonstances elle a pris naissance; quels efforts gigantesques .elle a secondés, quels héroïsmes elle a enfantés; ils ne seront plus tentés alors de la fredonner, de la siffler ou de la crier à lue-tête; la Mai·seillaise se chante et ne se braille pas. Indépendamment du secours qu'il prête aux autres arts, à la science, à l'industrie, à presque tous les métiers, le dessin peut rendre des services d'un ordre plus élevé, il peut venir en aide à l'histoire, ·à la poésie, à la morale, à l'éducation. N'est-il pas une véritable langue qui parle aux yeux et au cœur, langue comprise sans étude, sans effort, avec une rapidité instantanée par ceux-là même qui ne savent pas lire, langue qui traduit avec une admirable clarté les sentiments, les passions, les pensées? Seul et sans le secours des couleurs, par la puissance de la forme et des traits, le dessin réussit à imiter la vie, il arrive à l'illusion, il atteint à la beauté; il peut loucher, émouvoir, ravir, il peut faire naître dans l'âme de nobles désirs, de grandes pensées, de géné-
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reuses ambitions. Grâce au dessin, à la sûreté de ses imitations, à l'exactitude et à la facilité de ses reproductions, nous pouvons contempler les portraits de ces hommes illustres dont le temps ou la distance rrous dérobent la vue, et que l'on brûle de connaître. parce qu'ils sont les plus beaux types moraux de l'humanité; grâce au dessin, tous ces chefs-d'œuvre de la sculpture el de l'architecture que leur nature attache au sol et qui sont loin de nous et loln les uns des autres, ces chefs- d'œuvre nous arrivent de tous les points du monde et se rassemblent sous nos yeux; grâce au dessin,auxiliaire précieux des livres qu'il illustre, l'enfant de nos écoles voit se transformer les noms en portraits, les récits en tableaux; autrefois vides et ternes, les pages s'animent, les abstractions prennent corps et vie, l'histoire devient un théâtre, la lecture un spectacle, les seiences naturelles et physiques une représentation. A son utilité pratique et morale, cet art joint donc encore une utilité esthétique et didactique. Mais de tout ce qui est ul.ile et bon on peut faire un mauvais usage; l'art du dessin peut donc être rabaissé, avili et perverti. Je ne parlerai pas de la prostitution trop fréquente du crayon mis au service d'une plume licencieuse; il n'est rien au monde de plus pernicieux. Sans descendre jusqu'à cette complicité dégradante, le crayon s'égaie volontiers, et non toujours innocemment ni sans dommage dans un genre
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très français et très populaire, je veux dire la caricature. Sans doute, il y a une espèce de caricature que l'art ne désavoue pas et que la morale approuve, qui a ses gr:ands noms et ses chefs-d'œuvre, et qui est une des formes de la satire. Celle-là cache toujours une instruction morale , elle est utile aux mœurs. Par le relief saisissant qu'elledonneauxdéfauts ou aux vices, par les laideurs, les difformités, les monstruosités qu'elle étale, et où nous reconnaissons les effets de la démoralisation, elle inspire un dégoût ou un mépris salutaires, elle est un avertissement, elle contient une leçon. Mais il y a une autre espèce de caricature qui est à l'art ce que la blague est à la liltérature, et l'opérette d'Offenbach à l'opéra de Meyerbeer, qui s'attaque aux hommes illustres, aux belles choses pour les défigurer, les rendre ridicules et grotesques, et faire rire de ce qui devrait faire pleurer. Sans être précisément immorale, celte sorte de caricature est dangereuse à l'art; elle affaiblit, elle dessèche le sentiment de l'admiration; car la vue du chef-d'œuvre réveille inévitablement le souvenir de sa caricature et ce souvenir gêne et gâte l'impression ressentie, il en détruit ou au moins il en compromet l'efficacité. ·ce genre pourtant est fort à la mode, il répond à notre goût naturel pour la moquerie, il flatte l'instinct secret de la jalousie, enfin il est à la portée des talents les plus médiocres.
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Un chef-d'œuvre, à quelque genre qu'il appartienne, devrait être sacré et préservé de toute profanation par le respect; l'art ne devrait pas se tourner contre l'art, et les types de perfection morale ou de beau té plastique créés par le génie des poètes et des artistes, ne devraient jamais avoir à subir ces altérations volontaires et ces déformations irrévérencieuses. C'est à nos maîtres à développer de bonne heure ce sentiment élevé et délicat du respect des belles choses, à réagir là comme ailleurs contre cette manie et cette habitude de chercher partout mati ère à rire, à seconder ainsi les efforts éclairés du Ministre qui, par l'institu lion de la commission de l'imagerie scolaire, par l'envoi dans les écoles primaires d'un certain nombre de reproductions des chefs-rl'œuvre plastiques, s'efforce d'y faire naître le goût de la véritable beauté et commence ainsi l'éducation esthétique des classes populaires.
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RÉSUMÉ ET CONCLUSION
En résumé, nous avons constaté que l'affaiblissement de la foi religieuse laisse un vide qui tend à s'agrandir; que des symptômes fréquents et divers font craindre une certaine altération du sens moral et des idées régulatrices de la conduite privée comme de la vie publique, un cerlain appauvrissement des sentiments généreux qui sont le signe et la condition de la santé morale chez les particuliers et chez les peuples; nous avons dit que le temps presse et que celte situation réclame une large extension de l'enseignement moral et un puissant et général effort en faveur de l'éducation; que l'école n'a jamais été une véritable éducatrice, que la discipline y est purement répressive et presque exclusivement subordonnée aux intérêts de l'enseignemenl; nous avons essayé de faire voir comment elle pourrait s'étendre, s'enrichir et embrasser toute la vie morale de l'enfance; nous avons énuméré les qualités dont l'élat de nos mœurs, les défauts de notre caractère et la nature de nos institutions rendent le développement parti-
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culièrement désirable; enfin, comme la valeur morale de la famille et la stabilité des institutions sont les premiers intérêts et les premiers besoins d' un pays, nous avons montré comment l'enfant peut être préparé dès l'école à l'accomplissement des devoirs qu'il aura un jour à remplir comme chef de famille et comme citoyen. La conclusion qui sort tout naturellement de cet ouvrage, c'est qu'il faut des instituteurs qui puissent donner à l'enfance l'éducation reconnue nécessaire. Sans vouloir rabaisser nos maîtres, nous pouvons dire que, si, parmi eux, nous comptons de bons éducateurs, il en est beaucoup qui ne sont encore que capables de le devenir, et beaucoup aussi qui ne le deviendront jamais. Et il y aurait de l'injustice à le leur reprocher, comme il y aurait de la naïveté à s'en étonner. Les portes de l'enseignement primaire sont ouvertes à deux battants, et l'on peut dire sans exagération, qu'on y enlre sans frapper. Le modeste examen qui en garde l'entrée mérite à peine le nom d'épreuve. Que demande le programme à ceux qui se présentent? l'abc du métier; d"éducation, il n'en est pus question . Quoi d'étonnant si les aspirants ignorent ce qu'ils n'ont pas appris, et s'ils n'apportent pas les garanties qu'on n'exige pas d'eux? Le certificat de bonne vie et mœurs autrefois demandé n'avait qu'une valeur négatiYe; on y 4 a renoncé. Que reste-l-il en fait de garanties ? Les renseignements que les inspecteurs d'académie rn
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fournissent les uns aux autres ne sont pour l'ordinaire qu'un témoignage de bonne conduite, quelquefois un certificat d'aptitude à l'enseignement, rarement, presque jamais, une preuve d'aptitude à l'éducation.A l'homme qui va prendre en main non-seulement la direcLion intellectuelle, mais la direction morale de l'enfance, en réalité, on ne demande rien qu'un modeste parchemin. Il est vrai qu'on prend de tout jeunes gens, presque des enfants, auxquels on livre l'enfance. On ne manque aucune occasion de dire et de ré péLer à nos maîtres: « Vous devez être des éducateurs. » Le conseil est bon, mais il ne suffit pas. Il y aurait des mesure_s à prendre pour développer chez ceux qui la possèdent l'aptitude à l'éducation et pour reconnaître et écarter ceux qui en sont dépourvus. Ne pourrait-on introduire dans l'examen une épreuve spéciale et éliminatoire? Ne pourrait-on choisir pour la composition française n·o n pas une question d'instruction morale et civique, donL l'aspirant pe_ut trouver la réponse dans sa mémoire, mais une question d'éducation dont il fût obligé de tirer la réponse de son propre fonds, et qui permît de voir s'il a quelque connaissance de la nature humaine, s'il sait ce qu'est l'enfance, s'il est en état de développer une qualité, de combattre un défaut, de redresser une idée fausse, de juger un 'principe, une règle de conduite (1 ).
(! )
Le suj et donné à la d ernière session s'est trouvé de
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Ne pourrait-on aussi exiger les qualités extérieures sans lesquelles un maître est sans action; une bonne tenue, de bonnes manières, une élocution convevenable, en un mot les dehors de l'homme bien élevé; car il ne suffit pas que l'éducation s'adresse à l'esprit, il faut qu'elle parle aux yeux. Je n'ignore pas les objeclions qu'on peul élever contre ces exigences, et je n'en méconnais pas la portée. En ce sujet, comme en bien d'autres, c'est l'argent, ou pour mieux dire, le manque d'argent qui paralyse tout. Il en est des hommes comme de toutes les choses précieuses ; pour les avoir ou les former, il faut y mettre le prix. Mais en fait d'éducation et dans les conjonctures présentes, il y va d'un si grand intérêt qu'un sacrifice me semblerait un bénéfice, et la plus large dépense le meilleur des placements. Je voudrais donc que la condition de l'instituteur fût assez améliorée pour devenir enviable et pour. être enviée, je voudrais qu'au prix de celte amélioration nécessaire, on échappât à la nécessité présente du recrutement banal, qu'on acquît le pouvoir de choisir, le droit d'exiger des futurs maîtres les preuves d'une maturité suffisante et d'une vocation véritable. L'apprentissage des maîtres et l'épreuve de la vogenre. Les résultats ont prouvé la nécessité de la réforme que je demande; l'immense majorité des candidats a pris pour vérité une grossi ère erreur morale.
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cation se font au délriment du pays; il ne faut pas qu'on vienneànous parce qu'on ne peutallerailleurs et l'enseignement devrait êlre une carrière de choix et non un pis ~ller. Si, comme le dit M. Spencer, l'art de l'éducation est de tous les arts le plus difficile, ce n'est pas à des mains novices ou malhabiles, qu'il convient d'en confier l'exercice. En votant la loi du 28 mars 1882, loi qui double le nombre des matières de l'enseignement obligatoire, le législateur a certainement prévu les conséquences que devait entraîner cette loi bienfaisante. C'est à lui qu'il appartient de prendre les mesures sans lesquelles elle risquerait de demeurer inapplicable ou ne serait qu'à demi appliquée. Commencée dans l'instruction, la réforme se poursuivra dans l'éducation, et la pleine exécution de la loi du 28 mars sera le gage d'un progrès si nécessaire.
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FIN ,
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CORBEIL. -
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1|TABLE DES MATIÈRES|15
2|CHAPITRE PREMIER - NECESSITE EXCEPTIONNELLE DE L'EDUCATION|25
3|Que l'établissement du régime républicain rend l'éducation plus nécessaire. - Etat moral de la société actuelle. - Affaiblissement des croyances religieuses. - Une société peut-elle vivre sans religion positive. - Le catholicisme contemporain. - Disparition du catholicisme libéral. - Bourgeoisie cléricale et bourgeoisie républicaine. - La classe ouvrière. - Les paysans. - Les femmes. - L'aristocratie. - Le présent et l'avenir de la religion. - Les partisans de la morale philosophique. - Les partisans de la morale vulgaire. - Les gens sans morale. - Absence d'enseignement moral dans la société. - Philosophies anciennes et philosophies modernes ; leurs différences. - Nécessité d'un grand effort d'éducation nationale. - Nécessité de former une génération d'éducateurs|25
2|CHAPITRE II - NECESSITE D'UN ENSEIGNEMENT MORAL A L'ECOLE|37
3|Que la neutralité religieuse ne doit pas tourner en indifférence morale. - Que l'enseignement moral doit changer de caractère avec l'âge de l'enfant. - Comparaison entre le rôle du prêtre et celui de l'instituteur|37
2|CHAPITRE III - DE L'EDUCATION, SA PORTEE|43
3|Ce qu'elle est par rapport à l'instruction. - Sens ordinaire du mot. - Son véritable sens. - Les gens bien élevés. - Les honnêtes gens. - Les gens vertueux. - Que l'homme ne naît ni bon ni mauvais, mais avec le pouvoir de devenir l'un ou l'autre. - Qu'il n'y a pas de limites dans le bien ni dans le mal. - A quel point de vue l'institeur doit se placer pour comprendre l'importance de l'éducation|43
2|CHAPITRE IV - LA RELIGION ET LA MORALE|49
3|De l'affaiblissement de la foi religieuse. - Son influence sur la morale. - Rôle de l'éducteur dans ces temps de transition. - Suppression de l'enseignement religieux à l'école. - Conséquences de cette suppression. - Nécessité du développement de l'éducation|49
2|CHAPITRE V - DE LA LOI MORALE, PRINCIPE ET INSTRUMENT DE L'EDUCATION|55
3|Caractères de la loi morale. - Qu'elle est en réalité la seule loi. - Que les lois civiles, politiques et religieuses lui empruntent toute leur autorité. - Comment elle se dégage de la conscience. - Qu'il serait impossible de donner l'idée du bien, si la raison n'en contenait le germe. - De la véritable méthode de l'éducation|55
2|CHAPITRE VI - DES INFLUENCES QUI TENDENT A ALTERER LE CARACTERE DE LA LOI MORALE|61
3|Que cette loi est l'âme de la religion et de la philosophie. - Dangers que lui fait courir l'abus de l'expérimentalisme. - De l'influence de cette manie sur les lettre et les arts. - Systèmes philosophiques contemporains. - Leur prétention commune. - Que l'obligation morale ne peut se tirer de l'expérience. - Equivoque dangereuse sur le sens du mot loi. - Concordance nécessaire entre les principes philosophiques et les principes politiques. - Que la liberté politique dépend de la liberté morale. - Que matérialisme et républicanisme impliquent contradiction. - Qu'un être soumis à la fatalité ne peut avoir ni droits ni devoirs. - Que la chute des tyrannies est l'oeuvre du spiritualisme. - Que ce ne sont pas les philosophes matérialistes du XVIIIe siècle qui ont préparé la déclaration des Droits de l'homme. - Empiètements de la methode expérimentale. - Cause de la vogue dont elle jouit. - Ambition de la physiologie. - Que la notion du libre arbitre est faussée. - Littérature engendrée par l'expérimentalisme. - Du naturalisme. - Ses prétentions. - Ses caractères. - Ses effets. - De la petite presse. - Publicité faite au crime. - Comptes rendus, des séances de cours d'assises. - Influence que cette publicité exerce sur la moralité publique. - De l'aliénation mentale dans ses rapports avec le crime. - De l'indulgence systématique. - Ses effets|61
2|CHAPITRE VII - DE L'IDEAL MODERNE|81
3|Que l'éducation est chose difficile entre toutes parce que l'instinct et la passion agissent d'une façon permanente, tandis que la volonté est une force intermittente. - Que l'éducation devient particulièrement difficile en certains temps et dans certains milieux. - Que la société aide ou contrarie, achève ou défait l'oeuvre de l'éducateur. - Que l'éducation suppose un type à réaliser. - Idéal des républiques anciennes. - Idéal social et national de la République française. - Sa supériorité morale. - Son respect pour la dignité humaine, pour la justice, pour le travail sous toutes ses formes. - Son humanité ; - Sa prévoyance ; - sa sollicitude ; - sa largeur et sa générosité à l'égard des autres peuples ; - sa douceur ; - sa conception de la Divinité qu'il identifie avec la justice et la bonté. - Idéal individuel.|81
2|CHAPITRE VIII - IDEES FAUSSES A REDRESSER. - L'EGALITE|90
3|Ce que deviennent les principes en passant dans l'esprit des masses. - Combien il importe de donner aux enfants des idées justes sur l'égalité et la liberté. - Des inégalités naturelles. - Des inégalités sociales. - Comment l'idée d'égalité a pris naissance. - Que sa source est dans la conscience. - Qu'elle doit son existence et son caractère à la liberté morale ou libre arbitre. - Des utopies égalitaires. - De la véritable égalité. - De l'inintelligence de l'égalité politique. - Ses conséquences. - De l'égalité en tant qu'elle s'applique au principe de l'admissibilité à toutes les emplois. - Des influences qui gênent l'application de ces principes. - Des recommandations. - Rôle et devoirs de l'instituteur.|90
2|CHAPITRE IX - IDEES FAUSSES A REDRESSER (SUITE)|110
3|Des premiers effets de la liberté. - Intolérance retournée. - De l'idée de liberté. - Comment elle s'altère. - Que la liberté a un caractère essentiellement moral. - Que si les hommes devenant plus libres ne deviennent pas meilleurs, la liberté tourne au détriment de la société. - De la liberté de la parole. - Réunions publiques. - Utopies socialistes. - Du partage des biens. - Rôle de l'éducateur. - De la classe ouvrière, ses besoins, ses droits. - Nos devoirs. - Utopie de l'Etat industriel et commerçant. - Qu'elle conduirait à une tyrannie sans précédent, à une ruine inévitable. - De la bourgeoisie ; qu'elle n'est pas une classe à proprement parler. - Des crimes dits politiques. - Erreur à combattre. - Des vols commis au préjudice de l'Etat, des départements, des communes. - Des fraudes. - De la contrebande.- Ce que recouvre la surface brillante de la civilisation. - Préjugés et superstitions vivaces. Des effets de l'ignorance dans le temps de malheur. - Bruits qui couraient pendant la dernière épidémie cholérique. - Médecins empoisonneurs. - Semeurs de choléra. - Devoir de l'éducateur.|110
2|CHAPITRE X - SENTIMENTS A RENIMER|132
3|Du respect en général. - Causes de son affaiblissement. - Respect de l'autorité ; - des grands hommes ; - de la veillesse ; - de la mort ; - des parents ; - de la famille ; - des femmes ; - des enfants ; - de la folie ; - du malheur.|132
2|CHAPITRE XI - DEFAUTS DE L'EDUCATION SCOLAIRE|163
3|De l'utilité des récompenses en matière d'éducation. - Qu'elle sont aussi et plus utiles que les punitions. - Que le caractère national les rend particulièrement nécessaires. - Du système actuel des récompenses. - Qu'elles vont toutes au mérite intellectuel. - Causes de cette partialité. - Faiblesse et indulgence pour l'esprit sous toutes les formes. - Vanité française. - Que l'éducation est bien plus difficile que l'enseignement et pourquoi. - Qu'à raison même de sa difficulté elle a été confiée à des hommes spéciaux, prêtes ou philosophes. - Que la famille et l'école s'en sont désintéressées. - Conséquences fâcheuses de cette abdication et de la partialité en faveur de l'esprit. - Indifférence morale. - Que l'état actuel de la société et la nature des institutions républicaines réclament un changement complet dans nos habitudes scolaires.|163
2|CHAPITRE XII - DES RECOMPENSES|186
3|Système gradué de récompenses. - Classement moral. - La première des récompenses, le témoignage de la conscience. - Comment le maître peut s'y associer. - Témoignages divers d'estime et d'affection. - Appropriation des récompenses à la nature du mérite récompensé. - Exemples. - Témoignages de confiance. - Leur efficacité. - La délation du bien. - Extension de la récompense à la classe, à l'école. - Rôle des inspecteurs et des magistrats. - Quelle conviction il importe d'engendrer dans l'esprit des enfants. - Extension des bons points aux qualités morales. - Que les récompenses doivent être choisies de manière à développer le sentiment de la solidarité. - Les ordres du jour. - Les archives de l'école. - Son livre d'or. - Le livret moral de l'écolier. - La mention au Bulletin. - Des distributions de prix actuelles. - Leurs incovénients. - Moyens de les réformer à l'avantage de l'éducation. - Récompense finale. - Comités de patronage et de placement. - Appel au concours de tous les instituteurs.|186
2|CHAPITRE XIII - QUALITES A RECOMPENSER|209
3|Que certaines qualités ne doivent pas être récompensées, et que certaines autres doivent l'être particulièrement. - De l'honnêteté ou probité. - Des qualités qui se révèlent par la répétition fréquente des mêmes actes. - Exactitude, ordre, propreté. - Vocabulaire des enfants. - Manie qu'ils ont d'imiter l'homme fait. - Les petits fumeurs. - Les joueurs d'argent. - Les cartes. - Les jeux violents. - Le jeu de bataillon. - La grande ennemie de l'école. - La rue. - Son attrait. - L'école buissonnière et l'école de la rue. - Le vagabondage. - Les nervis.|209
2|CHAPITRE XIV - QUALITES A DEVELOPPER (SUITE)|223
3|Qu'un régime de liberté absolue de la parole et de la presse exige qu'on développe surtout le jugement. - Nécessité d'avoir une opinion à soi. - D'avoir le courage de son opinion. - Défauts de l'esprit et du caractère français : respect humain, légèreté, besoin de se sentir appuyé, crainte de l'isolement. - qu'il faut louer et récompenser l'enfant qui a su résister à l'entraînement. - De la franchise. - Qu'elle est un garantie de progrès moral. - Qu'elle est la qualité républicaine par excellence. - Pourquoi les enfants sont portés au mensonge. - Comment le maître doit s'y prendre pour les guérir de ce défaut. - Du sérieux dans les choses sérieuses. - La blague. - Ses caractères. - Ses effets. - De la politesse. - Son principe sous un gouvernement monarchique. - Qu'elle n'est pas en progrès. - Ce qu'elle devrait être sous le régime républicain. - De l'économie. - Que l'état social du pays rend le développement de cette qualité particulièrement désirable. - Du patriotisme. - Le patriotisme de parade. - Le patriotisme sincère. - A quoi on le reconnaît. - Sur quel ton on doit parler de la patrie. - Qu'il ne faut pas abuser du mot. - L'idée de la patrie en général. - De quels éléments elle se compose. - Comment on peut les faire trouver aux enfants. - Du caractère français. - Ses qualités. - Comment ces qualités se révèlent dans notre histoire. - Ce qu'a été notre patrie. - Ce qu'elle est aujourd'hui. - Leçons de l'heure présente.|223
2|CHAPITRE XV - PETITES LECONS DE L'EDUCATION|249
3|Qu'il n'y a rien d'insignifiant en matière d'éducation. - Exemples. - Les peaux d'orange. - La branche brisée. - La porte ouverte. - La rampe de l'escalier. - La bouteille cassée. - La pierre tombée au milieu du chemin. - Le cheval abattu. - La voiture à bras. - Les chanteurs nocturnes. - Le clairon des touristes. - Les feux et les danses en temps de choléra. - Les conscrits et le drapeau national. - Conclusion.|249
2|CHAPITRE XVI - DES PUNITIONS|259
3|Punir est chose facile en apparence, difficile en réalité. - Que la bienveillance et l'indulgence sont nécessaires, mais n'excluent pas la fermeté. - Inégalité originelle des enfants ; qu'il en faut tenir compte dans les punitions. - But des punitions. - Nécessité de l'étude directe de l'enfant. - La première des punitions - le remords ; - rôle de l'instituteur dans l'éducation de la conscience. - Que nous punissons pour arriver à ne plus punir. - De la manière de punir ; - De la neutralité entre les punitions et les récompenses ; ses dangers. - Solidarité dans le mal comme dans le bien ; gradation ; appropriation des punitions. - Faire comprendre la nécessité de la punition donnée. - Qu'il faut agir sur la conscience. - Que l'opinion n'est que l'écho de la conscience individuelle. - Nécessité de l'accord entre l'école et la famille. - De la limite de la publicité des punitions. - De l'abus des punitions ; ses dangers; qu'il vaut mieux parfois cesser de punir. - Du pensum ; causes de sa persistance ; moyens de l'amender. - Des punitions humiliantes ; la mise à genoux; le bonnet d'âne ; le coin. - L'élève appelé à se punir lui-même. - Que le maître ait la classe de son côté. - Moyens de donner à la punition plus de portée morale. - Généralisation ; - suspension. - De l'influence du milieu ; sa vertu disciplinaire. - Des défauts que l'exemple ne suffit pas à corriger. - Puissance de l'opinion dans l'éducation publique.|259
2|CHAPITRE XVII - DU CHAPITRE DE M. HERBERT SPENCER SUR L'EDUCATION MORALE|287
2|CHAPITRE XVIII - DE L'EDUCATION PAR LA FAMILLE. - SA PUISSANCE|306
3|De la famille. - Tant vaut la famille, tant vaut la société. - Que l'enfant doit être élevé en vue du rôle qui l'attend. - Puissance éducative de la famille. - Qu'elle l'emporte sur l'influence de l'école. - Par la priorité, la continuité et la durée de son action. - Parce qu'elle s'exerce sur les sens autant que sur l'esprit. - Parce que les exemples ont plus de force que les leçons. - Parce que l'affection dispose à l'imitation. - Parce que l'autorité paternelle est la plus grande et qu'elle a pour elle l'opinion et les lois. - Il faut donc agir sur la famille autant et plus que sur l'école. - Que la parole vivante est préférable à la parole écrite pour exercer cette action nécessaire. - Faiblesse de l'action morale exercée par l'Etat - Co|306
2|CHAPITRE XIX - MOYENS DE FORTIFIER L'ESPRIT DE FAMILLE|315
3|Que la pensée de la famille doit toujours être présente à l'école. - Que celle-ci doit devenir l'école de la famille. - Qu'on peut très bien initier et former l'enfant aux devoirs d'un chef de famille. - Le placer en imagination dans le rôle qu'il aura plus tard à remplir. - Lui montrer que tout ce qu'il apprend aujourd'hui lui servira à mieux accomplir sa mission. - Le plaisir du père qui peut s'associer aux études de ses enfants. - Le repas de famille. - Que l'enfant travaille mieux quand le père s'intéresse à ses travaux. - Qu'il doit se rendre chaque jour plus utile à l'aide du savoir qu'il acquiert. - Que le maître doit s'enquérir de la profession des parents afin de mettre l'enfant en état de leur rendre des services. - Que l'instinct domestique est plus fort chez les filles ; que cependant il a besoin d'être développé et dirigé par un enseignement approprié à la condition des femmes. - Moyens de faire naître le respect des garçons pour les filles. - Moyens d'entretenir le respect filial même envers des parents indignes. - Rapports de l'instituteur avec les familles. - Du célibat des maîtres, ses dangers. - Que l'instituteur marié devrait avoir une situation meilleure. - Du célibataire. - Sa vie. - Sa vieillesse. - Sa mort. - Que la presque totalité des professions s'accommode mal du célibat. - De son influence déplorable sur la société contemporaine. - Tableau de la vie de famille. - Que l'idéal est un besoin pour l'homme, et en dépit du réalisme, une indestructible réalité.|315
2|CHAPITRE XX - DE L'EDUCATION AU POINT DE VUE REPUBLICAIN|332
3|Quelle est l'âme du principe républicain. - Le respect mutuel. - Source de ce respect. - Liberté morale et responsabilité. - But de l'éducation républicaine. - Former le citoyen. - Que la première qualité du citoyen est le respect de la loi et pourquoi ? - Que le républicanisme consiste bien plus encore dans l'accomplissement du devoir que dans l'exercice du droit, et pourquoi ? - Qu'il manque un pendant à la déclaration des droits de l'homme ; C'est par l'énumération des devoirs correspondants qu'il faut combler cette lacune à l'école. - De la liberté. - Des limites. - Devoirs qu'elle qu'elle impose. - De la tolérance politique. - De l'égalité. - Des illusions qu'elle engendre. - Exemple tiré de l'histoire romaine. - La véritable égalité.- Ses limites. -L'égalité à l'école. - Que la fraternité doit tempérer les enivrements de la liberté et modérer les prétentions de l'égalité. - La fraternité à l'école. - Moyens de la développer. - De l'importance du jugement dans la vie politique. - Du jugement de l'enfant. - Moyens de l'exercer. - De la qualité la plus nécessaire dans les fonctions électives.|332
2|CHAPITRE XXI - PARTI QU'ON PEUT TIRER DE L'ENSEIGNEMENT AU PROFIT DE L'EDUCATION|359
2|Qu'il n'est aucun genre d'enseignement dont ou ne puisse tirer quelque leçon de morale. - Que ces leçons demandent de l'à propos, de la variété, de l'imprévu. - Comment les sciences se prêtent à ces leçons. - Que la poésie est une merveilleuse éducatrice. - Qu'elle parait trop rarement à l'école primaire. - Que le peuple en a particulièrement besoin et pourquoi. - Que l'expérience de style ou composition peut-être, par la discipline qu'il impose à l'esprit, et par le choix des sujets, un moyen d'éducation. - Apprendre à diriger son esprit, c'est apprendre à se diriger soi-même. - Que le maître doit choisir lui-même ses sujets et les préparer. - Des proverbes et maximes. - De la grammaire et de la langue française. - Quel secours cet enseignement peut apporter à l'éducateur. - du choix des exemples donnés à l'appui des règles. - De la lecture. - Qu'il n'est pas que meilleur auxiliaire que la lecture à haute voix. - Qu'elle exige une étude sérieuse. - Du choix des lectures. - De l'histoire. - Comment elle s'enseigne encore. - Qu'elle doit être un perpétuel exercice de jugement. - Que la forme biographique convient à l'école primaire.|359
2|CHAPITRE XXII - DU PARTI QU'ON PEUT TIRER DE L'ENSEIGNEMENT AU PROFIT DE L'EDUCATION (SUITE)|378
2|De la science des nombres. - Qu'elle est une langue universelle, l'auxiliaire de toute les sciences, des arts et même des métiers. - Des sciences naturelles. - Dangers que présente cet enseignement ; moyens de les éviter. - Comment on peut vérifier, élever cet enseignement. - Exemples. - De la vertu moralisatrice des bras. - De la musique scolaire. - Son insignifiance actuelle. - Ce qu'elle devrait être. - De l'abus des hymnes patriotiques. - La Marseillaise. - Le dessin. - Services qu'il rend. - De l'abus du crayon. - La caricature - Devoir des maîtres|378
2|CHAPITRE XXIII - RESUME ET CONCLUSION|394
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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A name given to the resource
Devoirs : conférences de morale individuelle et de morale sociale
Subject
The topic of the resource
Education morale
Morale sociale
Conscience morale
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Jacob, Baptiste
Publisher
An entity responsible for making the resource available
F. Rieder et Cie
Date
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1907
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2017-07-18
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Français
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The nature or genre of the resource
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MAG D 37 264
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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Con férences de Mo rale indiv iduelle ei de Mo rale s;!.!3_iale
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�Tous droits de traducbion 11 de rep roduction réservés pour tous les pays
Published Seplember 30th 1907. Privilege of Copyright in the United States reserved under the Act approved March 3 1905 by B. Jacob a11d . Edouard Corné/y etc;,, Pubtishers. (F, Rrnoen
ET
c;,, Successeurs),
�AVANT-PROPOS
Ces conférences, qui ont été faites pendant l'année scolaire 1906-1907, devant un groupe d'élèvei de !'École Normale de Sèvres, examinent sous quelquesuns de leurs aspects plusieurs de; obligations morales communes, les principaux devoirs de l'individu envers lui-même, ses devoirs généraux envers ses semblahles, et son devoir essentiel envers la société nationale, le patriotisme. Elles ne traitent ni des obligations relatives à l'État, à la profession et à la famille, qui exigeraient un second volume, ni des principes derniers de la morale (le bien, l@ devoir, la liberté, la responsabilité, etc.) qui en exigeraient un troisième. Elles ne forment donc qu'un fragment d'un cours de morale. Nous avons pensé cependant qu'il ne serait pas inutile de les soumettre à nos collègues de l'enseignement secondaire et primaire. Il n'est pas rare que des professeurs de collège et des directeurs ou professeurs d'école normale se plaignent de l'insuffisance de certaines leçons de morale telles que les ont traitées les meilleurs des anciens manuels. Ils regrettent no-
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A VANT-PI\OPOS
tamment de ne trouver dans ces livres qu'une idée trop incomplète du problème que soulève aujourd'hui le droit _ propriété, et de la force ou de la faiblesse de des objections que le collectivisme oppose à ce droit. Ils estiment également que les leçons habituelles sur la patrie et le patriotisme ont besoin d'être revisées , depuis qu'une doctrine antipatriotique s'est établie sur les fondements du matérialisme historique et de la lutte de classe. A des questions qui se posent en termes nouveaux, ils souhaitent des réponses nouvelles, au moins dans leur forme. C'est p.o ur essayer d e satisfaire ce désir que nous livrons au public les notes de nos -conférences, malgré les défauts inévitables d'un tel genre de publication. Le souci péda gogiqu e qui nous décide à publier ces leçons en a déterminé le caractère. Voulant, avant tout, faire œuvre d'éducateur, nous avons cherché, non à produire des vues ingénieuses et originales, mais à mettre en lumière des vérités solides et utiles. Nous avons constamment suivi d'aussi près que possible le sens commun ou, plus précisément, la pensée morale commune aux hommes de toute classe qùi, sans être philosophes, réfléchissent sur le sens et Aur les obli gations de la vie. Nous n 'apportons donc pas une table nouvelle des valeùrs morales, mais nous justifions celle qui est ordinairement reçue . Nous croyons que toutes les vertus traditionnelles sont éternellement nécessaires, même la résignation et la .charité, tant méprisées par les novateurs. Dans l'ordre social,' où beaucoup de nos
�A V ANT-PROPOS
contemporains demandent la solution de toutes les difficultés tantôt au principe de la solidarité, tantôt à celui de la lutte de classe, nous tenons pour certain qu'aucun problème ne peut se résoudre q~e par la justice. Chaque fois que nous avons vu échouer ou réussir des œuvres sociales d'un caractère teut moderne, nous avons constaté qu'elles devaient leur échec ou leur succès à la violation ou au respect de quelque règle de conduite connue depuis longtemps. Nous en concluons que notre époque a moins besoin de se donner des vertus neuves que de sentir tout le prix des vertus anciennes et de les pratiquer intelligemment, en les adaptant à des conditions d'existence qm se sont compliquées. Serviteur dévoué de l-' école laïque, nous serions heureux si nous parvenions à faire partager notre foi morale à quelques esprits dont le désordre intellectuel de ce temps a désorienté la conscien.ce, et à les convaincre que les vieilles règles de conduite dont nous avons entrepris la défense se légitiment en dehors de toute théorie métaphysique ou théologique, de toute hypothèse indémontrable sur l'au delà de l'ordre naturel,
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juillet I 907.
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LE MORAL ET LE SOCIAL.
La morale courante distingue <!eux espèces principales de devoirs : les devoirs individuels et les devoirs sociaux. Si elle ne présente pas les deux groupes d'obligations comme indépendants l'un de l'autre, si elle établit, au contraire, qu'ils s'appellent et se soutiennent, qu'il faut se respecter soi-même pour servir efficacement la société et qu'il faut se dévouer à quelque œuvre de bienfaisance ou de justice pour sentir tout le prix de la tempérance, du courage et du savoir, elle se garde de confondre les vertus privées et les vertus publiques et, après avoir mis en lumière la solidarité de la morafo individuelle et de la morale sociale, conserve à chacune son objet propre et son but distinct: elle justifie la tempérance indépendamment des conséquences sociales qu'elle entraîne, et nous recommande d'être justes lors même que notre justice n'importerait pas à notre dignité. Mais la distinction longtemps respectée de la morale individuelle et de la morale sociale a cessé de paraître évidente, et les partisans de l'utilitarisme social, comme
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�2
DEVOIRS
les positivistes qui fondent ser la sociologie seule les principes de la cônduite droite, la rejettent résQlument1 • A leurs yeux l'homme n'est moral que parce qu'il est sociable: moralité et « socialité » s'identifient et tous les devoirs de l'individu envers lui-même se ramènent à des devoirs envers la société. Comme l'influence croissante du positivisme tend à populariser cette opinion, demandons-nous ce qu'elle vaut et examinons les principes généraux qui la fondent : nous saurons ensuite, par voie de conséquence, s'il convient de rayer nos devoirs envers nous-mêmes de la liste de nos -obligations. Il faut, croyons-nous, accorder aux sociologues que la more.le ne se produit jamais que dans et par l'état social. Si l'on a pu dire, en un sens, que la raison est fille de la cité, on doit dire également que c'est la cité qui suscite la conscience et qui élève l'individu humain à la dignité de sujet moral. Qu'est-ce qu'un sujet moral? C'est un être capable d'une générosité intelligente et libre. Or il apparaj.t d'abord avec évidence que la sympathie et toutes les inclinations généreuses qui s'y rattachent naissent de la vie en société: un être absolument solita.i re serait forcément un être égoïste. De plus, l'homme ne penserait pas, c'est-à-dire ne concevrait pas d'idées générales et ne s'élèverait pas aux notions du bien et du devoir si la société ne
1. Nous ne tenons pas compte, ici, des dilfé,ences très sensibles qui distinguent l'utilitarisme social de la morale dite sociologique : ni dans cette leçon, ni dans les suivantes, noua ne faisons œuvre de
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eavant.
�LE MORAL ET LE SOCIAL
!
lui fournissait dans le langage le moyen de les -fixer. Enfin l'individu qui vivrait, par hypothèse, en dehoi s de l'état social obéirait à la seule impulsion de ses besoins ou désirs organiques et, par là même, agir:iit en automate : c'est la vie en société qui confère à l'homme la liberté morale en l'obligeant à sortir de lui-même et à peser les conséquences de chacune de ses initiatives pour 1es autres comme pour lui. Ainsi c'est dans la société et par elle que l'homme aime, pense et veut librement; c'est la vie en cotnmun qui transforme l'ànimal humain en personne humaine. Comment, dès lors, refuserait-on de voir dans la morale un produit essentiellement social, puisque le sujet moral lui-même est l'œuvre de la société'? Mais la société ne se borne pas à créer le sujet de la moralité; elle en détermine aussi ou contribue à en déterminer l'objet ou la mati ère. La morale comprend quelques règles fixes ou à peu près fixes et un grand nombre de règles variables. Or, visiblement, les règles morales qui subs}stent partout et toujours répondent Gu x conditions d'existence permanentes des sociétés.\ Si toute société reconnaît comme obligatoire un minimum de justice, n'est-ce pas, selon la remarq_ue aujourd'hui banale des naturalistes, parce qu'une société dont les membres ne verraient aucun mal à se tue r ou à se voler les uns les autres serait incapable <le vivre ? Le même déterminisme qui condamne à mourir le type animal dont les organes ne s'accordent pas entre eux ou avec les né.cessités du milieu phys ique, obligerait à disparaître le groupe social dont lei·
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DEVOIRS
unités ne chercheraient qu'à se nuire, et refuseraient mutuellement de respecter leur existence ou leur propriété. Une certaine justice est éternelle, parce qu'elle exprime une nécessité indestructible de la vie en commun. D'autre part, qui ne voit la relation étroite qui lie dans l'histoire les variations de la morale aux variations du milieu social? Une monarchie ou une aristocratie militaire exige avant tout de ses sujets le respect de l'autorité et le dévouement aux chefs; une · démocratie industrielle dem:rnde à ses citoyens et à ses producteurs les vertus d'initiative, d'indépendance et de discipline volontaire. cc ·Les vertus, dit Taine, changent selon les âges, non pas arbitrairement et au hasard, mais d'après une loi certaine. Selon que l'état des choses est différent, les besoins des hommes sont . différents; par suite telle qualité <le l'esprit ou du cœur devient plus précieuse: on l'érige alors en vertu, et, en effet, elle est une vertu, puisqu'elle sert un intérêt public. Même elle deviendra une vertu de premier ordre si elle sert un intérH public de premier ordre; la vertu, étant le sacrifice de soi-même au bien général, ne peut manquer de se déplacer en même temps que ce bien pour le suivre; elle s'attache à lui comme l'ombre au corps. » S'il en est ainsi, on ne s'étonnera pas que la vie sociale explique la genèse des obligations de la moralité privée. En fait le prix accordé aux vertus individuelles n'est jamais indépendant, au moins à l'origine, de l'intérêt qu'elles off<rent ou paraissent offrir à la société. L'humanité primitive ne conçoit même pas
�LE MottA.L ET LR SOCIAL
l'idée d'une vertu précisément individuelle ; ce qu'elle déclare obligatoire, c'est toute disposition ou pratique utile ou jugée utile à la tribu. Considérons le courage : ne doit-il pas à son utilité sociale toute. la valeur que les premiers hommes lti i attribuent? En vain M. Fouillée prétend que, si la tribu glorifie le courage, c'est que tous sentent, outre l'utilité de cette vertu, sa valeur int.erne, son mérite. Parler ainsi, c'est attribuer à des hommes primitifs un sentiment de philosophe. Un Platon et un Plotin pcuv; nt juger le courage méritoire uniquement parce qu'il marque une victoire de la volonté sur l'instinct de conservation, un triomphe de l'esprit sur la nature; mais cette morale spiritualiste est étrangère au sauvage, qui n'a aucune idée de forces proprem ent spirituelles·. Pourtant, continue M. Fouillée, << l'homme qui a accompli un acte de courage, cet acte frît-il sans témoin, _se .sent supérieur à lui-même, supérieur à ce qu'il fut à tel moment de lâcheté ». Oui sans doute, répondrons-nous, mais si le sauvage éprouve cette impression, c'est qu'il se donne par imagination les témoins et ~es juges qui lui manquent, ou que l'admiration commune de ses associés pou,r une vertu socialement si utile est devenue chez lui un sentiment intime qui ne connaît pas sa source . . Est-ce la tempérance que le non-civilisé honore indépendamment de ses avantages sociaux supposés ou constatés? Aucune raison n'autorise à le croire. Il est certain que les hommes primitifs qui n'ont su à aucun lcgré prévoir, épargner et se modérer, ont été i!lca-
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DEVOIRS
pables d'élever une famille: l'espèce ne s' eBt conservée que sous la loi d'une certaine tempérance, et par suite une certaine tempérance est devenue une obligation universelle. Assurément, ainsi que Spencer le remarque, la religion a contribué à établir cette obligation ; mais les causes reli gieuses sont encore, surtout aux origines, des causes sociales; et, en effet. l'homme primitif, qui forme avec ses dieux une société naturelle, respecte les volontés qu''il leur attribue afin d'éviter les fâcheux effets de leur colère pour sa tribu et pour lui. S'il considère comme moral l'acte de résister à sa faim ou à sa soif et de se priver d'une part de boisson ou de nourriture au profit de l'ancêtre mort ou du génie divin auquel il prête les besoins du vivant, c'est qu'il espère par ses sacrifices gagner la bienveillance de l'être puissant et invisible qui gouverne sa destinée et celle de ses compagnons. Aux: époques de disette, dit Spencer, l'habitude de ces offrandes entraîne des jeûnes absolus ou relatifs ·qui passent pour t'rès méritoires parce qu'on les croit très utiles, la prospérité ou le malheur de la tribu dépen<la nt des bonnes ou mauvaises dispositions divines. On conçoit que cette même raison d'utilité individuelle et sociale, sur laquelle la tempérance se fonde, investisse d'un caractère obligatoire certains actes excep- tionnels d'intempérance : lorsque les hommes croient à la présence de la divinité dans les liqueurs dont ils usent, -ils s'imposent la participation aux- orgies sacrées comme l'un des meilleurs mo'.'cns <l'attirer sur eux les faveurs · du dieu,
�LE MORAL ET LE SOCIAL
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C'est encore un motif d'utilité sociale qm, a l'origine, érige en vertu la sagesse ou le savoir. Si l'humanité non civilisée honore les vieillards, c'est parce qu'ils incarnent la tradition, c'est-à-dire l'ensemble des règles et des manières d'agir auxquelles on imagine que la prospérité commune est liée. Si le prêtre _ le sorcier jouit d'un prestige supérieur à tout ou autre, c'est qu'il connaît les opérations qui agissent efficacement sur la volonté des dieux. La valeur de son savoir se mesure à l'étendue et à l'importance des bienfaits dont il est la source, et parfois on élève cette valeur à l'infini: ne lisons-nous pas dans un distique hindou que les dieux sont au pouvoir de la science magique et que la magie est au pouvoir des brahmanes, qu'il faut done traiter les brahmanes comme des dieux? Lorsque les hommes acquièrent un commencement de savoir positif et qu'ils constatent certaines prôpriétés ou relations régulières des choses, ils distinguent des opérations magiques un nombre croissant d'opérations techniques, mais toujours l'utilité sociale de ces opérations fixe la valeur du savoir qu'elles appliquent et réalisent. Avant d'atteindre une phase assez haute de la civilisation l'homme ne conçoit pas une science désintéressée ni, par suite, une vertu contemplative. Les vertus individuelles sont donc, à l'origine, des vertus sociales. Mais il y a plus: même aujourd'hui c'est souvent par des raisons sociales que le civilisé justifie - quand il songe à les justifier - les vertus individuelles. Stuart Mill ne fait qu'exprimer une
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DEVOIRS
pensée très commune parmi les modernes lorsque, parlant de l'esprit de renonceinent des héros et <les saints, il écrit: « Il est noble d'être capable d'abandonner sa part de bonheur; mais, après tout, ce sacrifice doit être fait en vue d'un but. Honneur donc à ceux qui peuvent renoncer pour eux-mêmes aux jouissances de la vie afin d'augmenter la somme du bonheur de l'humanité l Mais que celui qui se sacrifie pour le sacrifice même ne soit pas plus admiré que l'ascète sur sa colonne ! Il donne une preuve de force, non de moralité. >> L'ascétisme monacal obtint au moyen âge un respect presque universel parce qu'on · était alors convaincu que les prières et les mérites surabondants de l'élite religieuse contribuaient au salut spirituel des autres hommes- ou même à la prospérité matérielle des associations terrestres; mais depuis qu'on ne croit plus à l'utilité sociale de cet ascétisme et qu'on doute de son influence surnaturelle, il est devenu singulièrement impopulaire. Auprès - de nos contempo.rains toute vertu sans utilité publique risque fort de perdre son nom. Exceptera-t-on la vertu intellectuelle et dira-t-on que nous sommes disposés à voir dans la culture de la science une discipline moralement précieuse même quand l'individu qui la pratique ne se soucie de la mettre au service d'aucune fin sociale? L'exception, examinée de près, peut être contestée avec vraisemblance. Il est d'abord certain que beaucoup de civili. sés n'apprécient la science que parce qu'elle apporte aux hommes des bienfaits positifs sans nombre, qu'elle
�LE MORAL ET LE SOCIAL
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combat les maladies, diminue la douleur, augmente la bien-être, allège le travail, améliore par ses mach-ines la condition des producteurs. D'autres, moins sensibles à l'heureux emploi que les ateliers et les usines font de ses découvertes, la jugent bonne parce qu'elle détruit les superstitions, les préjugés, les idées fausses, tout ce qui entretient dans les cœurs la haine et le fanatisme et fait obstacle à l'harmonie et à la paix sociales. Même les savants qui paraissent se désintéresser de tous les fruits de la science et n'attacher de prix qu'à la spéculation pure cachent très souvent sous un idéalisme de surface un utilitarisme social raffiné : ils ne se détachent des résultats pratiques immédiats qu'en vue de résultats lointains et plus larges, et se persuadent qu'il faut oublier le réel pour découvrir, avec de nouveaux problèmes, des métho.des nouvelles qui permettront d'attaquer le réel plus profondément et de mieux l'asservir aux besoins des hommes. Quand l'inutilité sociale d'un travail intellectuel devient pleinement évidente, ce travail se dépouille, aux yeux des savants comme des ignorants, de tout caractère moral. Il y a des manies d'éru.dition qui, si elles comportent quelque qualification morale, paraissent m~ins voisines de la vertu que du vice. Une Revue citait, il y a quelque temps, le cas d'un moine bibliophile qui avait consumé vingt ans de sa vie à s'enquérir des plus infimes _ détails de l'existence d'un membre obscur de sa congrégation. L'obstiné chercheur avait bouleversé les bibliothèques de plu~ieurs villes pour préciser tantôt un fait, tantôt un
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autre, et ce prodigieux labeur aboutissait à livrer au public une biographie que le public ne devait jamais lire. Quelle est, aujourd'hui, la conscience droite qui découvre un emploi moral de l'intelligence dans l' acquisition d'un savoir socialement aussi indifférent? Ainsi le sens commun des civilisés fournit nombre de témoigna ge s favorables à la doctrine qui définit toute vertu privée comme le moyen d'un bien social. Cette doctrine peut encore, sans trop de paradoxe, invoquer en s-a faveur l'hommage involontaire que leur rendent les religions et philosophies individualistes en justifiant socialement, comme elles sont conduites à le faire, 1-es devoirs qu'elles imposent à l'individu. Le principe qu'il nous faut travailler à notre perfection propre et nous purifier en vue de notre salut personnel nous vient du christianisme ; mais pourquoi le christianisme nous recommande-t-il ainsi la perfection intérieure, la pureté du sentiment? N'est-ce pas parce que cette pureté intime est la condition de l'accès à la société idéale, à la cité parfaite où le renoncement à la vie sensuelle, c'est-à-dire à tout ce qui divise actuellement les hommes, fait régner à jamais la paix et l'amour? Le détachement de la société qui passe a sa raison dans l'attachement à une société qui ne passe pas. cc Soyez saint pour vivre avec les saints, sous la 1oi de l'être qui incarne la sainteté ·absolue l>, telle est, pourrait-on dire, la formule de sociologie mystique où se résume tout le christianismè. Un idéal sociologique i11spire toute mo-
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rale, même la morale kantienne. Kant conçoit un royaume ou plutôt une république des fins, un ordre social dont toutes les unités se respecteraient les unes les autres ; et c'est cette conception sociale qui détermine la règle qu'il prescrit à l'individu : « Agis toujours de telle manière que la maxime de ton action puisse être érigée en règle universelle ii. Le royaume des fins est comme la cause finale de l'individualisme particulier de Kant. Cherchant sous quelle idée est possible une société vrâie, il trouve l'idée de la personnalité fin .en soi: une société vraie serait celle dont aucun membre ne se verrait traité par les autres comme un moyen. Puis, se demandant sous quelle condition chacun peut être ainsi respecté, il découvre la notion de l' cc impératif catégorique », qui investit la personne en laquelle il réside d'un caractère sacré. Que Kant l'ait voulu ou non, un certain idéal de la vie sociale, très semblable à l'idéal chrétien, est comme le ressort de sa morale d'autonomie. Nous venons de rendre justice, croyons-nous, à la force et à la profondeur de l'interprétation sociologique de la morale. Est-ce à dire que nous admettons sans réserve l'explication par des causes sociales et la justification par des fins sociales du code de la conduite droite? Nullement: nous estimons que, si le point de vue sociologique est vrai, il ne l'est qu'à moitié. Chez les peuples civilisés, tout au moins, les vertus individuelles ne se justifient pas toujours par un bien social et ne s'expliquent pas entièrement par les conditions de la vie en société.
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Sans doute, si l'on nous demande le pourquoi d'un de nos actes de moralité privée, il nous est presque toujours possible de pbcer cc pourquoi clans un intérêt social prochain ou lointain, apparent ou caché. Mais une conduite vertueuse ' se passe souvent de cette interprétation ; il n'est pas rare que les devoirs personnels prétendent se suffire et se dispensent de chercher en dehors d'eux-mêmes un fondement. Cc fait peut résulter de beaucoup de causes ; nous en signalerons une, très connue en psychologie sous le nom de loi de transfert. L'intérêt qu'un objet provoque passe peu à peu à sa condition normale, de sorte que ce qui était d'abord aimé et voulu comme moyen finit par être érigé en fin. Cette loi contribue à expliquer presque toutes les ambitions et passions de l'homme civilisé. C'est elle qui attache aveuglément l'avare à son or, le rh éteur à ses jeux de style, le mondain aux pratiques d~ son monde : ils ne songent plus, le premier, aux satisfactions dont l'or n'est que le moyen, le second, à la pensée et au sentiment qui font la valeur du style, le troisième, aux joies de la sociabilité délicate qui donnent leur sens et leur prix aux usages mondains. La même loi, à défaut d'autres raisons, nous expliquerait le caractère d'indépendance que prennent les devoirs individuels chez beaucoup <l'hommes d'une haute moralité. Si la pureté intime, aux époques de foi, est d'abord aimée et ·,pratiquée comme condition d'une vie sociale nouvelle au « royaume des cieux. », il vient un jour où les meilleurs des croyants la pratiquent pour elle-même. Un
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François d'Assise voudrait encore être humble de cœur lors même que cette humilité ne lui promettrait pas une patrie céleste ; une sainte Thérèse -voudrait se garder chaste lors même que l'austérité de sa vie terrestre ne la des tineràit pas à vivre au delà de la mort dans la société des anges et du Christ. Religieuses ou laïques, toutes les vertus privées s'érigent en fins pourvu qu'elles acquièrent une certaine force et pénètrent un peu profondément la vie spirituelle des hommes. La sincérité avec soi-même est une vertu socialement très bienfaisante, car on découvre aisément que, si elle venait à se généràliser, ' elle épargnerait à la société des désordres, des pertes d'énergie, des souffrances sans nombre; et cependant les hommes très rares qui pratiquent ce genre difficile de franchise ne le justifient presque jamais par un intérêt public, mais se bornent cl' ordinaire à considérer qu'il est de leur dignité de n'être pas plus dupes d'eux-mêmes que des autres et de ne fuir en aucune circonstance aucune clarté. De même beaucoup d'hommes répugnent à l'intempérance sous toutes ses formes, non parce qu'ils savent que l'intempérance entraine des effets sociaux détestables, mais parce qu'ils se sentent tenus de ne pas s'abaisser et s'avilir. De même encore, si nombre de nos contemporains éprouvent le besoin moral cl' exercer leurs facultés scientifiques et critiques et de les porter au plus haut degré de pénétration et de puissance, c'est moins parce qu'une intelligence vigoureuse et sûre est pour la société une force éminemment utile que parce
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qu'elle est pour l'homme qui l'a conquise une dignité. Il est surtout manifeste que les hommes qui se. font une obligation de conserver intacteleur indépendance, et de n'en jamais livrer une parcelle aux puissants du monde en échange de quelque faveur, obéissent à un sentiment de fierté qui leur paraît être la partie la plus haute de leur nature beaucoup plus qit'au désir de donner à tous un exemple socialement salutaire. D'une façon générale ce qui caractérise l'humanité civilisée, c'est un vif sentiment de la diguité humaine et des devoirs que par elle-même elle impose. Or la sociologie peut découvrir les raisons ou quelques-unes des raisons pour lesquelles ce sentiment de dignité a acquis une telle puissance dans les sociétés civilisées; elle peut dire qu'il a progressé sous la pression d'une nécessité sociale, le culte des facultis communes aux hommes étant le seul capable de relier des êtres que leurs professions et occupations ont différenciés à l'excès. Mais lorsque le sentiment de la dignité humaine vient à connaître ces explications, et même lorsqu'il leur accorde une certitude qu'elles n'ont pas, la conscience qu'il possède de sa valeur morale propre n'en est nullement troublée : s'il reconnaît dans la force qu'il a acquise l'effet direct ou indirect de la division sociale du trnvail et des besQins qu'elle crée, il s'affirme supérieur à ses causes sociologiques et revendique le droit de gouverner la conduite des hommes en toute société, même lorsque son empire n'est pas sans danger pour la paix publique. C'_ donc qu'il existe, en fait, une morale individuelle est
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qui ne consent pas à se confondre avec la morale sociale, et qui pose les devoirs qu'elle formule, non comme des moyens, mais comme des fins. Cette distinction de fait est en même temps une distinction de droit. On pourrait la justifier par des .vues métaphysiques; mais de telles vues, forcément hasardeuses, ne seraient pas ici à leur place ; nous la justifierons donc par une considération de sens .commun qui, pour être populaire et simple, n'en est pas moins fondée en raison. Dès que l'homme, à la faveur de la vie sociale, a développé sa puissance d'aimer, de penser et de vouloir·, il ne peut se comparer aux autres êtres de la nature sans éprouver un sentiment rationnel de dignité en déco.uvrant à quel point il leur est supérieur. Alors que l'intelligence animale est faite de sensations, d'images, de jugements élémentaires et concrets, l'homme se sait capable, non seulement de juger, mais de raisonner et, par la productio, et la combinaison sans fin d'idées réfléchies, d'élargir et d'approfondir à l'infini sa vie intellectuelle. En outre, les désirs de l'animal sont purement égoïstes ou étroitement altruistes ; s'il vit en société et participe aux émotions de son groupe, le dévouement même dont parfois il fait preQve revêt presque toujours le caractère automatique de l'instinct. L'homme a le privilège de la sympathie pleinement consciente; il peut choisir, pour leur vouer son affection, ceux qui lui paraissent 1es plus dignes d'être aimés; son amitié, quand elle mérite ce nom, n'est pas un pur entraînement~ ni.ais un don de l'e~prit et
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de l'âme. Et, de plus, la sympathie de l'homme est capable ,d'une extension sans bornes; il peut s'à'ttachcr et s'attache parfois à des êtres de toute espèce, à des bêtes, à des plantes, à ~es objets inanimés : le cœur, chez l'élite humaine, se fait aussi vaste que l'univers. Enfi.:i, tandis que l'animal ne possède qu'une volonté rudimentaire et que, s'il hésite avant de choisir, ce n'est pas entre deux idées ou entre une idée et un attrait sensible, mais entre deux images qui occupent momentanément sa ·conscience avec une force à peu près égale, la volonté seule de l'homme, grâce aux mobiles originaux que lui fournissent une intelligence plus haute et une sensibilité plus généreuse, va jusqu'à p:r:éférer délibérément la mort à la violation d'une règle qu'elle s'est imposée. Ainsi toutes ses facultés, à mesure qu'elles tendent vers leur plein développement, fournissent à l'homme le sentiment qu'il est un être supérieur aux autres; et ce sentiment n'est pas une prétention illusoire puisque, plus il s'examine et se critique, c'est-à-dire plus il travaille à se libérer des suggestions de l'orgueil humain, plus il découvre dans cet effort d'impartialité la marque d'une excellence impossible à nier. Il n'est pas sans intérêt de remarquer que cc sentiment de la dignité humaine, d'où procède toute la morale individuelle, envahit la morale sociale ellemême et . modifie la signification et le contenu des devoirs sociaux, notamment des devoirs de justice. Certes, la justice des modernes ne diffère pas essentiellement de celle des anciens; elle exige, comme
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elle, l'attribution à chacun de ce qui lui est dû; mai! elle entend d'une façon sensiblement nouvelle ce qui est dû à chacun et place au premier rang de ses exigences le respect de la dignité humaine e~ tous. Elle n'admet plus ni l'esclavage ni le servage, et tolère mal le salariat, même entouré d'institutions légales qui en limitent l'influence opprimante et qui permettent à l'élite ouvrière de lui substituer le régime d'une libre coopération. La justice antique se réglait sur les conditions de santé et de force du corps social ; la nôtre, pour faire respecter en tous la dignité de l'être humain, prétend modifier les conditions mêmes de la vie en société. -Si vraiment la justice telle que nous la concevons se bornait à répondre au besoin de stabilité et de force de la cité, il faut avouer qu'elle y répondrait souvent assez mal, car il arrive que ses entreprises un peu profondes font courir à la société un péril grave, parfois un danger de mort. Qu'il y ait excès de pessimisme à soutenir que force sociale et justice sociale s'opposent, nous l'accordons, mais aussi l'expérience nous garde de l'illusion qu'elles sont co11.stamment solidaires et qu'elles se développent en raison .. directe l'une de l'autre. Des sociétés anciennes que, de notre point de vue, nous jugeons avec raison très injustes, ont eu be!).ucoup de cohérence et de puissance ; _l'esclavage a servi de fondement à des organisations sociales très vigoureuses. En revanche presque toujours les peuples dont les idées et les institutions sont moralement en avance sur leur temps trouvent dans leur supériorité même une cause de faiblesse,
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non par la faute des idées, mais par celle de la grande masse des esprits qui, mal préparés à les recevoir et incapables de mettre à profit la vertu positive qu'elles renferment, laissent tomber sous leur influence une discipline traditionnelle dont ils avaient encore besoin . Le progrès de la pensée morale s·uscite donc des conceptions qui, loin d'être nécessitées par le maintien des sociétés existantes, visent plutôt à les détruire. Il est vrai que chaque idée morale nouvelle et plus haute tend à s'incarner elle-même en un type de société n_ uveau et supérieur; mais ce type de société o n'est pas supérieur à l'ancien parce qu'il est plus solide, il lui est supérieur parce qu'il offre une image moins imparfaite de la justice. En pareil cas ce que nous appelons progrès social est mal nommé; on devrait dire progrès moral ou, plutôt, conforrn_ité croissante des institutions sociales aux exigences de la moralité. Mais si le prétendu progrès social que réalisent.. nos sociétés civilisées n'est qu'une étiquette inexacte qui cache le progrès de la justice dans les institutions, il est clair qu'on ne peut plus sans tautologie faire consister la moralité dans une adaptation et une participation volontaires de l'individu au progrès social. Il suit de ce qui précède qu'à un moment de l'évo!ution humaine la relation primitive du moral et du social se modifie ou· plutôt se renverse : · d'abord la cité s'imposait à l'individu et, avec les besoins collectifs, lui créait des devoirs; ensuite lorsqu'a grandi la conscience de l'individu, c'est elle qui sou-
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met ou veut soumettr- la cité à son idéal. Refuserae t-on d'attribuer ce rôle à la conscience en affirmant qu'elle ne saurait évoluer d'elle-même et qu'il lui faut trouver dans quelque nécessité sociale le principe de son mouvement? Nous répondrons que la raison pratique, comme la raison théorique, a ses lois internes d'évolution, et que la notion du juste, une fois produite, exprime son progrès en définitions d'une valeur croissante, selon un ordre que les conditions sociologiques ne prédéterminent pas ou qu'elles ne modifient que partiellement. Lorsqu'à la proposition de Socrate qui fait consister la justice dans le respect de l'ordre légal Platon _ substitue une autre formule qui défi.nit la justice comme le respect de l'ordre rationnel, ce changement de définition a-t-il été déterminé par une modification de la structure des cités grecques, par un accroissement de leur volume, ou de leur densité, ou de leur hétérogénéité économique? Non, certes, mais par le progrès d'une réflexion pénétrante qui, refusant de reconnaître la vraie justice dans des institutions souvent absurdes et funestes, la place dans la réalisati_on ou le maintien d'une harmonie qui assure la santé et le bonheur de la société et de l'in.dividu. De même, lorsque Platon renonce à la maxime socratique selon laquelle il est juste de rendre service à ses amis et de nuire à ses ennemis, et qu'il déclare que la justice interdit de faire du inal aux hommes, amis ou ennemis, ce n'est pas quelque innovation dans' la structure sociale d'Athènes, mais une vue profonde de sa raison_appli-
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quée aux problèmes de la vie morale qui lui dicte cette haute conception. II ne faut, pense-t~il, faire de _ mal à personne, car on ne fait pas sciemment le mal sans haine, et la haine est une pn.ssion toujours mauvaise, puisque par nature elle est .un signe et une cause de désordre intérieur. D'autre part, il ne faut · pas nuire aux hommes injustes qui nous persécutent parce que les hommes injustes sont des ignorants, des aveugles auxquels manque la clarté du bien, et qu'il convient d'avoir pitié de leur ignorance, source de leurs vices et de leurs misères. La notion platonicienne de la justice procède donc de la notion socratique p_ l'intermédiaire de denx: idées auxquelles la réar flexion devait naturellement conduire un esprit élevé. Ainsi les idées morafos s' engendrent les unes les autres selon une loi qui n'a rien à voir avec les ma- nières d'être sociales et les changements graduels ou brusques qui les modifient ou les transforment. Dira-t-on que cetté dialectique se confine dans les systèmes de philosophie, et qu'elle est sans action sur les croyances morales de la multitude humaine qui restent entièrement soumises au jeu fatal des conditions sociologiques? L'objection ne nous paraîtrait pas fondée. Pour prendre un exemple dans le monde moderne, il nous semble que le socialisme, aujourd'hui si populaire, doit une grande partie de sa force à un développement rationnel de l'idée de justice. II a paru juste que le peuple fi'1t souverain dans l'ordre politique; quoi de plus rationnel que d'en conclure qu'il doit être également souverain dans l'ordre économi•
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que? Que sa dignité, respectée dans la cité, soit méconnue _ fatelier, n'est-ce pas là une contradictio11 à intolérable que précisément le socialisme se donne pour tâche d'abolir? On aboutit encore au socialisme par une autre voie logique : l'État déclare tous les citoyens admissibles, sans autre distinction que celle du mérite, à tous les emplois, fonctions et dignités dont il dispose; mais s'il est équitable que tous aient accès aux fonctions de l'État, il ne l'est pas moins que les fonctions dirigeantes de l'industrie soient accessibles à tous, indépendamment du hasard de la naissance qui a muni les uns et privé les autres <l'un capital héréditaire~ On en conclut que, dans n'importe quel ordre d'activité, chacun doit être le fils de ses œuvres, et qu'il faut supprimer le principe de la propriété individuelle transmissible par héritage, afin que tous les individus puissent entrer à conditions extérieures égales dans ia lutte pour la vie ou plutôt pour les · fonctions socialement avantageuses. Ce progrès logique de l'idée de justice sociale ne s'exprime pas àussi savamment dans le langage du peuple que dans celui des théoriciens ; mais en quelques termes qu'il s'exprime, il exerce certainement une influence profonde et collabore avec d'autres causes dont nous ne méconnaissons pas l'action, mais qui n'agissent, après tout, qu'à travers des sentiments, des idées, des obligations nettement pensées ou confusément senties. Nous ne pouvons donc dou'ter que, dans la masse humaine comme dans l'élite, les idées morales se développent selon \.\Il déterminisme rationnel qlli
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peut être aidé ou entravé par le déterminisme socio\ogique, mais qui en est distinct. On vient de voir que le moral a sa causalité comme sa réalité propre et qu'il est donc faux de le réduire ou de le subordonner complètement au social. Ajoutons, pour conclure, que ces tentatives de réduction ou de subordination, inspirées sans doute par le désir très louable de faire accepter à l'individu humain la discipline nécessaire que la société lui impose, ont le grand tort non seulement d'être fausses, mais encore d'être impuissantes à _ exercer sur la multitude la salutaire influence qu'elles se promettent. Depuis que l'enrichissement de sa vie mentale et morale a donné à l' homme une vive conscience de ce qu'il vaut, il ne veut plus être un moyen pour quelque autre chose, même pour la société. Il a beau se savoir le débiteur de cette société qui lui fournit les éléments de sa culture et les conditions de son développement, il la juge et ne l'estime que selon les services qu'elle rend à l'idéal qu'il s'est fait. Même ceux d'entre nous qui l'aiment avec le plus de dévouement et dépensent pour elle le plus d'énergie comprennent qu'elle n'est un bien que parce qu'elle rend possible la vie la plus haute de l'individu. En effet c'est grâce à la société que l'individu s'affranchit de toute sorte de servitudes : par le langage, elle l'affranchit de l'isolement de la conscience; par la science, elle le libère de l'ascendant de la sensation; par le droit, elle le délivre de la loî de vengeance bestiale;- par les divers modes de coopération
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qu'elle suscite, elle supprime ou restreint pour lui la loi de concurrence vitale ; par l'art, elle l'élève au-d essus <les formes inférieures de la sensualité et transfigure, en les ennoblissant, les impressions qui lui viennent des choses et des hommes; par la philosophie et la religion, elle fait tomber les limites du temp s et de l'espace qui emprisonnent si étroi1ement son existence individuelle et lui ouvre des perspectives sans bornes sur l'univers éternel. Bref, il nous apparaît que, par ses institutions et ses œuvres essentielles, la société émancipe l'individu humain et lni procure du même coup des sources de joie incomparables, pourvu qu'il sache à la fois discipliner les portions basses de sa nature et exalter, en les réglant, ses facultés supérieures. La société est donc un moyen, un moyen que rien ne peut remplacer et dont le prix ne se mesure pas, mais qui tombe en définitive sous le contrôle de notre raison et de notre conscience. Elle a pu être pour l'individu, à l'époque de la civilisation commençante, l'objet d'un culte qui n'allait pas sans superstitions; ce moment de l'histoire a disparu pour jamais. Nous savons aujourd'hui que la soci é té n'a aucun caractère divin et qu'elle n'est pas en elle-m ême un but; c'est pourquoi no~s ne l'adorerons plus : nous nous contenterons de la resp ecter et de l'aimer en êtres libres, parce qu'elle est aux yeux- de notre raison la seule condition de l'achèvement de l'humanité et la seule voie ouverte vers le bo'nheur noble auquel nous nspuu11s. :\u-<lessus Je toutes choses 11'élève et s'élè-
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- vera désormais notre dignité d'hommes ; d'où il suit qu'on ne peut plus faire tenir la morale tout entière dans la ~orale sociale, comme si notre r6le à nous, iudividus, devait se borner à servir la société teIIe qu'elle est ou tend à être indépendamment de notre pensée et de notre volonté, par le seul jeu de sa structure et le seul effet de ses conditions. Puisqu'il existe un idéal hum ain que la société rend possible, mais qui la dépasse, il existe aussi une morale individueIIe, un ensemble de devoirs qui s'imposent à chacun de nous à l'égard du génie que, selon les Stoïciens, tout homme porte en soi.
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La première obligation que nous impose notre di gnité de personnes est de nous gouverner nousmêmes. La plupart p eut-être des hommes reçoivent leurs rè gles de conduite toutes faites de leur famille, de leur église ou de l'opinion publique; ce sont des pensées étrangères, non des pensées personnelles qui les diri gent, et leur vie n'est qu'une servitude continue. C' est cette servitude que les philosophes nomment hétéronomie; et ils lui opposent, sous le nom d'autonomie ; la liberté de l'homme qui, par l'effort de sa réUerion propre, se donne à lui-même ses principes d'action. L'individu autonome ne vit pas sans règles, mais il n'obéit qu'aux règles qu'il a choisies après examen: il est son législateur et son maître. . Combien est moralement précieuse 'cette indépendance, c'est ce qui apparaît d'abord. L'individu qui ne se dirige pas lui-même n'est pas, à vrai dire, un homme: on ne trouve_pas en lui ce qui constitue l'essence et fait la nobl esse de l' humanité. Si le hasard de la naissance l'a atta ch é à une haute religion; il ·ne
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profite pas des ressources spirituelles dont elle dispose : les croyances soustraites au libre examen <le l'intelligence et de la conscience individuelles cessent d'être comprises et, dès lors, elles entravent, au lieu de la favoriser, toute action bienfaisante qui pourrait s'exercer sur l'âme. Une conviction d'autorité, dit justement Stuart Mill, manifeste son pouvoir en fermant l'accès de la conscience à toute conviction nouvelle et vivante, « mais elle ne fait rien elle-même pour l'esprit et le cœur que monter la garde afin de les maintenir vides ii. La société souffre, comme l'individu, de cette absence d)utonomie. Lorsque nul ne discute les idées et les pratiques régnantes, la source même du progrès est tarie. Le progrès se réalise par une série d'innovations, et toute innovation suppose une réflexion sur la !'éalité donnée, un examen critique qui aboutit à un mécontentement et à un effort suscité · par ce mécontentement même. L'humanité ne marche et ne monte qu'entrainée par les hommes d'initiativ~ qui se tracent à eux-mêmes leur chemin. Puisque l' autonomie a un tel priicmoral et social, cherchons en quel sens, dans quelle mesure et sous quelles conditions elle peut se ,réaliser. Kant place l'autonomie dans la détermination de la volonté par la raison pure, qui conçoit l'universel. Selon lui, tout homme est moralement esclave dont les décisions subissent des influences sensibles; celui-là seul est libre qui règle sa conduite en dehors de toute espèce de S(mtiment. Par exemple j'agis en être autonome si je veux le bonheur d'autrui, non par amour
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pour autrui ou parce que le bonheur est en lui-même un bien, mais pour obéir à la raison pratique, que satisfait seulement la conduite dont la maxime peut s'universaliser. - Nous avouons qu'il nous est difficile de concevoir cet idéal d'autonomie absolue. E~-'effet la sensibilité fait partie comme la raison de la nature de l'homme, et un individu humain n'existe à titre d'individu que par ses tendances naturelles ou acquises, par l'espèce et le degré ordinaire de ses désirs, de ses souffrances et de ses joies. Chacun de nous se définit plus encore par ce qu'il sent que par ce qu'il pense. Et si l'on -suppose, par une hypothèse toute fictive, qu'un individu se détermine indépendamment de sa nature sensible et par la seule conception d'objets impersonnels, nous ne voyons plus comment on pourrait légitimement dire de cet individu qu'il se détermine par lui-même ou, en d'autres termes, qu'il est autonome. On n'a pas le droit d'attribuer à quelqu'un, comme un acte de législation morale qui lui appartienne, une décision à laquelle demeure étranger ce que son être a de plus individuel. Quand je fais abstraction de ma sensibilité, je supprime ce qui me distingue essentiellement des autres et si, dans cette hypothèse, je puis- encore agir, ce n'est plus par moimême que j'agis. Il s'ensuit que l'autonomie absolue de Kant se détruit elle-même en détruisant son propre sujet, le moi. Il est · vrai que la plupart des kantiens et des spiritualistes distinguent de l'individualité, qui a pour base l'organisme et pour matériaux les facultés et tendances
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sensibles, la personnalité définie comme la conscience de l'impersonnel. Le savant, disent-ils, s'oublie dans la science; ;le citoyen libéral et juste ne vit que pour son idéal de justice et de liberté. A leur exemple, c'est en se déprenant de soi que chacun de nous devient ou peut devenir une personne. -La distinctio~ est excellente, et nous l'acceptons, pourvu qu'elle ne prenne pas un sens absolu; car jamais, à notre connaissance, la personnalité ne se détache de l'individualité où elle a son germe, et l'on peut dire qu'elle n'est que l'individualité même envisagée dans ses facultés ou tendances les plus hautes et dans sa direction la plus humaine. Il y a en nous des inclinations qui dépendent de la raison, mais dont elle n' e_ t que partiellement la s cause. L'idée que le savant se fait de la science et l'amour qu'il a pour elle tiennent dans une large mesure à son tempérament propre: certains savants n'aiment qu'à recueillir des faits; d'autres se plaisent uniquement à classer les êtres; d'autres s'intéressent presque exclusivement au devenir des phénomènes et à l'évolution · des formes; il en est, enfin, qui recherchent avant tout les raisons explicatives; et ces façons diffûentes de concevoir et d'aimer le vrai précédent incontestablement l'effort que fait pour les justifier une réflexion qui voudrait être impartiale et ne l'est pas entièrement: elles ont leur source pr!;lmière en des inclinations natives, liées à la structure organique et cérébrale. De même les hommes qui se mettent tout entiers au service de quelque idéal pratique ont leur façon propre de s'oublier où leur sensibilité se-
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révèle: et c'est pourquoi la philanthropie prend presque autant de formes qu'il y a de philanthropes. La personne humaine ne se détermine donc jamais Jar la raison pure, c'est-à-dire n'est jamais pleinement autonome, au sens kantien. Kant lui-même ne se voit-il pas contraint d'avouer, dans le Fondement de la métaphysique des mœurs, qu'il ne connaît aucun cas authentique de détermination par la raison seule, et ne dit-il pas des plus grands sacrifices de la vertu qu'il est toujours possible que quelque secret mouvement de l'amour-propre, de la sympathie, de l'honneur, ait déterminé sous la fausse apparence de l'idée du devoir la résolution héroïque prise par la volonté? Abandonnons donc la notion hypothétique d'auto· nomie absolue et définissons l'individü autonome comme celui qui se détermine, non par sa raison seule, mais à la fois par sa raison et par celles de ses tendances qui s'accordent avec elle. Cette définition est celle du sens commun: l'opinion commune juge moralement libre l'individu qui n'obéit qu'à sa pensée réfléchie et aux sentiments qu'elle approuve. Cette définition a, en outre, l'avantage d'augmenter notablement le nombre des gens dont la vie morale peut revendiquer un caractère autonome, et de faire tomber, au profit· des moralistes anciens ou modernes qui, sous la discipline de la raison, ont maintenu les droits de la sensibilité, i'extraordinaire paradoxe qui les rangeait parmi les partisans de l'hétéronomie. Elle ne permet plus cle dire qu'un Épicure, un Bentham, un
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Stuart Mill n'ont pas enseigné aux hommes à se gouverner eux-mêmes . La vérité est que l'utilitaire qui a _ pris pour règle de réduire au minimum ses peines et de porter ses plaisirs au maximum et qui ne . ~acrifie jamais à la jouissance actuelle, si fortement qu'elle le tente, l'idée que l'expérience et le calcul lui ont donnée de son intérêt véritable, est un homme qui se gouverne lui-même, et parfois très durement. Bien plus, des hommes étrangers à toute philosophie et qui ignorent Bentham aussi bien que Platon et_Aristote, des industriels et des commerçants dont la vie mentale s'absorbe presque tout entière dans leurs activités économiques, fournissent souvent d'admirables exemples de gouvernement personnel : ils ont fixé par une initiative réfléchie la ligne générale de leur conduite, et tous leurs actes ne sont que les réalisations successives, ajustées aux circonstances changeantes, du programme qu'ils ont adopté d'abord. La vie de tel capitaine de l'industrie ou de la finance présente, à travers une complication extrême d'actes et d'événements, le haut degré de conscience et la continuité rigoureuse d'une existence stoïcienne. C'est donc que l'autonomie se réalise de mille façons diverses, et qu'en fin de compte il faut juger autonome tout individu, philosophe ou non, qui sous l'influence de mobiles idéaux ou sensibles agit avec suite, en sachant ce qu'il fait et pourquoi il le fait. Si telle est l'autonomie, ne sommes-nous pas forcés de la reconnaître chez des hommes franchement immoraux, mais d'une immoralité consciente et cohé-
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rente? Il existe, on le sait, des individus qui sont, en morale, non pas précisément des sceptiques, mais des négateurs : refusant toute réalité aux notions du bien et du mal et dépourvus d'ailleurs d'inclinations altruistes, ils se font une loi de satisfaire leur ~olonté propre de puissance et de jouissance aux dépens des autres, qu'ils dépouillent ou oppriment . Dira-t-on de ces hommes de proie r éfléchis et systématiques qu'ils se gouvernent eux-mêmes? Il le faut, croyons-nous, puisque ce n'est pas du dehors, mais du dedans qu 'ils reçoivent leur règle de vie et que leur conduite exprime l'ascendant de leurs tendances les plÙs fortes, accepté et justifié par leur réflexion. A c6té d'une autonomie des honnêtes gens, il en est une autre des gredins. Mais que suit-il de là, sinon qu'on a tort de confondre, comme on le fait souvent, autonomie et moralité? Il ne s·uffit pas, pour être vertueux, de se gouverner soi-même: la forme de l'autonomie pouvant s'appliquer à ·la mauvaise conduite c_ omme à · la conduite droite, la vertu et le vice ne se distinguent sûrement l'un de l'autre que par leur matière ou, en d'autres termes, par l'objet qu'ils poursuivent. Observons toutefois que l'autonomie est une forme essentielle et fixe de la vertu, et qu'elle ne caractérise que par exception la vie moralement mauvaise. Presque tous les gens vicieux mènent ce qu'on appelle une « existence dissolue », c'est-à-dire une vie incohérente; et Guyau a justement remarqué que les hommes d'énergie brutale et antisociale sont rarement conséquents avec eux-mêmes parce que leur volonté mau-
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vaise, ne pouvant triompher toute seule, « doit s'appuyer sur des alliés, reconstituer ainsi un groupe social et s'imposer vis-à-vis de ce groupe ami les servitudes dont elle a voulu s'affranchir à l'égard des autres hommes, ses alliés naturels ». Les honnêtes gens sont les seuls qui échappent à la nécessité de se contredire, d'abandonner ou d'interrompre la discipline générale à laquelle ils ont soumis leur vie: il n'y a pas un seul cas où le juste se sente réellement contraint d'être injuste. D'autre part, l'homm e qûi organise son existence dans un but étroitement et brutalement égoïste la réduit, l'appauvrit et, la heurtant sans cesse aux autres, la condamne presque forcément à quelque défaite sans réparation ni consolation, tandis que l'homme qui ox:donne ses forces au service d'un idéal généreux enrichit sa vie intérieure , élargit son activité, s'assure la sympathie et le concours des meilleurs parmi les homm es et, même vaincu par l'h ostilité de la multitude ou par la défaveur du sort, garde la fierté d'avoir fait ce qu'il devait. On peut donc distinguer une autonomie rationnelle et une autonomie irrationnelle, la première définissant la vertu et la seçond e s'appliquant à l'immoralité ou, du moins, à quelque ;-unes des formes qu'elle revêt; et il est aisé de voir que cette distinction se justifierait aussi bien du point de vue social que du point de vue individuel. Nous ne nous dissimulons pas que l'autonomie rationnelle et morale, si elle comporte 1~ possibilité logique d'une réalisation intégrale, n'est jamais, en
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fait, entièrement réalisée. Quand nous examinons de près la vie des hommes que nous estimons ou admirons le plus, nous découvrons d'ordinaire qu'ils n'ont organisé par un effort personnel qu'une portion de leur être et de leur activité. Rien n'est plus commun chez eux que la coexistence d'une liberté conquise et d'une servitude acceptée. Tel homme d'une grande valeur morale, qui est à la fois savant et croyant, se révèle comme un savant autonome et comme un croyant hétéronome : sa science n'accueille aucune affirmation qu'il n'ait rigoureusement vérifiée, et sa foi ·souscrit sans examen ni discussion à des formules théologiques peut-être vides de sens. Tel philosophe juge avec une liberté entière et une franchise courageuse les questions métaphysiques et, en politique, suit sans résistance les opinions étroitement conservatrices-de son monde ou de son journal. Il n'est pas rare, ·non plus , qu'un industriel de pensée libre et de volonté en lreprenante sur le champ de bataille économique cache en matière littéraire, artistique ou morale, un esclave de la_ tradition. On voit donc que, dans la réalité, le problème de l'autonomie est très complexe par cela même que la raison individuelle, ne se détachant jamais entièrement des influences sensibles, n'est jamais pleinement libre, que sa faiblesse naturelle et les dépendances qu'elle subit la condamnent habituellement à ne conquérir sur !'hétéronomie que des fragments de l'être, et que trop souvent la victoire qu'elle remporte sur un point, elle la paie ailleurs par une péfaite ou même par une abdicati911. ~fai0 la corn,
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plexité, les désordres et les contradictions de l' expé:. rience n 'ôtent rien à la clarté de l'idéal: si nnl n'est absolument autonome, celui-là l' est au plus haut degré qui donne à sa raison le maximum de force, arme le mieux contre les inclinations basses les nobles sentiments qu'elle engendre ou favorise , et soumet le plus complètement à la raison ainsi f ortifiéc le plus grand nombre des provinces de sa vie intérieure et extérieure. Jusqu'à présent nous n'avons considéré l'autonomie que du côté de l'age~t moral et de ses facultés; il nous reste maintenant à l'envisager d'un autre côté, en nous tournant vers la loi que l'agent se donne. Que doit être cette loi pour qu'elle respecte ou même pour qu'-elle fonde la liberté? En d'autres termes, comment faut-il concevoir la nature de la discipline adoptée par l'individu pour qu'elle mérite le nom d'autonomie? Une réponse que nous ne pouvons passer sous. silence, parce qu'elle est aujourd'hui très populaire, c'est que cette discipline peut être tout ce qu'on voudra, saut théologique : toute règle de conduite qui viendrait d'une église constituerait un servage moral. - Sans vouloir soutenir des intérêts théologiques entièrement étrangers à notre morale, nous voyons dans cette affirmation une erreur, et une erreur socialement dangereuse, parce qu'elle peut nou~ conduir.e à juger.. et à traiter avec mépris un grand nombre de nos concitoyens. Il n'est pas bon qu'un peuple sc divise en deux portions don t l' une s'attribue une pleine
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liberté d'esprit et n'aperçoit dans l'autre que des serfs intellectuels'. Ce qui nous paraît sûr, c'est qu'une pareille division ne répond à aucune réalité: s'il y a dt. libres sceptiques en matière religieuse, il y a aussi de libres croyants. D'abord c'est une erreur de ~roire que toutes les religions sont autoritaires; il en est de libérales, ce qui ?ignifie pour quelques-unes que non seulement elles tolèrent, mais qu'elles réclament la liberté de l'individu. Lorsque l'illustre théologien protestant Auguste Sabatier proclame que la foi n'est pas <c un acte de soumission à l'égard d'une autorité >l, mais <c un fait moral, une inspiration intérieure ii qui n'a d'autre garantie que sa propre évidence, qui suscite spontanément les images et symboles conformes à sa nature et fournit au chrétien <c un prinl:ipe de critique ii auquel aucun livre ni aucun dogme n'échappe, comment pourrait-on confondre cette religion sans au torilé extérieure avec les doctrines d'hétéronomie et de servitude? Mais même les religio_ d'autorité peuvent recens voir et reçoivent réellement chez beaucoup d'âme~ une signification compatible avec l'autonomie. Le type de ces religions est le catholicisme, et l'on sait qu'il existe des catholiques très1argement inclividualistes,quelques doutes qu'inspire la valeur logique de leur attitude. Ces hommes éprouvent le besoin de fonder leur vie morale sur l'absolu, et c'est pourquoi ils ne trouvent la paix intérieure que sous l'autorité d'un magistère infaillible qui les assure contre toute erreur sur le sens de la vie et sm· les règles obligatoires de
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la conduite. Mais en même temps ils se rendent compte qu'un credo n'a de vertu ni de réalité que s'il pénètre la conscience individuelle au lieu de lui rester extérieur; et, dès lors, ils réduisent le rôle du magistère Infaillible à consacrer les croyances auxquelles tendent les sentiments mystiques des fidèles, lorsque ces croyances justifient par leur accord avec les affirmations antérieures de l'Église la place qu'elles réclament dans un credo qui s'élargit sans se contredire. Le dogmatisme de l'Église, écrivent-ils, n'entrave en rien notre liberté; car o' est notre conscience individuel~ qui, associée à des milliers et à des millions d'autres dans la conscience collective de l'Église, engendre les dogmes que l'autorité infaillible définit, mais qu'elle n'invente pas; « la parole de l'Église est notre parole mlme en tant'que nous sommes catholiques>>, mais notre parole plus abstraite. Et ils ajoutent que, si les abstractions du dogme sortent, à travers une longue élaboration. de consciences individuelles qui participent à la mêw.e vie religieuse, elles ne deviennent actives et fécondes qu'à condition de redescendre de l'abstrait dans le concret et de se singulariser dans ·chaque conscience, en se mêlant à tout l'ensemble de pensées, de passions et d'émotions qui . distinguent un individu d'un autre individu. Ainsi l'autonomie se manifesterait deux fois dans la discipline catholique, d'abord à l'origine de la foi qu'elle contribuerait à former, puis, au terme de la foi constituée dont elle ferait vivre les dogmes impersonnels dans l'âme originale de chaque croyant.
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Pourtant le <logmatisme religieux, s'il n'exclut pas l'autonomie, la limite; car les dogmes une fois proclamés par l'autorité compétente se refusent à toute contestation et à toute revision. « La_ foi, dit l'abbé de Broglie, c'est la conviction permanente de certaines doctrines, accompagnée de l'idée que les croire est un devoir et que les mettre en doute est une pensée coupable. » La liberté de clouter étant inséparable de la liberté de penser; la théologie qui restreint l'une ent!'ave l'autre. Sans doute, comme l'obstacle est de nature idéale, il ne paralyserait pas la raison si la sanction des doutes interdits consistait en un châtiment borné. Mais ce qui, dans certaines religions, tend à rendre impossible la révolte de la raison et, par suite, à supprimer l'autonomie de l'homme, c'est que ces religions attachent à l'examen sceptique un chfttiment sans mesure et sans fin. Pour que l'homme pût consciemment mépriser la menace d'une damnation éternelle, il faudrait qu'il fût doué d'une moralité infinie ou d'un orgueilinfini. Or la moralité infinie n'est pas à notre portée, s'il est vrai que la vertu des plus grands saints a ses défaillances, et l'orgueil infini ne saurait se rencontrer chez aucun homme réfléchi, puisque la réflexion nous découvre de tout côté les limites de notre force et de notre pouvoir. Nous ne possédons donc aucun mobile capable de faire équilibre à l'image de la souffrance éternelle lorsque la foi est assez vive pour placer suus cette _ image une réalité certaine 1. Il y a a1J1 :;1
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Peut--étre objeclcrn-km rr,u e Stuart Mill, après avoir · rofosé Je
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des dogmes qui, une fois acceptés, pèsent trop lourdement sur le cœur de l'homme pour ne pas restreindre sa liberté spirituelle, et il faut reconnaître que, même lorsqu'elles ne disposent pas de la contrainte des lois et n'accablent pas la pensée libre sous une hétéronomie légale, les religions dogmatiques contiennent un principe d'hétéronomie morale : elles entravent le jeu de nos facultés et empêchent leur plein développement. D'ailleurs }'hétéronomie n'est pas propre à la religion ; nous la retrouvons dans la science sous une autre forme. La science nous autorise ou même nous invite à tout discuter et à tout reviser ; mais si nous restons toujours libres d'examiner à nouveau les propositions qu'elle formule, celles de ses lois que nous avons dû reconnaître limitent l'indépendance de notre vouloir. N'est-il pas visible que, dans la mesure où les historiens font pénétrer l'esprit scientifique dans n·otre morale sociale, ils réduisent les ambitions qu'elle peut concevoir,lorsqu'ils ne vont pas jusqu'à les supprimer tout à fait? Presque chaque Français rêve pour la France une constitution idéale, différentr, selon les différents goûts; mais, si nous en croJ Jns Taine,
titre de bon à un Dieu qui damnerait des hommes, a pu écrire: cc Si un tel Dieu existe, et s'il est capable de punir mon refus par l'en fer, c'est de grand cœur que j'irai. " Cette parole est hfro'ique et sûrement sincère ; mais ou bien Stuart Mill ne mesura pas, en la prononçant, l'immensité du supplice auquel il consentait, ou plutôt - et celle supposition est la plus vraie - sa haute moralité l'aYail si profondément et si pleinement convaincu que l'enfer n'existe pas qu'il ne parvenait pas à prendre au sérieux, au moment même où il la fo, roulait, l'hypothèse d'une damna:, nn rlernelle.
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tous ces rêves sont stériles, le caractère ·et le passé de notre peuple prédéterminant son avenir: « D'avance la nature et l'histoire ont choisi pour nous ; c'est à nous de nous accommoder à elles, car il est sûr qu'elles ne s'accommoderont pas à nous. » Les sociologues, s'ils ne parlent pas le même langage, aboutissent à la même conclusion: d'après eux, ce ne sont pas les dispositions ethniques ou les événements historiques, mais les conditions sociologiques qui décident de la voie où la société s'engagera. Notre société sera de plus en plus une démocratie, non parce que le tempérament et l'éducation des hommes qui la composent les attachent à la liberté et à l'égalité, mais parce qu'elle est très volumineuse, très dense, très centralisée, qu'elle groupe des unités très mobiles, qu'elle pousse très loin la division du travail, et que par tous ces caractères elle suscite ou propage dans la conscience collective des sentiments démocratiques. Unt! fois qu'on connaît les manières d'être sociales et le déter1ninisme selon lequel elles agissent sur les individus, on en déduit qu'elles imprimeront à la pensée et à la volonté communes une direction qui sera infailliblement suivie. Essaierons-nous, au nom de quelque idée morale, de détourner le courant? Il briserait notre effort et continuerait sa marche vers son terme nécessaire. Que ferons-nous donc, si nous sommes sages ? Nous consentirons ou même nous aiderons, pour notre part, à l'avènement de l'ordre qui sera, quoi que nous fassions. Ainsi selon les sociologues comme selon certainf; histo;iens phisosophes, nous n'avons pas ~
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nous donner notre loi, m ais à la recevoir des choses . Le monde nous dicte la ligne de conduite- qu'il est rationnel de suivre, et notre vertu est obéissance, soumission, hétéronomie. Malgré la part de vérité contenue dans les prémisses qui la fondent, nous n'acceptons pas cette conclusion, parce qu'elle attribue à la discipline conseillée par la science un caractère d'hétéronomie radicale qui ne lui appartient pas. C'est toujours une science incomplète et pauvre qui conduit la p ensée au fatalisme et la volonté à l'abdication. Dès qu 'on Yoit les choses sociales et morales telles qu'elles sont réellement, c'est-à-dire très complexes, on découvre dans cette complexité même la condition d'une liberté relative. On ne juge plus avec Taine que le tempérament d'un peuple prédétermine sa constitution politique, car on sait que ce t empérament contient à un degré Ïnégal de puissance les facultés et les dispositions les plus diverses, et qu'il n 'est jamais impossible que les qualités d'abord les plus effacées et les moins actives soient portées par les circonstances au plus haut degré d'énergie et d'ascendant. Chez le peuple français se rencontrent des qualités très contraires: enthousiasme et ironie, générosité idéaliste et bon sens positif, esprit d'aventure et besoin de sécurité, aptitude à l'obéissance et besoin de critique, sociabilité libérale et passions intolérantes, amour de l'égalité et goût des distinctions artificielles, mille autres contrastes qu'on pourrait citer. A ces dispositions qui se heurtent joignez des traditions qui se combattent: tradition conservatrice ()t
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tradition révolutionnaire, souvenirs monarchiques et souvenirs républicains, habitudes cathollques et habitudes voltairiennes. Et toutes ces qualités, ces tradiditions, ces forces diverses forment à chaque moment de l'histoire un équilibre mouvant et iu'Stable dont nul ne peut dire avec certitude qu'il ne se modifiera pr. s profondément dans l'espace d'un siècle ou mème d'une génération. Dès lors, si des hommes de cœur et de caractère ont c<fnçu pour leur patrie un haut idéal, il leur est scientifiquement permis d'espérer qu'en stimulant et exaltant autour d'eux les énergies qui le favorisent, ils le feront tôt ou tard triompher, ou lui prépareront une victoire qui sera l'œuvre des héritiers de leur foi. La so ciologie, pas plus que l'histoire, ne refuse une grande place à l'autonomie de l'homme et du citoyen. En sign alant à l'esprit certaines lois, elle lui laisse prise sur les causes et les eITets qu'elles relient. Il est vrai que les sociétés modernes, par les contacts et les frottements incessants qu'elles déterminent entre leurs membres et par les combinaisons si diverses où elles les engagent, mettent en jeu des mécanismes psychologiques qui modifient les idées sociales dans le sens démocratique. Pour emprunter un exemple au sociologue qui a le mieux établi cette thèse, M. Bouglé, il est ce;·tain que le roturier et le noble n'ont pu se trouver en présence dans les salons du dix-huitièmo siècle sans s'habituer peu à peu à négliger les distinctions de classes pour tenir compte du mérite propre des individus. Mais il en est du déterminisme sociolo-
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gique comme de tout autre : en prendre conscience, c'est le dominer et pouvoir le faire _servir aux fins qu'on a choisies. Si une classe dirigeante sait que l'entrecroisement des groupes sociaux favorise l' égalitarisme et si elle juge que l'égalitarisme est funeste, elle peut supprimer ou limiter la cause pour supprimer ou limiter l'effet: rien n'empêche les membres d'une aristocratie qui veut vivre d'éviter les rapprochements et les mélanges qui diminueraient son prestige et prépareraient sa mort. Si la même classe dirigeante découvre un autre facteur d'égalitarisme dans la centralisation croissante, qui abaisse au profit des individus comme de l'État les groupements fermés et les grandes personnalités collectives, elle peut opérer un mouvement inverse de décentralisation. A coµp sûr la mise en œuvre méthodique et patiente d'un déterminisme sociologique est très difficile, mais elle n'est pas impossible. Admettons pourtant qu'il ne soit pas en notre pouvoir de modifier les manières d'être sociales et, par contre-coup, leurs ell'ets psychologiques : c'es effets psychologiques, qui ne sont, après tout, que des sentiments, peuvent servir de points d'appui à des conceptions morales et sociales très diverses. Que les conditions ou formes des sociétés contemporaines as~urent l'empire aux sentiments égalitaires, cette nécessité n'ôte à aucun groupe ni à aucun individu la liberté de concevoir d'une façon particulière l'idéal démocratique, car l'égalité peut être diversement entendue, et l'on peut aussi entendre de façon s diverses
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le mécanisme de son accord avec la liberté. Mais reconnaître qu'un même sentiment général imposé · par la structure de la société laisse le choix entre une multitude de conceptions théoriques aptes à 1e satisfaire, c'est dir'e que la discipline sociologique respe~te dans une large mesure l'autonomie humaine. Ne peut-on concevoir une discipline qui respecterait entièrement cette autonomie, parce qu'elle serait tout entière l'œuvre de l'agent moral? Ne peut-on, en d'autres termes, imaginer une loi qui serait sans restriction ni réserve une loi de la liberté? Les kantiens jugent que l'hypothèse n'est pas seulement possible, mais qu'elle répond à la réalité: il existe une loi, le devoir, que le sujet moral se donne à luimême, et qui le libère de toutes les servitudes del' expérience. Ce qui doit être s'impose à ce qui 1 est, et la morale, tout entière construite à priori, est par cela même radicalement autonome. - C'est là une conception très haute, mais, à notre avis, très illusoire, et que ses partisans ne peuvent soutenir jusqu'au bout. Ne nous demandons pas si l'idée même de la loi morale n'a pas ses conditions dans l'expérience ; qu'il nous suffise de constater que ni Kant ni ses disciples n'ont pu sans consulter l'expérience, et surtout sans examiner les conséquences sociales des actions humaines, préciser en devofrs particuliers l'idée générale Ju devoir. A ce point de vue l'histoire de la p én sée mol'ale de Renouvier est particulièrement instructive: elle met en pleine lumière, dans une doctrine qui voulait s'établir à priori, l'intervention nécessaire de
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l'expérience, et démontre du même coup l'impossibilité pour le moraliste d'échapper à toute hétéronomie. Lorsqu'en 1848 Renouvier écrit le Manuel républicain, il ne connaît et ne veut connaître que le droit absolu. Des hommes politiques s'étant demandé si le droit au travail est possible, il s'écrie: « Un droit possible? Où sommes-nous? Et que devient la France? Quoi ! de telles choses s'énoncent à la tribune nationale ? Il y a des cœurs qui ne passent point pour bas et que ne révolte pas cette boueuse logique: le droit sera si le droit peut s'exercer. Ainsi le droit dépend du fait et le principe, de la conséquence l Nouvelle morale, en vérité, et qu'on dirait faite pour des voleurs l » Voilà, violemment exprimée, la thèse révolutionnaire de l'autonomie absolue, de celle qui ne compte pour rien la réalité positive et ses exigences. Mais à cette thèse Renouvier ne restera pas longtemps fidèle ; il s'en détachera à mesure que le progrès de sa réflexion le conduira à concevoir la morale, non comme un système d'abstractions éloquentes, mais comme un ensemble de règles faites pour la vie. En effet lorsque, dans sa pleine maturité intellectuelle, il écrit son chef-d'œuvre, la Science de la morale, il n'hésite pas à tenir compte des données de fait et des conditions positives qui rendent un idéat pratiquement possible ou impossible. Il distingue l'état de paix ou de bonne volonté réciproque qu'il faut souhaiter entre les hommes, mais qui n'existe pas, · et l'état réel d'antagonisme et de guerre qui contraint la bonne volonté à se tenir. en garde et à se défendre
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sans cesse contre les attaques violentes ou sournoise& des volont6s mauvaises. C'est poœ: cet état réel qù'il veut que la moralo légifère. La morale, dit-il, ne _ eut p gouverner l'existence humaine si elle ne s'adapte aux « conditions historiques de l'homme ii. Elle s'y ddaptera donc et prescrira à l'individu, non les règles d'une justice idéale actuellement impraticable; mais celles d'une justice relative et .imparfaite, la seule en harmonie par son imperfection même avec la condition d'une humanité encore barbare. N'est-il pas incontestable que le principe d'hétéronomie s'introduit dans la morale de Renouvier avec ces altérations du droit que, pour s'ajuster à la nature empirique des hommes, elle se sent tenue d'accepter? Ce n'est pas sa pleine liberté d'agen~ moral que Renouvier exprime dans les règles de conduite qu'il formule ; elles lui viennent en grande partie du dehors ou, plus précisément, elles traduisent un compromis do sa liberté avec les nécessités que lui découvre l'étude de sor. milieu. Et nul ne doutera, s'il n'est dupe d'un idéalisme chimérique, que le mouvement qui a conduit le plus profond de nos moralistes d'une autonomie absolue à une autonomie relative, limitée par les leçons impérieuses de l'expérience, n'ait été un p-;;ogrès de sa pensée. Peut-être seulement est-il permis de croire que ce mouvement l'a plus d'une fois entraîné trop loin sur le chemin de !'hétéronomie. Il résulte des considér::i tious précédentes que, comme la volonté de l'être autonome ne s'affranchit jamais de toute influence sensible, les règles de la
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-conduite rationnellement autonome ne peuvent éviter de faire à l'hétéronomie sa part. Mais cette part de l'hétéronomie, si importante qu'elle soit, n'est pas la première, et la conduite morale se définit, croyonsnous, moins comme une dépendance que comme une liberté. Que presque tous, nous recevions la plupart de nos idées morales de l'opinion commune ou d'une Église, rien n'est pl!3-s certain; mais ces idées n'acquièrent un caractère vraiment moral que dans la mesure où nous les avons repensées par nous-mêmes : l'acceptation aveugle de la tradition n'est pas vertu, et la moralité proprement humaine ne s'affirme qu'avec la pensée libre et la volonté libre, épousant peut-être la tradition, mais après examen. Que si nous cherchons à nous donner ùn idéal moral en dehors de toute influence traditionnelle, et si cette recherche nous met en présence de nécessités historiques ou sociales qui imposent à notre liberté des déterminations et limitations involontaires, notre liberté conserve sous, la contrainte qu 'elle subit la suprématie qui lui appartient, puisque les nécessités qui la restreignent ont été recherchées par elle et découvertes par un effort de réflexion et d'étude qu'elle a voulu . Enfin ces nécessités n'ont pas; à eUes seules, déterminé notre idéal: nous nous sommes donné nos principes de conduite, ainsi qu'on l'a vu par l'exemple de R enouvier, en composant avec nos aspirations les plus généreuses et nos idées les plus hautes les leçons de l'expérience, qui nous instruisent sur les conditions et les limites de notre action.
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Philosophes ou non, presque tous les hommes qui réfléchissent se proposent pour fin un ordre idéal de justice, parce que cet ordre, en même temps qu'il donne satisfaction anx exigences d'une sociabilité éclairée et d'un altruisme intelligent, satisfait un égoïsme raisonnable en offrant la sphère de développement la plus large aux besoins personnels d'activité, de liberté et de bonheur de l'individu. Puis, une fois qu'ils ont ainsi fixé la fin morale suprême par un acte d'autonomie qui exprime et harmonise tout leur être dans l'entente de leur sensibilité et de leur raison, ils demandent à l'étude des lois et données de la vie individuelle et de la vie sociale les moyens de réaliser cette fin : en d'autres termes, ce sont les sciences biologiques, psychologiques, sociologiques et historiques qui du devoir librement posé font sortir les devoirs. Ainsi, de même que, selon une vieille formule, le savoir scientifique résulte du commerce de notre intelligence avec les choses, notre moralité résulte du commerce de notre être sociable, raisonnable et libre avec le milieu qui l'enveloppe et dont il subit les nécessités, m~is dont il modifie les conditions et la structure à mesure qu'il conçoit avec plus de force son idéal propre. Dans la moralité comme dans la_science, la part de l'activité interne est prépondérante, et l'autonomie, qui représente en chaque individu la causalité de l'esprit, demeure au premier plan. La manière .d ont nous entendons la nature et le rôle de l'autonomie nous permet d,e dissiper une erreur,
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à notre avis, dangereuse. Du point de vue où nous nous sommes placés, l'autonomie n'a pas seulement une significatjon négative, mais encore un sens positif; elle est plus qu'émancipatrice, elle est organisatrice ; si elle met en question les idées traditionne-Iles, c'est pour susciter et faire vivre un idéal personnel ; elle ne se réalise que dans un credo laborieusement conquis par l'individu. Dès lors nous ne saurions admettre la thèse, assez souvent affirmée de nos jours, qui attache à l'idée d'autonomie la négation nécessaire de toute doctrine, de tout credo stable, quelle qu'en soit l'origine, laïque ou religieuse. « Notre seul credo, disait, il y a quelques années, un libre penseur, est de n'en pas avoir, parce que tout credo est une immobilisation illicite de la pensée. Nous appelons notre méthode « libre pensée » pour faire entendrè que c'est une pensée qui non seulement s'est libérée un jour de l'autorité du dogme et de la foi, mais qui se garde à jamais libre de tout servage doctrinal. Elle n'est pas le terme du mouvement, elle .est le mouvement luimême. Sa fonction est d'évoluer indéfiniment vers un but que l'on cesse de poursuivre dès qu'on s'imagine l'avoir atteint. »· Rien n'est plus chimérique,.. à notre avis, qu'un tel idéal ; car, si l'on excepte peut-être quelques intellectuels, les hommes ne se mettent en quête de la vérité que parce qu'ils ont l'espoir de la découvrir et de trouver en elle un repos relatif. Les plus sceptiques même des intellectuels renonceraient à toute sérieuse ~ctivjté d'esprit si un biepfaisaut ins.tinct vital ne leur,
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sÙggérait à chaque instant l'illusion secrète quel' effort actuel qu'ils s'imposent leur livrera ou contribuera à leur livrer quelque résultat certain et définitif, ne fûtce que ce résultat qu'il n'y a pas pour l'homme de vérit{-certaine et fixe. Vivre, au fond, c'est croire, c'est affirmer, c'est poser des vérités qui dépassent le présent; et l'idée d'une éternelle recherche, éternellement condamnée à ne rien tenir, répugne invinciblement à la nature humaine. Psychologiquement impossible, l'idéal d'une liberté qui repousserait tout credo comme une servitude serait, en même temps, funeste à la vie pratique. L'homme est fait pour agir, et une activité droite suppose une pensée ferme. C'est une remarque banale, mais juste, que si chez un peuple les caractères manquent, c'est que les convictions vigoureuses ont péri: en effet on ne se dévoue à un idéal que si on le prend profondément au sérieux, si l'on croit en toute sincérité qu'il exprime quelque chose d'éternel ou, du moins, un moment nécessaire d'une éternelle vérité. Loin d'être un servage, comme on le dit, une doctrine morale, pourvu qu'elle soit vraiment pensée, sinon inventée par l'individu, constitue pour lui une puissance de libération, une force de résistance contre toutes les causes de servitude et la condition nécessaire du gouvernement de soi. Sans doute la doctrine ne doit pas être un obstacle à l'intelligence de vérités neuves, et c'est pourquoi il importe qu'elle soit très large; mais, si large qu'on la fasse, elle ne peut, sous p eine de s'évanouir, renoncer à deux ou trois points
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fixes, obstacles assurés contre l'anarchie mentale et fondements inébranlables de l'autonomie vraie. Observons enfin que, si l'àutonomie suppose une organisation in téricure de pensées et un certain accord de l'individu avec lui-même, elle n'exclut pas l'accord avec les autres hommes. Se gouverner soi-même, ce n'est pas forcément penser et agir d'une autre façon que ses semblables. L'autonomie n'a rien de commun avec l'insociabilité intellectuelle, et les hommes qui se croient libres parce qu'ils ne pensent ni n'agissent comme les autres oublient qu'on peut contredire la pensée commune par passion, par déraison, par servitude intérieure. Le sage n'aime pas à se savoir en désaccord avec son prochain; il cherche la vérité, heureux s'il la trouve, plus heureux encore s'il s'aperçoit que la représentation du monde qu'il juge vraie ne lui est pas personnelle, mais lui est commune avec beaucoup d'hommes. Son rêve idéal est une cité des esprits qui goûteraient tous, chacun sous son point de vue, la même vérité. Lo!squ'il pense autrement que les autres, il évite, po~r -ne pas les offenser, de mettre -dans ses actes un degré d'originalité qui n'est pas rigoureusement nécessaire. cc L'homme, dit Spinoza, qui se dirige d'après la raison, n'obéit point à la loi par crainte, mais, en tant qu'il s'efforce de cons.erver son être suivant la raison, c'est-à-dire de vivre . libre, il désire se conformer à la règle de la vie et de l'utilité communes, et conséquemment il désire vivre selo n les lois communes de la cité. » Comme il se j soumet aux lois, il accepte les coutumes, même con0
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lraires à ses goûts propres, tant que sa raison ne les condamne pas formellement. C'est donc moins par sa fa çon .d'agir extérieure que par sa manière-'d'être intime ·que l' homme raisonnable et libre se distingue de l'homme ignorant et esclave. A coup sûr l'autonomie ne peut, dans beaucoup de cas, se dérober à l'obligation d'un non-conformisme douloureux pour autrui, mais elle n'inflige jamais une douleur inutile; le pens eur réellement libre est celui que guident, en même temps que le respect résolu de sa dignité personnelle, une haute piété sociale et un _ rofond am ou1· p des hommes.
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SAVOJR ET MORALJTÉ.
Si l'homme a le devoir de se gouverner librement lui-même, il a également celui de s'instruire et de s' éclairer. Le manque de savoir et de réflexion constitue, en effet, le pire obstacle à la liberté : nul ne peut se donner des règles de conduite et les suivre s'il ignore sa nature et les conditions sous lesquelles il vit. C'est ce qu'avaient compris les anciens lorsqu'ils érigeaient en vertu ia sagesse, c'est-à-dire la science de la vie, des lois réelles qui la régissent et des règles idéales auxquelles elle doit obéir pour se développer pleinement. La plupart des modernes n'attachent pas un moindre prix ou même attachent un prix plus haut à la sagesse ainsi entendue : ils' veulent, non plus seulement pour quelques privilégiés., mais pour tous, )uvriers, paysans, commerçants, industriels ou fonctionnaires, une large culture intellectuelle qui commt'.miqué ·· à chacun une notion suffisamment claire et précise de l'humanité, de ce qu'elle est, de ce qu'elle vaut, de ce qu'elle peut, et le renseigne en même
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temps sur la structure générale de cet umvers physique où son action s'exerce. _ On a pourtant contesté de nos jours l'utilité moral e et sociale de cette culture humaine. Notre industrialisme scientifique et démocratique n'admet plus, a-t-on dit, le genre de savoir et les habitudes mentales gui convenaient aux aristocraties du passé . Quelle place nos usines et nos ateliers peuvent-ils faire aux diss ertations de Platon dans les jardins d' Academus, ou de Thomas d'Aquin dans son couvent, ou de Voltaire dans son salon de bourgeois lettré? Le monde est devenu un immense laboratoire où chacun a sa tâche précise et ne l'accomplit correctement que s'il possède des connaissances très spéciales. Le devoir du moderne n'est donc pas de réaliser je ne sais quel type vague d'humanité, mais d'être un bon technicien, armé d'une forte culture professionnelle. Qu'on consulte l'expérience : n'est-ce pas la pratique éclairée d'un métier qui fait, parmi nous, l'homme vraiment intelligent et vraiment libre? La grande institutrice du producteur n'est-elle pas la vie corporative avec ses intérêts, ses luttes, ses ambitions? Et s'il existe pour l'ouvrier un organe efficace de culture, n'est-ce pas son syndicat professionnel qui le lui fournit ? De ce point de vue notre régime pédagogique doit se renouveler profondément. Qu'il renonce à l'ancienne culture encyclopédique, si pauvre et si stérile,'bonne tout au · plus à distraire des loisirs d'oisifs;- qu'il multiplie dans les villes les écoles techniques d'industrie et qu'il règle l'instruction dei. campagnes sur
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la nature des travaux agricoles de chaque région. Ainsi tout individu jouera son rôle utile dans l'un des organes nécessaires du vaste corps social. La thèse nous paraît inacceptable, quoiqu'elle ne manque pas de force. Elle condamne justement une certaine conception de la èulture trop complaisante aux idéologies abstraites, et se montre à bon droit sévère pour les moralistes et les philosophes qui prétendent résoudre des problèmes pratiques très complexes au moyen de généralités faciles, où se révèle plus de paresse d'esprit que d'élévation intellectuelle et de sérieuse philosophie. Elle n'est pas moins dans le vrai quand elle glorifie le métier, le savoir exact et précis qu'il réclame, l'étroite liaison qu'il établit entre la pensée et le réel. Il n'y a, croyons-nous, de santé intellectuelle et morale que par le métier accepté et compris. Mais nous croyons aussi, co,ntre les partisans . d'une culture exclusivement technique, qu'on ne comprend son métier que si on le dépasse, si on saisit sa place dans· le vaste ensemble qui l'enveloppe, si on aperçoit les lois qu'il met en œuvre et qui le dominent, si on prend conscience de la discipline qu'il exige et des obligations qu'il crée. Il importe donc, à notre avis, qu'une culture assez haute révèle aux travailleurs le mécanisme général et les fins dernières de la production, qui ne se révèlent qu'incomplètement dans chaque branche particulière de l'activité productive. Sans: cette vue supérieure, le métier devient routine, et l'ouvrier tombe du rôle de producteur humain à celui de ,rouage matériel.
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Une autre raison rend nécessaire une culture générale: elle réside dans le progrès même. Une civilisation industrielle impose aux métiers des modifications continues et parfois des transformations trèJ rapides. Combien sont nombreuses aujourd'hui les industries dont· les inventions scientifiques ou techniques ont bouleversé les habitudes et renouvelé le régime en l'espace de trente ou quarante ans! Dès lors on ferait preuve d'un utilitarisme- à très courte vue si l'on prétendait d'avanc~ ~dapter chaque individu à la pratique contemporaine d'un métier défini : cet homme trop bien spécialisé risquerait fort de n'être dans quelques années qu'un organe sans emploi. Pour échapper à ce risque nous ne voyons qu'un moyen, c'est de donner au futur travailleur, en m6me temps qu'une éducation technique assez souple en sa précision pour pouvoir être diversement utilisée, une culture intellectuelle générale qui, en fortifiant les facultés d' observation et de réflexion par l'étude des lois naturelles et humaines, assure à l'individu le moyen de faire œuvre d'homme en n'importe quelle occupation ou condition. Observons, en troisième lieu, que les intérêts professionnels ne sont pas ïlOS seuls intérêts et qu'en dehors de la corporation il y a la famille, la patrie et l'humanité, sans oublier l'univers. Or, n'est-ce pas surtout par sa relation avec ces formes de groupement et ces ordres de réalité très différents d'elle-même que la · corporation peut- donner naissance à une véritable culture? Si le syndic_ t professionne~ est, a
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comme on le dit, un foyer de vie intellectuelle et morale, c'est qu'il se trouve sans cesse aux prises avec les questions que pose toute une classe, la classe ouvrière; et celle-ci elle-même ne pose aujourd'hui ces questions que parce qu'elle participe à une-civilisation humaine qui a élaboré une conception très démocratique du droit. Il n'est pas jusqu'à la notion de la lutte de classe sur laquelle on voudrait concentrer toute la pensée ouvrière qui ne soit une notion extra-professionnelle et ne vienne de plus haut que le métier. Séparez le syndicat ouvrier de la classe sociale dont il défend les intérêts dans sa sphère, et c_ tte e classe elle-même de l'humanité civilisée dont elle est un organe, et le syndicat ainsi isolé sera intellectuellement et moralement stérile. Sans doute nous ne prétendons pas que la culture vienne uniquement d'en haut, mais on n'a pas le droit de dire qu'elle ne vient que d'en bas ; la vérité est qu'elle se réalise par un perpétuel échange entre les régions les plus humbles et les régions les plus hautes de la vie. Comme nul n'est un vrai savant s'il ne joint au goût des faits précis l'amour des vérités générales, nu!' n'est pleinement u~ homme s'il n'unit à la pratique d'un métier et au savoir d'un technicien les lumières d'une large culture humaine. Mais cette culture, comment convient-il de l'entendre? Les conceptions qu'on peut s'en fair_ varient e avec les époques et avec le degré de civilisation. Si nous ne songeons qu'à nos contemporains et si nous nous dema.ndons quel régime de pensée convient au
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plus grand nombre, en dehors des spécialisations nécessaires ou utiles, il nous semble que, sans méconnaître les services que la philosophie rend aux hommes en conservant parmi eux le sentiment salutaire de l'inconnaissable, 1 il faut chercher dans la science le facteur principal de la culture intellectuelle. La science ne nous instruit pas seulement par la physique, la chimie et la biologie sur la structure et les procédés de la nature inanimée ou vivante; elle nous fournit encore par la psychologie, la sociologie et l'histoire tout ce que nous savons de certain ou de probable sur l'homme et les choses humaines. Mais comment tirer une culture générale de la science depuis que le progrès de la division du travail intellectuel l'a prodigieusement compliquée? Il est évident qu'on ne saurait faire consister cette culture dans l'acquisition de toutes les vérités possédées par toutes les sciences: de l'aveu même des savants de profession, aucun chimiste ne connaît à fond toute la chimie ni aucun physicien, toute la physique; à plus forte raison aucun p~ysicien ni aucun chimiste ne connaît, en dehors des lois physiques ou chimiques, l'ensemble . des vérités biologiques, psychologiques et sociales aujourd'hui éparses en d'innombrables livres
I. Nous ne pensons pas que M. Bergson ait réussi, dans son Évolu·tion créatrice, à supprimer l'inconnaissable en expliquant le devenir de la nature par un « élan vital » vers des formes imprévisibles. Lors même que cette métaphorli s'ajusterait sans peine à tous les détails de l'histoire dn monde, elle resterait, prise en elle-même, singulièrement obscure. ,
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ou monographies; à plus forte raison encore, aucur. homme étranger à la profession scientifique ne peut unir dans son esprit toutes les connaissances positives du physicien, du chimiste, du biologiste, du psychologue; du sociologue et de l'historien. Il faut donc choisir dans l'immense étendue du domaine scientifique ce qui s'adapte le mieux aux besoins d'une culture rationnelle ; et ce choix ne peut porter, semblet-il, que sur les principes et lois qui contribuent le plus à · rendre l'univers intelligible. Comme l'ont cru de grands savants et comme l'ont prouvé quelques-uns des livres où ils ont présenté la synthèse scientifique du monde, il. est possible de faire comprendre les résultats les plus généraux et les vérités les plus instructives de chaque science indépendamment . de la masse des détails d'où ils se dégagent. Certes, les vérités de détail ne sont jamais sans prix, et même elles sont si précieuses qu'on souhaiterait qu'il fût donné à chaque homme d'étudier de près quelque proposition spéciale de physique, ou quelque vérité restreinte de biologie, ou quelque problème limité d'économie politique; mais ce qui importe à la culture de l'esprit, surtout d'un esprit que la pratique d'une profession étroite ramène sans cesse aux réalités précises et aux observations courtes, ce sont les vues d'ensemble sur la nature et l'homme. Quelles seront ces vues d'ensemble ? Tout d'abord, il est bon que toute intelligence se familiarise avec les grands principes ou postulats du savoir scientifique. Nul aujourd'hui ne devrait igno-
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rer c.e prin.cipe du déterminisme universel qui exclu l le hasard du monde de la vie comme du monde de la matière, brute et qui attache tout fait naturel à une condition observable dont la _ présence le produit, dont l'absence le supprime et dont les variations règlent ses variations. Tous également devraient connaître le principe de l'évolution ou du devenir qui, s'il n'est lui-même qu'une conséquence et résulte de principes supérieurs encore inconnus ou mal connus, se manifeste universellement dans le monde, sous des formes différentes dans les différents ordres de phénomènes, et développe l'histoire de l'univers comme une série de créations sans miracle. Lorsque ces deux principes ont été compris, l'univers connaissable prend l'aspect d'un ordre régulier ou, comme disaient les Grecs, d' un cosmos ; soumis à des lois stables, il fournit un point d'appui ferme à la pensée; et ·e n même temps, comme l'empire compliqué des lois ne l'empêche pas d'être mobile et plastique, il permet à la volonté intelligente qui l'a compris d'employer au service du progrès celles de ses parties qn' elle atteint. La nature n'est plus, comme pour l'homme inculte, Je ne sais quoi d'irrationnel et d'incohérent, fait pour entretenir toutes les superstitions et justifier toutes 'tes épouvantes ; elle devient un s ~ e rassurant pour la raison et, pour la · on1lé fu nitrh prenante,, un champ d'action plein de promessè's. "', Le rationalisme ainsi postulé par la science· n'est, ,\ à coup sûr, qu'une hypothèse qui a ses contradic-; teurs : un Nietzsche a pu traiter l'idée de vérité ou
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de loi comme une superstit10n dernière et définir l'évolution du monde comme le devenir sans rè gle d'apparences incertain es . Mais si la science a son point de départ dans un acte de foi, cet acte de foi est le plus légitime de tous, puisque la seule autorité qu'on puisse lui opposer, l'expérience, le justifie; et en effet, à mesure que le savoir scientifiq ue progresse, les prévisions de plus en plus précises que nous fondons sur des lois de mieux en mieux connues se vérifient avec une croissante exactitude : d'où il résulte pour tout esprit non prévenu que ces lois ne sont pas illusoires, mais réelles et que la vérité n'est pas un mot vide de sens. Il ne suffit pas à une culture rationnelle que la signification dernière de la science soit clairement entendue ; il faut encore que soient connues et comprises les vérités ou conjectures vraisemblables qui constituent les réponses du savant aux questions que nul esprit n'élude. C'est une tâche délicate, et qui pourtant n'excéderait pas les res sources d'un vigoureux enseignement primaire, que de mettre à la portée des intelligences les plus humbles les grandes lois ou hypothèses des sciences physiques et morales. Il n'est sûrement pas im possible que t ous les civilisés 0onnaissent et comprennent cette admirable hypothèse de la nébuleuse qui fait naître tout notre système planétaire d'une immense masse gazeuse d'abord diffuse, puis graduellement condensée et refroidie, et dont le refroidissement finit par revêtir d'une écorcf.• solid~ les fragments d'elle-même que la loi de gravi-
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tation lui fait abandonner dans l'espace. Il n'est pas moins possible que tous conçoivent l' action des forces naturelles qui explique la formation de la terre, la disp_osition des couches dont elle se compose, la structure· de ses continents et de ses océans. Aucune difficulté insurmontable ne s'oppose, non plus, à ce qu'un individu d'intelligence moyenne se rende compte de la nature de l'être vivant, sache en quoi consiste la division du travail entre ses parties diverses, im agine sous quelles conditions une colonie animale peut se transformer en un organisme complexe et comment des organismes susceptibles de variations lentes ou brusques peuvent réaliser des formes de vie de plus en plus hautes. Humbl~s ou hautes, les formes v,ivantes ne durent qu'en s'adaptant à leur milieu; quoi de plus intelligible que cette loi d'adaptation? Et pourquoi le premier venu ne comprendrait-il pas cette nécessité qui oblige les vivants, sous peine de mort, à s'ajuster à leurs conditions d'existence, le.s oiseaux à l'air, les poissons à l'eau, chaque type animal à son habitat, à son climat, au régime que lui créent les proies à poursuivre ou les ennemis à fuir? Si des sciences de la matière et de la vie nous passons aux sciences morales, est-il au-dessus des forces mentales d'un homme ordinaire de se représenter le modè de formation probable des facultés humaines, le développement de la puissance d'attention sous la pression des nécessités sociales, la possibilité pour l'homme at:t.entif de découvrir des rapports de plus en
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plus délicats entre les choses et de créer avec ces rapports fixés dans le langage des abstractions scientifiques et philosophiques, enfin la façon dont une série de barrières opposées aux instincts primitifs, - institutions politiques, croyances religieuses, coutumes et opinions sociales,. organisations juridiques et pénales, - ont conduit l'individu humain à maîtriser dans une certaine mesure ses impulsions antisociales et, pour le plus grand bien des autres et de lui-même, à devenir véritablement un homme? Et maintenant qu'y a-t-il d'impénétrable dans les grandes lois de conservation social~ et de progrè ~ social que la sociologie formule? Si les naturalistes ont établi que l'empire de la terre appartient, non aux espèces animales physiquement les plus fortes, mais aux espèces les plus sociables et les plus intelligentes, à celles qui suppriment la lutte pour la vie ou la limitent le mieux par l'aide mutuelle, et si les sociologues, contrôlant cette vérité dans l'ordre humain, observent que, toutes choses égales par ailleurs, les sociétés humaines les plus florissantes et qui assurent le plus grand bonheur à leurs membres sont ·celles que leurs membres servent avec le plus de dévouement et d'intelligence, est-ce une vérité obscure ou sans intérêt que celle qui place ainsi le facteur le, plus puissant du progrès dans ~a sociabilité intelligente, c'est-à-dire dans la moraîité même envisagée en son principe? Une autre vérité sociologique que tous devraient savoir et que tous peuvent entendre, c'est que, plus le progrès de la division du travail distingue et sépare les hommes
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les uns des autres, plus l'intérêt social e_ individuel t exige qu'ils cultivent en eux les sentiments humains qui tendent à les rapprocher malgré leurs différences. Il est également désirable et possible que tous -!lient présente à l'esprit cette vérité certaine qu'à mesure que les groupes sociaux, État, Église, corporation, famille, encadrent moins étroitement et soutiennent plus faiblement l'individu, il est nécessaire que, d'une façon ou d'une autre, celui-ci acquière une puissance sur lui-même qui supplée à l'insuffisance des disciplines externes. Ces généralisations, et d'autres de la même espèce, sont les plus accessibles à la raison commune; et cependant il n'est pas de vérités pratiquement plus importantes. A dire vrai, qu'il s'agisse de concevoir les nécessit6s essentielles de l'organisation sociale ou les lois les plus instructives de ln nature, nous n'avons à mettre en œuvre aucune faculté extraordinaire, mais seulement à exercer ce bon sens qu'on rencontre ou qu'on peut faire naître dans ln majorité des esprits. Une représentation rationnelle de la nature et de l'homme n'est donc pas le privi. lège d'une petite élite, et l'on n'a pas le droit d'exclure à priori la grande masse populaire des bénéfices d'une culture largement humaine. Nous venons d'indiquer brièvement ce que doit s'assimiler aujourd'hui de la science l'homme civilisé , à quelque rang social qu'il appartienne. Mais n'oublions pas qu'il ne tirerait presque. aucun profii de ces connnissances s'il n'y joignait certaines méthodes, ou plutôt certaines habitudes intellectuelles sans les-
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quelles il n'y a pas d'esprit vivant et libre. Il est au moins une pratique à laquelle il doit sévèrement se soumettre, c'est celle que recommandent tous les philos_ophes, depuis Socrate jusqu'à Stuart Mill et Taine', et qui consiste à ne jamais accueillir une idée sans faire effort pour la tirer au clair. Comme une conception quelconque ne nous est connue que par les mots qui l'expriment, l'esprit inattentif qui n'élucide pas le sens de ces mots risque à chaque moment · de tomber dans le psittacisme ou le langage sans pensée. Le danger est visible dans l'ordre des questions philosophiques, religieuses ou même scientifiques, car la pensée y perd aisément de vue le réel pour ne s'attacher qu'aux signes et aux formules, si bien que des historiens de mérite, ollemanas ou autres, ont pu prendre pour des réalités concrètes ces expressions littéraires: l' « âme d'une race », la « volonté inconsciente d'une nation ». Mais c'est dans le domaine des questions sociales et politiques que le prestige des expressions éloquentes se montre redoutable au plus haut degré. Emancipation, justice, égalité, fraternité, félicité, que de gens emploient chaque jour, sans y attacher une signification précise, ces vocables pleins d'enchantement, et en tirent des conséquences que la raison désavoue I Il nous faut souvent un véritable courage pour résoudre en idées nettes les phrases où ces mots font éclater leur magie. Qui sait si un examen loyal ne va pas nous obliger à rejeter parmi les ombres vaines des idées apparentes qui, contemplées do loin dans leur beauté verbale,
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nous éblouissaient? Mais on reste étranger à la vie intellectuelle si l'on n'a pas cette loyauté ·et ce courage, .,et si l'on ne s'applique pas à connaître exactement et à fond ce qui se cache d'idées réelles sous les termes dont on se sert. Il ne suffit pas, drai.lleurs, de. posséder des idées précises, car de telles idées peuvent être fausses. Il n'y avait rien d'obscur dans l'antique théorie qui immobilisait la terre au centre du monde, et pourtant la science a condamné cette théorie. Il n'y a rien de nébuleux dans la thèse marxiste qui attribue uniquement les idées et les sentiments sociaux des hommes à leur place de prolétaires ou de capitalistes dans le système de la production économique, et cependant la clarté de cette thèse ne l'empêche pas d'être discutable. Ce n'est donc pas assez que l'analyse nous révèle sous les mots des idées définies ; il est nécessaire encore que nous sachions si ces idées s'accordent avec les choses et, pour cela, il faut que, nous délivrant de tous les préjugés qui peuvent troubler la clarté de notre regard, nous interrogions avec soin l'expérience. Voulez-vous savoir si la thèse de Marx est vraie? Vous vous appliquerez pendant des mois et peut-être pendant des années à noter aussi exactement que possible, d'après les actes et les conversations où ils se révèlent, les croyances et sentiments principaux des bourgeois et des prolétaires que vous pouvez connaître : vous_ découvrirez peut-être ainsi que ces sentiments et croyances ne diffèrent pas profondément d'une classe à l'autre, et que les mobiles ou les principes ·qui dres-
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sent le prolétariat contre la bourgeoisie s'identifient presque avec ceux qui animent la résistance de la bourgeoisie aux revendications ouvrières; ·' peut-être aussi, en constatant les différences qui recouvrent les ressemblances profondes, les verrez-vous dériver de causes que Marx n'a pas su voir. En toute hypothèse votre jugement final vaudra selon l'étendue et l'exactitude de votre enquête, comme selon l'impartialité avec laquelle vous en aurez interprété les résultats. Nous savons qu'il y a des réserves à faire sur l'autorité de l'expérience quand il s'agit de déterminer la valeur de certaines idées, et notamment des idées mo·rales qui, au lieu d'exprimer .ce qui est, prétendent formuler ce qui doit être. Mais alors même l'expérience n'est pas sans autorité; car, à y regarder de près, la valeur des idées morales se fonde d'abord sur la preuve expérimentale que l'immoralité donne chaque jour de sa déraison et de son impuissance à constituer un ordre de choses durable, puis sur cette donnée d'observation courante que, seuls, les hommes de conscience droite parviennent à équilibrer leur vie et, dans leurs rapports mutuels, résolvent avec aisance mille problèmes insolubles aux volontés mauvaises, enfin sur l'expérience en quelque sorte idéale que l'esprit, en complétant les fragments de réalité morale qu'il observe, se donne à lui-même d'un ordre de choses où la justice serait universellement reconnue et pratiquée:' Aucune des démonstrations de Renouvier ne plaide avec autant de force la causé de la mo!ale qu~ les quelques phrases célèbres où il nous fait
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entrevoir l'immense accroissement de bonheur qm résulterait pour tous du règne généralisé de la justice Et cette vision, c'est, en fin de compte, l'expérience bien comprise qui la lui suggère. Nous croyons donc 1 qu'un commerce large et profond avec ra réalité ne peut jamais être dangereux pour les idées morales, même les plus sublimes. Nous sommes ainsi préparés à traiter d'une façon p·récise la question si souvent débattue : quelle est \ l'influence de la culture intellectuelle sur la conduite? A quel degré le savoir agit-il sur la moralité? Comme il n'est pas rare d'entendre dire autour de nous que cette action est nulle, nous allons mettre en lumière quelques-uns des services moraux de la culture et montrer que le savoir est une condition, et non une condition quelconque, mais une condition essentielle de la conduite réellement dFoite. En premier lieu il est visible que les erreurs théoriques entraînent fréquemment des pratiques immorales, qui disparaissent dès que la- vérité surgit. Une mauvaise physique, disait un jour Anatole France, produit une mauvaise morale; et, en effet, « si l'on réfléchit sur les misères qui, depuis l'âge des cavernes jusqu'à nos jours encore barbares, ont accablé la malheureuse humanité, on en trouve presque toujours la cause dans une fausse interprétation des phénomènes de la nature ». Lorsque l'homme imagine derrière les phénomènes naturels des agents capricieux, irri. tables, vindicatifs, il s'impose, pour satisfaire ces dieux cruels, des pratiques odieuses telles que la cou-
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turne autrefois universelle des sacrifices humains. Que ne doit pas la morale aux hommes de réflexion qui, en introduisant une notion plus exacte de l'univers physique, ont détruit la raison d'être d'un culte criminel et, par là même, affaibli les sentiments inhumains que ce culte entretenait? Prenons un exemple plus moderne: nos pères n'ont-ils pas vu et ne voyonsnous pas encore les effets fâcheux qu'une biologie inexacte peut produire sur la morale et la moralité? Pendant quelque temps, sous l'influence d'une école de naturalistes, l'idée s'est répandue que les lois de concurrence et de salection sont les maîtresses souveraines et inflexibles de toute vie, que c'est par elles que le monde progresse, et que par suite il nous faut accepter leur empire, si dure que soit cette résignation à notre cœur. Or, ce darwinisme mal entendu a perverti beaucoup d'esprits faibles et de consciences incertaines ; il a fait des assassins, et il fait encore parmi nous_ de cyniques « lutteurs pour la vie ». Comment les naturalistes récents qui ont réduit la concurrence et la sélection à leur r6le véritable, qui · est très secondaire, et ·montré dans l'association pour la vie le facteur le plus décisif du progrès, n'auraientils pas servi la cause du bien en justifiant, sans l'avoir voulu, cette tendance à la coopération pacifique et fraternelle qui coexiste, chez presque tous les hommes, avec la tendance à la lutte et à la domination brutale ? Ainsi le redressement par la science de vues inexactes sur la nature rectifie des erreurs de morale et tend à détruire, en leur 6tant les points d'appui appa~
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rents qu'elles trouvaient dans la raison, des formes diverses d'immoralité. Mais la science ne sert pas seulement la cause du bien par les vérités qu'elle apporte, c'est-à-dire par sa matière, e1le la sert encore par sa forme ou, en d'autres termes, par les qualités intellectuelles qu'elle exige et qui, appliquées à la conduite habituelle de la vie, deviennent les plus pré.cieuses des vertus. La science nous enseigne le respect du vrai, puisque l'homme ne peut saisir les rapports réels des choses s'il ne fait abstraction de ses désirs propres et des rêves de son imagination pour recueillir docilement la leçon des faits. Elle crée par contrecoup l'habitude moralement si salutaire de juger les choses et les personnes, non sur ce qu'elles paraissent ou sur ce qu'on voudrait qu'elles fussent, mais sur ce qu'elles sont. Elle ne se borne pas à nous inspirer le culte du vrai en général; par la rigueur de ses méthodes elle nous donne ce goût de la précision dans les actes qui caractérise la conduite hautement honnête. On conçoit difficilement que l' homme qui s' est accoutumé à penser d'une façon exacte et sûre ne manifeste pas quelque chose de cette sûreté et de cette exactitude dans ses actions j,mrnalières; et, en fait, une intelligence exigeante a pour compagne ordinaire une conscience scrupuleuse. D'autre part, les études scientifiques nous obligent à ordonner notre pensée, à établir entre nos représentations simultanées ou successives un lien rationnel : les sciences abstraites ne sont que des chaînes de déductions et les sciences concrètes nous mettent en présence de connexions naturelles,
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c' est--à-dire de faits qui se déterminent les uns les autres suivant des lois régulières. Or rien n'est plus utile à notre vie morale que de lier rationnellement nos idées ; et en effet, comme l'ont fait voir les plus grands moralistes depuis Platon et les Stoïciens jusqu'à Spencer, la conduite vertueuse n'est-elle pas la conduite la plus cohérente, la plus obstinément fidèle aux mêmes principes à travers la variété et la complication de ses actes ? Et c'est aussi une leçon de morale que l'enchaînement naturel des phénomènes nous donne en éveillant en nous, à l'occasion de chacune de nos initiatives importantes, une vive conscience de notre responsabilité. Si un homme apprend que telle petite quantité de virus introduit dans un organisme le principe d'une série incalculable d'effets morbides qui le tueront au bout d'un temps et qui, après sa mort, atteindront ses desceridants, et si cet homme est ainsi conduit à réfléchir sur la loi de continuité naturelle qui prolonge sans fin l'action de chaque force sous des formes souvent très diverses, il est difficile qu'il n'acquière pas un profond sentiment du sérieux de la vie, et qu'il ne comprenne pas la nécessité d'ordonner rigoureusemeut sa conduite pour éviter les terribles et infaillibles conséquences du mal une fois produit. Ainsi par toutes les habitudes qu'elle nous donne, par le respect du vrai, par le goût de l'exactitude, par le besoin de cohérence, par la dis, position à suivre l'action de chaque cause jusque dans ses conséquences les plus lointaines, la culture scientifique est un principe de vie moral~
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Mais on découvre un rapport encore plus étroit entre le savoir et la moralité si l'on considère, non plus les sciences en leur ensemble, mais ces sciences particulières qui ont l'homme pour objet. En effet la psychologie et la sociologie ne peuvent nous éclairer sur notre nature et nos conditions d'existence sans nous révéler la bienfaisante nécessité d'une discipline, qui est précisément la discipline morale. D'une part il suffit d'analyser notre nature pour y découvrir le besoin de règles rationnelles sans lesquelles ni notre intelligence ne développerait toute sa force, ni notre volonté ne se constituerait, ni notre sensibilité n' échapperait au conflit douloureux de tendances anarchiques et n'atteindrait, dans la mesure humainement possible, sa fin naturelle, le bonheur. D'autre part il suffit d'étudier les conditions d'existence sociales de l'homme pour se rendre compte qu'il ne peut ajuster sa conduite à ces conditions qu'en pratiquant les règles de justice et de bienfaisance. La vie sociale est une coopération, et une coopération est d'autant plus active, joyeuse et féconde que les coopérateurs se traitent avec une équité plus ferme et une bonté plus éclairée. Ainsi notre nature d'êtres sentants, pensants et voulants exige une discipline morale ; et la sociologie, en étudiant les conditions sous lesquelles prospère toute société humaine, découvre que la même discipline s'impose. S'il est une vérité pratique qui se dégage avec certitude des sciences de l'homme, c'est que la moralité se confond avec la pleine réalisation de la natv.re humaine : voul,oir être
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moral n'est pas autre chose que vouloir être homme. On objecte qu'une distance énorme subsiste entre ces vues théoriques sur le bien et la pratique même du bien. Quoi de plus fréquent que la contradiction entre les principes et la conduite? Nous pensons d'une manière et nous agissons de l'autre ; nous voyons distinctement le devoir, et nous le sacrifions au plaisir qui nous tente ; comme le dit M. Paul Janet, nous préférons au plus grand bien conçu le plus grand bien senti. - Le fait est exact, mais n'est peut-être pas exactement interprété. Le plus grand bien conçu auquel nous préférons le plus grand bien senti, le conce_ ons-nous, en réalité, avec clarté et distinction ? v S'il succombe dans la lutte, n'est-ce pas presque toujours parce que nous en avons une vue confuse et pauvre, une représentation dont la plupart des éléments ne sont pas appelés à la pleine lumière de la conscience, une idée qui n'est pensée que dans une très faible partie de son contenu ? Les termes de la langue morale n'ont pas plus que d'autres l'avantage d'être toujours compris, même par des gens intelligents. P.our l'avare le plus ingénieux le mot générosité n'a qu'une signification incomplète ou nulle. Le mot amitié n'acquiert pour Ja plupart des hommes la plénitude de son sens que lorsqu'un grand malheur, en les désabusant des relations banales, leur fait éprouver toute la vertu de quelque amitié vraie. La même remarque s'applique à nos idées de - de!oirs et de droits: elles n'ont que rarement dans la conscience individ.uelle leur pleine signification. Le jeune voleur
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qui va commettre son premier vol peut avoir une notion vague du respect dû à la propriété d'autrui; si cette notion n~ le retient pas, c'est que non seulement il ne conçoit pas avec clarté la force de ce droit et la solidarité rationnelle qui le lie à l'ensemble de ses droits et de ses obligations, mais c'est enc9re et surtout qu'il ne traduit pas son idée en im ages et émotions // précises, ne se représente pas exactement 1 soufes frances de sa victime, la perte ou la diminution des légitimes espérances de bonheur qu'elle s'est formées, 111- peine infligée à ceux qui dépendent d'elle, et toute la série des conséquences naturelles du vol. La règle qui interdit de voler autrui n'est qu'une abstraction faiblement efficace pour qui n'a pas imaginé les suites malfaisantes de l'action qu'elle proscrit. Plus généralement les principes de la conduite droite ne sont que des formules verbales à peu près stériles si on n'y découvre sous l'intelligible le sensible, sous l'abstrait le concret, sous la règle froide la vie avec ses souffrances et ses joies. Le plus grand bien de la raison que M. Janet oppose au plus grand bien de la sensibilité n'est conçu, à vrai dire, que s'il est senti; nul ne possède l'idée du bien universel s'il ne se représente et n'aime ce bien comme une exaltation universelle de la vie humaine et du bonheur humain ; et nul ne conçoit ainsi l'idéal d'une façon complète et vivante sans qu'un tel principe de lumière et de chaleur.l'émeuve et le soulève. Ne fût-ce qu'en raison des sentiments qu'il enveloppe, le savoir moral est forcément une cause très active de conduite droite.
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Nous venons de dire que le savoir moral n'est pas comp'let s'il n'enferme une représentation sensible qui réalise iMalement le bien en une infinité de joies concrètes . Ajoutons qu'il n'est pas complet si nous n'identifions pas notre bien propre avec le bien universel,1 si nous ne mettons pas notre bonheur personnel à vouloir et préparer les conditions de la dignité et du bonheur de tous. Ce qui nous rend heureux ne se distingue pas de ce qui nous libère, et l'activité la plus libre, la plus affranchie des servitudes internes et externes, est l'activité morale. Trop souvent, sous l'influence de doctrines hétéronomiques, on méconnaît cette nature dli bien qui est essentiellement liberté, puissance et joie . On dit aux hommes: « il faut foire ceci et ne pas faire cela; tel acte est ordonné, tel autre défendu ». Mais le bien présenté exclusivement sous la forme d'une contrainte et d'une restriction imposée à la vie ne peut manquer, comme l'avait vu Spi-. noza, d'être secrètement haï et détesté. Les hommes l'appellent le bien, par habitude, par obéissance machinale à la convention ; mais ils se le représentent sous les traits qui conviennent au mal; il s'y soumettent par crainte · d'être punis s'ils s'y dérobent: sans cette crainte, avec quelle joie ils secoueraient un joug par lequel ils se sentent opprimés l Quoi d'étonnant qu'à la moralité conçue comme une servitude ils préfèrent le plaisir présent? Mais que le bien retrouve .ses caractères et qu'il nous apparaisse tel qu'il est en r.éalité, c'est-à-dire comme l'objet le· plus intelligible et le plus désirable, comme ~e qui satisfait
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notre raison et les parties proprement humaines de notre sensibilité, alors nous ferons volontairement le bien parce que, l'ayant conçu dans sa vérité, nous l'aimerons plus que le reste. Quand la vérité, disait Leibniz, « demeure sans effet sur l'âme, c'est qu'elle n'a pas été amenée à tout le degré de dir,;tinction qu'elle comporte. Malgré les apparences, la vérité est au monde ce qu'il y a de plus fort pourvu que, non contents de la considérer du dehors et de l'appeler de son nom, nous pénétrions dans ses replis et saisissions distinc< tement la logique et l'harmonie qu'elle porte en elle ». Il nous reste, pour clore la question, à répondre à l'objection que Rousseau nous oppose au nom de l'expérience : si le savoir influe heureusement sur la moralité, d' où vient que des peuples très· peu cultjvés offrent le spectacle de mœurs honnêtes et saines, et qu'au contraire le progrès de la civilisation s'accompagne presque toujours du développement de toute sorte de vices?- L'objection, nous l'avouons, est très sérieuse. Si elle a le tort de n'apercevoir qu'un des aspects de la civilisation et de ne tenir aucun compte des vertus de tolérance et de bienveillance qu'engendre le progrès des lumières, il nous parait très difficile de la contredire lorsqu'appuyée sur l'histoire, elle dénonce chez des peuples qui se civilisent la décadence des vertus qui supposent une grande énergie morale. Nous contestons d'autant moins la triste corrélation qu'elle nous signale que nous croyons pouvoir l' expliquer sans abandonner aucune de nos affirmations précédentes. La raison, en effet, accomplit deux tâchesi
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l'une négative, l'autre positive: d'une part, elle critique et tend à détruire, au moins partiellement, ce qui est; de i'autre, elle s'applique, avec lés facultés qu'elle prend à son service, à construire ce qui mérite d'être et ce qui, sans doute, sera. Or la plupart des hommes qui ont vécu sous un régime d'ignorance et de compression sont tout à fait préparés à utiliser la première de ces tâches, non la seconde. Quand l'intelligence critique leur dénonce le caractère irrationnel des servitudes qu'ils subissaient, ils le découvrent très vite parce que leur instinct, comprïmé par la dureté des disciplines anciennes, se trouve d'accord avec la raison destructrice des novateurs ; mais ce même instinct, désormais mis en défiance contre toute discipline, n'accepte pas ou accepte mal l'œuvre créatrice de la raison, les règles de conduite su périe ures par lesquelles elle prétend remplacer les règles discréditées de la tradition. C'est un fait que, le plus souvent, les gens qui abandonnent la foi dans laquelle ils sont nés ne savent pas se faire une foi meilleure, ou, s'ils conçoivent un credo plus rationnel, s'en font une idée si confuse et si faible qu'ils ne parviennent pas à y conformer leur conduite. Il arrive donc, comme le reconnaît loyalement Spencer, que leurs défauts naturels se manifestent plus énergiquement qu'ils ne l'auraient fait sous l'empire de leurs croyances passées ; et de là cette crise visible que subit la moralité de la grande masse humaine lorsque s'affaiblit quelque antique tradition. Mais cett~. crise ne résulte aucunement d'un savoir trop étendu; elle n'est l'effet que d'un savoir trop res-
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treint. Si l'humanité qui commencè à se civiliser devient moins vertueuse, ce n'est pas par excès, mais par insuffisance de lumières. P-eu de science, disait-on autrefois, éloigne de Dieu, et beaucoup de science y ramène ; un savoir. superficiel, dirons-nous aujourd'hui, renverse ou ébranle le devoir, un savoir plus profond le rétablit ou le raffermit. Il n'y a donc à chercher de remède aux maux d'une civilisation trop basse encore et trop ignorante que dans l'avènement d'une civilisation plus savante et plus élevée. Et qu'on ne dise pas que cette civilisation supérieure restera hors de la portée du peuple qui travaille : il suffira, pour qu'elle vienne jusqu'à lui, qu'il reçoive une instruction plus sérieuse, que son labeur abrégé augmente ses loisirs et que, sans égard pour les inquiétudes d'un faux libéralisme, ' on prenne quelques précautions légales contre l'usage dégradant qu'il peut faire de sa liberté accrue. Au surplus, si l'on accorde aux pessimistes quel' élite seule du peuple ouvrier pourra directement profiter de ce progrès de la culture, ne garde-t-on pas le droit de croire que cette élite moralisera par son exemple la masse de ses frères attardés? Nous avons essayé d'établir contre les détracteurs du savoir l'action bienfaisante des lumières et de justifier la place très haute qui a toujours été faite à la sagesse dans la hiérarchie des vertus. Il n'en faudrait pas conclure que nous acceptons sans réserve l'intellectualisme socratique et que nous ramenons toutes les vertus à la science. Si nous avons ;iccordé mie très grande influence au savoir moral, ·c 'est-qu'à no~· yeuJ
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ce savoir enveloppe une vie active ·du cœur. Mais nous n'ignorons pas qu'on peut concevoir un homme très instruit et qui ne serait nullement moral, une intelligence simplement curieuse qui se bornerait à contempler les lois de l'univers et à les suivre dans leurs manifestations diverses, sans aucun souci de leurs contre-coups heureux ou malheureux sur la sensibilité et la vie intérieure des hommes. Des intelligences de cette espèce existent, et Taine, qui les a décrites, soutient qu'elles ne sont pas rares parmi les romanciers et les psychologues. Elles éprouvent leur plus profond plaisir à se représenter les passions humaines les plus violentes, à saisir la logique qui les gouverne, à prévoir la série de leurs effets nécessaires, à déterminer la marche fatale qui entraîne vers le meurtre ou le suicide les malheureux dont elles ont fait leurs proies. Si ces psychologues s'émeuvent à la vue d'un trait original d'avarice ou de passion amoureuse ou de fanatisme religieux, c'est à la manière du physiologiste ou du médecin qui tressaille d'aise devant un spécimèn rare de maladie ou de monstruosité: dans ce cas singulier l'observateur aperçoit peut-être avec évidence des lois obscurcies par l'effacement des cas ordinaires., et il jouit de cette évidence en ignorant le reste, en oubliant les droits de la pitié. Même les plus humains d'entre nous peuvent connaître de tels rpoments d'égoïsme intellectuel. Taine était sûrement un homme de cœur, et pourtant, lorsqu'il lisait dans Balzac le portrait de Grandet ou qu'il rencontrait dans la vie un personnage construit sur le
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même modèle, il s'écriait: oh! le bel avare! avec une joie intellectuelle que ne troublait pas l'image des souffrances habituellement engendrées par l'avarice. Il est donc faux d'identifier la contemplation ou la science avec la vertu : il existe des contemplateurs sans moralité, des « intellectuels » dont la froide indifférence à la misère de,, hommes nous blesse. La vie morale réclame autre chose que du savoir, autre chose que de l'esprit, elle exige certaines dispositions généreuses de l'âme; elle suppose que nous sommes capables de sympathiser avec le prochain, de jouir de ses joies et tle souffrir de ses peines ; elle ne se produit sous la direction du savoir que si, antérieurement à l'action du savoir même, l'homme oriente sa sensibilité vers autrui. Et c'est pourquoi! quelque importance que nous attachions à la culture de l'esprit, nous jugeons plus importante encore la culture du cœur. On peut soutenir, il est vrai, que la moralité n'a qu'une valeur de moyen et que tout .son mérite est de préparer, par la paix qu'elle établit entre les hommes et à l'intérieur de chaque homme, le règne final de la science. Sans admettre avec Socrate que l'homme éclairé et l'homme moral ne font qu'un, Aristote n'estimait-il pas que l'homme doit se moraliser uniquement en vue de s'~clairer? Comme l'intendant d'une grande maison, disait-il, veille sur tout et règle tout pour que le soin des affaires domestiques n'entrave pas l'activité civique de son maître, les vertus pratiques ont pour but, en comprimant et en tempérant les passions, de procurer à la vertu contemplative le loisir né-
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cessaire à sa fonction divine. Dans le même sens Renan dira qu'il faut maintenir dans le monde la tradition du bien parce que seules les races honnêtes peuvent être des races scientifiques. Accepterons-nous cette forme de l'intellectualisme qui fait _ la science, non plus la de cause unique, mais la fin suprême de la vertu ? Il n'est pas besoin de dire que nous accordons à l'intelligence, lorsqu'elle est libre par ailleurs de toute obligation, le droit de se prendre elle-même pour fin et de goûter la joie pure de comprendre; mais ce que nous jugeons inadmissible, c'est que toute la ~ e mo-rale de l'homme soit orientée vers les satisfactions de l'intelligence et qu'on juge qu'elle leur doit son prix. Et en effet quelle raison invoquera-t-on en faveur de cette primauté de la pensée ? Dira-t-on que l'intefügence l'emporte naturellement sur les autres facultés parce qu'elle est la condition nécessaire de leur exercice ou, plus précisément, qu' elle se subordonne la sensibilité et la volonté parce qu'il n'y a ni désir ni résolution sans une idée obscure où claire de la chose désirée ou voulue? L'argument ne serait pas solide, car outre qu'il y a peut-être des émotions et des inclinations inconscientes, c'est-à-dire qui échappent à la condition d'être pensées, l'intelligence pourrait être tout à la fois la forme sous laquelle se produisent nos affections et déterminations et un instrument au service du désir et de la volonté. Nul ne conteste le rôle de moyen joué par l'intelligence dans tout le règne animal: la vie mentale de la bête se subordonne tout entière à ses besoins et ne s'exerce que sous leur influence, sauf peut-
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ètre au sommet de l'échelle zoologique, où c.;ommencent à se manifester des activités esthétiques et désinté'nssées. Bien plus, chez l'homme primitif et mémo chez l'homme civilisé, la pensée se borne, si ce n'est en de trè}· rares moments, à servir la vie et ses besoins. Il n 'y a donc aucune raison positive qui justifie la prétention de l'intelligence à s'ériger en valeur suprême et à traiter comme moyens les autres facultés. Soutiendra-t-on que l'homme n'e~t nullement tenu de respecter l'ordre naturel des choses et qu'il peut transformer en fin une faculté dont la nature faisait un rtioyen? Avant l'homme l'intelligence n'était qu'une servante; pourquoi l'homme ne l' élèverait-il pas à la dignité de maîtresse et n'assujettirait-il pas aux fins originales qu'elle se donne les facultés qui d'abord la dominaient? Au surplus, n'a-t-elle pas droit à cette souveraineté puisqu'elle est essentiellement la faculté de contrôle, de discipline et d'ordre, que c'est elle qui règle nos sentiments , et qui empêche notre volonté de se dissoudre en un conflit incessant de désirs contraires? - La thèse ·est spécieuse, mais ne s'impose pas. Il nous est permis de croir~, en effet, que la discipline nécessaire exercée par la raison vaut précisément par ses résultats, par la liberté et la puissance qu'elle confère au vouloir, par les caractères d' élévation et de fermeté qu'elle imprime aux sentiments de l'âme, par le bonheur noble qu'elle met dans la vie. -On place d'ordinaire la raison d'être du gouvernement politique dans l'intérêt des gouvernés, et l'on·· affirme que le gouvernement est fait pour les gouvernés, non
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les gouvernés pour le gouvernement. Si l'idée est juste, de l'aveu de tous, n'est-il pas également légitime de penser que, dans l'ordre psychologique et moral, la faculté 11_ormalement directrice a son prix hors d'ellemême ét trouve sa fin dernière dans la condition meilleure qu'elle procure aux facultés qu'elle dirige? De ce point de vue nous nous imposons l'obligation de devenir de plus en plus intelligents et savants afin de devenir de plus en plus généreux et libres: c'est à hausse.r la vie affective et active de notre être que doit servir surtout le progrès intellectuel. Qu'on le remarque, cette façon de voir est celle du sens commun: l'opinion commune juge la valeur des hommes moins sur leur intelligence que~ leur caractère et leur cœur. sur Même les hommes engagés dans une profession inteltectuelle attachent d'ordinaire plus de prix aux qualités du sentiment et de la volonté qu'aux qualités de l'intelligence, et ce sont celles-là qui, plus souvent que celles-ci, règlent leurs amitiés. Ils accordent sans doute une haute estime à l'intelligence, mais surtout parce qu'ils se rendent compte que, sans intelligence, un homme ne peut être un caractère, au sens le plus élevé du mot. Nous croyons donc qu'après avoir établi les droits et montré la bienfaisance de la raison, nous pouvons sans paradoxe conclure contre l'intellectualisme <Jes grands philosophes que la culture intellectuelle à pour principal mérite de rendre possibles une vie plus profonde du cœur et un~ vie plus noblement droite de la volonté.
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LA SI NCÉRJTÉ A L'ÉGARD DE SOI-MÊME. LA VIE INTÉRIEURE
Nous savons que l'autonomie et la dignité hu' main es ont pour condition une culture générale . qui initie chaque individu aux méthode~ essentielles de la pensée droite et lui communique les vérités ou les vues les plus instructives de la science et de la morale sur l'humanité et la nature. A cette condition s'en ajoute une autre: un homme ne peut se gouverner lui-même que s'il connaît, avec Îes fins et les · règles idéales de l'humanité, sa propre nature mentale, qu'il doit soumettre à ces règles et diriger vers ces fins. Celui-là ne s'appartient pas qui ne sait ni l'espèce et la force de ses sentim<>nts divers ni le contenu réel et le sens véritable des croyances qu'il profess!l. Mais si l'autonomie exige la connaissance de soi, elle impose l'obligation d'être sincère avec soimême; car nul ne se connaît s'il n'a le désir ou l:\ volonté de se voir tel qu'il est.Essayons donc de défi1 nir le devoir de sincérité intérieure en le considérant
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dans les différents domaines où il est appelé à porter la lumière. Il nous faut d'abord être sincères à l'égard de nousmêmes dans la détermination de nos devoirs. Très souvent les hommes n'agissent mal que parce qu'ils ignorent ou méconnaissent leurs obligations ; et ils les ignorent ou méconnaissent parce qu'ils n'interrogent pas leur conscience avec loyauté. Si tant de femmes riches sacrifient aux plaisirs mondains leurs obligations de mères de famille, c'est qu'elles ne rentrent pas en elles-mêmes pour regarder en face leur condition et leurs devoirs. Si l'on rencontre encore parfois des propriétaires ou des chefs d'industrie qui n 1admettent pas que leurs ouvriers ou leurs employés pensent et votent autrement _ qu'eux, c'est que ces hommes ne se donnent pas la peine de réfléchir à la nature précise de la fonction qu'ils exercent et aux limites obligatoires de l'autorité qu'elle leur confère_ L'homme doit donc être sincère avec lui-même pour _ discerner ses obligations; et il doit l'être également pour ne pas modifier de la façon la plus arbitraire, ou même pour ne pas renverser tout à fait la hiérarchie de ses devoirs. Un homJDe, qui est à la fois père de famille, fonctionnaire, citoyen, membre d'associations · multiples, subit, à tous ces titres, des obligations diverses : combien il lui est facile de placer au premier rang dans sa conscie~ce les obligations, secondaires ou même contestables dont il s'acquitte avec plaisir! Prenons un exemple parmi les éducateur~. On ne peut, certes, que loi1er la conduite de l'insti-
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tuteur qui, accomplissant très bien sa tâche à l'école .et gardant un reste d'énergie disponible, emploie ses heures 'de loisir à éclairer, non plus les enfants, mais les adultes, sur les · questions qu'il a étudiées. Mais ne verrait-on pas avec regret des conférences, utiles sans doute, mais non obligatoires, occuper dans sa pensée et dans son activité une place plus importante que les leçons de son enseignement journalier? Il y a quelques années, nous lisions dans un journal l'éloge d'un instituteur qui joignait au zèle professionnel le plus médiocre le plus ardent zèle politique : il avait heureusement compris, disait-on, que la tâche la plus relevée et la plus urgente du maître d'école n'est pas d'enseigner la lecture, l'écriture et le calcul à quelques douzaines d'enfantsindociles Ott obtus, mais d'illuminer le cerveau des adultes en dressant pour eux, en face d'une chaire de mensonge, la chaire de vérité 1 Ce maître d'école et son admirateur se trompaient gravement, car il est certain que la tâche qu'on se donne librement et par surcroît passe après celle qu'on s'est engagé à remplir et qui est le devoir même ; et l'erreur morale se double ic'i d'une absurdité, puisque des enfants négligés par leur maître n'acquerront ni les connaissances ni les méthodes nécessaires à l'intelligence des grandes vérités libératrices qu'on yeut leur révéler plus tard. Comment expliquer l'aberration de l'instituteur si fâcheusement proposé en exemple, si ce n'est par un défaut de sincérité intérieure? Cet homme n'avait pas voulu prendre conscience de ses vrais devoirs et consentait à être
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dupe, pour ne l'avoir pas loyalement examiné, du plaisir vaniteux qui le poussait à étaler devant des auditeurs incultes un savoir sans doute très superficiel et très court. Que conclure d'exemples de cett~ espèce;· sinon que tout homme soucieux de ne pas se tromper sur ses devoirs et d'en respecter l'ordre rationnel doit savoir se recuéillir et s'interroger avec probité? Nos devoirs se justifient d'ordinaire par certaines croyances religieuses, philosophiques ou scientifiques dont la force et la profondeur mesurent leur autotité. Mais, comme les croyances sincères sofit seules effi~ caces, il nous importe de ne pas confondre ce que nous croyons en apparence avec ce que nous croyons réellement; et nous n'évitons cette confusion qu'en nous imposant l'habitude d'examiner loyalement notre pensée. Or rien n'est plus rare que cette habitude. Le monde est rempli de gens qui affirment une certaine foi et qui· agissent selon la foi exactement contraire. La conduite ordinaire des chrétiens fournit un exemple de cette contradiction qui a beaucoup choqué Stuart Mill. Les disciples du Christ, disait Mill, proclament avec leur maître « que les pauvres, les humbles, tous ceux que le monde maltraite sont bien heureux; qu'il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux; qu'ils ne doivent pas juger de peur d'être jugés eux~mêmes; que si quelq_~'un prend leur manteau; ils doivent lui donner aussi leur habit; qu'ils ne doivent pas se soucier du lendemain; que,
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pour être parfaits, ils doivent vendre tout ce qu'ils ont et le donner aux pauvres . Ils ne mentent pas quand ils disent qu'ils le croient. Ils le croient comme les hommes croient ce qu'ils ont toujours entendu louer et jamais entendu discuter». Mais cette croyànce, ajoutait Mill, est de celles qui ne vont pas des mots aux choses , et la conduite quotidienne des chrétiens, où se révèlent sans remords visible leur passion de la richesse, leur souci douloureu.x: du lendemain, leur âpreté à défendre leurs droits, manifeste clairement une croyance réelle toute différente : tous leurs actes affirment que la pauvreté est un mal, que l'imprévoyance constitue un vice et que résister au voleur est un devoir. Si ces hommes étaient sincères avec eux-mêmes, ils abandonneraient le _christianisme ou reconnaîtr'aient dans leur credo chrétien une foi toute différente de celle de l'Évangile, et d'une façon ou de l'a ulrc leur vie intérieure, débarrassée de croyances nominales, pourrait acquérir, avec plus de vérité, plus d' harll!onie et de beauté. Une des raisons principales du défaut de sincérité intellectuelle réside dans l'obstination qui attache si souvent l'individu à un credo de jeunesse resté très cher à son cœur et à son imagination, mais devenu peu à peu inconciliable avec les leçons qu'il a reçues de l'expérience et les réflexions qu'elles lui ont suggérées. Une âme. vivante s'enrichit et se développe sans cesse; elle découvre, à mesure qu'elle poursuit sa destinée, des points de vue qu'elle ignorait et laisse tomber beaucoup d'illusions qu' elle avait d'abord embrassées
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comme des vérités. Il est impossible que ce double travail, l'un qui apporte des idées neuves, l'autre qui élimine des idées anciennes, ne modifie pas à la longue sa représentation d'ensemble de la vie et du monde. Très souvent cette modificati~n se borne à élargir et à rectifier sur des points de détail la conviction première, mais parfois elle est plus profonde et constitue une véritable transformation. Or lorsqu'une telle transformation se produit, il faut que l'homme en qui elle s'opère sache la reconnaître et r1u'il soit assez sincère avec lui-même pour se dire : « Non, je ne crois plus ce que je croyais autrefois, et je détache de ma conviction actuelle une étiquette qui ne lui convient pas. Que ceux qui m'ont vu porter avec orgueil cette étiquette me raillent comme un esprit inconsistant ou même me flétrissent comme un renégat, il n'importe; deux choses me sont plus précieuses que le jugement de la multitude, la véri~é d'abord, ensuite ma loyauté, l'accord de ma profession de foi publique avec ma pensée vrai-e. » L'homme a besoin de sincérité intérieure, non seulement pour se rendre compte de la nature véritable et de la réelle signification de ses croyances, mais aussi pour ne pas se faire illusi~n sur ses sentiments. La mo-rale ne se contente pas d'exiger de nous la correction de la conduite, elle nous demande de .mettre à la source d'une conduite droite des sentime~ts généreux èt nobles. Il en résulte· que nous devons soumettre à un examen s~ncère nos dispositions -dominantes et nos sentiments habituels. Or on sait
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combien l'amour-propre excelle à nous dissimuler le vrai caractère des mobiles qui nous déterminent- En telle occasion où nous croyons obéir au pur sentiment du devoir social, notre motine plus efficace ·est le souci de l'opinion, le désir de donner à nos semblables une idée flatteuse de nous-mêmes. Parfois, quand nous pensons que l'amour seul de la vérité nous guide, nous sommes mûs par l'orgueil ou l'intérêt ou quelque appétit bas. Les hommes qui abandonnent une ancienne croyance religieuse expliquent d'ordinaire cet abandon en disant qu'ils répugnent à des affirmations logiquement contradictoires ou scientifiquement fausses, et l'explication est vraie pour plusieurs, mais non pour tous; quelques-uns prouvent par leur façon même de penser et de vivre que ce n'est pas leur intelligence qui souffre de certaines absurdités, mais leurs passions qui ne pe!].vent tolérer certaines entraves : ce qu'ils appellent une émancipation mentale libère moins leur esprit que leurs sens. En politique chaque parti a ses déclamateurs qui, sous les mots magnifiques dont eux-mêmes sont dupes, cachent des sentiments mesquins et vils. Tel démagogue qui se croyait animé d'une haine unique, celle de l'injustice, en vient très vite à juger acceptable l'ordre de choses contre lequel s'exaltait sa colère si une faveur imprévue de la fortune le fait monter au rani des privilégiés .. Tel conservateur qui s'apparaît à lui-même comme le soldat d'une grande cause religieuse se montre à ceux qui l'observent uniquement attaché à sa propriété, à son rang social, à ses
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plaisirs mondains, à ses satisfactions d'orgueil et de sensualité. Il y a sûrement des hommes dont la vie, à leur insu, n'est qu'un mensonge vivant. Et la même remarque · ne serait pas · moins exacte si on l'appliquait, non plus aux sentiments politiques et religieux, mais aux mobiles les plus communs de la conduite privée. Combien nombreux sont les hommes qui se trompent sur leurs goûts et s'attribuent des beso~ns ou désirs qu'ils font pas, mais qui pour leur monde sônt des signes de distinction ! Ces hommes n'aiment, ne jouissent ni ne souffrent selon leur nature, mais selon l'idéal que s'est imposé leur imagination servile : c'est la mode qui leur dicte, avec leurs idées, leurs passions et jusqu'au genre d'aventures où ils compromettent leur cœur. A l'époque du romantisme les âmes les plus étrangères à la poésie se donnent des passions romantiques ; aujourd'hui la littérature n'imagine aucune forme de perversité qui ne trouve des imitateurs inattendus. Dans le monde où la fortune crée des loisirs, les pires ravages sont peut-être ceux que causent les goûts factices et les passions artificielles : c'est à l'encontre de leurs inclinations naturelles que très souvent les hommes se dépravent et se rendent misérables. Il est difficile d'imaginer la quantité de désordres et de souffrances qui disparaitraient si le besoin de se connaître et l'habitude de s'observer sincèrement soimême devenaient des qualités plus communes. Indiquons donc d'un peu plus près ce qui donne tant de prix à ces qualités. D'abord la sincérité à
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l'égard de soi-même est le principe d'une vertu âussi bieufaisante que rare, la modestie. Nous nous heurtons sans. cesse dans le monde à des orgueilleux et surtout à des vaniteux que leur admiration illimitée et exclusive pour les mérites ou les àvantages qu'ils s'attribuent rend insupportables à tous ceux qui les approchent. En revanche peu de joies égalent celles que procure le commerce d'hommes àe valeur modestes: se connaÎs!Sant eux-mêmes et n'exagérant pas leurs qualités propras, ils rendent naturellement justice à tous les mérites étrangers. Leur vie a l'harmonie simple et la noblesse des existences qui reposent sur le vrai. En un sens, on petit dire que la modestie constitue la moralité tout entière ; et, en effet, où trouver la source la plus profonde du mal moral, si cc n'est dans l'amour-propre orgueilleux qui pousse l'individu à s'élever au-dessus des autres, à se subordonner tout ce qui l'entoure et à se traiter comme s'il était le but et le centre de l'univers? L'immoralité, a-t-on dit justement, n'est qu'un autre nom du préjugé « ego-centrique »; et, inversement, ll vertu n'est, sous un de ses aspects essentiels, · que la ferme attitude de l'homme qui se situe à sa place et s'accommode à son rôle dans ·un vaste ensemble durable par lequel est soutenue, àmplifiée et ennoblie son existence d'un jour, Certains moralistes modernes goûtent mjdiocrement la modestie parce qu'ils la jugent peu compatible avec le désir actif de progrès morai, avec l'effort vaillant de l'hpmme qu'une haute idée de lui-même
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invite sans cesse à s'améliorer et à se perfectionner. En réalité le grand obstacle à la réforme inférieure et au progrès moral, parce qu'il empêche d'en sentir le besoin, est· l'absence de modestie. Hoffding a pu dire que le mal, c'est l'inertie qui ne veut pas changer, la lourdeur qui ne veut pas se soulever, l' ~troitesse qui ne veut pas s'élargir ; mais il faut dire plus : c'est parce que l'inertie, la lourdeur, l'étroitesse s'ignorent elles-mêmes qu'elles s'opposent à ce qui pourrait les remuer, souJever, élargir. Oa ne s'applique à devenir meilleur que si l'on se sent imparfait, et l'homme capable de progrès moral est celui qui, ne s'exagérant pas ce qu'il vaut, mais sachant ce qu'il vaut et ce qu'il peut par cela seul qu'il est homme, s'efforce · de valoir de plus en plus et d'aller vers le bien jusqu'aux dernières limites de ses facultés. Ainsi la saine modestie, celle qui enveloppe une fierté légitime, n'est pas une puissance d'arrêt et d'immobilité, mais une puissance de vie, de mouvement et d'ascension. Plus précisément, par cela même qu'elle rend l'homme modeste, la sincérité intérieure est le grand facteur de la purification morale : l'individu normalement doué ne peut prendre une conscience claire et vive de _sentiments bas cachés dans sa nature sans réagir contre leur influence et tendre à la surmonter. C'est cette vérité déjà aperçue par Platon et les Stoïciens que M. Maeterlinck exprime avec force dans un de ses livres. En avouant, dit-il, nos arrière-sentiments-" vulgaires ou méprisables, « nous l.es désa-
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vouons, nous les séparons de nous-mêmes, nous prouvons · qu'ils ne nous appartiennent plus, qu'ils ne participent plus de notre vie, qu'ils ne naissent plus de la partie active, volontaire et personnelle de notre force .. ~ Supposez .Schylock capable de connaître et de confesser son avarice; il ne serait plus avare, ou son avarice changerait de forme et cesserait d'être o·dieuse et nuisible ». Si l'on objecte que la sincérité intérieure conduirait peut-être beaucoup de gens à _ ca cepter leur égoïsme une fois reconnu à la pleine lumière de leur conscience, nous répondrons qu'un égoïsme qui se connaît vaut mieux qu'un altruisme sans sincérité. L'homme qui se croit généreux, tout en étant égoïste, ne fait aucun effort pour s'élever à la générosité vraie qui lui manque et qu'il s'attribue. Au contraire l'homme qui se sait égoïste s'applique naturellement à connaître les intérêts vrais de son égoïsme, et cette recherche peut ou même doit lui apprendre que le meilleur moyen de bonheur dont il dispose n'est pas de h eurter les hommes par des actions brutales et iniques, mais de se concilier leur sympathie en se montrant pour eux bienveillant et juste. Un moment viendra sans doute où, à force de pratiquer la justice et la bienfaisance, il finira, selon une loi que nous avons déjà vue à l'œuvre, par les aimer pour elles-mêmes; et alors, si l'esprit de système n'a pas altéré sa sincérité, il reconnaîtra qu'un calcul d'intérêts n'est pas le dernier mot de la nature ·et de la raison, que le principe égoïste bien entendu conseille des manières d'agir qui produisent à la
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longue un altrui sme véritable, le déi;ir d'être utile aux autres sans arrière-p ensée personnelle, et qu'ainsi l'égoïsme ne peut dans la vie sociale réaliser les conditions du bien qu'il désire sans se dépasser lui-~ème, et s'opposer un principe qui le limite, Il faut dol)c tlésirer que l'égoïste même prenne clairement coIJ.science de ses- sentiments et se les définisse avec exactitude puisque, si on le suppose assez dépourvu de générosjté pour ne pas souffrir dès l'abord de i;e reconnaître, la pratique des seules règles sûre11 de la rp.oralité utilitaire, qui sont les règles de l'honnêteté commune. déterminera en lui une évolution intérieure dont le résultat derIJ.ier, franchement reconnu et nettement défini, lui imposera une conception supra-utilit~ire de l' e:ûi;tence. Si la vie intérieure, telle que nous l'avons définie en la rattachant à l'examen sincère de soi-même, rend d'incontestables s.e rvices à la moralité privée de l'individu, qu'elle oblige à ne s'estimer que selon sa valeur vraie et à faire effort pour s'amender sans cesse, n'apparaît-il pas du même coup, malgré le préjugé contraire de la plupart d es .sociologue:; et de presque tous les socialistes, qu'elle ne saurait être socialement indifférente, puisque tout ce qui discipline et grandit l'individu élè-ve et fortifie la société ? Nous avons déjà indiqué que sani, modestie on ne peut .être juste, c'est:,_dire rendre à chacun ce qui lui est dû, 'e t nous TilOntrerions aisément que cette forme si précieuse de la justice qu'on appelle la tolérance ne fleurit guère · que che,t.le3 4mes modestes i mais il n'est pas moins
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facile et peut-être importe-t-il davantage d'établir que, sans la modestie, la justice n'est pas reconnue là même où elle existe et, par suite, se trouve frappée d'impuissance et de nullité. Supposons qu'un jour l'idéal socipJiste ~e réalise; que l'attribution à la société de tous les instruments de production et de travail abolisse la distinction des pauvres et des riches de naissance et permette à chacun de se faire sa place dans la hiérarchie sociale à la mesure de son intelligence et de son énergie. Cet ordre de choses, envisagé abstraitement et en dehors des difficultés de réalisation qu'il comporte, serait incon~establement juste, s'il est vrai que notre conception de la justice sociale ~'exprime dans la formule fameuse : « A chacun selon sa capacité, à chaqlle capacité selon ses œuvres. » Eh bien! même dans l'hypothèse d'une société ainsi établie et conformant ses actes à son principe, nous ne serions pas as,;urés de voir i·égner la paix sociale. En effet, dans cette société qui soumettrait tous les hommes à la loi d'une concurrence juste, il y aurait toujours, comme aujourd'hui,- des vainqueurs et des vaincus. Chacun, sans doute, aurait mérité son sort et les vaincus ne devraient leur défaite qu'à leur inférior,ité. Pourtant, si les concurrents n'étaient pas modestes, on verrait se produire les mêmes récriminations, res-sentiments et conflits qui éclatent dans nos sociétés actuelles. Le vaincu d'une concurrence loyale refusera toujours, s'il estime à un trop haut prix son mérite, de reconnaître la loyauté de la concurrence q_ aura déçu ses "lmbitions ; il reprochera soP: ~che~ ui
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à la sottise ou à la partialité des chefs ou des égaux
qui l'auront jugé, et persistera à se croire supérieur au concurrent qu'ils auront élevé au-dessus de lui. En réalité ce n'est pas seulement de ses injustices réelles qu'une société souffre, mais encore de ses injustices apparentes et imaginaires, de celles qui n'existent que dans l'esprit des vaniteux dont elle tromp~ l' espérance. Aucun arrangement extérieur, si bien combiné qu'il soit, aucun mécanisme de justice sociale, quelque perfection qu'il atteigne, ne peut donc assurer l'harmonie et la paix entre les membres d'une même société. Cette harmonie et cette paix, ce sont les individus eux-mêmes qui peuvent seuls les assurer par· leurs bonnes dispositions intérieures et surtout par leur modestie, par leur aptitude à se juger sainement eux-mêmes et à renoncer aux ambitions disproportionnées avec leur mérite réel. En parlant ainsi, nous nous séparons non seulement de la grande majorité des sociologues, mais encore de la plupart des moralistes laïques de notre temps. L'humanité, observe l'un d'eux, a moins besoin de subjectivité profonde que d'active et précise sociabilité. Et un autre ajoute que c'est la sociabilité précise et active qui suscite la vie subjective intense : « Il ne faut pas dire, écrit-il, faites d'abord des hommes purs et vous ferez des êtres sociaux ; mais, tout au contraire, faites des êtres sociaux et par là même ils devie~dront purs et forts . » Ces vigoureusei affirmations;- excellentes contre un dilettantisme moral qui .n'est que .la .caricature .de la moralitéJ nous paraissent - ~-..,. - .. ~
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dès que nous les envisageons en elles-mêmes, tout à fait contestables . Ce qui est vrai, c'est qu'un sentiment intérieur qui ne s'exprime pas en actions positives doit nous être moralement suspect. · Si nous avons raison d'admirer Socrate, ce n'est pas parce qu'il a pendant un demi-siècle discouru sur !'Agora, mais parce qu'il a vécu selon les règles définies . et justifiées par sa raison et qu'il a offert à ses contemporains le modèle du citoyen, du soldat et de l'homme. Les grands mystiques, tels que Ruysbroeck, ne nous séduisent que parce qu'ils ont toujours voulu subordonner les joies · privilégiées de l 'extase aux obligations vulgaires, mais impérieuses, de la charité. De nos jours les adeptes de la morale kantienne que nous goûtons le plus ne sont pas les moralistes de cabinet qui ont longuement médité sur la Critique de la raison pratique, mais les hommes d'intelligence et de courage qui, ne connaissant peut-être de Kant que quelques formules citées par les manuels, s'efforcent de substituer au salariat le régime coopératif, pour que se réalise dans l'ordre économique l'immortelle maxime : << Chaque homme doit être pour ses semblables, non un moyen, mais une fin. » Le plus noble des sentiments ou le plus élevé des principes trouve dans sa fécondité pratique la mesure la plus certaine de sa sincérité. Mais si nous ne détachons pas la vie intérieure de l'action sociale, nous croyons également que celle-ci ne peut se passer de ~elle-là, et même qu'elle la présuppose. Les hommes d'action sons vie intérieure
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n'agissent pas, à proprement parler, et ne sont que des hommes de passion ; pour que l'action revête un caractère humain et s'investisse d'une dignité humaine, il faut que la réflexion la justifie en lui fixant un but. Lorsque certnins anarchistes ôtent à la pensée réfléchie sa fonction régulatrice et prétendent faire sortir de l'action tout idéal et toute théorie, leur opinion n'a rien qui nous surprenne, puisqu'ils n'attendent le progrès que des impulsions violentes de la foule; mais en dehor.s des partisans de l' « action \ directe » brutalement entendue, tous ne doivent-ils pas avouer que la pensée est faite pour diriger l'action beaucoup plus que pour la suivre et que, si elle se précise au contact du réel, elle ne naît pas tout· entière de ce contact? Le primat de l'actio1:1, pris en toute rigueur, livrerait l'empire de la conduite aux réflexes aveugles, et les hommes ne pourraient pratiquer cette prétendue philosophie sans descendre au-1essous des animaux inteliigents. Quelle est donc la marche à suivre la plus naturelle en un sens et, surtout, la plus rationnelle? C'est d'abord de rentrer en nous-mêmes et de nous former un idéal avec les exigences les plus hautes de notre nature éclairées et contenues par les enseignements de l'expérience commune et du savoir scientifique. Nous agirons ensuite pour réaliser cet idéal, et l'action même le compliquera ou le simplifiera, l'enrichira ou l'appauvrira, l'élèv-era on l'abaissera; mais, née de lui, c'est à lui qu'elle devra de se poursuivre à travers les obstacles et malgré les chutes.
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Ajoutons qu'elle lui empruntera sa valeur. En effet es œuvres des actifs et des militants, à quelqu e cat~gorie qu'ils appartiennent, produisent des effets d'autant meilleurs qu'elles procèdent d'une vie intérieure plus intense et plus haute. N'est-ce pas ce que reconnaissent parnii nous les plus intelligents des socialistes et des syndicalistes lorsqu'ils se plaignent de la résistance -qu'oppose au progrès des organisations ouvrières la grande masse des « inconscients »? Leur principale ambition n'est-elle pas, comme ils le disent, d'élever tout le peuple qui travaille à la pleine conscience de ses misères, de ses droits, de sa puissance, de ses moyens d'action? S'ils ont fondé quelque association, ne déclarent-ils pas que, poi:ir qu'elle « marche », il faut des hommes, c'est-à-dire des énergies intelligentes qui, ayant sérieusement réfléchi avant d'agir, persévèrent dans ce qu'elles ont une fois voulu? Syndiqués, ils recommandent, selon leurs propres termes, « l'examen de conscience syndical »; coopérateurs, ils réclament l'examen de conscience c:oopératif. Ils ne cessent de répéter, comme le ferait un Socrate, qu'il faut savoir en quoi le syndicat consiste, qu'on ne doit pas oublier qu'il est par eesence, non un groupement d'opinions, mais un groupement d'intérêts ouvriers, et que par suite, il impose à chacun l'obligation souvent très dure de taire dans les discussions communes ses opinions politiques et religieuses pour ne pas faire éclater des conflits qui condamneraient l'association à se diviser et à périr. De même, il n' es t pas un coopérateur
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sérieux qui ne reconnaisse qu'une coopérative ouvrière est une œuvre stérile si ses membres ignorent ce qu'elle signjfie et ce qu'elle eûge, qu'elle n'a de valeur démocratique que s'ils se tiennent à chaque heure en garde contre l'égoïsme naturel qui les porte à oublier au profit de leurs intérêts privés les intérêts de leur classe, et qu'elle ne possède aucune chance de durée et de succès s'ils ne répriment les senti-ments d'envie ou d'indiscipline qui les empêcheraient d'obéir aux chefs librement élus et de respecter les \ statuts librement adoptés. Il est certain, d'une part, que la meilleure propa- gaude est un appel incessant à la réflexion, et, de l'autre, que les militants une fois engagés dans une œuv1 c risquent d'aller presque constamment à l'encontre de l'idéal qu'ils croient poursuivre s'ils n'entretiennent pas en eux un vif sentiment de cet idéal et des obligations qu'il comporte, et s'ils ne savent pas, au cours de la bataille qu'ils livrent, se replier fréquemment sur eux-mêmes, s'interroger avec franchise sur la valeur de leurs actes, reconnaître leurs fautes, s'avouer ce qui leur manque et s'efforcer de l'acquérir. Les chances de succès de tout idéal pratique un peu complexe dépendent de l'aptitude à la réflexion des hommes. qui le servent. La vie intérieure que nous jugeons nécessaire se distingue, on le voit, de la vie intérieure pratiquée par la plupart des mystiques, et l'on n'a pas le droit de faire peser sur celle-là le discrédit, légitime ou non, qui a frappé celle-ci. Il convient d'insister sur
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ce point; car s'il est une erreur, selon nous, très regrettable parce qu'elle tend à priver d'une de ses conditions essentielles de progrès ou même d' existence une civilisation qui paraît devenir irréligieuse, , c'est l'opinion aujourd'hui très commune qui réserve · la vie intérieure ·aux religions positives comme une sorte de monopole, et dénonce en toute libre morale i où elle garde sa placé une survivance de l'esprit clér_cal. En fait, à côté de la spiritualité-.clhétienne et mystique, ii en existe une autre, toute laïque et humaine, bien connue de Socrate et des Stoïciens_ Et pour qui ne considère que les intérêts de la société terrestre, la seconde a plus de prix que la première : le viril examen de conscience par lequel Marc-Aurèle vieilli et malade s'exhorte à accomplir jusqu'au bout sa tâche d'empereur et d'homme est socialement un meilleur exemple que l'examen de conscience, d'ailleurs très doux et très pénétrant, où le moine de l'imitation trouve la force de se détacher de tous les biens de la terre et de s'absorber dans l'amour de Dieu et l'attente du ciel. De quelque façon qu'on les juge, on ne doit pas confondre la spiritualité chrétienne et la spiritualité laïque, et celle-ci présente, comme nous allons le voir, des traits originaux et propres, bien faits pour rassurer les partisans timides d'une étroite laïcité. D'abord la vie intérieure que réclame la morale laïque n'a pas besoin de se fonder sur la conception d'un ordre de choses supérieur à la nature. Elle est naturelle, non en ce sens qu'elle se pr~duira~t sans
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effort et sans peine, mais en ce sens qu'elle ne dépend d'aucune grâce divine et dérive uniquement de l'effort inévitable de réflexion que s'impose tout homme désireux d'ordonner ses facultés et sa conduite. La vie, disaient justement les Stoïciens, est énergie organisatrice, et cette puissance d'organisation, de plus en plus visible à mesure qu'on monte les degrés de l'être, qui ne sont que des degrés de l'ascension vers l'esprit, atteint son plus haut pojnt dans cette prise de possession de l'être par lui-même \ qui constitue la réflexion humaine, de sorte qu'il y a un parallélisme général entre la hauteur et l'intériorité de la vie. S'il en est ainsi, l'homme suit la nature et ne la contrarie pas lorsqu'il s'efforce de se connaître pour se discipliner et se purifier. En observant avec soin ce qui se passe en lui-même pour y maîtriser ses sentiments irrationnels et toutes les causes de désordre, il réalise sa loi : c'est son bien propre qu'il assure par la vie spirituelle qu'il se donne. La conception chrétienne est toute différente, car elle nous présente la spiritualité non comme un achèvement, mais comme une négation de la nature. Du point de vue chrétien la nature ne va pas vers le bien, elle va vers le mal, ou plutôt elle est le mal même : la suivre, c'est se donner à Satan, non à Dieu. Qu'est-ce donc qui peut nous sauver? Dieu seul convertissant notre cœur par sa grâce, provoquant en nous des-émotions et des réflexions toutes nouvelles qui nous rendent sensible le néant des biens d'ici:-bas. « Quiconque, disons-nous alors, veut sauver sa vie
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la perdra, et quiconque veut la perdre pour l'amour de Dieu . la sauvera. » Ainsi la vie spirituelle du chrétien procède d'un bouleversement de tout l'ètre et d'une aboliûon de la nature première : elle est, à proprement parler, un miracle. A la différence que nous venons de signaler s'en rattache une autre : la vie intérieure, irrationnelle chez les mystiques, est rationnelle chez les laïques. Toutes les vertus de la spiritualité socratique et stoïcienne sont intelligibles et se justifient. Nous devons vivre purs ou, en d'autres termes, nous devons, sans refuser aux sens les satisfactions nécessaires, ne jamais poursuivre ces satisfactions pour elles-mêmes, parce que notre nature d'hommes nous rend possible et désirable une vie supérieure à celle de la brute. Nous devons être sincères, d'abord parce que la sincérité est la condition de toute coopération confiante et joyeuse, puis, parce ·que le mensonge, en mettant l'individu en.conflit avec lui-même, l'affaiblit et l'avilit. Nous devons être modestes parce que la raison montre à chacun de nous les limites de ses facultés et l'étroitesse de son rôle, en même temps qu'elle lui découvre l'ampleur presque illimitée et le caractère auguste de la civilisation humaine dans laquelle il est compris. Tout au contraire la spiritualité chrétienne se fait gloire d'ignorer les lois de la raison. Il ne suffit p~s au chrétien de subordonner la vie des sens à celle de l'esprit, selon le précepte éternel du rationalisme; il sacrifie la première à la seconde et exalte ce sacri-. fice comme la folie de la croix. La chair est l'ennemie,
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il faut la vaincre par une mortification de chaque jour et de chaque heure. Elle nous porte à haïr la souffrance, il faut se plaire à souffrir: << Heureux ceux qui sont dans l'affliction. » De même la spiritualité chré~ienne ne se contente pas de la modestie, vertu simplement rationnelle, elle exige l'humilité, l'aveu que nous ne sommes pas seulement bornés et faibles, mais que notre nature est corrompue et vile, donc incapable d'aucune action bonne sans le secours de Dieu. Et justement parce qu'elle n'a pas un caractère rationnel, la vie intérieure \ du mystique manque de sécurité : le chrétien vit dans l'angoisse et le tremblement, n'étant jamais certain de paraître pur au regard du Maître qui sonde les reins et les cœurs. Ce caractère tragique de la spiritualité chrétienne a sa beauté et même sa sublimité, on ne contestera pas qu'il ne soit propre au christianisme et que la vie intérieure puisse se concevoir sans la vision d'un au delà redoutable enfanté par l'imagination et non par la raison. Enfin un troisième trait distingue la spiritualité laïque de la spiritualité chrétienne. Ce qui préoccupe le chrétien, c'est moins la pensée du salut social que celle de son salut spirituel: il se purifie pour mériter d'être élu par Dieu. « Que tu es insensé et vain, se dit le moine de l'imitation, si tu désires quelque chose en dehors de Jésus!. .. Mon Dieu est tout: cette parole est assez pour qui comprend, et la répéter souvent est doux pour qui aime. » Ce moine n'est sûrement pas un égoïste, il a chassé de son cœur tout désir propre et confondu sa volonté avec celle de l'être
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divin qu'il aime; mais l'amour qui a ènvahi tout son être l'a si bien détaché du monde que l'avenir terrestre de ses semblables ne lui inspire aucun souci. Vivant déjà par le cœur et l'esprit dans la cité éte rnelle de Dieu, il traverse en étranger la cité périssable des hommes, ou ne lui accorde que la partie la plus superficielle de sa pensée et de sa vie. Certes, si le mystique a pour but ultime le salut de son âme, le laïque peut aussi orienter sa vie intérieure vers une fin personnelle, s'appliquer au perfectionnement de son être spirituel. << 0 mon âme, se dit Marc-Aurèle, embellis-toi de simplicité, de pudeur, d'indifférence à tout ce qui n'est pas le vrai et le bien. » Puisque l'homme possède une dignité propre, que s:ms doute il n'acquerrait pas en dehors de la vie sociale, mais à laquelle il attribue une valeur indépendante de la société et de ses fins, il est naturel et légitime qu'une partie des réflexions qu'il fait sur lui-même tende à maintenir ou accroître cette dignité . Mais ce n'est pas surtout en vue de perfectionner son âme que le laïque surveille ses facultés, ses croyances, ses sentiments, ses actes, c'est pour mieux servir la so_ ciété et les grandes fins qu'elle poursuit. Le disciple de Socrate et des Stoïciens s'interroge le plus souvent pour savoir comment, sous quelles conditions, par quels efforts réglés il remplira le mieux sa tâche d'être sociable; et lorsque, examinant sa conduite passée, il se « ci1 c à son propre tribunal», selon l'expression de Sénèq t:f , la question que d'abord il se pose est la suivante : " As-tu fait pour les autres ce qu'ils devaient attendre
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de toi ? » La vie intérieure du laïque poursuit donc en premier lieu des fi~s sociales et secondairement des fins personnelles, alors que le mystiqu,~ donne pour objet presque exclusif à ses méditations 'intimes son propre salut spirituel. Puisqu'il existe une vie intérieure qui par son ori- , gine naturelle, par son caractère rationn~l et par ses fins essentiellement sociales, se distingue si nettement de la vie intérieure des mystiques, concluons que les éducateurs laïques doivent sans hésiter faire sa part \ légitime à une forme d'activité morale sans laquelle la vie individuellé, tout entière hors de soi, perd sa noblesse, et sans laquelle aussi les œuvres sociales avortent ou ne produisent que des résultats médiocres, des changements sans profondeur et sans véritable valeur humaine.
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L'individu humain qui s'applique à se gouverner lui-même et à s'éclairer exerce forcément sur sa nature sensible cette sorte de contrainte qu'on appelle la tempérance. Nous gouverner, c'est nous opposer au désordre naturel de nos tendances diverses qui aspirent aveuglément à se satisfaire et les soumettre à une loi ratio~nelle qui, limitant leurs exigences respectives, les violente à quelque degré. De même notre intelligence ne s'éclaire ni ne 'se fortifie si nous ne savons la plier à des exercices souvent très difficiles, parfois tout à fait contraires à ses goûts instinctifs et à son allure naturelle. On découvrirait aisément dans les vertus sociales une semblable contrainte : pour pratiquer la justice et la bienfaisance ~ationnelle, ne faut-il pa~ que l'individu modère et contienne ses sentiments égoïstes et même, en beaucoup de cas, ses sentiments de sympathie ? Renoncer à la tempérance serait doné renoncer à la morale. Les sophistes anciens et modernes l'ont très bien compris. Platon nous apprend que les· sophistes Calliclès
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et Thrasymaque, auxquele s'attaquait la dialectique de son maître Socrate, identifiaient la moralité e~ la tempérance pour les repousser l'une et l'autre; et nous retrouvons aujourd'hui cette double négation dans les pages les plus célèbres de Nietzsche. L'homme vraiment libre et heureux, disaient Thrasymaque et Calliclès, n'est pas l'individu faible et timide que sa débilité contraint à se priver de satisfactions de toute sorte, mais l'homme assez énergique et puissant pour \ lâcher bride à toutes ses passions et contenter toutes ses fantaisies. Que veulent, dit à son tour Nietzsche, et que doivent vouloir les hommes? Une seule chose: vivre de la vie la plus intense. Toute conduite saine obéit à c< l'instinct de vie », et rien n'est plus méprisable ni, au fond, plus chimérique qu' une morale qui, de parti pris, se dirige contre cet instinct nécessaire et bienfaisant. La conception triste de la vertu qu'ont cherché à populariser les moralistes n'est que le produit d'une superstition primitive : l' homme sauvage ou barbare a imaginé des dieux jaloux et cru s'assurer leur sympathie en s'imposant ·des souffrances, en se èliminuant, en s'abaissant. Supprimez par hypothèse la peur que le monde surnaturel lui inspire, jamais l'homme ne se ferait un devoir de combattre ses désirs et de se refuser la joie. Ainsi, déclare Nietzsche, c'est une grossière illusion religieuse qui a introduit dans le monde cc la notion de l'homme moral et craignant Dieu », notion manifestement absurde a? point de vue même de l'intérêt social dont elle se.. réclame, si l'on songe qu'elle prescrit à l'individu de s'appauvrir
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et de s'affaiblir pour devenir utile aux autres, de tarir en lui les sources de force pour agir plus. efficacement. La vérité est aux antipodes de cette morale contradictoire : le bien consiste pour chacun à déployer sans entrave sa nature, et la seule vie digne d'être proposée en modèle est la vie luxuriante, intempérante, « tropicale n. Si telle est la pensée maitresse de la philosophie inconsistante de Nietzsche, il nous semble qu'elle offre une part de vérité, mais qui n'est pas neuve, et une part d'.originalité, mais qui ne répond à aucune idée vraie. Nous accordons à Nietzsche qu'il existe une discipline morale toute superstitieuse, condamnée à dispa1 :aître avec les formes vieillies de la pensée théologique, nous voulons dire cette espèce d'ascétisme qui ne se justifie par la poursuite d'aucun progrès individuel ou social. Aux yeux de la raison, l'homme ne doit se contraindre ni se restreindre que si cet effort contre sa nature lui est nécessaire pour rendre possible chez lui-même ou chez ses semblables une vie plus haute et plus humainement heureuse. Tout sacrifice accompli pour plaire à Dieu, avec la conviction qu_ Dieu goûte e chez ses créatures des souffrances volontairement subies sans motif intelligible et par dévotion tremblante d'esclave, constitue une monstruosité à la fois religieuse et morale; car c'est dégrader Dieu que de supposer qu'il jouit de souffrances inutiles, et c'est se dégrader soi-même que de se faire une morale de la peur. Mais précisément cette morale servile n'a jamais été condamnée plus sévèrement que par les moralistes
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classiques, depuis Platon et Aristote jusqu'à Spinoza et Spencer. Platon ne montre-t-il pas que, si la moralité ordonne les facultés selon une hiérarchie rationnelle, c'est pour nous assurer une vie saine, forte, libre et heureuse? Aristote n'établit-il pas que l'homme vertueux est celui qui développe pleinement toutes ses fa_çultés humaines et qui s'adjuge, avec les, biens de la vertu, « les choses les plus belles _ les meilet ' leures ? » Spinoza ne démontre-t-il pas que la tristesse, marquant le passage à une perfectio~ moindre, ne saurait jamais être jugée bonne, et que le sage se soumet aux obligations communes non par crainte, mais par raison, cette obéissance lui apparaissant comme la condition certaine de son bonheur? Spencer ne compare-t-il pas l'autorité de la vraie morale à celle d'un père intelligemment bon qui, tout en maintenant les défenses nécessaires au bien-être de ses enfants, « non seulement ne leur dicte aucune défense inutile, mais encore donne sa sanction à tous leurs plaisirs légitimes et pourvoit au moyen de les leur procurer? >) Nous avons omis Kant et son rigide impératif catégorique ; mais Kant lui-même, s'il est un rigoriste, n'est pas un ascète, au sens religieux du mot, et sa Religion dans les limites de la raison accable sans pitié la morale bassement dévote qui s'impose des expiations, des mortifications, des pèlerinages pou~ compenser l'absence d'une forte vie intérieure et d'une réforme morale active par les marques d 'une docilité aveugle aux ordres supposés de Dieu. Nietzsche s'accorde donc avec les moralistes et les
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philosophes de tous les temps lorsqu'il cntique les formes irrationnelles de la contrainte que l'homm e peut exercer sur lui-même. En revanche, il a contre lui les philosophes et le sens commun lorsqu'il condamne en général et absolument la contrainte sur soi. S'abandonner à ses instincts et vouloir ressembler à une forêt du tropique, ce n'est pas servir la vie, la fortifier et l'élever, mais la compromettre et tendre à la détruire ou, du m'oins, à l'abaisser. Toutes les qualités que Nietzsche admire ont sans doute leurs germes dans notre nature, mais elles n'acquièrent leur pleine vigueur que si une défensive vigilante les protège contre les inclinations hostiles qui tendent à les étouffer. Le courage et même l'égoïsme vigoureux et ferme ne sont pas des produits naturels : chaque fois que nous rencontrons à l'état commun chez un peuple, le Romain antique ou !'Anglais moderne, une robuste volonté de puissance, elle se montre à nous comme l'effet d'une éducation systématique et d'une discipline séculaire. Ce n'est qu'en corrigeant sa nature que l'homme revêt sa vie de beauté. On sait que, selon Darwin, un instinct parfait comme celui de nos abeilles domestiques r.é sulte de la correction et de la complication graduelles d'instincts plus élémentaires et plus grossiers. L'humanité ~e trouve avec ses fa-. cuités propres dans les conditions où se sont trouvées sans doute beaucoup d'espèces animales: pour se donner une vie forte et belle, elle doit, non pas s'accepter telle q_ ' elle est, mais se refaire dans une large u mesure et, en un sens, se créer. Cette sorte de créa-
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tion d.e soi s'impose à chacun de nous ·: puisque l' homme idéal que notre raison conçoit et qu'à nos meilleurs moments nous désirons être n'existe pas tout fait, il faut que laborieusement, douloureusement, par mille violences infligées à ce qui le contrarie, il s'appelle et se produise à l'existence. Et c'est ce que reconnaît Nietzsche lui-même lorsque son romantisme exaspéré cesse de lui masquer la lumière des vérités évidentes. « Les instincts, écrit-il, se contredisent, se gênent et se détruisent réciproquement. La raiso, de l'éducation exigerait que, sous une contrainte de fer, un de ces systèmes d'instincts au moins fût paralysé pour permettre à un autre de manifester sa force, de devenir vigoureux, de devenir maître. Le contraire a lieu, la prétention à l'indépendance, au développement libre, au laisser-aller, est soulevée avec le plus de chaleur précisément par céux pour qui aucune bride ne serait assez sévère. » Nietzsche prétendra-t-il que cette contrainte interne ne_ convient qu'aux inférieurs, aux médiocfes, aux hommes qui naissent avec un tempérament d'esclaves? Nous répondrons qu 1elle ne oonvient pas moins aux privilégiés de la nature, car plus sont riches et fortes les facultés d'un individu, plus il lui est ordinairement difficile et utile de les régler. Combien d' écrivains de génie ont gâté une grande partie de leurs œuvres parce que, une fois en possession de la gloire, ils se sont laissé corrompre par l'admiration universelle et n'ont plus surveillé et réprimé leurs défauts. Les hommes qui pa ss ent pour les pins rebelles à la
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règle, les grands artistes, justifient presque toujours par les succès ou les défaillances de leur production le devoir qui s'impose à l'individu le miéux doué de se tenir constamment en bride. D'autre part, l'histoire des grands savants nous enseigne qu'ils doivent leur.!! découvertes à une discipline mentale généralement très dure qui repousse ou, sans l'écarter tout à fait, relègue au second plan ce qui pourrait les distraire de leur œuvre. De même que le mystique s'oblige à imaginer constamment et avec précision le monde idéal, si bien qu'il finit par le- croire plus réel que le monde sensible ou même par le croire seul réel, l'homme de sci6llce s'arrache aux impressions et aux soucis ordinaires des hommes pour chercher les lois et les causes, jusqu'à ce qu'enfin son effort assure dans sa conscience la suprématie de la vie scientifique et fasse tomber la vie pratique presque au rang d'une illusion. c Il nous faut, disait Curie, manger, boire, dormir, paresser, aimer, c'est-à-dire toucher aux choses les plus douces de la vie at pourtant ne pas succomber; il faut qu'en faisant tout cela, les pensées antinaturelles auxquelles on s'est voué restent dominantes et continuent leur cours, impassibles dans notre tête. Il faut faire de la vie un rêve et du rêve une réalité. » Ainsi c'est par une sorte de transposition mentale, nécessairement pénible puisqu'elle est « antinaturelle- », que le savant se donne l'état d' esyrit qui prépare les grandes découvertes . Mais si, dans t~\ls le11 domaines, l'homme qui veut faire une grande œuvre est tenu de modérer ou de comprimer
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certaines tendances de sa nature, c'est donc qu'à côté d'un ascétisme irrationnel, discrédité longtemps avant Nietzsche, il existe un ascétisme rationnel, aussi durable que la civilisation. Et cet ascétismè se définit justement comme une vertu chaque fois que l'individu le pratique par souci fier de sa dignité propre ou par souci géné_ reux d'une fin socialement utile. La discussion précédente précise, en la justifiant, la notion de tempérance. Nous n'appelons pas tempérance cette disposition d'âme qui proscrit le- plaisir et le confond avec le mal. Selon nous, comme selon le sens commun, la vie sensible est un bien incomplet, mais un bien. Envisagés en eux-mêmes, tous les plai- sirs sont légitimes, et pour qu'une jouissance se justifie, il suffit qu'on ne puisse signaler aucune raison précise qui positivement la condamne. Les plaisirs ne deviennent mauvais que dans un système de relations qui les oppose les uns aux autres, ou qui oppose aux uns et aux autres les exigences intelligibles d'une activité spécifiquement morale. Nous distinguons donc la tempérance, qui est une vertu, de la morale de l'abstinence qui est une folie. Nous refusons même de confondre avec cette morale l'ascétisme, qui n'est que la forme extrême de la tempérance ou, plutôt, qui n'est que la tempérance systématique et inflexible. En fait, aucune des doctrines ascétiques qui comptent dans l'histoire n'a condamné toute joie. L'ascétisme chrétien, qui passe pour proscrire le bonheur, se borne à proscrire les jouissances sensuelles afip. de mieux assurer des satisfactions plus hautes, les joies
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spirituelles. S'il a tort de croire la suppresêion des unes nécessaire au plein développement des autres, ce qu'il poursuit, en fin de compte, c'est un accroissement de vie et de joie. Il commet une erreur de méthode; non de principe. Et même cette erreur de méthode n'est pas complète, puisqu'une morale fondée sur la science nous demande, en plus d'un cas, non de modérer seulement, mais de supprimer des por- _ tions entières de notre vie sensible, des habitudes et des goûts qui mettent en péril ce que notre nature a de plus élevé. Le christianisme ascétique ne se trompe que lorsqu'il érige en règle ce qui doit être l' exception. La tempérance vraie sàcrifie par exception et, normalement, subordonne le sensible au moral ou, comme on disait autrefois, le corps à l'âme. Sans ha'ir le corps, elle n'hésite jamais à le faire souffrir quand les besoins réels de l'esprit l'exigent, et ce parti pris de ne jam.ais s'épargner la souffrance même la plus cruelle, dès qu'on l'a reconnue moralement utile, constitue l'affirmation essentielle de l'ascétisme. Ainsi défini, l'ascétisme échappe au reproche qu'on lui fait d'ordinaire de créer la hantise du péché, l'obsession du plaisir impur. Nous ne savons s'il produit parfois cet effet chez les mystiques ; nous croyons que, même chez les mystiques, il rencont~e plus souvent qu'il n'engendre le mal qu'on lui impute. C'est rarement lui ou mieux, ce n'est jamais lui, quand il est sincère, qui ramène devant l'imagination de l'ascète les objets dont son âme subit et déteste le charme: il ne 11'emploie 11u'à lutter coutre eux en les avilissant.
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Lor squ'on lui reproche cette action avilissante. on ne voit pas qu'une telle action est souvent nécessaire, en dehors même de tout point de vue religieux . . Chaque fois que deux principes, l'un supérieur, l'autre inférieur, sont en présence et en conflit, et qu'ils exercent sur l'âme une influence à peu près égale, le premier ne peut l'emporter sur le second qu'à condition de lui ôter de la force en le dégradant. Il arrive que des ouvriers qu'une participation sérieuse à quelque œuvre sociale a guéris de l'al\ oolisme ne parlent plus qu'avec mépris du plaisir de l'ivrogne: du haut de leur idéal nouveau, ils flétrissent les jouissances qu'ils ont trop goûtées autrefois, et cette flétrissure même les aide à se préserver des rechutes. Ainsi l'ascétisme rationnel, par les aversions et les dégoûts justifiés qu'il inspire, est un principe de santé morale. • Nous le verrons plus clairement si nous passons en revue quelques-unes des circonstances habituelles où nous devons faire effort pour modérer ou comprimer nos désirs. Les tendances qui menacent le plus notre vie morale sont les inclinations égoïstes ; et c'est à celles-là d'abord que la tempérance nous interdit de nous abandonner. Quelques-uns la réduiraient même volontiers à lutter contre les plus basses de ces inclinations et accorderaient le nom de temp érant à· tout homme qui n'est pas ivrogne. Nous ne tiendrons pas compte d'une interprétation aussi visiblement étroite et nous nous abstiendrons de parler de l'alcoolisme, car tous les éducateur,; savent à quel
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point il est malfaisant pour l'individu, la famille et la société. Ils doivent surtout se persuader que ce vice aussi funeste que répugnant n'est, dans les pays qu'il ravage, qu'un symptôme d'un mal très profond, un signe de l'affaissement général des énergies, une conséquence de la lâcheté commune qui fait que de moins eii moins les hommes luttent contre leurs désirs et ré sistent aux tentations. Chez trop de gens, l'appétit de jouir, à quelque fin qu'il s'attache, ne supporte aucune entrave : les uns veulent des sensations grossièrement sensuelles, d'autres des plaisirs de vanité, d'autres encore des satisfactions de luxe, mais c'est également avec une avidité sans mesure qu'ils poursuivent l'objet de leur désir. Prenons pour exemple la passion du luxe. Sans être un produit de la civilisation, pui; qu'on rencontre chez les sauvages le goût des colifichets et des parures vaines, et sans être propre aux riches, puisque très souvent, dans nos villes, le café et le concert dévorent une grande partie du budget ouvrier, la passion du luxe së développe avec la civilisation, qui livre aux hommes quantité de produits dont leurs ancêtres se passaient, et elle sévit suttout dans la classe ais ée qui, n'ayant pas le souci du nécessaire, peut plus facilement sacrifier l'utile à l'inutile, ou ce qui est le plus utile à ce qui l'est le moins. Elle a sa source essentielle dans le désir immodéré ·de paraître et dans la croyance que c'est seulèment par des manières de vivre impraticables au vulgaire, et par la possession d'objets coûte11x r,t rares, que l'homme s'élève au-
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dessus de la destinée commune et mérite d'attirer sur lui les regards. « J'aime mieux faire envie que faire pitié », telle est la maxime banale et sotte de ces · ambitions mesquines et la cause de tant d'existences nullement enviables, · mais réellement pitoyables. Combien de femmes s'imposent et imposent aux leurs une vie de privations et de misère pour s'entourer d'un luxe qui provoquera la jalousie et, plus souvent, l'ironie méprisante des amies et connaissanyes ! Comme le montre très bien M. Marcel Prévost clans ses Lettres à Françoise, les femmes de condition modeste qui s'engagent dans la course au luxe moderne se condamnent à rogner sur le budget de la table, du service, des enfants même, pour payer les frais de laborieuses toilettes, contrefaçons du luxe que le luxe vrai humiliera. Vainement elles recommencent sans cesse leur effort, il les conduit infailliblement à de nouvelles déceptions. « La catastrophe de l'honnêteté, que le romancier met d'ordinaire au bout de pareilles destinées, ne s'accomplit pas toujours. Mais la vie n'en demeure pas moins à la fois tragique et méprisable. » Si ces femmes étaient capables de réfléchir et de se maîtriser, elles s'épargneraient certainement de grandes souffrances, peut-être de grandes fautes, et assureraient à leur vie cette dignité que leur passion lui enlève. La tempérance n'a pas pour tâche unique de modérer les inclinations égoïstes ;· elle doit également soumettre aux lois de la raison les inclinations altruistes. C'est_ en effet, une vérité évideI1te que ,
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l'amour même d'autrui a besoin, comme Pamour de soi, d'être di~cipliné et réglé. Aucun homme cultivé ne conteste plus que la charité irréfléchie et aveugle engendre plus de souffrances qu'elle n'en supprime .e t aggrave le mal même qu'elle voulait détruire. Mais ce n'est pas la charité seule, ce sont tous nos sentiments altruistes qui réclament une surveillance étroite. N'a-t-on pas remarqué de tout temps que l'amitié est capable des pires égarements et des plus graves injustices? « Que je ne siège jamais sur un tribunal, dis.ait Thémistoc le, si mes amis ne doivent gagner à ma présence! » Aujourd'hui comme autrefois les hommes cèdent trop facilement à la tentation de secourir ou de protéger leurs amis aux dépens de la justice. Presque tous les passe-droits qui, dans nos sociétés démocratiques; bouleversent la distribution normale des emplois et dignités et démoralisent les hommes ont leur origine dans des sympathies particulières qui ne se souviennent ni de l'intérêt public ni de l'équité. Le désordre le plus grave, parfois le plus mortel pour un régime politique d'ailleurs libéral, est l'œuvre de camaraderies faciles exploitant le pouvoir-au profit de sentiments qui ne sont pas entièrement, ni m6me essentiellement égoïstes, mais qui, satisfaits sans . réflexion, deviennent antisociaux. Qui n'a connu de1 hommes politiques très aimables dont fa bienveillance avait .commis des fautes égales à des crimes ? Et il n'est pas besoin de rappeler que l'habitude d'obéir sans réflexion au sentiment n'offre pas moins de dangers dans la famille que dans l'_État ~ 1~ corruptt~n
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précoce d'un grand nombre d'adolescents n'est due qu'à la faiblesse de parents qui ne savent pas maîtriser leur affection et imposer à l'enfant les règles de conduite nécess_ ires à son bonheur futur. a Aux méfaits de l'amitié aveugie et de l'affection paternelle imprévoyante s'ajoutent ceux de l'amour proprement dit. Lorsque la raison ne le règle pas, l'amour est ce tyran furieux dont le sage Céphale, dans la République de Platon, se félicite de I\e plus subir la domination et la brutalité. Altruiste à llégard d'un seul, il crée à l'égard du reste l'attitude du plus monstrueux égoïsme. Détachant l'homme de l'humanité, il lui fait oublier ses devoirs sociaux ou les lui laisse voir si ternes et si incolores qu'ils perdent sur sa volonté l'empire auquel ils ont droit. L'amour n'acquiert une valeur esthétique et morale que s'il devient, selon l'expression de Platon, « intelligible », c'est-àdire s'il se pénètre de pensée, s'attribue une fin sociale ou même universelle et, au lieu de rétrécir le cœur, l'ouvre sans limites et le met en communication avec toutes les forces aimantes qui sont dans l'humanité et la nature. Nous avions donc raison d_ e dire qu'il n'eBt pas un sentiment altruiste dont la tempérance ne doive modifier l'intensité primitive ou la direction naturelle. La tempérance a un dernier rôle à remplir; elle doit discipliner nos sentiments supérieurs, ceux qui ont pour objet le vrai et le bien. En effet l'aspiration vers l'idéal peut produire elle-même une forme de l'intempérance, lorsqu'elle ne tient aucun compte des
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nécessités psychologiques, sociales, historiques qui retardent toujours et limitent, à · chaque moment, la réalisation de l'idéal. Il existe dans le monde, comme le disait ·Aristote, une matière rebelle à la raison, des puissances brutes qui ne se prêtent pas d'elles-mêmes à recevoir la forme de la perfection et qui ressemblent à des esclaves indisciplinés. On les rencontre à la fois dans la nature et dans l'homme: dans la nature, elles sont ces forces mécaniques dont on ne sait quel but elles poursuivent ni si elles poursuivent un but ; dans l'humanité, elles sont ces forces passionnelles profondes dont les manifestations déréglées et le plus souvent imprévisibles déconcerttmt les plus beaux desseins. Ce sont elles qui imposent au progrès humain la lenteur nécessaire que méconnaît trop aisément l'idéaliste passionné. Le partisan de l'absolu n'a pas plutôt conçu l'idée d'un ordre social juste qu'il en exige la réalisation; la loi simple de sa pensée veut devenir immédiatement la règle souveraine des choses. Mais, en raison même de leur structure, les choses humaines n'obéis,sent pas à une direction simple; la marche qu'elles suivent est im rythme extrêmement complexe, résultat d'une infinité d'actions et de réactions diverses qui se passent dans les individus et les groupes, -et dont Spencer a pu comparer l'ensemble à la houle de l'Océan, cc qui porte à sa surface de grandes. lames, hachées de vagues moyennes, couvertes ellesmêmes de petites vagues, à leur tour froncées de rides ». Connaissant ce jeu compliqué des forces petites ou grandes, mais généralement obscures, qui
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sont les principales ouvrières de l'histoire, l'homine réfléchi modère, sinon sa passion du bien, au moins les exigences de sa passion et se garde de croire naïvement à l'avènement prochain de l'ordre meilleur qu'il appelle de tous ses vœux. Ses pensées de philosophe tempèrent ses impatiences de philanthrope, et, dans l'ardeur de l'action, il n'oublie pas que le règne de la justice ne se réalise ni en un jour ni en un siècle, que toute réforme sociale est presque stéril_ \ sans la e réforme des caractères, et que cette réform'e intérieure, lorsqu'elle s'opère dans une grande masse d'hommes, s'y accomplit avec une lenteur variable, mais inévitable. Il s'épargne ainsi beaucoup de colères inutiles ou nuisibles à son œuvre sans rien perdre de sa foi et de son énergie. L'amour du vrai appelle les mêmes réflexi;ns que l'amour du bien; car la vérité ne peut pas plus que la justice conquérir le monde du premier coup . L'homme instruit est souvent choqué par les croyances fausses ou mêmes absurdes qui d'ordinaire ont crédit auprès de la multitude ; parfois il se sent tenté de leur faire une guerre sans ménagement ni pitié. La tentation est d'autant plus forte qu'il a pu souffrir personnellement de l'orgueil et de l'intolérance de l'erreur. Peut-être s'est-il vu traiter d'impie parce qu'il répugne à concevoir le principe suprême des choses corrimc un roi jaloux, capricieux._ et terrible; peut-être a-t-il subi le reproche d'immoralité parce qu'il conçoit la vertu, non comme l'obéissance d'un valet qui attend son salaire, mais comme la liberté d'un homme
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que sa raison seule gouverne; peut-être l'a-t-on accusé de nourrir des idées subversives et des sentiments d'anarchiste parce qu'il lui est arrivé de dire que toute autorité, sociale ou politique, est mauvaise en elle-même, que ce mal, s'il est nécessaire, doit être progressivement réduit, et q?'il faut aîder la marche de l'humanité vers un ordre de choses où adle ne connaîtra plus la distinction des classes sociales et ne subira plus qu'un minimum de gouvernement. Mais si le dogmatisme insolent de l'erreur lui inspire par moments une colère qui n'est ni sans générosité ni sans noblesse, il ne tarde pas à retrouver une attitude plus rationnelle et plus calme en songeant que des croyances fausses peuvent renfermer quelque portion de vérité et que, même si elles sont radicalement illusoires, elles peuvent offrir queliue utilité à la multitude qui les adopte et s'y est adaptée. Il -se rappelle que des religions foncièrement superstitteuses n'ont pas diminué la vigueur de certains peuples, qu'au contraire des conceptions très hautes, mais mal comprises, ont été pour d'autres peuples très dangereuses, et il comprend qu'à un moment de son évolution la masse humaine ne peut s'élever au-dessus <le certains symboles de la vérité : si on les lui arrache brusquement, on est condamné à les voir reparaître au bout d'un temp·s ou à voir s'éteindre dans l'âme populaire le principe même de la vie spir_ituelle avec les formes imparfaites, mais provisoirement nécessaires, dans lesquelles cette vie s'exprimait. Le aage pratique donc le genre de patience le plus diffi-
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cile de tous, la patience à l'égard de l'erreur même intolérante, et, par cette mesure imposée à son imtinct du juste et du vrai, il réalise la forme la plus délicate de la tempérance. Il nous reste à résoudre une question -d'importance capitale : comment une morale laïque, qui s'interdit toute perspective sur l'au delà, peut-elle donner à l'homme la force de se contraindre lui-même ? Pour limiter le problème et le poser dans les termes\où il se pose d'ordinaire, comment peut-elle rendre l'ihdiviclu capable de vaincre ses appétits égoïstes ? N'est-il pas contradictoire de chercher dans la nature un point d'appui qui permette de maîtriser la nature et, parfois, de la refouler? Renan avoue quelque part que, le jour où les espérances d'outre-tombe disparaissent, des êtres passagers doivent nécessairement chercher à se rendre la vie douce et agréable par tous les moyens dont ils disposent, y compris l'alcool et la morphine. Et tous les partisans des religions positives affirment à l'envi qu'il est absurde de vouloir triompher de la nature sans appui surnaturel. ~< Le devoir n'est pas douteux, écrit M. Fonsegrive dans son livre sur le Catholicisme et la 11ie de l'esprit, notre humanité même exige que nous soyons hommes. Mai s cela ne peut se faire qu'à la condition de , détrnirP. en nous les tendances animales . Il faut se tuer pour -vivre, se perdre pour se sauver, donc se mortifier. Or cela est dur, le chemin qui de l'animalité monte à !'-humanité est inévitablement la voie du Calvaire, la ~-°-i~ royale ~~ douloureuse de la croix. » L'homme
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sans Dieu ne peut corriger ni, par suite, parfaire son être. Sans nier la force morale exceptionnelle que des hommes de vraie foi peuvent puiser dans une religion idéaliste, nous pensons que M. Fonsegrive résout arbitrairement un problème qu'il pose en termes inexacts. Il faut, dit-il, cc détruire en nous les tendances animales, les instincts inférieurs qui luttent contre les supérieurs ». Non, lui répondrons-nous, il ne·-faut pas détruire les tendances animales ni les instincts égoïstes - on échouerait certainement dans cette tâche; - il faut simplement les retenir dans les limites que la raison leur assigne et ne leur accorder que les ·satisfactions compatibles avec le développement de tendances plus hautes et d'instincts plus nobles . Nous n'avons pas à dire à l'égoïsme : c Disparais et meurs », mais seulement : « borne-toi au domaine très vaste que la raison t'abandonne, et consens à ne pas envahir celui qu'elle attribue à l'amour, à la justice, aux inclinations et aux idées proprement humaines ». Dans l'ordre présent des choses, il est rationnel que l'égoïsme ait un domaine plus étendu que l'altruisme; et, en effet, si nous supposons une société où chaque homme, cultivateur, industriel, commerçant ou fonctionnaire, veillerait beaucoup plus aux affaires et au bonheur de son voisin qu'à ses affaires personnelles et à son bonheur propre, l'image du désordre, du gaspillage d'énergies, de la diminution de joies et de l'accroissement de souffrances que ne manquerait pas de produire ce règne universalisé de la bonté incom ..
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pétente, nous fera concevoir aussitôt le droit de l'égoïsme à gouverner la majorité des actions de la v~e journalière. Mais si l'on s'est rendu c9mpte de ce droit, si l'on a compris que le but de la morale n'est pas d'anéantir l'égoïsme, mais seulement de l'améner, après lui avoir fait sa part, qui est immense, à reconnaître et respecter la part de la bienfaisance et de la justice, nous croyons qu'on ne jugera plus la raison incapable d'accomplir cette tâche . par elle-même, et qu'on n'affirmera plus la nécessité d'~ne action divine pour imposer à l'égoïsme les limites qu'il doit subir. Il est un fait qu'on ne peut nier, c'est que cette contrainte interne jugée impossible sans l'aide de la grâce divine a été pratiquée par d'innombrables sages qui n'avaient de recours qu'en la raison. A l'époque . de l'empire romain, le stoïcisme a fait pendant longtemps, pour la portion éclairée de l'humanité, l'intérim d'une religion: des milliers d'hommes, sans autre appui qu'une sagesse humaine, ont maîtrisé leurs passions, tenu tête aux tyrans du dedans comme à ceux du dehors. Et, dans les temps modernes, beaucoup d'existences célèbres et sûrement un nombre plus grand d'existences obscures ont obéi à des devoirs sévères sous l'empire de sentiments et de principes qui n'avaient rien de chrétien. Il existe un sto'icisme populaire, et tout homme qui a vécu à la éampagne a pu admirer des paysans qui, sans aucune foi mystique, étaient en mê me temps très droits et très durs P?.':: eux-mêmes : C'. est donc qu'on peut gr~~l~ la
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route qui de l'animalité monte à l'humanité sans que cette route soit la voie mystique du Golgotha Les causes ne manquent pas qui rendent la naturecapable, sans secours supra-terrestre, de se contrain- · dre et de se redresser elle-même. En premier _lieu l'égoïsme réfléchi peut être un frein pour les impulsions aveugles de la vie animale : lorsqu'il se représente clairement les conséquences douloureuses et durables de la satisfaction momentanée qu'elles réclament, il les arrête et les empêche de se satisfaire. L'idée simplement utilitaire d'un maximum de plaisirs ou d'un minimum de peines érigé en but final fait obstacle au plaisir présent qui ne s'accorde pas avec elle. La vertu de l'épargne, si commune en des pays très peu religieux comme le nôtre, ne démontre-t-elle pas avec force qu'une répression efficace peut être exercée sur les tentatio,ns quotidiennes par des motifs étrangers à tout caractère surnaturel ou même dépourvus d'élévation morale? L'altruisme, sous sa forme instinctive, mais surtout sous sa forme réfléchie, nous procure un second facteur d'inhibition et de contrainte : les penchants sympathiques qui se développent dans la vie en famille et la vie en société empêchent souvent, si peu vifs qu'ils soient chez la majorité des hommes, l'accomplissement d'e.ctions basses . La presse nous révèle chaque jour, en ses faits divers, quantité d'actions cru olles ou viles : nous ne pouvons douter que le nombre en serait beaucoup plus grand si les hommes n'étaient capables d'imaginer la douleur les uns des autres et d'enrayer leurs impulsions
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mauvaises par l'image vive d e la souffrance d'autrui. Un autre faé'teur purement humain de contrain-ti intérieure nous est fourni par la notion de justice ~ laquelle s'élève tout Mre intelligent et sociable; puisque la justice, envisagée en son essence, n'est que la forme parfaite de la sociabilité intelligente, la loi sous laquelle les hommes, en se respectant les uns les autres, s'assureraient le maximum de sécurité, de liberté et de joie. L'idée de justice, quand elle est net1 tement représentée, exerce une forte influence répressive sur les sentiments égoïstes de l'enf~nt; il suffit souvent de lui dire : « ce que tu vas faire n'est pas juste», pour le retenir sur la pente où sa passion du moment le pousse. A plus forte raison, l'idée de justice ;igit, puissamment sur l'adulte, surtout dans les pays ou des mœurs politiques détestables ne contrari ent pas l'œuvre <le l'éducation morale et ne semblent pas s'appliquer, par l'abus des faveurs personnelles, à discréditer comme une duperie le souci du droit. L'idée de justice agit avec d'autant plus de puissance qu'elle s'associe presque toujours un dernier facteur de coercition interne, cet amour-propre élevé qui ne sépare par le bonheur de la dignité de la vie. Le juste désire être heureux, quoique la pensée de son bonheur l'occupe moins qu'un autre, en raison de l'habitude qu'il a prise de sortir de lui-même et dP. se proposer des fins idéal es; mais il ne veut être heureux que noblement, selon la loi de l'homme vraiment homme. c Comme cela est bon de se sentir dans sa loi, ùisait l'un de nos stoïciens, Bersot, et, jusque dans les
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plus grandes agitations, combien il y a de vertu dans cette pensée, combien il y a de calme et de force ! » Pour l'homme qui s'est une fois pénétré de cette pensée, aucune jouissance matérielle achetée par une défaillance du vouloir ne se compare à la joie d'une action droite qui va prendre place au milieu d'autres actions droites dans la trame d'une existence fermement morale. Un moment vient où cet homme n'a plus d'effort à faire pour vaincre les tentations habituelles : à la hauteur où il s'est élevé, le mal moral, au moins le mal grossier, ne l'atteint plus, et s'il doit encore se contraindre lui-même, c'est pour accorder à son corps et~ ses intérêts matériels les soins qu'ils méritent, et aussi pour régler la satisfaction de. ses divers sentiments généreux selon leurs droits respectifs. Nous croyons donc qu'une morale laïque uu peu profonde, que des éducateurs convaincus enseigneraient par leur parole et par leur exemple, et dont une politique honnête ou seulement intelligente veillerait à ne pas détruire les résultats, n'est nullement incapable de résoudre le grand problème qui se pose à notre civilisation et qu'un économiste, M. de Molinari, définissait excellemment en ces termes: (( Il faut faire en sorte que l'homme civilisé élève sa puissance sur lui-même au niveau de sa puissance sur les choses . » La nature humaine a ses faiblesses, que les religions ont justement signalées, mais aussi ses ressources admirables qui, utilisées par une forte éducation, lui permettent de se rectifier elle-même et do surmonter ses imperfections premières. Précisément
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parce qu'elle est très complexe, eile peut, en s'appuyant sur certains de ses éléments, réagir sur les autres et, par là, modifier heureusement l'ensemble discordl!nt qui d'abord la compose. Ainsi, comme le dit je ne sais quel poète étranger: « Il n'y a pas de moyen de rendre la nature meilleure, mais la nature fait ce moyen : au-dessus de cet art qui, dites-vous, ajoute à la nature, est un art que crée la nature. » Ajoutons seulement que, lorsqu'elle crée cet art dans l'humanité et par elle, il est d'autan plus fécond qu'il est plus original et ressemble moins à l'imtinct qu'il suffit de sentir et de suivre.
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LE COURAGE
Les leçons antérieures ont eu l'occasion de nous apprendre que la sagesse et la tempérance sont inséparables, et par là même elles ont mis en lumière l'.é.,troite solidarité des vertus rincipale~ dont se compose la moralité privée. Parfois cette solidarité devient presque une identité: il y a des vertus individuelles qu'il nous est non seulement impossible de séparer, ruais très difficile de distinguer. C'est ainsi que la tempérance, dont on fait d'ordinaire la vertu de la s_ ensibilité, semble se confondre avec la vertu de b volonté ou le courage ; et, en effet, n'est-ce pas par un eITort volontaire plus ou moins énergique que l'homme tempérant assujettit s_ s désirs à la règle de la raison? e Nous consacrerons cependant au courage une étude particulière, car il ne s'identifie que partiellement avec la tempérance, comme un genre s'identifie avec l'une de ses espèces.La temp érance n'est qu' une sorte de courage, le courage envisagé dans sa ._fonction de contrainte interne et appliqué à réfréne·r les mouvements Yiol_ e.nts et jlésordoµnés de la sensibilité. Le
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courage, _au sens général du mot, a des fonctions multiples et des manifestations diverses: s'il enraye des désirs, il produit des initiatives; cause d'inhibition, il est également pouvoir d'impulsion; tantôt il retient l'homme et tantôt il le pousse en avant; mais toujours, sous une forme ou s~us une autre, il consiste en une énergie volontaire qui affronte ou subit les épreuves ou les risques habituels ou accidentels de la vie. Sa nature se précisera quand nous aurons fait connaître les conditions essentielles dont il dép~d. Le vulgaire lie le courage à l'absence de peur, et c'est même par cette condition supposée qu'il le définit; mais, dès }'origine de la philosophie morale, Socrate a très bien dénoncé l'erreur qu'une pareilfo définition renferme : « Ittre sans peur et être courageux, dit-il, sont deux choses bien différentes. Le courage uni aux lumières est très rare ; mais rien n'est plus commun que l'absencè de peur produite par l'absence de savoir: c'est le partage de presque tout le monde, hommes, femmes, enfants. Ceux que la multitude appelle courageux, je les appelle téméraires, et j'attribue le courage à ceux-là seuls qui sont éclairés. » Il existe, en effet, un courage apparent ou inférieur qui résulte de l'ignorance seule, et qui jette les enfants en des dangers souvent très graves ou même lance en des aventures folles certains adultes aussi peu réfléchis que les enfants. Mais la témérité dès adultes résulte moins ordinairement de ,l'ignorance proprement dite que d'une réflexion insuffis~1e ou mal }higée_ Très nu vent, au moment de ~
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s'engager dans une entreprise difficile, on sait qu'elle entraînera des risques et on peut dire lesquels, mais on ne se les représente pas avec précision et force: J'image qu'on s'en fait reste si indistincte et si pâle qu'elle ne s'accompagne pas d'une croyance ferme en sa réalisation possible. L'homme de pensée libre qui pénètre dans un milieu conservateur n'ignore pas qu'on ne peut nier les façons communes de penser et de sentir sans provoquer le scandale et s'attirer des ennuis; mais parfois il a prévu si vaguement ces disgrâces inévitables que, lorsqu'elles l'atteignent, il s'en montre surpris et déconcerté. Le monde de l'industrie et du commerce nous o.ffre chaque jour le spectacle de ces mésaventures : un homme se risque dans· une affaire qu'il sait périlleuse, mais il l'envisage avec complaisance sous ses aspects favorables et n'imagine que faiblement les dangers qu'elle présente ; aussi, lorsque les obstacles se montrent et que l'affaire de-· vient mauvaise, il se reproche douloureusement une initiative dont il s'était mal représenté les conséquences. Ne convient-il pas avec Socrate de refuser le nom de courage à cette hardiesse irrationnelle? Nous le refuserons également aux actions irréfléchies et violentes qui naissent du tempérament impulsif, si fréquent chez les natures incultes et frustes. Un be.rbare qui se croit insulté ou menacé se précipite sur son adversaire avec l'impétuosité aveugle qui lance _un· carnassier sur sa proie. Au moyen âge, dit Taine, chaque fois qu'un baron vient de la part de l'empereur ou du roi faire une sommation à quelque
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seigneur rebelle, il court danger de mort: « Le rude homme de guerre, menacé dans son château, devant ses hommes, sent ses veines s'enfler, son sang tourbillonner, et il se jette comme un taureau sur le.messager». Chez les hommes de cette espèce << le tumulte intérieur trop fort exclut la réllexion, la crainte, .le sentiment du juste, toute cette intervention de calcuJ.s et de raisonnements qui, dans un tempérament flegmatique, mettent un intervalle et comme une bourre mollasse entre la première colère et la résolution finale ». Un déchaînement instinctif d'énergie~ brutales ne saurait évideDJ,ment se confondre avec le vrai courage, le coura_ge proprement humain: pour nous, comme 'pour Socrate, un homme n'est courageux que s'il se maîtrise lui-même et s'il affronte avec pleine conscience un danger prévu et mesuré. Mais si nous distinguons du courage l'absence de peur qui résulte de la colère animale, de l'irréflexion ou de l'ignorance, nous ne pouvons suivre Socrate lorsqu'il fait du courage une vertu purement intellectuelle, l'effet d'un jugement général sur l'attitude à prendre en face du danger: le lâche sait presque toujours fort bien la conduite que le courage prescrit et se sent ou se juge incapable de la pratiquer. Le courage n'est pas non plus pour nous, comme pour _ Platon et les Stoïciens, l'expression d'une sagesse très h:rnte qui disting uerait des maux réels, mais subordonnés à notre vouloir, tels que l'injustice et les vices de l'âme, et des maux indépendants de nous, mais apparents et illusoires, comme la maladie, l'exil et la
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mort. Entendre ainsi le courage serait le réserver à une élite infiniment restreinte. Combien existe-t-il d'hommes qui ne redoutent pas la maladie, soit pour les souffrances dont elle s'accompagne, soit pour la dépression mentale qu'elle produit? Ceux-là aussi sont très rares qui aiment assez froidement leur patrie pour envisager sans crainte la perspective de l'exil. Enfin, dans la mesure où nous estimons que la vie est bonne, la mort nous apparaît naturellement et rationnellement comme un mal. Les maux que le stoïcisme voudrait réduire à des apparences ne sont donc que trop réels, et la. sagesse sur laquelle il veut fonder une fermeté d'âme invincible n'est pas une sagess_ e humaine. Il ne remarque pas, d'ailleurs, qu'elle présuppose le courage même dont il prétend qu'elle est la cause. Pour concevoir la distinction des maux réels et des maux illusoires de telle sort~ que la mort se range parmi les événements indignes de nous émou·voir, il faut déjà un courage singulier: on peut être sûr qu'elle ne se présentera jamais à l'esprit d'un lâche. Ajoutons que, du moment où elle s'établit dans une conscience à l'état de conviction vivante et efficace, elle semble ôter au courage sa signification. En effet, si aucun des maux · sensibles n'est pour le sage un mal véritable, en quoi consiste sa vaillance morale? En_affrontant la mort, il marqu~ seulement qu'il ne redoute pas ce qu'il sait n'être pas redoutable ; il brave ce qui est un péril pour les autres, non pour lui.; sa sagesse, ayant vaincu jusqu'à l'instinct de conservation, a supprimé la matière m,~me du courage.
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Délivrons-nous donc du paradoxe des philosophes et reconnaissons, non seulement que les souffrances physiques et morales redoutées de tous les hommes sont des maux réels, mais encore que la raison est incapable d'en triompher par la seule force de ses maximes, sans l'appui des énergies que l'organisme peut mettre au service de l'esprit. Le courage est une vertu à moitié physique, à moitié spirituelle; il existe et se soutient par la pensée, mais aussi par certaines dispositions du corps et par les attitudes émotionnelles qui leur correspondent. Quel est l'homme qui, en certains jours de bonne santé et de vigueur physique, ne s'est senJ,i comme entraîné naturellement à accomplir des actes de courage, à entreprendre uu travail difficile, à surmonter des obstacles qui d'abord l'effrayaient, à lutter contre quelque passion, quelque habitude mauvaise dont il avait la veille désespéré de triompher? Au contraire, une ·grande fatigue physique et cérébrale rend incapable d'un effort volontaire énergique, d'une initiative courageuse ; toute difficulté paraît alors invincible et tout obstacle insurmontable : on n'entreprend aucune lutte, ni contre les autres ni contre soi-même, car d'avance on se juge vaincu. Presque toujours, lorsque la dépression vitale devient chroniq'Ue, elle attribue une grande force aux.._ images pénibles et tend à rendre habituel et dominant le sentiment de la crainte. L'homme peureux ·est justement.celui qui imagine avec tant de . force toute douleur ou, du moins, les douleurs d'une certaine espèce qu'aucun sentiment, même tamour-propre, ne
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peut faire équilibre à l'intensité de cette représentation. Et la preuve que le grossissement involontaire et démesuré des images pénibles qui produit la peur dépend de conditions organiques, c'est qu'on le voit disparaître par degrés chez des hommes affaiblis qui retrouvent graduellement la santé et la vigueur. On ne peut donc nier le rôle des facteurs organiques et, par suite, des facteurs affectifs dans Ïa production du coufage, même du courage moral; et c'est, à défaut d'autres motifs, ce qui devrait faire sentir à tout homme le prix de la santé et de la vigueur du corps. Nous nous gardons, d'ailleurs, d'oublier qu'on rencontre en des corps débiles des âmes énergiques et vaillantes : il suffit que la faiblesse générale de l'organisme n'atteigne pas gravement les conditions normâles de l'activité cérébrale pour qu'elle ne rende pas impossible un courage parfois extraordinaire, capable d'humilier les constitutions les plus robustes et les santés les plus fermes. Mais cette remarque ne détruit pas, elle con!irme l'opinion que le courage n'est un produit exclusif ni de la nature ni de la raison, mais l'effet commun de l'une et de l'autre. Après avoir demandé à la psychologie ce qu'est le courage et de quelles conditions essentielles il dépend, il est plus facile à la morale de déterminer le mérite variable dont il témoigne selon les cas et selon les individus. Il nous semble que la valeur morale du courage se mesure, d'abord à la force que possède chez l'individu la disposition à la peur dont le courage triomphe ; ensuite, à la certitude ou à la proba~ilité
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de la souffrance ou du sacrifice à subir ; en troisième lieu à l'intensité de cette souffrance ou à l'étendue de ce sacrifice ; en quatrième lieu, à la persistance de l'effort pénible que le courage exige ; enfin, à la qualité du mobile qui soutient dans sa lutte l'énergie de l'individu. Le premier de ces critères du courage se justifie si visiblement qu'on nous dispensera d'y insister : plus un homme est naturellement peureux, plus il est clair qu'il a de mérite à triompher de sa peur. On connaît le mot que les uns attribuent à Henri IV et d'autres à Turenne : cc Tu trembles, carcasse ; mais si tu savais où je dois te mimer demain, tu tremblerais davantage. » Voilà l'expression d'une énergie morale très ferme, dont la vigueur sc juge à la puissance même de l'obstacle que la nature lui oppose. Il apparaît avec une égale évidence que, s'il va audevant d'un sacrifice certain et surtout du sacrifice certain de la vie, le courage revêt un caractère héroïque et sublime. Lorsqu'il se trouve en présence, non plus d'une certitude, mais d'une probabilité, nous déterminons l'estime qu'il mérite en mesurant la probabilité, non pas en elle-même, mais telle qu'elle apparaît à l'homme courageux. Les hommes se trompent très aisément sur les risques . qu'ils courent, et les illusions dont plusieurs s'entretiennent ne laissent pas 4e diminuer le mérite de leur bravoure. Guyau remài·que justement, dans son Esquisse d'une morale, que c< celui qui a échappé vingt fois à un danger, par exemple à une balle de fusil, en conclut qu'il canti-
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nuera d'y échapper ». Il se produit ainsi, dit-il, « une accoutumance au danger que le calcul des probabilités ne saurait justifier et qui entre pourtant comme élément dans la bravoure des vétérans ». De deux soldats, dont l'un est un vétéran qui va au feu comme à une fête, et l'autre, un jeune conscrit qui tremble, mais qui tient ferme, il se peut que le moins brave en ap- . parence soit le plus courageux en réalité : celui qui ne recule pas, tout en jugeant sa mort presque certaine, est un héros, quels que soient les signes qui manifestent àu dehors son trouble intérieur. Le mérite moral du courage se mesure moins encore à la certitude ou à la probabilité apparente qu'à la nature et à l'étendue du sacrifice. L'objet le plus important qu'un homme puisse sacrifier est sa vie, puisqu'elle est pour lui la condition de tous les autres biens. Pourtant, par cela même que les hommes estiment inégalement la vie, ceux qui la sacrifient ne manifestent pas tous un courage égal. Il arrive qu'à la suite de certaines épreuves particulièrement douloureuses, la vie perd pour un homme toute sa valeur: et, dès lors, il peut donner son existence avec le sentiment qu'il donne une chose sans prix. Il y a des dé. vouements, d'ailleurs très nobles, qui ne sont que de formes déguisées de suicide. Même dans des conditions normales il peut être plus douloureux pour ·un homme de sacrifier sa réputation que sa vie. Un officier aimera mieux mourir que de passer pour traître. Une femme vertueuse préfèrera la. mort à la perte de son honneur de femme. Le civilisé éprouve habituel-
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lement à un degré si fort le iouci de sa réputation qu'il a besoin d'un courage extrême pour élever audessus de ce souci, quand les circonstances l'exigent, un grand devoir de conscience. Souvent ce n'est pas la peur d'être déshonoré, c'est la peur même d'être ridicule qui fait obstacle à la moralité : qui ne connaît des jeunes gens dont l'existence morale a été désorganisée et détruite par une moquerie de camarades devant laquelle ils ont été lâches? D'a\1tres fois ce que le courage doit sacrifier, ce sont des intérêts matériels, des avantages positifs, une situation acquise, un avancement prévu ; et, si ce renoncement peut être léger quand il n'atteint que l'individu, il devient très douloureux si l'individu, en abandonnant des avantages qu'il sait avoir mérités, inflige à des parents, à une femme, à des enfants, les conséquences du sacrifice qu'il s'impose. A ce point de vue rien n'est plus beau que l'exemple donné par Jules Simon au lendemain du crime du ~ décembre et à la veille du plébiscite qui devait l'absoudre: cc Je suis professeur de morale, déclara-t-il à ses élèves de la Sorbonne, je vous dois la leçon et l'exemple; s'il n'y a demain qu'un bulletin de vote pour protester contre la violation du droit et de la loi, ce bulletin, je le revendique, je l'aurai déposé dans l'urne. » Jules Simon, qui prévoyait pour lui et les siens la conséquence de ses paroles, la perte certaine de sa place de professeur, fut ce jour-là un homme de très grand courage; et nous ne savons si tous ses volumes réunis de philosophie valent ces que 1ques mots.
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Un acte très courageux comme celui de Jules Sim-0n peut être dans la vie d'uu homme une action isolée, due à une_ émotion puissante et passagère de la conscience ou même à l'élan accidentel d'une imagination exaltée. Il y a des hommes qui ont été très braves un jour ou une heure et lâches le reste de leur vie : comment pourrait-on comparer la qualité de leur courage en quelque sorte « adventice » à celle du courage qui dure et qui s'affirme dans les circonstances les plus diverses, prouvant ainsi qu'il exprime la direction constante de l'être moral? La biographie cle plus d'un homme de guerre est l'histoire d'une bravoure sans défaillance ; mais, tout en . rendant pleine justice à un genre de mérite qui fut toujours très grand et que grandissent encore les conditions de la guerre moderne, on peut remarquer que cette bravoure se soutient souvent par une sorte de griserie qui amoindrit la part qu'y prend la raison. Un Allemand ne disait-il pas qu' << il faut se mêler aux mouvements fougueux d'une bataille et sentir la mort partout présente pour jouir de la vie dans toute son intensité » ? Cette surexcitation à la fois physique et esthétique s'accorde mal avec la pleine possession de soi que suppose le courage le plus hautement humain; et c'est pourquoi l'on a vu défaillir dans la vie ci.vile des énergies morales qui, à la guerre, n'avaient jamais fléchi. Le type de coura ge dont nous admirons le plus la constance est celui que la raison inspire le plus P!ofondément, le courage d' un Socrate qui, soldat ou citoyen, oppose la même vaillance cali'ne à la fureur de l'ennemi, aux menaces
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du tyran, à l'aveuglemont de la multitude, et, condamné des juges injustes, boit tranquillement la ciguë. Mais il faut se garder d'attribuer au~ philosophes le monopole de l'énergie inflexible. L'existence la plus obscure et la plus banale peut cacher la trame d'un héroïsme continu. Lorsque nous lisons l'épitaphe écrite, il y a plus de 2 ooo ans, sur le tombeau d'une femme romaine: « elle a filé sa quenouille et n'a pas quitté sa maison )) ' nous pouvons nous dire que cette femme sans histoire n'a peut-être emprisonné son existence dans les obligations les plus humbles que par une contrainte énergique imposée à ses sentiments naturels. Qui sait srsa vie entière n'a pas été une suite de tentatiom maîtrisées et comme un acte prolongéde courage? En dernier lieu la valeur morale du courage dépend · de la qualité du mobile qui le soutient. Il peut s'inspirer de mobiles très divers : les uns, naturels et humains, les autres, religieux et liés à la conception d'un ordre surnaturel. Ceux-ci se résument pour le croyant selon la lettre dans la phrase banale : « La crainte du Seigneur affranchit de toute autre crainte». Elle devrait, en effet, libérer les croyants de toute frayeur terrestre ; mais l'expérience montre qu'elle les laisse presque tous désarmés et faibles devant les grandes épreuves de la vie; et, d'autre part, eût-elle l' efficacité souveraine qui lui manque, il serait moralement fâcheux de suspendre le courage à une terreur de nature particulière. La vertu, disait Platon, n'est pas un calcul ..qui échange des tristesses contre des tristesses, et des craintes contre des craintes, comme
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une pièce de monnaie contre une autre; elle consiste plutôt à s'affranchir autant que possible de toute peur et de toute tristesse et à vivre selon la raison. Aussi les croyants selon l'esprit fondent le courage, non plus sur la crainte, mais sur l'amour de Dieu. Ce nouveau mobile, en même temps qu'il est très pur, agit très puissamment sur ceux qui l'adoptent, car il est plus facile d'accomplir des actes quotidiens de courage, surtout d'un courage obscur, en vue de répondre aux desseins d'un Être qu'on imagine absolument bon, que de déployer la même énergie douloureuse dans l'intérêt d'une espèce," l'espèce humaine, dont l'avenir est incertain, en tout cas borné, et dont l'homme le plus optimiste éprouve chaque jour, en lui-même et dans les autres, les imperfections, les misères et les bassesses. Un athée ou un positiviste sans parti pris doit reconnaître que, purgée de · tout élément superstitieux, détachée de toute image de vengeance divine et d'enfer éternel, l'idée de Dieu, qui n'est, au fond, que l'idée de l'homme parfait, constitue un principe admirable d'énergie morale. Mais considérons les mobiles proprement humains du courage. Ils sont de qualité très inégale. Beaucoup de gens ne sont courageux que par crainte de l'opinion eu par vif désir de l'éloge et de l'admiration des hommes : c'est un courage qu'il ne faut pas trop déprécier puisqu'il rend de grands services et que, peutêtre, trois hommes sur quatre se montrent incapables d'en pratiquer un autre; mais combien ce courage qui as~ source hors de la conscience et qu'on peut a1œe-
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Ier « hétéronomique », est intermittent et débile ! Celui qui n'est brave que pour la galerie cessera de l' êlre dès qu'il se sentira sans témoins ; avec l'espoir des applaudissements ou la crainte des huées son énergie s'évanouira; et l'on peut, en effet, lorsqu'on les observe de près, constater chez les vaillants de cette espèce toutes sortes de lâchetés intimes. Ce n'est donc pas sans raison que Spenc::er voit dans l'amour de la louange et la crainte du blâme des mobiles << pro-moraux ,, qui, actuellement nécessaires pou.r suppléer à l'insuffisance de mobiles meilleurs, devront dans l'avenir, si le progrès n'est pas une illusion, céder de plus en plus la place aux sentiments proprement moraux. Dès aujourd'hui l'amour et le devoir inspirent beaucoup d'actes de courage, comme nous avons vu qu'ils provoquent beaucoup d'actes de tempérance. Il est banal, mais vrai de dire que les femmes ne sont presque jamais énergiques et vaillantes que lorsqu'elles aiment: c'est dans leur affection pour un père ou une mère, pour un mari, pour un fils, que les plus humbles puisent la force dont elles ont besoin pour accomplir allégrement des tâches très lourdes. En cela beaucoup d'hommes ressemblent aux femmes; s'ils s'acharnent au travail, s'ils ne se laissent pas abattre par les échecs, s'ils recommencent sans fin leur effort pour conquérir la fortune ou l'aisance, c'est qu'ils veulent assurer à leurs enfants une vie moins dure que la leur. Du reste, l'amour inspirateur du courage peut dépasser le cercle étroit de la famille : il est des hommes qui s'imposent des efforts prolongés et pénibles parce qu'ils
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aiment leur pays d'un amour profond et qu'ils savent à quel point lui est utile l'énergie morale de chacun de ses fils. :Mais au-dessus du courage qu'inspire l'amour pur et simple s'élève celui que fonde le devoir rationnellement conçu. Un homme qui s'est imposé un idéal rigoureux d'équité et qui ne consent pour aucun motif à le _ faire fléchir, ne peut éviter <le se heurter parfois très rudement à un milieu qui ne demande pas cette intraitable vertu. Ce sont souvent ses affections les plus , chères qui se liguent contre sa droiture : « Si tu ne consens pas à telle démarche, lui dit-on, si tu ne veux pas te montrer aimable pour ce personnage influent que tu méprises, tu compromets ou plut6t tu perds ton avenir et le n6tre; ta situation amoindrie privera tes fils des ressources qu'exige l'accès de toute profession honorable et enlèvera toute chance de mariage à tes filles. Vas-tu nous sacrifier à des scrupules très élevés peut-être, mais sûrement très chimériques, .puisqu'aucun de tes concurrents ne les partage?» Nul combat n'est plus douloureux que cette lutte du cœur et de la conscience, et la conscience n'y triomphe que par le plus méritoire des courages. Nous venons d'étudier d'une manière générale le courage en recherchant les conditions qui le produisent et en déterminant les règles qui, moralement, le mesurent ; mais cette étude même nous a laissé voir qu'il n'est pas une vertu une et simple, mais une vertu complexe et multiple, qui enveloppe une pluralité d'espèces. En réalité, comme le courage intervient
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partout où s'offre un devoir à remplir, on peut admettre autant d'espèces de courage qu'il y a d'espècesde devoirs. On dis Lingue couramment le courage militaire et le courage civil, le courage physique et le courage moral, le courage civique et le courage professionnel. On distingue aussi, selon la manière dont l'énergie morale s'exerce et les facultés qu'elle met en œuvre, un courage qui affronte le danger et un courage qui supporte le mal, ou encore un courage d'initiative et un courage de persévérance. Mais ces divisions générales comportent elles-mêmes des subdivisions; dans ces groupes on établirait aisément des sous-groupes. Puisque nous'ne pouvons passer en revue toutes ces espèces ou variétés, bornons-nous à dire quelques mots de deux sortes de courage qui ont un prix particulier pour une civilisation démocratique et scientifique, le courage intellectuel et le courage civique ou social. Le courage intellectuel est celui qui consent à la souffrance et au sacrifice par amour et respect de la vérité. Nécessaire en toute époque de civilisation, il l'est surtout en un temps de crise qui heurte des aspirations, des opinions, des croyances de toute nature et de toute origine entre lesquelles il faut faire un choix ou tenter une conciliation. Si nous demandons autour de nous ce qu'il faut penser des problèmes essentiels de la vie et de la destinée, chrétiens et libres penseurs, positivistes et mystiques, matérialistes et spiritualistes nous font entendre des réponses si diverses que, pour chercher à découvrir la vériti au mi-
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lieu d'une telle confusion de doctrines, il faut déjà une certaine vaillance intellectuelle : il serait si commode de s'enfermer et de s'endormir dans quelque tradition vénérable, surtout quand on peut croire sans trop d'illusion que le passé en a prouvé la bienfaisance et la force! Les hommes attachés aux façons de penser traditionnelles ne peuvent consentir de gaité de cœur, mème lorsque leur milieu les y invite, à l'acte décisif qui est la condition de toute libre rc<ll1erche, à ce doute initial dont Descartes nous a légué le précepte et l'exemple. Ils ont pourtant le devoir de soumettre leur conviction à un examen critique, d'abord pour ne pas donner à la vérité qu'ils croient posséder l'apparence de ces erreurs qui ne se maintiennent qu'en refusant la discussion, puis, pour ne pas accuser sans preuve d'aveuglement ou de mauvaise foi les hommes qui ne partagent pas leur croyance ou qui, ayant commencé par l'admettre, l'ont ensuite · abandonnée. Mais si leur devoir est clair, il est très pénible, car on leur demande, au seuil de la vraie vie intellectuelle, la plus hardie et la plus redoutable des décisions; on exige qu'ils supposent fausses, au moins provisoirement, les croyances qui leur sont le plus chères et sans lesquelles plus·ieurs estiment qu'ils perdraient toute raison de vivre. Ils ne peuvent, en effet, examiner impartialement les doctrines contrairei, à leur foi sans renoncer virtuellement à cette foi. S'ils ne commencent pas par traiter dans leur pensée comme douteuses les propositions qu'ila avaient tenues jusque-là
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pour certaines, ils ne cherchent pas sans parti pris; et s'ils cherchent avec parti pris, secrètement résolus à conserver leur conviction première, ils font semblant de chercher et se mentent à eux-mêmes comme aux ;iutres en affirmant qu'ils ne pour§uivent que la vérité. Douler de la vérilé apparente qu'on a pri -~ pour la vérilé réelle, alors même que ce doute ap}Jaraît comme une impiété et une trahison envers Dieu: voilà donc l'initiative paradoxale par laquelle le c1'oyant conquiert sa place dans la cité des espri1s libres, et l'on ne peut contester qu'elle exige un courage de qualité très rare. D'ailleurs l'incrédule subit également l'obligation d'un effort très courageux, quoique sans doute moins pénible. Il faut qu'il soit toujours prêt à reviser les jugements sur lesquels son incrédulité se fonde et à examiner si la résistance qu'ils opposent à des obj ections nouvelles ne procède pas de quelque motif passionnel, de quelque sentiment impur. Il est tenu de pratiquer cette bonne foi vaillante et profonde qui seule peut démasquer les sophismes par lesquels nous nous dupons si volontiers nous-mêmes, et déterminer la qualité intellectuelle et morale de nos affirmations ou de nos négations, de notre scepticisme ou de notre foi. Croyants ou sceptiques, notre pensée ne compte que si, en allant vers la vérité, nous avons eu le cou•. rage de nous dire avec Guyau: <c Quoi que je trouve . au bout de la voie où je m'engage, quand cela serait contraire à toutes mes prévisions et à tous mes désirs, à, tout ce que je croyais et à tout ce qu'on croit autour
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de moi; quand ce serait contraire à tout oe que j'ai dit moi-même; quand cela déferait toutes mes a·ssociations d'idées, dérangerait toutes les combinaisons, _ tout le système· que mon intelligence avait échafaudé jusque-là, quand cela anéantirait enfin tout le travail de ma vie passée, - si c'est la vérité, quelque pénible qu'el~e soit, je veux la trouver, je veux y croire, parce que la vérité est ·digne d'amour et que je l'aime. » S'il faut du courage poÙr chercher la vérité, il en faut aussi pour la dire ou l'écrire lorsqu'elle déplaît aux hommes, ainsi qu'il arrive souvent, non par sa faute, mais par la leur. Il y a des vérités très dures qui auraient épargné à tout un peuple d'effroyables désastres si les guides de l'opinion - avaient osé les proclamer ou les reconnaître à l'heure nécessaire. Qu'on suppose qu'au mois de juillet 1870 la plupart des Français éclairés et influents aient imité le courage patriotique de M. Thiers et risqué leur popularité en disant tout haut ce qu'ils pensaient d'une guerre avec l'Allemagne, on n'aurait pas entendu le p.euple abusé crier sur nos boulevards: « A Berlin! » quelques mois avant l'entrée des Allemands à Paris. Avec la sécurité de la patrie, (est l'avenir de la civilisation qui dépend du courage civique de l'élite sociale. Lorsque, comme aujourd'hui, le pouvoir appartient à la grande masse des travailleurs, rien n'est plus aisé que de conqué'rir la sympathie et les faveurs de cette masse: il suffit très souvent de lui dire qu'elle si.ibit les pires injustices et qu'elle possède toutes les
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vertu!!. On est assuré de soulever les applaudissements de certaines réunions publiques lorsqu'on oppose le peuple et la bourgeoisie en ces termes qu'un journal ncus fournit: cc Non, la brutalité n'est pas dans le peuple; en lui, depuis longtemps, les instincts de férocité ancestrale se sont effacés; des habitudes nouvelles ont été contractées. La brutalité, elle est tout entière dans la bourgeoisie. Entrez dans un salon ... Ce n'est pas une réunion de femmes et d'hommes : ce sont des hyènes et des chacals... » On ne risque pas, non plus, de provoquer contre soi l'indignation populaire lorsqu'on attribue au peuple le pouvoir mystérieux de faire qe la civilisation avec des actes de violence et qu'on assimile les gens qui, dans les grèves ouvrières, déploient toute la brutalité de l' cc action directe » à ces « héros spartiates qui défendirent les Thermopyles et contribuèrent à maintenir la lumière qans le monde antique ». L'appel au sentiment révolutionnaire et la glorification de ce sentiment sont des moyens infaillibles de succès dans un trop grand nombre de milieux ouvriers. Mais un démocrate éclairé et loyal s'interdira ces moyens et en condamnera vigoureusement l'usage, car il sait que l'exaltation du sentiment révolutionnaire, si elle conduit le peuple arrx sanglantes journées de juin 18{18 ou de mai 1871, n'abolit jamais ni sa misère ni sa servitude. Ce qu'il affirme à la. multitude ouvrière, c'est qu'elle ne peut améliorer son sort qu'en élevant sa capacité économique, intellectuelle et morale et que, dans l'hypothèse où tous les
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capitaux seraient exploités en commun et tous les produits du travail général répartis entre les travailleurs selon une règle juste, ce bouleversement de notre régime économique n'accroîtrait en rien le bo.!lheur commun, mais le diminuerait, si chacun des membres de la société nouvelle n'y apportait un vif esprit de solidarité, de discipline, de dévouement au bien de l'ensemble et une conception intelligente des intérêts collectifs. En d'autres termes, l'homme qui aime vraiment le peuple lui dénonce ce qu'il y a d'illusoire dans « le socialisme du moindre effort ,, et lui fait comprendre que la société nouvelle dont il attend le bonheur ne peut ni se produire ni surtout se maintenir sans un ensemble nouveau et supérieur de sentiments, d'idées, d'habitudes, de mœurs. De telles vérités ne sont jamais entendues avec plaisir, même lorsque s'y joint l'indication de réformes précises et prochaines qui peuvent, en atténuant certaines souffrances actuelles, favoriser l'ascension de la démocratie. Il faut pourtant avoir le courage de les dire, dûton souffrir cruellement de compromettre une popularité qu'on sait précieuse, en raison de la force que la faveur de l'opinion assure à l'homme qui veut le bien. Il faut oser parler au peuple avec franchise et bon sens, parce que l'existence mtlme de la civilisation est liée désormais à la quantité de raison que les plus intelligents et les meilleurs auront su introduire dans les cerveaux les plus humbles. A voir combien ce courage est rare parmi nos démocrates, on devine ton ce qu'il suppose d' énergie.
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Nos ·emarques sur quelques-unes des espèces de courage qu'exige la civilisat~on moderne suffisent à faire comprendre combien se trompent ceux qui considèrent le courage comme une vertu dont le . progrès de la culture doit diminuer le rôle. Le courage, disentils, est inséparable d'un régime de violences, de guerres, de persécutions brutales; des mœurs plus douces affaiblissent, en la rendant moins utile, l'énergie du vouloir. « Le niveau de la vertu, objectait Guyau à l'optimisme moral, s'abaisse tous les jours. Le progrès va le plus souvent à l'encontre de la vraie moralité, de celle qui ne n(l.Ît pas toute faite, mais se fait ellemême. J'ai peut-être en moi une énergie de volonté qui, il y a une quinzaine de siècles, m'eût transformé en martyr; de nos jours je reste, bon gré mal gré, un homme ordinaire, faute de bourreaux. Si le monde n'a pour but que de nous poser le problème moral, il faut convenir que la barbarie le posait avec bien plus de force que la civilisation. ii A notre avis, la vérité est tout autre: la barbarie posait seulement le problème moral d'une façon plus simple. La civilisation, en suscitant toute sorte de questions nouvelles, impose à la volonté de nouvelles épreuves et crée au courage de nouveaux emplois. Si le combat de l'homme contre l'homme devient plus rare sous la forme de la guerre, il devient plÛs fréquent et plus âpre dans tous les domaines de l'activité qu'il est convenu d'appeler pacifique et qui n'est guère pacifique que de nom. Les civilisés luttent sans cesse entre eux, sinon pour la vie, au moins pour les avantages de la vie, pour le bicn-Mre, pour la richesse,
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poÛr le pouvoir, pour les honneurs, pour la réputation; et si, dans toutes ces luttes, la ruse joue .un trop grand rôle, elle n'exclut pas la nécessité du courage, même chez les gens malhonnêtes, à plus forte raison chez les autres. Il est vrai que nous ne connaissons plus les persécutions sanglantes du moyen âge, mais des persécutions moins brutales sont très douloureuses à notre sensibilité plus fine, et, pour leur résister o_ les mépriser, nous avons besoin d'une grande u énergie. De plus, comment nier que ~a civilisation multiplie les formes et ajoute aux dangers du combat contre la nature? Autour de nous le courage est partout nécessaire; il l'est au chimiste qui analyse des gaz, ~ l'aérostier qui franchit les monts et les mers, au mineur sur qui pèse une menace perpétuelle d'explosion, au moindre chauffeur de navire ou de chemin de fe_r. Pour ne citer qu'un fait divers banal, quel exemple de sang-froid ne nous donne pas .ce chauffeur qui retire avec méthode le charbon _enflammé des grilles sur lesquelles s'est abaissée, du ciel du fourneau, une poche rouge, prête à crever, et qui, après avoir achevé stoïqu ement sa b esogne de salut, se borne à dire: « Un sale coup de feu tout de même, un sale coup de feu 1 » En même temps q1;1e la civilisation diversifie la lutte de l'homme contre les forces naturelles, elle multiplie les conflits de l'homme avec lui-même, soit qu'elle accroisse le nombre des tentations qu'il subit, soit qu'elle complique sa vie intérieure et lui rende
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plus difficile l'organisation de tendances plus diverses. D'une part, nul ne conteste qu'une Parisienne a d'ordinaire plus de tentations à vaincre et plus de courage déployer qu'une paysanne d'un hameau perdu d'Auvergne ou de Bretag ne. D'autre part, plus la vie morale s'enrichit et h eurte entre eux, non seulement des sentiments élevés et des sentiments bas, mais encore diverses espèces de sentiments élevés, et plus elle exige l'action incessante d'une volonté courageuse qui impose aux désirs les ordres de la raison. Et la tâche que la civilisation exige du courage est d'autant plus difficile qu'une raison complexe et riche, qui a envisagé des p~ oints de vue très divers, est habituellement moins ferme qu'une raison étroite qui n'a connu le monde . et la vie que sous un aspect unique et simple. Le civilisé, qui a plus de combats à livrer, s'appuie sur des principe~ généralement moins soliJes; il doit lutter contre des adversaires plus nombreux avec des alliés plus faibles; et c'est pourquoi il ne peut s'assurer la continuité d'une vie droite sans un déploiement exceptionnel d'énergie. Puisque, avec le progrès de la civilisation, le courage devient de plus en plus nécessaire, c'est un devoir pour les modernes de l'entretenir par une culture méthodique. Comme les sentiments dépendent en grande partie d'habitudes qui leur sont conformes, il faut de bonne heure accoutumer l'enfant à des actes et à des exercices qui réclament de l'énergie et du sang-froid: parfois certains sports vulgaires servent beaucoup plus à former un homme intrépide et ferme
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que toute une suite de dissertation!! sur l'utilité et la beauté du courage. C'est de l'exercice et de la pratique, disait déjà Platon, que naissent les vertus communes; et les Stoïciens observaient dans le même sens que, comme les exercices physiques produisent les vertus physiques,' les exercices moraux sont nécessaires aux vertus morales qui, sans eux, n'ont que l'apparence de la vertu. « Celui-ci, dit Epictète, sait déjà lire Chrysippe tout seul. Par les dieux, quel progrès l. .. Si je disais à un athlète: cc montre-moi tes épaules>> et qu'il mo répondît: « voici mes haltères», je lui dirais: « va-t'en voir ailleurs avec ces plombs. Ce que je veux savoir, c'est comment tu t'en sers ». Toi, de même, tu me réponds: c< prends ce traité sur les appétits et vois comme je l'ai lu ». Esclave, ce n'est pas là ce que je cherche à voir, c'est comment tu tends vers les choses ou comment tu les repousses, comment tu les désires ou comment tu les évites, comment tu entreprends, comment tu t'appliques et comment tu déploies ton effort. » Ainsi c'est par des actes de courage, de patience, do tempérance que se forme l'homme courageux, patient, tempérant. Selon une métaphore chère aux Stoïciens, c'est en imitant les athlètes qui s'entraînent qu'on se donne l'énergie morale dont le devoir a besoin. Il ne s'ensuit pas que l'éducation ne doive pas faire à la raison Sf\ part dans la formation du courage: tout au contraire elle doit la lui faire aussi large que possible et inculquer à l'enfant des principes rationnels très fermes, le convaincre surtout que l'homme p~ssède
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une dignité qu'il n'a pas le droit d'avilir par des actes lâches. Nous avons déjà dit que, toutes choses égales par ailleurs, le courage est d'autant plus élevé qu'il se pénètre davantage de raison et que lti cou_rage le plus élevé est normalement le plus sûr : une énergie morale soutenue par les meilleures habitudes manquera de fermeté dans les circonstances imprévues si elle ne se connaît pas elle-même comme la condition nécessaire des plus grands biens humains. Nous con- r clurons donc que, le courage étant un effet commun de la nature et de la raison, l'éducation doit agir à la fois sur la raison et la nature pour le former ou, s'il existe, pour !:affermir.
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S'il est une vertu que les moralistes anciens, surtout ceux de la dernière époque, ont recommandée avec force, c'est la résignation : elle résume pour cnx toute la morale individuelle. La résignation est sagesse, car l'homme qui a compris la nature ne peut que s'in cliner devant la claire nécessité des lois qui la régissent; elle est tempéranc~, car clic ne soumet l'homme . aux conditions inévitables de la vie naturelle et humaine qu'en disciplinant les appétits et les sentiments que ces conditions contrarient; elle est courage, car elle a besoin d'un effort énergique de la volonté pour imposer silence aux émotions de colère ou de tristesse que la raison désapprouve. C'est à la résignation qu'Épictète ramène les prescriptions essentielles de sa morale lorsqu'il les fait tenir dans la formule : « abstiens-toi et supporte », et c'est la résignation qui inspire à Marc-Aurèle sa piété naturaliste. « 0 monde, s'écrie l'empereur philosophe, tout ce qui te convient me convient. Rien n'est tardif ou prématuré 'pour moi QUi est de saison pour toi.
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Tout m'est fruit dans ce que tes saisons m'apportent, 6 Nature. » La résignation est aujourd'hui moins populaire parmi les moralistes, et le précepte qu'ils recommandent le plus volontiers aux hommes n'est pas d'accepter l'ordre des choses tel qu'il est, mais de ·réagir et de lutter contre les maux de toute sorte que l'organisation de la nature et de la société inflige à l'espèce et à l'individu. Il ne nous convient plus de soumettre notre volonté au monde, mais nous avons l'ambition de soumettre le monde à notre volonté. Le Destin, autrefois respecté comme une Divinité toute~ puissante, a ces ,é de nous paraître inviolable et, selon l'expression de Renan, l'homme moderne est devenu « hardi contre Dieu ». Indiquons quelques-unes des causes qui ont déterminé ce changement d'attitude: quand nous aurons compris pourquoi les modernes limitent le rôle de la résignation, il nous sera plus facile de fixer la place et l'emploi que cette vertu, ramenée à ses bornes légitimes, doit conserver dans une morale rationnelle. La première cause qui travaille à affaiblir la résignation de l'homme moderne en diminuant pour lui l'empire du destin est la science. « Savoir, c'est pouv~ir », et les lois que les savants découvrent nous permettent de modifier à notre avantage les faits naturels dont les conditions tombent sous nos prises. Quand nous savons que par des moyens précis et sûrs un mal peut être amoindri ou détruit, une souf. france atténuée ou suppri~ée, ne serait-il pas absurde
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et immoral de s'y résigner? Quel que soit notre respect pour le stoïcisme, nous ne pouvons que donner raison à Macaulay lorsque, dans un morceau célèbre, il oppose à la sagesse souvent inactive des stoïciens la sagesse entreprenante et conquérante de ·nos savants: « Un disciple d'Épictète et un disciple de Bacon, compagnons de route, arrivent ensemble dans un village où la petite vérole vient d'éclater. Ils trouvent les maisons fermées, les communi?ations suspendues, les malades abandonnés, les mères saisies de terreur et pleurant sur leurs enfants. Le stoïcien assure à la population désolée qu'il n'y a rien de mauvais dans la petite vérole, et que pour un homme sage la maladie, la difformité, la mort, la perte des amis ne sont point des maux. Le baconien tire sa lancette et commence à vacciner. Ils trouvent une trempe de mineurs dans un grand effroi. Une explosion de vapeurs délétères a tué plusieurs de ceux qui étaient à l'ouvrage, et les survivants n'osent entrer dans la caverne. Le stoïcien leur assure que cet accident n'est rien qu'un simple cfw1tpo·l)yµEvo,1 1. Le baconicn qui n'a pas de si beaux mots à sa disposition se contente de fabriquer une lampe de sûreté. Ils rencontrent sur le· rivage un marchand naufragé qui se tord les mains. Son navire vient de sombrer avec une cargaison d'un prix énorme et il se trouve réduit en un moment de l'opulence à la mendicité. Le stoïcien l'exhorte à ne point chercher le bonheur
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Évé1temc11t ou chose non préféra.hie.
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en des objets qui sont hors de lui-même, et lui récite tout le chapitre d'Épictète : à ceux qui craig~ent fa pauvreté! Le baconien construit une cloche à plongeur, y descend et revient avec les objets les plus précieux de la cargaison. » Il est certain que, chaque fois qu'en des circonst?nccs semblables la science nous conseille la lutte contre le Destin et nous arme pour cette lutte, nul stoïcien moderne ne refusera de la suivre pour p'l:atiquer une résignation inutile qui ne se justifiait, il y a dix-huit siècles, que parce qu'elle ignorait le pouvoir de l'homme. Une autre cause qui fait actuellemeni obsiacle à la popularité de la résignation réside dans notre état politique et social. Les sociétés modernes sont des démocraties, et le propre du régime démqcratique est d'exciter toutes les ambitions en ouvrant un champ libre à toutes les énergies. Il n'est personne qui ne puisse citer des hommes que leur effort a élevés du plus bas au plus haut degré de l'échelle sociale, un millionnaire qui a débuté comme ouvrier ou petit commis, un membre de l'Institut dont le père était un marin pauvre ou un paysan. Comme, d'ailleurs.,. on ne remarque que les ambitions qui réussissent et qu'on néglige les insuccès et les désastres, il en résulte une fièvre générale qui pousse chacun à tendre de toutes ses forces vers la fortune, la puissance ou la gloire et qui conduit à juger les individus résignés à leur' sort comme des médiocres, des timides, des hommes sans vertu. La démocratie est d'autant plus contraire à l'esprit
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de résignation qu'elle déchaîne, avec les ambitions individuelles, les ambitions collectives et ôte toute limite aux désirs et aux espérances des classes et des groupes. Il y a trois cents ans, la classe sociale la plus misérable acceptait son sort parce qu'elle ne croyait pas à la possibilité de le changer; elle se représentait l'ordre de choses qui pesait sur elle comme une muraille où se. briseraient ses plus vigoureux efforts. De tout temps, pensait-on, il y avait eu des classes privilégiées et des classes déshéritées, des groupes humains destinés aux joies et d'autres voués aux misères de la vie: une effroyable injustice faisait partie de l'éternel Destin. Mais les Révolutions modernes ont anéanti ce fatalisme social : des institutions politiques qui paraissaient indestructibles -ont · péri brusquement ; des privilèges sont tombés dont on ne prévoyait pas la chute; des barrières entre les hommes qu'on pouvait croire éternelles ont été rompues par la poussée des multitudes. Et ce n'est pas seulement dans l'ordre superficiel de la politique, c'est plus p.rofondément, dans l'ordre social et économique que s'est manifestée avec évidence la possibilité de modifier des institutions qui passaient pour nécessaires. Depuis 18,'io la France réalise une législation du travail qui a été dénoncée, à chaque étape, comme une tentative impossible contre des nécessités économiques: le législateur a passé outre aux prophéties pessimistes et chacune de ses innovations a produit des malaises passagers, mais non des crises durables ni surtout des- crises mortelles. Comment
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�tous cett démentis infligés par l'expérience aux impossibilités apparentes n'auraient-ils pas fait prévaloir la croyance que la réalité sociale est d'une plasticité presque infinie, et que les gens qui ~ouffrent d'ari:!ln:gements sociaux pour eux pénibles auraient tori de s'y résigner, aucun arrangement n'étaI1t si nécessaire qµ'il ne puisse être modifié par des gouvernants de bonne volonté ? Ainsi 'Par les réformes incessantes qu'elle opère dans l'ordre social et par la liberté croissante qu'elle assure aux hommes, aussi bien que par les découvertes scientifiques qu'elle multiplie, la civilisation moderne est faite pour diminuer l'esprit de résignation. Elle accomplit par là une œmrre dont il ne peut être question de nier l'excellence. Nous ne devons nous résigner qu'au mal incontestablement nécessaire, et puisque nous ne pouvons pas toujours distinguer sûrement ce qui est nécessaire en r6alité de ce qui ne l'est qu'en apparence, il nous faut entretenir en nous à un très haut degré les vertus d'énergie militante et de courage réformateur. Malgré les progrès de l'esprit critique, nous acceptons trop souvent pour nousmêmes et surtout pour les autres des abus de pouvoir ou des usages absurdes contre lesquels nous aurions le devoir de nous révolter. En bien des cas nous consentons au train des choses, non par sagesse, · mais par paresse ou par peur de nous compromettre, et notre résignation n'est qu'abdioation . MQ.is de ce qu'il , nous arrive de nous résigner à tort et lâchement, il ne faut pas conclure qu'il n'y a aucune place à faire dans
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notre conduite à une résignation raisonnable et courageuse. Nous verrons-plus tard si la morale de la résignation ne garde pas ses droits même dans l'ordre social, et si l'examen des sociétés ne découvre pas dans leur structure, à c6té de nécessités factices ou illusoires, des nécessités réelles et profondes' auxquelles l'homme éclairé doit se soumettre, quoi qu'il en coûte à ses sentiments généreux. Ge qui est sûr, c'est que dans la vie privée la résignation aura toujours à jouer un rôle immense et que, s'il y a des vertus qne le progrès doit un jour .mettre hors d'usage, elle n'est pas de celles-là. C'est ce que nous montrera l'étude rapide des conditions qui habituellement la réclament et des formes qu'elles lui imposent. Il est d'abord des lois 4ternelles de la vie auxquelles il .sera toujours nécessaire de savoir se résigner. Physiquement, l'hotnme est un organisme très complexe dont la santé consiste en un équilibre très instable, sans cesse menacé d'une altération légère ou grave qui s'exprime à la conscience sous forme de malaise ou de douleur. Et l'on ne peut prévoir le jour où il échapperait à la nécessité de souffrir, car si la civilisation multiplie les remèdes contre ·nos maux, elle affine notre système nerveux et le rend douloureusement sensible à des ébranlements de plus en plus délicats. L'homme, pour souffrir avec dignité-, aura donc toujours besoin de résignation; et il ne devra sa résignation, dans l'avenir, qu'à des motifs semblables à ceux qui l'ont produite et soutenue dans le passé.
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Épicure, ce moraliste du plaisir qui sut souffrir avec héroïsme, conseillait à ses disciples de supporter la sou- france en réfl échissant que, d'ordinaire, elle f est courte si elle est vive, qu'elle s'atténue lorsqu'elle dure, et . les invitait à l'atténuer eux-mêmes par le souvenir des joies passées et l'espérance des joies à venir. Ce sont encore des réflexions et des efforts de même-nature qui nous aident à tolérer le mal que la médecine est impuissante à soulager. Pour r endre nos souffrances supportables, disait Flaubert à Taine, il faut nous créer un alibi, vivre hors du présent, augmenter aux dépens de nos sensations le rôle de nos images qui, toujours à notre disposition, nous font voir intérieurement les objets, les êtres et les événements qui nous plaisent. Une autre façon de supporter la souffrance qu'ont pratiquée de tout temps les natures les meilleures et qui est, à notre avis, la plus sûre, c'est de s'en distraire par quelque grand devoir, par quelque sentiment élevé et fort: plus l'homme sort de lui-même par la conscience et le cœur, moins il sent les coups personnels que la souffrance lui inflige. Mais tous ces moyens, s'ils facilitent la résignation, ne la suppriment pas : une douleur amoindrie n'est pas une douleur abolie, et il faut toujours, en fin de compte, accepter ·de souffrir. Le sage se dit que telle est la loi de la nature humaine, qu'on doit s'y soumettre puisqu'on ne peut la chang,e r, que la révolte ne servirait qu'à exaspérer la souffrance et que l'homme le plus digne de ce nom est celui qui se soumet le plus bravement, sans récri-
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minations inutHes. Il sait, du reste, que l'acceptation de la douleur, lorsqu'elle est pleinement consciente et se fond·e sur des vérités éternelles, n'est pas inséparable d'une certaine fierté et d'une joie austère, mais réelle. La résignation n'exige pas d'ordinaire un effort trop grand lorsqu'il s'agit d'accepter des souffrances passagères; elle devient - beaucoup plus malaisée lorsque nous devons nous accommoder à cJ.es priv11tions durables et consentir à des renoncements définitifs. Il est dur de se plier à des infirmités qui mutilent à jamais notre activité et notre existence. Pourtant le sage s'y résigne et presque s'en console par une vie intérieure de plus en plus active et profonde à mesure que &a vie extérieure s'appauvrit et se rétrécit. Pendant les années tristes que Marc-Aurèle passa sur les bords du Danube, occupé à repousser les envahisseurs barbares, il n'était distrait des fatigues et des soucis de son double métier d'empereur et de général que par une joie unique, celle de lire les auteurs favoris dont les maximes affermissaient son héroïsme. Bientôt sa vue baissa et la satisfaction de la lecture lui fut refusée, mais cette suprême épreuve ne l'accabla pas . << S'il ne t'est plus permis de lire, écrit-il, -tu peux toujours repousser ce qui te ferait honte; tu peux toujours mépriser les voluptés et les douleurs ; tu peux toujours te mettre au-dessus de la vaine gloire ; tu peux toujours ne point te fâcher contre les sots et les ingrats ; bien plus, tu 'peux toujours leur faire du bien. » Ainsi pensent et agissent
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les infirmes doués de courage : quand leur vie se h eurte dans une dire ction à un obstacle infFanchissablc, ils la développent dans une direction différente , morale , scientifique ou artistique. Beetho'ien devenu sourd compose d'admirables symphonies où éclaten t parfois les accents d'une joie intense. Et ce n'est pas seulement aux grands hommes qu'il est donné de se consoler ainsi : les plus mod estes peuvent réparer dans une large mesure les effets d'une infirmité naturelle ou acquise en exaltant les facultés que la nature leur laisse, ét que souvent elle fait bénéficier de l'absence ou de l'arrêt de développemen t de la faculté qui manque ou ne s' exerce plus. L'être même que la nature a le plus maltraité se donnera le sentiment que sa vie est utile si, par la patience et la sérénité qui l' ennob!ïssent, elle devient une leçon pour les autres, même parfois pour les plus forts. Très soùvent un homme physiqu ement débile peut rendre service à ses semblables non seulement d'une façon indirecte, par l'exemple de sa résignation, mais encore directement, par ses actes: lorsqu'il économise ses forces et les concentre tout / entières sur un seul objet, il lui arrive de produire des œuvres ou d'accomplir des tâches qui égalent celles des mieux doués . On a vu des professeurs infirmes ou dont la vie physique n'était qu'une perpétuelle souffrance faire leurs leçons avec entrain et joie parce qu'ils avaient réservé toutes leurs énergies pour cet effort : ils se résignaient à une existence incomplète et souffrante en sachant que, mal gr é la nature, elle porterait des fruits ,
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Si l'obligation de se résigner à des souffrances durab)es ou à des infirmités définitives n'atteint pas tous les hommes, il est une résignation universellenient obligatoire, celle que commande la mort. Nous n'avons pas à rechercher comment la mort peut être acceptée par les hommes quî l'associcnt à l'idée d'un au delà mystérieux et à l'imiige d'un juge impénétrable. Nous dirons ~eulement qu'il leur est difficile d'envisager sans angoisse l'heure du jugement surnaturel, car nul ne connaît assez profondément les derniers mobiles de sa conscience pour être sûr de son mérite moral et pour s'attribuer, s'il est croyant, la certitude du salut. Les hommes détachés de toute croyance religieuse peuvent envisager d'une façon moins tragique la mort, qui n'est, à leurs yeux, qu'une fonction naturelle. Sans doute leur vouloir-vivre prot este contre l'idée de l'anéantissement; mais, s'ils sont sages, il& maîtrisent cette révolte en découvrant le caractère nécessaire et rationnel de la mort. « Ne faut-il pas, disent-ils avec Épicure et Lucrèce, que les vivants se transmettent la vie les uns aux autres pour que ce flambeau, passant de main en main, ne perde jamais ' son éclat? » Ils ajoutent qu'il est absurde de redouter avec le vulgaire le contact de la mort, puisque, quand nous vivons, elle n'est· pas, et que, lorsqu'elle est, nous ne sommes plus: ils ne voient donc dans l'épouvante qu' elle inspire que l'effet d'une contradiction de l' esprit qui associe deux idées incompatibles, l'idée du néant et celle ·du sentiment douloureux de ce néant.
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Mais des conûdérations semblables, si elles détruisent la terreur de la mort, n'ôtent pas à la plupart des hommes le regret de mourir. « Je sais, peut-on répondre à Épicure, qu'aucun contact n'est possible entre la mort et moi et que, lorsqu'ell,e sera, je ne la connattrai ni n'en souffrirai; mais ce qui m'attriste, c'est précisément que je ne serai plus, que je ne participerai plus aux joies de la vie et de la pensée . » Aussi bien la résignation calme à la mort n'est guère possible qu'à deux espèces d'hommes, aux malheureux que la vie accable et aux sages qui se sont assez dés- abusés des jouissances égoïstes pour considérer la disparition ge leurs propres personnes comme un fait presque négligeable, et pour ne plus désirer survivre que dans leurs idées ou leurs sentiments les . plus chers. En fait le vœu de l'idéaliste sincère n'est pas de durer indéfiniment lui-même, il désire seulement que l'idéal d'où lui est venue sa raison de vivre ne meure pas avec lui, A mesure qu'il avance en âge et en sagesse, la vie sensible lui de~nt de moins en moins précieuse ; il contemple avec pitié les absurdes batailles où l'intérêt, la vanité, la. fureur de jouir ou de paraître heurtent la plupart des hommes; et s'unis;sant de cœur aux volontés qui, dans ce monde, tendent vers le vrai et le bien, il ne s'estime et ne s'aime lui-même que dans la mesure où il par-ticipe à leurs efforts . Lorque ses forces s'affaissent, que sa vertu trahie par l'usure de l'organisme devient moins active et moins féconde, il ne demande qu'à laisser la place libre à de plus jeunes serviteurs du bien . Loin de n ·-
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pousser la mort comme une ennemie, il· l'accueille comme la bienvenue le jour où elle ne prive plus d'une force précieuse la cause qu'il a servie. Il l'accepte d'autant mieux qu'il sait qu'elle ne peut rien contre les vertus qu'il a pratiquées, les services qn'il a rendus, les exemples qu'il a donnés et. dont les effets se prolongent de proche en · proche sous des formes diverses, sans s'éteindre jamais. Seulement cette sérénité en face de la mort doit être · conquise et méritée : la forme la plus haute de la résignation humaine est la récompense d'une pensée et d'un cœur _qui se sont graduellement élargis, et comme le salaire d'une générosité réfléchie qui a fini par vaincre la déraison de l'égoïsme. La seule résignation qui ne soit pas facile à la sagesse .telle que les· modernes la conçoivent, c'est l'acceptation de la mort des êtres aimés. Rien ne I_?.Ous choque aujourd'hui plus profondément que le précepte stoïcien qui nous conseille d'accepter la perte de nos parents ou amis avec le même calme que la destruction de n'importe quel objet. « Si tu aimes un pot de terre, déclare Épictète, dis-toi: c'est un pot de terre que j'aime; car, s'il se casse, tu n'en seras point troublé. Si tu aimes ton fils ou ta femme, distoi que tu aimes un être mortel ; car, s'il meurt, tu n'en seras point troublé. » Ces paroles sont très dures et nous ne parvenons à les comprendre qu'en les replaçant dans la théologie stoïcienne. C'est Dieu, selon Épictète, qui nous a tout donné, et nous n'avons pas le droit de nous plaindre quand l'lhre sauverai-
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nement raisonnable reprend ce qui lui appartient : « Ton fils est mort, tu l'as rendu; ta femme est morte, tu l'as rendue.» C'est dans le même se.ns qu'un chrétien très pieux, frappé dans son affection la plus chère, n'hés'Ïtera pas à dire: « Ce fils que vous m'aviez prêté, Seigneur, vous me l'avez repris; que votre volonté soit faite, non la mienne, car votre volonté seule est s-age. » Ce langage de la résignation ne nous plaît plus aujourd'hui, sans doute parce que le profond optimisme théologique du stoïcien ou du chrétien est devenu rare. A y regarder de près, on découvrirait dans toute doui~ur morale comme un germe obscur d'athéisme, l'affirmation implicite que tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des univers ou, en d'autres termes, qu'il n'y a pas de Providence ; et c'est parce qu'aujourd'hui nous sommes presque tous des gens de peu de foi q-ue nous ne pouvons accepter sans murmure la mort de·s êtres qui nous sont chers. Nous nous y résignons avec d'autant plus de peine que notre pensée moderne attache plus de, prix à l'individualité. Nous avons cessé de croire qu'un homme ne vaut que s'il s'identifie avec la raison pure ou avec Dieu : l'individu nous intéresse à titre de composé sans équivalent et par l'originalité mêmê avec laquelle il reflète l'intelligible et collabore à l'idéal. La douleur intense que nous inflige la mort de tout être aimé, dit justement Schopenhauer, vient en grande partie de ce sentiment que tout individu rehferme quelque chose d'inexprimable et d'irréparable :
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nous vivrions des milliers d'années et nous connaîtrions des millions d'hommes que jamais nous ne retrouverions une personnalité identique à celle de l'ami ··que nous a ravi la mort. Puisque les hommes ne sont pas des esprits purs, des fantômes abstraits qui se substitueraient indifféremment les uns aux autres, mais des indivi_ ualités vivantes et sentantes d dont chacune a sa nature particulière et son histoire propre, l'individu auquel nous avons donné notre cœur ne peut disparaître sans laisser en nous un vidll douloureux que rien ne saurait combler. Et c'est pourquoi tout ce qu'une sagesse humaine nous conseille en présence de la mort des !tres aimés, c'est de nous défendre, non ëontre la souffrance, mais èontre le désespoir. L'homme de cœur et de raison qui a été frappé dans une affection profondene cherché pas à se soustraire à sa douleur, car il la sait à la fois naturelle et rationnelle, mais il s'applique à la moraliser et à la transfigurer par le sentiment du bien qui lui reste à faire, et qu'il fera sans défaillance, souvent pour rester fidèle à celui qu'il pleure. La récompense ordinaire de son effort est l'apaisement graduel de sa douleur à mesure qu'elle s'élève et s'ennoblit; le souvenir du mort, au lieu d'être une peine qui déprime et paralyse, devient une sorte de religion grave qui soutient le courage et fournit des raisons de persister à vivre. Ce n'est donc que dans une moralité très haute que l'homme dont la vie a déchiré le cœur peut puiser la force de se tenir debout sous ses blessures.
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Jusqu'à présent nous n'avons parlé que de la résignation imposée à l'homme par les maux nécessaires ou accidentels de la vie. Il nous reste à parler de celle dont l'individu trouve en lui-même l'occasion. Il y aura toujom i dans l'avenir, comme il y a toujours eu dans le passé, des êtres diversement et inégalement doués, et c'est une hypothèse ridicule qae de supposer un ordre de choses où tous les hommes auraient la même vigueur mentale et toutes les femmes, la même b eauté. Or, tant qu'il existera dans le monde des inférieurs et des supérieurs, les inférieurs n'auront quelque chance d'être heureux que si, tout en tirant de leurs facult~s le meilleur parti possible, iis acceptent les limites que ces facultés ne peuvent franchir. Cette sincère acceptation par l'individu de - ce qu'il est et de ce qu'il peut n'est pas chose commune. On rencontre chaque jour des hommes sans talent ou d'un talent médiocre qui voudraient rivaliser avec Michel-Ange ou Mirabeau, Beethoven ou Victor Hugo. Leur défaut de résignation les rend doublement malheureux : ils sont malheureux d'abord parce que leur ambition irrite sans cesse le sentiment d'infériorité qui pèse à leur amour-propre et qu'ils ne parviennent pas à fuir; ils le sont ensuite, parce que, pour se dissimuler leur infériorité, ils travaillent de toutes leurs forces à se singulariser, et qu'en violentant leur nature ils produisent des œuvres artificielles et misérables qui la montrent plus infirme qu'elle ne l'est peut-~tre en réalité. Taine a signalé cette m~sère morale de la médio-
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crité aux aspirations infinies et impuissantes qui fu1 si commune dans la première moitié du xu• siècle, sous l'influence des }léros romantiques, René, Manfred, Werther, Rolla, Lelia. Pendant trente ans, dit-il, tout jeune homme fut« un Hamlet au petit pied ... , douteur, amer, . ayant besoin de bonheur, regardant au bout de ses bottes pour voir si, par hasard, il n'y trouve.rait pas le système du monde, entrechoquant les mots Dieu, nature, humanité, idéal, synthèse, et finissant par se laisser choir dans quelque métier ou dans quelq'ue plaisir machinal, dans les coulisses de la Bourse ou de l'Opéra >. Le mal dont se plaignait Taine n'a pas disparu, pet1t-être même, en changeant un peu de forme, s'est-il aggravé: c'est par milliers aujourd'hui qu'on compterait dans une grande capitale les individus qui rêvent et s'efforcent d'être des << surhommes »., et que leurs facultés destinaient à des fonctions modestes en des magasins de province. Les déclassés vont augmentant sans cesse leur armée malheureuse, si inquiétante pour la paix sociale; et les maux qu'ils subissent, comme ceux qu'ils engendrent, viennent uniquement de ce qu'ils ne veulent pas se résigner à leurs aptitudes véritables et les orienter vers les emplois qui leur conviennent. La contreépreuve de cette vérité nous est fournie par les gens qui, de bonne heure, ont su se connaître, déterminer la nature et les bornes de leurs dispositions et de leurs facultés et se préparer aux tâches pour_lesquelles ils étaient faits : ils sont presque toujours les plus h(lureux ou les moins malheureux des hommes. Un
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acte de résignation, mais de résignatiop. clairvoyante et courageuse, se trouve habiu;ielleµient à l'origine des existences les mieul équilibr~es et les plus enviables. C'est que l'homme qui s'est ré signé à ses facultés se résigne aussi à s~ ço,n dition soci;lle, poi;trvu que celle-ci' ne fasse pas contraste a;vec celles-là: l'acceptation des limites qu'il rencpntre en lui-mêrµe lui r end phis aisée l'acceptation des limites qu'il rencont re au cl.eh.ors. C'est là encore une rés.ignation peu banale: combien de gens se trouveµt mal il l'aise dans un e condition qui s'accorde tout à fajt aveç l'humilité de leurs aptitudes naturelles ! El;llployés qe magasins, comptabl~s, petits e<>mmerçants, fonctionnaires jugent trop souvent lAur sort misérable alors même qu'il s'ajustè au niveau de leurr;; capacités ou, quelquefois, le dépasse. Ce qui contribue à: les égarer, c' est une idée f~usse du. bonheur: ils ne le conçoivent que dans la richesse, per.sua!lés qµ'une grande fortune leur permettrait de Mploye·r tous les mérites qu'ils s'attribuent et de se proç, rer toutes les jouisu sances dent ils se c,roie_nt dignes, Plusieurs estiment que la vie n'a <le pri~ que pour un R,Gthschild ou un R-0ckcfeller, et v,o,lontiers ils diraient avec le héros de Musset: 0 médiocrité, celui qui pour tout bien T'apporte à ce tripot dégolitant de la vie Est bien poltron au jeu s'il ne dit: tout ou rien. Cette révolte contre une condition économique mo· dest~ ~~~st pourtant qu'une .e.r,reu.r mille .fois dénoncée
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par les moralistes. La fortune est sûrement une con·, dition de bonheur pour les hommes intelligents et généremx: qui savent en faire un noble usage ; elle est plutôt un mal pour les jouisseurs vulgaires qu'elle jette dans une existence folle qui leur apporte dix peines pour un plaisir et qui les conduit presque tous au dégoût d'eux-mêmes et de la vie. Le don le plus appréci.able de la fortune est sans doute l'indépendance; mais, dans une société civilisée et libérale, les hommes qui veulent résolument être libres, au sens rationnel de ce mo~, parwiennent presque toujours, même sans fortune, à faire respecter leurs libertés légitimes; et, 1 d'autre part, beaucoup de riches aliènent leur indépenda.nce en compliquant inutilement leur vie d'un attirail d'obligations vaines qui ne sont que des servitudes. Guyau observe avec raison que, quelque pri~ qu'elle ai~, la fortune « n'est pourtant pas sans cemmune mesure avec le reste. Proposez à un pauvre de le rendre milliennaire en lui donnant la goutte, il refusera s'il a l'ombre de .r aison. Pro.posezlui d' ètre riche sous la condition d'être bancal ou bossu, il refü.sera probablement aussi, surtout s'il est jeune; toutes les f.emmes refuseraient. » Ainsi le privilège du riche n'est qu'une des conditions n-0mbreuses dont le bonheur dépend, une condition nullement nécessaire et que ceux à qui elle manque peuvent rem, placer par d'autres, plus e'fficaces. Lorsque les homJ mes sans fortu.n e ou d'une aisance très modeste envi., sagent la question avec sang-froid, ils découvrent sans peine mill~ réfle~ons capables de les délivr~! ~e l'en-
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vie, c'est-à-dire d'une des plus cruelles souffrances qui existent, et de leur assurer la paix intérieure. Ce n'est pas seulement à la pauvreté qu'il faut que la plupart des hommes se résignent, c'est aussi au manque de distinction du métier qui les fait vivre. Les professions ne jouissent pas d'une estime égale: le métier de portefaix passe pour moins honorable que celui de mécanicien, et la fonction du policier n'a pas le même prestige que celle du magistrat. L'enseignement tel qu'il est organisé en France comporte une hiérarchie sociale : l'opinion attribue au professeur de lycée une tâche plus relevée qu'à l'instituteur, et investit le _ professeur de Faculté d'une autorité éminente qu'elle refuse au professeur de lycée. Or, le souci d'une distinction sociale très souvent artificielle entràîne des souffrances sans nombre. En veut-on un exemple àssez fréquent dans certains milieux ? Un homme marié et père de famille occupe dans une administration secondaire un emploi qui suffit à ses besoins et aux besoins des siens. Mais sa femme, qui est ambitieuse, au mauvais sens du mot, et qui a le culte de toute distinction apparente, supporte mal d'être la femme d'un homi:ne qui occupe un poste sans éclat. Pour répondre aux exigences de cette vanité, le mari cherchera dans quelque colonie des antipodes une situation plus honorifique; il sera inspecteur, contrôleur, chef d'un service quelconque, et si ses appointements plus élevés doivent s'absorber dans les frais d'une installation double, l'une, à la colonie, pour lui-même, l'autre, dans la mère patrie, pour sa ~-
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mille, il donnera du moins à sa femme le contentement d'inscrire sur ses cartes de visite un titre qui la rehaussera dans l'estime des dames de la « société ». Le malheureux souffrira peut-être cruellement d'avoir perdu les joies de la famille : et qui sait si ses enfants, loin de lui, ne vont pas se corrompre et se gâter? N'importe ! Il aura la satisfaction de les avoir élevés d'un degré sur une échelle socide qui; pour un homme de sens, ne figure qu'une hiérarchie de convention. Le poison qui ravage ainsi beaucoup d'existences est une vanité absurde qui ne sait pas se résigner. Un instituteur ne se console pas de n'avoir pu être professeur de lycée : un peu de bon sens ne lui ferait-il pas comprendre que, si le professeur de lycée a le prestige d'une instruction supérieure, plus instruit ne veut pas forcément dire plus intelligent, et que ce qui importe à la dignité d'un homme, c'est l'intelligence, c'est surtout le caractère, dont la qualité ne se mesure pas au degré d'instruction? De même, le professeur de lycée a tort s'il envie la destinée du professeur d'enseignement supérieur: la tâche que celui-ci se donne d'aider à l'avancement de la science n'est pas moins difficile que haute, et ceux qui y réussissent, les Pasteur ou les Fustel de Coulanges, sont rares ; en revanche l'éducateur qui a quelque originalité dans l'esprit peut toujours en marquer l'empreinte sur des livres ou des articles ou, s'il n'a pas le temps d'écrire, sur les leçons journalières par lesquelleii il forme la raison et la conscie~ce de ses élèves. Là, comme par::
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tout, l'individu trop tenté de regarder au-dessus de lui et de juger son existence perdue parce qu'il n'a pas rempli les fonctions jugées les plus hautes, tro·uve un moti()assuré de résignation dans la maxime sans cesse répétée, mais toujours méconnue, que c'est surtout la valeur de l'individu qui fait la valeur de la fonction. Nous avons supposé plus haut, pour justifier la résignation, que la nature et Ja condition de l'individu s'accordent ou, du moins, qu'il n'y a pas entre elles un désaccord violent. Mais ce désaccord, s'il se produit moins souvent que les vaniteux ne l'imaginent, se produit parfois: il existe des vocations manquées, et surtout il y a des hommes qui n'ont réalisé qu'une partie de leur vocation. Taine raconte que son ami Wepke était né géomètre et que c'est par erreur qu'il avait tourné sa vie vers l'histoire : cet exemple n'est certainement pas unique. Des savants se sont voués à des recherches d'érudition spéciale en s'interdisant comme prématurées les spéculations · philosopRiques vers lesquelles les portaient des goûts très vifs. Il arrive aussi que l'homme qui se consacre à la vie intellectuelle sous la forme scientifique ou philosophique souffre de sentir en lui des facultés d'action qu'il laisse sans emploi. On connaît la plainte que Michelet élève contre une éducation artificielle « qui subtilise en nous l'esprit aux dépens des facultés 3;ctives, fait de chacun de nous une moitié d'homme/moitié spécula#ve qui, pour faire l'homme complet, attend l'autre moitié, la moitié d'instinct et d'action ». D~au::.
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tres fois, ce n'est pas les fac ultés actives, mais les facultés affectives que la condition qu'on subit ou qu'on a choisie refuse de satisfaire. Rappelons-nous l'aveu si touchant de La Bruyère : « Il y a quelquefois, dans le cours de la vie, de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l'on nous défend qu'il est natu• rel de désirer au moins qu 'ils fussent pe rll!__is ; de si grands charmes he peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu. » La Bruyère indique, avec le mal, le remède : l'homme à qui s'impose la nécessité de sacrifier une partie de sa nature peut trouver une joie exceptionnelle dans la vie plus haute à laquelle l'élèvent l'intelli gence et l'acceptation de cette nécessité. L'érudit qui, par respect pour la spéculation philosophique, renonce à formuler des vues d'ensemble qu'il juge n' être pas mûres, se donne à lui-même un sentiment plus profond de la dignité de la vie spéculative que tel constructeur téméraire de systèmes à priori. Le savant ou le philosophe qui regrette les risques et les joies de l'action peut calmer ses regrets s'il so.n ge que la vie intellectuelle est plus pure que la vie active, qui ne peut éviter de transiger avec la sottise et la bassesse des hommes, et s'il réfléchit, d'autre part, que la vie intellectuelle est elle-même une forme de l'action, que les vérités de la science ou de la ·p hilosophie sont, comme le disait Descartes·, des batailles gagnées et qu'elles exigent dés vertus d'initiative, d'ingéniosité, de patience et de courage au moins égales à celles que réclament les combats de la poli·
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tique ou de l'industrie. Il est plus pénible <le renoncer à satisfaire certains besoins du cœur que de consentir à laisser sans satisfaction des besoins de l'intelligence ou même de la volonté ; et cependant le cœur, lui aussi, a intérêt à se résigner si le devoir' le lui commande : la femme qui se défend contre un entraînement instinctif goûte mieux ce qu'il y a d'humain et d' éternellement désirable dans les émotions de l'amour que celle qui, cédant à un vertige passionnel, abandonne d'une façon peut-être définitive l'empire qu'elle avait sur elle-même et diminue à jamais le prix de sa personnalité. Il est rare qu'une âme même vulgaire n'ait pas l'occasion de regretter les défaillances· auxquelles elle a consenti; une âme noble ne regrette jamais d'avoir porté sans faiblir les souffrances passagères que son idéal lui infligeait. On voit comment la résignation doit intervenir pour faire aecepter à l'individu les limites nécessaires et les conÎrariétés inévitables que lui imposent les lois générales de l'existence et les conditions particulières de sa vie. C'est dire que la sagesse prescrit à l'homme de borner ses exigences en matière -de bonheur. Les biens de la vie, mis à profit par l'homme d'énergie et de raison, suffisent pour qu'il vaille la peine de vivre; mais ils n'apportent, même. aux mieux doués et aux plus favorisés par le sort, qu'une félicité humaine, c'est-à-dire incomplète et hasardeuse~ d'autant moin~ hasardeuse seulement et surtout d'autant plus profonde que la sagesse est plus haute. Se persuader que le bonheur accessible à l'homme a des limites,
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mobiles sans _ doute, mais qui ne peuvent reculer à l'infini, telle est la condition première du bonheur; et, comme cette attitude mentale est déjà la -~ésignation en son acte essentiel et, pour ainsi dire, en son principe, nous y trouvons une raison nouvelle de maintenir contre ceux des modernes qui dédaignent à l'excès les leçons de la sagesse antique l'éternelle nécessité de la résignatioB
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LAJUSTJCE
La première et la plus essentielle de nos obligations envers nos semblables est la justice. En quoi co nsistet-elle? Elle présente des formes multiples et enveloppe une pluralité d'espèces; quel caractère ou élément commun se retrouve en toutes? Et comment, par suite, convient-il de la définir? Écartons la définition banale qui la r éduit au ~E,_ect des contrats. Cette définition ne convient qu'à la iustice économiq:y_e, à cette justice d'échange dont Aristote. a déterminé la loi. On sait que le commerce élimine ou tend à éliminer la considération des personnes e\ de leurs qualités morales pour ne tenir compte que la valeur des objets échangés . Je possède un objet dont vous avez besoin et qui m'est inutile, vous en avez produit un autre qui me rendrait service: nous les échangeons, et l'opération nous paraît juste si elle nous sat.isfait également .. ~ne éq~,ivalençe de~ choses détermmée par un éqmhbre d egoïsmes qm \ tendent vers des fins différentes, telle est, en son essence première, la justice économique . Ne serait-il
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pas absurde de ramener à cette équivalence toute la justice puisque, à côté de biens matériels, il existe des biens moraux? Si l'échange de deux objets d'une valeur égale est une opération juste, c'est aussi faire acte de justice que de respecter les croyances, les sentiments, la liberté d'autrui. De plus, le progrès de la réflexion morale soumet la justice économique au contrôle de la justice plus haute qui exige le respect de la personnalité humaine, ~t tout homme éclairé considère comme iniques des échanges même volontaires, lorsqu'ils ont été cons6nti11 sous l'empire d'institutions que la conscience n'approuve. pas. Aujourd'hui nous ne tenons un contrat pour vraiment juste que si, des deux contractants, l'un ne se trouve pas à la merci de l'autre ou, en d'autres termes, s'ils sont également libres. Définirons-nous donc la justice comme la loi d'égale liberté ? C'est la définition que Kant · en donne : « Toute action est juste, dit-il, qui permet à la liberté de chacun de s'accorder, selon une loi générale, avec la libllrté de tous ». Il est remarquable que cette défition du plus profond des idéalistes modernes se retrouve chez le plus vigoureux des penseurs naturalistes du xxx• siècle, chez Herbert Spencer : nous agissons justement, selon ..§pencer, chaque fois que notre libre activité « n'enfreint pas la liberté égale de n'importe quel homme ». Cette formule, où se rencontrent deux philosophes de tendances si contraires; semble justifiée par les faits. Tous les actes qu'on appelle ordinairement justes s'y réduisent sans trop de peine.
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Je suis injuste si j'attente à la vie, à la propriété, à . l'honneur d'autrui: c'est que, ne consentant pas moimê!fle à être tué, volé, déshonoré, je m'attribue par mes actes une liberté que je refuse aux autres. Pareillement je commets une injustice en déclinant les charges d'un contrat dont j'ai accepté les avantages, parce que je m'arroge une liberté _ dont se prive l'homme avec qui je me suis engagé. Pour la même rais.on j'agis injustement si, après avoir reçu de mon voisin un libre service, je lui refuse un service qe même nature. Comme la justice individuelle, la justice sociale paraît réductible au principe d'égale liberté· : n'"êst-ce pas ce principe que proclame notre Déclaration révolutionnaire des droits lorsqu'elle exige que tous les citoyens soient également « admissibles à toutes dignités, places et emplois, sans autre distincLion que celle de leurs mérites et de leurs vertus » ? Actuellement, si les socialistes demandent, au nom de la justice, que tous aient accès à la propriété, et s'ils veulent que le capital reçoive la seule forme qui puisse, d'après emc, le rendre communicable à tous, la forme collective, n'est-ce pas encore le principe d'égale liberté qu'ils invoquent? · On a pourtant reproché à la définition de Kant et de Spencer d'être trop étroite, et l'on a prétendu que la notion de liberté n'entre pas nécessairement dans la notion de justice. L'égale liberté, dit-on, est \ juste, inais une servitude égale imposée à"tou.s n'aurait-elle pas droit à la même qualification? Le service milit:ûre apparait aux hommes de ce temps comme
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une dure contratnte imposée par la société à l'individu, et cependant ils n e l' estiment pas injuste s'il > pèse également sur tous. L'idée de justice enveloppe 1 donc l'idée d'égalité, non celle de liberté. - Elle comprend, selon nous, l'une aussi bien que l'autre: justice n'est pas simplement synonyme d'égalité. Spencer observe avec raison que la justice n'est nullement satisfaite si Pierre, frappé par Paul, le frappe à son tour, ou si Jean, après avoir envahi la propriété de Jacques, subit de la part de Jacques une violence semblable et égale. La justice n'est pas une « corn• ~nsation d'injustices », et la loi du talion n'a decrédit qu'auprès des sociétés barbares. Dès que la réflexion s'applique 1.ux notions m~rales, elle découvre que l'égalité, pour être juste, doit assurer à chacun et à tous, d'une façon directe ou in~irecte, le maximum d'indépendance et de puissance. Le service militaire universel et d'une durée égale pour tous est ~ste, non comme servitude commune, mais comme condition d'une sécurité commune et d'une commune liberté. Des charges fiscales qu'un autocrate répartit selon une loi d'égalité proportionnelle sont iniques si elles dépassent les exigences des services publics et entretiennent des nobles de cour ou des fonctionnaires parasites. Ainsi l'égalité n'est justice que lorsqu'elle suit une certaine direction et va dans le sens de la ~ie la plus libre et la plus haute. Il est donc faux de dire avec un moraliste contemporain' que, « si nous n'assignions à la morale d'autre fin que la justice, nous ne pourrions condamner ni une mesure qui ten-
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drait à accroître la somme des souffrances humaines ou à diminuer la durée moyenne de la vie, du moment que tous seraient frappés également, ni une aggravation inutile -des charges militaires ou fiscales, dès qu'elles seraient équitablement réparties ». Il suit des réflex.ions précédentes que la définition de Kant et de Spen~er, loin d'être insuffisamment l2rge, a plutôt besoin d'être précisée. D'abord I'é~ tt,éJl)uV"'~ ~ r t é n'est rationnelle et juste qu'à condition de s'accorder avec les nécessités de la vie soci::.le. Nul n' admet qu'un pays où tous les citoyens seraient 1\,(o,I 1 libres de se voler et de se tuer les uns les autres l pratiquerait la loi de justice. Et nul ne doit tenir pour justes des législateurs qui accordent à une population, dont la majeure parti& sait mal se gouverner ellemême, la faculté de se détruire par la consommation sans entraves de poisons tels q~ l'absinthe: en réalité ces législateurs commettent, peut-être sans s'en douter, un effroyable crime. Prenons un exemple dans un autre ordre, dans l'ordre économique. On y entend la liberté diversement, et surtout en deux sens principaux : ou on la . conçoit comme la libre concurrence d'individus isolés qui n'ont pas le droit de s'associer, selon la doctrine que fire~d-;;"pter à nos lé-' gislateurs de 1789 les abus du régime corporatif; ou bien , on la fait consister de préférence dans la liberté ~ d'association, dans la faculté de se syndique~e coopérer de façons divers~s, selon la théorie qui, depuis un quart de siècle, a passé dans nos lois. Or si l'on constate que la liberté strictement individuelle
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produit rassujettissement à une aristocratie financièr,e et la dégradation à la fois sociale et morale de la --('/ classe qui travaille, et que la libert6 syndicale et coopérative fournit à la rmême classe le moyen de grandir socialement, de s'émanciper intellectuellement et de se discipliner moralement, il faut dire de celle-là qu'elle est inique et de celle-ci qu'elle répond seule aux exigences de la justice. Mais le souci exclusif de la dignité humajpe peut être lui-même une cause d'injustice si, pour assurer aux individus les conditions d'une existence plus élevée, il abolit des arrangements sociaux que l'imperfection intellectuelle et morale de la plupart des hommes rend provisoirement nécessaires : un idéalisme qui tue un peuple en \ voulant l'émanciper est incontestablement criminel. Il en résulte que la justice consiste à reconnaître et à respecter chez tous également u_ liberté qui s'acne corde avec les exigences de la dignité humaine et les nécessités de la vie s ~ o u , plus précisément, qui satisfait les premières dans la mesure compatible avec les secondes. Est juste toute ac~ion ou institution qui respecte impartialement chez les individus humains les libertés que réclame leur dignité d'hommes et que n'excluent pas les conditions de la vie en société. Après avoir indiqué le contenu essentiel de la no, ~~ tion de justice, essayons d'en déterminer l'orig:ine. ~ Puisque l'idée de justice suppose une liberté que l'individu revendique pour lui-même comme pou·r les l autres, elle doit compter :earmi ses facteurs des senti~ ments égoïstes. En fait, par cela seul que l'h~e
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considère sa vie comme un bien et qu'il ne peut vivre s'il ne garde pas la liberté de ses mouvements, il repousse les contraintes dont il n'aperçoit pas la nécessité, et déc)are injuste tout ce qui, sans raison sociale apparente, diminue ou menace de diminuer sa sphère d'action. Spencer a très bien raconté l'histoire ·de ce sentiment égoïste de la justice. Au plus bas degré, dit-il, il proteste èontre ce qui empêche l'individu de faire usage de sa force physique et de recueillir les avantages que normalement elle lui procure. Puis, il s'élargit à mesuye que progressent les facultés mentales. Après avoir réagi contre des empiétemçnts directs et violents, il réagit contre des atteintes moins brutales, et c'est ainsi qu'on le voit souvent protester contre l'excès de la sujétion politi~e ou contre le poids trop lourd des charges fiscales. A un degré supérieur, il devient incapable de supporter les...E_rivi)èges ,d e classe qui produisent ou favorisent des injustices toute sorte, jusqu'à ce qu'enfin (( ce sentiment, si peu développé chez le nègre qu'il raille son compagnon émancipé d'avoir perdu la protection de son maître, se développe à l'extrême. L'Anglais, par exemple, proteste avec violence contre la plus légère infraction à la procédure du parlement ou d'un meeting public : cette infraction, en elle-même, ne le touche en rien, mais elle pourrait, d'une manière détournée et indirecte, conférer quelque pouvoir à une autorité quelconque qui, peut-être un jour, lui imposerait des charges ou des restrictions imprévues ». Ce que Spencer néglige de dire et ce qu'il importe
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d'ajouter, c'est que les exigences de l'individualité humaine, à mesure qu'elle s'enrichit, se modifient en espèce et en qualité : lorsque l'homme devient capable de penser avec indépendance et de se gouverner selon sa pensée propre, il prend consciencé de sa noblesse intime et, s'attachant à ses ~royances et à ses opinions avec la même force qui l'attachait d'abord à ses moyens et conditions d'existence physiques et économiques, il r_Qpousse comme une brutale injustice tout ce qui atteint sa dignité d'être conscient et iD,tel-. ligent. En d'autres termes, le progrès des facultés mentales conduit peu à peu l'instinct de conservation personnelle vers cette forme supérieure où il veut, avant tout, !!!_ aintenir intacte la liberté de l'esprit. Mais, sous une forme humble ou haute, un sentiment personnel se rencontre toujours · à la ba~u sentiment et de la notion de la justice : les libertés que l'individu exige en droit sont les libertés qu'il exerce ou veut exercer, et l'on voit que les hommes sentent d'autant mieux l'injustice subie par un de leurs semblables qu'ils'aiment personnellement davantage et sentent plus fortement · menacée en eux-mêmes l'espèce particulière d'activité qui a été violentée en autrui. Le plus sûr moyen de réveiller chez la plupart des gens un sentiment assoupi/ de justice est d'inquiéter leur souci de liberté personnelle en leur faisant voir que l'iniquité qui frappe un indifférent peut les atteindre à leur tour. Au surplus : puisque nui ne peut sympathiser - avec des sentiments qu'il n'a pas éprouvés et que, par suite, il ignore, le goût
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de la liberté po ur soi -précède forcément le goût de la liberté pour les autres, et c'est ainsi qu'un désir per sonuel prend place au premier rang des causes du sentiment de la justice. Mais pour que ce sentiment naisse, il faut que l'altruisme intervien.u..e et associe son influence à celle de !"égoïsme. Je ne puis m'élever au sentiment et à la notion de justice que si je suis capable de sympathiser avec les autres et de désirer pour eux la liberté que je revendique pour moi. Si j'aime à vivre d'une façon indépendante et si je secoue volontiers le joug des usages du monde, une sympathie naturelle me portera sans doute à réclamer le droit à l'indépendance -pour les non-conformistes en général, même pour ceux dont le non-conformisme se manifeste par une conduite très différente d-e la mienne. Si je tiens avec force à ma liberté de conscience en matière religieuse ou philosophique, il suffit que je sois doué de quelque générosité pour que je souhaite à mes contradicteurs en religion ou en philosophie une libe-rté sans laquelle je ne conçois personnellement ni dignité ni bonheur. Un homme de cœur ne peut san&. souffrance se représ 1;nter les autres privés d'un bien qui lui est cher et qu'il sait leur être cher comme à lui. Il s'indigne si on lui ôte ce bien ; il s'indignera également si on le leur enlève, et cette I colère généreuse entrera pour une grand part dans son sentiment blessé de la justice. Au reste, l'histoire nous montre que le progrès de l'altruisme est un des facteurs essentiels qui détermi-
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nent le "Qrogrès de la notion du juste. Chaque fois , que, dans une société quelconque, les hommes qui , font pa1'tie de la classe dirigeante se tournent avec sympathie vers la classe dirigée et prennent conscience du sort misérable qu'elle subit, ils lui découvrent une dignité et des droits que d'abord ils lui refusaient. \ C'est ainsi qu'en France, sous l'empire de larges sentiments humains propagés par la philosophie et la littérature, il a paru juste d'accorder au peuple, d'abord la ·liberté civile, puis la liberté politique et, plus tard, la liberté de se syndiquer et de coopérer. Lorsque le socialisme contemporain p- étend appuyer les nour veaux droits qu'il réclame pour le prolétariat sur des principes exclusivement I scientifi..que!J'et qu'il raille Îes utopies des idéalistes humanitaires, il méconnaît sa propre nature : ceux de ses théoriciens qui comptent s'inspirent de motifs altruistes et leur doctrine reste foncièrement sentimentale. C'est surtout au cœur des · hommes de bonne volonté qu'elle s'adresse lorsqu'elle leur demande de travailler à établir un ordre de choses qui libérera le prolétariat asservi et le fera participer à une vie réellement humaine. Les promoteurs mêmes du matérialisme historique, Marx et Engels, parlent plus d'une fois en idéalistes. cc Ce que nous voulons, disent-ils dans leur Manifeste comnwniste, c'est supprimer ce triste mode d'appropriation qui fait que l'ouvrier ne vit que pour accroître le capital.::· Dans la société bourgeoise le travail vivant n'est qu'un moyen d'accroître le travail accumulé ; dans la société communiste, le travail accumulé sera un moyen
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d'élargir, d'enrichir et d'embellir l'existence. » Illusoire ou non, l'idéal d'une société rationnelle et juste que conçoivent les socialistes procède donc d'une noble sympathie qui demande que l'ouvrier cesse d' être un instrument au service du capital, et que le capital devienne un instrument au service de la plus haute vie physique et intellectuelle de l'ouvrier. On pourrait prendre _d'autres ex.emples, ils prouveraient comme celui-ci que l'altruisme se retrouve sous la justice et qu'il l'élargit en se développant . Nous venons de voir que le sentiment et la notion ' de justice dépendent de l'é_goïs!!!_e, qui exige pour r l'indivi~u la plus grande liberté possible, et de l~ ~ e , qui souhaite pour les individus ou les groupes avec lesquels il sympathise une semblable liberté . Mais le sentiment àe la justice n'est pas simplement une impulsion sensible ou une synthèse d'impulsions sensibles, i.!.._a un caractère hautemenl intellectuel et n'existe que par 1a raison. Supposez qu'un égoïsme 'aveugle nous dirige, nou; pourrons vouloir la liberté pour nous, non pour les autres; ajoutez à l'égoïsme la sympathie, une ,ëympathie que l'intelligence n'éclaire ni ne dfacipline, nous voudrons la liberté pour d'autres hommes, mais pour ceux-là seuls que nous aimons. Beaucoup d'hommes ne dépassent pas cette phase inférieure de la vie morale ou plutôt cette phase ( antérieure à la moralité : <c la liberté polir nous et n<,>s u,..amis >); telle est leur maxime secrète, et cettè maxime n-'..cst sûrement pas celle de la justice. Pour que j'aie le véritable sentiment de la justice, il faut que je dé-
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sire et juge désirable l'attribution à tous d'une égale. 1 liberté. ·Mais c'est la raison qui me fait comprendrc' ~ tel objet mérite d'être désiré, c'est elle qui me nontre qu'en réclamap.t pour chacun toute la liberté .:iompatible avec l'égale liberté des autres, je pose la condition la plus favorable au maintien d'une société d;;;;,t tous les membres sont des unités conscientes, et la seule condition sous laquelle jo puisse faire~ cueillir par le plus grand nombre le vœu de liberté que je forme pour mes amis et moi. Des hommes qui réfléchissent ne peuvent aimer et vouloir une société qui les opprime sous le poids de privilèges institués en faveur d'une classe ou d'un groupe, et nul de nous n'oserait demander à l'ensembl& de ses associés de faire respecter eµ lui une liberté qu 1il ne revendiquerait pas pour tous. La raison nous conduit d'une autre façon encore a.r,, ,kuA,. la justice. L'individu intelligent qui juge la raison~M ____ respectable en lui-même ne peut pas ne pas la juger 'r;t.<.,v respectable chez les autres: la faculté qui le rend capable de gouverner et de perfectionner sa nature confère une égale capacité à ses semblables, et, en rc._Eonnaissant la dignité de la raison en tout homme, il se place naturellement à ce point de vue de la justice sous lequel, pour parler le langage de Kant, l'huma- _ nité apparaît en chaque individu comme une fin et non cp,mme un moyen. Sans doute il n'ignore pas que les hommes sont inégalement raisonnables et, dans les relations qu'il entretient avec eux, il se garde de les placer tous au même rang l mais comme il ne
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connait avec certitude ni la nature individuelle, ni les ressources mentales et morales, ni l'avenir possible de chacun, il estime qu'il convient d'assurer à tous d'égales possibilités de développement : et il affirme ainsi la justice sans aucune spéculation métaphysique sur la raison ou la liberté. L'idée de justice est donc doublement un produit de la raison, puisque nous la concevons comme la condition rationnelle de la vie sociale pour des êtres qui réfléchissent et comme l'exigence rationnelle de la dignité que le pouvoir de . se gouverner et de se réformer soi-même attribue à tout individu intelligent. Expliquer comment naît l'idée de justice, c'est comprendre qu' elle évolue et pourquoi elle évolue . Puisque les facteurs qui la suscitent ne sont pas immuables, mais se modifient, il est nécessaire qu'elle reflète en son contenu leurs modifications . Nous savons par une leçon précédente que l!!:aison p rogre~ soit qu'elle découvre de nduveaux principes, soit qu'elle tire des principes établis de nouvelles cons équences. D'autre part, il est visible que les ~ JQ,ents égoïstes se dévelo:e~ent avec les sources nouvelles de jouissance ouvertes par la civilisation, et que les s~ntim ents altruistes suive~ t normalement dans leur devenir le progrès des sentiments égoïstes qui leur correspondent et celui des facultés représentatives qui nous font pe1·cevoir ou imagin er les joies ou les peines d'autrui. L'évolution de l'idée de justice résulte . infailliblement de la triple évolution de l'égoïsme, de l'altruisme et de la raison.
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Et nous n'avons aucun motif de croire qu'elle soit ~~}W.A. parvenue à son dernier terme. En effet, la justice, 0 envisagée à un certain point de vue, est une 'réaction, ) ~ d'ailleurs naturelle, contre la nature, et nous ne pouvons dire d'avance à quelle limite cette réaction s'arrêtera. Il est certain qu'à mesure que, sous l'influence de la vie sociale, nous devenons des hommes, nous répugnons davantage à vivre selon la loi des brutes. La nature n'impose aucune borne à l'égoïsme des animaux, tout au moins des animaux qui ne vivent pas en société ; leur droit se mesure à leu c puissance et ne respecte la vie d'aucun concurrent plus faible. La justice humaine abolit cette loi primitive en délivrant les faibles d'une des conséquences de leur infériorité : elle oblige les forts à respecter des existences ou des activités qu'ils pourraient supprimer ou opprimer. Le régime d'.,tg_ale liberté qu'elle institue est une innovation bienfaisante qui permet aux plus mal doués de ~ vre et e se faire dans le milieu social une condition très médiocre sans doute, mais à peu près proportionnée à leur valeur. Seulement cette innovation n'est peut-être pas la dernière, et rien ne nous autorise à tenir pour définitif notre régime du droit. Après avoir commencé à se libérer de la nature, pourquoi la justice humaine ne poursuivrait-elle pas son œuvre de libération et, considérant que l~s ê_tr_es. i~féri~urs ne ni sont pas responsables de leur mfer10nte ·native, ne rv,Jfinirait-e1Ie pas par réclamer pour leur activité m~ ~ ~ i:e un salaire~ à celui que procure aux supérieurs 'lit)) / \ une activité plus riche et plus féconde ?
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Cet égalitarisme n'a pas eu d'adversaire plus intraitable que Spencer, et cep endant Spencer lui-même a paru l'accepter au moins une fois, puisqu'il a écrit dans so~ livre sur la Bienf isance les lignes suivantes: a « S'il est juste d'atténuer artificiellement pour les hommes associés les rigueurs de la nature et d'assurer artificiellement aux inférieurs une arène ouverte à leurs activités, pourquoi la justice ne permettraitelle pas d'aller plus loin et de les sauver de ceux d,es effets fâcheux de leur infériorité qui peuvent être artificiellement écartés? » Nous concevons, en effet, dans l'avenir lointain une humanité meilleure que la nôtre dont les membres les plus intellige nts et les plus énergiques reconnaîtraient dans leur supériorit é natur elle une sorte d'injustice de la nature, et n'admettraient pas que la société aggravât à leur profit cette injustice en leur accordant une plus haute récompens e qu'à leurs semblables moins heureusement dou és. Notre justice d'aujourd'hui est en partie fonction de l'égoïsme de l'élite, que l'espoir d'un salaire exceptionnel peut seul décider à fournir tout l'effort socialement utile dont elle est capable j mais on doit prévoir le j~ur où, dans une civilisation plus riche et qui aura moins besoin de stimuler l'activité productive, une élite plus profondément généreuse et humaine fera triompher l'idéal de répartition des biens que les démocrates niveleurs voudraient follement r éalise r aujourd'hui. Parmi les suppositions diverses qu'on peut faire sur le développement futur de nos idées mqrales, une seul e est interdite par la science: c'est
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l'hypothèse que le changement de leurs causes, qu'on sait inévitable, ne les changera pas. Mais si nous croyons au devenir des idées morales, ce n'est pas pour en tirer une conclusion sceptique. Au contraire nous n'avons insisté sur les explications qui rendent intelligible la genèse de l'idée de justice que parce que, bien comprises, elles doivent fortifier et non affaiblir l'autorité de cette idée. Ceux-là sont dupes d'un préjugé qui affirment qu'il est dangereux de montrer dans les idées morales les produits de causes naturelles, comme si une grande notion dont on a découvert les racines et raconté l'histoire devait forcément perdre son caractère auguste et vénérable. Sans doute un esprit superstitieux n'accorde son respect qu'à ce qui est obscur et ne vénère qu'à condition de ne ·pas comprendre, mais il en est tout autrement de l'homme formé par une culture rationnelle : il ne s'incline sans réserve que devant ce qui satisfait sa raison. Or précisément l'idée de justice est une idée très hautement intelligib~, qu'on ne peut expliquer sans la justifier du même coup. N·o us avons vu qu'elle est le produit des facultés humaines et qu'elle exprime l'homme même en tant qu'il développe harmonieusement ses exigences personnelles de liberté, f ses inclinations altruistefet sa raison$C'est en s'élevant à l'humanité que l'individu conçoit la justice, et il ne peut renonçer à être juste qu'en renonçant à vivre selon ce qu'il a d'humain en lui. Comment donc serait-il possible à qui connaît les origines de la jnstice de la traiter comme une idée conveution
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nelle et indigne de respect? En vérité, rien ne ressemble moins à une convention, puisque la justice se confond avec notre nature envisagée dans sa direction normale, dans la loi qu'elle se donne en se réalisant. Prétendre que, parce qu'elle évolue comme toute chose naturelle, elle n'est pas fondée en raison, c'est identifier faussement le rationnel pratique avec ce qui échappe au devenir et, par cela même, aux conditions de la vie: rien n'est étranger à la vie qui ne soit étranger à la raison. L'évolution même de la justice prouve sa a!i,. WJ.Q car ce qui fait passer les hommes d'une idée du droi.t à une autre, c'est un effort de la vie en progrès. En veut-on un exemple? Dans l'ordre social la justice évolue de deux façons différentes. Tantôt elle gagne en étendue ou, selon le langage d~ l'école, en (< ~ knsion »; elle s'applique à des groupes d'hommes qu'elle laissait d'abord hors de son domaine: et c'est ainsi qu'à Rome la sphère juridique d'abord réservée à la classe patricienne s'ouvre peu à peu aux plébéiens. Tantôt la justice enrichit son contenu, augmente sa cc comvréhension », comme lorsque la justice sociale conçue par les modernes ajoute aux droits du citoyen dans l'État ceux du travailleur dans l'atelier. Dans le premier cas, c'est un plus grand nombre d'hommes qui sont appelés à participer à la vie normale déjà réalisée par une élite; dans le second, ce sont de nouvelles portions de l'existence de chacun qui échappent à l'arbitraire ou à la servitude et qui acquièrent sécurité, liberté, dignité. Sous le premier point de
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vue la montée de la justice traduit un progrès de la vie en largeur ; sous le second, elle marque un progrès de la vie en profondeur ; sous les deux points de vue, elle exprime un développement de la vie. Si donc la vie est bonne, il s'ensuit que la justice, dont les mouvements révèlent sa marche ascendante, constitue un bien essentiel et fondamental. Justifiée par son origine et son histoire, par les conditions sous lesquelles elle se produit et progresse, 1~ justice se justifie , en outre, par ses effets. Si elle procède d'une ascension de la vie, elle favorise de façons ·diverses cette ascension. Signalons quelquesunes de ses conséquences les plus bienfaisantes, en commençaht par les plus humbles, celles qui arrêtent de préférence l'attention des économistes. La justice, disent les économistes, est la condition de la coopération humaine, qui conditionne elle-même notre bien-être individuel. Et ils montrent que tout le confort de notre existence est l'œuvre d'hommes associés et fidèles aux règles de leur association. Ils rappellent qu'il n'est pasjusqu'aux plantes qui servent à notre alimentation journalière que n'ait créées on modifiées profondément une culture méthodiqu e, poursuivie par d'innombrables générations qui observaient une certaine discipline légale et morale. Les hommes, en effet, n'ont pu traYailler ensemble q11 'e n s'engageant à ne pas se tuer et se dépouiller les uns les autres· et·en tenant presque toujours leur engagement. Ils n'ont pu échanger leurs services qufen respectant dans la grande majorité des cas les conditions
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sous lesquelles ils les échan geaient. Celui qui refuse de payer au prix convenu un objet qui lui a été li.vré ou un travail qui a été fait pour lui s'ôte à · lui-m ême toute chance de traiter dé sormais avec la victime ou même avec les témoins de sa mauvaise foi. La violation des contrats entraîne donc la rupture de la coopération ou, en d'autres termes, l'injustice est pofil_.la vl e écono,m~ue un principe de mort. C<?mment, dès lors, l'égoïsme ·n e nous conduirait-1 pas à pratiquer la justice, règle nécessaire d' une collaboration sans laqu elle nous manqueraient tous les biens de la vie matérielle? On objecte que fonder sur l'utili~ le respect d_es c2E_11J).ts, c'est ln. faire reposer sur une h e fragi_k. ~ Dans les cas où l'engagement devient onéreux pour l'une des parties, rien ne la détourne de le briser. La justice, qui est censée devoir me guider dans la r echerche de mon intérêt, me gêne : pourquo_, dei mande M. Boutroux, m'incliner devant-elle? Pourquoi cc sacrifier le certain à l'incertain, le clair à l'obscur ? )> Cette critique oublie que l'intérêt actu el et pas&ager qui peut faire désirer à l'individu la rupture de tel contrat particulier n'a pas la même forc e , aux y~ux d'un être intelligent et prévoyant, que l'utilité générale et permanente du respect des contrats. Par accident j'ai intérêt à violer l'engagement que j'::d pris pour aujourd'hui; mais j'ai pris ou je ·prendrai d' autres engagements qui me sont ou qui me seront avantageux; or, si je romps le premier, comment puis-je exiger la stricte exécution des seconds? Mon
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intérêt bien entendu suffit donc à me prescri1 e d' ètre loyal. En d'autres termes, l'individu n'a de sécurité que dans la mesure où les hommes avec lesquels il traite observent leurs contrats et, par suite, il commet la pire imprudence s'il renverse lui-même la barrière qui le défend contre les violences et les déloyautés d'autrui. Non seulement il rovo ue ar son in'ustice l'injustice de l'homme ou des hommes aux uels il uuît; mais il so ulève encore l'hostilité des gens que son iniquité n'atteint pas directement, mais qui, se sentant protéiés par le droit, s'unissent naturellement contre quiconque le viole. En se faisant une ennemie de l'opinion commune, il se place dans les conditions les plus contraires à ses intérêts personnels. Et ce n'~st pas tout. L'homme injuste a contre lui, outre les individus qu'il lèse et le public qu'il menace, le gardien du droit, l'État, qui châtie la violation des règles les plus nécessaires de la vie sociale : et l'on sait combien est incertaine et misérable dans la société l'existence de l'homme qu'a frappé un châtiment légal. li nous semble donc que l'utilitaire peut répondre à ses contradicteurs : << Vo trc objection prend le contre-pied de la vérité. Pour un égoïste intelligent sacrifier la justice à un plaisir ou à un intérêt passager, c'est sacrifier le certain à l'incertain, le solide et le durable à ce qui passe et fuit. Si la justiGe est un moyen indirect d'obtenir le maximum de satisfactions, ce moyen indirect est le seul moyen sôr : la route de l'injustice est hasardeuse entre toutes, semée de pièges, b~rdée de précipices. »
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On insistera peut-être et l'on dira que, ê_Î l'égoïsme intelligent a d'excellentes raisons pour se garder de l'injustice~ et violente, il est moins fort contre l'injustice qui se dissimule. L'individu qui obéit à son intérêt pers~ésitera-t-ilà tromper et à exploiter les autres dans les circonstances où il croira pouvoir le faire à l'insu de tous, sans craindre d'exciter des indignations destinées à lui nuire? Nous répondrons d'abord que ces cas où l'injustice peut se promettre une impunité certaine sont plus fictifs que réels, que la déloyauté secrète conduit aux perfidies ouvertes, et que l'homme intelligent n'a besoin que de prude!;lce pour ne pas s'engager sur cette pente. Nous répondrons en outre qu'à mesure que l'individu réfléchit davantage et qu'il aperçoit plus clairement les mille liens qui rattachent son utilité individuelle à l'utilité générale, cette solidarité visible lui déconseille plus fortement, avec les injustices ouvertes, les injustices cachées. En effet celles-ci comme celles-là, quoique à un moindre degré, entretiennent dans la société un état tout à fait défavorable au bien-être de tous et de chacun. Si une grande partie des forces mentales des hommes se dépense à combiner ou déjouer des ruses et des fraudes, la production directement utile subit une perte égale à cette dépense, il faudrait même dire une perte supérieure, car des hommes tenus d'être sans cesse en éveil et en garde contre la déloyauté d'âutrui ne peuvent déployer dans l'action l'entrain et l'allégresse d'individus affranchis de cette nécessité. Lorsque surtout les entrepris-es
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deviennent très complexes, comme dans la vie civilisée, un facteur· essentiel d~ succès est la possibilité de compter sur la loyauté des auxiliaires très nombreux dont on a simultanément ou successivement besoin. Comme l'a montré Bentham, le mal le plus terrible qui puisse peser sur une société. industrielle est celui de l'alarme chronique : « quand l'alarme arrive à un certain point, quand elle dure longtemps, son effet ne se borne pas aux facultés passives de l' homme (sensihilité et imagination affective); elle passe jusqu'à ses facultés actives (intelligence et volonté), elle les amortit. » Finalement, « l'industrie tombe avec l'espérance.» Ainsi, par cela même qu'elles provoquent l'imitation et tendent à se généraliser, les actions contraires aux règles d'une coopération saine et féconde travaillent à détruire les conditions mêmes sous lesquelles l'individu peut conserver et augmenter son bien-être. Peut-être aucun utilitaire pleinement conscient de l'utilitarisme n'a-t-il jamais rencontré dans la vie réelle un cas où son intérêt très bien compris lui ait conseillé la violation d'une de ces r ègles élémentaires de justice que l'opinion commune impose imp érieusem ent au re spect de tous ./ . MaÏ,'1: Ie ju ste a pour se préserver de toute défail. Janet! d es r aisons plus profondes que celles qui iH' tirent de l'intérH personn el. En effet, ce n'est pa s <,eulement l' homm e économique, le producteur et 1(\ consp mmateur de choses mat érielles, qui a b esoin de justice, c'est encore et surtout l'homme ,;pirituel, celui qui vit et veut vivre de la vie du cœur et de l' es•
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prit. La justice, en même temps qu'elle garantit notre sécurité et notre bien-êtré, provoque ou soutient parmi nous la vie li!- plus aimante, la plus intelligente et la plus libre, par suite la plus humainement heureuse. Des individus ne peuvent s'aimer avec une confiance entière que s'ils se respectent les uns les autres; et l'on sait à quel point une intime harmonie affective favorise le bonheur de deux êtres, puisqu'elle les rend capables de se créer des joies profondes avec des motifs de contentement vulgaires et de transformer presque en plaisirs les peines légères de la vie. Ce qui est digne de remarque, o'est que cette action de laJjustice sur l'amour et le bonheur ne s'applique pas moins à la vie sociale qu'à la vie privée. Une société dont les inembres se montrent résolument respectueux de leurs droits réciproques ne suhit pas une épreuve qui n'attache plus fortement les cit_oyens les uns aux autres et ne leur rende plus sensible la joie de vivre en commun, tandis que dans une société où les groupes, les sectes et les partis cherchent à s' opprimer mutuellement, tout devient occasion d'inquiétude, de malaise et de 5,ouffrance, même ce qui devrait contenter et réjouir tous les fils de la même patrie. Pourquoi, dans nos sociétés modernes, tant d'hommes de cœur travaillent-ils si ardemment à abolir les iniquités que le passé nous a, léguées dans ses institutions, si ce n'est parce que les iniquités de toute sorte sont des obstacles à la bonne entente entl'e les hommes? Il n'y a pas de privilège social qui ne constitue une servitude pour ceux qu'il exclut, et toute servitude
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consciente prnvoque la haine, empêche l'éclosion des sentiments vraiment humains. En revanche la société où les hommes s'aimeraient le mieux les uns les autres serait celle où chacun ferait sa tâche avec la spontanéité et la joie que donne le sentiment de travailler sous des règles justes à une œuvre commune voulue par tous. Source d'amour et d'harmonie, la justice a encore le mérite de provoquer la vie intellectuelle la plus active, la plus variée et la plus haute. En effet, par la tolérance, qui n'est qu'une de ses formes, elle appelle à se produire les idées les plus diverses, entre lesquelles la libre critique exerce ensuite une sélection rationnelle que ne fausse aucune contrainte, aucune influence d'autorité. On peut dire qu'elle multiplie dans le monde le nombre des consciences. « Les personnes, observe justement Hoffding, ne sont pas seulement les centres où la valeur de la vie est sentie, elles sont en même temps les points d'où les mouvements de la vie ne cessent de rayonner de nouveau. La liberté crée de nouveaux èentres d'activité spontanée, ~t comme l'espèce se compose de centres personnels, la vie de l'espèce en devient aussi plus riche et plus vigoureuse. » Cette vie de l'ensemble gagne en richesse et en vigueur parce que la justice assure impartialement aux hommes, avec la liberté de la pensée, la liberté du vouloir. Dans une société juste tout individu peut se donner sa loi de conduite et vivre selon l'idéal que sa raison a conçu : l'auto~omie active de chacun est pour
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l'ensemble de ses associés un objet, non de susp1c10n et de- haine, mais de sympathie et de respect. Et cette liberté que lui donne la justice lui crée une haute responsabilité : non seulement elle l'oblige moralement à respecter dans les autres les activités qu'ils respectent en lui, mais encore elle l'invite à s'imposer à luimême les règles morales qu'il ne reçoit plus du dehors et à prouver par la façon dont il gouverne ses pensées, ses sentiments et ses actes qu'il mérite l'indépendance qu'on lui attribue. La justice est donc faite pour enrichir et élever à la fois la vie du cœur, de l'intelligence et de la volonté, c'est-à-dire pour accroître toutes les sources du bonheur humain; et l'on ne s'étonne pas que Renouvier ait écrit cette phrase : « Si l'empire de la justice nous semble insuffisant pour le bonheur des hommes, c'est que nous sommes malheureusement privés de ce spectacle que la terre n'a jamais contemplé. » Mais une objection se présente. La justice contribue sans doute à produire une haute vie spirituelle et à susciter une humanité digne de ce nom; mais nous, quand nous travaillons à réaliser_ par la justice une humanité idéale, nous tendons nos éne,·gies vers un bien dont nous ne jouirons pas. Nous sommes condamnés à ne pas voir la société meilleure que nos efforts préparent, à ne pas entrer dans la cité où tous participeront aux joies de l'intelligence et de l'âme et vivront fraternellement. cc Si l'humanité, dit un critique, ne doit s'épanouir en perfection qu'à la fin des temps, le bonheur des rac~s fa1w.res peut-il, à la
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réflexion, suffire à compenser et à justifier nos propres souffrances? ... Quelle infortune pour les uns d'être nés trop tôt, et pour leurs descendants, quel injuste bonheur! >, Ainsi l'effort moral qu'on nous demande serait une duperie puisqu'il ne pourrait posséder son objet, et ne rendrait possible qu'aux dépens de notre bonheur propre celui des générations à venir. Duperie imaginaire, selon nous, car la justice, qui prépare à l'humanité future une glorieuse et heureuse destinée, n'est pas pour le juste d'aujourd'hui un sacrifice, mais le plus sûr bonheur intime qu'il puisse goûter. Ainsi que l'avaient vu les anciens, la justice est harmonie : si elle ne nous épargne pas les conflits avec les autres, elle nous met toujours d'accord avec nousmêmes, et pour vivre heureux il n'est qu'un moyen, qui consiste à vivre d'accord avec soi sous une loi rationnelle. Le juste qui s'est assigné une règle de onduite inébranlable se sent très fort par la certitude sur laquelle sa vie repose; il sait qu'il y a en lui quelque chose de plus puissant que toutes les fatalités du dehors, que toutes les violences qui peuvent lui être infligées par la nature ou par les hommes; même sous le coup des plus accablantes disgrâces, la partie la plus élevée de son âme demeure toujours calme. S' engage-t-il dans les batailles quotidiennes de la vie active? Il souffre moins qu'un autre des blessures qu'il y reçoit, car il n'y a point de remords dans sa souffrance, et la guerre qu'il fait à l'injustice n'implique aucune haine contre les hommes : il ne veut ni les détruire ni leur nuire, mais seulement, s'il ie
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peut, les amener au bien. cc Celui, dit Spinoza, qui veut venger ses injures en rendant haine pour haine ne peut manquer de vivre dans la tristesse et le chagrin; m_ celui qui s'efforce de vaincre la haine par ~is l'amour trouve dans ce combat la sécurité et la joie. Il résiste avec une égale facilité à un seul homme et a plusieurs et n'a nul besoin du secours de la fortune. Ceux qu'il parvient à vaincre sont heureux d'être vaincus, et leur défaite ne les rend pas moins forts, mais, au contraire, plus forts. » Ainsi l'homme de volonté droite, s'il sait être juste pour lui-même comme pour les autres et ne se tourmente pas à l'excès des déf~illances passagères et de l'insuccès partiel de son effort, trouve dans son dévouement au bonheur de l'humanité un bonheur personnel ceEtain. L' homme injuste, même s'il est le plus puissant et, en un sens, le plus intelligent des hommes, ne connaît ni cette certitude ni cette force ni, par suite, cette paix de l'âme. Quiconque viole le droit est un être intérieurement faible ou le devient. C'est ce que M. Mœterlinck, reprenant en langage moderne une peI\sée antique, exprime excellemment. « Un acte d'injustice, éc'rit-il, est .t oujours un aveu d'impuissance que l'on se fait à soi-même ... Commettre une injustice pour obtenir un peu de gloire ou pour sauver celle qu'on a, c'est s'avouer qu'il n'est pas possible que l'on mérite ce qu'on désire ou ce qu'on possède, c'est confesser qu'on ne peut remplir loyalement l'office qu'on a choisi. Malgré tout, on veut s'y maintenir, et ce sont les erreurs, les fantômes et les mensonges
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qui entrent dans la vie. >> Bientôt « notre passé ne nous offre plus qu'un spectacle décourageant; or, nous avons besoin que notre passé nous soutienne ... Nul homme n 'aime à reporter ses regards sur une déloyat:i.té, sur un abus de confiance, sur une bassesse, sur une cruauté, et tout ce que nous ne pouvons considérer d'un regard ferme, clair, paisible et satisfait dans nos jours qui ne sont pluR, trouble et limite l'horizon que forment au loin les jours qui ne sont pas encore ». L'injustice est donc à la fois un signe et une cause d'incertitude, de faibl.esse et de , mis ~re intime. Beaucoup de gens croient, il est vrai, au bonheur des hommes injustes et cruels tels que ces Rogron de Balzac qui oppriment et dépouillent impunément une enfant. Mais, répond M. Mreterlinck, « il ne faudrait parler d'injustice que si l'acte des Rogron le'ur procurait une félicité intérieure, une élévation de pensée et d' habitude analogues à celles que la vertu, la méditation ou l'amour procurèrent à Spinoza ou Marc-Aurèle ». Or cette félicité et cette paix leur sont interdites, car l'injustice borne nécessairement la pensée aux soucis égoïstes et l'âme aux jouissances viles. Le bonheur de l'injuste est donc toujours inférieur à celui du juste, d' abord parce que l'injuste ne trouve de sécurité ni en lui ni hors de lui et que, par là, il se sent débile jusque dans la plus haute puissance ~isible, ensuite parce que, dégr!ldé par l'injustice, il t6mbe à ces jouissances basses, à ces satisfactions mesquines qui n'ont rien de comparable à la
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douceur des vraies joies humaines. Quoi qu'aient pu dire le pessimisme chrétien et, plus près de nous, le pessimisme romantique, c'est le juste qui a ici-bas la meilleure part. En définitive, si l'on nous demande les raisons précises qui fondent la justice, nous pouvons répondre qu'elle se justifie : 1° comme le produit d'un progrès par lequel la nature, dans l'humanité, se libère de ses lois primitives- et basses; 2° comme la condition de la sécurité et du bien-être des individus; 3° comme le facteur le plus favorable à l'avènement d'une humanité noble qui vivra une haute vie du cœur, de l'intelligence et de la volonté; 4° enfin comme le principe de cet équililrre intérieur et de cette santé de l'âme qui conseryent au juste, à travers ses épreuves, une paix et un calme inséparables d'un certain bonheur. Mais n'oublions pas que, lorsqu'un homme aime et pratique habituellement la justice, il cesse d'éprouver le besoin de la justifier. Elle devient un instinct si profond de sa naty.re et s'impose à lui avec une telle force qu'il peut demander le pourquoi de tout le reste, mais non de la justice. Et cet état d'âme est sans doute la suprême récompense du juste.
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JUSTJCE ET SOLJDARJTÉ
En face de la notion de justice se dresse aujourd'hui une notion rivale qui tend ~ se la ,mhArdonner ou même àlaremplacer, la notion de solidarité. Aucun terme n'est plus populaire : c'est en s'affirmant solidaires les uns des autres que les ouvriers s'imposent des sacrifices parfois très douloureux, et nos hommes politiques présentent volontiers la solidarité comme la . forme par excellence de la moralité moderne, corn me la vertu rationnelle et laïque que le progrès doit substituer aux vertus périmées de l'époque théologique et métaphysique. Le« solidarisme» est même devenu une doctrine complète de morale chez des économistes, des juristes ou des philosophes désireux d'échapper à la fois aux étroitesses de l'individualisme traditionnel et aux prétentions révolutionnaires du collectivisme contemporain. Il n'est donc pas sans intérêt de déterminer la valeur de cette conception en cherchant quels rapports la solidarité soutient avec la justice. Au sens _ courant du mot, la solidarité désigne la mutuelle dépendance des parties d'un tout. On dit des organes d'un végétal ou d'un animal qu'ils sont soli-
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daires parce que chacun est nécessaire à la conservation des autres et à la conservation de l'ensemble. Que les racines d'une plante soient détruites, et la plante périt ; que le cœur d'un animal cesse de battre, et aussitôt s'arrêtent les fonctions de tous ses autres organes, estomac, poumons, cerveau . Cette loi de mutuelle dépendance se retrouve dans la société humaine comme dans les vivants individuels : là, comme ici, chaque partie fait son œuvre sous la dépendance des autres. C'est ainsi que les ouvriers mineurs, en interrompant leur tâche, condamneraient à l'inaction les ouvriers d'usine, que tous les industriels devraient suspendre leur travail si les entreprises de transport cessaf ent de leur faire parvenir les matériaux qu'ils élaborent, que les magistrats et les fonctionnaires de toute sorte ne pourraient vivre s'ils ne recevaient des classes industrielles et commerçantes les produits don.t ils ont besoin. Ainsi la solidarité sociale est une conséquence nécessaire de la division du travail : par cela même que les hommes se partagent les différents métiers que l'entretien de la vie exige, aucun d'eux ne peut se suffire, mais tous ont besoin d'autrui. c< Chacun, dit Bastiat, fait profiter autrui de ses efforts et profite des efforts d'autrui dans des proportions convenues, ce qui est l'échange. Grâce à l'échange, l'être fort peut jusqu;à un certain point se passer de génie et l'être intelligeiit de vigueur, car, par l'admirable communauté qu'il établit entre les hommes, chacun participe aux qualités distinctives de ses semblables. •
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De cette observation de Bastiat naît une première forme de solidarisme, le solidarisme des économistes. Si la société e1t essentiellement un échange d_e services, ne réàlise-t-elle pas Fordre moral en prenant conscience d'elle-même en chacun de ses membres? La loi de solidarité bien comprise n'est-elle pas toute la justice? Et ne voit-on pas que les iniquités que les hommes s'infligent mutuellement viennent toujours de ce qu'il.s méconnaissent, sous une forme ou- sous l'autre, la loi de dépendance mutuelle qui les ùnit? Des hommes qui se tuent, qui se volent, qui se trompent les uns les autres, oublient assurément qu'ils sont associés et agissent d'une façon aussi absurde que le feraient les membres d'un organisme qui chercheraient à se nuire, au li.eu de s'entr'aider. Il est vrai que no~s ile sommes pas seulement associés, que nous sommes aussi rivaux, et que la solidarité rie révèle qu'un aspect de la vie sociale, qui en a un autre, la concurrence. Mais, selon les économistes, la concurrence, en se -produisant sous les conditions que le régime de la solidarité lui dicte, fait œuvre socialement utile et moralement juste. C'est la concurrence qui e:xecite l'industriel à perfectionner sa technique et sa production dans l'intérêt de tous. C'est elle qui contraint le commerçant à s'ingénier pour fournir à ses clients les produits les meilleurs ou les moins\ coûteux. C'est elle qui, sur le champ de bataille économique, assure la victoite àux plus intelligents et aux plus zélés sêrviteùts du public. Ainsi la concurrence n'a que des effets ju§tes lorsqu'elle se
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conforme à la loi que la vie sociale lui impose, c'està-dire à ce respect nécessaire des contrats sans lequel toute coopération s'évanouit. La justice. est don c l'expression de la solidarité sociale naturelle et du jeu d'une concurrence que discipline et règle cette solidarité. A la lumière de la justice ainsi entendue, il n'est pas d'antagonismes sociaux que les économistes ne voient se résoudre en harmonies. Le vulgaire croit volontiers que le capitaliste a intérêt à réduire autant qu'il le peut le salaire de ses ouvriers : n'augmenterat-il pas d'autant plus ses profits qu'il paiera sa maind'œJ1vre moins cher? A la réflexion on juge que son intérêt est tout autre, et qu'il doit accorder aux efforts du travailleur la récompense qu'ils méritent; car un salaire trop faible condamnerait l'ouvrier à une nourriture insuffisante, par suite à une réparation insuffisante de ses forces, et l'ouvrier débilité fournirait au patron, avec un travail moindre, des produits moins nombreux ou de plus basse qualité. La loi de solidarité qui met le bénéfice du patron sous la dépendance du travail de ses auxiliaires lui conseille donc de ne pas leur infliger une réduction de salaire excessive et injuste. La même loi invite l'ouvrier à respecter les légitimes bénéfices du patron. Sans doute il doit vouloir augmenter son salaire dans la mesure du possible; mais il ne faut pas ~~'il élève ~es - exigences au-dessus du niveau que tolèrent les conditions présentes de l'industrie, et qu'il oblige par des grèves injustifiées le patron à fermer son usine : autre-
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ment il risquera lui-même de manquer de travail et de mourir de faim. Ce qui est vrai, dans l'ordre économique, de la solidarité de l~~mployeur et de l'employé l'est également, dans l'ordre politique, de la solidarité du gouvernant et du gouverné : celle-ci, comme celle-là, commande la justice. Il est de l'intérêt des hommes qui gouvernent de ne pas exagérer le nombre et alourdir le poids des contraintes qu'ils imposent aux citoyens; car le gouvernement le moins arbitraire et le moins pesant est le plus aimé et le plus respecté, dônc le plus assuré de vivre. D'autre part, les gouvernés ont intérêt à ne pas trop réduire l'autorité du pouvoir et à supporter certaines restrictions de leur liberté sans lesquelles ils courraient beaucoup plus de risques et subiraient, avec une diminution de leur sécurité, un amoindrissement de leur liberté effective. Lorsque surtout les habitants d'un pays n'ont pas encore appris à se gouverner eux-mêmes, il est bon qu'ils subissent des gênes qui, ailleurs, seraient inutiles : ceux qui ne savent pas se donner le frein nécessaire doivent le recevoir du dehors. On voit que, clairement comprise, la solidarité qui lie le gouvernant au gouverné conduit le premier à limiter son pouvoir et le second à accepter certaines limites imposées à sa liberté. C'est dire qu'elle recommande à l'un et à l'autre la conduite la plus raiso'x~nable et ·la plus juste. Dans le domaine des relations sociales, comme dans celui des relations privées, la justice n'est donc que la solidarité reconnue et acceptée ..
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Voilà une solution simple du problème moral, trop simple pour être vraie. Qu'est-ce, en effet, que la solidarité, sinon un autre nom du déterminisme, le nom qu'il reç~it surtout dans l'ordre biologique et dans l'ordre social? Or le déterminisme· en lui-même n'est ni bon ni mauvais, il vaut selon les effets que lui font produire les circonstances ou l'action des hommes. La loi de la pesanteur est utile à l'aéronaute qui la met à profit pour s'élever dans l'atmosphère et y recueillir des observations scientifiques, elle est funeste à l'ouvrier qu'elle précipite du haut d'un échafaudage et dont elle brise les jambes ou la tête sur les pavés de la rue. De même la bienfaisance ou la malfaisance de la loi de solidarité sociale dépend de l'usage bon ou mauvais que nous pouvons ou voulons en faire. Selon que les hommes sont égoïstes ou généreux, justes ou injustes, ils la mettent au service de l'égoïsme ou de l'amour, de la justice ou de l'iniquité. Il se peut qu'elle conseille très souvent la même conduite à l'égoïsme des uns et à l'altruisme des autres, et nous pensons qu'elle suffit à détourner des formes grossières de l'injustice tout homme qui entend avec intelligence son intérêt personnel. Mais elle ne condamne ~ avec force que les manifestations violentes des instincts antisociaux et ne préserve des injustices moindres que l'égoïsme très intelligent, celui qui pFévoit les conséquences les plus lointaines de ses actes. Au surplus,· si la loi de solidarité décidait l'égoïsme à s'abstenir de toute violation, grave ou légère, dn droit, elle ne réaliserait à aucun degré un monde
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vraiment juste. En effet la justice suppose, nous le savons, l'intervention dans la conduite de l'altruisme et de la raison. Si l'égoïsme fournit une des conditions de la justice, celle-ci ne se réalise qu'en le dépassant : le j'!ste est celui qui aime les autres selon une loi rationnelle. Dès lors une société où chacun, à la lumière de la loi de solidarité, s'abstiendrait de nuire aux autres uniquement pour s'épargner à lui-même des dommages, ne contiendrait aucun atome de justice. Des marchands, disait Kant, qui ne sont loyaux que dans l'intérêt de leur réputation et de leur commerce ignorent l'honnêteté. Mais si la conduite qui n'est que légalement correcte diffère foncièrement de la conduite moralement droite, le solidarisme des économistes, en se bornant à justifier la première, nous laisse en dehors de l'ordre moral. Ajoutons qu'il se fait une illusion étrange lorsqu'il s'imagine posséder la solution des antagonismes sociaux. Les gouvernants et les gouvernés sont solidaires, nul ne le conteste; mais la subordination des uns aux autres ne peut-elle être maintenu_ de façons · e différentes? L'amour la fonde, mais aussi la crainte : -si les gouvernants sont des hommes de conscience, ils pratiqueront une méthode libérale et mériteront d'être aimés; s'ils sont brutalement ambitieux, il leur suffira qu'on redoute leur force, et ce- 1Doyen ne sera peut-être pas moins efficace que l'autre dans beaucoup de sociétés. La solidarité sociale est donc par ellemême incapable de dicter aux gouvernants une conduite hautement juste.
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Et elle trahit la même impuissance dans l'ordre des relations économique&.. Sans doute le travail de nos usines et de nos fabriques suppose une certaine solidarité entre l'intérêt du patron et celui de l'ouvrier; mais cette solidarité laisse subsister entre les hommes qu'elle rapproche une inégalité profonde qui incline les supérieurs à l'orgueil et à la défiance, les inférieurs à l'envie et à la haine, et qui met les uns et les autres sur la voie de l'injustice. :Même un ouvrier très généreux peut répondre aux apologistes des harmonies économiques : « Cette dépendance que vous me signalez entre mon patron et moi est légère pour lui et lourde pour moi; - cette solidarité dont il cueille -les bénéfices et dont je subis les charges, je la hais et veux l'abolir. ll De là le fait social de la lutte des classes que nous constatons autour de nous : la liaison réelle qui unit les intérêts du patronat et ceux du prolétariat recouvre des différences ou même des oppositions profondes, et ces oppositions cachées sous la solidarité présente travaillent à la rompre. Tant que les ouvriers n'ont pas créé le moyen de remplacer la forme capitaliste de la production, il n'est pas sans doute de leur intérêt de ruiner l'industrie patronale par des grèves multipliées à l'excès j mais le jour où ils se seraient assez bien organisés et éduqués pour pouvoir diriger eux-mêmes là production, leur intérêt évident leur commanderait de faire disparaître le régime ùapitaliste. Et s'il est vrai que, ce jour venu, des capitalistes qui se placeraient au point de vue d'un utilitarisme profond trouveraient avantage à renoncer
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à u'n privilège de direction qui leur créerait d'autant plus de soucis et d'ennuis qu'il se justib.erait moins et subirait des attaques plus violentes, ce n'est pas cependant sa!1s beaucoup de souffrances, surtout de 1 ouffrances d'orgueil, qu'ils accepteraient le passage d'un ordre de choses à l'autre. La vérité est donc qu'aucune dépendance de fait établie entre les hommes ne se justifie assez pleinement, en devenant consciente, pour faire obstacle à tout sentiment douloureux et amer, à toute cause de malveillance et d'injustice. A la solidarité donnée s'oppose toujours une solidarité r êvée qui, discréditant plus ou moins la première, la rend impropre à assurer entre les hommes un régime de bonne volonté réciproque et de respect mutuel. Si la solidarité ne crée pas l'ordre moral, que dire de sa compagne, la concurrence? Quand les économistes prétendent que la concurrence sert la justice en récompensant les mieux doués, c'est-à-dirè ceux qui travaillent avec le plus d'habileté et de zèle à . procurer le bien d'autrui, l'expérience contredit leur affirmation doctrinale. La concurrence, comme la solidarité, produit des effets de toute sorte : selon les conditions où elle s'exerce et les mobiles de ceux qui la pratiquent, elle engendre le bien ou le mal. Nul n e verra une ouvrière de justice d~ns la libre concurrence qui, pendant une longue période du nx• siècle, a fait la prospérité des industriels les plus acharnés à exploiter le-·travail de la femme et de l'enfant. Nul ne soutiend~a que, de nos jours, la libre concurrence des fabricants de boissons et de liqueurs assure la vie-
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toire à des bienfaiteurs publics. Nul, non plus, n'osera soutenir que l'âpreté avec laquelle nos théfitres et nos concerts se disputent la faveur populaire fait triompher ceux qui se consacrent à l'_ le plus art vrai et le plus sain. A vrai dire, nous ne connaissons pas un seul domaine de la production où, dans l'état donné des choses, les efforts individuels soient récompensés en proportion de leur utilité sociale, c'est-àdire, où la concurrence réalise la justice. Bien plus, en beaucoup de cas, elle ne se contente pas de favoriser l'injustice, elle l'impose presque à des hommes qui voudraient Mre honnêtes. C'est ce que montrait Spencer, au début de sa carrière philoso~ phique, lorsque dans une étude sur les mœurs commerciales il dénonçait les fraudes qui sont familières au commerce, et que nul_n'évite sous peine de faillite et de mort sociale. Qu'un individu, disait-il, invente un artifice nouveau qui dissimule aux yeux de l'acheteur la qualité réelle de la marchandise : cet artifice deviendra pour lui une sourc·e assurée de profits, et il faudra que ses concurrents l'imitent s'ils ne veulent pas être abandonnés de leurs clients. Et Spencer confirmait cette triste vérité par un exemple significatif. Un drapier anglais, de conscience scrupuleuse, s'était juré à lui-même de ne jamais se prêter aux malversations habituelles du commerce. Il n'attribuait donc à ses march~ndises que leur valeur réelle ; il n'eût consenti pour al'Jicun prix. à présenter comme no-uvemu des articles de la saison précédente ; lorsqu'il savait qu'une couleuir devait passer, il n'eût pas,
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pour un empire, affirmé qu'elle résisterait au lavage Cette honnêteté inflexible eut une conséquence_facile à prévoir, mais, à coup sûr, nullement morale : l'ex, cellent homme tomba deux fois en faillite et fit peutêtre plus de mal aux autres par les suites de sa loyauté rigoureuse qu'il n'en aurait fait en se pliant au régime des malhonnêtetés ordinaires. On voit donc que, très souvent, la concurrence est franchement hostile aux formes délicates de la moralité, écrasant ceux qui, par un noble souci de justice étranger à la conscience grossière du grand nombre, abandonnent des pratiques incorrectes conservées par leurs concurrents. La seule ressource qu'elle laisse aux hommes de conscience exigeante, c'est de fuir les_métiers où elle leur fait un destin si douloureux. Nous venons de nous rendre compte que la solidarité sociale, telle qu'elle existe, et la concurrence qui en est inséparable ne peuvent engendrer l'ordre moral et, plus particulièrement, la justice. Les relations idéales des · hommes ne se confondent pas avec leurs relations de fait, et le solidarisme scientifique n'est qu'une illusion. C'est ce qu'a compris l'un des partisans les plus récents du ' solidarisme, M. Léon Bourgeois. Selon M. Bourgeois l'idéal, loin de s'identifier avec le réel, le domine, le juge et l'emploie à ses fins propres. Comparant la loi de solidarité à la loi de gravitation, il observe que la gravitation produit des ruines et des cataclysmes, mais que la mécanique intervient et se sert de cette loi pour établir ou rétablir un éqviJibre stable. • De même, dit-il, on
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p eut s'emparer des lois de la solidarité naturelle, dont les cons équences peuvent être injustes, pour réaliser la justice même. >> Ainsi M. Bourgeois distingue nettement la justice de la solidarité, comme ce qui doit être de ce qui est. Avec la conscience commune, il assigne pour but à la société la justice, mais en ajoutant que, pour attendre cette fin, il faut connaître les effets de la solidarité naturelle, distinguer ceux qui sont injustes et s'appliquer à les redresse_ r. Or, en vertu de la loi de- solidarité, il existe à chaque moment de l'histoire tout un capital social que nul de nos contemporains n 'a créé, mais dont ils profitent diversement. « Toutes les connaissances que je possède, dit M. Bourgeois, sont le fruit d'un immense labeur qui s'est poursuivi pendant des siècles; la langue que je parle a été façonnée par des générations sans nombre. Aucun acte de production économique n'est possible qui ne mette en œuvre une infinité d'instruments, de rouages complexes et délicats dont je me sers et dont je ne suis pas l'auteur. » Nous naissons donc débiteurs de la société, mais notre dette est . inégale. En effet « il est des hommes qne le sort met à même de profiter sans mesure· des forces accumulées et disciplinées par la société; il en est d'autres qui, malgré tout leur effort et tout leur mérite, n'en recueillent que le plus infime bénéfice ». M. Bourgeois finit par conclure que les riches sont les seuls véritables débiteurs de la société, et qu'il faut qu'ils acquittent leur dette sociale
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en consacrant au bien commun la part de leur propriété et de leur liberté qu'ils doivent à l'effort commun. Par ces sacrifices obligatoires, ils supprimeront l'injustic<:. sociale qui réserve aux uns _es avantages et l fait tomber sur les autres les risques de la vie en société : avantages et risques se trouveront mutualisés dans l'association nationale, comme ils le sont dans les compagnies d'assurance mutuelle. Ainsi le fait de la solidarité, envisagé sous le point de ·vue de la justice, révèle des devoirs jusque-là inaperçus : il introduit dans l'idée de justice, comme dans une forme un peu vague et vide, un contenu qui l'enrichit et la renouvelle. M. Bourgeois ne dira donc pas avec lès économistes que la solidarité crée la justice, mais il soutiendra qu'elle la précise et, en la précisant, la transforme. Ce nouveau solidarisme est moralement très supérieur au précédent, parce qu'il ne prétend plus faire rentrer la justice dans la solidarité, mais l'élève audessus d'elle : il maintient toute la distinction nécessaire entre les règles idéales de la conduite et ces lois sociales naturelles où ne sont pas intervenus le cœur et la raison de l'homme. De plus, en signalant tout ce que l'individu doit à la société, il combat l'orgueilleux individualisme que les économistes associent à leur conception de la solidarité, et donne une salutaire leçon de modestie aux forts et aux heureux du monde qui s'imaginent trop aisément que leur fortune est l' œuvre exclusive de leurs facultés propres et ne doit rien à personne. Enfin' il a raison de rappelez
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aux membres de la classe possédante quel privilège la société leur accorde en leur permet~ant d'utiliser d'une façon exceptionnellement profitable, et partiellement indépendante de leurs mérites propres, le capital scientifiqiie et technique de la communauté. A ces hommes trop souvent ignorants- ou distraits il est bon de dire, avec M. Bourgeois, que c'est peut-être parce qu'ils n'ont pas fait leur devoir que d'autres hommes « se trouvent démunis, privés du capital, privés de l'instruction, placés par là dans un véritable état de servitude ... » Mais M. Bourgeois ne peut - et c'est. ce qui fait la faiblesse rationnelle de sa doctrine transformer en certitude cette hypothèse. En effet, il n'est pas évident que la situation dépendante où se trouvent aujourd'hui les prolétaires d'un pays résulte de ce que les riches n'ont pas payé leur dette sociale. On conçoit une soci~té où une aristocratie sociale ingénjeuse et active, dont les services paieraient largement les privilèges ou plutôt le privilège unique, la transmission héréditaire de la fortune, coexisterait avec nne grande masse à peu près inerte, qui mériterait l'humilité de son sort pour n'avoir pas eu le courage de tirer parti des outils d 'affranchissement mis à sa disposition . Dans cette hypothèse, !,le prolétariat misérable aurait été plus mjsérable encore sans la direction intelligente qui emploie utilement sa force de travail. Or comment prouver qu'une telle hypothèse est absurde et qu'elle n'exprime jamais, ni de près ni de loin, la réalité? Comment évaluer la dette respective des individus et d.es classes~
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et l'idée même de cette évaluation n'est-elle pas chimérique? Très franchement, M. Bourgeois l'avoue : « Il est impossible, écrit-il, à qui que ce soit sur la terre de faire le compte de qui que ce soit. Il est impossible de savoir dans quelle mesure tel homme qui est arrivé à un degré supérieur de puissance, de fortune le doit à la société », comme il est également imp~s;;ible de mesurer « ce qui est dû par la société » au pauvre être sans ifistruction et sans capital « qui n'a peut-être ni la santé ni les forces nécessaires pour gagner sa vie ». Mais s'il en est ainsi, n'est-ce ·pas arbitrairement qu'on fait du premier un débiteur et du second, un créancier de la société? Il se peut que le second ait hérité sa misère physiologique et économique d'un père qui vivait à l'aise et que ses vices ont ruiné et dégradé. L'hérédité est une espèce de solidarité, mais familiale et non sociale : comment rendre la société responsable d'un malheur individuel qui n'a d'autres causes que la lâcheté et l'imprévoyance d'un homme? D'autre part, le riche est peutMi'e le fils d'un industriel que son intelligence et son énergie ont élevé de la condition la plus humble aux sommets de la fortu~e. Cet industriel a inventé quelque procédé nouveau et fourni à meilleur marché que ses rivaux un article de même qualité ou au même prix un article de qualité supérieure : il a ainsi contribué à élev~r le niveau du bien-être de la société tout entière. Sans doute son effort a reçu une large récompense, il a gagné, je suppose, cinq millions, 16
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mais s'il en a fait gagner vingt ou trente à la société elle-même, n'est-ce pas la société qui, en fin de compte, se trouve être sa débitrice? De quel droit, par suite, lorsqu'on admet avec M. Bourgeois le ) principe de l'héritage, la jugerait-on créancière du fils auquel notre industriel a transmis sa fortune? Sans doute tous les cas ne ressemblent pas aux deux exemples que nous venons de supposer; mais ceux-ci se présentent en si grand nombre, et la multitude des cas voisins ou différents suggère tant d'appréciations diverses qu'un observateur impartial des · phénomènes sociaux renonce à chercher dans un ensemble si confus de données le fondement d'une distinction rationnelle, moralement utilisable. Par cela même que M. Bourgeois reconnaît l'impossibilité de déterminer la dette ou la créance des unités sociales, on ne voit pas clairement ce qui l'autorise à définir comme un « contrat de solidarité contre l'injustice » le contrat par lequel le riche, ce débiteur incertain, s'engagerait à aliéner en faveur du pauvte, ce créancier hypothétique, une part considérable de _ son activité, de sa propriété et de sa liberté. Ce que la justice peut contester dans la richesse, c'est la loi d'hérédité selon laquelle elle se transmet ; mais tant que la légitimité de l'héritage n'est pas mise en doute, le riche peut toujours refuser de reconnaître , un devoir de justice dans l'obligation proposée à sa bonne volonté démocratique, et l'on prévoit que; dans. la plupart des cas, il l'accueillera -par cette réponse: « Mon père et mes ancètres oht rendu à la société
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des services égaux ou supérieurs à ceux qu'iis ën oht reçus; ils m'ont légué tihe situation éminente, mais qui leur était due, et la dette sociale que vous m'attribuez n'existe pas. » Ainsi échoue l'effort de M . Bourgeois. L'idée de la de te sociale que sa conscience dégage du fait de la solidarité ne précise pas, dans le sens où il l'entend, la notion de justice, car elle ne peut elle-mêtne ètre précisée : l'ensemble des solidarités bonnes et mauvaises qui s'entrecroisent dans le milieu soèial est trop complexe, et la part qui revient à l'énergie inégale des hommes dans la production des biens communs échappe trop visiblement à toute mesure pour qu'il soit possible de distingcter dahs la société une catégorie de créanciers et une catégorie de débiteurs, ou du moins pour établir cette distinction avec une évidence telle qu'elle devienne un principe . efficace de- conduite. Notons que, si M. Bourgeois avait réussi dans son entreprise, il n'aurait fait que Ifiodifier à l'usage des riches l'obligation de la justièe sociale! les pauvres aur:i.ient vu grandir leurs droits, non leurs devoirs, et les formes ordinaires de la justice, celles qui s'itn ... posent aux pauvres comme aux riches, n'auraient subi aucun changement essentiel en prenant plactt dans cette morale de la solidarité. Mais si la solidarité ne transforme pas la justice, il reste vrai qu'elle lui fournit un contenu 01' une matière, en ce sens que nous découvrons habituellement nos devoirs de justice en apercevant les relations de dépendance mutuelle qui nous unissent à nos sembla-
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hies ou à quelques-uns d'entre eux. L'adulte qui apprend que l'hérédité transmet les tares de l'alcoolisme manque a une obligation stricte envers ses enfants à naître s'il boit de l'alcool. Le tuberculeux qui découvre qu'il peut semer autour de lui les bacilles de la tuberculose en négligeant certaines précautions se rend coupable d'injustice s'il ne s'impose ·p as ces précautions. Dans un autre ordre, celui de la solidarité psychologique, le riche qui sait que l'orgueil hautain et l'étalage insolent de la richesse provoquent des sentiments d'envie et de haine chez les pauvres, est injuste s'il ne s'interdit pas les modes de conduite qui produisent ces effets. Toute liaison entre nos actes et le bdnheur ou le malheur de nos semblables est objet de devoir: si les conséquences de notre conduite sont normalement nuisibles à autrui, le devoir nous prescrit de les éviter; si elles sont normalement bonnes, il nous commande de les vouloir. A vrai dire, la morale sociale n'existerait pas si notre conduite n'avait pas de répercussions hors de nous, c'est-à-dire si les hommes n'étaient pas biologiquement, psychologiquement et sociologiquement solidaires. On avouera seulement que ce rapport de la solidarité et de la justice n'est pas une découverte moderne et qu'il a été connu de tout temps. Ce n'est pas de nos jours qu'on a compris que les relations naturelles des hQmmes entre eux sont la matière de la justice; la science contemp_oraine s'est bornée à nous révéler certaines relations que les anciens moralistes ne soupçonnaient pas ou dont ils connaissaient très mal les effets. Cela ne suffit pas
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pour qu'on ait le droit de nommer « solidarisme » une conception de la morale qui, à l'exemple du rationa.lisme traditionnel, subordonne la soliJiarité à la justice comme une matière à une forme faite pour la régler. Cette matière résiste-t-elle ou se prète-t-elle àcette forme? La solidarité est-elle pour la justice un obstacle ou un instrument? Telle est la question que les économistes et les juristes nous laissent à résoudre, et dont nous allons chercher dans une autre direction la solution au moins partielle. Puisque les dépendances économiques ne constituent pas la justice, et puisque, d'autre part, l'idée juridique de la dette sociale échappe à toute détermination, examinons la solidarité sous un: nouveau point de vue., plus familier aux philosophes, c'est-à-dire comme la dépendance qui lie les idées et les pratiques morales de l'individu à celles de ses semblables, et cherchons dé quelle manière il est naturel et rationnel que les conscience& réagissent les unes sur les autres dans la société. Si nous en croyons Renouvier, la solidarité des agents moraux est un obstacle à la justice souhaitée par les meilleurs. Notre raison conçoit comme le bien suprême le respect absolu des personnes les unes par les autres: dam la société idéale, où toutes les vo-
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praticabli:, notve idéal rationnel de justice. Cet idéal suppose la paix entre les hommes et la guerre, est partout: cc Elle règne dans les affeotions, ohaoun cherchant à donner le moins et à recevoir le plus; e.lle Pègne dans les relations de famille, où la contrainte prend la plaoe de la persuasion et de la raison; elle règne dans Péchange des services, dont l'habitude n'introduit jamais que dos mesures variables et disputées; dans l'échange des denrées, que ohacun apprécie ou déprécie selon son intérêt; dans l'appropriation de~ instr\lments de travail et principalement du sol, parce que, si les uns y trouvent des conditions de sécurité pour eux, les autres demeurent privés de gar~nties semblables... Les croyances mêmes n'y échappent pas, oar l'esprit de guerre est entré à tel point dans les fibres humaines que l'on voit des hommes se croire en paix avèc les autres et vouloir en même temps imposer les dieux de leur conscience à la libre conscience d'autrui. » Il suit de cet état général de guerre apparente ou cachée qui existe entre les hommes que l'être moral, obligé de prévoir la mauvaise volonté des autres el de se défendre contre elle, ne peut leur manift st ,r sa bonne volonté entière, appliquer aux relations qu'il entretient avec eux le.s règles idéale.s de justice. « Il ne peut pas vouloir que l'inj~stice de l'un triomphe jusqu'au bout do la justice de l'autre, et que celui-ci soit réduit à donner sa tunique après avoir été dépouillé de son manteau. » Aussi le libéral au pouvoir n'accordera pas aux intolérants la même liberté qu'aux au-
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tres 1 car ils ne se serviraient de cette liberté que pom préparer un ordre de choses q1,1i le priverait de le sienne. Il refusera légitimement à telle portion du corps social un droit qu'il la sait incapable ou indigne d'exercer. cc Exiger de moi la justice et la vérité sans restriction équivaudrait à me faire accorder des droits à ceux qui, libres, détruiraient les ~iens ... ; je serais ainsi tenu de me sacrifier, et cela n'est pas juste. » On voit que la solidarité même qui lie l'homme de bien à ses semblables l'oblige à cc altérer » là j-ustioe, à limiter des droits qu'il voudrait reconnaître et respecter sans réserve ni restriction. La solidarité est donc une enpemie naturelle de la moralité. Nous contestons d'autant moins la part de vérité profonde contenue dans les observations de Renouvier que l'action fâcheuse de fa solidarité sµr fa vie morale a été reconnue par les philosophes de presque toutes les écoles et même par le.1plus idéaliste de tous, Platon, qui déclarait dans le Philèpe que notre commerce nécessaire avec le monde sensible nous co·ntraint à régler notre conduite sur des potions différentes, sinon indépendantes de l'idée du Bien. N'~st-il pas évident, d'ailleurs, que nul hoinme généreux ne peut vivre à plein oœur dans une société d' égQïstes, et que nul homme juste ne peut manifester toute sa loyauté dans une société de fourbes? Nous croyons seulement que Renouvier exagère mie idée vraie et que ce philosophe de l'autonomie, par une contradiction singulière, pousse trop loin notre bétérOI!Omie, l1 subordonne ~
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l'excès notre moralité à celle des autres lorsqu'il déclare que la conformité des actes à la justice cesse d'être e1;igible dès que l'individu n'a plus « de , réciprocité attendre dans le milieu moral où il se trouve )) ' En réalité nous nous sentons tenus par la justice même de donner parfois aux autres ce qu'ils ne nous donneraient pas; nous nous croyons obligés, si nous sommes au pouvoir, d'accorder à des hommes de parti la liberté qu'ils nous refuseraient s'ils étaient les maîtres. Nous dôutons qu'il existe aujourd'hui en France, comme à l'époque où Renouvier écrivait sa Science de la Morale, beaucoup d'hommes convaincus que la liberté religieuse est une erreur détestable, et qu'il conviendrait · d'interdire aux hérétiques et aux incrédules la libre manifestation de leur pensée. Mais si de,tels fanatiques existent, nous ne nous reconnaissons pas le droit de leur ôter la liberté dont ils nous priveraient. Il nous est permis de prendre quelques précautions pour que, tout en enseignant librement leur doctrine de servitude, ils ne puissent empêcher les doctrines libérales . de parvenir, par une voie ou par l'autre, aux jeunes intelligences qui subissent leur aGtion; mais nous n?us jugerions immoraux et injustes si nous leur appliquions la loi de réciprocité et ne leur concédions que les libertés dont ils nous consentiraient l'usage. Il est évident, en effet, que le libéralisme ne mérite sQn nom que si ses procédés l'élèvent au-dessus de l'antilibéralisme par opposition auquel il se constitue. Le droit ne manifeste sa nature propre qu'eli laissant à ceux qui le combattent la faculté de le nier: autre-
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ment, ne triomphant que par la force, il se confond pratiquement avec elle. On ne remarque pas assez à quelles conséquences conduirait, rlans l'ordre social, l'hétéro~ omie acceptée par Renouvier, l'altération de la justice qu'il juge nécessaire dans le milieu ·humain actuel. N'autoriserait-elle pas la classe dirigeante d'un pays à refuser à la masse populaire le droit de suffrage parce que la plupart peutêtre des électeurs, ne possédant aucune propriété personnelle, pourraient vouloir enlever aux propriétaires leur droit de posséder? Rien n'empêche les conservateurs d'emprunter à Renouvier sa maxime et de dire: « accorder des droits à ceux qui, libres, détruiraient les nôtres, c'est nous sacrifier, et cela n'est point juste. » La justice consiste-t-elle donc, répondronsnous, à sacrifier les autres pour que vous évitiez le risque de vous sacriner? Comment ne voyez-vous pas ce qu'il y a de paradoxal à priver autrui de son droit par crainte d'un attentat possible contre le vôtre? L'injustice que vous redoutez, vous n'êtes pas sûr qu'elle se produira, vous n'êtes même pas sûr, si elle doit se produire, qu'elle constituera une injustice; car si les nouveaux venus à la vie politique et sociale viennent à vous exclure de ce que vous pensez être votre droit, · c'est, apparemment, que votre droit prétendu n'aura pas à leurs yeux la nature que vous lui attribuez. Et je vous demande s'il vous est permis de refuser justice à vos concitoyens parce qu'en leur accordant les libertés qui, moralement, leur sont dues, vous leur donnez la faculté de réaliser leur idéal juridique, non
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le vôtre, et de produire un ordre social qui, injuste à vos yeux, sera juste aux leurs? Une p;reille position est intenable, ne fût-ce que parce qu'elle suppose chez oeux qui l'adoptent un sentiment d'infaillibilité morale qu'ils ne peuvent justifier en droit et qu'ils n'osent, en fait, avouer tout haut. Il y a donc abus à s'appuyer sur la loi de solidarité, qui nous contraint à tenir compte de l'état moral de nos semblables, pour abaisser la justice dans la mesure consentie par Renouvier. Faire tomber la justice sous la loi stricte de réciprocité, c'est condamner les hommes à ne jamais sortir de l'état de guerre que maudit le philosophe kantien. Si toutes les croyances qui occupent successivement le pouvoir peuvent légit1~ement refuser aux autres la liberté qu'on ne leur a pas octroyée dans le passé et dont elles ne sont pas assurées dans l'avenir, il en résultera forcément, puisque l'intolérance est au point de départ de la civilisation humaine, que jamais ne viendra l'heure de la tolérance et de la liberté. Que le despotisme justifie le despotisme, que le refus du droit autorise le refus du droit, et l'on roulera sans fin dans un cercle de guerres-sans issue. Pour rompre ce cerole d'injustices, il faut que quelqu'un prenne l1initiative d'accorder aux autres oe qu'ils lui ont refusé,d'êtrejuste même à l'égard de gens qui feront peut-être de sa justice un instrument de leur iniquité . Renouvier ne veut pas que .le sacrifice entre dans la notion du juste; il a tort: la justice ne va pas sans un sacrifice éventuel. Mais ce sacrifice éventuel nou& est commandé par la raison, d'abord .
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paroe qu'il nous fa,ut évidemment le subir si nous voulons que le droit règne un jour, et ensuite, parce que le seul moyen à peu près sûr de faire goûter un idéal jllridiquc supérieur à ceux de nos contemporains qui ont quelquf bonne volonté, c'est de leur rendre sa supériorité sensible dans la conduite plus haute qu'il <létermine chez ses partisan;;. Notre solidarité avec les voloutés basses et mauvaises ne nous empêche donc pas de pratiquer un mode de conduite qui dépasse et domine de très haut le leur. Observons, en outre, que la solidarité morale sw laqutllle Renouvier insiste est une loi complexe qui enveloppe une multitude de rapports différents, dont les uns notJ!l ineline-11t sans doute au pessimisme, mais dont les autres autorisent des vues optimistes. Une certaine dépepda,nce nous lie à uos associés malhonnMcs ou d'uue honnêteté mesquine, mais une autre dépendance nous lie aux volontés probes et aux exis- . tences droites, et si la prtlmière entrave notre justice, la seconde la favorise. La solidarité du mal a pour contre-poids une solidarité du bien. Si la loyauté est difficile à l'homme qui n'a de relations qu'avec des fou:rbes, il est facile d'être jl.lste à qui vit avec des justes. Que da,ns un groupe corporatif telle vertu soit oommunément pratiquée, elle s'ünposera presque sl\rement à ohaq,:ie nouveau {Ilembre du groupe, même 11i elhi n'a po\n' lui qu'un faible attrait naturel. « Les milieux sains, remarque 1\1. Marion, ont une sorte d'a<ltiou. QUl'&tive, co1nmc les milieux cor~ompus une action corruptrice, i,i 1\1. Marioll, qui doit à Reriouvier
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l'inspiration de son livre sur la Solidarité morale, signale plus d'une fois les bons effets d' une loi don1 son maître avait surtout aperçu les conséquences fâcheuses, et n'hésite pas à écrire que « la contagion du mal ne l'emporte pas sur celle du bien», mais que « c'est le contraire qui est à croire : autrement le règne du mal serait universel, ou du moins la pratique du bien demanderait un tel effort de volonté qu'il n'y aurait plus au monde que des saints en très petit nombre et une multitude irrémédiablement corI'<>mpue ». Seulement la contagion du mal attire l'attention avec force, tandis que « nul ne s'étonne de voir un homme en venir à penser, sentir et agir comme ,son entourage, quand cela ne porte préjudice à personne et ne cause aucun trouble, car le bon ordre nous paraît chose naturelle ». Il n'est pas, du reste, nécessaire pol!r que l'individu soit entraîné à bien agir qu'il rencontre dans tout son entourage d'excellentes dispositions morales: parfois un seul exemple de droiture et de loyauté suffit. De plus, la pratique des règles de la morale répond si bien à l'intérêt commun que même ceux qui les violent pour leur propre compte désirent d'ordinaire qu'elles soient respectées par les autres. Rien n'est plus fréquent que de voir des hommes sans conscience encourager de leurs applaudissements les hommes de bien . Ceux-ci goûtent fort peu l'hommage que l'hypocrisie rend à la vertu, mais, malgré tout, ils se rendent cgmpte que cet hommage affaiblit à quelque degré les résistances qu'ils rencontrent et leur rend la tâche moins rude. Il apparaît donc que,
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parmi les influences psychologiques qui s' exercent naturellement dans un groupe d' êtres solidaires, se r encontrent des facteurs favorables à la justice. Mais_.:rien ne serait plus vain que de vouloir mesurer la puiss~nce respective des solidarités de toute sorte, matérielles ·ou spirituelles, ext~rieures ou intérieures, qui vont dans le sens ou à l'opposé de la justice. Aucun de nous ne peut dire avec exactitude à quel point il a moralement profité ou souffert des bonnes ou mauvaises influences sociales: la part des facteurs externes de la vertu et du vice ne se détermine pas, au moins d'une façon précise . Une seule chose paraît sûre, c'est que la moralité est, avant tout, œuvre interne et qu'il dépend de chacun d'être juste, même dans un milieu moralement bas. Lorsque l'honnête homme a le malheur de vivre à une époque de corruption presque universelle, il peut toujours se dire avec Marc-Aurèle: « Quoi que fassent les autres, il faut que j ' accomplisse ma tâche, qui est de cultiver la vérité et la justice parmi les hommes injustes et menteurs. » Dans une société normale, où se mêlent les bonnes et les mauvaises influences, il ad' ordinaire la ressource de se soumettre aux unes et de se soustraire aux autres : en se donnant les relations et occupations qui peuvent soutenir le mieux sa volonté d'être juste, il met sa science des solidarités sociales âu service' de sa moralité . Enfin, pour peu qu'il ait d' énergie, il est lui-même une source d'influences, il crée des solidarités nouvelles, il suscite ou développe dans son cercle d'action les forces bienfaisantes sur les-
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quelles il s'appuiera. Là, comme ailleurs, le déterminisme, dont nous savons q-ue la solidarité n'est qu'un des noms, devient pour qui le veut un instrument de liberté. Cette vérité se manifeste avec une évidence particùlière s'il s'agit de la justice sociale, dont sé préoccupent si fortement les modernes. Comme la justice individuelle, la justice socialé trouve dans la solidarité des appuis et des résistances . Il y a dans la société des rapports dépuis longtemps établis qui sont des servitudes et qui, si la volonté ne s'y oppose, favorisent la servitude; il en est d'autres qui sont des œùvres, au moins partielles, de la liberté et qui, réalisnnt déjà une certaine justice, préparent une justice supérieure. Or, chez les peuples civilisés, la liberté intervient d e plùs en plus pour forger les liens qui unissent entre eux les hommes. A la solidarité Ïiécessaire tend à se substituer partout la solidarité volontaire, à la dépendance fatale la dépendance cons entie, au statut le contrat. Le progrès de_la vie sociale moderne se confond, comme on l'a souvent remarqué, avec le progrès ininterrotnpù des associations libres, et l'association même qui enveloppe les autres, la sociè t é nationale ou la patrie, tend à devenir un objet d'adhésion volontaire à mesure que les hommes constituent des centres plus actifs d'énergie et de conscience. Mais si le progrès des facultés humaines imprirne sans cesse davantage au; rapports sociaux des hommes la roa'rque de l'humanité, il en résulte que les transformations de la solidarité sociale la dirigent vers la justice: car des
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êtres intelligemment sociables ne peuvent trouver Un principe de solidarité stable que dans un ordre de choses juste. Pour s'en rendre compte, il suffit de rappeler quelques-unes des formes de la vie économique et sociale qui se sont réalisées au cours de l'évolution. La plus ancienne de ces formes, la relation de maitre et d'esclave, était aussi éloignée que possible du type de ln. solidarité humaine; car les inclinations humaines de l'esclave l'empêchaient de vouloir la dépendance qu'il subissait. Dès lors, cette relation de dépendance devait disparaître le jour où serait conçue comme possible une forme de solidarité moins blessante pour les sentiments et la raison des hommes. Admettons que cette forme immédiatement supérieure soit la :relation du capitaliste et du prolétaire, telle que nous l'observons sous le régime actuel de la propriété. Elle vaut mieux que la précédente, puisque le prolétaire dispose dans unè large mesure de lui-même, qu'il peut choisir son métier, qu'il s'emploie chez le patron qui lui convient et change à son gré de patron, qu'il fait enfin de son salaire l'usage qui lui plah, Mais la relation de capitaliste et de prolétaire apparaît encore comme une réalisation très imparfaite, dans l'ordre économique, de la solidarité humaine. L'humanité, moins violentée dans le prolétaire que dans l'esclave, n'est pas encore libérée de toute oppression. En effet les travailleurs, obligés de vendre leur force musculaire et nerveuse aux détenteurs des moyens de production, ne peuvent se défendre de la pensée que là classé capitaliste, pàr
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ses revenus sans travail, les dépouille d'une portion notable du produit de leur effort, et qu'elle les humilie en les excluant de la direction d'entreprises dont le succès ou l'échec décident de leur bien-être ou mém, de leur existence. On en vient donc à concevoir un nouveau type d'or ganisation économique qui, abolissant les classes sociales, ferait de tous des coopérateurs égaux parmi lesquels l'inégalité des récompenses ne serait maintenue que par l'inégalité des mérites. Comment nier que, si le progrès de l'éducation et de la moralité ouvrières rendait possible cette forme plus haute de vie sociale, là solidarité des membres de chaque société serait plus certaine et plus profo0de qu'aujourd'hui, , puisque, tous jouissant également de la liberté la plus large, nul ne se sentirait blessé dans sa dignité? Ainsi le rapport du maître et de l'esclave, celui du capitaliste et du salarié, celui du coopérateur et de ses égaux dans une entreprise collective sont trois expressions différentes dans l'ordre économique de la loi de solidarité, et si les hommes passent ou tendent à passer de la première à la seconde et de la seconde à la troisième, c'es't parce qu'elles se rapprochent inégalement, la seconde plus que la première et la troisième plus que la seconde, .du type de la solidarité humaine. Nous pouvons traduire cette vérité en disant que notre espèce, dans les races qui la représentent avec le plus d'éclat, monte peu à peu versJa justice sociale sous la pression d'une loi bienfaisante qui frappe d'instabilité toute forme injuste et inhumaine de soli-
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darité. Il y a eu des sociétés très vigoureuses sam justice, nous l'avo~ reconnu nous-même, mais elles appartiennent à un monde encore barbare ; pour une société civilisée il ne peut y avoir de force, de santé, et de paix que dans la justice. Nous pouvons conclure que si, dans tous les domaines, la justice et la solidarité restent distinctes, la justice, dans le domaine social surtout, se subordonne la solidarité, la défait et la refait selon ses exigences. Le grand but proposé à nos efforts sociaux est de réaliser l'humanité, non en quelques individus d'élite, comme l'avaient cru les anciens, mais en tous. La justice est l'huqianité même exigeant sa réalisation universelle, et la solidarité vraie est l'ensemble des rapports sociaux par lesquels cette exigence peut être satisfaite. Si donc on définit la solidarité comme une matière et la justice comme une forme, il faut dire que cette matière tend à rejoindre cette forme sous l'action de l'idée d'humanité qui les domine l'une et l'autre ; et il faut dire surtout, à l'encontre des économistes, que ce qui est naturel et rationnel dans l'histoire des sociétés, ce n'est jamais la solidarité de fait, solidarité incomplète et impure où interviennent en grand nombre les rapports anormaux de dépendance mutuelle, mais le mouvement par lequel l'humanité, pour se produire elle-même à l'existence, élimine ce qui lui fait obstacle par la fo;ce de l'idée progressive de justice et s'élève graduellement d'une plus basse à une plus haute solidarité.
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ET LE COLLECTIVISME
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La justice consiste dans le respect des droits ou, en d'autres termes, des libertés légitimes. Mais il est des droits que tous ne reconnaissent pas ou même que beaucoup contestent. Au premier rang de ces droits qu'on discute se place le droit de propriété. N'est-ce pas par une véritable usurpation que des hommes se sont approprié une portion du sol et on1 transmis à leurs descendants cette richesse soustraite au patrimoine commun? De nos jours, sous les conditions que la science et la technique ont faites à une pàrtie de la propriété et qui constitueni1e capitalisme, n'est-ce pas injustement que des gens possèdent, à titre d'actionnaires ou d ~ obligataires, des capitaux industriels ou C'ommerciaux sur lesquels leur action persônnelle ne s'exerce pas~ si bien qu'il leur arrive clè nê connaître que par les journaux l'état d'une fo-i·tune sans cesse accrue, ou ctiminué-e, ou menacée p ar des circonstances tout à fait indépendantes de leur vol0'14 té ? Les moyens de production d'où èlépendent
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la sécurité et la dignité de l'individu humain ne devraient-ils pas appartenir indistinctement à tous, au lieu d'être confisqués par quelques-uns,qui tiennent kurs semblables à leur merci? Tel est le problème qui, sous le nom de que stion sociale, passionne la pensée contemporaine, et que nous devons soumettr( à un examen impartial, en recueiHant avec loy·auté let objections et les réponses des adversaires et des partisans du droit cl.e propriété. Nous iraiterons le problème tel qu'il se pose de notre temps, c'est-à-dire que nous écarterons la thèse · vieilli e qui érigeait le droit de propriété en principe absolu et les arguments sur lesquels elle se fondait. Nou·s ne parlerons pas du droit du premier occupant, parce qu'il est certain qu'une chance heureuse ne suffit pas à constituer un droit et parce que, comme le disait Stuart Mill en faveur <!les déshérités de la dernière heure, « il est inique qu'un homme vienne au monde pour trouver tous les dons de la nature accaparés à l'avance sans qu'il r este de place pour le nouveau venu » . Nous n e r eprendrons pas, non plus, la justification c'l assique de la pr opri été par le travail ; car, tout d'abord, le travail a pour condition juridique la propriété même qu'on veut qu'il justifie, attendu que nul n e modifie légitimement po ur ses :fins p ersonnelles un obj et qu'il n'a pas le droit de possti<ler; de plus, le travail n e p eut donner droit qu'à ce qu'il produit et, comme il ne produit pas le sol sur lequel il ·s'exerce, il n'autorise pas l' appropriation privée de la terre; ensuite l'histoire nous apprend que la grande
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propriété foncière a moins souvent pour origme le travail que la conquête, c'est-à-dire la violence à main armée ; enfin il est impossible de légi~imer par le travail la grande propriété industrielle, pui_ sque le plus souvent ceux qui la possèdent ne l'ont pas créée et ne contribuent en rien ni à l'accroître ni à la conserver. D'une façon générale, les théories qui, sur un fon. dement ou sur un autre, posent le droit de propriété comme un droit naturel indestructible, antérieur et supérieur aux arrangements sociaux, se montrent incapables de résister à un examen historique ou à une critique rationnelle ; et les partisans éclairés de la propriété individuelles' en rendent si bien compte qu'ils ne justifient l'organisation économique actuelle que d'un point de vue relatif, comme la garantie la plus certaine du bien-être et de l'indépendance pour les civilisés. C'est, disent-ils, à la propriété et à la culture intensive du sol qu'elle a rendue possible 4ue l'..humanilé doit toutes les améliorations de sa vie matérielle ; c'est aussi la propriété qui, pour se tléfendre 'c onlr~ les -~u)olialions injustes, a Condé et :maintenu! dans le mondè la liberté. Selon une excellè.n te formule de Renouvier, la propriété « est une méthod; historique de progrès social dont l'efficacité est prouvée par l' e~p~rience ». Mais c'est précisément l'efficacité de cette méthode que les socialistes contestent. S'ils accordent que la propriété individuelle a é~_é excellente à son heure, et qu'en arrachant les· homines à la vie errante du régime pastoral, elle leur a permis de sortir de la ba!'barie, ils estiment qu'elle a désormais épuisé
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sa vertu et que les maux de plus en plus visibles qu'elle entraîne la rendent incompatible avec une haute civilisation. Faisons connaître les principaux griefs qu'ils formulent contre elle, et tout d'abord les reproches qu'ils lui adressent au point de vue même de l'utilité sociale. Il est faux, affirment-ils, que la propriété individuelle constitue le régime de production socialement le plus fécond; car ce régime est essentiellement anarchique. Nos producteurs procèdent presque toujours au hasard, privés des informations néçessaire, ou trompés par une presse vénale, ne connaissant que de la façon la plus vague et la plus incertaine leur milieu économique, ignorant l'étendue du besoin auquel répond l'entreprise où ils s'engagent et le chiffre de la production totale qui devrait, avec le chiffre de la demande, décider s'il est utile d'introduire sur tel terrain un producteur nouveau. Quel capitaliste nie que la plupari des entreprises industrielles sont hasardeuses et que, pour une chance de réussir et de prospérer, le capital a dix chances de s'engager dans une voie fausse où il se perdra ? Même s'il entre dans une voie utile, le capital est sans cesse conduit à faire dépasser à la production la mesure de son utilité. Par cela même que la société économique ne possède aucun organe central de contrôle qui coordonne les entreprises particulières et assigne à chacune la part qu'elle -doit produire, les producteurs, entraînés par l'appétit du gain ou condamnés à faire marcher des outillages qui ne peuvent s'arrêter
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sans penr, produisent le plus possible, sans être as su rés d'écouler leurs produits. Il en résulte ces cFises de surproduction q~i, en amenant la chute brusque des prix, râinent les patrons et vouent aux souffrances du chômage un grand nombre de familles ouvrières. N'est-il pas triste de penser que cette anarchie économique ne trouve souvent de remède it ses désordres qu'en détruisant une partie des produits qu'elle a créés en excès? Les Américains, il y a quelques années, incendiaient les halles de coton par centaines de mille afin d'abaisser l'offre de la marchandise au niveau de la demande et de relever les prix: cc procédé barbare ne j uge-t-il pas le régime économique qui doit y recourir? Si l'on dit qu'un moyen existe d'enrayer la surproduction, et qu'il se trouve dans le trust ou syndicat patronal qui limite d'avance pour chacun des patrons syndiqués la quantité qu'il fabriquera ou vendra, nous répondrons que le trust marque le suicide du régime de la concurrence capitaliste, qu'il constitue le collectivisme au proftt de quelques-uns et qu'à Cf! compte, comme l'écrivait M. Léon Bourgeois, mieux vaut l'autre collectivisme, « qui est au profit de tous ». D'ailleurs _le régime capitaliste,, qui ne peut éviter les surproductions sans renier son principe, entraîne également des sous-productions très dommageables à la société . Si, par ignorance ou contraint par la force des choses, le capitaliste produit so~vent. au delà des besoins sociaux, d'autres fois, par intérêt, il limite la production en deçà de ces besoins. De riches propriétaires transforment en pâturages des terres à bl é,
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réduisant la valeur des produits qu'ils livrent à la so ciété, mais diminuant du même coup leur main-d'œuvrè et augmentant leur bénéfice. C'est qu'entre le but du propriétaire, qui cherche seulement à obtenir le maximun;i de revenus, et celui de la i;ociété, qui réclame le maximum d'utilités, il existe un antagonisme, qu'on exprime en disant qu'il y a conflit entre la rentabilité et la productivité, A vrai dire, le désordre fondamental de notre régime de fa production se révèle partout, et jusque dans le jeu nécessaire du crédit. La plupart des établissements d'ind\li;trie ont besoin du crédit pour naître et grandir ; et le crédit est chose in.stable et fuyante. [l suffit que les bai:iquiers ou capitaJistes s'émeuvent de quelques signes de 11\alaise manifestés par des entreprises qu'ils ont d'abord soutenues pour que le retra,it de leur confiance transforme en un désastre définitif une crise qui pouvait n'être que passagère. Notre régime économique, dit un écrivain américain, « est si mal entendi;i. que les agents de la production sont obligés de cimenter lei;. pierres de leur bâtisse indu!\trielle avec une matière - le crédit - que le moindre choc peut rendre explosive. Supposez un maçon qui, au lieu de chaux, emploie de la dynamite, vous aurez une image à peu près exacte de la sécurité que nous offre le mécanisme actuel de la production-1. »
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Rappelons qu'il arrive parfois aux banques de crédit de favorisei l'émigration des capitaux à l'étran ger, au risque de priver le travai rational qe ro~sou,rces f1Î lui seraien~ très utiles.
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Mais les pires défauts de notre système économique ne résident peut-être pas dans le désordre et l'insécurité dont il ,.e st inséparable : son plus grand tort est de désintéres's er de la production la très grande majorité des agents humains qu'il emploie, l~s travailleurs salariés. Leur salaire ne se mesure pas, en effet, à la prospérité de l'entreprise qu'ils servent ; s'ils travaillent beaucoup, c'est le patron qui profitera de leur zèle ; s'ils travaillent mollement et dissimulent leur paresse, ils n'en recevront pas moins leur solde entière. Quel mobile peut donc les soutenir dans l'accomplissement de leur-tâche? Ou un mobile Las, celui-là même qui gouvernait la conduite des esclaves, la crainte, ou un mobile très élevé, le sentiment du devoir. Mais les économistes eux-mêmes ont plus d'une fois reconnu, en jugeant l'esclavage, que la crainte est pour le travailleur un stimulant peu efficace; et si le devoir conçu avec force est plus actif, quel vigoureux sentiment d'obligation peut lier l'ouvrier à des actionnaires et obligataires qui, sans travailler eux-mêmes, s'approprient une largo part du fruit de son travail? Il apparaît donc, avant expérience, que les travailleurs doivent fournir en régime capitaliste une production moindre que celle qu'ils fourniraient spontanément dans une société qui les ferait propriétaires en commun de tout le capital national, .et qui attribuerait à leur travail une récompense proportionnée à son intensité et à son habileté. Notre régime d'échange, poursuivent les socialistes, est encore plus défectueux et plus contraire à l'in-
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térèt social que notre régime de production. Le commerçant, simple interm~diaire qui déplace des valeurs et n'en crée pas; n'opère ce déplacement qu'aux dépens à la fois du producteur et du consommateur, payànt au plus bas prix possible la marchandise que le premier lui livre et ne la livrant au second qu'au plus haut prix. Sans doute, par cela même qu'il rapproche du consommateur les produits qu'il désire, il lui épargne un certain effort; mais quelle disproportion entre ce service, après tout secondaire, et la récompense qu'il s'attribue! De plus, l'appareil commercial, qui devrait être aussi simple et aussi direct que possible, atteint dans le système capitaliste une complication qui va jusqu'à l'absurde et entraine une déperdition inouïe d'efforts humains. Des économistes, tels que M. Paul Leroy-Beaulieu, déplorent euxmêmes ce développement anormal de l'organe de l'échange. Combien exubérant, disent-ils, est le commerce contemporain avec ses gens de bourse, ses représentants, voyageurs et courtiers, ses locaux trop nombreux destinés à la vente, ses dépenses insensées en étalages, ses réclames onéreuses et souvent grotesques, les activités parasitaires qu'il provoque et fait pulluler à l'infini! Faut-il un épicier dans un rayon donné? Il s'en établit cinq ou six. Là où suffirait un magasin de chaus·sures, il s'en instaile sept ou huit. Et il en est de même pour - presque toutes les carrières commerciales : elles absorbent, au grand détriment de la production et, par suite, de la consommation, une multitude de bras, d'intelli-
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gcnces et de capitaux qui pourTaient êtl'e utilement employés . Les économistes espèrent, il est vrai, que ce gaspillage se corrigera de lui-même, et qu'une meilleure entente de leur intérêt décidera des jeunes gens pourvus d'un petit capital et d'une inst:mction modeste à déserter les professions commerciales au profit des professions ouvrières. Mais l' expérie:nee ne justifie pas cet espoir. Nous voyons, en effet, qu'une bonne éducation primaire, jointe à la possession d'un léger capital, inspire des désirs et des g9ûts que la condition d'ouvrier ne satisfait pas. Les bons élèves de nos écoles, s'ils ne peuvent être fonctionnaires, veulent être commerçants. La vérité est que le régiie capitaliste ne dispose d'aucun remède contre l'encombrement du commerce dont souffre toute la société. Il ne peut rien, non plus, contre les autres conséquences malfaisantes de l'anarchie commerciale, notamment contre cette coalition des forts qui, après avoir écrasé ou s'être asservi les faibles, s'entendent et s'associent pour exploiter le public. Il ne peut rien contre la spéculation, qui prélève un tribut souvent très lourd sur les objets les plus nécessaires, tels que le sucre ou le blé. S'il y a des lois qui interdisent l'accaparement et le frappent de pénalités. assez fortes, il est presque toujours facile aux spéculateurs de les éluder et, de courber sous leur loi les consommateurs désarmés . L'office de l'échange, qui est de transmettre ~es produits avec le minimum de frais possible, se
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trouve donc . profon~é.ment faussé dans la société capitaliste. Une mauvaise entente de la production · et de l'échange a pour conséquence inévitable un régime anormal de consommation. Et, en effet, il est aisé de voir que la société capitaliste n'établit aucun rapport rationnel entre l'abondance de la production et l'importance des besoins à satisfaire. Un ordre normal de choses subordonnerait au nécessaire le superflu : il procurerait l.argement à tous du pain et de la viande, et ne se soucierait qu'ensuite d i fournir des objets de luxe à ceux qui peuvent se les procurer. En d'autres termes, il ferait passer les besoins primaires avant les besoins secondaires et les satisfactions communes à tous avant c:elles d'ur:e minorité. Or le capitalisme renverse cette hiérarchie naturelle et rationnelle- des besoins. Il multiplie les objets qui sont, à la rigueur, inutiles et néglige d'accroître le nombre des produits les plus indispensables, de sorte que nous nous procurons à bas prix mille choses dont nous pouvons nous passer et que nous payons très cher des produits dont une existence saine ne se passe pas. Il n'est personne qui ne puisse acheter une montre, et tous ne mangent pas de la viande à volonté. Non seulement le système capitaliste augmente le nombre et abaisse le prix des objets de consommation en raison presque inverse de l'importance des besoins à contenter; il . s'applique encore à provoquer ou encourager dès besoins factices ou pernicieux. Ne visant qu'un but, le profit, ne s'inspirant que d'un mobile, l'égoïsme, (lUÎ est l'âme même
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de la concurrence, il se montre indifférent aux ravages qu'il fait. Qu'importe aux fabricants d'alcool que les poisons qu'ils livrent à la population ouvrière et paysanne peuplent de malades et de fous les hôpitaux et les asiles, affaiblissent les réserves de'°force vive de la nation et compromettent l'avenir social du prolétariat1? _ Qu'importe également aux producteurs de pièces de théâtr.e malpropres ou de livres obscènes qu'ils dépravent à la fois le goût et la conscience populaires? Pour des hommes qui ne poursuivent que le profit, le bon livre et la boisson saine sont la_boisson qui se consomme et le livre qui se vend. On s'étonne que la pratique généralisée d'un tel système n'ait pas rapidement abâtardi et démoralisé les peuples modernes; et, en vérité, si le capitalisme ·n'a pas détruit notre civilisation, c'est que ses conséquences naturelles sont partiellement enrayées par des habitudes idéalistes qui_ l'ont précédé, et qui sont actuellement trop profondes, au moins dans certaines races, pour qu'il puisse les abolir. La critique que nous venons de faire du régime capitaliste au point de vue de l'utilité sociale nous conduit à l'examiner au point de vue proprement moral et à nous demander s'il satisfait notre besoin de justice._Il ne suffit pas aux hommes, pour être heureux, d'obtenir une certaine part de bien-êtr,e, une certaine
1. Nous ne parlons pas des innombrables fraudes qui déshonqrent notre régime économique et dont quelques -unes peuvent devenir mortelles pour notre race: le chapitre serait infini.
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somme de satisfactions; il faut encore que chacun puisse se dire que son lot n'est pas inégal à son mérite et qu'il reçoit une récompense proportionnée à la quantité êt à la qualité de son effort. Tout renversement de cette proportion entre le service rendu et le bénéfice reçu constitue une iniquité; et cette iniquité ne peut devc;mir consciente chez ceux qui la subissent sans leur inspirer un sentiment de révolte contre l'organisation sociale qui la produit. Or q n'est besoin ni d'une expérience étendue ni d'une réflexion profonde pour découvrir que l'ordre économique actuel n'assure ni ne peut assurer une répartition équitable des richesses. Certes, Stuart Mill va trop loin lorsqu'il déclare que la fortune est actuellement en raison inverse de l'effort accompli, quë la meilleure part en ·revient à ceux qui ne travaillent pas, puis à ceux dont le travail est plus apparent que réel, et ainsi de suite, d'après une échelle descendante, jusqu'à ce degré extrême où le travail le plus pénible suffit à peine aux · nécessités élémentaires de la vie. Mais si la formule de Stuart Mill ne saurait se défendre sous sa forme rigoureuse, elle n'est sûrement pas plus loin de lavérité que la formule contraire qui affirmerait que les avantages sociaux dont , chacun jouit sont en· raison directe de . son mérite ou, plus précisément, du labeur socialemeht utile qu'il accomplit. L'actionn:;iire opulent d'une mine et le riche propriétaire foncier dont un intendant gère les biens n'ont eu, le plus souvent, qu'à se donner la peine de naître, tandis que l'ouvrier mineur et le petit fermier peinent très durement et, d'or-
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<linaire, restent pauvres. Les savants et les techniciens qui font les in.ventions les plus utiles à tous ne sont presque jamais ceux qui en tirent profit; l'idé~ neuve enrichit surtout le capital.iste qui l'exploite. Examinant 'les choses dre plus près, les socialistes montrent de combien de façons diverses le capitaliste s'approprie ce qui ne lui est pas dû. D'abord· il exiige un salaire pour le capital même, comme si le capital était directement productif, et comme s'il ne d.evaitpas toute sa vertu au trav.ait m.anuel ou i:ntellectud qui l' a créé et qui le met ensuite en œuvr-e : le capital, selon la justice, n'a droit q11'à des frais d'entretien, c'est-àdire à la part d11 piroduit qui lui est néces·sa~re pour se reconstituer à mesure qu'il s'use. Sans doute le capita)iste est souvent ul'l 'hom~e actif qw.i se réserve le travail de directioLl, au lieu de le déléguer à des chefs salariés, mais même alors fa récompense q11'i'l s'adjuge n"est que partiellement légitime, car dle ne représente pas seulem-ent le produit cl.e son eiffort, mais une portion du produit de 'l'effoTt <ile s autres, tout au moins l'effet cfe puissance coUectivc que pr{;)du-isent 'les activités. combinées de ses ouvriers. « Cette force immense, dit Proucl.how, qui résulte de l'union des travaiHcurs, de la convergence et de l'harmonie de leurs efforts ; cette économie de frais obtenue par leur formation en ateliers; ,cette multiplication du procl.uit prévue, il est vrai, par l'entrepreneur, mais r éali-sée par clcs for-ces libres, il ne les a pas payées. Deux cents grenadiers manœuvrant sous la direction d'un ingéni-eu'!' ont, en quelques heures, élevé l'obélisque sur sa base; pense-
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t-on qu'un homme en d.eux cents jours, en serait venu à bou.t? Cependant, au compte de l'entrepreneur, la ans les <leux cas, somme des salaires est la même dparce qu'il s'adjuge le bénéfice de '1a foree collective. >J Le capitaliste ne se borne pas à s'approprie.r une part de ce qui revient à ·ses ouvriers; il s'approprie également une part du revenu social. Le plus oisif «les propriétaires voit la valeur de ses terrains s'accroître ~ mesure que grandit en nombre et en activité la population qui l'entoure: plus les hommes se groapent et travaillent, plus ils assurent de rentes à.. sa paresse ; et si, comme il arrive, la valeur de ses biens décuple ou centuple, c'est toute une fortune que 1ui acquiert le travail d'autrui. Chaque fois que s'élève une ville nouvelle, que s'étaibEt une station balnéaire, qae se c'rée quelque n0uv,e au centre industriel, des hommes s·' cnrichissent d'un effort -qui n'est pas le leur. Il en est même qui doivent kur richesse, non aux progrès accomiplis, mais aux malheurs subis par la société. Pour emprunter un exemple à M. Paul Leroy-Beaulieu, un fabricant de soufre ou de produits chimiques fait des affaires médiocres, lorsqu'un fléau, l'oïdium ou le phylloxera, vient ravager le pays qui l'environne. Va-t-il souffrir de la détresse générale? NuHement. Des savants découvrent que le soufre triomphe de l'oïdium; les v:itieultcurs le demandent à grands cris au fabricant qu'ils connaissent, le lui paient fort cher et font sa fortune. Lorsque la concurrence vient gâter le métier, il . cède sa olientèle à un nouveau venu et goûte les joies de 1 la:retraite en bénissant l'oïdium qui a ruiné beau-
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coup de gens, amoindri la prospérité nationale et qui l'a fait millionnaire. M. Paul Leroy-Beaulieu justifie cette fortune en disant qu'une chance heureuse est aussi respectable que l'intelligence el la beauté : s'il est légitime que l'homme intelligent jouisse de son intelligence, il ne l'est pas moins que le fabricant enrichi par l'oidium possède le million qui lui vient d'un hasard. Mais un moraliste sera d'un autre avis. Il pensera que les inégalités naturelles ne justifient pas les ioogalités artificielles et, de ce que la nature distribue ses faveurs sans aucun souci de justice, il n'admettra pas qu' 0,11 puisse conclure que la même indifférence morale s'impose comme règle à la société. Si le hasard est le roi de la vie naturelle, il ne doit pas l'être de la vie sociale, car la vie sociale a pour but de corriger les conséquences iniques de la vie naturelle, et la véritable justice n'est que la réaction de l'homme contre toutes celles des fatalités de la nature que son cœur et sa raison condamnent et qu'il n'est pas impossible à sa volonté d'abolir. Parmi ces procédés aveugles de la nature contre lesquels la justice réagit, il en est un qui, reproduit pa!' l'ordre social capitaliste, suffirait aux yeux des socialistes pour le condamner : c'est la loi d'hérédité. Il n'est pas juste qu'un individu doive :m seul fait de sa naissance une supériorité sociale décisiv~. Sans doute le droit d'héritage a un fondement dans la nature même des choses, puisque, si l'individu ne peut vivre qu'en conservant et consommant une partie au moins du.produit de ses efforts, la conservation d_ l'espèce, comme e
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le remarque Spencer, dépend << du transfert que font les parents à leurs enfants d'une partie de ces produits, tantôt sous leur forme brute, tantôt après leur avoir fait subir une préparation n. D'autre part on ne peut douter de l'utilité sociale de l'héritage : la plupart des industriels et des commerçants ne déploient dans la lutte économique toutes les forces de leur volonté et de leur intelligence qu'en vue de transmettre à leurs enfants, avec une fortune aussi large que possible, la condition d'une existence heureuse. Otez-leur la faculté de faire profiter leur famille de leurs peines et de leurs sacrifices, et leur zèle affaibli produira pour tous moins de fruits. Mais si l'héritage a son principe dans la nature et s'il peut revendiquer certains effets socialement utiles, il entraine dans notre société plusieurs conséquences injustes souvent dénoncées par les sociologues. D'abord il met obstacle à la distribution normale des. fonctions sociales. La plupart des hautes fonctions ne sont guère accessibles qu'à ceux dont les parents ont quelque fortune. Or les riches ne sont pas forcément les plus aptes au rôle de dirigeants. L'hérédité 1 comme l'ont très bien mont1'é MM. Durkheim et Bouglé1, ne transmet pas habituellement les facultés complexes que met en jeu la division croissante du travail, d'où il suit que ce n'est pas la nature même des choses, màis un privilège discutable qui attribue aux fils de la bour1. M. Durkheim dans la Division da travail social, et M. Beuglé, dans la Démocratie devant ln ~ciertce.
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geoisie les fonctions directrices. Les prolétaires intelligents que leur absence de fortune a privés d'une haute culture et condamnés à des fonctions ou à des'·emplois inférieurs à leur mérite ont réellement le droit de se croire déshérités et d'accuser un ordre social qui ne les a pas mis à leur place et à leur rang. Principe d'injustice parce qu'il distribue artificiellement les fonctions socialea, l'héritage engendre l'injustice d'une autre manière encore, en altérant dans la vie économique la règle normale des contrats . En effet un contrat n'est moralement légitime que si l'un des contractants ne subit pas une violence directe ou indirecte qui l'oblige à céder à l'autre. Or, lorsqu'un capitaliste traite avec un ouvrier qui, pour vivre, a besoin de travailler sans délai à n'importe quelle condition, il tient cet ouvrier sous sa dépendance, grâce aux ressources héréditaires dont il dispose et qui lui permettent de refuser le travail demandé. M. Durkheim a donc raison de dire qu' cc il ne peut pas y avoir des riches et des pauvres de naissance sans qu'il y ait des contrats injustes ». Les socialistes ajoutent que l'organisation capitaliste, en même temps qu'elle refuse justice au prolétariat, tend à lui ôter toute dignité . Exclu des fonctions les plus hautes et privé par son dénûment des con.ditions qui lui assureraient le salaire qu'il mérite, le prolétaire souffre encore de l.!l sujétion absolue à la quelle l'atelier le condamne, puisqu'il n'y décide p a3 de l'emploi qui est fait de sa force et qu'il y ob éit à des chefs qu'il n'a pas nommés. Dans l'organisation
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capitaliste, dit un contemporain, « le travail est doublement serf, puisqu'il va à des fins qu'il n'a point voulues par des moyens qu'il n'a point choisis ». Ainsi le régime de la propriété héréditaire, avec l'ordre capitaliste qu'il fonde, mérite de disparaitre, car, outre qu'il ne répond pas aux exigences du plus grand intérêt social, il viole la justice et blesse la ftignité humaine chez le plus grand nombre des hommes .
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On vient de voir quelles sont les principales critiques adressées par les socialistes au régime actuel de la propriété. Ces critiques, nous les tenons pour vraies en leur essence, malgré les objections de détail qu'elles provoquent et les corrections qu'une étÙde plus complexe leur ferait subir. Notre organisation sociale est incontestablement très imparfaite, et il est utile que tous prennent conscience des désordres et des injustices dont elle contient le principe pour qu'ils se sentent obligés d'appliquer leur effort à redresser ceux de ses vices qui ne sont pas nécessaires. Mais tous aussi doivent savoir que des hommes imparfaits_ne peuvent vivre dans ùn ordre social parfait, et qu'il est absurde de renoncer à une forme défectueuse d'organisation économique si l'on n'a la certitude de lui substituer une autre forme moins contraire à la justice et à l'intérêt général. Selon la judicieuse remarque d'un socialiste autrichien, M. Anton Menger, <c aucune critique, si exacte soit-elle, des institutions existantes
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n'est justifiée aussi longtemps qu'on n'a pas montré suffisamment · la possibilité d'un état meilleur >>. Or, peut-on dès aujourd'hui ou dans un avenir prochain substituet, pour le plus grand profit de la civilisation, le tégime de la propriété sociale à celui de la propriété individuelle? Si demain les terres, les mines, les usines, les moyens de transport, tous les capitaux cessaient d'être possédés par des individus et appartenaient à la communauté, en résulterait-il un progrès matériel et moral, un accroissement de bien-être et de liberté juste? Pour répondre à la question il nous est impossible de passer en revue les divers types d'organisation sociale que les socialistes proposent et qui, pour la plupart, sont si mal définis ou si visiblement utopiques qu'ils n'ont aucun droit à prendre place dans une étude sommaire. Obligé de faire un choix entre les systèmes, nous ne retiendrons pour l'examiner que celui qui associe aujourd'hui à la pensée la plus nette la popularité la plus large, - le collectivisme révolutionnaire. Tel que Marx l'a conçu, il y a plus d'un demisiècle, et tel que l'entendent encore aujourd'hui presque tous ses disciples, le collectivisme révolutionnaire, observant ou croyant observer que l'évolution économique élimine peu à peu les petits et moyens producteurs, qu'elle concentre le travail dans un nombre toujours plus restreint de maisons toujours plus puissarttes, et qu'elle accumule le capital aux mains de capitalistes de moins en moins nombreux et de plus crt plus riches, exige que la société abrège ce mouve-
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ment historique par l'expropriation de la féodalité nouvelle et par l'attribution au peuple souverain de tous les moyens de production et d'échange, afin_que disparaissent du même coup les désordres 1e là concurrence anarchique et l'injustice de la dîme prélevée par la classe qui possède sur la..classe qui travaille. Mais contre Gette conception les économistes se dressent au nom de l'expérience. Ils montrent que, si la concentration industrielle et capitaliste était aussi certaine qu'elle est contestable, le régime universel de propriété collective auquel on veut qu'elle aboutisse produirait des effets tout autres que ceux qu'on en attend. Ne suffit-il pas, disent-ils, de voir les hommes comme ils sont et comme ils agissent pour comprendre que le collectivisme, au lieu de les enrichir, les appauvrirait et, au lieu de les éman/:!iper, les asservirait? Supposons établie la société collectiviste et concevons-la fonctionnant sous l'influence dei- dP.fauts l).abituels aux· hommes qui nous en~&Yrent; ·i ueHe existence pauvre et basse elle va nous infliger ! Si nous demandons de quelle manière elle organisera le régime de la production, Liebnecht, résumant la doctrine, répond: « L'organisation du travail devra être conduite par un fonctionnarisme du travail qui aura à régler la production et la distribution des marchandises pour toute l'é_tendue de la communauté, les relations avec les communautés socialistes extérieures (tant qu' elles ne seront pas toutes fondues ensemble); à :traiter avec les pays non encore amenés au socialisme et, en cette qualité, à fonctionner comme
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le département des affaires étrangères. » Mais ce fonctionnarisme sera-t-il capable de remplir l'office dont on le charge? Si l'on songe que l'adminÎstràtion générale de la société collectiviste devra déterminer à l'aide de la statistique la somme des besoins sociaux, répartir les commandes entre les organes de produc~ tion, régler le jeu des services de transport et de circulation, assurer l'envoi de l'immense variété des produits à l'innombrable armée des consommateurs, on imagine malaisément qu'elle ne succombera pas sous le p9ids de cette tâche effroyablement complexe. Comment pourra-t-elle, sans se tromper ou sans être trompée, suivre les variations des besoins, fixer pour chaque entreprise l'espèce et la quantité des produits à fournir, indiquer avec les tâches à faire le nombre de travailleurs que chacune occupera, désigner les outillages à remplacer et les techniques à modifier, commander les approvisionnements îndispensables de matières premières, prévoir la somme de produits à demander ou à livrer à l'étranger, surveiller et contrôler les opérations diverses des fonctionnaires chargés de gérer les magasins locaux, calculer les salaires dus à chaque catégorie de travailleurs, prélever sur le produit total du travail national la part nécessaire à l'entretien de tous les services sociaux, etc ? Pour ne pas être inférieur à la tâche dont nous venons d'indiquer quelques parties, l'Office collectiviste du travail exigerait de ses membres une force _ surhumaine d'intelligence, de conscience etde volonté. Est-il rationnel de demander une sorte d'infaillib_lité i
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à un groupe d'hommes, surtout dans l'ordre obscur et
mouvant de ces questions pratiques auxquelles se suspend la vie matérielle d'un peuple? Unique producteur et comm~rçant unique, l'État nouveau pourrait, _ le par faux calcul d'un de ses bureaucrates, condamner toute une population à la famine : une telle perspective n'est-elle pas faite pour rendre indu,lgents au capitalisme ceux qui se souviennent qu'il a eu du moins le mérite, depuis plus d'un siècle, de n'infliger à aucun peuple civilisé les souffrances de la faim ? Aujourd'hui le consommateur dont un commerçant a déçu l'attente a la faculté de s'adresser à ses rivaux: dans la société collectiviste, l'absence de toute concurrence ne rendra-t-elle pas chaque erreur irréparable? En un régime de libre concurrence, sous la loi de l'offre et de la demande, les variations des prix indiquent d'une façon précise et rapide les variations des besoins : la statistique remplacera-t-elle le jeu souple des prix et s'acquittera-t-elle de la fonction régulatrice que le collectivisme lui assignerait? Ne connaissant que les besoins passés, et même ne les connaissant pas tous, puisque ceux qui sont restés en souffrance lui échappent, elle ne déterminera que de la façon la plus incertaine les besoins à venir. Si elle parvient à assurer approximativement la satisfaction des besoins les plus simples et les plus grossiers, qui sont les moins variables, quelle sécurité offrira-t-elle aux besoins les plus raffinés, à ces désirs de l'imagination et du goût dont ni les variations ne se prévoient ni l'intensité ne se mesure ? I,es besoins délicats sont de ceux que la
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masse éprouve faiblement, lorsqu'elle les éprouve, et l'on peut douter que des administrateurs du travail élus par elle et, par suite, soucieux surtout de lui plaire, déploie:ut leur zèle à contenter des goûts qu'elle n'a pas. On conçoit une, démocrati.e sans noblesse entravant la vie idéaliste d'une élitfl, Caliban ignorant Prospero et négligeant de lui fournir ses moyens d'étude, de travail et dè joie. Ma1 organisée pour répondre aux bes.oins complexes et changeants des hommes, la société collectiviste évitera-t-elle, comme ses partis.ans le prétendent, le gaspillage du systè.me capitaliste et augmentera-t-elle la production totale de la communauté. ? Il est sûr qu'elle fera œuvre utile en supprimant le commerce, ou du moins, en le simplifiant, en ramenant à la production nombre de gens qui encombrent, l'échange. Mais quelle énergie apporteront au travail les, producteurs du régime nouveau? L'énergie productive des hommes dépend de la force de,s qiobiles qui les stimulent; quelle sera la force de ces mobiles chez le11 travailleurs, du régime socialiste ? Selon un calcul que rapporte M. Fouillée, c< dans une ,p,ation parvenue à un régime communiste parfait et comprenant vingt IIlillions d' ouvriers qui travaillent huit heures par jour, chaque heure de travail d'Qn ouvrier représ.entera un c-entsoixante millionnième de la production quo.tidienne >l, « Dans ce cas,. observe M. Fouillée, la tentation de perdre une heure se.ra bien séduisante., si l'on a pour tout mobile le dés.ir d'app,ortei: son cent-soixante millionni~me à l' œuvr~ t. tale, et si ce, mobile ae trouve o
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mis en échec par une bonne occasion de s'amuser, de boire, de causer, ou simplement de se reposer. >J Essaiera-t-ori d'exciter le zèle des gens en attribuant à des services inégaux des récompenses in égales ? Cette appréciation de l'inégalité des services créera à l'administration du travail les plus terribles difficultés. Il est trè& malaisé de déterminer la valeur respective des différents travaux dans un même métier, pour peu qu'il soit complexe, et, à plus forte raison, ne peut-on aboutir à aucune estimation juste quand on compare des métiers clifférents. Quelle commune mesur.e permet de fixer équitablement les salaires du terrassier, du bijoutier et du savant? Se règlera-t-on sur la peine inégale qu'imposent des travaux qui diffèrent ? Mais le caractère pénible d'une tâche se dérobe aux évaluations précises et dépend beaucoup moins de la nature de la tâche elle-même que de celle du travailleur. Pour échapper aux conflits sociaux que ne manqueraient pas de faire naître des jugements arbitraires de qualité, récompenserat-on le travail selon sa quantité ou, plus exactement, selon sa durée? Cette évaluation paraîtra elle-même injuste, puisque la durée d'un travail ne fait rien connaître des efforts qu'il ,e xige ni du nombre et d_ l'ime portanc.~ des effets utiles qu'il produit; et d'autre part, elle aboutira presque infaillibl~ment à faire déserter les tâches q1Ji exigent la préparation la plus longue ~t la plus difficile, c'est-à-dire c~lles-là mêmes qui contribuent le pli,s au progrès. Quelle que soit la solution que la démocratie so•
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ciale préfére, il faut prévoir que les exigences de l'esprit d'égalité, si hostiles aux « gros traitements », réduiront presque à rien les différences de S!l,laire, et l'on peut aussi conjecturer, sans risque d'er~eur, que l'homme ordinaire ne trouvera pas dans l'espoir d'un léger accroissement de son bien-être un motif très fort pour le défendre contre les tentations de la paresse. Aujou_ rd'hui nos industries d'État coûtent plus et rapportent moins que les industries privées similaires: que sera-ce en régime collectiviste, où la quantité de travail fournie par les industries privées ne permettra pas de mesurer et n'invitera pas à enrayer les défaillances de l'énergie productive dans les industries nationales ? Si nul ne sait quels prodiges peut produire,- sous l' action de stimulants convenables, le courage d'un homme énergique, nul, non plus, ne sait à quel degré peut descendre dans un milieu complaisant la lâcheté d'un paresseux. Proudhon disait avec profondeur qu'en dehors de la libre concurrence la valeur réelle d'un produit « reste un mystère » : on peut en dire autant, sous la même condition, de la capacité productive d'un homme et, par suite, de ce qu'on peut exiger, de lui. La question du rendement probable du travail humain sous le régime collectiviste constitue donc une énigme inquiétante. Ce n'est pas tout. Comment ce régime déciderat-il ses ouvriers, non seulement à travailler dans la mesure de leur force, mais encore à éviter le coulage, à ne pas gaspiller les matériaux, à prendre soin des machines et des outils ? De ~uelle facon éveillera-t-il
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en eux cet esprit d'économie qui rend des services infinis à l'industrie privée? Par quel moyen, surtout, une société sans concurrence stimulera-t-elle .l'esprit d'initiative et de progrès? Aucune idée neuve ne se réalisera sans l'assentiment des administrateurs généraux du travail ; et quelle raison ces administrateurs auront-ils de faire bon accueil aux nouveautés ? Ils seront les élus du suffrage universel ; et l'on sait qu'en aucun pays la majorité n'aime à changer ses habitudes journalières, à modifier ses méthodes de travail. Toute transformation d'outillage et de technique exige des travailleurs un effort de réadaptation généralement pénible, et c'est pourquoi l'on citerait peu de transformations industrielles que les ouvriers n'aient d'abord reçues avec hostilité ou défiance. Les directeurs, pour conserver le pouvoir, seront donc probablement amenés à se plier aux exigences de la routine et à se faire les complices de la commune -inertie. L'État collectiviste sera économiquement faible pour une autre raison encore, parce qu'il subira de très lourdes charges. Lorsqu'on affirme qu'il attribuera à chaque travailleur l'équivalent exact du produit de son effort, on est dupe d'une illusion singulière. Le travailleur n'aura plus sans doute à payer la gérance capitaliste, mais il paiera une gérance socialiste, entretiendra des 'directeurs, inspecteurs, contrôleurs, surveillants de toute' sorte. C'est un fait connu que la tendance de la démocratie à grossir les états-majors de.s admi.nistrations publiques. Les ser-
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vices se dédoublent, les bureaux deviennent des divisions, les divisions se transforment en directions' : un ministère, · en un demi-siècle, triple son pers.onnel. Comment une dëmocratie sociale échappera-t-elle à cette plaie des démocraties politiques ? Elle pourra d'autant moins se p~sser d'un · nombreux personnel dirigeant que, ne stimuhi.nt pas le travail par l'aiguillon d' un intérêt direct et fort, elle souffrira, comme nous l'avons dit, de négligences de toute sorte. On ne se hasarde donc pas beaqcoup en annonçant que ce nouveau gouvernement social ne cotttera pas sensiblement moins cher que celui qu'incarne parmi nous la bourgeoisie c.apitaliste. D'autres charges, qui n'atteignent pas ou n'atteignent que légèrement l'État actuel, seront très pesantes à l'État futur. Il devra prélever sur le salair.e de l'ouvrier, avec les frais du gouverne.ment social, les dépenses d'entretien de l'outillage social, car il lui faudra réparer ou remplacer les capitaux qui s'usent ou se détruisent., const ruire et aménager de nouvelles usines et de nouveaux ateliers, ouvrir des lignes de chemin de fer réèlamé,es par les besoins accrns de l'échange, développer les sources et les moyens de la production ; et il est sûr que tous ces travaux seront exécutés moins économiquement par des administrateurs qui n'auront pas à risquer dans leurs entrepris es une fortune personnelle qu'ils ne le sont aujourd'hui par des capitalistes directement intéressés à éviter toute dépens,e inutile. L'État collectiviste ne sera d'ailleurs délivré d'au-
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cun des grands services publics actuels, enseignement, assistance, police, défense nationale : il accroîtra seulement l'importance de quelques-uns et, par conséquent, les paiera pl~s cher. Un socialiste allemand, M. Kautsky, estime que le seul ministère de l'Instruction publique coûtera à la société allemande devenue collectiviste un milliard et demi ou deux milliards par an. Si ces prévisions sont exactes, quelle: raison a-t-on de croire que le budget de la cité future pèsera moins lourdement aux épaules du _ prolétariat que celui de la société présente? Les prélèvements opérés sur le produit du travail individuel invoqueront d'autres motifs ou changeront de nom, màis le salaire ne subira pas une moindre mutilation qu'aujourd'hui, et le travailleur ne sera pas plus riche o_ même le u sera moins si son effort productif se relâche sous une direction sans vigilance et sans fermeté. Mais, s'il en est ainsi, que devient la spoliation exercée sur le travailleur par le régime capitaliste? Le prolétaire n'a le droit de se dire dépouillé par ce régime que s'il peut se donner à lui-même un autre régime moins coûteux. La dîme du capital n'est injuste qu'à condi ~ ion d'être inutile; et le jour où l'on a compris que le prolétariat, en raison même de ses défauts ou de l'ïltsuffisance de ses qualités, n'éch-apperait à cette dime que pour subÎr dans une organisation sociale nouvelle des dépenses égales ou bupérieures; on voit clairement combien èst fausse l'association des deux termes capitaliste et voleur. Si le travailleur ne doit pas être plus riche dans la
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société collectiviste, y sera-t-tt, au mcnns, pfus libre? Actuellement, dit-on) le prolétaire est serf parce qu'il va vers des fins qu'il n'a pas voulues par des ·moyens qu'il n'a pas choisis; mais le collectivisme ne lui infligera-t-il pas la même servitude ? Le collectivisme ne supprime la concurrence industrielle que par l'institution d' un gouvernement unifié du travail; et, par suite, c'est ce gouvernement central qui, règlant les tâches multiples de l'industrie, lance à travers tout le pays les ordres auxquels doivent obéir les organes particuliers de la production. Dès lors, en chaque atelier local, les travailleurs jouent ce rôle passif que les socialistes reprochent au capitalisme de leur imposer. Ils ne décident pas à · quelle fin s'emploieront leurs énergies et ne constituent pas l'autorité sous laquelle ils travaillent. Selon la thès~ collectiviste la ·plus commune, l'administration centrale nomme les agents secondaires de direction et de gestion et ne laisse à l'ouvrier que la faculté d'élire un conseil qui les surveillera, comme aujourd'hui le syndicat surveille les actes et dénonce les abus de pouvoir des patrons, gérants ou contremaîtres. Au fond, les travailleurs ne cesseront d'être les manœuvres <lu système capitaliste que pour devenir ceux du système socialiste : dans la société nouvelle comme dans l'ancienne, ils exécuteront des plans qu'ils n'auront pas conçus sous des chefs qu'ils n'auront pas élus. . L' ouvtier se consolera-t-il de cette sujétion néces- : saire par la pensée que l'ordre collectiviste l'investit \ d'un droit théorique sur l'immense ensemble de la
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propriété nationale ? Mais, pratiquement, il n'exercera ce droit ,que sous la dépendance de la volonté des quarant~ ou soixante millions de citoyens dont il sera l'associé: et qui ne voit que la propriété ainsi' entendue perd au regard de la conscience populaire toute signification concrète et se réduit à la plus illusoire des fictions? Non, il ne faut pas dire que tous seront propriétaires sous le nouveau ré.gime, mais au contraire, que personne ne le sera. Et il ne faut pas dire, non plus, que ce régime abolira k salariat : comme le reconnaît loyalement M. Bernstein, il n'en changera que la forme, car tous seront salariés, -avec cette innovation qu'ils ne recevront leur salaire que d'un unique patron, l'État. Si donc, selon une formule banale, la condition du salarié est la dernière transformation de l'esclavage, le collectivisme, loin de la faire disparaître, la consolidera en l'étendant à ceux qu'elle avait épargnés jusqu'ici. Dira-t-on enfin que le régime collectiviste écartera tout danger de servitude parce qu'il substituera l'administration des choses au gouvernement des hom~ mes? C'est là encore une formule qu'on répète sans cesse, mais combien elle paraît vide de sens à qui l'examine de près! Les administrateurs de la cité collectiviste seront, en effet, des hommes dictant à d'autres hommes des ordres qui ne supporteront pas d'être violés > si l'on ne veut pas que l'immense machine se détraque et se brise. Or suffit-il. que l'autorité. s'applique au domaine économique, au lieu de s'exercer dans le domaine politique, pour qu'elle perde sa na-
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ttire d'autorité? Y a-t-il une sphère quelconque où l'exercice de la puissance ne s'accompagne pas d'une volonté de puissance toujours prête à se transformer en volonté de domination et d'oppression? On n'espère pas, sans doute, que des administrateurs du travail désignés par le suffrage universel resteront étrangers aux passions de la majorité qui les aura choisis, et qu'ils ne voudront jamais faire triompher d'une façon brutale les causes dont ils seront les clients? Or, s'ils sont passionnés et injo11tes, de quelle puissance ne disposeront-ils pas pour le mal? Dans l'ordre cottec tiviste, c'est la société qui possède tous les instruments de production, y compris les instruments de manifestation publique de la pensée : ses directeurs les mettront-ils à la disposition de tous? Accorderont-ils les conditions d'exercice du culte et les moyens nécessaires de propagande aux adeptes d'une nouveauté religieuse détestée par la grande masse des citoyens? Si une conception philosophique originale vient contredire les doctrines reçues, aurat-elle la certitude de se faire entendre? A une époque de matérialisme, qu'un Pasteur renverse par des expérimentations précises quelque théorie populaire sur la génération spontanée ou sur tel autre fait apparent, admettra-t-on qu'il publie et enseigne un paradoxe qui peut être scientifiquement et socialement fécond, mais qui, en niant le dogme établi, bouleverse tout le système d'idées de la multitude? Les imprimeries et les Facultés de la République collectiviste ne fertnerontelles leurs portes à aucune croyance, à aucune pensée?
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Ces questions sont troublantes, et n ne suffit pas, pour y.répondre, de nous inviter avec M. Vand~rvelde à compter sur les sentiments libéraux de la masse. Aujourd'hui, dit M. Vandervelde, si un ministre « se refusait, par -exemple, à transporter ou à distribuer par la poste certaines catégories de journaux, il serait infailliblement renversé par un soulèvement général de l'opinion publique. Dès à présent on peut dire que les habitudes et les traditions de la liberté sont assez fortes pour résister à bien des tentatives du pouvoir. » Il est certain, en effet, que dans les pays civilisés le pouvoir est obligé de s'interdire les violences extrêmes; et pourtant, en presque tous, il peut être assez brutal à l'égard de la minorité sans soulever contrs lui la majorité ou même en la comblant de joie. Qui a entendu dans les réunions publiques ces phrases menaçantes : << écrasons l'adversaire », « désarmons les ennemis de la vérité et de la justice », « les esprits libres ont seuls droit à la liberté», sait très bien que les formules de l'intolérance et du despotisme n'ont pa6 l'impopularité qu'elles méritent. Les collectivistes font donc un acte de foi contestable dans le libéralisme de la masse; et si cet acte de foi est trompeur, si le peuple de demain garde l'esprit simpliste et intransigeant que manifeste trop souvent le peuple d'au;j ourd'hui, quel sort fera-t-il, - lorsque pas une idée ne s'imprimera et ne s'enseignera sans la permission de ses élus - aux Socrate et aux Galilée qui prétendront modiGer sa conception des choses et surtout lui dire sur lui-même de dures vérités? Nous supposions,
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plus h,aut, que Caliban pourrait, dans la cité collectiviste; ignorer Prospero; il pourrait faire pis, le traiter en ennemi, le traquer, le persécuter, l'empêcher de parler ou d'écrire. Le collectivisme n'assure donc pas plus la liberté et la dignité que le bien-être et la sécurité dës hommes ; et, tant que la masse humaine reste ce qu'elle est, on peut croire qu'il garantit moins que le capitalisme l'ensemble des biens, matériels et spirituels, dont la civilisation se compose. Nous venons d~ rappeler quelques-unes des objections principales que soulève le _ collectivisme. Les jugera-t-on suspectes parce qu'elles sont formulées d'ordinaire par des partisans systématiques du régime de la propriété individuelle? Nous répondrons que les plus fortes de ces objections sont reconnues vraies par des socialistes d'esprit positif, te.l que M. Menger. Dans son remarquable livre sur l'État populaire du trapail, M. Menger aperçoit nettement entre le collectivisme et le libéralisme une inéompatibilité durable, sinon éternelle. Il sait et affirme que le collectivisme ne transformera pas la nature humaine, mais que la nature humaine, telle qu'elle est aujourd'hui, subsistera sous le nouveau régime et lui interdira d'accorder cer~aines libertés à ses membres. Vouloir, ,dit-il, passer sans transition d'une forme autoritaire à une forme libénle d'organisation du travail est mie utopie, car l'histoire des communautés socialistes qui se.sont fondées, au dix-neuvième siècle, en Angleterre et en Amérique suffit à prouver avec évidence que le principe de l'élection des chefs détruit la disci-
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pline nécessaire, puisqu'il a désagrégé même des groupes d'hommes remarquables par « leur force de caractère et leur esprit de dévouement ». C'est pourquoi M. Menger, qui fait de la commune la base de l'État collectiviste, attribue à la société c.Qmmunale le choix des directeurs du travail, qu'elle arme d'un fort cc pouvoir disciplinaire »; et c'est aussi pourquoi il refuse aux travailleurs de chaque métier, avec la liberté de nommer eux-mêmes leurs chefs, la faculté socier d'une commune à de se concerter et de s'as~ l'autre. De puissantes armées syndicales qui se formeraient à travers le territoire n'abuseraient-elles pas de leur force pour imposer au corps social des exigences excessives et nuire gravement à la prospérité générale comme à la paix publique? En même temps qu'ils perdent la liberté syndicale et la liberté de choisir directement leurs chefs, les travailleurs se voient enlever la liberté même du domicile; car la société, selon M. Menger, ne pourra leur garantir solidement le droit à l'existence qu'en attachant chacun à une commun~ qui lui fournira du travail, tant qu'il sera valide, et les ressources nécessaires pour .vivre lorsque la maladie ou la vieillesse lui ôteront provisoirement ou définitivement sa force productive. Est-il un plus dur sacrifice pour l'homme moderne, si l'on songe à quel point se sont développés chez lui le goût de l'indépendance, le besoin du changement, l'attrait de la nouveauté, et si l'on réfléchit surtout combien de gens, par suite de malh~urs privés ou de conflits avec des voisins sana conscience,
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peuvent subir dans la commune qu'ils habitent une existence moralement intolérable? Ainsi, après avoir sacrifié à la nécessité de la discipline coopérative la liberté d'élire les chefs et à la nécessité d'une bonne entente entre consommateurs et producteurs la liberté syndicale, M. Menger sacrifie la liberté domiciliaire à la nécessité d'assurer le droit de tou·s à la vie. Les travailleurs garderont-ils au moins la liberté de conscience? Rien n'est plus do~teux; car M. Menger, qui repousse l'intolérance brutale et veut que le droit à la religion soit respecté comme « une partie du droit à la vie », écrit pourtant cette phrase peu rassurante pour les croyants : « L'État populaire du travail doit fournir aux communautés religieuses les biens et services nécessaires pour leur culte, mais, en revanche, il a le droit de les organiser et d'exercer sur elles son action: » Si l'État organise selon ses convenances les ,d ifférentes Églises, n'est-il pas certain qu'il leur imposera souvent une discipline contraire à leurs tendances nàturelles et qu'il soulèvera contre lui la conscience de leurs fidèles? On voit ce que devient le collectivisme interprété par un esprit réaliste, et comme il justifie le reproche que lui font ses adversaires de ne pouvoir s'empêcher d'être un mécanisme de contrainte et d'oppression . « Nous n'admettons plus, s'écriait Proudhon, qu'on nous organise, qu'onnousmécanise. Notre tendance est à la désorganisation, à la défatalisation, si j'os.e ainsi dire, partout où nous sentons le poids d'un fatalisme ou d'un machinisme. Telle est l'œuvre, la fonction de
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la liberté, œuvre décisive, insigne de notre gloire. ii } C' est ce profond instinct de liberté de l'homme moderne que le collectivisme contredit violemment. Enfermé danssa commune, sans droit d'émigration, sans droi1 d'association, sans droit de choisir directement ses chefs de travail, peut-être sans droit de pratiquer à sa guise sa croyance religieu se, s'il en a une, le travailleur de la cité future conçue par M. Meng~r sera encore plus serf que l'ouvrier contemporain, qui peut passer d'une commune à l'autre , changer de patron , s'associer avec tous les travailleurs de son métier et pratiquer comme il lui plaît le credo qu'il a choisi. Il s'ensuit que, lors même qu'on- accorderait au collectivisme les mérites d'ordre économique que ses adversaires lui refusent, son impuissance à garantir les biens les plus précieux de notre civilisation devrait écarter de lui tout homme qui a le sentiment de la vale~r éminente et des droits néces saires de la personnalité humaine. Nous repoussons donc le collectivisme, au mo ins tel que le définiss ent les marxistes, c'est-à-dire comme une solution intégrale et comme une solution r évolutionnaire du problème social. Mais s'il ne veut être qu'une solution partielle, et s'il se soumet à la loi· que l'évolution impose aux institutions et aux formes sociales qui veulent vivre, nous le jugeons parfaitement acceptable. Toute société a ses propriétés collectives, et une société donnée peut avoir intérêt à en augmenter le nombre; ce qui _mporte, c'est qu'elle en ait i d'au.' res. Le collectivisme n' es_ dangereux qur.. s'il est t
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seul, s'il n'existe aucun mode différent d'appropriation qui permette de le iimiter, de le sur~eiller, de le stimuler, de le contredire et de fournir un abri et un moyen d'action aux énergies qu'il froisse ou opprime. Lorsque, dans un ordre donné d'activité économique, une évolution naturelle a concentré la production et constitué un monopole de fait au profit d'un petit nombre d'établissements, il est légitime que l'industrie privée, ne se justifiant plus par la loi de concurrence qui faisait son utilité et sa vraie raison d'être, soit transformée en un service social selon la règle qui autorise l'expropriation pour cause d'intérêt public. S'il est faux, comme M. Bernstein l'a démontré contre Marx, que « la concentration de la production s'effectue partout de nos jours avec une force et une rapidité toujours égales », et que « la concentration des fortunes marche de pair avec la concentration des entreprises industrielles », il reste vrai qu'il y a en tout pays de haute civilisation industrielle quelques entreprises centralisées et dirigées effectivement par un ou plusieurs individus très riches ; et l'on ne découvre à priori aucune raison qui empêche que ces industries passent, sous des conditions à définir, des mains de leurs possesseurs actuets dans celles de la nation. Mais cette socialisation des industries n'est rationnellement applicable qu'à celles qui sont parvenues, en un sens, au terme de leur évolution et que la suppression de la concurrence risque d'immobiliser : toµtes les industrie.s naissantes, toutes les entreprises
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en voie de développement, toutes les activités économiques qui restent soumises aux lois de la lutte et de l'effort doivent retenir leur caractère privé. On peut dire, s~ns vouloir préciser l'image, que, comme l'organisme individuel admet la coexistence d'habitudes, c'est-à-dire d'activités à peu près fixes qui répondent aux conditions relativement stables de son existence, et d'actes changeants et libres par lesquels le vivant s'adapte aux conditions variables ou se les adapte, de même le corps social comporte, à côté d'un _petit nombre de grands services qui ont fini par prendre une forme suffisamment régulière et fixe, une multitude d'industries en devenir que suscite et modifie incessamment le progrès de la science et de la technique. Et comme il serait funeste à un organisme d'imprimer à tous ses actes le caractère de l'habitude, une société se ferait le plus grand mal à elle-même en pliant sous la loi du collectivisme toutes les productions et toutes les manifestations d'énergie dont ses membres sont capables : elle y perdrait la joie de progresser et de vivre et périrait dans l'immobilité et l'ennui. li convient donc d'associer le collectivisme et l'individualisme en des proportions variables selon les époques, mais qui doivent, semble-t-il, réserver au second la sphère la plus large. Si le collectivis.me est la part de c~ qui, dans le corps social, a échappé à la concurrencè, de ·ce qui n'est plus rigoureusement contraint de se perfectionner pour ne pas mourir, de ce qui est acquis, fixé, enregistré, immobile ou peu ·mobile, l'individualisme représente par essence la part du mouve-
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ment; de la recherche, du tâtonnement, du progrès, bref, de la liberté ; et la libérté de la production sera éternel~ment néèessaîre dans les deùx ordres tnaté-• riel et spirituel, tantôt comme invention libr.e d'individus isolés, tantôt comtne libre inîtiative de ces associations particulières que crée lentement l'histoire ou qu'improvise la volonté des hommes. On ne remarque pas assez que l'individualisme, lorsqu'il s'élargit par la pratique de l'association et se prolonge en u:n socialisme libéral, peut conduire les hommes par degrés, et plus sôrement que le collectivism-', aux fins essentielles que le collectivisme poursuit. Matx ét sès disciples téèlament .une société nouvelle qui assure aux travailleurs le màximum de sécurité et de dignité; mais déjà les institutions de la société présente pêrmettent aux travailleurs d'élever le niveau de leur vie matérielle et morale. Le suffrage universel, en leut donnant le pouvoir politique, les fait poùvoi_ éconor participer dans une large mesure au _ mique, càr il né dépend que d'eux d'élire des représentants qui institueront des lois ou des mesures propres à améliorer leur sort. Si l'insécurité qui pèse sur leur existence leur est intolérable, ils peuvent obliger le Parlement à créer une caisse des retraites ouvrières et une · caisse du chômage. S'ils se plaignent de l'instructio~ insuffisante ou mal entendue qu'ils reçoivent, il leur est aisé d'exiger du législateur qu'il élargisse l'enseignement populaire ou l'adapte mieux à leurs besoi~s. S'ils so.uffrent du salariat comrue d'une conM,\tôïf hû.II1iliu~te.1 il leur appartient de lui ôter tout
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éaractère apparent de servitude en généralisant la pratique du contrat collectif du travail. Par des syndicats puissamment organisés ils peuvent surveiller étroitement le capital et, au lieu de subir ses conditions, lui dicter les leurs. Résiste-t-il à des exigences raisonnables? Ils disposent contre lui d'une arme terrible, la grève, qui bouleverse tous ses plans et souvent le tue ou risque de le tuer. On ne s'étonne pas que les ouvriers syndiqués expriment parfois avec fierté le sentiment qu'ils ont de leur force: « Nous connaissons, dit un ouvrier du Lnncashire, les profits généraux de l'industrie 1 nous connaissons le prix d'achat du coton, nous savons chaque jour le prix de vente du fil, nous connaissons exactement la marge du profit, nous savons, à un centième de penny près, ce que coûte le magasinage; le 'cours des actions est de notoriété publique ; nous savons qu'après avoir touché nos salaires e~ laissé le reste au patron, il n'a pas de quoi se vanter beaucoup. » Ainsi l'institution syndicale, maniée par des travailleurs intelligents et résolus, est assez puissante pour réduire au minimum les frais de la gérance capitaliste et assurer au travail manuel la récompense à laquelle il a droit. D'autre part, les coopératives de consommation permettent aux travailleurs de se libérer du parasitisme commercial qui grève si lourdement leur budget, de sorte qu'il dépend d'eux à la fois de recevoir, comme travailleurs, un plus haut salaire et de subir de moindres d~pe~se~ c\!mme consommateurs,
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Mais les ouvriers ont entre les mains un instrument de progrès encore plus puissant. Par des prélèvei;nents opérés sur .les bénéfices de leu-rs coopératives de consommation, ils peuvent constituer les capitaux nécessaires à l'achat d'industries manufacturières et agricoles et se rendre maîtres de presque toute la production d'un pays. Il existe en Angleterre et en Belgique des coopératives florissantes qui possèdent des boulangeries, des meuneries, des fabriques de draps,,_ de chapeaux, de chaussures, etc., et rien n' empêche qu'elles possèdent des terres pour cultiver le blé, le vin, la viande, tous les objets essentiels de la consommation journalière. MM. Gide et Andler prévoient le jour où les coopératives de consommation, « munies de leurs ateliers de production et affiliées aux syndicats agricoles ou exploitant elles-mêmes leurs domaines d'agriculture coopérative », feront le vide dans les exploitations patronales par les conditions qu'elles accorderont à leurs ouvriers et, se fédérant entre elles, « réaliseront la république sociale par la liberté ». Cet idéal du socialisme évolutif et libéral offre sans doute de très grandes difficultés pratiques, mais il n'est pas irréalisable et n'exige, après tout, pour -se traduire dans les faits, qu'un effort énergique et méthodique poursuivi par quelques générations de travailleurs. De sorte que, muni, politiquement, du · droit de suffrage et, économiquement, du droit syndical et du droit coopératif, le peuple ouvrier peut, s'il. a du courage et de l'intelligenc_ ,- faire disparaitre' e . .
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les maux dont il souffre , l'anarchie économique et le parasitisme capitaliste, et se donner les biens qu'il désire, fa sécurité, le bien-être, la liberté et la dignité. Comme l'avouait, il y a quelques années, un de nos collectivistes français, le progrès social n'est très lent que parce que les travailleurs n'ont pas l'énergie voulue pour tirer le parti possible des merveilleux instruments d'émancipation dont ils disposent: « Le peuple a le _ droit de se syndiquer; et il y a à peine un dixième des ouvriers français dans les syndicats. li peut faire de la coopérative une première et vaste réalisation de son idéal de justice: et il est à peine entré dans le mouvement coopératif. Ce ne sont pas les moyens d'action qui manquènt au prolétariat, c'est le prolétariat qui manque aux moyens d'action. » Ainsi, tenant pour illusoire tout progrès qui n'est pas conquis par les facultés supérieures de l'homme, nous ne pouvons que suivre avec sympathie le mouvement d'extension croissante de la propriété sociale, pourvu que ce développement se fasse par la voie de la liberté et non par celle de l'autorité. Que le socialisme triomphe sous une forme révolutionnaire et fasse violence au cours normal des choses, sa victoire apparente se transformera vite en désastre, non seulement parce qu'il rencontrera la résistance des choses mêmes, mais encore et surtout parce qu'il n'aura pa~ attendu la formation des habit11des et des sentiment~ nouveaux et s11périems doni il amait besoin pour durer. Au contraire un socialisme très étendu qui résulterait du progrès de l'action syndicale et de l'actioD
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coopérative_dans la classe ouvrière n'aurait que des conséquencés bienfaisantes, parce qu'il se ,serait gra~luellement constitué par l'exercice et le développement des aptitudes ou qualités économiques, intèllectuelles ou morales nécessaires à sa réussite . On objecte parfois aux socialistes libéraux qu'il est 1 vain de préférer leur méthode à celle des socialistes , révolutionnaires, puisqu'en fin de compte les coopératives, en se multipliant, en se fédérant et en se donnant un appareil régulateur commun, aboutiront à une organisation unitaire du ttavàil, c'est-à-dire à la société collectiviste. Mais, lors même que le résultat dernier serait effectivement identique ( et il ne le setait pas, car des organisations économiques autonomes , dont chacune aurait son histoire, feraient respecter leur autonomie et refuseraient à l'Office central du travail plusieurs des pouvoirs qu'il ne manquerait pas de s'attribuer s'il émanait d'un acte révolutionnaire du prolétariat), il y aurait toujours cette différence entre l'ordre collectiviste spontané et l'ordre collectiviste imposé, que le premier s'appuierait et que le second ne s'appuierait pas sur des mœurs générales conformes à ses institutions. Comme une république ne peut donner ses vrais fruits que là où règnent des mœurs républicaines, le respect de la loi et du droit, ta haine de l'injustice et de l:i. faveur, la passion de la liberté sous une règle, une cité socialiste .diminuerait le ~onheur général, au lieu de l'aug1~ 1enter, si ses membres ne pratiquaient, aveé les vertu~ républicaines, les vertus proprement socialistes, l' ~prit
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de collab_ oration fraternelle, le dévouement aux grandes fins collJ-ctives, la subordination habituelle de l'intérêt propre à l'intarêt corporatif et de l'intérêt corporatif à l'intér~t national. 1'\ans cet ordre d~ questions, c'est le progrès moral qui importe le plus. Quelle que doive être la forme de la société à venir, cette société vaudra dans la mesure où vaudront les hommes dont elle se composera. Que;pendant quelques siècles, l'éducation économique et l'éducation scolaire s'orientent dans le même sens et popularisent les vertus républicaines et socialistes dont nous parlions tout à l'heure, et le régime de la propriété collective pourra se généraliser sans dommage pour les hommes, et même à leur plus grand profit, puisque chacun mettra au service de l'intérêt social le même zèle, le même esprit d'initiative, la même vaillance ·qu'il met aujourd'hui au service de son intérêt propre. Avouons que la propriété individuelle, pour parler le langage de Renouvier, est une institution de l'état de guerre, une sorte de forteresse armée contre la mauvaise volonté possiblè des autres hommes et, en particulier, des gouvernants. Elle facilite à ceux qui la possèdent la défense de leurs libertés, de leurs croyances, du trésor intérieur de leur âme, et les in- . vite, s'ils ont de la conscience et du cœur, à donner à leurs semblables, aux heures de corruption et de servitude, des exemples de fierté et de courage qui empêchent le monde de ressembler, selon la forte expression d'un · écrivain, à « une vague mosaïque de 1ètes aplaties». Mais si le pr-0grès n'est pas un v~in
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mot, si l'humanité doit sortir peu à peu de l'état de barbarie où elle est encore presque entièrement pion- . gée, elle pourra renoncer un jour à la propriété indi- · viduelle comme à une garantie devenue inutile. L'ave. nir lointain se passera de ce donjon où se réfugient maintenant, contre les attaques ou les menaces du dehors, les _libertés en péril de l'homme économique et de l'homme moral. Quand les bas instincts égoïstes auront perdu une grande partie de leur force et que les joies proprement humaines seront goûtées à leur prix, le socialisme s'universalisera comme l'expression naturelle dans les relations économiques des hommes d'une sociabilité profonde. Mais, en gardant 11. notion claire et le vif sentiment de l'idéal lointain, ne perdons pas de vue la réalité actuelle . Ayons l'esprit à la fois très idéaliste et tr_ ès positif, et rendons-nous compte que, si un positivisme sans idéal est stérile et laid, un idéalisme que le bon sens ne modère pas est chimérique et malfaisant. Sachons voiT l'homme d'aujourd'hui tel qu'il est et, sans le mépriser, sans méconnaître ses efforts vers la vérité et la justice, sans oublier surtout de quel passé effroyable il porte le poids, comprenons qu'avec sa , nature actuelle, avec son égoïsme, sa paresse, sa vanité, ses passions étroites et mesquines, il ne peut entrer dans la cité de l'avenir. S'il est vrai que l'individu doit conquérir le bonheur, cela est vrai aussi de la· sooiété : il y a des bonheurs qui ne sont pas faits pour une société qui reste encore moralement tfQp basse, g.ù'un homme de notre temps, animé d'un
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ardent désir de progrès démocratique et humain, veuille mesurer les ressources que la société d'aujourd'hui porte en elle, qu'il fasse partie d'un cercle d'études sociales, qu'il s'associe à l'effort d'une Université pQpulaire, qu'il observe à l'œuvre des coopératives et des syndicats ouvriers, qu'il examine de près l'administration de quelque municipalité socialiste, et il saura de quoi est capable, au moment où nous sommes, cette masse ouvrière qui tend avec ardeur vers une condition plus haute. Il saura qu'elle peut plus qu'elle ne fait, mais que ce peu est très limité, à coup sûr très inférieur aux exigences d'un idéal collectiviste, et il conclura, comme nous, que si, maîtresse du pouvoir, elle abolissait demain la propriété individuelle, il y aurait moins de bonheur et de liberté dans le monde, même pour elle.
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ET LE DEVOJ R DE TOLÉRANCE
S'il noui; a paru que la propriété individuelle, malgré les désordres et les injustices dont elle s'accompagne ou qu'elle engendre, doit être défendue contre les objec, tions d,.1 collectivisme révolutionnaire, c'est surtout parce qu'elle offre un point d' nppui à la liberté de l'esprit en mettant une limite à l'omnipotence de la société. Dans l'état présent du monde, tant que l'humanité n'a pas dépassé le degré trop bas de moralité où elle s'attarde, une certaine liberté économique constitue une condition· favorable à l'indépendance de la pensée. Mais puisque la liberté de penser est pour nous comme la fin dont les autres lib ertés sont les moyens, _ il nous faut l'examiner en elle-même et chercher comment elle se justifie . Quoique depuis trois siècles elle ait été revendiquée t>ar les intelligences les plus hautes et les'· âmes les plus éloquentes, elle n'est pas encore universellement admise ; et~ en effet, certains esprits restés fidèles à l'ancienne conception de J-'1tutorité ep matière spiri-
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tuelle désapprouvent et repoussent, selon la formule pontificale qui condamna le libéralisme de Lamennais, « cette maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire, qu'il faut assurer à tous la liberté de conscience». Et ce n'est pas seulement chez quelques esprits imbus des principes d'un conservatisme étroit que la liberté de conscience trouve des adversaires; elle en rencontre jusque chez des hommes qui penscn t s'être pénétrés d'un esprit plus moderne. Il nous est arrivé plus d'une fois de lire ou d'entendre dire qu'il y a des doctrines surannées qui n'ont plus le droit d'être, et qu'autant il est légitime de laisser un libr'e cours aux théories d'origine scientifique ou philosophique, autant il est absurde de respecter dans les théologies la liberté de l'erreur. Du reste, ceux-là même qui acceptent le principe de la liberté de oonscience lui infligent souvent, dans la pratique, des atteintes si • graves qu'on se dem.a nde s'il n'est pas chez eux une croyance verbale plutôt qu'une conviction vivante. Ce n'est donc pas faire œuvre inutile et vaine que de chercher les raisons qui I e fondent et qui nous ordonnent de 1e respecter. Mais, d'abord, en quoi consiste exactement la libel'té de penser? Elle n'est pas simplement, comme on pourrait le supposer, la liberté de croire ce qu'on veut . .Par cela même que les consciences sont closes, cette liberté échappe,· au moins en un sens et dans une mesure, aux prises du dehors. Nul ne peut me contraindre à recevoir comme vrai ce qu'intérieurement je juge faux; bien plus, je ne puis m'y con19
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traindre moi-même, car, lorsqu'une fois j'ai vu dairement qu'une proposition est fausse, l'effort par lequel je m'efforcerais de la concevoir comme vraie Île ferait que me rendre plus sensible mon impuissance à lui donner un caractère qu'elle n'a pas. Et cependant cette inviolabilité de la pensée envisagée en elle-même ne saurait nous faire dire avec M. de Bonald qu' « il est un peu plus absurde de réclamer pour l'esprit la liberté de penser que de réclamer pour le sang la liberté de circuler dans les veines ii. C'est que la croyance est inséparable de sa manifestation extérieure : on ne croit ce qu'on veut que si l'on a le pouvoir de pratiquer ce qu'on croit. Une croyance d'ordre moral ou religieux enveloppe l'obligation de certains modes de conduite, et si les pratiques qu'elle prescrit sont empêchées par une force extérieure, elle ne peut se réaliser tout entière, même intérieurement, puisqu'elle, se trouve condamnée à faire tomber au rang d'actes simplement désirables des actes que naturellement elle jugeait obligatoires : c'est-à-dire qu'elle se dénature elle-même à quelque · degré sous la contrainte qu'elle s_ ubit. Mais surtout on ne peut contester que la foi est plus ou moins libre selon qu'elle est plus ou moins éclairée, et que la croyance la plus libre est celle qui ne s'est fixée qu'après un examen impartial des croyances contraires . Dès lors, si l'on interdit à. un esprit de connaître les diverses conceptions du monde, sauf une seule, qu'on transforme en une vérité absolue dont il serait criminel de s'écarter, affirmera-t-on qi:.~
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cet esprit est pleinement libre sous prétexte qu'il suit de lui-m ême la seule voie qu'on lui laisse ouverte ? La véritable liberté de conscience suppose une option entre doctrines diverses, un choix entre diréctions contraires de pensée ; et ce choix n'est possible que si toutes les doctrines se manifestent sans entraves, si toutes les directions d'esprit peuvent être connues et suivies. C'est pourquoi les modernes défenseurs de l'Inquisition se trompent lorsqu'ils disent: « l'inquisition n'a jamais prétendu imposer la foi aux âmes, mais simplement arrêter par la crainte d'un châtiment légal les actes extérieurs contraires à 1a religion . >J En arrêtant les actes contraires à la foi, elle voulait impos er la foi : supprimer la condition de développement de la pensée hérétique, c'est s'appliquer à détruire par la violence l'hérésie même. Il apparaît donc de toute façon. que la liberté de penser ne se sépare pas de la liberté de manifester sa pensée; et, par suite, lorsqu'on réclame la liberté de conscience en matière r eligieuse, philosophique, sociale ou politique, on demande que chacun puisse, sans s'exposer à aucun ' châtiment, à aucune disgrâce, exprimer par ses actes, 1es paroles ou ses écrits la croyance qu'il s'est faite 1ur les choses naturelles ou surnaturelles. Un État ou · un individu est tolérant lorsqu'il reconnait et respecte cette liberté. Après avoir dé.l\ni la liberté de penser, justifionsla en éèartant quelques-unes des preuves illusoires ou ~nsuffisantes ·p ar lesquelles on la défend. Plus un bien
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est précieux, plus il importe de ne pas le fonder sur une base fragile. Or le zèle même avec lequ~l on s'est porté à_la défense d'une liberté d'un si grand prix a suscité en sa faveur un certain nombre d'arguments qui ne sont- que spécieux ou qui ne sont pas décisifs. l\lontrons la vanité ou limitons la portée de ces arguments. Une des raisons qu'on invoque le plus habituellement en faveur de la liberté de penser, c'est que l'intolérance qui la nie est pratiquement absurde, et que nul despote ne peut imposer aux hommes une croyance qu'ils n'acéeptent pas spontanément. La force produit, dit-on, un effet directement opposé à oelui qu'elle vis-a j elle provoque la révolte contre la doctrine mème dont elle prétend assurer l'empire. Les persécutions échouent infailliblement; à chaque martyr qui tombe, dix néophytes se lèvent. On voudrait qu'il en fût ainsi. Il serait glorieux pour la nature humaine que la force, dans ses entreprises contre la conscience, ne connût que des défaites; mais, en réalité, elle ne remporte que trop de victoires. Sans doute elle ne parvient pas à se soumettre les âmes énergiques, mais, à toute époque, ces âmes sont l'exception : les autres, les consciences vulgaires, cèdent presque toujours à la violence, lorsqu'elle s'exerce d'une façon systématique, continue et impitoyable. Stuart Mill cite un grand 1u>mbre de persécutions qui ent réussi, ou qui n'ont échoué que pour avoir manqué de persévérance. Il remarque que la Réfol'me éclata fl moins vingt fois avant Luther et
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que vingt fois elle fut étouffée . « Les Albigeois, les Vaudois, les Lollards, les Hussites furent détruits. Même après Luther, partout où l'on persista dans la persécution, elle fut victorieuse. En Espagne, en Italie, en Flandre, en Auiriche, le protestantisme fut extirpé, et très probablement il en aurait été de même en Angleterre si la reine Marie avait vécu ou si la princesse Élisabeth était morte.... Le christianisme aurait pu être extirpé de l'empire romain; aucune personne raisonnable n'en peut douter. Il ne se répandit et devint prédominant que parce que les persécutions étaient seul~ment accidentelles, ne duraient que peu de temps et étaient séparées par de longs intervalles de propagande presque libre. » C'est donc une illusion superstitieuse que d'attribuer à la vérité un privilège qui la rendrait invincible à toutes· les persécutions. Ce que le passé humain nous enseigne, c'est que, quand la force brutale n'a ni scrupule ni hésitation, et qu'elle pousse jusqu'au bout son œuvre d'intolérance, on n'est jamais sûr qu'elle ne détruira pas, sinon définitivement, au moins pour un temps très long, la croyance vraie ou haute à laquelle elle s'attaque. Bref, l'histoire ne prouve pas l'irrationalité pratique de l'intolérance, l'absurdité foncière de tout emploi de la force contre la pensée .-Remarquons toutefois que, lorsque les hommes s'éclairent et se moralisent, les attentats de la force contre l'esprit rencontrent moi:ns de chances de succès. Chez aucun peuple civilisé on ne parviendrait aujourd'hui à supprimer u_ e idée sérieuse en exilant n
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ses adeptes. i\1 6me les formes moins brutales de l"intolérance, celles qu'exercent encore trop souvent les partis au pouvoir et qui consistent, par exemple, à limiter aux dépens de leurs adversaires politiques la principe de l'égale admissibilité des citoyens aux ,emplois publics, atteignent rarement ou n'atteignent qu'imparfaitem ent la fin qu'elles poursuivent. Les mesures vexatoire3 par lesquelles, selon le pays et selon le moment, on essaie de ramener dans la voie droite les protéstants ou les catholiques, les athées ou les croyants, les conservateurs ou les socialistes, _ peuvent décider les gens à une soumission apparente ou à une hostilité plus discrète, mais, loin de les convertir, les rendent intérieurement plus hostiles aux doctrines qu'on prétend leur faire épouser. Chaque fois qu'en France, depuis 300 ans, le pouvoir a voulu réaliser despotiquement l' « unité morale » du peuple au profit d'un credo, sa tentative a échoué ou n'a obtenu qu'un succès partiel et provisoire. L'usage de la force contre les convictions intérieures devient donc de moins en moins efficace à mesure que l'humanité pense davantage et sent plus vivement le prix de la pensée personnelle; mais il reste vrai qu'on ne peut dès aujourd'hui attribuer à l'intolérance sous toutes ses formes une inefficacité complète et certaine. La liberté de conscience se fondera-t-elle plus solidement su{. un principe aujourd'hui banal dans la science, le principe de la relativité du savoir? Il ~!!t cer,tain que la foi en l'absolu se présente souvent 'domme un obstacle à la tolérance_._ Beaucoup sont convaincu'!,
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d'une conviction sans restriction ni réserve, que le principe des choses est un Dieu personnel dont ils peuvent définir la nature et préciser les desseins ; d'autres sont persuadés avec une égale assurance que le dernier mot de l'être est la matière, que la conscience n'est qu'un éclairage accidenlel de la vie physique, et qu'au fond des théologies et des métaphysiques spiritualistes il ne faut voir que des manifestations anormales . du cerveau. Peut-on s'étonner que les uns traitent l'athée comme un être pervers qui nie l'évidence, et que les seconds dénoncent dans le déiste un imbécile ou un hypocrite ? Aux uns et aux autres manque le sentiment des bornes nécessaires de leur savoir. Ils ne se rendent pas compte que la connaissance humaine est relative à la structure de l'esprit humain, que nous saisissons seulement les choses telles qu'elles apparaissent et selon leurs relations apparentes, que toute certitude nous manque en dehors des phénomènes et des lois et que, par conséquent, nous ignorons le secret ultime de la matière, de la vie et de la pensée. S'ils voyaient clairement ces limit!ls de leur esprit et de tout esprit, ils se délivreraient comme d'une folie du désir d'imposer aux autres leurs croyances religieuses et philosophiques et se diraient à eux-mêmes, selon la règle de prudence et de justice si bien formulée par M. Fouillée: « N'agis pas envers les autres hommes, comme si tu savais le fond des choses et le fond de l'homme. Ne t'érige pas en absolu, c'est-à-dire en di eu. 1-<~tre qui \!'as pas la science absolue, ne pratique pas J'al, ~0 1 11
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tisme envers tes semblables ; ne dogmatise pas en pensée et en actes . ii Il n' est pas de paroles plus sages, et l'on ne peut douter que le principe· de la relativité du savoir donne à beaucoup de gens d'excellents conseils de libéralisme. Par malheur, il n'agit pas sur la plup art des hommes qu'i\ faudrait convertir à la tolérance ; et, en effet, les partisans des religions d' autorité le jugent faux ou ne le tiennent p~ur vrai qu'en dehors du domaine où leur intolérance s'affirme : « Dans les sciences, disent-ils, en physique, en biologie, en sociologie, nous ne sorton~ pas de l'ordre clu r elatif; mais, quand il s'agit de religion , la barrière de la relativité tombe et l'absolu lui-même se révèle à nous. Dès lors, si nous admettons la tolérance en ce qui est humain, nous nous faisons un devoir de la répudier en ce qui est divin. Vous demandez un droit égal pour toutes les doctrines religieuses ; mais il n'y a qu'une doctrine vraie·, la nôtre, il n'y a qu'un vrai Dieu, notre· Dieu. Hors de notre Église, philosophies et religions ne sont que des erreurs de l'homme, et c'est trahir la vérité divine que de consentir qu'elles lui soient égalées devant la loi et le droit. ii Il y a plus : on peut admettre que le principe de la relativité s'applique à tous les objets de la connaissance ou de la spéculation humaine, et refuser d'en conclure l'obligation de la tol érance. En effet le 'relatif n'est pas l'incertain, et c' est même dans l'ordre des sciences physiques, dont nul ne conteste la relativité, que la certitude a le mieux établi son empire. Tl en résulte que certains esprits s'appuient sur 1:-,
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solidité même du . - savoir relatif pour con~amner. comme illégitimes les spéculations hasarde~ses qui ont pour objet l'Absolu. L'obscurité inévitable des conceptions théologiques ou métaphysiques fait horreur au besoin qu'ils éprouvent de se représenter toutes choses en termes. positifs et clairs : ils ne peuvent tolérer dans la religion le mystère qui en est l'âme et qui en constitue pour beaucoup d'esprits l'attrait le plus fort. Du reste, ils trouvent dans le savoir relatif et positif de quoi condamner les religions et les métaphysiques spiritualistes, non seulement comme incertaines, mais encore comme fausses. Quelle loi scientifique, disentils, est plus certaine que le principe du déterminisme, qui s'est vérifié successivement dans tous les ordres de connaissance et qu'aucune expérience n'a jamais contredit ? Or, dès qu'on admet la liaison universelle des effets et des causes dans le monde sensible, ne voit-on pas s'évanouir à la fois le miracle, qui est le fondement de toutes les religions, et le libre arbitre, qui est le père de tous les spiritualismes ? Et ils demandent s'il n'est pas absurde d'accorder le même droit à des conceptions de l'absolu certainement fausses qu'à des représentations du monde relatives sans doute, mais rigoureusement certaines. On peut donc fonder sur le relativisme une discipline intellectuelle autotitaire ; et ce qui suffirait à le prouver, c'est l'exemple même du fondateur de la philosophie positive, Auguste Comte, qui déclarait que cc la tolérance systématique » ne peut exister qu'au sujet des opinions indifférentes ou douteuses et que, comme la
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liberté de conscience n'existe ni en astronomie ni en physique. ni en chimie, ni en physiologie, où des savants spéciaux ont établi des principes certains, l'établissement des principes d'une sociologie scientifique doit la chisser de l'ordre politique, où l'indépendance cc vagabonde l> des esprits rend aujourd'hui impossible toute institution durable. Mais si la relativité du savoir, entendue en un sens précis, est compatible avec le despotisme spirituel, parce qu'elle marque les bornes et non l'incertitude de nos connaissances, ne devient-elle pas le fondement assuré du libéralisme lorsqu'on la confond, comme il arrive souvent, avec la faillibilité del' esprit et, en fin de compte, avec le scepticisme? Les convictions des hommes diffèrent comme les aspects sous lesquels ils envisagent les choses: de notre point de vue nous jugeons vrai le credo de notre Église, de notre secte, de notre parti, mais d'autres, placés à un autre point de vue, n'affirment pas moins résolument comme vrai le credo différent qu'ils nous opposent; d'où il suit que, faute d'une autorité ou d'un critère infaillible qui fi_ la vérité, nous devons supporter xe toutes les croyances, l'égale incertitude qui les frappe nous défendant de faire dominer l'une cl' elles sur les autres, comme la vérité sur des formes diverses de l'erreur. C'est ce que Voltaire a admirablement exprimé dans ces paroles célèbres: « Nous devons nous tolérer mutuellement parce que nous sommes Jous faibl es, inconséquents, sujets à la mutabilité, à _l'errt:ur. Uu roseau couché par le vent dans la (ange
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dira-t-il au roseau voisin couché dans un sens contraire: rampe à ma façon, misérable, ou je présenterai requête pour qu'on t'arrache et qu'on te brûle?» Nul ne sait où est le bien, <lit clans le même sens Renan ; et « le doute général où nous sommes » est le meilleur fondement de la liberté. L'argument a, certes, <le la force, et peut servir la cause de la liberté en invitant à des réflexions salu'taires cet orgueil intellectuel qui engendre souvent le dogmatisme sans mesure ~t, par là même, l'intolérance; mais il faut prendre garde qu'il ne vaut logiquement que pour les sceptiques, c'est-à-dire pour des hommes peu nombreux et dont il n'est pas désirable que le nombre se multiplie. L'homme normal n'est pas sceptique, puisque vivre, agir, affirmer et croire ne sont pas, au fond, choses distinctes, et, d'autre part, l'intérêt de la moralité exige que les hommes se fassent, au lieu d'opinions superficielles et vacillantes, incapables de résister à l'assaut de la passion, des convictions profondes et fermes. L'argument du scepticisme contre l'intolérance est donc d'une portée restreinte et, de plus, d'un emploi très dangereux, parce qu'il ne détruit un mal qu'en pruduisant un autre mal aussi grave, l'abaissement des caractères qui suit toujours la destruction ou l'affaiblissement des croyances. Qui ne voit, d'ailleurs, que si la tolérance se fonde sur le doute, nous avons le droit de refuser la tolérance chaque fois qu'aucune espèce de doute n'affecte noy.LÇr_~c;lo n_ L~~tre jugem_ en\ sur le c.tedo d'au.t rui Y
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En déclarant que les idées contestable·s sont les seules qui ne doivent pas être imposées, on nous autorise à imposer aux autres, lorsque nous en avons le p~uYoir, celles que nous jugeons incontestables. Il est certain pour nous que le régime laïque qui accorde un droit égal à toutes les croyances religieuses ou philosophiques est moralement supérieur au régime théocratique qui oblige le pouvoir civil à protéger une doctrine au détriment des autres: et pourtant il nous semblerait injuste de faire prévaloir notre certitude par la force en persécutànt chez les théocrates un principe que nous repoussons sans hésitation ni restriction. Nous demandons qu'il soit permis à ces · hommes de faire effort pour populariser, même en lui donnant l'étiquette mensongère de libérale, une manière de voir qui est, à nos yeux, la négation la plus nette du libéralisme. Contre cette erreur et ce mensonge pour nous incontestables nous ne voulons faire appel qu'à la raison et à la conscience communes ; et notre tolérance consiste précisément en ce que nous reconnaissons au faux, nous voulons dire à ce qui est évidemment faux pour nous, le droit d'être, de s'affirmer et de se manifester. C'est donc que le support de notre tolérance n'est pas dans les incertitudes de notre pensée. Au surplus, n'y a-t-il pas quelque chose de paradoxal et de contradictoire à fonder sur la· débilité de la pensée les droits qu'on lui attribue J Si la pensée a des droits, s'il convient qu' elle _ exerce libres' ment sur tout objet et qu'elle demande leurs titres à
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toutes les traditions, à toutes les croyances, à tous les pouvoirs! c'est qu'elle est une force puissante et bienfaisante, c'\pable d'atteindre la vérité et de faire produire des fruits à la vérité qu'elle a saisie. C1._e-st m;·e raison assurée et fière de ses conquêtes, non une raison humiliée, sans foi en elle-même, qui peut se proclamer souveraine et exiger qu'on respecte ses initiatives les plus hardies. La liberté est due, non au roseau courbé dans la fange dont nous parle Voltaire, mais à ce roseau pensant de Pascal qui triomphe jusque dans ses défaites, puisqu'il connaît et mesure les forces mêmes par lesquelles il est accablé. La tolérance ne s'établissant pas ou s'établissant mal sur le scepticisme, on peut vouloir la faire reposer sur une conception dogmatique de l'homme et de sa destinée ; et c'est, en effet, ce qu'on a plus d'une fois essayé. Il faut, disent les spiritualistes, reconnaître à l'homme le droit de manifester librement sa pensée parce que sa vie a un sens et un but, qu'il est chargé d'une tâche obligatoire et que cette tâche, nulle puissance au monde ne peut légitimeme~t l'empêcher de la remplir. En d'autres termes, c'est un bien objectif, indépendant de chacun de nous, mais assigné comme fin à tous nos efforts individuels, qui confère un caractère éminemment respectable à nos intelligences et à nos volontés. On exprime encore cette conception en disant que le droit de l'individu humain déi:ive de son devoir, qui est de contribuer à l'œuvre ~ublime qu'un dessein providentiel accomplit par l'humanité. « Il n'y a qu'une fin véritable, affirme
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Secretan, le salut de l'humanité dans son ensemble, et le salut de l'individu consiste à se rendre utile à l'ensemble, comme la perdition de l'individu consiste à devenir nuisible à l'ensem):>le. » Ainsi la liberté de conscience se lie à une finalité métaphysique de caractère moral. Mais rien, selon nous, n'est plus propre à la compromettre que les principes métaphysiques auxquels on la suspend. Si notre liberté se justifie par une fin extérieure et transcendante, elle cesse d'être respectable dès qu'elle s'écarte de cette fin. Si le droit emprunte son autorité à un devoir qui le domine, nous ne pouvons nous séparer du devoir sans perdre la protection du droit. La conséquence de la doctrine qu'on nous propose est cette conception tyrannique de la liberté du bien qui n'accorde de droits qu'à la vertu. C'est, du reste, ce que · M. Boutroux, dans une profonde étude sur l'idée de solidarité, semble reconnaître expressément. « Toute liberté, dit-il, n'est pas bonne et sacrée par cela seul qu'elle se pose comme liberté. Autrement., la liberté de l'homme vicieux ne serait pas moins inviolable que celle de l'homme de bien. Une liberté donnée, pour avoir droit au respect, a besoin de se justifier: et elle ne se justifie que par rapport au juste, au vrai, à l'intérêt sérieux des communautés humaines. Or la société ne doit la garantie dé la liberté qu'à ceux qui sont en mesure de collaborer en quelque manière à son œuvre de progrès vers le bien. Elle la doit à quiconque por.te en soi quelques germes susceptibles, selon l'appi:~
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ciation que comporte l'état de nos connaissances, de produir~ de bons fruits. » M. Boutroux admet donc que ceux-là n'ont pas droit à la liberté qui ne sont pas aptes ou disposés à contribuer au règne de l'ordre moral, et s'il évite l'intol érance, c'est parce qu'il juge que la fin obligatoire de l'humanité n'.cst pas « un objet dès maintenant défini», que nous n'en avons qu'une idée « confuse » et que, dans l'état d'indétermination où vit notre pensée morale, il convient de laisser aux hommes la liberté de chercher l'idéal dans les directions les plus diverses. Mais cc qui nous est ainsi accordé, c'est une liberté précaire et révocable, subordonnée à un certain scepticisme et condamnée à disparaître le jour où les représentants de la doctrine philosophique ou religieuse dominante seraient moins modestes que M. Boutroux et se croiraient sûrs de connaître la fin précise de l'humanité. Or o.ous voulons une liberté de penser qui ne dépende pas du degré de confiance que peuvent s'inspirer à elles-mêmes les spéculations métaphysiques ou théologiques sur le but dernier de l'existence et de l'activité humàines. Posséder un droit, dit avec raison nous ne savons quel moraliste, c'est être garanti. contre les entreprises des gens qui se prétendent r enseignés sur la destination de l' homme, c'est cc avoir un abri contre les cause-finaliers ». Nous nous garderons donc de fonder la liberté de conscience sur le principe des causes finales, qui nous semble plutôt fait pour la délruire, puisque, s'il y a une fin assignée d'avance à notre espèce, chacun de nous ne vaut
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que dans la mesure _ ù il accepte d'être un instrument o pour cette fin. Nous nous garderons d'autant plus de recourir à ce principe qu'il a perdu tout crédit scientifique, que les savants ne découvrent dans le monde aucune marque visible de finalité providentielle, que de grands philosophes, tels que Spinoza, écartent comme grossièrement anthropomorphique la considération des causes finales et que, pour Kant lui-même, elle paraît n'être autre chose · qu'un symbole finalement illusoire dont l'homme se contente, à défaut d'explications plus profondes, pour interpréter l'univers. Ce n'est pas sur une hypothèse théoriquement aussi discutable et pratiquement aussi dangereuse qu'il faut établir le plus cher de nos droits. Quels sont donc les fondements de la liberté de conscience, sinon ceux-là même que lui donne, croyons-nous, le sens commun? Le premier est le principe de la dignité humaine, qui n'admet pas qu'un être qui pense soit contraint de recevoir du dehors ses façons de penser et d'agir. Nous ne pouvons prendre conscience de la faculté que notre raison nous confère de nous gouverner nous-mêmes sans reconnaître ' qu'elle nous crée une noblesse qu'aucun animal ne possède j et la .noblesse humaine est violée dans l'hom~e auquel on refuse le libre usage de la faculté fJ:Ui la produit. Proclamer la liberté de conscience, c'est donc affirmer que l'humanité a droit au respect en tout être humain. Qu'on le remarque, cette dignité qui autorise chaque homme à r~~:n~iquer la liberté de penser ~e se lie
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à aucune spéculation métaphysique sur l'objet ou le
sujet de la moralité. Lors même qu'aucune fin né serait assignée à l'univers, à la planète terre et à la race humaine, l'être qui a la faculté de concevoir une fin qu'il juge bonne et de s'obl~er à la poursuivre en dehors de toute contrainte extérieure, garderait une valeur incomparable qui interdirait de comprimer celles de ses initiatives où s'exprime l'originalité mentale de son espèce. A1.1cune hypothèse, pas même celle du naturalisme le plus franc, n'abolit le caractère auguste de la volonté intelligente. Supposons avec Guyau un univers sans but et sans direction ; dans l'universel désordre, le principe d'ordre qui a surgi en nous n'apparaîtrait que plus original, plus capable de nouveautés sublimes et plus digne de respect. << Nous sommes, ditGuyau, comme sur le Léviathan dont une vague aurait arraché le gouvernail et un coup de vent brisé le mât. Il était perdu dans !'Océan, de même que notre terre dans l'espace. Il alla ainsi au hasard, poussé par la tempête, comme une grande épave portant des hommes; il arriva pour-tant. Peutêtre notre terre, peut-être l'humanité arriveront-elles aussi à un but ignoré qu'elles se seront créé à ellesm.ê mes. Nulle main ne nous dirige, nul œil ne voit pour nous; le gouvernail est brisé depuis longtemps, ou plutôt il n'y en a jamais eu, il est à faire: c'est une grande tâche et c'est notre tâche. » Qui donc contestera la dignilé dont se revêt, dans cetie hypothèse, le··travail incessant de réflexion et de recherche r lequel les _ o_ h _ '.nmes, &ans aide extérieure et sans
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succès certain, s'efforcent de découvrir un but qui convienne à leur vie commune et qui exalte en même temps les énergies et les joies de chacun ? Mais si la dignité humaine ne réclame aucune conjecture métaphysique sur l'ordre de l'univers, elle n'exige, non plus, aucune hypothèse invérifiable sur la nature dernière de l'homme lui-même. dit parfois que l'homme doit le caractère sacré de sa vie spirituelle et de ses croyances au libre arbitre dont il est pourvu, c'est-à-dire à la faculté qu'il possède d'opter indéterminément entre des possibles opposés. Mais outre qu'on n'a jamais prouvé l'existence d'un vouloir totalement ou partiellement indéterminé, qui s'exercerait en violation des lois naturelles, aucun philosophe, à notre connaissance, n'a jamais essayé de montrer qu'il y a quelque chose de respectable dans l'idée même d'indétermination. Un homme qui, par hypothèse,· agirait indépendamment de sa nature et de ses motifs provoquerait nos plus vives inquiétudes par l'absolue imprévisibilité de ses actes, il ne nous inspirerait aucun sentiment de respect. La seule liberté qui a!t un prix pour nous est celle que l' expérience nous révèle, la faculté qu'a l'homme qui réfléchit de se libérer du déterminisme inférieur des sen- · timents égoïstes et des idées basses, sous l'influence déterminante des idées hautes que sa réflexion suscite et des ~entiments dont elles s'accompagnent. Cette liberté positive ou, si l'on veut, cette faculté ·~de progrès suffit, avec la réflexion dont elle naît, à donner à l'homme une dignité singulière qui fonde son droit
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de penser à sa guise et de vivre selon sa pensée. Cette liberté intelligente lui attribue une dignité d'autant moins contestable qu'elle est la condition manifeste de sa moralité: celui-là seul est capable de vertu qui, par un effort interne de réflexion, peut se donner des principes et des motifs de conduite qui l'affranchiront du joug des tendances ou des habitudes nuisibles ou viles. Et de là vient qu'il est moralement absurde d'user de contrainte pour assurer le règne de la vertu: l'intolérance peut obliger les gens à conformer leurs actes à un certain idéal, non le leur faire aimer . et vouloir librement; elle peut produire, dirait Kant, une conduite légale, non une conduite morale. Garantir à l'homme la liberté de conscience, c'est donc lui garantir tout ce qui fait sa dignité. La liberté de penser ne se justifie pas seulement comme une conséquence nécessaire de la dignité de l'homme; elle se justifie encore comme une partie intégrante du pacte social. Certes, personne ne peut plus prendre à la lettre l'expression de pacte ou de contrat social, et Taine a trop facilement raison lorsqu'il montre combien il est chimérique de supposer « des hommes nés à vingt et un ans,sans parents, sans passé, sans tradition, sans obligation, sans patrie, et qui, assemblés pour la première fois, vont pour la première fois traiter entre eux ii. Mais, de ce que la théorie du contrat social, au sens de contrat explicite, est historiquement fausse, il ne suit pas que l'idée d'un pacte. qui lie les membres de la société n'exprime
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pas une vérité profonde, reconnue par Taine luimème. Lorsque, de nos jours, des hommes s'associent et qu'ils forment des groupements économiques ou :,utres, il est sô.r qu'ils ne s'associent pas pour entraver et diminuer leur existence, mais, au contraire, pour lui donner plus de sécurité, de force et d'ampleur. Considérez n'importe quelle association particulière, vous observerez que ses membres ne l'ont constituée et ne lui restent fidèles que parce qu'ils en attendent , au prix du minimum de peine et de contrainte, quelque avantage physique ou moral. . Or ce qui est vrai de toutes les associations particulières l'est aussi de la grande société. Si les hommes ont voulu vivre en commun, c'est avec le désir et l'espoir que cétte vie en commun leur serait profitable, qu'elle augmenterait leur sécurité et leur bien-ètre sans demander de trop lourds sacrifices à leur liberté. A vrai dire, ils ont voulu coopérer non pour ètre asl!ervis, mais pour ètre affranchis autant que possible des dépendances et servitudes où les tenait leur isolement. S'ils ont établi parmi eux une agence de contrainte, c'est, comme le dit Taine, « pour ètre préservés par elle des autl'es contraintes plus fortes, notamment de cdles que l'étranger et les malfaiteurs leur iI?,poseraient ». Il est parfaitement certain qu'ils n'ont pas consenti d'avance à des limitations de leur activité libre qui ne seraient pas strictement exigées par les nécessités de la vie en commun. Le désir inexprimé, mais réel, qui se place à l'origine et demeure à la base des sociétés humaine• csl donc le dés.i1· du
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maximum de liberté compatible avec la conservation sociale; et les exigences de ce désir constituent les clauses essentielles du pacte social, pacte que les hommes n'ont· ni signé ni formulé oralement, mais qui répond à leurs besoins profonds, qu'ils postulent plus nettement à mesure qu'ils progressent et sur lequel ils s'accorderaient tous aujourd'hui, à titre d'êtres intelligemment sociables, s'ils avaient à régler librement leur destinée dans un monde nouveau. Il s'ensuit qu'on viole en nQus le principe et la raison d'être de la société même chaque fois qu'on nous impose une réduction qui n'est pas socialement nécessaire de notre liberté. J'ai le droit de professer une croyance contraire à celle que pratiquent mes compatriotes si ma croyance généralisée n'est pas incompatible. avec le maintien de la société actuelle ou avec la formation d'une société supérieure : et, en effet, dans cette hypothèse, interdire à ma conviction le pouvoir de se manifester, ce serait me refuser sans nécessité sociale une liberté accordée aux autres, donc me faire subir une violence gratuite ou, en d'autres termes, m'infliger une injustice. Ainsi la liberté de conscience se justifie comme la suite nécessaire du principe d'entente sociale que conçoivent naturellement des êtres à la fois sociables et raisonnables, et qui leur fait exiger pour tous et pour chacun tout~ la liberté dont s'accommodent les nécessités de la vie commune, Il nous semble que, contre la liberté de.conscience ainsi justifiée, aucune théorie théologique ou métaphysiq.ue ne doit prévaloir; car aucune des œu-
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vres que la société a rendues possibles n,e saurait avoir plus d'autorité que le fondement même de la vie sociale, ou, en d'autres termes, il serait absurde de condamner au nom de la métaphysique ou de la théologie des droits tellement essentiels que, sans eux, des hommes conscients ne voudraient pas vivre et travailler ensemble, et qu'il n'existerait donc ni métaphysique ni théologie. L'utilité sociale fournit à la liberté de penser un troisième et dernier fondement. Il , faut condamner l'intolérance non seulement parce qu'elle viole la dignité humaine et méconnaît cette exigence de liberté qui engendre les clauses décisives du contrat social, mais encore parce qu'elle nuit aux intérêts positifs de la société. C'~st, en effet, une vérité certaine qu'un peuple civilisé ne progresse qu'à condition d'accorder à ses membres la plus large liberté intellectuelle. Si parfois on en juge autrement, c'est que trop d'esprits, même parmi ceux qui se croient émancipés, vivent encore sous l'empire des conceptions qui ont prévalu dans le passé. Le bien, disait Platon, est dans l'unité, et la société la plus forte est la société la plus une. Certaines Eglises ont adopté le principe platonicien, et quelques-uns de leurs adeptes modernes, étendant au delà de la religion les applications qu'il comporte, soutiennent que, dans l'ordre politique comme dans l'ordre spirituel, une proposition vraie est celle qui respecte l'accord social. Que tous les membres de la société sentent et pensent à l'uni ~,;;on, tel est l'idéal à poursuivre, et celui:-11!._.,!!!érite çl' êLn traité comme
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l'ennemi de son peuple qui oppose sa vérité personnelle à la vérité de tous. Mais cette façon de juger, pour être assez commune, n'en est pas moins un préjugé. Quelque répugnance que nous inspire l'insociabilité intellectuelle, le parti pris de ne pas penser comme les autres, nous ne pouvons pas ne pas voir tout ce que la société gagne à laisser se produire les originalités vraies. Elle ne s'améliore jamais ni matériellement ni moralement que par l'audace des esprits libres qui se détachent de la pensée et de la pratique communes pour les modifier et les redresser. C'est à des indépendants que la morale, la religion, la science, l'art, l'industrie doivent toutes leurs grandes créations; ce sont des « originaux » qui meuvent le monde écomique, accroissent et varient la production, perfectionnent ou refont les outillages, ouvrent aux peuples de nouvelles sources de richesse ; ce sont des cc nonconformistes » qui, en tout pays, par les secoussee qu'ils donnent à la routine, empêchent la vie spirituelle de s'immobiliser et de s'éteindre dans les basfonds de l'automatisme. One civilisation (l'Asie nous en fournit plus d'un exemple) qui adopte un régime intellectuel uniforme subit un arrêt de développement dans tous ses ordres d'activité et comme un engourdissement qui ressemble à la mort. En réalité, dans un monde qui marche, elle risque sans cesse de mourir: en refusant la liberté aux énergies individuelles, elle ne diminue pas seulemeri1 l'intensité et la féc_ 9ndité de la vie sociale1 elle corn-
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promet encore, ainsi que l'indiquait un jour M. Fouillée, la sécurité même de la société. « Rien de plus fragile et de plus instable qu'un tout uniforme: comme ii se trouve en présence d'influences variées et' qu'il n'a point en lui-même une variété capable de se mettre en harmonie avec ces influences: il est bientôt désagrégé, divisé, détruit. » L'intérêt social réclame donc pour les consciences et les volontés individuelles le plus haut degré de vie spontanée et libre. Sans doute, il n'admet pas que cette diversité soit poussée au point de rendre impossible aux hommes d'une même société toute espèce d'ambition et d'action commune; mais dans une grande nation comme l'Angleterre ou la France, il suffit à la bonne entente aes citoyens qu'ils puissent s'unir en deux ou trois sentiments élémentaires : l'amour commun de la patrie, le respect commun de la loi, le goût commun de la liberté. Pour tout le reste, pour tout ce qui concerne les opinions ou croyances religieuses, philosophiques, politiques, il est utile à la société que les citoyens cherchent la vérité dans les voies les plus diverses, par les méthodes les plus indépendantes, chacun avec son caractère et ses facultés. Ajoutons qu'un utilitarisme social clairvoyant consent à cette libre diversité, non seulement à cause des bons effets sociaux qu'elle produit directement, mais encore_parce qu'il est socialement dangereux de h eur_ ter la c'o nscicnce qu'elle prend d'elle-même et de sa légitimité. En effet, le développement dans la multitude humaine des habitudes de réflexion et de critique
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tend, nous le savons, à faire de la société un moyen dont l'individu est la fin: le citoyen moderne juge de plus .~n plus que, s'il doit ses services à sa patrie, c'est à conJition qu'elle les reconnaisse en lui assurant les libertés auxquelles il pense avoir droit. Or il n'est-pas une liberté que chacun revendique plus impérieusement pour lui-même que la liberté de conscience ; de sorte que la société ne peut lui refuser ce droit sam qu'il se sente odieusement opprimé par elle et, par suite, moins disposé à l'aimer et à la servir. L'intolérance est donc socialement malfaisante chez les peuples civilisés parce qu'elle provoque des colères; des révoltes, des sentiments et des actes anticiviques: au contraire la société la plus libérale en matière de croyances est la plus certaine d'être aimée, par suite celle qui obtiendra de ses membres le plus d·e dévouement et qui possédera la plus grande force de défense et de production. Ainsi , puisque la liberté de penser répond aux exigences de la dignité humaine, qu'elle est voulue par toute volonté sociable et raisonnable et qu'elle sert les intérêts sociaux au lieu de leur nuire, elle a tous les caractères d'une liberté légitime, c'est-à-dire d'un droit; et c'est à titre d'obligation de justice que la tolérance s'impose à la société comme au citoyen. Mais cette 9,bligation n' est pas illimitée : elle a ses bornes inév~tables dans les nécessités de la préservation sociale. Il faut d'abord que la société vive, sinon personne ne vivra et, à plus forte raison, ne philosophera. Du point de vue même de l'individualisme on ne peut
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justifier une liberté qui entraînerait sûrement la dissolution sociale et, par suite, le malheur de tous les individus. C'est ce que déclare le plus illust;e des récents philosophes de l'individualisme, Herbert Spen- . 1 cer: cc Les nécessités de la préservation sociale, écritil, priment les droits de l'individu » ; disons plut6t que les libertés individuelles qu'elles excluent ne sont pas des droits. En parlant ainsi, nous ne retombons nullement sous l'empire de l'ancienne maxime despotique de la raison d'État. Selon une distinction que font parfois les politiques libéraux, la sécurité de l'État et la raison d'État sont deux principes irréductibles : la sécurité de l'État répond à l'intérêt commun le plus évident, et, comme elle est une nécessité rationnelle, elle fait clairement connaître aux citoyens le motif des actes qu'elle décide; la raison d'État marque la décision arbitraire d'un pouvoir qui se dérobe à tout contrôle, refuse de justifier ses actes, et ne représente, sous la fausse apparence de l'intérêt social, que l'intérêt d'une famille régnante ou d'une Église, d'un parti, d'une corporation, d'une classe qui gouverne l'État. On commet une injustice en limitant une liberté au nom de cet intérêt spécial, et non général ; mais c'est être juste que de renfermer une liberté dans des bornes qu'elle ne pourrait franchir sans rendre impossible la vie sociale. Si la liberté de la propagande antimilitariste jusque dans les casernes entame une discipline nécessaire au salut d'un peuple qu'entourent d'autres peuples en armes, cette liberté ne
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doit pas être tolérée. S'il est certain qu'un ge,nre de littérature et d'imagerie malpropre ne peut se 'développer en toute liberté sans vulgariser des mœurs qui affaiblissent la vitalité d'une race, il est parfaitement légitime de réprimer les industriels qui cherchent la richesse dans cette entreprise antisociale. La société a un droit de vivre qui, mal interprété et faussé par des passions étroites de secte ou de parti, peut produire les abus les plus révoltants, mais qui, entendu comme il convient, fixe une limite légitime à toutes les libertés de l'individu, môme à sa liberté d'exprimer et de publier sa pensée. En d'autres termes, il e~iste une intolérance obligatoire de l'État. A côté de cette juste intolérance de l'État, il est une autre espèce d'intolérance qui peut et doit se défendre, celle qu'exercent souvent les grandes corporations ou associations. La première se réalise sous une forme matérielle, se traduit en sanctiQns positives; la seconde se manifeste, lorsqu'elle est légitime, sous une forme purement spirituelle. Une association religieuse fait acte d'intolérance spirituelle lorsqu'elle excommunie des croyants qui révoque.nt en doute un de ses dogmes anciens ou- qui en proposent une interprétation nouvelle. Dans le même sens, un parti politique se montre intolérant lorsqu'il repousse un de ses membres qui n'admet pas à la lettre toutes sès· formules ou ne se soumet pas sans réserve à sa méthode d'action et de combat. Cette intolérance n'est certainement pas injuste, si elle est le plus souvent dangereuse pour les associations
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qui la pratiquent brutalement. Une Église ne refuse pas sans péril d'examiner les nouveautés qu~ lui pro- . posen~ les meilleurs ou les plus éclairés de ses membres, car une croyance ne vit qu'à condition d'évoluer et n'évolue qu'en s'enrichissant d'.éléments nouveaux. Mais il est naturel qu'une association religieuse n'accepte d'autres nouveautés que celles qui s'accordent avec ses croyances antérieures et respectent son type primitif. Si on propose à une religion un changement qui contredit sa nature et bouleverse sa loi normale d'évolution, on doit admettre qu'elle le repousse : ne pas tolérer les innovations destructrices de la foi est pour elle une nécessité d'existence, et le croyant qui produit _ soutient ces innovations n'a et pas le droit de se plaindre si elle l'excommunie, c'està-dire si elle constate qu'il a cessé de faire partie du nombre de ses fidèles. Lorsque Tolstoï écrivit au Saint-Synode une lettre retentissante qui traitait avec mépris les pratiques religieuses de l'Église orthodoxe, c'est s:ms înjustice aucune que cette Église l'excommunia, déclara que Tolstoï ne lui appartenait plus. De même un grand parti politique, tel que le parti collectiviste révolutionnaire, est fondé' à exclure du nombre de ses membres ceux qui n'admettent pas les principee- essentiels de sa doctrine, et notamment le principe de l'antagonisme absolu des classes. Pourvu qu'elles se gardent d'exiger contre ceux qu'elles atteignent aucun châtiment légal et qu'elles respectent pleinement leurs droits de citoyens ei d'hommes, les excommunication" reli§!jeuses et politigu~s sont aussi
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�DE P~NSÈfl ET LE DEVOin DE TôLl!RANCE 317 nécessaires à la vie des Églises et des pa.rtîs que les
définitions nettes à l'enseignement de la science; et quiconqte est rationaliste ou, en d'autres termes, quiconque a le goût des idées distinctes et des attitudes claires, reconnaît le caractère à la fois inévitable et obligatoire d'une espèce d'intolérance qu'un faux libéralisme a trop souvent mal jugée. Allons plus loin. II ne faut pas seulement reconnaître une intolérance légitime de l'État et des associations, mais encore une intolérance légitime dès individus. Un homme commet un abus de pouvoir si, propriétaire ou chef de service, il congédie ou disgracie un ouvrier ou un subordonné qui ne partage pas ses convictions politiques ou religieuses; mais il ne se rend coupable d'aucune injustice si, après avoir examiné sincèrement une ~octrine qu'on lui oppose et l'avoir jugée fausse et dangereuse, il déclare tout haut qu'il n'a pour elle aucune estime. Nous avons l'obligation de nous faire un esprit large 'ét hospitalier qui ne rejette aucune théorie sans la connaitre et qui cherche dans les théories fausses quelqu~s éléments de vérité; mais, eu fin de compte, nous ne devons q.u 'aux idées qui nous ont paru vraies ce respect intérieur qui constitue la tolérance spirituelle. Celui-là nous ferait douter de sa valeur morale qui montrerait une indulgence sans _ limites à ces paradoxes meurtriers que l'insolence des vanités individuelles;--non le progrès du libre examen, multiplie dans une civilisation· en désarroi. Les moralistes qui définissent la toléranc!l _comll'.!e 111, "- çh~_ité de l' !;)S~
Ï..Â. r:ïB!fRTB
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prit » ont tort : ce que l'esprit doit à l'esprit, c'est la justice, non la charité. Exigera-t-on la tolérance intérieure au nom de la justice même, en rappelant avec Spencer « qu'il y a une âme de bonté dans les doctrines mauvaise- et une s âme de vérité dans les doctrines fausses »? La formule est belle, elle n'est pas toujours vraie. Sans doute aucune doctrine ne s'établit et ne dure sans causes, et parmi les causes qui l'expliquent se trouvent d'ordinaire des raisons qui la justifient sous quelque point de vue et dans quelque mesure; mais il arrive qu'une conception s'explique et ne se justifie pas : il y a des illusions tout à fait naturelles et qui, pour être issues de notre constitution ou de nos conditions d'existence, n'en sont pas moins pleinement fausses. Le jour où le système astronomique de Copernic se démontre, l'affirmation géocentrique des Aristotéliciens n'est plus qu'une erreur complète. Quand nous nous sommes rendu compte que les dédoublements de la personnalité qui s'observent chez certains malades ont leur raison en des lois de physiologie et de psychologie, nous avons également compris que l'explication de ces faits par des influences démoniaques était dépourvue de toute vérité. Mais dès qu'on est en présence de doctrines radicalement fausses, on a le droit de les condamner sans réserve. Et si quelques-uns objectent que l'intolér~nce intellectuelle~- st toujours illégitime parce que'- ·dans une ~ croyance qui nous paraît fausse, et qui l'est en effet, nous somme~ tenus dc , res}?ectcr les sentiments sin-
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cères et généreux dont elle s'inspire, nous répon-l drons :)qu'il est obligatoire assurément de rendre l hommage à toute conviction loyale et haute, même lorsqu'elle se trompe, mais qu'il y a des opinions i fausses inspirées par des sentiments bas et que ces opinions n'ont aucun droit à notre estime. Nous ne nous sentons pas obligés de respecter en notre pensée l' épicurisme d'un débauché vulgaire qui affirme qu'il !\'existe d'autres plaisirs désirables que les plaisirs des sens et que les gens qui disent le contraire sont des hypocrites. Nous ne devons aucun respect au · conservatisme religieux d'un homme très riche qui, sans aucune foi personnelle, veut une religion pour le peuple, avec l'espoir que les menaces de damnation éternelle protégeront ses propriétés contre la convoitise des pauvres. La sincérité même et la profondeu·r d'une conviction ne la rendent pas toujours respectable, les convictions étant parfois d'autant plus sincères et profondes qu'elles sont plus intéressées. Enfin il ne nous paraît pas qu'on ait raison de dire, comme on le fait parfois, que toute conviction qui n'est pas simulée mérite nos égards parce qu'elle exprime une personnalité; car la croyance de beaucoup de gens, sans être mensongère, est adventice et superficielle, déposée à la surface de l'âme, selon une image de M. Bergson, « comme une feuille sèche. à la surface d'un étang )) ; de plus, et surtout, il est des per!lonnes dont toute la conduite révèle la bassesse intime,: de sorte que leur individualité, loin de pouV1Jir ennoblir aucune croyance, abaisse et avilit la
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croyance noble qui pénètre en elle. Il y a donc des cas sans· nomhrc où l'intolérance intérieure à l'égard de la pensée d'autrui est permis e etméme obligatoire. Y renoncer serai_ abdiquer les droits de la sciênce et t ceux de la moralité. Résumons-nous en quelques mots. Après avoir indiqué en quel sens doit être entendu et sur quels fondements repose le droit à la liberté de penser, nous avons vu dans quellè mesure la tolérance est obligatoire et comment de ses deux formes, l'une extérieure et positive, l'autre intérieure et spirituelle, la première s'impose plus que la seconde. Si l'État lui-même doit pratiquer la tolérance positive de la façon la plus large, sans autres limites que . celles qui résultent des plus évidentes nécessités sociales, à plus forte raison chaque citoyen qu~ dispose de quelque influence doit s'abstenir d'en profiter pour mettre obstacle aux manifestations de la pensée d'autrui. Mais il convient surtout que l'individu associe à un respect pratique pour ainsi dire illimité de la liberté intellectuelle de ses semblables cette· fermeté d'esprit qui, en présence du faux et de l'absurde, revêt naturellement la for~e de l'intolérance. Laissons se produire l'opinion la plus déraisonnable et n'infligeons aucun dommage matériel à celui qui la professe, tant qu'il ne la traduit pas en actes directem ent et brutalement antisociaux; mais n'hésitons pas à la condamner avec toute la sévérité que nous jugeons qu'elle mérite, et n'énervons jamais par des atténuations complaisantes un devoir de négation inflexible que nous impose la vérité. En d'autres
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termes, ayons une J'oi très nette et, s'il le faut, intransigeante dans l'ordre spirituel, et gardons-nous, dans l' ordre,}emporel, de persécuter personne. Nous savons que l'attitude ainsi conseillée est complexe et difficile à réaliser, car l'intolérance intérieure devient aisément intolérance extérieure, et celui qui juge une doctrine absurde doit posséder un vif et clair sentiment de la justice pour ne pas chercher à faire à cette doctrine, en exerçant quelque contrainte sur ceux qui la suivent, des conditions malaisées d'existence. Mais nous savons aussi que, dans une société civilisée, aucun problème ne comporte une solution simple, et que la civilisation même se constitue en exigeant des hommes le sentiment de la complexité des questions et l'aptitude à réaliser dans leur conduite des solutions d'une égale complexité.
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LA CHARJTÊ
Le sens commun distingue nettement la justice et la charité. Je suis juste, à ses yeux, si je ne dépouille pas les autres de ce qui leur appartient, ne leur refuse pas ce qui leur est dû et ne viole aucun des engagements écrits, oraux ou tacites qui lient mes actions aux leurs; je suis charitable si je contribue librement à leur bonheur, soit en soulageant les misères physiques, 1 économiques, intellectuelles ou morales dont il~ souffrent et dont je ne suis pas responsable, soit en leur procurant des jouissances du corps, du cœur ou de l'esprit que je ne leur dois pas d'une façon certaine et précise. La justice désigne l'ensemble des actions ou abstentions rigoureusement obligatoires et la charité, l'ensemble des services gratuits. Tous les moralistes n'admettent pas cette distinction. C'est ainsi que M. Fouillée, dans un chapitre cé- . lèbre de son livre sur la Science sociale contemporaine, s'est efforcé de ramener la charité à une forme de la justice, la justice réparative. L'histoire, dit-il, ,1! lér,ué à la génération a~tuelle des iniquités iunom-
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brables dont1.les effets se traduisent en souffrances de toute espèce, de sorte que les privilégiés de l'ordre social se bornent à réparer dans la mesure du possible les violations subies par le droit lorsqu'ils mettent leur activité et leurs ressources au service des malheureux. La charité, dit du même point de vue M. Goblot, « n'est pas le don gratuit de soi, mais la restitution de soi; elle est purement et simplement de la justice ». Nous repoussons pour plusieurs raisons cette thèse sommaire. Notre première raison, et la plus évidente, c'est que la charité n'est pas seulement une vertu des riches, mais encore une vertu des pauvres, et qu'il serait absurde de définir comme un acte de justice réparative l'héroïque el:emple de générosité que nous donnent « les Pauvres gens» de Victor Hugo. De plus, comme nous l'avons fait voir en critiquant le solidarisme de M. Bourgeois, la charité même des riches ne se laisse pas clairement réduire au paiement d'une dette ou à la réparation d'une iniquité. En effet, dans nos !lociétés modernes, où se créent et se détruisent si rapidement les fortunes, la plupart peut-être des membres de la classe possédante et dirigeante sont les fils ou les petits-fils de travailleurs modestes, et très souvent leur richesse, loin de s'être formée au détriment de la masse, est née de quelque invention socialement utile ou de l'exercice de quelque qualité profitable nu public. Dès lors, c'est gratuitement qu'on affirme que ces hommes, s'ils sont généreux, effacent par leur bienfaisance une injustice dont ils ont élé les auteurs ou les bénéficia~res. La légilimiLé de celte
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affirmation doit nous paraître d'autant plus,g_ nfestabla o que les riches ne bénéficient pas seulement, mais qu'ils souffrent aussi del' ordre social qui rend possible le1,1r classe, et qu'ils échappent rarement à la loi de déchéance organique et mentale signalée par Jacoby : « De l'immensité humaine surgissent des individus, familles et races qui tendent à s'élever au-dessus du niveau commun; ils gravissent péniblement les hauteurs abruptes, parviennent aux sommets du pouvoir, de la richesse, de l'intelligence, du talent, et une fois arrivés, sont précipités en bas et disparaissent dans les abîmes de la folï'e et de la dégén&rescence. » Enfin les partisans de la réduction de la charité à la justice oublient qu'il existe un grand nombre de for~ mes de bienfatsance en Jehors de la bienfaisance matérielle ou, en d'autres termes, de la charité aumônière. Or, s'il s'agit des bienfaits qui sont de l'ordre de l'ûme ou de l'esprit, on peut dire que oe n'est que par accident qu'ils prennent le caractère d'une restitution : un ouvrier qui en console un autre ne répare aucune injustice, et lorsqu'il s'établit des rapports <l'amitié entre un « manuel» et un « intellectuel », c'est assez souvent le déshérité selon le monde qui révèle le plus de véritis et suggère le plus de réflexions utiles au privilégié. Mais puisque la richesse et la générosité spirituelles n'ont aucun lien nécessaire-avec la con4ltion économique des hommes, on commet' une injustice à l'égard des pauvres lorsqu'on définit la charité par un caractère qui la réserve aux riches commo une sor1e _ P}}Jilège_. de .,_ __ -:;,: __ . - ·
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Si la charité ne se ramène pas à la justfce, peut-être celle-ci rentre-t-elle dans celle-là. En l'une des p~ges de l'irréligion de l'avenir, Guyau rappelle les paroles de l'apôtre Paul : cc Celui qui aime· les autres ac-' complit la loi ; en effet les commandements : tu ne commettras point d'adultère, tu ne tueras point, tu ne convoiteras point, et ceux qu'il peut encore y avoir, se résument dans cette parole : tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Une morale sans religion peut, selon Guyau, s'approprier cette pensée de l'apôtre. Si la justice est le respect d'autrui, qu'est-ce, en définitive, que le respect ? cc On pourrait le définir: le rapport d'une possibilité de violation avec le droit d'inviolabilité. Or il est un autre sentiment qui supprime même la possibilité de la violation, qui, par conséquent, est plus pur encore que le respect, c'est l'amour ... L'amour vrai ne peut pas ne pas se donner à lui-même la forme du respect; mais cette idée du respect, si on la prend seule, reste une forme vide et sans contenu : on ne la remplit qu'avec de l'amour. » En d'autres termes, c'est l'amour qui engendre la justice et en fournit tout l'objet réel; mais en même temps il la dépasse, car la justice cori1pte et mesure, et « l'amour, lui, ne mesure point, il ne compte point, il n'hésite point, il se donne tout entier ». La thèse de Guyau exprime une vérité incontestable, le fait que l'amour est une condition de la justice et que le développement des inclinations altruistes concourt au progrès même du droit. Mais si l'amour conditionne la justice, il ne suffit pas à _la . pro~uire. En
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effet, tel qu'il se manifeste avant l'intervention de l'idée du juste, il présente tous les défauts de la sensibilité non corrigée par la raison; il est capricieux, hasardeux, partial, s'attache arbitrairement aux uns et se détourne des autres san. motif intelligible, se donne parfois sans compter et, d'autres fois, se r éserve avec excès . Aussi bien Guyau reconnaît que ce n'est pas l'amour empirique qui enveloppe et fait naître la justice; l'amour « vrai >> est le seul, selon lui, qui se donne la forme du respect. Mais l'amour« vrai », qu'est-il autre chose que l'amour éclairé par la raison, l'amour guidé par la justice·, l'amour qui s'est interdit le caprice et le dérèglement sous l'idée même du droit des hommes? Guyau fait donc sortir la justice, non de l'altruisme purement sensible, mais de l'altruisme rationnel, c'està-dire qu'il la fait naître d'un sentiment où il l'a déjà introduite. Ainsi la justice ne se réduit pas à l'amour, mais consiste dans l'amour plus quelque autre chose, plus la discipline rigoureus e à laquelle la raison soumet les inclinations altruistes aussi bien que les appétits égoïstes. Que si ·on libère l'amour de cette discipline et si l'on déclare qu'il « ne mesure point, ne compte point, n'hésite point», on se condamne à ne pouvoir jamais tirer la justice d'un sentiment qui ne la contient pas, par cela même qu'il se dérobe à toute loi rationnelle. A vrai dire, nous ne connaissons qu'une doctrine digne d'examen qui résorbe la justice dans la charité, savoir lâ doctrine mystique qui place en Dieu la source de toutes les bonnes actions de l'homme . Si nous en
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croyons Pascal, nous ne pouvons par nature aimer que nous-mêmes; chacun de nous, livré à son instinct et à sa réflexion, ra_ ppQrte tout à soi et se fait "è-entre de l'univers. La charité de l'homme n'est donc jamais que l'effet d'une grâce surnaturelle: c'est Dieu qui, en nous communiquant l'amour dont il est le principe, nous rend capables d'aimer autrui; en réalité nous n'aimons pas, Dieu aime en nous . Et comme il est le principe, il est le véritabfe objet de l'amour. En effet, que chérissons-nous dans une personne, demande Pascal? Ce n'est pas la substance de l'âme de cette personne abstraitement, mais les qualités qui s'y trouvent; et puisque toutes les qualités qu i .. e rencontrent en chacun lui viennent de Dieu, c'est à Dieu, en définitive, que doit s'adresser notre amour : « S'il y a un Dieu, il ne faut aimer que lui et non les créatures passagères.>> Nous devons pourtant nous dévouer à nos semblables, mais en vue du Dieu dont nous sommes les fils et pour imiter le sacrifice du Christ qui, en s'immolant à notre salut, a relevé infiniment l'humanité misérable. Le dévouement du chrétien aux hommes n'accepte même aucune limite ni aucune mesure, afin d'être digne de son modèle divin; et parce qu'il est sans bornes, il anéantit la justice telle que nos facultés naturelles la conçoivent, c' cst~à~dire limitée par les exigences d'une raison qui mesure et prévoit. La conception de la charité, que nous propose ainsi Pascal, est assurément sublime, et nous ne pouvons qu'admirer les saints qui la réalisent. Liée à une humilité profonde, la charité du mystique ignore le pnis-
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sant obstacle que l'orgueil ou le sentiment fier d'une grande tâche à remplir oppose à la charité naturelle et humaine, et qui souvent en diminue les effets ou en altère la vertu. Platon, remarque M. Mœterlinck, « n'abandonne pas sa pensée pour mêler ses larmes aux larmes de ceux qui pleurent dans Athènes»; mais le vrai mystique n'accorde pas un si haut prix à ses méditations et à ses joies qu'il hésite à les sacrifier à un devo_ de charité. « Fussiez-vous ravi en extase, ir dit Ruysbroeck, si l'on vous annonce_qu'un malade a besoin d'un bouillon chaud, descendez du ciel sur la terre et faites chauffer le bouillon. » Comme elle ne connaît aucun obstacle, la charité du mystique exclut les préférences et ne refuse pas ses dons mème aux ennemis privés. « Aimez vos ennemis, dit Jésus, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous deveniez les fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et les bons ... Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, quel mérite y avez-vous? » Enfin la charité du mystiqûe est une charité complète, qui s'adresse à tout l'homme et non seulement à une partie de sa nature. Sans oublier le corps et sans reculer devant les soins qu'exigent les infirmités et les maladies les plus répugnantes, elle s'attache surtout à l'âme, sympathise avec toutes les douleurs intimes et secrètes et console efficacement le cœur qui -souffre en lui e~seignant que sa peine d'un jour, supportée avec résignation, lui crée un titre au bonheur qui ne passe pas. Mais si la charité my~tique a ses qualité!__qui s'im-
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posent à l'admiration, elle a ses inconvénients et ses dangers qu'il ne faut pas dissimuler. Tout d'abord elle échappe difficilement à l'intolérance. En eflet;' si nous ne devons aimer les hommes qu'en faisant abstraction de leur humanité, et si c'est Dieu seul qui est aimable en eux, nous avons l'obligation, semble-t-il, de n'aimer que les individus à qui Dieu se communique, c'est-à-dire nos frères en religion. C'est ce devoir que prescrit nettement la seconde épître de Jean : « Aimons-nous, écrit-il, les uns les autres dans la vérité, et à cause de cette vérité qui est en nous, qui sera éternellement avec nous ... Quiconque ne demeure pas dans la doctrine du Christ n'a point Dieu. Si donc quelqu'un vient vous visiter et n'apporte pas cette doctrine, ne le recevez pas dans votre maison et ne lui dites pas: sois le bienvenu I car celui qui lui dit: sois le bienvenu! participe à ses mauvaises actions.» Puisque de.tels conseils ont pu se faire entendre dans l'humble communauté chrétienne de l'époque primitive, on ne s'étonne pas que le christianisme triomphant ait persécuté les hérétiques au nom de l'idéal même qui inspirait sa charité. Au danger d'être intolérante la charité mystique ajoute le risque de tomber ' dans la sécheresse et la froideur, à l'égard même des coreligionnaires. Prenant sa source en Dieu, elle tend à remonter vers Dieu pour s'absorber tout entière en lui. N'est-ce pas elle qui invitè Pascal à rompre tous ses attachements naturels ? « Jésus, écrit-il, s'arr'a che à ses discip}es pour entrer dans l'agonie; il faut s'arracher de sbs plus proches et des plus intimes, pour l'.imiter. » Il va jus~
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qu'à défenare à l'une de ses sœurs d'embrasser ses enfants - comme si les baiser_ de la mère ~ontenaient s quelque joie mauvaise -et il accueille la nouvelle de la mort d'une autre de ses sœurs par ces simples mots: « Dieu nous fasse la grâce d'aussi bien mourir ! >> Ainsi entendue, la charité mystique finit par n'~tre plus qu'un effort pour étouffer le cœur. Et ce n'est pas assez qu'elle engendre l'intolérance et, dans beaucoup de cas, la sécheresse d'.âme et la dureté; elle pousse encore à mépriser, en les tenant pour négligeables, tous les intérêts positifs de la société terrestre. La société présente n'est à aucun point de vue une fin, mais seulement un moyen ; elle ne compte et ne vaut qu'en vue de la société surnaturelle vers laquelle elle doit acheminer ses membres. Dès lors, peu importe à la charité mystique que ses répercussions nécessaires soient funestes à la société qui passe. Des chrétiens qui auront pris à la lettre la maxime évangélique qu'il ne faut pas résister aux méchants ne se feront aucun scrupule d'enhardir les criminels, selon l'exemple de ces solitaires de PortRoyal qui, après avoir été sur le champ de bataille des soldats.héroïques, se laissaient dépouiller et battre par des maraudeurs . De nos jours, dans les régions où la foi est vive, mais grossière, elle produit souvent un véritable gaspillage d'aumônes sous l'influence de la maxime mal entendue que la charité efface _ une multitude de péchés. « Chez les nombreuses personnes, dit justement Spencer, qui s'imaginent par suite de cette fausse interprétation qu'en donnant beaucoup elles
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peuvent expier leurs mauvaises actions, nous pouvons reconnaître un élément de véritable bassesse : elles s'efforc.e nt d'acquérir une bonne place dans l'autre monde sans s'inquiéter de ce qu'il peut en coûter à leurs semblables dans celui-ci . » Le motif théologique de la charité devient antisocial d'une autre manière encore: chez les riches dont l'âme n'est pas délicate il entretient l'habitude et fortifie le désir de garder les pauvres sous... leur dépendance. Pour ne pas perdre la satisfaction de jouer le rôle de la Providence dans la sphère d'action où ils se meuvent, ils acceptent que d'autres hommes soient esclaves et misérables, ets'opposent à toute réforme qui supprimerait ou amoindrirait cet état de misère et de servitude. De la sorte les pauvres sont deux fois moyens pour les riches, moyens de salut spirituel et moyens d'orgueilleuse -domination temporelle. Le régime de la charité mystique, si beau théoriquement et dans l'ordre idéal, entraîne donc dans la pratique courante toute sorte de conséquences immorales ou antisociales: précisément parce qu'il a commencé par ne tenir aucun compte de l'idée de justice telle que notre entendement la conçoit, il aboutit, en fait, à perpétuer les plus effroyables iniquités. Il suit des considérations qui précèdent que, si nous refusons de réduire la charité à la j usticc, nous ne consentons pas davantage à laisser la justice se perdre dan~ la charité, surtout dans cette charité mystique dont l'hi:;toire nous fait connaître les erreurs et parfois les crimes. Justice et charité sont pour nous deux
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vertus distinctes, mais également naturelles et humaines. Nous avons vu précédemment de quelle façon la première s'explique et se fonde ; nous allons montrer que la seconde se produit et se justifie de la même façon. Nous n'aurons guère, pour accomplir notre tâche, qu'à nous souvenir de ce que nous ont appris les Stoïciens : la charité,« cari tas generis humani »,n'est que la conséquence de la fraternité humaine. Dès que les hommes s'élèvent à la vie réfléchie, ils comprennent qu'ils se doivent les uns aux autres toute sorte de services que la stricte justice n'impose pas, car ils sont _ frères par nature. D'abord ils ont la même structure organique, les mêmes besoins fondamentaux, la même destinée hasardeuse aboutissant au même terme fatal. En présence d'une noce de paysans lourds et frustes, Guyau nous dit avec raison que, pour obscurs et imparfaits qu'ils soient, ces êtres « n'en vont pas moins, comme nous, dans la vie et vers l'inconnu» : « en faut-il davantage pour que nous leur soyons amis?» Mais les hommes ne sont pas seulement frères par cette communauté d'organisation, de condition, de risques et d'épreuves; . ils le sont, à un point de vue plus élevé, parce qu'ils participent à la même raison. Certes, il existe entre les hommes de grandes différences intellectuelles; mais: -sauf les idiots et les dégénérés, ils sont tous capables à quelque ·degré de se détacher de leurs sensations et émotions actuelles pour les juger et les comprendre. Il n'y a pas un être humain qui devant un naufrage, un incendie, une mort soudaine, un événement tragique ou une action
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héroïque, ne puisse former ,quelque réflexion d'une portée universelle. Si le peuple raisonne mal sur les questions complexes et spéciales, il juge les événements essentiels et simples qui font partie de tout~ existence avec une sagesse que ne dépasse pas toujours la philosophie là plus raffinée. Peut-être même l'un des plus grands services que rende la haute culture aux hommes éclairés est-il de leur faire envisager les circonstances fondamentales de la vie sous le même point de vue que l'homme du peuple, et de leur rendre sensible en ces moments décisifs l'identité foncière de leur raison et de celle du paysan le plus inculte. Nous sommes donc frères parce que nous avons une même raison comme une même condition essentielle ; nous le sommes encore parce que, vivant en société, nous avons sans cesse besoin les uns des autres. Déjà les anciens- avaient compris que la vie sociale est un échange perpétuel de services économiques, intellectuels et moraux, et c'est ce que MarcAurèle exprimait en disant que nous sommes nés pour nous entr'aider <c comme les mains, les pieds et les paupières ». Les modernes ont démontré de mille façons cette solidarité profonde, et la . formule de Fichte : « l'homme n'est homme que parmi les hommes », n'a plus de contradicteurs. Voilà donc trois des sources principales de la fraternité humaine: la communauté d'organisation et de condition, la communauté de raison, la communauté de certains avantages sociaux. Mais il faut leur joindre une quatrième, la plus importante peut-être de tout!!,
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qui naît ou du moins se développe sous l'influence des précédentes : l'altruisme humain. L'altruisme· semble avoir sa racine première dans · la loi biologique de reproduction qui attache le vivânt à l'être distinct de lui qu'il a e11gendré et dans lequel il se retrouve, mais il ne mérite son nom et ne commence à -revêtir un caractère humain que lorsqu'entre en scène un facteur proprement psychologique, la sympathie consciente, qui reproduit en nous les affections, joies ou peines, de nos semblables, en nous représentant avec plus ou moins de vivacité et de précision les états de conscience ordinairement complexes qu'elles suivent ou dont elles font partie. Cette sympathie elle-même n'exerce toute 110n influence et ne réalise le plus haut altruisme que dans le milieu social : c'est à force de vivre avec des associés qui nous ressemblent et dont nous savons ou sentons les intérêts essentiels liés aux n6tre1 que notre attention sympathique s'attache de plus en plus à tout ce qui les touche, même lorique leurs intérêts et les nôtres se séparent et, parfois, s'opposent. Un moment vient où l,a ~ivilisation, à force de multiplier les occasions d'agir, de penser' et de sentir en commun, fait que l'individu se préoccupe instinctivement des autres, et que, comme le dit Stuart Mill, u veiller au bien de ses semblables devient pour lui une chose aussi nécessaire que de veiller aux conditions physiques d~ sa propre existence ». Tel est l'altruisme que produit chez l'homme, c'est-àdire chez un être biologiquement et psychologiquem~~ ~~spo~é ~ !P ~m1>athie, l'action incessamment
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répétée de la vie sociale et des formes diver·sea de coopération qu'elle implique: et c'est pour n'avoir pas vu ce fait essentiel ou n'en avoir pas reconnu la vraie nature què beaucoup de théologiens ont considéré l'homme comme un être invinciblement égoïste et incapable, sans le secours de la grâce, d'orienter sa pensée, ses sentiments, son activité vers autrui. L'homme éprouve, à coup sûr, un plaisir personnel à exercer ses inclinations altruistes, mais le plaisir qui accompagne ou suit l'altruisme le suppose, au lieu de le produire, et dans ce sens l'altruisme est désintéressé. Un ami éprouve une vraie joie à se dévou·er à son ami, mais il ne se dévoue pas pour obte::. nir cette joie, qu'il ne goûte précisément que parce qu'il ne l'a pas cherchée. Il est donc faux de prétendre qu'an secours surnaturel peut seul arracher l'être humain à lui-même : un homme normalement doué n'a pas besoin de l'action de la grâce diviBe pour venir en aide à un indigent qui souffre ni pour faire un ncrifice à sa patrie en péril. Nous pouvon1 conclure qu'il y a chez cet être i;;ociable qui est l'homme, et en partie comme conséquence de sa sociabilité même, un altruisme naturel qui, découvrant la communauté de natu~e, la communauté de rais.on et !a solidarité sociale qui unissent l'individu à ses semblables, engendre le sentiment de la fratérnité humaine. Et il n'est pas besoin de démontrer que ce- sentiment, dès qu'il connaît, avec les causes qui le suscitent, les fins auxquelles il tend, se justifie au point de vue même de l'individu: bornons-
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nous à dire qu'il apporte à l'homme une récompense qui dépasse ses sacrifices, car en franchissant par l'amo~r vrai les limites que notre organisme s emblait imposer à notre individualité, nous avons conscience d'élargir cette individualité sans mesure, d'ouvrir devant elle une perspective infinie d'activité haute et de joie noble. Envisagé comme le principe naturel et rationnel des obligations de la charité, la fraternité humaine n'offre que des avantages sociaux. Elle a un premier mérite évident qui est d'écarter toute intolérance de l'activité charitàble. Elle ne demande pas aux homm es · quelle religion ils professent ou s'ils n'en professent aucune, s'ils sont athées, déistes, catholiques, protestants ou juifs. Elle sait que, si les hommes ont même nature foncière et même raison essentielle, ils diffèrent par le tempérament, l'imagination, les goûts, et que, par suite, il est naturel qu'une large diversité règne dans leurs croyances. Au lieu de proscrire la variété des opinions et de.s convictions, elle s'en réjouit plµt6t dans la mesure où elle la sait conciliable av ec les nécessités fondamentales de la vie en société. Elle n'a donc pas de parti pl'Îs, n'excommunie p ersonne, se montre bienveillante et généreuse pour tous. En second lieu, comme la charité mystique, elle s'emploie à la fois au salut du corps et à celui de l'âme. Elle veille à la santé physique, non seulement en donnant aux débiles et aux malades les soins que leur état 6xige, mais encore en prévenant les maladies par l'applicati?.n méthodique des règlei. ~~ l'hygi! ne.
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Elle ne considère jamais le mal, â quelque espèce qu'il appartienne, comme une nécessité providen_tielle ou une épreuve imposée par Dieu à toute la série des générations humaines, mais comme un effet des loîs naturelles que la science, en pénétrant ces lois, peut détruire ou atténuer. Dans l'ordre spirituel, elle ne se résigne ni à l'ignorance ni à · la servitude de la grande masse des hommes, mais veut que tous s'éclairent et se libèrent, c'est-à-dire participent non seulement aux activités civiques, ·mais encore aµ savoir scientifique, et vivent à quelque degré la vie de l'esprit. Elle ne consent pas aux injustices en lei déclarant éternelles, inscrites à j a.mais dans la structure des choses ; mais elle estime que presque toutes les iniquités qui se produisent dans l'ordre humain ont des causes humaines et peuvent céder peu à peu à l'action concertée et réglée d'une sui.te d'hommes intelligents, courageux et bons. En dernier lieu la fraternité humaine, par cela même qu'elle met les méthodes et l'esprit actif de la science au service de ses ambitions philanthropiques, est prévoyante et soucieuse de l'intérêt social. S'attachant aux. conséquences prochaines et lointaines des dons qu'elle fait, elle se demande, non seulement si elle va directement accroître la joie ou diminuer la peine de l'homme qu'elle secourt, mais encore quels effets indirects et lointains elle produira sur son caractère et- ses habitudes, et enfin quelle influence l'exemple qu'elle donne tendra à exercer sur la puissance et le bonheur de la société. Elle sacrifie parfois au vrai bien, avec les plaisirs égoïstes, les plaisirs al(
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truistes, et se préoccupe moins d'être agréable que cl' Mre utile, au sens large du mot. Bref, elle un·Ît aux impulsions les plus chaudes du cœur les vues les plus nettes de la raison éclairée par la science. Mais nou~ nous heurtons ici à une redoutable objection: l'idéal de charité rationnelle que nous venons de définir n'est-il pas contradictoire? La science justifie la justice en montrant que le progrès de la vie dépend de la loi naturelle qui assure à l'être supérieur les bénéfices de son mérite ; mais du même coup ne condamne-t-elle pas comme pratiquement absurde la charité, qui protège l'inférieur contre les conséquences funestes de son infériorité? « La qualité d'un~ société, a dit Spencer, b·a isse sous le rapport physique par la conservation artificielle de ses membres les plus faibles; la qualité d'une société baisse sous le rapport intellectuel et moral par la conservation artificielle des individus les moins capables de prendre soin d'eux-mêmes. » Si ces propositions sont exactes, le régime d'assistance que développe le principe de la fraternité humaine fait une œuvre injustifiable : en arrêtant << le travail d'élimination naturelle par lequel la société s'épure continuellement elle-même », il contribue à maintenir et même à aggraver la somme des souffrances que le monde renferme. Mais faut-il wnir pour vraies lesraffirmations de Spencer 'l On leur oppose souvent le principe de sélection naturelle dont Spencer s'autorise: puisque la charité ,;e développe parmi les hommes, disent MM. Fouillée et Belot, c'est qu'elle répond aux intérêts de l'espèce.
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« Att nom même de la théorie de la sélection naturelle, écrit M. Belot, nous devrions admettre qu'une disposition mentale qui aurait été foncièrement malfaisante se serait éliminée d'elle-même. » - L'argument ne nous rassure qu'à demi, car la charité telle que l'a faite et telle que la fait de plus en plus le prl?grès des sentiments sympathiques n'a pas encore e12 le temps de mettre au jour toutes ses conséquencei.. La sélection, M. Belot le sait, n'est pas une Providence, une force prévoyante qui ne susciterait que les formes utilei d'être, de sentiment, de pensée; mais lorsque des formes diverses d'être, de sentiment ou de pensée se sont produites, la sélection des plus aptes est l' effet inévitable de la concurrence qui s'établit entre elles. Et cet effet' se manifeste, selon les cas, tantôt assez vite, tantôt avec une extrême lenteur. Telle disposition mentale, la tendance au libre examen illimité, lutte depuis deux cents ans en Europe contre le principe d'autorité, et san; doute poursuivra cette lutte pendant plusieurs siècles encore. Or les uns affirment qu'elle., est cause de progrès, les autres qu'elle conduit notre civilisation à sa ruine. Qui a raison? Les libéraux, croyons-nous; mais, si nous le croyons, nous nous gardons de confondre une croyanc", même rationnelle, avec une certitude positive, ef ~ous savons qu'on ne jugera sûrement la valeur d'une critique qui ne tolère aucune borne que lorsqu'elle aura scruté à fond toutes nos croyances et toutes nos habitudes et produit dans l'ordre des sentiments les effets naturels de cet implacable examen. --
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Il y a ainsi de grandes directions prises par l'intelligence ou par la sensibilité humaine dont le caractère socialement utile ou nuisible ne peut être déterminé avec exactitude que par une expenence plusieurs fois séculaire. L'espèce de religion de la souffrance humaine que différentes causes, et notamment le discrédit de la charité mystique, ont développée dans notre monde moderne est précisément une de ces amples forces de l'histoire qui ne révèlent que très lentement leur nature bienfaisante ou funesie: la loi de sélection ne peut donc fournir une réponse décisive aux partisans ou aux adversaires du sentiment philanthropique qui inspire nos contemporains. Mais, cet argument écarté, nous pensons que MM. Fouillée et Belot ont raison de libérer la philanthropie de la plupart des méfaits que Spencer lui attribue. Il n'est pas vrai qu'elle aille habituellement à l'encontre des intérêts de la société et de l'espèce. Quels sont en effet, demande M. Fouillée, les faibles qu'elle soustrait à tort aux lois impitoyables de la sélection naturelle? Ce ne sont pas, répond-il, les malades, car le plus souvent les maladies sont accidentelles et paralysent des forces qui ne demandent qu'à s'exercer utilement. Est-ce les infirmes dont l'intérêt social exige l'abandon? Mais ils ne sont jamais qu'une très petite minorité dans la société humaine, ne se marient que rarement et meurent presque toujours sans postérité. Ainsi la charité qui s'exerce à l'égard des malades sert les intérêts de la société, et celle qui s'applique aux infirmes ne lui fait courir aucun péril grave~
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Tout au plus peut-on dire que la seconde lui impose une lourde charge sans profit visible. cc Il est incontestable, écrit M. Durkheim, que nous entretenons dans nos hôpitaux toute une nation de crétins, d'idiots, d'aliénés, d'incurables de toutes sortes qui ne sont utilisables d'aucune manière, et dont l' existence est ainsi prolongée, grâce aux privations que s'imposent les travailleurs sains et normaux; il n'y a pas de subtilité dialectique qui puisse prévaloir contre l'évidence des faits. » Sans nul doute la perte sociale 1,ignalée par M. Durkheim est réelle, mais comme elle est largement compensée par la satisfaction que les soins accordés aux infirmes donnent à nos sentiments sympathiques et par la force qu'acquièrent, en se satisfaisant de cette manière comme de plusieurs autres, des sentiments socialement si précieux 1 Supposons que la société laisse périr dans l'abandon tous ses estropiés de corps ou d'esprit, cette cruauté à l'égard des déshérités de la nature ne sera supportée par les hommes bien portants et sains que s'ils sont dénués de toute pitié, ou du moins si leur vie a!l'ective est tellement rudimentaire et basse qu'elle ne puisse servir de fondement à aucune forme un peu haute de vie sociale. C'est dire qu'il n'est possible d'éviter le mal social qu'on redoute que sous une condition qui entraînerait un mal beaucoup plus grand. Ajoutons que la conservation des êtres ph3'siquement faibles est moins l'effet de la charité ordinaire que des sentiments de famille dont Spencer a souvent loué l'excellence. Selon le phil~sop~e anglais, la
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morale de ltdnmille ne doit pas -ressembler à celle de la société. Tandis que la société a l'obligation de récompenser les adultes en proportion de leur mérite, la famille réalise sa loi propre de justico en - accordant ses secours aux jeunes, non en rais~n directe, mais en raison inverse de leur aptitude à s'aider euxmêmes. Dans la mesure où ils sont incapables de pourvoir à leur subsistance, il faut que leurs parents la leur assurent : - sinon l'espèce disparaîtra. Mais n'est-ce pas cette action de la famille jugée hienfai.. sante par Spencer qui est la principale cause de la conservation des êtres physiquement mal doués? L' œuvre de la philanthropie libre ou légale est sûrement moins efficace que celle qu'accomplissent, dans le groupe familial, les efforts du père et de la mère pour sauver l'enfant chétif. Pour un faible qui doit de vivre à l'intervention philanthropique de la commune ou de l'État, il y en a peut-être dix qui doivent leur salut à leurs parents. Si donc la charité dégrade physiquement la race, c'est l'amour paternel et maternel qu'il convient de dénoncer comme l'agent le plus actif de cette déchéance. Peut-être Spencer soutiendra-t-il qu'il faut au moins retenir à l'intérieur de la société familiale et appliquer uniquement à l'assistance des jeunes les sentiments qui, dans la famille , contrarient le jeu de la sélectio~ naturelle. Mais il lui sera malaisé de garder cette position ; car lui-même a montré dans ses Principes de psxcliologie par quelle nécessité psycho!_?gi-qu1 t~Jll~On tendre que fait nl!-Ître chez_~ père
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et la mère la faiblesse de l'enfant rayonne hors du cercle familial et s'attach~ à toutes les créatures faibles par nature ou par accident. C'est une loi, d'après _ lui, que lep_attributs de débilité et d'i~puissance qui caractérisent l'enfant ne peuvent provoquer la pitié sans qu'une pitié analogue soit excitée, à un degré moindre sans doute, par les adultes qui présentent les mêmes attributs. Mais, en raison même de cette . solidarité d'émotions, il semble que les sentiments qui inspirent la philanthropie en général ne puissent être violemment refoulés sans que s'affaiblissent les sentiments qui soutiennent la famille et lui rendent possible l_a lourde tâche d'élever les jeunes. De ce point de vue encore nous avons le droit de dire que, si la philanthropie qui s'exerce au profit des malades et des infirmes accompagne ses bienfaits de quelques inconvénients certains, son absence et surtout l'abaence des mobiles qui la provoquent infligeraient à la société des dommages pires sans lui apporter des avantages équivalents. Une société de brutes bien portantes ne saurait 6tre un idéal humain. Fausse en son ensemble, la thèse de Spencer contient pourtant une part do vérité. A côté de la philanthropie légitime, il en existe une autre qui ne se justifie pal\. S'il est moral de secourir les infirmes et les malades, il ne l'est pas de dispenser d'un effort qu'ils pourraient fournir des gens qui, par paresse et manque de dignité, ne veulent pas s'aider euxmêmes. La société souffre incontest.ablement1de toutes les pratiques qui ont pour effet de soustraire aux con-
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séquences de leur immoralité les fainéants et les vauriens. Entretenir les paresseux aux dépens des travailleurs « est une grande cruauté », affirme Spencer, et l'oa ne ·peut que lui donner raison, surtout si l'on songe que la plupart des travailleurs ne s'assurent qu'à force d'efforts et de privations une existence qui, trop souvent, n'est tolérable que grâce à leur courage même. D'ailleurs les philosophes qui ont le plus éloquemment plaidé contre Spencer la cause de la philanthopie n'hésitent pas à lui faire cette concession, dès qu'il!! observent les résultats détestables de la charité imprévoyante. « On a constaté, dit M. Fouillée, que plus les œuvres aumônières se développent dans un pays, plus la mendicité augmente. Lorsque Bonaparte supprima à Rome les confréries qui se vouaient aux œuvres d'assistance, on vit immédiatement travailler des gens qui, la veille, tendaient la main ou se confiaient à l'Église et au couvent. En Suède, plusieurs districts, où l'assistance en nature et en argent était considérable, avaient fini peu à peu par abandonner la culture des champs ... On supprima les secours; le travail reprit, et avec lui la prospérité reparut. l) C'est donc qu'une certaine charité va à l'encontre des intérêts moraux. Qu'elle ait un caractère privé ou un caractère public, qu'elle soit exercée par des individus, par des associations libres, par la commune ou par l'État - et toutes ces formes d'assistance ont leurs mérites comme leurs défauts - la charité ne
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vaut socialement et moralement que lorsqu'elle ee donne à elle-même une méthode, et que les suggestions de la pitié ne lui font oublier ni les lois de la nature humaine ni les effets ordinaires de chaquJ espèce de pratique cha,ritable. Il s'ensuit que la vraie charité .rentre, comm'e la justice, dans l'altruisme rationnel: aux services gratuits comme aux services strictement obligatoires la raison impose sa discipline. La justice et la charité expriment seulement deux modes distincts ou, si l'on préfère, deux degrés différents d'altruisme rationnel : le devoir de justice, aussi précis dans son objet qu'impératif dans sa forme, répond toujours à un droit légal ou à un droit moral incontestable; le devoir de charité, moins déterminé dans sa matière, ne répond pas à un tel droit. C'est précisément parce qu'elle ne se laisse pas enchaîner à un droit que la charité compte tant d'adversaires dans nos démocraties. La science n'a jamaie prétendu, en fin de compte, que la retenir dans certaines limites et la plier à certaines règles ; l'esprit démocratique semble vouloir, non la limiter, mais la supprimer. Les pauvres d'aujourd'hui ne la supportent plus guère: ou ils s'assurent contre les risques essentiels de la pauvreté, ou, s'ils sont secourus par une institution officielle d 'assistance, ils se considèrent comme ayant droit à l'aide qu'ils reçoivent. Les socialistes, qui expriment ou façonnent la pensée d'une grande partie de la classe ouvrière, ne veulent voir dans le mot charité, qu'un vestige honteux d'une ère de servitude en train de se clore: la classe qui travaille, di-
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sent-ils, ne demande pas d'aumônes, elle revendique ce qui lui !)st dt\. Un vif sentiment égalitaire range à la même manière de voir un certain nombre de philosophes, qui dénoncent comme immorale' la notion de 1 grâqe inhérente à l'idée de charité. La grâce, d'après ' eux, est le fait d'un homme qui a plein pouvoir sur d'autres, et ce fait ne saurait trouver place dans une 1 société qui respecte en tous la dignité humaine. Ainsi la démocratie serait appelée par les habitudes et les sentiments qu'elle crée ou favorise à éliminer la notion de service gracieux ou gratuit qui est l'essence même de l'acte charitable. Nous ne pouvons souscrire à ce jugement, tout en approuvant les mobiles qui le provoquent. Nous croyons que la classe qui travaille ne progresse que dans la mesure où elle fait respecter sa dignité, et nous connaissons peu de formules moralement plus avilissantes que cette expression banale d'un aristocratisme arriéré: « La conciliation du capital et du travail ne sera faite que par la condescendance du maître et la soumission de l'ouvrier.>> L'ouvrier, selon nous, doit se passer autant que possible des bienfaits de gens qui n'ont pour lui que de la condescendance, et n'accepter d'autres services que ceux qui ne l'humilient pas en exigeant de sa reconnaissance la forme de la soumission. D'autre part, il ' a raison d'exiger qu'on le dispense de recevoir d'initiatives charitables des biens qu'on lui doit. De ce point de vue le progrès de la législation sociale, en lui attribuant des droits qui ne lui étaient pas d'abo!'d reco_ nn~s, le délivre heureusement de cer::1
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taines formes cfe la charité. On sait que la loi, depuis qu'elle protège l'ouvrier contre les risques profession· nels et assure une pension au travailleur blessé à la tâche, soustrait au domaine de la bienfaisance toute une catégorie immense d'accidents. Dans les pays où existe · l'institution si équitable d'une caisse des retraites ouvrières et d'une caisse de chômage, la sphère de la bienfaisance traditionnelle se trouve réduite dans des proportions encore plus vastes . Il faut aller aussi loin que possible dans cette voie où la justice chasse devant elle l'aumône, car c'est seulement lorsque chacun recevra ce qui lui est dû que des rapports vrais de charité pourront s'établir entre les hommes . Tant qu'il n'apparait pas que le donateur possède légitimement ce qu'il donne et que le donataire n'a pas droit à ce qui lui est don- é en apparence par grâce, la charité risque n trop de passer pour un mensonge : ce n'est que précédée de la justice qu'elle manifeste - à des hommes conscients sa sincérité et sa beauté. Mais on aurait tort de croire que le progrès de la justice sociale, qui ôte à la charité plusieurs de ses emplois anciens, doive avoir pour effet final d'abolir la charité même . Celle-ci ne disparaît sous une forme que pour se proquire sous des formes nouvelles, et l'on découvre aisément que la démocratie, qui tout d'abord semble devoir se passer d'elle·, lui crée des tâches inat~endues. Sous l'étiquette moderne et populaire de la\olidarité combien d'actions de charité se dissimulent I L'un de nos plus pénétrants moralistes, M. _Gide, _signale ayg_ rais@ _ an~ les œµv:r~s _syndiç_ d
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cales et coopératives un grand nombre de pratiques qui dépassent, non seulement la loi de solidarité, mais la loi de justice, et auxquelles ne convient que le nom de charitables: Lorsque, dans les Trade-Unipns anglaises, l'ouvrier fort ou habile renonce à tire/de son activité tout le parti possible pour maintenir des conditions de travail qui assureront un suffisant salaire aux camarades moins vigoureux ou moins adroits, cet homme fait incontestablement un sacrifice que la justice ne lui demandait pas. De même, quand les coopératives, selon une de leurs règles essentielles, gardent leurs rangs toujours ouverts et accueillent les adhérents nouveaux aux mêmes conditions que les anciens, dont ils n'ont ni tenté l'effort ni éprouvé les risques, n'est-ce pas un acte charitable qui appelle les derniers venus à partager à titre égal une récolte qui n'a germé ni mûri par leurs soins? De même encore lorsque, pour un salaire de 3000 ou 4000 francs, le directeur .d'une coopérative anglaise qui fait par an 300 millions d'affaires dépense au profit de l'œuvre commune une énergie et une intelligence qui, mises au service d'une grande entreprise capitaliste, recevraient .ui:ie récompense décuple, n'est-il pas évident qu'il fait à ses frères de travail un don ma gnifique et gratuit? Dans ces cas, l'effort de charité n'est aè_!Ompli que ( par un des membres ou par quelques-uns des membres de l'association: en. d'autres cas, il est accompli par tous. Supposons, comme le fait se présente, que des associés d'une coopérative de consommation se décident à réduire les dividendes qu'ils prélèv~~! !ur
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les bénéfices de leur entreprise, afin de coll!ltituer un capital collectif destiné à l'achat d'usines et de terres qui assureront l'émancipation complète des coopérateurs futurs : ce sacrifice qu'une génération de travail0 . . 1eurs consent aux générations smvantes n ' est-1·1 pas visiblement de l'ordre de la charité? Mais, en réalité, il n'est pas une seule œuvre de progrès démocratique où n'apparaisse à chaque pas l'effort charitable, l'énergie gratuitement dépensée pour autrui, et c'est une vérité profonde qu'un théoricien idéaliste du socialisme exprimait un jour dans cette image: « La justice sociale, en s'élevant comme la mer, ne submerge pas-la charité, elle la porte plus haut. » En dehors même des œuvres d'un caractère directement social, la charité aura toujours à se faire dans la vie des hommes une place immense. Nous disions au début de cette leçon que les formes de la bienfaisance sont aujourd'hui nombreuses; nous pouvons être certains que leur nombre ne diminuera pas. Il naîtra toujours des infirmes, des êtres physiquement débiles: ne faudra-t-il pas les sauver, les soigner, les consoler des brutalités de la nature? L'avenir connaîtra, avec les inégalités physiques, les inégalités intellectuelles : les plus intelligents et les plus instruits n'auront-ils pas, co~me aujourd'hui, à s'imposer librement . l'effort d'éclairer les cerveaux obscurs, de dissiper lèurs préjugés et leurs erreurs, de les éleve~ à une compréhension un peu haute de la vie ? Dans l'humanité future il existera des cœurs inquiets, timide11 et doulounux: ceux-là n'auront-ils pas besoin
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d'ètre aimés plu, que d'autres et soutenus par l'énergie tendre d'âmes plus viriles? Dans les siècles lointains, comm_ dans le nôtre, -il y ai.Ira des volontés faie bles, incertâines, prHes à succomber au moindre choc : ne devra-t-on pas les aider à faire leur tàche, les relever après leurs chutes, les préserver des défaillances définitives et du désespoir ? A ·tous enfin, faibles ou forts, la charité sera éternellement utile, car il y a des déceptions et des souffrances morales que la vie n'épargnera jamais aux hommes: nul n'ignorera la douleur de perdre des êtres aimés ni n'évitera la maladie et la mort. Si même l'on suppose qu'un jour doit venir où règnera sur la terre un ordre de choses juste et reconnu tel par tous, alors, comme toµtes les souffrances anormales, toutes les peines qui résultent de quelque injustice auront disparu, l'attention des hommes se portera avec d'autant plus de force sur les souffrances naturelles et inévitables, sur les maux foncièrement inhérents à la vie ; et ces maux se feront peut-être sentir d'autant plus douloureusement qu'ils seront les seuls à occuper la conscience. C'est pourquoi il n'est pas impossible que, quand l'homme aura conquis dans une cité de justice tout le bonheur qu'il pouvait normalement se promettre ici-bas et supprimé par la science tout.es les douleurs qui n'étaient pas nécessaires, sa coi:i.dition portée au plus haut point de perfection terrestre lui paraisse inférieure à l'ambition qu'il avait conçue, et que, pour combler l'abîme entre la réalité et son rêve, il ressuscite sous une forme
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plus pure les croyances religieuses de ses origmes ; ou, si les résultats de son enquête scientifique sur !'·univers lui rendent inacceptable toute image optimiste d'un monde surnaturel, il est permis de pré'voir qu'il se ··c onsol~ra des tristesses de sa destinée en exalta.n t au profit' ·a e fins réalisables en ce monde les facultés d'amour et de sacrifice qui sont en lui. Ce n 'est pas s·eulement toute l'humanité qu'il aimera, mais toute la vie et toute la nature, non par un jeu d'imagination, comme il l'a fait trop souvent jusqu'ici, mais par une sympathie vraie. Ayant pénétré les lois de l'évolution organique et mentale, il s'en servira pour aider les vivants inférieurs à se libérer de leurs servitudes, à réaliser plus pleinement leurs puissance!., à monter d'un degré l'échelle de l'être: sa charité élargie s'efforcera de soulever le monde, de faire plus haute et plus ample pour toute créature la part de l'amour et de la joie. Et ainsi la réalisation de la justice dans l'humanité sera le commencement d'une sorte de règne humain de la grâce, où trouvera sa justification finale l'espoir hardi des grands prophètes, qui n'avaient pas vu qu'il faut traverser la justice et la science pour entrer dans cette cité d'amour qu'ils appelaient la cité de Dieu.
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LE MATÉRIALISME HISTORIQUE
En traitant des notions de justice et de charité nous avons supposé que ces idées sont par elles-mêmes actives et efficaces, et qu'elles ne peuvent être comprises et acceptées sans marquer leur influence sur la vie des individus et des peuples. Plus généralement, chacune de nos leçons de morale implique le postulat que les principes moraux constituent des forces spirituelles qui tendent à modeler selon leurs éxigences la conduite des hommes. Mais ce postulat, incontestable pour nous, ne l'est pas pour tous, et beaucoup de nos contemporains le rej-ettènt. Parmi les négations auxquelles il se heurte, il en est une qui s'impose à notre examen, parce que la doctrine collectiviste l'a rendue populaire: c'est la négation qu'il rencontre dans le matérialisme historique. Contre la tradition des moralistes, qui définissent l'homme comme un être foncièrement raisonnable dont il suffit de modifier les idées pour modifier les aiites, les partisans du matérialisme historique affirment que l'être h~lllaÎn est _ esseptiellement un orga-
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nisme, un être qui a faim et soif, froid et chaud, qui a besoin de se nourrir, de se vêtir, de se loger, bref, qui subit un certain nombre de nécessités ~itales et dépend, à chaque moment de son existence, des moyens propres à les satisfaire, c'est-à-dire des réalités économiques. Il suit de ce point de vue que le facteur économique, dont la complication va croissant à me• sure que l'évolution avance, détermine d'une manière plus ou moins visible, mais "réelle ·et décisive, toute action de l'homme, toute question qu'il se pose et tout principe où son esprit se fixe. En d'autres termes il faut dire, en prenant le contre-pied de l'idéalisme classique, que les conditions matérielles de l'existence sont les ressorts de l'histoire individuelle et sociale, les raisons profondes qui expliquent nos sentiments et nos idées, qui prêtent à ces idées et à ces sentiments la force apparente qu'ils possèdent et qui, avec eux ou sans eux, mènent le monde. Telle est la thèse que Marx et Engels ont soutenue avec force, s'ils l'ont plus d'une fois contredite par l'expression involontaire d'un sentiment opposé.· Elle inspire les considérations historiques du livre de Marx sur le Capital, et c'est elle qu'Engels définit ainsi dans l' An ti-Dühring: << La structure économique de · la société est toujours le fondement réel par lequel s'explique en dernière instance la supei:structure des, institutions juridiques,. philosophiques et autres »,· ou, plus simplement: cc. Nous expliquons la manière de penser des hommes d'une époque déterminée par leur manière de vivre..! au lieu de vouloir
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expliquer, comme on l'a fait jusqu'ici, leur manière de vivre par leur manière de pen!!er. » Pour emprunter un exemple au Mcinifeste communi11te de Marx et d'Engels, l'individqalisme philosophique du xvrrr• siède, qu'on considère habituellement comme un pur produit de la raison raisonnante, fut simplement l'écho dans l'ordre de la pensée d'un individualisrµe économique qui déjà tendait à prévaloir: la liberté de conscience ne fit « que proclamer dans le domaine du savoir le règne de la libre concurrence ». Lorsque, déclarent les auteurs du Manift,,te, « on parle d'idées qui - révolutionnent une société entière, on énonce seulement le fait que, dans le sein de la vieille société, les éléments d'une société nouvelle se sont fo1 més, et que la dissolution des vieilles idées marche de pair avec la dissolution des ancienn~s relations sociales ». Ainsi ce n'est pas parce que les hommes ont telle notion de la justice qu'ils organisent de telle manière les relations du capital et du travail, c'est parce que les relations du capital et du travail se sont organisées d'une certaine manière que se produit µne notion corrélative de la justice. Le monde idéal n'est qu'un effet et un reflet du monde économique. On entend mieux le sens de cette théorie si on la rapproche d'une doctrine psychologique célèbre, celle de l'épiphénoménisme. D'après Maudsley,· ·Huxley, Sergi, et, aujourd'hui, d'après M. Le Dantec, la conscieQce est dans la vie de l'individu un surcroît accidentel,'·un aspect suhjeetif et accessoire, un éclail'age sans --·...de lui,~, - . . influence sur la constitution des chos.es . . .. -· .
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et !a mi)1:chii des év~nements. Elle s'ajoute aux phéngmèneii corporels, et notamment aux phénomènes cérébraux, lor.sque ceux-ci atteignent un certain degré de complication et d 1intensité ; mais elle ~st un effet sans êtr~ Jlne cause, elle traduit ce qui se passe et ne le prqduit pas . Qu'on la suppose anéantie, si d;m s cette hypothèse le cerveau hun;iain continue à être affecté par les modific·ations nerve1.1,ses ordinaires, les hqmme& feront les mêmes gestes, pr.ononceront le~ mêmes paroles, 11,ccomplir,ont les mêmes ~ctes qu!au1ourd' bui , l'abs ence de l'épiphénomène çonscient n'aura rien changé ni à la nature des phénomènes ni à l'ordre où ils se sui;vent. Pris à la vigueur, le matérialisme historique est l'épiph.éntiménisme même at;ip liqué, non plus 1 Ia vie individuelle, mais à la vie sociale. Chez liindividu, di.&ent les ~ns, c'est toujours l1 état du corps qui détermine le fait de conscillnce et le projette comJp.e son ombre, ce n'est jamais le fait de conscience qui suscite l'état corporel et s'y ell:prime. D11ns la saciété, affirment les aubes, c'est le phénomèIJ,e économique qui produit et .Gommande le phénomène juridique, politiqu.e, r.e ligieux, ce n 1est pas le phénqmène politiqu~ ou juridique ou r.eligieu:x: qui engendre et gouverne le ph.énomèn~ économique. Selon les uns et Jei autres, les formes élevées de la vie individuelle ou sociale ne sont que les signes d'un déterminisme matériel sur lt>,quel elles n' ont pas d 1action. Ni les premiers ni l~!! se.con.ds ne sont taujours fidèles à leur doctrine, tant elle contredit le sentiment naturel, et, de
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même que les partisans de l'épiphénoménisme agis. sent sans cesse comme s'ils croyaient à la c_ usalité de a la conscience, les adeptes du matérialisme historique écrivent et parlent, dans le feu de l'action, comme si les idées morales influaient sur les conditions économiques et qu'une certaine conception de la justice pût modifier, en se popularisant, toutes les relations sociales ; mais, chaque fois qu'ils prennent conscience de leur pensée propre et la distinguent nettement de ce qu'ils appellent « l'idéologie bourgeoise », ils affirment que les réalités économiques constituent comme la substance active dont les autres phénomènes historiques ne sont que le1, manifestations super6.ciellea. Demandons-nous donc ce que vaut cette affirmation, en montrant d'abord ce qu'elle a de spécieux ou même de solide. En premier lieu le matérialisme historique fournit une explication souvent très plausible des phénomènes politiques, des discussions et luttes de partis. Marx ne soutient pas une thèse invraisemblable lorsque, dans son opuscule sur le 18 brumaire de M. Louis Bonaparte, il ramène à une opposition d'intérêts l'antagonisme qui divisait en 1848 les deux partis royalistes de France. « Sous les Bourbons, dit-il, la grande propriété foncière avait gouverné avec ses prêtres et ses laquais ; sous les d'Orléans la haute finance, la grande industrie, le gros commerce, c'està-dire le capital, avait _gouverné avec sa suite d'avocats, de prf!fesseurs et de beaux parleurs. » Légitimistes et orléanistes croyaient lutter pour des motifs
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idéaux, se dévouer à de grands principes théoriques incarnés dans les maisons royales que respectivement ils servaient: en réalité, ils se battaient pour deux groupes d'intérêts di1\incts, et, plus précisément, pour deux formes de propriété différentes, les uns pour la grande propriété foncière, les autres pour la grande propriété industrielle et commerciale. Que les deux classes, l'aristocratie et la bourgeoisie, aient édifié sur la base de leurs conditions d'existence et de leurs intérêts tout un ensemble approprié d'impressions, de sympathies, d'idées, de préjugés, Marx ne le nie pas, mais il refuse d'être dupe de l'idéologie et de la phraséologie des programmes et des manifestes, car, de même, écrit-il, que « dans la vie privée, on distingue entre ce qu'un homme dit et pense de luimême et ce qu'il est et fait réellement, on doit à fortiori distinguer, dans les luttes historiques, les phrases et les chimères des partis de leur organi11me réel et de leurs intérêts matériels, leur imagination de leur réalité ». La réflexion que Marx appffque aux partis légitimiste et orléaniste, il la juge également applicable au parti républicain. En 1848, la petite bourgeoisie était républicaine et pouvait croire que, contre l' égoïsme étroit des nobles et des bourgeois riches," elle défendait des principes désintéressés et soulevait sa pensée au-dessus de ses conditions matérielles de vie : elle ne se. rendait pas compte qu'elle instituait dans le régime républicain les conditions particuliè~es de son émancipation propre, qu'qne illusion naturelle
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ltti présentait comme lés cbnditions générales dti progrès dé la soëiété moderne. Et ce qui démontré qH•' lâ p1itite boliI'geoîsie h'a aimé tlârls l~ i·égime rëptiblfoaiii ·que les conditions qui; à premièfe vue, favorisent le n1ieùi son prtigr~s, c'est qu'elle sé détourne tle la République chaque fois qùe c!!lle-ci menàée oü paràît fnénaëër !iés intérêts de clàsse. N;ên faut-il pa s ceilclure qu'en politique l'intérêt ëst to_ t, ou plHtt'.lt ù - car l'interêt süpposé Un dêgré ae réfléiit>n1 tle ctirtscience de soi; qù'ôn hé pélit t6Ujoîits âttribuer ll.tix groupes sotliaux, claslles et sohs-clàssés--=- que ce sont les èonditii:lns écoilomiqlies de l'ëtistètlce qui ctHhmantlent les sèntiméiits M les priticipes des horti; tt1es 1 tlétermifiètit l~urs preférencés pbuf telle ou telle forme de golivêrdemêfit, les fahgent daiifl tlrt parti de droite ou dahs lin plii'ti êle gauche ? La mêmè méthode il'interprétâtibn s'ajuste, nous tlit Màrï, aüi phénoftiènes religieux. Considërons la réligit1h ëti àppaf~hce la lJltls ëtratigèré àux influencés économiques, la religion chrétienne : il s~mble que ce soit par lës ptlft!s itlées dè grâce divine èt de charité hurhiline qu'elle à. cohqliili les multHudes ët rénohvelé la face du montle. Ei'reùr i Le christianisme rt'ést pas une ciuise, mais tin effe!; il tlxprime et tëflète les re:. laHons que la viê économique des sociét"s ântlifü1r1es avait imposées à léui·s membres él: lè$ 's enHméiits que bes relatiol:is avaient fàit naître dâhs la plèbe opprimée. « Que ie cliristianisinë h!.bniphât », éetit un interprète de Marx, « c'était le signe qu'ùne obscure ~trnscience de mass~ avait pérlétfé dâtis les multitude,
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réduites en esclavage , celles-ci glorifièrent leur humilité impuissante par leur foi en un empereur des pauvres qui les ên1ar1ciperait dans une autre v~_ ». La e preuve que le christianisme reste entièrement subordonné dans son action apparente aux données de ln vie économique et qu'il ne reçoit de ses éléments purement spirituels aucune efficacité positive, c'est que ses préceptes d'amour et ses protestations passionnées contte l'orgueil des riches he parviennent pas à empêcher le servage, dont l'éconor11ie de l'époque a besoin. Le servage Jie disparait qu'à so11 heure et pour des raisons nullement religieuses, mais économiques; il disparaît dès que le régime de la production a fait assez de progrès pour qu'il ne puisse se passer de la librè concurrence des producteuh~. La productivité supérieure qui appartient au travail libre eh un âge de civilisation industrielle est la raison vraiè qui, sous la belle appatertce de motifs idéalistes, soulève contre l'esclavage des capitalistes d'ailleurs cupides, acharnés à exploiter des femmes et des enfants dans leurs manufactures et leurs usines. Le sen1imertt de la dignité humaine qu'on loue le spiritualisme chrétien d'avoir exalté chez ses disciples n'a donc jamais libéré les hommes d'une servitude réelle: sofi rôle a toujours été et reste encore èelhi d'un pur épiphénomène, impuissant pat lui-mêhie et gui, au moment où il semble remuer la tetre, he fait qùe masquer sous son influence fictive l'actiort profonde des cortditions d'existence et des intérêts matériels qui l'ont suscité et <lui le soutiennent. Selon la forte exptession du
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Capital, la religion n'est qu'un cc nuage » qui cache la réalité des rapports économiques. On peut en dire autant de la morale proprement dite : l'idée que les hommes se font de leurs devoirs et de leurs droits terrestres dépend toujours de la nature du système économique où ils sont compris Quand ce système varie, la morale varie dans la même mesure ; selon qu'il est simple ou complexe, elle manifeste un caractère de simplicité ou de complication; s'il est stable, elle se conforme à sa stabilité par un consèrvatisme aveugle, et s'il subit des ,transformations rapides, elle reproduit sa mobilité et son incertitude. L'avènement de l'industrie moderne nous offre un admirable exemple du renversement des idées morales que peut produire un changement radical du régime de la production. Au moyen âge, dit Engels, la vie du travailleur eut le caractère des époques patriarcales : tandis que l'isolement de la campagne entretenait chez les paysans un sentiment vrai de respect pour le seigneur, les ouvriers des villes obéissaient sans peine à leurs maîtres, patrons modestes dont l'atelier était organisé sur le type de la famille, et la fabrication, limitée dans ses débouchés, fixée dans ses méthodes, emprisonnée dans ses règles traditionnelles, perpétua,t d'une génération à l'autre un sentiment unanime de résignation. Mais lorsque le mode de p~oduction vient à changer et que l'invention d'une techuique nouvelle substitue au petit ateliet_ d'autrefois le grand atelier moderne, cette révolution économique, en poulevers;rnt d;i ns la so ciété toutes les re-
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;ations d'homme à homme, provoque une révolution morale. A l'autorité affectueuse et paternelle de l'ancien petit patron succède l'orgueil ombrageux· et despotiqu~· -du gran_d patron capitaliste qui, ne distin- · guant plus les individus dans la multitude qui peine à son service, traite les hommes comme des choses et, selon l'expression de Pecqueur, laisse s'atrophier en lui « la portion expansive et charitable du cœur ». De là naît chez la classe possidante une morale très dure, toute écon·o mique, qui ne connaît qu'un mal, la pauvreté, qu'un bien, la richesse, qu'un devoir, le travail sans mesure, qu'une loi, la concurrence acharnée où l'on devance ses rivaux, fût-ce en les écrasant, et dont l'effet inévitable est une « fluctuation anarchique et fébrile » où sombrent toutes les institutions et toutes les vertus anciennes. Quant aux ouvriers, séparés du capitaliste par une distance presque infinie, ils n'ont pour lui ni affection ni respect, mais le craignent ou l'envient ou même le haïssent; si, par accident, il est bon, ils ne croient pas à sa bonté, et ne veulent voir dans sa philanthropie qu'une sorte de précaution prise contre les risques d'une révolution brutale ; aucune foi dans sa supériorité morale ne vient ennoblir la soumission contrainte qu'ils lui accordent, et l'unique fin obligatoire qu'ils s'assignent est de renverser l'ordre légal qu'il a établi dans·. son intérêt propre, comme ils font consister toute la vertu à conquérir leurs libertés d' hommes en brisant, avec l'autorité qu'il usurpe, toutes les superstitions juridiques et morales sqr lesquelles il_ a
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idéalement fütidé son pouvoir. Tel est le désordre où le systèmè càpitaliste, en dressàftt l'une contre I'àtitre les classes tluvtière et bourgeoise, a précipité la morale, désordre si profond qu'bn montrerait aiséœ:mt qu'il a pàssé de là morale à l'ari et frappé d'irtcohére1Hle, fuêtne chez lés :i.rtistes les plus grands, un Gœthè ou tin Victor HUgô, la cohc~ption de l'univers et de l'htJtnme. Ainsi une tratiilformation des 1ilécanismes de la production ét de l'éèhànge suffit à mettre eil déroute les notions tradiiionnelles sur les obligaHons ei les fins suprêmes de notte aétivité, taht il èst vrài que le monde éconblnique s'assujettit le système des idées et des sentiments hur11ains et reflète son histoitè dans l'histoire des consciërices l Nous aéèet.Jitlns ert tlh sèrts cette vérité, mais nous jugëohs qu'elle èst ihMttiplète, ét que ceüx qui n'aperçoivent qu'elle la transforment en etteur. Il est certàiii que nous ne sommes pas de purs esprits, et que notre placé et notre rang dans le systèh1e éconômiqüe, les ètlndititlhs matérielles d' existebèe qu'ils nous font, les loisir•s qu'ils nous acctlrdent ou refusent, les rela,tions bu les habitudes qtl'ils nous imposent ou nous pei·tneHeht, exèréeht 1.lhe action ptofotlde sur dos goûts, nos p1'Încipes, notre conceptiôn géhérale dè la vie. Mais tette influéhce, pour êtl'ë puissante, n'est pas exclùsive. Nos trtanières de vivre, nos besoins, nos intérêts détermineht eu partie nos sentiments et nos idées ; mais nos idées et nos sentiments déterminent partiellement nos l:natiières de vivre et nos ihtérêis mêmes. Si l'homme subit l'action
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de sès conditions d'existenée màténelle, il répond à cette aciion avec sa nature propre, et sa réportse même modifie souvent les cohditions qui la provoqueht. Or, sa nature n'à pas là sitnplÎcité q\J.e lui attribuent oràinairement les màrxistes. S'il ést un animal condamné par les lois de son 011ganisatltih à poursuivre des fins égoïstes, il est aussi un être sociable, c'est-'à.cdire endin à aimer et aider les àutres, et un être raisonnable, donc éapàblé dê concevoir et de vouloir entre ses associés et llii des relations justes. Par suite, lorsquè èhangé le milieu économique où il prend pl11ce 1 ee ehâiigeinent pètit provoqùer en lui des mouvamenis très divers ; il peut le conduire à des réflexions et à des prâtiquès égôïstes, mais aussi susciter dans sa consdèfl~è dès éinotions altruistes ou des considérations dé dtoit contraires à ses intérêts personnels et peut.aêfü'ë aüx ifttérêts de eéux qu'il aime, Si toute modificatioh que l'itltlustrie apporte au~ conditions d' existeI1èê des ht>mhiés ne suggèrè aux natures les plus bassês que lês calculs d'un utilitarisme mesqùin, ~Ile fait flaîtré chez les gens de cœùrf selon les cas, des élâiis dé pitié tfü des mouvements de joiè synipàthique, et 1 ehez lès justes, une satisfaction de justice ou le désir éfiërg-iqtie de lutter contre les iniquités nouvêlles qùi .s'intrt.ldU:isent dans le monde, Mais puisqué lés phéntlttiènës économiques produisent des èffets très divers s~lon les hommes, et qu'ils ne sont qù~ des conditiorts ·extérieures qui n'agissent qu'à travers des forces ihtérièures et plus profondes, n'est-il pas chimérique dé vouloir 4u'ils
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expliquent toute la vie des individus et des sociétés ? Assurément ils n'expliquent pas toute la vie politique des Preuples. Il y a des périodes de l'histoire où la stabilité· relative du régime de la production et de l'échange fait contraste avec l'âpreté des batailles de partis ou même la violence des révolutions politiques, et nul historien exact n'essaie de lier et de proportion·ner chaque changement dans la constitution et les lois d'un peuple à un phénomène économique antérieur ou contemporain. C'est que les partis ne se battent pas seulement au profit d'une certaine forme de propriété ; ils se battent également pour' des causes religieuses, morales, intellectuelles, qui leur sont chères indépendamment de tout intérêt économique. Qu'il y ait ou non quelque rapport naturel entre la liberté de conscience et la libre concurrence industrielle, un homme ou un parti peut aimer la première et ne pas se soucier de.la seconde, repousser toute intolérance de l'État en matière spirituelle et s'accommoder en matière industrielle d'un protectionnisme étroit. Il existe st\rement des gens qui aiment pour elles-mêmes toutes les libertés, la liberté de conscience, la liberté de la presse, la liberté d'association, la liberté -d'enseignement, la liberté du commerce, et qui d'avance en acceptent toutes les conséquences économiques et sociales, quelles qu'elles puissent être, convaincus qu'un régime libéral, même s'il s'accompagne de beaucoup de troubles ei"- de souffrances matérielles, est toujours -p_ r~(6table à un rég~me p_ospère sans liberté. r
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D'au~res se montrent sans doute passionnément attaché:; à un certain mode de la propriété et de la production, mais beaucoup moins à cause ..des avantages matériels qu'il leur procure que de la ' garantie qu'il offre à des formes de vie sentimentale et morale sans lesquelles l'existence n' aurait pour eux aucune dignité ni aucun prix. D'autres encore r èglent leurs convictions sur la logique même, tant dédaignée par le réalisme brutâl de la plupart des marxistes. Ce que beaucoup d'orléanistes et de républicains ont combattu dans la royauté dite légitime, ce n' était pas tant la grande propriété foncière, dont ils ne redoutaient plus la suprématie, que la théorie du droit divin associée au droit du peuple par le plus étonnant des illogismes. « Comment espérer, disait Mignet, que pourraient subsister ensemble deux principes contradictoires provenant de l'ancienne monarchie et de la R évolution, fondés sur le droit divin et sur l'intervention populaire, faisant du JWÎnce le maître absolu du pays ou son chef conditionnel ; de la loi, une émanation supérieure du trône ou une œuvre consentie par la nation ; du gouvernement, une propriété ou un contrat? » Inversement, beaucoup de gens aiment dans la République la seule institution qui, logiquement, s'adapte à la souveraineté du peuple, rende possibles sans révolution les plus hardies réformes et fasse un devoir aux citoyens de gouverner selon la ;aison Jeur conduite publique et privée. Enfin il est des hommes qui se dévouent à telle forme de gouvernement par patriotisme, parce qu'elle a fait la puis-
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sance et la gloire de leur pays, lui a c:onquis dans le monde l'hégémonie militaire ou intellectuelf~ . C1est donc une erreur que de f?-ire dépendre uniquement de raisons écono~iques les convictions politiques ~es individus et des partis. Et nous pouvons remar.que1' que, là même où les raisons économiques ont 11influence la plus évidente sur l'attitude politique des hommes, elles n'acquièrent toute leur foree que grâpe aux motifs idéalistes dont elles s'enveloppent. L'intérêt agit rarement sur les groupes humains s'il ne s'idéalise, et presque toujours il est d 1autant plus persuasif qu'il se qissimul~ davantage et s1oublie mieux lll,i-même derrière des alliés nobles, amour, devoir, hop.neur. : sans eux, il n'a qu~ des effets individuels et restreints, et lorsqu1on le voit fair.e des prodiges sur un champ d'aetion un peu vaste, on peut être sûr qu'ils lui ont eommuniqué une ardeur et un enthousiasme que naturellement il n'a pas. Dans une étude sur Feuerbach, Engels, parlant des révoltes populaires de la fin du moyen ~ge, reconnaît que « pour déchaîner la tempêt!'l dans les masses, on du, leur présenter leurs intérêts sous uq déguisement religiemc ». Ce qui fut vrai dans ce cas l'est dans.la plupart des autres i l'intérêt p.'a presque jamais soulevé les hommes que tr.ansfi~ré par quelque grand idéal, r.eligieux ou non. Des hommes d'État, un Richelieu ou un Bismarck, peuvent pratiquer.' une politique froidement réaliste : cette politique n'est pas, sauf pa_r exception, celle des lar.ges collectivités h - umaines..
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$i les ph~qoqiènes ~conomiques n'expliquent pas e,p.tièrement l'histoire politique d~s peuples, à plus fprte r!lison ne peuvent-ils fpµrnir. une explièation cornplèttl d!) leur histoir!J religieµse. Les religions, s»rtout les plus récentes et les plus hautes ont leqr1> ~purees principales, nop p~ns des modifications de l'industrie, !Ilai~ 4an§ rexa,ltation de certaines faC1.Jltés 11piritµelle~ che~ qn eQ~emble d'pQmmes. Aucu.n chang!)~en\ p.e régime de la pro<Juction en Judée n'a fait jaillir de l'âme dii~ prophètes hébreux les belles pa,rol~:, q11i gJ.oriti~nt aq~ dépeµs des rites et des ..pratique§ fi~ la ;I,,.oi .la p.rqiture de l'âme et la pureté du cœur. A,11,cqn procédé <Je fabricijtÎon et d'échange n'a s9scité {a prtdfçation p.e Jésus de Nazareth aux bords d!!S lacs de Oaliléç, .et nous pouFr.ions savoir tout ce qui ~ç pass?,it dap.1> 1,Jne boutiqull juive du temps de Tibère &!ln!! pp!isé/.ler le. ~eç:r.eJ <lu Sermon sur la Mon,,tagne: pertains fêfe? i,ont §l haqt11 que toutes les techniqqes d'ateJü:r ~t !le mii.g;i.?ÎP q'on\ avec eux aucune mesyr.e c.opimµne , Vail).~ment les mar~i1>tes @ssaient de ramener à une eJplic9.\i.on tcon.omique le§ ~motions religieuses en çlisant qq'çlle~ naiss!)nt de l'asservissement du travail et q(l Ja misè,re matéri!JlJe, et qu.e le sentiment religieux 11'.e§t, fJ.U f~md, que « le besoin économique renyers.é ». L'explication est, en vérité, trop simple, car. la j.oie peut ;i.us?i bien que la douleur éveiller en nous la visioJ1 de l'.au d. l~, If} sentiml')nt de l'infini. Bel!.ue coup d'hpmm,es, lor~qq'il, souffrent, c_ essen.t d.'apercr,vpir l~ s~ns élçvé ,d~ la yi~ \lniyerselle et surtout
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repoussent les interprétations optimistes que les religions en donnent; leur état d'âme est alors celui que décrit Alfred de Vigny: « La terre est révoltée des injustices de la création, elle dissimule par frayeur ... , mais elle s'indigne en secret contre Dieu. >> Au contraire le bonheur les invite à transfigurer la vie natu·r elle et humaine, à placer à la source de l'univers quelque principe de bonté et d'amour. L'appellation « Père céleste » fut sans doute le cri qui s'échappa d'une âme, non dans une heure de souffrance et d'abattement, mais dans une minute de joie exceptionnelle et de confiance sublime; et peut-être n'est-il pas paradoxal de croire que, si l'humanité devenait un jour heureuse, elle serait plus spontanément, sinon ' plus profondément religieuse qu'elle ne l'a jamais été. Mais même si nous accordons aux marxistes que la religion est essentiellement fille de la souffrance et de la misère, la thèse du matérialisme historique reste tout à fait contestable, car,.ainsi que nous l'apprennent les physiologistes, la souffrance par elle-même ne produit qu'un état de dépression organique et cérébrale, de sorte que, si elle développe des rêves mystiques et une haute vie spirituelle, c'est chez des âmes pour qui tout ne se réduit pas au corps, à ses besoins et à ses moyens de satisfaction. De mauvaises conditions matérielles d'existence peuvent surexciter le sentiment religieux, mais seulement lorsqu'il existe déjà, et si elles expliquent en partie son intensité, elles ne rendent compte ni de sa qualité ni des symboles intellectuels où il s'exprime. Tous les dogmes
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ci,tholiques, depuis la divinité du Christ jusqu'à la Transsubstantiation et à !'Immaculée Conception, se sont constifués par le progrès interne d'une foi mystique, et sans liaison nécessaire avec les événements économiques et techniques dont leur histoire s'accom-· pagne. Aucun historien sans parti pris ne niera l'in- ! dépendance au moins partielle de la religion. Î Il ne contestera pas, non plus, l'autonomie partielle de la morale . Si les modernes se font une obligation d'examiner et de juger par eux-mêmes toutes les idées et toutes les croyances, peut-on prétendre sérieusement qu'ils doivent à quelque innovation économique cette conception nouvelle de la moralité? Faire de la liberté de conscience un effet et un reflet de la libre concurrence industrielle est une erreur historique évidente: Descartes proclame la règle du libre examen à une époque, où le régime des corporations garde encore toute sa vigueur et ne laisse pas prévoir le développement de l'individualisme capitaliste. Si donc la liberté philosophique et la liberté économique se conditionnent, ce qui n'est pas certain, c'est celle-là qui contribue à produire celle-ci. Maintenant, lorsque la libre concurrence, appliquée à une industrie que renouvelle sans cesse le progrès de la science et de la technique, a donné naissance au régime capitaliste, voit-on qu'elle ait pour effet d'imprimer aux conceptions morales des hommes sa marque propre, ce caractère de brutalité qui, selon Marx et Engels, la définit? Certes, on ne peut nier que, dans la première moitié surtout du dix-neuvième siècle, les chefs d'in-
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dustrie, qui d'ailleurs sortent presque tous directement du peuple, ne soient des maîtres très durs; mais la morale de l'ensemble de la classe possédante reste sincèrement sentimèntale et idéaliste: le bourgeois français de 1840 goûte dans le spiritualisme de V. Cousin à peu près le même 'idéal que son ancêtre de 1780 goûtait dans le credo du Vicaire savoyard. D'autre part, on ne découvre pas chez l'ouvrier, au moment où triomphe _.- .:11pitalisme, cet esprit de ré. volte, ce mépris de la loi, cette négation violente des idées bourgeoises que le marxisme lui attribue : le prolétariat, ou plutôt une partie du prolétariat ne se fera une morale résolument révolutionnaire que sous l'influence du marxisme même. Marx avoue que la population ouvrière de son temps n'est pas encore « une classe pour elle-même », ce qui implique qu'elle ne s'est pas assigné une fin propre et une morale à part. La remarque est si juste qu'en France, même après la Commune de 1871, les ouvriers ne croient pas à l'antagonisme nécessaire des classes. « Nous n'avons jamais cherché, » disent à Paris, en 1872, les mem-, bres du Cercle de l'Union syndicale ouvrière, « à constituer les travailleurs en une classe distincte q·ui s'approprierait une direction exclusive; nous voudrions fermer l'ère des grèves. Notre but est de mettre fin à l'antagonisme existant entre le patronat et le salariat »·.- Quatre ans plus tard, un Congrès ouvrier qui représente à Paris une centaine de chambres syndicales ne se montre pas moins pacifique et déclare ne chercher l'affranchi~sement des travailleurs que1
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« dans le principe de l'association coopérative ». La morale ouvrière de la lutte des classes, actuellement si active, n'a donc pas toute la spontanéité' que Marx lui accorde : ·bonne ou mauvaise, elle est avant tout son œuvre et celle des militants formés à son école. Au surplus, pour comprendre qu'il est chimérique de traiter la morale d'une société ou d'u·ne classe comme une expression pure et simple de phénomènes économiques, il suffit de réfléchir que ces phénomènes économiques dont on dit qu'elle résulte ont subi son influence. En effet le régime de la production et de l'échange n'évolue que dans le cadre qui lui est imposé par les institutions juridiques existantes, et jamais un homme raisonnable n'exclura du nombre des causes d'un droit positif la conscience morale de la génération qui l'a établi. De plus, pendant que le mécanisme économique, ainsi limité dans son jeu par les idées morales déjà réalisées dans la loi, produit les conséquences que cette contrainte lui permet, la conscience morale de la génération présente surveille ces conséquences, favorise les unes, contrarie les au~ tres, modifie le mécanisme qui les engendre et détermine un état économique très différent de celui qui se serait naturellement produit. En Angleterre, le capitalisme florissant vient à peine de manifester · ses résultats douloureux pour la classe ouvrière que des récits, des enquêtes, des rapports les dénoncent à l'opinion publique et provoquent 1 contre les tendances
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inhumaines _ capitalisme une réaction ,.sentimentale, du puis, presque aussitôt, un courant c< interventionniste» , qui, par des restrictions' légales multipliées, empêche · l'ordre nouveau de produire tous ses effets naturels ou, com~e dirait Spinoza, de réaliser toute son essence. Il s'ensuit que la morale, dans la mesure où elle subit l'action de l'état économique, est l'effet d'un phénomène complexe dont elle a commencé par être partiellement la cause. Mais. il ne faut pas oublier qu'elle subit l'action d'autres facteurs et, en particulier, de la science. Une nouveauté scientifique, comme la découverte que la terre n'est pas au centre du monde, ou comme l'hy· pothèse qui fait de l'homme le dernier terme d'une immense évolution vitale explicable tout entière par des ·conditions naturelles, modifie forcément d'ellemême, sans le concours de causes économiques, l'idée que les hommes se font de leur destinée et de leurs devoirs. Selon qu'ils croient ou ne croient pas que l'univers a été créé pour eux par un Dieu qui les surveille et doit les récompenser ou les punir, leurs sentiments et leurs actes s'orientent vers des fins surnaturelles ou s'en d étournent. Ce qu'on appelle la crise de la morale moderne est, avant tout, une crise de la pensée. Pourquoi les conceptions de nos interprètes. les plus populaires de la vie manquent-elles de fermeté et de cohésion, si ce n'est parce que les négations de la critique philosophique et les révélations encore insuffisantes de la science ont imposé beaucoup d'incertitudes à tout esprit cultivé ? Et ne serait-il pa~
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absurde d'imaginer qu'une industrie disciplinée par la pratique régulière du régime syndical, par l'usage des contrats collectifs de travail et par l'arbitrage obligatoire, aurait suffi à écarter de la pensée moral e et sociale de Gœthe ou de Victor Hugo ce qu'on y remarque d'indécision ou même d'incohérence ? Ut où la morale présente des éléments disparates, son désordre a des traits propres qui le distinguent de l'anarchie économique. De tous côtés no.us aboutissons à la même conclusion : les phénomènes qui composent la cc superstructure i> de la société ne s'expliquent pas, au moins d'une façon complète, par sa structure économique, mais les idées morales, religieuses ou autres, sont des forces originales qui possèdent leurs lois propres de développement et dont les effets peuvent être profondément modifiés par les conditions naturelles d' existence des hommes, mais ne relèvent pas uniquement de ces conditions. En d.'.autres termes la civilisation, dans ses parties spirituelles, est ·relativement indépendante de l'économie : et si le matérialisme historique n'aperçoit pas celte vérité, c'est qu'il subit la même illusion dont est dupe l'épiphénoménisme psychologique. Celui-ci confond condition et cause. De ce qu'il n'y a pas pour nous de conscience sans organisme, il conclut que l'organisme explique tout ce qui se . passe dans l'esprit. Mais il lui échappe que la conscience constitue un ·facteur nouveau : des tendancef qui se connaissent se comportent d'une autre façor que des tendances qui s'ignorent; les désirs conscient,
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eux-mêmes ont une histoire toute différente selou qu'ils aperçoivent ou non, avec leurs effets prochains, leurs suites lointaines, et cette image des conséquences futures agit divers ement selon la nature de s principes directeurs que le sujet s'est donnés. L'esprit est donc une force, ou plutôt un système de fo·rce s dont les éléments sont tous actifs, quoique inégalement féconds, depuis l'inclination la plus obscurément consciente jusqu'à l'idée distincte que conçoit de ln justice un Kant ou un Spencer. Que si l'on nie la causalité de la conscience, on se condamne à doter le corps de toutes les propriétés de -t'es prit, et l'on en arrive à soutenir avec l'un des pal'tisan.s les plus pénétrants del' épiphénoménisme, M. Godfernaux, que l'organisme est une puissance inventive, créatrice, libre. « Dissimulée dans l'ordinaire de la vie, écrivait M. Godfernaux, la liberté apparaît avec tous ses caractères à ces instants privilégiés de vitalité plus que moyenne qui sont un des moments de ce rythme qui domine notre vie corporelle et consciente. Les déprimés habituels, les faibles ne la connaissent que par ouï-dire; les autres, les normaux, l'éprouvent périodiqueme" t en eux-mêmes. Le sujet n se sent alors innovateur, créateur, dégagé du pouvoir des habitudes. » Nous nous derpandons comment, si la liberté n'est que la vitalité physiq';le se projetant dans la conscience sous la forme d'un système original d'images et d'idées, cette puissance a~eugle choisit un système plutôt qu'un autre, adopte certains principes et non les principes opposés, préfère la
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discipline stoïcienne à la discipline épicurienne ou inversement, et reste fidèle, à travers les-oscillations de la vie organique, aux règles de conduite qu'elle s'est imposées. En réalité l'épiphénoménisme est une thèse illusoire et contradictoire qui ne fait l'esprit passif qu'en conférant au corps toutes les activités spirituelles; et l'illusion s'évanouit dès qu'on envisage le corps tel que le sens commun ou la science se le représente, car on aperçoit aussitôt une disproportion énorme entre la pauvreté de la cause qu'il constitue et l' étonnante variété des effets qu'on prétend que cette cause explique. La disproportion est la même entre le mécanisme de production et d'échange d'une société, et les phénomènes moraux, religieux, esthétiques, etc., dont toute civilisation manifeste la riche diversité. Comme le_même tempérament physique peut servir de base à plusieurs types de vie intellectuelle et morale, la même structure économique peut soutenir plusieurs superstr_µctures différentes : celles-ci ont dans celle-là leur condition, mais non leur cause intégrale. Aussi bien les socialistes doués de quelque esprit critique abandonnent le matérialisme historique sous sa forme précise et rigoureuse, et l'interprètent en un sens très large qui lui 6te son caractère paradoxal, mais aussi son originalité. Renonçant à faire du facteur économique le seul ressort de l'histoire, ils se bornent à affirmer avec la plupart des économistes qu'il en est le ressort principal; sans ' prétendre que les formes de la production suffisent à expliquer tous les codes et tous les dogmes, ils maintiennent qu'elles
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en fournissent l'explication la plus profonde. Il y a, :lisent-ils, en dehors des forces économiques d'autres forces, telles que la science, la morale, la philosophie, mais elles n'exercent jamais qu'une action secondaire. Et voici comment ils essaient d'établir la prépondérance des forces économiques. Par hypothèse immobilisez et paralysez la science, la morale, la philosophie, si l'évolution économique produit la · concentration industrielle et capitaliste, il suffira que la classe ouvrière prenne conscience de ce résultat pour qu'elle se décide à socialiser le capital au profit du travail déjà socialisé ou, en d'autres termes, à posséder en commun ce qu'elle produit en · commun : « l'ordre communiste se réalisera par le seul effet du système économique ». Au contraire, supposez une société où domine la petite propriété individuelle, les croyances morales et religieuses auront beau, comme le christianisme primitif, favoriser le développement de l'esprit communiste, cet esprit ne suffira pas à détruire le régime donné de la production. C'est donc, concluton, que les forces spirituelles' , si elles ne sont pas inefficaces, n'exercent pas l'influence la plus décisive sur les événements sociaux. On n'accorde pas ainsi à l'idéalisme, croyons-nous, toute la par! à laquelle il a droit. La. nouvelle forme du matérialisme historique condamne illégitimement à un rôle secondaire ces forces spirituelles qui jouent ou peuvent jouer un rôle capital, et rien n'est plus contestable que l'argument sur lequel elle s'appuie. Il n'est pas vrai, comme elle le prétend, que la seule ac-
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' tion du système économique puisse déterminer le passage du capitalisme au communisme: ce passage est . seulement possible sous piusieurs conditions intellectuelles et morales. D'abord il faut que l'état économique soit pensé par des hommes qui ont acquis l'habitude d'analyser, d'abstraire et de généraliser: pour mettre en lumière les traits communs à des industries très diverses ( discipline, hiéra~chie des emplois, division du travail, etc.) et isoler parmi ces traits le caractère social de la production, une certaine cultu r e scientifique est nécessaire. De plus, on n'oppose le caractère social de la _ production au caractère privé tlc l'appropriation que sous l'empire de préoccupations morales ou même logiques: c'est en grande partie sous l'influence de la dialectique hégélienne, si habile à opposer les thèses et les antithèses et à les réconcilier en des synthèses supérieures, que Marx conçoit l'antinomie fondamentale qui, placée a·u cœur du capitalisme, le condamne à mourir et à faire place à un système plus _ · harmonieux. Enfin on ne peut passer du système capitaliste au système communiste qu'à condition, non seulement de penser le premier sous des principes qui le définissent comme irrationnel et injuste, mais encore de penser le second sous certaines notions psychologiques, sociologiques et historiques qui le définissent comme pratiquement réalisable. Donc les faits économiques modernes, en se projetant dans une c_onscience collective vide par hypothèse de tout acquis moral et 1cientifique, ne produiraient pas une révolution sociale. Ils ne susciteraient pas davantage une cité commu-
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niste en se reflétant dans une conscience sociale dont la çulture intellectuelle et morale serait très basse. « Si des nègres ou des coolies chinois, dit Menger 1 , travaillaient dans les fabriques allemandes, jamais une démocratie socialiste ne serait née, même en supposant réunies toutes les conditions préalables de l'ordre économique. » Mais, en revanche, que certaines idées morales ou religieuses acquièrent un puissant empire sur les esprits, et elles produiront de nombreux groupements communistes dans une société que sa technique agricole et industrielle semble devoir éloigner du communisme. N'a-t-on pas vu, après l'invasion des barbares, des colonies de moines chrétiens cultiver sous la forme collectiviste une grande partie du sol dévasté de la Gaule ? Sous quelque aspect qu'on examine la question, il -faut toujours revenir à cette vérité qu'un mécanisme donné de production admet la possibilité de relations très diverses entre des gens qui le possèdent ou le mettent en œuvre, et que ce n'est pas lui qui, parmi ces relations diverses, détermine le choix des unes et non des autres. Aux époques barbares, l'établissement des rapports sociaux essentiels est surtout l'œuvre de la force: les peuplades conquérantes s'emparent d'une forme d~ propriété qu'elles trouvent toute faite et obligent l'ancien possesseur à travailler à leur profit, sous - des conditions qu'elles imposent. Le régime des classes est ainsi la conséquencé de la brutalité physique,
: . Étàl populairi, du travail, 1
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comme l'a montré Menger, beaucoup plus que de la n écessité économique, uniquement envisagée par Marx . Plus tard, quand la ci~ilisation se développe, le droit tend à remplacer la force et contribue de plus en plus à décider de;. relations des classes entf'e elles ou même de l'existence des classes. Dites à des ouvriers pénétrés de l'idée moderne de justice que le capital est « du travail non payé », vous aurez beau déclarer ensuite avec Marx que vous ne jugez pas moralement la différenee entre le travail fourni par l'ouvrier et le travail qui lui est payé, que vous ne la qualifiez pas comme « une injustice à l'égard du travailleur», mais que vous la constatez comme un fait et la concevez comme une nécessité du régime capitaliste, la conscience morale de la masse ne verra dans cette différence qu'une iniquité exécrable, et dès lors elle voudra le renversement de la société capitaliste avec une énergie très supérieure à cette sorte d'excitation obscure qui vient des faits dont on souffre sans les définir. Il est donc abusif de reléguer les forces morales parmi les facteurs accessoires de l'évolution sociale: lors même que le passé les aurait toujours tenues au second rang, il ne serait pas établi que l'avenir ne doit pas les appeler au premier. Ainsi nous rejetons la forme atténuée comme la forme brutale du matérialisme historique : l'une est moins fausse que l'autre, mais elle est à peine moins dangereuse. Si le pur matérialisme ôte toute réalité à la morale, le matérialisme atténué lui ôte toute indépendance et, pratiquement, lui fait le plus grand tort.
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Ne voyant dans les forces spirituelles que des facteurs secondaires et subordonnés, il invite les hommes à. concentrer le meilleur de leur effort sur la transformation des condi,t io'n s économiques, érigées en puissances maîtresses' qui commandent les autres. Il ne nous dit pas : travaillez à modifier à la fois votre nature et votre milieu, en jugeant que des deux tâches .la plus importante ·est la transformation intérieure, mais il nous dit: modifiez avant tout le milieu économique et social, et soyez sô.rs que l'ordre nouveau des choses fera produire à la nature huma ine, sans exiger qu'elle se transforme, toutes les vertus dont il aura besoin. C'est l'éternel refrain des conservateurs, écrit un des adeptes du matérialisme modifié, qu'un changement profond de la société suppose un changement non moins profond de la nature humaine, mais ce refrain est faux : << Est-ce que la Révolution française a eu besoin de changer la nature de l'homme ? Elle a mis simplement les énergies de l'homme dans les conditions nouvelles d'un milieu social nouveau. Il y a eu, par la participation de tous à la puissance politique, accroissement général des lumières et de la responsabilité, c'est-à-dire de la vertu. De même l'ordre collectiviste préparé par le socialisme international suscitera, par la coopération sociale universelle, l'initiative de tous, la responsabilité de tous, et par là il sera un grand maître d' énergie et de vertu . Mais il ne suppose pas un bouleversement miraculeux d·e .la nature hum.aine. L'homme pourra y entrer avec toute son âme et toutes ses passions, avec ses ambitions et ses
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égoïsmes, qu'une forte organisation de justice détournera seulement des entreprises violentes sur autrui, comme auj'ourd'hui nous n'avons besoin ni d'effort ni de vertu pour n'avoir pas autour de nous des serfs et des esciaves. » · Paroles trop fataliste·s et, en un sens, trop optimistes l Un milieu nouveau invite l'homme à se donner des vertus nouvelles, il ne l'y oblige pas. Jamais un mécanisme politique ou économique supérieur n'impose aux groupes qui le manient les qualités qui lui feraient produire tous ses bienfaits. Des instruments de libération et de progrès mis en des mains maladroites ou paresseuses ont toujours donné un résultat nul ou funeste. On sait l'échec de la première expérience que notre pays a faite du régime démocratique, celle qui nous a valu la Convention. Si vivement qu'on admire quelques-uns des actes de cette Assemblée, on ne prétendra pas qu'elle a fondé en France des mœurs républicaines. Lorsqu'on affirme que le régime révolutionnaire, en associant tous les citoyens à la puissance politique, détermina un accroissement général de la vertu civique, on oublie avec quel empres-sement les Français de 1800 livrèrent à Bonaparte les libertés qu'ils venaient de conquérir et que leurs descendants ont ressaisies avec tant de peine. Aujourd'hui même, après 37 ans de République, qui osera~t dire que notre régime a pop,u larisé les vertus du républicain, même le simple respect de la loi? cc Nous n'avons besoin, notts dit-on, ni d'effort ni de vertu pour n'avoir pas autour de nous des serfs et des esclaves.» Mais, en vérité, il
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ne manque pas de gens qui s'efforcent de transformer en serfs et en esclaves les individus sur lesquels ils peuvent exercer quelque influence ; il ne manque même pas d'hommes politiques qui cherchent à faire. plier sous les exigences de leur ambition égoïste des fonctionnaires sur lesquels la loi ne leur confère aucune autorité. Nul républicain sincère ne conteste qu'une République peut garder les vices de la monarchie. Et ce que nous venons de dire des mécanismes politiques peut se répéter des mécanismes économiques et sociaux : il ne suffit pas de modifier le régime de la production ou les relations juridiques des classes pour produire les vertus nécessaires à la vigueur et à la prospérité d'une société nouvelle. L'institution syndicale est ou doit être un instrument d'émancipation et de progrès, mais rien n'empêche des ouvriers sans moralité ou sans lumières de la transformer en moyen d'oppression : ils peuvent s'en servir pour violenter des camarades et supprimer là liberté du travail aux jours de grève, ou pour imposer l'égalité de salaire à des travailleurs d'un mérite très inégal. On vante, et avec raison, les services intellectuels et moraux que l'institution syndicale peut rendre à la classe ouvrière en imposant la réduction de la journée de travail et en faisant profiter des loisirs accrus la vie de famille et l'activité de l'esprit; mais il faut se garder de croire que l'accroisscipent des loisirs fournira forcément à la société une population ouvrière plus cultivée, plus intelligente et moralement meilleure. Les loisirs, en effet, peuvent être diversement ~mployér; salutaires
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aux hommes qui ont le goût des joies sérieuses, ilssont nuisibles aux natures basses. « Actuellement dans les grandes villes, dit M. Mœterlinck, trois jours d' oisiveté peuplent les hôpitaux de malades plus dangereusement atteints que trois mois de travail.;> Les progrès économiques sont ainsi le plus fréquemment des avantages équivoques ; le mal en sort aussi aisément que le bien et, pour que le bien en sorte plutôt que le mal, il faut que les travailleurs aient commencé par aimer les vertus qui font l'honneur de toute vie, ouvrière ou bourgeoise. En résumé, sans méconnaître l'influence du milieu et l'importance des moyens d'action économiques, sociaux, politiques, sans même contester que les forces morales ont besoin pour manifester pleinement leur puissance, de s'appuyer sur des institutions conformes à leur nature, nous croyons pouvoir affirmer contre le matérialisme historique que l'histoire humaine ne se définit pas par une évolution matérielle, que les conditions économiques d'existence ne sont pas les causes uniques ni les causes nécessairement dominantes du progrès, que le progrès a dépendu dès l'origine et dépendra de plus en plus des puissances de l'esprit, et qu'ainsi la tâche de l'éducateur, qui s'applique à former l'intelligence et le cœur des hommes, ne doit pas être sacrifiée à celle du réformateur . social qui entreprend de corriger les institutions et les mécanismes.
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LA LUTTE DE CLASSE
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La critique à laquelle nous avons soumis le matérialisme historique ne se proposait pas seulement de défendre la tâche de l'éducateur contre une thèse qui tend à en supprimer ou à en diminuer l'importance; elle avait encore pour but d'examiner la valeur du fondement sur lequel repose la doctrine marxiste de la lutte de classe. En effet la morale sociale, qui doit, · selon nous, favoriser entre les membres de la société des relations pacifiques, ferait une œuvre vaine ou même malfaisante s'il fallait croire avec Marx qu'une loi inflexible subordonne nos sentiments et nos idées à nos conditions matérielles d'existence et que, dans no.t re organisation sociale actuelle, elle met en conflit des groupes d'hommes entre lesquels la paix n'est ni possible ni désirable, Au contraire, si 'le matérialisme hiltorique est faux, la doctrine de l'antagonisme radical et nécessaire des classes se trouve fausse du
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Cette leçon reproduit, avec quelques additions, une conférence
_ fut prononcée en 190~, _ _~est, devan~ un auditoire populaire. 'i'li à
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même coup. En démontrant, comme nous l'avons fait, que les conditions économiques d'existence ne sont pas les seuls facteurs ni les facteurs forcément les plus décisifs des idées et des sentiments humains, on prouve que les ho~mes peuvent n'avoir pas les mêmes intérêts et cependant poursuivre certaines fins _ communes, concevoir un idéal commun, vouloir vivre en une commune patrie. Mais la doctrine de la lutte de classe, prise au sens absolu qu'on lui donne d'ordinaire, nous paraît socialement si dangereuse qu'il ne nous suffit pas de l'avoir réfutée indirectement et que nous croyons devoir la réfuter en eUe-même, en montrant qu'elle interprète inexactement la notion de classe et qu'elle méconnaît les solidarités multiples qui lient entre eux les hommes de toute condition, Rappelons d'abord en quoi la doctrine consiste, D'après Marx et Engels, le système de la production, tel que l'ont constitué dans la civilisation actuelle la science et le machinisme, met en présence deux classes principales: la classe capitaliste ou bourgeoise, qui détient les matériaux et les outils de la production; la classe ouvrière ou proléta1,ienne, qui ne possède que' sa force de travail et qui, obligée de la vendre aux possessem's du capital, se trouve par cela même sous leur dépendance et à leur merci. Les conditions d'existence opposées de ces deux class es créent entre elles un antagonisme irréductible et profond. Par cela même que le bourgeois vit de l'exploitation rapitaliste d'une propriété, et le prolétaire du travail pe ses bras offert et vendu comme une marchandise,
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les destinées de l'un et de l'autre n•ont rien de commun : l'un a le luxe, le savoir, le loisir, la sécurité : du lendemain, la liberté; l'autre, privé de tout bienêtre, de toute instruction sérieuse, de toute indépendance vraié et même des garanties d'existence les plus élémentaires, est l'héritier moderne del' esclave antique. Le contraste que présente la vie extérieure de ces deux hommes se retrouve dans leur vie intérieure : sentiments, p_incipes, règles de conduite, ambitions, tout, r ~hez eux, diffère. Et la conséquence de cet antagonisme se devine aisément. Puisque le prolétariat et la bourgeoisie se heurtent par toutes les parties de leur nature et tous les modes de leur existence, il faut que l'un supprime l'autre, ou, plus précisément, que le prolétariat supprime la bourgeoisie, car elle ne peut se passer du prolétariat et il peut se passer d'elle . Déjà la lutte est engagée, et elle durera sans répit jusqu'au jour prochain ou lointain, mais inévitable, où la classe prolétarienne, de plus en plus consciente de sa force et de moins en moins résignée à sa condition douloureuse, renversera par un sursaut révolutionnaire l'organisation qui l'opprime et l'avilit. En attendant l'heure de la libération, un seul devoir s'impose à la multitude asservie et souffrante : c'est de se rendre nettement compte qu'elle n'a rien à demander à ses iµaîtres ni rien à leur sacrifier, mais qu'elle doit opposer ses intérêts aux leurs dans une guerr.e implacable. Tel est, en effet, le mot d'ordre du marxiste militant : « Je suis, affirme-t-il, soldat de la lutte d classe et veux rendre conscients de cette
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lutte nécessaire et bienfaisante ceux d~ mes compagnons de misère dont la pensée sommeille encore. » Chez la plupart le sentiment de cet antagonismé est si fort qu'il obscurcit ou même anéantit l'idée de patrie. « Si l'on demande, écrit M. Vandervelde, quels sont les liens les plus étroits, ceux qui unissent les prolétaires et les capitalistes de la France, de 1' Allemagne, de la Belgique, de la Suisse, ou ceux qui unissent les travailleurs de ces divers pays, il n'est pas un prolétaire conscient qui ne réponde : Belge, Allemand, Suisse ou Français, je me sens infiniment plus près des travailleurs français, suisses, allemands, belges, que des capitalistes de mon propre pays, qui me dominent, me surmènent et m'exploitent. cc Notre cc ennemi, c'est notre maître », je vous le dis en bon français. » cc L'ennemi du travailleur allemand, disait dans le même sens Liebnecht, n'est pas le citoyen français, c'est le bourgeois allemand; au contraire, le prolétaire français est son allié. ii Le collectiviste hollandais Domela Nieuwenhuis n'a fait que tirer la conséquence logique de cette théorie lorsque, se déclarant antipatriote, il a recommandé, en cas de guerre, la grève des soldats et la désertion devant l'ennemi. Une seule guerre, selon lui, est légitime, c'est la guerre sociale à l'intérieur d'un même pays, car elle est la guerre des exploités contre les exploiteurs, des esclaves contre leurs tyrans. Sans discuter pour le moment la thèse de l'antipatriotisme; examinons le principe d'où elle ·découle, l'antagonisme absolu qu'elle affirme entre les classes,
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et commençons par nous demander ce que vaut la notion marxiste de classe. Marx, on l'a vu, définit les catégories sociales en termes purement économiques : il n'est pas de société, selon lui, où la distinction des classes ne se fonde uniquement sur les revenus que les hommes possèdent et sur les sources qui les leur procurent, travail ou propriété. Mais les faits ne s'ajustent pas· à l'étroitesse de cette définition : la notion de classe contient un élément économique, mais aussi u_ élément sentimental et moral que les n romanciers sociaux ont souvent signalé. Si la richesse par sa présence, son absence ou ses degrés, tend à diviser les hommes en groupes définis, il y a d'autres principes de classement social qui les distinguent les uns des autres. Ces principes varient selon les pays, les provipces et les villes : un port de guerre et une cité industrielle, une province agricole et une province commerçante, un pays monarchique et un pays républicain n'emploient pas pour classer les hommes la même échelle de valeurs. En France, les villes de· province nous offrent assez souvent le spectacle de plusieurs classes superposées en cet ordre : au sommet, une société de nobles très close, ou qui s'ouvre seulement aux officiers de certains corps jugés d'élite; au-dessous, les grands bourgeois, industriels ou commerçants très ~iches; puis, les fondionJ?-aires et les homme~ qui exercent des professions libérales; en suite, la petite bourgeoisie; ·plus bas, les commis et employés de magasin ; enfin les ouvriers. Cette hiérarchie sociale n'est point une hiérarchie économique, puisque très sou-
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vent le noble, qui occupe le sommet de l'échelle, est moins riche que le commerçant placé au-dessous de lui, et puisque parfois les appointements Ùe telle catégorie de fonctionnaires n'égalent pas les salaires de telle catégorie d'ouvriers. L'échelle sociale, dont les degrés principaux se fixent ainsi sans proportion avec les revenus, n'est pas pourtant une vaine fiction: le noble est convaincu que sa fille se déclasse en épousant un épicier riche, et le fonctionnaire le plus pauvre ne songe pas habituellement à chercher un gendre parmi les ouvriers dont le travail est plus rémunéré que le sien. Ce qui constitue, à ce point de vue, des classes distinctes, ce sont des différences plus ou moins apparentes d'éducation, d'habitudes, de manières, de prétentions. Qu'un homme ait reçu l'enseignement du lycée et qu'un autre n'.a it passé qu'à l'école du village, cela suffit pour que l'opinion ne les élève pas au même niveau. Il y a une trentaine d'années, dans nos lycées et collèges, les professeurs de l'enseignement classique ou gréco-latin se jugeaient d'une autre essence que leurs collègues de l'enseignement spécial ou exclusivem~nt français. Qui ne sait que, parmi les officiers de nos armées de terre et de mer, on distingue socialement ceux qui sortent des écoles et ceux qui so·rtent des rangs? Dans nos campagnes, le cultiva..: teur issu· d'une vieille famille de propriétaires ,a plus d'autorité sociale que le-commerçant enrichi du bourg. Bien plus, parmi les ouvriers, des classes s'établissent, non seuleme!!_,~ selon le niveau plus ou moins élevé du
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salaire, mais encore selon la vulgarité ou la distinction apparente du métier. Un mécanicien ne se range pas et n'est pas rangé dans la même classe qu'un terrassier; un ouvrier bijoutier se considèr~_, avec l'assentiment commun, comme un autre homme qu'un maçon; un ouvrier d'imprimerie ne se confond pas et n'est pas confondu avec un docker. Un marxiste parisien qui visitait en province une fabrique de porcelaine s'étonnait d'entendre les ouvriers du four dire de leurs camarades peintres : « ces Messieurs les peintres », marquant par là une distinction très tranchée entre deux catégories ouvrières associées dans la même industrie. Plusieurs de ces oppositions sociales qui existent au sein du peuple ouvrier sont aujourd'hui atténuées par l'éclat de l'opposition commune que le patronat élève au-dessus d'elles; mais le jour où le patronat disparaîtrait, elles s'accuseraient problablement avec force. Les distinctions de cette nature s'imposent à l'esprit même des socialistes, et l'on voit les ouvriers syndiqués qui prennent une part active à la lutte de classe se définir eux-mêmes comme une élite prolétarienne, qui n'a presque rien de commun avec ce qu'ils appellent le troupeau des inconscients. Ainsi se fonde indépendamment des conditions économiques, ou du moins sans relation étroite avec elles, la hiérarchie sociale : à chaque système d'habitudes, de sentiments et de préjugés r,_ pond une classe. Et il est possible qu'une é semblable hiérarchie subsiste toujours sous une forme ou sq11s une autre: l'avenir lointain reconnaîtra peu-
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être une échelle des fonctions sociales et traitera comme !~ groupe social le plus élevé celui dont l'activité exigéra l'intelligence la plus forte et le dévouement le plus éclairé aux fins idéales del' espèce humaine. /1 Marx s'est donc trompé en ne faisant entrer // dans la notion de classe que le facteur économique. La vérité est que cette notion, loin d'être sim pie, comprend une riche complexité d'éléments parmi lesquels l'élément économique joue parfois le premier rôle, mais souvent aussi tombe à un rang inférieur. Plaçons-nous pourtant au point de vue de Marx et demandons-nous si, de ce point de vue strictement économique, il n'existe aujourd'hui que deux classes essentielles, le prolétariat et la bourgeoisie, ou s'il en existe un plus grand nombre. La question a tellement embarrassé Marx lui-même qu'il en a donné plusieurs solutions différentes. Souvent il oppose prolétaires et bourgeois comme s'il n'y avait que deux classes véritables. Mais même dans le Manifeste communiste il compte quatre classes: 1 ° la bourgeoisie capitaliste ; 2° le prolétariat ; 3° la noblesse féodale; 4° la petite bourgeoisie. Dans le 18 Brumaire de M. Louis Bonaparte il ajoute à cette liste une unité nouvelle et compte les cinq classes suivantes : 1° la bourgeoisie capitaliste; '.l 0 le prolétariat; 3° l'aristocratie foncière; 4° la petite bourgeoisie; 5° les paysans. Dans la Lutte des classes en FranctJ il décompose la bourgeoisie capitaliste elle-même en deux catégories hostiles : les financiers et les fabricants, de sorte que la société se trouve ainsi corn--
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prendre six classes. Enfin dans son livre sur la Ré110• llltion et la Contre-Ré11olution en Allemagne, il divise la classe paysanne en gros et petits paysans, distincts à leur tour des serfs agricoles, et cette di.vision d' une catégorie primitivement unique en trois catégories distinctes nous donne, avec les groupes sociaux déjà signalés, huit classes principales dans la société. Il semble que Marx ne puisse observer attentivement la complexe réalité sociale sans multiplier les classes qu'elle enveloppe. Il est vrai qu'il croit à la ruine prochaine du plus grand nombre d'entre elles. Il e11t persuadé que la petite bourgeoisie va disparaître en quelques années, vaincue par la concurrence du granci capital, et que l'application du régime industriel à la culture du sol va supprimer les paysans propriétaires en les réduisant à la condition d'ouvriers salariés. Mais l' expérience a démenti ses prévisions. La petite bourgeoisie est à peu près aussi vivante en 1907 qu'en 1848, et il suffit de passer en revue les magasins et les boutiquès d'une de nos villes moyennes pour se rendre compte que les petits commerçants et fabricants n'ont pas succombé sous la dure concurrence que leur infligent les grandes maison!,\ industrielles et commerciales ef les · coopératives ·de consommation. D'autre part, c'est un fait signalé par certains socialistes que le développement du machinisme a produit dans nos c3:mpagnes un effet diamétralement contraire à celui q.ue Marx annonçait : il a presqu e fait disparaître les P!olétaires, les simples domestique& de ferme attirés
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en ville par les .salaires en apparence très élevés de l'industrie, et n'a plus guère laissé dans les villages que des paysans propriétaires à q•uelque degré. Rien n'est actuellement plus commun que le petit fermier qui possède deux ou trois champs, qu'il cultive quand sa ferme lui en laisse le loisir, et l'on peut citer dans certaines provinces telle commune où il n'y a pas une famille paysanne qui ne détienne un morceau du sol. Ainsi, depuis que Marx rédigeait avec Engels le Manifeste communiste, le problèrne des classes, loin de s'être simplifié, comme il le prévoyait, s'est notablement compliqué et embrouillé. ' Une classe surtout a reçu un développement considérable, c'est celle des agents des services publics, des employés de l'État, des départements et des communes : quoiqu'ils ne vivent pour la plupart que d'un salaire très modeste, ils constituent une catégorie sociale tellement.distincte que le marxisme orthodoxe refuse cle les comprendre dans la classe ouvrière. Ils n'ont, selon lui, que des préjugés bourgeois, n'obéissent qu'à des aspirations bourgeoises et s'efforcent rntant qu'ils peuvent de conserver pour eux et les leurs une manière d'être et de vivre qui les distinguera du vrai prolétariat. Ils ne font presque jamais de leurs enfants des ouvriers, mais des comptables, des commis de magasin, des employés de bureau, des instituteurs ou des professeurs. A leurs yeux le travail noble exclut la blouse et exige la redingote, la jaquette ou le veston. Mais s'il faut les compter à part et ajouter-cette catégorie à plusieurs autres dont Marx avait
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vainement prédit la disparition prochaine, n'est-ce pas une .thèse tout à fait insoutenable qûe de ramener le problème social à la forme simple d'une lutte entre ' deux classes uniques : · celle des possédants ou capitalistes, celle des non-possédants ou prolétaires ? Certes, nous nous garderons de nier l'existence distincte de ces deux classes en invoquant, comme on le fait parfois, les degrés de transition qui existent entre elles. Selon la juste observation d'un socialiste, « il ne suffit pas, pour confondre deux classes, de _ marquer entre elles une multitude de nuances intermédiaires ; dans la nature les contraires sont toujours rapprochés par des nuances intermédiai!es. On va du blanc au noir, du violet au rouge, du jour à la nuit par des transitions insensibles .. . Par conséquent on aura beau multiplier les degrés qui peuvent rapprocher la classe bourgeoise de la classe prolétarienne, il n'en reste pas moins deux classes spécifiquement distinctes, spécifiquement antagonistes, parce que l'une a son axe dans la propriété et que l'autre a son axe dans l'absence de propriété ». On ne peut en effet nier que le pur prolétaire, c'est-à-dire l'ouvrier qui ne possède absolument rien, pas même ses instruments de travail, et le pur capitaliste, c'est-à-dire le riche actionnaire qui ne travaille sous aucune forme ni à aucun degré, sont des types aussi radicaJement contraires que le blanc et le noir. Mais de mêhie que, dans .. un ensemble diversement coloré, les couleurs intermédiaires entre le blanc et le noir peuv~nt avoir autant ou plus de valeur pour l'artiste que le noir et
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le blanc, il se peut qu'aux yeux du sociologue les intermédiaires entre les extrêmes comptent autant ou plus dans la vie sociale que ces extrêmes, c'est-à-dire que le capitaliste sans aucune occupation productive et le tra vailleur f!ans aucun capital. Si l'on demandait à un savant étranger, placé en dehors de nos luttes, quelles catégories d'hommes lui paraissent jôuer le rôle le plus important dans la vie totale de la France contemporaine, il n'est pas sûr qu'il ne désignerait pas, d'une part, les paysans propriétaires, de l'autre, les travailleurs intellectuels, savants, artistes, littérateurs, ingénieurs, techniciens instruits, gens qui ne sont d'ordinaire ni des prolétaires propremènt dits ni précisément des bourgeois. Lors donc que le marxisme fait abstraction de ces intermédiaires en les traitant comme des nuances à peu près négligeables, il se dissimule à lui-même sous une image inexacte des portions essentielles de la réalité sociale. Et ce n'est pas tout. De même que le marxisme transforme arbitrairement des couleurs intermédiaires en simples n~ances, il passe arbitrairement d'un sens à l'autre du même mot contraire. Ce mot marque un contraste ou un antagonisme. Or il peut y avoir contraste entre le prolétariat et la bourgeoisie sans qu'ils soient nécessairement antagonistes. Il y a dans la nature des contraires qui se complètent et qui, s'ils ont conscience de la nature vraie de leurs rapports mutuels, doivent tendre à , s'unir plutôt qu'à se détruire. Nous ne prétend-0ns pas que le prolétariat et la bourgeoisie soient précisément des contraires
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qui se complètent et que lie l'un à l'autre une néceS·· sité éternelle et rationnelle; mais la contrariété de leur nature laisse intacte la question de leur anta.gonisme, et une analyse attentive nous paraît nécessaire pour déçider s'il y a plus d'intérêts qui lef! rapprochent et les invitent à la paix, ou plus d'intérêts qui les séparent et les poussent à la guerre. Il est certain, à notre avis, qu'il existe entre les prolétaires et les capitalistes des motifs graves d'antagonisme. Si la lutte de classe qui se èonstate actuellement chez tous les peuples civilisés doit être en grande partie attribuée à des théoriciens, elle est l'œuvre de théoriciens qui ont observé profondément, pour le signaler à tous, un des traits essentiels de la vie sociale moderne. Les conservateurs sociaux ont une façon trop simple d'envisager cette vie sociale lorsqu'ils se contentent de dire que, comme le travail ne peut rien sans le capital, les travailleurs, raisonnablement, doivent être les amis des capitalistes. Sans doute le capital est nécessaire aux travailleurs, c'està-dire qu'ils ne peuvent travailler sans matériaux, sans outils et sans machines; mais il ne leur est pas nécessaire que le capital appartienne à quelques-uns, que les moyens de production soient monopolisés par une classe. Supposons que les instruments de travail et d'action économique soient objets de possessi~n collective et que la communauté les mette à la disposition de chacun : l'ouvrier pourra travailler comme aujourd'hui, et cependant se passer de tout recours à des propriétaires privés. En d'autres termes, c'est une
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vérité très bien établie par le socialisme que la nécessité du capital n'impliquè- pas la néces,sité de la classe capitaliste. Et il faut avouer que l'existence d'une telle èlasse doit peser lourdement aux travailleurs; car ils sont naturellement conduits à se di!'e qu'ils tireraient cln même effort une plus ample récompense si des actionnaires, qui ne travaillent pas habituellement à l'usine ou à la fabrique, · ne prélevaient pas sous forme de dividendes une portion considérable du produit de l'entreprise. D'autre part, comme nous l'a montré notre étude du droit de propriété, le régime capitaliste entraîne dans la distribution des tâches et des revenus des injustioes si évidentes et si douloureuses pour _les pauvres -que, même en dehors de toute influence de la pensée socialiste, elles provoquent d'innombrables conflits individuels, et que tout homme de conscience et de cœur souhaite la substitution gradue,lle à l'ordre présent des choses d'un arrangement social meilleur. Mais la réalité de ces causes d'antagonisme ne saurait nous faire méconnaître les causes de rapprochement qui doivent, malgré tout, maintenir entre prolétaires et capitalü,tes un mode tolérable de relations mutuelles. Prolétaires et capitalistes ont des intérêts qui se contrarient; ils ont également des intérêts qui se confondent. Entre eux un antagonisme partiel s'explique, un antagonisme absolu ne se justifie pas. Voyons, en effet, quels sont leurs biens communs. D'abord la patrie . Nul n'a ja1nais contesté qu'elle
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fût un bien pour la classe riche : elle lui assure, en effet, tous les avantages matériels et intelledtuels qui donnent à la vie la valeur la plus haute. Elle est, à coup sûr, un moindre bien pour le prolétariat, puisqu'elle lui garantit de moindres sources de satisfaction; et cependant nous n'admettons pas qu'elle lui soit indifférente, même au point de vue socialiste, attendu que c'est seulement dans la patrie qu'il peut réaliser son idéal. Le socialisme international suppose, en effet, l'existence des nations mêmes au-dedans desquelles et ~ntre lesquelles il veut organiser la justice ; et c'est ct que reconnaissent les collectivistes les plus éclairés. L'un d'eux écrivait en 1898, dans la Revue de Paris, ces lignes éloquentes et décisives : « Les nations, systèmes clos, tourbillons fermés dans la vaste humanité incohérente et diffuse, sont la condition nécessaire du socialisme. Les briser, ce serait renverser les foyers de lumière distincte et ne plus laisser subsister que de vagues lueurs dispersées de nébuleuse. Ce serait supprimer aussi les centres d'action distincte et rapide pour ne plus laisser subsister que l'incohérente lenteur de l'effort universel. » Le même écrivain démontrait ailleurs que le patriotisme est aussi naturel à tous les citoyens, prolétaires et capitalistes, qu'il est nécessaire et rationnel. « Les nations, disait-il, quand l'histoire les a longuement façonnées, quand elle a créé peu à peu à l'intérieur d'un vaste groupe humain des similitudes physiologiques et des harmonies de pensée, sont des unités organiques ; et quelques-uns des traits de la nation
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sont si profondément empreints dans l'individu que la destruction de la nation serait pour lui » non seulement une déchéance intellectuelle et morale, mais une « diminution vitale. » Même, ajoutait-il, « si la nation conquérante instituait dans le pays conquis le communisme, mê-me si elle abolissait la tyrannie capitaliste, ce serait pour la classe ouvrière qui aurait été à la fois libérée et violentée une souffrance intolérable de se sentir serve jusque dans son apparente victoire économique, et de ne pouvoir goûter dans la justice nouvelle la liberté et la joie de son propre génie ». Au surplus, l'histoire même de l'Europe moderne nous montre que, chaque fois qu'une nation, Pologne ou Finlande, a été détruite, la classe ouvrière participe de tout son cœur et de toute sa force aux efforts tentés pour la ressusciter. La patrie, voilà donc un premier bien commun à la bourgeoisie et au prolétariat. Toute société démocratique crée un autre intérêt commun aux deux classes par les libertés politiques qu'elle confère à ses membres. Que ces libertés aient un grand prix pour les riches, rien de plus évident : s'il est juste de dire avec Proudhon que la propriété fonde la liberté, on peut dire inversement que la liberté est la seule condition qui fasse produire à la propriété tous ses fruits . Et c'est pourquoi, partout où émerge du peuple une classe riche d'industriels et de commerçants, elle réclame des droits, souvent le droit de copstituer le pouvoir, tout au moins celui de contrôler ses actes, dè dénoncer ses abus ou injustices et de l'obliger à les corriger.
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Mais surtout les libertés du régime démocratique sont infiniment précieuses aux pl·olétaires; et _ qui le ce prouve, c'est que tout prolétariat qui ne les possède pas les réclame avec une énergie et une ténacité que rien ne fatigue et n'épuise. En France, c'est·la démocratie instituée qui a armé les ouvriers du droit de se syndiquer. C'est elle qui les dote d'une législation du travail qui garantit et garantira d'une façon de-plus en plus complète leur sécurité et leur dignité. C'est elle qui leur permet de critiquer publiquement et incessamment les fautes de la classe dirigeante, etdc faire triompher leurs revendications chaque fois qu'elles sont assez raisonnables pour ê~re largement populaires. C'est grâce aux libertés q1,!'elle leur donne qu'ils peuvent peser jusque sur la politique extérieure du pays et p.réserver leur œuvre d'émancipation des risques d'anéantissement ou d'ajournement qu'une guerre lui infligerait. « L'atmosphère démocratique, avouait un jour un disciple de Marx, est la seule respirable pour des poumons socialistes. » Il y a donc déraison et ingratitude à dire, comme le font quelques-uns, que la république parlementaire est un bien pour la classe bourgeoise, non pour la classe ouvrière: elle est leur bien commun, plus précieux, en vérité, à celle-ci qu'à celle-là. A la liberté politique joignons un autre bien com'mun à la bourgeoisie et au prolétariat, la liberté intellectuelle. L'une et l'autre classe ont un égal intérêt à ne pas subir l'oppression d'un dogmatisme intolérant. Que la pourgeoisie, tant qu'elle obéit à sa loi
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intime et suit son génie propre, ne puisse se passer de la liberté intellectuelle, son histoire même le démontre; car, quels que soient les reproches qu'elle ait mérités par ailleurs, on ne peut oublier qu'en I 789 elle a inscrit au premier rang des libertés légitimes de l'homme la liberté de conscience, que, sous la Restauration, elle a lutté contre les ambitions renaissantes de l'ancien despotisme spirituel et que, plus tard, sous la conduite intellectuelle de Victor Cousin, elle s'est constitué une philosophie, religieuse sans doute par son contenu, mais rationaliste par sa méthode et assez fière pour ne pas consentir --.: à payer un brevet d'orthodoxie au prix du désaveu de notre Déclaration des droits. Tout près de nous, ce sont des bourgeois républicains, les Gambetta, les Paul Bert, les Jules Ferry, les Waldeck-Rousseau, pour ne parler que des morts, qui ont servi avec le dévouement le plus actif et le plus efficace la cause de l'école laïque et de l'esprit de laïcité. Même les bourgeois catholiques sentent très souvent le danger d'un traditionnalisme qui met la vertu essentielle de l'homme dans la docilité, et qui dénonce un mal en tout effort de l'individu pour développer ses énergies personnelles. Le traditionnalisme étroit, disait aux auditeurs de la << Coopération des idées » un professeur à l'Institut catholique de Paris, est une erreur qui se ruine elle-même par les preuves d'impuissance qu'elle donne dans la vie sociale et par la « lamentable pauvreté morale » à laquelle elle condamne la plupart des individus qu'elle dupe. Ainsi la bourgeoisie ne peut, sans se suicider,
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renoncer au libéralisme intellectuel: en s'asservissant
à des formules et à des méthodes surannées, elle se
rendrait incapable de faire face aux difficultés sans cesse multipliées que lui oppose la complication croissante de sa tâche régulatrice. D'autre part, il est certain que le prolétariat ne peut grandir en dignité et en force s'il se voit refuser les conditions d'une libre vie intellectuelle. Que le principe d'autorité s'établisse en souverain dans l'école des enfants du peuple, qu'il condamne les maîtres à glorifier l'humilité, l'abdication de l'esprit et de la volonté, l'acceptation sans critique des puissances établies et des formules toutes faites, et jamais le peuple, ainsi paralysé dans sa vie mentale, ne s'émancipera. Pour s'émanciper, il a besoin d'autres précepteurs que ceux qui déclarent avec Montalembert que le problème moderne est « d'inspirer le respect de la propriété à ceux qui ne sont pas propriétaires » et qu'il n'y a qu'une « recette » pour leur inspirer ce respect, « c'est de leur faire croire en Dieu, et non pas au Dieu vague de l'éclectisme, mais· au Dieu ,du catéchisme, au Dieu qui a dicté le Décalogue et qui punit éternellement les voleurs ». Il faut au peuple une école de la raison désintéressée et libre, une école, qui lui enseigne à observer, à réfléchir, à 'n' ètre pas dupe des autres ni de lui-même, à se défier de la foi aveugle comme des passions brutales et antisociales, à ~rtifier et régler ses énergies fécondes pour hâter méthodiquement son progrès propre et le vrogrès humain,
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Tel est l'avis d'un socialiste qui passe justement pour l'une des gloires de l'Europe ouvrière, le député belge Anseele. Au congrès socialiste d'Amsterdam, comme plusieurs s'inquiétaient de la méthode qui, en France: absorbait dans le combat pour l'école laïque une pa1;tie des forces ouvrières, il disait: « Eh bien! moi aussi, je suis inquiet, mais pour autre chose. Quand je vois marcher et presque se précipiter les évén ements, quand je vois le développement rapide du capitalisme, et qu' en face, pour nos syndicats, pour nos coopératives, pour toutes nos œuvres d'organisation, nous manquons d'hommes instruits capables de les administrer, oh alors I je suis inquiet pour le lendemain de ce développement trop prompt. Et je sens le besoin de multiplier les écoles, de faire toutes les réformes qui hausseront la condition matérielle et morale du prolétariat. » N' est-ce pas l'aveu très net que la même instruction libérale qui rend possible aux possesseurs actuels du capital leur tâche, sans doute provisoire, de gouvernants industriels, favorise dans la classe ouvrière les efforts d'intelligence et de volonté qui pourront lui permettre un jour de se gouverner elle-même dans l'ordre économique comme dans l'ordre politique et de congédier enfin, en la remerciant de ses services passés, la classe devenue inutile d~s capitalistes? Faisons un pas de plus. Puisque le marxisme porte la question de l'antagonisme des classes sur l'unique terrain de l'économie et des conditions matérielles d'existence, nous prétendons qu e prolétaires et ca-
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pitalistes ont des intérêts économiques communs. Nous ne parlons pas seulement de la communauté partielle d'intérêts économiques qui les associe contre les forces hostiles de la nature: une inondation, un incendie d'usine, une catastrophe publique sont simultanément fu"nestes à ceux qui possèdent et à ceux qui ne possèdent pas; si les uns sont ruinés, les autres sont privés de travail ou ne trouvent un cm ploi qu'en changeant d'industrie et en abaissant par l'offre· accrue des bras le salaire des travailleurs dont ils vont grossir les rangs. Nous ne voulons pas, non plus, nous borner à dire qu'aussi longtemps que subsiste la concurrence ~trangère, elle crée aux capitalistes et aux prolétaires d'un même pays des intérêts identiques : une industrie de l'étranger qui vient à fabriquer à meilleur marché que l'industrie nationale similaire réduit à la fois les bénéfices des patrons et les salaires d~s ouvriers. Ce que nous voulons dire surtout, c'est que le· bien-être de la classe dirigeante profite du progrès normal de la classe dirigée et, inversement, que le bien-être de la classe dirigée dépend, à chaque moment de l'histoire, du maintien de l'espèc~ de direction qui, à ce moment, lui convient. Herbert Spencer, dan_ son Introduction à la science sociale, s remarque que le noble du moyen âge, qui possédait sur ses serfs un pouvoir sans limites, menait clans ses donjons crénelés une existence singulièrement inconfortable et que son successeur, le lord d'aujourd' hui, qui ne peut plus forcer personne à travailler, doit au travail defl hommes libres un confort
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et un luxe que ne soupçonnait pas, même en rêve, l' ancien propriétaire de serfs. A mesure que s'est abaissé le pouvoir du maître et que s'est accrue la liberté de ses subordonnés, les sources de son bonheur matériel se sont multipliées. Mais inv~;sement, tant que les travailleurs n'ont pas acquis une suffisante éducation économique, intellectuelle et morale, il leur est utile qu'il existe une classe dil'igeante, q~elques inconvénients qu'à plus d'un point de vue elle entraîne: ceux qui n'ont pas encol'e appris à se diriger euxmêmes ~oivent, dans la mesure de leur inaptitude actuelle à la libel'té, recevoir d'autrui leur direction. Or, qu'une classe sociale dirigeante n'ait pas perdu toute raison d'être, c'est ce que prouve, semble-t-il, l'avortement de tant d'efforts qui ont essayé de se passer d'elle. Quatre fois sur cinq les t :Jopél'atives ouvrières de production échouent, et le plus souvent elles n'échouent que par défaut d'énergie et de discipline intelligente chez les travailleurs. La vérité qu'il faut avoir le courage de dire est que le principal obstacle au progrès du prolétariat réside aujourd'hui dans l'insuffisance de sa force morale et dans les habitudes mauvaises auxquelles il s'abandonne. Obsel'vant que, dans notre pays, la consommation de l'alcool avait doublé en trente ans, un économiste démocrate, M. Coste, a pu écrire que les ouvriers gaspillaient à ruiner leur santé des ressources qui leur permettraient d'acquérir, dans l'espace de quinze ou vin gt ans, la majorité des actions de la grande industrie et d e parl er en maîtres dQlls les assemblées d'actionnaires des plus
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importantes entreprises du pays. D'autre part, lorsque les ouvriers nomment des conseils municipaux socialistes et dirigent par eux les services publics d'une ville, on constate presque toujours qu'ils tendent à multiplier les fonctions au delà des besoins et ~ n' exiger de chacun, pour un maximum de salaire, qu'un minimum d'effort. Une classe qui n'attache que peu d'intérêt à la prospérité des finances publiques et au développement général des énergies productive~ prouve par cela même qu'elle ne pourrait, sans se faire le plus grand tort, réaliser dès maintenant son rêve de souveraineté. Il est impossible que les ouvriers soient riches dans une société pauvre ; et si le prolétariat supprimait brusquement la classe qui le dirige et le discipline, il n'est pas imprudent de prévoir qu'il produirait moins et serait plus misérable qu'aujourd'hui. Qu'en conclure, sinon que l'organisation sociale actuelle, malgré ses défauts évidents, est à peu près la moins mauvaise possible,pour les ouvriers contemporains? L'administration économique, dirons-nous avec Spencer, est très onéreuse parce que les hommes à conduire sont très imparfaits ; à mesure qu'ils corrigeront leurs vices et développeront leurs qualités, elle sera moins coûteuse et leur réservera de plus larges bénéfices : en attendant, ils ont intérêt à modifier en un sens démocratique, mais non à détruire l'organisation qui existe. Ainsi un lien économique s'ajoute aux liens patriotique, politique, intellectuel, pour attacher les uns aux autx:es, malgré des conflits inévitaW.e s et, en un sens,
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indispensables, les citoyens d'une même démocratie. Au marxisme qui prétend que tout oppose et que rien ne rapproche bourgeois et prolétaires, il convient de rappeler les grands intérêts communs au~ deux classes: une patrie indépendante, un gouvernement libéral, une large liberté de penser, une production vigoureuse et capable d'un progrès continu. · Objectera-t-on que cette communauté d'intérêts es1 toute superficielle, et qu'elle n'empêche pas la plupart des prolétaires de se plaindre et de dire : <c la vie n'a presque que des souffrances pour nous et, pour les riches, elle n'a guère que des joies? » - Nous répondrons que leur plainte, sans être irtjustifiée, n'a pas toute la légitimité qu'ils lui attribuent. Le régime qui pèse moralement sur eux, les déshérités, pèse aussi, quoique moins lourdement, sur ceux qu'ils appellent les privilégiés. Si la vie des travailleurs est souvent sombre, les bourgeois mènent une existence habituellement mesquine et pauvre en vraies joies. Les deux · classes ont beau se traiter en ennemies, il existe entre elles une solidarité morale et, particulièrement, une solidarité de souffrances. Quiconque a connu quelques riches a pu se rendre comp-te que l'existence de la plupart de ces hommes est empoisonnée par toute sorte de _ soucis, d'ennuis et de misères qui résultent de l'org~·n;.sation même aménagée en apparence pour assurer leur pl us grand bonheur. Si le riche est inactif et n'a d'autre but que de jouir, il devient très vite un blasé; non seulement les plaisirs purement égoïstes lui échappent assez promptement par la satiété qu'ils en-
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traînent, mais encore il se prive de la seule joie pleine et durable, ce sentiment fier de sa valeur personnelle qu'éprouve- l'homme socialement utile. Presque toujours le « viveur » trouve la vie plus insipide à mesure qu'il la connaît davantage, et il est rare qu'il ne meure pas dégoüté des autres et de lui-même. Que si le riche s'engage dans la vie active, s'il est industriel, banquier, ou commerçant, ses joies les meilleures et les plus intenses sont celles qu'obtient ou peut obtenir un salarié, l'ingénieur sans fortune qui fait prospérer l'entreprise dont il a la direction ou le professeur aux appointements modestes qui communique à ses élèves et sent vivre en .leur âme ses façons de penser les plus hautes. N'oublions pas, du reste, que la joie de l'action et du travail est compromise chez le capitaliste par les soucis d'une responsabilité terrible: souvent en çlanger d'être précipité des hauteurs dans les bas-fonds de la vie sociale, il lui faut vivre l'esprit tendu dans un effort sans re1âche , et l'on a pu se demander si, dans une société nouvelle où il perdrait ~es privilèges, rnais n'aurait plus la crainte de déchoir et de subir les humiliations de la -misère, le riche rentré dans la masse pour y travailler à son rang ne gagnerait pas, tout compte fait, à ce changement de condition. cc Le privilège, écrit un socialiste philosophe, opprime ceux qui en sont exclus en détournant leurs énergies au service d'autres hommes, et il déprime ceux qui en sont investis, soit en les dispensant du· nécessaire effort qui exercerait leurs facultés, _oit en les accas
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blant, dans la direction des choses humaines, d'embarras, de responsabilités et de soucis d'orgueil qui excèdent les forces de l'individu et lui retirent toute communicatiou joyeuse avec l'univers et la vie ... La pauvreté est un esclavage, et la richesse effrénée est un esclavage aussi. » On voit avec quelle évidence sc manifeste aux socialistes éclairés la solidarité moral c qui fait peser sur le bonheur des prétendus heureu x du monde les effets funestes d'un régime économiq ue si dur pour les pauvi:es : capitalistes et prolétaires sont, sous un certain point de vue, les victimes inégalement intéressantes d'.un ordre de choses dont on juge trop souvent et très faussement que les premiers sont seuls à j o:uir et les seconds seuls à sou:ffrir. Que des solidarités de toute sorte lient les deux classes ouvrière et capitaliste, c'est ce qui nous paraît démontré par les 'e fforts mêmes que tente pour sauver la thèse de l'antagonisme absolu des classes l'extrême gauche de l'école marxiste, le syndicalisme révolutionnaire. On sait que les syndicalistes traitent habituellement avec mépris le socialisme parlementaire, qu'ils déclarent incapable de rendre de réels services au prolétariat. Or, d'où vient cette sévérité manifestement injuste, sinon de ce qu'ils estiment que tom les partis, y compris le parti socialiste, sont par nature, « des organes de collaboration de classe, non de lutte de classe » ? En fait, dans notre pays, le parti socialiste intervient en toute sorte de questions qui n'intéressent pas uniquement la classe ouvrière: tantôt il se porte au secours d'un officier bourgeois illégale-
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ment et injustement condamné, tantôt il s'emploie à rompre entre les Églises et l'État des liens qui ne blessent pas particulièrement le peuple ouvrier, t;mtôt enfin il s'applique à faire voter un impôt sur le revenu qui, en distribuant avec plus de justice les charges fiscales, doit profiter surtout aux petits propriétaires et aux petits commerçants . A chaque instant sa conduite au Parlement fait abstraction des considérations de classe et s'inspire de motifs purement nationaux ou humains. Mais, par cela même que le régime parlementaire met constamment au premier plan des intérêts communs aux groupes sociaux les plus divers, il constitue la négation éclatante de l'antagonisme absolu des classes: et c'est parce qu'il se sent réfuté par la vie parlementaire de chaque jour que le marxisme extrême la nie autant qu'il peut et la traite comme une illusion . Le même effort pour masquer une réalité gênante se retrouve dans le parti pris avec lequel il glorifie l' « action directe ». Lorsque le cours des choses se poursuit normalement, les intérêts communs du prolétariat et du patronat finissent toujours, même dans les circonstances où leurs luttes sont le plus graves, par amener les deux classes à quelque point de ren• contre où se résolvent sans violence leurs conflits. Mais si les considérations qui les rapprochent l' emportent ainsi naturellement sur celles qui les divisent, que devient la th.èse de leur antagonisme fondamental et nécessaire? Pour la justifier, un seul moyen se présente, qui est de provoquer artificiellement l'état des
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choses qu'elle réclame. On excite donc la bourgeoisie
à« devenir dure », à ne plus écouter cc des sentiments humanitaires et platement démocratiques », à se dé-
livrer de cc la préoccupation maladive du devoir social »: on espère qu'une fois convaincue que les concessions dites généreuses sont simplement des cc signes de dégénérescence », elle se décidera à réaliser sa loi et à atteindre la « perfection » de son essence en faisant preuve à l'égard du prolétariat d'un égoïsme effréné et implacable. En même temps, pour être plus sûr que les capitalistes suivront ces conseils, on invite la classe ouvrière à les leur faire goûter en pratiquant sans scrupule la méthode de violence, définie comme la méthode héroïque et la seule pratiquement efficace. Lorsque surtout les bourgeois se laissent amollir par une « rhétorique » sentimentale, il convient que des grèves brutales les rappellent au sentiment de leur intérêt et de leur rôle et resti urent cc la structure des classes ii menacée de se dissoudre. Mais cette tactique même du syndicalisme révolutionnaire n'avoue-t-elle pas la fausseté du principe qu'il défend? S'il faut, en effet, exciter sans eesse l'un contre l'autre le prolétariat et le patronat, exaspérer tous les conflits où ils se heurtent, faire taire tous les sentiments qui les engagent à s'entendre et à se réconcilier, n' est-r.e pas 'parce que la lutte de classe, au sens absolu du mot, n'exprime pas la marche normale des choses ? Cette lutte, telle què les théoriciens syndicalistes la conçoivent, n'est plus qu'un idéal ·volontaire,
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qui se réalise laborieusement, grâce à une série systé. ma tique d'excitations et d'impulsions adventices; mais du même coup elle cesse d'être un phénomène fatal. Une idée qui ne passe à l'acte que sous des conditions artificielles n'est pas une idée naturellemei:it vraie. Nous n'ajouterons qu'une remarque, mais qui a son' importance : c'est que, si le marxisme avait raison d'affirmer que les deux classes sont par nature radicalement antagonistes, on ne s'expliquerah pas comment la doctriné socialiste, qui s'est constituée exclusivement en faveur des prolétaires, a pu naître et se développer en des consciences bourgeoises. On n'ignore pas que les plus éminents peut-être des promoteurs du socialisme, Babeuf et Pecqueur en France, Owen en Angleterre, Marx et Lassalle en Allemagne n'étaient pas des ouvriers manuels. Ces adversaires de la bourgeoisie étaient des bourgeois. Et, dès lors, une question se pose: si ces hommes se sont affranchis de leur milieu social, si même ceux qui ont conçu la lutte de classe se sont ar;achés aux effets naturels que devaient produire en eux leurs conditions économiques d'existence, pourquoi les autres hommes ne seraientils pas capables de la même libération? Pourquoi la plupart des bourgeois ne pourraient-ils, en s'y effor.çant un peu, concevoir l'ordre des choses du point de vue ouvrier? Pourquoi, d'autre part, les ouvriers ne parviendraient-ils pas à se placer au point cle vue bourgeois et, tout au moins, à comprendre les nécessités sociales plus ou moins durables qui ont suscité et maintia.'On,ent_!a classe capitaliste? Enfin pourquoi les uns et
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les autres ne concevraient-ils pas et ne s'appliq1.1eraientils pas à réaliser un socialisme largement humain qui , du haut de l'idée rationnelle de justice, dominerait le s catégories ou classes sociales et, les enveloppant dans son harmonie, modérant leurs conflits d'un jour, préparerait graduellement leur fusion définitive? Résumons cette discussion. Nous avons montré . d'abord que le marxisme, en opposant deux classes uniques, pose la question sociale en termes arbitrairement simples;. puis, ayant" accepté par hypothèse la question dans les termes où· il la pose, nous avons établi que le prolétariat et le patronat, s'ils ont des intérêts contraires, ont aussi des intérêts communs de tout ordre, d'ordre patriotique, politique, intellectuel, économique et moral. Rationnellement la lutte entre les deux classes ne peut être que partielle et restreinte ( et si elle se renferme en certaines limites, elle est utile, comme beaucoup. d'autres espèces de concurrence); c'est contre toute évidence que les marxistes transforment un antagonisme limité et relatif en un antagonisme radical et absolu. Nous nous croyons donc fondés à repousser le socialisme de la haine, celui qui prêche la guerre systématique des classes et glorifie la violence, et nous lui opposons un socialisme de la raison quf ne demande le progrès démocratique qu'à l'évolution normale des choses et à l'énergie réglée des hommes et qui, à travers les luttes accidentelles ou nécessaires, maintient inflexiblement les droits de la solidarité nationale et de la fraternité humaine. Le premier, étranger à tout souci de science et .de tech.
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nique comme à toute considération de sentime11t, est un sociali~me de barbares, incapable dè rien édifier et propre uniquement à faire des ravages et des ruines; le second, àla fois passionné pour l'idéal et souci~ux du réel et du possible, est un socialisme de civilisés;' aussi fécond que généreux, ouvrier d'amour, d'harmonie et de force. Le premier, partout où il pénètre, affaiblit ou dégrade la vie économique, politique e_ morale; le t second ne pourrait triompher nulle part sans exalter et ennoblir toutes les formes de la vie sociale, et sa victoire finirait par être aimée de ceux-là même qu'il aurait vaincus.
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Les mnrxistes qui se piquent de logique déduisen1 du matérialisme historique la lutte de classe et de la lutte de classe, l'antipatriotisme. Puisque, disent-ils, nos conditions matérielles d'existence déterminent toutes nos façons de sentir . et de penser, des conditions économiques contraires proyoquent entre les hommes un antagonisme radical de pensée et de sentiment, et puisque, dans nos patries modernes, tout oppûse bourgeois et prolétaires, ces patries sont des sociétés artificielles qui ne méritent pas d'être conservées ou dont il faut même hâter la disparition. Qui accepte la première thèse n'a pas le droit de repousser la seconde, et qui admet la seconde ne peut sans inconséquence se dérober à la troisième. C'est en partie parce que la négation du devoir patriotique se présente comme la conséquence rigoureuse du matérialisme historique , et de l'antagonisme absolu des classes que nous avon6 commencé par réfuter l'un et l'autre. En signalant l'erreur que ces deux principes renferment, nous avons justifié négativement le pa-
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triotisme, établi qu'il est rationnellement possible ; il nous reste à le justifier positivement, à faire voir que, non seulement il n'est pas absurde, mais qu'il exprime l'une de nos plus certaines et de nos plus-essentielles obligations. Est-il besoin de définir cette forme de l'instinct social qui constitue le patriotisme? Nul, aujourd'hui, n'ignore que l'instinct social, dans son progrès à travers les âges, a attaché l'individu succ~ssivement à des groupes de plus en plus vastes, d'abord à son clan, puis à sa tribu, ensuite à sa cité, enfin à sa nation. · Nul, non plus, n'ignore que la nation, qui est la patrie moderne, suppose deux éléments, l'un matériel, l'autre spirituel: d'une part, une certaine étendue de territoire avec toutes les richesses qù' elle produit, de l'autre, un capital moral et intellectuel, constitué par des traditions, des croyances communes, des souvenirs communs, toutes les grandes œuvres que les citoyens ont faites ensemble et dont il semble que tous bénéficient à quelque degré. Aucun de ces éléments pris à part ne suffit à constituer une patrie. Que le sol national tombe sous la domination de conquérants étrangers, et la patrie est détruite; si des traités imposés pa-r la force le diminuent, elle est amoindrie ; elle ne demeure entière que tant qu'elle garde son corps intact. Mais la patrie peut conserver son territoire et ne vivre que d'une vie incertaine et faible . Un peuple dont les membres n'auraient plus aucune pensée ni au rune espérance commun!) ne contmuerait d'être qu'en apparence ; SOI\ ~~l!l étant anéântie, il Qe lui
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resterait qu'un corps tout prêt à se décomposer. Une patrie existe surtout dans la mesure où les citoyens s'aiment et l'aiment : la proportion changeante de leurs motifs d'union et de leurs motifs de discorde fixe le degré de vie qui lui appartient. Si donc il n'y a de patrie que par l'association de deux facteurs analogues à ceux qui composent le corps vivant, c'est le facteur spirituel qui, dans la société comme dans l'individu, importe le plus : un savant mutilé par une expérience de laboratoire ne cesse pas d'être lui-même tant que son esprit n'a rien perdu de sa pénétration et de sa force ; une nation à laquelle une guerre malheureuse a arraché une de ses provinces n'est pas profondément atteinte tant que les fils qu'on a séparés d'elle la regrettent et que ceux qu'elle a gardés la servent avec passion. Mais la définition même de la patrie, telle que nous venons de la rappeler, soulève un des problèmes les plus redoutables de ce temps : si la patrie se compose d'un certain bien matériel et d'un certain bien moral, n'y a-t-il pas des hommes qui, ne participant ni à l'un ni à l'autre de ces biens, sont étrangers à la patrie et, par cela même, affranchis du devoir de patriotisme? Un Français riche et instruit a incontestablement des raisons d~aimer la France qui manquent à son compatriote indigent et inculte. Non seulement sa fortune, que protègent les forces défensives de la société, lui assure, avec des satisfactions ~atérielles que le prolétaire ne peut juger méprisables, une indépendanco et une liberté d'action qui sont d'un prix
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infini; mais encore la France, par ses chefs-d'œuvre de toute sorte, procure à son esprit cultivé des joies esthétiques, scientifiques, philosophiques, que ne connaissent d'ordinaire ni le paysan d'Auvergne, .ni le pêcheur 'de Bretagne, ni le mineur d' Anzin. Les théâtres, les musées, les châteaux historiques, les cathédrales, les beautés de l'art français et du paysage français, les grands souvenirs de notre histoire, les monuments de notre littérature, les hautes et fines pensées de nos moralistes lui ouvrent des sources toujours disponibles de satisfaction délicate. Il n'y a donc aucun paradoxe à soutenir que ses fautes contre le patriotisme sont plus impardonnables que celles de tout autre. Mais peut-on légitimement prétendre que l'obligation patriotique ne pèse que sur lui seul ? Et devons-nous tenir pour valable l'argument par lequel le· syndicaliste révolutionnaire se libère aujourd'hui de tout devoir envers la patrie : « Le patrimoine mo- ~ ral de mon pays n'existe pas pour moi, puisque l'éducation qui me permettrait de le goùter et d'en jouir m'a été refusée, et je ne possède, non plus, aucune parcelle du sol national et de la richesse nationale, c'est-à-dire aucune des conditions matérielles qui peuvent rendre la vie désirable et bonne sur la portion de la planète que j'habite. Exclu de tout ce qui forme une patrie pour les riches, peut-on exiger\jue je sois patriote? » L' exigence ne se justifierait pas, en effet, si le prolétaire. était un étranger dans sa patrie et si l'on pouvait dire de l'ouvrier français, par exemple, qu'il ne
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perdrait rien le jour où une guerre malheureuse lui ôterait sa nationalité. Mais c'est ce qu'aucun homme réfléchi n'admettra. D'abord la patrie est présente et vivante en chaque travailleur français sous la forme d'un type .national que l'ennemi victorieux s'applique- rait à détruire par orgueil et par intérêt, pour faire triompher son génie propre et pour assurer sa domination. Si l'on a justement contesté l'idée autrefois populaire de races primitivement distinctes, aux traits organiques et psychologiques fixés pour toujours, il existe à coup sûr des individualités nationales que les siècles ont lentement constituées et qu'il est impos~ible de confondre les unes avec les autres. Le Français ne se distingue-t-il pas nettement de l'italien, de }'Espagnol, del' Allemand, del' Anglais? Pour rappeler quelques traits d'une psychologie des peuples aujourd'hui classique, le Français est sociable, prompt à la sympathie, communicatif, aisément ent~ousiaste, théoricien hardi, enclin à la critique et à la raillerie, épris d'idées claires et simples, doué d'un faible sens politique, capable d'un grand courage, mais peu ferme et peu constant dans ses desseins. Comment nier qu'il diffère singulièrement de l'italien prudent, circonspect, ~ouple, apte à maîtriser ses passions les plus ardentes, habile aux transactions et aux compromis, attentif à toutes les réalités positives, ou de !'Espagnol orgueilleux, hautain, chevaleresque, loyal, sobre et dur pour lui-même,, d'une volonté raide et souvent impitoyable? Ne préserite-t-il pas des différences aussi saillantes avec l' Allemand à la sensibilité lente et lourde, mais
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forte et profonde, à l'intelligence à la fois 1 'éa1istc et idéaliste, aimant à réconcilier les contraires, admirant la force et goûtant passionnément le rêve, minutieux dans son ll'avail et aventureux clans sa pensée, pourvu d'une volonté qui aisément se discipline et obéit au devoir eomme à une consigne sévère et haute? Enfin le Français ne forme-t-il pas contraste avec l'Anglais flegmatique, maître de lui, indépendaut et original, ne comptant que sur lui-même ou sur des associés librement choisis, utilitaire intrépide et perséwiérant, plus attentif au fond qu'à l'apparence des choses, goûtant le confort plus que le luxe, plus attaché aux observations précises qu'aux vastes synthèses spéculatives, n'observant et ne pensant que pour agir? Tous ces traits que chaque peuple présente dans son élite sociale se retrouvent en sa classe ouvrière. L'ouvrier français a l'esprit clair, avisé, malin, irrespectueux de - Voltaire: « On n'entre jamais ici dans un atelier sans inquiétude, dit Taine; fussiez-vous prince et brodé d'or, ces gamins en manches sales vous auront pesé en une minute, tout gr.os monsieur que vous êtes, et il est presque sûr que vous leur servirez de marionnette à la sortie du soir. » Ce trait de caractère .n'empêche pas notre · ouvrier d'être à ses heures, comme Voltaire lui-même, capable de ,dévouement à de pures idées abstraites: liberté, tolérance·, Justice. Avec les mêmes qualités il a les mêmes défauts que !es représentants les plus illustres de notre esprit national: il est trop souvent irrespectueux ou enthousiaste sans réflexion et hors de propos.
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Les diI.rnrenceii qui existent entre l'esprit de l'ouvrier français et celui del' ouvrier anglais ou allemand sont si profondes qu'elles éclatent jusque dans les délibérations de leurs congrès internationaux. :Même quand ils adoptent en ap1)arence le même programme, ils le conçoivent divëI·sement, ils appliquent à la poursuite du but commun des méthodes différentes, ils ne pensent ni n'agissent de même façon. C'est donc que l'âme nationale vit chez l'ouvrier et qu'il ne peut pas plus se 1éparer de sa patrie que d'une portion de lui-même. Il 11' ensuit que, le jour où la patrie appelle tous ses fils, prolétaires ou capitalistes, à la défendre contre un autre peuple qui voudrait la soumettre par la force à ses lois, à ses usages, finalement à sa langue et à son génie mème, c'est une réalité qui leur est intime qu'ils sauvent en la sauvant. L'ouvrier ne possède pas seulement une patrie comme représentant d'un certain type mental et moral ; même au point de vue économique il n'a pas le droit de dire qu'il est un étranger dans sa nation. Ses courtisans lui répètent souvent que toutes les œuvres qui s'accomplissent dans la société sont les produits de son effort, · qu'il est le créateur de toute la richesse natioBale. L'affirmation n'est pas exacte, car on n'a pas le droit d'omettre ou de juger négligeable le travail de direction des capitalistes et des entrepreneurs, ni le travail de production des savants, qui ne sont pas exactement des prolétaires. Ce qu'on ne peut nier, c'est que rien ne se fait sans l'ouvrier, et qu'il met sa marque sur toutes les œuvres auxquelles il collabore;
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tle s()rte que la i)toduction nationale est, en grande partie, l'effet et l'image de ses aptitudes et de ses talents. Nul ne soutiendra qu'un artiste, même pauvre, est un é~ranger dans une patrie dont il contribue à accroître le patrimoine et même à préciser, sous un certain aspect, la physionomie intellectuelle. Or des ouvriers de catégories diverses ~ont ou peuvent être des artistes. Graveurs et ciseleurs, -dessinateurs des industries d'impression, peintres sur émail, ébénistes et menuisiers en meubles, fabricants d'instruments de précision ne sont-ils pas souvent des hommes d'un très réel talent? Qui pe s'est rendu compte, devant la beauté de certaines grilles en fer forgé, qu'il n'est pas jusqu'au travail en -apparence ,~lgaire de la forge qui ne mette parfois en œuvre des facultés raffinées? Le progrès même de la grande industrie parait tendre à exiger de plus en plus de l'ouvrier des qualités personnelles, loin de les rendre inutiles, comme on l'a cru quelque temps. « Aujourd'hui, écrit un ingénieur syndicaliste, M. Sorel, no~s sa1Tons qu'il faut à la machine un ouvrier supérieur, capable de travail très qualifié, qui puisse suivre des mouvements très rapides et très délicats, qui ait à dépenser plus d'attention que de force . . Ce travailleur peut encore être appelé un bras, puisqu'il ne possède que sa force de travail ; mais c'est un bras mô. par une volonté singulièrement tenace, éveillée et prévoyante. Il n'est p!-• comparable -43 qu'à l'artisan-artiste, qui n'avait jama,s été qu'une except:on. » Les ouvriers se font donc inju.stice à eux'°-~mes lorsqu'ils déclarent qu'ils n'ont pi 1o d,e patrie :
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la patrie vit en eux, par le génie national si manifeste en leurs manieres d'être, elle vit par eux, par toutes les œuvrcs qu'ils produisent, et reçoit de leurs qualités et de leUTs talents une grande partie de son originalit[Dans un de ses livres, M. Bouglé raconte que, comme il se promenait dans une grand e ville avec urt ouvrier ajusteur d'une fabrique de cycles, son compagnon lui montra une automobile qui filait vivement et lui dit avec fierté : << Elle sort de chez nous, celle-là, elle est solide. » Eh bien! le pays en son ensemble n'est-il pas un atelier immense d'où ne sort aucun produit où les ouvriers ne puissent reconnaître l'effort de leurs bras et de leur intelligence? Comment donc ne seraient-ils pas chez eux dans ce grand laboratoire national? S'ils influent comme producteurs sur la vie de la nation, ils influent également sur elle comme consommateurs. A mesure que s'élèvent leurs salaires, ils se procurent, non seulement les objets nécessaires à la vie, mais un nombre croissant d'objets de luxe ; et leurs goô.ts déterminent la façon dont tous ces objets sont produits. Ces goûts se font sentir jus-que dans les domaines qui paraissent devoir leur échapper, et contribuent à fixer la direction que suit l'activité intellectuelle et esthétique de la nation. Ils impriment à la littérature son orientation générale, puisque le livre, le roman, le théâtre, se règlent sur les goûts de 1 la majorité des lecteurs ou auditeurs. Leur lction s'exerce assurément sur la pensée des moralistes, car n'est-il pas visible, pour prendre un exemple récent,
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que, si une morale solidariste s'est constituée et a obtenu un certain crédit parmi nous, c'est surtout parce que le te,me de solidarité est populaire dans la classe des travailleurs manuels ? Parfois cette action est invisible sans cesser d'être réelle. M. M~terlinck a très bien indiqué, dans le Temple enseveli, comment une dépression ou une exaltation de la pensée obscure de _ masse agit sur la les dispositions morales et la vigueur intellectuelle du poète et du philosophe. cc Aucune idée~ écrit-il, ne s'allume sur les sommets si les innombrables et uniformes petites idées de la plaine n'atteignent un certain niveau. En bas, on ne pense pas avec force, mais on y pense en.nombre, et le peu qu'on y pense acquiert une influence en quelque sorte atmosphérique. Cette atmosphère est hostile ou salutaire à ceux qui se hasardent sur les_pics, au bord des précipices, à la pointe des glaciers, selon qu'elle est plus ou moins lourde ou plus ou moins légère, plus ou moins chargée d'idées géné- reuses ou d'habitudes et de désirs grossiers ... Le paysan qui, le dimanche, au lieu de s'enivrer au cabaret, reste paisiblement à lire sous les pommiers de son verger ; l'ouvrier qui, plutôt que de remplir les rues de chants obscènes ou idiots, va se promener dans la campagne ou contempler le ·coucher du soleil du haut des remparts, on peut dire qu'ils apportent une aide anonym:e et incô.nsciente, mais considérable, au triomphe de la plus grande flamme humaine » ou, plus précisément, à la victoire 4,u plus ha1,1,1jçléal que conçoive l'_ éli!,e. de leur race;:
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Ainsi les ouvriers out une patrie à titre d'hommes d'un certain type et à titre ·de producteurs et de consommateurs. Ajoutons qu'Îls ont une patrie aux yeux de l'historien comme à ceux du psychologue et de l'économiste. Cette nationalité à laquefle ils appartiennent a été voulue ou, tout au moins, consentie par leurs ancêtres à un moment déterminé de l'histoire. Admettons que le sentiment national populaire soit presque toujours l'effet plus que la cause de la constitution des nationalités, et que parfois même cet effet ne se manifeste avec force que longtemps après sa cause. Renonçons, s'il le faut, à faire remonter le patriotisme français à l'héroïsme du grand Ferré et de Jeanne d'Arc : le grand Ferré, nous dit M. Seignobos, était un paysan qui défendait son village ravagé par des bandes au service du roi d'Angleterre, comme il l'eût défendu contre des soldats soudoyés par le roi de France, et Jeanne d'Arc, que les traditions de Domrémy rattachaient au roi de France et à Reims, obéissait moins à une pensée proprement nationale qu'au sentiment qui animait les Armagnacs contre les Bourguignons. Ce qui est certain, c'est que, pour une raison ou une autre, un mome:t?,t vient dans l'histoire d'un grand pays où le peuple paysan et ouvrier prend conscience de sa nationalité, l'aime, s'y dévoue et, par ses sacrifices, décide g.e la destinée qu'elle se fera da_ns le monde. A partir de 1789 rien de grand ne se fait en France sans qu'y participent le cœur et la volonté des classes pauvr- L'histoire entière de la Révolution est celle es.
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de notre prolétariat aussi bien que de notre bourgeoisie : les deux classes confondues célèbrent avec 1;me égale allégresse la fête de la Fédération et, quand les rois d'Europe veulent dicter la loi à la' France, c'est d'u~ même effort qu'elles brisent et refoulent l'invasion. Les guerres de l'Empire n'ont pas été l'épopée d'un homme ou d'une classe, mais celle de tout . un peuple, et, en 1815, au moment oû succombe définitivement l'Empire, ce sont les ouvriers parisiens qui s'obstinent jusqu'à la dernière heure à vouloir sauve-r à la fois l'indépfmdance compromise de la patrie et les principes menacés de la Révolution. En 1830 les trois journées qui renversèrent la monarchie antilibérale de Charles X virent le peuple ouvrier au premier rang des combattants, et l'on n'a pas oublié l'éclatant hommage que lui rendit Barbier, le poète de la Curée : Oh 1 lorsqu'un lourd' soleil chauffait les grandes dalles Des ponts et de nos quais déserts, Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles Siffiait et pleuvait par les airs; Que dans Paris entier, comme la mer qui monte, Le peuple soulevé grondait, Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte La Marseillaise répondait, Certe, on ne voyait pas, comme au jour où nous sommes, Tant d'uniformes à la fois; C'était sous les haillons que battaient les cœurs d'hommes, C'étaient alors de sales doigts Qui chargeaient les mousquets e_t renvoyaient la foudre; C'était la bouche aux vils jurons Qui màchait la cartouche el qui, noire de poudre, Criait aux citoyens: Mourons 1
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De même la Révolution de février I 848 est l'œuvre commune du prolétariat et d'un groupe de bourgeois républicains, et celle du 4 septembre 1870 s'opère sous la pression de la classe ouvrière parisienne qui veut en même temps se délivrer d'un régime politique qu'elle hait et arracher une patrie qu'elle aime aux violences de l'invasion étrangère. Ainsi, depuis plus d'un siècle, il n'est pas un événement important de notre histoire, pas un acte essentiel de notre vie sociale où n'intervienne d'une façon décisive le prolétariat. Le prolétariat français n'a donc pas le droit de renier li France moderne, car elle est aux trois quarts son œuvre, comme en plus d'une de nos provinces la terre ellemême, selon !.ajuste remarque de Michelet, e1,t l.a création du paysan. Qu'importe, objecteront sans doute les antipatriotes, que nous soyons liés étroitement à la patrie par l'action qu'elle exerce sur nous et par l'action que nous exerçons sur elle, si les conditions d'existence qu'elle ~ous fait nous ôtent les biens positifs auxquels nous avons droit? Qu'importe qu'elle soit presque entièrement notre œuvre si nous ne recueillons pas la juste récompense des énergies que nous avons mises et que nous mettons à son service ? Si son organisation sociale nous dépouille de la part qui nous revient, ne nous est-il pas permis de dire qu'elle nous traite en étrangers? Certes, répondrons-nous, la justice /sociale n'est pas actue_l~ment réalisée et elle ne le sera pas demain, l elle nè le sera sans doute jamais complètement, car elle ne pourrait l'être que si tous (hypothèse in vrai-
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semblable) adop Laiént une définition exactement identique de la justice et si ( supposition plus invraisemblable encore !) tous conformaient leur conduite aux exigences de la définition commune, c'est-à-dire s'ar~ rachaient assez énergiquement à l'influence prédominante des sentiments égoïstes et des illusions d'amourpropre pour juger et · traiter leurs intérêts et leurs droits et les intérêts et les droits des autres en spectateurs absolument impartiaux. Comme nous sommes pratiquement réduits à faire usage d'une idée de justice qui, même si elle est incontestable en droit, ne laisse jamais d'être contestée en fait par quelques-uns et qui, en tout cas, ue peut s'appliquer que par approximations grossières à la complexité et à la mobilité du réel, tout ce qu'une société peut faire pour mériter l'affection et le dévouement de ses parties les moins favorisées, c'est d'orienter ificessamment ses institutions et ses coutumes vers l'idéal de justice que conçoivent ses membres les plus éclairés et les plus intelligemment généreux. Or, il nous semble qu'aucune des sociétés démocratiques actuelles ne méconnaît ce devoir . . La démocratie ne donne pas à tous, il est vrai, la possession d'un morceau du sol, mais elle rend la propriété accessible aux plus actifs, aux plus habiles et aux plus prévoyants ; elle augmente le nombre del! petits propriétaires et des capitalistes modestes, ainsi que nous en avons, une autre fois, relevé l'aveu chez M. Bernstein; et, en même temps, elle permet à la grande masse des travailleurs d'élever le taux de ses salaires aux dépem de -la rétribution sans ce,se amoin-
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drie du capital. Al' époque la loi interdisait la coalition entre ouvriers, elle livrait les travaill eurs isolés à la merci des entrepreneurs, qui cherchaient à obt enir la plus grande somme de travail au prix le plus bas et qui, en temps de crise, ne demandaient qu'à la réduction du salaire le moyen de se soutenir; et par là s'. explique la condition très dure qu'a subie le prolétariat pendant la premi~re moitié du dix-neuvième siècle. Mais depuis que la démocratie a armé le prolétariat du droit de coalition, il peut presque toujours dicter au patronat ses exigences légitimes, et c'est pourquoi le développement des syndicats produit une élévation générale des salaires, comme il rend les crises mêmes de l'industrie moins douloureuses pour l'ouvrier. Appuyé sur une forte organisation syndicale, le haut salaire une fois établi résiste énergique~ent aux efforts faits pour le réduire et devient, en quelque sorte, incompressible: c'est sur d'autres éléments de la production que le patronat doit faire porter la réduction de ses frais généraux et, s'il n'y réussit pas, il faut qu'il se résigne à recevoir un moindre bénéfice ou à disparaître. Ainsi la liberté syndicale modifie profondément l'organisation capitaliste au profit de l'ouvrier: elle le met en mesure de maintenir le prix de son travail en période critique et de l'élever progressivement en .temps normal, sans qu'on puisse dire que cette hausse graduelle des salaires est apparente et non effective, car les statistiques prouvent qu'elle dépasse de beaucoup, depuis cent ans, l'accroissement simultané du coût moyen de la vie. Peut-être les ouvriers n'gn\-ils pas
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profité autant qu'il eût été souhaitable de ces con<litions meilleures, mais à qui doivent-ils surtout s'en prendre, sinon à eux-mêmes, à leur imprévoyance, à leur intempérance, à leur indiscipline, aux défauts que trop souvent on leur connaît? Le tiers état n'est devenu souverain qu'après avoir mérité de l'être; le prolétariat, qui se donne comme son remplaçant futur, doit imiter son exemple et, comme lui, conquérir le pouvoir à force d'énergie et de raison; mais qu'il ne dise pas d'une société qui, sans lui faire le don imposp sible d'un bonheur tout fait, lui fournit les libertés nécessaires à l'accroissement de son bien-être et de sa force, qu'elle le traite en marâtre implacable et l" dispense par ses injustices de toute obligation, même du devoir de la défendre contre la tentative de meurtre d'un souverain étranger. On vient de voir que les arguments invoqués par les antipatriotes ne résistent pas à l'examen, que la formule de Marx: « le prolétaire n'a pas de patrie » est une formule fausse, surtout en régime démocratique, et quel' organisation sociale présente n'autorise aucune classe à se libérer du devoir d'aimer et de servir la nation dont elle fait partie : le patriotisme est une obligation universelle. Mais aussitôt un autre problème se pose: comment convient-il d'entendre cet amour de la patrie ? Si le patriotisme est un devoir qui ne comporte d'exception pour personne, faut~il juger également qu'il n'admet aucune condition ou, en d'autres termes, faut-il l'ériger en devoir absolu qui ne sup: porte pas cl' être examiné et discuté?
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C'est ainsi que l'entendent d'ordinaire les nationalistes de tout pays : ils font du patriotisme un culte qui réclame la piété du cœur et repousse l'examen de la raison. cc La patrie, disent-ils avec le colonel républicain Charras, est comme une mère; on lui doit tout, et elle ne nous doit jamais rien. » Toute réflexion qui s'applique à l'idée de patrie pour en déterminer la valeur leur apparaît comme une manifestation d'impiété: on ne s'occupe, d'après eux, à définir et justifier la patrie que lorsqu'on a cessé d'être patriote, comme l'individu qui cherche à savoir pourquoi il aime telle personne a cessé de l'aimer vraiment. <c Point de raison, c'est la vraie religion ,cela », affirmait jadis un théologien : tel serait aussi le vrai patriotisme ; et en effet, nous dit-on, si nous aimons la patrie pour des raisons, ces raisons ne pourront manquer sans faire tomber notre amour; notre d_ évouement à notre pays, s'étant associé et subordonné à certaines exigences sociales, politiques ou religieuses, fléchira ou périra si elles ne sont pas satisfaites; bref, notre patriotisme. devenu rationnel, sera devenu du même coup conditionnel et, par suite, instable et incertain. Osons reconnaître que, si le risque est réel, nous ne pouvons l'éviter. La morale laïque, ne relevant que de la raison, mentirait à son programme et se convain,. crait elle-même d'impuissance si elle dérobait une seule idée au libre jugement de l'esprit. Elle ignore les notions sacrées; ou du moins elle n'en admet de telles qu'après réflexion et contrôle. D'ailleurs, c'est inutilement qu'~l_le se désavouerait et se trahirait en
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élevant certaines idées au-dessus de la discussion : elle ne ferait, de nos jours, que l_ rendre plus suspectes es et les condamner à l'épreuve d'un examen sans bienveillance. Comme l'a très bien dit M. Boutroux · dans une étude sur le Devoir militaire, si c'est une loi de nature que l'homme débute par l'action instinctive, « c'est une loi aussiqu'unjour vient où il réfléchit sur cette action, et ne consent à y persévérer que si son instinct se montre d'accord avec sa raison ». Il en résulte que, dans un pays où se sont généralisées les habitudes de libre critique, le patriotisme ne peut durer désormais que si la raison le justifie. Ceux-là donc lui font le plus grand tort qui prétendent le retenir d~ns la sphère des inclinations aveugles, comme s'il ne pouvait paraître à la lumière de l'analyse sans s'évanouir. Et ils le compromettent de la façon la plus illogique, car ils sont les premiers à soutenir que 1e patriotisme n'est pas un préjugé, qu'il se fonde en raison, . et qu'à mesure qu'on connaît mieux ses effets et ses causes, on aperçoit plus clairement _ nécessité et sa sa beauté. Que s'ils déclarent qu'il faut écarter le libre examen de l'idée de patrie parce que le libre examen est toujours le signe d'un sentiment qui s'affaiblit, nous répondrons que cet argu~cnt g~néral est faux, car le libre examen peut résulter d'un enrichissement de l'âme et d'un effort de l'homme pour accorder ration- · nellement un sentiment ancien resté très vigoureux avec des sentiments nouveaux qu'il vient d'acquérir. S'ils jp~istent et disent qu' « il y a des devoirs_qu'_ J! o
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ne remplit pas ou qu'on remplit mal dès qu'on les discute», nous répliquerons que cela est vrai sans dout e, mais que, quand les devoirs ont l'évidence de l'obligation patriotique, il n'est pas inutile de les examiner ~ne bonne fois pour en reconnaître pleinement l'autorité et pour n'avoir plus à les discuter ensuite, à l'heure où ils demandent un sacrifice. Enfin c'est un fait regrettable peut-être, mais certain, que le patriotisme est pour presque tous les Français d'aujourd'hui conditionnel et relatif. Des exaltés peuvent prononcer cette phrase que nous devons tout à notre pays et qu 'il ne nous doit rien, aucun homme réfléchi et sincère ne la tient pour vraie. Même les conservateurs sociaux refusent (et très justement, selon nous) d'admettre que 1a patrie n'est pas tenue de respecter leurs croyances et qu'elle peut légitimement exiger qu'ils renoncent à leur religion. Il en est même parmi eux qui n'admettent pas ( en quoi ils se trompent) qu'elle ait le droit de régler selon sa conception de la justice l'impôt qu'elle prélève sur leur fortune, et qui, dès qu'èlle menace d'accroître leur part des charges publiques, n'éprouvent aucun scrupule à la trahir économiquement en faisant émigrer leurs capitaux. On ne peut donc contester sans hypocrisie que les civilisés en général, et particuliè~ement les Français soumettent à certai nes conditions l'obligation du patriotisme et assignent u1 1 limite aux sacrifices qu'elle impose. Mais un devoir conditionnel n'est pas un devoir incertain. La relativité des lois de la science n'ôte rien à leur certitude ; de même les règles de la moral\. 18
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peuvent être relàtives et tout ensemble incontestables pour tout homme de bonne foi. Or il est parfaitement certain que l'homme ne peut développer ses facultés les plus hautes que dans la société, et il est non moins èertain que la vie sociale exige actuellement entre la famille et l'humanité ce groupement intermédiaire que antipatriotes euxconstitue la patrie. Les socialistes _ mêmes déclarent absurde le .r êve d'une humanité unifiée sou& la direction d'une <c bureaucratie planétaire », et ils se représentent la Terre, dans l'avenir, comme une fédération de groupements autonomes. Seulement ils croient avec certains économistes, et notamment, avec M. de Molinari, que les groupements futurs se constitueront d'après des convenances économiques et ne ressembleront pas aux patries actuelles, telles qu'elles sont sorties du hasard des conquêtes. Or, même si l'on admet que leur hypothèse peut n'être pas absurde quand on l'applique à l'humanité du xxx• siècle, il est sûr que les conditions où vit l'humanité actuelle lui refusent toute possibilité de réalisation immédiate ou prochaine. En effet la plupart des grands peuples modernes se montrent passionnément attachés à leur forme d'existence nationale. Pour quelques-uns la constitution de la patrie est un rêve caressé pendant des siècles et qu'ils viennent à peine de réaliser. Au moment où, à travers tant d'épreuves et de sacrifices, ils ont enfin pu s'élever à .une forme supérieure de vie sociale si longtemps et si ardemment souhaitée, espére-t-on les décider à abandonner leur idéal atteint, à détruire la maison que
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leur ci:cu a\i.at bâtie? A-t-on l'illusion qw.11, 1i 1~1 Fran. çais renonçaient à la France, les Italiens renonceraient à la patrie italienne et les Allemands, à la patrie allemande ? Ou bien a perçoit-on à quelque signe que le noble orgueil du peuple anglais, nourri de tant de siècles de gloire, est -aujourd'hui désabusé de luimême et comme disposé au suicide? Alors que l'instinct national fait preuve d'une énergie exceptionnelle en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne, en Italie, au Japon, chez toutes les nations fortes et dans la mesure même de leur force et de leur influence sur le-11 de1tinée11 du monde, un peuple qui pratiquerait l'antipatriotisme serait aussi stupide que lâche, et se ferait justice à lui-même en disparaissant, sous le regard méprisant des autres, d'une civilisation que aa préaenco souillerait. Certea, les peuples comme les individui doivent prendre certaines initiatives sans attendre l'exemple d'autrui. Nous n'érigeons pas en loi la maxime vulguire qu'une nation est obligée d' « accepter lea termes de la concurrence vitale tels que le siècle les a tracés », et de soumettre toutes les manifestations de sa personnalité aux idées qui gouvernent le monde. Sous la loi de cette hétéronomie absolue aucun progrès ne se réafü.erait dans les relations entre les peuples, ~t les antipatriotes observent avec raison que la France n'aurait pas accompli la Révolution de 1789 si elle avait attendu, pour se mettre à l'œuvre, que le reste de l'Europe se libérât du régime féodal. Mais les initiatives nationales, comme le6 initiatives individuelles, ne sont légi-
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times que sous deux conditions, la preuiière, qu'elles aient des chances sérieuses de succès, la seconde, qu'elles répondent à un idéal vrai. Or nous savons déjà que l'initi~tiye d'un mouvement antipatriotique serait aujourd'hui·condamnée à rester sans écho, et nous pouvons ajouter que, si elle se propageait et se généralisait dans l'humanité, elle exprimerait un recul et non un progrès de la civilisation·. Que nous propose-t-elle, en effet? De n'admettre entre les hommes que des groupements réglés par les coïncidences de l'économie. Or jamais de grandes sociétés ne- se sont fondées sU:r de simples convenances de bien-être ,jam ais une forte vie sociale ne s'est exactement modelée sur la vie économique : dans toutes les parties du monde et à toutes les époques de l'histoire, les cités et les empires ont vécu de quelque idéal, religieux ou autre, qui ne se confondait pas avec l'intérêt. Même au début de la civilisation, en Égypte, en Chine, dans l'Inde, les sociétés ont eu d'autres soucis que de satisfaire des appétits et d'éviter des souffrances physiques : . dès que l'homme· a commencé à réfléchir, il a dé.passé la catégorie de l'utile, élevé sa pensée au-dessus de ses besoins. De nos jours, la patrie ne répond peut-être à aucune nécessité économique visible, ne se fonde sur àucune raison d'utilité apparente 1 ; mais c'est précisément ce qui la rend digne
I . Elle a pourtant son utilité économique profonde. Ne réalise-t-elle pas les conditions très complexes de la haute culture scientifique qui, directement ou indirec tement, provoque ou favoris e le progrès indus,\rid? . . . --
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d'être conservée et d'être aimée. · Elle est une réalité idéale qui subsiste surtout par le désintéressement de ses membres et qui se justifie par le désintéressement même qu'elle provoque. Sans aucun recours au surnaturel, sans aucun sacrifice demandé à nos facultés les plus précieuses, elle fait l'office d'une religion. Comme la religion ùnit tous les éléments de culture qui s'adressent à l'intelligence, au cœur, à l'imagination, la patrie telle que la conçoit la piété civique est une vivante synthèse d'actions et d'œuvres nobles qui donnent un sens élevé à la vie de celui qui la contemple et y participe. Le jour où disparaîtrait ce reste d'idéalisme synthétique et concret, la vie sociale serait singulièrement abaissée et dégradée, et comme la vie sociale réagit profondément sur la vie individuelle, l'homme ordinaire perdrait, avec le sens de ce qui est désintéressé, toute dignité et toute grandeur. L'antiquité, dit Renan, a exprimé en un mythe remarquable la destinée nécessaire des hommes qui soumettent ainsi à des considérations exclusivement économiques les arrangements de leur existence privée et collective. « Elle rêva d'un peuple d'Atlantes, issu du commerce des dieux et des hommes, vivant heureux par l'industrie et doués d'une prodigieuse habileté pour les travaux manuels. Ce qu'il y avait de divin dans leur origine empêcha quelque temps le-ur bonheur tout profane de dégénérer en nullité; puis, l'élément divin s'affaiblissant peu à peu, ils tombèrent au-dessous de l'homme. Jupiter balaya cet insignifiant petit m·o!lde, et il n~en resta qu'u~ _ océan boueux où
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les de rn.ilires tra,ees de 0eltc activit-é f'riTQlt f-.«,n t ensevelies. » Ainsi la patrie se justifie, d'abord comme une nécessité historique actuelle , ensuite comme la condition d'une entente idéaliste de la vie sociale et, par cela même, c~mme la condition de la civilisation la plus haute. Ajoutons qu'elle rend possible, avec la civilisation la plus haute, la civilisation la plus riche. En effet les différentes patries ne se ressemblent pas, et elles ont toutes leur valeur propre. Nous ne dirons pas, comme on le fait souvent, que chacune a sa mission dans _l'humanité, l'une· étant la patrie des beaux arts, une seconde de la science, une troisième du droit, une quatrième de la philosophie, et ainsi de suite: cette division du travail international, imaginée selon certaines vues de finalité transcendante, n' a jamais existé et n'existera sans doute jamais. Lavérité est que tous les peuples civilisés exercent simul~ tanément toutes les activités d'un ordre supérieur, qu'ils sont à la fois savants, artistes, juristes, philosophes, et qu'ils ne diffèrent que par la quantité et la qualité de l'effort consacré par chacun aux différents éléments de la culture humaine. Mais de ce que ·chaque patrie ne se borne pas à réaliser une face unique de l'humanité et qu'elle en présente, plus ou moins ~ccusés, tous les côtés divers, il n'en faut pas · conclure que l'œuvre qu'elle fait dans le monde n'est pas infiniment précieuse en sa complexe et mobile ~riginalité. Quoi de p1ijs pe!sonnel ~t de pl_ s ya.rié que la civiu
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füation d'un grand peuple pour qui la !luit dans toute l'étendue de son histoire ou même l'observe à l'un des moments de son devenir? Taine disait que les mêmes tendances de l'esprit français se marquaient, au xvn• siècle, dans une règle de méthode prescrite par Descartes, dans un raisonnement théologique -de Malebranche, dans un précepte de versification, de Boileau, dans une charmille de Versailles, dans llne ordonnance de Colbert; mais, lo:i:squ'il voulait définir par leurs traits communs et solidaires les principales œuvres du xvn• siècle, il n'aboutissait qu'_ une forà mule très incomplète, parce qu'il ne tenait pas compte de toutes les œuvres princi"pales et qu'il ne respectait pa!! assez l'originalité de chacune. Malgré ses erreurs peut-être inévitables, la tentative de Taine répopdait à une pensée juste, et il faudrait essayer comme lui de se faire une représentation d'ensemble de chacune des époques successives de notre histoire pour concevoir approximativement, d'après ses œuvres diverses et changeantes, le génie toujours mouvant et incomplètement réalisé de la France. Au xvm• siècle un conte de Voltaire, une comédie de Marivaux, une toile de Watteau, un meuble Louis XV, un article philosophique de !'Encyclopédie présentent un nouvel aspect de la civilisation française, et, au XIX°, un drame de Victor Hugo, un roman de George Sand, un récit historique de Michelet, une peinture de Delacroix, une étude philosophique de Jouffroy sur le problème de la destinée humaine, marquent un autre moment et o manifestent d'autres traits de la même civilisati_ n .
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Nul ne sait exactement ce qu'ont de semblable sous leurs différences et de différent à travers leurs ressemblances les manifestations essentielles de notre génie national à chacune des étapes de sa carrière ; mais il est ·sûr que ce génie se révélerait merveilleusement fécond et riche à celui qui aurait pu en étudier toutes les productions notables à tous les moments de son existence passée. Ceux-là n'ont donc pas à craindre de se rétrécir l'esprit et le cœur qui veulent avapt tout connaître, comprendre et aimer cette fraction d'humanité qui est leur patrie: le patriote intelligent qui approfondit son patriotisme se donne à lui-même un objet presque infini d'étude, de méditation et d'amour. Aussi c'est une grande pitié d'entendre dire à des hommes qui ont à peine l'idée la plus vague de ce qu'est la France qu'ils ont dépassé l'étroit point de vue sous lequel il leur serait possible de l'aimer. Et cette pitié _ s'accroît - quand elle ne fait pas place à la colère - chez celui qui sait que ces hommes ont une i<lée encore plus pauvre de l'humanité que de la France et que leur prétendue religion humanitaire, vide de tout contenu positif, n'est en réalité qu'une n.égation, la négation même dé cette patrie que leur pensée croit dominer de très haut et au-dessous de laquelle elle. reste infiniment. En définitive l'honnête homme réfléchi aime sa patrie, non seulement par instinct et par sentiment, mais par raison, parce que c'est dans la patrie et par elle qr.'il peut réaliser mora!,!.inen? .sa nature d'être so-
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ci able et participer à l' œuvre de la civilisation dont chaque peuple est un agent original. En rattachant ainsi son affcction pour sa patrie à des conditions générales et hautes qui lui donnent, avec plus de noblesse, plus de force, il évite de la faire dépendre de ces conditions particulières qui sont dangereuses pour le patriotisme, même lorsqu'elles répondent à des sentiments généreux. Qu'on ~uppose que des Français ne soient patriotes que par amour pour le régime monarchique et catholique qui a · été longtemps celui de la France, que d'autres aiment uniquement dans leur patrie la terre des Droits de l'homme et de la liberté républicaine, que d'autres enfin lient leur affection pour elle aux espérances d'égalité socialiste qu'elle a éveillées en eux, et la France risquera d'être mal servie par les siens. Si elle accepte le régime républicain, elle sera menacée de la désaffection des monarchistes; si elle se donne un roi, elle devra redouter la froideur des républicains; si son gouvernement, républicain ou royaliste, hésite à accomplir certaines réformes sociales peut-être prématurées, elle verra se désintéresser d' elle les socialistes. L'amour qu'elle a le droit d'attendre de nous n'est pas ce patriotisme de secte, toujours prêt à foiré défection. Que chaque Français adopte, à son gré, la cause républicaine ou monarchique, catholique ou irreligieuse, individualiste ou socialiste, rien de plus légitime; mais il a tort s'il ne consent à aimer la France que sous la condition qu'elle obéisse à un roi, suive une direction cléricale et s'oppose à toute entre-
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prm de ~ a t i e social~, ou, au ooru,r aire, qu'elle vive sous l'étiquette républicaine, lutte contre l'influence des Églises et s'applique à transformer les grandes industries en services publics. C'est être insociable que de n'aimer dans la société dont on fait partie que ce qui divise les associés, au lieu d'aimer ce qui les unit. Quel que soit notre cre<lo religieux ou politique, c'est ln France qui nous a tous élevés, ce eont des Français que nous · avons tous commencé par aimer, et c'est en terme& de la langue française que nous avons tous appris à penser: cela ne suffit-il pas, non à terminer nos dissentiment& et . à nous faire abandonner nos ambitions de secte, mais à nous rappeler que ces ambitions et ces dissentiments doivent passer après notre devoir commun enven la patrie? En second lieu, ne pouvons-nous nous souvenir que la France a mis au service des causes diverses qui nous mettent en conflit les uns avec les autres les mêmes qualités de générosité, d'enthousiasme, de courage, d'intelligence vive et claire, et que ces qualités gardent leur prix et restent aimables indépendamment de la valeur de chacune des causes qu'elles ont servies? Rappelôns-nous, en troi11ième lieu, que les opinions qui nous divisent renferment toujours quelque élément commun, qu'il suffit d'étudier à son origine · 1e christianisme des catholiques pour y trouver, parfois sous d'autres noms, les principes de liberté, d'égalité, de fraternité qui composent la devise républicaine, et que les économistes s'accordent à dire avec les sociali;tes, sans en tirer
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~ con&oq~e-nces, que la so~ié'bé jul'\a eat e&ll.e
qui assure à chaque individu le produit de son travail ou l'équivalent de ce produit. En quatrième lieu, si la F rance s'éloigne de la cause qui nous est chère, nous ne serons que justes, le plus souvent, en rendant responsable de cette défaveur, non la France elle-même, mais la cause qu'elle abandonne : ne sait-on pas que l'ancien régime s'est détruit par ses propru fautes, que la Révolution a 1ombré dans séi excès, que le premier Empire a péri sous l'ambition démemré& dir son chef, que la Restauration est morte de son antilibéralisme, que la monarchie de juillet s'est perdue en méconnaissant l'opinion, que la République de 48 s'eat tuée en soulevant contre elle les intér~ts, que le second Empire a été accablé par sa propre imprévoyance et sa propre folie? De quel droit ferait-on porter à la France le poids des erreurs commisu par des partis dont aucun ne se confond avec elle? Au surplus, l'homme de parti a toujours la ressourco , de 10 consoler de sa défaite en se disant que sa cause, si ~Ile est raisonnable et juste, aura tôt ou tard sa revanche. Quand le présent lui échappe, l'avenir lui reste. Sous la réaction de Charles X, le libéral ne se trompait pas en comptant sur le prochain triomphe de la liberté ; dans le grand silence que le second Empire, à ses débuts, fit peser sur notre pays, le républicain pouvait sans illusion espérer fo jour où la France ferait entendre à nouveau sa voix et r eprendrait le gouvernement d'elle-même. En toute hypothè~~, le_citoyen doit mettr~ aa oa~rie au-des1u1t d• iOD
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parti parce que la patrie, en raison de son caractère de permanence, enveloppe des possibilités d'idéal qui dépassent les vues toujours étroites et passagères d'un parti. Ainsi la réflexion évite, -au lieu de le produire, le danger de ce patriotisme à éclipses qui n'apparaît que chez les nations en décadence pour en annoncer la mort certaine. Nous venons de déterminer-la nature du patriotisme tel que le recommande une morale de libre examen. Ce patriotisme éclairé s'oppose nettement au patriotisme aveugle. Il n'est pas vaniteux et n'enfle pas d'une manière ridicule les mérites et la supériorité de la patrie, sachant tous les risques que crée à un peuple comme à un individu cette perversion intellectuelle et morale qui résulte de l'estime excessive de soi et de l'injuste mépris des autres. Mais, en renonçant à la vanité, il conserve une fierté légitime, et veut que sa patrie obtienne des autres le même respect qu'elle leur accorde. Le respect mutuel des nations est l'idéal même du patriotisme rationnel, idéal qui ne peut se réaliser sûrement et pleinement que par l'abandon des anciennes habitudes de violence et par l'organisation de la paix entre les peuples. Le patriotisme rationnel est essentiellement pacifique. Depuis que Wolf et Kant ont posé en principe que les nations sont des personnes, nul civilisé n'admet que ces personne·s doivent vivre selon la loi de la force. Entr~ le_ individus un régime de droit s'est s substitué peu à peu à l'état de nature, qui livrait le plus faible au plu's vigoureux: la. même substitution
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doit s'opérer dans les rapports entre les peuples. « La raison, dit Kant, nous a<l'resse ce veto sans ·appel: il ' ne doit pas y avoir de guerre », et/ du même coup, elle nous commande de travailler à grouper dans une alliance p'acifique toutes les nations civilisées. Certes, Kant connaît les obstacles auxquels se heurte l' établissement d'un régime de paix perpétuelle; il sait que l'histoire, en nous offrant le spectacle sans cesse renouvelé des jeux sanglants de la force, ne semble guère encourager l'espoir des pacifiques; mais il estime qu'une exigence de la raison ne peut être convaincue d'erreur par les démentis que lui oppose l'expérience passée: cc De ce qu'une chose, écrit-il, n'a pas réussi jusqu'ici, on ne saurait conclure qu'elle ne réussira jamais, et l'on n'est pas fondé à renoncer à un certain but, surtout s'il s'agit d'un but moral, qui reste un devoir tant qu'on n'a pas démontré l'impossibilité de l'atteindre. » Or, qu'il ne soit pas impossible_d'instituer entre les peuples un régime de paix solide, c'est ce que semble prouver un certain nombre de faits. D'abord le suffrage universel partout établi rend les peuples modernes maîtres de leur destinée, et les peuples n'aiment pas la guerre; ils pensent, comme le faisait Kant, que cc les plus grands maux qui affiigent les sociétés civilisées viennent de la guerre, et moins de la guerre présente ou passée que des préparatifs permanents et sans cesse accrus en vue de la guerre à venir». De plus, grâce au progrès de l'instruction et au développementde la presse, une .c ~nscience morale
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comm1N1~, ~.ans Hase en év.eil, relie de,.pJua en plu, étreitei'nent les différentes p~rties du m'.onde civilisé, et crée des habitudes qui font apparaître comme absurde toute autre concurrence entre les peuples que celle des activités pacifiques. Ce n'est pas seulement telle invention scientifique, comme la découverte du _ remède de la rage, ou tel problème technique, comme celui de la direction des aérostats, qui rend l'univers attentif; c'est tout événement d'une certaine ampleur, ·un procès célèbre, une catastrophe particulièrement tragique, qui intéresse ou même passionne l'Europe entière et l'Amérique. Ajoutons que le progrèa de la civilisation matérielle multiplie entre les peuples les rapports juridique, et les contrats, détermine une réglementation internationale dea organes .d'échange, des chemins de fer, des poste• et télégraphes, des signaux maritimes, suacite dei accords internationaux contre le crime et contre certaine, fraudes, va même parfoia jusqu'à aoumettre la production industrielle à des conventions -générales tellH que la convention sucrière de Bruxelles. Bien plm1, l'habitude s'est établie de régler par arbitrage des litiges qui se tranchaient autre• foi» par la guerre. Cette méthode pacifi~ue qui, au cours du nx• siècle, a résolu un grand 'riombre de difficultés secondaires entre nations, peut s'appliquer aux difficultés les plus graves, et l'institution à La Haye d'une cour de justice internationale facultative, mais permane-nte, représente en ce sens un progrès d'autant plus marqué qu'elle rencontre un a-ppui éner- ·
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gique dans los innombrables sociétés, liguas ou groppes qui, en tçi.u s pays, se sont organisés en faveur de la paix, et not~mment dans cette Union interparlementaire qui attire à elle, de tous les Parlements d'Europe, les députés désireux de faire reco'i-inaître par leurs États respectifs le principe de l'arbitrage. Enfin n'oublions pas ce fait, signalé avec force par M. Ruyssen, que la guerre revêt de plus en plus un caractère juridique, que des conventions internationales prennent une place croissante, non seulement au début et ·au terme, mais au cours des hostilités, et que la crainte de l'opinion du monde civilisé les impose habituellement au respect des nations belligérantes. Mais, demande justement M. Ruyssen, si l'histoire de la guerre constate les empiétements graduels du droit sur la violence internationale, « qui oserait assigner un terme à cette évolution? Déjà, de toutes parts, le droit enserre. et pénètre la guerre: ne ? peut-il la supprimer- La guerre est une procédure imparfaite : ne peut-elle céder la place à une procédure plus parfaite? » -A l'espérance que fait naître le mouvemcmt' si puissant qui entraîne les hommes vers les idées d'arbitrage et de paix durable on n'adresse plus guère qu'une objection: c'est que des nécessités économiques inéluctables commandent, à certains moments, la guerre aux peuples. Elle est, dit-on, une entreprise utilitaire pàr essence: à l'origine, elle a la forme d'une razzia qui fait passer aux mains de la peuplade la plus fo1'le les moyens de subsistanç~ de la peuplade la plus
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faibl e ; de nos jours, ~Il e r épond au besoin qu'éprouvent les sociétés les plus actives et les plus riches de fournir à leur commerce les larges débouchés sans lesquels iJ dépérirait. La force des choses transforme en adversaires de la paix les industriels, les financiers et les rentiers, qui ne peuvent supporter que le jeu de la concurrence pacifique réduise ou supprime leurs bénéfices, dividendes ou rentes; elle fait de la guerre d'affaires une fonction normale de toute civilisation puissamment productive. C'est ce qu'on affirme, mais ce qu'on ne prouve pas . Les hommes qui parlent ainsi sont dupes d'une illusion analogue à celle des marxistes, qui transfigure les réalités économiques, leur donne l'aspect de puissances invincibles et méchantes. Ils se jugent très positifs et sont plutôt des utopistes dont l'imagination altère, en la simplifiant et en la dramatisant, l'action de forces sociales complexes qu'ils ne font aucun effort pour analyser. A l'analyse on constate qu'il y a, en tout pays, un certain nombre de gens intéressés à la guerre, ceux des industriels et commerçants qui, d'une façon ou de l'autre, sont au service de l'industrie destructive; mais l'immense majorité de la nation souffre de la guerre, qui enlève au travail utile les bras qu'il réclame, diminue la production dans des proportions énormes, ferme un très grand nombre de débouchés~ diminue le crédit, multiplie les faillites, introduit presque partout l'insécurité et la misère. « La guene entre les peuples civilisés, dit M. de Molin ari, est devenue tellement coôteuse et don1ma-
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geable, tant par les énormes capitaux qu'elle dévore que par la perturbation qu'elle apporte dirns l'immense machinerie de la production divisée et de l'échange internationalisé, que les gou.verrn;)ments les plus militaristes eux-mêmes ~wmmencent à la redouter. » La réalité éc~momique ne s'oppose doBc nullement au règne de la justice internationale et de la , paix définitive entre les peuples: elle est une matière qui, en partie, se prête et, en partie, résiste à la forme du droit, mais nolis croyons qu'elle s'y prête plus qu'elle n'y résiste, comme noHs pensons que la nature en général va plutôt dans le sens qu'à l'encontre de la raison. Dès lors, les vues du pacifisme kantien sont pleinement justifiéés: elles représentent un idéal rationnellement vrai qui n'est pas pratiquement irréalisabl!i!, et qui, par suite, exige que nous travaillions à le faire passer dans les faits. L' obligàtion qui s'impose à not1s n'est, au fond, qu'un corollaire du devoir général qui nous commande de « faire prédominer », selon la formule de Comte, « notre humanité sur not\le anima- . lité ». La morale n'étant que la subordination jugée nécessaire des impulsions brutales à la raison, il Mt clair qq' on diminue son autorité sur l'individu conscient si l'on accepte qu'elle ne doive jamais soumettre à ses règles juridiques la conduite des peuples. Poser la loi de la force comme la vérité définitive pour les nations, c'est s'ôter le moyen de. prouver qu'elle n'est pas la vérité définitive pour tous les êtres humains. Entre l'autorité souveraine de la morale et
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l'affirmatiort de l'éternelle nécessité de la guerre, il noùs semble qu'il faut chtlisir. Mais le patriptisme rationnel, tout èn étànt pacifique dans ses intehtions et clans ses espérances dernières, ne repousse aucune des pénibles obligations que lui dicte l'état présent du monde. Il n'est ni ne veùt être professeur de lâcheté. S'il souhaité qué lès peuples cessent d.e lutter sur les champs de bataille, ce n'est pas pour quê se généralise dans l'humanité le cc type flasque », mais pour que les énergiès humaines puissent mieux se déployer sous des formes dignes de l'homme. Tout en travaillant à: supprimer la guerre, il évite de la déshonorer, car il sait quel héroïsme elle associe à ses atrocités et à ses laideurs. Il n'aime pas à appeler et à fixer l'atterttion sur les horribles drames dont elle fourhil le thêâtre, cllr il juge qu'il n'est jamais bon d'èxciter la peur et que, pour garder le droit de vivre libre, l'homme doit s'exposer aux pires souffrances et à la plus cruelle des tnUrts. Il se défend, d'ailleurs, contre le danger d'un optimisme excessif et n'encourage ni pour le présent, ni peut-être pour un avenir prochair1, des illusions contredites par les brutalités récentes de l'histoire. En même tetnps qu'il nous fait un devoir de h6ùs associer à toutes les œuvres pacifiques qui se font dans le monde, il nous avertit que, tant que les aütres péüples ne désarment pas, le nôtre n'a pas le drolt de laisser to'inber ses armell ni de se dépouiller des'vertus que la guèrre exige. Le prêsidettt d'une grande république américaine rappelait, il y à quelques année~,
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qu'un pays de 600 mi.lfüms d'hommes, la Chine, pour avoir !J.bandonné toute organisation militaire et tout esprit guerrier, s'est trouvé contraint de subir, de la part d'une poignée d'étrangers, les pires violences matérielles et morales, invasions, bombardements, massacres, incendies, pillages, violations des temples et des tombeaux. La leçon mérite d'être méditée, surtout en France. Des esprits libres peuvent être parfois blessés pa._r la façon dont les portions aveuglément conservatrices de notre pays exploitent l'ancien respect du peu·p le pour l'armée et cherchent, vainement d'ailleurs, à transformer l'arm ée elle-même en un instrument d'injustice, en un outil de résistance au progrès social : ce n'est pas une raison pour qu'ils se jettent dans l'excès contraire et méconnaissent la nécessité de conserver fa force défensive la plus puissante au service du droit. Même les plus grands idéalistes n'ont jamais méconnu cette nécessité, et c'est Kant qui a donné cette leçon aux peuples qu'il dirigeait vers le régime du droit et de la paix: « Jusqu'au moment suprême de la constitution des États-Unis d'Europe, que chaque nation ait la main sur la garde de son épée; autrement elle pourrait disparaître ayant le grand jour. )) Ici, comme partout, c'est sous la difficile condition d'unir à ses ambitions les plus hautes la clairvoyance de l'esprit le plus positif que l'idéalisme est salutaire et fécond. ·
��rABLE DES MATIÈRES
,
,'
Pages.
I. II. III. IV.
-
Le Mo,al et le Sociru ••
L'autonomie. Savoir et moralité. La sincérité à l'égard de soi-même. La vie intérieure .. La TempéraKce. Le Courage. La Résignation. La Justice. Justice et Solidarité .• Le Droit de propriété et le Collectivisme. La liberté de penser et le droit de tolérance. La Charité .. Le Matérialisme historique .. La lu tle de classe .. Le Patriotisme ..
25 52 83
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V.
VI. VII. IX. X. XI.
VIII. -
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XII. XIII. XIV. XV.
-
131 157 18l 211 243 288 322 352 386 415
�POITIERS, -
IMP, MODBRNB, NICOLAS, RBNAULT BT C 1'
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1|TABLE DES MATIÈRES|463
2|I. - Le Moral et le Social|11
2|II. - L'autonomie|35
2|III. - Savoir et moralité|62
2|IV. - La sincérité à l'égard de soi-même. La vie intérieure|93
2|V. - La Tempérance|117
2|VI. - Le Courage|141
2|VII. - La Résignation|167
2|VIII. - La Justice|192
2|IX. - Justice et Solidarité|221
2|X. - Le Droit de propriété et le Collectivisme|252
2|XI. - La liberté de penser et le droit de tolérance|298
2|XII. - La Charité|332
2|XIII. - Le Matérialisme historique|362
2|XIV. - La lutte de classe|394
2|XV. - Le Patriotisme|425
-
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Title
A name given to the resource
Chemin faisant : notes et réflexions sur l'éducation, l'enseignement et la morale de ce temps
Subject
The topic of the resource
Education morale
Pédagogie
Education
Creator
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Vessiot, Alexandre
Publisher
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E. Dentu
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1891
Date Available
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2017-07-18
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Français
Type
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Ecole normale de Douai
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����Chemin Faisant
�OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
L'Education à l'Ecole, 8° édition . L' Enseignement à l'Ecole, 7e édition.
Ces ouvrages ont obtenu le prix
HALPHE>i,
3 fr. 50 3
décerné par l'Acad.é-
mie des Sciences ;\forales et Politiques .
La Question du Lati11, de ;vr. Frary, 3° éd. Pour nos Enfants, livre de lecture, 5° édit. La R écitation
et la lecture
r fr. oo
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Lecène, O udin et O c éditeurs.
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S~Ade Douai 161 rue d'E-3qUerchln •
8.P. 827 58508DOUAI Têt. 03 27 93 51 78
Impri merie de
Saint-Amand (Cher). -
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NOTES ET RÉFLEXIONS SUR
L'Ed11cation, l'Enseignement et la 111ora7e
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PREMIÈRE PARTIE
EDUCATION
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ATHÉISME ÉDUCATIF
On travaille à mettre Dieu hors de nos affaires; nous ne pensons pas que la divinité ait beaucoup à y perdre; la question est de savoir si l'humanité doit y gagner.
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Enfin Dieu est mis à la retraite et avantageusement remplacé ; son successeur est en fonction, c'est le suffrage universel; celui-là au moins est juste et bon ; il ne connaît ni la faveur ni le caprice; il est impeccable, infaillible et surtout il est incorruptible.
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Il y a eu dans tous les temps des cas d'athéisme, mais cet athéisme n'était que· spor.a.dique: aujourd'hui il est endémique. L'athéisme est le dieu du jour, il a ses fidèles, ses prêtres, ses apôtres, ses prophètes ; il a son tribunal de l'index, sa police et ses délateurs. * "" On a dit longtemps : les Dieux s'en vont; il faut corriger la formule et dire maintenant: Dieu s'en va. * "" Il y a deux manières de faire des athées; la première, c'est de parler contre Dieu, la seconde, c'est de n'en point parler du tout. Le silence est plus redoutable encore que la propagande; les croyances spiritualistes en meurent, comme les êtres animés quand l'air respirable vient à leur manquer. L'athéisme de nos jours a plus d'une forme et d'un nom ; il s'appelle pessimisme, positivisme, matérialisme. Le premier a de la distinction, un certain cachet philosophiqu e, un vernis littéraire, un e attitude quasi noble, un air maladif, le regard morne et profond. Le second a fait son deuil
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des croyances perdues, il a pris son parti, il est tout consolé; actif, pratique, content de la vie terrestre, il ne perd pas son temps à regarder le ciel; l'au-delà le laisse indifférent, son ambition ne dépasse pas la tombe; il fait des affaires, et travaille résolument à ce qu'il appelle le progrès. Le troisième et dernier est vulgaire et grossier; il n'a même plus la bonne gaîté épicurienne d'autrefois; _ il est brutal, abrutissant et abruti. *" . Il y a encore des gens · et beaucoup qui croient à l'existence de Dieu; mais on n'en trvuve plus guère qui aient le courage de le dire; on cache sa croyance comme une infirmité.
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Chez les grands esprits du jour, cette croyance inoffensive et vénérable a le don d'exciter tantôtla raillerie, tantôt la pitié, parfois même une douce hilarité; elle est l'indice certain d'un ramollissement du cerveau. * "" Ils sont rares les endroits où l'on enseigne encore les doctrines spiritualistes, tandis que partout et par toutes les voies, par la parole et par la plume, par le livre et par le journal, par le théâtre et par le roman, le matérialisme se propage, descend dans les masses populaires et en prend possession. *
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La politique elle-même est devenue un véhicule de l'athéisme. Dans certains milieux, on ne demande plus seulement aux candidats une profession de foi démocratique, on leur demande aussi une profession de foi matérialiste. L'athéisme est la condition d'une candidature et la garantie d'une élection. Avec quelle facile rapidité se répand l'athéisme; on dirait vraiment qu'il y a nombre de gens intéressés à ce qu'il n'y ait point de Dieu; on dirait que cette doctrine secourable arrive à point, à souhait, et qu'elle répond à l'état général des esprits, aux secrets désirs des cœurs. Elle est la bienvenue, elle met les gens à l'aise, elle rassure et tranquillise les consciences, d'autant mieux accÙeillie qu'elle se présen't e sous le patronage de savants authentiques et honorables, et qu'au plaisir d'être délivré d'une vérité gênante, se mêle la satisfaction de prendre rang parmi les esprits supérieurs, affranchis des vains préjugés. Du haut de cet athéisme bréveté et garanti par la science, on ne peut se défendre d'une certaine pitié pour les pauvres d'esprit qui s'attardent encore dans les croyances spiritualistes, et suivantla disposition etl'humeur du moment, on est porté soit à en rire doucement, soit à en triompher bruyamment. C'est ainsi; et à l'heure qu'il est, il faut quelque courage pour penser aveç Platon et Descartes, Voltaire et V. Hugo.
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Nous avons aujourd'hui presque toutes les variétés imaginables d'athéisme: l'athéisme philosophique, souriant et bonhomme, qui se complaît dans le sentiment de sa supériorité, et raille doucement les croyances enfantines dont il s'est affranchi; l'athéisme poétique, farouche et sombre, qui du haut de son roc solitaire, jette au ciel, comme l'aigle blessé, son cri rauque et sauvage ; l'athéisme scientifique, calme et froid, qui dissèque et dissout, qui invente et découvre, et dans les lois qu'il trouve ne voit plus de législateur; l'athéisme naturaliste, ordurier et cuEide, qui ravale si bas la pauvre humanité, q~ Dieu lui devient inutile; l'athéisme bohême, épileptique et cynique, qui insulte Dieu pour lui prouver qu'il n'existe pas; l'athéisme ouvrier, grondant et menaçant, qui s'avance, agitant sa loque rouge, et hurlant son 11 i Dieu ni maître.
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Une des variétés les plus .redoutables de l'athéisme contemporain, c'est l'athéisme éducatif; avoir l'homme, c'est bien; prendre l'enfant, c'est mieux, car l'enfant, c'est l'avenir. A peine l'enseignement religieux était-il sorti de l'école, au nom de la loi, qu'on a vu arriver bannière déployée, l'athéisme éducatif, escorté par le conseil municipal de Paris. On s'est rangé sur son passage ; la porte était entr'ouverte, il a poussé la porte, et il est entré.
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L'athéisme municipal est riche, généreux, tout-puissant; l'argent ne lui coûte rien, c'est celui des contribuables ; aussi le répand-il à profusion. Il a un peu partout des compères, des agents, des protecteurs avoués ou cachés; suivant les temps et les lieux, il s'insinue,. ou il intimide et s'impose; il se fait donner des auxiliaires par ceux-là même qui devraient le combattre. Parmi les fonctionnaires publics, il a ses clients, qu'il patronne, qu'il fait avancer sur place et groupe autour de lui. Il a sa publicité, sa presse; il a ses bibliothèques, ses cours publics, ses livres de classe et ses livres de prix. C'est un at~isme entreprenant, persévérant, quia son plan bien arrêté, et qui en poursuit l'exécution avec une ténacité rare. Il a entrepris de façonner les générations nouvelles à son image; les pouvoirs publics assistent avec un sourire bienveillant à cette œuvre de régénération sociale et nationale; nous pouvons donc être tranquilles; l'avenir est assuré et rassurant.
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Pour préserver l'esprit de l'enfance de toute contamination religieuse ou spiritualiste, un des premiers moyens employés par l'athéisme éducatif, ç'a été l'expurgation des livres ·scolaires. Le procédé n'était pas nouveau, mais on l'a renouvelé. Autrefois aussi, on expurgeaitles livres ad usum juventutis : ce travail consistait à retrancher des textes tout ce qui paraissait
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contraire aux bonnes mœurs; aujourd'hui l'on expurge encore,' mais dans un autre but et d'une autre manière; l'opération consiste à rayer le nom de Dieu, partout où il se rencontre. Ce dangereux monosyllabe est coti.sidéré comme une tach~ qui gàte les meilleurs ouvrages, et comme une sorte de virus, propre à corrompre le sens moral de l'enfance. Dieu, voilà l'ennemi; il ne faut pas que les enfants soient exposés à en voir même le nom; car du nom ils pourraient conclure à l'existence de l'être. Mais c'était peu d;effacer le nom de Dieu dans les Üvres qui en étaient infectés; le biffage est inefficace; car, le nom biffé, l'idée reste, et l'idée est insaisissable. C'est aux livres eux-mêmes qu'il fallait s'attaquer, ce sont ces livres eux-mêmes qu'il fallait faire disparaître. Pour y réussir, le moyen le plus sûr et le plus doux était de les remplacer l'un après l'autre par des livres nouveaux, composés tout exprès, par des écrivains spéciaux, purs de · toute souillure spiritualiste, matérialistes de profession ou de circonstance. En mettant ces livres au concours, en y attachant certains avantages matériels, on était bien sûr de créer une émulation féconde. Mais par où fallait-il commencer? Ici encore la sagesse du conseil ne se démentit pas. Il fallait commencer par le commencement,
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par l'A B C, par la grammaire enfin; car la grammaire est le premier des livres qu'on met entre les mains de l'enfance; elle succède immédiatement à la nourrice; et non seulement elle est la première à s'offrir aux enfants, mais elle est la dernière à les quitter; elle est leur compagne de tous les jours, de presque toutes les heures, pendant tout le temps de la scolarité; aussi son influence est-elle considérable sur la formation et le développement des intelligences. Après la grammaire, viendraient peu à peu en bon ordre les autres livres scolaires, composés dans le même esprit, marqués au même coin et qu'on n'aurait plus besoin de soumettre au fastidieux travail de l'expurgation, expurgés qu'ils seraientàpriori; une histoire purement humaine où il ne serait question ni du Christ, ni du Christianisme, ni de l'Islamisme, ni du protestantisme, ni de quoi que ce soit pouvant faire supposer qu'à aucune époque un peuple quelconque; même barbare, aitjamais eu l'idée d'un Etre qui n'est pas. Puis arriveraient les livres de lecture d'où seraient naturellement exclus tous nos plus grands poètes, de Corneille à V. Hugo, mais où l'on ferait large place à Baudelaire et Richepin ; ôù l'on ne trouverait ni Descartes, ni Bossuet, ni Fénelon, ni Rousseau même, mais où ces écrivains tous plus ·ou moins déistes, seraient remplacés par les grands prosateurs et les grands orateurs du conseil municipal et de sa clientèle.
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Enfin, quand les esprits auraient été ainsi lentement et savamment préparés, paraîtrait, comme le couronnement de l'éducation populaire, le livre des livres, le manuel de morale pratique et scientifique, le catéchisme de l'athéisme ; ainsi se réaliserait l'idéal rêvé, l'École et l'enfant sans Dieu. Grâce à une faiblesse qui touche à la connivence, ce qui ne pouvait, ce semble, n'être qu'un rêve, a commencé à prendre corps. Le premier livre de la série a paru; un concours a eu lieu, et de ce concours une grammaire est sortie triomphante. A peine née, passant à côté des commissions cantonales instituées par la loi, de par la volonté du Conseil, elle est entrée dans les Écoles, elle en a pris possession, sans bruit, sans viole'nces, par la seule vertu de la gratuité. Le Conseil a trouvé un moyen bien simple de l'imposer sans en avoir l'air: il la donne, et n'en donne pas d'autre. Or, à Paris comme ailleurs on aime mieux recevoir que payer ; les grammaires payantes ont donc cédé le pas à la grammaire gratuite, la grammaire municipale est restée maîtresse de la place. Le tour était joué. On tlit qu'enhardi par ce premier succès, l'athéisme grammatical est en train de rôder en province et de tâter nos pauvres écoles; il n'est malheureusement pas impossible que, suivant l'exemple de la capitale, certains Conseils provinciaux ne fassent à leurs écoles ce présent dangereux.
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Il faudrait plus que de la bonne volonté pour voir dans l'introduction et la propagande de tels livres une application du principe de la neutralité religieuse; ce n'est point là de la neutralité, c'est la guerre sous sa forme la plus perfide, la guerre jésuitique, la guerre en dessous. En faisant le silence sur le principe commun de toutes les religions, on n'est point neutre, on se conduit en en- · nemi, car en fait de croyances, le silence n'est pas inoffensif, il est mortel; le silence n'est pas de l'abstention, c'est la négation sous sa forme la plus redoutable. Mais si, dans cette volumineuse grammaire, le nom de Dieu n'est pas une seule fois prononcé, si l'on n'y trouve plus dans les exemples ou les dictées, ces beaux vers, ces belles pensées qui s'imprimaient avec les règles -grammaticales .dans la mémoire des enfants et s'y convertissaient en règles de conduite et en sentiments généreux, par contre, on y puise de grandes et précieuses leçons. On y apprend entre autres choses qu'il ne faut pas s e moucher bruyamment, ni tousser dans la figure des gens; qu'on ne doit pas fourrer ses doigts dans la salière, qu 'i l est bon de màcher avant d'avaler, que les noyaux sont une nourriture indigeste, que le bœuf se mange saignant, et le porc, cuit; on y trouve dans des dictées choisies avec un goût délicat et un tact exquis, des notions abondantes et précises sur le foie, sur le pancréas, l'intestin
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grêle et le duodenum. Tel est le caractère à la fois noble et pratique de cet enseignement grammatical; on comprend que formés pendant six ou huit années consécutives par des leçons de ce genre, les enfants sortent de l'École avec une éducation achevée et une connaissance approfondie de leurs matières. Mais quelque place qu'occupent dans ce remarquable ouvrage les conseils du savoirvivre et les mystères de la digestion, ils n'y tiennent pourtant qu'une place secondaire; en réalité l'ouvrage est un monument élevé en l'honneur de la capitale; nosJ petits provinciaux y trouveront les renseignements les plus complets et les détails les plus circonstanciés sur le Paris des premiers siècles, sur l'histoire de Paris, sur les hommes célèbres de Paris, sur les monuments de Paris, les places de Paris, les fontaines de Paris, les jardins de Paris, et même sur l'entrée des vivres à Paris, décrite par un écrivain classique bien connu sous le nom d'E. Zola . . Cette grammaire monumentale est tellement pleine de la gloire de Paris, que des esprits malveillants pourraient soupçonner l'auteur d'avoir voulu se· préparer le succès en chatouillant l'amour-propre des "représentants les plus autorisés de la Capitale. Quoi qu'il en soit, grâce à cet heureux choix de dictées parisiennes, quand les petits provinciaux viendront à Paris, ce qu'ils ne sauraient manquer de faire nprès une pareille prépara-
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tion, ils ne s'y trouveront pas en pays inconnu, ils n'y seront point dépaysés, ils y seront comme chez eux; et, après tout, c'est là un résultat appréciable, pour un enseîgnement grammatical. Il n'entre pas dans notre plan d'énumérer ici tous les mérites de la grammaire municipale; la place et le temps nous manqueraient; il en est un pourtant que nous ne saurions passer sous silence parce quïl explique et justifie à merveille la préférence du jury. Cette œuvre éminemment pédagogique rend aux maîtres un service immense, qui est de les rendre inutiles. En effet, elle abonde et surabonde tellement en exercices de tout genre, exercices au tableau, exercices individuels, exercices écrits, exercices oraux, exercices d'invention, exercices d'application, exercices de récapitulation, exercices de rédaction, exercices d'associations d'idées, exercices sur les homonymes, exercices sur les synonymes, exercices d'interrogations, sans compter les indications pédagogiques, les exemples à foison, les dictées, les commentaires . sur les dictées, que sais-je? et tout cela en double, pour la première et pour la seconde année de chacun des trois cours,que le maître n'a proprement plus rien à chercher,plus rien à trouver, plus rien à faire: il est anéanti.Avoir composé un livre qui supprime le maître est un service si éclatant rendu à la pédagogie que tous les avantages du monopole, toutes
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les faveurs, tous les honneurs, ne sont pl.us qu'une récompense insuffisante, insignifiante, et que, seule, la reconnaissance des maîtres peut égaler le bienfait.
A l'autre bout des études, le plan du Conseil reparaît dans la création des cours d'enseignement populaire. Ces cours doivent être le complément et comme le couronnement de l'enseignement primaire à Paris; ils attendent l'enfant à la sortie de l'école, pour lui dégager l'esprit des quelques superstitions qui pourraient l'embarrasser encore. Transformation des croyances, le Bouddhisme en Orient, le Christianisme en Occident, sources multiples du dogme chrétien etc., tels sont quelquesuns des sujets qui doivent être traités dans ces cours dits populaires, et qui semblent empruntés aux programmes du Collège de France. On voit que la sollicitude ambitieuse du Conseil s'étend de l'enfance à la jeunesse, et de l'enseignement grammatical à l'enseignement philosophique. Il y a maintenant une orthodoxie à rebours, et nos édiles veillent aveè un soin jaloux à la pureté de la doctrine nouvelle. · L'administration préfectorale, après quelques réserves de pure forme, n'a pu qu'approuver ce judicieux emploi de :l'argent des contribuables.
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Ceux qui parcourent les listes triennales des auteurs à expliquer aux épreuves orales du Brevet supérieur et du Certificat d'aptitude au professorat des Écoles normales primaires, · ont dû s'étonner pl us d'une fois de voir apparaître sur ces listes officielles certains noms d'auteurs contemporains, dont la lecture ne devrait pas être conseillée et à plus forte raison imposée à des jeunes gens et surtout à des jeunes filles. Dans la part qu'il a faite aux auteurs modernes, l'Enseignement secondaire n'a pas toujours montré cette sûreté de goût, ce tact, qu'on est en droit d'attendre de lui; mais l'Enseignement primaire, qui est atteint de la manie de l'imitation, et qui ne cesse de se guinder jusqu'au secondaire, a fini par dépasser son modèle ,et provoquer les plaiµtes de ses amis les plus fidèles 1 • En rapprochant les unes des autres les listes triennales, on voit croître par degrés sa hardiesse et son imprudence. Il y a quelques années, on avait trouvé déjà assez risquée l'introduction d'Alfred de Vigny parmi les auteurs du programme; beaucoup jugeaient inutile sinon dangereux d'inoculer le virus du pessimisme à des jeunes gens qui, pour la plupart venus des campagnes, apportent à
1 Voir les articles du Temps et du P a1·ti nntioual des 30 et 31 octobre 1890.
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l'enseignement primaire un esprit encore sain et tranquille ; la demi ère liste va pl us avant dans la même voie ; elle force les aspirants et aspirantes au professorat de goûter à la philosophie décevante et dissolvante de M. Renan ;, elle ~es oblige à s'initier aux finesses, aux curiosités, aux petitesses, aux malices de la critique essentiellement négative de Saint-Beuve. Rien de tout cela n'est bon, n'est fait pour l'Enseignement primaire; de telles lectures veulent une préparation générale qui lui manque et lui manquera toujours. Ce n'était pas assez de jeter prématurément des esprits simples et droits, dans des milieux difficiles et inquiétants 1 on n'a pas craint d'acheminer des jeunes filles vers l'étude d'un poète comme A. de Musset, au risque de troubler à la fois leur esprit et leur cœur. C'eût été déjà beaucoup, c'eût été trop que de les attirer par un choix de morceaux irréprochables à la lecture du reste de l'ouvrage; on a cependant fait plus et pis; on a été jusqu'à offrir aux aspirantes un recueil oü se rencontrent des passages d'une explication plus qu'embarrassante, et des vers scabreux 1 •
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Devant l es r éclamations de l'opinion publique, on s'est décidé
à rayer Alfred de t,'fusset de la liste triennale du brevet supérieur.
(Arrêté du 31 octobre_r890.)
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Comme les hommes, les croyances meurent d'inanition.
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Si la partie du programme des écoles primaires, qui contient la do~trine spiritualiste; reste lettre morte; si les livres d'enseignement moral, qui se répandent dans les classes, restent muets sur les devoirs de l'homme envers Dieu ; si des fonctionnaires, qui se sont engagés librement à appliquer ciu faire appliquer les programmes du 27 juillet 1882, se croient le droit de propager par le journal ou le livre des croyances contraires ; qu'on y prenne garde : l'enseignement laïque aura simplement fait le lit du matérialisme.
* ....
Le manuel général de l'instruction publique contient dans ses numéros de décembre 1889 une étude sur l'enseignement moral tel qu'il se donne dans les Ecoles normales et les Ecoles primaires de filles. L'auteur de cette étude passe en revue les cahiers d'élèves envoyés à !'Exposition universelle; il cherche à découvrir dans le choix ·des modèles de calligraphie,dans les sujets de dictées et de compositions françaises, en un mot, dans tous les exercices scolaires, les méthodes employées par les maîtresses pour enseigner à leurs élèves les préceptes de la morale. Parmi tous les exemples cités par l'auteur, et ces exemples
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sont nombreux, on chercherait vainement le nom de Dieu ; il n'y est pas écrit une seule fois. Nous voulons bien croire qu'il n'en est pas· de même pour tous les cahiers sans exception; mais c'est déjà un fait grave que dans un ensemble d'exercices choisis entre mille pour nous éclairer sur le caractère de l'enseignement moral élémentaire, une telle lacune puisse être constatée.
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Jusqu'à ce qu'on ait démontré que Dieu n'existe pas, et il se pourrait que la démonstration se fît attendre, peut-être serait-il sage de ne pas pousser au Ministère de l'instruc. tion publique des hommes qui font profession d'athéisme. Car enfin nombre de pères de famille ont encore la faiblesse de croire à l'existence de cet être qui s'obstine à rester invisible; nous ne serions même pas étonnés que ces faibles d'esprit fussent en majorité; par ces temps de suffrage, la ·majorité, c'est bien quelque chose, si même ce· n'est tout. Enfin l'on n'a pas encore voté sùr l'existence de Dieu, et, en attendant ce vote inévitable, ·qui doit dissiper tous les doutes et trancher la question, Dieu peut encore exister, provisoirement. Le choix d'un athée pour grand maître de l'université n'est donc pas fait pour réjouir et rassurer les familles, qui, à tort ou à raison, à raison selon nous, considèrent
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l'athéisme comme un incomparable agent de démoralisation publique.
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C'est très flatteur pour nous de penser qu'il n'y a pas dans l'univers de plus haute intelligence que la nôtre ; mais, qu'elle doit être bornée, l'intelligence qui peut concevoir d'elle-même une idée si ridicule! C'est pourtant là que mène l'athéisme; il aboutit à diviniser l'homme. Plus de Dieu, reste l'homme, et c'est cet être inexplicable à lui-même qui maintenant va tout expliquer!
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Depuis que nos modernes moralistes ont mis Dieu hors la loi, ils ressemblent à des gens qui ont éteint leur lanterne et qui ne peuvent plus trouver le moyen de la rallumer.
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Ce germe de la plante, qui dans son développement s'arrête to 1Jjours au même point sans le dépasser jamais, ce germe, ne contient-il pas une volonté ? Est-ce la nôtre? Est-ce celle de la plante?
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Les découvertes de l'astronomie en ouvrant à nos yeux éperdus une perspective infinie de mondes dans le monde et de ciels dans le ciel,auraient dû agrandir dans les mêmes proportions l'idée que l'homme se faisait de la
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Divinité ; il semble au contraire qu'un Dieu lui paraisse insuffisant pour une immensité si prodigieusement accrue, et que cette conception attachée à l'ancien monde de la création ne pouvant pas s'élargir et s'étendre assez pour embrasser le nouvel univers, se soit comme fondue et perdue dans l'espace infini; comme si de la grandeur de l'œuvre on pouvait ·conclure à la non existence de l'ouvrier! Comme si l'agrandissement de l'univers détruisait la nécessité d'une cause universelle !
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Cette extension de l'univers aurait dû réduire l'orgueil de l'homme: elle n'a fait que l'accroître. Dieu disparaissant, en l'absence d'une intelligence suprême, l'intelligence humaine montait au premier rang, et l'homme était divinisé.
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On n'empêchera jamais l'esprit humain de voir dans l'ensemble du monde un effet, et d'attribuer à cet ensemble une cause, et une cause infiniment supérieure en intell/gence aux êtres qui le c.omposent. , Résoudre une cause première en une multitude de causes secondaires; morceler la puissance créatrice en une myriade de petits pouvoirs, en une poussière de propriétés, ce n'est pas une solution, c'est une défaite. La divinité n'est pas
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une pièce qu'on puisse convertir en menue monnaie. Ce n'est pas avec les m enues règles de la syntaxe qu'on explique Polyeucte ou Athalie. Non, l'on ne réussira pas à emprisonner dans l'inextricable filet des phénomènes contingents l'ardente et puissante aspiration de l'âme vers la raison suprême; l'âme se dégagera toujours de ces réseaux mobiles et changeants, elle s'élèvera toujours assez haut, pour embrasser d'une vue la création entière, pour en réclamer et proclamer l'auteur. Elle ne se paiera point de mots ni d'apparences trompeuses; on aura beau changer de systèmes et substituer l'évolution à la création ; elle ne prendra pas le change. L'évolution suppose un principe, un germe qui contient tout le développement qui en doit sortir. Ce principe, ce germe, il faut l'expliquer. Reculer le point" d'interrogation, le reporter à l'origine de l'évolution, ce n'est pas le détruire. La question reste entière, si question il y a.
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On réduit l'homme à un composé d'éléments étrangers à lui-même, on l'émiette, on le dissout, et montrant je ne sais quel résidu, on dit : voilà tout l'homme. Mais si tout l'homme est là, s'il consiste dans ce qui n'est pas lui, dans ce qui lui arrive par transmission. héréditaire, dans ce que lui apportent les influences exJ:érieures, d'où sort donc sa personnalité? D'où vient cette puissance inté-
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rieure qui dit: moi, et qui dure? Comment, de ces éléments hétérogènes et changeants, tirer cette force une et simple qui sent, pense et veut? Qu'était donc le premier homme? Car il y a eu un premier homme; et l'on ne saurait revendiquer pour la race humaine le privilège de l'éternité ; puisque la terre a commencé, la race humaine, elle aussi) a eu son commencement. Qu'était-il donc ce premier homme ? Etait-il donc vide de toute volonté ? et s'il n'avait rien en lui, rien à lui, rien en propre, comment a-t-il pu transmettre ce qu'il n'avait pas ? Ainsi le système même de la transmission héréditaire implique un premier germe de personnalité qui n'avait pu être transmis et qui ne pouvait naître de lui-même. Le milieu a influé sur le développement de ce germe, il ne l'a pas créé.
Il est facile de dire : Il n'y a pas de Dieu; s'il y en a un, qu'il se montre; il n'y a pas d'àme; s'il y en a une, montrez-la. Ce grossier matérialisme est à la portée des derniers individus de l'espèce. C'est pourtant celui qui règne et qui prend en pitié les plus grands génies de tous les temps. Gugusse crie: « De Dieu, n'en faut plus - l'âme? qu'est-ce que c'est qu'çà? »
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Le beau coup de maître, et que nous voilà bien avancés ! on supprime la cause, c'est parfait, mais ce n'est pas assez, il faudrait aller plus loin, il faudrait supprimer l'effet; malheureusement, l'univers résiste, et le pourquoi subsiste; on peut supprimer la réponse, mais non pas la question.
Il y a un genre de folie qu'on appelle la folie des grandeurs, et qui a pour cause une ambition désordonnée. Ceux qui en sont atteints se croient princes, rois, empereurs ; ces malheureux, on les met à Bicêtre. Où pourrait-on bien mettre ceux qui se croient Dieu ?
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Docteurs en athéisme et en matérialisme, ne parlez pas de justice, vous n'en avez pas le droit; vous qui bornez la vie à cette vie; car vous condamnez l'homme à la plus horrible des injustices, à l'injustice sans remède et sans espoir.Ce n'est pas vous gui rendrez l'enfant à sa mère, ni sa mère à l'enfant orphelin; vous ne rendrez pas la santé à qui naît malade et ne doit vivre que pour souffrir; vous ne rendrez pas ses membres au soldat glorieusement mutilé; vous ne pouvez rien pour les disgraciés de la nature, pour les déshérités du sort, pour les victimes de la fatalité , pour tout ce qui souffre d'une souffrance imméritée et incurable; rien pour les blessés du
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combat dela vie,ceux qui cachent dans l'ombre et le silence leurs déceptions amères et leurs douleurs inconsolées et inconsolables. Vos bienfaiteurs eux-mêmes,que pouvez-vous pour eux ? Boite use est votre justice; rarement elle arrive avant la mort ; et si pour quelques-uns, elle arrive après, qu'importent à qui doit les ignorer ces honneurs posthumes, qu'engendre la vanité bien plus que la reconnaissance? Et combien de fois cette justice tardive et intéressée n'est-elle pas elle-même injuste, oublieuse des vérïtables services et partiale, jusque après la mort.? Et tous ces malheureux pour lesquels vous ne faites ou ne pouvez rien, leur seule et unique consolation, l'espérance, vous la leur ôtez. Vrais fléaux de l'âme humaine, doctrinaires du désespoir, vous menez au suicide.Mais quand vous touchez à l'enfant, quand vous lui soufflez votre froide haleine, vous êtes doublement coupables; car l'homme au moins peut se défendre et l'enfant ne le peut pas.
11 faudrait trouver un moyert de faire entendre clairement que l'Ecole est élevée non pas contre l'Eglise niais à côté, et que la religion et l'instruction sont des forces qui concourent au même but, l'éducation du peuple, et qui doivent s'entr'aider au lieu de se combattre. A laisser s'accréditer l'opinion contraire, l'enseignement public perd plus qu'il ne gagne, et il
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y perdra chaque jour davantage. L'irréligion
populaire a fait ses preuves, et il faut se fermt>r volontairement les yeux pour ne pas voir où elle nous mène.
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Le voltairianisme a fait ·son temps ; la science des religions l'a tué. Sous la diversité infinie des croyances, elle a trouvé un fond commun et indestructible, elle a constaté l'existence d'un besoin de l' âme humafne: et l'on ne peut ni méconnaître ni tromper longtemps impunément un semblable besoin.
�ÉD U CATIO N PUBLIQUE
Le développement des facultés intellectuelles se concilie pj rfaitement avec le développement de l'égoïsme; car non seulement il procure à l'égoïsme des jouissances délicates et d'ordre supérieur, mais il lui fournit des ressources variées et des moyens puissants pour s'assurer la victoire dans sa lutte contre les intérêts et les passions contraires. Si donc l' éducation ne domine et ne dirige l'enseignement, elle trouve en lui non pas un auxili aire, mais bien le plus redoutable des adversaires. L'enseignement n'est pas un but, c'est un moyen.
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L'instruction qui ne rend pas l'enfant meilleur n'est qu 'un aliment malsain.
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Etant donné le penchant de l'homme à l'imitation, penchant qui de tous est le plus général, on peut, sans exagération, dire que la société actuelle avec ses habitudes et ses mœurs est une grande et redoutable école de démoralisation. Car partout et sous toutes les formes, le mal et le vice ·s'y montrent à nu et en pleine liberté. Cette école-là tue les autres.
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Dans notre pays, la ql,lestion d'éducation publique a toujours été sous-entendue; on a cru ou feint de croire que l'é~ucation est une sorte de résultante des études; on s'est plu à exagérer l'efficacité morale de l'enseignement et cela malgré des preuves aussi nombreuses qu'évidentes de sa parfaite insuffisance. On a déployé un zèle excessif et bruyant pour le r progrès des études, laissant dormir d'un long et paisible sommeil la question vitale de l'éducation. Pendant qu'on travaillait ainsi à côté, le mal s'aggravait sans cesse, et le niveau moral baissait à vue d'œil, sans qu'on réussît même à maintenir le niveau intellectuel.
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Tous les torts ne sont pas d'un côté; pendant que l'Etat semblait s'en remettre aux familles du soin de l'éducation, de leur côté les familles semblaient s'en remettre à l'Etat. Grâce à cet accord tacite et à cette confiance mutuelle, la jeunesse suivait sans être inquié-
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tée ni gênée la pente de l'instinct; elle passait tranquillement entre la famillè qui se désintéressait, et l'Etat qui restait indifférent. On fait une ligue pour la régénération phy~ique du pays, c'est bien ; à quand la ligue pour la régénération morale ? s'imagine-t-on que l'une soit possible sans l'autre? Est-ce que les mauvaises mœurs ne sont pas la véritable cause de la dégénérescence? C'est là qu'il faut porter le remède; sans le relèvement de la moralité, toutes les forces physiques acquises et accrues iront se perdre dans le vice et la débauche ; c'est l'immoralité qui en profitera.
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C'est une chose admirable que la liberté; disons mieux, il n'en est pas de plus belle, puisqu'elle est la condition même de la moralité ; car le seul bien méritoire est celui qu'on fait librement. Il est vrai aussi que l'apprentissage de la liberté en suppose l'exercice; mais cet exercice ne peut être salutaire qu'autant que les épreuves auxquelles on soumet un _i-eune homme, les tentations auxquelles on l'expose, sont en rapport avec les lumières de sa raison et l'énergie de sa volonté ;. on doit donc lui mesurer progressivem en t la liberté, on doit la 1ui départir dans .la mesure que comporte l'état de ses forces mora-
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les; il faut bien qu'il coure quelques dangers, mais il faut aussi qu'il soit capable de les éviter. Lui donner trop tôt la liberté, ce n'est pas lui en apprendre l'usage, c'est lui en enseigner l'abus; ce n'est pas le former à la victoire, c'est l'envoyer à la défaite.
Il y a aujourd'hui nombre d'honnêtes gens chargés d'instruire et d'élever · 1a jeunesse, qui, par respect pour le principe de la liberté, livrent les jeunes gens à eux-mêmes, au mo. ment où ceux-ci ont le plus besoin de direction et de conseils. Cet abandon prématuré d'une autorité nécessaire est l'une des causes du désarroi moral des générations nouvelles. Dans-cette abstention Je jeune homme ne voit guère qu'un aveu d'impuissance ou une preuve d'indifférence.Il sent bien qu'il a besoin d'être soutenu contre lui-même; il s'étonne qu'on lui retire cet appui et qu'on lui témoigne une confiance qui lui paraît à bon droit moins flatteuse qu'imprudente. Que les partisans de ce dangereuxsystème en soient bien convaincus: si dans l'entraînement de la passion, le jeune homme vient à compromettre sa santé, son à.venir, à commettre quelqu'une de ces fautes qui pèsent lourdement sur la vie entière, ce n'est pas à lui-même qu'il s'en prend, ce n'est pas sa propre faiblesse qu'il accuse, mais bien l'imprévoyance et l'aveuglement de ceux qui lui ont accordé trop tôt une liberté
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sa ns bornes, et qui se sont volontairement réduits au rôle de spectateurs dans une épreuve où ils auraient dû être des auxiliaires et des con seillers; c'est sur eux qu'ils rejettent le poids d'une responsabilit~ doi:it on s'est dé. chargé sur lui avant l'heure.
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Cette épreuve d'une liberté sans limite et sa ns contrôle est particulièrement dangereuse aux tout jeùnes gens qui passent brusquement des petites villes dans les grandes et surtout de la campagne à la ville. Ils vivaient jusq u'alors sous les regards de leurs parents, da ns des milieux relativement sains où ils étaient connus de tous ; et voilà que soudain ils sont jetés dans des centres populeux, perdus dans une foule où ils ne coudoient que des inconnus, livrés à leur inexpérience,attirés par des plaisirs nouveaux, exposés à des entraî nements presque inévitables ,assiégé$ par les tentations, les sollicitations, les provocations du vice, qui dans les grandes villes, jouit d' une entière impunité; car, il faut bien le dire, par ce temps de liberté absolue, il s'est formé une tyrannie d'un nouveau genre ; les vi lles ne s'appartiennent plus; la prostitutio n sous toutes ses formes, depuis les plu;:, discrètes jusqu'aux plus brutales, depuis . les plus éléga ntes jusqu'aux plus immondes, la prostitution y règne en maîtresse, elle y a conquis la rue et les places, elle y passe et re-
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passe, elle s'y étale et s'y carre avec l'assurance insolente que donne seul le long exercice d'un droit incontesté; il n'y a plus de gêne que pour les honnêtes gens; c'est à eux à se détourner, à céder le pas, ou à rester chez eux.
Dans mainte école primaire, on a, par une sage prévoyance, pendu au mur la déclaration des droits de l'homme; gràce à cette mesure, l'enfant se pénètre de bonne heure du sentiment de ses droits; il traite ses maîtres sur le pied de l'égalité; il prend avec eux toutes les libertés; il est en mesure de les rappeler à toute heure au respect de sa dignité. Peut-être eût-il été sage de mettre à la place ou au moins à côté le tableau de ses devoirs ; l'enfant a du temps devant lui pour apprendre à connaître les droits dont il n'usera que plus tard, tandis qu'on ne saurait s'y pren·dre trop tôt pour lui enseigner des devoirs qu'il doit pratiquer dès l'école; c'est pour cela surtout qu'on l'y envoie. Mais quoi! par une faiblesse qui est devenu chronique, on a laissé la politique entrer à l'école et s'y installer comme chez elle. En ces temps de sottise triomphante, le courage le plus rare est celui du bon sens.
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Il manque à l'Université une sollicitude plus affectueuse, un souci plus tendre pour la destinée de l'enfant pris individuellement; une participation plus active à sa vie personnelle et intérieure, quelque chose de plus maternel enfin. Elle traite les enfants collectivement, par groupes, par masses, à peu près comme on traite les hommes au régiment. Elle est toujours en chaire, elle est toute en classes; elle enseigne de haut, de loin, ne s'app rochant jamais de l'enfant avec intérêt et douceur. C'est la règle ; à peine y a-t-il que lques exceptions pour les bons élèves pris en affection par leurs maîtres.
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En général, dans les lycées et collèges, l'enfan t perd ses croyances religieuses bien avant d'avoir pu se faire des croyances philosophiques . A ce moment psychologique où le caractère se forme, où les passions s'éveillent, à cet âge de transition où les impressions sont si vives et laissent des traces si durables, en pleine crise de puberté, il reste seul, sans directio n, sans conseils, al:)andonné à luimême, exposé aux influences les plus pernicieuses, travaillé par les curiosités malsaines, livré à l'initiation précoce du mal, à l'enseigne ment mutuel du vice, à la contagion de l'exemple. Pour sortir, sinon sans tache, du moins à peu près sain, de cette longue et redoutable épreuve, il faut qu'il soit doué d'une
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singulière force de volonté, d'une rare délicatesse de cœur et d'esprit: il faut qu'il ait su braver les moqueries, les railleries, fouler aux pieds le respect humain; en un mot il faut l'impossible.
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Dans l'éducation publique à tous les degrés, il y a un énorme sous-entendu, qui à lui seul compromet toute l'œuvre de l'éducation; ce sous-entendu, c'est la question des mœurs. On enseigne la morale, tant bien que mal ; mais des mœurs, on n'en parle pas; on n'ose ; il semble que personne ne se sente qualité pour aborder ce sujet délicat; cette lacune est un abîme.
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Que peut ·penser l'enfant de ce silence prolongé et en quelque sorte systématique sur une chose qui, pendant des années entières, est pour lui une cause de trouble, d'étonnement et d'inquiétude continuelle? que peut-il penser, sinon qu'on n'a rien à lui dire et qu'on renonce à le conduire? Sans doute, pour être utilement abordé, un tel sujet veut plus de confiance et d'intimité qu'il n'en existe entre l'élève et ses maîtres; cependant, tant qu'on n'aura pas trouvé 1~ moyen de rapprocher les distances et de rendre p_ ossible une direction nécessaire, l'œuvre de l'éduca-
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tion restera, sinon stérile, au moins bien inco mplète et bien superficielle.
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On s'est enfermé obstinément dans laquestion des programmes; on s'est ingénié à de stériles et perpétuels remaniements; on s'est livré à un minutieux et incessant travail de dosage et de mesurage, comme si l'avenir intellectuel du pays dépendait uniquement d'une sorte de combinaison chimique et de la proportion relative des matières enseignées; on n'oubliait qu'une chose, qui à elle seule vau t toutes les autres, l'àme de l'enseignement. Puis, la fatigue venue, et la pauvreté des résultats bien constatée, on se rabattait sur le surmena:ge, comme si les élèves ne réussissaient pas à s'affranchir des exigences d'un programme encyclopédique, comme si l'élasticité nouvelle de la discipline scolaire et la mansuétude administrative ne leur permettaient pas d'en prendre et d'en laisser ; comme s'il n'y avait pas une cause bien autrement active et inquiétante de l'énervement intellectuel et de l'anémie morale des générations nouvelles, à savoir le surmenage, bien réel celui-là et parfaitement volontaire, le surmenage des plaisirs anticipés, auxquels se livre une jeunesse sans guide, sans contrôle et sans soutien.
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A cette question: - Comment se donne l'éducation dans les lycées et les collèges ? On peut répondre tout uniment: - El,le ne s'y donne point. Les seuls fonctionnaires de ces établissements qu'on puisse appeler des éducateurs sont les Proviseurs et les Censeurs ; car les maîtres répétiteurs n'ont aucune prétention à ce beau rôle; on ne leur a guère demandé jusqu'à ce jour, que de savoir maintenir un semblant d'ordre, une apparence de discipline. Quant aux professeurs, chacun sait qu'ils ne sont que professeurs ; on n'exige pas d'eux autre chose, et eux-mêmes ne paraissent pas désirer outre mesure d'étendre leurs fonctions ni d'en changer le caractère ; ils arrivent à l'heure voulue, font leur classe et s'en vont; à bien peu d'exceptions, dans les lycéens ils ne voient que des élèves, ils ignorent les jeunes gens. Le censeur, luL est le règlement fait homme; toujours en mouvement, il arpente le lycée dans tous les sens, il monte, il descend, il paraît au dortoir, au réfectoire, il se montre dans les études, il assiste aux récréations, il surveille les entrées, les sorties; il est partout et nulle part; c'est l'homme le plus occupé du lycée. Sévère par état, il fait faire les punitions et au besoin il en donne; son action est purement disciplinaire. Reste le proviseur. Le proviseur reçoit les familles, il leur prodigue les renseignements,
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écoute leurs désirs, leurs doléances, leurs demandes indiscrètes; il rédige des rapports, il annote les bulletins trimestriels,il fait et reçoit des visites officielles ; une fois par semaine ou par quinzaine il apparaît dans les classes, escorté du censeur, il assiste à la lecture des places, des notes; il donne des conseils et distribue des punitions et des récompenses. De loin en loin; dans les cas exceptionnels, quand une faute grave a été commise, il mande le coupable et lui administre une réprimande ; là en général se borne son action ; peut-on lui demander davantage? Perdu dans la foule des élèves, (il.Y a des lycées qui comptent sept à huit cents internes et plus), on ne peut raisonnablement exiger qu'il en sache tous les noms; comment connaîtrait-il leurs caractères? li connaît les bons élèves, parce qu'il a de temps à autre l'occasion de les récompenser; il connaît les mauvais, parce qu'il· est fréquemment obligé de les punir ; les autres, c'est-à-dire le plus grand nombre, il les ignore ou peu s'en faut. C'est ainsi que l'interne passe sa vie entre des maîtres répétiteurs qui le surveillent, des professeurs qui lui font des cours, le censeur qui ne lui dit rien, et le proviseur qui lui parle à tout le plus une fois l'an.
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On n'enseigne pas le pessimisme dans les lycées, et le corps enseignant n'en paraît pas atteint; et cependant les écrivains pessimistes n'ont pas été élevés aux champs ni à l'atelier. L'enseignement n'est-il pas devenu trop exclusivement critique, trop indifférent, trop négatif? N'a-t-il pas perdu avec la chaleur et l'accent de la con victiori la prise qu'il avait autrefois sur les âmes? Beaucoup de ceux qui enseignent n'ont-ils pas craint de passer pour des _ sprits attardés, arriérés, s'ils parlaient e encore avec autorité des croyances régulatrices de la vie ? N'y a-t-il pas eu comme un refroidissement progressif de i.'enseignement ? N'a-t-on pas laissé ainsi glisser et s'échapper vers les eaux malsaines bien des âmes qui ne demandaient qu'à boire aux sources vives et pures? N'a-t-on pas laissé agir, sans les combattre assez résolument, _les influences funestes qui du dehors pénétraient par toutes les issues dans l'enceinte des lycées et des collèges ? Et dans ce pays habitué à recevoir l'impulsion, à écouter la parole qui vient d'en haut, l'impulsion s'est-elle assez fait sentir, les voix autorisées se sont-elles assez fait entendre? N'y a-t-il pas eu comme une sorte d'arrêt, qui trahissait l'hésitation, le trouble, et qui devait engendrer le doute et le malaise .? Ne s'est-il pas fait comme un long et inquiétant silence qui prenait le caractère d'un abandon ?
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11 nous a été donné d'entendre un homme chargé de veiller aux grands intérêts moraux de l'éducation nationale, -un Ministre de l'instruction publique, faire publiquement, à la tribune, l'éloge d'un écrivain qui semble avoir pris à tâche de démoraliser le peuple et de déconsidérer les lettres françaises. Partie d·e si haut, cette profession de foi littéraire ne pouvait manquer d'avoir un retentissement imme nse; elle devait aider le roman naturaliste à forcer l'entrée des lycées et des collèges où jusqu'alors, il avait eu, comme on sait, tant de peine à se glisser. Désormais la vigilance et les sévérités administratives étaient désarmées; surpris Genninal ou l'Assommoir en main, le lycéen n'avait plus qu'à prononcer le nom du Ministre admirateur de Zola, et grâce à ce nom tutélaire il pouvait poursuivre paisiblement sa bienfaisante lecture. Désormais la distance qui séparait le chaste romancier des écrivains classiques, cette distance était franchie, et sa pl.a ce était déjà marquée entre Corneille et Lamartine dans les bibliothèques de quartier et sur la liste des ouvrages à décerner en prix.
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L'enseignement religieux a disparu de l'école primaire, on l'y a remplacé pàr l'enseignement moral. Dans les lycées et collèges on est plus tolérant, et l'enseignement religieux s'y donne encore à ceux qui le
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demandent c'est que la politique, aujourd'hui maîtresse absolue de l'Enseignement primaire, n'a pas encore réussi à s'emparer compl_ tement de l'Enseignement secondaire; è elle y travaille e't il est aisé de prévoir qu'elle pourrait bien y parvenir. Les discours que dans ces dernières années certains ministres ont prononcés à la distribution des prix du concours général ont laissé clairement entrevoir l'avenir qu'on réserve à l'Université. En attendant le triomphe annoncé des doctrines positivistes et en prévision même de ce triomphe, comme déjà l'enseignement religieux est considérablement réduit dans les lycées, et que ce qui en reste encore est d'une insuffisance et d'une inefficacité notoires, il serait bon, ce nous semble, d'y organiser un enseignement moral. Cet enseignement n'est pas moins nécessaire aux enfants de la bourgeoisie qu'aux enfants du peuple ; en l'état de nos mœurs et surtout dans les villes, il l'est peut-être davantage. Sans méconnaître la vertu moralisatrice inhérente à l'enseignement littéraire, cette influence, si bienfaisante qu'on la suppose, ne saurait remplacer un enseignement proprement dit. Elle peut créer certaines dispositions d'esprit, elle ne suffit pas à régler la vie ; elle est un auxiliaire et rien de plus. C'est compromettre l'efficacité de la morale que d'en ajourner l'enseignement à la fin des études ; lorsqu'un élève arrive en philosophie, son caractère est formé et l'en-
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seignement moral qu'il reçoit alors est plus propre à mettre de l'ordre dans ses idées et à éclairer son esprit qu'à lui faire contracter des habitudes et à diriger sa conduite.Avec le régime de discipline libérale qu'on essaie d'introduire dans les lycées et les collèges, l'utilité de l'enseignement moral paraît plus grande encore; outre le profit qu'en doivent retirer les élèves, cet enseignement donné par les professeurs eux-mêmes n'est-il pas de nature à les rapprocher de leurs élèves, à leur donner sur eux plus de prise .et d'action, à accroître leur influence, et à rendre plus facile leur tâche d'éducateurs?
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La démocratie contemporaine est indifférente à la valeur morale des hommes; elle ne tient compte que des services qu'on lui a rendus, elle élève des statues à des hommes dont la vie a été désordonnée, dont la plume a été licencieuse ou même ordurière; ce n'est pqint la vertu qu'elle honore, c'est le talent, c'est le génie. Ce culte indiscret ne peut qu'accroître les difficultés de l'éducation; la contra-diction qu'il met en lumière ne saurait échapper à l'esprit de la jeunesse. Ces mêmes écrivains contre lesquels on la met en garde, dont on lui déconseille ou lui interdit la lecture, elle les voit coulés en bronze ou taillés en marbre, deboi.it au milieu des villes ; leur Conduite n'est donc pas si blàmabfo, leurs
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écrits, si coupables; ce qu'ils se sont permis, pourquoi ne pourrait-on se le permettre ? Ce qu'on pardonne aux grands esprits, ne doiton pas à plus forte raison le pardonner aux autres? Si eux, les forts, ils ont eu des faiblesses, comment les faibles n'en auraient-ils pas? - Et c'est ainsi que la rue détruit l'école, et que la jeunesse apprend qu'on peut beaucoup se permettre non seulement sans encourir le blâme, mais sans perdre ses droits aux plus grands des hommages.
Le vrai patriotisme est large et compréhen- · sif; il n'a rien de commun avec cet esprit de parti qui rejette du passé tout ce qui ne répond pas à son idéal politique et social, tout ce qui n'a pas contribué directementau triomphe de ses théories. Cet exclusivisme est ingrat et impie; il rétrécit, il altère l'image de la patrie. A la place de cette grande figure, sereine et majestueuse, qui impose le respect et inspire l'amour, il nous met sous les yeux une figure tourmentée, grimaçante, qu'enlaidissent la colère et la haine. · L'image de la patrie doit être celle d'une mère qui aime tous ses enfants, qui est prête à les défendre tous; son regard ·d oit respirer à la fois la tendresse et le courage, mais la tendresse sans partialité, le courage sans défaillance; la patrie est douce à tout ce qui est français, menaçante pour l'étranger seul.·
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N' imitons pas ces sectaires qui dans l'histoire nationale se livrent à une sorte de mutilation coupable, retranchant , flétrissant tout ce qüi ne rentre pas dans le cadre étroit de le urs systèmes, tout ce qui ne flatte pas leurs passions présentes. Recueillons au contraire avec un soin jaloux tout ce qui,dans n'importe quel temps, à n'importe quel titre, faH honn eur à la race et au pays.
C'est une chose mauvaise de mêler l'e nfance aux manifestations politiques. On p rend de toutes jeunes filles, on les habille de blanc, on leur met un bouquet à la main, un compliment sur les lèvres, et on les amène souriantes à quelque personnage en tournée qui peut n'être qu'un roué, un charlatan, ou même un factieux, bien indi gne de recevoir ces hommages candides ; n'est-ce pas abuser de l'ignorance et de l'innocence? Et n 'y a-t-il pas là quelque chose comme un détournement moral ?
La justice est le meilleur instrument de gouve rnem ent; c'est aussi le meilleur instrument d' éducation. Que penserait un maître de l'élève qui viendrait à tout propos, à toute heure, solliciter des exemptions, des faveurs? Et si le maître avait la faiblesse de les lui accor-
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der, que penserait la classe d'un tel maître? Et si, entre autres choses, cet élève demandait à obtenir dans les compositions, dans les listes de classement, un rang qu'il n'aurait pas mérité; à recevoir des prix dus à ses camarades, quelle idée le maître se ferait-il d'un tel élève? ne se sentirait-il pas blessé qu'on eût pu le croire capable de commettre une injustice? Et si, non content de demander lui-même ces récompenses imméritées, l'élève les faisait demander par ses parents, par les amis de sa famille, l'étonnement, le mécontentement du maître ne seraient-ils pas portés à leur comble? Eh bien, que les maîtres s'appliquent à euxmêmes la règle ,q u'ils trouvent bonne pour leurs élèves, et tellement nécessaire, que sans elle l'enseignement commun serait impossible. Quand les maîtres demandent ou font demander pour eux une place, un avancement, auquel ni leurs titres, ni leurs années de services ne leur donnent des droits, ils se conduisent comme cet élève dont nous venons de parler. Et que peuvent penser d'eux leurs chefs hiérarchiques? qu'en penseraient leurs collègues, s'ils connaissaient leurs demandes indiscrètes, si non qu'ils n'ont pas ou qu'ils n'ont plus le sentiment de la justice ?.Et comment pourraient-ils être de bons ~ducateurs, puisqu'il ne saurait y avoir d'éducation qui ne s'appuie sur ce sentiment?
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Certaines gens réussissent à descendre en montant: cesontles solliciteurs. Il y aura toujours des hommes qui aimeront mieux se faire porter que marcher euxmêmes,prendreles raccourcis et les chemins de traverse que le grand et droit chemin, tenir leurs places des autres que les devoir à euxmêmes. D'un autre côté il se trouvera toujours des gens pour rendre des services intéressés, pour vendre leur .a ppui à la flatterie, à la servilité, à la bassesse; mes amis, ne soyez ni des uns ni des autres. Recherchez avant tout votre propre estime; celle des. autres viendra par surcroît.
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L'éducateur est comme le jardinier : il sarcle et il sème, il taille et il arrose, et surtout il greffe. L'éducation doit tenir un juste milieu entre l'indulgence qui encourage au mal et la sévérité qui décourage du bien. Pour bien conduire un cheval il faut la bride et l'éperon; de même pour l'homme, il faut tour à tour retenir et pousser en avant.
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Ce serait le triomphe de l'éducation de nous habituer non pas tant à voir toujç)Urs le bon côté des choses, ce qui certes n'est pas à dédaigner, qu'à chercher et à voir le bon · côté des personnes; ce serait le moyen d'assurer à la fois notre bonheur et celui de nos semblables; la rage de la critique empoisonne la vie. L'éducatrice par excellence, c'est la bonté; un bon cœur est un foyer de chaleur morale qui rayonne en tous sens, et qui pénètre toutce qui l'entoure. De même qu'on ne peut se tenir près du feu sans se réchauffer, ainsi l'on ne peut vivre près de la bonté sans devenir meilleur.
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La première éducation est donnée par l'homme à l'enfant; la seconde, par l'enfant à l'homme.
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Les terres les plus riches sont aussi celles qui jettent le plus de ronces et de mauvaises herbes, quand on les laisse sans culture; il faut que la sève dont elles regorgent se répande en productions bonnes ou mauvaises.
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Il faut traiter les enfants en hommes et souvent les hommes en enfants.
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L'homme dans son enfance se façonne comme le plâtre humide, mais la statue une fois sèche, impossible de la retoucher, on ne peut que la briser.
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L'estime et le respect forment autour du vérita ble maître une sorte d'atmosphère saine et douce dans laquelle il fait bon vivre et respire r.
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L'ÉDUCATION AU LYCÉE ET A L'ÉCOLE NORMALE
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Pour plaire aux familles et complaire aux députés,ona créé nombre de lycées qui n'étaient nullement nécessaires; car les chemins de fer ont tellement rapproché les distances qu'il ne faut pas plus de temps aujourd'hui pour se rendre à une ville, même éloignée, qu\l n'en fallait autrefois pour gagner la ville voisine. On a ainsi accru la faiblesse des études, que déjà bien d'autres causes tendaient à affaiblir, car en général la force des études est en proportion du nombre des élèves. Dans le même but et pour donner ~atisfaction à de prétendus besoins, on a dédoublé nombre de classes et par suite doublé dans ces classes le nombre des professeurs. Des villes se sont endettées, l'Etat s'est obéré, et le budget de l'Instruction publique s'est vu grevé de c_ arges excessives. h Avec l'argent employé à ces dépenses au moins · inutiles, on aurait pu faire sa part à l'éducation; car la question d'éducation est aussi une question d'argent. *
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Ce qui manque à la jeunesse des lycées, ce sont des hommes qui s'intéressent à autre chose qu'au progrès intellectuel et aux succès scolaires; des hommes qui vivent avec les jeunes gens et les enfants et non simplement à côté d'eux; qui sachent gagner leur confiance et ne soient pas uniquement pour eux des objets de crainte ;des hommes qui aient Je souci du développement moral, qui sachent observer, devi ner etcomprendre;qui aientassez d'autorité, de mérite et de bonté pour inspirer le respect, l'estime et l'affection ; enfin de véritables ~ducateurs. Ces hommes-là sont-ils donc impossibles à trouver? En choisissant pour la surveillance intérieure des lycées des jeunes gens qui viennent d'en sortir et n'y rentrent qu'à regret; qui sont à bon droit préoccupés de leur avenir et par là même médiocrement disposés à s'occuper des autres; qui ont des examens à préparer, des épreuves à subir et qui par suite ne voient dans les enfants confiés à leur garde qu'une gêne, un souci continuel, un sujet de distraction, de dérangements et d'inquiétude ; qui sont dans l'effervescence des passions et souffrent de la contrainte que leurs fonctions leur imposent, du régime auquel ils sont astreints, de l'internement qui n'est plus de leur âge; on peut dire que l'Université a choisi les hommes que leur inexpérience, leur situation précaire et
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leur âge rendaient le moins aptes à remplir le rôle qui leur était dévolu; elle a choisi à contre sens. Maigrement rétribués,mécontents du présent, incertains de l'avenir, travaillés par les passions, assujettis à une règle sévère, ne pouvant inspirer ni respect, ni confiance, forcés de se faire craindre, ils ont été ce qu'ils pouvaient être; l'Université a fait des pions, il lui fallait des éducateurs. Cette erreur a eu des conséquences déplorables; elle a donné à la discipline intérieure des lycées cette sécheresse, cette rudesse, qui répondent si mal aux besoins de l'enfance, et qui faussent ou suppriment l'éducation ; elle a dénaturé les rapports qui doivent unir les élèves à leurs maîtres. Elle les a refoulés sur eux-mêmes ou rejetés les uns sur les autres, elle les a constitués en un état permanent de défiance et.d'hostilité visà-vis des influences bienfaisantes auxquelles ils devaient s'ouvrjr,et surtout elle a frappé de discrédit et d'infériorité les fonctions les plus élevées et les plus délicates, celles qui demandent, pour être bien et dignement remplies, les meilleures qualités de l'esprit et du cœu'r. Faut-il donc moi ris d'intelligence pour comprendre la nature humaine que pour comprendre l'arithmétique, la grammaire ou l'histoire ? Est-il plus facile de lire dans les àmes, et d'en découvrir le fond que de lire dans un texte et d'en expliquer le sens? Faut-il moins de tact et de jugement pour te~ir à un jeune
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homme le langage que demande son humeur, son caractère, son état d'es'p rit, ses dispositions présentes que pour développer ·un lieu commun ou traiter une question des programmes? . Lequel est le plus aisé de corriger les fautes d'une copie ou les défauts d'une nature? Et quant au caractère des fonctions, nous ne voyons pas bieh en quoi il serait moins noble de s'entretenir avec un élève pendant les récréations que de lui parler du haut d'une chaire pendant les cours ; il ne nous paraît pas plus humiliant de veiller à la discipline d'une. étude que de maintenir la discipline dans une classe; d'apprendre aux élèves à bien faire leurs devoirs que de leur en sorriger ; il y faut au moins autant d'art, et peut-être plus de dévouement. Du reste la plupart des professeurs ne se font-ils pas eux-mêmes répétiteurs? Sans parler des leçons particulières, que bien peu dédaignent de donner, et qui prennent forcément le caractère de la répétition, est-ce que · les professeurs qui sont pères de famiUe ne sont pas aussi, dans le sens le plus large du mot, les répétiteurs de leurs enfants ? Est-ce que leurs conseils n'ont trait qu'aux devoirs de la classe? n'embrassent-ils pas tous les devoirs, toute la conduite, toute la vie morale de leurs enfants? Mais quoi, demanderez-vous aux profes-
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seurs de faire pour leurs élèves ce qu'ils font pour leurs propres enfants? - Justement. Si l'éducation n'a pas moins de prix que l'instruction, ce qui ne nous parait point contestable, comment se refuserait-on à faire pour l'une les sacrifices que l'on fait pour l'autre? Dans certaines classes les professeurs sont tenus à donner des heures supplémentaires qui leur valent un supplément de traitement; ne pourrait-on leur demander de passer dans les récréations et les études quelques heures qui seraient rétribuées comme les autres? Et si l'on craint de leur imposer un surcroît d.e peine, y aurait-il un si grand inconvénient à raccourcir la durée des classes pour étendre celle des études et des récréations ? Est-il bien nécessaire que toutes les classes durent deux heures, et celles du soir en particulier ne gagneraient-elles pas à être abrégées d'un bon quart ou d'un tiers? Mais, nous dira-t-on,les professeurs accueilleraient assez mal des chan gements decegenre; ils allègueraient qu'ils ne se sentent ni goût, ni aptitude pour les fonctions qu'on leur propose; ils objecteraient qu'ils sont entrés· dans le corps enseignant pour y enseigner et non pour autre chose, et ils demanderaient à rester ce qu'ils sont, c't..:st-à-dire professeurs purement et simplem~nt. Nous ne contestons point la valeur de l'objection, et nous reconnaissons sans peine
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que l'habitude et une tradition déjà longue ont créé aux professeurs une apparence de droit. Cependant, il nous paraît difficile d'admettre que l'Etat n'ait pas lui aussi le droit d'introduire dans les lycées et collèges une réforme jugée nécessaire, s'il le fait sans nuire aux intérêts des fonctionnaires, et en leur ass urant des compensations nouvelles pour des services nouveaux. S'il en était autrement, tout prop;rès deviendrait impossible, car le progrès implique un certain changement. Nous reconnaissons aussi que s'il est une tâche qui veuille qu'on s'y porte de bon cœur et de plein gré, c'est la tâche de l'éducateur; on ne peut pas être éducateur malgré soi. Mais en même temps nous nous demandons si parmi nos professeurs il n'en est pas un bon nombre, qui, sentant la nécessité d'une réforme, ne soient par là même disposés à s'y associer. Peut-être pousse-t-on sous ce rapport la défiance un peu trop loin. Sans doute il faudrait s'attendre à bien des objections, à bien des critiques, et même à des refus; mais dans une innovation de ce genre, il ne nous paraîtrait pas nécessaire de procéder par autorité et de tout faire à la fois et d'un seul coup; le mieux serait d'ouvrir le champ aux bonnes volontés.
Il y a dans l'université un assez grand nombre de maîtres dont la santé s'altère rapide-
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ment dans les fonctions du professorat; ils y restent pourtant, parce que lorsqu'on s'est une fois engagé · dans une carrière, il est difficile et souvent impossible d'en sortir; ils y restent donc, au . détriment de leur santé, et aussi, il faut bien le dire, au détriment des études. Peut-être dans le nombre . en trouverait-on, et plus d'un, qui seraient disposés à échanger des fonctions trop laborieuses, qui exigent une trop grande dépense de forces vives, pour des fonctions plus douces et moins épuisantes. Au lieu de passer au lycée quatre heures par jour à enseigner, ils y passeraient volontiers cinq ou six heures à surveiller les élèves, à_travailler, à s'entretenir avec eux; ils deviendraient pour les enfants, pour les jeunes gens, des auxiliaires obligeants, des conseillers affectueux; par leur influence bienfaisante, la discipline intérieure perdrait enfin ce caractère de sècheresse et de ra.ideur qu'on ne cesse de luireprocher ·et qu'on cherchera vainement à faire disparaître, tant que l'organisation actuelle sera maintenue. Il y a encore d'autres professeurs qui pourraient se prêter à cette transformation de leurs fonctions; ce sont ceux qui après · de longues années d'enseignement commencent à ressentir la fatigue et dont le zèle se refroidit à mesure que leurs forces décroissent; seule, la nécessité lss retient dans leur chaire. Plusieurs, ce nous semble, accepteraient un
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changement qui serait pour eux un allègement sensible, et qui leur permettrait d'arriver à la retraite avant d'avoir perdu la santé; car il faut bien· le reconnaître, l'enseignement secondaire fart à ses professeurs des conditions rigoureuses·; soixante ans d'âge et quarante ans de services sont des limites difficiles à atteindre. Cet échange de fonctions ne serait pas moins profitable à l'enseignement et à l'éducation qu'utile aux professeurs. Deux raisons pourraient les retenir ; la crainte de perdre de leurs avantages, et celle de perdre de leur considération. Si l'on voulait assurer le succès de là réforme, il faudrait élever le traitement des proff>sseurs qui accepteraient ces fonctions nouvelles;· mais pour ne pas le compromettre, il faudrait au moins le maintenir; car en France comme ailleurs, on n'est que trop enclin à prendre les traitements assignés aux fonctions diverses comme le critérium de leur importance relative; et d'un autre côté, les fonctions universitaires ne sont pas si largement rétribuées que les professeurs puissent aisément consentir à perdre au change. Quant à la considération, elle tient à l'homme, elle le suit et ne diminue que si l'homme diminue lui-même. Pour descendre de sa chaire, .Je maitre ne descendrait pas d;un degré dans l'opinion des élèves et des maîtres; on lui saurait gré d'avoir ·eu le courage de rompre avec une tradition tyrannique et
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de s'être mis au-dessus d'un préjugé nu1s1ble; sa résolution lui vaudrait un surcroît d'estime, et la reconnaissance des parents ne tarderait guère à s'y ajouter. Lorsqu'on verrait dans les études,dans les cours,des hommes égaux en titres et en valeur aux professeurs des classes, ce ne sont point ces hommes d'expérience et de cœur qui perdraient de leur prestige, ce sont les fonctions éducatives qui en gagnei;aient; elles reprendraient le rang et Je crédit qu'une fausse attribution leur a enlevés; et la réflexion aidant, on les verrait bien vite remonter dans l'opinion. L'éducation cesserait enfin d'être cette chose que tout le monde proclam~ nécessaire, dont tout le monde déplore l'insuffisance ou !'.absence, mais dont personne au monde ne veut ou ne peut s'occuper.
La commission des réformes nommée l'année dernière, propose, par l'organe de son rapporteur, de donner aux proviseurs un rôle plus actif et plus important, d'accroître leur autorité, d'en faire de véritables é~ucateurs; et, afin de rendre leur action plus efficace, de limiter à trois cents le nombre des élèves internes. Même réduit à trois cents, le n'ombre des internes serait encore dix fois trop grand pour une action vraiment éducatrice; du reste, pour qu'une telle réduction fût possible, il faudrait presque doubler le nombre des ly-
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cées; la solution que nous avons indiquée serait assurément moins coûteuse et probabl ement meilleure. Au milieu de trois cents élèves le proviseur sera toujours un étranger ou peu s'e n faut; il faut à l'éducation plus de temps, plus d'occasions, plus d'intimité ; ce n'est pas avec quelques apparitions ni avec quelques mots, qu'on peut suivre et diriger le développement moral d'un jeune homme ou d'un enfa nt.
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Qui croirait que dans le premier des établissements universitaires, dans celui-là même où se forment les maîtres chargés d'instru ire et d'élever la jeunesse il n'y a pas une chaire, pas une seule chaire d'éducation ? Les futurs professeurs s'y élèvent entre eux, comme ils peuvent, comme ils veulent, par l'action qu'ils exercent les uns sur les autres. Peut-être la question d'éducation est-elle touchée ou même traitée, comme les autres, à son tour, quand elle se présente dans la suite du programme, encore ne pourrions-nous l'affirmer; mais elle n'y fait pas l'objet d'une étude spéciale, approfondie, d'une préoccupation dominante et constante, comme l'exigerait, ce semble, le caractère même et le rôle d'une institution de ce genre. L'école normale supérieure n'est guère qu'un lycée, d'un ordre plus élevé, où l 'on con-
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tinue à s'instruire pour se mettre en état d'enseigner. L'instruction y est l'unique souci des futurs maîtres; on ne les entretient pas dans l'idée qu'ils auront un jour à former non seulement des élèves, mais des hommes; on s'en remet à eux du soin de leur développement moral; · on estime sans doute qu'ils peuvent se passer de conseils et qu'ils doivent apprendre à se diriger eux-mêmes pou.r se mettre en état de diriger les autres.
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Peut-être aussi croit-on qu'ils seraient peu disposés à se laisser conduire. - C'est leur faire à la fois trop et trop peu d'honneur. On n'arrive pas mûr à l'Ecole, on vient s'y mûrir; et si parmi les jeunes gens qui y entrent, il en est qui ne veulent relever que d'eux-mêmes, il en est aussi qui se prête. raient volontiers à une direction morale, qui s'attendent à l'y recevoir et qui s'étonnent de ne pas l'y trouver. Qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée; nous ne demandons pas qu'on traite des jeunes gens en enfants et qu'on les mène à la lisière; entre une direction qui se fait trop sentir, et une direction qui s'efface, entre la défi ance et l'excès de confiance, entre l'action abusive et l'abstention, il y a un milieu à tenir; les élèves ne sont plus des enfants, mais ce ne sont pas des hommes ; et à un âge où l'on est encore
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docile aux conseils de l'autorité paternelle et où celle-ci ne pense pas encore pouvoir abdiquer, on ne saurait se croire en droit de refuser les conseils d'une autorité sous laquelle on vient se placer pour le reste de sa vie. Il ne faut donc pas s'étonner que les professeurs se bornent pour la plupart à l'ensei-: gnement proprement dit et se croient dispensés de prendre une part directe à l'éducation de leurs élèves, puisqu'à l'Ecole où on les forme, on ne leur met point sous les yeux ce côté _ leur profession et qu'on se désintéresse de de leur propre éducation. Nous voudrions nous tromper ; mais il nous semble que si l'administration ne s'était pas tenue dans une réserve, qui sans doute n'est pas l'indifférence, mais qui y ressemble, on n'eût pas eu plus d'une fois à constater parmi les élèves sortis de l'Ecole de si brusques changements de direction et d'aussi surprenantes déviations. Il s'est fait dans · ses derniers temps quelques réputations bruyan ... tes dont on est stupéfait de trouver l'origine à l'Ecole et dont le caractère est si antiuniversitaire, qu'on y chercherait vainement la trace d'une influence morale et d'un long séjour dans un milieu normal.
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DE LA DISCIPLINE -
ESSAI DE REFORME
DISCIPLINAIRE
Une mère est un berceau vivant. Le père et son enfant font deux; la mère et son enfant ne font qu'un.
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Les enfants sont comme les mouches: on en prend plus avec de l'huile qu'aveè du vinaigre . .
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Le moyen le plus sûr de corriger les enfants de leurs défauts, c'est pour un père et pour un maître de se corriger des leurs.
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Les enfants sont de vrais magiciens; ils métamorphosent. Dans une seule récréation Paul a été tour à tour ch€val, voiturn, arbre,
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juge, que
maison, gendarme, marchand, sais-je?
Le propre de la maturité de l'esprit est de fa ire entrer dans la pensée du présent le souvenir du passé et le souci de l'avenir. L'enfa nt cesse de l'être quand le passé et l'avenir fo nt leur apparition dans son esprit.
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Les enfants sont ce qu'il y a de meilleur ou de pire; ils sont le charme ou le fléau de la maison, l'espoir ou la crainte des parents, l' honneur ou la honte des familles; plus que la nature, c'est l'éducation qui en décide.
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Les enfants prennent d'abord toute la liberté qu'on leur Ïaisse, et ensuite ils essaient d'en prendre davantage ; c'est bien d'eux qu'on peut dire:
Laissez-leur prendre un pied chez vous, Ils en auront bientôt pris quatre. ·
* Sans fermeté dans le maître, sans respect dans les enfants, il n'y a pas d'école possi-· ble.
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Le maître qui n'est pas maître dans sa classe n'est qu'un souffre-douleurs.
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La discipline est la condition de l'enseignement ; sans discipline, le maître perd sa peine, les élèves perdent leur temps; de plus ils contractent des habitudes mauvaises qui les suivent dans la vie. La règle est pour l'écolier te que la loi est pour 1~ citoyen; et le respect du maître, c'est le respect de l'autorité. Si l'enfant n'apprend de bonne heure le respect et l'obéissance, il est à craindre qu'il ne l'apprenne jamais. ,Il en est de l'autorité comme de l'estime, on la perd sans retour.
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Par ces temps d'anémie morale et d'affaissement intellectuel, les parents n'ont plus la foi;-ce de commander; les maîtres, de punir; les .écrivains, de penser ; les jurys, de con. daniner ; et les gouvernements, de se faire respecter; tout es~ à plat. Une discipline nouvelle s'établit dans les lycées et collèges ; d'aucuns l'appellent une discipline libérale, mais son véritable nom pourrait bien être l'indiscipline difficile, l'éducation l'est' plus ènles conditions créées par l'interest si difficile qu'on semble avoir
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rec ulé jusqu'ici même devant un simple essai ; car en l'état actuel, le régime des lycées n'est pas une forme de l'éducation, c'en est l'absence ou la négation. Dans ces de rniers temps, sous la pression de l'opinion pu blique, on s'est décidé à nommer une « Commission pour l'étude des améliorations à introduire dans le · régime des établisseme nts d'enseignement secondaire. » ·Cette commission a rédigé plusieurs rapports qui ont été suumis au Conseil supérieur. Sur la lecture et après la discussion de ces rapports, le Conseil supérieur a adopté certaines propositions qui ont pour but de rendre la discipline des lycées plus libérale, plus souple et plus vraiment éducative. Ces propositions ont été aussitôt transformées en mesures, et ces mesures sont, croyons-nous, dès maintenant appliquées. Da ns le nombre, il en est qu'on ne peut qu'ap· pro uver; mais il en est aussi dont l'efficacité peut paraître douteuse et dont les effets pourraient être fâcheux. Il n'y a qu'avantage, ce semble, à adoucir les exigences d'une discipline qui n'est point et ne peut pas être une discipline militaire, encore qu'elle doive préparer les jeunes gens au service qui les attend à la sortie du lycée. Le régime du lycée doit, autant que possible, se rapprocher du régime de la fam_lle. Il n'y a donc pas grand inconvénient à i laisser les élèves causer dans les mouvements
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èt au réfectoire; on aura du bruit sans doute, mais le bruit n'est pas le désordre et on peut empêcher qu'il ne tourne en vacarme; vraisemblablement les élèves apprendront à user de cette liberté pour ne pas s'exposer à la perdre. Quant aux exercices gymnastiques, ils ne nous semblent pas comporter la même liberté; il y a des exercices d'ensemble qui veulent le silence; il y en a même d'individuels que le grand bruit trouble ou gêne ; c'est au maître à ·voir ce qu'il peut permettre et ce qu'il doit interdire. Supprimer les punitions qui condamnent l'élève à l'immobilité ou le privent de l'exercice nécessaire à sa santé, nous paraît aussi une bonne mesure ; il en est de même de la supp·ression du pensum en tant que punition pu rem en t ina térielle. Ce n'est point par ces suppressions que ce premier essai de réforme disciplinaire se recommande à l'attention; c'est plutôt, c'est surtout par IE's restrictions qu'il apporte au droit de punir, tel que professeurs et maîtres répétiteurs l'ont exercé jusqu'ici. Il y a là quelque chose d'assez grave et d'un peu inquiétant : c'est d'une part un accroissement considérable de l'autorité administrative et de l'autre une diminution sensible de l'autorité du personnel enseignant et surveillant. Désormais les maîtres répétiteurs ne doivent punir que par des notes qui sont ensuite soumises au surveillant général, nu censeur
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ou au proviseur. Des notes, c'est quelque chose sans doute, mais cela peut n'être que peu de chose et même rien du tout. Si la note a une valeur purement morale, son efficacité dépend uniquement du caractère et de l'ascendant de celui qui la donne; comme elle n'est qu'une marque de désapprobation, elle ne produit d'effet qu'autant qu'elle vient d'un homme dont on craint le jugement, ce qui n'est pas le cas. Si la note au contraire a une valeur matérielle, si elle doit se transformer en punition, alors elle est en réalité une punition, et le maître punit. Mais il n'en sera probablement pas ainsi ; l'échelle des mauvaises . notes ne répondra pas exactement à une échelle de nitions, et ce sont les surveillants généraux, censeurs et proviseurs qui seront juges et décideront. Nous ne savons si à l'aide de simples notes les maîtres répétiteurs parviendront à maintenir l'ordre dans les études ; ce qui paraît certain, c'est que leur part d'autorité reste très amoindrie, et que leur tâche qui n'était pas facile devient plus difficile encore. Réduits à la mauvaise note, comme seul moyen disciplinaire, il est à craindre qu'ils n'en abusent et si, soumises à l'appréciation des survJillants gé néraux et des censeurs, ces notes sont adoucies, ou si elles demeurent sans effet, que deviendra le peu d'autorité qui reste · aux maîtres? Ce caractère en quelque sorte provisoire
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et incertain des punitions données par eux laissera toujours dans l'esprit des élèves • un espoir d'adoucissement ou d'annulation qui n'est pas de nature à les rendre plus dociles. Il est à croire aussi qu'ils n'en deviendront pas plus respectueux ; car dans ce système de discipline à deux degrés, dans ce partage inégal du pouvoir disciplinaire, ils verront, non sans quelque raison, une marque de défiance à l'égard des maîtres. Que ceux-ci aient parfois usé indiscrétement 011 abusé du droit de punir, cela n'est pas douteux: la question est de savoir si en voulant régler l'usage d'une autorité nécessaire, on ne l'aura pas trop affaiblie, et si le remède n'aura pas été pire que le mal. ~es mesures prises à l'égard des professeurs sont de nature à causer les mêmes craintes. Désormais les diverses peines encourues pendant la classe ne doivent plus être prononcées qu'à la fin de la classe. Nous croyons comprendre les raisons qui ont suggéré cette suspension ; mais elle ne nous paraît pas sans inconvénients.L'on a voulu sans doute mettre en garde les professeurs contre leurs propres entraînements et leur laisser le temps de réfléchir et de se calmer avant de punir ; peut-être aussi a-t-on voulu éviter le trouble que jettent dans la classe les punitions qui l'interrompent et lui donnent quelque chose de désagréable. Outre que l'immense majorité des professeurs pouvait se passer .de ces précautions,
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nous ne voyons pas comment, dans bien des cas, le professeur pourrait attendre et s'abstenir. S'il s'agit d'une leçon mal sue ou d'un devoir mal fait, passe encore: mais si un élève se dissipe ou fait du bruit, il faut bien le rappeler à l'ordre; et s'il se per1net une impertinence, une insolence, il nous parait bien difficile de se borner à lui répondre: « Monsieur, nous réglerons votre compte à la fi n de la classe. » Ce renvoi de la punition la rendra-t-il plus éq uitable et plus efficace? Il y a entre la faute et la peine un lien étroit, comme celui qui unit l'effet à la cause; une suspension n'est-elle pas de nature à change r le rapport ? la punition ne sera-t-elle pas tantôt trop _légère et tantôt trop rigoureuse, suivant les caractères? Le professeur fera connaître la note qu'il donne, mais non la punition; l'élève restera donc pendant une ou deux heures dans l'ince rtitude et dans la crainte ; cette préoccupation ne ·sera-t-elle pas une distraction? et sous le coup de la punition qui le menace, l'élève sera-t-il plus attentif? Quand on Il!; punit pas sur l'heure, il semble que par là même on renonce à punir. Si l'élève ne perd rien pour attendre, ce qui arrivera plus d'une fois, son mécontentement n'en sera que plus vif. Il quittera la classe avec un sentiment de colère et de rancune qui s'exhalera dans la liberté des récréations.
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Et si, après s'être bercé de l'espoir qu'il en · était quitte pour une simple note, il voit arriver la punition différée, cette désagréab.l e surprise ne lui sera-t-elle pas plus pénible encore? Lorsque la punition tombe sur la faute, l'élève, qui sè sent coupable, se résigne; mais quand elle vient en retard et à froid, la résignation lui est moins facile. Cette petite innovation d'une couleur philosophique et d'une valeur problématique en amène une autre d'un caractère plus net et d'un effet plus certain. Le proviseur pourra, dans tous les cas, lever ou réduire une punition, après en avoir conféré avec le professeur. Celui-ci devra désormais consigner sur un registre spécial, visé chaque semaine par le proviseur, toutes les punitions données en classe, de quelque nature qu'elles soient. C'est là, croyons-nous, une grave atteinte portée à l'autorité nécessaire aux professeurs. Le vrai juge d'une faute est le professeur devant qui et contre qui la faute a été commise; lui seul en peut bien apprécier le caractère et la portée-. Il y a mille circonstances qui accompagnent la faute et qui en augmentent ou en atténuent la gravité, comme le moment, le lieu, le ton, l'attitude, le geste etc. De ces circonstances, on juge mal de loin et ailleurs. Pour punir comme il convient, il faut avoir vu et entendu. De plus l'autorité du professeur risque d'être ébran lée, si les élèves ne sont et ne de-
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meurent convaincus qu'il est leur maître, et que ce qu'il a fait est fait et bien fait. Donner aux élèves une sorte de droit d'appel, c'est leur offrir un appui contre le professeur, c'est les pousser à l'indocilité; astreindre le professeur à consigner sur un registre toutes les punitions qu'il donne, même les plus légères, les plus insignifiantes, c'est lui témoigner de la défiance, c'est le mettre dans une sorte de tutelle, c'est l'amoindrir dans l'opinion des élèves, c'est le blesser dans sa dignité. Il faut prendre garde .q·ue des mesures, prises dans l'intérêt des élèves, ne paraissent prises contre les professeurs; il y a là beaucoup plus à perdre qu'à gagner. Autant l'intervention du proviseur dans les cas graves, et par suite exceptionne1s, paraît utile et légitime, autant ce contrôle permanent, incessant, minutieux paparaîtra, excessif, inutile et peut-être dangereux. Cette concentration de l'autorité disciplinaire pourrait bien être préjudiciable à la discipline elle-même et par suite aux études. Elle peut enhardir les élèves, accroître les exigences des parents, et surtout elle doit avoir pour effet de désarmer, d'inquiéter, de désorienter les professeurs. L'ennui de voir leurs moindres actes épluchés, la crainte de voir leurs punitions levées ou réduites, les détournera de punir; le travail des élèves, qui dans l'incertitude de toutes les choses scolaires, · a déjà diminué, diminuera encore, et le respect des maîtres et des professeurs, ce senti-
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ment qui est à la fois le principe et le fruit de l'éducation, n'en sera pas accru. Il ne faut pas oublier que dans le système actuel, le professeur est tout pour l'élève, le proviseur n'est rien ou . peu s'en faut. L'élève voit le proviseur de loin en loin, il l'entend parler une ou deux minutes par semaine ou par quinzaine, tandis qu'il passe quatre ou cinq heures en classe tous les jours'. Le professeur est sinon la seule, au moins îa plus grande influence morale du lycée; cette influence, on doit craindre de l'affaiblir. On s'est mal · trouvé d'avoiraccompli les réformes scolaires sinon contre, du moins sans l'avis du corps enseignant; si l'on en use de même en fait d'éducation, il est à présumer qu'on ne s'en trouvera pas mieux. Le contrôle des punitions données à des centaines d'élèves, s'il pouvait être réel et sérieux, serait absorbant; un proviseur a mieux à faire. Qu'il laisse au professeur la part de responsabilité qui lui revient; qu'il s'occupe un peu moins du menu détail de la classe et un peu plus de la conduite des élèves hors des classes. On a de la peine à concevoir ce professeur qui m'ose plus punir, qui garde ses punitions comme une chose qu'on ne doit pas faire voir, qui se demande sans cesse s'il sera approuvé ou désavoué. En vérité, dans un tel ordre de choses, c'est le professeur qui prend la place de l'élève; c'est lui qu'on corrige et qu'on punit. On ne veut pas que les élèves
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soient réprimandés devant leurs camarades, et l'on punit moralement le professeur au vu et su de ses élèves. Comment le Conseil supérieure a-t-il pu adopter des mesures de ce genre? Vont-elles au but qu'on se propose? Rendront-elles la discipline des lycées plus libéraleet plus vraiment éducative? Une discipline libérale, est, pensons-nous, celle qui laisse à l'élève une large part de liberté, celle qui lui permet de commettre certaines fautes sans encourir de punitions, celle qui à la sanction · pénale substitue le plus souvent une sanction purement morale, comme le jugement des maîtres et le témoignage de la conscience. Cette discipline libérale est certainement éducative, puisqu'elle pèrmet à l'élève de se conduire I ui-même, par des motifs étrangers à la crainte; mais le succès en est-il certain ? estil seulement probable dans un établissement d'instruction publique ? Si l'on accorde à l'élève plus de liberté, si on lui lédsse le soin de se conduire, si l'on accroît sa responsabilité, c'est à ses risques et périls; car cette liberté, il faut s'attendre à l'en voir abuser. Quelques-uns sans doute en feront un bon usage, mais les autres, mais le plus grand nombre, en useront à leurs dépens plus qu'à leur avantage.Un père de famille peut accorder à son fils plus ou moins de liberté, il est responsable à ses propres yeux, et s'il a été imprudent ou aveugle, il ne saurait s'en pren-
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dre qu'à lui-même. Mais dans un internat, sur qui pèse la responsabilité? Si un élève travaille mal, si, le moment venu, il échoue à ses examens, si par suite son avenir est compromis, à qui s'en prendra le père de famille? assurément ce n'es.t .pas à lui-même. Il fera des reproches à son fils, mais au fond, c'est le lycée qu'il accusera. Et son fils lui-même regrettera la liberté qu'on lui aura laissée; lui aussi il accusera ses maîtres, « Si l'on . m'avait fait travailler, dira-t-il, je n'aurais pas manqué mes études.» Un enfant n'est pas un homme; l'on ne peut le traiter en homme, ni le ren.d re arbitre de son sort. Son âge, son inexpérience, son imprévoyance, ne permettent pas de lui laisser la responsabilité de sa destinée; il a le droit d'être soutenu contre lui-même. A la sortie du lycée, les jeune~ gens deviennent libres et l'on sait si cette liberté tourne toujours au profit des études et des mœurs. On ne doit donc dispenser la liberté à des enfants, à de jeunes garçons, à des adolescents, que dans la mesure où cette liberté ne saurait leur causer des dommages irréparables. Le dosage de la liberté est le grand art de l'éducation, mais les conditions de l'internat, les exigences des études, le rendent singulièrement difficile, sinon tout à fait impossible. D'une manière générale, la liberté doit suivre le progrès de l'âge et par conséquent de la raison; encore ne faut-il pas oublier que les passions se dé-
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veloppent en même temps que la ;aison, et qu'il devient moins facile au jeune homme qu'à l'enfant de se bien conduire. Cependant la discipline doit se détendre. à mesure que l'enfant grandit et sa part de responsabilité dans sa propre éducation doit aller grandissant. On pourrait donc, dès la division moyenne, et surtout dans la division supérieure, laisser s'accroître le nombre d.es fautes dont la punition serait purement morale, des leçons mal sues, des devoirs négligés; mais il faut que les élèv·es sachent bien dans quel but on leur accorde une liberté croissante, qui pour eux est à la fois une condition de progrès moral et un danger; il faut qu'ils voient là un système d'éducation et non une preuve de · faiblesse ou d'indifférence; il faut .surtout que les parents soient bien avertis, qu'ils sachent quelles peuvent être les conséquences d'une liberté accrue et qu'on leur ôte ainsi le . droit de se plaindre par la suite et de récriminer. Pour l'application de ce système, il n'est nullement besoin de retirer aux maîtres le droit de punir, ou d'en soumettre l'exercice à des conditions presque humiliantes ; il suffit de décider quelles sont les fautes qui resteront impunies ou dont la punition sera une simple note ou un mot de blâme. Si les professeurs se montrent sévères, ce n'est point par plaisir, c'est par devoir, c'est qu'ils se sentent responsables; si l'on veut diminuer leur responsabilité en augmentant celle des
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élèves, or. ne rencontrera pas plus de résistance d'un côté que de l'autre.
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On garde dans les lycées des élèves qui en sont le fléau et la honte; exemples d'indiscipline constante, de paresse incurabl_ de core, ruption précoce et contagieuse. Si quelque administrateur veut fair·e son devoir et rendre à leurs familles ces hôtes dangereux, alors paraît quelque personnage influent, il parle, l'élève reste, et c'est la discipline qui s'en va avec la dignité des maîtres. La commission des réformes demande qu'on élimine résolument les enfants qui se montreront réfractaires à la discipline nouvelle; il faut se réjouir de ce symptôme de fermeté. Mais est-ce surtout dans les petites classes qu'il faut prodiguer les éliminations? Nous ne le pensons pas ; on doit laisser à l'enfant le temps de montrer ce qu'il est et ce qu'il peut être. C'est quand l'épreuve a duré, qu'il faut se montrer sévère ; et c'est surtout quand l'enfant, arrivé à la crise de la p·uberté et devenu vicieux, peut gâter les autres. Chez les jeunes enfants, l'indiscipline n'est souvent que légèreté. Combien d'entre eux, qu'on tenait pour indisciplinables, sont devenus plus tard des élèves modèles ! qu'on élimine donc résolument, mais non prématurément.
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Le jour où l'on aura décidé que :- lorsque les professeurs réunis en conseil ont déclaré un élève incapable ou indi gne, cet élève doit être rendu à sa famille , ce jour-là, la discipline des lycées et collèges sera fondée; l'on a ura relevé l'autorité des professeurs et rendu service aux études. Mais, nous dira-t-on, les élèves renvoyés iront dans les établissements r ivaux. Ce n'est point là une objection, ce serait plutôt une raison. La réputation des établissements de l'Etat ne peut que gagner à ces éli minations nécessaires; le renvoi des mauvais élèves aurait pour effet certain d'attirer les bons. Quand on saura, à n'en pouvoir douter, qu'on ne tolère plus ni l'incapacité ni l'inconduite, la confiance des .familles renaîtra; la qualité des élèves, et vraisemblablement, le nombre iront en augmentant. Mais par ces temps d'utopies disciplinaires et <l 'anémie administrative, on ne peut guère espérer une mesure aussi ferme et au~si sensée.
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La consputation est définitivement entrée dans les mœurs de la jeunesse studieuse ; parti des rangs les plus élevés, l'exemple est rapidement descendu jusqu'aux derniers degrés de l'échelle scolaire ; les étudiants en pharmacie ay ant conspué jusqu'à extinction de voi x et non sans succès un directeur qui n'était plus de leur goût, les petits lycéens 5
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se sont piqués d'honneur,et se sont mis à conspuer. Un beau jour on a vu un long monôme de lycéens en herbe se diriger vers la rue de Grenelle St-Germain, et saluer l'avènement d'un nouveau ministre par une consputation des mieux nourries. Il faut reconnaître que ce ministre novice avait été bien mal inspiré; ne s'était-il pas permis, sans avoir au préalable obtenu l'agrémentdes intéressés, de raccourcir d'un ou deux jours un congé traditionnel? Du reste ce malencontreux Ministre a racheté son imprudence par une douceur exemplaire; il a laissé les conspueurs s'égosiller tout à leur aise, et les plus enragés en ont été quittes pour un simple enrouement. C'est par le pardon des injures qu'on prévient de nouvelles offenses. Aussi, tout récemment, vienton de voir un second monôme reprendre pour une cause semblable le chemin de la rue de Grenelle, et porter à un autre ministre aussi mal inspiré des hommages aussi flatteurs.
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Déjà la consputation ne suffit plus à la jeunesse ; ce procédé un peu enfantin est abandonné à l'enfance ; les hautes études commerciales ont trouvé plus et mieux. Les . monômes autrefois gais et inoffensifs sont devenus agressifs et sauvages; on casse les vitres, on rosse les cocheJ"S, et quand l'autorité se montre dans la personne d'un agent de la paix, on la roue de coups, on la roule
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par terre, et si, ce qui arrive, l'agent porte la médaille militaire, on lui arrache sa médaille et on la foule aux pieds. Voilà où mènent les hautes études commerciales! L'exemple est donné; après les sergents de ville, viendra le tour des maîtres; c'est un progrès tout indiqué.
Rien n'est plus attristant dans la jeunesse que la précocité du scepticisme, le mépris de l'autorité et une indifférence railleuse pour tout ce qui est noble et grand.
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Ceux qui ont observé de quels yeux les ouvriers et les femmes du peuple regardent passer les étudiants avec leurs étudiantes au bras, ceux-là comprendront quelle peut être la part des mœurs dans la question sociale; il n'y a pas d'exagération à dire que ces regards sont chargés de mépris. Les étudiants, c'est la bourgeoisie qui les donne; mais les étudiantes, c'est le peuple qui les fournit.
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��DEUXIÈME PARTIE
ENSEIGNEMENT
I
MENUES PENSÉES
L'enseignement n'éclaire que s'il échauffe; sans chaleur il ne produit pas de lumière.
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Il faut que l'enfant sente un homme dans le professeur: le véritable maîtr.e n'est pas un esprit, c'est une âme.
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La meilleure école est celle où le maître s'instruit encore plus qu'il n'enseigne.
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Le meilleur maître est celui qui enseigne le moins. Il faudrait que l'on quittât la table avec la faim, et l.'école avec l'appétit du savoir. Tout ce qu'on fait de bien porte en soi sa récompense ; celui qui enseigne bien a du plaisir à enseigner et à se voir compris et goûté; celui qui enseigne mal souffre à la fois et de son insuffisance et de l'indifférence des enfants. L'enseignement perd en profondeur ce qu'il gagne en étendue. Pas plus en enseignant qu'en marchant on ne peut faire deux pas à la fois.
Regratteurs de manuscrits, rapetasseurs de textes, rebouteurs de phrases, éplucheurs de mots : fléaux de l'enseignement.
Quand le vrai maître parle aux enfants, c'est comme quand la ménagère jette du grain; tous d'accourir et de becqueter.
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Un maitre doit se faire une idée aussi exacte que possible de la valeur de ses élèves, et chaque fois qu'il interroge l'un d'eux, mesurer ses exigences au degré d'intelligence qu 'il lui a reconnu ; c'est pour lui le plus sûr moyen d'être juste et de rester calme.
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On ne doit pas pour quelques traînards suspendre ou ralentir la marche du corps de l'armée ; il en est de même d'une classe.
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On se donne beaucoup de mal pour enseigner prématurément aux petits enfants ce qu'ils apprendraient mieux et sans peine une fois l'heure venue.
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Les deux écueils de l'enseignement sont la substitution du maître à l'élève et la substitution de l'élève au maître; ou le maître seul parle, ou l'élève parle seul. Une classe doit se faire à deux ; l'art consiste à réserver à chacun la part qui lui revient ; or cette part varie suivant la nature des sujets; tantôt celle de l'élève augmente et tantôt celle du maître. Le difficile est de trouver la juste mesure.
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Il ne faut pas rompre prématurément les intelligences au mécanisme des démonstrations géométriques ou algébriques; cette gymnas-
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tique automatique et rude les dessèche plus qu'elle ne les fortifie. Les études sont comme les voyages en diligence ; chaque classe est un relais: arrivé au bout du relais, le postillon dételle et revient prendre une autre voiture et d'autres voyageurs; ainsi, au bout de l'année , le professeur passe ses élèves au professeur qui les attend et revient en chercher d'autres pour les conduire au même point. Il s'est'. fait dans ces derniers temps un vigoureux effort pour ralentir et régler le mouvement instinctif qui emporte l'esprit français vers l~s généralisations précipitées, . et pour l'assujettir à l'étude méthodique et patiente des faits et des phénomènes. Mais cet effort à son tour doit être modéré, car il conduirait vite au dédain des idées abstraites et à la matérialisation de l'enseignement. L'enseignement moral demande plus de moralité que de savoir. La vertu est une flamme, et celui qui ne brûle pas, aura beau disserter sur les propriétés du feu, sur les manières de l'allumer, sur les aliments dont on doit le nourrir; il aura enseigné doctement à faire le feu, il ne l'allumera pas.
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On introduit prématurément les filles dans un monde d'idées où elles ont plus à perdre qu'à gagner. Ce n'est pas sans répugnance et sans crainte qu'on voit le squelette ou l'image du squelette exposé dans une école de filles ; ce n'est point là un objet à tenir sous leurs yeux. On leur fait compter et nommer les os des pieds à la tête et de la tête aux pieds; arrivé à un certain point, le professeur fait un crochet ; mais ni les yeux ni l'imagination ne le suivent; l'esprit scientifique développe une curiosité qui s'accommode mal des lacunes et des réticences ; elle veut connaître ce qu'on montre et surtout ce qu'on ne montre pas.
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L'enseignement dit spécial n'a rien de spécial; c'est un enseignement secondaire de seconde qualité. L'enseignement secondaire, c'est l'enseignement cellulaire; chaque professeur reste confiné dans sa classe ; s'il a une bonne méthode, elle est pour lui seul ; il ne tire rien de ses collègues, il ne leur prête rien.
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Dans un temps où l'Europe se partage le monde, et où l'avenir des Etats semble lié à la grandeur et à la prospérité de leurs colonies, nous· n'avons rien dans notre enseignement qui soit de nature àdévelopper 1 à seconder le
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mouvement colonisateur; rien qui tourne l'esprit vers ces perspectives lointaines ; rien qui stimule l'esprit de curiosité et d'initiative ; rien ,qui puisse susciter des vocations, créer ces courants nécessaires qui emportent la jeunesse vers les long~ voyages et les explorations fécondes, d'où elle revient un jour riche d'informations et mûre pour les entreprises difficiles et les établissements durables.
Est-ce que tous ces riens philologiques dont on fait tant d'état valent une belle pensée, un beau sentiment? La menue critique à la mode, celle qui pique les points et les virgules, qui épluche les textes, qui dissèque les mots, qui met à nu leurs racines, qui les suit dans leurs métamorphoses, a fait aux textes consacrés mille petites incisions par où s'écoulent la vie et l'âme de l'enseignement littéraire. On tra- · vaille sur les chefs-d'œuvre comme sur des cadavres. Grâce à la philologie, à la linguistique, à la phonétique, à la grammaire historique, l'enseignement littéraire a pris dans lès lycées et dans les écoles une couleur, un vernis scientifique; mais les lettres en souffrent, et la grammaire elle-même, et l'orthographe aussi ; on apprend l'histoire des mots, leur origine, leur formation, leurs transformations, leurs déformations, que sais-je ?tout ce qui est secondaire, accessoire, mais c'est au-
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tant de pen;lu, ou peu s'en faut, pour le principal, Et puis toute cette menue science de lettres, de syllabes, de racines, de préfixes, de suffixes, est en somme une maigre nourriture pour l'esprit de la jeunesse. Le grand mal de cet enseignement' sec et curieux, c'est qu'il sacrifie le fond à la forme, la pensée au mot, la proie à l'ombre. Pendant qu'on tourne et retourne les mots, qu'on les décompose et recompose, qu'on les coupe ~t les découpe, le sentiment se glace, la vie, l'âme, la pensée s'échappe et s'évanouit. Tous ces procédés analytiques, prématurément et immodérément appliqués, dessèchent l'admiration et a troph ien t le sens esthétique ; et d'un enseignement autrefois élevé, vivifiant, fortifiant, il ne reste que rognures, détritus et poussière. Ajoutons que ces études stériles, portant presque exclusivement sur des formes concrètes, n'exigent aucun de ces efforts qui fécondent l'intelligence, et qu'elles sont le triomphe des esprits les plus· froids et les plus bornés.
La psychologie, psychologie; elle, Jamais on n'a tant temps où l'on ne l'âme!
la psychologie et encore la toujours elle, elle partout. étudié l'âme que dans un croit plus à l'existence de
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Psychologie de l'enfant, psychologie de l'adulte, psychologie de la femme·,psychologie des bêtes, 1 sychologie des plantes; eh ! mon 1 Dieu, pourquoi pas? parmi les plantes il y a bien des sensitives.
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Les fils et filles de paysans font de la psychologie dans les Ecoles normales primaires; les filles des bourgeois en font dans les lycées ; les artistes dans Jeurs ateliers, les savants dans leurs laboratoires, les philosophes dans leur cabinet ; mais ils sont bien distancés, les philosophes! l!= psychologue par excellence; c'est le héros du roman contemporain, c'est le Disciple de P. Bourget, c'est f. Bise de J. Loucey; celui-là passe sa vie en dedans de lui-même, penché sur son moi, à observer, à analyser ses sentiments, ses sensations. S'il sort de son moi, c'est pour étudier le m·oi des autres; il n'y épargne rien, il veut voir et sa voir à tout prix. Autrefois les héros dt: roman séduisaient les femmes pour leur plaisir; fi donc! aujourd'hui, ils séduisent pour là psychologie; la séduction, s'appelle une expérience psychologique. De quoi les femmes pourraient-elles se plaindre?
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DE LA PART FAITE A L'CN U.ê _,_ Ifi DANS LES RÉFORMES UNIVERSITAIRES
L'universit~ est un grand corps bien discipliné; l'autori _é n'y rencontre guère qe résist tance; mais s'il n'en est pas où l'on parle plus discrètement tout haut, il n'en est pas non plus où l'on parle plus hardiment tout bas. On s'y dédommage à petit bruit, par une entière liberté d'appréciation et par une certaine sévérité de jugement, des réformes qu'on désapprouve et des ministères qu'on subit. L'Université, qu'on disait autrefois fermée à toutes les influences extérieures, est aujourd'hui ouverte à tous les vents; elle, qu'on disait sourde ou qui faisait la sourde, maintenant elle a l'oreille au guet. Au moindre bruit venu du dehors, au moindre tressaillement, au moindre mouvement de l'opinion, la voilà qui s'émeut, elle ou pll).tôt ses chefs. Un ou deux journaux ont-ils parlé de surmenage,
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vite une commission, deux commissions, trois commissions ; on siège, on discute, on, pérore; on rédige et l'on vote des conclusions, des vœux, des résolutions. La panique de l'enseignement seeondaire gagne le primaire; là aussi on se remue, on s'assemble, on commissionne à outrance ; alors commence un nouveau surmenage, incontestable, celui-là, le surmenage des commissions. Quant à l'autre, celuj des élèves, après de longs et fastidieux débats, on commence à entrevoir qu'il pourrait bien n'être qu'imaginaire, et que la presse a fait, ce qui n'est pas rare, beaucoup de bruit pour peu de chose.
L'Université est restée jusqu'à ce jour à peu près étrangère aux réformes de l'Enseignement secondaire; non qu'elle ne s'y fût de bon cœur associée, mais parce elle n'a pas été appdée directement à y prendre part. Sans doute ces réformes ont été soumises à l'approbation du Conseil supérieur ; mais elles n'ont pas été élaborées par l'Université. Le Conseil supérieur est un corps savamment et symétriquement constitué ; on y trouve des représentants de toutes les formes de l'enseignement à tous ses degrés; mais la représentation de l'Enseignement secondaire .Y est d'une pauvreté extrême, un prof~sseur
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pour chaque matière d'enseignement plus pauvre encore est la représentation de l'Enseignement primaire 1 qui ne compte que cinq m embres. Du reste, le conseil eût-il été plus riche en représentants élus, que, limitée et réglementée comme elle l'a été et comme elle l'est encore, son action fût restée insigni.,. fiante. D'abord le Conseil est saisi brusquement de questions qui n'on t pas été préalablement soµmises à l'étude du corps enseignant ; en second lieu la durée des sessions est strictement fixée à J'avance et quelle que soit l'importance des questions à l'étude, cette durée ne dépasse guère la huitaine réglementaire; enfin et surtout le Conseil n'est pas appelé à délibérer sur le fond même des réformes, mais simplement sur les détails ; son initiative est réduite au droit à peu près illus,)ire d'émettre des vœux; ajoutons qu'il délibère à huis clos, que le procès-verbal de ses séances ne reçoit aucune publicité. Par la valeur et l'éclat des membres qui le composent, c'est un corps imposant et de belle apparence ; mais il est surtout décoratif; son rôle est plus que secondaire ; aussi recherche-t-on une place au Conseil supérieur plutôt comme un honneur que comme un moyen d'action. L'Université, ou si ' l'on veut, l'immense majorité des fonctionnaires qui composent ce grand corps, n'a donc pris qu'une part indirecte et insuffisante au travail de sa propre réorgan.isatioI).. Cependant aucune institution
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ne méritait mieux cette confiance et cet.honneur. Sans doute l'Université a ses traditions, son esprit, ses méthodes; elle y tient et non sans quelque raison; car il ne paraît pas qu'elle ait laissé descendre le niveau intellectuel de la nation ; par la forte et saine éducation littéraire qu'elle a donnée jusqu'à ces derniers temps, elle a maintenu aux lettres françaises leur ancienne supériorité; c'est avec les premières atteintes portées à cette éducation éprouvée qu.e coïncident les premiers symptômes de décadence. Bien qu'attachée à ses traditions, l'Université n'est pourtant ni entêtée ni routinière ; elle n'est point fermée aux influences extérieures; elle ne reste ni indifférente, ni étrangère aux questions qui s'agitent autour d'elle; chaque année des recrues nouvelles lui apportent quelque chose de l'esprit nouveau ; seulement elle ne changé pas à vue d'œil, elle se modifie lentement. Quelle raison aurait-elle de repousser des améliorations reconnues nécessaires? Elle n'est point liée par un Credo, elle n'est pas vouée à l'immobilité. Libre de tout engagement, son seul intérêt est l'intérêt du pays. Aussi, comme son œuvre est une œuvre de l'esprit, comme l'enseignement n'est point une affaire de pure discipline, comme il demande plus et mieux que la simple obéissance, il eût été bon et sage de faire appel à sa bonne volonté, à ses lumières, de la faire juge dans une question
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si grande, de la gagner, de la convaincre. Sorties d'une discussion libre et étendue, des réformes, même moins radicales, eussent été bien autrement fécond.e s; car en matière d'enseignement on n'applique bien que des réform_ s comprises et consenties. e Quelle force et quelle garantie de succès, si au lieu d'être imposées, ces réformes eussent été librement débattues et pleinement acceptées; si au lieu d'être dues à ,l 'initiative de qµelques esprits hardis, on eû1. pu les présenter comme le fruit d'un effort commun, comme une image de l'opinion dominante, comme le résultat d'une grande et sincè·re consultation! En tenant l'Université à l'écart, en ne lui réservant que l'application des innovations projetées, on allait manifestement contre l'esprit du temps et contre le caractère des institutions que le pays s'est données. Alors que partout ailleurs et dans toutes les questions on jugeait bon de dégager l'opinion cÎe~ majorités, de s'assurer l'adhésion et le concours du plus grand nombre, pour l'Université seule, on agissait au rebours, et c'était précisément au corps le plus compétent, le plus éclairé, qu'on refusait l'exercice d'un droit devenu presque le droit commun. Il y allait de l'avenir de l'Université, et l'Université n'était pas consultée. L'Enseignement primaire avait ses comices, ses conférences, ses congrès; on l'appelait à discuter ses propres affai".'
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res, on l'intéressait à ses destinées; seul l'Enseignement secondaire, tenu pour suspect, attendait en silence qu'd!n lui promulgàt sa charte nouvelle. C'était plus qu'une imprudence. Cependant l'organisation de l'Université se fût aisément prêtée à cette consultation désirable. Récemment instituées, les assemblées de professeurs pouvaient être saisies de la question des réformes. C'eût été une occasion unique de donner à ces assemblées la vie qui leur manque et qui leur manquera longtemps encore. Car les menues questions d'administration locale et les détails de réglementation les laissent en général assez indifférentes et n'offrent à leurs discussions que des aliments et un attrait par trop insuffisants. Au contraire une question comme celle des programmes les eût vraisemblablement arrachées à leqr indifférence; se sentant prises au sérieux, elles se fussent mises,sérieusementà l'œuvre. Leurs délibérations, conservées à titre de documents, eussent abouti à des conclusions, que des professeurs choisis par leurs collègues auraient reçu mission de défendre en un congrès: chaque lycée, chaque collège aurait eu ainsi sa voix à l'assemblée plénière. Si l'on répugnait à l'idée d'un congrès, dont les délibérations trop solennelles et les résolutions trop importantes auraient pu faire obstacle aux réformes, on pouvait par excep-
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tion confier aux Conseils académiques le soin de dépouiller les cahiers des assemblées de professeurs et d'en tirer sur chaque question, dans chaque académie, l'opinion de la majorité. Mais: nous dira-t-on, si l'on n'a point consulté l'Université, c'est que l'on préjugeait sa réponse, et que bien décidés à passer outre, les réformnteurs ont mieux aimé rencontrer une opposition inévitable mais tacite, que de provoquer une désapprobation formelle. Dans ce cas nous croyons qu'ils se sont trop défiés des professeurs et d'eux-mêmes. L'Université n'avait point de parti pris à l'endroit des réformes. En contact continuel avec les élèves, en relations fréquentes avec les familles, elle sentait bien qu'il y avait quelque chose à faire. Un débat public eût dissipé bien des doutes, affaibli des résistances; d'ailleurs une réforme sûre d'elle-même ne doit pas craindre la contradiction, elle a tout intérêt à en mesurer la valeur; elle puise dans cette épreuve nécessaire ou un surcroît de force et d'auto,rité, qui 1;n assure le succès, ou une défiance salutaire qui la préserve des erreurs irréparables.
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PREMIÈRE FORME DE LA RÉFORME. L'ENSEIGNEMENT SPÉCIAL
Qu'une réforme ou que des réformes fussent devenues nécessaires, la chose n'est ni contestée ni contestable ; mais en quoi devaient consister ces réformes? là est la question. La science était en progrès; l'importance de son rôle allait croissant: il fallait donc fortifier les études scientifiques. Stimulée, menacée par une concurrence ch-aque jour plus ardente et plus étendue, l 'industrie demandait . qu'on lui vînt en aide; il fallait lui préparer des auxiliaires plus instruits, mieux armés pour la lutte, mieux renseignés sur les conditions .nouvelles de la vie économique. Il en était de même pour le commerce que l'agrandissement des marchés, l'ouverture fréquente de d~bouchés nouveaux, la mobilité et la diversité des stipulations internationales, inquiétaient, troublaient, déconcertaient dans ses transactions ; de même aussi pour l'agri-
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culture, travaillée par des fléaux renaissants, appauvrie par le manque de bras, découragée par la concurrence étrangère. Voilà les besoins profonds, pressants, auxquels on avait à répondre; c'est l'enseignement scientifique, industriel, commercial, agricole qu'il fallait réorganiser, étendre, perfectionner. Quand parut l'Enseignement spécial, on put croire qu'il arrivait à point, comme le remède nécessaire, attendu. Son nom même semblait en indiquer le but, en marquer le caractère ; mais ce n'était qu'un nom sans la chose. Le créateur de cet Enseignement avait-il réellement voulu donner à la nation l'enseignement technique qui lui manquait, ou n'y avait-il là qu'une - erreur de dénomination, nous ne saurions le dire. Toujours est-il, qu'après quelques tâtonnements, quelques oscillations, l'Enseignement dit spécial s'orientait vers l'Enseignement secondaire, où il s'est définitivement établi à côté de l'Enseignement classique. Ce fut une déception doublement fâcheuse; d'abord parce que le service qu'on attendait du nouvel enseignement se trouvait indéfiniment ajourné ; en second lieu, parce que l'Enseignement dit spécial attaché aux flancs de l'Enseignement classique, allait commencer à exercer sur I ui une déplorable influence; il allait en fausser la notion, en altérer le caractère, en rabaisser le niveau. Èn attendant, le vide qu'on avait peut-être songé à combler, restait grand ouvert; et ni
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l'Enseignement primaire supérieur qui montait par en bas, et qui peut-être a fait remonter le spécial vers le secondaire, ni l'extension donnée dans quelques grandes ·villes à certaines écoles commerciales ou industrielles véritablement spéciales, n'ont rempli et ne pourront remplir la place considérable que la situation économique du pays assignait d'avance à l'Enseignemènt annoncé. Car l'Enseignement primaire supérieur, en prenant, comme il le fait chaque jour davantage, un caractère professionnel, fournira à la nation de bons ouvriers et de bons contre-maîtres, mais il ne lui donnera ni des industriels, ni des négociants, ni des agriculteurs. Quant à l'Enseignement spécial, après avoir trompé l'attente qu'il avait fait naître, a-t-il au moins rendu quelque signalé service, a-t-il rempli quelque grande mission ? Nous voudrions le croire, mais nous en doutons.Quelle est donc la pensée qwi l'a fait dévier dès sa naissance, et qui lui a fait prendre une direction inattendue? A lire le rapport présenté au Conseil supérieur de l'instruction publique au nom de la comrµissron de l'Enseignement spécial (Juillet 1881), il semble, au premier abord, que cet Enseignement n'ait pas encore changé de caractère, et qu'il veuille prendre sa véritable voie. En effet, « La réorganisation de l'Enseignement spécial, dit le rapporteur, intéresse une partie considérable de notre population
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scolaire, celle qui n'aspire point aux professions dites libérales, mais qui peut à sa manière,dans les carrières que lui ouvrent l'agriculture, l'industrie et le commerce, servir et honorer le pays. » Ces prémisses semblent devoir aboutir comme conclusion à la constitution d'un enseignement agricole, industriel et commercial. Il n'en est rien, et la pensée de la commission ne tarde pas à se dégager des mesures qu'elle propose. L'Enseignement spécial devra comprendre trois divisions ou trois cours ; comme le cours élémentaire est le même que celui de l'Enseignement classique, c'est dans les cours moyen et supérieur qu'il faut chercher le but et l'esprit du nouvel enseignement. Remarquons tout d'ab9rd que le cours moyen est de trois années, et Je supérieur de deux seulement. Cinq années · d'études suffisent donc à conduire au baccalauréat de l'Enseignement spécial; encore le baccalauréat n'est-il proposé qu'à l'élite des élèves, et la commission prévoit que le plus grand nombre se contentera du certificat d'études, qui se délivre à la fin du cours moyen. « D'une part, conserver à l'Enseignement spécial son caractère propre et sa direction normale ... de l'autre combler, dans la mesure du possible, la distance qui le sépare à présent de l'Enseignement classique, telle est, dit le rapporteur, la pensée à laquelle ont obéi et ceux qui ont proposé et ceux qui ont revu les
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programmes de l'Enseignement spécial ; tel estle problème dont ils ont cherché la solution. » Ainsi qu'on le voit, la première .pensée s'est accrue d'une seconde ; il y a maintenant deux pensées, il y a double but; l'enseignement. nouveau doit conserver son caractère propre, c'est-à-dire rester spécial, et il doit en même temps devenir secondaire, du moins, autant qu'il sera possible. Spécial, le nouvel enseignement avait vraisemblablement voulu l'être, mais il ne l'avait pas été et il ne faisait rien pour le devenir; les quelques notions de comptabilité et de législation commerciale portées aux premiers programmes et conservées dans les seconds n'avaient pu et ne pouvaient évidemment suffire à lui imprimer ce caractère ; secondaire, il cherchait à l'êtr!'; et on l'y aidait, avec plus de bonne volonté peutêtre et de complaisance que d'habileté. Toutes les marques d'intérêt qu'on lui prodiguait à l'envi avaient pour effet ina'ttendu de le déprécier; en s'efforçant de le servir, on ne réussissait qu'à lui nuire, et ceux-là même qui . voulaient en faire l'éloge en faisaient involontairement la critique. Les avocats de ce malencontreux enseignement semblent toujours plaider _les circonstances atténuantes. Le rapport même, auq~1el nous venons de faire des emprunts, est à ce point de vue d'une lecture bien instructive et quelque peu récréative.
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« Les élèves de l'Enseignement spécial n'ont, dit-il, ni l'ambition, ni le loisir de suivre jusqu'au bout les études patientes et délicates d'où sortent les lettrés et les érudits ... » .:__ « Le moment est venu de le relever, de le ranimer, de réviser ses programmes, de le recruter dans des cqnditions plus favorables, de l'établir enfin à c6té de l'enseignement classique, dans le rang auquel il a droit. » On adopte un plan nouveau, celui des trois cours, « pour empêcher les désertions fâcheuses que l'ancien système·(celui des cercles concentriques) facilitait et semblait encourager.» - « Le premier cours peut suffire aux élèves qui veulent entrer le plus t6t possible dans les carrières auxquelles conduit naturellement l'enseignement spécial. » - Il ne s'agit pas seulement « de munir les élèves de notions pratiques et immédiate.ment utiles, mais aussi de leur donner un peu de cette culture désinté'ressée et supérieure qui est le but et 'l'honneur de l'Enseignement secondaire. » - Le seul moyen de relever un enseignement si digne d'intérêt (le spécial), c'était de placer au somtnet de -ses études un diplôme considéré ... Que si la séduction de ce titre est telle qu'il attire vers l'Enseignement spécial une bonne part du contingent classique, les humanités seront ainsi allégées de tous ceux qui actuellement sy attardent et sy traînent sans résultats. » « Souvenons-nous d'ailleurs que l'ensei6
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gnement spécial prépare, par définition en quelque sorte, à des professions qui n'ont point d'attache officielle .... ». - etc. etc. Il n'y a rien dans tout cela qui soit précisément flatteur pour l'Enseignement spécial; ses clients sont pressés ; ils veulent arriver vite aux carrières qui les attendent; beaucoup s'en vont chemin faisant, ils désertent; ils ne sont point faits pour les études patientes et délicates, pour cette culture désintéressée et supérieure dont on voudrait pourtant leur donner quelque chose. L'Enseignement spécial débarrassera le classique des médiocrités qui l'encombrent et l'alourdissent. Né d'hier, déjà il a besoin d'être relevé, ranimé, recruté dans des conditions meilleures. Qu'est-ce à dire en somme, et quelle est la vérité qui apparaît clairement sous ces témoignages un peu accablants d'intérêt et de sympathie? Cette vérité c'est que l'enseignement spécial est un enfant d'une santé chétive, un enfant mal baptisé, qu'on destinaH d'abord à une carrière modeste, et qu'on achemine ensuite, qu'on pousse bon gré mal gré vers une carrière pl us haute et de pl us glorieuses destinées. On a pour cet enseignement plus d'ambition que n'en comporte sa nature et qu'il n'en montrait lui-même. Les élèves lui manquent : on s'ingénie à lui en procurer, on détourne vers lui une partie du courant classique; ses élèves le quittent en route, ils s'arrêtent à toutes les stations: pour les retenir
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on leur offre l'appàt d'un baccalauréat plus accessible et plus voisin. Bien plus, on QUblie que « l'enseigneme1ü spécial prépare par définition à des professions qui n'ont point d'attache officielle, » et le nouveau baccalauréat créé, on s'empresse de lui ouvrir l'accès du plus grand nombre possible de fonction$ publiques. Enfin, comme pour forcer l'opinion, qui se montre rebelle, au mépris de toute justice, on décrète l'égalité des traitements dans les Enseignements classique et spécial, malgré l'incontestable inégalité des ép reuves professionnelles. On a donc tout fait, le possible et l'impossible, pour mettre sur le même pied deux enseignements dont l'un est si évidemment inférieur à l'autre ; on a blessé au vit le sentiJnent de la justice et mécontenté profondément le corps entier des professeurs de l'Enseignement classique. Il était difficile d'aller plus loin, à moins de décréter la supériorité de l'Enseignement spécial,c'est un dernier pas qui restait à faire. Le rapport présenté au Conseil supérieur à la fin de l'année 1889 par la Commission pour « l'étude des améliorations à introduire dans « le régime des établissements d'enseignement « secondaire » nous montre qu'on n'a guère changé d'opinion sur la valeur de l'enseignement spécial, mais qu'on n'en persistera pas moins à le maintenir en le développant. Le rapport fait la critique du nom, « nom fà.
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cheux, qui donnait à cet enseignement je ne sais quel air professionnel ; » mais il nous paraît attribuer à ce nom plus d'importance qu'un nom n'en saurait avoir: «delà en partie la situation inférieure, de cet enseignement dans les lycées, où beaucoup _ le trouvaient ne pas à sa ·place. » Mais sa critique s'arrête au nom, et il passe à l'éloge de la chose. « Les conditions budgétaires, dans lesquelles on opérait, ne permettent d'appeler faute rien de ·ce qu'on fit alors pour réorganiser, en le dédoublant, l'enseignement secondaire. » Ainsi la création de renseignement spécial aurait été une réorganisarion et un dédoublement de l'enseignement secondaire ; deux mots nous sembleraient plusjustes, doublure et désorganisation. ~ On fit ce qu'on put, ajoute le rapport, on ji.t m ême l'impossible ; et plus on relèvera d'imperfections dans la création nouvelle, plus il faudra convenir qu'elle avaiti donc bien sa raison d'être ; car, au bout de trois ans, elle vi'1ait si bien que ni la chute du m:nistre, ni les désastres publics, ni la tiédeur et parfois l'hostilité du pouvoir ne l'empêchèrent de subsister intacte ... » On ne voit pas bien comment ni pourquoi les désastres publics auraient ruiné l'enseignement spécial;· en 1870 et dans les années qui suivirent, on ne songeait guère à cet enseignement; et plus tard, nous avons vu par quels moyens et à quel prix on a réussi à le faire subsister et à 1ui donner une sorte de
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vie artificielle. Le rapport les mentionne en ces termes:
« L'assimilation complète de ses professeurs agrégés à ceux de l'enseignement classique
avait été dès lors accordée, non sans quelque i'ésistance. Ce qu'on y ajoutait maintenant, c'étaient les sanctions extérieures nécessaires à son crédit auprès des familles. On accordait d'emblée à son baccalauréat l'équivalence avec le baccalauréat-ès-sciences, si bien qu'il ouvre aujourd'hui l'accès de toutes les mêmes carrières ... » On remarquera en effet qu'on a reculé devant l'assimilation du baccalauréat spécial au baccalauréat-ès-lettres. Le ton des deux rapports, celui de r88r et celui de 1889,ne diffère pas très sensiblement. L'un et l'autre rapport donnent à entendre qu'on s'est montré plus que large envers le nouvel enseignement. Lette assimilation des professeurs à ceux de l'enseignement classique, cette équival~nce du baccalauréat spécial avec le baccalauréatès-sciences accordée d'emblée ne paraissent pas citées comme des mesures absolument irréprochables. Le sentiment qu'elles inspirent perce enco'r e pl us clairement dans les lignes suivantes:
<i Tant que le r'ecrutement des maîtres ne sera pas identique dans les deux enseignements secondaires, tant que les professeurs ne formeront pas un même corps ayant une G'
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même origine, l'égalité de prestige sera mal assurée.» C'est un aveu. Pour que les professeurs eussent une mème origine, il faudrait, ce semble, réunir en une seule les deux Ecoles Normales des deux enseignements, ou au moins les rapprocher, en transportant celle de Cluny dans la capitale ; c'est la mesure qu'indique le rapport. Les fondre en une seule paraît difficile ; cette réunion ne serait pas l'union; elle ne ferait qu'accuser les diffé.rences. L'effet qu'a produit dans les lycées la juxtaposition des enseignements se ferait aussi bien sentir à l'Ecole. Du reste, au moment même où l'on conseille de séparer les enseignementsetdeles installer dans des lycées distincts,il serait singulier de mêler leurs écoles normales. Ce qui fait l'unité d'un corps, ce n'est pas seulement la communauté d'origine; les professeurs de l'enseignement classique ne sortent pas tous à beaucoup près de l'Ecole Normale supérieure; mais ils ont tous subi les mêmes épreuves, et tous ils ont des titres semblables.Lorsque l'agrégation de l'Enseignement spécial sera aussi difficile à atteindre que celle de l'Enseignement classique, un grand pas sera fait vers l'unité morale du corps enseignants ; et cependant l'on n'aura pas pour cela mis sur le même rang les deux enseignement. La condition de l'égalité du prestige entre eux, c'est que dans l'un comme dans l'autre la culture intellectuelle soit portée au même degré. On peut comprendre l'égalité
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entre deux enseignements de nature pourtant différente, comme l'enseignement scientifique et l'enseignement littéraire, si dans l'un et l'autre on pousse le développement de l'esprit jusqu'au point où il acquiert une certaine supériorité. Or, en dehors des sciences et des lettres, il n'y a pas un troisième ordre de connaissances; tout ce qui est matière à enseignement est scientifique ou littéraire. Le seul fait de réunir dans un même enseignement les lettres et les sciences et de leur y faire une part égale (r2 heures pour les trois dernières années) ce seul fait constitue pour cet enseignement une infériorité de nature, dont on ne le relèvera pas, même dans l'opinion. Les élèves de cet enseignement sauront peut-être plus de choses, mais leur valeur intellectuelle sera moindre, parce que dans leurs études ils auront plus embrassé et moins approfondi. Vouloir à tout prix assimiler des enseignements de valeur différente, ce n'est pas de l'égalité, • c'est du nivellement; on n'élève l'un qu'en rabaissant l'autre. Cet esprit égalitaire , fléau de la démocratie, ne devait pas entrer dans l'Université.
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MOUVEMENT ET PRESSION DE L'OPINION. LE PUBLIC, LA PRESSE
· Il est clair qu'un enseignement public ne saurait demeurer le même quand la société ·change. Or la société française allait changeant de jour en jour; l'esprit pratique, uti- · litaire, y faisait de rapides progrès; l'opinion publique n'y était plus faite ni dirigée par quelques hommes d'élite ; une multitude d'esprits d'une valeur médiocre, d'une culture superficielle concouraient à la former. Initiés par le suffrage universel à la discussion des a·ffaires politiques, les citoyens s'habi. tuaient peu à peu à discuter les questions de tout genre, et l'enseignement est chose d'un intérêt trop général et trop considérable pour que le public n'en vînt pas bien vite à s'en préoccuper. Cette question, il devait naturellement la résoudre dans le sens de ses aspirations et de ses préférences. Tant d'hommes arrivés sans le secours des études classiques à l'aisance ou à la richesse ne pouvaient
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avoir une grande prédilection pour ces études ; elles devaient leur paraître inutiles, puisqu'ils avaient pu s'en passer. Ce qu 'ils voulaient pour leurs enfants, c'étaient les connaissances dont ils avaient senti le besoin et qui auraient pu les mener eux-mêmes plus vite à la fortune ; qu'avait-on besoin pour s'enrichir de grec et de latin? Ces adversaires nés des lettres anciennes trouvèrent des auxiliaires ardents en ceux-là même qui les avaient cultivées sans fruit ou sans succès et qu'une sorte de rancune animait contre elles. De ce nombre beaucoup s'étaient jetés dans le journalisme; plusieurs y avaient réussi; ils pouvaient donc agir et ils agissaient en effet sur l'opinion. De cette alliance entre les illettrés et les lettrés mécontents est sortie contre les langues anciennes cette campagne furieuse qui leur a été si tuneste. Au gros des assaillants se sont joints quelques volontaires de talent et d'esprit, que l'amour du paradoxe ou le goût du scandale a poussés aux premiers rangs, et qui ont tourné contre les lettres anciennes toutes les forces et les ressources qu'ils avaient puisées dans leur commerce. Considérable est la part qui revient au journalisme dans cette question des réformes, et c'était chose inévitable. De notre temps l'influence du journalisme a démesurément grandi, et par contre, celle du livre n'a cessé de décroître: c'est que tout le monde .
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lit les journaux ou un journal, tandis que peu de lecteurs ont le temps ou le goût de lire des ouvrages. Le journal n'a pas seulement sur le livre !;avantage d'être plus tôt lu, il paraît tous les jours, il revient sans cesse a la charge, il frappe sans relâche, coup sur coup, et finit par forcer les esprits les plus indifférents et les plus rebelles. De plus, tandis que le livre est ordinairement froid ou calme, le journal est ardent, violent; l'un est une rivière paisible, l'autre un torrent fougueux; il répond donc mieux au tempérament du lecteur français, qui est tout passion. Enfin, comme en général il s'adresse non à une élite mais au grand, au gros public, il est naturellement porté à en prendre l'esprit, à en défendre les idées, à en embrasser les erreurs; il suit l'impulsion plutôt qu'il ne la donne, il pousse du côté où l'opinion penche, il grossit le courant, il le précipite. Dans cette question des réformes, ou plutôt dans cet assaut livré aux langues anciennes, la plupart des journaux ont donné avec tant de force et d'ensemble, ils ont parlé pour ne pas dire crié si fort et si longtemps, que les autorités universitaires, d'ordinaire assez calmes, ont fini par s'émouvoir. Elles ont commencé à se défier de la bonté de leur cause, et à croire, elles aussi, que l'enseignement classique tel qu'il se donnait depuis un siècle, pourrait bien n'être plus de son temps. Insensiblement elles en vinrent à penser que
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le latin et le grec devaient être enseignés d'une autre manière et daps un autre esprit; qu'ils pouvaient cesser d'être l'instrument même des études, sans cesser d'être encore un objet d'études. De ce moment les adversaires des langues anciennes avaient cause gagnée ou peu s'en faut ; car c'est précisément dans la conception du rôle attribué aux langues anciennes dans l'éducation intellectuelle de la jeunesse française qu'est le nœud de la question. Du moment qu'on ne voit plus dans l'étude des langues mortes qu'un moyen d'arriver à la connaissance de leurs littératures, tout l'ancien système s'écroule. Mais ce n'est pas sur les seules autorités universitaires que cette campagne du journalisme produisit son effet; elle exerça sur la population scolaire et par suite sur le personnel enseignant,sur les études elles-mêmes, la plus fâcheuse influence. Au lycée, en dépit des règlements et défenses, on lit le journal; on le lit en cachette, rien n'est moins difficile, et les jours de sortie, on le lit à son aise. La gent écolière suivait donc avec un intérêt passionné le débat qui venait de s'ouvrir et dont elle était l'objet; comme on devait s'y attendre, elle accueillait avec faveur les attaques les pl us viol en tes contre le système en vigueur. On ne pouvait raisonnablement s'attendre à ce qu'elle fît dans les critiques de la presse la part de l'exagération; ce
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n'était _;_:>oint son affaire. Comme conséquence probable de la lutte engagée elle voyait venir un changement, qui, à ses yeux, ne pouvait être qu'une amélioration. En attendant, elle se refroidissait de plus en plus pour des études si rabaissées, si malmenées, si cruellement raillées ; les élèves médiocres, (et au lycée comme partout la médiocrité c'est la majorité) travaillaient de moins en moins et les raisons ne leur manquaient plus pour justifier leur paresse ou leur indifférence. Comme il arri.ve toujours, les bons, les meilleurs, se laissaient gagner par le refroidissement des autres ; leur zèle s'attiédissait, leur foi chancelait. A leur tour, les professeurs voyaient décroître leur prestige et leur autorité ; ils sentaient dans leurs classes comme un fond d'hostilité contre leur enseignement; ils rencontraient la plus invincible des résistances, celle de l'inertie; leur .voix n'avait plus d'écbo, elle tombait dans le vide. Tout ce qui dans leur enseignement sortait du cadre étroit de la préparation directe aux examens inévitables, tout cela ne portait plus; leur auditoire semblait ne plus les comprendre. Alors c'était ou un redoublement de punitions qui restaient sans effet, ou un redoublement d'efforts tau t · aussi superflus. Il arriva alors ce qui arrive (l'ordinaire, lorsque dal\s une malaise général on croit en avoir trouvé la cause ou l'auteur. Ce coupable, vrai ou supposé, devient un bouc émis-
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saire. Dans le malaise des études, le latin fut le bouc. On lui attribua, ou peu s'en faut, tous les maux dont on se plaignait. C'est ainsi que le baccalauréat, ce fléau dont les études littéraires souffraient plus que toutes les autres et depuis longtemps, le baccalauréat, dont on n'avait pas su les affranchir, retomba sur les langues mortes de tout le poids de son incomparable impopularité ; comme si le grec et le latin l'avaient engendré! On a pu voir depuis qu'il n'est besoin de latin ni de grec pour donner le jour à un baccalauréat, car l'enseignement spécial avait à peine quelques années d'existence, que déjà il avait procréé le sien. Il n'est pas jusqu'à l'internat, objet de tant de critiques, les unes malheureusement fondées, les autres singulièrement exag·érées, dont l'existence et le maintien ne parussent en quelque manière liés au système de l'enseignement en vigueur. Enfin la nécessité qu'on jugeait inévitable de faire une part de plus en plus large aux langues vivantes et aux sciences dans le cadre de l'enseignement classique ajoutait encore au discrédit des langues mortes qui semblaient faire obstacle à ·tous les changements réclamés par l'esprit et les besoins dt1 temps. Il n'est pas jusqu'à la philologie, que des travaux et des progrès récents avaient mise en honneur, qui ne parùt impatiente de réduire à
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son profit le rôle prédominant de l'enseignement littéraire en France. Toutes ces causes réunies amenèrent la réforme de 1880.
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DES BESOINS INTELLECTUELS D'UNE DÉMOCRATIE, RÉFORME DE
1880-84. -
DE
QUELLES
ERREURS PÉDAGOGIQUES PROGRAMME MOSAÏQUE.
ELLE EST SORTIE. -
Sous des apparences assez bénignes, la réforme atteignait l'enseignement classique dans son principe de vie, elle lui portait un coup presque mortel. Depuis lors, cet enseignement végète, il ne vît plus. Les rapports complaisants, les assurances officielles ne peuvent plus tromper personne; le niveau des études va baissant et ne cessera de baisser, tant qu'on persistera d&ns la voie où 1' o_ n s'est engagé. Quatre ans à peine après la mise en vigueur des nouveaux programmes, on commençait à les retoucher; on les retouchera bien des fois encore, sans pour cela po rter remède au mal. Ce ne sont pas des retouches que la situation . demande, c'est la suppression. Ces programmes sont sortis d'une fausse conception de l'enseignement secondaire, et chaqûe jour en fait mieux
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sentir la fausseté. Le surmenage, dont personne ne parlait il y a dix ans, a été une des premières conséquences de l'erreur "et de la faute commises; cette fois, il était difficile de s'en prendre au grec et au latin, qui ont fait les frais de la réforme. Toutefois il ne serait pas impossible que les réformateurs, trompés dans leun espérances, s'en prîssent encore à ces pauvres lan·gues et en vînssent à proposer, comme unique et dernier moyen de salut, l'achèvement des coupables. Née du surmenage et de la nouvelle législation militaire, la question de l'éducation physique est venue faire une utile diversion; si l'on réussit. à la résoudre, ce sera le seul bien qui soit sorti du mal fait à l'Enseignement classique. Quand les corps seront mieux trempés, les esprits y gagneront forcément quelque chose. A la suite de l'éducation physique, on a vu paraître enfin la question longtemps et vainement attendue de l'éducation morale, que l'éternel remaniement des programmes semblait devoir ajourner · indéfiniment. Elle aurait dû venir en première ligne, mais . ·mieux vaut tard que jamais. Quand on aura fait quelque chose pour la santé physique et morale des jeunes générations, il faudra revenir à la réforme scolaire, qui pendant ce temps aura développé ses dernières conséquences et porté tous ses fruits. Alors peutêtre on se décidera à reconnaître deux vérités bien simples et maintenant méconnues: la
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première, c'est que ~'esprit est un organisme et non un sac; la seconde c'est que nous sommes français et que notre premier devoir est d'apprendre à bien parler notre lan~ue et à la bien écrire.
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Tous les changements opérés dans les études ont été faits dans le même but et dans le même sens: on a voulu répondre aux besoins du pays et du temps. Parmi les besoins d'une démocratie, il en est un pourtant et non le moindre, auquel on n'a peut-être pas assez songé: ce besoin, c'est celui de donner à la démocratie un contre-poids nécessaire. Plus l'esprit démocratique se développe dans un pays, plus il importe qu'il y rencontre une force contraire, qui puisse le tempérer et l'ennoblir. Toute démocratie est utilitaire, elle réclame des études dont le profit soit clair et prochain; l'intérêt est son premier, son unique souci ; désireuse avant tout d'améliorations matérielles, elle est assez indifférente à cette supériorité intellectuelle et morale qui fait la grandeur d'un peuple. A une société démocratisée il faut donc un nombre de plus en plus considérable d'esprits à la fois élevés · et solides, plus touchés du bien et du beau que de l'utile, gardiens des bonnes· traditions, jaloux de conserver aux lettres leur dignité, à la langue ses qualités premières, à la discussion la
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mesure, aux relations sociales leur agrément et leur douceur. Que les études classiques, les humanités proprement dites, soient éminemment propres à former ces esprits, c'est ce qui ne saurait être mis en doute. Au lieu donc de les restreindre, de les réserver pour quelques privilégiés, pour une élite, ce qui est la part et le rôle qu'on leur attribue dans l'avenir, il eût fallu au contraire les étendre et les répandre; il eût fallu y convier le plus grand nombre possible de ces enfants que le flot montant de la démocratie apporte à l'Enseignement secondaire, et auxquels leurs parents arrivés à l'aisance veulent assurer l'instruction dont ils ont été privés eux-mêmes. Et, pour cela, il n'y avait pas grand effort à faire; car, en dépit de toutes les critiques et des attaques dont il était l'objet, l'Enseignement classique était si bien établi dans l'opinion des familles, qu'on n'a pas réussi sans peine à les détournef vers l'Enseignement dit spécial. Allant aux études classiques, elles avaient conscience qu'elles s'élevaient; en les menant à l'autre on semblait les empêcher de monter. Mais quoi, dira-t-on, si l'on eût favorisé l'expansion de l'enseignement classique, n'aurait-on pas encore ac'cru le nombre des déclassés? Les déclassés, c'est là un mot dont on a singulièrement abusé, et grande est chez nous la puissance des mots. Il y a des déclassés partout, à tous les degrés de l'échelle
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sQciale, et ce ne sont point les langues mortes qui ont le privilège d'en faire. L'agriculture, l'industrie, le commerce ont les leurs.Sont déclassés tous ceux qui se montrent-impropres à pratiquer un métier,à exercer une profession, à suivre une carrière, et qui ne peuvent trouver l'emploi régulier de leurs aptitudes et de leurs connaissances. Mais neuf fois sur dix, ce déclassement n'est pas imputable à l'enseignement, c'est à eux-mêmes que les déclassés doivent s'en prendre; c'est la volonté, c'est le courage, c'est l'esprit de suite, c'est la conduite qui leur ont manqué. Avec plus d'initiative ou de persévérance, ils seraient parvenus à se faire dans la société une place convenable, tout comme bien d'autres qui n'étaient ni mieux doués ni plus instrqits. Toujours il y a eu des déclassés et il y en al}ra toujours; l'enseignement nouveau aura les siens, parce que le lycée n'est pas et ne peut être un bureau de placement et qu'il ne suffit pas de placer les gens pour qu'ils restent en place. Le moyen de diminuer le nombre des déclassés, ce n'était pas de restreindre un enseignement devenu plus que jamais nécessaire, c'était plutôt, ce nous semble, d'arrêter chemin faisant et d'écarter résolûinent les élèves reconnus incapables, au lieu d'en laisser continuellement grossir le nombre par des simulacres d'examens de passage. Une sélection véritable aurait suffi amplement à préserver la
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société du mal que peuvent lui faire des bacheliers de fabrique ou des bacheliers manqués ; elle eût aussi préservé les études classiques d'un abaissement inévitable et d'un discrédit imrµérité. En élevant graduellement le niveau des études, en ne laissant arriver à l'examen de sortie que ceux pour qui cet examen n'eût été qu'une formalité et non une épreuve, on sauvait du même coup tous les intérêts. Et l'on n'avait pas à craindre d'appauvrir le recrutement de l'Enseignement classique; avec plus de prestige il eût eu plus d'attrait; le flot toujours croissant d'élève<; qui se pressent aux portes des lycées eût rendu le choix plus facile; on aurait eu des élèves et plus nombreux·· et meilleurs. Cette sévérité salutaire, l'Etat pouvait la montrer, il le devait. Comme l'enseignement secondaire n'est pas un enseignementobligatoire,l'Etata le droit et le devoir d'en régler les con di tians, de manière à lui conserver son caractère, à lui maintenir son rang, à lui assurer le succès de sa mission. On a pris une autre voie ; pour remédier aux fâcheux effets du baccalauréat, on a créé un baccalauréat nouveau, de qualité inférieure; quant à l'ancien, loin de le rend·re moins accessible, on en a facilité l'accès, par l'abaissement des études classiques: car il n'y a pas d'autre nom à donner à la prétendue réforme de r $80-1 884. Cette réforme, avons-nous dit, procède
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d'une doublé erreur pédagogique, l'une, sur la nature même de l'esprit humain, l'autre sur le rôle des langues anciennes .et particulièrement du latin dans l'enseignement classique. Les sciences s'accroissent tous les jours, elles sont destinées à s'accroître sans cesse, et non seulement les sciences physiques et naturelles, dont les progrès sont si rapides, mais les sciences philologique, historique, géographique et autres, dont le progrès pour être plus lent, n'en n'est pas moins continu. Mais si toutes les sciences vont se développant, il n'est pas de même de l'esprit, qui reste ce qu'il était, de la durée des études, qui a sa limite naturelle, et de la durée des jours qui ne saurait changer. Vouloir que les programmes aillent toujours en s'élargissant, vouloir qu'ils soient une image complète quoique réduite du savoir humain, c'est vouloir l'impossible. Aussi depuis longtemps déjà, le partage des études en études scientifiques et en études littéraires s'est-il imposé; seulement, si dans les programmes de l'enseignement scientifique on a considérablement réduit la. part des lettres, dans les programmes de l'enseignement littéraire on ç1 considérablement accru la part des sciences. A tous les degrés les progr_ mmes sont fora cés et faussés. Dans la division élémentaire, on apprend tout, jusqu'à la géométrie inclusivement; on apprend tout, et même un peu le
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français. Dans la division de grammaire, le programme est une petite encyclopédie ; la zoologie, la botanique, la géologie s'y succèdent en bon ordre; la grammaire proprement dite ne suffisant plus à des enfants si savants, on y a joint la grammaire historique et la philologie; il y a là tant et tant de connaissances à acquérir, qu'il reste à peine assez de loisir pour apprendre un peu l'orthographe. Quatre langues, tant mortes que vivantes, six sciences, l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, la physique, la cosmographie, la chimie, sans compter la géographie et l'histoire politique, sans parler des trois histoires littéraires, grecque, latine et française, non compris le dessin, composent le programme substantiel de la division supérieure. Nous nous sommes demandé quelquefois comment l'on avait dû s'y prendre pour l'élaboration de ces admirables programmes ; voici, croyons-nous, comment la chose s'est passée. On a mandé et réuni dans une même enceinte les représentants les plus autorisés des sciences, des lettres et des arts ; on les a enfermés, comme on enferme les membres d'un jury qui va rendre un verdict, et on les a laissés ensemble en leur disant: vous ne sortirez qu'avec un programme. - Les auteurs, ou les inspirateurs, ou les initiateurs de la réforme se sont discrètement retirés, pour ne pas gêner les élaborateurs, et pour que les
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changements qui allaient sortir de ces discussions mémorables parussent moins l'œuvre d'un seul, que l'œuvre de tous. Alors commença une lutte homérique. Pénétré de l'importance et de l.a dignité de sa missi.on, chacun des combattants· voulait d'abord pour la science qu'il représentait toute la place enlevée au latin et .au grec refoulés et réduits. Mais ces ambitions contraires furent obligées de composer; et après un débat opiniâtre, de concessions en concessions, on en vint à constituer ce programme composite. toutes les matières juxtaposées occupent un.e place proportionnée à leur importance relative. Il rappelle les traités ;i.-ssus des congrès diplomatiques; les vaincus y sont naturellement mai partagés, mais aucun des vainqueurs n',e st con~nt de sa part, et chacun espère un dédommagement, chacun rêve un agrandissement. Quand on embrasse du regard l'ensemble du programme, on croit vo:ir une grande mosaïque; le nombre et la diversité des couleurs, la variété ingénieuse des combinaisons dans les trois parties qui la composent, sont d'un effet agréable; mais on y cherche en vain la pensée qui lui donnerait l'unité et l'harmonie. Chaque couleur a sa part, aucune n'y domine. Il semble donc qu'aux yeux des auteurs tous les éléments qui sont entr_s dans leurs comé binaisons aient une valeur à peu près égale et puissent concollrir dans 13 même mesure au
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développement de l'esprit. Dans l'ensemble des études, l'histoire et la géo.graphie ont 26 heures; les sciences, 24; le français, 26; les langues vivantes, 17 ; le grec, 20; le latin, 37. C'est donc le latin, en somme, qui en apparence a la plus large part; et,à ne considérer queleschiffres,on pourrait croire qu'il reste la cheville ouvrière des études; ce serait une erreur. La distribution de ces heures dans les divers cours affaiblit singulièrement l'efficacité de cet enseignement. Absent dans la division élémentaire, il se trouve concentré dans les classes de sixième et de cinquième, où il occupe JO et 8 heures par semaine ; puis, à partir-de la quatrième où il n'a déjà plus que 6 heures, il va se réduisant jusqu'à la seconde et à la Rhétorique où on ne lui donne plus que 4 heures ; encore sur ces 4 heures faut-il prendr·e le temps consacré à l'histoire de la littérature latine. Cette répartition malheureuse j oin teà la suppression presque totale des exercices de composition latine dans les humanités, a été funeste à l'enseignement du latin et par suite préjudiciable à l'enseignement du français. L'étude du français et celle du latin étant une seule et même étude, on ne saurait commencer trop tô_ à les unir; et puisque dès la t neuvième les enfants paraissent en état d'aborder l'étude d'une langue vivante, à plus forte raison sont-ils capables de commencer Je latin, qui ressemble infiniment plus à leur lan~
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gue maternelle qu'aucune des langues vivantes qu'on leur enseigne, et qui les aide à apprendre leur propre langue, avantage énorme que n'offrent ni l'anglais ni l'allemand. Si l'on eût maintenu ce principe, qui n'est pas contestable, la langue latine n'avait plus besoin de la part léonine qu'on lui a faite en sixième et en cinquième, et l'on pouvait se montrer plus généreux dans ces classes pour la langue maternelle, qui s'y trouve réduite à la portion congrue, 3 heures par semaine. C'est une erreur de croire que des enfants de dix à douze ans puissent apprendre à fond, même grammaticalement, une langue quelconque, fût-ce leur langue maternelle; et ce brusque renversement qui substitue une langue à une autre comme objet spécial ou au moins principal d'étude, implique une maturité d'esprit que ne comporte pas l'àge des élèves de la division de grammaire. Ce qui est possible et ce qui peut être utile à 18 ou 20 ans, ne l'est pas à 10; cet effet de bascule trouble le développement de l'étude du français qui doit être soutenu et continu. Sur les dix heures consacrées au latin en sixième et en cinquième deux ou trois pourraient faire retour au français, ce qui rétablirait l'équilibre entre les deux langues. Quant à la division élémentaire, il faudrait se· hâter d'y faire une place à l'étude du latin; rien ne serait plus facile et rien n'est plus désirable. Il n'y aurait qu'à reeuler ou mieux
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encore, à supprimer l'enseignement soi-disant scientifique qui s'y donne. Dans cet enseignement prématuré, les enfants ne puisent qu'un certain nombre de notions vagues, flottantes, incohérentes; une telle étude, forcément superficielle, peut bien éveiller la curiosité, mais elle ne peut la satisfaire; elle est moins utile aux sciences, qu'elle déflore et altère, que nuisible aux lettres et au développement général de l'esprit. Non moins stérile est l'enseignement des langues vivantes dans la division élémentaire; les professeurs spéciaux en conviennent euxmêmes. Sans parler des difficultés très réelles qu'il .crée à la marche générale des études, parce que nombre d'élèves n'entrent au lycée qu'en sixième, et qu'ils y arrivent pour la plupart sans aucune connaissance d'aucune langue étrangère, on peut dire qu'il est comme l'autre, prématuré. L'étude d'une langue vivante, telle que la comporte l'enseignement public, n'est et ne doit être qu'une comparaison .continuelle entre cette langue et celle que l'on parle ; en d'autres termes, on doit s'appuyer sur ce qu'on sait pour apprendre ce qu'on ignore. Or, au moment où ils abordent une langue vivante, les enfants ne possèdent pas encore assez leur propre langue pour y greffer celle d'une langue étrangère. Il en est tout autrement de la langue latine où ils se trouvent en pays de connaissance et de reconnaissance.
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Tout l'enseignement de la division élémentaire, par l'excessive variété des matières qui le composent, tend à disséminer les forces intellectuelles des enfants et à accroître la légèreté naturelle à cet âge.
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On peut dire des programmes d'enseignement ce qu'un poète a dit du dictionnaire de l'Académie :
On fait, défait, refait ce beau dictionnaire Q,ti, toujours si bien fait, sera toujours à faire
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CARACTÈRES BLES. MENT POUR UN
ESSENTIELS
DE
L'ENSEIGNEMENT SE-
CONDAIRE. -
ÉCONOMIES DE TEMPS RÉALISANÉC.ESSITÉ DU LATIN QUEL-
UNE FORME NOUVELLE DE L'ENSEIGNECLASSIQUE. ENSEIGNEMENT SECONDAIRE
CONQUE.
Les professeurs de grammaire et de lettres sont presque tous d'accord sur ce point qu'on donne trop à l'élève et qu 'on ne lui demande pas assez. Le nombre des devoirs qui dans la division de grammaire exigent de l'attention, du jugement, des efforts, est insuffisant; les exercices qui ont pour but et pour effet d'habituer l'enfant à chercher par lui-même, à se rendre peu à peu maître de son esprit et capable de le diriger, sont noyés dans le nombre des exercices mnémoniques; c'est la mémoire qui joue le rôle principal. A lire les instructions du Comité consultatif, il semble quel' on craigne toujours de faire appel à la réflexion, et cette préoccupation se révèle jusque dans les conseils donnés pour
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l'enseignement des mathématiques, d'où l'on exclut tout raisonnement jusqu'à la quatrième. Cependant, c'est la surcharge des matières, c'est le trop plein des connaissances qui alourdit l'esprit et lui ôte tout ressort; tandis que la fatigue momentanée que cause l'effort de l'attention et de la recherche est une fatigue fortifiante, une gymnastique dont l'esprit sort plus souple, plus vigoureux, plus apte à de nouveaux efforts. Dans les classes de lettres, le caractère de l'enseignement est le même ; là cependant l'âge et la maturité des élèves devrait permettre de faire à l'effort de l'invention des appels plus fréquents. Il n'en est rien. Même en rhétorique, c'est à peine . si une fois par semaine les jeunes gens ont à faire un devoir de ce genre. Par contre les exercices qu'on pourrait appeler exercices de surface, par opposition aux exercices de fond, ceux qui répandent l'esprit au lieu de le concentrer, les explications volantes, les analyses littéraires rapides et superficielles, les rédactions faites au courant de la plume, les leçons d'histoire littéraire cousues de menus faits et d'e jugements empruntés, tous ces exercices ont pris la pl;:tce ôtée à la comp9sition. La narration, le discours surtout, ces excellents exercices, sont tombés en défaveur. On a beaucoup déclamé contre le discours français, quand depuis longtemps il avait cessé ·de déclamer lui-même, et qu'il avait pris de sages habi-
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tudes d'exactitude historique et de simplicité oratoire; nous doutons fort qu'on puisse trouver pour l'esprit une discipline plus salutaire et un meilleur instrument de progrès. Dans l'ensemble le système inauguré par les programmes a pour effet de meubler l'espr:t plutôt que de le former, de l'approvisionner de connaissances utiles et variées, plutôt que de lui donner de la trempe, du ressort et de la solidité. Avec ce système on aura des hommes un peu plus instruits, mais de moindre valeur.
Le but de l'enseignement littéraire doit être d'apprendre à écrire, c'est-à-dire à penser: de développer toutes les forces de l'esprit, et non de lui faire parcourir toutçs les voies tracées par Ja science pendant une longue suite de siècles. La société en général et les professions libérales en particulier n'ont pas de besoin plus grand ni plus pressant que d'avoir de bons et solides esprits. Quelle que soit la direction qu'ils prennent, ils y apportent les qualités acquises, et grâce à ces qualités, ils acquièrent sans peine les connaissances spéciales qui peuvent leur devenir nécessaires. Il faudrait donc revenir résolument et autant que possible à la simplicité, à la mesure; . il faudrait concentrer l'esprit au lieu de l'éparpiller dans tous les sens. L'assiette nécessaire
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d'un bon enseignement classique, c'est un solide enseignement grammatical ; il serait grand temps de le reconstituer. L'instrument par excellence des humanités, c'est la composition, sous toutes ses formes, avec cet ensemble d'exercices en langue latine, dont le temps avait assez prouvé la valeur, et qu'on a si imprudemment abandonnés; aura-t-on le courage d'y revenir? Nous avons montré comment on pourrait alléger le programme de la division élémentaire, nous croyons qu'il est possible de réduire de même le programme des deux autres. Sans parler des sciences, dont la part est trop considérable, on pourrait faire sur l'enseignement historique des économies de temps notables. Dans cPt enseignement, on use et on abuse de la leçon orale; le professeur parle des heures entières; on l'écoute ou on ne l'écoute pas; les plus laborieux Je suivent la plume à la main et remplissent de notes souvent illisibles des cahiers volumineux. Nous n'avons qu'une médiocre confiance dans l'efficacité d'une semblable méthode. On ne peut parler avec animation, avec entrain qu'à des yeux qui vous regardent; sur ces têtes penchées_la parole du maître tombe comme la pl vie, froide et monotone. Distrait par l'effort matériel qu'exige la plume, préoccupé du soin de résumer en écrivant et de ne pas perdre le fil du récit, l'élève se fatigue plus qu'il ne s'intéresse
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et ne s'instruit; il comprend ·à moitié, il comprend mal. De son côté le maître, qui suit des yeux le mouvement des plumes, est amené par une sorte de pitié à modérer sa propre allure, à ralentir son débit; sa parole devient languissante, somnolente, les pauses se multiplient; il ne parle plus, il dicte ou peu s'en faut. On pourrait user du livre beaucoup plus qu'on ne le fait; on y gag,nerait de .toute manière; .les élèves griffonneraient moins, ils apprendraient mieux et davantage; aujourd'hui rares et courtes, les interrogations pourraient devenir plus étendues et plus fréquentes; le professeur parlerait moins longtemps, mais sa parole serait plus vivante et plus intéressante. Les bons livres d'histoire ne font pas défaut, le nombre s'en a·c croît tous les jours; sans faire tort aux professeurs, on peut dire qu'en · moyenne, une leçon orale n'est pa-s supérieure à un bon chapitre d'ouvrage; elle n'en est le plus souvent et ne peut en être que la reproduction plus ou moins fidèle. Ce chapitre, les élèves pourraient le lire à l'avance; puis en classe le professeur donnerait les éclaircissements et les dévelop·pements nécessaires; éclairci et complété, au besoin résumé, ce chapitre serait appris à l'étude, et récité à la classe suivante. Ce que nous disons de l'histoire politique, nous le dirons à plus forte raison de l'histoire littéraire. C'est dans les facultés qu'est sa
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place véritable; au lycée, dans la mesure où il ·se donne, on peut avantage1:1sement le remplacer par le livre. Une lecture à l'étude et des interrogations en classe prendront moins de temps et porteront plus de fruits. Il n'est donc pas impossible d'éclaircir les programmes et de les ramener sans dommage à cette simplicité qui est la condition des fortes études. C'est un recul, nous dira-t-on ; ce ne peut être un recul, car la réforme n'a pas été un progrès; c'est un simple retour. Mais les besoins du temps? mais l'esprit du temps? nombre de gens ne veulent plus entendre parler ni de latin, ni de grec; ne fautil pas leur donner satisfaction? ne peut-on sans ces langues, qui après tout, sont bien mortes, èonstituer un enseignement véritablement secondaire?
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Que ces langues soient mortes, c'est là une pure apparence; elles sont vivantes et bien vivantes; tant qu'on 1?arlera français, le latin vivra, et le grec aussi; à elle seule la science se chargerait de faire vivre le grec, dont elle ne peut se passer. A nos yeux il n'y a pas et il ne peut y avoir de véritable enseignement secondaire français sans le secours du latin; il lui est si indispensable, qu'on l'avait introduit dans l'enseignement secondaire des filles; et il est à ce point nécessaire à quiconque veut connaître sa propre langue, que
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l'enseignement primaire lui-même le réclame, et qu'ici ou là, dans les écoles normales surtout, sous une forme ou sous une autre, grammaire historique ou études étymologiques, on en fait peu ou prou. Sans la connaissance du latin, on ne peut arriver à la pleine connaissance de la langue française, on ne peut l'écrire avec sûreté,avec propriété; quelques exceptions ne prouvent rien contre la règle ; et maintenant que tant de causes concourent à corrompre notre langue, affaiblir et. restreindre l'étude du latin, c'est la vouer à une irrémédiable décadence. Quant à la constitution d'une seconde forme d'enseignement secondaire, qui ne fût pas trop inférieure à l'ancienne, nous ne la croyons pas impossible, et l'essai pourrait en être tenté.Nous comprenons qu'afin de répondre au besoin chaque jour plus pressant pour nous de connaître à fond les langues étrangères, on essaie de faire jouer à l'anglais et à l'allemand par exemple une partie du rôle que remplit le latin dans)'enseignement classique, c'est-à-dire, de donner à l'enseignement de ces langues un caractère vraiment littéraire, d'apprendre aux élèves non pas seulement à jargonner et à déchiffrer un peu ces langues, mais à les bien parler et surtout à les bien écrire. Ce qui fait le caractère propre de l'enseignement secondaire, ce n'est ni la variété ni même l'étendue des connaissances qu'on y
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peut acquérir,c'est le développement des qualités littéraires, du goût, du jugement, de l'imagination; ce n'est pas le savoir,c'est l'art; et c'est précisément pour cette raison quel'enseignement spécial n'est pas réellement secondaire. On appliquerait donc à l'étude de l'anglais ou de l'allemand le système si longtemps suivi dans l'étude du latin et qui nous a donné tant et de si bons écrivains; on transporterait dans cette étude cet ensemble d'exercices, savamment combinés et gradués,qui apprennent lentement mais sûrement à connaître et à manier tous les éléments du langage; qui arrêtent longtemps l'attention sur le sens et sur le choix des mots, qui donnent aux idées de la netteté, de la précision, qui habituent l'esprit à un contrôle sévère, qui le rendent scrupuleux, difficile, qui le font pénétrer peu à peu dans les secrets du style et çle la composition. On ne se contenterait pas de faire, comme aujourd'hui, des thèmes utilitaires, avec le dictionnaire de poche, on ferait des thèmes li ttéraires. On s'exercerait à traduire non plus seulement à livre ouvert et par à peu près,mais à loisir et avec exactitude; enfin l'on passerait par tous les exercices et par toutes les formes de la composition pour arriver à une pleine et entière possession de la langue. Mais même dans cet enseignement, nous maintiendrions l'étude du latin, commencée dès la neuvième et poursuivie quoique dans de moindres proportions jusqu'au terme des
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études. La différence essentielle consisterait dans la substitution d'une langue vivante au latin pour les exercices de composition. Le français conserverait sa place et sa part, seulement dès la troisième la part du latin serait réduite à l'explication des auteurs. Entre l'enseignementprimaireet l'enseignement secondaire, on peut certainement organiser et étager d'autres formes d'enseignement; mais si ces formes sont a"u-dessus du primaire, elles resteront au-dessous du secondaire ; un enseignement français sans le latin sera toujours inférieur à un enseignement français par le latin.
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AMBITION, CONFUSION.
Dans notre société égalitaire, tout citoyen veut s'élever au- dessus de ses concitoyens; de par la loi les citoyens sont égaux, mais par nature les hommes sont vaniteux . Sous ce rapport, les sociétés, les associations, les corps de l'Etat, ressemblent aux particuliers ; c'est à qui passera avant l'autre. Et dans un même corps, l'Université par exemple, l'ambition des divers ordres tend sans cesse à confondre les · limites et les programm·e s. L'ense.ignement primaire veut devenir secondaire; la langue française, les langues étrangères ne lui suffisent plus; il lui faut du latin. On latinise donc à l'école primaire ; on s'y livre à l'étude des étymologies latines,· grecques même; on s'yplonge da.ns la grammaire historique, c'est-à-dire dans le latin; on y enseigne couramment ce qu'on ne peut savoir. De même 1pour les autres branches de l'enseignement: les curiosités de l'histoire littéraire, les raffinements de la criti8
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que savante, les hautes questions d'esthétique, les fines analyses psychologiques, toute la culture supérieure des lycées, tout cela est en pleine floraison dans les écoles normales primaires. Au lycée, l'enseignement 'dit spécial, dont la spécialité consiste surtout à abaisser le niveau des études classiques pour les mettre à la portée de sa clientèle, l'enseignement spécial ne se. contente plus de l'égalité si aisément conquise en matière de traitements; il a une ambition plus haute qui est d'absorber, de supplanter l'enseignement secondaire. A son tour le classique est poussé hors de ses limites naturelles, il empiète sur le supérieur; il lui prend des méthodes d'enseignement qui sont déplacées dans des lycées; il lui emprunte des études qui dépassent la portée et les forces des lycéens. Dans les hautes classes beaucoup de professèurs ne font plus de classes, ils font des cours; les élèves ne sont plus des élèves, mais des étudiants ; l'enseignement n'est plus, comme il devrait l'être, un dialogue, mais un long monologue. On a l'ambition d'y expliquer couramment les auteurs anciens et non pas des extraits (les extraits sont bons tout au plus pour les classes inférieures) mais des ouvrages entiers, de l'un à l'autre bout. Pour qui sait ce qu'est un texte grec ou latin, et ce que la préparation sérieuse d'un simple morceau demande aux professeurs eux-mèmes de temps, de peine et
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de soin, la prétention à l'explication courante paraîtra quelque peu ambitieuse ; surtout si l'on songe que la suppression presque totale des exercices de composition latine n'a pu avoir pour effet de rendre l'explication plus facile. C'est là un empiètement sur l'enseignement supérieur; c'est aux candidats à la licence et à l'agrégation qu'il faut demander des explications courantes, et encore doutons-nous qu'elles puissent être demandées à personne; à très peu d'exceptions près,les auteurs grecs et latins ne s'expliquent point à livre ouvert; pour les expliquer ainsi, il faut les savoir presque par cœur. Les épreuves pourtant assez bénignes du baccalauréat nous montrent où conduit l'explication courante ; bien loin de courir, les pauvres candidats ont grand peine à marcher. On veut, nous dit-on, que nos élèves cônnaissent non le~ langues, mais les littératures anciennes ; on veut qu'ils soient en état de juger les auteurs et leurs œuvres ; or, pour juger un ouvrage, pour en apprécier la valeur, pour le mettre à son rang, il faut pouvoir en saisir le plan, il faut l'avoir lu en entier. - C'est là, croyons-nous, une ambition trop haute; les jugements d'ensemble sont du domaine de l'Enseignement supérieur. Que si l'on doit initier les élèves de nos lycées à ces travaux .de critique littéraire, c'est plutôt sur les auteurs français que sur les auteurs
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anciens qu'on peut exercer leur jugement ; car un ouvrage français se lit en quelques· heures, tandis qu'un livre grec ou latin veut pour être lu des semaines entières, sinon des mois entiers; et dans cette lecture nécessairement fracti-onnée, il est dif~cile de bien saisir l'ensemble et de bien juger tout l'ouvrage. Mais le propre de .l'Enseignement secondaire est de faire comprendre et goûter les auteurs, d'en faire sentir les beautés, d'enseigner par. eux à bien penser, à bien écrire ; la grande critique viendra plus tard. Une réforme n'est pas toujours un progrès; la dernière a fait descendre à ce point le niveau des études, que les candidats à la licence en sont réduits pour la plupart à refaire en partie leurs études secondaires; ils ne savent .Plus ni latin ni grec. ·A-t-on gagné au moins sous le rapport de la composition fra_ çaise ce qu'on n perdait d'un autre côté? On l'espérait sans doute, mais cet espoir a été déçu .. Les élèves n'écrivent plus en latin, mais ils n'écrivent pas mieux en français, au contraire. Dans les grands lycées de Paris qui écrèment la province, on peut encore se faire illusion ; ailleurs, le doute n'est plus possible. Les élèves emportent peut-être du lycée un bagage plus lourd de connaissances plus variées, mais ils en sortent avec un esprit moins solide, un goût moins sûr ; le but de l'éducation littéraire est manqué. Pour mieux faire perdre à l'Enseignement
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secondaire son caractère véritable, voilà qu'il est question de changer aussi le caractère de l'agrégation des lettres ; cette agrégation deviendrait une manière de doctorat. Chaque candidat devrait préparer deux ou trois petites thèses, et prouver qu'il est doué de l'esprit scientifique; il devrait apporter quelques pierres, ou au moins quelques cailloux à la construction du grand édifice. Dans ces travaux les futurs professeurs puiseraient le goût des recherches personnelles, et tout porte à croire qu'une fois en fonctions ils tiendraient à honneur de poursuivre ces recherches. A notre avis, une telle exigence pousserait_l'Enseignement secondaire hors de sa voie et au-delà de ses limites ; c'est déjà beaucoup pour un professeur de bien savoir ce qu'il doit enseigner; s'il a le goût des re. cherches, rien ne l'empêc_ de s'y livrer, et he Je doctorat lui ouvre l'Enseignement supérieur. Mais soumettre à ces épreuves le personnel des lycées, pour faire éclore des vocations scientifiques, serait une imprudence et une imprudence dangereuse. L'Enseignement secondaire n'est pas fait pour contribuer à l'avancement de la science ; tout autre est sa mission. Il n'est dù reste que trop solli cité en ce sens; ce n'est pas tout à fait sans raison que l'Ecole normale passe pour four-· nir trop de recrues aux Facùltés et trop peu aux lycées, et cela au grand détriment des études secondain~s et des véritables intérêts
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du pays. Qu'on éclaircisse un peu moins ou un peu plus de points obscurs dans l'histoire littéraire, la chose est de peu d'importance; ce qui importe, c'est que les générations nouvelles soient formées au culte du vrai, du bien et du beau.
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LE PETIT BACCALAURÉAT PRIMAIRE
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Au temps jadis il n'y avait qu'un baccalauréat; c'était déjà bien quelque chose et d'aucuns trouvaient que c'était frop: ils en demandaient la suppression. On leur répondit par la création de trois baccalauréats nouveaux. Maintenant toutes les issues de l'Enseignement secondaire sont fermées par des baccalauréats. Devant toutes les portes, se dresse le bureau où siège la commission souveraine, qui arrête les lycéens et les jauge au passage. De quel poids cet inévitable examen pèse sur les études, il serait superflu de le répéter après tant d'autres: Tout le monde en convient et nul n'y contredit, cbmme dirait Alceste. Jusqu'à ces derniers temps le mal ne sévissait que sur l'Enseignement secondaire, et l'on pouvait raisonnablement espérer qu'il bornerait là ses ravages. Vain espoir! Il y avait des esprits que les baies du laurier empêehaient de dormir. Frappés des écla-
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tants services que ce merveilleux instrument de progrès avait rendus aux études secondaires, ils se sont avisés d'en pourvoir l'Enseignement primaire; on ·y sommeillait, paraîtil, un peu; il fallait à tout prix secouer du même coup élèves et maîtres dans leur indifférence et leur apathie.
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Ainsi est né le baccalauréat des champs, et pour l'appeler par son nom, le Certificat d' études primaires . Un beau jour nos pauvres petits paysans, qui' travaillaient paisiblement, honnêtement, dans leurs villages, ont vu tout à coup se _ dresser devant eux le fatal bureau; ils ont vu arriver l'imposante commission, etils ont tremblé dans leurs blouses et.leurs sabots. Adieu le travail tranquille et désintéressé! l'inquiétude, l'ambition étaient entrées dans l'école. Désormais ce ne serait plus seu- , lement pour contenter leurs maîtres et leurs parents qu 'ils s'efforceraient de bien faire, les petits écoliers ; eux aussi ils auraient un diplôme à conquérir, ils auraient à donner publiquement des preuves de leur savoir, ils auraient à paraître, à briller. On leur avait inoculé le virus . On leur avait donné la fièvre de l'examen. Maintenant chaque jour, à toute heure, ils allaient entendre résonner à leurs oreilles le mot sacramentel, menaçant et fascinateur: « Songez au Certificat; vous n'aurez pas votre Certificat; que pensera-t-'on de
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vous si vous n'obtenez pas votre Certificat?» Ce mot inévitable, ils allaient le voir paraître et reparaître partout, sur les murs de leurs classes, sur leurs livres, sur leu.rs cahiers; il bourdonnerait à leurs oreilles, il obséderait leurs yeux, il hanterait leur esprit, il remplirait leur vie. C ertificat! ·certificat! Dès leur septième ou huitième année; il allait se présenter à eux sous toutes les formes, s'attacher à eux; mais aussi dès la onzième, ils pourraient en finir, et leur diplôme en -main, sortir triomphalement de l'école. Quel stimulant! quel appât! Ç'a été un des premiers effets de cette ·heureuse innovation, de rapprocher la sortie de l'entrée de l'école et d'ouvrir aux écoliers une perspective souriante d'émancipation prématurée; si bien que destiné à élever le niveau des études, il a commencé par en raccourcir la durée. Le ·certificat a encore ceci de particulièrement bienfaisant, c'est q_ 'il n'agit que sur les u bons écoliers, sur ceux qui sorit studieux, qui ont de l'amour-propre et tiennent à faire honneur à Jeurs màîtres et plaisir à leurs pa-' rents. Quant aux indifférents, aux paresseux, le certificat ne les trouble guère; ils ne travaillent pas plus pour lui qu'ils n'auraient travaillé sans lui; ils s'habituent sans peine à l'idée de ne point l'obtenir, et du reste ils n'en ont pas besoin.A ce·ux-là le Certificat ne fait aucun bien, tandis qu'aux autres il fait
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du mal; il les inquiète, il les tourmente, il les poursuit comme une idée fixe, il les préoccupe, les absorbe, gêne le développement de leur esprit et rétrécit leur horizon. Ce n'est pas tout: il a arrêté net l'essor que la loi du 28 mars r 882 avait voulu donner à l'Enseignement primaire. Cette loi, en effet, avait doublé le nombre des matières de cet enseignement, etles programmes du 27 juillet 1882 avaient réglé conformément à la loi l'organisation pédagogique des écoles et le nouveau plan des études. Mais cette même loi avait du même coup institué ou mieux, maintenu le certificat d'études (article 6) dont le programme, fixé par l'arrêté du 16 juin 1880, était strictement limité au minimum de l'ancien enseignement primaire. Ainsi cette loi ingénieuse d'un côté portait l'enseignement bien au-delà de ses anciennes limites et de l'autre elle l'y enfermait; l'article 6 paraly'sait l'article 1. L'Instituteur se trouvait placé entre deux programmes, l'un celui du 27 juillet, qui embrassait toutes les matières inscrites dans la loi, et l'autre, celui du 16 juin, qui n'en contenait qu'une faible partie; l'un qui le poussait en avant, l'autre qui le retenait en arrière. Entre ces deux exigences, tiraillé en sens contraire par · le grand programme et par Je petit, il hésitait, oscillait, et finalement, prenant conseil de son intérêt, . presque toujours il s·' en tenait au petit. Le nombre des certificats allait devenir
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bon gré mal gré le critérium ordinaire et commode de la valeur des écoles et aussi des maîtres; désormais la première question, la question inévitable d'un Inspecteur entrant dans une classe allait être: « Combien avez-vous eu de certificats l'ann~e dernière ? » ou: « Combien aurez-vous de certificats cette année?» Désormais les maîtres allaient se mettre à supputer leurs chances, à trier leurs candidats, à les pousser, à les stimuler, à les chauffer, non sans dommage pour le reste de leurs classes ; l'enseignement allait perdre son véritable caractère, et la préparation, disons le mot, la fabrication allait commencer. Sans doute il s'est trouvé des maîtres, et en assez grand nombre, qui, s'inspirant de l'esprit de la loi, ont voulu suivre l'impulsion donnée à l'enseignement primaire, et sans souci du certificat, élargir, étendre leur enseignement jusqu'aux limites mêmes des nou~ veaux programmes. Mais ils ne l'ont pas fait sans inquiétude, ni peut-être sans regrets; il faut une grande hauteur d'esprit et une grande force d'âme pour résister à un entraînement général et s'exposer à paraître inférieur aux autres tout en faisant plus et mieux qu'ils ne font. Cette coexistence de deux programm-es que la loi met aux prises ; cet antagonisme que l'imprévoyance a fait naître, et · que la faiblesse a laissé subsister, a donc eu pour effet
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de créer deux catégoi-ies de maîtres, les préparateurs et les vrais instituteurs. Il excite le mécontentement, les jalou$ies; il provoque à des comparaisons qui ne tournent pas toujours à l'avantage des maîtres les plus intelligents et les plus consciencieux; il abrège la durée de l'année scolaire, car il faut s'y prendre de bonne heure pour expédier ces examens innombrables et interminables ; il vide les écoles, car une fois nanti du précieux Certificat, l'élève se garde bien de reparaître: il en traîne des déplacements coûteux et des absences préjudiciables aux études; il réduit encore le peu de temps qui restait aux Inspecteurs primaires pour le service de l'inspection; il abaisse et rabaisse l'enseignement primaire; au développement normal des facultés il substitue un progrès factice et hàtif; à l'emploi des bonnes méthodes il fait préférer l'usage des procédés artificiels; et enfin, , et surtout, il suggère le recours à tous les moyens plus ou moins scrupuleux qui servent à conjurer la mauvaise chance et à se ménager le succès. Faut-il parler du cortège de misères qui aécompagnent et suiventles commissions d'examen, des difficultés de tout genre auxquelles donne lieu le choix des membres; des recommandations, des sollicitations dont ces membres sont assiégés; des critiques inévitables que soulève le choix des sujets; des plaintes encore plus nombreuses que provoque la
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correction des épreuves écrites, la nature des questions orales et les procédés d'interrogation; des récriminations qu'excitent les résultats de l'examen; des soupçons, des insinuations détournées, des accusations ouvertes, des réclamations écrites que font naître les échecs inattendus; des rancunes que laissent les sessions, des jalousies qu'elles engendrent et du ferment malsain qu'elles déposent dans le corps enseignant? N'était-ce donc pas assez des examens professionnels qui sont nécessaires, et qu'on a du reste multipliés outre mesure, et fallait-il encore déchaîner dans nos tranquilles écoles ce fléau d'un certificat nuisible aux bons élèves 4 inutile aux mauvais, nuisible aux bons instituteurs, utile aux moins bons, nuisible aux inspecteurs dont il gaspille le temps et peut tromper le jugement, enfin préjudiciable aux véritables intérêts de l'enseignement primaire?
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rrsPECTION, . INSPECTEURS
Autrefois, sous l'Empire, un rectorat étant vacant, on y nommait un magistrat; c'est ainsi que M. D. fut nommé recteur de l'Académie d'Aix. Aujourd'hui, les rectorats sont, comme il est juste, donnés à des universitaires. Il n'y .a plus guère que l'inspection générale de l'enseignement primaire où l'on arrive par des chemins de traverse, ou par des raccourcis, ou même d'emblée, par la députation. Les fonctionnaires méritants, qui ont fait leur carrière de l'enseignement, qui ont passé par tous les degrés de la hiérarchie, et qui aspirent à l'Inspection générale, comme au digne couronnement de leur vie universitaire, sont exposés à de pénibles déceptions; leurs titres, leurs longs services, ne peuvent à l'occasion balancer le mérite de la députation perdue.
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Dans l'Enseignement secondaire, les Inspecteurs généraux forment un comité, et pour les nominations, les déplacements, les avancements, la direction prend d'ordinaire l'avis de ce comité. Il n'en est point ainsi dans l'Enseignement primaire ; étrangers au mouvement du personnel, les Inspecteurs généraux n'y sont consultés qPe pour les promotions· de classe des Inspecteurs primaires et des professeurs des Ecoles Normales. C'est donc à tort qu'on les rendrait responsables de certains actes qu'il ne peuvent ni empêcher ni même déconseiller.
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L'inspection est par excellence une fonction d'Etat; c'est de l'Etat seul que doivent relever les Inspecteurs de tout rang et de tout ordre. Permettre à des corps élus, conseils municipaux ou conseils généraux, de rémunérer ces fonctions, sous une forme ou sous une autre, allocations ou indemnités, c'est en altérer le caractère, c'est en affaiblir l'autorité, c'est la rendre suspecte. Sous ce rapportla situation actuelle de l'Inspection primaire est fausse et dangereuse ; elle crée à l'administration supérieure des difficultés nombreuses et sans cesse renaissantes; elle place les Inspecteurs eux-mêmes dans une sorte de dépendance nuisible à leur dignité, contraire à la hiérarchie. · La plupart des conseils généraux votent
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annuellement des allocations aux Inspecteurs primaires de leur département. Ces allocations sont fort inégales; elles varient avec les ressources des: budgets départementaux et avec les dispositions plus ou moJns bienveillantes des Conseils généraux ; il en est de trois ou quatre cents francs, mais d'autres s'élèvent jusqu'à I 500, 2000 francs et même au-dessus. De telles inégalités mettent entre les postes d'inspection des différences considérables et compliquent singulièrement les questions d'avancement. Quand on déplace un Inspecteur primaire, on n'a pas à ·se préoccuper seulement de trouver un poste qui réponde à ses aptitudes, à ses services, à ses désirs; il faut trouver un poste qui lui conserve au moins ses avantages, et la chose est loin d'être toujours facile. Si l'on n'y prend garde, on risque de changer un avancement en disgrâce, ou une disgrâce en avancement. Voilà un premier inconvénient ; en voici un second. 11 arrive que faute de ressources budgétaires et même pour d'autres raisons, les Conseils généraux suppriment brusquement les allocations dont jouissaient les Inspecteurs. Du jour au lendemain, ces fonctionnaires se voient enlever d'un seul coup le cinquième, le quart, le tiers même de leurs appointements ; pour ceux qui sont pères de famille, ces réductions énormes et inattendues sont un véritable désastre. Et ce n'est pas seulement dans Je présent qu'ils ont à en souffrir: comme
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ils subissent d'ordinaire la retenue sur ces allocations départementales, leur retraite peuten être diminuée. Dans un département qu'il est inutile de nommer, le Conseil général s'avisa de supprimer l'allocation de tous les Inspecteurs; cette allocation se montait à 17oofrancs. Emu de leurs plaintes, l'Etat prit d'abord à sa charge l'allocation supprimée; mais bientôt la commission du budget la supprima à son tour, et les Inspecteurs restèrent sans allocation. Ce n'est pas tout. A quelque temps de là, revenant sur sa décision, le Conseil général rétablit l'allocation, mais avec cette condition expresse que, seuls, les anciens Inspecteurs qui avaient joui de l'allocation en jouiraient désormais. Arrive un nouvel Inspecteur qui ignorait la clause ; en l'apprenant, il se récrie et ses plaintes étaient fort naturelles, car, il avait cru gagner au change, et l'amélioration sur laquelle il comptait s'était convertie en une diminution de traitement considérable. Revenu de son désappointement, il se mit à faire des démarches; il s'adressa aux conseillers les plus influents, et finit, non sans peine, par obtenir en sa faveur le rétablissement de l'allocation votée à ses collègues . La chose finissait bien; mais croit-on que cet Inspecteur fût désormais en bonne position pour refuser aux conseillers qui lui avaient rendu ce service ce que ces conseillers pouvaient avoir à lui demander? Et quel est le conseiller général
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qui n'a rien à demander? L'honorable Inspecteur avait sans ·doute la fermeté nécessaire pour repousser une demande indiscrète ; mais · il était l'obligé des conseillers qui l'avaient servi, et aux yeux du personnel son indépendance pouvait ne plus paraître entière. Enfin voici qui est plus grave. L'année suivante, à la session d'août, sur la demande d'un conseiller influent, le Conseil vota la suppression pure et simple de l'allocation accordée jusqu'alors à l'un des Inspecteurs du département. Cet Inspecteur qui était des plus anciens et des plus méritants, avait eu le malheur de déplaire à l'exigeant conseiller. Ainsi, le Conseil s'érigeait en juge de la valeur professionnelle des fonctionnaires, il se substituait à l'autorité administrative, et contre tout droit, sans motif plausibl'e, il frappait un honorable Inspecteur dans sa dignité et dans ses intérêts. Ce sont là de détestables abus, et de véritables usurpations; il serait temps d'aviser. Si l'Etat veùt assurer l'indépendance des Inspecteurs, leur conserver le prestige et l'autorité nécessaires, il doit les soustraire à des tenta tians dangereuses, à des h umi_ tians lia imméritées, à des mesures vexatoires et préjudiciables ; il doit mettre un terme à cette ingérence abusive et arbitraire des Conseils généraux dans les affaires de l'administration . Si les départements doivent contribuer aux traitements des Inspecteurs, il faut que
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cette part contributive soit fixée par une loi, qu'elle cesse de dépendre des dispositions souvent changeantes d'un Conseil et de·varier d'année en année au gré de ses caprices. C'est aussi le moyen de régulariser d'une manière équitable l'avancement des inspecteurs.
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L'Enseignement primaire est en proie à la politique ; les personnages de petite ou de grande envergure s'y sont taillé selon leurs dents et leur appétit, qui un fief, qui une province. En maint endroit le personnel a été soustrait à ses chefs naturels, et s'est formé en clientèles autour de ces grands patrons; ce sont eux qui demandent pour leurs clients des places, des avancements, des promotions, des distinctions honorifiques ; c'est de leur côté qu'on regarde, c'est à eux qu'on s'adresse, c'est d'eux qu'on attend tout et surtout les faveurs. En certains pays, ce déplacement de l'autorité est si bien un fait accompli, la recherche du patronage est si bien entrée dans les habitt:1des et les mœurs, qu'au saut de l'Etole Normale des élèves-maîtres s'en vont d'abord et tout droit se placer sous les ailes de quelque haut personnage, qui puisse les couvrir de sa protection, et les défendre contre les sévérités àdministratives qu'ils pourraient par la suite encoùrir. Entre lePréfet qui i ~ e et le député qui dispose, la pauvre autorité académique est trop souvent
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sans force, sans prestige et sans crédit. Si l'Inspecteur d'académie n'est pas indépendant par fortune ou par caractère, s'il n'est fermement résolu à être tout ce qu'il doit être, il est bientôt réduit à rien. Aussi de tous les corps administratifs, celui des Inspecteurs d'Académie est-il le plus difficile à recruter; l'offre y dépasse de beaucoup la demande.
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Un simple vœu. Avant d'envoyer les inspecteurs généraux aux quatre coins du pays, serait-il donc impossible de les réunir et de les mettre d'accord? !'Inspecteur y gagnerait en prestige et l'enseignement en unité. Quelle peut bien être l'autorité des Inspecteurs, s'ils se contredisent les uns les autres, si l'un déconseille ce que l'autre a conseillé? la chose pourtant n'est pas rare. Un professeur novice et scrupuleux s'applique à suivre les indications qu'il a reçues dans une première inspection; survient un autre inspecteur qui le désapprouve et lui donne des indications contraires. Le professeur s'étonne; comme il est bien élevé, il ne veut pas opposer autorité à autorité; il garde le silence; mais intérieurement il pense: « Dorénavant, je suivrai mes propres inspirations, » et qui pourrait l'en blàmer? Les habiles, eux, se disent: « C'est bien ; désormais je tâcherai de savoir à l'avance à qui je dois avoir affaire, et je servirai mon homme suivant ses goùts. » De la
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sorte, au lieu d'être utile et obéie, l'inspection n'est souvent qu'une visite désagréable et inévitable, et le mieux pour le professeur est de s'y résigner sans trop s'en préoccuper.
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ADMINISTRATEURS,
ADMINISTRÉS. RETRAITÉS
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RETRAITE,
Dans la république, comme chacun sait, les citoyens sont égaux; dans une administration, comme beaucoup l'ignorent, les fonctionnaires sont inégaux en titres, inégaux en capacité, inégaux en services, et par suite inégaux par le rang et par les traitements ; c'est proprement le règne de l'inégalité. Cette monstruosit~ explique la haine que les politiciens ont vouée aux administrations de tout genre. Les hiérarchies administratives sont à ·1eurs yeux des anomalies révoltantes dans un pays foncièrement démocratique ; elles co nsti tuent une violation flagrante etpermanentedu principe des principes, de l'égalité absolue. Aussi depuis quelque vingt ans les personnages politiques de tout ordre d de tout rang travaillent-ils avec un ensemble admirable et une louable persévérance, à détruire ces hiérarchies anti- égalitaires, à en confondre les degrés, à y rapprocher les extrêmes, à les ani-
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mer enfin d'un souffle et d'un esprit nouveaux. Pour y réussir ils ont créé un nouveau genre de mérite et de services, le mérite et les services politiques, qui, tenant lieu de la valeur professionnelle et des années d'exercice, permet d'élever aux premiers rangs des fonctionnaires que leur paresse, leur incapacité,ou leur rtiàuVaise conduite aurait autrefois retenus darts les rangs et les emplois inférieurs.
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Les mœurs politiques ont envahi les administrations. Les subordonnés parlent de leurs chefs; comme l€s électeurs parlent de leurs élus ; ce sont les mêmes familiarités de langage et de ton, Il semble que l'administrateur dépende non du gouvernement, mais de ses administrés; le moment approche où il devra comparaître devant eux pour rendre compte de sa conduite, et où il sera traité avec le sans-gêne dont usent envers leurs députés des électeurs mécontents.
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Appuyé sur un personnage politique, le dernier des administrés tient en échec le premier des administrateurs.
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Il nous a été donné de voir,dans l'Enseignement primaire,des fonctionnaires sans scrupules, le prendre à l'aise avec Jeurs fonctions, se dispenser de leurs devoirs, . s'affranchir
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délibérément du respect hiérarchique, et narguer leurs supérieurs qui les re~ardaient faire ou feignaient de ne rien voir. Où donc avaientils puisé tant de hardiesse? vous le demandez? Ils étaient protégés. Des députés les avaient pris à leur service, ils les couvraient de leur patronage et leur assuraient l'impunité. C:, n'étaientplus des fonctionnaires,c'étaient des clients; mais s'ils ne remplissaient plus leurs fonctions, ils touchaient encore leurs appoin tements et recevaient de l'avancement.
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Nous en sommes arrïvés à ce point qu'u:1 fonctionnaire, quel qu'il soit, ne croit plu:.; pouvoir adresser une demande, si juste, si fondée qu'elle puisse être,sans la faire appuyer par une demi-douzaine de recommandationi,. Il est et demeure convaincu,que son mérite et ses services ne sont plus que des titres insu!fisants, et que s'il ne trouve des protecteurs influents, sa demande sera considérée comme: nulle et non avenue. Cela est triste, mais cela est. Combien a-t-il fallu de faveurs immé-ritées, de passe-droits, d'injustices, pour engendrer une conviction si profonde et si gt-· nérale ! ·
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On s'étonne de voir certains administrateurs rester indéfiniment en place; autour d'eux tout change, tout passe, ils restent; le
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secret de leur force est dans leurs faiblesses. Beaucoup de gens savent monter, très peu savent descendre. . Se résigner à ne plus rien être après avoir été quelque chose, si peu que ce fût, est un genre de résignation presque introuvable.
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Plus encore que les disgrâces imméritées, les avancements scandaleux contribuent à démoraliser un personnel. _ Quand un fonctionnaire connu pour indigne est élevé à un poste important, tout le personnel placé sous ses ordres commence par s'étonner; il a peine à croire que l'administration seule ignore ce que tout le monde sait; il a peine à comprendre qu'elle conserve une confiance que personne n'a plus. · Mais lorsqu'après avoir été dans son nouveau poste un sujet de scandale, ce même fonctionnaire est appelé à de plus hautes fonctions, alors ce n'est plus de l'étonnement q uele personnel éprouve, c'est de l'indignation. Chacun se dit: « Si j'en avais fait le quart, le dixième, le vingtième, j'aurais été impitoyablement sacrifié! l'administration a deux poids et deux mesures; et ce qui attire au modeste fonctionnaire une disgrâce ou la révo-
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cation vaut à d'autres avancement et faveurs. » Et quand une idée de ce genre s'est répandue dans un personnel, il peut encore faire son devoir, mais on a perdu )e droit de le lui imposer. -- Maintenir en place un fonctionnaire indigne, le reprendre après l'avoir écarté, sont pour une administration des fautes graves; mais l'.é lever,mais le récompenser, c'est plus qu'une faute, plus qu'une injustice, c'est un défi à la cdhscience publique. Il artive qu'on laisse entrer dans les cadres des fonctionnaires suspects; bn les connaît, on sait à quoi s'en tenir sur lellt compte; mais ces fonctionnaires ont des patrons auxquels on craindrait de déplaire. Ce ne sont point là des actes d'imprudence, ce sont des actes de faiblesse.A peine ces ·intrus sbntils en fonctions, que les plaintes arrivent; oh fait la sourde oreille; les rappbrts inquiétants se succèdent; on les jetteau panier. Enfirt un scandale éclate: alors il faut révoquer. Le malheur est que la révocation n'atteint pas seulement ceux qu'elle frappe,e1le rejaillit sUr·ceux qui la prononcent; on les rend résponsables du mal qu'ils poùvaient prévenir et ne peu~ vent réparer ; car si la révdcation est une peine, e1le n'est pas un remède.
Il n'y a pas que les députés qui travaillent
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à pousser leurs parents, leurs amis, leurs clients, leurs courtiers électoraux; il y a te1 administrateur dont le cabinet est un vrai bureau de placement pour ses amis, ses créatures èt sès coréligionnaires.
Pour les vieux fonctionnaires l'heure de la retraite est un moment èritique. Les plus à plairtdre sont ceux qui, arrivés à la limite ordinaire, ont encore besoin de leurs fonctions; et polir qui la retraite est le commence1ne11 t de la gêne et des privatiotis de tout genre. Ils st5nt à plaindre aussi ceux qui s'étaient si exclusivement voués à leurs fonctions qu'elles rem.plissaient toute leur existence, et que l'avenir leur apparaît comme un vide immense où l'ennui les attend. Pour ceux-là l'épreuve est redoutable ; elle est parfois mortelle. Passant brusquement de l'activité au repos, du bruit dans le silence et la solitude, on les voit errer tristement, puis bientôt lartguir èt succomber. D'autres aussi sont digt1es de compassion; ce sont ceux qui, malgré leur âge, se sentant forts et vigoureux, se flattaient de conserver longtemps encore des fonctions qu'ils croyaient bien remplir. Ceux-là, laretraite les frappe à l'improviste, les atteint à la fois dans leurs intérêts et dans leur arrtotupropre, et leur fait une blessure incurable; le reste de leur vie en est empoisonnée; l'exls-
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tence n'est plus pour eux qu'un long supplice; une idée fixe les obsède; ils ne peuvent plus penser qu'à l'injustice dont ils sont ou se croient les victimes, ils ne peuvent plus parler d'autre chose : aigris, irrités, ils vont de l'un à l'autre et se soulagent en contant leurs peines, ou bien ils s'enfoncent dans la solitude et passent la fin de leur vie à souffrir en silence. Le mieux pour un fonctionnaire est de prévoir longtemps à l'avance le moment du repos, d'arranger sa vie en conséquence, et de se ménager des occupations nécessaires pour des loisirs inévitables; le mieux surtout est de prendre sa retraite au lieu d'attendre qu'on la lui donne; en pareille matière, demander vaut mieux que recevoir; il est toujours plus agréable de se retirer que de se faire congédier.
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Si nous plaignons les fonctionnaires qui souffrent de mesures prématurées, inattendues et quelquefois cruelles, nous plaignons aussi les administrateurs qui ont à assumer la responsabilité de ces mesures; il nous semble qüe plus d'une fois la main doit leur trembler, quand vient le moment de proposer ou de signer ces arrêtés qui peuvent devenir des arrêts ; aussi ne devrait-on jamais, ce nous semble, se départir de certains principes fon1
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dés en justice et consacrés par le temps, qui règlent l'ordre des mises à la retraite. Quand par exemple, une mise à la retraite est devenue nécessaire par suppression d'emploi, c'est le plus âgé des fonctionnaires que la mesure doit atteindre, à moins que quelque autre ne soit notoirement hors d'état de conserver ses fonctions. Pour s'écarter d'une règle aussi sage, on risque d'encourir une responsabilité singulièrement pesante. Que, Je fonctionnaire indûment frappé vienne à succomber peu après, (et le fait s'est déjà produit) certes, on ne sera pas en droit d'en conclure que sa retraite est la cause de sa mort; mais qui pourra répondre qu'elle y est totalement étrangère? Quand elle n'a pas été désirée comme l'allègement d'un fardeau devenu. trop lourd et l'affranchissement d'obligations trop assujétissantes, la retraite a par elle-même quelque chose de pénible; d'abord parce qu'elle semble vous reléguer parmi les êtres inutiles, ensuite parce qu'elle est le prélude d'une autre retraite, celle-là bien définitive et prononcée par ~a véritable administration supérieure.
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�TROISIÈME PARTIE
MORALE
I
TROP DE MORALES, PAS DE MORALE
Il y a dans l'homme deux instincts, l'instinct égoïste et l'instinct social; le triomphe de l'instinct social, c'est le bien; sa défaite, c'est le remords; la prévision de sa victoire, c·' est le devoir. Voilà la morale danvinique; quelle morale! De ces deux instincts, l'un est donc supé~ rieur à l'autre? D'où le savez-vous? Pourquoi ne seraient-ils pas d'une égale valeur? De quel droit attaèhez-vous l'idée du bien au triomphe de l'un plutôt qu'à la victoire de l'autre? Comment une prévision serait-elle une obligation? Comment un instinct serait-il obligatoire? l'instinct pousse et n'oblige pas.
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Le savant qui s'ingénie à créer une morale sans Dieu ressemble au jardinier qui voudrait faire pousser une plante après en avoir coupé la racine. Les lois qu'on peut tirer des faits ne sont elles-mêmes que des faits généralisés, et ne sauraient par suite avoir un caractère obligatoire. Lorsqu'on aura réussi à établir qu'ici ou là, ou même partout, les hommes agissent de telle ou telle manière, s'ensuivra-t-il qu'on soit moralement tenu d'imiter leur exemple, et prétendra-t-on convertir en devoir une manière d'agir, parce qu'elle est plus ou moins générale? A ce compte, il suffirait de prendre telle ou telle société, au moment où la corruption y est répandue, pour se croire autorisé à ériger le vice en loi.• Tous les faits du monde ne peuvent nous apprendre que ce qui est, et non ce qui doit être; autrement dit, les lois qu'on dégage de l'expérience ne sont que de pures constatations, dépourvues de toute valeur et de toute autorité morale. Le malheur, c'est qu'il y a une tendance de plus en plus marquée à s'appuyer sur ces prétendues lois pour rejeter ou ébranler la loi morale véritable, et conclure de la généralité des actes à leur légitimité.
Solidarité par ci, solidarité par là : on n'en-
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tend parler que de solidarité. Nous doutons fort que le monde en devienne meilleur; la solidarité est plus propre à nous montrer le mal que les autres peuvent nous faire, qu'à nous détourner du mal que nous pouvons faire aux autres; elle est une simple constatation de la communauté des intérêts; mais elle est impuissante à créer l'obligation morale; tout au plus peut-elle fournir un motif, et combien faible encore, à la volonté. Toutes les solidarités du monde ne feront pas germer l'idée du devoir; c'est une étrange naïveté d'y chercher la racine d'une morale efficace.
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L'expérience peut donner des conseils, mais ne peut donner des ordres; elle peut faire des hommes prudents, elle ne fait pas d'honnêtes gens. ,,.*,,. Dans l'ordre physique les faits expliquent la loi ; dans l'ordre moral la loi explique les faits. ,,. *,,. Presque tout l'effort de la science m.o derne tend à l'assimilation des lois morales aux lois physiques; c'est une redoutable entreprise de · démoralisation universelle.
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La loi morale commande sans contrain-
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dre; la loi physique contraint sans comman-dèr. ·,,_*,,_ Par ce temps de transformation économique et industrielle, de découvertes et d'inventions, jl y a des gens qui travaillent consciencieusement à l'élaboration d'une morale nouvelle, d'une morale à la mode et au goût du jour, d'une morale à base scientifique. Hé! braves gens, vous vous donnez une peine bien inutile; nous n'avons que faire d'une morale nouvelle; l'ancienne nous suffit et au-delà. Ce qui nous manque, ce n'est point la morale, c'est la pratique de la morale. C'est de ce côté qu'il faut tourner vos efforts; quand vous aurez trouvé des devoirs nouveaux, trouverezvous des gens plus disposés à les remplir? croyez-vous sérieusement que les hommés vont devenir plus désintéressés, plus dévoués, parce qu'on leur demandera le désintéressement et le dévouement au nom de la science ? Comment la science s'y prendra-t-elle pour rendre son code obligatoire ? Il faudra bien recourir à la conscience; mais la conscience, ce n'est point la science qui l'a faite; tout au plus pourrait-elle la défaire.
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Quand le peuple s'affranchit de la religion, il est rare qu'il n'aille pas jusqu'à s'affranchir de la morale. ,,_*,,_
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On oppose sans cesse le matérialisme au spiritualisme comme ayant une base plus solide; mais si nous ne savons ce que c'est que l'esprit, savons-nous mieux ce que c'est que la matière? -En aucune façon. De la matière nous ne connaissons que les propriétés ou plutàt certaines propriétés, certaines lois. Quant à l'essence de la matière, à la matière de la matière, nous l'ignorons absolument, que peut-on donc asseoir de solide sur cette ignorance ab3olue?
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Il s'est fait pendant une ·longue suite de siècles un laborieux et noble effort pour élever l'humanité au dessus de la matière; il se fait aujourd'hui un effort en sens contraire pour l'y replonger. A ce dernier effort il ne faudra pas longtemps pour aboutir; car de tous les systèmes philosophiques, le matérialjsme est celui qui plaît le plus aux masses populaires, moins portées à monter qu'à des• cendre.
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Le matérialisme est le bienvenu chez les natures grossières qui ne demandent qu'à vivre d'tme vie purement animale, et chez les · gens de moralité brartlante qui ne demandent qu'à être rassurés sur les conséquences de leurs actions.
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Autrefois c'était en philosophie une grande et difficile question que celle des rapports de l'âme avec le corps; aujourd' hui cette question est singulièrement simplifiée; l'àme ayant délogé, le corps n'a plus de rapport qu'avec lui-même. Ces rapports en sont-ils meilleurs, c'est là une autre question. Que dirait-on d'un homme qui voudrait nous forcer .à regarder toujours à nos pieds sans nous permettre de jamais lever les yeux vers le ciel? C'est pourtant ce que les matérialistes entreprennent de faire. Les gens de mauvaise vie accueillent le matérialisme comme les prévenus reçoivent leur avocat. Il y a encore ·plus de bêtise que d'orgueil à s'imaginer que tout ce qu'il peut y avoir d'intelligence dans l'univers se trouve logé dans la cervelle humaine. Un savant matérialiste et athée me fait l'effet d'un aveugle qui voudrait -conduire les gens qui voient. Le signe caractéristique du temps, c'est
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non pas l'affaiblissement, mais l'oblitération du sens moral. Nombre de gens n'ont même plus conscience de leur immoralité; ils ne l'étalent pas, ce serait du cynisme; ils ne la cachent pas, ce serait de la pudeur; ils la laissent voir, tout bonnement, tout simplement, sans honte, ni bravade, comme la chose la plus naturelle du monde. Il ne leur vient pas à l'esprit que personne puisse s'en plaindre ou les en blâmer; c'est l'innocence de la dépravation. ,,.*,,. Le nombre des choses excusées quoique inexcusables s'accroît avec une rapidité alarmante. Que restera-t-il bientôt qu'on ne puisse faire impunément, sans avoir à craindre non seulement les rigueurs de la justice, mais les simples sévérités de l'opinion? Et cette déplorable indulgence n'a pas pourprincipe une bienveillance mutuelle, elle ne procède ni de la bonté, ni même de la débonnaireté; c'est une indulgence avisée, prudente, égoïste, qui trahit à la fois et la défiance de soi-même et !'émoussement du sens moral, et l'affaiblissement de la raison. On n'est plus bien sûr que tel acte soit mauvais, on n'est plus capable de réprobation, de mépris, d'indignation; on se demande si un jour ou l'autre on n'en fera pas autant; c'est la déliquescence morale,
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Les frontières des empires du Bien etdu Mal sont aujourd'hui tellement brouillées, que les gens ne savent plus au juste en quel pays ils sont.
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Un acte moral étant donné, nos modernes philosophes le décomposent ainsi : hérédité, 3/ rn; milieu, 2/ ro; circonstances, r/ ro; passion, 4/ rn; volonté, o. La volonté représente la moralité.
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Encore quelques pas, et la morale ne· sera plus qu'une branche de la physiologie.
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Dans ce siècle de prodiges on arrive à tout refaire; on refait les nez, les paupières, que sais-je? par la vertu de la greffe animale. Il n'y a que les consciences qu'on ne .refait pas; la science ne travaille que pour le corps.
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Si la découverte d'une de ces lois qu'on tire de l'expérience devait avoir pour effet de détruire ou s·e ulement d'affaiblir la morale humaine, mon choix est fait, je reste dans l'erreur, je m'attache à l'erreur, qui maintient _ quelque différence entre le vice et la vertu. La 'valeur et la vérité d'une loi morale se mesurent au bien qu'elle fait. Le meilleur système, comme le meilleur arbre, est celui qui donne les meilleurs fruits.
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Dans son Examen de eonscience phîlosophique, M. Renan a écrit : « Si l'erreur était la condition de la moralité huma_i ne, il n~v aurait aucune raison poitr s'intéresser à un globe voué à l'ignorance» . Jamais l'amour et l'orgueil de la science n'ont rien dicté d'aussi cruel. Ainsi, toutes les générations humaines qui se sont succédé depuis l'origine sur la surface de la terre et qui, elles aussi, étaient vouées à l'ignorance, car la vérité telle que M. Renan la professe est de date " bien récente, toutes ces générations étaient indignes d'intérêt! Mais l'erreur n'est poirit, l'erreur ne peut être la condition de la moralité, parce que la moralité est elle-même la vérité par excelknce. Il n'y a point dé science véritable en dehors de la moralité, et s'il pouvait y l:lvoir un globe auquel on n'eût aucune raison de s'intéresser, ce serait celui qui serait voué à la science sans moralité.
L'athéisme Ii'est qu'une négation sans preuves: De ce que« dans l'univers accessible à notre ~xpérience, on n'observe et on n'a jamais observé aucun fait passager provenant d'une volonté ni de volontés supérieures à celle de l'homme>>, il ne s'en suit point que cette volonté supérieure ne se manifeste pas dans l'ensemble de l'univers connu; la néga-
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tion, même fondée, des miracles particuliers, n'autorise pas la négation de ce miracle universel et permanent qui est la création.
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C'est un trait caractéristique de l'époque actuelle qu'on y tient plus à savoir ce qui est que ce qui doit être. Quand on a trouvé les causes d'un fait, il semble que tout soit dit et qu'il ne reste plus qu'à s'incliner. Une fois expliqués, on dirait vraiment que les actes sont justifiés par là même.
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On se demande de quel droit tel écrivain, philosophe par nature, historien par volonté, peut approuver ou blâmer, élever ou rabaisser des personnages qu'il a dépouillés de leur libre arbitre et par sui te affranchis de toute responsabilité? N'y a-t-il pas une contradiction manifeste à juger les hommes comme des êtres iibres, après avoir déclaré qu'ils ne le sont pas ? Que signifient ces mépris ou cette admiration, ces colères ou cet enthousiasme pour des êtres qu'on déclare irresponsables? ·
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Les gpnds philosophes qui prétendent expliquer l'infinie corn plexi té des phénomènes psychologiques et le jeu si prodigieusement compliqué des facultés humaines par un petit mécanisme à la Condillac, me sem-
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blent réduire l'homme à la simplicité d'un pantin, pour avoir l'honneur d'expliquer les mouvements du pantin par la simple ficelle.
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Il se fait actuellement un double travail également profitable à l'humanité ; les uns travaillent à élever l'animal au niveau de l'homme, et les autres à rabaisser l'homme au niveau de l'animal. C'est la revanche et le triomphe de l'animalité ; c'est une conquête nouvelle de l'esprit nouveau ; après avoir établi l'égalité entre les ·hommes, on établit l'égalité entre l'homme et la bête. Si encore la bête y gagnait quelque chose!
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Ce siècle est en contre-bas, il a reçu toute la lavure, toutes les eaux sales, toutes les immondices des siècles précédents ; il tourne à l'égoût.
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C'est au vice et au crime que profite surtout la liberté sans frein. Elle fait monter à la lumière tous les être~ ignobles ou malfaisants que la èrainte tenait tapis dans l'ombre; elle fait fuir et rentrer dans leurs demeures tous les honnêtes gens que ce spectacle dégoûte ou effraie. C'est ainsi qu'une pluie excessive fait sortir de toutes parts vers, limaces, crapauds, tous les excréments de la terre.
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· - Ceux qui plaident l'innocuité des doctrines fatalistes pourraient mieux employer leur talent; c'est vraiment trop compter sur la crédulité publique que de soutenir que le semeur n'est pour rien dans l'éclosion du germe. *
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Ah ! ce sont des penseurs profonds, des génies bienfaisants, bien dignes de la reconnaissance et de l'admiration des siècles, ceux qui ont imaginé de murer la vie humaine, de lui boucher la perspective d'un avenir réparateur, et d'enlever du même coup la crainte au vice et au crime, l'espérance au malheur et à la vertu. Un jour viendra, qui n'est peut-être pas loin, où voyant toutes les passions déchaînées, entendant les cris forcenés de la convoitise exaspérée, les cris désespérés de la souffrance inconsolée, l'humanité saisie d'épouvante devant l'abîme que l'imprévoyance orgueilleuse · et la concupiscence efrénée ont creusé sous s~s pas, se rejettera en arrière, et reviertdra aux doctrines consolatrices qui ont soutenu son enfance et sa maturité, et dont l'abandoh désole sa vieillesse et la déshonore.
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SCEPTICISME ET SCEPTIQUES
C'est entendu, il n'y a pas de vérité abso- . lue, puisque la vérité n'est qu'une conception de l'esprit, et que l'esprit ne peut être juge dans sa propre cause et prononcer sur sa propre valeur. Laissons donc l'absolu qui est hors de notre atteinte et dont nous n'avons que faire.Que l'absolu soit ou non conforme à nos conceptions; qu'importe, puisque nous sommes enfermés dans notre nature et que nous n'en pouvons sortir. En admettant que l'f'sprit soit sans valeur eu égard à l't:hivers, il n'en conserve pas moins toute sa valeur eu ·égard à lui-même,à l'homme, à l'humanité. Cet esprit a ses lois, il a sa nature, il a ce qu'il lui faut pour se diriger dans le cercle où il se meut. Ce qu'il conçoit comme vrai est vérité pour lui : qu'absolument deux et deux fassent cinq, que la partie soit plus g rande que le tout, que la liberté morale soit une· illusion, il n'en reste pas moins que pour nous deux et deux font quatre ,que la partie est plus petite
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que le tout, et que l'homme est moralement libre; il n'en reste pas _ moins vrai que, quoi qu'il fasse, l'homme est obligé d'agir conformément à ces vérités, qu'elles soient ou non absolues. Le scepticisme ne peut ·atteindre aucune des vérités nécessaires à la vie humaine; l'homme a sa valeur, puisqu'il existe et par cela seul qu'il existe; et quant à l'absolu, le scepticisme lui-même n'en peut rien dire; et il est condamné à vivre d'après les vérités qu'il tient pour relatives, comme si elles étaient absolues.
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Il y a un scepticisme théorique qui habite les sommets de la pensée, d'où il regarde à ses pieds les pauvres humains, noyés dans la brume, errant dans tous les sens, égarés par des lueurs incertaines. Fait d'orgueil et de pitié,ce scepticisme transcendant a cela de bon qu'il se tient à distance ; c'est un solitaire qui rarement descend de ses hauteurs ; mais combien plus insupportable est ce scepticisme soi-disant pratique, né d'une précoce expérience, bruyant, bavard, qui va répétant à tout propos qu'il ne reste plus ni probité chez les hommes, ni vertu chez les femmes. C(?s gens méritent qu'on les prenne au mot et qu'on les enveloppe dans leurs propres jugements; pourquoi donc feraient-ils exception à la règle commune ? Pourq ùoi donc leur
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accorderait-on plus de confiance qu'ils n'en témoign·ent à leurs semblables? Pourquoi leur ferait-on plus d'honneur? Ce mépris affecté n'est pas un titre à l'estime; il doit être suspect; car on peut se croire dispensé de rester honnête, quand personne ne l'est plus.
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Le scepticisme est un moyen, ce n'est pas une fin. Un sceptique sincère est en quête de la vérité; il ne peut dire qu'il est au bout de ses recherches, il ne peut prétendre qu'il sait le tout des choses.
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Dans l'évolution morale de l'esprit, passer par le scepticisme est chose naturelle, sinon inévitable; s'y arrêter dès l'entrée et s'y fixer pour toujours, c'est une preuve de paresse intellectuelle et d'indifférence. C'est ce scepticisme superficiel surtout dont on peut dire qu'il est un oreiller commode; l'autre est amer, douloureux, modeste, car il n'y a aucun plaisir à sentir son impuissance, et il n'y a aucune raison d'en être fier et d'en preudre avantage.
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Le scepticisme à la mode n'estsouventqu'une simple précaution contre la raillerie; beaucoup font les sceptiques qui au fond sont
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croyants. Ce n'est pas la foi qui leur manque, c'est le courage. On éprouve un sentiment pénible à voir des hommes d'esprit employer tout ce qu'ils en ont à démontrer que cet esprit n'est rien; il y a là comme une sorte d'ingratitude. Le scepticisme passe assez communément pour une preuve de supériorité intellectuelle; il serait au moins aussi juste d'y voir une preuve de faiblesse; on peut tout aussi bien douter que croire sans raison suffisante. La vanité fait plus de sceptiques que la réflexion. * La blague, qui n'est qu'un scepticisme de pose et de · parade, conduit insensiblement au scepticisme de fond. Après avoir fait le sceptique pour la galerie, on le devient pour son propre compte. Ces douteurs sont comme les menteurs, qui, à force de mentir, finissent par croire à leurs mensonges. Le scepticisme est impertinent; la supériorité qu'il s'arroge n'est au fond qu'impuissance et il ferait mieux de garder pour lui-
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mê·me la pitié dédaigneuse qu'il ptodigue aux autres.
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Il ne faut pas que ce que nous ignorons et ne pouvons savoir nous fasse douter de ce que nous savons; il faut porter la lumière dans l'ombre, et non laisser l'ombre rentrer dans la 1umière. Devant la tombe d'une personne aimée le douteur le plus obstiné commence à douter de lui-même; ses raisonnements chancellent; ses plus forts arguments se fondent da.ns les larmes ; la mort et la douleur ont guéri bien des sceptiques.
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On ne vît pas de négations.
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PESSIMISME
Le pessimisme est la dernière forme et le dernier fruit du scepticisme; c'est aussi le dernier terme de l'évolution matérialiste. On le voit bvenir comme une conclusion inévitable au bout! de presque toutes les études de ce temps qui ont l'homme . pour objet. Presque tous les écrivains du jour y aboutissent l'un après l'autre. L'un redescend assombri des hauteurs de la métaphysique; l'autre remonte désillusionné de ses fouilles historiques; celui-ci revient avec un sourire douteux et un air de résignation railleuse de son voyage aux sources du christianisme; celui-là sort dégoûté des bas fonds sociaux qu'il a voulu explorer; cet autre, au spectacle des turpitudes politiques contemporaines, entonne d'une vo~x lugubre le de profundis des principes de 1889; toute cette littérature de désappoïntés, de désenchantés, de désespérés, est bonne à porter en terre; elle .est en décomposition.
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Les souffrances du pessimisme sont l'expiation inconsciente d'un égoïsme raffiné. La bonté n'est pas pessimiste; elle soulage les autres au lieu de s'apitoyer sur elle-même, et des maux inévitables elle sait encore tirer quelque bien.
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Si les écrivains pessimistes étaient bien sincères, s'ils croyaient la vie aussi foncièrement mauvaise qu'ils se plaisent à le dire, ils en finiraient avec elle, ils rejetteraient loin d'eux ce calice amer. Pourquoi s'imposeraient-ils le supplice de vivre? pour eux, la vie n'est pas un devoir, le suicide n'est pas lin crime. Mais ils vivent, ils s'accommodent · de .la vie; on ne voit pas qu'ils · en dédaignent les d0uceurs; comme les autres mortels, ils ont le souci de leur bien-être, de leur fortune; ils arrivent paisiblement à la maturité, voire .à la vieillesse, et plus d'un s'enrichit bourgeoisement de ses éloquentes jérémiades. lls ne se tuent point, ils se con tentent de répandre des germes de mort.
* ....
Si le pessimisme contemporain était un arrière-goût de la vie, un fruit de la vieillesse, il s'expliquerait encore. Mais non, c'est d'ordi~ naire un avant-goût de la vie, un fruit précoce, ou plutôt une fleur vénéneuse. C'est à l'entrée de la carrière que les jeunes gens
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sont saisis de ce mal étrange. Serait-ce donc qu'ils n'ont pas reçu une nourriture assez forte, assez saine, et qu'une direction ferme et vigilance leur a manqué?
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Il serait difficile d'imaginer un homme plus complètement affranchi que M. Bourget de toute tradition morale. De la conscience humaine, tel que le christianisme et le spiritualisme l'avaient faite, il ne reste rien en lui, rien. A ses yeux tous les états de l'âme se valent; ils ne provoquent de sa part ni sympathie ni antipathie, mais simplement une sorte de curiosité neutre. Ainsi simplifié, l'homme n'est plus qu'un animal bien autrement à plaindre que les autres animaux; car en eux du moins, il y a une certaine proportion entre les désirs et les jouissances, tandis que dans l'homme, l'homme civilisé surtout, la disproportion est infinie; la vie humaine n'est qu'une excitation et une surexcitation croissante de désirs inassouvis; une telle vie devrait finir par un accès de rage. Pour des êtres ainsi destitués d'e tout frein moral et de toute force modératrice, la civilisation est un fléau; car par son progrès même elle crée sans cesse de nouveaux besoins qu'elle ne peut satisfaire, elle allume de nouveaux désirs qu'elle ne peut éteindre. Par haine de la)ociété, Rousseau nous ramenait à l'état sauvage; avec
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M. P. Bourget il faut retourner droit au néant.
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*
Les essais de psychologie contemporaine sont une spirituelle et ingénieuse réhabilitation de la décadence et une apologie, presque un panégyrique de la décomposition morale.
Nous avons une littérature à contre-sens et à contre-temps; elle fait juste le contraire de ce que demandent les circonstances et le devoir. Pendant que l'armée travaille au relèvement du pays, la littérature travaille à son abaissement.
•• L'Allemagne a fait moins de mal à la France que le pessimisme et le naturalisme ne lui en font; l'Allemagne rious a pris deux provinces que nous pouvons reprendre, le p~ssimisme et le naturalisme lui prennent son âme et sa conscience : qui les lui rendra?
Le patriotisme devrait guérir du pessimisme.
•*• Chaque siècle, chaque génération a pour ainsi dire sa maladie morale; les hommes qui n'en sont pas atteints ne sont pas pour cela
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bien portants: ils ressentent plus ou moins l'influence de la maladie régnante.
* •• Les gens qui se plaignent le plus de l'existence ne sont pas ceux qui ont eu le plus à souffrir, mais ceux qui n'ont pas su bien user de la vie.
Un écrivain pessimiste peu t-il croire de bonne foi qu'il rend service à ses semblables? Alors pourquoi écrit-il? De ce qu'on a eu le malheur de s'empoisonner, est-ce une raison pour essayer d'empoisonner les autres? Par une spirituelle vengeance de la nature, son tempérament le condamne à la reproduction de l'espèce, ce philosophe amer, ce Schopenhauer, qui consacre toute sa vie, qui emploie toutes les ressources de sa logique et de son éloquence à convertir les hommes au :système de l'extinction de l'humanité par la non reproduction. Piquante ironie de voir ce pessimiste forcené qui prêche la mort universelle, travailler.de son mieux à la propagation <le la vie et à sa propre survivance!
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Que des malheureux à qui le sort a tout ;refusé, richesse et santé, fassent entendre des .;plaintes, rien de plus naturel et de plus légi-
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time; mais que des gens à qui la fortune a tout prodigué, passent leur vie à geindre et à s'apitoyer sur la destinée humaine, rien de plus ridicule et de plus irritant. Tous ces gens-là ne mériteraient-ils pas d'être enrégimentés et conduits au feu? cela leur rendrait peut-être le goût de la vie.
* •• Ne vaut-il pas mieux prendre une bonne fois son parti des misères de la vie que d'en gémir éternellement en vers ou en prose? Tous ces écrivains pleurnicheurs, ·qui nous inondent de leurs larmes, ne se plaindraient pas tant s'ils ne trouvaient du plaisir à se plaind·re; ils ne sont donc pas si malheureux puisqu'ils passent leur vie à goûter ce plaisir.
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Nos modernes romanciers se montrent bien fiers de la découverte de ce dualisme psychologique qui reparaît sans cesse dans leurs œuvres; ils pourraient tout aussi justement se vanter d'avoir découvert l'Amérique; car, ce fameux dualisme, qu'est-ce donc au fond, sinon la coexistence des forces contraires, qui, depuis que le monde est monde, se disputent la direction de la volonté? Qu'est-ce que l'histoire de M0 de Tillières (Un cœur de femme), sinon l'histoire de la lutte éternelle de l'âme et des sens? M0 de Tillières aimait par l'esprit, par le cœur, par tout ce qu'il y a
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de noble et d'élevé dans la nature humaine; · ses sens s'éveillent, la lutte éclate, et l'amour sensuel triomphe; est-ce là une chose nouvelle? le nom même est-il nouveau?
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Admirable doctrine, que celle qui donnerait à l'enfant le droit de maudire ses parents et de leur reprocher sa naissance comme un crime!
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BONNES MŒURS
Il faut que les passions trouvent un frein; si la force qui les contenait s'affaibliUl faut qu'une autre la remplace. La société contemporaine est ivre de matérialisme; l'immoralité consciente descend d'en haut, la démoralisation aveugle monte d'en bas; la couche intermédiaire, relativement morale, va s'amincissant. Il semble que l'incontestable progrès de la raison générale n'ait été qu'un mouvemerit de surface, et qu'en dessous, la masse et la poussée des passions n'ait fait que trouver sous une enveloppe plus brillante, mais plus molle et plus souple, .une plus large et plus libre expansion. La morale ressemble à un fleuve qui coulait autrefois clair et Ümpide, et auquel des affluents nouveaux viennent apporter des eaux boueuses,. jaunâtres, infectes.
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Le prêtre n'est plus rien; le philosophe, peu de chose; le médecin est tout; il faut donc que la société soit bien malade.
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Sans le progrès moral, tous les autres progrès ne sont que des instruments de démoralisation.
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Au commencement de ce siècle Lamennais écrivait un livre sur l'indiffér ence en matière de religion; nous n'en sommes plus là; nous en sommes à l'indifférence en matière de morale.
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Un grand changement s'opère dans nos mœurs : la vie de cercle et de café remplace la vie de famille ; la vie nomade succède à la vie sédentaire: on ne demeure plus, on réside, on séjourne, on loge, on passe; dans un pays, les gens du pays se font rares; les foyers s'.éteignent et disparaissent; il n'y aura bientôt plus que des garnis, des chambres d'hôtel et d'auberge. Les arbres se changent en piquets qu'on place et déplace, qu'on plante et replante à volonté; ils n'ont plus de racines.
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Depuis le jour où d'honnêtes savants (béni . soit leur nom!) ont rattaché l'homme au singe, dqns l'espèce humaine, c'est à qui se montrera
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le plus digne d'une si belle origine et justifiera le mieux cette flatteuse théorie.
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Jamais on ne parle tant de progrès qu'en pleine décadence. Il y a progrès et progrès ; le progrès matériel n'implique pas le progrès moral; les scienses avancent et l'homme recule. Le mot progrès est fort en honneur, et c'est justice, car il se fait des progrès de tout genre. Il y a progrès dans la fabrication des fusils, des cartouches et des bombes; il y a progrès aussi dans le nombre des attentats à la pudeur, progrès aussi dans le nombre des suicides 'et des infanticides, progrès dans le nombre des prostituées et de Jeurs protecteurs; progrès dans la pratique de l'assassinat, dans l'art de découper et de dépecer ses semblables; progrès ... où n'y a-t-il pas progrès ? Au train dont nous allons, nous risquons fort de ne pouvoir bientôt plus avancer. · Les pl us rares esprits d·e ce temps s'ingénient à prouver qu'il n'y a pas de vérité; la presse politique s'acharne à montrer qu'il n'y a pas d'honnêteté; le théâtre et le roman n'étalent et ne dépeignent que le vice et le crime; que
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peut devenir un peuple soumis à ce triple enseignement r '1- *'1M. Z. mériterait d'être condamné à vivre parmi les brutes qu'il aime et qu'il excelle à peindre; il est vrai que pour lui ce serait peut-être un plaisir et non un chàtiment.
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Aujourd'hui on tire un coup de revolver, comme autrefois on envoyait un coup de poing. Le port d'armes est défendu, tout le monde porte des armes ; on est condamné pour en avoir porté, on est acquitté pour s'en être servi ; les jurys conspirent avec les meurtriers. '1- *'1Avec la ruine des croyances religieuses et l'ébranlement des croyances morales il n'est plus de passions ni d'entreprises mauvaises ou même criminelles qui ne trouvent dans les théories naissantes, dans les systèmes à l'essai, ou dans l'interprétation arbitraire des pri nci pes du. droit politique, un e apparence de justification, une ombre de légitimité, un semblant de consécration. Ainsi c'est au nom de l'égalité que l'on réclame la spoliation, prélude obligé du partage; c'est du nom de liberté qu'on décore la plus abominable licence et les plus honteux désordres ; des crimes avérés sont donnés pour actions d'éclat,
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poµr traits cle dévouement, et de vulgaires assass.ins. sont transformés en apôtres et en martyrs . .. Les moralistes sont comme des saules pleureurs plantés sur le bord d'un torrent; ils ont beau pleurer dans l'eau; le torrent passe en emportant leurs larmes et continue à rnuler ses eaux fangeuses. Les lecteurs vont au naturalisme comme les mouches à la viande gâtée .
...
EQ l'<lbsence de toute direction morale active et suivie, on se derpande avec inquiétude sur quoi l'on peut biep. compter poµr enrayer la démoralisation que tous les progrès d\2 la, science, de l'industrie, de la richesse contrib4ènt à accélérer. Il y aurait plus que de la naïveté à croire à l'efficacité de l'instruction; où et quand l'instruction a-t-elle été plus. répandue? et voit-on que les mœurs de çette jeunesse pourtant si instruite en deviennent meilleures? D'où est· sortie cette littérature immonde, qui aujourd'hui, par le théâtre, par la presse et par le roman, propage la démoralisation jusque dans les dernières couches sociales, et semble avoir pris à tâche d'achever la corruption du pays?
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Jusqu'à ce jour on ne connaissait guère que des crimes intéressés; on tuait par vengeance, par cupidité: c'étaient là des crimes vulgaires. Notre temps aura vu des crimes plus nobles, des crimes désintéressés. On fait aujourd'hui dérailler et sauter un train, pour le seul plaisir de voir écraser des hommes: il y a progrès.
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En certains temps, dans certains milieux, les bonnes actions sont parfois un sujet de scandale. La cour d'assises est devenue un théâtre; on s'y presse, on s'y empile, on s'y étouffe; \es grands criminels attirent comme les grands comédiens; la barre est leur rampe. La vue d'un homme capable d'égorger tranquillement trois femmes de suite sans fatigue et sans trouble est pour les femmelettes du grand monde d'un attrait irrésistible; la curiosité tue l'horreur, et le criminel grandit avec l'énormité du crime.
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Grâce au naturalisme, matérialisme, athéisme, socialisme, et à tous les autres ismes, nous voyons s'accroître à vue d'œil le nombre des màles et des femelles et décroître celui des hommes et des femmes.
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Dans nos villes la rue au moins devrait être propre de toutes manières; car on ne peut passer à côté de la rue, et l'on ne peut non plus séquestrer les femmes et les enfants. Cependant l'on se borne à faire balayer la la chaussée, et l'on n'ose entreprendre le nettoyage du trottoir.
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Certains romanciers contemporains se sont faits les pourvoyeurs de la prostitution.
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Une loi de Solon exigeait que tout citoyen justifiât de ses moyens d'existence; il ne faudrait rien moins que la mise en vigueur de cette loi salutaire pour délivrer la société moderne des parasites immondes qui y pullulent et qui la rongent.
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Comme le moyen-âge, notre siècle a sachevalerie, mais autres temps, autres mœurs. L'ancienne chevalerie corn battait pour l'honneur des dames ; la nouvelle ne combat que pour le déshonneur.
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Le corps social a la gangrène; si l'on ne se hâte d'y mettre le fer rouge, la prostitution le rongera jusqu'à la moëlle.
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Notre brillante civilisation a engendré une race immonde qui la déshonore et la brave, · qui infeste et remplit les grandes villes, ql!i croît à vue d'œil, qui monte, monte sans cesse comme une marée menaçante et hideuse. Nos assemplées siègent tranquillement au milieu de cette fange humaine. elles feignent de ne ps.s voir; elles n'ont pas le courage d'entreprendre pour l'assainissement moral du pays ce q\.le font les édilités pour l'assainissement des villes. Les. civilisations ancienne~, qu'on affecte de rabaisser aujourd'hui, n'ont pàs connu cette honte; elles n'auraient pas toléré les soutenel!rs. Le célibat nourrit la prostitution, qm a son tour étend le célibat; tous les deux vont se développant ensemble, et l'un par l'autre. Pour le malheur du pays, ce n'est plus seulement l'épicurisme et la richesse, c'est la gêne et la misère qui font des célibataires, et par milliers, par centaines de mille. Sans cesse à la merci du chômage, l'ouvrier des villes vit au j9ur le jour : il ne se marie plus ;de sorte que la prostitution s"étend par en bas avec une rapidité que rien n'arrête; elle se propage librement, légalement. Souteneurs et prostituées forment aujourd'hui une véritable classe ; c'est le cinquième état qui s'organise et s'avance à la conquête du pays.
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L'hom.me ne peut pas vivre dans le mépris de lui-même ; c'est comme un air vicié dans lequel il est mal à l'aise; il y souffre,il y étouffe. Aussi lorsque par la répétition trop fréquente de certains actes dégradants, il est tombé sous le joug de l'habitude, lorsqu'il a perdu toute confiance en lui-même, tout espoir de se relever dans sa propre estime, alors non seulement il s'abandonne, mais il hâte volontairement sa ruine morale, afin de perdre par l'abrutissement jusqu'à la conscience de sa dégradation. J\Iais il ne peut si bien faire, que de temps à autre un reste, une lueur de nüsan ne vienne lµi éclairer son état II\isérable, et le remplir de honte et de dégoût. La licence de la rue, de la presse, du théàtre, des romans a dépassé· toutes. les bornes. Les honnêtes gens qui, grâce à Dieu, sont epçore en nombre, restent comme étourdis, déconcertés, effarés, aq milieu de ce débordement inattendu. On dirait que les libertés publiques ont profité d'abord et su tout à l'irµmoralité ; soit qu'elle fût plus prête à en user, soit que par nature elle _prenne toµte la, place qu'op lui aha.ndonne et a.me flUssi loin qu'on la, laisse aqer. Le mom~pt serait venu pour les honnêtes gens de se remettre de leur surprise, de se ravoir, de s'entendre, et, en dehors de toute secte et de tout parti, d'opposer à cette espèce de conjuration du mal une grande et forte conspiration du bien.
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LA VIE, LE BONHEUR, LA VIEILLESSE
Struggle for life ! Enfin nous avons une idée juste · de la vie, nous en connaissons le sens, nous en tenons la formule ! Nous voilà hors d'incertitude,et chacun de nous sait maintenant pourquoi il a été créé et mis au monde, comme dit le catéchisme. Ce mot de société nous abusait; nous nous obstinions à y voir une association des hommes entre eux pour 1u tter erisem ble contre les misères de la vie et les rigueurs de la destinée ; ô naïveté des naïvetés! Ce n'est point pour combattre ensemble que les hommes sont réunis en société, c'est pour combattre les uns contre les autres ; struggle for life ! Ce n'est point pour s'entr'aider, c'est pour s'entr'égorger.« Aimezvous les uns les autres, » disait le doux Evangile; « assommez-vous les uns les autres», dit la fatale Evolution. Le fort tue le faible, le gros dévore le petit, c'~st la loi; dura lex, sed lex. 0 puissance des mots! Depuis que cethorri-
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ble adage a été làché sür le monde, il semble qu'il ait été pris au pied de la lettre, il semble que la mêlée soit devenue plus furieuse et que les hommes se ruent les uns sur les autres avec plus de haine et de rage. Empruntée au règne animal, transportée dans la société humaine, cette conception brutale ya été reçue comme une excuse de toutes les violences ; elle est devenue un stimulant de la brutalité et une apologie - u crime. d Vivre ce n'est pas respirer, c'est aspirer.
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La vie présente sans l'autre vie, c'est un tunnel au bout duquel on ne voit pas poindre le jour.
*
En regardant une colline maigre, rocheuse, couverte de pins rabougris, les uns courbés, tordus, les autres, couchés, brisés par le vent; . ceux-ci à demi-enfoncés dans les crevasses qui · les protègent, ceux-là adossés, cramponnés aux rochers qui les soutiennent, ou appuyés les uns. contre les autres, il me semblait voir une image de l'humanité telle que la font les épreuves, les crises, les tourmentes de la vie. A partir d'un certain âge, combien peu d'hommes restent debout, droits, verts, et portent sans fléchir le poids des années ? Les uns sont penchés, voûtés ; les autres, déjetés,
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cassés, déformés de mille manières. Le temps, les maladies, les passions ont amaigri, creusé, altéré la noble figure humaine, et tourmenté misérablement le pauvre corps.
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Si le corps humain s'enlaidit avec l'àge, l'âme peut toujours embellir.
•• Il y a dans la vie deux espèces de ma.u x, ceux qu'on subit, et ceux qu'on se forge; les derniers sont les plus nombreux. Presque tous les hommes ont l'imprudence de placer leur bonheur dans des changements de situation qui ne dépendent point d'eux; et l'attente prolongée, souvent trompée de ces changements attendus, fait de leur vie un véritable supplice.
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..
Nous avons chacun une ·maison pour nous tout seuls, mais nous n'en sommes que locataires; un beau jour, à l'improviste, le grand propriétaire nous signifie notre congé, et il faut déménager sur l'heure et sans réplique, comme dit le bonhomme.
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Le bonheur est un composé où le présent, l'avenir et le passé apportent chacun leur part; quand le présent est supportable et que du passé viennent de doux souvenirs, que l'ave.,..
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nir donne des espérances, c'est tout ce que l'homme peut souhaiter de meilleur.
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Il faut sans cesse se rappeler les biens qu'on possède pour se consoler des biens qu'on n'a pas ou qu'on n'a plus.
.. Telles nuits, tels jours. ..
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Ne demandons pas à la vie plus qu'elle ne peut donner; c'est le seul moyen de n'être point malheureux.
•• Il n'y a pas de bonheur, mais des instants de bonheur; ces instants ont beau se suivre de près, ils ne peuvent se joindre et se fondre en durée.
Croire que les autres puissent faire notre bonheur, c'est illusion pure; ils peuvent y contribuer sans doute,mais la vraie source de notre bonheur est en nous-mêmes, dans notre conscience.
* ••
Il ne faut pas souhaiter d'être heureux,mais de n'être pas malheureux; c'est tout ce que comporte la destinée humaine.
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C'est le caractère bien plus que le sort qui nous fait heureux ou malheureux. Il y' a des hommes qui ont perdu femme, enfants, fortune, et qui cependant sont plus heureux que bien d'autres encore en possession de tous ces biens.
* •• Le bonheur ne refleurit pas deux fois au même endroit.
Comrrie le bonheur tient surtout à la perspective, si tout finissait avec la vie terrestre, s'il n'y avait pas un au-delà, nous .serions de plus en plus à plaindre; car à mesure que nous avançons dans la vie, la perspective va se raccourcissant et s'assombrissant.
Nous en usons tous avec la vie comme les enfants avec leurs tartines: nous commençons par les confitures.
* ...
La vie ressemble assez à un voyàge en voiture; pendant la première partie du voyage nous sommes assis dans le_ s~ns ~e la voiture, 1I · i./;-- ""et o.ous regardons le chemrn a faire; pendant le secopd nous sommes assis à rebours et nous 1 ": · 1 .,; regardons le chemin parcouru .
..
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Ori s'étonne qu'un soldat revienne d'une campagne sans blessure; il est bien plus étonnant de voir un homme arriver sain et sauf à la vieillesse.
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Tant que nous sommes enfants, nous voulons devenir hommes, et quand nous sommes devenus hommes, nous voudrions redevenir enfants.
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Le temps de la vie, c'est le vin du tonneau ; chaque jour on en tire un peu et le niveau va baissant'; puis on arrive à la lie, et enfin tombe la dernière goutte; c'est le dernier soupir. A peu d'exceptions près, la vie n'est par elle-même ni bonne ni mauvaise ; elle est surtout ce qu'on la fait. Le vieux satirique a raison :
Nous sommes du bonheur de nous- même artisans, Et fabriquons nos jours ou fâcheux ou plaisans. (RÉGNIER) .
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La vie ressemble au jeu plutôt qu'à une loterie; dans une loterie le hasard règne sans partage; au jeu, grand_ il est vrai est la part e de la chance, mais grande aussi la part du calcul. De même, dans la vie la mauvaise
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chance peut être corrigée par la sagesse, et la bonne, perdue par la folie; et le plus souvent c'est la volonté qui a raison du sort.
* •• Notre vie n'est qu'une suite d'actîons; toute action, relevant de la loi morale, notre vie n'est donc qu'une suite de devoirs à remplir ; or, comme tout devoir implique un effort, et que tout effort est pénible, nous ne pouvons pas être pleinement heureux ici-bas; mais d'un côté nous pouvons adoucir l'effort par l'habitude, et de l'autre multiplier les satisfactions du devoir accompli, jusqu'à en faire comme l'état ordinaire de l'âme.
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*
La conception de la vie a changé; le monde moderne n'y veut plus voir une épreuve à supporter, mais une condition à rendre supportable. De ces conceptions, la première était plus facile à réaliser.
* •• Nous ressemblons dans cette vie à des fiévreux dans leur lit, nous nous tournons et retournons sans cesse pour trouver une position plus supportable; mais il n'y a que la fin de la maladie qui nous la donne .
...
La vie marche à la façon des trains de
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chemins de fer ; avec lenteur au départ, puis avec une vitesse croissante .
•• La vie humaine, c'est la lutte de la liberté contre la fatalité. Un homme qui meurt, c'est une force libre, c'est une volonté qui disparaît ; mais d'autres renaiss-ent pour reprendre et soutenir la grande lutte éternelle.
*
Les plus heureux des hommes sont encore ceux qui vivent sans songer à la vie .
..
Le vieillard ressemble à une place assiégée, mais qui n'a aucun espoir de faire lever le siège; tout ce qu'il peut faire, c'est prolonger la défense.
...
Les ennùis et les maux de la vieillesse semblent faits pour dégoûter peu à peu les hommes de la vie et pour leur faire envisager et accepter la mort comme une délivrance ; et cependant pour le vieillard, la mort reste encore le plus grand des maux ; et, comme dit La Fontaine :
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
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De tous les arts, le plus difficile c'est encore l'art de vieillir; il n'est possible qu'à ceux qui
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ont su vivre et qui se sont ménagé quelques compensations aux pertes quotidiennes que la vieillesse nous fait subir. Cet art est fait de bon sens et de douceur ; il suppose la pleine intelligence de la destinée humaine et du rôle dévolu à chacun des âges de la vie, une résignation sans tristesse et sans amertume, un sage emploi des forces décroissantes et des jours précaires. La plupart des hommes se débattent contre la vieillesse ; il faut au coptraire consentir à vieillir. Il vaut bien mieux descendre tranquillement le cours de la vie que de s'épuiser en vains efforts pour le remonter.
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* ••
Quand on a su s'habituer à restreindre graduellement ses désirs, à se contenter d'un peu moins chaque jour, on est étonné du pell qui suffit à rendre un homme encore heureux'.
La vie est un voyage. On se met en route par petites troupes, qui s'appellènt familles. Chemin faisant, quelques-uns tombent, on s'arrête un moment pour les ensevelir, puis on reprend sa marche en ve_rsant des larmes et se retournant de temps à autre vers ceux qu'on a perdus. Puis enfin on les perd de vue à cause de la distance; à mesure qu'on avance, on a plus de peine à marcher ; enfin l'on tombe à son tour. Qu'il serait triste,
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le voyage, si l'OJ?. tombait pour ne plus se relever, si l'on se séparait pour ne plus se revoir!
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L'opinion qu'on a dela vie dépend surtout de l'usage qu'on en fait. Les vieillards se plaignent de vieillir; mais personne ne les plaint,parce que vieillir c'est la loi commune, parce qu'on vieillit à tout âge, à toute heure et que les vieillards sont encore les privilégiés de la vie .
•• La sagesse est si peu le propre de la jeunesse, que bien peu de jeunes gens veulent passer pour sages. Celui qui passe pour tel n'est pas loin d'être ridicule; on incline à croire qu'il n'a point de passions, plutôt que d'admettre qu'il les a déjà vaincues .
••
Il en est des âges de la vie comme des saisons ; l'hiver va rejoindre le printemps et la _ vieillesse se rapproche de 1'enfance.
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Pour nos modernes philosophes, il y a en- core une immortalité : _ mais ce n'est pas la _ survivance des êtres, c'est la survivance des . idées fondu~s en bronze, sculptées en marbre,.
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CHEMIN FAISANT
fixées sur la toile, attachées à des sons, enfermées dans des signes graphiques ou phonétiques : l'immortalité c'est le souvenir. L'ouvrier meurt, l'œuvre reste; et si l'ouvrier a été stérile, il meurt tout entier. Cette immortalité là est le privilège du génie; ce n'est point celle que réclament la justice et l'égalité. On ne saurait trop remarquer à quel point la philosqphie de ce siècle èst, comme sa littérature, en désaccord avec les grands . principes qui ont présidé à sa transformation politique.
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LA PASSION, L'HUMEUR
Les hommes sans principes sont dans la vie comme des ballons dans .l'air: le premi.e r . courant les emporte.
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L'idée et le désir de la perfection survivent en nous à toutes nos défaillances, à toutes nos fautes; n'est-ce pas la révélation de notre destinée?
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Les passions sont comme les eaux courantes : on les dirige, on ne les supprime pas. Abandonnées à elles-mêmes, elles débordent, inondent, ravagent; dirig.é es, endiguées, canalisées, elles deviennent bienfaisantes et portent partout la fécondité. Si la volonté la plus ferme est parfois vaincue dans sa lutte contre les passions, c'est que la passion est une force qui agit d'une ma-
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CHEMIN FAISANT
nière continue, sans effort et, par conséquent, sans fatigue, tandis que la volonté est, de sa nature, intermittente, qu'elle ne saurait être toujours tendue et que la passion, son ennemie, met à profit ses moindres moments de relàche.
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La passion profite de toutes 1-es occasions qui se présentent pour établir ou ressaisir sur nous son empire. Elle est toujours là qui guette le moment favorable. Tu t'ennuies? Joue. - Tu souffres de la goutte? - Joue. Tu as perdu une personne aimée? - Joue, joue, te dis-je, ou bois, ou ... - C'est ainsi que s'offrant en amie, en consolatric.::e, si on l'accueille, elle devient un tyran.
* ....
Le plus souvent, l'esprit se met complaisamment au service de la passion : il lui prépare ses discours, il lui fournit des excuses, il lui suggère des moyens de défense, il lui bâtit des raisonnements spécieux, il lui arrange de beaux sophismes pour la couvrir ou la parer.
La passion part la première, et la raison court après pour la ramener en arrière; mais, le plus so'Uvent, elle se laisse traîner à la remorque et suit tout en maugréant .
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La passion, quand elle entre en ébullition, · fait tant de bruit au-dedans de nous, qu'à peine distinguons-nous encore la voix de la raison.
"* La lutte de l'homme contre ses passions, c'est l'histoire de Sisyphe; un moment de relâche ou d'arrêt, et voilà le rocher qui redescend.
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Les passions ont le sommeil des bêtes sauvages : repues, elles s'endorment, mais au réveil, elles recommencent à gronder.
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Certaines passions sont des ennemies qu'on ne peut vaincre qu'en fuyant.
" Les passions humaines coulent en bouillonnant entre la loi morale, d'un côté, et la loi civile, de l'autre, comme un torrent entre ses rives. Parfois, le torrent déborde, mais, le plus souvent, il bat alternativement ses deux rives sans les surmonter.
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Sur la route de la vie et en travers, on ren. contre le bourbier du vice. Quelques-uns font le tour en se tenant sur les bords et se salissent à peine; beaucoup le traversent et se lavent en sortant, .beaucoup y restent.
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CHEMIN FAISANT
Chez la plupart des hommès, à peine dégagée de l'instinct, la volonté tombe SOl/S l'empire pe l'habitude, elJe ne fait que chang!;r d'esclavage. La volonté dans l'homme, c'est le gouvernail dans la barque : il ne faut pas làcher la barre si l'on ne veut être entraîné. Il est plus facqf de refu~er toqt ce qu'on doit refuser qtie q'accorder quelque chose et de retenir le reste. La volonté ressemble au poing fermé : si l'on parvient à nous forcer un doigt et à le faire lever, les autres ne peuvent plus tenir.
•*• Nous sommes aussi fiers d'une bonne résolution que d'une bonne action, et cependant, quelle distance de l'une à l'autre!
..
*
On peut avoir une très bonne vue et de mauvaises jambes, on peut distinguer nette- • ment le but et n'avoir pas la force de l'atteindre. Ainsi, il ne sert de rien d'avoir une raison éclairée, si l'on n'y joint une volonté forte et toute au service de la raison. C'est ce qui explique la médiocrité morale de tant d'hommes intelligents.
*
�CHEMIN FAISANT
2 II
Nous sommes tous campés sur un animal plus ou moins sauvage, qu'il s'agit de soumettre au frein. S'il n'obéit, il commande, s'il ne nous porte, il nous emporte. Nous sommes vraiment des dompteurs, ou plutôt nous devrions l'être, car la plupart se lajssent mener par leur bête.
*
La raison est en nous comme une lumière qµe le moindre spµ,ffle fait vaciller~ qui s'l:l]Jat et se relève, qui ne jette parfois qUP. des lueurs douteuses, inégales, intermittentes, et qu'un coup de vent peut éteindre. Le plus sage est celui qui la tient à l'abri, afin que dans le calme, elle conserve et donne tout ce qu'elle a de lumière.
,,_*,,_
Chez les natures droites, et dans certaines circonstances critiques, l'instinct est encore un guide plus sûr que la raison : c'est ainsi que dans les ténèbres, les aveugles trouvent mieux leur chemin que ceux qui voient.
••
La raison revient qµand la passion s'en va.
• *
*
*
Les objets de nos désirs sont comme ces cailloux polis que la mer roule sur ses bords : tant qu'ils sont dans l'eau, leurs couleurs
�2!2
CHEMIN FAISANT
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sont vives et brillantes ; une fois le caillou dans la main, elles se ternissent et s'effacent. •
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La voix de l'espérance est comme celle des flatteurs, toujours suspecte et toujours écoutée .
..
Les hommes qui changent continuellement de projets ne sont point malheureux : ils res. semblent à ces enfants auxquels on donne un nouveau jouet tous les jours .
•• Beaucoup d'hommes supportent mieux les malheurs que les contrariétés.
..
*
Tous les hommes ont le pouvoir de détruire, bien peu sont capables de fonder.
•• Dans l.a cruauté~ l'homme va plus loin que les bêtes : c'est que les bêtes sont cruelles par instinct et que l'homme est cruel avec intelligence.
Qu'y a-t-il de plus différent de l'homme que l'homme lui-même? Sans cesse il change, et cependant c'est toujours le même homme .
..
..
Il nous est aussi impossible de rester long-
�CHEMIN FAISANT
213
temps dans la même disposition d'humeur et d'esprit que de nous tenir longtemps en équilibre sur la pointe du pied .
•• L'humeur change sans qu'on s'explique ses changements; elle est sujette elle aussi à ce que les marins appellent une saute de vent .
..
Il est presque aussi difficile de réprimer la mauvaise humeur une fois échappée que de faire rentrer la fumée dans le tison d'où elle est sortie.
•• L'humeur est comme le vase des Mille et une Nuits; il est petit, ce vase, mais à peine ouvert, une fumée s'en échappe qui remplit l'air et assombrit le ciel. •• Telle est la mobilité de nos sentiments que l'objet de la plus ardente convoitise peut devenir presque instantanément un objet dê dégoùt. •
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Nous ne sommes jamais si contents que lorsque nous avons réussi à donner aux autres une opinion exagérée de notre propre mérite; nous cherchons à f~ire croire que nous sommes ce que nous voudrions être . • ••
�214
CHEMIN FAISANT
Quelle q'ue soit notre infériorité vis-à-vis des. autres hommes, il reste toujours un point par lequel nous nous croyons supérieurs à eux, et où notre amour-propre se réfugie et se retranche.
* •• Souvent, pour nous con$oler des ennuis, 'aes déboires, des humiliations de la vie, nous imaginons des aventures, des scènes, des situations, où toujours nous nous donnons le beau rôle. Là nous sommes grands, généreux, éloquents; nous avons des inspirations, des élans sublimes; nous avons des répliques victorieuses, écrasantes pour nos adversaires; et nous laissons les spectateurs ou les auditeurs remplis d'admiration et d'enthousiasme pour notre héroïsme ou notre génie. Innocente revanche de l'imagination sur la réalité!
*
Il y a des gens qui avoueraient un crime plutôt qu'un tort.
..
Chaque pas que l'homme fait en avant, il veut le faire non pas à côté des autres, mais sur les autres.
.•"
Dans ce monde chacun veut s'élever, s'exhausser et se grandir; l'u.n monte sur des échasses, l'autre sur une borne·, sur une table
�CHEMIN FAISANT
215
d'où il pérore; celui-ci sur une haute voiture d'où il débite des boniments et des-drogues; ceux-là sur des trapèzes, des échelles, d'aucuns grimpent sur le dos des autres; beaucoup montent sur des estrades, à la tribune, dans des chaires~ sur la scène; quelques-uns sur des trônes; ceux-là même qui montent sur des échafauds, profitent parfois de leur dernière minute pour haranguer la foule; tous veulent se faire voir, entendre, admirer.
* ....
Il arrive aux ambitieux ce qui arrive à ceux qui gravissent les montagnes : les cîmes qu'ils croyaient atteindre se montrent tout à coup séparées d'eux par des ravins profonds; et celles qui leur semblaient les plus hautes, se trouvent, lorsqu'ils y touchent, surmontées et dominées par d'autres sommets.
+ ..
*
Les grands efforts de volonté sont parfois siûvis de défaillances et de chutes morales; l'intensité de l'effort ou sa durée produisent une fatigue et un épuisement que la passion met à profit. A parler de ses maux parfois on les soulage, dit le poète; oui, mais plus souvent on les irrite; la souffrance est un feu que Ja parole
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CHEMIN FAISANT
attise et que le silence éteint insensiblement. •
..
*
Il faut faire non ce qu'on a du plaisir à faire, mais ce qu'on sera content d'avoir fait.
..
Dans le commencement même des jouissances coupables perce déjà la pointe du remords.
..
*
A peine le remords commence-t-il à s'émousser, que l'aiguillon du désir recommence à se faire sen tir.
..
Une faute a deux visages; celui de devant est agréable et souriant, celui de derrière est triste et laid.
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Un misanthrope disait : - Je comprends qu'on aime les bêtes, puisqu'on aime les hommes. •*• Il y a une chose qui réconcilie les hommes à la minute, c'est la communauté des intérêts, surtout quand ces intérêts sont menacés,. Ces gens qÙi passaient leur vie à s'entredéchirer, les voilà maintenant bras-dessus, bras-
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dessous; attendez un moment, ils vont s'embrasser.
•• L'amitié vulgaire n'est qu'une société de crédit mutuel, où l'on inscrit exactement les dettes et les créances, les prêts et les remboursements. Il en est tout autrement de la véritable amitié; elle n'a point de registres, elle ne tient pas de comptes courants.
Il faut, même en amitié, donner toujours · et n'exiger jamais; se conduire en débiteur et non en créancier.
* ••
La jalousie s'étend à l'amitié . .
*
La véritable amitié est plus rare que l'a'mour, parce qu'elle exige de la vertu, tandis que l'amour n'a besoin que de passion .
..
La raison agit comme la lumière, elle éclaire; la passion agit comme le vent, comme l'eau,elle ent,.aîne; la lumière n'arrête, hélas! ni le torrent ni la tempête.
* •• Toutes les tristesses ont un fond de douceur, excepté celles qui viennent du remords.
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CHEMIN FAISANT
Nous sommes comme une place perpétuellement assiégée, il nous faut sans cesse être sur la brèche; sans quoi, l'ennemi entre, et nous sommes prisonniers .
..
Nos idées sortent de nos sentiments éomme la vapèuf sor1 de l'eau qui bout.
•• Il est peut-être plus facile de se priver d'un plaisir que d'en user modérément, plus facile de s'abstenir que de se retenir.
..
*
Notre cœur est comme un champ; nous ne pouvons empêcher qu'il y pousse de mauvaises herbes, mais nous pouvons les en arracher et à leur place jeter la bonne semence.
�VII
CONDUITÈ
Que ceux qui ont encore des croyances spiritualistes les gardent précieusement, comme on conserve le feu sous la cendre au foyer domestique dans les nuits d'hiver; car c'est chose infiniment triste de sentir le froid et le vide au-dedans de soi.
* •• L'homme est seul véritablement juge de luimême; seul il sait ce qu'il entre de vertu dans ses bonnes actions, et ce qu'il y a de faiblesse dans ses fautes; seul il est dans le secret; les autres jugent sur les apparences.
* •• On'ne se sauve d'une passion mauvaise que par une passion noble. * ..
L'homme que nous avons le plus de peine à satisfaire, c'est nous; la preuve, c'est qu'à très peu d'exceptions près, nous sommes tou-
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CHEMIN FAISANT
jours mécontents de nous-mêmes. Nous prendrions encore assez facilement notre parti du mécontentement des autres; mais notre im- . puissance à nous satisfaire nous rend malheureux.
* ...
Celui qui veut rester maître de lui-même doit de temps à autre se priver volontairement , même des plaisirs les plus légitimes, de peur qu'ils ne tournent en habitude et par suite en tyrannie.
. *.
Le temps n'est qu'un cadre que Dieu nou5; donne : à nous de le bien remplir.
Pour supporter le présent nous avons besoin d'avoir les yeux sur l'avenir.
...
La vraie charité est celle qui coûte un dérangement, un effort, une privation, un sacrifice; celle qui fait sortir quelques sous d'une poche ~leine est utile sans doute, mais peu méritoire. Quant à celle qui court au théâtre,. au bal pour se divertir au profit des malheureux, elle est presque une offense pour ceux qu'elle veut secourir.
...
*
�CHEMIN FAISANT
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Moins on pense à soi, plus on est heureux.
L'erreur de La Rochefoucauld n'est pas de voir de l'égoïsme en tout et partout, mais de n'y voir que de l'égoïsme.
..
*
La marque de l'affection véritable est d'aller toujours croissant.
L'homme est une horloge qui se regarde aller; quel supplice et quelle absurdité, s'il ne pouvait ni régler, ni remonter, ni réparer la machine!
..
*
Nous ne pouvons rien faire de bien sans concevoir l'idée du mieux, ni arriver au mieux, sans concevoir quelque chose de mieux encore. Ainsi toujours une conception nouvelle et supérieure stimule notre énergie morale; le but monte à mesure que nous nous élevons; quelle meilleure preuve du libre arbitre?
* '
On peut être à la fois au premier et au dernier rang.
..
*
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CHEMIN FAISANT
Funeste ou salutaire, l'habitude est gardienne du vice comme de la vertu.
)f •
*
Chacun se compare à ceux gui sont au-dessous de lui et prend bonne opinion de luimème; mais les autres no.u s comparent à ceux qui sont au-dessus de. nous et nous rabaissent.
* •.•
L'homme est toujours en guerre avec luimême, comment serait-il en paix avec ses semblables?
•• Chaque homme offre en luil'imaged'un petit Etat, muni de tous ses pouvoirs : Je pouvoir législatif, c'est la raison, elle dicte la loi; le pouvoir judiciaire, c'est la conscience, elle rend des arrêts, punit et récompense; l'exécutif, c'est la volonté, qui doit être au service de la conscience et de la raison; les particuliers, ce sont -nos instincts, nos inclinations, nos passions, qu'il faut soumettre à la loi, nos facultés dont il faut discipliner l'emploi.
..
Chaque oiseau a son vol, il ne peut dépasser une certaine hauteur. De ce qu'on ne peut voler au plus haut des airs, est-ce une raison pour replier ses ailes et ne plus voler?
'I.
�CHEMIN FAISANT
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Dans les engagements contractés vis-à-vis des autres, on est S•.rntenu par le soin de sa propre réputation et par la crainte des lois; ce sont les appuis extérieurs de la volonté. Bien plus difficiles à tenir sont les engagements contractés vis-à-vis de nous-mêmes : ~'ab.ord, le moment venu de les remplir, on se trouve rarement dans la disposition d'esprit où l'on était quand on les a formés; de plus, on les prend souvent à la légère, dans un élan d'enthousiasme ou un accès de repentir. Cependant l'homm€ jaloux de sa propre estime ne doit pas être moins fidèle à lui-même qu'aux autres hommes; il doit se faire autaat d'honneur. S'il se délie trop vite et trop souvent, il finit par perdre confiance en lui-même, il s'amoindrit à ses propres yeux; sa volonté se décourage et à force d'être vaincue, elle finit par renoncer à la lotte.
..
*
La moq.ération est moins une vertu que 11:! cQnJijiqp mêm~ de la yertu, parce qu'en éc_ ra tant de la raison tout ce qui pourrait la trogbler et l'obscurcir, elle lui assure le calme nécessaire au maintien de son empire.
..
*
Ce n'est rien de p~n~re festime ges autres ile malheur est de perdre sa propre estime, parce qu'une simple erreur d,e jugement peut nous
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CHEMIN FAISANT
faire perdre la première, tandis que nous ne perdons l'autre que par nos fautes.
..
*
L'ennui ne fait guère moins commettre de fautes que la passion. Le malaise de l'ennui est si insupportable que, pour y échapper, beaucoup se jettent dans l'état violent du remords.
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*
Il y a une bonté d'ordre inférieur qui consiste à étendre aux autres l'indulgence qu'on a pour ses propres faiblesses. La meilleure critique que nous puissions faire des autres c'est encore de nous mieux conduire qu'eux.
* ..
Si vous mettez le droit dans l'un des plateaux de la balance, jetez vite le devoir dans l'autre, ou c'en est fait de l'équilibre moral.
•• Grande preuve de force, savoir contenir sa joie pour ne pas blesser les malheureux; plus grande encore, savoir cacher sa douleur pour ne pas attrister les heureux.
* ••
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La beauté devient odieuse quand elle cache la méchanceté : c'est une perfidie. Quand nous nous sommes bien conduits pendant quelque temps, il semble que nous ayons acquis le droit de commettre une faute, et nous y manquons rarement; ainsi le mal sort du bien. Quand nous avons commis une faute, nous sentons le besoin de faire quelque chose de bien comme compensation pour rétablir l'équilibre et nous relever dans notre propre estime; ainsi le bien sort du mal. La faute commise à deux est doublement grave; ou l'on entraîne et l'on·accroît sa propre responsabilité; ou l'on se laisse entraîner et l'on aggrave celle d'autrui.
..
*
Quand une mauvaise pensée nous traverse . l'àme, il nous semble que nous devenons transparents. Il faut relever tous les plaisirs des sens en y mêlant quelque chose de l'esprit ou du cœur.
*
Il y a vaut mieux que les opinions_; pour le plus I .3*
. "" quelques homme? dont la conduite
�CHEMIN FAISàNT
grand nombre~ c'est le contraire; leurs opinions valent beaucoup mieux que leur conduite. * Il est imPfudent de laisser l'esprit vide; il faut toujours ayoir l'idèe de quelque chose de bon ou d~ bien à faire.
..
La douceur et la force de l'habitude nous font éviter ou refuser des distractions qui nous dérangent; cependant ces dérangements produisent presque toujours un heureux effet sur l'humeur et sur l'esprit; c'est comme un renouvellement d'air dans un appartement trop longtemps fermé. * Il faut vivre comme si l'on devait mourir chaq 11e soir et comme si l'on ne devait mourir jamais.
..
Nous devriops sans cesse rqviver en nous le souvenir de nos fautes même les pl4s éloignées; ce serait le plus sûr moyen de n'y point retomber. Toutes les lois morales, civiles et politiques se ressemblent en un point: c'est qu'elles exigent de nous le sacrifice d'un certain bien en vue d'un bien plus grand .
..
�CHEMIN FAISANT
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C'est aux autres que nous faisons expier nos torts .et nos fautes. Le mécontentement de nous-mêmes se traduit en mauvaise pumeur, ep impatiences, ei:i duretés, en injustiGes, en violences. Nous voulons à tout prix tfouver quelque chose à leur reprocher, pour nous paraître plus excusables.
t *•
Ce que nous oublions le plus volontieFs et que pourtant nous nous rappelons le mieux, ce sont nos fautes.
*
Notre rn.eill.eur alli&, c'est nnus-rn.âmes i quand on .est avtsc sai, on est invincible; quand on agit contre soi-même, en est perdu.
IJ y f1 qe1, gerv~ EJ_µ.e la gr;rnqeuf JTI.Pfaie gêne, jmpqrtmrn, .et qui se sopt çiol}n~ poqr mi~sion çle ram.eq13F l.eii actfss de vertµ, 4'!:lbnégr1fü:n11 q.~ çiéypu~Jrl~nt f! §.e qµ'jls appelleµt 1~4f§ v/¼rit~~l~~ pf. l'}§ftΧfl~, q'?§t-=~=&Ure ~ à rien.
L'pqnime optit-H à fhqm~e? l'f~l}~rp.ent; il n'qJ:>~H qu'~ ?.a. prPpre raïsop; s'il se soumet à autrui, c'est q-µe sa raispn le Jqi commande; ce n'est donc pas à autrui qu'il cède, c'est à lui-même. Mais cette raison, de qui la
�CHEMIN FAISANT
tien t-il ? Se l'est-il donnée ? Peu t-il se l'ôter? non; cette raison est en lui,elle n'est pas de 1ui; . c'est l'expression d'une volonté suprême et constante; de sorte qu'obéissant à sa raison, l'homme obéit à Dieu. Une bonne règle de conduite consiste à ne rien faire qu'on ne puisse avouer sans peine avoir fait.
..
*
L'homme peut, à la suite d'une faute, devenir·meilleur qu'il n'était avant. Le besoin de l'expiation et le sentiment de la honte contribuent à le relever et à le préserver des rechutes.
* •• Tel qui s'endort sur une bonne résolution n'est passûrdela retrouver au réveil; il s'opère en nous pendant le sommeil un sourd travail -de désagrégation; le nœud serré la veille se desserre et la volonté se détend. C'est le matin, c'est-à-dire -à l'approche de l'action, qu'il faut se ressaisir vigoureusement.
..
*
Si les hommes faisaient autant pour s'attacher à leur état qu'ils font pour s'en dégoûter, il y aurait peu de malheureux.
�CHEMIN FAISAN.Y
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De même qu'en architecture les pièces principales de l'édifice doivent tourner en ornements, ainsi dahs la vie les occupations quotidiennes doivent tourner en plaisir.
Il y a un égoïsme naïf et inconscient; celui-là peut faire rire; l'autre, celui qui est réfléchi et calculé, est toujours odieux.
..
*
A l'entrée de la vie, nous recevons chacun une robe neuve et blanche ; faisons en sorte qu'elle ne perde pas sa blancheur. Prenons garde aux taches : elles se lavent sans doute, mais à force d'être lavée, l'étoffe passe et s'use ; et puis il y a des taches qui ne s'en vont pas et que toute l'eau du monde ne saurait effacer. Veillons donc sur nous de peur qu'à la fin notre belle robe ne soit pl us qu'un torchon.
..
Il est peu de folies qui ne fassent ricochet.
..
*
Pour l'oisif, le temps n'est qu'un trou à boucher ; pour l'homme laborieux c'est uri terrain à bàtir.
�CHEMIN FA I SANT
..
On passe beaucoup rien à i'homme fait.
~
un Jeupe homme et
• 'f-
Si seulement chacun de nos jours avait sa bonne action, quelle riche et douce moisson de souvenirs à la fin de l'année!
..
Il faut éveiller et réveiller dans son cœur r faire passer et repass.er. S.~ns çess~ lts granpes pensées,pot}f y rpajntenir µpe iltm.osph~re &/il. iB,e, pl/rt 1 vivifiante.
ks s.en..tim~~ts génfheq.x, U fout
Bar les lois physiques Dieu accomplit luimême sa volonté; par la loi morale, il nous Pindique et nous engage à I1accomplir. Gest la part qu'il nous laisse dans son œuvre ; c'est notre destinée; pe, t- il y en avoir de plus u belle?
* ••
L'habitude d'aller vite se décharger de ses fautes et d'en recevoir aussitôt le pardon peut amener le prompt oubli et par suite les rechutes. Porter longtemps sa faute en soi-même et en souffrir longtemps est une épreuve plus salutaire .
�CHEMIN FAISANT
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Il est plus facile de se res1gner et de s'habituer à souffrir que d'éviter la souffrance; mieux vaut se durcir la peau que de vouloir évit~r les piqf!res, !es égratignure_s et les écorchures.
..
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Pour mal faire ou l'on reste seul et l'on se cache, ou l'on se rassemble et l'on brnve le grand jour. •• Imaginons-nous que notre conscience est cl~ verre et que les autr~s y yoient comme p.ousintrne~.
* ••
On ne fait rien de bpp et de grand sans lJne çertf1ine estime de &of et !le~ aµtre_s; ceux q1.1i foµt M~t cle m~p.flq~r ie~r~ sernptftples spnt rarement esti111able& : its jl.l&erit d~p ~nftres par eux-mêmes.
* ••
Petit~Jwrrw Jüep cii}tivé rend phis que grand do1miine en frichP..
Le statu quo intellectuel et moral est impossible; qui n'avance, recule; qui ne gagne,
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CHEMIN FAISANT
perd. Onnepeutpas vivre de la vertu acquise comme on vit de ses rentes; si on n ·accroît le capital, on l'entame. La seule intention de bien faire répand déjà dans l'âme une exquise douceur.
..
*
11 n'y a de bonheur que dans la possession de soi-même.
..
Le souvenir de nos maux, cie nos souffrances, de nos malheurs, passe : celui de nos fautes, de nos remords, dure ; la faute est donc bien le plr;s grand mal, le véritable mal.
..
*
Si chacun de nous employait à se corriger le temps qu'il met à vouloir corriger les autres, le monde aurait bientôt changé de face.
..•.
N'oublions jamais que celui à qui nous nous flattons d'apprendre quelque chose se croit intérieurement en mesure de nous en remontrer.
�CHEMIN FAISANT
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La morale sans Dieu, c'est la loi sans législateur; car l'homme ne peut ni créer ni dé..: truire l'obligation morale; et la nature, soumise elle-même à la fatalité, ne saurait engendrer la liberté. Le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme, c'est de douter de son libre arbitre; se croire absous de toutes ses fautes,quelle ~n~tion! ·
...
*
L'acquiescement mêrr:ie tacite à une mauvaise pensée est un acheminement sûr à une mauvaise action.
..
Quand la conscience est ce qu'elle doit être, la seule apparition, le seul passage d'une mauvaise pensée lui cause du malaise et J'affecte péniblement. Il faut se craindre soi-même; c'est la seule crainte qui soit digne d'un homme. Entre l'inquiétude irritable et maussade, et laplacidité indifférente et satisfaite, quel plai-: sir de rencontrer l'activité bienveillante et souriante!
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CHEMIN FAISANT
Il y a une certaine pitié qui vient de la faiblesse et non de la bonté. Celle-là évite la vue des malheur.eux comme les gens qui ont la gorge délicate évitent Le brouillard. La sensiblerie est à la sensibilité ce que la débonnaireté est à la bonté .
..
La plupart de nos générosités ne sont que des tributs levés sur nous par la vanité et le respect humain. Les moralistes se trompent en nous donnant les avares pour malheureux; la pensée de leur or est une jouissance continuelle, et chaque accroissement .de leur trésor est une jouissance nouvelle. Quand un homme tombe dans le malheur, nous écoutons volontiers tout ce qui peut nous dispens~r de iui venir en aide.
..
t
• i
A mesure qu'un homme grandit, les autres se ha4sseqt jl.lsqu'à lui, ou 1€ rabç.issent jus-. qi.i'à eux.
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Quand on mesure l'homme à l'infini, on l'écrase, on l'anéantit; ii faut le mesurer aux
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autres hommes; il faut l'aider à vivre et non l'en dégoûter. Ce qui n'est rien pour l'univers est beaucoup pour lui ; après tout, il ne yitpas dans l'immensité ni pour elle, il vit sur la terre et dans la société. L'enseignement de la morale n'est pas moins utile à celui qui le donne qu'à ceux qui le reçoivent; car, poi:ir peu qu'on soit honnête, on r,qugit d'un trop gran-d désaccord entre sa conduite et son langage . •
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Nous sommes deux en un, car nous avons avec nous eten nous un juge incorruptible,qui juge à tout~ I1eure, et prononce sans appel, Slff cl1acun~ de nos qctions, ses inévitables arrêts.
•• Tous les on dit lancés par la malveillaace ou la haine, colportés par la crédulité) sont acceptés par la sottise. On dit et tout est dit; on dit, qu'est-il besoin de preuves? Ah, si un tel avait dit, ce serait une autre affaire; on demanderait quand, où, pourquoi etc. ; mais on est impersonnel et infaillible. Le connaissez-vous ? Non ? Je vais vous le faire cpnnaître : c'est tout bonnement celµi-là même qui parle et qui trouve commode de se mettre à l'abri.
�CHEMIN FAISANT
Nous n'avons pas besoin de demander aux autres ce qu'ils pens"entde nous; nous n'avons qu'à regarder dans leurs yeux, à observer leur contenance, à écouter le ton qu'ils prennent quand ils nous parlent, nous serons renseignés ; toute la personne parle clairement et plus sincèrement que la bouche.
..
*
Avant de porter sur les autres un jugement sévère, commençons par faire un retour _ ur s nous-mêmes; cela mettra de l'huile dans notre vinaigre. Les hommes puisent dans le règne animal mille comparaisons obligeantes pour peindre leurs semblables : c'est un perroquet, c'est un singe, c'est un renard, c'est un âne etc.; ils ,ne dédaignent même pas d'emprunter au règne végétal : c'est un navet, c'est un melon, etc. Il est juste de remarquer qu'on dit aussi parfois : c'est un ange, c'est un demi-dieu etc.; ces comparaisons sont plus rares; mais aussi connaissons-nous mieux les espèces inférieures que les autres. ,
*
Nous acceptons de confiance les critiques qu'on nous fait des autres, et les éloges, sous · bénéfice d'inventaire.
...
*
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Si nous pouvions nous voir un moment avec les yeux des autres,quelle surprise,quel désenchantement!
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*
On pardonne tout à l'obligeance et à la bonne humeur.
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* *
Nous nous consolons intérieurement des malheurs d'autrui en songeant que noug sommes', nous aussi, exposés à ces mêmes malheurs.
..
Les hommes qui ont le plus à se reprocher sont aussi les moins enclins à l'indulgence et au pardon. Ils sont ardents à rechercher, à signaler, à exagérer les torts et les fautes d'autrui; c'est qu'ils ont intérêt à trouver des gens plus blâmables, plus coupables qu'eux. Ils regagnent dans leur propre estime tout ce que les autres y perdent; tant il est vrai que l'homme ne peut vivre dans le mépris de luimême !
Si nous prenions l'habitude de juger les hommes sur leur vie et non sur leurs opinions, au lieu de ce classement politique qui nous divise à l'infini, nous n'aurions plus que deux partis, celui des honnêtes gens, qui
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serait, gràce à Dieu! de beaucoup le plus nombreux et celui des gredins.
..
*
Nous sommes naturellement portés à croire que les autres nous ressemblent; voilà comment les fripons s'imaginent toujours avoir affaire à des fripons, et les honnêtes gens à d'honnêtes gens. Le temps grôssit à nos yeux les défauts de nos semblab1es et diminue les nôtres .
•• De nos jugements nous faisons deux parts; les éloges .font pour nous, les critiques pour les autres. •• Nous ne pouvons nous conduire d'après les idées des âutres, ni nous juger d'après leur eonsciencê; G'€st pourtant ce que les autres voudraient.
...
Le passé est du charbon mal éteint; il ne faut pas souffler sur les cendres, si l'on ne veut rallumer le feu.
..
L'estime vient aux hommes en proportion de l'empire qu'ils exercent sur eux-mêmes et
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2 39
sur leurs passions ; c'est la seule chose qui ne puisse leur être' refusée. Le mépris n'est pas permis à tout le monde; il faut être resté estimable pour avoir le droit de mépriser; un homme méprisable ne peut plus mépriser.
��QUATRIÈME PARTIE
DIVERS .
I
LE SUFFRAGE UNIVERSEL 1870 -
LA
RÉPUBLIQUE
DE
ÉGALITÉ, LIBERTÉ, FRATERNITÉ
La démagogie ne veut être ni éclairée, ni conduite; elle veut être obéie; cela explique ses choix.
. ..
*
Le suffrage uni.verse! est aujourd'hui notre maître; si l'on n'y prend garde, il sera demain notre tyran.
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La démagogie est comme le poisson; c'est sa queue qui lui sert de gouvernail.
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Le suffrage universel ressemble à ce serpent symbolique, qu'on représente ramené en cercle sur lui-même, et dont la tête mord la queue; seulement il y a une différence : dans le suffrage universel, c'est la queue qui mord la tête.
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Le propre domaine du suffrage universel c'est la politique; mais la politique envahit tout, et le suffrage avec elle. On met tout aux voix ; le procédé est commode et sommaire, il peut mener loin. Il faut nous attendre à voir quelque jour voter à main levée que 2 et 2 font 3, et que les honnêtes gens sont des fripons. Le suffrage universel tend à faire descendre l'élu au-dessous de l'électeur .
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Ceux qui orit établi le suffrage universel ont cru par là même fonder la république pour toujours. L'erreur était naïve; car si le suffrage universel vient à se prononcer contre la république, au nom de quel droit pou·rraiton la maintenir?
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En maint endroit, le suffrage universel fait comme le pêcheur à la trouble; il remue la vase et fait monter le fond à la surface.
* ••
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Le suffrage universel a ses bouderies, ses capr:ices, ses rancunes, ses gamineries, ses bévues, ses aveuglements, ses entêtements, ses vengeances, ses bravades; il joue des tours et donne des leçons; son plus grand plaisir est de ramasser un p.ersonnage de moralité douteuse, tombé de quelque administration, ou même meurtri par la justice, de le tremper dans l'urne électorale et de l'envoyer, rafraîchi et lustré, siéger au parlement.
*
La question est de savoir si n.ous n'aurqps pqs eu trop de confiance dans le bon sens et la .moralité çiu peuple, et si le régime de la liberté absol4r= ne doit pas n.ous conduire inévitablement à une irrémédiable décadence. C'est une épre4ve décisive et s4prême R,Ui se tente en France et en An1ériq_µ~; i:i.µssi ne peut-on se défendre d'un sentiment de ~olère contre ceux qui coinprolnettent pqr des excès de tout genre la plus grande et la plus noble des causes. Il faut du courage en France pour s'avo4er modéré. On dirait vraiment qu'aux yeux qµ plus grand nombre la moçiération irriplique une faiblesse d'esprit, qui ne peut s 1élever ~ la conception des principes qpsplus, et une faiblesse de cœur, qui reculé qevant l~s difficultés et les dangers de leur application. Disons le mot : la modération passe pour une
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sorte de poltronnerie intellectuelle et morale. D'autre part, il semble encore que rester dans la modération, et régler1e mouvement des réformes pour en assurer la durée, au lieu de le précipiter au risque de les compromettre, ce soit abandonner et presque trahir les intérêts des classes populaires, et partant manquer de générosité. Or, comme en France, les qualités qu'on prise entre toutes sont précisément la hardiesse et la générosité; il en résulte qu'indépendamment du progrès constant et inévitable que font les doctrines socialistes parmi les malheureux, les ignorants et les paresseux qui sont toujours en grand nombre dans un grand peuple, cette impatience de la modération engendre un mouvement sensible et continu vers l'extrême, qui tend à déplacer le centre politique et à rompre l'équilibre social. Cette accélération, qui n.'est pas le progrès mais l'entraînement, constitue le plus grand danger que courent les institutions républicaines.
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Par un singulier contraste, jamais la philosophie, la science et les lettres françaises ne ' se sont fait et n'ont donné de l'homme une plus triste idée, que depuis que l'homme a été élevé à la dignité de citoyen et mis en possession de tous ses droits; son élévation politique semble avoir coïncidé avec sa déchéance morale.
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L'erreur des républicains est de croire que les particuliers ont des opinions arrêtées; ils n'ont pour la plupart que des opinions de circonstance; ils sont républicains tant qu'ils n'ont pas à se plaindre de la république .
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La politique a pour domaine le droit; la morale, le devoir; c'est ce qui explique qu'on les trouve si rarement ensemble.
* ...
Nous avons une républiqne mais peu de républicains; le respect des lois est la marque propre du citoyen ; et, dans notre république, on voit augmenter à vue d'œil le nombre des gens qui ne songent qu'à éluder, à tourner la loi, à passer à travers ses mailles, à enjamber les barrières sans se laisser voir ou prendre; ils y emploient tout ce qu'ils ont d'intelligence, ils y dépensent tout ce qu'ils ont d'activité, c'est en ce sens et vers ce but qu'est sans cesse tourné leur esprit. D'un autre côté nombre de corps élus, et entre tous, le Conseil municipal de Paris, mettent leur orgueil à viQler, à braver les lois; et leur audace encouragée par l'impunité ne connaît plus de bornes.
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Il y a des esprits enduits d'une si épaisse couche d'optimisme que les symptômes les plus alarmants, les preuves les plus évidentes
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de la démoralisation publique n'arrivent pas à les troubler dans leur quiétude. Ils ont une confiance inaltérable dans l1instruction, qu 1on répand à grands flots; ils ne veulent pas voir qu'en ·maint et maint endroit, cette instruc- · tion, destituée de toute autorité régulatrice des mœurs est déjà devenue un redoutable véhicule des plus détestables ~octrines.
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Nous nous disions sous l'Empire; - l'Empire tombera dans la boue qu'il a faite : viendra un vent fort et sain qu{ sèchent le sol et purifiera l'air. - L'Empire est depuis longtemps par terre; mais le vent ne s'est pas levé, et la boue reste. *
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La république de 1870 a été un long désenchantement; on s'attendait à une envolée; on est resté à plat; on croyf!it entrer dans le règne des principes, et ce n'a été qu'une mêlée furieuse des intérêts, une explosion de passions violentes, un débordement d'immoralité; la littérature est tombfe plus bas qu'aux temps de la décadence romaine; au lieu d'une régénération qu'on espérait 1 la décomposition qui avait commencé sous l'empire a été s'accélérant.
* •• Des hommes d 1un grand talent n'ont pu se pardonner de s'être mis en contradiction avec
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leur passé politique; ils n'ont pas voulu survivre au désenchantement qu'ils avaient causé. Dans cette sorte de faillite morale, ils ont fait ce que font parfois les faillis; ils se sont donné la mort. Le public avait placé en eux. sa confiance et son espoir comme il confie à d'autres ses intérêts et ses capitaux; ils ont senti sans doute qu'ils avaient manqué à des engagements qui pour être tacites n'en sont pas moins sacrés. Le voyez-vous sortir ce beau navire, toutes voiles dehors? suivez-le du regard. Voici l'orage : la voile est déchiré~ 1 le màt ~st brisé; ses flancs s'entr'ouvrent, l'eau entr~, il coule. On le repêche et on le pépèce; la haine et l'envie s'acharnent encore après la carca~se: Pauvre Gambetta! * •• Beaucoup voient dans la liberté non pas un accroissement de responsaqpité et par consr~quent de dignité personnelle, maiq simplement un accrqtssi=rn!=!P.t du. i:iqµvpir de " mal faire impu11é~el!t; non pqs ia supstitution du gouvernement de soi par soi-même à une direction extérieure et arbitraire, mais l'affranchissement d~ tout gouvernement mqral. Ainsi entendue, la liberté tRurne contre ejlemême, car elle engendre des excès qui finissent par la rendre intolérable.
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A voir comment Chambre, Sénat, Gouvernement, tous les pouvoirs publics se laissent insulter, injurier, on dirait qu'ils ne se croîent plus le droit de· se faire respecter; c'est imprudence et faiblesse, car le peuple finit par tenir pour. méprisables ceux qui se laissent mépriser impunément.
* ....
Le respect d'autrui a sa source dans le respect de soi-même; il y a peu de gens respectables qui ne soient respectueux.
* ....
La liberté est difficile à régler, étant de sa nature mouvement et vie; il faut pourtant qu'elle arrive à se modérer elle-même, si elle veut éviter les deux dangers qui la menacent sans cesse, la contre;-révolution qui la supprime, la licence qui la déshonore; si elle ne veut être ;
La liberté que l'homme immole ou prostitue, Du peuple qui la souille au tyran qui la tue, Passant des cachots à l'égoût.
LAMARTINE.
(Recueillements poétiques, XIII).
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La liberté peut tuer la liberté, comme la tyrannie a tué la tyrannie .
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Il y a un siècle environ la liberté, l'égalité
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et la fraternité se sont mises en marche du même pas; mais bientôt l'égalîté a pris les · devants, la fraternité est restée en route; quant à la liberté, on doute qu'elle puisse rejoindre l'égalité. Pour un nombre considér.able de citoyens, la déclaration des droits de l'homme n'est · pas autre chose que l'abrogation de ses devoirs.
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*
Nous commençons à connaître une tyrannie nouvelle, celle de la liberté; et cette tyrannielà ce sont les honnêtes gens qui ont le plus à en souffrir.
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L'égalité est la chose la pl us con traire à la nature humaine, car l'ambition, petite ou grande, fait le fond même de notre être; nous voulons tous et toujours nous élever en quelque manière au-dessus des autres; le plus farouche égalitaire se croit supérieur aux autres, ne fût-ce que par sa passion pour l'égalité,.
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_ manie de l'égalité agit de deux manières; La elle rabaisse le mérite et élève la médiacri té.
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Sous le régime de l'égalité absolue, la liberté devient impossible et la fraternité inutile; comment user de la liberté sans gagner ou perdre quelque chose? Pourquoi venir en aide aux autres, si les autres ont autant que nous?
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L'égalité absolue, c'est l'égalité des pavés dans la rue; aucun ne dépasse l'autre et l'on marche dessus.
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Dans les révolutions, de même que dans les tempètes de l'océan, les flots se poussent et se brisent les µns sur les autres; le second surmonte le premier, le troisième passe sur le second, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la force de la tempêt~ soit épuisée. Après les constituants, les girondins, après les girondins, les montagnards·, après les montagnards le comité de salut public, puis le 9 thermidor, puis le Directoire et l'Empire. Les révolutions sont préparées par les hommes de génie, commencées par d'honnêtes gens, finies et perdues par des scélérats .
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Toute révolution est smv1e d'un long et immense désenchantement.Tout ce qui souffre s'était attendu à voir finir ses souffrances ;
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mais bientôt on s'aperçoit qu'au fond rien n'est changé et qu'il faut encore souffrir. Alors la réaction commence, et l'on entend gronder le mécon ten temen t comme une grande marée qui monte.
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Les orages qui ont éclaté sur notre pays ont tellement raviné le sol, ont emporté tant de terre, qu'on ne peut presque plus semer; il faudrait rapporter de la terre : où la prendre?
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La royauté en France est un arbre mort; on peut le replanter, le bénir, l'arroser, il ne reverdira plus, et le premier coup de _vent le couchera par terre. Les réactions monarchiques ou bonapartistes ne sont plus que des remous le long du large et profond courant démocratique qui emporte la nation. * •• La France aYaitconçu un idéal de l'homme arrivant par la plénitude de la liberté au complet épanouissement de ses facultés intellectuelles et morales. Après la lente et doulourense élaboration de cet idéal à travers les siècles de son histoire, la nation s'y est reprise à quatre fois, elle a fait coup sur coup
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quatre révolutions pour assurer à l'homme devenu citoyen la réalisation de cet idéal ; si ces gigantesques efforts demeurent stériles, si la liberté succombe une fois encore, alors ce sera un désastre irréparable.
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LA PRESSE POLITIQUE -
DÉPUTÉS -
RADICAUX
Erreurs volontaires, ignorance affectée, sophismes grossiers , assertions fausses, suppositions malveillantes, insinuations perfides, imputations mensongères, accusations calomnieuses, démentis, menaces, injures, voilà la monnaie courante d'une certaine presse politique.Noircir les intentions les plus pures, dénaturer les faits les mieux établis, incriminer les actions les pl us désintéressées, ra baisser, dénigrer, conspuer tous les plus honnêtes gens du parti contraire, surfaire, gi;-andir, exalter les hommes les plus indignes de son parti, justifier toutes les injustices, toutes les violences, et même les crimes commis à rnn profit, c'est l'a b c du métier. Ecouter aux portes , regarder par le trou des serrures, faire parler les gens qui devraient se taire, surprendre et divulguer tous les secrets, répandre le dedans au dehors et jeter la vie 15
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privée en pâture à la curiosité publique, voilà ce que beaucoup appellent faire du journalisme. Chez un peuple dont le plus grand plaisir est de voir rabaisser ce qui s'élève, avilir ce g_ui est noble, tourner en ridicule ce qui est digne de respect, la liberté absolue de la presse doit aboutir à la ruine de toute autorité morale et de tout gouvernement; la force èe résistance n'est pas égale à la force d'agression; pour un défenseur il y a vingt assaillants.
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*
Il n'est si mince plumitif qui aujourd'hui ne se permette de fain~ cracher sa plume sur les grands noms.
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Depuis que la presse est débâillonnée, elle ne fait qu'aboyer, hurler et mordre.
•
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On abat les chiens enragés, mais on laisse des journalistes enragés mordre impunément, les uns après les autres, tous les plus honnêtes gens du pays.
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Voici ce qu'au 7
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1873 écrivait dans
1' Ordre un journaliste né en France : « La
majorité, fût-elle d'une voix, a tout droit
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pour elle. Sur 10, la majorité est de 6; si les 4 autres ne sont pas contents, on les assomme.» La République débonnai-re n'a point assommé cet assommeur.
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Aujourd'hui les journaux s'achètent comme les boutiques; on garde l'enseigne et l'on change la marchandise. Grâce à ces procédés délicats, tel qui se croyait abonné à un journal, se trouve un beau matin abonné à un autre. C'est encore la Petite République Française ou le XIX• Siècle, mais de nom seulement. La bouteille est la même, il n'y a que le vin de changé.
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Les journaux coûtaient autrefois vingt, quinze, dix centimes; presque tous sont tombés à cinq ; on commence à en offrir deux et même trois pour un sou; mais presque toujours l'on en a pour son argent.
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Que penseront de nous nos arrière-neveux, s'ils lisent nos journaux? Pour un portefeuille trouvé et rendti, vingt assassinats!
* V Univers disait au- sujet des élections républicaines : « Les Français sont royalistes sans le savoir;» et il développait longuement sa thèse. A quoi un journaliste bien jnten'f 'f
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tionné répondit par une laborieuse et consciencieuse réfutation. Ne suffisait-il pas de dire : « A ce compte, les royalistes sont républicains sans le savoir?» Un coup d'épingle suffit à crever un gros paradoxe.
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Jamais on n'a t"ant dit et répété qu'il faut aimer la patrie, et jamais on n'a moins fait pour rendre Ja patrie aimable; c'est pourtant là le vrai patriotisme.
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Il ne faut pas dédaigner la calomnie, il faut la confondre; car les hommes trouvent à entendre dire du mal un plaisir qui les porte à y croire, et le silence passe pour un aveu.
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Voici un même fait qui tombe dans les innombrables officines de la presse quotidienne; dans quelques-unes, le très petit nombre, on le sert tel quel; dans les autres on le travaille, on le péttit, on le façonne, on lui fait subir une préparation, on le plonge dans une teinture spéciale, dans une mixture savante; il en sort ici blanc, là, noir, ou bleu, ou rouge, ou vert; , pref, il prend toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, et l'opinion docile se teint de toutes ces couleurs.
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L'exploitation ingénieuse et savante de la
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vanité aristocratique et de la vanité féminine est devenue pour certains journaux une source abondante et permanente de revenus. On y rend compte des soirées et des bals, on nomme les invités, on décrit les toilettes, on re lève le mérite des danseurs , le charme des danseuses; on a un mot aimable pour chacun. Achètent le journal tous les invités, tous ceux qui auraient voulu l'être; ces comptes-rendus sont de vrais coups de filet .
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Cette autonomie communale, que nous avons en perspective et vers laquelle on nous achemine, pourrait bien aboutir au morcellement et à l'émiettement du pays , et aussi et surtout à la constitution d'une infinité de peti tes tyrannies locales. A la façon dont les majorités législatives, qui sont relativell\ent éclairées, usent de leurs droits, on peut aisément prévoir l'usage qu'en feraient des majorités municipales abandonnées à ellesmêmes.
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Des naïfs s'imaginent qu'il n'y a plus de royauté en France; erreur grossière; nous n' avons plus le roi-soleil, mais nous avons le peuple-roi, et celui-là a plus de courtisans à lui seul que n'en ont eu tous nos rois ensemble.
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Nous voulons que personne n'obtienne une fonction, si modeste qu'elle soit, sans avoir prouvé qu'il est apte à la bien remplir; nous voulons que la rémunération des services soit en rapport exact avec leur importance, le mérite avec la difficult.é des fonctions, l'avancement avec la valeur et la durée des services; mais, prenons-y garde, ce que nous avons entrepris de faire, une autre force travaille incessamment à le défaire; à l'ordre que nous nous efforçons d'établir, elle tend à substituer le désordre, à la justice, la faveur·. Ceux-là même, qui devraient être les plus scrupuleux observateurs des principes républicains, sont précisément ceux qui en rendent l'application impossible, illusoire; leur influence désorganisatrice et démoralisatrice corrompt la source d'où elle sort et ruine les principes qui l'ont fait naître.
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Tel qui n'avait pu trouver de place dans la Société a fini par en trouver une à la Chambre. Ceux qui parlent le plus de droits, ne sont pas ·ceux qui remplissent le mieux leurs devoirs.
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Un écolier ouvre un journal oublié sur la chaire et y lit les lignes suivantes :
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« 2 heures : la séance est ouverte; le président assis au fauteuil attend que la Chambre soit en nombre; on n'aperçoit encore que quelques rares députés sur les bancs; las d'attendre, le président envoie chercher les députés qui se promènent dans les couloirs. » - Eh bien, se dit l'écolier, c'est nous qui serions joliment arrangés, s'il nous prenait fantaisie de faire attendre le maître et d'arriver à l'école en retard! -
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On juge d'un régime par les hommes qui le représentent, et des principes par les hommes qui les incarnent. Si la conduite des députés républicains reste en flagrant désaccord avec les principes fondamentaux èe toute république, c'est la république elle-même qui suc ... combera.
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Conseillers municipaux, conseillers generaux, députés sont vases d'élection; ce que contiennent parfois ces vases, la justice ellemême se charge de nous l'apprendre. Mais l'indignité trop souvent constatée de leurs élus ne saurait corriger les électeurs; le grand suffrage universel ne se soucie guère . de la moralité de ses favoris; il ne lui en chault; le point essentiel est qu'ils marchent, qu'ils obéissent sans rechigner et qu'ils fassent les affaires et surtout les petites affaires de leurs
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électeurs. 0 bligeance et docilité, voilà les vertus requises en un candidat, voilà les _ marques sûres auxquelles on reconnaît le bon, le vrai député. L'Etat, lui, s'est toujours montré plus difficile et plus délicat que le suffrage universel; avant d'admettre un candidat parmi ses fonctionnaires, il fait ce que font les maîtres pour les serviteurs ·avant de les prendre à leur service : il se renseigne. Le procédé est bas, on doit le reconnaître; il sent la défiance; mais enfin l'Etat ne s'en est pas mal trouvé, l'Etat ni les fonctionnaires eux-mêmes, qui y gag_naient estime et respect. Aujourd'hui que MM. les députés et conseillers fourrent partout leurs créatures et bourrent les administrations de fonctionnaires improvisés, l'Etat a dû se relàcher de ses habitudes sévères, en attendant qu'il finisse par tout lâcher et qu'il abandonne au suffrage triomphant le choix des fonctionnaires de tout ordre et de tout rang; cet asservissement et cet avilissement de toutes les administrations, c'est le rêve, c'est l'idéal.
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La députation mène à tout; un ancien député ·étranger à l'Université est nommé d'emblée inspecteur général de l'instruction publique. Il faut s'attendre à voir, un de ces quatre matins, quelque dép.u té nommé général de division.
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Fragment tiré du carnet d'un étranger.
Le pl us vif besoin du public et son pl us gra nd plaisir, c'est de voir rabaisser et tourner en ridicule tous les hommes qui arrivent au pouvoir; dès le lendemain du jour où par ses libres suffrages il a donné à quelques citoyens d'élite une marque éclatante de son estime et de sa confiance, dès le lendemain, la presse entière ou peu s'en faut ouvre le feu contre les nouveaux élus, et travaille avec un concert admirable et un acharnement sans trêve à les noircir et à les ridiculiser. C'est ce que dans la langue du pays, on désigne d'un mot énergique et juste, l' éreintement. Aussi aucun homme politique n'y peut-il rester longtemps debout; il ne tarde guère à tomber et cède la place à d'autres, qui viennent courageusement s'exposer aux mêmes coups pour tomber bientôt à leur tour. Cette continuelle succession d'élévations soudaines et de chutes rap ides, constitue ce qu'on est convenu d'appelerla Z'iepolitique.Cejeudecapucinsamuse si fortles gens dece pays,qu'il n'est considération au monde qui puisse les empêcher de s'y livrer. Dû t la chute d'un homme entraîner celle des institutions, il faut qu'il tombe; que si parfois il se relève et remonte au pouvoir, oh ! alors
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c'est un redoublement inimaginable de vociférations, de cris et d'injures, et sa seconde chute, plus sûre encore que la première est, pour ce peuple étonnant, une fête, un triomphe. Aussi les honnêtes journalistes.qui donnent le branle, qui mènent l'attaque et conduisent à l'assaut, jouissent-ils dans tout le pays d'une incomparable popularité. Ce peuple se partage naturellement en trois classes ; la première, est celle des éreinteurs; la seconde, déjà fort nombreuse, est celle des éreintés; la troisième qui comprend la plus grande partie du peuple, est celle des gens qui suivent des yeux les éreintem,ents, qui applaudissent les éreinteurs et qui sifflent les éreintés. C'est la seule distinction de classes qui subsiste en France.
Autrefois l'on disait: Le mérite mène à tout; il faut changer un mot et dire : La politiqu e mène à tout.
Quelles fonctions demandez-vous? - disait un ministre à un sqlliciteur indigne. - Oh ! celles que vous voudrez; je n'ai pas de préférence. - Mais encore, quelles fonction s vous sentez-vous le plus apte à remplir? Comme le solliciteur hésitait à répondre, « Parbleu ! les fonctions animales,» souffla à
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l'oreille du ministre son secrétaire qui connaissait le personnag<:;. Il y a quelque contradiction à se dire à la fois matérialiste et républicain ; car le ma térialisme est la négation de la liberté morale, et la République est le règne de la liberté politique. De quel droit l'homme qui ne croît pas au libre arbitre peu t-il demander à être plus libre? S'il ne lui est pas donné d'agir librement, que lui importe un accroissement ou une diminution de liberté?
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La République enfonce dans le matérialisme comme dans un bourbier immense; elle pourrait bien y disparaître. Les radicaux sont les ultramontains de la République; comme eux ils ont un syllabus, comme eux ils prononcent à tout propos le non possumus. Ce n'est pas à l'affermissement de la liberté qu'ils tendent, mais à l'établissement de leur autorité, ou pour mieux dire de leur tyrannie. Simple minorité, ils entendent agir en majorité. Ne leur parlez pas de laisser la France se gouverner elle-même et se déve-· Japper suivant ses goûts, ses idées, ses mœurs; ils prétendent la pétrir à leur guise, et la faire entrer bon gré mal gré dans le moule étroit de leurs conceptions arbitraires.
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Le radicalisme fait la courte échelle au socialisme.
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Comme le médecin de Molière faisait mourir son malade dans les règles, ainsi les radicaux feront mourir la République, dans les principes, radicalement.
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Le Conseil municipal de Paris joue au Parlement; il le prend de haut avec le gouvernement; il se met au-dessus des lois ; il dira bientôt: l'Etat, c'est moi, s'il ne l'a déjà dit. Là siègent dans leur gloire les Puissances, les Trônes et les Dominations; Dieu seul y manque; il n'est pas éligible.
Page d'histoire.
Les radicaux ont travaillé sans relâche et avec ardeur à l'anéantissement du pq.rti républicain modéré ; au dehors par la diffamation, l'injure et la calomnie, à la Chambre par le renversement successif de tous les ministères libéraux. Leur tactique était simple; ils faisaient signe à la droite, on donnait l'assaut, et ·Je ministère tombait. Ils ont fini de la sorte par arriver eux-mêmes
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au pouvoir en passant sur le corps de tous ces ministres renversés. Mais en jetant ainsi la déconsidération sur une bonne partie de la députation républicaine, et en tenant le pays au régime de l'instabilité ministérielle, ils avaient discrédité la République elle-même et engendré un mécontentement sourd et profond. Survint un ambitieux qui eutl'idée d'exploiter pour son propre compte cet état des esprits, et qui réussit à former en dehors de la Chambre un parti nombreux, le parti des mécontents, dont il se fit le chef; et ce parti, créé en quelques mois, révéla tout à coup son existence et sa puissance par maints succès électoraux; si bien qu'en arrivant au pouvoir le radicalisme se trouva en face d'un ennemi nouveau et déjà redoutable. En réduisant à l'impuissance les républicains modérés, il avait cru travailler pour 1ui-même; il s'était trompé, et pour son châtiment il n'avait réussi qu'à se susciter un autre et plus dangereux adversaire. Par une sorte d'imitation plaisante, cet adversaire inattendu, qui, dépassant le radicalisme, se présentait sous le couvert de l'intransigeance, le Boulangisme, puisqu'il faut l'appeler par son nom, employait à l'égard des radicaux cette même tactique dont le radicalisme avait usé et abusé pour anéantir les républicains modérés; d'abord, il les diffamait, calomniait, injuriait par ses journaux; mais
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surtout, à leur exemple, il nouait avec la droite une alliance redoutable non seuiemen t pour le radicalisme, mais pour la République ellemême. Ainsi en voulant par tous les moyens dominer le parti républicain dont il n'était qu'une fraction, le radicalisme s'est exposé, lui, la République, et le pays aux plus redoutables dangers.
�III
TROP DE SCIENCE
Les progrès des sciences physiques ont tourné bien des cervelles; ils ont engendré dans les esprits superficiels, qui sont les plus nombreux, des confusions déplorables. Ils ont emporté la barrière qui séparait et qui doit séparer les sciences expérimentales des sciences déductives; celles qui s'appuient sur les principes et les axiomes pour en déduire sûrement les vérités qu'ils contiennent, et cellef> qui s'acheminent lentement, laborieusement, par une longue suite d'expériences et de tâtonnements, à la recherche des lois encore ignorées. On s'est imaginé qu'en appliquant aux premières la méthode des secondes, on allait les renouveler et les reconstituer. Mais il y a entre elles une différence de nature,et l'assimilation des unes aux autres est une erreur autant qu'un danger. Sans doute les sciences déductives sont, elles aussi, capables de progrès; mais ces progrès ne sont que des appli-
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cations de leurs immuables principes et non la .déc_ ouverte de principes nouveaux. Dans les sciences physiques, les lois ne sont souvent que de pures hypothèses qui tombent les unes après les autres, renversées par des hypothèses nouvelles ; dans les sciences déductives, les principes demeurent inébranlables, et les progrès ne sont que des applications,utiles sans doute, mais superflues pour l'autorité de ces principes ; elles les confirment et ne sauraient les ébranler. La morale est de ce genre ; elle part d'une loi, qui n'est pas à découvrir, étant connue de toute antiquité. L'idée du bien et du mal existe au même titre que l'idée du pair et de l'impair, de la partie et du tout, et il n'est pas plus difficile de distinguer une bonne action d'une mauvaise, que de distinguer une ligne droite d'u~e ligne courbe. Si la science expérimentale tire de la loi morale des conséquences nouvelles, applicables à des temps nouveaux, rien de mieux; mais si ces conséquences, si ces prétençlues découvertes sont en contradiction avec le principe fondamental de toute morale, l'expérience est, par là même, convaincue d'erreur. Comment établit-on une loi d'expérience? c'est en constatant la succession constante de deux · phénomènes dans des circonstances identiques. Est-ce que la conduite de l'homme offre rien de semblable? Et en supposant qu'il en fût ainsi, comment arriverait-on à établir
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l'identité des circonstances? Comment dans cet être d'une si infinie complexité, d'une si prodigieuse mobilité, pourrait-on démontrer qu'à deux moments donnés, l'état physique, intellectuel et moral a été absolument le même? Ainsi non seulement l'entreprise est absurde puisqu'elle suppose la confusion des contraires, mais elle est chimérique. La loi morale ne peut donc pas se tirer des actions humaines qu'elle a mission de diriger; lepûtelle, qu'elle ne nous apprendrait que ce qui est et non ce qui doit être; elle ne serait plus la loi morale, c'est-à-dire une loi qui engendre des actes; elle tomberait au rang des lois expérimentales qui ne sont que la simple constatation des faits dans l'ordre où ils se succèdent.
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Il s'en faut de beaucoup que le dommage causé par les négations de la science trouve une_ compensation suffisante dans l'accroissement du bien-être général. En affaiblissant la croyance à l'autonomie morale de l'homme, en lui enlevant peu à peu la possession et la direction de lui-même, la science accroît d'autant la puissance des passions, elle fait croire à leur légitimité absolue, elle ruine la force de résistance et détruit entre ces deux principes contraires, la volonté et la passion, l'équilibre qui est la condition même de
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la vie morale des individus et de l'existence des sociétés.
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Certains savants font mourir les animaux pour surprendre les secrets de la vie ; on les appelle vivisecteurs. Prenons garde que la science elle-même, à force de chercher le principe de la vie morale, ne finisse par l'anéantir.
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On semble fonder de grandes espérances sur la science pour l'amélioration morale de l'humanité; on se trompe; les progrès de la science tournent à l'accroissement du bienêtre, mais non de la moralité; la richesse rend les hommes 'Plus exigeants, plus délicats, plus difficiles à satisfaire, elle ne les rend pas meilleurs; en créant des plaisirs, des désirs, et des besoins nouveaux, elle soumet la volonté à des épreuves nouvelles sans lui donner plus de force pour en triompher.
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Grâce à la science, jamais la justice n'a été mieux armée pour atteindre les criminels, e.t jamais les criminels n'ont mieux réussi à échapper à la justice. C'est que les mênies moyens qui servent à la poursuite servent également à la fuite.
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Le progrès des sciences n'est pas le progrès de l'humanité; les hommes peuvent devenïr plus savants sans devenir meilleurs. Sous ce rapport, je me demande si nous ne ressemblons pas aux chevaux de manège dont on couvre les yeux et qui croient avancer quand ils ne font que tourner en rond.
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Si, transporté du domaine des idées dans celui des actes et converti en règle de conduite, un principe a pour effet inévitable de démoraliser l'individu et l'espèce, qu'on ne vienne pas nous dire que ce principe est vrai, d'une vérité absolue; autant vaudrait dire que la médecine vraie est celle qui tue infailliblement les malades.
* •• Vous cherchez, dites-vous, la vérité pour elle-même, et vous n'avez pas à vous préoccuper des conséquences que peut entraîner la découverte d'une vérité nouvelle; c'est à la société de s'en accommoder, et, si elle doit en mourir, eh bien, qu'elle meure; la vérité a plus de prix que la société. Cette passion pour la vérité, qui va délibérément jusqu'au sacrifice de l'espèce, me laisse froid; je n'ai qu'une faible admiration pour ceux qui font si bon marché de leurs semblables; peut-on du reste être jamais assez sûr de posséder la vérité pour lui faire un pareil sacrifice?
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Il n'y a nulle invraisemblance à affirmer que les psychologues contemporains sont en train de nous préparer la tyrannie la pl us solide et la plus logique qui ait jamais vu le jour, sans en excepter la tyrannie théocratique; car en établissant à grand renfort de preuves et documents, l'incurable impuissance de la volonté et de la raison humaines, et leur incapacité radicale à gouverner l'individu, ils établissent du même coup la nécessité de la contrainte et sa légitimité. Cette psychÔlogie navrante laisse bien loin derrière elle la psychologie catholique ; celle-ci au moins, si elle déclare l'homme déchu et perverti, lui ouvre la perspective et la voie du relèvement et de la rédemption; mais l'autre détruit la grandeur morale dans le passé et dans l'avenir, elle l'anéantit sans retour. Elle consomme, autant qu'il est en elle, le suicide moral de l'humanité et ruine à jamais le seul et unique fondement de toutes les libertés. La science découvre des remèdes, elle ne prévient pas les maladies; elle combat les effets, mais n'atteint pas les causes. L'humanité, dans sa décomposition, engendre avec une effroyable fécondité des misères incurables et de hideuses maladies ; la science n'aura pas le dessus.
�IV
RELIGION
Depuis un siècle et plus, on annonce périodiquement la fin des religions en général et de la religion catholique en particulier. Cela fait penser à ce roi d'Espagne, que, pendant quelque trente ans, l'on faisait mourir tous les jours, et qui, s'obstinant à vivre, enterrait les uns après les autres ceux qui s 'étaient d'avance partagé son héritage. Nous ne saurions dire combien d'années ou combien de siècles la religion doit vivre encore; nous inclinons à croire qu'étant nécessaire à la vie des peuples, ceux qui voudraient s'en passer mourront avant elle ; mais ce que nous croyons, c'est que tout ce qu'on fait ou fera pour avancer sa fin, ne fait et ne fera que ranimer ses forces et prolonger son existence. Si elle doit succomber, elle mourra de sa belle mort, elle ne périra point de mort violente.
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Si la religion n'était qu'un composé de dogmes attaquable par les réactifs et les procédés scientifiques, on pourrait craindre qu'on ne finît par la dissoudre; mais elle est autre chose; elle est la dépositaire et la dispensatrice d'une morale irréprochable. Cette morale, il est vrai, on la lui prend en tout ou en partie; mais on lui en laisse le principe et la sanction; autant vaut prendre l'arbre et laisser les racines. Les morales élevées par les architectes contemporains sont des échafaudages et non des édifices elles n'ont pas de fondements. La philosophie matérialiste s'imagine qu'elle va détruire la religion; il est permis d'en douter. Ce qu'il y a de certain c'est qu'elle en fait chaque jour mieux sentir la nécessité. Les effets du matérialisme sont le plus éloquent des plaidoyers en faveur de la religion.
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Ce que la République a de mieux à faire c'est de vivre en paix avec la religion; car elle a encore plus besoin de la religion . que la religion n'a besoin de la République.
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Les ennemis de la religion demandent à cor et à cri la séparation de l'Eglise et de l'Etat; ils croient par là lui donner le coup de grâce; ce serait au contraire le véritable moyen de lui infuser une vie nouvelle. Le jour où lareligion ne pourra plus compter que sur ellemême, on verra renaître le zèle religieux; le jour où la religion sera en droit de se plaindre, on verra l'indifférence publique se changer en faveur.
Le vrai moyen de porter à la religion un coup mortel, nous le connaissons, et nous ne nous faisons aucun scrupule de le faire connaître; ce moyen, c'est de trouver une morale meilleure que celle de l'Evangile.
* ....
L'utilité politique et sociale des religions consiste en ce que, représentant aux hommes l'inégalité des conditions comme un effet de la nature humaine et de la volonté divine, elles les portent par là même à la résigna-· tian, tandis que l'opinion contraire, qui ne · voit dans ces maux qu'un effet de l'imperfection des institutions politiques et de l'organisation sociale, engendre inévitablement le mécontenterp.ent, l'inquiétude, et pousse les hommes à chercher dans des changements continuels et des révolu tians sanglantes l'amélioration de leur sort.
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,,.*,,. Pour les hommes en général, la religion est un ensemble de dogmes et de mystères qui révoltent la raison; pour les femmes, c'est un ensemble de devoirs qu'on leur enseigne à remplir. Elles ne peuvent supposer dans le prêtre un autre intérêt que celui de la vertu ; et elles ne voient dans l'irréligion des hommes que le désir de s'affranchir d'une morale qui les gêne.
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*
Quand on voit avec quelle effrayante rapidité l'immoralité se propage dans les milieux d'où la religion s'est retirée, on tremble à l'idée de voir la société entrer tout entière en une semblable décomposition.
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*
Dans ceux qui ont cru, le besoin de croire survit à la foi perdue; aussi ne font-ils pour la plupart que simplifier leurs croyances.
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Cléricalisme et religion sont deux; la religion est un enseignement, le cléricalisme est un parti.; la religion, c'est la morale et la vertu, le cléricalisme c'est la politique et l'ambition. La . religion fait toute la force du cléricalisme; mais, par contre, le cléricalisme est 1e fléau de la religion.
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Oh! le beau rêve, qu'une religion purement religieuse! .\' *.\' Le catholicisme moderne se sentant menacé a fait ce que faisaient les Romains en danger, il a nommé un dictateur; seulement les Romains nommaient un dictateur temporaire, et les évêques ont institué une dictature perpétuelle.
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*
La ruine du pouvoir temporel des papes a · été l'occasion d'un énorme accroissement de leur puissance spirituelle. Le plus faible des pon tifP.s a fait le pl us grand coup cle force que l'Eglise ait jamais vu; il a tiré à lui et concentré dans sa personne l'autorité religieuse jusque-là répandue dan$ le corps épiscopal tout entier. Le christianisme ne vise point à l'extinction de la misère, il se borne à la soulager; il travai lle moins à rendre les hommes plus heu. reux qu'à les rendre meilleurs; à réformer les sociétés qu'à réformer les individus; de là sa défaveur auprès des démocraties modernes qu i tendent â l'extinction du paupérisme moins par l'amélioration individuelle que par une réorganisation sociale.
�V
BELLES LETTRES
C'est à nos yeux l'un des phénomènes les plus étranges et les plus inquiétants de ce temps-ci que cette indifférence absolue de la littérature contemporaine en matière politique. On se serait attendu à voir la liberté enfin reconquise animer d'un souffle puissant tout le monde des lettres; on aurait cru que les esprits, libres de toute entrave, affranchis de la crainte des pénalités rigoureuses et des mutilations humiliantes, allaient s'élancer dans la voie toute grande ouverte, marcher résolument vers un avenir toujours meilleur et travailler avec une confiance joyeuse à la régénération du pays. Point. Il y avait eu accord entre la politique et les lettres pour la conquête de la liberté; une fois la liberté conquise, l'accord se rompt, le mouvement politique se continue sans élan, sans foi, sans grandeur, et je ne sais quelles impulsions inattenduesdétournentleslettreset les entraînent dans une directio. opposée.On dirait un refroidisn
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sement soudain, presque 1rne défection. A lire les poètes, les romanciers, les critiques, les philosophes de nos jours, qui se douterait que nous avons combattu un siècle pour la liberté, et que nous sommes au lendemain de la victoire? Que s'est-il donc passé?
En achevant l'analyse d'un de ces livres immondes dont la critique se croit obligée de rendre compte, l'auteur de l'article ajoute en manière de conclusion : << Une réaction s'annonce, elle sera terrible pour les écrivains naturalistes, et peut-être sera-t-elle ennuyeu·se pour nous, Car, ainsi qu'il arrive toujours, le public se rejettera trop violemment de l'autre côté, et il fuira les Oscar Méténier jusque chez · Berquin. » Nous souhaiterions une réaction de ce genre, dµt-elle nous ramener jusque chez Berquin; mais nous la croyons peu probable. Quand le public était restreint et lettré, ces revirements du goût n'étaient point rares; on pouvait s'y attendre. Mais aujourd'hui que les lecteurs se comptent par centaines de mille, ou plutôt par millions, on ne peut guère espérer ces changements désirables. Un public aussi nombreux ne saurait avoir la délicatesse morale et littéraire qui finit par se lasser à la longue et se dégoûter des récits licencieux et des tableaux obscènes; les écrivains naturalistes lui ont fait une habitude et
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presque un besoin de ces lectures ordurières, qui répondent à de secrets instincts; sous prétexte de l'instruire, ils l'ont corrompu; et à son tour, par l'accueil qu'il faisait à ces détestables ouvrages, le public a achevé de corrompre les auteurs. On revient d'une erreur de goût, mais revient-on de la corruption?
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Se représente-t-on l'un de ces grands poètes, interprètes et défenseurs de la dignité' morale, Corneille · par exemple, lisant un de nos grands romanciers naturalistes? Quel étonnement douloureux, quel dégoût, quel mépris, se peindraient sur son visage! Des deux adversaires irréconciliables, qui dans le champ clos de la conscience se disputaient la direction de la volonté humaine, le devoir et la passion, le naturalisme a fait disparaître le plus noble, le plus fier; il a supprimé le combat. Au sublime attrait de la lutte, il a substitué le spectacle triste, uniforme, des violences et des turpitudes de la passion sans frein.
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Dégager l'animalité pure des liens sacrés que les efforts tant de fois séculaires des religions et des philosophies ont tissés et serrés autour d'elle, voilà la noble tâche que semblent s'être imposée la littérature et la science contemporaines. Encore un pas en avant, un
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progrès,comme on dit,et la vertu sera non plus · seulement suspecte ou ridicule, elle l'est déjà, mais condamnée comme une sorte d'intolérance, et comme une atteinte à la liberté naturelle.
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C'est un symptàme significatif que ce nom choisi et arboré comme drapeau par tout un groupe d'écrivains; un mot qu'autrefois l'on eût considéré comme une injure, et qu'on eût repoussé avec indignation, de ce mot l'on s'empare et l'on se pare comme d'un titre d'honneur. On est· fier de descendre comme autrefois on l'était de monter; c'est l'aspiration renversée; les maladies, les plaies qu'on eût cachées comme une honte,on les étale avec cynisme; à l'orgueil de la force, de la santé, a succédé l'orgueil de l'anémie, de l'altération du sang, de la décomposition. Cet étrange phénomène coïncide avec l'avènement de la liberté absolue.
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La littérature du xvn° siècle prend plaisir à · nous montrer tout ce que l'homme peut sur lui-même, sur son humeur, sur son tempérament, sur ses instincts, sur ses passions, et contre les influences extérieures qui tendent à se l'assujettir; elle met en lumière, elle exalte la puissance de la volonté. Tout au contraire, la littérature contemporaine s'in16·
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gerne à découvrir et à exagérer toutes les fatalités, héréditaires ou autres, qui pèsent sur l'homme, toutes les influences secrètes qu'il subit à son insu, tous les obstacles insurmontables qui l'arrêtent, les forces irrésistibles qui l'entraînent; elle réduit la liberté à une illusion, la volonté à un jouet, et semble triompher de son impuissance et de sa misère; l'une élève, anime, fortifie; l'aut;e rabaisse, décourage, abat.
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Le propre des écrivains classiques est d'avoir si bien exprimé les vérités essentielles qu'on n'ose pas tenter de mieux faire et qu'on se borne à les citer. * •• Dans les littératures étrangères ou plutôt dans les littératures modernes, c'est l'imagination qui règne en souveraine; dans les littératures classiques, c'est le bon sens et la raison; non certes que l'imagination en soit absente, mais elle y est sujette et non reine. Très propres à nous faire connaître la violence des passions humaines, ces littératures sont moins aptes à les diriger et à les contenir. La passion qui y domine, qui les remplit, est précisément telle dont il est inutile, sinon dangereux, et à coup sûr prématuré d'offrir l'image à la jeunesse. Il est des ouvrages modernes, des théâtres entiers, où l'idée du devoir n'apparaît pas une fois, pas une seule.
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Quelle peut-être la vertu éducatrice de pareils ouvrages? Tant d'exemples d'inconduite apprendront-ils aux enfants à se bien conduire? La littérature va au rebours du siècle; elle est sèche, dure, impitoyable; le siècle au contraire travaille et s'ingénie à secourir toutes les misères et les infortunes. Le botaniste qui a trouvé une plante rare, unique, n'est pas plus heureux que l'écrivain naturaliste qui a découvert quelque monstruosité morale, quelque horreur sans précédent, sans nom. Il triomphe de la dégradation humaine comme d'une victoire. C'est la mode, chez nos romanciers et conteurs du jour, de ne pas conclure parce que, disent-ils, la vie ne conclut pas. Rien n'est moins vrai, à notre avis ; la vie ne conclut pas toujours sur l'heure et à point nommé; mais elle conclut toujours, bien ou mal,un peu plus tard ou un peu plus tôt. L'art ou du moins une partie de l'art consistait .autrefois à passer rapidement sur les années de préparation lente et latente,et à rapprocher les causes et les effets entre lesquels la vie met des intervalles plus ou moins éloignés; on se contentait de la vraisemblance, qui est la vérité dans l'art, et l'intérêt y gagnait. Aujourd'hui l'on affecte
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de suivre le train même de la vie sans le hâter jam~is ou le ralentir. L'écrivain s'efface et se fait scrupule de rien mettre du sien dans les choses; il s'abstient de choisir; tout à ses yeux a une égale importance ; pourvu qu'il soit exact et complet, peu lui importe d'être ennuyeux. Ce n'est plus un romancier, c'est un historien, un chroniqueur, qui s'astreint à raconter par le menu les années insignifiantes et vides comme les années pleines et fécondes; sous prétexte que la vie ne conclut pas, il ne manque point de nous laisser sur une impression pénible ou douloureuse, ce qui est pourtant une manière de conclure, et une manière tout aussi fausse que celle qui consistait à finir toujours par un heureux mariage ou par le triomphe de la vertu.
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La littérature du jour est · essentiellement descriptive; sa plus haute ambition est de nous offrir une image exacte de la réalité; elle nous fait de la lecture un spectacle; mais entre ce spectacle et ceux que nous offre la nature et la vie, quelle différence! Quand nous sommes en présence d'un beau site, d'un beau monument, nous les saisissons aussitôt dans leur ensemble, nous le·s embrassons d'un coup d'œil, et le plaisir est soudain et complet. Dans la description écrite au contraire, nous ne voyons jamais qu'un détail à la fois; car elle est forcément analytique, successive,
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et il faut arriver à la fin pour avoir une idée de l'ensemble. L'auteur recompose trait à trait sous nos yeux, il reconstruit laborieusement pierre à pierre, ces tableaux, ces édifices qu'un seul instant suffirait à nous faire voir. Quelle perte de temps pour l'auteur, quelle fatigue pour le lecteur! Car celui-ci doit faire un continuel effort pour suivre ce minutieux travail de reconstitution, et pour retenir dans son imagination les traits déjà tracés, au fur et à mesure que d'autres viennent s'y joindre. Si l'on ajoute que le sujet de ces descriptions interminables est souvent sans intérêt et parfois repoussant, l'on se demande quel peut bien être le mérite de semblables ouvrages, et le plaisir de semblables lectures ? Serait-ce qu'il dispense de penser le lecteur et l'auteur? La poésie moderne s'adresse aux yeux plus qu'à l'esprit; elle est toute en images. Dans telle ode fameuse, on voit une idée reparaître de strophe en strophe sous une forme nouvelle; mais c'est toujours la même idée. Le poète ressemble au costumier qui essaie sur un même mannequin une suite de costumes divers. Les rapports . naturels des idées et des sentiments avec les choses de la nature ont été saisis et exprimés depuis longtemps; les écrivains modernes ne trouvent plus à glaner que
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des raretés, des singularités, et pour faire du nouveau, ils en sont réduits à créer des rapports artificiels, arbitraires et purement imaginaires; c'est ce qui explique l'obscurité et la fausseté si fréquentes dans le langage figuré.
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* *
Les comparaisons forment parfois des espèces de cercles vicieux, ou se retournent comme les proverbes; Exemple : la fleur, étoile de la terre; l'étoile, cette fleur du ciel. Il y a des mots nés d'hier mais dont la vogue est si soudaine et si rapide et dont on fait un tel abus, qu'ils sont en moins de rien fanés, fripés, usés.
...
*
Autrefois l'on mettait sur la scène ce qu'il
y a de plus noble et de meilleur; et si le vice
et le crime s'y montraient, ils s'y trouvaient en face de la grandeur et de la vertu. Pris dans la réalité même, ce contraste tournait à la fois à l'intérêt du drame et au profit des spectateurs; il peignait la vie telle qu'elle est et telle qu'elle doit être, la lutte éternelle du bien contre le mal; aujourd'hui on ne voit guère sur la scène que ce qu'il y a de pire et de plus bas; tous les degrés de la corruption, toutes les variétés du vice s'y rencontrent et s'y mêlent; aucune trace d'honnêteté ni de
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dignité; ce n'est plus la lutte des contraires; mais la lutte des gredins et des coquins entre eux; on dirait qu'il n'y a plus qu'eux au monde et que la race des honnêtes gens est anéantie.
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Toute philosophie porte une littérature dans ses flancs. La philosophie contemporaine a mis au jour un fils, le naturalisme; l'enfant est beau comme sa mère. Mais il se conduit si mal, que sa mère elle-même commence à en rougir. •
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De nos jours les plus grands esprits sont ceux qui font de l'humanité là plus triste peinture, qui la représentent sous les plus affreuses couleurs, qui la rabaissent, la ravalent et la dégradent le plus; c'est à ce signe infaillible qu'on reconnaît la supériorité d'esprit.
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Presque tous nos romans reviennent au même; ils consistent à défaire un ou deux mariages légitimes pour en refaire un troisième, illégitime celui-là, mais qui tourne encore plus mal que les autres.
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Les peuples, a-t-on dit, n'ont que les gouvernements qu'ils méritent; peut-être aussi
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pourrait-on dire : les peuples n'ont que les littératures qu'ils veulent. La force du génie se mesure non aux ruines qu'il accumule, mais à la grandeur et à la beauté des édifices qu'il élève.Les Taine et les Renan sont de grands démolisseurs; on voit bien ce qu 'ils détruisent, on cherche en vain ce qu'ils ont construit.
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La vraie littérature n'est ni un laboratoire, ni un amphithéâtre, ni une cour d'assises, ni un confessionnal : c'est l'image de la vie dans ce qu'elle a de grand et de simple, de fort et de sain, de vrai et de consolant.
,. *,.
Il y a eu en ce temps dans les lettres un véritable coup de bascule; l'intérêt a sauté presque sans transition de haut en bas. Rois, reines, pïinces, princesses , nobles de tout rang ont dû quitter la scène et céder la place à de simples bourgeois. Mais ceux-ci n'ont fait que passer; les truands et les ribaudes les ont bien vite mis dehors.
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Le naturalisme dénature l'homme et le ravale; cette tête levée vers le ciel, il la ramèn e vers la terre; ce visage noble et presque divin, il le change en muffle et en groin.
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Les écrivains du jour ont retourné à l'enversle style fi g uré.Autrefois on empruntait au monde extérieur des comparaisons et des images pour peindre les sentiments et donner un corps aux idées abstraites; aujourd'hui on fa it le contraire. « Le lac s'endort dans son cadre de montagnes sombres comme des tendresses jalouses. » Que cela est naturel!
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Les po ètes contemporains se sont imaginé pour la plupart que les qualités propres à l' improvisation, l'entrain, la verve, la hardiesse, Je mouvement, la vie, pouvaient compenser les défauts qu'elle entraîn e ; ils se sont trompés. La durée des œ uvres .se mesure au temps qu'elles ont coûté, et à de bien rares exceptions, ce qui se fait vite passe de même .
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Telle est la puissance d'attraction des chefsd'œ uvre qu 'ils provoqu ent des efforts éternellement renouvelés d'imitation et de traduction. A combien de fois s'y est-on repris pour traduire Shakespeare? Voilà qu e J. Lacroi x vient d'essayer encore et d'autres essaieront a près 1ui. Mais les traductions passent et le mod èle reste, dans son intraduisible beauté, défiant les efforts toujours renaissants et. toujours impuissants.
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Les écrivains du jour ne craignent rien tant que de paraître croire à quelque chose; il semble qu'ils seraient perdus de réputation si on pouvait les soupçonner d'avoir une foi quelconque. Aussi lorsque par mégarde il leur est arrivé de hasarder un semblant d'affirmation, ils n'ont rien de plus pressé que de l'atténuer, ou de la retirer, ou de se moquer d'eux-mêmes; croire' étant, paraît-il, une duperie, ils ne veulent pas passer pour dupes.
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On parle encore un peu de morale aux enfants; mais aux grandes personnes, qui en parle encore? Et cependant, en ont-elles moins besoin que les enfants?
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Détail caractéristique : le mot de vertu a disparu de la langue du théâtre et du roman; il en est de même du mot devoir.
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Dans le domaine des lettres, il y a des fleurs et des ronces, des arbres de luxe et des arbres fruitiers, des simples et des plantes vénéneuses.
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Il y a deux espèces de moralistes
ceux qui
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étudient la nature humaine en eux-mèmes, comme fait Montaigne, et ceux qui l'étudient surtout dans leurs semblables, comme La Bruyère. Les premiers sont plus indulgents que les autres, et cela se conçoit.
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Autrefois, on disait : Le théâtre est l'école des mœurs. Cela est ·vrai encore; le théâtre est toujours l'école des mœurs, mais des mauvaises mœurs.
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Les modernes ont imaginé de faire monter le trottoir sur.la scène.
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Notre temps ne sait ni mépriser ni haïr; les dernières turpitudes, les crimes les plus affreux ne font qu'exciter sa curiosité, et le distraire sans l'émouvoir.
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Il y a des animaux qui vivent dans l'ordure et de l'ordure : ils sont la parfaite image de certains romanciers. L'analyse à outrance finit par dissoudre toute force intellectuelle et morale ; elle ne laisse à l'homme plus rien qui soit à lui, plus rien qui soit lui; elle atteint et détruit lapersonnalité même.
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• *+
Le réalisme indifférent et brutal pourrait bien nous ra)Ilener par un long et pénible détour, non au Catholicisme, mais à l'Evangilé, c'est-à-dire au réalisme attendri et aimant.
..
*
*
Taine a fait de l'histoire littéraire une bran. che de l'histoire naturelle.
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Renan est l'inventeur d'une monnaie courante; l 'endroit porte un oui, le revers porte un non; la vérité est entre les deux, on ne la voit pas.
..
*
Ce philosophe marche à travers les affirmations comme un chat à travers les charbons brûlants.
..
Virtuose incomparable, il chante divine.ment bien des airs profanes sur la harpe de David.
.,.
Une main souillée qui va cueillir une fleur et qui, la voyant si be:lle et si pure , s'arrête tremblante et se retire, voilà le Passant de F. Coppée. Vraiment les auteurs contemporains donnent aux filles perdues tant. de déli-
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catesse, que c'est à faire envie et honte aux femmes honnêtes.
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"
Certains de nos romanciers, après avoir longtemps voyagé dans des pays sans nom, ont fini par découvrir qu'il pourrait bien y avoir quelque chose comme une morale. , Cette découverte, facile en apparence et peut méritoire,fait au contraire le plus grand honneur à des gens qui professaient à l'endroit de la morale un scepticisme ab~olu.
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*
"
Il sera beaucoup pardonné à M. . Bourget pour avoir écrit le Disciple. C'est quelque chose de reconnaître que les principes ont leur vertu, et que les mauvais principes font les malhonnêtes gens. Par le temps où nous vivons, ce simple aveu est presque un acte d'héroïsme.
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*
Le sens moral est à ce point oblitéré que des auteurs dont la place serait sur les bancs de la police correctionnelle osent demander un fauteuil à l'Académie. Il est vrai qu'ils se présentent avec le ruban rouge à la boutonnière; on les a admis dans la légion d'honneur, pourquoi n'entreraient-ils pas à l'Académie ?
••
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Dans la Bête Humaine, M. Zola fait de l'administration des chemins de fer un tableau rassurant et flatteur. L'administrateur est un débauché infàme ; le chef de gare un débauché discret; le sous-chef un assassin par vengeance, le mécanicien un assassin par hérédité, le chauffeur un assassin par brutalité; le gardien de la ligne un empoisonneur par cupidité. Les femmes valent les hommes; elles tuent et se prostituent. Dans tout ce personnel modèle,il n'y a qu'une personne et cette personne est une machine, la Li:r,on. Si, après avoir rendu un si grand service, M. Zola n'a pas son parcours gratuit sur toutes les lignes pour le restant de ses jours, c'est que l'administration est inaccessible à la reconnaissance, et M. Zola sera en droit de lui dire:
Allez, vous êtes une ingrate : Ne tombez jamais sous ma patte.
Dans tous ces romans ou romanciers- dits naturalistes, ce qui nous surprend le plus, c'est que l'auteur puisse vivre si longtemps en si mauvaise compagnie. Serait-ce par goût? Non sans doute; le supposer serait leur faire injure. Mais alors? Pour l'argent? Fi donc l Le devoir, le devoir seul peut leur imposer une corvée aussi répugnante.
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*
Pour ne pas troubler la sérénité de sa vieil-
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lesse et gêner l'épanouissement de son _rêve, V. Hugo a fermé les yeux à la réalité, il s'est bouché les oreilles; il n'a pas vu et n'a pas voulu Yoir l'immoralité qui déborde sous le couvert de la liberté, il n'a pas voulu entendre les gronderpen ts précurseurs du bouleversement social. Il s'est acharné sur des tyrannies mortes ou mourantes, au lieu de s'attaquer à des fléaux naissants et déjà redoutables. Il guerroyait avec des souvenirs et des fantômes quand à ses pieds hurlaient déjà des monstres hideux et féroces. Nous en sommes à ce point que l'immoralité déclarée est devenue un gage de faveur et de succès littéraire.
..
*
Nos lettres suintent le mépris et le dégoût de l'humanité; l'effet de ce dénigrement et de cet avilissement systématiques, c'est de tuer dans leur germe le dévouement et l_ pitié. a Quelle responsabilité!
* •• La littérature contemporaine semble avoir pris pour devise : Quo non descendani?
..
*
Le naturalisme a le goût du dégoût.
�CHAPITRE
vr
DE QUELQUES PEUPLES
Le Français craint par-dessus tout le ridicule, et son plus grand plaisir est de ridiculiser les autres. * Partout où trois Français sont réunis, il y en a un qui sert de plastron aux deux autres. En France le plaisir par excellence c'est de détruire; tout acte d'agression sociale fait des recrues, tout acte de défense produit des désertions.
* ....
Les Français mettent autant de passion à revendiquer leurs droits qu'ils montrent d'indifférence à en user.
* ....
La France est si parfaitement unifiée que si l'on frappe sur Cal8is, Perpignan crie.
* ....
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Les Français ont des bouffées de colère, des élans d'indignation, mais ils ne sont pas capables de haine; il n'y a que l'allemand qui sache haïr avec ténacité, avec intensité, et que la victoire, qui apaise les autres, rende plus haineux encore que la défaite. Paris écrème et écume la France.
"' "' Si l'on faisait sortir de Paris tous les provinciaux qu'il renferme, Lyon aurait grand'chance de passer capitale.
On vient à Paris pour y travailler, pour s'y amuser et pour s'y cacher; gens d'étude, gens de plaisir, et gens de peu, de rien, de inoins que rien, c'est presque tout Paris. A Paris, les égoûts sont plus propres que les trottoirs .
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"'"' Il n'est pas d'empire çlont l'enfantement ai.t coûtési cher au monde que l'empire allemand. Sans parler du sang que l'Allemagne a versé, de l'or dont ·elle s'est gorgée, · des provinces qu'elle a arrachées à leurs légitimes possesseurs, elle a condamné l'Europe presque entière au service obligatoire, elle la tient perpétuellement en alarmes, elle l'accable sous le
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fardeau chaque jour plus pesant de dépenses stériles; si bien qu'elle est devenue plus funeste encore en temps de paix q n'en temps de guerre. Elle vit du malheur d'autrui; si le socialisme la travaille et la gêne, elle s'applique, sous couleur de philanthropie, à le déchaîner chez les autres nations. Et ce qu'il y a de particulièrement odieux, c'est que, toutes ses spoliations, ses violences, ses ruses, elle les place sous le patronage de la Divinité, qu'elle ne cesse d'invoquer, qu'elle se donne impudemment pour complice .
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On n'ôtera pas de la tête des allemands que nous sommes leurs obligés et que nous leur devons de la reconnaissance pour l'extrême ,modération avec laquelle ils ont usé de la victoire. Pleins d'égards pendant l'invasion, de discrétion dans le démembrement, de désintéressement dans le règlement de l'indemnité de guerre, ils s'étonnent, ils se plaignent de notre mécontentement; nous sommes des ingrats.
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Bismarck a cultivé la haine avec amour; c'est un génie monstrueux .
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Les Allemands se donnent pour de grands patriotes et ils en ont bien le droit; ils savent en effet comment on se taille une patrie: un
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lambeau du Danemark, un pan del' Autriche, un morceau de la France, on ajuste, on coud ~olidement et voilà une patrie. Toutes les pièces sont unies entre elles par le lien le plus fort, celui du sang. Q_ u'elle semble aimable aujourd'hui l'inoffensive vanité française à côté de la morgue haineuse et hautaine de cette parvenue qui s'appelle l'Allemag·ne. Comme Cacus après ses rapts, l'Allemag·ne rentre chargée de butin dans son antre et s'y retranche derrière de formidables entassements de rochers. Nous revenons aux beaux temps de la Sainte Alliance; rois et empereurs recommencent à s'embrasser tendrement. Guillaume le voyageur fait et refait le tour de l'Europe et va serrer sur son cœur le tsar taciturne, son tourment; le pauvre François Joseph, sa victime; le fils du roi galant homme, son humble serviteur; le descendant du loyal Bernadotte, ce grand cœur; le sage roi des Belges, qui nous doit sa couronne,et le grand Turc,qui ne s'y attendait guère. Il n'est pas jusqu'au Shah lui-même, qui, jaloux de toutes ces embrassades, ne vienne tout brûlant, du fond de sa Perse, se jeter dans ces bras impériaux ouverts
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au monde. C'est au monde à garantir à l'Allemagne maintenant arrondie et satisfaite, ce qu'elle appelle la paix, è'est-à-dire la tranqüille possession de ses conquêtes .
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L'Italie honore Garibaldi, mais Garibaldi venait défendre la France contre les Allemands qui l'avaient envahie, et l'Italie se prépare ouvertement à s'unir à l'Allemagne pour envahir la France: l'Italie a rompu avec la mémoire de Garibaldi; l'Italie n'est plus italienne, elle s'est faite allemande. Les Italiens sont des païens frottés de christianisme.
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La Renaissance a été le mariage de la religion catholique avec le paganisme. Les Italiens sont précoces en amour; ils ont inventé l'amour en bouton : voyez la Béatrix du Dante et la Carmosine de Sannazar. Ces péninsulaires out une crédulité de gens avisés; ils croient tout ce qu'ils ont intérêt à croire. C'est ainsi qu'ils se sont persuadé que la France veut restaurer le pouvoir temporel, cé qui les autorise à traiter leur libératrice en ennemie.
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Leur: mémoire n'est pas moins complaisante : elle ne garde que les souvenirs qui ne sont pas gênants. A peine affranchis par not're secours, ils ne rougissent pas de se faire les Autrichiens de notre Vénétie -à noqs et de notre Lombardie.
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S'il est un peuple dont on puisse dire ce que le Galgacus de Tacite dit des Romains, c'est bieri le peuple anglais : raptores gentium, pe~ple de proie. Il ressemble à l'épervier qui décrit de grands cercles au haut des airs, cherchant du regard la proie sur laquelle il va fondre; seulement il y a une différence en tr.e eux: l'épervier s'envole et !'Anglais reste .
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· Chose étrange! pendant que les nations civilisées de l'occident se consument dans la haine, c'est d'un peuple à demi civilisé_de l'Orient, c'est de la Russie que s'élève le cri de la pitié humaine! Lei, Tolstoï, les Dostoïewski ont retrouvé. l'accent de cette voix qui retentissait il y a deux mille ans sur les bords du Jourdain. Ecraser les faibles et ménager les forts, c'est toute la politique anglaise; elle n'est pas noble, mais elle est productive, et l'Angleterre est plus jalouse de profits que d'honneur.
�VII
UN PEU DE TOUT
Il y a des livres qu'on connaît après avoir lu quelques pages; d'autres après avoir lus en entier; quelques-uns, qu'on connaît pas encore après les avoir lus et lus plusieurs fois. ,,.*,,.
en les ne re-
L'érudit est une citerne, l'homme de génie est une source vive. ,,.*,,. Notre raison est comme nos yeux, elle réfléchit la lumière, elle ne la fait pas. Si les pays que nous explorons sont dans l'ombre, nous n'y portons pas la lumière, nous entrons dans les ténèbres. *
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L'esprit est comme la roue du moulin; il faut un effort et quelque temps pour lui don·ner le branle; mais une fois en mouvement on ne peut pas l'arrêter brusquement.
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L'homme trouve en soi de quoi convaincre les autres sans être convaincu lui-même. La discussion fait la lumière, la polémique attise le feu. Il est peu de mélodies que les paroles ne gâtent. La parole précise et par conséquent restreint, elle ôte à la musique ce vague qui en fait le charme et qui la rend propre à recevoir toutes les· effusions de l'âme. Une mélodie avec paroles, c'est une place prise, on n'y peut plus rien mettre de soi.
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En passant du mode mineur au mode majeur, il semble que la mélodie sorte d'un nuage triste et doux pour se déployer joyeusement dans l'air pur à l'éclat du soleil.
* ..
Il y a de _beaux airs qui sont comme usés à force d'avoir été chantés. Il faut qu'on les laisse quelque temps dormir; il faut qu'on les oublie, et de l'oubli, quelque jour ils sortent, ils s'envolent renouvelés, rajeunis, et grâce à la beauté qui est en eux, ils recommencent à parcou.rir le monde, charmant les oreiJl es et les cœurs.
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* •• Aujourd'hui le monde est devenu bien charitable, mais cette charité a pris un nouveau caractère. A-t-on quelque navrante infortune à consoler, faut-il secourir les victimes de quelque épouvantable catastrophe,
Entendez-vous le tambourin? Vite à la danse, vite à la danse,
comme disaient nos aïeux. Cette charité- dansante et récréative, d'un caractère éminemment pratique, c'est vraisemblablement à quelque phil-osophe · utilitaire qu'elle a dû le jour. Danser pour son plaisir est chose peu méritoire; mais · danser pour les autré's est chose à la fois utile et agréable; agréable à ceux qui dansent, utile à ceux pour qui l'on da·nse : utile dulci. Ce philosophe connaissait à fond la nature humaine; il savait que la pitié ne donne guère que des larmes; il lui adjoignitle plaisir qui est plus généreux. Avant de se mettre en branle ces danseurs pitoyables doivent préalablement, ce nous semble, bannir de leur pensée l'image des douleurs qu'ils vont secourir en cadence; car si tout à coup, en plein quadrille, venait à surgir dans leur esprit le tableau des effroyables broyades du chemin de fer, ou des horri. bles écrasements de la mine; si les cris.déchirants des victimes venaient à se mêler aux
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sons harmonieux de l'orchestre, le cœur pourrait leur m~nquer, et leurs jarrets risqueraient de se détendre. .\' *.\' Enfin, peu à peu, les choses retrouvent1e1:1r véritable nom. - « Vous avez commis de nombreux vols », dit le Président des assises au chef de bande Pini. -Des vols ? - répond l'inculpé, des vols? jamais. Mes associés et moi, nous ne volons pas, nous exproprions. Nous ne sommes pas des voleurs ; nous sommes des anarchistes expropriateurs. Le mot est heureux ; cependant l'honnête Pini eût pu ajoqter : pour cause d'utilité publique, rendant ainsi au vol son véritable caractère de justlce sociale et de réparation. Comment les tribunaux ont-ils encore le .courage de punir leurs plus précieux auxiliaires? Désormais, nous l'espérons bien, l'on n'entendra plus les prétendues victimes de prétendus vols, dire improprement : - J'ai été volé; - mais bien, j'ai été exproprié. Il faut que la pensée se répande au dehors comme se répand l'eau des sources; si elle séjourne, si elle reste stagnante, elle pèse sur l'esprit, elle se dessèche ou se corrompt.
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La patience qu'on montre à écouter les autres est la marque d'un esprit sûr de lui-même.
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Ceux qui ne vous laissent pas achever la phrase commencée semblent craindre d'oublier ce qu'ils ont à dire.
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En toute chose il faut se défier des résultats trop prompts. Le peuplier pousse vite, mais c'est du bois tendre; le chêne y met le temps.
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Les gens qui n'ont rien à dire sont justement ceux qui parlent le plus .
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Pas de rose sans . epmes, nous dit le proverbe : oui, mais que d'épines sans rose!
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Une rose fanée est encore une rose.
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L'homme n'est bien que là où il n'est pas .
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Il y a quelques hommes fins; mais combien plus nombreux sont les finauds!
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Avec le temps toutes nos railleries se retourD"ent contre nous .
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Les villes bâties en une fois sont géométriques; les autres sont irrégulières. Les pre-
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mières sont l'œuvre d'un seul, les autres, de tout le monde; les premières ont l'unité d'une conception individuelle, les aut~es offrent l'image de la diversité des goûts, des besoins, des intérêts.
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C'est un bien triste symptôme que cette séparation de la morale et de l'art; elle sent le divorce, et le divorce naît de la haine ou d'une incurable antipathie. Maintenant surtout que . les manifestations de l'art sont si variées, si nombreuses, qu'elles se répandent à profusion non seulement dans le monde où le luxe déborde, mais même dans les couches inférieures de la société où, grâce à des procédés ingénieux, elles arrivent sous des formes réduites, simplifiées, mais peu coûteuses, l'art peut devenir et est déjà devenu un puissant véhicule d'immoralité .
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••
Ce qui tout à l'heure était tout poµr nous, l'instant d'après n'est plus rien . Il y a une galanterie qui n'est que le manège et le prélude de la séduction; il y en a une autre, plus noble, qui est un hommage rendu à la beauté et à la vertu. Celle-ci a honoré l'hôtel de Rambouillet dans ses premiers beaux jours; des évêques, les Huot, les Fléchier l'ont pratiquée; l'autre est de tous les
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temps, mais le xvn° siècle en a fait un art et en a rédigé le code.
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Certaines gens sont comme ces fu.=;ils qui partent tout seuls.
•• Dans ce temps où les métiers s'élèvent souvent à la hauteur des arts, par contre les arts descendent souvent au-dessous des métiérs.
* •• Heureux siècle que celui où une femme peut acheter tout ce qui lui manqué ou qu'elle a perdu, cheveux, dents, teint, gorge, taille, etc.! On a ainsi des femmes artificielles qui font la joie des autres.
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Les gens d'esprit ont un travers, c'est de vouloir montrer leur bêtise aux gens bêtes; en quoi ils ne font pas preuve d'esprit, car si les gens bêtes pouvaient comprendre qu'ils le sont, ils ne le seraient pas tout à fait, ou ils cesseraient de l'être.
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Les hommes sont comme les monnaies ·; ils gagnent du brillant et perdent de leur valeur. par le frottement.
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Les doux souvenirs sont des fleurs merveil· 1euses, qui au lieu de se faner avec le temps., gagnent toujours en fraîcheur et en parfum. Décidément, l'exposition est entrée dans nos mœurs; on expose trop, on expose tout. La charge était restée jusqu'à ce jour dans l'atelier, et elle y était à sa place; mais ne voilà-t-il pas qu'elle s'avise d'en sortir et de se produire ambitieusement sous lenomd'arts incohérents ? Des tableaux calembourgs, ou des calembourgs en tableau, n'est-ce pas charmant? mais c'est à la foire que devraient s'ouvrir ces expositions.
•• On abuse de sa santé jusqu'au jour où l'on n'en peut plus user.
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L'art s'élève au-dessus du bon sens, mais il y plonge ses racines; il faut qu'on en retrouve les sucs nourriciers jusque dans ses fleurs les plus hautes et les plus éclatantes.
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Les grands hommes sont comme les statues colossales ; il ne faut pas les r~garder de trop près, on voit alors qu'elles manquent de fini.
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Avouer qu'on s'ennuie quand on est avec soi-même, c'est se faire un mauvais compli-
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ment; c'est reconnaître qu'on n'est pas alors en bonne compagnie.
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Si les femmes pouvaient avoir de l'ambition, peut-être auraient- elles moins de vanité.
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Quand nous avons été heureux en quelque lieu, il s'en forme dans notre esprit une image . que le temps et la distance ne font qu'embellir.Mais si par la suite le hasard ou les regrets nous y ramènent, tout nous semble changé, enlaidi; à peine en pouvons- nous croire nos y~ux.Il en serait de même de l'enfance, si l'on pouvait y revenir. Que de choses, aujourd'hui oubliées,no us gâ taient alors nos plaisirs! Telle est la magie du souvenir; il efface les taches sur la toile brillante du passé loin tain.
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Il en est de certains problèmes comme de la lumière qui attire aux fenêtre'!; la mouche prisonni ère . Le pauvre insecte va donner de la tête contre la vitre lumineuse, jusqu'à ce qu'il tombe épuisé par ses efforts; et, aussitôt que ses forces renaissent, il recommence sa lutte obstinée contre l'obstacle invisible. C'est ainsi que nous-mêmes, attirés par la lumière, nous revenons sans cesse nous heurter contre les limites de notre esprit, que nous sentons sans les voir.
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Je ne tiens pas à retrouver dans un livre ce que je prends soin d'éviter dans la rue.
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Nous dépensons au dehors le meilleur de nos forces, de notre esprit, de notre gaîté, nous rapportons au logis la fatigue, l'ennui, le silence. Ne devrions-nous pas au contraire prélever ou réserver pour les nôtres la meilleure part de nous-mêmes?
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La politique est la religion des hommes.
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Il y a de la lâcheté à revenir sans cesse sur les concessions qu'on a faites, ne fût-ce que pour en montrer du regret ou du dépit.
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Les gens qui méprisent ou affectent de mépriser l'humanité sont de tous les plus dangereux; car on se croit tout permis envers ceux qu'on méprise.
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Dans notre patriotisme il entre souvent plus de haine pour l'étranger que d'amo.ur pour nos compatriotes.
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L'homme épris de justice peut devenir partial par crainte de le paraître: Une femme sans enfants, c'est une vocation manquée. ,.*,. . Il faut à toute heure une sentinelle à la porte du cœur pour · écarter les mauvaises pensées.
,. *,.
Les hommes sont généralement bons, quand on ne contrarie pas leurs prétentions et qu'on ne blesse pas leurs intérêts. Pour vivre en paix avec eux, il suffit de ne pas leur nuire, et de ne pas heurter l'opinion qu'ils· ont d'euxmêmes. ,. *,. Il y a plus de grands écrivains que de grands hommes, et le talent est moins rare que la bonté.
,. *,.
Le , mérite et la vertu rendent modeste; et pourtant ce sont les seules choses dont on puisse légitimement s'enorgueillir; tout le reste est affaire de hasard. Mais les hommes sont plus vains de ce qu'ils tiennent du hasard que de ce qu'ils se doivent à eux- mêmes ; et l'opinion est pour eux; elle met les biens de fortune au-dessus du mérite personnel, sans
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doute parce qu'ils coûtent moins cher à acquérir, et que chacun peut en espérer sa part; sans doute aussi parce que 1~ possession et la jouissance en paraît plus agréable, et que ceux-là même qui en sont privés ont plus à attendre de ceux qui les possèdent. Un riche a plus de courtisans qu'un ho)llme vertueux.
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Pour se déployer le talent modeste a besoin de sentir autour de lui la bienveillance ; c'est ainsi qu'il faut aux germes une certaine chaleur pour favoriser leur éclosion.
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L'esprit qui travaille est ·c omme un vase poreux qui se remplit lentement, par infiltration. Quand il est plein, il se vide par la p lume et se répand sur le papier; puis le travail d'absorption recommence.
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Qui ne s'est arrêté dans la rue pour voir passer ces beaux chevaux de trait, au large poitrail, à la forte et fière encolure, qui laissent les chiens japper, aboyer, sauter devant eux, jusqu'à leurs naseaux, sans même paraître s'en apercevoir. Ils font penser à ces puissants et laborieux écrivains qui poussent droit devant eux et s'avancent tranquillement, résolument au milieu des aboiements d'une presse haineuse et jalouse.
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Ils sont à plaindre les hommes qui ne peuvent supporter ni la solitude ni la société de leurs semblables, et qui ne reviennent à l'un e que par ennui de l'autre .
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L'allaitement maternel est comme une seconde ges tation; après avoir porté et nourr i son enfant au-dedans d'elle-même, la mère le porte et le nourrit en dehors, mais toujours du sien. La femme qui, sans y être forcée, m et son enfant en nourrice, n'est qu'une demimère.
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La chasteté chez les femmes est la première perle du collier, celle qui retient toutes les autres; si par malheur elle vient à tomber, tout le collier s'écoule.
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Que de gens passent leur temps à le perdre!
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Le fameux adage : La force prime le droit, si cher à l'All emagne, n'est qu'une constatation et point une justification; il signifie simplement que les choses sont au rebours de ce qu'elles devraient être, et que la force se passe du droit; mais cela même est faux, et le droit
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vaincu mine insensiblement la force triomphante. Les apparences de la vertu sont la plus sava nte parure du vice.
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Les religions et les philosophies établissent des règles de conduite pour tous; mais chacun ajuste ces règles générales à sa propre fa iblesse; chacun entre en accommodement avec ses passions, son tempérament, son hu meur; chacun se fait une philosophi e, une relie-ion à sa taille, à sa convenance; autant d'hommes, autant de religions et de philosophies différentes.
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Les sages de l'antiquité étaient des esprits d'élite ; ils formaient une sorte d'aristocratie intellectuelle et morale. Le Christianisme a démocratisé la vertu; les saints sont gens du pe uple, au moins en très grand nombre.
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On cherche maintenant dans les exercices physiques un remède aux maladies morales qui consument la jeunesse; on pourra trouver un palliatif, on n'y trouvera pas un remède; le corps peut aider à la guérison de l'â me, il ne la guérit pas; il y a des âmes mal ades dans des corps vigoureux, et des âmes saines dans des corps malades.
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Les femmes en général, celles du peuple surtout, ne font pas grand cas de l'instruction, parce qu'elles voient qu'avec moins d'instruction que les hommes, elles ont plus de bon sens, plus de conduite et souvent plus d'esprit. ·
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La plupart des entreprises n'échouent que parce qu'on n'a pas su se tenir dans les limites du plan primitif. * Ceux qui onUong.temps vécu en pays lointain parmi des races inférieures, au milieu des marques de respect et d'obéissance, avec le sentiment ,sans cesse ravivé et accru de ·leur supériorité intellectuelle, ceux-là revenus dans la· mère-patrie, se retrouvant en pays d'égalité, entourés d'indifférence ou exposés à cette critique maligne qui est dans nos mœurs, ceux-là, dis-je, ne tardent pas à tourner leurs· regards vers les lieux qu'ils - nt o quittés et à éprouver les premiers symptômes du mal des colonies, où la facilité des mœurs, la Liberté de la vie les r;ippelle encore.
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RUBANS ET PALMES
L'ambition! mais c'est le sentiment le plus naturel etle plus universel qui soit au monde; les bêtes elles-mêmes ont de l'ambition ; elles veulent se surpasser les unes les autres. Ambitieuse, l'alouette qui veut monter, monter toujours plus haut; ambitieux le pinson, qui va se percher sur le bout du plus haut rameau des arbres, pour de là dominer ses· pareils ; ambitieux, l'impertinent moineau~ qui va se poser sur le front des statues, et de ce poste élèvé semble narguer les passants. Ambition, ambition, en vérité, je vous le dis, tout est ambition. ,,. *,,. Contraste piquant! Jamais les hommes n'ont été si avides de distinctions honorifiques que par ces temps d'égalité à outrance. Chassé à coup de fourches, le naturel est revenu au galop ; il est en pleine révolte contre la tyrannie de l'immortel principe. Sans doutel'égalitéestpartout en montre; ins18'
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crite en tête de la constitution, consacrée par les lois, gravée sur tous les édifices, elle s'offre partout à l'esprit et aux yeux, elle résonne à nos oreilles, elle est sur toutes les lèvres, mais elle n'est point dans les cœurs. Chacun la réclame et personne n'en veut; c'est à qui mettra entre soi et les autres quelque différence, une croix, un ruban, un liseré, un rien, mais enfin quelque chose.
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Aussi chaque année voit éclore quelque ordre nouveau ; il y en a de toutes les couleurs; l'arc-en-ciel n'y suffit plus; il faut en arriver aux nuances. L'appétit des distinctions est universel; le paysan lui-même en veut; la charrue est devenue ambitieuse ; on lui a donné le mérite agricole. En poussant dans cette voie, l'on finira par retrouver l'égalité ..... dans les distinctions; tout le monde sera peu ou prou décoré.
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Tout compte fait, là passion la plus commune est la vanité.
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En parcourant l'interminable liste des récompenses décernées par les jurys de !'Exposition universelle, on pense involontairement aux distributions des prix dans ces petites pensions, où pour ne mécontenter personne et pour grossir la clientèle, on trouve le
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moyen de récompenser jusqu'aux derniers élèves. Voici qu'on vient de nommer chevaliers de la Légion d'honneur des fabricants de corsets, de boutons et de cirage ! Cela donnera au moins du lustre et du vernis à cette distinction quelque peu défraîchie. Sérieusement, il nous semble qu'on fait fausse route, etqu'onesten train d'altérer profondément le caract~re d'une institution éminemment utile et noble, et de la compromettre, de la perdre peut- être, en la rabaissant. Il n'y a pas d'honneur à faire un corset commode,des boutons solides ou du cirage brillant : il n'y faut qu'un peu d'habileté, d'ingéniosité si l'on veut, et ce genre de mérite, qui n'est point désintéressé, trouve sa récompense naturelle et légitime dans un débit p lu s considérable des objets perfectionnés. Qu'on les signale aux acheteurs, qu'on leur donne des mentions, des médailles même, soit; mais la décoration, non.
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L'honneur ne consiste pas à trouver un moyen de s'enrichir; il consiste à faire tout son de.voir, plus· que son devoir, soit dans le cours d'une vie laborieuse, exemplaire, consacrée au service de la patrie ou de l'humanité; il implique l'idée de l'effort désintéressé, du sacrifice; il suppose un but élevé, des sen-
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timents nobles, la poursuite d'un idéal, ce qu'il y a de plus grand et de meilleur dans l'espèce huinaine. L'homme qu'il faut honorer, c'est celui qui fait honneur à ses semblables, celui dont la conduite, les œuvres, les services inspirent ou l'admiration ou la reconnaissanèe publique, ou au moins une estime profonde, .un respect absolu. Le bon cirage s'achète; c'est bien, mais c'est assez .
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Ces gens qui de !!honneur et du symbole de l'honneur faisaient un trafic déshonorant; ces débitants de ruban rouge à tant le nœud, à tantlarosette; ces courtiers éhontés d'ùn trafic honteux; ces dénicheurs et ces exploiteurs de vanités avides et sans scrupules; ces vendeurs de ce qui ne peut se vendre, qui adjugeaient l'honneur au plus offrant et dernier enchérisseur; c'est dan.s la maison même du chef de l'Etat, c'est près d1,1 gardien même de l'honneur national, qu'ils avaient installé leur commerce; vit-on jamais cynisme pareil ?
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Bon! voilà qu'on va élever une statue à un gantier! espérons que la statue aura des gants. Mais avant les gantiers, nous aurions voulu voir couler en bronze quelque bon et .honnête cordonnier qui aurait trouvé l'art de faire des chaussures inoffensives; celui-là au moins serait un bienfaiteur de l'irnmani.té souffrante;
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combien plus vite marcherait l'humanité dans la voie du progrès, si elle était mieux chaussée, et si l'on ne prenait plaisir à lui martyriser les pieds !
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Les socialistes aspirent au jour où l'Etat devenu seul et unique propriétaire, fixera la tâche et le salaire des citoyens devenus tous ouvriers-fonctionnaires; cet idéal ·séduisant n'est point une chimère; il est en partie réalisé. L'Etat n'est-il pas en effet le grand appréciateur du mérite et de la valeur des citoyens? N'est-il pas le dispensateur souverain des distinctions honorifiques et des récompenses? C'est là une sorte de socialisme d'Etat moral ; c'ést un acheminement; un peu de patience, le reste viendra. Le plus grand acte du plus grand des grands maîtres de l'Université, ç'a été d'attacher proprement le ruban de la légion d'honneur sur cette monstrueuse ordure littéraire qui s'appelle la Terre. Piqué d'émulation, un autre grand maître s'est niis à décorer le Gil Blas et l'Echo de Paris dans la personn·e de ses rédacteurs. Décidément nos ministres de l'instruction publique sont vraiment.fin de siècle, ils ont l'esprit large et dégagé, comme dit le poète, du
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vieux maillot des préjugés; le préjugé moral surtout ne les gêne aucunement. Ces décorations judicieuses sont une indication, une lumière pour les jeunes lycéens; elles doivent aussi accroître prodigieusement la confiance des parents. Jointes à un certain nombre d'autres mesures non moins rassurantes, elles expliquent surabondamment le progrès sensible et constant de la population scolaire dans les lycées et les collèges.
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De toutes les distinctions dites honorifiques il n'en est pas dont on ait fait un aussi scandaleux abus que la palme académique; aussi est-elle tombée non seulement dans le discrédit, ce qui serait déjà fâcheux, mais plus bas, beaucoup plus bas 1 dans le ridicule. Elle est devenue un sujet inépuisable de plaisanteries, un point de mire pour le$ railleurs, une ressource pour les chroniqueurs, un thème pour les vaudevillistes; mais elle résiste, elle tient bon; que dis-je, elle se propage; plus on s'en moque et plus il en pousse; c'est une plante vivace et luxuriante 1 dont la racine est inextirpable. Créée à l'origine pour reconnaître les services réels rendus à l'instruction publique, elle sert maintenant à récompenser toute sorte de prétendus services, de services douteux, indi. rects, insignifiants, prÔblématiques; il arrive · même qu'elle ne récompense rien du tout et
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sert tout simplement à flatter les vanités plus impatientes que difficiles. Autrefois on ne la voyait guère que dans l'Université, son pays d'origine; aujourd'hui elle fleurit partout. C'est par milliers que chaque année, aux dates consacrées, en janvier et en juillet, les palmes s'envolent dans toutes les directions; c'est une pluie; tous les nez sont en l'air, toutes les boutonnières bâillent. Et de temps à autre, dans le courant de l'année, pour consoler les désappointemerits, pour calmer les ardeurs trop vives, pour fermer les bouches trop intempérantes, il y a encore quelques lâchers supplémentaires. Dans tous les ministères, dans toutes les administrations, centrales, départementales, municipales, les palmes tombent en abondance; les préfectures en sont fleuries; les parquets, les tribunaux en sont égayés; elles s'épanouissent jusque dans la préfecture de · police; l'industrie en est nuancée; tous les arts, les métiers mêmes en sont ornés. On n'a qu'à parcourir un ou deux numéros du Bulletin administratif de l'instruction publique, les numéros 881 et 886 par exemple, pour voir comment et avec quelle rapidité se propage et s'étend la palme académique. Elle a en effet ceci de particulier que, lorsqu'elle a fait son apparition dans une administration quelconque, à un degré quelconque de la hiérarchie, . elle ne tarde pas à mon ter ou à descendre tous les autres degrés et à remplir le cadre admi-
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nistratif tout entier. Et la chose se comprend sans peine; car, si par bonne aventure un fonctionnaire s'est vu palmer, à dater de ce jour, ses supérieurs ne peuvent plus décemment rester sans palmes ; et si au con traire c'est le chef qui le premîer a été gratifié des palmes, en bon prince, il tient à honneur de les obtenir pour ses subordonnés. C'est ainsi qu'on peut voir (pages 927 à 938 des numéros cités plus haut) la palme académique descendre de l'uniforme d'un préfet à la veste d'un simple commis, en passant par les boutonnières des chefs et sous-chefs de bureaux, des secrétaires et sous-secrétaires, etc.; c'est ainsi que cet insigne, insignifiant s'il en fut, va de l'ingénieur au contre-maître, du trésorier-payeur général au modeste comptable, du directeur des bâtiments civils aux rédacteurs à la direction, des juges et procureurs aux simples gref·fiers, des médecins en chef aux vétérinaires, aux sages-femmes ; des docteurs ' aux préparateurs et ex-préparateurs de produits pharmaceutiques, des peintres célèbres aux décorateurs de théâtre et aux restaurateurs de tableaux, des chefs de musique aux liquidateurs des retraites de l'Opéra. La palme est ce qu'on pourrait appeler une ·distinction égalitaire, quoique les deux mots semblent s'exclure. Les topo - typo - hy dro - carto sténo - litho - photographes en ont leur large part; les opticiens, horlogers, relieurs , serruriers, etc. ne sont po int oubliés; il y a
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même quelques nominations qui portent à 1~ rêverie, comme celle d'un commis à la r égie de certain palais, et celle d'un inspecte1t1· des pêches; nous n'inventons pas, nous citons. Quand on songe maintenant que chacune de ces innombrables demandes, car en général les palmes se demandent, doit être instruite par l'administration; que chacune d'elles met en branle une douzaine et plus de personnes qui écrivent, intriguent et se remuent pour le solliciteur; que l'administration doit lire et contrôler toutes ces lettres, en écrire d'autres en réponse, recevoir toutes ces visites et en provoquer d'autres pour se renseigner, on est tenté de croire qu'elle pourrait aisément faire de son argent, de sa peine et de son temps, un emploi beaucoup plus profitable. Car à quoi peut bien servir cette triple dépense sinon à faire rire à nos dépens? s'imagine-t-on bonnement qu'on arrivera à satisfaire les exigences croissantes de la vanité universelle mise en appétit? Une demande accueillie en attire cent autres; une nomination éveille mille désirs et mille espérances; on est débordé, on sera submergé. Si l'on ne veut pas supprimer la palme ou au moins la faire rentrer dans ses anciennes limites, nous ne voyons qu'un moyen d'en finir : ce moyen est simple, il consiste à nommer d'emblée ef d'un seul coup tous les Français officiers d'Académie, tous les Français et
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toutes les Françaises. On naîtra officier d'Académie, et à sa majorité, on deviendra ipso facto officier de l'instruction publique. Ce sera le triomphe de l'égalité dans la distinction.
�IX
CECI ET CELA
Il est des penseurs dans l'€sprit desquels la pensée coule comme l'eau dans le lit d'un fleuve tranquille; il en est d'autres que le flot de leurs pensées tourmente et ravage, comme ces torrents qui rongent et arrachent leur lit etleurs bords.
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Il y a des hommes qui ont le goût de la se rvitude, comme les autres ont le goû t de l'indépendance. On peut déjà se faire mie idée du caractère d'un homme à la façon dont il ouvre une porte ou la ferme.
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Rien d'irritant comme des conclusions triomphantes à la suite d'un raisonnement sophistique.
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A force de se creuser la tête on finit par la vider.
•• Les plaisirs perdent en durée ce qu'ils gagnent en intensité.
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Il n'est rien comme les névrosés pour vous donner sur les nerfs. * •• On ne se trouve pas assez riche pour habiller simplement la vertu, mais on l'est assez pour couvrir le vice de soie et de bijoux.
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_ L'impression est pour un ouvrage ce qu'est l'encadrement pour un tableau; elle en fait valoir les beautés et ressortir les défauts.
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*
On cherche la direction des ballons, a-t-on trouvé celle de l'homme? La poésie sert à dorer la pilule de la vie. Les théâtres étaient autrefois des édifices publics; beaucoup ne sont plus :que des maisons publiques.
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*,,.
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La bêtise est comme le marbre : le temps, la pluie, la grêle, ne lui font rien; elle se conserve. Les autres hommes sont comme le bois, qui ressent toutes les influences athmosphériques, qui se resserre, qui se dilate et qui s'use.
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L' esprit,dans le mauvais sens du mot,suppose l'intention de briller, de surprendre, de se faire valoir et admirer, de montrer sa supériorité sur les autres; c'est la vanité qui le travaille; il n!attend pas l'oscasion de paraître, il la devance, il la rech~rche, il la prépare ; aussi ne peut-il être naturel. Il attire l'attention, il la provoque, il la force. De sa nature il est avide et insatiable d'éloges; il est jaloux, jl veut tout pour lui seul, il entre en lutte avec les autres; ne faut-il pas qu'il les éclipse, qu'il éteigne leurs feux? . ,,. *,,. Nos souvenirs sont là dormant dans notre mémoire comme une couche épaisse de feuilles tombées; mais qu'un souffle vienne à passer, il les soulève et les fait tourbillonner.
,,. *
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On ne peut plus être à quelqu'un quand on a été à tout le monde; les mariages d'artistes sont des divorces avec le public.
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�CHEMIN FAISANT
Bien des gens ressemblent à ces bouteilles trompeuses dont l'incapacité est savamment déguisée par l'épaisseur du verre.
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Le spiritualisme fait le mort; il pourrait bien en mourir.
•• Il y a des gens nés sous une d heureuse étoile que leurs fautes, leurs sottises, leurs bassesses même tournent à leur avantage.
Ce qu'il y a de plus pénible dans un état maladif, c'est qu'il nous ramène sans cesse à nous, qu'il nous ti-ent sans cesse occupés de nous-mêmes.Ce n'est pas vivre que d'être ainsi rivé au moi. * Il faut bien plus de force pour endurer patiemment une souffrance médiocre mais longue, que pour supporter courageusement une souffrance aigüe mais courte .
*
..
Quel service nous rendent les occupations professionnelles, en nous enlevant à nousmêmes et en nous affranchissant de la tyrannie du moi!
•• C'est un mauvais signe de ne pouvoir se
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plaire dans la société de ses semblables; c'est une preuve qu'on est plus sensible à leurs défauts qu'à leurs qualités. Mais on expie à la longue cet excès de délicatesse, car on finit par se lasser de sa solitude, l'on souffre de ses propres défauts comme de ceux des autres, et l'on court risque de ne plus pouvoir se supporter soi-même. D'où vient qu'on peut lire une absurdité et qu'on ne peut l'entendre? En rencontrant une absurdité écrite, on sourit et l'on passe; mais l'autre n'est p·as une lettre morte, elle est vivante, elle a chair et os, elle se défend, elle s'obstine ; or la résistance irrite et celle-là surtout. Qu'est-ce au fond qu'une absurdité, sinon la négation d'une vérité évidente? Or la négation de l'évidence attaque l'essence même de l'esprit, sa loi fondamentale, la condition même de son existence.
...
*
Celui qui cultive la poésie tout en exerçant une profession,attelle un cheval sauvage avec un cheval de labour; l'un finit par entraîner l'autre.
* ••
A peine avons-nous quitté une opinion que nous devenons d'une sévérité inouïe pour ceux qui la professent encore.
* ••
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Les connaissances dont nous faisons le plus volontiers parade sont précisément celles que nous venons d'acquérir et si nous trouvons quelqu'un qui en soit dépourvu, nous ne manquons pas d'en témoigner la plus grande surprise.
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L'avenir est un mirage, qui recule à mesure que nous avançons,et qui nous attire tout doucement jusqu'au bout de la vie. L'esprit est comme la vue; à force de regarder, la vue se brouille; à force de réfléchir l'esprit se trouble.
,,. *
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Il y a des esprits voyageurs, il en est de sédentaires; il y a des esprits mobiles qu'on ne retrouve jamais dans les mêmes dispositions, et d'autres qui n'en changent pas; il en est d'inquiets, et d'autres qui sont indifférents; il en est qui passent par tous les systèmes, $ans pouvoir en trouver un où ils se reposent, et d'autres qui se logent d'abord dans un système, comme dans un nid fait pour eux, et qui n'en bougent plus.
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Combien de femmes passent leur vie à faire désirer ce qu'elles ne peuvent ou ne doivent point accorder!
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On peut rechercher la nature par amour pour elle ou par haine de la société. La nature est comme la lecture; ce n'est point la solitude, c'est un entretien qu'on commence et qu'on interrompt à volonté. Avec les hommes, les rapports sont difficiles, délicats, épineux; on se froisse, on se heurte, on se pique, on se blesse ; avec la nature, rien de pareil; d'elle on n'a rien à craindre, point de reproches, point de caprices, point d'humeur, point d'aigreur, point de contradiction; toujours égale, toujours douce, accueillante, souriante, elle ne nous dit que ce que nous lui faisons dire, ou elle nous écoute en silence.
'f 'f
*
Travailler au démantèlement de la conscience humaine, s'acharner à la démolition de l'édifice moral qui a abrité les générations passées, c'est ce qu'on appelle aujourd'hui du beau nom de progrès. Il en est de l'ancienneté des opm10ns, comme de celle de l'âge et des services; elle devrait être up titre à la confiance et au respect, elle est un suj·e t de défiance et de raillerie. Les contemporains sont dédaigneux du
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passé; dans ce dédain il entre beaucoup de sottise et quelque ingratitude; car c'est Je passé qui a mûri les fruits que le présent recueille.
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En fait d'art, il n'y a pas de petites choses; le plus léger coup de pinceau suffit pour éborgner un portrait.
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Le génie est un foyer de lumière ; le talent est un miroir réflecteur.
..
Quiconque reconnaît une autre autorité que celle de la raison dans les choses de l'esprit et celle de la conscience dans les choses de la conduite, celui-là n'est pas véri~ablement un homme; il ne s'appartient pas. La négligence dans le style c'est comme la malpropreté sur la personne .
•• Si vous aimez ardemment, si vous admirez passionnément quelque chose, soyez sobre de confidences et choisissez vos confidents. L'admiration est un des sentiments les plus doux mais aussi les plus délicats de l'âme humaine; un souffle de critique suffit parfois à le flétrir; et le cœur qui s'épanouissait se resserre douloureusement.
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...
Certaines idées ont l'importunité irritante et invincible des moustiques ; elles ne nous lâchent qu'après mainte piqûre .
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Les littérateurs contemporains veulent à tout prix nous faire connaître la vie telle qu'elle est, mais nous la connaissons, nous ne la conn,.aissons que trop; si seulement ils voulaient se borner à nous la rendre agréable!
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Les femmes d'aujourd'hui veulent devenir docteurs; mais quoi! ne le sont-elles point? leur vocation naturelle n'est-elle pas de consoler et de guérir? qu'elles restent donc médecins, et qu'elles se gardent de devenir docteurs : en gagnant le grade elles perdraient leur sexe. Leur place est au chevet des malades et non à l'amphithéâtre.
,,. *,,.
Les anciennes villes avec leurs rues tortueuses, étroites, sombres, leurs irrég·uiarités sans nombze, leurs maisons rebelles à l'alignement, qui avancent, surplombent ou reculent; cette variété infinie des fenêtres, des balcons, des tourelles, ce mélange de palais et de masures, sont la parfaite image de la société au moyen âge; de même nos cités modernes aux formes géométriques, aux rues
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larges, droites, symétriques, aux maisons confortables et presque toutes semblables, révèlent une société qui aime l'aisance, la lumière et l'égalité.
,,.*,,.
L'homme qui s'est un moment écarté de son naturel y revient peu à peu, comme le fil à plomb revient à la verticale après quelques oscillations.
,,. *,,.
L'idéal de la vie c'est de trouver réunis en une même femme l'amour et l'amitié.
,,. *
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Beaucoup de nos pensées sont comme les oiseaux de passage : elles ne font que traverser l'esprit.
,,. *,,.
Le plaisir et la joie ne peuvent être que des accidents dans la vie; s'ils duraient, ils auraient bien vite épuisé nos forces physiques et morales. L'idée du bonheur implique il est vrai la plénitude et la durée; mais c'est une pure conception de l'esprit; la condition lrnmaine ne comporte que des moments de bonheur, et d'un bonheur ·qui n'est point et ne peut être parfait. ,,. *,,. Prêtres et médecins se ressemblent; aux uns l'on montre les plaies de l'âme, aux autres,
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les plaies du corps. Ils se font tous les deux une triste idée de l'humanité ; pour le prêtre, l'homme est un être déchu; pour le médecin, c'est un simple animal; heureusement la foi et la pitié les sauvent du mépris.
Il est instructif de suivre les formes et les péripéties du combat que l'opulence oisive est forcée de livrer à l'ennui qui l'assiège. Que d'argent, que de force, que d'adresse gaspillés en folies dans cette lutte stérile contre un ennemi invisible et invincible, qu'on peut bien écarter un moment par un violent effort, mais qui regagne le terrain perdu aussitôt que l'effort cesse! Et comment ne pas songer à tout ce qui pourrait se faire de bon et de bien avec cet argent jeté par toutes les fenêtres, avec ces forces dépensées en pure perte, avec cette adresse employée· à des riens !
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~
On poursuit les sophistiqueurs de boissons, les falsificateurs de denrées alimentaires, mais aux empoisonneurs des âmes on laisse liberté pleine et entière; est-ce donc que l'àme a moins de prix que le corps? cependant le mal moral n'est pas moins dangereux que l'autre et le plus souvent il en est la cause. Ont-ils l'âme saine ceux qui empoisonnent les corps ?
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Un grain de bonté vaut mieux que des amas de science.
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Les écrivains descriptifs sont des copistes plutàt que des écrivains; ils ne choisissent pas, ils ne disposent pas, ils reproduisent, leur personnalité s'efface, ils sont passifs et se réduisent au ràle de plaques photographiques.
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La beauté, la grande beauté est un don redoutable; elle fond la volonté, elle peut engendrer le crime et la folie. Une femme véritablement belle devrait avoir peur d'ellemême, tant elle peut faire de mal, tant est grande sa respqnsabilité.
* ..
L'indulgence chronique des jurys révèle à la fois l'affaiblissement de la conscience publique et l'obscurcissement de la raison. Certains acquittements touchent à la complicité; ce sont au moins des aveux de défiance de soi-même et comme des actes de prudence personnelle. Bien des gens tirent vanité du lieu qu'ils habitent, et, chose plaisante, cette vanité va croissant avec le chiffre de la population. C'est quelque chose d'être de Rouen, mais de Lyon ! mais de Paris!
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Les grands acteurs, ceux qui font les premiers rôles sur la scène politique peuvent se relever d'une chute; ils ne se relèvent pas d'un mot malheureux. Chaque fois qu'ils tentent de reparaître et de remonter sur la scène, on leur lance à la tête le mot inévitable, et l'homme au cœur léger est contraint de rentrer dans l'ombre.
*
Toute société a ses extrêmes, et l'extrême misère et l'extrême opulence engendrent, l'une des crimes, l'autre des vices monstrueux, l'une par le désespoir où elle jette, l'autre par la sécurité qu'elle assure. Dans ces couches extrêmes la disproportion est trop grande entre la faiblesse naturelle de la volonté et la violence des passions ou exaspérées par les souffrances ou surexcitées par l'abus même des plaisirs. Dans le milieu au contraire régnait jusqu'à présent un certain équilibre moral maintenu par les croyances religieuses ou philosophiques et le souci de l'opinion. Pouvons-nous dire qu'il en soit de même encore aujourd'hui ? ne semble-t-il pas que les extrêmes sont devenus pires et que le milieu commence à se corrompre?
·,,. *,,.
Celui qui critique semble au-dessus de celui qui admire; il témoigne d'un esprit déli-
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cat, difficile, exigeant, qu'on ne saurait satisfaire à peu de frais, d'un esprit supérieur enfin. Il regarde les choses d'en haut, non sans quelque dédain; il les domine. L'autre, celui qui admire, regarde d'en bas, il est dominé; le premier a l'avantage de la position. Voilà pourquoi, c'est l'esprit critique qui anime toutes les conversations, c'est le ton satirique et railleur qui prévaut. l-'ersonn~ ne se soucie de prendre les rôles ingrats; on abandonne l'admiration aux naïfs, aux petits esprits, contents de peu. Peut- être aussi y at-il beaucoup plus à critiquer qu'à admirer dans ce monde.
"*
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Les excursions dans le pays des songes sont un peu comme les voyages en ballon; la difficulté est de redescendre et d'atterrir. L'homme est le laboureur et le jardinier de son propre esprit.
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•
".
La critique moderne se pique d'une rigueur scientifique, elle traite la grandeur morale comme un corps composé; elle la soumet à l'analyse chimique, et après en avoir éliminé les éléments étrangers, elle constate qu'elle se réduit à rien.·
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Tous les systèmes sont des lits de Procuste.
*
Notre pauvre globe est bien déchu depuis quelques siècles; autrefois c'était le centre du monde; planètes, soleil, étoiles, tout avait été créé exprès pour lui. Aujourd'hui le voilà relégué parmi les moindres satellites d'un soleil qui lui-même est noyé dans la poussière de ses pareils. Voilà de quoi rabattre l'orgueil de l'homme et agrandir l'idée de la divinité! Nous sommes des acteurs éphémères sur une scène éternelle.
•*• Il en est de la civilisation comme du globe terrestre; elle s'est formée par une suite de révolutions.
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L'ACADÉMIE ET LA LANGUE
Certains auteurs contemporains croient devoir prendre la précaution de refuser d'avance à l'Académie un fauteuil qu'on ne leur offre point; c'est à la fois une impertinence et une imprudence : une impertinence, parce qu'il y a mieux à l'Académie que MM. X. ou Z.; une imprudence, parce que c'est bien en parlant de l'Académie qu'il faut se garder de dire : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. » Combien avaient fait les dédaigneux, qu'on a vu plus tard tourner piteusement autour du bassin en avançant les lèvres!
•
. ....
De l'Académie personne n' a dit plus de mal que les académiciens eux-mêmes; c'est le plus grand éloge qu'on puisse en faire; elle a fini par vaincre et attirer à elle ses plus acharnés détracteurs.
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C'est aux ennemis déclarés de l'Académie qu'on est en droit de dire, comme dans la fable : }.fois attendons la fin. La belle Hélène s'est donc assise dans un fauteuil de l'Académie : Aussi est-ce une immortelle, et dès le temps de Priam, les vieillards aimaient beaucoup la belle Hélène .
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•*•
Après Halévy, Labiche, décidément l'Académie veut s'amuser. Et le dictionnaire? En parcourant les colonnes du dictionnaire de l'Académie, on croirait parfois se promener dans les allées d'un cimetière, tant on y rencontre de mots défunts.
.*.
On aurait pu croire qu'après l'Immortel, le vide allait se faire autour de l'Académie; et voilà qu'à la première vacance, treize candidats se pressent autour du fauteuil vacant; et dans le nombre, on aperçoit, ô surprise, l'ami même de l'auteur · de l'Immortel. Quelle leçon!
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*
On pousse l'Acad.émie à faire un petit coup d'Etat et à décréter la réforme de l'orthographe
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française. L'Académie fera sagement de rester dans son rôle, qui est d'enregistrer sans hâte les changements qui d'eux-mêmes s'opèrent dans la langue. Ceux qui exagèrent à dessein son autorité risquent fort de la compromettre. Le jour où l'Académie s'aviserait d'imposer une réforme, ce jour-là elle provoquerait des résistances qu'elle n'a aucun moyen de vaincre. Comment s'y prendrait-elle pour forcer des écrivains, et des meilleurs peut-être, à subir des innovations qui leur déplaisent ou qu'ils condamnent? Son autorité tient à, l'extrême discrétion avec laquelle elle en use. Une langue, une orthographe, s·e modifient lentement, insensiblement; elles ne se réforment point d'un seul coup et par ordre. Que les réformateurs commencent; puisque plusieurs d'entre eux sont des écrivains de profession, qu'ils écrivent leurs ouvrages selon les lois de l'orthographe phonétique: le public _verra, il jugera de l'effet. Rien ne vaut l'exemple; s'il est bon, il trouvera des imitateurs, et la réforme ira son train, par la seule vertu de l'évidence. Elle a sans doute des partisans nombreux; mais elle a aussi des adversaires. L'accord n'est donc point fait sur la question, et en attendant qu'il se fasse, l'Académie n'a qu'à mettre en pratique la maxime du _sage: « Dans le doute, abstiens-toi.»
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Après avoir banni le grec et le latin d'une
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moitié des études secondaires, on entreprend d'en effacer les traits jusque dans la physionomie de la langue française. Cette prétendue réforme de l'orthographe, cette guerre à l'étymologie, cette défiguration des mots qui parlent à l'esprit et aux yeux, c'est (qu'on nous passe le mot, il est digne de la chose), c'est de la volapüllisation. On est quelque peu surpris de trouver des noms littéraires égarés dans cette entreprise soi-disant utilitaire et réellement barbare.
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U_ e nouvelle pétition vient d'être adressée n l'Académie française. Encouragés par l'exemple des premiers, les nouveaux pétitionnaires ont fait un pas de plus dans la voie récemment ouverte. Il s'agirait de raccourcir un peu ces mots interminables qui encombrent la langue et gênent la circulation. Gens pratiques, les pétitionnaires s'appuient sur certains retranchements déjà opérés par l'usage, et que l'Académie ne saurait tader longtemps à enregistrer. C'est ainsi qu'on ne dit plus parjaitement, naturellement, mais faitement tout court et turellenient, ce qui du reste est encore un peu long. Evidemment il y a là quelque chose à rogner encore; mais ce sera pour une troisième pétition. La seconde ne va pas si loin; elle se contente de couper la tête des mots; l'autre coupera la qu~ue.
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Voici quelques échantillons des raccourcissements proposés : - M. X. jouit d'une grande sidération, (précédemment considération). - Quels progrès a faits la vilisation européenne! (autrefois civilisation). - Connaissez-vous le plan de la bilisation (pour mobilisation). - Votre monstration cloche un peu Uadis démonstration). - Quelle est votre pinion? (vulgà opinion), etc., etc. Il est inutile de multiplier les exemples; ceux-là suffisent pour montrer quels avantages la langue doit retirer de ces décapitations faciles. Les mots décapités ne s'en porteront que mieux; la langue ira d'un train plus leste, n'ayant plus à rouler des vocables aussi volumineux; la plume aussi courra plus vite et ne s'embarrassera plus dans ces polysyllabes broussailleux; les pauvres petits enfants des écoles ne seront plus exposés à se perdre en épelant ces adverbes et ces substantifs où l'on entre comme dans un tunnel, dont on n'aperçoit pas le bout ;(inconstitutionnellemenl, réorganisation); les imprimeurs, les imprimeurs surtout ne grommelleront plus en ajustant d'une main fièvreuse les caractères sur leurs composteurs. Ti1ne is money; les livres s'imprimeront plus vite, ils coûteront moins cher; les auteurs écriront plus vite, nous aurons plus d'ouvrages, et chacun ~ait
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que nous en manquons; les enfants apprendront plus vite, ils resteront moins longtemps à l'école; les discours seront moins longs, les lettres seront plus courtes, les .... Time is money : la vilisation fera des progrès plus rapides, l'Etat et les particuliers feront plus de conomies, ils se richiront. Le but est marqué ; il s'agit d'arriver promptement à une langue monosyllabique. Les articles, les pronoms, la plupart des prépositions et quelques adverbes se contentent bien d'une syllabe, pourquoi les lourds substantifs, les longs adverbes, les gros bonnets enfin, n r- passeraient-ils pas sous ce ni vea_ u égalitaire, et ne seraient-ils pas réduits à leur maximum de densité? il nous faut une langue algébrique et démocratique; nous l'aurons.
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Les néologismes qu'on voit si fréquemment monter à la surface de la langue, sont des indices du travail latent qui se fait au dedans, et de la transformation continuelle des idées et des mœurs. A nulle époque peut-être, les néologismes n'ont été plus nombreux et plus significatifs qu'au temps où nous vivons; chaque jour en voit éclore, et la langue se colore d'une bigarrure de termes nouveaux. C'est au point ·q ue nos dictionnaires semblent dater d'un autre âge, et qu'il faudrait non seu.: lement pour les étrangers qui sont déroutés,
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mais pour les Français eux-mêmes un vocabulaire de la langue courante. Réédité chaque année, ce vocabulaire ou dictionnaire de poche pourrait suivre le mouvement de la langue: il monterait dans le train, que l'Académie, toujours stationnaire, laisse et regarde passer. Avis aux éditeurs .
...
Ce dictionnaire serait singulièrement utile aux futurs historiens ou moralistes qui voudront faire l'histoire ou peindre les mœurs de notre temps. Dans ces néologismes expressifs que l'ébullition des esprits et la fermentation sociale poussent sans cesse dans la langue, ils trouveraient les traces des préoccupations qui nous tourmentent, des ambitions qui nous travaillent, des folies qui nous agitent, des maladies physiques, morales ou mentales qui nous épuisent, des plaies qui nous rongent. Parmi ces mots de la d.ernière heure, les uns désignent des choses nouvelles, des découvertes, des inventions de la science, car il n'y a guère que la science qui nous donne du nouveau; les autres mots ne sont que des doublets ou doublures, qui tendent à supplanter les vieux .vocables dont on est las ou qu'on trouve incolores. Ceux-ci n'expriment donc que des idées anciennes, mais il les expriment autrement, et leur prêtent ainsi un air de nouveauté, ils les frappent au coin du jour.
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Le caractère commun de ces faux néologismes c'est qu'ils forcent la note, qu'ils haussent le ton; ils ont je ne sais quoi de tendu, de violent; autrefois on était altéré de jouissances, aujourd'hui l'on est assoiffé; les passions étaient insatiables,ce qui était vrai et suffisant, elles sont maintenant inassouvies; au fond, c'est à peu près la même chose, mais le mot est pl us brutal, il sent la bête. Dans tau tes ces nouveautés perce l'effort, mais toujours dans le même sens, pour tourner le sentiment en sensation, et pour donner à la sensation elle-même quelque chose de plus intense, de plus aigu, pour la pousser jusqu'au point ou elle confine à la bestialité ou à la douleur. La langue ne parle plus, elle crie. Un néologisme peindra l'effet de ces néologismes; elle est devenue outrancière.
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Gommeux, ratés, avortés, anémiés ou atrophiés, névropathes ou névrosés, ramollis, gàteux, alcooliques, absinthés, morphinés, détraqués, déséquilibrés, décadents, déliquescents, quelle brillante et florissante génération ces vocables nouveaux font défiler sous nos yeux!
•• Camelots , cabotins, tripoteurs, rastaquouères, boursicotiers, book.-makers, horizontales, alphonses, pétroleurs, dynamitards,
!:?O
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éventreurs, découpeurs de femme, quelle fleur de société!
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Cabotinage, maquillage, patinage, flirtage, reportage, chantage, dé binage, trucage, quelles mœurs aimables!
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Réalisme, naturalisme, socialisme, anarchisme, possibilisme, blanquisme, boulangisme, matérialisme, nihilisme, symbolisme, pessimisme, schopenhauérisme, spiritisme, hypnotisme, riénisme, baudelairianisme, quel adorable gâchis!
�NÉCESSITÉ DE L'ÉDUCATION
CONFÉRENCE FAITE A L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES DE L'ÉCOLE NORMALE DE LA SEINE LE
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OCTOBRE
1887.
Mesdames, Messieurs,
Votre Conseil <l'Administration m'a fait l'honneur de me demander une conférence. Je dois l'avouer: mon premier mouvement (on dit que c'est le meilleur) a été de refuser; et je _ ne manquais pas de bonnes raisons pour expliquer mon refus : la première, c'est que j'ai fait, je crois, deux conférences dans ma vie, ce qui n'indique pas une vocation bien prononcée pour ce genre d'exercice. Les autres ... je vous en fais gràce. Cependant, sur les instances de votre honorable président, j'ai réfléchi que j'avais affaire à une association sérieuse, digne et laborieuse, dont l'amitié, chose exqui:;e, est le
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lien, et dont le progrès intellectuel et moral est le but. J'ai pensé que je n'avais pas le droit de refuser le témoignage de sympathie qui m'était demandé, et, faisant violence à mes habitud~s, j'ai accepté et je suis_venu à vous. Vous trouverez tout naturel, je pense-, que je vous entretienne de l'éducation, puisque, malgré mon goût pour les choses de l'enseignement, elle est devenue la plus vive et la plus constante de mes préoccupations, et que toutes les questions, même celle de l'enseignement, ne me paraissent plus qu'accessoires quand je songe à l'importance de l'éducation, à la grandeur du rôle qu'elle est appelée à remplir, à !'insignifiance de celui qu'elle tient encore dans notre société contemporaine et dans l'enseignement à tous les degrés, primaire, secondaire et même supérieur. Je dis supérieur, car deux ou trois chaires d'éducation, dans un pays de 30 à 40 millions d'àmes, me paraissent constituer une proportion dérisoire. L'enseignement, c'est le métier, c'est la profession, ce sont les connaissances générales ou spéciales, c'est l'utile et, si vous voulez, l'agréable, c'est le côté pratique et esthétique de la vie; mais l'éducation, c'est la vie ellemême, c'est l'ensemble de nos relations, depuis les plus étroites, celles qui forment le groupe sacré de la famille,jusqu'aux plus larges, celles qui nous unissent à nos concitoyens, à nos semblables, à l'humanité tout entière.
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C'est la vie avec tous ses devoirs, toutes ses obligations, depuis les plus faciles et les plus douces, celles ,q ue la nature elle-même a formées et qu'elle nous aide à remplir, jusqu'aux obligations les plus pénibles et les plus rigoureuses, celles qui nous forcent à lutter contre notre nature, à la vaincre, à consentir, dans un intérêt suprême, le sacrifice même de notre existence. Oui, Messieurs, l'éducation c'est la vie, c'en est l'apprentissage,et de tous celui-là estleplus laborieux et le plus difficile; car il s'agit d'apprendre à manier non plus un outil de bois ou de fer, docile à notre volonté, mais bien d'apprendre à manier un instrument toutautrement délicat et rude, un instrument qui résiste, qui a e ses entêtements, s_s aveuglements, ses caprices, un outil vivant, la volonté. S'en rendre maître, l'assouplir, la plier à la règle des règles, au devoir, la soumettre à la loi des lois, la raison; utiliser cette force merveilleuse qui s'accroît en se dépensant, c'est là l'objet propre de l'éducation. Au lieu que les autres outils, auxiliaires indispensables de l'industrie humaine, se fatiguent et s'usent à la longue, la volonté, elle, cette faculté puissante et mystérieuse, se développe, se trempe et se fortifie par l'exercice même et par l'usage. De combien l'apprentissage de la vie-est plus malaisé que celui des métiers! De combien il est plus facile aussi d'enseigner un métier, une profession que d'enseigner à vivre, et qu'il
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faut se garder de confondre deux choses si différentes! On peut être bon ouvrier, bon praticien, excellent industriel, parfait agriculteur, même écrivain fameux,et n'être qu'un mauvais citoyen et un homme méprisable. Je vous donnerais des preuves, si ces preuves n'étaient des noms; mais vous n'avez que l'embarras du choix. C'est que, pour les métiersetles professions, il ne faut que de l'habileté manuelle et de l'intelligence, tandis que pour faire l'homme et le citoyen, il faut... dois-je prononcer le mot? il est quelque peu tombé en désuétude; bah! je me ri"sque; il faut de la vertu. Voilà le grand mot lâché. Ailleurs, dans une autre enceinte, avec un aµtre auditoire,_j'aurais dû y regarder_ à deux fois avant de parler de la chose, et me ~ien garder, sous peine de ridicule, d'en prononcer le nom; mais ici, parmi des hommes dont la vie n'est que l'accomplissement du devoir, je me sens à l'abri de ce danger. Nous sommes d'étranges gens, en vérité, et nous nous moquons agréablement de tout le monde, voire de nous-mêmes, et de toutes choses, voire de la vertu. C'est de cette honnête et douce moquerie qu'est fait l'esprit. .. . l'esprit de tout le monde, l'esprit des rues et même des salons. Je prends au hasard un trait entre mille: qui de nous n'a entendu cent fois quelque bonne plaisanterie, quelque douce raillerie s ur l'épitaphe autrefois prodiguée,
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aujourd'hui devenue plus rare: Il fut bon père, bon époux, bon fils ? Voyez-vous ce bon homme qui s'est efforcé pendant sa vie de remplir convenablement ses devoirs, et on l'en félicite après sa mort, et on l'écrit sur son tombeau! Est- ce assez drôle . en vérité! est-ce assez comique, et n'y a-t-il pas là de quoi rire? Vous me direz peut-être que ce n'est pas èlu bonhomme qu'on se moque, mais de l'épitaphe elle-même, qui paraît peu sincère, et provoque l'incrédulité. On a peine à croire que tant d'hommes aient également mérité un pareil hommage, et l'on rit de ce mensonge posth urne, qui ne trompe personne. A la bonne heure, et je veux bien vous donner raison; vous avouerez du moins que ce scepticisme railleur nous prouve jusqu'à l'évidence que l'éducation est chose singulièrement nécessaire, puisqu'il y a si peu, si peu devertu,qu'ilsuffit d'en prêter généreusement aux morts pour faire rire copieusement les vivants. Mais ne montons pas encore jusqu'à ces beaux et .noble_ devoirs qu'imposent le mas riage et la paternité, et qui sont une source intarissable de plaisanteries toujours renouvelées, toujours nouvelles, auxquelles on trouve toujours quelque goût, malgré leur parfaite insipidité et leur banalité héréditaire. Descendons de quelques degrés vers les simples devoirs de société, de relations journalières, accidentelles: croyez-vous que le peuple
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le plus civilisé du monde (vous savez duquel je veux parler), croyez-vous, dis-je, que ce peuple soit un modèle d'urbanité et de courtoisie? Autrefois m·es fonctions sédentaires restreignaient fort le cercle de mes observations; mes nouvelles fonctions que je puis bien appeler circulantes, puisqu'elles se composent de tournées, ont agrandi le champ de mes expérienc~s. L'avouerai-je ! je n'en ai pas appris beaucoup plus que je n'en savais. Le peuple français est bien le plus homogène et le mieux fondu qu'il y ait au monde, et ce que l'on trouve en voyageant ressemble fort àce qu'on voit sans se déranger. Cependant, si je n'ai pas vu du nouveau,j'ai du moins pu constater, ce dont je me doutais, que l'éducation est encore presque partout à l'état rudimentaire, et que, passez-moi le mot, nous sommes à peine dégrossis. Suivez-moi, je vous prie, et voyageons ensemble. Prenons l'omnibus ou le tramway, comme il vous plaira, car c'est tout un, et ce qu'on voit dans l'un, on le revoit dans l'autre. Voici des gens de toute espèce, de toute condition, assis sur deux files parallèles, face à face, nez à nez; ils ne sont pas dans des fauteuils capitonnés, mais enfin ils sont assis. A l'autre bout, sur la plate-forme, il y en a d'autres qui sont debout, et qui n'ont pas l'air à leur aise, car le pavé est dur à Paris comme ailleurs, et il n'est pas toujours égal.
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Eh bien! parmi ces gens qui s'adossent à la cloison, qui s'accrochent à la rampe pour conserver leur équilibre, regardez : je serai bien étonné si vous n'y voyez pas quelque femme à l'air souffrant, peut-être une mère avec son enfant aux bras, ou quelque vieillard chancelant, que le rude et lourd véhicule secoue impitoyablement; pendant que des hommes jeunes et même des jeunes gens restent tranquillement assis, d'un air satisfait, parcourant un journal, ou regardant passer les passants, regardant partout, excepté du côté dé la plateforme. Ah! dame! chacun pour soi, comme dit le proverbe, et l'omnibus pour tous. Ils ont payé, ils sont dans leur droit; on n'a rien à leur dire. Ah! le droit, la belle et admirable chose, surtout quand elle est si bien comprise! Le droit ne connaît que soi, il ignore les autres; les autres pourtant, c'est quelque chose dans ce mond~, car c'est tout le monde, sauf un . Mais ce un-là, il est terrible, et il tient tous les autres en échec et en respect. Cependant, de temps à autre, quelqu'un se lève, et cède obligeamment sa place, et le plus souvent, ce quelqu'un, mû sans doute par un reste de galanterie (encore une chose bien surannée), ce quelqu'un-là est un homme d'un certain âge, qui date des temps préhistoriques où l'homme n'était pas encore profondément imbu du sentiment de ses droits. Mais j'entends la douce voix des locomotives: nous sommes à la gare, il s'agit de s'ins-
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taller, et de s'installer confortablement dans un wagon de choix. Ici nous allons assister à un spectacle curieux et instructif au plus haut point, c'est une des formes les plus intéressantes de la lutte pour la locomotion. Si vous n'êtes arrivés une bonne heure à l'avance, règle générale, les quatre coins sont pris; et les premiers occupants lancent des regards peu encourageants aux téméraires, aux intrus qui font mine de vouloir remplir les places inoccupées. ·C'est ici que la ruse, que le mensonge se mettent de la partie. Dans les vides, des habits, des journaux, des valises semblent garder des places prises, et représent é\oquemment le droit de voyageurs imaginaires. - Monsieur, cette place est libre? - Non, Monsieur, répond d'un ton sec l'un des occupants. Vous lâchez la poignée, et vous allez chercher dans le train quelque wagon moins inhospitalier. J'abrège. Nous voici enfin installés tant bien que mal; le train s'ébranle. Vous promenez un regard râpide et discret sur vos compagnons de voyage : c'est la période d'observation. Chacun est retranché dans sa place comme dans une forteresse, en garde contre les empiètements du voisin, parfois cherchant à s'arrondir lui-même, et à gagner du terrain; enfoncé dans sa personnalité, muet, indifférent, ou dédaigneux, ou maussade. Si votre nature expansive vous pousse à lier conversation, te-
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nez-vous pour un être privilégié si en réponse vous obtenez autre chose qu'un oui, un non prononcés du bout des lèvres, ou même un simple signe de tête affirmatif ou négatif, parfois accompagné d'un regard désobligeant ou d'un sourire douteux. Aussi, quelle est votre naïveté, votre inexpérience! On voyage pour voyager et non pour converser. De même que, dans les grandes maisons, un étage ign~re l'autre étage, et que deux hommes logeant sur le même palier sont aussi inconnus l'un à l'autre que s'ils restaient aux deux bouts de la capitale, ainsi deux voyageurs passent vingtquatre heures dans le même compartiment, côte à côte, ou face à face, parfois sans échanger une parole. Des hommes, des semblables comme on dit, se comportent les uns vis-àvis des autres comme le!; colis entre eux dans le wag·on des marchandises; c'est le nec plus ultra de la civilisation. Si le coin est si ardemment recherché et parfois si vivement disputé, ce n'est pas seulement parce qu'on y est mieux assis, mieux appuyé, ou qu'on y jouit d'une vue plus étendue, c'est que le coin confère à son heureux possesseur une sorte de droit supplémentaire, ou, si vous aimez mieux, de privilège, qui est le gouvernement de la portière et des stores. Gens à névralgies, poitrines délicates, larynx sensibles, défiez-vous de l'homme du coin; s'il a de bons poumons, exigeants, avides, prenezen votre parti, il vous placera obligeamment
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dans un courant d'air, et, aveugle pour votre pantomime désespérée, sourd à vos adjurations, fort de son droit, il tiendra obstinément la fenêtre ouverte, le dos tourné, aspirant avec volupté cet air qui vous incommode et vous glace. Chacun pour soi, l'air pour tous. Heureux encore, si, en dépit des avértissements de la Compagnie, collés sur les deux cloisons du compartiment, il ne mêle pas à l'air qu'il vous prodigue les bouffées de l'àcre fumée de la pipe ou du cigare! On ferait des volumes avec les mille et un petits incidents de voyage,les mille et une petites scènes qui sontautantde révélations souvent piquantes du caractère de nos relations quotidiennes. En voici une dont j'ai été le témoin et qui vous donnera une idée de la puissance incomparable de l'exemple en matière d'éducation. Nous étions cinq dans le compartiment: . un père, une mère, un enfant, un voyageur d'une soixantaine d'années et votre serviteur; le père et la mère d'un côté, se faisant vis-àvis1 le voyageur et moi de l'autre, et au milieu l'enfant qui pouvait bien avoir de quatre à cinq ans . L'enfant paraissait bien élevé; il était assis sur le bord du coussin fort convenablement, ses petites jambes pendantes. A je ne sais quelle station, monte un voyageur, un jeune homme, vingt ou vingt-deux ans environ, bien mis, un journal à la main,
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cigarette aux lèvres. Vous me demanderez quel journal? il me suffira de vous dire que ce n'était pas un journal d'éducation, bien qu'on le trouve le plus ordinairement dans les mains des gens qui se croient bien élevés. Notre élégant s'assit ou plutôt s'étendit, déploya soq.. journal, et, sans même regarder ses compagnons de voyage, ce quieûtétémauvaisgenre, il se mit à lire son édifiant journal,et, ne vous déplaise, à fumer, sans demander pardon de la liberté grande. Chose à noter, il avait préalablement, pour plus de commodité, allongé ses jambes et placé ses pieds sur les coussins d'en face ; c'est chose reçue et très ordinaire. Il est -vrai qu'il avait des bottines, et même de jolies bottines; mais les plus jolies bottines du monde se salissent comme les autres,quand on marche dans la poussière ; or, les siennes étaient sales, et naturellement elles salirentle coussin. Je jetai un coup d'œil à mon vis-àvis; il me répondit par un clignement d'œil et un léger haussement d'épaules, qui signifiait, à ne pas s'y méprendre; « Q_ue voulez- · · vous ?c'est la jeunesse du jour!» Et, se détournant vers la portière, il plongea ses yeux dans le paysage. Moi aussi j'adore les paysages; cependant je tournai mes regards vers les pieds à bottines, qui, par un heureux hasard, se trouvaient tout près de moi. Je n'étais pas seul à les considérer, ces élégantes bottines sans gêne et sans façon; l'en21
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fant, de son côté, ne s'en faisait pas faute; elles paraissaient l'intéresser au plus haut point; et quand il releva ses grands yeux tout grands ouverts, j'y lus clairement le petit travail qui s'opérait tout doucement dans sa pensée. Se voyant observé, il détourna les regards, et je fis de même; mais un moment après, ils étaient revenus aux séduisantes bottines. De mon côté, j'étais pris, et, sans qu'il y parût, du coin de l'œil je suivais la scène. Cela ne dura pas bien longtemps; car notre élégant descendit à la première station, non sans avoir laissé une double trace de son passage, un air vici~ ·et des coussins salis. Le train se remit en marche; alors commença une seconde scène, celle-ci plus instructive encore que la première. La bottine avait disparu ; mais la mai que y était, et l'exemple allait agir. En effet je vis bientôt une des petites jambes pendantes, celle qui était de mon côté, s'écarter insensiblement de sa voisine et doucement, doucement, car l'enfant n'était pas tout à fait tranquille au sujet de la liberté qu'il allait prendre, s'allonger vers le coussin. Les parents n'y prenaient pas garde, chacun d'eux lisant de son côté. L'enfant me regarda comme pour savoir ce que je pensais de sa tentative; je me gardai bien de rien laisser paraître, et je feignis de m'absorber dans la lecture, pour ne pas faire manquer l'expérience. Elle réussit pleinement; après quelques hési-
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tations, quelques coups d'œil donnés à droite à gauche, le bambin finit par s'enhardir et par étendre décidément son pied sur la trace même des bottines éducatrices. L'exemple avait porté ses fruits. A ce moment le père leva les yeux et l'enfant reçut ce qu'on appelle familièrement une calotte, qui ramena vivement la jambe délin·quante à la position normale. Ce père évidemment (c'était, je crois un ouvrier à l'aise), n'avait pas lu nos règlements scolaires. Voilà, Messieurs, ma petite histoire; oubliez le soufflet, si vous pouvez; n'oubliez pas les bottines et la petite jambe. Nous voici arrivés à destination; nous descendons à l'hôtel. Vous savez que le mot signifie maison hospitalière; mais les étymologies sont bien souvent trompeuses, et avec le temps les mots perdent singulièrement de leur sens primitif. Je vous fais grâce des repas, où, à de rares exceptions près, le bruit des cuillères et des fourchettes a remplacé celui des conversati6ns. Les convives mangent généralement sans mot dire, tout à leur assiette, et les voisins de table se corn portent les uns vis-à-vis des autres comme les compagnons de voyage. Chacun pour soi, et la table pou.r tous. ~ Allons donc nous coucher, c'est ce qu'il y a de mieux à faire: aussi bien sommes-nous fatigués et avons-nous besoin de repos. Après une journée passée en chemin de fer, nous
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allons enfin goùter les douceurs du sommeil. Charmante illusion, bientôt dissipée! Votre chambre donne inévitablement sur un corridor; or, si votre chambre est à vous, au moins pour la nuit, le corridor est à tous, aux garçons d'hôtel d'abord et ensuite aux voyageurs. Commençons par les garçons; nous viendrons ensuite aux voyageurs. J'ai souvent rêvé, dans mes insomnies, une maison d'éducation spéciale pour les garçons d'hôtel; là, entre autres choses, on leur apprendrait que, lorsqu'un voyageur se couche, c'est généralement pour dormir; ou encore que la nuit n'est pas le jour, et autres vérités importantes, bien qu'élémentaires, dont ils n'ont pas la moindre notion. ~ussi, pendant que vous tournez et retournez votre tête endolorie où roule encore le train, sur l'oreiller banal, le garçon, lui, arpente à pas bruyants et pesants le long corridor sonore: il prend, il jette les chaussures, parfois même il sifflote, il chantonne. Il ne s'avise pas, le brave et honnète garçon, qu'il y a là, près de lui: des gens qui in_ oquent le v sommeil, qui sont venus pour dormir, qui paieront comme s'ils avaient dormi. Point. Ce n'est pas qu'il soit méchant, non; mais il n'est pas élevé. Ah! ma maison d'éducation !. .. Cependant minuit à sonné; le garçon a fini son service, il dort, lui, il ronfle; enfin vous allez dormir à votre tour; déjà un délicieux
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assoupissement, p·récurseur du sommeil, vous engourdit et vous détend. C'est pour le coup que vous avez compté sans votre hôte, ou plutôt sans vos hôtes: Avec fracas s'ouvre la porte voisi.ne; vous vom réveillez en sursaut. Qu'est-ce donc? C'est un voyageur qui revient guilleret du théâtre ou dµ café, ou qui arrive par un train de nuit; car, par ce temps de locomotion fiévreuse, les chemins de fer ont résolu le problème du mouvement perpétuel. Bref, ce voyageur n'entend pas rentrer sans bruit; il est chez lui, du reste : il a payé. Donc il bouscule les chaises, il jette ses bottes et la porte après; il tousse, il crache, il chante le refrain du jour, il « complimente l'armée française ». De ses voisins, il n'a souci ni cure; tant pis pour ceux qui ont le sommeil léger, tant pis pour ceux qui sont malades ; lui, il dort comme une souche, et il se porte comme un charme. Heureux encore si vous n'avez qu'un voisin, car vous pouvez en avoir jusqu'à trois, un à droite, l'autre à gauche, et le troisième sur la tête, ce dernier particulièrement redoutable. Vous allez me dire que j'exagère,que je plaisante. Si le ton est plaisant, la chose ne l'est guère, et pour peu qu'on ait voyagé, on sait à quoi s'en tenir sur le degré auquel en est arrivée ce qu'on pourrait appeler l'éducation sociale des générations roulantes. Encore je n'ai parlé que de rapports accidentels ; que n'aurions-nous pas à dire de ces
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rapports permanents que crée le voisinage et surtout la contiguïté des logements dans les villes, et qui souvent tournent en hostilité déclarée et en guerre ouverte ! Au lieu de s'entendre dans leur intérêt commun, il n'est pas rare que des voisins s'ingénient à se rendre la vie insupportable. J'en ai connu qui s'épuisaient en inventions diaboliques pour se pousser à bout; ils avaient réussi à se priver l'un l'autre p esque complètement de sommeil; quand finissait le charivari d'en haut, alors commençait le charivari d'en bas, et la nuit se trouvait ainsi partagée à peu près par moitié,en deux charivaris d'égale durée. C'était une sorte de rage; ils en seraient devenus fous, ils se seraient entre-tués, que je n'en aurais pas été surpris. Et quel exemple pour des familles! car ces aimables voisins étaient mariés l'un et l'autre. Que peuvent devenir des enfants formés à pareille école ? Dans une autre maison, une nuit, à l'étage supérieur, on dansait; au-dessous une pauvre femme agonisait. On monta, demandant gràce : la danse continua, et la pauvre femme rendit le dernier soupir. C'ést la férocité de l'égoïsme; et ne serait-on pas tenté de répéter avec une légère variante, le mot fameux, en l'ajusta.nt au temps :
Fraternité, tu n'es qu'un nom.
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Il semble qu'au temps où nous sommes, la possession de ces droits qu'on appelle ambitieusement im prescriptibles et inaliénables, ait mis dans les rapports des hommes un surcroît de raideur et de susceptibilité ombrageuse. A force de prétendre faire valoir en toute occasion et avec une rigueur jalouse ces droits précieux, nous finissons par nous empêcher les uns les autres d'en jouir, ou par en rendre la jouissance illusoire; car, enfin, l'abus que les uns font de leur liberté ne prive-t-elle pas les autres de la leur? Vous avez, dites-vous, le droit de chanter ce que bon vous semble dans la rue, et vans en usez pour chanter des chansons obscènes ; mais, par là même, vous m'ôtez à moi et aux miens la jouissance de la rue; car je ne puis, je ne dois pas exposer mes enfants au scandale. -Ainsi entendue, la liberté des uns, c'est l'oppression des autres; c'est la tyrannie multipliée à l'infini. Pour un tyran, on en a mille. Quand donc comprendrons-nous que tout droit, toute liberté a son correctif et sa limite dans le droit d'autrui ? que prétendre user de ses droits dans toute leur étendue est une prétention absurde et antisociale? que nous ôtons ainsi à la vie de société tout son charme 'e t ses avantages? que la vie n'est tenable que grâce à des ménagements et des concessions mutuelles, et que si chacun veut une liberté absolue, il n'y aura plus de liberté du tout pour personne?
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Si de la vie de la société, nous passons à la vie politique, c'est bien une autre affaire. Je ne parlerai pas trop des journaux, ni des journalistes, je laisse à votre perspicacité naturelle le soin de pénétrer_ les causes de ma réserve à ce sujet délicat. C'est une bonne et belle chose que la presse; elle a rendu, elle rend chaque jour d'incontestables services ; mais il nous sera bien permis de dire que son éducation est ioin d'être achevée, et que si la liberté, si l'égalité lui sont chères, elle oublie trop souvent les leçons de le.ur mère commune, la fraternité. J'ai dit leur mère, car croyez-le bien, c'est moins à la raison humaine qu'elles doivent le jour, qu'à la fraternité. Le« Aimezvous les uns les autres» a précédé de loin la Déclaration des droits de l'homme. Quels sont les hommes qui ont travaillé avec le plus d'ardeur, avec le plus de passi_ à la conon quête de nos. grands principes, sinon ceux qui étaient le plus vivement et le plus profondément touchés des misères sans nombre,· des souffrances inouïes qu'engendrent la tyrannie et l'inégalité ? C'est l'amour, c'est le cœur qui a préparé, amené l'avènement de ces _principes régénérateurs ; c'est à sa douce et féconde chaleur que sont écloses les pensées sublimes, ce sont les larmes de la pitié qui les ont fait fleurir et fructifier. Oui, Vauvenargues a cent fois raison, les grandes pensées, et, j'ajoute, les grandes réformes viennent du cœur.
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}Jais alors prenons garde que l'amour ne tourne en haine, et le lait en fiel. Ce ne serait pas la première fois qu'on aurait vu les contraires engendrer les contraires, et la tyrannie sortir de l'aftranchissement; prenons garde, nous aussi, que la liberté et l'égalité ne finissent par tuer la fraternité. Souhaitons donc que la presse politique, car je ne parle pas de cette presse immonde qui n'est qu'une spéculation éhontée · sur les plus bas penchants de notre nature, souhaitons que la presse digne de ce - nom deviE.nne un peu plus fraternelle ; qu'elle s'inspire de notre devise républicaine, mais entière et sans la mutiler; qu'elle montre moins d'acharnement contre les personnes, et plus d'attachement au meilleur de tous les principes; qu'elle veuille bien admettre qu'un homme peut se tromper et qu·e l'erreu~ involontaire est excusable, et les erreurs patriotiques respectables; qu'elle veuille bien réserver pour les voleurs et les assassins, qui sont encore assez en nombre, les injurieux qualificatifs qu'elle prodigue parfois aux hommes les plus honnêtes et même aux plus grands citoyens. Si nous voulons savoir ce qui reste en certains lieux et milieux de cette immortelle devise, entrons en passant dans quelqu'une de ces réunions dites électorales ou publiques ou ... Mais peu importe le nom, c 1est la chose qu'il faut voir. Seulement tenons-nous prudemment près de la porte, car ce n'est pas
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tout d'entrer, comme dit maître renard, il faut pouvoir sortir, et, si possible, sortir en bon état. Ecoutons. Voici un député qui a galamment invité ses électeurs à venir l'entendre; il veut, cet honnète mandataire, rendre compte de son mandat. Notez qu'il ne s'agit pas pour lui d'exercer un droit, chose généralement agréable, mais bien de remplir ce qu'il considère comme un devoir, chose non moins généralement pénible. Il monte à la tribune, il ouvre la bouche, il parle ... mais ce n'est pas lui qu'on entend; ce qu'on entend, ce sont des cris, des huées, des sifflets.
Dieu, pour s'y faire ouïr, tonnerait vainement,
disait Boileau, parlant de Paris. Dieu surtout, ajouterait quelque philosophe morose. Le malheureux député se consume en efforts désesp érés. A défaut de la parole, car il ne s'entend plus lui-même, il essaie de l'éloquence du regard, du geste; tout est vain. Au nom de la liberté, on étouffe sa voix. Cependant des protestations se font entendre; ses partisans essaient de le soutenir; alors la scène change, u11e lutte s'engage, et, au nom de la fraternité, les coups pleuvent, drus comme grêle; personne n'est à l'abri , pas même l'infortuné mandataire : c'est le triomphe de l'égalité. Sauvons-nous, il n'est que temps; fuyons, non sans jeter un coup d'œil sur la façade de l'édifice, où brillent en
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lettres colossales les trois mots magiques : Liberté, Égalité, Fraternité. Ah! réunion n'est pas union. Heureusement toutes les réunions ne sont pas de ce genre; il en est de pl us paisibles, quoique non moins nombreuses, et nous venons de voir, .par l'exemple des instituteurs réunis en congrès, qu'on peut parler et se faire à peu près entendre; qu'on peut discuter, sinon sans quelque bruit, au moins sans pugilat. Si de la vie politique dont nous venons d'esquisser quelques traits nous passons à la vie domestique, quels tableaux, quels tristes tableaux se présentent à nos regards! Ce qu'est la vie domestique dans une multÙude de familles, vous le savez mieux que personne, vous, Messieurs, vous qui luttez chaque jour pour en combattre les déplorables exemples et les pernicieux effets, vous qui souvent trouvez des ennemis dans ceux ou celles qui devraient être vos meilleurs auxiliaires. On ose à peine jeter un regard dans certains intérieurs, où règnent la débauche et la discor,de sa compagne, dans ces sombres milieux corrompus et corrupteurs. Il semble q Ùe le mal augmente dans la proportion même des efforts généreux tentés pour le combattre : c'est que la loi de l'obligation scolaire ne date que d'hier, et que .Je mal a ses racines dans un passé déjà lointain; c'est aussi qu'en maint et ma'int lieu cette loi salutaire rencontre dans l'incurie, dans l'igno- .
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rance et l'égoïsme des familles, des obstacles presque insurmontables, sans parler de ceux qui tiennent à l'organisation par trop naïve du système des sanctions destinées à en assurer l'application. Il y a tel arrondissement que je pourrais citer, où la fréquentation scolaire est moindre aujourd'hui qu'av;rnt la promulgation de la loi-: Je fait paraît invraisemblable, mais j'en ai des preuves irrécusables. Ce qui est malheureusement certain, c'est qu'il y a maintenant des générations d'enfants, non seulement dépourvus de toute instruction, mais, ce qui est plus grave, de toute moralité. Les pauvres enfants sont naturellement ce que sont leur parents; c'est une proie réservée à la débauche et au crime. Que dis-je : réservée? II sont, avantl'heure, initiés à tous les secrets du vice et à toutes les audaces de la perversité. C'est une des choses les plus lamentables de ce temps-ci, que cette horrible précocité,et l'accroissement rapide de ce qu'il faut bien appeler la criminalité enfantine, encore que ces deux mots jurent de se trouver ensemble; car ce ne sont plus seulement des jeunes gens, des adolescents, ce.sont de jeunes garçons, des enfants qu'on voit traîner chaque jour sur les bancs de la justice criminelle. Ils n'ont pas même connu l'âge de l'innocence, ils n'ont été qu'à l'école du vice, ils n'ont reçu d'autre éducation que celle du crime ; et ce ne sont pas s'eulement des exceptions, des individus iso-
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lés, perdus dans la foule; ce sont parfois de . véritables bandes et des bandes organisées. A qui s'en prendre? à la misère? :Mais il y a eu des temps où la misère était bien autrement profonde, et qui pourtant n'ont pas connu cette démoralisation du tout jeune âge. De ces enfants, beaucoup sont sans famille, et, pour ceux qui en ont, trop souvent la famille est un enfer. Tout récemment encore, deux femmes de cœur, - leurs noms sont sur vos lèvres, émues du sort de ces enfants qu'exploite ou martyrise la brutalité paternelle, jetaient le cri d'alarme, et nous appelaient au secours de toutes ces viotimes qui se noient dans la honte ou le désespoir; elles nous appelaient au sauvetage de l'enfance maltraitée ou abandonnée. Une autre chose navrante jusqu'ici presque inconnue, et de nos jours presque fréquente, ce sont les suicides d'enfants. N'estce pas étrange et terrible? D'où leur vient ce mépris de la mort et ce dégoût de la vie? La vie sans doute ne s'offre pas à eux sous un aspect riant, encore que parmi ces désespérés de la première heure beaucoup ne soient pas des enfants pauvres ou malheureux. Il y en a qui se tuent pour une contrariété, pour un rien. Ne serait-ce pas qu'ils n'entendent parler que cl meurtres et d'assassinats, que · les journaux remplissent les imaginations de récits funestes, qu'ils habituent. ainsi à l'idée de
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la mort, si bien que se tirer un coup de revolver finisse par sembler chose toute simple et tout ordinaire? Vous me direz que ces enfants ne savent pas ce qu'ils font. Sans doute; mais comment donc ont-ils été élevés? N'ont-ils donc ni père ni mère, ni frères ni sœurs? Ne leur arrive-t-il donc pas de songer à la douleur que va causer leur crime, au désespoir qui va suivre leur mort? Sont-ils donc indifférents à tout? L'idée du devoir n'a-t-elle donc jamais pénétré dans leurs âmes obscures? Pour eux n'y at-il donc rien dans la vie, rien au delà? C'est affreux. · Comme je le disais, parmi ces enfants il y en a qui appartiennent à des familles aisées. Qu'est donc devenue l'éducation dans ces familles, et quel vide fait-elle donc dans les intelligences, quelle glace dans les cœurs? Hélas! il est trop vrai qu'à tous les degrés de l'échelle sociale, on se désintéresse de l'éducation; on ne s'occupe et ne se préoccupe que d'instruction: on croit que tout est là. Mais je me tro.mpe : on n'ignore pas, on ne peut ignorer que l'arithmétique apprend à compter et non à bien vivre; que la géographie apprend à se diriger sur la carte ou sur le globe et non à marcher droit dans la vie; que l'instruction, en un mot, n'est qu'un auxiliaire de l'éducation et n'en a pas la vertu moralisa tri ::e; on sait bien qu'on peut être fort honnête homme sans connaître l'histoire
�CHEMIN FAISANT
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ancienne ni même l'histoire contemporaine, et qu'avec tout le savoir du monde on peut n'être qu ' un franc égoïste, vicieux et pervers. Mais, pour faire instruire un enfant, il n'en coûte guère, et la plupart du temps il n'en coûte rien, ni matériellement, ni · moralement; on n'a qu'à le livrer à un maître, à l'envoyer dans une école, ou, ce qui est l'idéal pour bien des parents, à le jeter dans un internat : alors on reprend toute sa liberté, comme si l'on n'avait pas d'enfants. Il en est, - et le nombre en est grand, et il va toujours croissant, - qui· trouvent encore plus commode-de n'avoîr pas même à se débarrasser de. leurs enfants, et, pour cela, de n'en pas avoir du tout; -seulement, le célibat, en affranchissant des devoirs les plus nobles, les plus véritablement humains, le célibat appauvrit le pays et le démoralise, et il engendre une plaie bien autrement funeste, plaie vivante et mortelle, que je ne veux même pas appeler par son nom, mais qui s'étend et s'étale sous nos yeux, sous nos fenêtres, et dont je voudrais qu'on ·e.ût le courage et la pudeur de nous épargner le dégoùtant spectacle. Or, ces spectacles-là, ils ont au plus haut point la vertu éducatrice, la vertu de l'exemple, car ils parlent aux yeux, ils bravent les regards, et ils trouvent dans l'indulgence publique qui les tofère et les couvre, dans les complaisances qui les entourent, une force irrésistible d'expansion contagieuse.
�CHEMIN FAISANT
Voilà comme tout s'enchaîne, et comme l'indifférence en matière d'éducation finit par créer à l'éducation elle-même des obstacles insurmontables et d'inévitables dangers. Mais pourquoi cette indifférence? Quell e en est donc la source ? · Je vous le dirai simplement et hardiment: c'est qu'aujourd'hui l'équilibre est rompu, momentanément, je l'espère, - mais enfin l'équilibre est rompu entre le droit et le devoir. On met tout dans l'un des plateaux; on ne met presque plus rien dans l'autre. Tandis que la vie extérieure, civile ou politique, s'offre à nous toute hérissée de prétentions excessives, d'exigences farouches, de revendications menaçantes, la vie intérieure, domestique ou individuelle, ne nous présen te souvent que la recherche égoïste des satisfactions de tout genre, et la négligence ou la fuite de toutes les obligations morales. Or l'éducation, je la définirai d'un mot, qui est clair et qui sonne, ce n'est pas le droit, c'est le devoir, le devoir des deux côtés, celui des parents et celui des enfants; et pour amener les enfants à faire leur devoir, il faut què les parents commencent par faire le leur, et qu'ils prêchent d'exemple. C'est chose assujettissante et souvent pénible, pleine de sollicitude et d'inquiétude, que l'œuvre de l'éducation; elle veut de la suite, de 'la patience, du tact, de la persévérance, et, par-dessus tout, de l'affection, une affection
�CHEMIN FAISANT
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véritable, celle qui aime les enfants pour euxmêmes, et non cette affection égoïste, qui ne chercile en eux que des satisfactions d'amourpropre, qui ne voit en eux qu'une distraction agréable, un jouet pour grandes personnes. Pour élever, pour bien élever ies enfants, il faut les suivre de près, d'une surveillance légère, insensible mais constante; les observer avec une attention vigilante sans obsession; épier la naissance des inclinations mauvaises pour les redresser à temps et sans rudesse; faire fête aux bonnes inspirations qui leur viennent, encourager leurs bons sentiments, décourager les autres, acquérir et montrer les qualités qu'on veut leur donner; car jamais la rudesse n'inspira la douceur, ni la grossi-èreté la politesse, ni la fausseté la franchise, ni l'égoïsme le dévouement; il faut leur épargner les spectacles qui les troublent, les conversations qui fourvoient leur curiosité si vive et si pénétrante; il faut leur faire aimer le foyer domestique, car c'est à sa douce flamme que le cœur de l'enfant s'éch~uffe, comme celui du vieillard vient s'y réchauffer encore; et pour cela il faut en bannir la morosité, l'ennui; y entretenir, autant que le permettent les inévitables épreuves de la vie, y entretenir une gaieté saine ou au moins une humeur égale, car l'égalité d'humeur est la plus sûre garantie du bonheur domestique, -comme elle est la meilleure condition possible pour l'éducation.
�CHEMIN FAISANT
r.Iais, me direz-vous, vous nous parlez toujours des parents, vous ne nous dites rien des maîtres. Eh! Messieurs, parler des uns n'est-ce pas aussi parler des autres? D'abord beaucoup d'entre vous sont pères de famille, beaucoup le deviendront, je l'espère, et je le leur souhaite du fond du cœur, comme ce que l'on peut souhaiter de meilleur au monde. Enfin, maîtres et parents ne sont-ils pas associés dans une œuvre commune? Sans doute, les conditions où ils sont placés sont plus que sensiblement différentes; la discipline de l'école et l'étendue des familles scolaires ne comportent pas tous les soins et toute la sollicitude que permet la maison paternelle. Toutefois les qualités essentielles du maître, l'affection, la douceur, la patience, sont les mêmes que les qualités nécessaires aux parents et, si l'éducation scolaire a naturellement quelque chose de plus ferme et de plus màle que l'éducation domestique, toutefois leur but et leur.s moyens sont bien réellement les mêmes, et l'on peut dire que les deux n'en font qu'une. Que si l'une faiblit et s'abandonne, c'est une raison de plus pour l'autre, c'est-à-dire pour nous-mêmes, de redoubler de zèle, pour compenser dans la mesure du possible cet affaiblissement de nos forces vives, et ce relâchement de la première autorité morale d'un pays. J'ai voulu seulement, par cette revue bien
�· CHEMIN FAISANT
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rapide et bien incomplète de la situation présente de l'éducation générale sous ses diverses formes, sociale, politique et domestique, vous rappeler l'importance d'une question qui devrait être, à mon sens, la première et la plus constante des préoccupations de l'heure présente; car sans éducation, pas de mœurs, et sans mœurs, sans vertu (souvenez-vous du mot de Montesquieu sur les institutions républicaines), pas de force véritable, pas de stabilité politique, pas de prospérité ni de grandeur nationales. Qu'il me soit permis de le dire en finissant et pour conclure : ce n'est pas sans une certaine surprise et sans quelque désappointement, qu'en parcourant la liste passablement longue des résolutions votées ou proposées au dernier congrès, j'y ai vainement cherché la part faite à la question dont je viens de vous entretenir. Comme compensation à ce silence inattendu, et pour faire suite à ce congrès où toutes les questions ont été abordées; hormis celle de l'éducation, je souhaite à mon tour la convocation d'un second congrès, où la seule et unique question débattue serait précisément celle qui n'a pas été touchée dans l'autre, et que j'appellerais congrès d' éducation. C'est toute ma vengeance : vous la trouverez, je l'espère, assez inoffensive.
FIN
��TABLE DES MATIÈRES
PR&M I ÈRE PARTIE
ÉDUCATION
I. II. III. IV.
-
Athéisme éducatif , , , , , , , Éducation publique , . . , , , , L'éducateur ~u lycée et à l 'éco le Normale . De la discipline; essa i de réforme disciplinaire
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46 58
DEUXIÈME PARTIE
ENSEIGNEMENT
I. II. Ill. -
Menues pensées , , , , , De la pal't faite à l'Université Premi ère form e de la réforme; spécial . . . . . • •
, . , , , . . dans ses réformes . l'enseignement dit • . . .
77 Sj
�TABLE DES MATIÈRES Mouvement et pression de l'opinion; le public, la presse V. - Des besoins intellectuels d'une démocratie; réforme de 1880-84; de quelles erreurs pédagogiques elle est sortie; programme mosaïque . VI. - Caractères essentiels de l'enseignement secondaire; économies de temps réalisables; une forme nouvelle de l'enseignement classique; nécessité du latin pour nu enseignement secondaire quelconque . VII. - Ambition, confusion . VIII. - Le petit baccalauréat primaire IX. Inspection, inspecteurs. X. Administrateurs, administrés; retraite, retraités IV . -
104
III
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13.,
1 39
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TROI SI ÈME PARTIE
MORALE
I. II. III. IV. V. VII.
-
VI. -
Trop de morales, pas de morale Scepticisme et sceptiques . Pessi misme. Bonnes mœurs la vie, l e bonhe ur, la vieillesse la passion, l'humeur Conduite
/
�TABLE DES MATIÈRES
QUATRI ÈME PARTIE
DIVERS
Le suffrage universel; la République de 1870; liberté, égalité, fraternité . II. - La presse politique; députés; radicaux JI [. - Trop de sciell.fe IV. - Religion V. - Belles lettres . VI. - De quelques peupl es VII. - Un peu de tout . VIII. - Rubans et palmes . · IX. - Ceci et cela X . - L'académie et la langue APPENDICE. Nécessité de l'éducation (Conférence)
I. -
FIN DE LA TABLE
Saint-Amand (Cher) , -
Imprimerie de DESTENAY, Buss1à1rn Faèaes,
����
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1|TABLE DES MATIÈRES|389
2|PREMIÈRE PARTIE : ÉDUCATION|9
3|I. - Athéisme éducatif|9
3|II. - Éducation publique|33
3|III. - L'éducateur au lycée et à l 'école Normale|54
3|IV. - De la discipline ; essai de réforme disciplinaire|66
2|DEUXIÈME PARTIE : ENSEIGNEMENT|85
3|I. - Menues pensées|85
3|II. - De la part faite à l'Université dans ses réformes|93
3|III. - Première forme de la réforme ; l'enseignement dit spécial|100
3|IV. - Mouvement et pression de l'opinion ; le public, la presse|112
3|V. - Des besoins intellectuels d'une démocratie ; réforme de 1880-84 ; de quelles erreurs pédagogiques elle est sortie ; programme mosaïque|119
3|VI. - Caractères essentiels de l'enseignement secondaire ; économies de temps réalisables ; une forme nouvelle de l'enseignement classique ; nécessité du latin pour nu enseignement secondaire quelconque|132
3|VII. - Ambition, confusion|141
3|VIII. - Le petit baccalauréat primaire|147
3|IX. Inspection, inspecteurs|154
3|X. Administrateurs, administrés ; retraite, retraités|162
2|TROISIÈME PARTIE : MORALE|171
3|I. - Trop de morales, pas de morale|171
3|II. - Scepticisme et sceptiques|183
3|III. - Pessimisme|188
3|IV. - Bonnes mœurs|195
3|V. - La vie, le bonheur, la vieillesse|204
3|VI. - La passion, l'humeur|215
3|VII. Conduite|227
2|QUATRIÈME PARTIE : DIVERS|249
3|I. - Le suffrage universel ; la République de 1870 ; liberté, égalité, frater|249
3|II. - La presse politique ; députés ; radicaux|261
3|III. - Trop de science|275
3|IV. - Religion|281
3|V. - Belles lettres|286
3|VI. - De quelques peuples|304
3|VII. - Un peu de tout|310
3|VIII. - Rubans et palmes|325
3|IX. - Ceci et cela|335
3|X. - L'académie et la langue|350
2|APPENDICE. - Nécessité de l'éducation (Conférence)|359
-
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Les caractères et l'éducation morale : étude de psychologie appliquée
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Education morale
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3ème édition revue
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Queyrat, Frédéric
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Félix Alcan
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1907
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L'ÉDUCATION MORALE
ÉTUDE DE PSYCHOLOGIE APPLIQUÉE
PAR
FRÉDÉRIC QUEYRAT
Professeur de philosophie au collège de Mau~
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(J)
PAR Hf""~~~-'&
FÉLIX ALCAN, ÉD~tm
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LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES.
108,
HOULEVAJ\D SAINT- GERMAIN,
108
Tous droits de traduction cL de r eproduction réservés .
s üÔôC'
\.;,f>"() 115 35-=, ::,-53
��A
MONSIEUR
TH. RIBOT
Directeur de la Revue philosophique Professeqr de Psychologie expérimentale au Collège de France Membre de l'Institut
Hommage respectueux.
l<'RÉDÉR!C
QUEYRAT.
��PRÉFACE
Cc livre s'adresse au même public que ses aînés,. C'est dire dans quel esprit il a été conçu · et sous quelle forme il est exposé. La définition critique du caractère, avec la classification et l'étude des variétés principales qu'il présente, la recherche des qualités que l'éducateur doit s'efforcer de cultiver ou de produire, en même temps que l'indication des moyens principaux dont il peut disposer pour cette fin, lels sont les divers points qu'on y trouvera successivement traités. Les exemples _qui viennent à l'appui des descriptions et des analyses ont ét~ généralement pris des personnages historiques, parce que chez eux les traits, connus d'ailleurs de tous, apparaissent plus accentués et plus nets. A chacun de
�VIII
PREFACE·
démêler autour de soi les applications analogiques. Si la classification que nous proposons est sufûsamment compréhensive pour embrasser la complexité de la nature humaine .e t permettre de discerner sans trop de difficulté quel est des types généraux celui qui prédomine en un individu donné, et, partant, si · elle offre quelque utilité pratique, grâce à la possibilité obtenue ainsi de moJifier dans un sens ou dans l'autre les caractères une fois déterminé~, le but auquei nom avons tendu sera pleinemen_ atteint. t
�LES CARACTÈRES
ET L'EDUCATION MORALE
INTRODUCTION
L'Éthologie et Stuart Mill. - Aperçu analytique des principales classifications " des tempéraments et des caractères.
Réclamant la constitution d'une science du caractère, Stuart Mill écrivait en 1843 :. « Je proposerais . de donner le nom d'Éthologie, du mot ~6oç qui est de tous les termes de la langue grecque celui qui correspond le plus exactement au mot « caractère >, - à la science qui déterminera le genre de caractère produit conformément aux lois générales de l'esprit par un ensemble quelconque de circonstances, physiques et morales ... Cette science est à créer; mais sa création est enfin devenue possible. A part l'incertitude qui règne encore sur l'étendue des différences naturelles des esprits individuels, et sur les
Qt1 EYRAT, -
Les caractères.
�LES c,1n.1c1 Ènr::
circonstances physiques dont·ell c peuvent dépendre (considération d'importance second aire quand on considère le genre humain dans sa moyenne ou en masse), je crois que les juges compétents s'accorderont à recounaîtrc que les lois générales des éléments constitutifs de la nature humaine sont dès maintenant assez bien comprises pour pouvoir déduire de ces lois le type particulier de caractère que produirait, dans le genre humain, un ensemble donné de circonstances. Une éthologie scientifique ayant pour base les lois de la psychologie est donc possible, bien qu'on n'ait fait encore systématiquement que très peu de chose pour la créer ... L'objet de la recherche est l'origine et les sources de ces qualités des êtres humains qui nous in té ressent, en tant que faits à produire, ou à éviter, ou simpl emen t à comprendre; et son but est de déterminer, d'après des lois générales de l' esprit, combinées aYec la situation générale de notre esp·èce dans le monde, les combinaisons actuelles ou possibles de circonstances qui peuvent occasionner ou empêcher la production de ces qualités. » · D'une haute valem· au point de vue spéculatif, une telle science ne peut manquer d'offrir un grnnd 1 intérêt pratique. Aussi Stuart l\Iill ajoutait-il : c Quand l'füh~logie sera ainsi préparée, l'éducation se réduira à une simple transformation de ses principes en un système parallèle de préceptes et il
(
�INTRODUCTION
3
l'appropriation de ces préceptes à la totalité des circonstances individu elles c~i:;l ant dans chaque cas parliculie1·. » De la sorlc, • l'l!Lholog1e est la science qui correspond à l'art de l'éducation . au sens le plus large du terme, en y comprenant la formaLion des caraclères nationaux ou collectifs, aussi bien que des caractères individuels. A la vérité, c'esl rnns doute en vain qu'on espérerait (quelque complète que puisse devenir la détermination des lois de la formation du caractère) connaît re jamais avec assez / d'exactitude les circonstances d'un cas donné pour pouvait· positivement prédire le caractère qui se for- i merait dans ce cas·. Mais nous devons ne pas oublier qu'un degré de connaissance beaucoup trnp faible pom autoriser une prédiction e!Tective, est so uven t d'une grande valeur pratique. Pour exercer une iniluence sur les ph énomènes, il suffit souvent d'une connaissance très imparfaite des causes qui les déterminent dans un cas donné. Il suffit de savoir que certaines causes ont une tendance à produire un elTet donné, et d'autres une tendance à le faire manquer. Quand les circonstances d'un individu ou d'une nation sont, dans une assez large mesure, so umises à notre contrô le, la connaissance des tendances peut souvent nous mettre en état de foire prendre à ces circonslances une tournure plus favnrnble à nos desseins qµc celle qu'elles auraient pl'iscs d'ell cs -n1èmcs . C'e st li la limilc de notre poL1voi1·;
�4
LES CA!lACTimES
~
mais ce pouvoir, dans cette limite même, est des plu:, importants 1 >. Au premier abord, il paraît étrange qu'une scienrn de semblable utilité ait été méconnue ou négligfo jusqu'à nos jours. Mais, en dégageant l'esprit de la · page essentielle que nous venons de transcrire, 011 voit aisément la raison de ce retard. La psychologi,:, - dont !'éthologie n'est qu'un corollaire, - est c11 réalité une science d'origine récente dont le but e.;t de déterminer les lois de la conslilulion mentale. Or \1 une élude rationnelle du caractère, pour être enlrn·· prise aYec fruit, suppose nécessairement achevén ou du moins largement élaborée celte analyse d1: l'esprit humain, puisqu'elle-même, procédant par une synthèse consécutive, a pour objet de compo· ser les lois générales une fois établies avec les cü•. constances particulières, d'on naissent les caractèr( i individuels. L'existence de la première science était indispcr: sable pour rendre possible celle de la seconde. D'ailleurs, la façon diverse· dont en des cas sent ~Jables se comportent les hommes n'est pas sa.u· avoir été dès longtemps remarquée et sans avo;1 donné lieu par suite à des interprétations plus ou moins systématiques. Aussi, à défaut des lois psych11logiques, les physiologistes attribuant la variété dfs
(1) Système de logique déduclii'e et inductive, tràd. d ~ de L. Peisse, t. II, livre VI, chap. v (Paris, Felix Alcan).
�lr,TUODUCTION
actions et r éactions de chacun à la prédominance de l'une ou de l'autre des parties organiques, avaientils établi un e classification des ternpérctments qui, Jllus ou moins modifiée, a duré jusr1u'à nos jour~, 1l'autant qu'elle fournissait aux psychologues une dassWcal ion provisoire des caractères, puisque, en décrivant les traits physiques propres aux dilîé1 rentes constitutions, elle notait en même temps ' limr influence respective sur la vie mentale et la conduite. Les médecins grecs Hippocrate et Galien avaient cru voir dans le corps humain quatre humeurs priniitives -
sang, bile, lymphe et atrnbile ou bile
1
1
qui, par leur mélange, formaient toutes l,is autres et, selon leur préùominance, constituaient autant de tempéraments. De là l'ancienne classification des tempéraments en sanguin, caractérisé psychiquement I par l'amour du mouvement et de l'exercice, par la vivacité et l'animation de la physionomie, par un esprit léger, versatile, superficiel, gai, accommodant; - en bilieux ou colérique,
(1) Pour la d esc ription des caractères physiques, plus ou moin s dilîérents d'ailleurs suivant les auteurs, on pourra con sulter l"ouvra ge de Cabanis s ur les Rapports du physique et du 1110ml; - les iltaladies du carne/ère, du Dr l:lourd et; l' a rlicle 1'empframent, du D' Fourcault, dans le Dictionnaire ri': la Convei·salion; e t surtout la pl'Ofonrle élude d e ~I. Alf. Fouillée sur Le tempél'amen t physique el moral, d'après /•i biologie contemporaine (fl evue des Deux Mondes, n• du l ,ï juillet 1893).
noire, -
�G
LES C.1!1.I CTÉ l!ES
indiqué de même par l'opini à treté, l'aml1ition, l'amour du Lrarail; - en lymphatique ou fl egmatique, reconnaissable à la lenteur dans les mouvements, à la gravité, à la douceur, à l'irrésoluti on, au manque de· vivacité dans les sen, ations, à l'inaptitude à supporter les travaux: pénibles; et en
mélancolique , signalé pur l'inqui élucle, la tristesse,
le découragement et le dégoût de la vie, par un esprit réfléchi et conccnlré, etc. Quand l'anatomie intervint pour donner au système nerveux la suprémati e con slilulionnell c qu'il a dès lors gard ée, el que l'on eut reconnu la non existence de l'atra bile, ce lle liste traditi onn elle subit des additions et des modi fi caliorn,. Cabanis l'au g ment.a du tempérament nerveux (so upl esse et agilité des mouvements, faculté de se li vrcr aux travaux corporels soutenus et à tous les exercices du corps, imag ination vive, passions ard entes), et du tempéram ent 11wsculaire (vi g ueur physique, sensibilité obtuse, facullés intell ectu elles et qualités morales peu développées). Fo ssali la ramena aux temp éraments nerveux, san g uin, bili eux el lymphatique , qui d'àilleurs, se présentant toujours à l'éta t mixte et inégalement combiné, forment des compl exions nervoso-bilieuses, nervoso-san g uin es, nervo so-lymphaliques , etc. Le docteur Foureault l'a· depuis réduite à Lrois types - dus à la prédominance des systèm es nerveux, sanguin, cellulaire,-qui par leurs
�INTfiODUCTION
7
combinaisons en engendreraient sept nouveaux adipeux, scléreux ou osseux, musculaire, gastrolimique ou fam élique, gaslropathique ou mélancolique, érotique et lymphatique. La division primitive : san g uin, mélancolique, fl eg matique et bili eux, a été reprise par les Allemands. Müll er la déclare , excellente 1 » , à. ln. condition ton te fois d'y voir moins une théorie physiologique, qu'une théo rie psychologi4ue, une clasE iflca tion des quatre types principaux de l'humeur el du caractère parmi les hommes. Ce seraient, en effet, d'après lui, les différents modes dont se répartit la faculté du pl aisir et de la douleur suivant les individu s. Kant l'adopte 2 ; Lotze également, qui se contente pour plus de précision, de substituer au mot • mélancolique, celui de , sentimental 3 , . Wundt cnfln s'applique à la justifier en montrant que, si l'on considère en chacun la nature prop·r e des mouvements de Pâ me, on peut y distinguer deux sortes d'uppositions : l'une qui a trait à l'énergie de ces mouvements, l'autre à la rap i dité de leur succession.
(1) Physiologie, t. IJ, traduction française, p. 556. (2) Anth1·opologie, trad . franç., p. 27 1. (3 ) Les médecins dé sign ent, en e!Tet, sous le nom de " 111élanco li e • une maladie du caractère que nous étudierons plus loin à son pre mi er degré. Eux-mêmes aujourd'hui, afin d'éviter toute confusion, emploient de préférence le mot • lypémani e "· - Voy. l'article Lypémanie, du D' Calmeil, dan s le Dict. encycl. des sciences médicales.
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LES CARACTÈRES
Le bilieux et le mélancolique sont enclins auxémolions fortes; le lymphalique et le sanguin, aux émolions faibles. Le sanguin et le bilieux sont disposés à la variation ou succession rapide; le mélancolique et le lymphalique, à la varialion lenle. Avec c~s deux oppositions principales concordent étroilement les autres particularités des tempéramcn ls; ainsi les énergiques, savoir le bilieux et le mélnn- · colique, s'abandonnent de préférence, c'est une observalion journalière, aux émotions pénibles de l'âme; les faibles paraissent portés plulôt à prendre la vie par son bon côlé; - de plus, les deux tem·péraments prompts, le bilieux et le sànguin, se livrant de préférence aux impressions du moment, sont de la sorte susceplibles d'être délerminés à l' ac lion par chaque représentation- nouvelle; au contraire, les deux tempéraments lents, n'étant point à la merci de la première émotion produite, mais restant plutôt concentrés en eux-mêmes, envisagent surtout l'avenir; - le lymphalique enfin et le bilieux sont des tempéraments d'activité, qui s'opposent aux tempéraments de sentiment, au mélan.c olique èt au sanguin 1 • Quoi qu'il en soit, le défaut principal de celte
(1) Voir Wul)dt, Psychologie physiologique, trad. franc., t. II, p. 391. Rappelons, pour en finir avec la doctrine des quatre tempéraments, que Henle a essayé (An lhropologische vorlrüge, 1817) de les expliquer à leur tour par lés divers degrés de )'activii~ ou tonus de~ nerfs sensitif~ et moteurs
�INTnOOUCT!ON
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doctrine des quatre temp éraments, adaptée à la psychol ogie , c'est d'ê lre trop généra le et, même en tena nt com pte des tem péra ments mixtes r econnu s pur quelques auteurs, de m anqu er de précisfon, de ne pas serrer d' asse z près la r éalité pour perm ettre tle distin g uer et de classe r les nombreuses variétés individu eHes. Ell e n'en contient pas moins un fond de vérité sur lequ el nous aurons à r evenir. Tel éta it l'état de la question, lorsque Stuart l\fill, précisant l'obj et et la possibilité d'une science propre du carac tèr e, écrivit le chapi tre de sa L ogique dont nous avons r ap porté qu elqu es passages. A ce t app el Al. Bain r épondit par la publication nn 18ô1 d u livre qui a pour titre: Study of characte1·. Se plaçant à un point de vue rigoureusement psychologique, il y distin g ue trois types fond amen taux :
fntellectuel, émoti onnel e t voli'tionn el ou énergique.
·- Déj à , en France, le do cteur Eug . Bourdet a vait, 1lès 181>8 , dans un ouvrage 1 qui ne laisse pas d'enfe rmer des r em arques pl ein es de justesse, esquissé un e classifi ca tion des caractèr es, peu rigoureuse au reste, puisqu'ell e énumère des qu alités susce ptibl es de se rencontrer avec toutes les form es du caractèr e, plutôt qu' elle ne décrit des carac tèr es distincts. Il nous sera it donné, sui vant lui, d'obse r ve r trente-six ca ractères, provenant de douze qu alités premières
('I ) Des mdadies du caractère.
t.
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LES CARACTÈfiES
(courngc, libéralité, magnificence, magnanimité, etc.) el de l'exagération ou du _ éfaut de ces qualités d (audace et crainte, prodigalité et avarice, faste et pnn:imonie, arrogance et busscsse, etc.). Quant aux affoclions générales constilulionnelles créunl l'état morbide du caractère, elles seraient au nombre de trois : hypocondrie, mélancolie et n évropathie. En 'l887, uq autre médecin, i\I. le professeur Azam, reprenant ce sujet 1, s'est appliqué à recherch er les premiers traits du caractère dans les animaux, notamment dans le chien et le cheval; puis dans _ les nations, puis dans les individus mêmes, à l'étal sain ou morbide. A l' état sain, les caractères l ui pal'ais~ sent devoir être di visés en t1·ois catégories : les bons, exemple les gens gais, mes, - modérés, - vifs, reux, francs, doux, affables, réservés, calgénésouples, -dignes , expansifs, fermes, modeslcê.
magnanim es, -
dévoués, elc.: obsé-
-les mauvais, exemple les gens envieux, -jalou x. sournois, curieux, hypocrites, quieux, - égoïstes, - susc eptibles, - moqueurs, Laquins, - méfianls, - bourrus, - irascibles, brntaux, têtus, vindicatifs, craintifs, impudents, capricieux, prodi 6 ues, agités, -
(1 ) Le caraclèi·e dans la santé el dans la maladie. Cel ouvrage a élè r é imprim é depui~ , arl'c divers op11,c11les d11 mème auleur, so us le lilre de : IIypnolisme et double co ,1s-
cience .
�INTfiODUCTIO:sl
il
fa nfa ron s, -
p ose u rs , -
h a uLa ins,
frivoles,
in so ucia nLs, - néglige nts, - m alveillants, acariâ tres, etc. ; - enfin , les caractères qui son!
bons oit mauvais suivant les circonstances, exemple
les gens a pa Lhi q ues , traits, L imides , tenaces, froids, concentrés, disaud acieux, r ésolus, -
indé pendan ts , -
fantasques, etc. , etc.
Soi t en so m me plus de cent vin gt fo rm es du caractère. Evidemm ent, mal g ré la rich esse des analyses, une g rande r éducLio n s'impose . En termin ant, et cette dernière pa rLie de son œ uvre n 'es t pas la moins intéress~nte, M. Aza m étu die les a llér ations que subit le- Î caractère d ans le cours des maladies chroniques et nerveuses, clans la para lysie gé nérale, dans le dédou-
j
1
blem en t de la pcrson naliLé, da ns l'épil epsie , etc. ~ Qu a tre n ou vell es classiflcations des ca ra ctè res ont...... , éL proposées d ep ui s lors, classifications d 'ailleurs é plus sys L a tiqu es et d 'une plus h aute val eur ém scientifi q ue que les précédentes : l'une est due à
J?f
\L B. P ér ez, un e autre
M. Pérez. 1 Lrace sa
à M. Rib ot, une troisième à
.\I. P a ulh an et la plu s r éce nte à M. Fouill ée .
classifica tion gé nérale des
caractèr es d'après les types prin cipaux de m a nifesta tions mo trices. Consid éra nt les mouvem ents comme l'expression de la p erso m;ialilé intim e et en même tem ps co mm e les éléme n ts et les fa cteurs des pli P.no-
( l ) J.e ca,·aclère, de l'en(,m l à l' homme, 1391.
�12
LES CAR.ICTÈRES
mènes :simples ou compliqués de la personne morale, il-trouve, dans l'ordre des manifestations motrices, quelques modes généraux représentant un cerLain nombre de modes caractériels. La rapidité des mouvements entraîne un prem~er type de caractère, celui des vifs; la qualité CQntraire, celui des lents; l'énergie très accusée, celui des ardents; la même énergie, combinée avec la vivacité, mais celle-ci prédominant, offre le type intermédiaire des vifs-ardents; combinée avec la lenteur, celui de~ lents-ardents. A ces cinq classes il faut ajouter celle despondérés ·ou des équilibrés, tempérament de juste milieu, d'heureuse harmonie, où ni la vivacité, ni la lenteur, ni l'ardeur n'ont une suprématie évidente. De chacune de ces qualités nervomolrices constituant les six types que nous venons d'énumérer peuvent se déduire, suivant M. Pérez, comme autant de variétés et de combinaisons, les caractères individuels. Qu'il y ait cependant des oppositions constituées par la synthèse dans le même individu d'une imagination vive, d'une concepLion prompte et d'une décision rapide unies à la lenteur des mouvements, ou d'une parole lente, d'une imagination paresseuse et d'un esprit réfléchi unis à des mouvements vifs, la chose est pos_ible, certaine s même, bien que rare assurément; car « la nature, quoi qu'on dise de son goût pour les variétés, n'aime pas à ce point le ·divers et le contradictoire. Et d'ailleurs ces oppositions, apparentes ou partielles,
�INTP.OOUCTION
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in'.liquent seulement qu'.i' est des degrés dans les qualités motrices et caractérielles 1 •. Il suffira pour faire connaître ces diITérences d'étudier des sous-types de vivacité, de lenteur et d'ardeur; en effet, « ce sont là des nuances et ri~'n que des nuances •. M. Pérez donne un rapide aperçu, pour chacune des six classes de caractères, des principales modifications apportées à la personnalité morale, celle-ci considérée dans les tr&its les plus essentiels de la sensibilité, de l'intelligence et de la volonté. Chacune de ces études est sui vie de deux portraits finement tracés qui en sont, chacun à sa manière et à son degré, la confirmation naturelle. On a dû remarquer que le point de départ de celteÏ classification est objectif 2 , l'individu y élant comme / envisagé du dehors, et noter encore qu'elle est, pour
(1) Page 25. (2) Il y aurait lieu, pour cette raison, d'en rapprocher les travaux des physiognomonistes, tels que L'art de connaîli·e les hommes pai· la physionomie, de Lavater; la Physiognomonie, de lJel es lre, -- le s travaux des graphologistes, comme le Système de gi-aphologie, de l'abbé ~lichon ; l'Ec1·itui·e el le cai-aclère, de M. Crépieux-Jam in, - et ceux des auteurs qui se sont occupés de l'cxpressi:>n des é motions, comme Darwin (L'exp1·ession des émotions che; l'homme el chez les animaux), Piderit (La mimique el la physiognomonie), Mantegazza (La physionomie et ~ l'expression des sentiments), e ic. . Lavater, le créateur de la JW:.>Lsioqnomonie, enseigne à augu- v'tl' rer des hommes, d'après leur physionomie, E!,Là I!uiser d l'analyse des traits du visage des révéla tions s_ les caracur tères. 'l'eÎlnd i\'idu a la fi gure franche. et ouverte, tel autre la mine sournoise; celui-ci a l'air mèditalif, celui-là l'air sensuel ou décidé. Bien plus, certains hommes présentent ges ressemblances frappant es avec quelques types d'animaux, et
�U:S C,\fi .\CTÈfiES
a in si dire, à r ez-d e-chaussée, sur un seul plan. Celle de :O.J. nibol 1, faile à un point de vue tout subjec lif, ,
ra ppellent par exemple le lion, le chat, l'ours , le mouton, le renard ou l'oiseau de proie: à ces analog ies physiques cor respondent des analogies psychologiques. « La tête de Co nd é est bien connue : un nez démesuré ; rie grands yeux qu i rlel"aicnt être beaux, mais à fleur de tête; pas de joues, deux rrofils co ll és ; une .bouche vilaine, soule,•ée par les dents olJ!iqu es; en somme, un nez et deux yeux, et presque rien a,·cc ... C'est là ·prnprement une lêle d'ai gle, comme celle de ~lirabr.au est une tête de l ion, celle de l\obespierre u ne tête de renard, celle de Louis XVI une tête de mouton. « (J. Le maître, J,es co1!1emp o1·ains, 3° série, p. ·196-107.) - Avec plus de précision, le philosophe italien Lombroso a dans ces derniers temps essayé de déterminer Je Jype ph~qu.e du c rjm ine l: front fuyant, étroit e l plissé, arcades sou1·cili ères saillantes, cavi tés oculaires très grnndes, mdchoi r es fortes et proéminentes, oreilles écartées et large~, re gard Lerne el fixe, s'i l s'agit d'un assassin; inquiet et oblique, s'il s'agit d'un voleur, etc., tels seraient ses carac tèr es di s tinctifs. ~Jai s, tout en reconnaissant à ces vues quelque pari de \'érité, on doit bien p rendre garde de leur accorder une valeur scientifique. C'est le cas de réréter avec notre grand fabulis te : Il 7!:!.f_aut poin{j.!:!:f!_e1· des gens sur l"apparence. IJue de fois, par exemple, on trouve chez des enlants, ë:Paspect vulgaire et gross ier, les plu s sé ri euses qualités d'esprit et de cœur, ta ndi s q ue d'autr es à la mine éveillée, à l'œil in tell ige nt, sont en réalité très médiocrement doués. Quant à la g1·aphold9ie, qui prétend nous apprendre à 1 découvrir le caractère 'âprès l'écr ilure, elle doit être enco re plus suspecte. Qu'il puisse y avoir certain rarport enlre les habi tud es menta les d'un individu et son écritu re de même qu' entre so n caractère et ses ges tes, soit I Mais devons-nous pour ce la, comme on l'a souten u, admettre sans restriclion que ce lui qui espace régulièrement ses lellres et ses li gnes a le caractère éga l, et ce lui qui le s penche le caractère sens ibl e; ql]e celui qui trace des paraphes de droite à gauche, mouvement cenlripète, a un caraclère égoïste, celui qui accentue forlement les traits le caractère éne r g ique, e t celu i qui barre mollement lest le caraclère faible! (1) Dans son cours du Collège de France, et dans un article, paru depuis, Sui· les divei·ses fonnes du came /ère, Revue philosophique, num.é ro de no vembre 1802.
�I~Tn ODUCTION
15
oITre plu sieurs étages. Ap:·ès avoir exclu les amor7,lws (qui son t lég ion), comme n'aya nt pas de forme prnpre, de vraie personnalité, étant des ca ractèr es acquis, - et les instables, déchets et sco ri es de la cirilisa tion , ce psychologue établ it un e classiflcation cl es caractèr es parcourant quatre degrés à détermination croissante e t à génér::ilité décroissante. « Au premier degré, les conditions les plus génér ales, de sin1ples cadres presque vides ne correspondant à aucune r éalité concrète, analogues a ux genres en zoolo g ie et en botanique. Au second degré (analogue aux espèces), les typ es fondamentaux du caractère, formes pures, mais r éelles celte fois et que par suite l'o bservation ju stifle et vériGe. Au troi sième degré, les formes rnix tes ou composites, analogues aux variétés, moins nellem ent. dessinées qu e les précédentes. Au quatri ème degré, les substituts ou éq uivalents du caractère (on pourrait les appeler aussi les ea ractères pm·tiels), qui s'éloig nent de plus en plus .du type pur , mais qui en tiennent lieu pour beaucoup de gens. » La vie psychique, considérée dans sa plus grande gé néralité, se ramène à deux manifestations fondam entales : sentir, agir; d'où deux g ra ndes divisions de premier degré, les sensitifs, qui ont pour marque propre la prédominance exclusive de la sensibilité, et les actifs, que caractérise la tendance naturelle et sa11 s cesse renaissante à l'ac tion. A côté de ces deux
�tG
LES CAHACTimcs
classes positives, il faut en placer une néga tive, mais très réelle , celle des apathiqites, dont Je trait esse ntiel est l'inei·tie. - Si de ces genres l'o n passe aux espèces, on voit entrer en scène un nouveau facteur: les dispositions intellectuelles, qui, modi!1anlindirectement la constitution individuelle, nous donnent pour le premier genre, celui des sensitifs : 1° des humbles (sensibilité excessive, intelligence médiocre, énergie nulle); 2° des contemplatifs (sensibilité très vive, intelligence aiguisée et pénétrante, activité nulle); 3° des émotionnels (à l'impressionnabilité extrême, à la subtilité intellectuelle s'ajoute l'activité, mais une activité intermittente et parfois spasmodique, c'est-à-dire une alternative d'énergi e impétueuse et d'affai ssements brusques). - Suivant qu e l'intelligence est médiocre ou puissante, le genre des actifs sfl subdivise en actifs rnédioc1·es et _en . grands actifs. - Dans la classe des apathiques, on peut, d'après le degré d'intelligence, di stin guer aussi deux espèces : 1 ° l'apathique piw; 2° les calculateurs ou raisonnables (caractér.isés par une intelligence puissante, mais pratique). - Passant des espèces aux variétés, M. Ribot propose les groupes suivants : 1° les sensitifs-actifs; - 2° les apathiques-actifs; - 3° les apathiques-sensitifs; - 4° les tempérés. Enfin, en s'éloignant de plus en plus des formes simples, net_tes, bien tranchées , on arrive à un dernier groupe, les partiels, dont la formule est celle-ci:
�~( ' •'~ ":j''. 'le. un amo1'phe, pl1ts un e dispositi~ ~tellectuelle où -.\-.
INTRODUCTIO
.~.s~ l~::i·, . +
_> ----.:
une tendance affective très prépond'~~h: ;.- _:_ _,....-J~ Â Tell e est celle classification approf~ @ î~ ~-~,i' bien saisir par la compl exité même qu'elle prérn nle (quoiqu e les formes pathologiques, ou simplement incohéren tes el contradictoires en aient été exc lues) 1 1 • combien sont diverses et hétérogènes ces modalités individuelles qu'on désigne sous le nom collectif de caractère. L'unité du mot dissimule la multiplicité des cas >. , Encore M. Ribot, tout en indiquant le problème qui • consisterait à détermin er les principaux types d'individualité, d'après la manière d'agir et de réagir qui a sa source dans les sentiments et le vouloir •, s'est-il contenté « simplement d'essaye r un e classifieali on des caractères >. M. Fr. Paulhan a voulu atteindre au but marqué par St. Mill. Après avoir, dans un puissant ouvrage sur !'Activité rnentale , proposé une théorie de la vie de l'esprit et donn é un ensemble de lois abstraites s'appliquant à la psychologi e générale, il s'est attaché 2 à • montrer comment les diverses manifestations de ces lois abstraites produisent des catégories différentes de typ es psychiques •, ou, en d'autres termes, à « ramener tous
(1) M. Ribot a consacré à leur étude une partie de son cours de 1895. On trouv era le ré sumé rl e ses lecons dan .; !'A nnée psychologique (2• année), de MM. De a unis é t llinet. (2) /.es Gai-ac ières, 1S9i,
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LES C.\TI.\CTÈ!\ES
les lrails de caractères aux éléments psychiqu es l es moins composés et aux fo . m es les plus simpl es des r grandes lois psychologiques, tout en m ontrant la nature d,e la combinaiso n qui les produit 1 ». Les appréciations que chacun porte sur la nature d'autrni « nous signalent, suivant M. Paulhan, des mani ères d'être qui ne sont ni semblables, ni opposées, mai s qui nous monlrent un même individu ou des individus divers, par des asp ec ts diŒérents el nullemenl comparables. On dira, je suppose, d'une personne qu'elle es t in cohérente ou capricieuse, d'une autre qu'ell e es t gourinand e, d'une ttoisième qu'elle est vive ou m olle, d'une quatrième qu'elle est susceptible •. Voilà non pas seulement quatre jugements diŒérents, mais quatre modes différents d'indiquer un caractère et d'apprécier un e personnalité. Examinant de près ces appréciations, M. Paulhan en fait sortir qn alre classes différentes de qualités psychiques . La première comprend les types provenant des form es diverses de l'association mentale. - Dans celle classe entrent les types généraux produits par la fa ço n particulière donl sont réalisées, dans lei individu donné, les lois de l'association systématique 2
(1) Page 13. (2)
«
Les élémen ts psychiques ont une double tendance :
suscite1· pour s'associer avec eux, pour les absorbe r, ou pour
être a bsor bés pa r e ux, se lon le ur im porta nce, les sys tè mes psychiqu es qui p,rnvent s' harm o ni ser avec eu x, s'unir avec eux en vue d'une fin commune, for mer avec e ux des compo-
�INT~O DUCTiON
(l~e sont les équilibrés, les unifi és), -
les types pro les
duits par la prédominance de l'inhibilion ~ys lémalique 1 (les maîtres d'e ux-mêmes, les réfl échis), Lypcs qui résultent de la prédominance de l'associat ion par contraste (les inquiets, les nerveux, les contrariants), - les types caractérisés par la prédominance de l'association par contiguïté et par ressem1.ilance, -ks types caractérisés par l'activité indépendante des éléments de l'esprit (les impulsifs, les composés, les incoh érents , les émiettés, les sugge!':tibles, les faibles, les distraits, les étourdis, les légers, etc .). La seconde classe comprend les types provenant
des différentes qualités de l'esp1'it et des tendances .
--· Ces types sont déterminés par l'ampleur des personnalités et des tendances, leur richesse en éléments ( caractères larges ou étroits el mesquins), par la pureté des éléments psychiques (les tranquilles , les troublés), -- par lu force des tendances (les passionnôs, les entreprenants et leurs opposés), pur lu persi stance des tendances (les volontaires, les obstinés, les constants, les changeants), - par la sou pl esse Jcs tendances (les doux, les rudes, les raides), impressionnables, les froids, les mous).
~és unifi és, et au confraii'e inhiber, empêcher de naître, de se d éveloppe r, faire disparaitre ce ux avec qui ils ne peuvent ent re r dans un même système. • (L'activité mentale et les élt'ments de l'esp,,it, p. 84.) {!) Voir la not e pré cè Jente .
par
la sensibilité des éléments psychiques (les vifs, les
�~o
LES CAfiACTEfiES
•
La troisième classe comprend les types déterminés Ces tendances se ra pporlent à la vie organique (les gloutons, les sobres, les sex uels , les froi ds), - ou à la vie menLalc (les intell ec tuels, les affectifs, etc.). La quatrième classe compren ! les types déte1·minés par les tendances sociales. - Ces types résultent de la prédomin1;nce des tendances ayan t pour objet des individus (les égoïstes, les allruisLes, etc .), - de la prédom inance des tendances imp erso nn elles. (les mondains, les professionnels, les avares, les économ es, les prodigues, les vaniteux, les orgueill eux, les humbles, les autoritaires, les soumis, etc.), - ou des tendances synthétiques (les h eureux, les jouisseurs, les pessimistes, ·]es ascè tes). Les types purs, observe M. Paulhan, sont ex trêmement rares. « Chacun des types d'un_ série peut se e combiner avec un grand nombre des typ es de l' a utre, plusieurs types d'une même série peuvent aussi s'asso cier et ceci nous explique l'infini e variété des hommes dont pas un ne r essembl e à l' autre, mais qui, soit par l'équilibre de leurs tendances, soit par la prédominance de l'une d'entre elles, rentrent toujours dans les catégories de types concrets ou abstraùs > précédemm en t énumérés. Si donc l'on veut porter un diagnostic correct sur le caraclère d'un individu , il faut d'abord reco nnaître les tendances différentes ou les systèmes opposés de
pa1· les tendances vitales. -
r
�INTRODUCTION
2f
désirs qui se rencontrent en lui ; puis établir la nature de la relation de ces tendances entre elles, leur subordination unilatérale ou réciproque; il fout aussi en préciser le sens et la portée, et tenir compte enfin des évolutions comme des substitutions possibles des tendances. l\I. Paulhan termine son ouvrage en faisant l'application de ces principes à la détermination du caractère de Gustave Flaubert. Jugeant trop étroites les bases de la classification de M. Ribot, esquissée plus haut, un maître éminent, M. Alfred Fouillée t, s'est appliqué à montrer ~ que l'intelligence ne doit pas être exclue des facteurs primordiaux du caractère; qu'elle est au contraire un des éléments qui le distinguent le mieux du tempérament; qu'elle doit, par conséquent, entrer en ligne de compte dans la classification des di vers types 1 >; et il distingue ainsi trois grands genres : le sensitif, l'intellectuel et le volontaire. Chacun de nous, disait Platon, est composé d'une hydre, d'un lion et d' un homme: l'hydre aux cent têtes, c'est la passion; le lion, c'est la volonté; l'hon:ime, c'est l'intelligence.
(1) Le caractère et l'intelligence (Revue des Deux Mondes, 15 février 1894'). Cette étude e t celle que nous a\'Ons mentionnée plus haut sur Le tempérament physique et moral, repris es et complétées par l'auteur, ont paru depuis en "" von11ne :i la 1wra1r1e !•', Alcan sous ce titre: 1'em • él'ame11, 1
et caract ère, selon les incliviclus, les sexes et les 1·ace;, (2) Àl't. cit., p. 821-822,
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LES c.1n.1CTtr. ES
On peut aj outer, dit M. Fou ill ée, qu e notre form e m or ale cha nge selon qu e l'un de ces trois éléme nts prédom in e. Le gen re d es sensitifs se subdi vise en trois es pèceH :
1° les sensitifs aya nt peu d 'in telligence e t peu de vol onté ; 2° les sensitifs ayant de l'énerg ie vo lon ta il'e
«
mais peu d 'intellig ence; 3° les sensitifs aya nt pen de volonté, mai s beau coup d 'intelli ge nce.» - Da ns ln ge nl'e des intell ectuels rentrent: 1° les intell ec tu els exclusifs, d 'aill eurs r a res ; 2° les indi vidus chez qni exi s te
«
l'union d'une intelligen ce développ ée avec une
sen sibilité vi ve • ; 3° ceux dont l'intelligen ce sup é ri eu rc loin de para lyse r la volonté, comm e il arri re chez les dil el lan tes ou les sceptiques, lui donne au contra ire un e plus grand e force. Enfin • ceux en qui la puissan ce de vo ul oir domine do ive nt se subdivise 1· e,~ trois es pèces : 1° vo lon ta ires ayan ~ peu de sensibili lé et peu d 'intelli ge nce: les obstinés, les têtus; 2° vol ontaires ayant beaucoup de sensibilité et pe u d 'intelligence : les empor tés, les violents; 3° volontaires ayant bea uco up d'intelligence et peu de sensibilité : les calcula teu rs froids et énerg iques qu e ri en n 'arrête dans l'ex écu Li on de leur p lan, les Tu re nne et les de Mo ltk e. • Ainsi !"étude du caractère, bi en que d 'origin e lrès récente, a donn é li eu d éj à à de n ombreux c: t r em a rq uabl es trava ux 1 • ll n 'est don c pas trop térn üra ire, d e
(1) Pour co mpl éter l'énum é ra ti o n des ou vrage s ay a nt tra it
à la qu es tion qui nous occu pe , il res te à s ig naler la Chai·ak le-
�l),;TilODUCTION
23
notre p::i rt, de nous engager dans une voie, ardue assurément, mais où nous ont précédé des psycho logues d'élite, ce qui nous permet d'uti li ser les résullats de leurs recher ches . Il importe d'aill eurs qu ' une classiflcaLi on des caractères soit simplifiée le pl us possible, si l'on veut que la pédagogie puisse vraiment en profiler . C'est là notre excuse d'en av uir tenté une nouvelle. Avant de l'exposer, nous ex::i minerons, pou r plus de clarté, quels sont les éléments const itutifs du caractère .
1·0/ogie, de ll a hnsen, à laqu elle, mal gré certaines parties
intéressa ntes, on peut repro c h er d 'être trop hypothétique et trop a rbitraire ; - les Notes sui· l'él!tde du caractè1·e, de Le Bon, Revue philosophique, IV ; Ow· temperaments, d'Alcx. Stewart (Londres, 1892) ; - les Etudes noavelles sur le caractèi'e, de Pilo p!ilan, 1892, 37 pages); - Le développement du ca1'(lctèi'e, de Gre enstree t, dans l'Educa tional Review, de novembre ·J 89i ; - les Obse1·vations sui· l'origine et les manif estations du camctère, de La Scola (Palerme, 189~) ; enfin, la th èse lati n e de M. R. Th am in: De puerontm indole quœdam nolantw· (1895), oü l'aute ur, pr éoccupé smtout de la question de méthode, souti e nt, à l'e n co ntre de St. Mill et de ) l~J. Ribot, Paulha n et l'érez, que !'étholog ie ne doit point demander ses principes à la psycholo gie , m a is se base r uniquem e nt s ur des observations multiples qui permettent de dé gager les r apports de coexistence et d e succession de s phénomènes. Tout e fois le peu de rés ultats fournis aux co ll alJorateurs de U. 'J'IIamin, par l'enqu ê te qu'ils ont poursuivie e n ce se ns dans les principales écoles de Ly o n, - r és ultats qu i sont consignfis dans les quatre derni ers chapitres de la t hèse , - n 'autorise pas à croire que la science du caractère pui sse jama is se constituer à l'aide d' une méthode puremen t cxpérimcnlalc (Note de janvie1· IS~ü). - Dep ui s lor s o nt paru: Psychologie du cai·actèi'e , de Lévy (Pari s, Alcan, '1896); Les Éléments du caractèl'e et lew·s lois de combinaison, de ~lalop e rt (Paris, Alcan. ·J89ï ) : - et Essai de classification nata?'elle des ccu·acii' re5, d e rti !Jery (l'aris, Al cau , '19 03) .
�CHAPITRE PREMIED
LES ÊLÊMENTS ET LES FORMES OU CARACTÈ[lE
Le carnctère. - Façons différentes dont il est compris par
Jes psychologues et les moralistes. - En quel sens no\)s l'entendons ici. - Ses éléments constitutifs : l. 0 le natu1'el; - part du tempérament; - part de l'hérédité; - 2° l'habitude. - Définition du caractère. Variété des formes qu'il présente suivant les individus. - Classification des diverses fo1·mes du caractère. Tableau de cette classification.
Pris au sens psychologique, le mot ca1·actè?'e offre trois acceptions un peu différentes qu'il est nécessaire avant tout de préciser. On dit qu'un homme a du caractère lorsque dans sa conduite, dans ses desseins, il se montre toujours énergique, résolu, persévérant, et qu'au contraire il manque de caractère si, tournant au moindre vent, il fait sans cesse preuve d'indécision et d'inconstance. Le caractère ainsi entendu est le cachet de la volonté. < Avoir du caractère, dit Kant, c'est posséder cette propriété de la volonté par laquelle le sujet s'attache
-
.l'J'
�LES Ê'.,É)IE~TS ET LES
F'onm:s
DU C.\RACl'ÉllE
~ ;;
à. ,les principes praliques déterminés qu'il s'est inva- )
riablement posés par sa propro rai so n. • Et le philosophe all emand ajoute :
«
Bien que ces prineipcs
puissent parfois êtrè faux et vicieux, cependant la dispo sition de la volonté en g énéral à agir suivant des principes fixes ( et non à sauter tantôt ci, tantôt là, comm e les mouches) est quelque chose d'estimable qui mérite d'autant plus d'admiration que c'est plus rare 1 •
•
Dans un sens moins re~eint on dit qu'un homme a un caractère, ou bien est ttn ca1·actère lorsque sa personnalilé s'accuse netlement par des tendances l puissantes, par des .habitudes profondément gravées, par celle constancr. dans les goûts, les idées et les ac tes, qui donne à la conduite une unité manifeste. C'est du caractère défini de la sorte que i\1. Ribot a pu justem ent écrire:
<
l
Pour constituer un caractère,
deux conditions sont nécessaires et suffisantes : l'unité;')~s~L~éconsiste dans une manière d'agir et de réagir toujours constante avec ellcmème. Dans l'individualité vraie, les tendances sontJ convergentes ou du moins il y en a une qui s'asservit les autres. Si l'on considère l'homme comme un ense mble d'instincts, besoins et désirs, ils forment ici un faisceau bien lié qui agit dans une direction unique. La ,tabilité n'.est que l'unité continuée
( 1) Anlh1·opologie, 2• partie, § 3.
Qc 1 rn .1T. -:
Le, r.:rJc lères.
2
�26
LES CAR ,ICTÈRES
dans le temps. Si elle ne durn pas, cette cohésion de désirs est de nulle valeur pour déterminer un carnctère. Il faut qu'elle se maintienne ou se répète toujours la même dans des circonstance.s identiques ou analogues. La marque propre d'un vrai caractère, c'est d'apparaître dès l'enfance et de durer toute la , vie. On sait d'avance ce qu'il fera ou ne fera pas 1 dans les circonstances décisives. Tout cela équivaut à dire qu'ùn véritable caractère est inné 1. • Mais cette nouvelle conception du caractère nous semble trop étroite encore, « car, - M. Ribot s'empresse de le déclarer, - il est clair que parmi les innombrables individus humains, il y en a, et c'est le plus grand nombre, qui n'ont ni unité, ni stabilité », au sens rigoureux qui vient d'être exprimé. Esl-ce à dil'C qu'ils n'ont point de caractère propre? « Un caractère bien fade, a dit La Bruyère 2 , est celui de n'en avoir aucun. • D'accord; mais n'est-ce pas un caractère et même le plus répandu 3 ? Aussi nous reste-t-il à distinguer un troisième sens du mot caractère, sens assurément moins expressif, mais _Lus Jar e_que les précédents, et dans leq~il signifie l'empreinte typique des penchants naturels, . des sentiments, du mode spécial d'activité, des habi('I) Les divei·ses formes clu caractère. (Revue philosop hique, nov. 1892.) (2) Les ca1'Clclèi-es, cil. \', (3) Voir plus loin, p. 72-,3·.
�LES ÉLÉME NTS ET LES FOfü!ES DU GARACTÈRE
27
ludes, de la façon de vouloir et aussi de juger et de penser de chaque individu. , Les parties du visage sont les mêmes chez Lou s, mais les proportions diverses où elles se trouvent combin ées font que Lous ]es hommes ont une physionomie diITérente; de même ln ous possé dons tous au moral les traits essentiels de la nature humaine , mais à des degrés et dans des rapports di vers ... De là l'infini e variété des phy- r sionomies comm e des caractères pa rmi les hommes. Pl acés dans les mêmes circonstances, deux hommes ne pensent pas, n'agissent pas de la même manière, et, au contraire, si un homme se retrouve à diverses reprises dans des situati ons semblables, sa manière de penser, de sentir, d' agir, res le sensiblement la mê me ... Il a ses passions, son humeur, son tour d'imaginati on, ses habitudes intellecluclles, ses aptitud es propres, tel ou tel degré d'énergie. Tout cela constitu e un groupe plus ou moins cohérent oü domine d'ordinaire une tendance principale qui imprime l'unité à l'ensembl e et sert à le désigner 1. » Nous prendrons le caractère dans celte acception la plus générale, qui d'aill eurs convient le mieux au but que nous nous proposons ici!; et comme il nous
('I ) De la Hautière, Cou1·s d e p sy chologie appliquée à l'éducation , p. 356-357.
(2) « L'édu cation, dit M. Il. Marion, a pour but non seulem ent de form er d es volontés é nerg iqu es, mais aussi des esprits éc la irés e l des cœ urs bi e n réglés et bons; " (Leçons d{I ps'jcliologie appliquée, p. 47 .)
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LES C.\U .ICTÊnES
importe tout d'abord de connailrc quelles sont les cause qui déterminent le caractère et ~ n cxpliqu~ les variétés suivant les individus, nous allons analyser successivemenl les deux éléments esscnlicls qui le constituent: Je naturêret l'habitude. Le naturel comiste dans les di -positions propres à chaque individu, comme d'être gai ou lriste, sévère ou facile, hardi ou timide, actif ou indolent. Ces propensions que l'élude de la complexion, l'expression de la physionomie suffisent à d~cclcr, sont originelles, innées, pui squ'elles tiennent à nolre organisme. La vivacité, l'agilité, l'inerlic, l'indolence, ln. sensibilité, la col ère, la violence, l'frrilabililé, la patience, la sobriété, la gourmandise, etc., sont en effet des qualilés ou des défauts intimement liés à nolre physique, en ce qui regarde la circulation du sang, l'état des nerfs, les besoins de l'estomac. Voilà l'inconleslable part de vérité qu e renferme l'ancienne doctrine des tempéramenls. Dain montre excellemment par exemple que la gaîlé et l'élasticité du caractère dépendcntsurlout de la nalure même de la complexion. La première prcu ve qu'il en donne ~ se fonde sur l'union du tempérament gai avec la jeunesse, la santé et une nourriture abondante. Ce tempérament se montre d'une manière remarquable avec tout ce qui contribue à la vigueur physi rp1e. 11 se dércl oppe en parlie pendant les vacances, dans les climats salubres, et par
�LES ÉLÉl!ENTS ET LES FOP.l!ES DU CAilACTÈ!IE
2')
les occupations fuvornblcs à la. santé; il se perd ; au milieu des fuligucs, pal' la pl'ivation du bi cn- êll'c et par l'abattement physique. L'excep tion apparente de la gaieté qui peut exister avec le dépérissement du co l'ps, le j eûne et les pratiques ascétiques, ne détruit pas le principe en général, mais pose seulement un autre principe, celui de la possibilité de nou rrir une partie du système en abaissant et en nsan t préma turément les autres. - Une seco nde présomption nous est fournie encore par l' expérience de tous les jou rs. Le tempérament et le caractère joyeux et gai se montrent ordinairement associés à qu elques signes bien marqués de vigueur physiqu e. Les gens gais sont en général bien bâtis; ils ont souvent une charpente solide et bi en développée, une circulation et une digestion vigoureuses; ils supportent bien la fatigue, la peine et les plaisirs. » Un exemple notoire de cette constitution est fourni par Charles-James Fox et lord Palm erston, dont la sociabilité, l'enjouement, la gaieté, la force de résistance aux plaisirs mondains faisai e_n t l'é tonnement de leur temps. « Il est a ussi impossible à une personne de constitution ordinaire de rivaliser avec la verve et l'animation de ces hommes, qu'il l'est de digérer avec l'estomac d'un autre ou d'accomplir les douze travaux d'Hercule 1. »
(1) L'esp1'it et le corps, p. 206-207.
2.
�30
LES CAIUCTÈf\ES
Conséquence évidente: les causes diverses, climat, nulrilion, aération, qui inOuent sur Je tempérament, agissent par contre-coup sur les penchants. Il ne dépend point d'une complexion molle et lymphatique, comme celle du Hollandais nourri de lailage
1
et de bière, d'avoir la virncité ardente de l'Ilalien 1 brûlé au soleil de Naples ou de la Toscane; mais en revanche l'énergie tenace des peuples du Nord fait contraste avec la parcsrn des peuple.s du Midi. Dans les pays à paludisme, on trouve fréquemment la tor..12,cur intellectuelle et l'engourdissement général. , Celle apathie modifie le caractère, l'état moral de l'impaludé. Le fatalisme stupide des Solognots signalé par Montfalcon, on le retrouve chez l'Arabe; il se montre parfois chez nos soldats, chez nos colons et pèse d'un poids considérable sur les diflicultés de la colonisation. Nous ne vfrons pas, nous mourons, di aient les habitants de l'Agrn Romano à quelqu'un qui s'étonnait de leur vie misérable; mais aussi bie11 que ces fils de Romains, les Dombisles, les Solognots, les-Arabes ne faisaient rien pour sortir de leur anéantissement. En Sologne, les administrateurs
>
rcm_ arquaient la rareté des crimes passionnels, l'absence d'amour de la famille 1 • A celle action du tempérament dans la constitution du naturel, il faut en joindre une autre qui
(l ) D' Catrin, Le paludism e chl'o11iq1:c, p. 80.
�LES ÉLÉME:-/TS ET LES FORME3 DU CAR .ICTÈRE
31
explique pourquoi avec la m ê me complexion deux homm es peuvent naître prédisposés à des sentiments et à des goû ts divers 1, d'tm mot à un caractère di ITér ent. Ce facleur nouveau es t l'h érédité. A ceux qui nous ont donné la vie, n ous devons plus ou moin~ de nos qualités d'esprit et de nos tend ances morales • Le physique, ce père du morul, transm e t le carac-: Lère de pè re en f1ls pendant d es siècles. Les Appius furent touj ou:-s fi ers et infl ex ibles ; les Calons to ujours sévères. To ute la lignée des Guises fut audacieuse, t ém é raire, fa c ti euse, pétrie du plus in sol ent orgue il et de la politesse la plus sécluisanle 2 • » Néanmoins il ne faut pas touj o urs s'a ttendre à retr ouver ainsi, dans chaque enfant, l'image exacte et com me la rép é tition pure et simpl e du père, de la m èr e ou d'un aïeul.
c:
---
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(
J e suis, écrit 1\1. l\farion, le
terme et le produit d' un e longue suit e de générati ons, par co nséq uent le point de r encon tre d' un'C\ multitude d'influences, les unes plus fortes que les autres, mais toutes persi stantes à l'état latent , e t du
(1) Voir Ribot, L'hél'édilé psychologique, 1" partie, ch. v.
(2) Voltaire, Dict. philosophique, ar t. CATON. • J e lis dans un livr e de médecine que les üuvergier de llaurann e • sont ordinairem en t b ili e ux e t rageurs, mai s convaincus et ri g ides ,. - La seco nd e pa rLi e de la définition pourra le ur faire passer condam n a ti on s ur la première. - Ce tempéra ment et ce ca ra ctè re r e m o ntera ien t assez h aut dans le passé , puisque le card in a l de ni ch e li eu di sa it de M. lluverg ier de ll a urann c, de Por t- ll oya l (le fameux a bb é de Sa int-Cy ra n) : « Le ce rv ea u l11i fume co n s lamment. , (E. Deschanel, Physiologie des éc1 ·irni11s el des artistes, p. 13 1.)
.
�32
J.ES C,\ nACTÈnE5
mélange desquelles résulle précisément ma naü,re individuell e. Dans ces conditions, l'ét range serait qne mon caractère fût de tout point id entique à celui de tel ascendant, à l'exclusion de tous les autres. Quoiqu'il y ait des exemples de celte ressemblance trait pour trait qui frappe tout le monde, elle ne peut êl1·e qu'exceptionnelle et, à y bien regarder, elle n'est jamais que partielle.» Probablement, cr à la somme entière de nos ancêtres nous devons nos dispositions les plus générales; de nos ascendants les plus rappro chés nous tenons les plus particulières. Voilà pourquoi c'est avec nos pro ches que nous avons, en général, les resse mblances les plus étroites : les analogies doivent être plus nombreuses ou plus profondes, à mesure qu'on a plus d'ancêtres communs. A voir les choses d'ensemble el de haut, il est certain que ?eux Français de la même province se ressemblent plus (et cela au moral comn:ie au physique) qu'un Français et un Allemand•; qu'entre les membres d'une même famille il y a le plus souvent un ai?· da parenté, et que les ressemblances de délai! sont, en moyenne, plus nombreuses .... entre frères q~~tre cousins 2 a.
(1) Sttr la permanence héréditaire du camctè1·e national, consulter Hi bot, ouv1·. cité, 1" partie, ch. vu; - Tain e, l'hilosophie de l'al't, 7• partie, De l'idéal dans l'art; - Le J:un, Loispsychologiq ues de l'évolution des peuples, -et Fou ill èe La psychologie d es peuples et l'anthropologie, dans la Revue des Deux Mondes, n• du 15 mars 1895. (2) De la solidarité mo1·ale, 4° édit., p. 59-60.
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33
L'hérédilé du carnclèr e n'esl qu'un cas particuli er de la loi d'hérédilé: clic s'e xplique pa r le mainlien
et la transmission des mœurs et des habitudes de.s ancêtres, dont elle rend ainsi leurs descendants solidaires. Cela nous amène à parler du seco nd facteur essen tiel du r.aractère , savoir les hab itudes person1 --
nelles. - • , L'homme, dan s la première jeunesse surtout, su b'il fol' lemenl lïnflu cnc() de l'exem ple et de l'é du calion. Suivant la famille à laqu el: e il apparlient, l'époque et la soc ié té où il vit, il es t porlé à con tra ~ ha ÎtÜdes très dissemblables. Sans nul cloute, un enfant européen, élevé chez qu elque peuplade sauvage, prése ntera bi en des traits de caractère corn · muns avec les enfants de cette trib u; el r éciproqu ement l' un de ceux-ci transporté dans une nalion civili sée ne L rdera pas à se modifier profond ément. a li est nécessaire d'aill eurs qu'il en soit ainsi; sinon, ap portant à la naissance un carac lcrc immuabl e, nous ne pourrions en ri en nous ployer aux circonstances locales, politiqu es et morales, qui en ex ige raient un autre, et n ous resterions à tout jamais élran gers au milieu où parfois il nous sera it donn é de vivre. - Pareillem ent, des qualités ou des défauts moraux, tels que la véracité, la fourberie, l'obéissance, l' ob ligeance , la politesrn, l'émulati on , l'o rgue il , la modestie, e lc ., é tant étrangers à nolre phy,iq uc, cl provenant des habitudes engendrées par nos
-
�LES C.\IlACTÈTIES
nourrices, par nos mères, par tous ceux qui agissent sur nous en bien ou en · mal, il est clair que chacuu serait autre, si à sa nourrice, à sa mère, à ses professeurs, aux personnes qui l'entourent, on eùt subslitué un milieu différent. C'est cette malléabilité du naturel, variable suivant les individus, qui fait l'importance ( de l'éducation et qui a autorisé maints auteurs à écrire, sans trop d'invraisembl ance , que notre carac· L n'est autre chose que notre première habitude 1. ère , Je trouve, a dit Montaigne, que nos plus grands vices prennent leur pli dès notre plus tendre enfance, et que notre principal gouvernement est entre les mains des nourrices~. , Fénelon a exprimé la même idée : c Les premières habitudes sont les plus fortes 3 • » EtJ .-J. Rousseau: « L'éducation de l'homme commence à sa naissance 4 • > Comme nous aurons plus loin 5 l'occasion de revenir sur cette question, nous n'y insisterons pas pour le moment. Telle esr, en somme, la part respective du naturel et de l'habitude dans la conslilution du caractè;;,On pèirt-cl-orrc-a' ce point de vue le définir : une cris-
tallisation d'habitudes aiitour d'un noyau central qui est le tempé1·ament primitif.
(1) Voir notamment llelv éLiu s, De l 'es;J1 ·it, Discours H. (2 ) Essais, livre 1, ch. xx11. (3) b'clucation des fill es, cli . 1·. (4) b'mile, liv. I. (;,) \'oir le ch. VJH.
�LES ÊLÉ!IE~TS ET LES FORMES DU CARACTÈRE
3S
1\
/
Au sens général où nous le prenons, le caraclère étant une sy_Ethèse des trojs grandes facultés psychiques : la sensibilité, l'intelligence et l'activité, les formes variées qu'il présente vont toutes se fondre plus ou moins dans une de ces distinctions capitales. Chez un enfant apparaissent comme traits dominants l'activité, le mouvement, ou au contraire l'inertie, la lenteur; - chez un autre, la légèreté, la frivolité, ou bien l'application, le goût pour l'étude; - chez un autre encore, la douceur, la docilité, l'enthousiasme, ou la méchanceté, l'esprit d'opposition, l'apathie. C'est pourquoi on désigne ordinairement le caractère de chacun par celle des facultés qui semble dominer en lui; on le qualifie par e·xemple de passionné ou de sensible, de méditatif ou d'actif. Néanmoins ies caractères d'une seule pièce s~ rencontrent rarement; le plus souvent les divers éléments que nous venons d'indiquer sont très diversement combinés: d'où ces formes multiples du caractère dont nous avons constaté les causes, et qu'il nous faut maintenant ramener à quelques classes principales pour les étudier successivement. Elles nous paraissent se réduire à douze. Ou .bien il y a prédominance très nettement marquée d'un quelconque des trois éléments psychiques, sensibilité, activité, intelligence, les deux autres éléments jouant en ce cas un rôle tout à fait secondaire ; - ou bien . ces mêmes élements alternativement combinés pré-
�36
LES CARACTERES
dominent ùetü à deux, le troi sième restant effacé; - ou bien tous les trois so nt agglomérés, d'ailleurs il un tonus clifTérent, puisque ensemble ils peuvent élre beaucoup ou moyennement développés, ou encore élre presque alrophii'.·s; - enfin il est possible que chez le même individu un élément, l'activité ou la ensibiliLé par exemp le, lanLôt s'accuse fortement cl lanlôt s'éteigne el di~paraisse pour un temps. De là le tableau s uivant:
CLASSJFJCATJO:-l t. -
ugs
FO!t~JES DU CArtACTÈfiE
n'ÜNF. FACULTÉ
rnÉDOl!l.'iANCK ou
MARQUÉE
n'uNi;
0
TENDANCE
11'1
Caraclè,·es émotion-
:
Actifs;
;1el'l;
3° l,!éditati(s Olt intellec/11 e/s.
11.
-
PRÉDOMINANCE: SI:t!ULTANÉE
DE DEUX FACULTÉS
1·• Caractè res acti(si ,uc.'io11nel, ou passion1 n :l<l' ;
2° A ctif.;-méd:tatifs, ou volontah·es ~·
3° Méditatifs-émotionnels ou sentimentaux.
Ill.
-
POND~;UATION A UNE TONALITÉ DES TROIS FACULTÉS
DIFFÉRlèNTE
1• Came/ères t!q11ili-
2. 0 Amorphes ;
brés;
3° Apathique,.
I \' , -
EXEnC ICE IR IIÉGCL JE[I D'UNE Oü D 1s S DI V Il li;. ES
ET
INTllRMlTTllNT
l' END.\:'\ CES
Cu. raclère3 ia:;/aj{,J,; ;
3° Contrar:ants.
�LES ÉLÉMENTS Er Ll'!S
f'on~IES
DU CAnACTÈnE
37
Ces trois dernières formes du caractère peuvent être regardées déjà comme semi-morbides. Nous en di stinguerons trois nouvelles, vraiment pathologiques, qui résulle~t, pour ainsi dire, de l'hypertrophie de certaineJ des formes ci-dessus :
V. -
11.\Lt\DIES DU CARACTÈRE
t • llypocondric;
1° .Vdlancolie;
a• llyattril,
.
!
·.. ·:
Qt:EY ~.H. -
~
[
Les caraclères,
'
�CHAPITRE JI
LES TYPES PUr,s
De la signification à reconnaître à chacune des formrs du caractère . - Carne/ères constitués pa?' la 1n·édvmina11ce marquée d'une fa culté ou d'un e tendance : 1° L es émotionnels. - Traits essentiels de leur nature. Exemple : cas observé pur Mi chelet . - 2° L es actifs. Leurs traits essentiels. - César ; - au Ires excm plcs. - 3° Les intellectuels. - Jn 11é il c du typ e : témoi g nage de H. de Balzac. - N?.~ure nronre de ce caractère. Franz Wœpk e ; - Leibniz; - Kant; - Bordas-Demoulin; - Karl Marx; - amres exemples.
Avant d'aborder la description des cli!Té rentes sortes de caractères, il imporle d' élucid er qu t lqu es
points qui, résolus, préviendronl une fois pour toutes les malentendus possibles en même temps qu'ils aideront à préciser la compréhension respective des types distingués. Notons d'abord qu'aucun des caractères constitués par la prépondérance d'une tendance uniqu e et pour celle raison qualifi és d'émotionnels, d'actifs o·u ùe
�LES T\'l' i.:S l'r:r.s
3'.J
méditatifs, ne se présente à l'dat absolument pw· (c'es t-à-dire que nul homme n'est et ne peut ê tre excl usivement intellectuel, actif ou sensitif); Ja dénomination spécifique que nou s leur allribuons signi(Te seulem ent qu'un des lroi s éléments psychiques est, suivant les cas, assez développé pour se subordonner les autres. Même observation au sujet des types mixles : méditatif-actif, actif-émotionnel cl émotionnel-méditatif. Les personnes chez Jess quelles ils se trouvent r éalisés ne sont pas entières ment dénuées de la troisième tenda nce, mais celle-ci reste dans l'ombre, plus ou moins effacée. Si donc l'on veut déterminer à laquelle de ces classes ou cat.égories de caractères appartient un individu que]a conque, on doit négliger les traits peu marqués, peu distincts, p our ne tenir compte que des traits essentiels et nettem ent accentués. ~utre remarque : le même type est susceptible d'offrir un e foule de variétés ou mieux de degn~s. _:, ...--chez les · uilibrés, par exemple, les tend a nces peu-
-
ven t se rencontrer développées et puissantes comme au5si n'exister qu'à l'état rndimentaire; le premier cas nous fournit les génies harmonieux et larges; le second, les médiocrités effacées et correctes, • les imbéciles réguliers, les automates qui traversen t la \ie sans avoir l'air de s'en apercevoir 1 >. Des types
(1) Paulhan, Ouvr. cité, p. H.
�LE3 CAl\ACTÈ!lES
intermédiaïres · servent de lien enlre les uns et les autres. Dans u"ne même forme de caractère, il y a de la sorle une grande diversité en tant que richesse de la personnalité: Enfin, qu'on ne s'y trompe pas, la prédominance d'un élément psychique se manifeste, suivant l'occasion, par des effets très dilTérenls : la force de volonté brille aussi bien dans la résistance patiente que dans l'action persévérante; on peut être passionné pour le mal comme pour le bien ; et sans doule dépend-il surtout des circonstances ou de l'éducation qu·un Mandrin ne devienne un Hoche ou un Marceau. • Plusieurs grands scélérats, a-t-on justement observé, sont_ de même trempe que lr.s grands hoinmés 1 • • ;: Telles _sont les _considérations qu'il ne faut point perdre de vue dans. l'étude qui va suivre des formes variées du caractère. '- - Nous analysero~s en premier lieu la nature propre des trois types à tendance unique prépondérante. · Les émotionnels ou émotifs, qu'on pourrait encore appeler les sensitifs ou les affectifs, sont caractérisés par un développement anormal de la sensibilité. M. Ribot les dépeint aimi : • Sensibilité excessive, intelligence bornée ou médiocre, énergie nulle : tels sont leurs éléments constitutifs. Tout le monde eri. connaît de , tels, car ils sont faciles à rencontrer:
(1) Virey, art.
CAnACTÈnE,
du Dict. de la Coni-c1·salion.
�LES TYPrs
runs
41
Leur note dominante, c'est la timidité, la crainte et toutes les manières de sentir qui paralysent. Comme le lièvre de La Fontaine, ils vivent dans l'inquiétude perpétuelle. Ils craignent pour eux, pour leur famille, pour leur petite place ou leur petit commerce, pour le présent, pour l'avenir. Ils s'inquiètent d.e l'opinion de tout le monde, même d'inconnus qu'ils ne voient qu'en passant. Ils tremblent pour leur salut dans _l'autre vie et, dans celle-ci, ils se sentent comme un néant dans l'organisme social qui , pèse sur eux de tout son poids et que souvent ils rie comprennent pas. La plus petite mésaventure les ébranle profondément, parce qu'ils ont conscience d'être faibles, sans ressort pour l'action, sans esprit d'initiative 1. • Ajoutez qu'ils se montrent scrupuleux, superstitieux, et, suivant les cas, aimants et serviables ou aig1·is et défiants. En somme, , impressionn nables à l'excès, ils ressemble_ t à des instruments en vibration perpétuelle et il's vivent surtout intérieurement ». lis sont généralement « pessimites; parce qu.'une expérience vieille comme le monde prouve que les sensitifs soulTrent plus d".un petit _ malheur qu'ils ne jouissent d'un grand bonheur 2 ». Ce c b:mhomme dont l'art était de faire · des tableaux de coquilles >, bonhomme que l\lid1elet
/ 1) Arl. cité, p. fi~ 1.
(2) Ibid ., p. -18 tj.
�42
LCS C.IRACTÈRES
eul l'occasion de visiter dans un voyage à Granvilfo, nous olîre un lype de sensitif, très accentué sans doute, mais d'autant plus net et intéressant. ~ !\Ion homme, écrit radmirable peintre de La !,fer, sans étre vieux, élait souffreteux, fiévreux. Il tenait, en ce mois d'août sa fenêlre calfeulrée. En regardant ses ouvrages et caurnnt, je vis qu'il avait la lêle un peu faible. Elle avait été ébranlée par un événement · de famille. Son frère arnit péri sur celte grève dans une cruelle avenlurc. La mer lui restait sinistre, elle lui semblait garder conlre lui une mauvaise volonlé, L'hiver, infatigablement, elle flngellf!-it sa vilre de neige ou de vents glacés. Elle ne le laissait pas dormir. Elle frappait sous lui son roc, sans trêve ni repos dans les longues nuits. L'été, elle lui montrait d'incommensurables orages, des éclairs d'un monde
à l'autre. Aux grandes marées, c'était bien pis. Elle
monte à soixante pieds, et son écume furieuse, saulanl bien plus haut encore, outrageusement ·Hnait lui frapper dans sa fenêtre. 11 n'élait pas même sûr que la mer s'en tint toujours là. Elle pournit, dans sa haine, lui jouer quelque mauvais tour.
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1 1
Mais il n'avait pas le moyen de chercher un meilleur abri, et peut-être aussi était-il retenu, à son insu, par je ne sais quel magnétisme . li n'eût pas osé se brouiller tout à fait avec la tel"l'ible fée. Il avait pour elle un certain respect. Il en parlait peu, et plus souvent la désignait sans la nommer, com111e
�I.I:S TYPES PURS
"4'3
l'Islandais en mer n'ose nommer l'Ourqiie t, <le peur qu'elle n'entende et ne vienne. Je vois encore sa mine pâle lorsqu'il regardait la grève et disait: , Cela me fail. peur. » La base physiologique du caractère sensitif paraît êlre une certaine délicatesse de constitution avec prédominance des sensations organiques et impressionnabilité extrême du système nerveux. Les actifs ont pour marque spéciale la tendance à agir très prononcée et toujours renaissante. « Ce sonL des machines solides, bien munies de force vive et encore plus d'énergie potentielle. Considérez un_ pelil marchand, sans esprit, sans culture, appartenant à ce type: il se dépense en allées et venues, offres de service, bavardage sans fin ni trêve; ce n'est pas le seul appât du gain qui le soutient; c'est sa nature qui le pousse; il faut qu'il agisse. Mellez un sensitif à sa place, il ne fera que le slrict nécessaire ou ce qui l'intéresse 2 • » Comparant en effet les deux types, Bain a écrit : o: L'homme actif travaille mieux parce · u'il peul q accomplir des corvées, tandis que l'aulre néglige tout ce qui n'a pas un intérêt intense et soutenu . L'un peut se promener uniquement pour conserver sa santé ; l'au lre ne peut sortir sans un fusil, des
(1) i\fonstre marin fabuleux qui dévoreraiL les bar']ues. (2) llibot, art. cité, p. 193.
�LES CARACTÈRES
instrum·e nts de pêche, un compagnon ou · quelque chose à voir. 1 > Remuants et tapageurs, hâbleurs, expansifs et démonstratifs, ambitieux, intrigants, tels sont les attributs qui distinguent plus ou moins les actifs. Dans cette catégorie rentrent • tous ceux qui ont \ un _ riche fond d'énergie physique avec besoin de le ùépenser .: les spo1·tmen, ceux qui aiment la vie <l'aventures, sans autre but que d'agir; ces voyageurs qui courent le monde à toute vapeur, sans raison d'instruction ou d'affaires, sans rien étudier, ni avant, ni pendant, ni après, pressés d'en finir pour recommencer. Ajoutons-y les batailleurs sans malice, mais qui déversent le trop -plein de leurs forges. Au lemps des armées de mercenaires, elles ont dû se recruter presque entières parmi les gens de ce groupe >; de même, ces birndes de condottieri, à la solde des républiques _italiennes du moyen âge, « beaux types de l'énergie physique et de l'activité sans esprit »; de même aussi, mais à un degré plus éleyé, · a les 1conquistado1·es du xv1° siècle, ces capitaines espagnols (F. Cortezf Pizarre) dont les expéditions ressemblent à un roman, qui, avec une poignée d'hommes hardis comme eux, renversent les grands empires du Mexique et du Pérou et apparaisscn taux vaincus comme des dieux'·»
('.) On,·. cité, p. 21 L
(\:) ll1liul, art . cité, p. .\.()!,
�LES TYPES PUI\S
Parmi les aclifs il fa.ut ranger encore Mo:1lluc et ceux dont parle Montaigne en ce passage des Essais: • Qui rechercha. jamais de telle faim la seurelé et le repos que Cœrnr 1 a faict l'inquiétude et les difficu!Lés? Tercz, le père de Sitalcez 2, soulait dire que , quand il ne faisait point la guerre, il lui estait , · ad vis qu'il n'y avait point' de différence entre luy et • son palefrenier •. Calon, consul, pour s'asscurcr d'aulcunes villes en Espa.igne, ayant seulement inlertlict aux habita.nls d'icelles de porter les armes, grand nombre se tuèrent : f erox gens, nullarn vitam rati sine arrnis esse 3 • Combien en savons-nous qui ont fuy la douceUI' d'une vie tranquille en leurs maisons, parmi leurs cognoissa:ils, pour suivre l'horreur des déserls inhabitables•. • A l'inverse des sensitifs, les actifs • ressemblent à
('I) A propos ,de ce grand conquérant, Montaigne écrit ailleurs (livre li, ch. xxxm) : « Ses plaisirs ne luy feirent jamais desrobber une seule minute d'heure ny destourner un pas des occasions qui se présentaient pour son ag~randissement; celte passion régenta en luy si sou,·erainemenl toutes les autres el posséda son âme d'une auctorité si pleine qu'elle l'e mporta où elle voulL1t. • - Quinlilien, l'app réciant comme orateur, a dit: • On trouve chez lui tant de ,•igueur, tant de vil'acité, tant d'animation, <]u'on voit bien qu'il parlait comme il combattait. • - C'est lui enfin que vise le vers de Lucain , Nil actum 1·epulans si quicl superesset a9enclwn (l\ien n'était fait pour lui s'il restait quelque chose à faire), ce qui est la vraie formule de l'actif. (2) Roi de Thrace. (3) Peuple féroce, qui ne croyait pa s qu·on pi'll l' i lTC sa ns corn battre. ( •J l.i,re 1, ch. XL.
3.
�U:S C.IH .ICTÈ!:ES
des machines toujours en mouve:nent et vivent'surtout extérieurement. .. Pris eu masse et sous leur forme pure, ils sont optimistes ; parce qu'ils se sentent assez de force pour lutter contre les obstacle,, les rninc.re et parce qu'ils prennent plaisir à la lutte 1 ». Quant à la base physiologique de ce caractère, elle consiste en un riche fond d'énergie, en une surabondance de vie, conséquence d'un bon état de nutrition. L'activité humaine ne se manifeste pas toujours d'une façon aimi extérieure : à côté des gens avides <l'exercices physiques, .il en est d'autres en effet qui se montrent avides plutpt d'exercices intellectuels; si les premiers aiment à agir, les seconds aiment à penser, et chez eux le désir de connaître devient, à son tour, une passion. Cc sont les intellectuels, qu'on peut nommer aussi les méditatifs ou les contempla-
tifs.
On a voulu voir dans cette nouvelle forme du caractère une œuvre de l'art plutôt qu'un produit d~ la nature. La preuve pourtant qu'elle est réellement innée, c'est qu'il y a des esprits qui trouvent Je prime abord dans les idées une i uprème jouis,ancc:
«
Quand j'étais encore enfant, JiL u11 personnage du
/'cradise Regained de Milton, aucun jeu cufa11Lin uc
(1) nibot, art. cité, p. 4CG-137.
�LES TYl'l:5 l'L"l\S
47
me plaisait. Toute mon âme s'employait, sérieuse, à apprendre et à savoir pour travailler par là au bien commun; je me croyais né pour celte fin, pour être le promoteur de toute vérité et de toute droiture. » Honoré de llalzac, dans le tableau qu'il fait des jeunes années de Louis Lambert, c'est-à-dire des siennes propres, écrit : •L'Ancien et le Nouveau Testament étaient tombés entre les mains de Louis à l'âge de cinq ans; et ce livre, où sont contenus tant de )ivres, avait décidé de sa destinée. Cette enfantine imagination comprit-elle déjà la mystérieuse profondeur des Écritures, s'éprit-elle seulement des romanesques attraits qui abondent en ces poèmes tout orientaux!. .. Un fait résulta de celte première lecture de la Bible : Louis allait par tout Montoire, y quêtant des livres qu'il obtenait à la fa~eur de ces séductions dont le secret n'appartient qu'aux enfants, et auxquelles personne ne sait résister. En se livrant à ces éludes, dont le cours n'était dirigé par personne, il atteignit sa dixième année. > On l'envoie alors chez un oncle maternel, curé de Mer, • vieil oratorien assez instruit, > qui se charge pendant trois ans de son éducation : « Il venait ordinairement passer dans la maison paternelle le temps que son oncle lui accordait pour ses vacances ; mais au lieu de s'y livrer, selon l'habitude des écoliers, aux douceurs de ce bon farniente qui nous affriole à tou' âge, il
�iS
LES CARI CTÈRES
· emportait dès le matin du pain et des liues; puis il nllait lire et méditer au fond des bois pour se dérober nux remontrances de sa mère, à laqu elle de si constnnlcs études paraissaient dangereuses . Dès~e temps, { la le_ ture était devenu e chez Loui8 une espèce de c faim que rien ne pouvait assouvir : il dévorait des livres de tout genre, et se rèpaissait indistinctement d'œuvres religieuses, d'histoire, de philosophie et de physique. Il m'a dit avoir éprouvé d'incroyables délices en lirnnt des dictionnaires, à défaut d'autres ouvrages, et je l'ai cru volontiers ... La pas~ion de Louis pour la lecture avait été d'ailleqrs fort bien fcrvie. Le curé de Mer possédait environ deux à trois mille volumes ... En trois ans, Louis Lamberl s'était assimilé la substance des livres qui, dans la bibliothèq.ue· de son oncle, méritaient d'être Ius. )> Les intellectuels se montrent en général réfléchis, absorbés dans leurs pensées, peu communicatifs, froids, et souvent distraits, préoccupés. Les types varient d'ailleurs selon le tour d'esprit de chacun. Mais, quelque forme qu'ils revêtent, c'est l'intelligence qui détermine nettemen~ l'ensemble du caractère. Franz W œpke, qui consacra sa vie à l'histoire des sciences et dont cette étude fut toute la joie, en est un bel exemple. 'l Les autres plaisirs, toutes les satisfactions qui, aux yeux des hommes, donnent un prix à la vie lui ont manqué. Il vivait s~ul, loin de sa patrie, loin de sa famil!e, d:u~s :1:::-:
�I.[S TYP ES PGRS
chaml1l'e ;:;amie, ~ohremen t et silencieuscmcn t, d'une pension que lui faisait un prince italien, prolecteu1· des mathématiques, se croyant obligé de publier Lous les ans ou Lous les deux ans quelque mémoire , afin de mériter l'argent qu'il recevait. Son travail n'avait aucune récompense, pas même la gloire; quelques savants estimaient ses recherches et c'était tout. .. Il passait la journée à collationner des textes aux bibliothèques et à suivre au Collège de France des cours ·de hautes malhémaliques et de langues orientales. La nuit, il écrivait. Sa vie était d'une r égularité minutieuse ... 11 sentait sa jeunesse usée, sa santé ébranlée, ses forces amoindries, ses recherches limitées, ses espérances réduites. Au milieu de tant de regrets, un regret profond et sourd perçait par intervalles. Il élait né géomètre, et croyait s·êlre trompé en tournant sa vie vers l'histoire. Néanmoins
il vivait résigné et calme, pénétré par le senlimenl
·des nécessités qui nous plient et nous traînent, persuadé que Loule la sngesse consiste à les comprendre et à les accepter 1 >>. Nous citerons encore, comme appartenant à ce groupe, Archimède, Képler, Newlon, Gauss, Spinoza, Leibniz qui, au rapport de Fontenelle, ne dor;nai l souvent qu'ass is sur une chaise, « étudiait de suilc
des mois entiers sans quitter le siège )), Pic de la
(1) Taine, Nouveau.,; essais de cl'ilique et d'histoire, 302-:'.l \.
�LE3 C.\RACTÈRES
Mirandole, Maglia bcccld, fü1yle, Baillet, Mou lcsq uieu, Mabillon, Cuvier, Gibbon, Ampère, Taine, BordasDemoulin qui, ayant <lonné le peu qu'il avait, dénué de tout, mourant de faim, <lépensait dans un cabinet de lecture les quelques sous qui lui 1estaient et, après avoir passé sa vie à faire de la m~taphysique dans une mansarde de Paris, mourut vierge, n'ayant jamais trouvé le temps d'aimer
1• -
« L'algèbre
(1) Lelourncau, Physiologie des passions. - lb., p. 23, est rapporté, d'après Dcscurel (Médecine des passions), le cas du hongrois ~Jcntl'lli, philologue el mathématicien, qui, pour la seul plaisir d"apprcndrc, consacra son existence entière à l'élude. « Vivant ù Paris, dans uu réduit infect qui lui avait é té accord é par charité, il avait relrauché de ses d épenses tout ce qui n'çlait pas absolument indispensable pour vivre. Sa dépense, à part l'achat des livres, était de s ept sous par jour, dont trois pour la nourriture el quatre pour l'éclairage; car il lravailloit vingt heures par jour, ne s'interrompant qu'un seul jour po11r donner des leçons rie mathématiques dont le prix lui était néce~saire pour vivre. De l'eau qu'il allait chercher lui-même, des pommes de terre qu'il cuisait ,ur sa lampe , de !"huile pour alimenter celle-ci, du pain de munition, c'est là tout cc dont il avait besoin. li couchait dans une grande boite où il mettait le jour ses pieds enveloppés d'une couverture de laine ou d'un peu de foin. Un vieux fauteuil, une table, une cruche, un pot de fer-blanc, un morceau d'étain grossièrement courbé, servant de lampe, composaient tout le reste de l'ameublement. riicntelli avait supprimé Lous les frais de blanchissage en supprimant le linge. Une capote de soldat, achetée à la caserne et qu'il ne remplaçait qu 'il la dernière extrémité, un pantalon de nankin, une casq ,1elle de peau el d'énormes sabots composaient tout son costume. En 1814, les boulets des Alliés, tombant autour du réduit qu'il occupait alors, ne le troublèrent nullement ... Durant la première épidémie de choléra · à Paris, il fallut employer la force armée pour conlraindre cet anachorète scientifique à interrompre ses éludes, afin de nettoyer sa cellule infecte. li vécut ainsi trenlc ans·, sans être jamais malade, sans se plaindre, très heureux. Eufin, le
�I.L ~ TYP ES
runs
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seule, dit, à propos de Karl Mnrx, l\f. Lafargue, son genùre, l'algèb re seule pouvait consoler les momenls les plus lristes de sa vie agitée. Pendant la maladie de sa femme, en proie au souci de la perdre, il écrivait un traité sur le calcul infinitésimal, afin de se transporter loin des réalités douloureuses, dans les régions sereines de l'abstraction transcendante. » - Qui ne connaît le portrait pilloresque que l\iichelet a tracé de Kant: cc Au fond des mers du Nord, il y avait une bizarre et puissante créature; un homme ~ Non, un système, une scholastique vivante, hérissée, dure; un roc, un écueil. taillé à pointes de diamant dans le granit de la Ilalliquc . On l'appelait Emmanuel Kant; lui s'appelait cc Critique>> . Soixante ans durant, cet être toitt abstmit, sans rapports humains, sortait juste à la même heure et, sans parler à personne, accomplissait pendant un nombre donné ùe minutes précisément le même tour, comme on voit aux vieilles horloges des villes l'homme de fer sortir, battre l'heure, et puis rentrer .. . » Kant ne s'est point marié et ne s'éloigna jamais de sa ville natale. Pour base physiologique, il faut probablement assigner à celle classe de caractères le lem péramenl lymphatique, uni il une préùisposilion spéciale du cerveau.
22 décembre 183G, à Ulge de soixante ans, élant allé comme d'habitude renouveler sa provision d'eau à la Seine, son pied glissa, il tomba dans la rivière qui était très haute et se noya. l\lenlelli n 'a laissé aucun ouvrngo, au cune trace de ~es longues recherche s. ,,
�CIIAP11'IlE III
LES TYPES l\llXTES
Cumct,!res constitués pal' la ])1'édominance simultanée de deux f, 1cultés: -- i O Le,s actifs-émotionnels ou les passionnels. - Leurs traits essentiels. - Benvenuto Cellini; - autres exemples. - 2° Les actifs-méditatifs ou les volontaires. - Leur marque propre. - Supériorité
de ce type sur le précédent. - Frédéric II; - . autres exemples. - 3° Les méditatifs-émotionnels ou les sentimentaux. - Leurs traits essentiels. - Virgile et TiteLive; - exemples divers.
1
Les typ~s que nous allons analyser en ce chapitre sont caraclérisés par la prédominance non plusd'uno tendance unique , mais de deux tendances accouplées. Nous les étudierons successivement selon que chez eux l'activité se trouve combinée avec la sensibilité ou a vecl'inlelligence, ou que ces deux dernières facultés apparaissent réunies ensemble, l'activité restant à _ l'arrière-plan. Chez les actifs-émotionnels , par les<Juels nous commencerons et que l'on pourrait nommer encore
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.Jes passionnels, une se sîm li Lé inte!lse et un~ imaginatio_!l vive s'allient avec ,u( te,mp~am~ ~neFS'12 e. e!l.t La gaieté, l'auduce 1 la témérilé,m~fue, fempf)r. et la violence, fobslinution parfois e e fanatisme, des passions ardentes, voilà les princip~ux traits qu_ i distinguent celte forme du caractère. Parmi les variétés qu'elle présente, on peut citer,, comme « spécimens ternes et sans originalité, ceu~ qui, sans grande portée intellectuelle, mènent la vie -de plaisir, qui ont un besoin purement égoïste de jouissance et d'action. Plus haut, les martyrs ·et les héros fougueux, qui ont besoin d'agir, de se dévouer, de se 8acrifler pour leur patrie ou leur foï°; les grands mystiques fondateurs ou réformateur~ (s-ainle Thérèse, saint François d'Assise); les grand~ .prédicateurs religieux (Pierre l'Ermite, Luther) ; l·e~ hommes à charité dévorante (saint Vincent de Paul}; bref, tous ceux qu'au sens le plus !urge ~_u, mo~, 0,1?, nomme des apûlrcs
1
,!
~
;
les Savonarole, les Gior-
dano Bruno, !es Channing. Font parlie de ce groupe des hommès de guerre comme Alcibiade, Alexandre, Marius, Sylla, Charles le Téméraire, Jules II, .François 1er, Condé, Napoléon; des tribuns comme Ilienzi; de grands révolutionnaires comme Mirab_ au e et Danton ; des poètes comme lord Byron et Alfieri; ries écrivains comme Ilamus, Beaumarchais, Lamen('I) Hi hot, art. cité, p. 4Q7.
�54-
LES C,ln.\CTÈf\ES
nais, Proudhon, Vallès; des orateurs comme Pitt, O"Connell et Gambella ; des artistes comme MichelAngc, Benvenuto Cellini, Berlioz. Cellini réalise en haut relief le vrai type de l'actifémotionnel : « Cc qui frappe d'abcrd en lui, c'est la puissance du ressort intérieur, le caractère énergique et courag-eux, la vigoureuse iniliati ve, l'habitude des résolutions soudaines et des partis extrêmes, la grande capacité d'agir et de souffrir, bref la force indomptable du tempérament intact... Sïl n'a pas été Lué vingt fois, c'~st miracle: il a toujours l'épée, ou l'arquebuse, ou le poignard à la main, dans les rues, sur les roules, contre des ennemis personnels, des soldats débandés, des brigands, des rivaux de toute sorte; il se défend et le plus souvent il attaque. Le plus étonnant de ces traits, c'est son évasion du château Saint-Ange; on l'y avait enfermé après un mcul'lre. Il descendit de celte hauteur énorme au moyen de cordes qu'il avait faites avec les draps de son lit, rencontra une sentinelle que son ait· de résolution terrible effraya el qui feignit de ne l'avoir point vu, franchit au moyen d'une poutre la seconde enceinte, attacha sa dernière corde et se laissa glisser. Mais celte corde était trop courte; il tomba et se cassa la jambe au-dessous du gcnuu, alors il se banda la jambe, et ~e traîna, perdant son sang, jusqu'à la porte de la ville; elle était fermée; il se glissa dessous après avoir creusé la terre avec son poignard;
�LES TYPES ~il.\TES
· 55
des chiens l'assaillirent, il en éventra un et, rencon. lrant un porlefaix, il se fit conduire chez un ambassadeur qui élait son ami. Il se croyait sauvé et avait la parole du pape ; mais tout à coup il fut repris et mis dans un cachot infect, où la lumière n'arrivait . que deux heures par jour. Le bourreau vint et, touché de pilié, l'épargna ce jour-là. Dès lors on se con. tenta de le retenir captif; l'eau rnintait, sa paille . pourri ssait, ses blessures ne se fel'maient point. Il pa~sa ainsi plusieurs mois; la force de sa conslil~1tion . résista jusqu'à la fin. Un corps et une âme ainsi bâtis semblent de porphyre et de g~anit, lundis que •les nôtres sont de craie et de plâtras ... Quand le na lu l'e! est si fort, si richement doué, quand l'activité es,t si . continue et si grandiose, le ton ordinaire de l'âme est une surabondance de joie, une verve et une gaieté puissantes. On voit Cellini, p:i.r exemple, après des aventures tragiques et terribles, se mettre en voyage; pendant tout le temps de la roule, dit-il, « je ne fis que chanter et rire •. Les coups de main, les assauts de boulirtues, les dangers d'assassinat et d'empoisonnement au milieu desquels il vit à Rome, sont ent:·emêlés, à chaque instant, de soupers, de mascarades, d'inventions comiques, d'amours tellement francs, tellement crus, si exempts de Loule douceur et de tout secret, qu'ils re sse mblcnl aux grandes nudités véniti ennes el flore ntines des tableaux contemporains ... Le genre d'action propre aux hommes de cc le111;1~,
�Llû
LES C.\UACTÈHES
c'est l';aclion ·impétueuse, inésistibie, qui va droit et subitement à ce qu'il y a de plus extrême, c'est-àdire au combat, au meurlre et au sang. Il y a cent exemples, dans la vie de Benvenuto, de ces orages et de ·ces ·coups de foudre ... Toujours, chez lui, le geste et le coùp suivent à l'imtant la pensée, comme l'ex. plosion suit l'étincelle. Lè tumulte intérieur trop fort · exclut la réflexion, la crainte, le sentiment du juste, : toute cette intervention de calculs et de raisonnements qui ; dans un tempérament flegmatique, mettent 1,1n intervalle et comme une bourre mollasse entre la première colère et la résolution finale 1, » Les actifs-rnéditatifs ou, d'un autre mot, les volon: taires, diffèrent des précédents en ce que leur activité, au lieu de se manifester de façon violente, passionnelle, est froide, réflèchie, régie par l'intelligence à laquelle elle reste subordonnée. Chez eux, ce ne ·sont plus en effet les sentiments, ir.ais les idées, qui constituent le premier moteur; « aussi lasponlanéîté manque; les tenclances ne sonl -suscitées qu'indirectement; la volonté- n'est pas un laissez-faire, mais une alternative d'effort ei d'inhi .biLion, - d'effort, parce que le pouvoit· moteur des idées est toujours très faible comparé à celui des dé sirs ; - d'inhibition, non parce qu'il y a des mouve . u:cnls violents il. réfréner, mais parce que la réficxion
· (1) Taine, Philosophie de l'art, -
la Peinture de la Renais.-
sr:.v:e m Ualie, p. 210-220.
�LES TYPES ~11:\TES
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domine et qu'elle ne permet d'agir qu'en temps et lieu 1 • » Celte forme d'énergie, quand on la rapproche de \ l'activité passionnelle, apparaît comme la caracté~ ) ristique de la vraie grandeur. • Méprise fondamentale, dit Carlyle, que d'appeler la véhémence, force! Un homme n'est pas fort qui prend des accès de convulsions; bien que six hommes ne puissent le tenir alors. Celui qui peut avancer sous le poids l_e plus lourd sans chanceler, voilà l'homme ro· t. Nous r avons besoin à jamais, ~pécialement dans ces jo'urs de hauts cris perçants, de nous remettre cela en mémoire. Un homme qui ne peut pas se tenir en paix jusqu'à ce que vienne le temps de parler et d'agir, n'est pas du tout l'homme qu'il"faut 2 • :, Calculateurs et pr.évoyants, maîtres d'eux-mêmes, résolus, fermes, · patients, persé.v érants, mais assez souvent enti.ers et autoritaires, tels se montr.ent les actifs-méditatifs. L'histoire en fournit des types fameux·. Nous citerons· p_arrr'!i les politiques, à Rome, Calon d"ULique, ~Iarcus Brutus 3, Thraséas et, dans les temps modernes,
(l) Ribot, art. cité, p. 495. Cf. du même auteur, Les maladies de la volonté, INTRODUCTION. (2) Les h,fros, trad . .rzoulet-Loubatières, p. 200. ·(3) Brutus, • sérieux et lent, s'avançait en toutes choses par degrés; mais unè fois qu'il était résolu, il s'enfermait dans son idée sans que rien pût l'èn distraire: il s'isolait et se concentrait en elle, il s'animait, et s'enflamma·it polir el le.pàr
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LES c .1n .lCTÈllF.S
Grégoire VII, Louis XI, Charlcs-Q11int, Coligny, Elisa' b(!(h, Philippe JI, Guillaume le Taciturne, TI.ichelicu,
--
Louis XlV « qui, à en croire Saint-Simon, était nô assez mal doué sauf sou;; le rapport de l'applicaLion •, Louvois, Frédéric II, Franklin, Wellington; parmi les chercheurs, Colomb, Bernard Palissy; parmi les orateurs, Calvin, Bossuet; parmi les capitaines illustres, Turenne ; - parmi les philosophes et les savants, Épictète et Copernic. Au sujet du grand roi de Prusse, Sainle-Ileuve a écrit : « En général, on n'aperçoit dans aucune des qualités de Frédéric celte fraîcheur première qui est le signe brillant des dons singuliers de la nature et de Dieu. Tout chez lui semble lu conquête de Ir, volonté et de la réflexion agissant sur une capacitô universelle, qu'elle détermine ici ou là, scion les nécessités diverses 1 • > Et ailleurs 2 : « Frédéric le Grand se forme lentement; il s'essaye, il entame, il échoue, il revient à la charge, il s'y prend et s'y reprend maintes fois. Cela est sensible dans les deux premières guerres de Silésie. Cela le sera jusqu'à h
la réflexion, et finissait par n'écouter plus que celte logique inflexible qui le poussait à la réaliser. Il était de c.e s esprits don.t Saint-Simon dit qu'ils ont une suite enragée. Eon obsli, nation faisait sa force, et César l'avait bien compris quand il disait de lui: • Tout ce qu ' il veut, il le veut l.Jien. • (G. llois· sier, Cicéron el ses amis, p. 3~7 .)
(1) Causeries du lundi, t. III.
(2) Ibid., t. VII.
�LES TYPES ~I 1\ TES
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fin, el uu milieu de ses plus belles combinaisons de la guerre de Sept uns ... Jamais on ne vil mieux le purli pris à l'avance d'être un grand prince et le ferme prnpos de faire supérieurement tout cc qui concerne le métier de roi. " Sur une scène plus modeste, le même caractère se révèle chez ces spéculateurs froids, tenaces, qui ne livrent rien au caprice ou au hasard, qui ne se laissent ni exalter par le succès, ni abullrc par les revers. ' Les méditatifs-émotionnels ou les sentimentaux ont pour marque propre une sensibilité exquise, délicate, unie à une intelligence fine, souple el pénétrante. - Quant à leur activité, comme elle a sa source, non dans un fond stable d'énergie, mais dans l'intensité de leurs émotions, elle participe de ( l'intermittence de ces dernières. Aussi n'en font-ils preuve que sous l'influence passagère de motifs puissants : artistes, quand l'inspiration les soutient; 1 orateurs, s'ils ont à défendre une cause qui leur est chère ou des adversaires à terrasser. ., La dignité, la réserve, une modestie poussée parfois jusqu'à la timidité, voilà les qualités qui leur appartiennent d'ordinaire. Au bas degré, on peut ranger dans celte classe les mystiques (non ·les grands, ceux qui ont agi et que nous avons placés parmi les passionnels), mais les contemplatifs, , les purs adeptes de la vie intérieure
'
�'G'O
I.E~ C.ll\.lCTil\ES
qui se trouvent à toùtes les époques et dans tous les pays (yoguis de l'Inde, soufis persans, thé~apeutes, moines de toutes croyances), plongés dans la vision béatifique, n'ayant rien écrit ni rien fondé; ayant, suivant leur rêve, traversé le temps sans y laisser leur trace ; » Plus haut, < les analystes, au sens purement subjcclif, c'est-à-dire ceux qui s'analysent eux·m êmes assidûment et minutieusement; qui rédigent leur journal >' notant heure par heure les petites modifications de leur vie in Lerne, leurs changements d'humeur au gré desjnfluences atmos~ phériques 1 ... Celle manie de l'analyse pèrsonnelle èst devenue de nos jours · une maladie, ·sous !'in~
«
fluence d'une excilalion nerveuse excessive, dÙ
(t) Dès l'enfance, écrit Maine de-Biran, • j'étais déjà porté comme par. instinct à me regarder au dedans, pour savoir comme11t je pouvais vivre et être moi,. - • Ses traits fins et délicâts comme ceux d'une femme, dit M. Air. Fouillée, ses yeux · bleu~, son regard franc, son visage pâle et un peu àmaigri, la distinction tout aristocratique de sa personne annoncent une âme . recueillie et bienveillante, un esprit méditatif. Il montre ·une tendance presque invincible • à se laïsser vivre de la vie universelle •, à regarder • couler en lui le not des impressions, sans rien faire pour modifier le cours changeant des événements,. Aux champs, oü il vit le plus qu'il peut, à la chambre oü le retiennent ses 1vnctions de questeur, • il agit !?eu, il regarde ·agir ,. Il erre, dit-illuimê.me, comme un somnambule dans le monde des alîaires. li est heureux quand le ciel rit, · découra!(è quand le ciel se voile. Ses impres8ions se succèdent mobilés et ondoyantes: C'est dans sa conscience qu'il • note les variations atmosphé~ riques •. (Le tempérament physique et moral, p. 287-288.) Cf. le cas de J.-F. Amie! (Fragments. d'un journal intime).
•
,
�LES TYPES MIXTES
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ra ffinement iulellcclucl et "de l'énervement de la volonté 1 ». Avec une personnalité plus riche encore, parce que l'âme, au lieu de ne scruter que soi, symp.alhise avec l'humanité, ou même avec toute la nature, -celte forme du caractère comprend des écrivains comme Pascal, Diderot , Novalis , Schill er, Pestalozzi ,Michelet, TôpITer, Dickens; - <les poèlQ.3 comme Lucrèce, Tibulle, Pétrarque, Shakespeare, Racine, Samuel Johnson; - des penseurs comme Aristote, Épicure, Boyle , Reynaud, St. Mill ; - des artistes comme Mozart, Bellini, Weber, Chardin, Prudhon, Millet, «sensitive, cachée sous la figure d'un placide penseurs ». « La sensibilité, dit Nisard, est un don commun à Tite-Live et à Virgile. Ils se ressemblent tous deux. par celle faculté supérieure et charmante pQ.r laquelle le poète et l'historien s'aiment moins que
(1) Ribot, art. cité, p. 402. Henri Beyle (Stendhal) • avait r eçu de la nature avec une volonté très forle, un don merve illeux: d'observation et, comme on dit ,rnjourd'hui, de dédoublement. Il crut que, en meltant cette faculté d'analyse au se rvice de sa volonté, il augmenterait la pui ssance de celleci . i\lais c'est le contraire qui est arrivé. En s·observant toujours pour mieux: agir, il n'agissait plus que faiblement. Il fa ut être très ignorant de soi pour être vraiment fort, et ·li fa ut au ssi savoir s'arrêter dans la connaissance ou, du moins da ns l'étude des autres. Bonaparte avait sur les hommes de,s notions neltes, mais sommaires. Beyle nous dit lui-même (dans son Jaumal): • Je m'arrêtais trop à jouir de ce que je sentais ... Je connais si fort le jeu des passions ... que je ne •suis jamais sûr de ,·ien, à force de voii· tous les possibles.,. . (J. Lemaître, otiv. cité, 4' série, p. H.) (2) Sensier, La vie el l'œun·e de J.-F. l\Iillel.
QUEYIIAT. -
I
Les caractères.
'
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LES CATIACTimES
les créations de leur esprit, et vivent pour ainsi dire ùc la vie qu'ils leur ont donnée. Virgile souffre pour Didon délaissée, et porle dans son sein les ennuis de la veuve d'Hector; il pleure la mort du jeune guerrier dont un javelot a pe_ la blanche poitrine. rcé C'est trop peu : ee feu de tendresse se répand sur tout ce qu'il voit, sur tout ce qu'il déc1·it. Il s'intéresse à l'herbe naissante, qui ose se confier à l'air alliédi par le printemps; il est tour à tour la génisse exhalant son âme innocente auprès de la crèche pleine, l'oiseau à qui les airs mêmes sont funestes et qui meurt au sein de la nue, le taureau vaincu qui :i,iguise ses cornes contre . les chênes pour de nouveàux combats. Comme Virgile, Tite-Live est tour à tour chacun des personnages qu'il aime; il est Rome éllé-m~me dans toutes ses fortunes, Rome que le poêle appelle la plus belle des choses, re1·um pulche,1·1·ima, par le même enthousiasme tendre qui fait _ ire à l'historien, dans son éloquente préface, que â }'empire romain est le plus grand après celui des .dieux;, maximum secimdwrn deorttrn opes imperium. :..:_ La sensibilité de Tite-Live a la plus forte part dans cette connaissance du cœur humain dont le loue le moins favorable de ses juges, le savant Nie~uhr. C'est même par les passions dont son cœur lui a donné le secret qu'il arrive à connaître les intérêts, et qu'il pénètre dans les complications des affaires ... On en,dirait aulant de Vil'gilc, ce m:1ilrc si profund
�LES TYPES MIXTES
et si doux dans la science de la vie. Plus je compare ces deux hommes, plus je les trouve frères: Virgile, pourtant, est le premier, parce que son cœur, le plus tendre de l'antiquité, a ressenti encore plus profondément le conlre-coup des ci10ses humaines. n
�CHAPITRE lV
LES TYPES ÉQUILIBnÉS
C,n·actères constitués par la pon,iéralion à une tonalité diffèl'ente des trois faculté s : i O Les éq11ilil,rés. - Leur
nature. - Descartes; - Gœlhe; - autres exemples. - 2° Les amorphes. - Vuli:rnrité du type. - 3° Les apathiques. - Leur; traits ctistmdifs. - Porlrait de Fontenelle.
Sous les noms de caractères équilibrés, amorphes et apathiques, nous désignons trois types qui ont ceci de commun que les tendances se font en eux, pour ainsi dire, contrepoids, d'où résulte dans la conduite une harmonie frappante, quel que soit d'ailleurs Je degré de richesse de la personnalité. Chez les équilib1·és, tempérés ou pondéi·és, la sensibilité, l'intelligence et l'activité se trouvent associées en proportions à peu près équivalen tes. Leur sensibilité d'abord, qu'elle soit délicate ou forte, est très développée en surface, embrasse une grande variété d'objets. « C'est surtout pai' _ni les
�LES TYPES ÉQUJLJ[JnÉS
sujets de celle classe, remarque M. B. Pérez 1 , que se rencontrent ces rares et heureuses natures, capables, scion le mot de Voltaire, de donner à leur âme, sans effort ni exagération, ·tous les modes possibles. Ce sont là véritablement les plus humains des hommes; ils vivent, ils jouissent, en toute liberté et franchise de passions, par les sens, par l'esprit, par le cœur, par leurs facultés actives. Ils ne se laissent pas griser par la joie, ni abattre par la tristesse. En général, ils ont l'humeur égale ... La variété de leurs goûts, de leurs habitudes, la saineté de leurs jugements, les préservent des douleurs trop étroites et persistantes. > - Leur intelligence « s'applique à des études ou à des fins très variées. Souvent on ne saurait dire ce qui prédomine chez eux, la curiosité esthétique ou scientifique, afîective ou morale; il est certain qu'on trouve tout cela chez eux en une bonne mesure ... Poètes, moralistes, philosophes, littérateurs, artistes, ils apprennent vite à régler par les lois d'une exacte raison leur imagination constructive. Ils manquent quelquefois de profondeur; mais non d'étendue, de souplesse, de clarté, de délicatesse, de pondération. La simplicité est une vertu essentielle de leur esprit. > - Enfin, chez eux, « la vol on té est toujours bien caractérisée dans toutes ses formes, dans ses fins, ses motifs et ses mobiles.
(1) Ouv. cité, p. 16a-t63.
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LES CARACTÈRES
Si elle n'est pas chez tous énergique et impétueuse, elle est chez tous éclairée et persévérante : les sentiments, intenses ou variés, qui la poussent et la modèrent, sont presque toujours contrôlés par la réflexion et subordonnés entre eux par la raison. Ils savent ce qu'ils veulent, pourquoi ils le veulent, et le poursuivent avec constance. » Ce caractère n'est point si rare qu'on pourrait le penser. < Nous connaissons tous des personnes qui, sans nous plaire par aucune haute qualité du cœur ou de l'intelligence, nous charment cependant par la grâce de leur vie, par la fraîcheur, par l'harmonie de leurs idées, peut-être un peu courtes et assez peu nombreuses, et de leurs sentiments lorsqu'ils sont bons mais sans grandeur particulière, surtout lorsque l'harmonie physique et la grâce du corps viennent se joindre à l'harmonie morale et à la grâce de l'esprit. Ce sont des êtres de cette nature que paraissent représenter les jeunes femmes du Corrège, par exemple la sainte Catherine du Louvre, et même les vierges de Raphaël. .. C'est cette harmonie qui donne son attrait à la statuaire grecque ... Il est des têtes de jeune fille ou de déesse qui ravissent par l'impression qui s'en dégage, d'unité, de sérénité, d'équilibre idéal et de pureté complète. Le roman et le théâtre ont souvent montré et surtout tâché de montrer des types équilibrés. Le « personnage sympathique », si fréquent, par exemple, dans le théâtre d' Augier, est
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�LES TYPES ÈQUII.JUl1ÉS
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généralement un équilibré auquel il man·q ue presque toujours l'apparence de la vie. Shakespeare a créé quelques types admirables qui peuvent rentrer aussi dans les équilibrés. On en trouverait aussi chez Tolsi
Plus d'un homme supérieur a présenté cette forme ducaraclère. Gœthe, •l'olympien,• avec sa vieréglée,i son perpétuel gouvernement de lui-même, en paraît être le parfait modèle. « Courtisan, poète, historien, ministre d'Etat, directeur de théâtre, savant critique, homme du moncle, homme de rêverie et de solituùe il sut tellement unir et balancer toules les parties constitutives de sa vie que nulle dissonance, nulle incohérence n'y apparurent jamais. Son âme tranquille et froide redoutait les orages, et ne se mêlait point avec passion aux événements de la vie : il les contemplait en spectateur paisible, quelquefois atlenùri, souvent ironique ou rempli de pitié ..• Il ne prit aucune part aux disputes politiques et religieuses uont l'Allemagne était le théâtre. Dès qu'une impression intense menaçait de le nominer, il y échappait par instinct comme les feuilles de la sensilive se dérobent au doigt qui veut les Loucher. Jeune encore, il eut des moments de désespoir, de marasme, de J égoût: pour les bannir, il écrivit We1·ther. Une fois libre et débarrassé de ces pensées turbulentes, qui
(i) Paulhan, Ouv. cité, p. 1!J-2i. - Voy. dans TourgufoeJJ (R écits d'un chassettl', t. II, cil. 111 ), le porlruit de Totian c Borissovua.
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LES C.\n.lCTÈilES
l'auraient absorbé et subjugué s'il avait en la faiblesse de se livrer aux passions qu'elles provoquent, il retrouva sa tranquillité habituelle, et n'eut plus qu'un seul mot d'ordre: l'équilib?'e. Son esprit souple semblait se prêter à tout sans peine, et embrassait à la fois plusieurs genres de spécialités qui se trouvent rarement réunis. Toujours maitre de lui-même, il dominait ses émotions: il savait eombién la quiétude des sens et de l'esprit est" nécessaire pour que l'intelligence prenne son essor; il s'était fait une vie méthodique et des habitudes régulières que rien ne pouvait déranger. Les occupations de sa journée, sa bibliothèque, ses papiers, tout était clnssé avec soin. Sa Yénération pour l'ordre et pour la paix lui fil redouter le chagrin et corn primer ses affections; aussi fut-il souvent accusé d'égoïsmù. Il refusa de suivre le convoi du célébre Wi eland, se consola de la mort de son fils en se livrant à l'étude, et de la perte de Schiller, son rival et son ami, en faisant des vers 1. • Descartes nous fournit également un beau type d'équililiré. Ce philosophe en effet n'est pus seule·ment le grand méditatif que tout le monde connaît. L'un des traits qui frappent le plus dans son ca~actèrc, « c'est, dit M. Paul Janet 2, sa passion des voyages, passion assez rare à son époque, surtout
(l) Philarète Chasles, art. GœrnE, ùu Dicl. de la Cont'ersalion.
(~) Les maitres de lapensée modm·ne, p. 9-21.
�U::S TYPES ÉQULJ13RÉS
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parmi les savants. On peut dire que Descartes a vu toute· l'Europe (la Russie et la Turquie exceptées). A peine âgé de vingt et un ans, il passe en Hollande, en Bavière, puis en Autriche, en Hongrie, en Bohême, d'où il remonte par la Pologne et la Poméranie jusque sur les lords de la Bal Lique, qu'il longe jusqu'à l'Elbe. Là il s'embarque pour la Frise, rentre en Hollande par le Zuiderzée, repasse par Bruxelles et revient à Paris. Il ne reste pas longtemps en France. Le voilà parti pour la Suisse, pour l'Italie; il visite Venise et Rome, revient encore en France pour s'éch:i.pper encore et celle fois se fixer définitivement en Hollande. De là il fait un voyage en Angleterre, un autre en Danemark, rêve d'aller jusqu'à Constantinople, et enfin, sollicité par la reine Christine, passe en Suède, où sa poitrine délicate ne peut pas supporter les rigueurs du climat et où il meurt. On pourrait croire que pendant le séjour prolongé qu'il a fait en Hollande, Descartes sera resté un peu tranquille. Nullement; sans cesse il changeait de place ... - Il est impossible encore de ne pas être frappé, quand on lit la vie de Descartes, d'un genre de curiosité qui le caractérise et qui se distingue évidemment de la curiosité scientifique. 11 est de ces hommes qui aiment à voir, et ce qu'il aime à voir, ce sont les grands et brillants spectacles, les spectacles accompagnés de pompe, de mouvement et de bruit, goût singulier chez un philosophe contemplatif. Tlnillrt
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U:S CAI\ACTÈllES
nr,us le représente courant à Francfort assister au èouronnemcnt de l'empereur, fête splendide et ,Lixueuse dont aucune de nos solennités modernes ne .pourrait donner une juste idée 1 • Il vu à Venise pour assister au mariage du doge avec l'Adriatique; il se rend à Rome pour le jubilé. Il avait également le goût, comme il le dit lui-même, de voir • les cours et les armées •. A La Haye, au retour de son voyage d'Allemagne, trois petites cours se partageaient la société dislinguér. du pays: celle des états généraux, celle du prince d'Ornnge, celle de la reine <le Bohême. Descartes les fréquente toutes les trois. En allant do . La Haye à Paris, il s'arrête à Bruxelles pour visiter la cour de la princesse Isabelle. Le voici à Paris; , mais, nous Jit Baillet, il apprend que la com· est à · Fontainebleau, il part pour Fontainebleau... Le même genra de curiosité le conduisit dans les armées, . tl'alJorJ en Hollande dans l'armée du prince Maurice de Nassau, puis dans celle du duc de Bavière. A . Paris, on le voit également partir pour le siège de Lu . ·rtochelle, ufln d'assister à ce spectacle mémorable el cxtraordinafre. - Malgré son goût avo ué pour les cours et les armées, on se méprendrait gravement, ,i l'on rnyait dans Descartes un courtisan ou un sol1.!1t. Non, c'est un curieux, un amateur, un contem(1) G<r:t!Je nous décrit aussi dans ses /\Umoires cette même fêle à Francfort, à laquelle il a a.;sisté avec la même curio~ilé avi,lc que Descartes.
�LES TH.CS ÉQt;ll.lllllÉS
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platcur. Jamais on ne le vit solliciter aucune faveur d'aucun prince, ni même entretenir des relations intimes avec aucun, si ce n'est un commerce philosophique, comme on le vit d'abord avec la princesse Elisabeth et plus tard avec la reine Christine. Quant aux armées, il en prenait bien à son aise. Il visitait les savants, il méditait tout seul dans les bivouacs, tout prêt du reste à se battre quand il fe fallait, car il avait l'épée prompte et le cœiw ferme 1 ••• Ces diverses circonstances nous montrent dans Descartes un tout autre homme que le métaphysicien abstrait et spéculatif auquel nous sommes habitués, un homme d'un caractère ferme et hardi, prêt à toutes les .circonstances, connaissant la vie et ses hasards, nullement emprunt~ en présence des choses réelles. ,, Dans la même classe, il semble qu'on doive ran ger Socrate 2 , Marc-Aurèle, Louis IX, le chancelier
(1) Voir les ex · mples qu'en donne P. Janet, p. 20-21. . (2) • Une indulgence pleine de bonté pour les défaul, d'autrui, unie à une sévérité extrême pour lui-même; un e palience que sa femme Xantippe mit à de rudes épreuve s, mais sans la lui faire perdre un instant; un désintéressemen L que ses ennemis mêmes n'o sèrent jamais mettre en doute; la tempérance, la modération en toutes choses: une égalité d'humeur inali°érable, une sérénité qui fut la gaieté la ·plus constante, et un respect profond pour Je sacerdoce moral que lui avait imposé la Divinité, tels sont les principaux traits de la vie de Socrate. Quant au courage il en donna des preuves brillantes dans ses dilîérentes campagnes, et au siège de Potidée, et à la malheureuse bataille de Délium. Son courage • çi,il égalait son courage militaire : il le fit voir lorsque seul d~ tous les pryta!}es, il osa braver les fureurs d'une. multi~
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LES CARAC'fÈl1E5
ilichcl de L'Hospital, Fénelon, Buffon,
~rmc Gcnffrin ·,
Leo-Baptista Alberti, Léonard de Vinci, Titien, Pous~ sin, Velasquez, Ruùens dont un critique d'art a pu dire: • Tout était réglé dans sa maison comme dans un cloîlre ... Il était tranquille, adroit, positif et rangé; nulle véhémence, nulle impatience. Son imagination (quand il ne peignait point) semhlait endormie, ou plutôt semblait morte; il avait le regard limpide et sûr d'un homme d'affaires 1 • > L'équilibre peut se rencontrer dans la médiocrité comme dans le génie, et le premier cas est naturellement le plus fréquent. Cbez certains hommes qui n'ont d'autre préocc11pation que de manger, boire et dormir, de voir quelques amis, faire une promenade, jouer aux cartes ou au j acquct, ces actions finissent par se constituer chacune leur place dans la vie et l'occupent ensuite d'une façon régulière. Le caractère équilibré équivaut alors à l'absence de caractère; c'est ce qui a lieu chez les amorphes, ainsi appelés parce qu'ils n'ont point de forme qui leur soit propre. Vraies < marionnettes •, comme dit Port-Royal, ils 1 c font que suivre la mode et l'opinion, et se trouvent : toujours en harmonie avec le milieu où ils vivent.
tude en démence, qui demandait à grands cris la mort des amiraux va inqueurs à la bataine des Arginuse~, et qu'une iemr/\te avait empêchés de donner la sépulture aux guerriers morts dans le combat. • (\!aller.) ( 1) A. il ici! iels, Rubens et l'école d'Anvers, p ~~:;. - \"uir aussi L. Arréat, La psychologie du peintre, p. rn(, 21-,-215.
�LES TYPES ÉQU!LlllRÉS
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« En eux, rien d'inné, rien qui res~emble .à une vocation; la nature les a faits plastiques à l'excès. Ils sont intégralement le produit des circonstances, de leur milieu, de l'éducation qu'ils ont reçue des hommes et des choses. Un autre, ou à défaut de cet autre, le milieu soci_ l vit et agit par eux. Ils ne sont pas une a voix, mais un écho. Ils sont ceci ou cela, au gré des circonstances. Le hasard décide de leur métier, de leur mariage et du reste : une fois pris dans l'engrenage, ils font comme tout le monde 1. , A cette nombreuse catégorie de gens s'applique !e ver~ de Destouches : · · ·
Le commun caractèrfl est de n'en point avoir.
Une autre forme du caractère, qui confine à l'équilibre, grâce au calme qu'elle assure à l'esprit, est celle des apathiques, lyrnphatiques ou flegmatiques. Elle consiste dans « un état d'atonie, un abaissement du sentir et de !'agir au-dessous du niveau moyen ». Les personnes qui la réalisent, loin d"être plastiques comme les ·amorphes, n'offrent · aucune prise, échappent à toutes les sollicitations . .Leur peu d'excitabilité détermine leur peu d'Action ou de réaction 2 • Aussi apparaissent-elles généralemen't ine1·Les,
(1) Ribot, A1·t. cité, p. 48-i. p. 21 ~-~ 13. Cf. Paulhé>n, Ouvr. cité,
)
(2) « Le flegmatique, dit M. Paulhan (Ouvr. cilé, ' p. tllÎ), · sera celui chez qui toutes les imprnssions prorluisent à ·peu près des elTets analogues, qui ·ne répondl'a pas plu~ vive nient
QUErr:AT. -
Les caractères.
�LES CAR.ICTÈRES
paisibles, indolentes, insouciantes, égoïstes, sceptiques, faciles, cl parfois, suivant leur place dans la hiérarchie sociale, balourdes ou majestueuses. Chez ce type du reste l'intelligence peul être très développée. Témoin Fontenelle, qui le représente au degré supérieur. La nature lui avait donné une haute raison, un esprit aussi sou pie que pénétrant et étendu, mais elle ne lui avait pas, en reYanche, départi l'énergie el la chaleur de l'âme; et sans doute est-ce là ce qui lui a permis de vivre un siècle. « Il naquit avec un corps bien constitué; il n'eut jamais d'infirmités graves; les quelques attaques de goutte qu'il eut dans sa vieillesse furent peu douloureuses; mais cela n'explique pas les cent ans. Ne voit-on pas tous les jours d'ailleurs les constitutions les plus solides, minées et détruites par cet ennemi du corps qu'on appelle l'âme? L'âme de Fontenelle traita son enveloppe avec la plus tendre soliicilude, retranchant sur elle-même plutôt que de l'incommoder, se réduisant le plus possible pour laisser plus de jeu et de bien-être aux organ es . C'était une de ses maximes qu'il faut en tout temps avoir le cœur (1·oid et l'estomac chaud. Il la mit con sciencieusement en pratique, et sans s'imposer de ti·op doulouà une excitation extraordinaire, dans les circonstances impor-
tantes, q\l'à la première excitation venue de la vie de tous · les jouis, ·q:!..!!, ~! O!! h1! a~~~!l!:~ q~e !e fe!! e. ;3:-!s à !1 ::::.:s::;, ne sauter~ pas de son lit plu~ vite qu'il ne fait tous les marins. · ·'
�LES TYPES ÉQCll.11 :fiÉS
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reux sacrifices. Ainsi il n' embarrassa point sa vie de ces devoirs pénibles, le mariage, la paternité; il n'eut pas d'amitiés trop exigeantes; il vécut beaucoup dans le monde, mais se prêta nt et ne se donnant j amais, fort recherché, parce qu'il était aimable, spirituel, tournait fort bien un compliment, savait éco uter, ne blessait personne, ne rompa it en visière avec personne pour défendre qui que ce fût ou quoi que ce fùl 1 ••• Parfaitement indifférent, il n' eùt pas excilé des chiens à se battre, mais enco r e moins eût-il cherché à les séparer .. .
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Tout est possible,
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r r. p.é-
tail-il souvent 2 ; ne nous engageons donc pas trop avant ni pour celui -ci, ni contre celui-là. Ce merveilleux équilibre ne se démentit pas un instant pendant une si longue carrière. Il avouait tout simplement, sans forfanterie et sans humilité, qu'il n'avait jamais pleuré; on lui demandait s'il n' avai t j amais ri; il répo ndait : « Non, je n'ai jamais fait ah! a h I ah 1 , C'eût été une secousse 3 • A quatre-ving t-dix-sept ans,
{l) Lui-même n'opposait à ses détracteurs que sa froideur seule. Les sa tires publiées contre lui étaient jetées dans un grand co!Tre, sans être lues et touch ées.
(2) Un au tre de ses axiomes é tait : • Tout le monde a raison . » Faut-il rappeler sa maxime égoïs te : • Si j'ava is ta ma in pleine de vérités, je me garderais bien de l'ouvrir. • (3) Celte absence d'émotion ch ez Fontenelle faisait dire à Clarendon : • J e ne voudrais pas de ses cent ans, je les vis dans un quart d'heure ». Tant il rst vrai. com me l'a écrit Rouss eau, que « l110mm c qui a 1c p ,u s ve~u ;:.·.,; : ;,;;.; ;:;:::.:: (i:.:i a ce~l.'t~ !~ !'lus ,r11nnées. n1ai s celui qui a. le plus s~!l~i la vie».
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LES CARACTÈfiES
il disait : « Il y a quatre-vingts ans· que j'ai relégué le sentiment dans !'Eglogue , ;· il se vantait : il n'y a pas plus de sentiment dans ses Églogues que dans sa vie. Ses derniers vers, écrits à c.e t âge, trahissent la préoccupation qui le domina toujours, l'estomac:
Qu'on raisonne ab hoc et ab hac De mon existence présente : Je ne suis plus qu'un estomac; C'est bien peu, mais je m'en contente 1 •
•
de Tencin, qui sut l'apprécier, lui disait en ,nontranl sa poitrine : « Ce n'est pas un cœur que vous avez là; c'est de la cervelle comme dans la tête. > Le récit de Grimm sur les asperges à l'huile et à la sauce est fameux : « L'abbé Terrasson, raconte-t-il, qui aimait à les manger au beurre, étant venu lui demander à dîner, F'ontenelle lui dit que la moitié de son plat <l'asperges serait accommodée au beurre, qu'il en avait donné l'ordre, mais que ce serait un grand sacrifice. On s'apprête à se mettre à table. L'abbé se trouve mal, est frappé d'apoplexie et on l'emporte. , Tout à l'huile, tout à l'huile! , s'écrie aussitôt Fontenelle en courant ù la cuisine. > Une autre anecdote, moins connue, fait bien ressortir aussi tout son flegme : « Le hasard lui avait donné pour neveu ce célèbre III. d'Aube, qui cqntrc(1) Paul Albert, la Litlé1'alu1'e frnnçaise _au du-lwifür..e siècle, p. 44-i5 et 53.
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�LIS TYPES ÉQU!LlllfiÉS
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disait tout le monde, arguait avec tout le monde, n'était heureux que par la dispute 1 , la prolongeait, la renouvelait et ne s'en détachait qu'à la dernière extrémité: généreux d'ailleurs, actif, serviable, plein <le cœur. « J'ai, disait son oncle, un neveu facile à vivre et difficile à contenter. » M. d'Aube grondait souvent son oncle. Il advint une certaine nuit que Fontenelle étant couché, un incendie se déclara; la robe de chambre du philosophe avait caché et couvé longtemps une étincelle qui du sein du foyer avait volé sur l'éto!Te et l'avait lentement dévorée. On s'éveille en sursaut, on s'e!Traye, on court, les ordres sont donnés, tout le monde est sur pied, le feu s'éteint et le neveu gronde. - , Vraiment, mon oncle, vous êtes étrange ! Vous av,ez pensé nous perdre to.us 1 Quelle incroyable disLracLion ! Ne pouviez-vous secouer votre robe de chambre 1 » - Fonlerielle se remettait au lit paisiblement. Retournant la lêle sur l'oreiller, il répondit à son neveu : « Je vous promets bien, mon neveu, que si je mets encore le feu à la maison, ce sera autrement2. »
(1) Voir plus loin, p. 88, le caractère confra1'iant,
(2) Philarèlc Chasles, Notice sm· Fontenelle.
�CHAPITRE V
LES TYPES IRrlÉGULIERS
Ca ractères constitués pm• l'exel'cice i1'1'égulie,· et inlennittcnt lt'une ou des di vel'se_s tendances : - 1° Les instables ou incohérents. -,-- Leurs traits spécifiques. - Villon; Casanova; - autres exemples. - 2° Les irl'tisolus. Leur marque propre. - Coleridge. - 3° Les contl'al'iants. - Leur portrait par Molière. - Vari~Lés du
type. Exemples.
Les variétés de caractère que nous avons étudiées jusqu'ici sont loin de répondre à la complexité que manifestent les individualités humaines. Chez nombre de personnes, e:1 eITet, les tendances ne présentent point d'unité ou de permanence d'action, mais n'entrent en jeu que par intermittence, se substituent sans cesse l'une à l'autre, ou sont en réaction continuelle contre les cxcilalions du dehors : c'est cc qui apparaît de façon bien ncltc, chez les inslablc~ 1 les irréso lus et les contrariants. Sous le nom d'instaules, d'incohérents ou d'i111pu:.
�LES TYPES IRRÉGULIEllS
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sifs nous rangeons la multitude des gens qui, tout en présentant une infinie diversité, ont plus ou moins pour traits communs d'être capricieux et changeants, inquiets, tour à tour taciturnes et gais, inertes et explosifs par alternance de faiblesse et de vivacité des sentiments; - d'être disproportionnés dans leur conduite, passant d'un extrême à l'autre sans mesure, agissant de la même man:èrc dans des circonstances différentes et différemment dans des circonstances identiques; - d'être enfin légers, imprévoyants, rapidement oublieux <les chagrins et des fautes, négligeant vite et prenant en dégoût ce qu'ils ont commencé avec pas,ion. Ils sont en tout l'opposé des équilibrt\s. Chez eux, la coordination des éléments psychiques OlJ l'unité, fait place « à l'activité plus ou moins indépendante des éléments divers, désirs, passions et croyances qui composent l'esprit et peuvent jusqu'à un certain point, au lieu de s'unir dans l'harmonie générale de l'esprit, agir chacun pour soi et satisfaire leurs affinités spéciales». De là vient que « les impulsifs passent facilement du rire aux larmes, de la colère à l'ironie, à la gaieté, de l'amitié à l'indifférence ou à la haine. Comme chacun de leurs sentiments même les plus vifs, chacun de leurs actes, même les plus importants, n'exprime hien souvent
qu'une partie de leur per8or.nalité, il reste généralement dans l'autre de quoi donner nai srnnce, pour
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LES CARACTÈRES
peu que les circonstances s'y prêtent, à des senti~ m·ents différents; à des actes de sens opposé. L'~lat , d·e conscience, à un moment donné, n'est pas la résultante logique de toute la vie rrientale, mais la manifestation ct·une simple portion de cette vie ; et celte · expression, comme la tendance en activité, change souvent et d'une manière assez brusque. Avec toutes leurs qualités qui sont parfois grandes, les personnes de ce type ne peuvent pas toujours inspirer, même quand les apparences sont favorables, une entière confiance. Ce n'est pas qu'elles soient dissimulées, » mais cr les désirs refoulés reparaîtront un instant plus tard avec une ardtrnr irrésistible. La moindre circonstance suffira pour rompre l'équilibre établi et lui substituer un équilibre tout à fait différent .». D'ailieurs cr lès demi-résolutions généreuses ne leur manquent pas, ni des fragments de bons sentiments, de vagues éclairs d'intelligence, des intuitions avortées, des élans 'aussitôt arrêtés. Si quelques conditions de talent se joignent à cela, on ·a le type du bohême, quelquefois le génie vient fleurir sur ce sol mouvant et produit une des formes les plus élevées du type». Tel fut Villon qui cc eut une existence troublée et paraît avoir montré un singulier mélange de sentiments vulgaires ou pervers et de confuses aspirations ... Le caractère bizarre, fantaisiste, est une des formes du type impulsif QU incohérent, ,et peut, selon les cas se ranger dans les plus élevées ou dans
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les inférieures. II résulte de la prédom inance· marquée et successive d'impressions diverses et quelque peu incohérentes 1 • , Un vrai type d'inslable a été Casanova, toujours en voyage et partout don Juan robuste, tour à Laur étudiant, abbé, joueur, grand seig neur , soldât, violor.iste, magicien, escroc, bigot, prisonni er, politique adroit, financier habile, etc., etc. 2 • On peut encore mentionner ici, pour avoir à des degrés divers manifosté celte hum eur, Watteau, qui « n'avait d'autre ennemi que lui-même et une certaine instabilité qui Je dominait ; il n' était pas sitôt établi dans un logement qu'il le prenait en déplaisance 3 , ; Delacroix, qui se disait lui-même « variable comme un baromètre», et qui, en dé,:;embre 1840 , éc rivait à Pierret, un de ses amis : « J e suis sous l'empire d'un sentiment nerveux qui me rend comme une personne
(1) Paulhan, ouv1·. cité, p. 56, 57, 61, 66; - Cf. Ribot, art. cité, p. 497, 498. - La Bruyère (Carnclè1·es, chap. x1 dépeint admirablement le type instable : « Un homme inégal, dit-il, n'es t pas un seul homme, ce sont plusieurs : il se multipli e autant de fois qu'i l a de nouveaux goûts et de mani ères dilTérentP.s; il est à chaque moment ce qu'il n'était roint, et il va être bientôt ce qu'il n'a jamais é té: il se succède à lui-m ê me. Ne demandez pas de quelle complexion il nt, mais quelles sont ses complexions; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'humeurs. Ne vous trompez. vous point? Est-ce Eutycrnte que vous abo rd ez? Aujourd'hu' quelle g lace pour vous! hier, il vous recherchait, il vous caressait, vous donniez de la jalous ie à ses amis. Vous r eco nnaît-il bien ? Dites-lui votre nom. • (2) Yoi r ses Jlfémofres. (3) Caylus, Éloge de Watteau.
5.
�LES C.\U,\CTÈHES
hyslérique. Ma solitude et mon esprit toujours en l'air, et peut-êlre, je crois, une crise parliculière de mon tempérament, me font vouloir e t ne pas vouloir, et me faire des monslres des choses les plus simples» ; - Edgard Poe, \Verner, Laurence Sterne . Mais c'est, dans l'anliquilé, chez Diogène; dans les temps modernes, chez Don Carlos, le fil s de Philippe II, chei Sanleuil 1, chez le marquis de
(-1) La llruyèrc (chap. rn) l'a dépeint ainsi : • Concevez un homme facile, doux, complaisant, Lrailablc; cl loul d'un coup violrnl, colère, fougueux, capricieux: imaginez-vous un homme si'mple, in génu, crédule, badin, volage, un enranl en cheveux gr is: mai:; pcrmellez-lui de se recueillir, ou plulùl de se li vrer à un génie qui agil en lui, j'ose dire, sans qu'il y prenne part, et comme à son insu: quelle verve! quelle élévation! quelles images! quelle laLinilé I Parlez-vous d'une m ê me personne? me direz-,·ous. - Oui, du même, de TMo· clas, cl de lui seu l. Il crie, il s'ag ite, il se roule à terre, il ;e relève, il lnnn c . il éclale; el du milieu de celle lcmpêle il sorl une lumi ère qui brille et qui réjouit. Dison s-le sans C1gure: il parle comme un fou, e l pense comme un '1 0111mtJ sage; il dil ridiculement des cl1oscs \'raies, el full e-menl des choses sensées el raisonnalJles: on est surpris de voir naitre et éclore Je !Jon sens du sein de la bouffonnerie, parmi les grimaces el les contorsions. (.!u'ajouterai-je daranlage? Il dit cl il fail mieux qu'il ne sail : ce sont en lui comme de ux âmes qui ne se connaissent point, qui ne cli:penùenl poi,,t l' une de l'aulre, qui onl chacu ne leur tour ou leurs fonctions toutes séparées. JI manquerait un traiL à celle peinture s i su rprenanle, si j'oubliais de dil'e qu'il est tout à la fois avide l'l insalial.Jle de louanges, près de ,e jete r aux yeux des critiques, et dans le fond assez docile pour profiler de leur censure. Je commence à me persuader moi-même que j'ai fait le po rtrait de deux personnages tout difTèrenls: il ne serait pas 111 /lmc impo ss ible d'en trouver un troisième dans 'fhéodas; car il est bon homme, il est plaisant homme, et il est excellent h omme." - Lire aussi, au c l1apilrex111, le porlrail de Diphile, l'amateur d 'oiseaux, qui n'esl autre que le même Sa11Lcuil.
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Drunoy, che21 lord Egerton, comte de Bridgewater, et plus récemment chez le maréchal de Castellane, que le caractère vraiment incohérent, excentrique, s'est manifesté avec éclat 1 • Diderot en a tracé un merveilleux portrait dans le Nev eu de Rameau. Les irrésolus sont ceux chez qui deux ou plusieurs tendances opposées se font équilibre et se remplacent alternativement. Devant les diverses solutions contradictoires qu'ils entrevoient, ne sachant quel parti prendre, ils attendent, calculent, discutent, et, dans la crainte de mal faire, s'abstiennent, h ésilent longtemps, pour aboutir le plus souvent à commettre une sollise. Désireux en elfet, par amour-propre, de cacher leur ind écision et leurs doutes, ils finissent par prendre la première solution venue, laquelle est généralement la plus mauvaise. Un tel défaut du caractère peut aller jusqu'à l'aboulie, ou impuissance radicale de vouloir•. Dans cette 'classe d'indécis, nous rangerons les brouillons, les gens dont on dit qu'ils ne savent pas ce qu'ils veulent; - les méticuleux aussi, les tatillons, qui, au lieu d'aller droit au but, s'arrêtent aux moindres détails, car cette recherche des minuties ne fait après tout que masquer leurs hésitations.
(t) Personne à coup sûr ne serait embarrassé pour njouter ici le nom d'une grand e actrice contemporaine. (2) Voir sur ce point Ribot, Les maladies de la i-olon té,
chap.
1.
�LES CARACTÈ!lES
Destouches a mis sur la scène un b'résolu qui, poussé par son père vers le mariage, incline tantôt pour l'une, tantôt pour l'autre des deux femmes qu'il lui propose, et qui, après· s'être enfin déterminé à épou_ Julie, se repent déjà, la chose à peine faite, ser et s'écrie :
J'aurais mieux fait, je crois, d'épouser Célimène.
Ce seul vers renferme tout le portrait de l'indécis. Qui n'a eu l'occasion de voir aulour de soi des caractères semblables? Un jeune homme, dont M. Paulhan cite le cas, ayant un parti à prendre et une réponse à donner, se dirige vers la porte avec deux lettres, l'une disant oui, l'autre disant non, il hésite beaucoup, puis se décide à mettre une lettre dans la boîte et prend immédiatement le train pour donner lui,même une réponse contraire. Le poète anglais Taylor Coleridge est un remarquable exemple du même type. « Aucun homme de son temps ni peut-être d'aucun temps, dit Carpenter, n'a réuni plus que Coleridge la puissance de raisonnement du philosophe, l'imagination du poète et l'inspiration du voyant. Et pourtant il n'y a probablement personne qui, étant doué d'au ssi remarquables -talents, en ait tiré si peu, - le grand défaut de son caractère étant le manque de volonté pour mettre ces dons naturels à profit; si bien que, ayant toujours flottants dans l'esprit de nombreux et g1gan-
�LES TYPES InllÉCUI.IEnS
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tesques projets, il n'a jamais essayé sérieusement d'en exécuter un seul. Ainsi, dès le début de sa carrière, il trouva un libraire généreux, qui lui promit trente guinées pour des poèmes qu'il avait récités, le payement intégral devant se faire à la remise du' manuscrit. Il préféra venir, toutes les semaines,1 mendier de la façon la plus humiliante pour se:r besoins journaliers la somme promise, sans fournir une seule ligne de ce poème, qu'il n'aurait eu qu'à écrire pour se libérer 1. > Carlyle a dit de lui 2 : c La figure de Coleridge et son extérieur, d'ailleurs bon et aimable, avait quelque chose de mou et d'irrésolu, exprimant la faiblesse avec la possibilité de la force. Il pendillait sur ses membres, les genoux· fléchis, clans une altitude courbée. Dans sa marche, il y avait quelque chose de confus et d'irrégulier, et, quand il se promenait dans l'allée d'un jardin, il n'arrivait jamais à choisir définitivement l'un des côtés, mais se mouvait en tire-bouchon, essayant des deux ... Sa conversation se distinguait comme luimême par l'irrésolution; elle ne pouvait se plier à des conditions, des abstentions, un but défini; elle voguait à son bon plaisir. » - Notons que son fils Harlley, en héritant de son intelligence, eut aussi_en partage ses faiblesses de volonté. Une dernière forme de caractère bien tranchée,
1
(1) Mental physiology, p. 266. (2) The life of Ste1·lin_q, chap. vm .
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LES CAnACTÈl1ES
c'est Je goût de la contradiction. Il est des gens, nous les appell erons les contra1'iants', - qui ne sont jamais de l'avis des autres : souvent n'ayant point d'opinion arrêtée, se gardant bien d'en arnir une, ils s'arrêtent à celle que les autres n'ont pas. Toute idée est fausse, tout sentiment mauvais qui ne viennent pas d'eux. Bien plus, ils comballent leurs idées et leurs sentiments propres, si quelqu'un les exprime à leur placé. Disposés de leur seul chef à accomplir un acle, sur le point même de l'exécuter, y sont-ils par malheur invités ou encouragés, brusquement ils changent de ligne de conduite 2 • Semblables aux incohérents dontla maxime paraît être de ne rien faire comme tout Je monde, les contrariants
(1) M'"' de Maintenon, qui les nomme esp1·its mal faits, espi·its de ti-ave1"s, les redoutait par-dessus tout pour SaintCyr. Priée par les demoiselles de la classe bleue, de leur expliquer .ce que c'est. qu'un esprit de travers, contre lequel elles l'entendaient souvent parler : • C'est, dit-elle, par exemple, de ne point vouloir se soumettre aux règles des lieux où l'on est; d'être difficile en tout, de ne s'accommoder de rien, ni ries personnes ni des choses qu'on leur donne, ou de celles qu'on leur propose; d'être toujours d'un avis diITérent de celui des autres, de ne se soucier point de faire plaisir, guère plus de faire de la peine ; ce sont les esprits qui sont contrariants et entêtés dans leurs fantaisies, croyant toujours avoir raison ; qui ne savent point s'accommoder au goût, à l'humeur de ceux avec lesquels ils ont à vivre, et quantité de choses semblables ... " - Voir Gréard, Mm• de Maintenon : Exfraits de ses lettres, entretiens et pi·overbes sui· l'éducation, p. 34, 3a et 137.
(2) • J'ai vu, dans ce genre, une personne reposer vivement dans une assiettr, sur !"invitation qui lui fut faite de prendre un bonbon, celui qu'elle y avait déjà pris." (Paulhan.)
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n'ont qu'une idée: ne jamais penser comme tout le monde. On dit d'eux qu'ils ont l'esprit de contradiction. Molière en a lair;~é une admirable peinture
Et ne faut-il pas bien que monsieur contredise? A la commune voix veut-on qu'il se réduise, Et qu'il ne fasse pas éclater en tous lieux L'esprit contrariant qu'il a reçu des cieux? Le sentiment d'autrui n'est jamais pour lui plaire; Il prend toujours en main l'opinion contraire, Et penserait paraître un homme du commun, Si l'on voyait qu'il ftît de l'avis de quelqu'un. L'honneur de contredire a pour lui tant de charmes Qu'il prend contre lui-m ême assez souvent les arme~; Et ses vrais sentiments sont combattus par lui, Aussitôt qu'il les voit dans la bouche d'autrui•.•
Chez certaines gens ce goût de la contradiction· est tel,« qu'avec eux toute conversation est impossible; ils n'admettent rien de ce qu'on leur dit, discutent sur des pointes d'aiguille et deviennent ergoteurs : s'ils sont inintelligents, ils se fâchent sans cesse el sans raison, et l'on dit d'e ux qu 'ils sont« rageurs ,. Les contrariants sont souvent agressifs; ils cherchent querelle à tout propos et à tout venant, et sont assez bien représentés par ces petits chiens qui aboient rageusement après les grands, lesquels les regardent avec dédain 2 • , Bien plus, non seulement les personnes de ce genre trouvent des occasions de contrariété là_où il y en
(I) Le Misanlhl'ope, acte II, scène 1v.
(2) Azam, Ouvr. cité, p. 281.
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LES C,ITI .ICTÈ[lE·s
aurait le moins pour une autre, mais cette tcnclancé est chez elles une véritable nécessité. « Quand je suis resté sans contrariété pendant quelque \cmps, disait l'une d'elles, j'ai parfois comme un besoin de me fâcher et de lutter, idéalement tout au moins, contre une autre volonté. La moindre raison me sufflt alors. Si je n'en trouve pas de bonne, je tàche de me contenir et alors il m'arrive pendant la nuit de rêver que je prends une formidable colère. Cela s'est produit .déjà plusieurs fois'. » D'ailleurs, , remarquons qu'une forme même assez accentuée du type contrariant n'implique ni l'infél'iOrité inlellecluelle, ni l'infériorité morale. Elle peut s'accorder lrèshien avec un jugement sûr et d'éxcellents sentiments. Dans ce cas il se produit des combinaisons assez souvent amusantes. Le contrariant, tout en cherchant instinctivement à rendre justice ou à être utile à son interlocuteur, s'emportera contre lui, parfois lui prêtera des idées bizarres ou de blàmables sentiments pour le plaisir de les combaUre. Au reste, le bourru bienfaisant est un type assez connu 2 • • La vieille tante Gertrude dont parle Desnoyers, au chapitre n des Aventul'es de Robert-Robe1·t, n'avait c: qu'un seul défaut : c'était son habitude de prendre toujours le contre-pied de l'opinion des autres; c'était
(1) Rapporté par M. r~uihü.n, 01.v. cité, p. Hi.
(~) Ibid., p. 4t. - Vcrir plus haut, p . 76-77, le p1:rlr:1:l de CAube, le neveu de Fnnli>r.clle.
�LES TYPES IRRÉGULIERS
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la mauvaise " râce qu'elle mettait à obliger son g monde, bien qu'elle se fût sacrifiée pour épargner Je plus· léger mal à autrui ; c'était enfin sa manie de grommeler sans cesse, de quelque service qu'on la priât, et de jurer à mi-voix qu'elle ne le rendrait pas, alors même qu'elle s'empressait de le rendre •. Du type contrariant il faut rapprocher les personnes chez lesquelles se montre plus ou moins développée et fréquente la tendance à taquiner. Celte tendance, Alfred de Musset paraît l'avoir manifestée, comme il ressort de la Confession d'itn enfant du siècle, où Octave, le héros du livre, note la satisfaction qu'il éprouve à se livrer devant sa maitresse à des réflexions blessantes. « J'avais d'abord gardé pour moi-même les remarques que je faisais ; je trouvai bientôt du plaisir à les faire tout haut devant Brigitte : « Cette robe est jolie, lui disais-je; telle fille de mes amies en a, je crois, une pareille. • A un degré plus relevé nous trouvons les contrariants « chevaleresques •, caractérisés par la tendance à sacrifier toujours à quelque principe leurs intérêts ou leurs plaisirs, de ::;orle que chez eux le contraste apparaît fortement entre la conduite conseillée par la pru dence et la conduite efîectivement suivie 1• En voici
(1) • Dans les formes oui rées de ce type, l'individu en vient à prendre volontiers la position d'adversaire vis-il-vis de son interlocuteur, s'il a quelque intérêt à faire le contraire, pour ne pas paraitre vouloir acquérir injustement sa bienveillance. • (Paulhan, ouv. cité, p. 47.)
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LES CARACTÈfiES
un cas relaté par M. Legouvé 1 • Schœlcher avait fait, . en faveur de la Société pour l'abolition de l'esclavage, un travail considérable , qui excita un mouvement unanime de surprise et d'admiralion. Lamartine, se levant, alla droit à lui, et lui tendant la main : • Monsieur, lui dit-il, nous ne vous remercions pas, Dieu seul peut récompenser de tels dévouements. Dieu? Monsieur, répondit froidement Schoelcher, je n'y crois pas. » A la sympathie succéda aussitôt un sentiment de malaise et de désapprnbation. Lamartine ne retira pas sa main, mais il ne l'avança pas davantage. Schoelcher comprit celte froideur et certes en souffrit, car il est très sensible à l'approbation des hommes qu'il estime. Pourquoi donc sa réponse? Il faisait cet aveu, non seulement, quoiqu'il pût lui nuire, mais parce qu'il pouYait lui nuire. Certaines âme", hautes el hautaines, ont de ces raffinements de vaillantise, qui ne vont pas sans un assez grand fond d'orgueil, mais pour lesquels on éprouve quelque indulgence, en y sentant la crainte d'usurper l'estime par le silence. »
(1) Soixante ans de souvenirs, III, p. 1H-145,
�CHAPITRE VI
LES TYPES MORBIDES
Formes pathologiques du cal'actèl'c. - ! 0 L'hy pocondiie. Sa nature. - J.-J. Rousseau; - autres exempl es. 2° La mélancolie. - Sa nature. - En quoi elle difîère
de l'hypocondrie. Maurice de Guérin. l,Jme
Ses victimes. Etude sur 3° L'hystérie, - Sa nature. -
Bovary,
Ces dernières formes du caractère sont déjà semimorbides ; il nous reste à dire un mot des formes vraiment pathologiques 1 • Nous les ram ènerons
(1) Nous ne traitons ici que des maladies générales du caractère,• cell es qui, - suivant les express ions du D' Dourdet, - à la mani ère des conslitulions, des tempéramcnls, el de ce que nous appelons des diathèses, impriment à la conduite une allure spéciale, une teinte parti culi è re colorant les ·fonctions intellectuelles, sentimentales et plastiques, et établissant des r éactions entre elles, d'une mani ère in égulement douloureuse •. Nous n'entendons point nous occup~r par conséquent des troubles considérables que le caractère subit chez les aliénés, troubles qui tiennent à leur état mental c l dont l'élude n'a rien à voir avec le sujet qui nous occupe. Nous ne ferons également que mentionner les variations momcnl:1nées, ou parfois mème persistantes qui peuvent ré-
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LES CARACTÈRES
à trois
l'hypocondrie, la mélancolie et l'hystérie.
L'hypocond1·ie a été ainsi nommée par les anciens,
qui croyaient qu'elle avait son siège dans les flancs ou hypocondres, Elle est caractérisée par une susceptibilité timide qu'un rien effarouche, par un esprit cliagrin qui cherche non seulement dans les paroles d'autrui, mais même dans ses réticences, dans ses civilités ou dans l'oubli de celles-ci, des motifs pour se croire mépl'isé; qui transforme une simple observation en un amer reproche ou en une critique sanglante, un insuccès en honte ou en injustice. Voici en quels termes Burton, le Montaigne anglais, dépeint l'hypocondriaque 1 : < Si, dit-il , deux ho·mmes
suller pour le caractère de l'exercice des fonctions organiques (puberté, reproduction, digestion) ; - des maladies cluoniques (humeur sombre des cancèreux, tristesse èt irr.itabilité des phtisiques, etc.); - des infirmités (malice des bossus etc.); - des traumatismes cérébraux; - de l'épilepsie; de certaines intoxications ; - des maladies du cœur, du foie, de l'estomac ou des voies urinaires; - des habitudes vicieuses, etc. - Consulter sur ces points ~laudsley, Pathologie de l'esp1·it, ch. 1x; - Ribot, Maladies de la pei·sonnalité, Azam, etc. (1) A un point de vue spéc ial , le D' Bourdel lui reconnaît · les tendances suivantes : " Un état nerveux généra l, une sensibilité exagérée qui porte les malades à se plaindre et les ra.;t se complaire dans l'ennui et le gémissement, et dans la méditation de(malaclies sur la pente desquelles ils se trouvent, constituent les difTérenls deg1·és de l'hypocondrie; il suffit alors d'une lecture technique, empruntée à des ouvrages de médecine plus ou moins autorisés, pour exa gérer des sens:1tions morbides, multiplier les émotions qui s'y rapportent ... La manie des médicaments tourm e nte les hypocondriaques i.t ce point qu'elle passe pour un symptôme de la maladie qui de
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s'entretenant devant lui discourent, chuchotent, plaisantent, ou narrent une historiette quelconque, il suppose aussilôt qu'ils le sous-entendent, appliquant tout à lui-même : De se putat omnia dici, ou, s'ils lui adressent la parole, il est prompt à interpréter en mal, à donner un sens crnel à chaque mot qu'ils disent; il supporte à peine qu'un homme Je regarde fixement et lui parle avec quelque familiarilé, ou qu'on rit, ou qu'on plaisante, ou qu'on fasse hem! ou qu'on le montre du doigt, ou qu'on tousse, ou qu'on crache, etc., etc.; il pense qu'on se moque, .qu'on le dédaigne, qu'on le circonvient, qu'on lui manque. Pour peu qu'un homme l'examine, il rougit et pâlit tour à tour, suant de peur et de colère. Il médite longtemps sur cet outrage et reste troublé de l'idée qu'on l'a voulu railler 1... »
to11l temps a arrêt€ l'attention du vulgaire. Ils mettent une conliance aussi absolue et naïve que versatile et fréquemment renouvelée, dans des procédés thérapeutiques qui les trompent sans les décourager. Le malade imaginaire de Molière est un type à peine exagéré de la victime de l'hypocondrie .• (Ouv. cité, p.150 et 160. Voir d'ailleurs le chapitre 1x tout entier.) - Cette sensibilité excessive dont parle le D' Bourdet rend l'hypocondriaque toujours mécontent de son sort: célibalaire, il s'attriste sur l'isolement auquel il est réduit, marié, il gémit sur les charges de famille auxquelles il s'est exposé, clc. (1) Anatomy of melancoly, by Democritus Junior (Oxford, 1G~().- Un tel défaut du caractère coïncide-t-il chez un pen. scur avec un grand talent d'observation, il en .spécialise aussilôt la direction, l'exercice: « Les hypocondriaques, dit le docteur Moreau (de Tours), sont loin d'être rares parmi les · Lummes d'un génie véritable. Leur esprit s'adresse de préfé-
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LES CARACTÈRES
Quelques hypocondriaques sont célèbres; entre autres Timon le Misanthrope, Swift, Zimmermann, Beethoven, les peintres François Lernoine et Turner, Le cas de J.-J. Rousseau est notoire : « Cette méfiance funeste, celte facilité si légère et si prompte, non seulement à soupçonner, mais à croire de ses amis tout ce qu'il y avait de plus noir, de plus lâche, de plus infàme ; à leur attribuer des bassesses, des perfidies, sans autre preuve que les rêves d'une imagination ardente et sombre, dont les vapeurs troublaient sa malheureuse tête, et dont la maligne influence aigrissait et empoisonnait ses plus douces affections; ce délire enfin d'un esprit ombrageux, timide, effarouché par le malheur, fut bien réellement, dit Marmontel, la maladie de Rousseau et le tourment de sa pensée. On en voyait tous les jours des exemples dans la manière injurieuse dont il rompait avec les gens qui lui étaient les plus dévoués, les accusant tantôt de lui tendre des pièges, tantôt de ne venir chez lui que pour l'épier, le trnhir et le vendre à sea ennemis. J'en sais des détails incroyables 1 • •• »-«Un
rence aux sujets qui peuvent leur fournir l'occasion d'exhaler leurs peines, d'exprimer leur mauvaise humeur. Ils ont ·une remarquable tendance à tout exagérer, comme ils font pour ce qui concerne leur santé. Indulgents pour eux-mêmes ils se complaisent à disséquer les défauts d'autrui. Le plus mauvais côté de la nature humaine captive seul leur attention, es'. !'c!::;e'. de ;ir~di!~~tion rie leurs études. " (La psychologie
mo1'bide, dans ses 1'apports avec la philosophie de l'histofre.) ( 1) Mémoires, livre Vlll. - La r11plure éclatante de î,,,:,i.;sseau avec Hume est un fait assez connu,
�l.ES TYPES MOTIIJlüES
homme de la province, d'un certain rang; qui lui faisait visite souvent et avait accoutumé de s'arrêter chez lui, n'exprimant que respect et affection pour lui, vient un jour, et trouve Jean-Jacques plein de la plus aigre et inintelligible humeur. « Monsieur, dit Jean-Jacques, avec des yeux flamb oyants, je sais -pourquoi vous venez ici. Vous venez voir quelle pauvre vie je mène; le peu de chose qu'il y a dans mon pauvre pot, qui est à bouillir là. Eh bien, regardez dans le pot! Il y a une demi-livre de viande, une carotte et trois oignons; c'est tout : allez dit'e cela à tout le monde, s'il vous plaît, Monsieur 1 • » La mélancolie se reconnait à une tristesse progressive, à une teinte de plus en plus sombre du caractère. Elle apparaît principalement chez les personnes, nées délicates et sans énergie, que le sort a ·exposées à de trop longues luttes, à des malheurs immérités, à d'incessantes déceptions, ù une passion sans espoir. Alors, ces infortunés, après avoir reconnu l'inutilité de leurs efforts et assisté à la ruine de leurs illusions, s'épuisent en de vaines tentatives pour echapper à eux-mêmes, recherchent la solitude et souvent ne désirent plus que la mort. Le docteur Bourdet marque bien la diITérence qui existe entre leur état et celui de l'hypocondriaque :
(1) Carlyfo, Ouv. cité, p. 291-292,
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LES C,\n.\CTÈnES
d'émotions et il se fait remarquer au contraire par la ténacité avec laquelle il adhère à des idées nées de certaines impressions. La nature de ses préoccupations étant toujours relative à sa personnalité égoïste, rien ne le dérange du sauvage plaisir avec lequel il s'y livre; il est inquiet et morose, sans être triste ou expansif..• Le mélancolique ne lui ressemble pas, il est alleint d'une so uffrance qu'on pourrait dire plus noble, s'il est vrai que la douleur ennoblisse l'homme, quand elle est dignement supportée; en tout cas, sa souffrance a des causes moins égoïstes et moins organiques que celle de l'hypocondriaque. Les mélancoliques étendent au loin et sur le monde moral qui les entoure, le voile de leur a:fîeclibn, et leur intelligence cultivée leur fait sou~ent produire dans la sphère des idées les beaux modèles de littéralure triste et sentimentale que nous admirons 1 • > Ces modèles, nous les trouvons dans Hamlet 2,
(1) Ouv. cité, p. 183. (2) • Hamlet, au moment où commence le drame, est en proie à. un accès de mélancolie; la mort de son père, le mariage précipité de la reine l'o nt jeté dans une immense tristesse ... Sur cette tristesse, les idées noires germent en foule le monde semble mauvais, la vie intolérable ... Sans aucun doute, avant la mort de son père, Hamlet était, d éjà plus propre à l'analyse qu'à l'action ; c'était un philosophe raisonneur, instruit à Witlemberg dans l'art de la sophistique, comme il le montre au fossoyeur; c'était un esprit peu résistant pour les tri s tesses qui envahissent et qui brisent; mais depuis la mort' du roi il est vraiment malade et la mélancolie déprime son corps et son âme. • IG. Dumas, Les états intellectuels dans la mélancolie, .p. &6-~8.) _
�LES TYPES MOnnIDES
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WcrLher 1 , René 2 , dans Obermann, · « qui ne sait ce qu'il est, ce qu'il aim e, ce qu'il veut, qui gémit sans cause, qui désire sans objet, et qui ne voit rien sinon qu'il n'est pas à sa place, enfin qui se traîne dans le vide et dans un désordre infini d'ennui s •. En dehors de ces créati ons poétiques , l'histoire nous fait connaître d'illus lres victimes de la mélancolie : Young, Challerlon, William Cowper, Hégésippe Moreau (pauvre écolier rêveur et qu'on disait sauvage), Léopold Robert, Maurice de Guérin. La courte vie de ce dernier ne présente pas assurément un grand intérêt drnmalique, mais elle révéle un état mental bien Lypiq ue. Maurice de Guérin, le dernier venu, le Benjamin de sa famille, lout délicn.L cl Lout frêle, avec des nerf., de femme « avait une sanlé faible et celle sorle de tristesse inquiète que parfois l'on remarqne chez les
(l) Notons qu'en écrivant We1·Lher, Gœlhe avait sous les yeux les dernières lettres et la futaie destinée du j eune Jérusalem. (2) « On connait, dit M. Jules Lemaitre, le cas de P.ené et des romanti(Jues. G'était en somme le sentiment d'une disproporlion douloureuse entre la volonté et les as piralions, avec beaucoup de rêves, d'illusions, de vagues croyances cl cc qu'on ap·pclail la mélancolie.• (Ouv. cité, 1" série, à propos ùu Des Esseintes, de J.-IC Huy smans.) - J.-J. Housseau :i d'abord été un mélancolique, si nous en ju geons par ces lignes des Confessions: • J 'atleign is ainsi ma seizième année, in(Jui et, mécontent de tout et de moi, sans goùt de mon état, sans plaisirs de mon âge, dévoré de désirs, dont j'ignorais l'objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir è : ~:;'.::::, ~!"!!~!"! ::.:-e~ ~:::~ ~:::~:-.::::::-:: ::-:i.; l.i:~;r11èCt:s 1 iautc oc rien Vü!i" .:~~::.::- :.: :~ :-~ ~·~i !':'~ v~.~1}t. . »
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Les caraclèrcs.
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personnes · destinées à mourir jeunes >. Sa sœur Eugénie • nous le représente comme un enfant intelligent et précoce, en même temps qu'imaginatif et rêveur. Des malheurs de famille avaient de bonne heure accru sa sensibilité nerveuse. · « A six ans, écrit-il, je n'avais plus de mère. Témoin des longs regrets de mon père, souvent environné de scènes de deuil, je contractai peut-ètre l'habitude de la tristesse. Retiré à la campagne avec ma famille, mon enfance fut solitaire. Je ne connus jamais ces jeux ni celte joie bruyante qui accompagnent ·nos premières années. J'étais le seul enfant qu'il y eût à la maison, et lorsque mon âme avait reçu quelque impression; je n'allais pas la perdre et l'effacer au milieu des jeux et des distractions que m'eût procurés la société d'un autre enfant de mon âge. Mais je la conservais tout entière, elle se gravait profondément clans mon âme et avait le temps de produire son effet. » « Dans cet état d'esprit, volontiers il se repliait sur lui-même, s'isolait, se réfugiait sous quelque arbre d'où on l'apercevait contemplant la campagne ou le ciel. > A treize ans, on le met à Stanislas. « Le peu de détails recueillis sur sa vie de collège nous le montrent écolier studieux, sérieux, réservé. L'élude de l'antiquité surtout lui plaisait. D'ailleurs il était d'.~n caractère timi<lejusqu'ù en perdre l'assurance devant
�LES TYPES MOUBIDES
ses camarades, et par là l'aisance de la parole. Il n'en avait pas moins un certain fonds d"orgueil, et le vague sentiment d'impuissance qui gâta sa vie déjà le tourmentait. « Je qrois, dit-il, que la cause de mes souITrances se trouve dans mon orgueil. .. , plus sensible à un mépris qu'à toute autre injure. l\Iais à côté de cc vice, la Providence a placé un se1üirnent aussi fort, aussi profond : c'est le sentiment de ma misère et de mon néant. C'est du combat de ces deux éléments contraires que naît une partie de mes douleurs- " . « Nul ne pense plus de mal de moi que moimême, » ajoute-t-il plus bas ... Son imagination, excitée par le travail, lui plaçait souvent devant l'esprit les images les plus lugubres. En rêve, il voyait des cadavres, des tombeaux; éveillé, il_ craignait de mal faire, de manquer à ses devoirs, de ne contenter ni soi-même ni ses maîtres. « De ces inquiétudes naquit le besoin de les confier, et il songea à sa sœur Eugénie qu'il n'avait pas vue depuis cinq ans ... C'est alors que commença entre eux cette correspondance que la mort seule interrompit ... Il lui parle de l'indécision de son caractère, des lut.tes de la vie qu'il ne se sent pas le courage de soutenir seul, de son estime pour elle. Il lui demande aussi ses conseils, son appui, lui explique pourquoi c'est le sien qu'il a choisi. « Tu es, lui dit-il, celle de toute la famille dont le caractère est le plus con-
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LES CAn.1CTÈRES
forrpe au mien, autant que j'ai pu en juger par te s pièces de vers, tous empreints d'une douce rêveri e, d'ùne sensibilité, d'une teinl e de mélancolie enfin qui fait, je crois, le fond de mon caraclère. ~ Le droit qu'au sortir du coll ège il avait plusieurs fois quitté et repris ne lui plai sait guère. Il venait d'avoir vingt ans et se sentait vivement atliré par le catholicisme fervent de l'abbé de Lamennais ; il partit donc pour La Chênaye, où il apporta un grand dés ir de solitude -et de calme. < Il_ y parlicipa avec ardeur aux pratiques de la vie relig ieuse. Neuf mois durant, il y mena une vie de bénédictin, toute de m éd itation et d'étude, ne quittant sa cellule qu'aux heures de r éunion et pour faire de longues promenades à pied dans les bois. » La fermeture du cloître l'aya nt lancé de nouveau en plein tumulte parisien, il s'essaya à la critiqu e, au journalisme, sans pouvoir se créer de re ssources personnelles, obtint une place de professe ur su ppléant, et quand celle-ci lui fit défaut, s'employa à donner àes répétitions. Las de toujours se débattre, il avait fini par subir, comme il le dit lui-même, avet: ~ une sorte de résignation inerte, les élans et les contre-coups de tant d'espérances excitées, puis frustrées,et s'estimait heureux quand il avait de l'eau à sa soif èt du pain à sa faim,. D'aill eurs les lettres de sa sœur Eugén ie venaient souvent lui apporter d es paroles tendres et con solantes, l'e ncourager, le
�LES TYP
fortifier. Dans une de c c!Y-;' lJ!Jfres, elle s'expri'trl\~ rnnsi: • Ecris-moi, parle, exp! (~Qit.fais-toi voi1;., je
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sache ce que tu souffres, 'll-(f~7'q\1Ïr: et aif~~rir. Quelquefois je pense que ce n'est"'r~ri peu de celle humeur noire que nous avons, et qui rend si triste quand il s'en répand dans le cœur. Il fout s'en purger au plus tôt, car ce poison gagne vite et nous ferait fous ou bêles ... Toute passion nous beslialise. C'en est une que la tristesse, et qui consume, hélas! bien des vies. Je regarde à peu près comme perdus ceux qu'elle possède. Faut-il remplir un devoir, impossible. Ce sont des hommes tristes, ne leur demandons rien que ce que leur humeur voudra. > « Elle avait mis le doigt sur la plaie. La tristesse innée et insurmontable, voilà le mal qui le minait. Un jour, essayant d'écrire sa vie en raccourci, il la définit ainsi : « Une alternative d'élans et de défaillances, d'emportements d'imagination et de prostrations d'àme, de rêves fous à force d'ardeur, de' refroidissements rlésolants. " Cela était vrai : il se laissait troubler par de petites choses, un rien venait le gêner et le déconcerter ... Sans cesse il se plaint de son impuissance ... "' Plus volontiers qu'un autre, l'enfant débile recherche les embrassements de sa mère. Serré conlrc son sein rnbusle, il se sent plus fort, croil sentir quelque chose de sa vigueur couler en lui. Pour Maurice, celle mère fut la nature ; de bonne
6.
�LES C.ln IC'rÈr.r:s
heure elle l'attira et l'enivra.. Personne, peut-être, n'a jamais senti plus vivement ses forces réparatrices ... Ce grand penchant ver8 la nature fit tout à la fois son impuissance et sa force: son impui ssance, par la voluplueuse somnolence clans laquelle il s'assoupissait; sa force, par l'élan de passion magniflque qui un jour enfanla dix pages irn périssables, un chefd'œuvrc, le Centaure • où il " a concenlré tout ce qu'il sentait, Lout ce qu'il savait, tout ce qu'il était, tout ce qu'il pouvait être. La pensée mûrie et mise au jour, il n'eut plus, comme ces« fleurs dont les «fruils ont tombé• (le mot est de lui),qu'à décliner et
• . Après quelques mois, en effet, il succombait, n'ayant pas en co re alteint trente ans, à la
à mourir 1
maladie de poitrine qui depuis longtemps le minait. Le caractère hystérique serait, a-t-on p1·éLendu; une simple exagé ralion du caractère féminin 2. II semble plus ju ste de le regarder comme une exacerbation du typ e inslable, de même que l'hypocondrie et la mèiancolie ne sont autres au fond que les types émotionnel ou rnéditalif-émotionnel outrés. Voici en effet , d'après les docteurs Axenfeld et Hucha.rd, la
(!) D'après Camille Sc lden, Eugénie et !lfaurice de Guérin.
(2) L'hystérie légère, écrit ~I. Ch. Richet, « es t une des ,·ari é tés du carac tère de la femme. On peut même dire que les hystériques sont femm es plu s que les autres femmes: ell es ont des sentiments passa gers et vifs, des im aginations mobiles cl brillantes, et parmi tout cela l'impuissan ce de domin er par la raison et le jugement ces sentiments et ces imagina. lions •. (L'homme et l"inlclligcn ce, p. ~GD.)
�LES TYPES MOUl3!DI:S
101
description de celte forme de caractère qui du reslc ne se r encon tre guère qu e chez les fem mes : « Un premier trait de leur caractère est la mobilité. Ell es pafsc nt d'un j our, d'une heure, d'une minute il l'autre, avec une incroyable rapidité, de la joie à la tri stesse , du rire aux pleurs; versatiles, fant asques c l capricieuses, elles parl ent dans certains mom en ts avec une loquacité étonnante, tandis que dans d'au tr es ell es deYicnncnt somb res e l taciturnes, gardent un mutisme compl et ou restent plongées dans un élut de rêveri_ ou de dépression me ntal e ; e ell es sont alors prises d'un sentiment vague et indéfini ssab le de tristesse avec se nsa tion de serrement
à la go rge, de boule asccnclunte, d'oppression épi-
gastrique ; elles écla ten t en sanglots, ou ell es vont cach er leurs larmes dans la so litnd e qu'ell es réclament et qu'elles recherchent; d'autres fois, au co nt rn ire, elles se mettent à rire d'une façon imm odérée, sans motifs sérieux. Elles se comportent, dit M. Richet, comme les en fan ts que l' on fait rire aux écl a ts alors qu'ils ont enco re sur la joue les larmes qt.'il s vi ennent de répandre. c Leut· caractère change comme les vues d'un L .léidoscope , ce qui a pu faire dire avec r a iso n par Sydenham que ce qu'il y a de plus constant chez eIJ es c'est leur in constance . Hier, elles é tai ent enjou ées, a im ab les et gracieuses ; aujourd'hui, ell es sont de mauvaise hum e ur, susccpt-il>l és cl irusèibl cs,
�LES CARACTÈRES
se fâchant de tout et de rien, ma,ussades et boudeuses par caprice, méconlenlcs de leur sort ; rien ne les intéresse, elles s'ennuient de tout. Elles éprouvent une antipathie très grande conlrn une personne qu'hier elles aimaient et estimaient, ou au contraire témoignent une sympathie incompr,éhensible pour telle autre : aussi poursuivent-elles de leur haine certaines personnes avec autant d'acharnement qu'elles avaient aulrnfois mis de persistance à les entourer d 'afîeclion ... « Parfois leur sensibilité est exaltée par les motifs les plus futiles, alors qu'elle est à peine touchée par les plus grandes émotions : elles restent presque indifférentes, impassibles même à l'annonce d'un vrai malheur, et elles versent d'abondan Les larmes·, s'abandonnent au désespoir le plus profond pour une sim pie parole mal interprétée et transforment en olTense la plus légère plaisanterie ... Tour à tour douces et emportées, dit Moreau (de Tours), bienfai . santes et cruelles 1, impressionnables à l'excès, rarement maîtresses de leur premier mouvement, incapables de résister à des impulsions de la nature ln plus opposée, présentant un défaut d'équilibre entre les facultés morales supérieures, la volonté, la cons(1) « La femme qui ira volontiers voir condamner à mort ou guilloliner sera, le lendemain, sublime de dévouement auprès d'un cholérique ou d'un blessé. • (Azam, Ouv. cité, p. 339.)
�LES TYPES MOr.ll!DES
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cience et les facultés inf'érieures, instincts, pa,sions et désirs. c Cette extrême mobilité dans leur état d'esprit et leurs dispositions aficctives, celle instabilité de leur carnctère, ce défaut de fixité, celle absence de stabililé dans leurs icl écs et lrurs volitions rendent compte de l'impossibilité où elles se trouvent de porter longtemps leur attention sur· une lecture, une élude ou un travail qu elconque. « Tous ces changements se reproduisent avec la plus grande rapidité. Chez elles, les impulsions sont vivement suivies de l'acle. C'est ce qui explique ces mouvements subits de colère et d'indignation, ces enthousiasmes irréfléchis, ces afiolemcnts de désespoir, ces explosions de gaieté folle, ces grands élans d'afiection, ces attendrissements rapides, ou ces brusques emportements pendant lesquels, agissant comme des enfants gâtés, elles trépignent du pied, brisent 1es meubles, éprouvent un besoin irrésistible de frapper ... « Les hystériques s'agitent, et les passions les mènent. Toutes ces diverse8 modalités de leur caractère, de leur état mental, peuvent presque se résoudre dans ces mots : elles ne savent pas, elles ne peuvent pas, elles ne veulent pas vouloir 1 • C'est bien, en cfict, parce que leur volonté est toujours chancelante et
(1) Cf. Ribot, Malad ies de la 1 nlé, ch. 1v. •0/o
�l.06
LES CARACTÈRES
défaillante, c'est parce qu'elle est sans cesse dans un état d'équilibre instable, c'est parce qu'elle tourne au moindre vent comme la girouetle sur nos toits, c'est pour toutes ces raisons que les hystériques ont celte. mobilité, celle inconstance et celle mutabilité dans leurs désirs, dans leurs iùées et leurs affections 1 • ~ « Malgr~ celle mobilité, cette spontanéité irrésistible, les hystériques manquent absolument de franchise : elles sont toutes plus ou moins menteuses; moins peut-être pour faire un mensonge intéressé que pour en forger d'inutiles. Elles ont l'amour du mensonge ou plutôt de la tromperie. Rien ne leur plait plus que d'induire en erreur ceux qui les interrogent, de raconter des histoires absolument fausses qui n'ont même pas l'excuse de la vraisemblance, d'énumérer tout ce qu'elles n'ont pas fait, tout ce qu'elles ont fait, avec un luxe incroyable de faux détails. Ces gros mensonges sont dits audacieusement, crûment, avec un sang-froid qui déconcerte 2 ••• « On voit combien l'hysiérie diffère de la folie,
(1) Axenfeld et Huchard, Traité des név,·oses, 2' édit., p. 95897 l. (2) Ajoutons, comme dernière touche au tableau, • l'exagération des soulîrances réelles, la conception de soulîrances imaginaires, enfin le besoin impérieux de se faire plaindre, et d'éveiller chez autrui un e sympathie proportionnelle à l'étendue des maux que l'o n endure ou que l'on croit endurer •. (Jaccoud. Tra ité de pathologie inteme, t. l", p. 492.) Tous les divers traits caractéristiques de l'hystérie apparaissent plus ou moins chez les femmes en qui elle existe à un degré peu accusé, seul cas qui nous intéresse ici. Mais ils
�LES TYPES MORUIDES
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Dans la folie, l'intelligence est profondément attcinte, tandis que l'hystérie est plutôt une forme de caractère qu'une maladie de l'intelligence. De là l'intérêt psychologique de cet état. L'intelligence est brillante la mémoire sûre, l'imagination vive. Il n'y a qu'un scnl côté défectueux dans l'esprit, c'est l'impuissance de la volonté à réfrén.er la passion. La volonté semble être en efîet le rouage le plus délicat de l'organisme mental, et', dès qu'une substance toxique vient trnubler les fonctions intellectuelles, elle dé?ute toujours en supprimant l'influence de la volonté sur les mouvements de la passion 1 • » L'hysté1'ie, dans sa forme légère, est extrêmement fréquente; car c'est tout simplement d'elle qu'il s'agit quand on parle des vapeurs ou des ne1·fs d'une jeune femme. Aussi nos romanciers, principalement depuis que l'on s'est efforcé de mélanger l'art et la pathologie, en ont-ils fait de nombreuses peintures; Octave Feuillet, Anatole France, Albert Delpit, les de Goncourt (Gm·minie Lace1·teux) ont tracé notamment de cet état des descriptions fort exactes 2 • !\fais de toutes les hystériques dont on a raconté
sont fortement empreints et se compliquent d'anesthésies, totales ou partielles, d'accès convulsifs et même de délire chez les malheureuses dont la maladie est très développée, ainsi qu'il arrive par exemple pour les pensionnaires de la i:;alpêtrière, dont telle est la susceptibilité nerveuse qu'elles s'hypnotisent toutes seules à l'idée qu'on va les endormir. (l) Ch. Richet, ouv. cité, p. 266-267. (2J Voi.r ibid., p. 269-273, divers extraits de leurs ouvrages,
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LES C.ln.\CTÈf\ES
l'histoire, la plus vivante cl la plus vraie est assurément !,ladarne Bovary, celle merveilleu se création de G. Flaubert. - Elevée au couvent, au mili eu de jeun es filles plus riches qu'elle, Emma Rouault épo use un humble médecin de campagne, Charles Bovary, pauvre garçon imbéci le, dont la rusticité et la fortune médio cre l'écœuren t. Les songes déçus, l es illusions évanouies font bientôt apparaître en elle les symp. tômes de la névrose. « Emma devenait difficil@, capricieuse; elle se commandait des plats pour elle, et n'y touchait point: un jour, ne buvait que du lait pur, et, le lendemain, des tasses de café à la douzaine. Souvent elle s'obstinait à ne pas sortir, puis elle suffoquait, ouvrait les fenêtres, s'habillait en robe légère ... Ell e ne cachait plus son mépris pour rien ni pom personne, et elle se m ettait qu elquefois à exprimer des opinions singulières, blâmant ce qu'on approuvait, et approuvant des i:hoses perverses ou immorales ... Est-ce que ~elle m1sere durerait toujours? Est-ce qu'elle n'en sortirait pas ? Elle valait bien cependant toutes celles qui vivaient heureuses, et elle exécrait l'inju stice de Dieu. Elle s'appuyait la tête aux murs pour pl eurer; elle enviait les existenc es Lumull ueuses, les nuits masquées, les insolen Ls plaisirs avec tous les éperdûm enls qu'elle ne connaissait pas et qu'ils devaient_ donner . .. Elle pâlissait et avait des ballements de cœur ... En de certains jours elie bavardait avec une abondance fobriie; à ces
�LES TY('ES MORillDES
{01),
exallations succédaient tout à coup <l'es torpeurs où elle restait sans parler, sans bouger ... Elle s'acheta un prie-Dieu gothique, et elle dépensa en un mois pour quatorze francs de citrons à se nettoyer les ongles : el le choisit chez Lheureux la plus belle de ses écharpes; elle se la nouait à la taille par-dessus sa robe de éhambre, et, les volets fermés, avec un livre à la main, elle restait étendue sur un canap'é dans cet accoutrement. Elle voulut apprendre l'italien, elle acheta des dictionnaires, une gramqiaire,. une provision de papier blanc. Elle essaya des J.ec.tures sérieuses, de l'histoire et de la philosophie._ :.• Mais il en était de ses lectures comme de ses tapisseries qui, toutes commencées, encombraient son armoire; elle les prenait, les quiLlait, passait à d'autres. Elle avait des accès où on _l'eût poussée facilement à des extravagances. Elle soutint un jour .. contre son mari qu'elle boirait bien un demi-verre d'eau-de-vie, et, comme Charles eut la bêtise de l'en défier, elle avala l'eau-de-vie jusqu'au boutt .. »
(1) 1•• partie, ch.
1x,
et Ir• partie, ch.
\'II.
Q•JKYnAT, -
Les caractères.
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�CI1AP1TCTE VII
VALEUR COMPARÉE DES DIVERS CARACTÊRES
Valeur respective des types essentiels du camctère. Qualités et défauts du type émotionnel; - du type intellectuel ; - du type volontaire. - Supéi"io1'ité du type éguilib1'é. - Qu'il est l'idéal que doit chercher à réaliser l'éducateur.
Sans être réductibles l'une à l'autre, les différentes formes du caractère ont pourtant, nous l'avons vu, ceci de commun qu'elles dérivent toutes de la prédominance ou de la combinaison à des degrés variables des trois éléments psychiques essentiels : la sensibilité, l'intelligence et la volonté. Pour arriver au but que nous nous sommes proposé, savoir, recher~her quel est le cara~tère idéal et, par suite, à quoi ·doivent tendre les efforts de l'éducatenr, il nous faut donc examiner maintenant la valeur respective de chacun des caractères où prédomine l'un quelconque de ces éléments, ainsi que la valeur comparée du
�VALEUR CO~IP,IRÉE DES Dl\'Ef\S CAf\ACTÈRES
ll l
caractère qui les renferme tous à doses quasi égales. D'abord qu'y a-t-il à craindre et, réciproquement, . à espérer du caractère où la sensibilité joue le premier rôle? M. Marion nous fournit la r_ponse : é • Une grande sensibilité, dit-il, est un empêchement à bien faire, dès qu'elle n'est pas en accord avec la raison. Elle centuple nos forces : si ce n'est pas pour le bien, c'est pour le mal, P()int de milieu : la médiocrité morale n'est pas le fait des personnes susceptibles d'émotions fortes, capables de grands entraînements. Je n'excepte pas même Je cas où une extrême mobilité d'impressions fait qu'on dépense beaucoup de sensibilité en mille riens, sans suite et sans but : cela même n'est-il pas une grande infériorité morale? > Et ce psychologue ajoute : « Rien n'altère autant la raison que Je trouble du cœur. » Montaigne en avait déjà fait la remarque : • L'impression des passions ne demeure pas superficielle, ains va pénétrant jusqu'au siège de la raison, l'infectant et le corrompant 1. > Manque de réflexion et de mesure, voilà les périls auxquels l'homme passionné est exposé. En revanche, il est vrai, existe une compensation qui n'est pas à dédaigner. • Toutes choses égales, les âmes chaudes et vibrantes sont plus perfectibles que les autres. Elles
(1) Essais, livre I, chap. x11.
�LES CARACTÈRES
valent mille fois plus, du jour· où elles vien'rient à s'éprendre du bien. Alor!>, en effet, se vérifie cet!~ . belle pensée de Pascal' : que le cœur est une · sorl o de raison · sensible, plus clairvoyante et plus· pui,.sante que l'autre 1 • > - Stuart i\1ill n' est pas moins affirmatif: « Une sensibilité intense, ùit-il, est l'in~trument et la condition qui permet d'exercer sur soi-même un puissant empire, mais pour cela elle a besoin d'être èullivée. Quand elle a: reçu cette préparation, elle ne forme pas seulement les héros du premier mouvement, mais les héros de la volonlé q·ui se possède. L'histoire et l'expéri ence prouvent que les caractères les plus passionnés montrent le p-lus de constance et de rigidité dans leur sentiment d.u devoir, quarid leur passion a été di1:igée dans ée sens 2 • » Tels sont en raccourci les qualités et ·1es défauts du caractère émotionnel. Considérons pareillemeut quels arguments on fait valoir pour et contre le fyp':: · intellectuel. « Tout ce qui a été fait de grand ou de durablû dans le monde, écrit un psychologue pénétrant êl o,riginal, a été . accompli par des méditatifs, par dc3 penseurs. Le travail fructueux de l'humanité a éL,\ accompli tranquillement, sans hâte et sans frac :is
(1 ) Il. ~!arion, La Solidw·ité morale, p. 83-8-i. (2) Assujellisseme11t des femmes, p. 1:,0 el. suiv.
�V,ILI::Ufi CO~IP,lnÉE DES DIVEnS CARACTÈflES
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par ces rêveurs " qui tomb ent dans un puits en regardant.les étoiles ». Les autres, les tapageurs, les l1ommes politiqu es, les conqu érant s, les agités qui . encombrent l'histoire de leurs sottises, n'ont, consi_ érés à di sta nce, qu'un rôle bi en médiocre dans la cl m arche de l'hu ma nité ,, Lorsqu e l'hi stoire tell e qu'on lu comprend actu ellem ent et qui n'est guère qu'un rumas d' anec dotes des tin ées à satisfaire la .curiosité un p eu niaise du bon public lettré, aura fait pl ace i'l. J"hisloire écrite par des pense urs pour des penseurs, <n sera étonn é de voir co m bien l' ac ti on des " grand s Dgités » a p eu m od ifié le large courant de la civili sation. Les véritabl es h éros de l'histoire , qui sont . bs grands inventeurs cl a ns les sciences , da ns les arts, èans les lettres , dans la philosophie , dan s l'industrie, prendront la pl ace qui leur r evient de droit, la prer1 1ière, Un pau vre méd ita tif comm e Ampère, qui n'a j 9.mais su gagner de l'a i-gent, dont sa concierge devait rire aux la rmes, a plus fait par ses découvertes p our révolutionn er la société et même la g:ue LTe modern e, qu 'un Bismarck et un de Moltke r éunis. Un Georges Ville a plus fait et fera plus dans la suite pour l'a g riculture que cinquante ministres de ra griculture mis bout à b out 2 • »
(1) Cf. l'él oqu ent e Inti-oduction de M . Nourri sso n à ~on Ta',! cc: u d es progrès de la pensée humaine d ep uis Thalès jusqu "à
r,os io urs.
(2) 1 :ayot, L 'é,l!i çalio n d e la i·olon!é,
r. 1 l!l.
�LES CARACTÈRES
Ces vues nous semblent on ne peut plus justes. Voici toutefois le revers de la médaille : les méditatifs courent d'abord le risque de vofr s'étioler, même disparaître en eux toute sympathie, tout intérêt pour ce qui est étranger à l'ohjet de leur contemplation, au point qu'en face des besoins comme des devoirs de la vie, ils resteront plongés dans la plus complète indifférence. Balzac nous fournit un exemple frappant de ce genre d'égoïsme possible dans son Balthazar Claës, qui, dominé par une pa$sion unique, la science, arrive à oublier sa femme, ses enfants, lui-même, épuise jusqu'à ses dernières ressources et tombe dans la misère, à la Recherche
de l'absolu.
Les méditatifs sont en outre exposés à manquer d'énergie el de décision. Ecoutons ce que dit à propos de Rab elais un judicieux critique : « Aux yeux de ce grand curieux d'écriture, d'imprimerie et de science ·« livresque •, il semble que le monde soit fait pour les livres et non les livres pour le monde: marque profonde el distinctive de tout esprit monacal par essence, incurablement tourné vers la contemplation et l'étude, inhabile à l'action, étranger à la vie pratique. Quand on adore la littérature pour elle-même, on devient assez indifférent à la réalité dont elle est l'ingénieuse copie, et Je spectacle des afîafres humaines, quel qu'il soit, paraît toujours diverti ssant à litre de représentation. - C'est poqr-
�VALEUfi COMPAfiÊE DES DIVEHS C.lfi.lCTÈHES
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quoi Rabelais trouve< fort magnifique la librairie de Saint-Victor • et savoure longuement le catalogue de toutes ces billevesées scolastiques 1 , au lieu de les détruire par la main de Pantagruel, comme plus tard les romans de chevalerie seront brûlés par le « vaillant curé de Don Quichotte •, indigné contre Je mal qu'ils font. Et c'est pourquoi encore, dans _ n u passage bien curieux du livre V, Rahela.is en personne oppose, sous prétexte d'obéissance au souverain·, l'esprit de paresse et de passivité aux héroïques fureurs de son moine exceptionnel, le Don Quichotte échappé du cloître, le chevalier des Entamures. Ce brave et entreprenant compagnon qui a toutes les sortes d'activité, qui terrasse l'ennemi, lutte contre la tempête, • travaille, laboure, défend les opprimés, fait des cordes d'arbalète, des filets et des poches à prendre des lapins •, vouùrai t pur ter le fer et la flamme dans le repaire des chats fourrés, à l'imitation d'Hercule qui mettait à mort les brigands et les monstres pour délivrer les peuples de la tyrannie. cc Allons ! » dit-il ; et frère Jean levait son bras quand frère François l'arrête doucement par la manche. < Nous les déferions peut-être, dis-je,
(1) Un des principaux griefs des moines, ses confrèrns, contre Rabelais était , qu'au lieu de consacrer à la table conventuelle les profits annuels qu'il retirait de la prédication évangélique, il les affectait à l'entretien d'une nombreuse bib!iothèque (ingentis Musœi), où il passait la plus grande partie de son temps à feuilleter les livres. • (Ant. Leroy, trad. nathcry.)
�LES CAn ICTÈnES
comme Hercule, mais il nous manque le commanJcment d'Eurysthée. > (V, 15.) - Eurysthée, c'est Pantagruel, qui contemple tout, avec tristesse quelquefois, plus souvent avec un sourire, mais passe, et ne {ait 1·ien 1 • » A côté des acteurs de l'idée, il est donc indispenE:i ble qu'il y ait des acteurs du fait, rôle qui paraît dévolu plutôt aux caractères énergiques. « Celle force de volonté, dit Balmês, qui donne la bravoure dans les combats, la fermeté dans la douleur, qui triomphe de toutes les résistances, qui ne recule devant aucun obstacle, que les revers ne rebutent point, que les chocs les plus rudes ne sauraient briser ... ; cette force de volonté qui est aujourd'hui ce qu'elle était hier, ce qu'elle sera demain, et sans laquelle on ne saurait terminer une entreprise difficile ou de longue durée; cette force de volonté, caractère distinctif des hommes qui ont laissé dans l'humanité l'empreinte de leurs pas, de ces hommes qui vivent encore dans les monuments qu'ils ont élevés, dans les institutions qu'ils ont fondées, dans
(t) P. Stapfer, Rabelais, p. 268-269. - Carlyle exprime d'une façon originale le danger que fait courir l'excès d'analyse, de calcul, de réflexion : « Si le renard, dit-il, dép ensait son temps en de spl~nétiques et atrabilaires réflexions sur sa propre misère sur ce qu'il est maltraité par la Nature, la Fortune et d'autres Renards, et ainsi de suite; et s'il n'avait pas courage, promptitude, esprit pratique, et autres aptitudes et grâces vulpines appropriées, il ne prenJrail au c une oie. o (Ouv. cité, p .. 168-lti9.)
�VHEUll CO~IPARÉE DES DIVERS C.111 .\CTèrrns
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lrs révolutions qu'ils ont faites, ou dans les digues rar lesquelles ils les ont contenues; celle force de volonté qu'ont possédée les fondaleurs d'empires, les chefs de sectes, les chercheurs de nouveaux mondes, les inventeurs qui consument leur vie à la poursuite d'une idée, les politiques qui, de leur main de fer, jelant les sociélés en fusion dans un moule nouveau, les ont frappées d'une empreinte que les siècles n'ont pu effacer; cette force de volonté qui, d'un humble moine, fait un Sixte-Quint ou un Ximénès .... dans les acles ordinaires de la vie, n'est pas nécessaire à un degré supérieur, mais la po;: séder dans une juste mcwre, proportionnellement à la poEition sociale, c'est chose toujours très utile et souvent indispcnED.ble. Cerlains hommes doivent à ce don leur supériorité dans le maniement des affaires; et nous pouYons affirmer que l'absence complète de cette q_ ualité accuse une impuissance radicale. • Mais ici même nouvel écueil : une volonté énergique, que ne guide pas l'intelligence, devienl aisé1:1ent de l'obstination, - laquelle « est un défaut très grave, puisqu'elle ferme notre oreille aux conseils; puisqu'elle nous enchaine à nos seulimenls, à nos passions, à nos résolutions, en dépil de Loule considéralion de prudence ou de juslice 1 •. En somme, comme on voit, les trois formes essen(1) L'art d'arriver au vrai, ch. xx11, § ~8 el 59.
1.
�t!S
LES C.\RACTÈRES
lielles du caractère ont une valeur et des qualités propres; mais aussi elles sont entachées de défauts qui proviennent de la faibles~e ou de l'absence en chacune d'elles des éléments indispensables ~our compléter utilement, faire valoir même leur élément spécifique, ou lui servir de contrepoids. En sorte que le caractère vraiment désirable paraît êlre celui dans lequel les diverses facultés se rencontrent, sinon en proportions rigoureusement égales 1, du moins harmonieusement combinées, ce qui est le cas du caractère équilibré. M. Paulhan 2 fait bien ressortir l'excellence de cc dernier type : « Considéré en lui-même, écrit-il, et toutes choses égales d'ailleurs, Je caractère équilibré est une supériorité puisqu'il représente, pour un organisme psychique donné, la plus_grande systématisation relative, la perfection compatible avec la nature même de cet organisme. Sa valeur dépendra, pour une bonne part, cfe la valeur des tendances qui s'unissent en lui. Ajoutons aussi que ce caractère dont la pureté varie beaucoup, car personne · n'est absolument équilibré et tout le monde l'est un peu, a souvent beaucoup de charme lorsqu'il se rapproche
(1) L'intelligence en elîet doit jouer le rôle ilirecteur. Aimi que le remarque Platon, l'harmonie intérieure, l'accord d e l'âme avec elle-même résulte de la subordination des passions à la volonté, et de celle-ci à la raison, à son tour du reste assujellie à la loi morale.
(2) Ouv. cité, p. 21-22.
�VALEUR CO~IP.\RÉE DES DIVERS CARACTÈ!lES
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du maximum possible, alors même que l'esprit qui le réalise n'offre aucune qualité bien exceptionnelle. A mesure, au contraire, que l'harmonie totale décroît, la supériorité diminue ... « L'harmonie générale des tendances se traduit, selon les circonstances, par plusieurs traits de caractère; la douceur, par exemple, peut résulter de J'équilibre des fçicullés et des sentiments, en tant qu'elle s'oppose à l'irrirabililé, à l'emporlcmcnt qui témoignent d'une prépondérance, momentanée parfois, mais très nette d'un sentiment ou d'une impression. La rectitude dans les idées et dans la conduite décèle encore la même qualité; la p1·écision, la netteté dans les idées et dans les sentiments s'opposent au troubie et . à la confusi on que produisent des heurts d'idées ou àe fragments d'idées mal associés dans le même esprit, au conflit d'affections, de goûts qui ne peuvent s'accorder. - Le sérieux, la g1·avité sont parfois le résultat de l'équilibre génél'(il de l'esprit en qui la prévision de l'ayenil· et les craintes qui en sont bien souvent insépar:ibles viennent modérer l'expansion ou la joie irréfléchie. D'autre part, si les sujets de crainte font défaut, ou si l'harmonie même de l'esprit exige que pour un temps au moins on les écarte, l'équilibre moral - surtout lorsque l'équilibre physique vient s'y joindre - s'accompagne plutôt d'un enjouement modéré. - D'autres qualités résultent de la formo
�LES CAfiACTÈllES
particulière que prend chez une personne l'harmonie générale de la personnalité selon les tendances qui composent cette personnalité, et qui sont à peu près également compatibles avec son unification : la fermeté, la souplesse, la véracité, elc. ~ L'éducateur peut-il tenter de réaliser dans les jeunes esprits une pondération si avantageuse des /acuités, et en ce cas de quels moyens dispose-t-il, c'est ce qu'il nous reste présentement à examiner.
�CHAPITRE YllI
L'ÉDUCATION DU CAnACTÈRE
Opinions contradictoires des philo soph es sur le rôl e de l'éducation : Helvé tiu s et Spi noza . ·- Errlcacilé de celle dernière. - Cas du du c de Bourgog ne. - Avis favor able de div ers ph ys iolog istes . - Impor ta nce de l'éduca tion pa r soi-même. - Ex em ples . - Nécess ité d"un idéal à poursuivre . - Procédés à empl oyer par l'édu ca te ur. - Action poss ible sur Je tempé r a ment. Méthode à pra ti q uer à l'égard des tenda nces : suivan t les cas, encourage ment et culture, ou r épression cl combat. - E'ducation des sentiments : :t. 0 Éveiller che1 l'enfa nt la symp a thi e, en l'am enant à co mprendre la souffrance d'autrui, - en lui manifes tant soi-même de l'affec tion, - en ay ant r eco urs aussi à des récits a ppro priés; - 2° Luller conlre l' apa thie ,- - 3° Régler la se nsibilité, en étouffa nt le pench a nt à la colèr e e t à l'org ueil , l'hum e ur contrariante et instable. - Éclucation de la volonté. - Sa nécessité . - Double précau lio n à prendre : :t. 0 n especler la spontanéité de l'enfant ; 2° Ne pas céder à tou s ses caprices . - Utilité d'un e s'l.ge disciplir. e. - Inlluence du trava il r églé sur le ~éveloppern ent de la vol onté. - L'attention et l'h abitud e - Moyens pro:, res i.i ar,r,roître l'én erg ie : :t. ° Faire acquénr a l'enfant la conlia nce en soi;- 2° Évoquer ies
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sentiments qui lui rendront J'e/Turt moins péuilJ!e; 3° Lui donner en exemple la vie des grands bienfaiteurs de l'humanité; - 4" IJannir de la classe tout cc qui serait cause d'énervement, et tirer, au contraire, des matières enseignées des leçons de courage; - 5° Mettre à profit l'éducation physique. - La suggestion comme moyen d'education morale. - Conclusion. Les penseurs sont loin d'être d'accord sur la question -. de savoir quel est au juste le rôle de l'éducation dans l'évolution morale. • Au siècle dernier, on avait exagéré l'importance de l'éducation au point de se demander naïvement avec Hclvdius, :si toute la diJTérence entre les dirers hommes ne provient pas de la seule diJTfrence dans l'instruction reçue et dans le milieu; si le talent, comme la vertu, ne peut pas s'enseig-ner. De nos jours, après les recherches faites sur l'hérédité, on s'est jeté dans des affirmations bien contraires. Beaucoup de sarants et de philosophes sont maintenant persuadés que l'édu. cation est radicalement impuissante quand il s'agit de modifier profondément, chez l'individu, le tempén1h1ent et le caractère de la race : d'après eux, on 1 naît criminel comme on nait poète; toute la destinée morale de l'enfant est contenue dans le sein mater(1) Voir notamment Lombroso, L'homme criminel. En partant de ce principe, ce philosophe va jusqu'à soutenir que la société aurait le droit de retenir en prison pendant toute leur vie ceux qui se sont rendus coupables d'un premier crime, qu'il ae soit agi d'un simple vol ou d'un meurtre.
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nel, puis se déroule implacablement dans la vie. ( Pas de remède possible, notamment, pour ce mal commun à tous les déséquilibrés, fous, criminels, poètes, visionnaires, femmes hystériques, que l'on a nommé neurasthénie; les races descendent l'échelle de la vie et de la moralité tout ensemble, mais ne la remontent pas•. 11 Ainsi pensait déjà Spinoza, lorsqu'il réduisait le ~ caractère à un théorème dont le milieu extérieur fait sortir les conséquences avec une nécessité mathématique; ainsi plus récemment ont pensé Gall, Schopenhauer, Taine, Herbert Spencer\ et encore M. Ribot 8 , d'après qui« les vrais caractères ne changent pas "·
(1) Guyau, Education et hérédité, p. xm-x1v. (2) Spencer (De l'éducation intellectuelle, mornle et physique, p. 171-173) admet seulement que le caractère humain peut se tran s former à la longue, dans le cours des siècles, sous la contrainte des forces extérieures, des conditions de la vie. Pourtant il accorde que, si l'on ne peul détruire les imperfections naturelles des enfants, on peut du moins les diminue1·. Et tout en combattant l'opinion des personnes qui estiment ciu'un système parfait d'éducation produirait une humanité idéal e, il ajoute : • Malgré cela, on fera bien de sympathiser avec les personnes qui nourris se nt ces trop confiantes espérances. L'enthousiasme, même poussé jusqu'au fanatisme est un bon moteur; peul-être même un moteur indispensable ... De là vient que nou s pouvons dire, de ceux qui regardent !"éducation intellectuelle et inorale comme la panarée, que l'exagération de icur attente n'es t pas sans avantage; el c'est là peut-être une parti e de l'ordre bienfaisant des choses que leur confiance ne puisse être ébranlée.• - C'est donc reco nnaître en définitive que les efforts des éducateurs ne sont pas inutiles. (3) M. Ribo t fait également une assez large concession à
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. C'était d'ailleurs l'opinion de Voltaire: « Peut-on, ( a-l-il écrit 1 , changer de caractère? Oui, si on change de corps. Il se peut qu'un homme né brouillon, inOexible et violent, étanl tombé dans sa vieillesse en apoplexie, devienne un sot enfant pleureur, timide et paisible. Son corps n'est plus le même. !\lais tant que ses nerfs, son sang et sa moelle allongée seront dans le même état, son naturel ne changera pas plus que l'instinct d'un loup et d'une fouine ... Voulez-vous changer absolument le caractère d'un b.omme, purgez-le tous les jours avec des délayanls jusqu'à ce que vous l'ayez tué. Charles XII, dans sa. fièvre de suppuration sur le chemin de Bendel', n'était plus le même homme. On disposait de lui comme d'un enfant... Si on pouvait changer son caractère, on s'en donnerait un, on serait le maître de la nature. Peut-on se donner quelque chose? Essayez d'animer l'indolent d'une activité suivie, de glacer par l'apathie l'âme boui!lante de l'impétueux,
ceux gui ont, suivant ses expressions, une foi aveugle dans la toute-puissance de l'éducation:« Mettons, dit-il, à un bout les
formes net tes, trancilées, que j'ai appelées les types purs. l\ien ne les modifle; rien ne les entame: bons 011 mauvais, ils sont solides comme le diamant. ~lettons à l'autre bout les amorphes; ils sont par déflnition la plasticité incarnée. Entre ces deux extrêmes, disposons en série tous les modes du caractère, de manière à passer par une transition insensibl.; d'un bout à l'autre. 11 est clair qu'à mesure qu'on descend ve1·s les amorphes, l'individu devient moins réfractaire aux innuences de son milieu et que la part du caractère acquis augmente dans la même proportion.• (Art. cité, p. 500.) .(1) Dict. vhilosophique, art. : C11nACTÈBE.
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rous n'y parviendrez pas plus que si vous entrepreniez de donner !a vue à un aveugle-né . ~ Une telle conception du caractère ne tend à rien moins qu'à proclamer l'impuissance et par suite l'inutilité de la morale. Cont,re elle heureusement s'iL1surgent, avec la pratique de l'humanité entière, l'expérience des -éducateurs et notre expérience inITÏÎÎe. 1 'Los tendances en effet sonl loin d'être immodifiabl es; on peut par exemple renforcer ou réprimer un sentiment, selon qu'on lui donne ou non satisfaction . Nos inclinations prennent de la force et crois~ent, si nous les suivons d'ordinaire ; nous appliquons-nous à les réprimer, ou simplement les négligeons-nous, ell es s'affaiblissent et s'éteignent; quelques-unes peuvenl être créées de toutes pièces, ~omme le prouve l'appétit, voire parfois la passion, du tabac, des liqueurs forles ou de l'opium. Voltaire reconnait lui-même ces effets de l'habitude quand aux paroles citées plus haut il ajoute : « Nous pei·fectionnons, nous adoucissons, nous cachons ce qu e
(1) J.-J . Housseau, dans la Nouvelle Hélo'ise, s'exprime en termes presque identiques: "Chaque homme, dit-il, apporte en naissant un caractère, un génie et des talents qui .lui sont propres ... Pour changer un esprit, il laudrait changer l'organisation intérieure; pour chan ge r un caractère, il faudrait changer le tempérament dont il dépend. Avez-vous jamais ouï-dire qu'un emporté soit deven .u fl egma tique, et qu'un esprit méthodique et froid ait acquis de l'imagination? rour moi, je trouve qu'il serait tout aussi aisé de faire d'u n b!ooJ un brun, et d'un sot un homme d'esprit, •
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LES C.lll.\CTÈllES
( la nature a mis en nous. » Ne roilà-t-il pas une assez belle marge laissée à l'éducateur? Au reste, si tout le monde n'était de cet avis, on ne prenclruit point la peine d'élever les enfants. On abanclonuerait cc soin, souvent fort ingrat, à la seule nature.·
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Mais qui ne connaît, par le cas du duc -de Bourgognc, le pelit-flls de Louis XIV, quelles améliora, lions dans le naturel peut réaliser l'éducation. « Ce pl'ince, dit Saint-Simon dans ses llfémoi?"es, naquit terrible et sa première jeunesse fit treml.Jlcr: dur et colère jusqu'aux derniers emportements, et jusque contre les choses inanimées; impétueux avec fureur, incapable de soufTrir la moindre résistance, même des heures et des éléments, sans entrer dans des fougues à faire craindre que tout n~ se rompît clans sou corps; opiniâtre à l'excès, passionné pour toute espèce de volupté ... Il n'aimait pas moins le vin, la bonne chère, la chasse avec fureur, la musique avec une sorte de ravissement, et le jeu encore où il ne pouvait supporter d'être vaincu, et où le danger avec 1ui était extrême; enfin, livré à toutes les passions et transporté de tous les plaisirs, il était souvent farouche, naturellement porté à la cruauté, barbare en railleries et à produire les ridicules avec une justesse qui assommait. De la hauteur des cieux, il ne regardait les hommes que comme des atomes, avec
· qui il n'avait aucune ressemblance, quels qu'ils fussent. A peine messieurs ses ·frères lui paraissaient-
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ils intermédiaires entre lui et le genre humaiu. » On conviendra que l'éducation d'un tel prince n'était guère facile. Néanmoins le duc de Bcn.uvilliers, secondé par Fénelon, par l'_abbé de Fleury, et même par Moreau, premier valet de chambre, « fort audessus de son état, sans se méconnaître, remarque Saint-Simon, travaillèrent sans relâche à corriger cet effrayant naturel; puis, Dieu aidant, quand le prince eut atteint sa dix-huitième année, l'œuvre fut accomplie, et de cet abime sortit un prince aflable, doux, humain, modéré, patient, modeste, pénitent, et, autant et quelquefois au delà de ce que son état pouvait comporter, humble et austère pour soi 1 >.
(1) cr. la Vie de Fénelon, par le cardinal de Dausset. On sait que ce fut pour faire la guerre à chacun des défauts de son élève que Fénelon composa ses Fables et ses Dialogues, qui offrent une frappante moralité. • Pres!]ue toutes, dit Je bio[!raphe, se rapportaient à un fait qui venait de se passer, et dont l'impression encore récente ne lui permeltait pas d'éluder l'application : c'était un miroir dans lequel il était Jorcé de se reconnaiLre, et qui lui olîrait souvent des traits peu flatteurs pour son jeune amour-propre. • L'ingénieux ~rentor cherche-t-il à lui inspirer plus de douceur, il suppose « !]ue le soleil veut respecter le sommeil d'un jeune prince pour que son sang puisse se rafraîchir, sa bile s·apaiser; pour qu'il puisse obtenir la force el la santé dont il aura besoin, et je ne sais quelle clouceu1· tencfre qui pourrait lui manque1· ». Veut-il l'exciter à mettre plus de soin dans ses compositions et dans son langage, il le peint lui-même sous la figure du jeune Bacchus, dont un faune moqueur relève toutes les rautes. « Comment oses-tu te moquer du fils de Jupiter? dit le dieu enfant. - Et comment le fils de Jupiter os e-t-il faire quelque faute? répond le faune. • De même, dans la belle fable du Fantasque le duc de Bourgogne était obligé de lire la fidèle histoire de toutes ses inégalités et de tous ses cmportements.
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Un tel exemple prévaudraiL à lui seul contre les théories, si les auteurs les plus portés à meLtre en relief l'action du tempérament, savoir les physiofogistes, ne proclamaient les premiers toute l'importance de l'éducation. Traitant d'une des formes morbides du caracLère étudiées plus haut, le professeur
1 tempérament n'exercent pas une influence bien sensible sw· le plus oit rnoins de vrédisposition aux affections hystériques. Par contre, la plus grande
influence sur la disposition à l'hystérie est exercée
allemand Niemeyer écrit : « La constitution et le
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pa1· le genre de vie et pa1· l'éducation. Si les enfants ne__ sont pas habitués à se maîtriser, si l'on ne se
refuse pas à accomplir leurs moindres désirs, si on leur permet de se livrer à un chagrin désespéré au sujet d'un jouet brisé, si l'on craint de recourir à la verge. lorsq ue à la moindre déception ou au moindre refus ils s'abandonnent à des éclats immodérés de désespoir et de colère, qu'ils trépignent du pied et se roulent à terre, alors ils sont fort sujets à devenir hystériques par la suiLe. Car ce ne sont pas
les conditions extérieures; mais la manière dont l'individu réagit contre ces conditions, qui entrainent l'hystérie. Que l'on habitue les enfants à s'appliquer au travail, à être consciencieux, à se maitriser, que l'on défende aux filles qui commencent à grandir de faire pendant toute la journée de la l:ipi ssc rie et de s'occuper cl'.'lutrc:: objets qui leur
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permettent de s'abandonner à leurs pensées et à leurs rêveries, qu'on les préserve des mauvaises lectures · qui exultent leur imagination, et l'on aura ainsi pris les meilleures mesures pour écarter le danger de l'hystérie 1 • » Puisque l'éducation contribue de telle sorte à la (ormalion du caractère 2 , il en résulte que chacun, !i'il le veut, est apte à modifier lui-même plus ou moins profondément sonriaturel 8 .- Aui habi\udcs
· (1) Eléments cle pallwlogie interne et de thél'apeutique, trad. Cornil, t. JI, p. 35~. - cr. les li gnes suivan1es de d'Esp ine e t l'i cot (l\fanue l pratique des maladies de l'enfance, p. 491) : • C'est par les moyens éducatifs, agissant sur le caractère de l'enfant, que l'hy stél'ie qui est surtout une affection menl(lle devra elre combattue en premi e r lieu; on devra luller dès les premiers symptômes de la maladie et même chercher a prévenir celle-ci chez les sujets prédisposés. On fortifiera le corps de l'enfant par une bonne hygi è ne, on s'efforcera de développer sa raison et son intelligence, et on s'opposera à tout ce qui peul exalter prématurément sa sens ibilit é nerveuse. C'est dire que les exercices du corps, l'hydi·othérapie, etc., devront être recommandés, (Jue les lectures romanesque·s devront être proscrites et surtout qu'on évitP.ra avant tout cte " gàter • l'enfant ou de céder à ses caprices. » - Conséqu e nce logique: si un e éducation mal dirigée peut faire dévier ainsi un caractère naturell ement normal, pourquoi une éducat ion convenable ne pourrait-elle le perfectionner? Personne ne songe à nier l'inOu en ce des mauvais exemples; qu elle raison s'opposerait à ce que les bons ne soient efficaces? (2) A propos du type Je plus réfractaire peut-être à l'éducation, savoir le type instai;,le ou incohérent, M. Paulhan écrit: « L'inOuence morale des supérieurs, la régularité, la routine même de la vie habitu elle, les croyances et les pratï"riues religieuses, la peur du gendarme, le souci de l'avenir, sauvegardent l'unité morale de beaucoup de ge ns • (p. 56). (3) Voy. l'opinion conforme de St. Mill, Logique, H, 423-425.
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dont l'origine est hors de nous, nous· pouvons en ajouter qui nous soient propres, et, par une lutte persévérante contre nos passions, sinon nous trans• former du tout au tout, devenir du moins un être mornl fort différent. Celte éducation par soi-même est encore la plus féconde et la plus durable, grâce à l'effort qu'elle nécessite et qui l'imprime profondément en notre âme. L'important est d'abord, suivant le précepte socratique, de bien nous connaitre, de discerner quelles tendances bonnes ou mauvaises prédominent en nous, afin de savoir ce que la volonté devra s'appliquer à combattre et à détruire, ou, au contraire, à soutenir et à renforcer : prise de conscience et de direction de nos inclinations naturelles, voilà donc la tâche qui nous incombe. « Quelque difficile que soit cette conquête de soi, elle n'est pas impossible. Rachel de Varnhagen, par exemple, le docteur Johnson, Henriette .Martineau étaient nés avec un tempérament mélancolique; ils étaient de ces allrislés qui voudraient fuir le battement incessant de la vie et dire à leur cœu1· : Endors-toi! Mais, par leur intelligence et leur volonté, ils firent une noble tentative pour triompher de leur tendance organique au découragement, et ils arrivèrent à vaincre cet ennemi caché de la paix intérieure 1 • , Un idéal est en tel cas indispensable comme auxi-
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(1) Fouillée, Le C(l1'aclàe el l'i11lelligence, p. 822.
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liairc et comm~ ~uide; il faut concevoir un but élevé et le poursuivre : < L'idée du mieux, remarque M. Fouillée 1, est pour nous le moyen de réaliser Je mieux ... L'intelligence finit par tout orienler en vue de certaines fins. Et comme la plupart de ces fins, au lieu d'être indifférentes, ont une valeur morale, le caraclère apparait, à ce point de vue supérieur, comme un ordre de finalité, ou, selon le mot d' Emerson, « un ordre moral », introduit dans la nature d'un individu par la réaction de sa volonté intelligente »; en sorte « qu'une intelligence des choses morales et sociales très développée, en permellant l'évolution continue du caraclère, permet un progrès croissant de la moralité même ... Pour ne point parler des fondateurs de religion, Socrate n'a-t-il pas conformé sa vie comme sa mort à ses principes, et cela, selon son propre témoignage, malgré cerlains penchants de son tempérament? N'avoue-t-il pas qu'il était porté à l'excès vers les passions de l'amour, lui qui vécut chaste? Ne reconnaissail-il pas que le physionomiste Zopyre avait raison de lui attribuer bien des inclinations grossières, qu'il avait réprimées par sa volonté? Et Kant n'a-t-il pas réalisé dans sa vie entière l'impératif catégorique? « Je dormais, dit-il, et je rêvais que la vie est beauté; je me réveillai et je vis qu'elle est devoir. » Comment
(1) fouillée, Le caractère et l"inleltigence, p. 8'10-851.
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s'esl-il révciilé, sinon par l'aclion de l'idée? Les ôxemple5 abondènt âe l'cmpi~e 'souverain exercé par les convictio.ns morales cl reli gieuses. Un Auguslin, entraîné lui aussi par son tempérament vers tous les plaisirs, n'en devien t pas moins, sous l'influence de l'idéal conçu et aimé, un des types de la saintelé, ,, Qu els procédés l'é<lu caLcu r devra-t-il metlre en j œuvre pour modifier, suivant la nécessité ou l'utilité, les différents caraclères ·et rendre les enfants aptes à: se perfectionner eux-mêmes plus tard? '-- Nous dirons d'abord un mot de ce qu'il est possiblJ , de lenter à .l'égard du tempérament.
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dépend si fort du tempérament et de la disposition des orga_ nes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rènde communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. » Paroles remarquables , à tous égards, mais qui ont d'autant plus de poids qu'eil es viennent d'un grand philosophe spiritualiste. C'es t pa::__ l~_médecine et l'hyg iène, en efîe t, qu'il faut chercher dès le début à p1iei· fa machine aux bonnes habitudes, à exlirper les vices par leur racine organique et à faire du corps le servile- r docile de la rai~on. Tel était égau lement l'avis de Pascal et de Rousseau; tel est celui
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« L'esprit, écrivait Descartes
(1) Discoui·s de la méthode, VI• rarlie.
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de M. Fouillée, qui croit « qu'on sauverait à la raison bi en des écarts, qu'on empêcherait de naître bien des vices, si l'on savait forcer l'économie animale à favoriser l'ordre moral qu'ell e trouble si souvent»; en un mot, si l'on reconnaissait« la nécessité d'une morale appliquée à la vie sensitive et affective, agissant non par préceptes abstraits, mais par une influence concrète sur la partie matérielle de notre é ·tre 1 ». La médecine recommande par exemple, pour combattre et réformer le tempérament lymphatique, l'usage d'aliments qui fournissent du sang et de la bile; elle prescrit aussi la chaleur et le mouvement, notamment la gymnastique et les jeux; - à l'égard des tempéraments bilieux et nerveux, elle ordonne au contraire les aliments mucilagineux, l'eau pour boisson 2, le froid, le repos, etc. - Faut-il rappeler que, dans le système pénitentiaire des États-Unis, on a recours, pour adoucir ou calmer les caractères féroces, à la saignée, aux bains, aux
(1) Le tempérament physique et moi·al, p. 30-1,.
(2 ) • On sait assez l'efîet du vin; celui du ca é es: l"!marquable a uss i chez certaines personn es, qu 'il r'i.ï·!.:ocbe du type impulsil. M. Saint-Saëns s'ape rçut qu'un 1 t il.,3'l 1e thé qu'il prenait pour laciliter sa digestion lui do1nai&, à l'ii;;suc de so n déj euner, un accès d'humeur querell~u:;;e, c Chaque jour, dit-il, je me mettais à table bien résoh. li ne m'initer de rien, mais j'avais beau ra ire, au dessert l'accès m., ,:::istt fatalement, bien qu'on ne fît rien pour le provoquer . • (Paulhan, Ouv. cité, p. 57.) - Voir C. Saint-Saëns, Le Méfronome et l'espace céleste, dans fa Revue bleue, 9 août 1890.
QUEYRAT. -
Les caractères.
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boissons délayanlcs et à une nourrilure végétale, aux occupations lranquillisantes l ·Contentons-nous de signaler ces pratiques. Comme l'action directe sur le moral est plus saisissable et p~ grande sans conleste, il importe d'en traiter particulièrement. Ici même nous négligerons ce qui concerne la culture de l'inlclligence, dont nous nous sommes occupé ailleurs 1, et nous rechercherons de quelle manière l'éducateur doit se comporter à l'égard de la sensibilité· et de la volonté des enfants. Il lui est avant tout indispensable de bien discerner la nature des caractères sur lesquels il a mission d'agjr. 2; car, ·pour les faire se rapprocher de l'équilibre qui est l'idéal à poursuivre, il aura souvent besoin de développer telle faculté chez l'un où. elle n'existe qu'à l'état embryonnaire, et inversement de la contenir,
(1) Voir sur ce point no s ouvrages sur L'imagination et ses vai·iélés chez l'enfant, - sur L'Absfraction et son 1'ôle dans l'éducation intellectuelle dsur La Logique che: -l'enfant. (2) • Pour diriger l'enfant, le premiP,r besoin est de le connailre, cl pour le connaitre il faut, pm· une conduite droite, aimable, familière sans bassesse, le mettre en pleine lib erté de découvrir ses inclinations. De tous les défauts, l'hypocritiie est le plus grave, parce que, indépendamment du mal qu'il fait par lui-même, il sert de masque aux autres: ri e n de plus dangereux que« les caractères politiques .. , dont la docilité calculée et la douceur apparente cachent une volonté âpre qui ne se marque qu 'alors qu'il n' est plus temps de la corriger. Quelque efîort d'observation et de patience qu'il en coûte p.our voir clair dans l'esprit de l'enfant, tout doit être sacrifié à cet objet. • (Gréard, L'éducation des femmes, p. 31.)
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sinon de la comprimer, chez l'autre où par son excès même elle devient un défaut, comme on voit la douceur tourner en faiblesse ou la fermeté en entêtement. Jussieu indique clairement quelle est dans les deux cas la méthode à suivre : « On développe une facullé, dit-il, ~n fournissant à l'individu qui en est doué de fréquentes occasions de l'exerce r; on en arrête le développement en écartant ces occasions. Il me semble que ce principe ne devrait, en aucune circon s tance, être perdu de vue par les personnes qui sont chargées de l'éducation de la jeunesse. Il n'est pas pour l'éducation morale de méthode absolue; car elle consiste à développer et à combattre, et ce qu'il faut développer ou combattre ici n'est pas ce qu'il faut dérnlopper ou combattre là 1 • Voilà où gît la grande, l'honorable tâche de l'instituteur. Cette parLie de l'éd ucation est de tous les moments; elle se partage entre les heures d'étude et celles des amusements élrangers à l'étude. Tout doit y concourir; nulle occasion ne doit être perdue, et, pour cela, il faut que la surveillance et l'attention ne se reposent jamais 2 • » La première occupation ;au maître sera de répri(1) A ce sujet, M. Alex. Stewart est allé récemment jusqu'à proposer de diviser les classes des écoles en quatre parties pour gro11pe r ensemble les en fanls de même tempérament ûl leur appliquer des méthodes spéciales . (2) Exposé analytique ries méthodes de l'ab b,i Gaultier~
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mer les penchants égoïstes el d'encourager ou de susciter chez les enfants dont il a charge les penchants altruistes. Sauf des exceptio ns inévitables, l'enfant, il faut bien en convenir, est naturellement mauvais plutôt que bon, étant essentiellement égoïste; et le jugement porté par La Fontaine : Cet âge es t sans pitié, quoique trop absolu sans doute, exprime une grande vérité. La raison capitale en es t que le développ~ment des inclinations sympalhiques exige un degré d'intelligence, qui, manquant au pelit enfant, l'empêche de comprendre le mal qu'il fait ou seulement dont il entend parler. C'est pourquoi on doit profiter du moment où il souffre l ui-mêmc, pour éveiller en lui la compassion à l'égard de ceux_qui souffrent également. La remarque n'a pas échappé à Rousseau : « Pour devenir sensible et pitoyable, lisons-nous au livre IV de l'Emile, il faut que l'enfant sach e qu'il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu'il a souflert, qui seritent les douleurs qu'il a senties, et d'autres dont il doit avoir l'idée, comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laisso ns-nous émouvoir à la pitié, si ce n'est en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l'animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien? Nous ne soufirons qu'autant que nous jugeo ns qu'il souffre; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devjehl sensible que
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,(] nand son imag~ination s'anime 1, et commence à le t •·ansporter hors de lui.
« Pour susciter et nourrir cette sensibilité nais-
sante, pour la guider et la suivre dans sa pente naturelle, qu'avons-nous donc à faire, si ce n'est offrir au jeune homme 2 des objets sur lesqu els puisse agir la force expansive de son cœur, qui le dilatent, qui l'étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui; d'écarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent le ressort du moi humain; c'est-à-dire, en d'autres termes, d'excilér en lui la bonté, l'humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilité non seulement nulle, mais négative, et qui font le tourment de celui qui les éprouve? » L'expérience eonflrme les vues précédentes : on a observé qne des enfants sont devenus pins aITectueux après une maladie. A la vérité, avec la souffrance qui
(1) Un accident arrivé dans notre voisinage nous émeut plus qu'une catastrophe lointain e . - Du gald-Stewart observe que la sécheresse de cœut· de bea ucoup d'enfants est due uniquement à la pauvreté de leur imagination; c'est donc ce lle-ci· qu' il faudra cultiver d'abord, pour éveiller en eux la sensibilité. (2) Hou ssea u écrit• jeune homme•, parce que, d'après lui, il faudrait attendre la quinzième année, pour déve lopper les , entiments moraux. Nous pensons, au contraire, que l'on doit s'y appliquer le plus tôt possible: c'est surtout en efTet dans la première enfance, quand le naturel est plus souple et plus manial.Jle, que le sentiment moral est susceptible de recevoir les meilleures impress ions.
8.
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LES CAI\ACTÈilES
a produit en eux ce changement, une aulre cause a pu agir de concert : les marques de tendresse dont ils ont élé l'objet c\urnnl ce temps ont probableme nt contribué à les toucher, car l'affection est contagieuse. Aussi un moyen nouveau et excellent d'inspirer à l'enfant de la sympathie, est-il de lui en Lémoigner constamment soi-même! Les preuves de tendresse qu'il aura reçues l'incitant à les rendre, son cœur s'ouvrira peu à peu. L'on devra bien prendre garde alors de paraître indifférent aux paroles ou aux actes par lesquels ses sentiments affectueux se manifesteront , car un moyen certain d'étouffer ceux-ci serait d'en recevoir le témoignage avec une froide réserve. Montrer, au contraire, à l'enfant que l'on éprouve un réel plaisir de leur expression, l'encouragera à faire revivre en ·seti parents ou en ses maîlres l'émo tion qu'ils ont produite une prnmière fois chez eux 1• Mme de Mainlenon était la raison même; mais Sa Solidité, comme l'ap(1) On aura soin, bien entendu, d'éviter tout excès ici, rour ne pas affliger les enfants à imagination vive d'une sen~;blerie pénible ou fauss e. II import.e de recevoir avec plaisir l~s caresses de nos enfants, remarque miss Edgeworth (Essais sui· l'éducation prnlique), mais « il faut ensuite les refroidir doucement sur la vivacité et la fréquence de ces témoignages de peur que cette mani ère d'être ne les conduise à l'afTecta!ion ... ll ne faut 1aire qu'un usage très modéré, dans l'éducation des filles, de tout ce qui tient à la classe des romans, comme les- contes de sentiment, qui donnent des émotions vives. Ce genre de lecture amollit le caractère et inspire de l'indifTérence pour les plaisirs journaliers, dont l'ensemble fait de beaucoup la plus grande portion du bonheur. •
�L'ÉDUCATION DU Ci\11i\CTÉnE
pelait Louis XIV_, manquait de sensibilité et de douceur. Assurément , si la raideur et la sécheresse qu'on lui reproche venaient en parti e des épreuves prolongées de son enfance, elles tenaient en outre à son éducation; sa mère, dit M110 d'Aumale, ne l'avait, · embrassée que deux fois au front, et encore après une sépara lion assez longue. On pourra recourir aussi, pour éveiller le cœnr , des enfants, à de petites scènes prises dans la fable, dans l'histoire ou dans la vie réelle et choisies de façon à bien faire ressortir tout ce qu'il y a de laid dans la méchanceté, dans la cruauté, dans l'oppression par exemple du faible par leforl. Les enfants, qui souvent ne se rendent pas compte de la douleur dont eux-mêmes ils sont cause, saisissent vile ce · qui est mal quand ils le voient accomplir par autrui. Lequel d'entre eux ne s'apitoie sur le sort du petit agneau dont parle La Fontaine et ne s'indigne des mauvaises raisons qu'invoque le loup pour en faire sa proie? Lequel ne gémit au récit du meurtre des enfants de Clodomir? Outre que le maître devra provoquer ou encourager en eux ces sentiments, il leur fera entendre que quiconque ne les éprouverait point serait dans l'humanité une triste exception. i\lm 0 Necker de Saussure raconte l'histoire d'un enfant qui, se trouvant dans un jardin où une caille apprivoisée courait librement à côté de la cage d'un oiseau de proie, eut Je ne sais quelle tentation de
�HO
LES
c.1n.1CTÈnEs
saisir la pauvre caille et de Ja donner à dévorer à l'oiseau. Le héros de celle aventure explique lui.tnême la p~nition qu' on lui inOigea: « A diner, il y avait grand monde ce jolll'-là, le maître de la maison se mit à raconter la scène froidement et snns réflexion, mais en me nommant. Quand il eut fini. il y eut un moment de silence général, où chacun me regardait avec une espèce d'eITroL J'entendis quelques mots prononcés entre les convi vcs, et, sans que personne m'adressât directement ~a parole, je pus comprendre que je faisais sur tout le monde l'effet d'un monslre 1 , ~ Nul doute que celle leçon n'ait profité à l'enfant qui la reçut; nul doute aussi que de semblables traits ne soient utiles à tous. Non seulement le maître, grâce à ces pratiques diverses, développera chez les enfants la sensibilité et lui donnera une bonne direction par la substitution des inclinations désintéressées aux penchants égoïstes, mais il travaillera tout à la fois à les tirer de l'apa-
thie qui pourrait leur êlre naturelle. Pour arriver
à
ce dernier but, il ne devra même pas craindre, r1uand il aura affaire à des natures essentiellement languissantes et endormies, d'aiguillonner et de stimuler en elles jusqu'aux sentiments personnels.
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Les impulsions égoïstes peuvent êlre assez faibles
(1) Cité par M. Paul Janet, T1·aité de philosophie, p. 572.
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poui· qu'il soit besoin de recoVri.r à Jel!,r égard à u~è ~ . ) c t italien positive. Il y a des e~ )~ ~~ ian.t,s:;--'é -; 1 p 0ur aimi dire en lélhargie, qu'iÎ~ ' d .'&P:Plli"rr à l'affirmation de lèur personnalité. Dans ce cas il peut être désirnble d'éveiller chez ces enfants les sentiments d'orgueil, d'ambition, et même (dans des cas extrêmes) le sentiment anli social de la rivalité, le plaisir de l'emporter sur les autres. Même quand il n'y a pas une défaillance naturelle de cc:; sentiments, l'affaire de l'éducateur n'est pas tant de les réprim er que de les diriger vers des objets plus élevés. Il cherche à les transfo rmer en les raffinant. Ainsi ses efforls tendront à faire passer l'enfant de la crainte du mal physique à la crainte du mal moral, de l'émulai.ion pour les qualités du corps à l.'émulalion pour les qualités de l' esprit, de l'orgueil qu'inspire la possession des objets matériels à l'orgueil plus noble qu'excîte la possession des obj ets intell ectuels 1 • » En même temps, l' éd ucateur ama souci de réglm· la sensibilité de l'enfant e t de réaliser chez lui l'égalité d'hwrneu1·. Gelle-ci suppose d'abord une douccur:1 une indulgence qui prêle aux autres ce dont ils \ manquent; ell e exige en outre une force d'esprit capable de résiJ,ter aux légères contrariétés que chaque jour une multitude d'objets peuvent pro('l) Sully, Outlines of psychology, p. 505. Cf. Compayré,
Cow·s de péclago, /ie lhéo1·ique et pratique, leço n IX. f
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LES CAnACTÈfiES
<luire. Le plus sijr moyen d'en doter l'enfant est donc de fortifier sa volonté, sujet que nous examinerons plus loin, et d'étouffer en lui la propension à la colère. « Quand on n'aime que soi, généralement on ne s'en lient pas envers les autres à un état de neutralité indifférente; dans l'âge mûr, une grande expél'ience de la vie, une sorte de scepticisme pratique peuvent conduire à ce résultat; mais c'est trop de rarnnement pour l'enfance qui est prime-sautièrc jusque dans ses manèges égoïstes. Ce qui gêne l'enfant, il le hait; voyez-le battre même les objets inanimés, battre les animaux et jusqu'aux personnes. Ces manifestations sont toujours, au début de la vie, accompagnées de colère.:. » Or, ~ l'enfant prend facilement l'habitude de la colère, et dès lors l'irascibilité devient un des défauts permanents de son caractère, d'abord parce qu 'il n'a pas la force à lui seul de lutler contre cette passion, ensuite parce que, tout en étant précédée de scnlimenls pénibles, elle ne laisse pas d'être accompagnée dans son exercice d'un certain plaisir. Demandez à l'enfant qui crie, se débat, jette ou brise les objets qu'il a sous la main, s'il ne trouve pas un soulagement dans ces mouvements désordonnés. Que ce plaisir devienne assez vif pour corn penser les inconvénients naturellement inséparables de l'abandon à une passion dominante, et voilà une nature dont l'équilibre ue serujamais assuré, une intelligence que la passior:
�L'I:OüC,ITI ON DU C.lfi .lCTÈP.E
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obscurcira, une volonté qui ne se pos~édera jamais. - Il faut donc à tout prix empécher que la colère ne dégénère en ha:bitude: toute l'inOuence des parents et des maîtres y suffit à peine. La contrainte de leur présence n'est que momentanée; encore ne parvient-elle pas toujours à prévenii· les explosions, et d'ailleurs l' enfant trouve facilement les occasions de s'en délivrer. La première barrière à lui opposer est une attitude négalive et expectante : rien ne déconcerte l'emportement comme le sang-froid des personnes qui en sont témoins, surtout si ce sangfroid est nuancé d'un caraclère de surprise peinée et de désapprobation tacite côtoyant le mépris. La colère qui n'est pas alimentée par des reproches, qui ne rencontre devant elle que le silence, se consume dans le Y ide et s'use elle-même. Ce n'est qu'après l'accès qu'une intervention active est opportune. Le blâme est le moyen général , applicable ici comme dans bien d'autres cas; l'appel au sentiment de la dignité perrnnnelle, la considération des suites funestes de cetle pa.ssion, sont des moyens spéciaux. Mais le plus efficace de tous consiste à cultive1· les sentiments sympa/!tiques et affectueux. Le contraire de l'irascibilité est celle disposition qui nous porte à oublier le mal qu'on nous a fait ou que nous croyons qu'on nous a fait, pour ne songer qu'à celui que nous faisons aux autres 1 • ,,
p. 1'16-1~8. -
( 1) Rou sselot, Pédagogie à l'usage de l'enseign ement p1'imaire, Cf. )l"' de SauYan, Cours nornial des instilu-
�LES C,\n ,ICTEnES
Le penchant à la colère est loin d'être l'unique obstacle à l'égalité d'humeur; on peut avoir à réprimer aussi la tendance à l'orgueil, à la vanité, source principale du caractère contra1·iant. C'est parce qu'on se juge meilleur et plus sensé, ou parce qu'on cherche à le paraitre, que l'on combat toujours et quand même les opinions et les actes d'ault'Ui, ou encore parce qu e, croit-on, le plus sûr moyen de se distin guer des autres, est de ne jamais penser commr. eux 1 • , Le rôle de censeur exige une grande supériorité de sagesse et de lumièr~s. Aussi
frices, chap. xvm : • Accoutumez vos enfants à supporter patiemment une injustice, à n'o pposer que la douceur à l'arrogance, la politesse à la brusquerie; et elles désarmeront l'arro gance, et elles adouciront la brusquerie. La disposition chagrine ou malveillante que l'on n'irrite pas, se calme d'elle-même, honteuse de se sentir inutile. La patience rend poli, car elle fait écouter sans ennui ou du moins sans un ennui apparent, les récits fatigants par leur peu d'importance ou par leurs trop longs d éve lopp emen ts. Une personne patiente n'interrompt pas dans la conversation; elle lai sse à chacun Je temps de s'expliquer; elle écoute tout et comprend bien; elle supporte les prétentions de la sottise, les caprices d'un malade, le redites et la lenteur de la vieillesse, la pétulance et les continuelle~ questions de l'enfance; elle soutient son opinion sans aigreur, sans irriter une opinion contrnire à la sienne; elle sa it se faire écouter, parce qu'elle a choisi le moment où il fallait répondre; elle pers uade souvent parce qu'elle s'est donné le temps d'avoir raison. La patience réunit donc les avantages de la prudence au mérite de la bonté. • (!) • La vanité, dit Balmès, est le vice dominant de ces sortes d'esprits. Un amour-propre mal entendu les pousse à se singulariser en toutes choses; et ne ,·oulant ni penser ni parler comme Je reste des hommes, ils en viennent insens iblement à se mettre en lutte avec le sens commun. La cons
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
l'homme vaniteux s'empressera-t-il de le prendre, non pour corriger ses semblables et redresser leurs erreurs, car la plu part du temps il en est incapable et s'en inquiète peu, mais 'p our se mettre à la plus· bel le place et se donner aux yeux des autres un reli ef de sagesse et de pénétration. » (Paffe.) - U faut, en ramenant les enfants à une juste appréciation d' eux-mêmes et des autres et en les rappelant à la modestie, lutter contre cette fâcheuse tendance, et
la nce m ê me de leur opposition prouve que Jeurs extrava~~nces sont moins des erreurs de jugement qu'un désir ridicule de se singulariser converti en habitude. Si ce défaut tenait au jugement, ils ne prendraient point la contradictoire sur toutes les qu es tions. Chose remarquable! Un moyen sûr de les amenel' à la vérité, c'est de soutenir l'erreur en leur présence. - Je veux que le plus souve nt les hommes de ce c~ l'actère ne se rendent point compte de leur manière d'être; qu'ils n'aient point une conscience bien claire de cette inspiration de la vanité qui les subjugue et les dirige; mais elle n'en existe pas moins. Que s'ils s'en aperçoivent, Je mal n'es t pas sans remède , surtout si l'dge, la position sociale, la · fl a tterie n'ont point entièrement perverti leur raison. Souvent d'amers dégoûts, les humiliations cruelles suivent l'abus cju'ils ont fait de leur esprit. Abattus par l'adversité, in st ruits par l'e xp érience et pa1· la douleur, ils ont des intervalles lucides que peut mettre à profit une amitié sincère. Mais lorsque la réalité n'a pas encore détrompé le ur amour-propre, ne leur résistez point ... Comme on ne peut faire d'opposition lorsqu'on n'a plus d'adversaire, il n'est pad rare de voir ces querelleurs intraitables ramenés au sang• fruid par le silence, rentrer en eux-mêmes et s'excuser de leur vivacité. Esprits ardents, inquiets, vivant de contradiction, ayant beso in de l'éprouver à leur tour, ils s'en dégoûtent lorsqu'elle n'est plus une occasion de lutte; surtout sïls viennent à comprendre que, loin de se trouver en présence d'un adversaire résolu, toujours prêt à combattre, ils n'ont devant eux qu'une victime ·volontaire, s'immolant tous les jours à leur triste défaut. • ( Ouvr. cité, chao. xxu, § 12.) , . 'QUEYRAT. -
Les caractères.
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�LES CARACTÈRES
cela dh qii'el!e apparaît 1 • Plus lard, elle est si bien enracinée qu'il est f'od difficile de l'extirper. El pourtant elle fait le malheur de l'être en qui elle domine; car ce que l'on tolère le moins dans la société, ce sont les vir.es qui blessent tout le monde : alors il y a unanimité pour se défendre. Quel attrait, au contraire, l'égalité d'humeur ne donne-t-elle pas à la personne qui en est douée! Comment ne pas aimer et recherch~r .celui que l'on est certain de trouver toujours avec la sérénité sur le front et le sourire sur les lèvres! En réglant la sc: :sihilité de l'enfant, on obtiendra un autre résullat : on soustraira sa conduite au caprice, à la fantaisie, d'un mot à l'instabilité. • C'est en donnant soi-même l'exemple de la constance, qu'on peut prévenir l'inconstance de l'enfant. Il imite naturellement ceux qu'il aime et qu'il estime : s'il voit un instituteur invariable et obstiné dans ses entreprises, il le deviendra lui-même. Le changement chez Iui doit être l'effet de la constance; ainsi, ses sensations, ses occupations doivent être variées, afin qu'il en soit indépendant ; mais parce que je veux qu'il soit libre, je ne le veux pas incons1 tant. Autre chose est de ne pouvoir achever de suite
(1) A plus forte raison prendrons-nous garde de ne pas la créer nous-même chez un enfant, en Je contrariant maladroitement et à tout propos, et devrons-nous soi:;neuscU1ent éviter . les personnes qui aimeraient à le taquiner.
�1,'JiuUCATLON DU CARACTèllE
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ce qu'on a commencé quoiqu'on le veuille, et se dégoûter de ce qu'on a voulu. Dans ce dernier cas, on est esclave dê sa mobilité. Dans le premier, on r'est mobile que pour n'élre point dépendant de quelques habitudes. Suspendre un travail pour le r ep rendre n'est pas l'aban1onner parce qu'on n'en veut plus. Il y a plus de constance à revenir à un ouvrage commencé, après avoir été forcé de l'interrompre, qu'à ne pas le discontinuer. - On peut appliquer aux opinions ce que je viens de dire des actions; que l'élève persiste dans les idées qu'il a embrassées, à moins qu'il ne soit forcé par la raison ou par le sentiment à y renoncer ; et quand il y a renoncé, que ce soit pour quelque temps, et qu'il ne puisse revenir de suite à l'opinion qu'il a abandonnée, sans essuyer des reproches et se voir exposé, lorsqu'il émettra son sentiment, à cette question : • puelle en sera la durée 1 ? > - Ajoutons que lorsqu'une punition est infligée ou une récompense promise, l'enfant doit être assuré de la recevoir; il ne faut jamais qu'un revirement soudain vienne le dérouter et le porte à croire qu'il y a dans sa puniLion ou dans sa récompense quelque chose d'arbitraire ou de capricieux 2 • On doit faire appel, avons-nous dit, à la réflexion
(1) Girou de Buzareingues, Education des gm·çons. (2) Voir sur ce point li. Spencer, Out'/'. cité, p. 222,
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LES CARACTÈllES
et à la volonté de l'enfant pour l'amener à dompter sa colère et à réprimer son orgueil, pour le garantir tout ensemble ·de l'humeur contrariante ou instable. L'on ne sera certain du succès qu'autant qu'il aura acquis une puissance de volonté telle qu'après avoir entamé la lutte, il soit capable d'y persévérer. L'éducateur a donc pour mission de lui apprendre à vouloir et à vouloir fortement. Tâche difficile ! « La liberté morale (et par elle nous entendons la maîtris_ e de soi, la domination assurée en nous aux nobles sentiments et aux idées morales sur les poussées de l'animalité), la liberté morale, comme la lilierlé politique, comme· tout ce qui a quelque valeur en ce monde, doit être conquise de haute lutte et sans cesse défendue. Elle est la récompense des forts, des habiles, des persévérants. Nul n'est libre s'il ne mérite d'être libre. La liberté n'est ni un droit, ni un fait, elle est une récompense, la récompense la plus haute, la plus féconde en bonheur : elle est à tous les événements de la vie ce qu'est la lumière du soleil pour un paysage. Et à qui ne l'aura pas conquise seront refusées toutes les joies profondes et durables de la vie 1 • » ._ Par quels procédés peut-on entretenir et fortifier la volonté chez l'enfant qui en est doué, susciter le
(1) J. Payot, L'Éducation de la volonté, p. 29. Lire également les pages consacrées à cette question par Maudsley, Le Crime et la folie, chap. 1x.
�L'EDUCATION DU CARACTÈRE
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désir de la posséder et la créer peu à peu chez celui qui en manque, voilà ce qu'il nous faut examiner maintenant. Dans son Autobiographie, Stuart Mill fait, en se l'appliquant, la remarque que les enfants de parents énergiques manquent eux-mêmes d'énergie, parce que leurs parents ont pris l'habitude de toujours vouloir pour eux. Il y a là pour les maîtres une indication bien précise. Leur premier souci .d oit être de ne pas étouffer chez l'enfant l'initiative, la spontanéité, en substituant sans ménagement leur volonté à la sienne propre et en exigeant de lui une obéissance passive ; car ils ne prépareraient alors. que des caractères faibles et mous, incapables de se conduire dans la vie et exposés à subir Lous les entrainements. a: Souvenez-vous, écrit Spencer, que le but de l'éducation que vous faites, est de forme1· un être apte à se gouvm·ner lui-même, non un être apte à être gouverné par les autres. Si votre enfant était destiné à vivre esclave, vous ne pourriez trop l'habituer à l'esclavage dans son enfance; mais puisqu'il sera tout à l'heure un homme libre; puisqu'il n'aura plus personne autour de lui pour contrôler sa conduite journalière, vous ne pouvez trop l'accoutumer à se r,ontrôler lui-même, pendant qu'il est encore sous vos yeux .. . Aujourd'hui que le citoyen n'a rien à craindre de personne ; aujourd'hui que le
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LES CAR .ICTÈIIES
bien et le mal qui lui arrivent sont uni rpi cmcnt ceux qui résultent de sa conduite en ve rtu de la nature des choses, il doit commencer à apprendre par expérience, dès ses plus jeunes ann ées, les bonn es ou les mauvaises conséquences qui suivent naturellement tel ou tel acte. Tâchez donc que le gouvernement paternel se retire aussitôt que possible devant ce gouvernement de soi-même qui naît de la prévision des résultats. Pendant la première enfance, il faut une forte dose d'absolutisme. Un enfant dé trois ans, jouant avec un rasoir ouvert, ne peut. pas être livré à la discipline des conséquences, car les conséquences se raient ici trop sérieuses. Mais, à mesure que l'intelligence augmente, le nombre des interventions péremptoires peut être et doit être diminué, pour que ces interventions cessent peu à peu en approchant de la maturité. Toute transition est dangereuse; et la plus dangereuse de toutes est le brusque passage de la contrainte de la maison paternelle à la liberté du monde. De là , l'importance de suivre la politique que nou s préconisons 1, laqu elle, en habituant un jeune homme à la domination de soi-même ; en augmentant par degrés les occasions d'exercer cette domination ; en l'amenant pas à pas à l'exercer sans aide, efface la transition, ordinaire(1) Le système des conséquences naturelles, prèconis~
aussi par Housseau.
�L'ÉDUCATION DU c .,n.lCTÈRE
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ment brusque et dangereuse, de la jeunesse où le gouvernement de l'homme vient du dehors, à la maturité, où il vient du dedans ... Ne regrettez pas que votre enfant soit volontaire ... L'indépendant enfant anglais d'aujourd'hui est le père de !'Anglais indépenpant de demain; et vous ne pouvez pas avo ir l'un sans avoir l'autre. Les maitres de pension allemands Jisent qu'ils aiment mieux avoir à gopverner douze écoliers allemands qu'un écolier anglais. Souhaiterons-nous donc que nos garçons aient là docilité des jeunes garçons allemands, et qu'ils soient plus tard politiquement asservis, comme les Allemands le sont? Ne tolérerons-nous pas plutôt chez eux ces sentiments qui font les hommes libres, et ne mettrons-nous pas nos méthodes d'éducation d'accord avec eux 1 ? , Mais, s'il est indispensable de ne pas briser la volonté de l'enfant, il ne s'ensuit point que, tombant dans l'excès opposé, il faille céder à toutes ses fantaisies : vouloir lui complaire de la sorte ne le rendrait pas davantage apte à se gouverner lui-même plus tard. La volonté, bien différente du caprice, consiste à faire non ce qui plaît, uniquement parce que cela plaît, mais à se conduire conformément à la raison. De là l'utilité de la discipline: résister à l'enfant, c'est lui enseigner la résistance à lui-même. · Et
(1) Ouvr. cité, p. 222-225.
�LES CARACTÈRES
quand il aura pris l'habitude de l'obéissance, non d'une obéissance forcée, reposant sur la crainte, mais d'une obéissance libre venue du dedans, émanant du fond de la conscience, il sera capable d'ob éir dans la suite à sa raison seule. On conçoit ainsi pourquoi le travail réglé, les exercices scolaires r éguliers sont éminemment propres à favoriser la culture et le développement de la volonté. Par l'effort assidu qu'ils réclament, les difficultés qu'ils obligent à vaincre, ils préparent l'enfant aux luttes de l'avenir. c: Travailler, c'est être attentif. Malheureusement l'attention n'est pas un état stable, fixe, durable. On ne saurait la comparer à un arc constamment tendu. Elle consiste bien plutôt en un nombre répété d'efforts, de tensions pius ou moins intenses, et se suivant avec une rapidité plus ou moins grande 1 • Dans une attention énergique et aguerrie, ces efforts se suivent de si près qu'ils donnent l'illusion de la continuité, et celle apparente continuité peut durer pendant quelques heures par jour. Le but à poursuivre, c'est donc d'obtenfr des efforts d'attention intenses et persévérants. C'est à coup sûr un des plus beaux résultats que pui&se obtenir la culture de notre puissance sur nous-mêmes, que la répétition chaque jour courageusement acceptée d'efforts, somme toute pénibles », mais qui deviennent de plus
(1) Cf. Ribot, Psychologie de l'attention.
�L'EDUCATION DU CAJl,\CTÈllE
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en plus faciles, nécessaires même , grâce à l'habitude. « Un premier acte, même pénible, accompli, sa répétition coûte déjà moins. A une troisième, à une quatrième reproduction l'effort diminue encore et va s'atténuant jusqu'à .disparaître. Que dis-j e, disparaître. Cet acte pénible au début va devenir peu à peu un besoin, et franchement désagréable d'abord, c'est son non-accomplissement qui deviendra pénible I Pour les actes que nous voulons, quel allié précieux que celui-là! et comme il s'entend à transformer promptement en une large et belle route le sentier rocailleux où il nous répugnait de nous engager! Il nous fait une douce violence pour nous amener là où nous avions fixé d'all er, mais où notre paresse refusait d'abord d'aller 1 1 • Un nouvel avantage découle du fait d'imposer à l'enfant une tâche fixe; c'est de l'obliger à vouloir immédiatement, à exécuter sur-le champ un travail, quelque répugnant qu'il puisse être ! On le préserve pa!' là des vell éités impuissantes qui le pousseraient à remettre au lendemain ce qu'il doit faire aussitôt; on le guérit en même temps de l'indécision. Bi )n plus, si l'on a eu le grand soin de laisser toujours la lâche au dessous de ses forces, en l'habituant à réussir dans _'e qu'il veut, on lui montre qu'il le peut, et de la sorte il .acquiert la confiance en soi, ce levier
(1) Payol, Ouv1·. cité, p.11, 18, · 36. 1
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LES CARACTÈRES
qui le rendra capable des œuvres les plus difnciles. Qu'on ne l'oublie pas en effet : l'enfant pénétré de la conviction que vouloir, c'est pouvoir, sera véritablement fort 1 • Il ne sera pas inutile d'éveiller les sentiments susceptibles de donner plus d'attrait au travail. « Cha, .. cun sait et répète par exemple que le travail apporte bien des joies de tous ordres : d'abord ce sont d'intenses satisfactions d'amour-propre; c'est la joie plus haute de sentir ses facultés se tremper, celle de combler de bonheur ses parents, de se préparer une vieillesse heureuse, etc. ». Mais le maître ne se contentera point d'une telle énumération qui est purement verbale, abstraite, et n'a par suite aucun retentissement dans la vie interne. Il enseignera à l'enfant à voir nettement, dans le détail, les images qui se cachent sous les mots. Par exemple, au lieu de penser simplement que ses parents vont être contents, l'enfant devra évoquer le souvenir de son père, se figurer la joie que lui cause chacun de ses petits succès, le voir en imagination recevant les compliments des amis dela famille; se représenter l'orgueil de sa mère, etc,, etc. En d'autres termes, il tâchera par l'évocation précise de tels détails, de tels gestes, de telles paroles, de goûter profondément le bonheur de ces êtres aimés qui pour lui s'imposent, sans les
(1) Lire dans Spencer, Ouvr. cité, les pages 15',-l:i5 et 161.
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sentir, les plus lourds sacrifices, qui se pri venL de bien des joies pour lui faire une vie plus heureuse, et qui prenl_lent pour eux les lourdeurs de l'exisLence afin d'en décharger ses épaules. « Lorsqu'on a souvent médité toutes ces consid érations et d'autres encore, lorsqu'on a laissé la pensée s'imprégner longtemps et fréquemment de leur parfum, il est impossible qu'un enthousiasme tranquille mais vil'il ne v_ïvifie pas noLre volonté 1. » Pour exalLer encore cet enthousiasme ·moral, offrez à la méditation les vies héroïques des grands travailleurs dont l'humanité s'honore. Le r écit de leurs luttes et de leurs efforts ne peut que produire, avec une extraordinaire impression d'admiration, un élan de vaillante ardeur, chez ceux qui le lisent ou l'entendent. « Je me rappelle, dit Michelet (/Jla Je1tnesse, p. 99), que dans ce malheur accompli, privations du présent, craintes de l'avenir, l'ennemi étant à deux pas (1814), et mes ennemis à moi se moquant de moi tous les jours, un jour, un jeudi matin, je me ramassai sur moi-même : sans feu (la neige couvrait tout), ne sachant pas tr,.op si le pain viendrait le soir, tout semblant finir pour moi, - j'eus en moi un pur sentiment de stoïcien, -: je frappai de ma main crevée par le froid sur ma table de chêne, et je sentis une joie virile de jeunesse et d'avenir ... Qui me
(1) J . Puyot. Ouvr. cité, p. 90-100.
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LES CARACTERES
donna ce màle élan? Ceux avec qui je vivais chaque jour : mes auteurs favoris. J'étais chaque jour attiré davantage vers cette grànde société. » - Que les maîtres, pour ajouter à l'action bienfaisante de ces biographies des laborieux, mettent entre les mains de leurs élèves les livres qui représentent des hommes énergiques et pleins de ressources aux prises avec des difficultés graves qu'ils parviennent à vaincre, tels que Robinson C1·usoé ou les voyages des explorateurs illustres, - et ils leur fourniront autant d'occasions de retremper leur énergie. Est-il besoin de dire qu'ils devront écarter, au contraire, toute cause de découragement et d'énervement. 4 Jamais il ne fut plus urgen t de former des générations saines, vigoureuses, toujours prêtes à l'action et même au sacrifice. Ils banniront donc sévèrement de leur classe tout ce qui dans les œuvres contemporaines, sent la recherche, le sophisme, la prétention impuissante et maladive; ils proscriront surtout, quel que soit Je nom de leurs auteurs, les livres capables d'incliner les jeunes gens vers l'il'onie ou le scepticisme. Si l'on pouvait excuser ces vices de l'esprit, ce serait chez des vieillards désabusés qui demandent quelquefois à l'ironie une vengeance et au scepticisme du repos ; mais il serait désolant de les trouver, aujourd'hui, dans notre pays, chez des jeunes gens pour qui la vie va s'ouvrir. Le maître
�L'ËDOCATJON DO CAnACTÈl\E
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qui, par légèreté ou par un dilettantisme plus que ridicule, conseillerait à ses r.lèves la lecture d'une seule page capable d'affaiblir leur vigueur morale et de les détourner de l'action, trahirait son devoir et $O n devoir le plus impérieux ... Les jeunes générations françaises ont de la bonne volonté, de la générosité, de la docilité et l'esprit ouvert. Elles ont l:csoin' d'être prémunies contre l'esprit d'indifférence, contre le scepticisme, la défiance d'elles-mêmes et lu redoutable opinion que l'individu est peu de ohose et l'effort d'une personne de nul effet. Il faut donc éveiller en elles le goût de l'action ... Le professeur démontrera l'efficacité de l'action, en faisant vofr qu'à telle date, tel homme, ou tel groùpe d'hommes, a, par sa volonté, modifié l'histoire ... La géographie enseigne aussi l'effort et glorifie aussi l'énergie. Quand nous aurons énuméré les nécessités qui pèsent sur l'homme, il nous suffira le plus souvent de tourner la page pour montrer celui-ci triomphant des forces ennemies, « faisant sortir de terre par son a infatigabl e labeur le bien-être, le savoir, la mora« lité. Ainsi, au lieu de renfermer nos enfants dans la " triste et dégradante histoire des luttes de l'homme « contre l'homme, et Je leur faire compter sans cesse a les morts sui· les champs de bataille, nous détour« nerons leurs esprits sur le spectacle consolant de « l'humanité luttant contre la nature, de l'esprit " essayant de dompter la matière. » (Maneuvrier,
�LES C.IRACTÈRES
L ·lJucation de la bourgeoisie sous la Répitblique 1 . ) Enfin, il n'est pas jusqu'à l'éducation physique elle-même qui ne contribue à l'éducation de la volonté. « L'énergie de la volontil, de la volonté persévérante, implique la possibilité de longs e!Torts. Or pas de santé, pas d'efforts durables. La santé est donc une condition essentielle de l'énergie morale 2 • Nul n'entre ici s'il n'est géomètre, disait Platon; nul n'entre ici, dirions-nous volontiers, s'il ne suit les lois de l'hygiène en ce qu'elles ont de certain. De même que la volonté est faite de menus efforts réitérés, elle est faite en ses fondements de menus soins hygiéniques: soins concernant la nourriture, l'air qu'on respire, le mouvement du sang_ Elle suppose un repos et des exercices physiques bien corn pris ... Si une âme, comme le dit Bossuet, est maîtresse du corps qu'elle anime, elle ne le demeure pas longtemps si le corps est affaibli, ruiné. En de telles conditions, nous pouvons tenter un effort héroïque, mais cet effort héroïque ne pourra pas être suivi aussitôt de quelques autres, car un épuisemen~ absolu sera la conséquence du
(1) Insti·uctions, p1·ogmmmes et règlements de l'enseignement secondaire: Lecture et explication des lcxles français, Enseignement de l'histoire, - Enseignement de la géographie. (2) En un autre sens, les exercices physiques sont particu, lièrement propres à développet· l'énergie, par le sang-froid, la hardiesse ou l'initiative qu'ils exigent d'ordinaire. - Voir le D' F. Lagrange, L'hygiène de l'exe1·cice, 4° partie, chap. v, - el Max Leclerc, L'Éducation physique et momle en Angleterre. (Revue des Deux-.Mondes, n• du 15 février 1891-.)
�L'EDUCATION DU CAl\AC'J'.ÈIIE
oremicr. Et dans la vie telle que nous l'a faite la, civilisation, les occasions d'héroïsme sont rares, si rares, que ce n'est point pour elles que nous devons nous préparer, mais bien pour les efforts de délai! réitérés, répélés chaque jour, à chaque heure. Il se trouvera par surcroit qu'une volonté trempée par ces continuels effurts sera plus qu'une aulre portée aux actions d'éclat quand l'heure sonnera de les accomplir. Mais ces efforts réitérés, cela s'appelle la constance, l'esprit de suite, et dè3 qu'il y a persévérance dans l'effort, il faut qu'il y ait persévérance aussi dans l'éclosion des forces. On ne pense jamais à quel poinl les anciens avaient raison quand ils énonçaient leur fameuse maxime : Mens sana incorpore sano. Soyons donc bien port.anls pour fournir à notre volonté les provisions d'énergie physique sans lesquelles tout effort, de quelque nature qu'il soit, demeure caduc et infécond 1 • ,, Nous ne croyons pas devoir quiller cette grave question de l'éducation morale, sans signaler une pratique qui, exceptionnellement tentée depuis quelques années, paraît appelée à jouer, en certains cas,
(1) Payot, ouvi· . cité, p. 183-185. - Sur l'importance de l'éducation de la volonté pour l'intelligence, la moralité et le bonheur, voir ibid., p. 272-27¾. - En ce qui conce rne l'éducation de la sensibilité et de la volonté ch ez le tout jeune enfant, on lira avec intérêt et profit l'Education morale dès le be1·ceau,de M. B. Pérez, nolammentlal"et la IV° parties; - et la S0lida1·ité moi·ale, de M. Marion, 1•• partie, ch. 11.
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LES CARACTÈRES
un rôle important dans la réformation du caraclèl'e: nous voulons dire la suggestion hypnotiqite. Pour nous préparer à en comprendre les effets, examinons d'abord ce que peut opérer la suggestion à l'état de veille. « La suggestion est l'introduction en nous d'une c1·oyance pmtique qui se réalise ellemême; l'art moral de la suggestion peut donc se définir : l'art de modi(ler un individu en lui pe1·suadant qu'il est ou peut étre autre qu'il n'est. Cet art est
un des grands ressorts de l'éducation. Toute éducation doit même tendre à ce but: convaincre l'enfant qu'il est capable du bien et incapable du mal, afin de lui donner en fait cette puissance et celte impuissance; lui persuader qu'il a une volonté forte, a!in de lui communiquer la force de la volonté; lui faire croire qu'il est moralement libre, maître de soi, afin que « l'idée de liberté morale , tende à se réaliser ~lle-méme progressivement... Il suffit bien souvent de dire ou de laisser croire à des jeunes gens qu'on leur suppose telle ou telle bonne qualité, pour qu'ils s'efforcent de justifier cette opinion. Leur supposer des lilentiments mauvais, leur faire des reproches immérités, user à leur égard de mauvais traitements, c'est produire le résultat contraire. ~n a dit avec raison que l'art de conduire les jeunes gens consiste avant tout à les supposer aussi bons qu'on souhaiterait qu'ils fussent. On persuade à un sujet hynoplisé qu'il est un porc, aussitôt il se met à se rouler et à
�valeur qu'à un ,airement offrir des points de correspondance avec leur théorie. C'est une auto-suggestion. - _Les mêmes principes trouvent leur application dans l'art de gouverner les hommes. Nombre de faits relevés dans les priso ns montrent que c'est pousser au crime un demi-criminel que de le traiter en grand criminel. Relever un homme dans l'estime publique et dans sa propre estime est le meilleur moyen de le relever en réalité. Une poignée de main offerte par un jeune avocat enthousiaste à un voleur dix fois récidiviste suffit à produire une impression morale qui dure encore aujourd'hui ... L'estime témoignée est une des formes les plus puissantes de la suggestion. En revanche, croire à la méchanceté de quelqu'un, c'est · le rendre en général plus méchant qu'il n'est. Dans l'éducation, il faut donc toujours se conformer à la règle que nous venons d' établir: présupposer la bonté et la bonne volonté. Toute constatation à haute voix sur l'état mental d'un enfant joue immédiatement le rôle d'une suggestion : • Cet enfant est méchant ... Il est paresseux ... Il ne fera pas ceci ou cela ... • Que de vices sont ainsi développés, non par une fatalité héréditai?'e, mais par une éducation maladroite ... Il ne faut pas donner à l'e nfant 111. formul e de ses instincts, ou, par cela même, on les fortifie et on les
�LES C,\IlACTÊfiES
pousse à passer dans les actes. Quelquefois même on les crée. De là celte règle importante que nous proposons aux éducateurs : - Autant il est utile de rendre conscients d'eux-mêmes les bons penchant ,, autant il est dangereux de rendre conscients les mauvais lorsqu'ils ne le sont pas encore 1 • ») Si la suggestion sim pie est capable de produire de semblables résultats, que ne doit-on attendre des suggestions hypnotiques! On sait en quoi consistent celles-ci. Lorsque, par l'effet de procédés divers, un sujet a été plongé dans l'état de somnambu,lisme ou d'hypnose, il se proùuit en lui une véritable al.Jdication du vouloir au profit de celui qui expérimente. Les suggestions deviennent alors faciles. Il y en a deux espèces fondamentales : l'une, - que l'on peut appeler positive, - qui a pour effet de produire un phénomène actif ou impulsif, comme une sensa\ lion de douleur, une hallucin-a-tion, un acte; l'autre, - inhibitoire, - qui a pour effet de produire un phénomène paralytique, comme la flaccidité d'un membre, la perle de la mémoire, l'anesthésie d'un sens. Voici un exemple du premier cas. On dit au sujet: « Regardez, vous avez un oiseau sur votre tablier. >
(1) Guyau, Éducation et héi-édité, p.17-20. - Voir d'ailleurs tout le chapitre 1"; - ainsi que les pages consacrées par Je D' Collineau à • ra suggestion en pédagogie • dans son excellent ouvrage, L'hygiène à l'école.
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Aussitôt que ces simples paroles ont été prononcées, il voit l'oiseau, le sent sous ses doigts, el quelquefois même il l'entend chanter. Voici deux exemples du second cas, l'un d'anesthésie systématisée, rautre de paralysie motrice. On dit nu sujet : « A votre réveil, vous ne verrez plus, vous « n'ente[).drez plus, vous ne percevrez plus en aucune « façon M. X... qui est là devant nous; il aura corn« piètement disparu. » Ainsi dit, ainsi fait. Au réveil, la malade voit Ioules les personnes qui l'entourent, excepté li!. X ... ; quand il parle, elle ne répond pas à ses questions; s'il lui met la main sur l'épaule, elle ne sent pas son contad; s'il se place sur son passage, elle continue à marcher droit devant elle, et s'effraye de rencontrer un obstacle invisible ... - On peut suggérer par la parole à une personne endormie qu'elle a le bras . paralysé. Il suffit de répéter plusieurs fois avec une autorité sufflsante : « Votre bras est paralysé » pour voir bientôt l'impotence fonctionnelle se manifester. La somnambule commence par faire un signe de dénégation; elle essaye de soulever le bras et y réussit; on continue à lui dire: 4 Vous ne pouvez pas le soulever, il retombe,» et peu après, par degrés, la paralysie arrive, s'étend et envahit le bras tout entier. La malade ne peut plus le remuer : la flaccidité est complète 1 •
(1) Binet et Fere, Le magnétisme animal, chap. vm, p. 148 --152.
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Résultat plus extraordinaire : pa-r ces mêmes procédés on tmnsfonne la pm·sonnalité du sujet. .l\J. Pierre Janet' suggère successivement à Lé.onie qu'elle est un général, commandant d'armée, puis une vieille femme, puis une grande dame; M. Ch. Richet 2 métamorphose pareillement M000 A, respectable mère de famille, en paysanne, en actrice, en évêque, en religieuse, etc., et chacune d'elles joue tour à tour avec une entière conviction les rôles qu'on lui suggère, adaptant à chacun d'eux son ton ...... de voix et ses paroles, sa tenue et ses géstes. Chez les sujets médiocres et chez les sujets neufs la suggestion ne survit pas au sommeil hypnotique. On peut cependant en assurer la durée, en la fortifiant par une suggestion différente. On a soin de dire au sujet endormi en lui donnant son hallucination : • Quand vous serez réveillé, vous verrez encore cet objet», et souvent ceUe injonction suffit pour assurer l'existence post-hypnotique de la suggestion. M. Bernheim a vu se réaliser une suggestion au bout de 63 jours; le docteur Beaunis, au bout de 72; M. Liégeois, au bout d'un an. C'est là un fait des plus importants au point de vue qui nous occupe. Si les changements de personnalité que nous signalions tou,t à l'heure peuvent se
(1) L'automatisme psychologique, p. 162.
(2) Voir la Revue philosophique de mars 1884, - et L'homme et l'intelligence, p. 233-250.
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conserver au réveil, c il est logique de supposer, comme on l'a judicieusement remarqué, que dans la suggestion réside un moyen efficace d'agir sur certains caractères et sur certains tempéraments et de les modifier.JDe là des expériences extrêmement instruclives qui ont été faites en ces dernières années et dont les résultats méritent certainement de retenir !'attention. Nous n'en citerons que quelques-uns : sur 77 enfants adultes, atteints d'incontinence nocturne d'urine, le docteur Liébault annonçait, en 1886, 06 guérisons dues à l'hypnotisme, 13 amélioraLions, 8 résultats négatifs; le docteur Eérillon nous assure avoir guéri plusieurs petits garçons et petites filles de tics nerveux, de tendances au vol et au mensonge, et même d'habitudes plus fâcheuses encore. Le docteur Liébault a même fait plus : il a rendu travailleur un paresseux avéré. - Des expériences analogues ont été faites sur des personnes d'âge mûr et ont conduit aux mêmes résultats, c'est-à-dire à la guérison de mauvaises habitudes teUes que la paresse, la morphinomanie, etc. i, » - « Jeanne Sch ... , âgée :le vingt-deux ans, voleuse, ordurière, paresseuse et malpropre, est transformée par M. Voisin, de la Salpêtrière, - grâce à la suggestion hypnotique, en une personne obéissante, soumise, honnête, laborieu_e et propre. Elle qui n'avait pas voulu lire s
(1) F. Thomas, La su99cstion, son 1·6le dans l'éducation.
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LES CArlACTÈfiES
une ligne depuis plusieurs années, elle apprend par cœur des pages d'un livre de morale; tous ses senti. ments affectifs sont réveillés; elle est finalement admise comme employée dans un établissement hospitalier, où c sa conduite est irréprochable,. Nombre de cas de guérison morale du même genre se sont produits à la Sa! pêtrière. Même parmi sa clientèle de la ville, M. Voisin prétend, par la suggestion hypnotique, avoir transformé une femme dont le caractère était insupportable, l'avoir rendue douce, affectueuse avec son mari et désormais inaccessible à la colère. Voilà une belle métamorphose 1 1 > En présence de ces effets merveilleux, on s'est naturellement demandé s'il ne serait pas possible d'utiliser les suggestions hypnotiques dans l'éducation des enfants et d'instituer, grâce à elles, ce qu'on a appelé une 01·thopédie morale. A côté de chauds partisans, cette opinion rencontre encore bien des adversaires. Il est certain que c ce serait une mesure très g rave de soumettre à des pratiques régulières de suggestion des enfants normalem ent constitués; on risquerait fort d'en faire . des automates, ce qui n'est pas précisément le but de l'éducation 2 >. Mais l'application de la suggestion hypnotique aux enfants
( 1) Guyau, Ouvl'. cité, p. 8. - Pour le texte de ces observ~tions el de quelques autres, voir Azam, Ouvl'. ,. 'té, p. 320, 3~2, et la Revue de l'hyp.•; otisme (j11illcl el août 1SS6). (2) Dinet el Fere, Ouvl'. cité, cl1. x111.
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foncièrement vicieux est plus défe.ndable. c Si l'hypnotisme était le seul moyen efficace de les redresser el de les améliorer, dr,vrions-nous nous l'interdire <]Uand même, et attendre qu'une faute grave nous ' c,b li ge à les enfermer pour les empêcher de nuire? On parle du respect dû à la liberté 1 ; mais, sont-ils vraiment libres, ces malheureux qui uai::;::;enl avec t. ne tare originelle et dont les instincts mauvais obscurcissent la raison? ... Nous nous demandons si l'hypnotisme, au contraire, ne contribue pas, dans certains cas, à affranchir l'enfant, en assurant le fonctionnem ent régulier de l'appareil cérébral et des facultés mentales qui en dépendent. Par conséquent, écarter à priori, comme on le fait quelquefois, les services que, sur ce point, la médecine peut rendre à la pédagogie, c'est méconnaitre en même temps les droits de la science et ceux de l'enfant. > - Concluons par celle double remarque : c la première, c'est que les suggestions hypnotiques peuvent être non seulement efficaces, mais encore tout à fait légitimes; la seconde, c'est qu'il en faut laisser la pratique aux hommes compétents. Les maîtres ne sauraient donc les utiliser eux-mêmes comme moyen d'éducation; la loi d'ailleurs le leur défend 2 • • Un mot pour terminer. Dans la recherche des
( 1) L'objection est de Wundt, Hypnotisme et suggestio:~, ch, IV, 1~) F. Tltomas, Ouvr. cilé, 11' p :1 rlic, eh. v.
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LES C.IRACTÈRES
moyens les plus propres à réformer le caracLère, nous n'avons guère fait appel qu'aux lois psychologiques; les maîtres toutefois se garderont d'oublier qu'il ne suffit point d'éclairer l'intelligence, de déveIopper la sensibilité et de rendre énergique la volonLé de· l'enfant, mais qu'il faut encore et surtout donner à ces fai;ultés une direction; qu'il est un ord're idéal, vers lequel elles doivenL tendre, parce que seul il peut vraiment réaliser l'harmonie dans l'âme : le devofr. Quand un enfant aura compris le bien, quand il le désirera et le recherchera, quand il possédera enfin la force de l'accomplir, alors il aura reçu une éducation morale parfaite : son âme, ouverte aux nobles pensées, aux sentiments généreux, aux résolutions viriles, sera désormais capable de., plus hautes vertus, des plus grands dévouements.
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TA Il LE DES ~l AT I E BES
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INTRODUCTION. L'Éthologie et Stuart Mill. - Aperçu analytique des principales classifications des tempéraments et des caractères. • . . . . • . . . • • • . ••
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CHAPITRE I. - Le caractère. - Façons difîérentes dont il est compris par les psychologues et les moralistes. En quel sens nou s l'entendons ici. - Ses éléments constitutifs: 1° le naturel;- partdu tempérament; - part de l'hérédité; - 2° l'habitude. - Définition du caractère. - Variété des formes qu'il présente suivant les individus. - Classification des dive1·ses formes du caractère. - Tableau de cette classification . ; • . . , • • . CHAPITRE II. - De la signification à reconnaitre à chacune des formes du caractère. - Caractères constitués
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pal' la p1·édominance mai·quée d'une faculté ou d'une tendance: - 1° Les émotionnels. - Traits essentiels de leur nature. - Exemple: cas observé par Michelet. - 2° Les actifs. - Leurs traits essentiels. - César; - autres exemples. - 3° Les intellectuels. - Innéité du type : témoignage de li. de Ilalzac. - Nature propre de ce caractère.- Franz Wœpke;--Leibniz;-Kant;- Bordas~ llemoulin ; - Karl lllarx ; - autres exemples.. • • • .
CHAPITRE III. - Caractères constitués par la prédominance simultanée de deux facultés: - 1• Les actifs-émo· tionnels ou les passionnels. - Leurs traits essentiels. Ilenvenuto Cellini; - antres exemples. - 2° Les acti/1Q~ErnAT . -
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Les caradè rcs.
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TABLE DES MATIÈnES
méditatifs ou les volontaii·es. - Leur marque propre. Supériorité de ce type sur le précédent. - Frédéric II; - autres exemples. - 3• Les méditatifs-émotionnels ou les sentimentaux. - Leurs traits essentiels. - Virgile et Tite-Live; - exemp les divers. . • . . . . • . . . . CHAPITRE IV. - Caractères constitués pw· la pondém· tion à une tonalité différente des troîs facziltés: - 1° Les équilibrés. - Leur nature. - Descartes; - Gœlhe; autres exemples. - 2° Les amorphes. - Vulgarité du type. - 3° Les apathiques. - Leurs traits distinctifs. Portrait de Fontenelle . . . . . . . , , • • • . . . . . CHAPITRE V. - Caractères constitués pai• l'exei·cice i1'1·é· gulie1' et inte1·mittent d'une ou des diverses tendances: 10 Les instables ou incoflé1'e11,të, . ...,. Leurs .traits spécifiques. - Villon; - Casanova; - autres exemples. 2° Les frrésolus. -Leur. marque propre. - Coleridge. 3° Les conii'ariants. - Leur portrait par Molière, - Variétés du typ_ . - Ex.emplei; . . • • • • . • . • • , . . e CHAPITRE VI. - Fonnes pathologiques du camclè1·e : 1° L'hypocondrie. - Sa nature . . - J.-J. Rousseau;autres exemples. - 2° -La . mélancolie. - Sa nature. En quoi elle diITère de l'hypocondrie.- - Ses victimes. - Elude sur Maurice de Guérin. ~ 3° L'hystéi·ie. - Sa nature. - Mm• Bovary, , • . , , . , . • . . • . . . . . Cn~PI_ YU. -:-.V'1leur 1·espective des types essentiels du TI\E camctèi•e. - Qualités et défauts du type émot ionne l ; du type intellectuel; - du type volontaire. - Supé1'io1·ité du type équilib1•é, - Qu'il est l'idéal que doit chercher
à réaliser l'éducateur . . . . . . . . . . • • • • • . .
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CHAPITRE VIII. - Opinions contradictoires des philosophes sur le rôle de l'éducation : Helvétius et Spinoza.• - Efficacité de cette dernière. - Cas du duc de Bourgogne. - Avis favorable de divers physiologistes. Importance de l'éducation par soi-même. - Exemples. ,- Néces~it~ µ_un idéal à. poursu~vre. - .Procédés à em' ployer par l'éducateur. - Action possible sur le tempérament. - Méthode à pratiquer à l'égard ·des tendances~ suivant les cas, _encouragement et culture,'ou répr'ession et combat. - Education des sentim-ents : c~ .1° Éveiller chez -l'enfant l.a sympathie, en l'am'c nant à ·comprendre
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�TAULE DES MATIÈRES
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la soulîranoe d'autrui, - en lui manifestant soi-même ùe l'alîer,tion, - en ayant recours aussi à des récits appropriés; - 2° Lutter contre l'apathie; - 3° Hégler la sensibilité, en étoulîant le penchant à la colère et à l'orgueil, l'humeur contrm·iante et instable. - Éducation de la volonté. - Sa nécessité. - Double précaution à prendre: 1° Hespecter la spontanéité de l'enfant ; - 2° Ne pas céder à tous ses caprices. - Utilité d'une sage discipline. - Influence du travail réglé sur le dével0ppcment de la volonté. - L'attention et l'habitude. - Moyens propres iJ. accroître l'énergie : - 1° Faire acquérir à l'enfant la confiance en soi; - 2° Évoquer les sentiments qui lui rendront l'efîort moins pénible; - 3° Lui donner en exemple la vie des grands bienfaiteurs de l'humanité; - 4° llannir de la classe tout ce qui serait cause d'énervement, el tirer, au contraire, des matières enseignées des leçons de courage; - 5° l\Ieltre à profil l'ér:lucation physique. - La suggestion comvie moyen d'éducation morale. - Conclusion . . . . . • . • • • • • • • • • • 12l
��OUVllAGES DE LA LIUltAIIUE F. ALCAN
CITÉS DANS LE COURS DE CE VOLUlJF.
Arréat, La psvchologie du peintre, 1 vol. in-8, 5 fr. Axenfeld et lluchard, Traité des névroses, 2• édit. 1 fort vol. in-8, 20 fr. Azam, Hypnotisme et double conscience, 1 vol. in-8, 9 fr. Bain, L'espi·it et le corps, 1 vol. in-8, 6° édit. cart. 6 fr. Maudsley, Le c1•ime et la folie, 1 vol. in-8, 7• édit. cart. 6 fr. Binet et Fèré, Le magnétisme animal, 1 vol. in-8, 4• édit. cart. 6 fr. Ch. Richet, L'homme et l'intelligence, f vol. in-8, 10 fr. Dourdet, Des maladies du camctère, 1 vol. in-8, 5 fr. Crépieux-Jam in, L'éci•iture et le caractère, 1 vol. in-8, 4• édit, 7 fr. 50. · Dumas (G.). Les états intellectuels clan8 la mélancolie, 1 vol, in-12, 2 fr. 50. Fouillée, Tempéi·ament et caractè,·e, 1 vol. in-8, 2• édit. 7 rr. 50. Guyau, Éducation et héi'édité, 1 vol. in-8, 5• édit. â fr. Janet (Pierre), L'automatisme psychologique, 1 vol. in-8, 3• édit. 7 fr. 50 Kant, Anthropologie (Traduction Tissot), 1 vol. in-8, 6 fr. Lagrange (Dr F .), L'hygïène de l'exercice chez les enfa11ts e! les jeunes gens; 1 vol. in-12, 7' édit. cart. 4 rr. Le Bon, Lois psychologiques de l'évolution des peuples, 1 vul. in-12, 4• édit. 2 rr. 50. Lombroso, L'homme c1·iminel, 3 vol. in-8, avec un atlas. 36 fr.
�ouvnAGES DE LA Lllln .11niE F. ALCAN
~:arion. De la solidai·ité momle, 1 vol. in-8, 3' édit. 5 rr. àlaudsley, Pathologie de l'esprit, Traduit par l'!!. Garmont, 1 vol. in-8. 10 fr. Stuart Mill, Système de logique déductive et ·inductive, 2 vol. · in-8, 3° édit. 20 fr. Stuart Mill, Mes mémoii·es, 1 vol. in-8, 3e édit. 5 fr. l'!lantegazza, La physionomie et l'exp1·ession des sentiments, 1 vol. in-8, cart. 6 fr. · Paulhan, L'acti ~ilé mentale et les éléments de l'esp1·it, 1 Yol. in-8. 10 fr. Paulhan, Le~ camctères, 1 vol. in-8. 5 fr. Payot, L'éduca tio n de la volonté, 25• éd it., i vo l. in-8, 5 fr. Pérez (B.), Le camctèl'e, de l'enfan t à l'homme, 1 vol. in-8, 3• éd it. 5 fr. Pérez (B .) , L'éducation mol'(t/e dès le be1·ceau, 1 vol. in-S, 3' édit. 5 fr. Piderit, La mimique et la physionomie; traduit par M. Gorot, 1 vol. in-8, avec 95 fig. 5 fr. Ribot {Th.), L'hérédité psychologique, 1 vol. in-8, 7• édit. 7 fr. 50. ni bot (Th .) , Les maladies de la volonté, 1 ,·ol. in-12, 22' éùil. 2 fr. 50. ni bot (Th.), Les maladies de la pe,·sqnnalité, 1 vol. in -1~. 9' édit. 2 fr. 50. Ribot (Th.), La psychologie de l'attention, 5• édition, 1 vol. in-12. 2 fr. 50. Spe ncer (Herbert), De l'éducation intellectuelle, mo1'ale et phy· sique, 1 vol. in-8, 10• édit. 5 fr . Thom as (P.-F.), La suggestion, son 1·ôle dans l'éducation intellectuelle, 1 vol. in-12. 2 fr. 50. Wun dt, ITypnotisme el su_qgestion, 1 vol. in-12. 2 fr. ôO.
Psychologie physiologiqae, 2 vol. in-8, avec fi g. 20 fr.
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REVUE PHILOSOPHIQUE
DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGEn
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De l'lnslilut, Prorcsscur au f":oll r';-e de France.
/3 2• année, 1907)
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~VREUX,
IMl'lll~IEIIIE DE CIIARLES OtRISSRT
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1|TABLE DES MATIERES|179
2|PRÉFACE|9
2|INTRODUCTION. - L'Éthologie et Stuart Mill. - Aperçu analytique des principales classifications des tempéraments et des caractères|11
2|CHAPITRE I. - Le caractère. - Façons difîérentes dont il est compris par les psychologues et les moralistes. -En quel sens nous l'entendons ici. - Ses éléments constitutifs : 1° le naturel ;- part du tempérament ; - part de l'hérédité ; - 2° l'habitude. - Définition du caractère.- Variété des formes qu'il présente suivant les individus. - Classification des diverses formes du caractère.- Tableau de cette classification|34
2|CHAPITRE II. - De la signification à reconnaitre à chacune des formes du caractère. - Caractères constitués par la prédominance marquée d'une faculté ou d'une tendance : - 1° Les émotionnels. - Traits essentiels de leur nature. - Exemple : cas observé par Michelet. - 2° Les actifs. - Leurs traits essentiels. - César ; - autres exemples. - 3° Les intellectuels. - Innéité du type : témoignage de H. de Balzac. - Nature propre de ce caractère. - Franz Wœpke ; - Leibniz ; - Kant ; - Bordas-Demoulin ; - Karl Marx ; - autres exemple|48
2|CHAPITRE III. - Caractères constitués par la prédominance simultanée de deux facultés : - 1° Les actifs-émotionnels ou les passionnels. - Leurs traits essentiels. - Benvenuto Cellini ; - autres exemples. - 2° Les actifs - méditatifs ou les volontaires. - Leur marque propre. -Supériorité de ce type sur le précédent. - Frédéric II ; - autres exemples. - 3° Les méditatifs-émotionnels ou les sentimentaux. - Leurs traits essentiels. - Virgile et Tite-Live ; - exemples divers|62
2|CHAPITRE IV. - Caractères constitués par la pondération à une tonalité différente des trois facultés : - 1 ° Les équilibrés. - Leur nature. - Descartes ; - Gœthe ; - autres exemples. - 2° Les amorphes. - Vulgarité du type. - 3° Les apathiques. - Leurs traits distinctifs. - Portrait de Fontenelle|74
2|CHAPITRE V. - Caractères constitués par l'exercice irrégulier et intermittent d'une ou des diverses tendances : -1° Les instables ou incohérents. - Leurs traits spécifiques. - Villon ; - Casanova ; - autres exemples. - 2° Les irrésolus. - Leur marque propre. - Coleridge. -3° Les contrariants. - Leur portrait par Molière, - Variétés du type. - Exemples|88
2|CHAPITRE VI. - Formes pathologiques du caractère : - 1° L'hypocondrie. - Sa nature. - J.- J. Rousseau ; autres exemples. - 2° La mélancolie. - Sa nature. - En quoi elle diffère de l'hypocondrie. - Ses victimes. - Etude sur Maurice de Guérin. - 3° L'hystérie. - Sa nature. - Mme Bovary|101
2|CHAPITRE VII. - Valeur respective des types essentiels du caractère. - Qualités et défauts du type émotionnel ; - du type intellectuel ; - du type volontaire. - Supériorité du type équilibré. - Qu'il est l'idéal que doit chercher à réaliser l'éducateur|120
2|CHAPITRE VIII. - Opinions contradictoires des philosophes sur le rôle de l'éducation : Helvétius et Spinoza . - Efficacité de cette dernière. - Cas du duc de Bourgogne. - Avis favorable de divers physiologistes. -Importance de l'éducation par soi-même. - Exemples. - Nécessité d'un idéal à poursuivre. - Procédés à employer par l'éducateur. - Action possible sur le tempérament. - Méthode à pratiquer à l'égard des tendances : suivant les cas, encouragement et culture, ou répression et combat. - Education des sentiments : - 1° Eveiller chez l'enfant la sympathie, en l'amenant à comprendre la souffrance d'autrui, - en lui manifestant soi-même de l'affection, - en ayant recours aussi à des récits appropriés ; 2° Lutter contre l'apathie ; - 3° Régler la sensibilité, en étouffant le penchant à la colère et à l'orgueil, l'humeur contrariante et instable. - Éducation de la volonté. - Sa nécessité. - Double précaution à prendre : 1°Respecter la spontanéité de l'enfant ; - 2° Ne pas céder à tous ses caprices. - Utilité d'une sage discipline. - Influence du travail réglé sur le développement de la volonté. - L'attention et l'habitude. - Moyens propres à accroître l'énergie : - 1°Faire acquérir à l'enfant la confiance en soi ; - 2° Évoquer les sentiments qui lui rendront l'effort moins pénible ; - 3° Lui donner en exemple la vie des grands bienfaiteurs de l'humanité ; - 4° Bannir de la classe tout ce qui serait cause d'énervement, et tirer, au contraire, des matières enseignées des leçons de courage ; - 5° Mettre à profit l'éducation physique. - La suggestion comme moyen d'éducation morale. - Conclusion.|131
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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De l'éducation : précis de morale pratique
Subject
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Education morale
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Carrau, Ludovic
Publisher
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Alcide Picard et Kaan
Date
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1888
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2017-07-17
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Ecole normale de Douai
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L ' ÉDUCATION
PRÉCIS DE MORALE PRATIQUE
To us droits réser1, , s. Cet otivvage a ét6 déposé au Ministère de l'Jnlérfou.r en décembre 1888.
�OUV RAGES DU MÊME AUT EU R
Exposition critique de la théorie des passions dans Descartes, Malebranche et Spinoza (Paris, T horin, 18ï0) . La Morale utilitaire, couronn é par l'Académ ie des sciences m'orâle '· el politiques, el par l'Académ ie frança ise (Perrin, 1875, in-8j . Études sur la théorie de l'évolution aux points de vue psychologique, religieux et moral (Paris, Hac helte, 1879, in-12). Étude historique et critique sur les argument s du « Phédon » de Platon en faveur de l'immortalité de l'âme humaine (mémoire lu deran t l'Académie des sciences morales el poli tiques, 1887). La Conscience psychologique et morale, dans l'individu et dans l'histoire (Paris, Perrin , 1888, in-12). La Philosophie religieuse en Angleterre depuis Locke jusqu'à nos jours (Pari s, Alcan, 1888, in-8). La Philosophie de l'histoire en France et en Allemagne, traduit de l'anglais de R. Flint (2 vol., Paris, Alcan, in-8). De !'Éducation. Précis de morale prati que (1888, i n-12. A. Picard et Kaan). Cours de morale pratique à l'usage de l'enseignement secondaire spécial ('1 888, in-8. Qunn ti n et A. Picard et Kaan) .
�LUDOVIC CARRAU
Ancien él ève de l'Ecole no ,·male su périe ure
~.
Professem· ocljoi nt , direct eur des conférences de philosophie à la Fac ullë des lellrcs de Pa ris
ec
~l'flatheque ·.:~ de Douai · 1e d'!:: querc , B P. 827 b50 0 Al ,,1~, ...
�ÛN TROUVERA PAGE LE NOM DES
3!)ï
LA LISTE DES OUVRAGES A CONSULTER, DES ÉDITEURS ET LE PRIX DES
AUTEUHS ,
CEL U I
VOLUMES.
Salnt-I>onis. -
Imprimerie A. Picard cl Kaa n H q~, -
1. R. P.
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L'ÉDUCATnn( .
PREMIÈRE PARTIE
NOTIONS PRÉLI Ml NAIRES PREMIÈRES DONNÉES DE LA CONSCIENCE
PREMIÈRE LEÇON
CONDITIONS DE LA MORALITÉ
S0m1AIRE. - I. Première conclilion : la liberté. - II . Preurns ·en faveur de la liberlé : Le sentime nt inlérieur. En quoi consiste l 'acte libre. ~ JII. Autres preuves de la liberté.
1. PI\EMIÈHE CON DITION : LA _LIBERTf:
'' L'enfant comprend de très bonne heure que certaines actions sont bonnes et dignes de louanges, certaines autres blâmables et mauvaises. Il sent, par exemple, qu'il est bien de dire la vérité, qu'il es t mal de mentir, une punition imméritée le révolte, ee qui prouve qu'il a un sentiment très vif du juste et de l'injuste. Sans
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MORALE PRATIQUE.
douLc, on lui a appris dès ses premières années quelles actions il dcvaiL faire, quelles autres éviter, et l'on peurrait prétendre que celte connaissance élémentaire ie1ll de l'éduèàtion ;.mais l'édu·du bien et du mal lui w ·Cation ne lui transmet que ce que ses parents et les :autres hommes ont reconnu vrai, et il est de fait que é .Louj ours et partout l'humani L a établi une d isLinction ,entre le bien et le mal. D'ailleurs, la facilité avec laquelle l'enfant comprend et admet cette distinction nnontre . uffisamment qu'ell e est pri mitiYc et cssenü clle à la naLure humaine. Mais comtnent ce tte di stinction e L-cll c possible? ·Comment expliquer que nous ap_ roUYions 1 p 'rrlains :actes, que nous fl étrissions ccrLains autres ? Une pi erre nous fait tomber sur la r oute, un ani mal nous mord; notre premier mouvement est de nous irriter conLrc la pierre el l'animal, et pcut-êlrc iro ns-nous jusqu'à baLLre·celui-ci. Mais un peu de réJ1exi on nous averlit bientôt que ni la pierre ni l'animal ne sont vraiment coupables du dommage ou de la doul eur qu' ils nous -0 nt causés. Pourquoi? j C'est que la pierre cl l'animal ne sont pas con_ déré par nous comm e ayant pu faire autrement qu'ils n'ont faï't. La pierre ne pouvait pas changer de place pour nous laisser passer; le chien a mordu, poussé par un instinct dontil ne semble pas qu'il soit le maître. Une actionn'csL donc m_oralcment bonne ou mauvaise que quand celui qui l'accompli t pouvait agfr autrement ou s'abslcnir. Le menteur, au moment même où il ment, sent très bien qu'il dépend de lui de dire la vérité; le gourmand,
�CONDITIONS DE LA. l\IORA.LITÉ.
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(
.s'il le voulait sérieusement, pourrait combattre · et réprimer sa gourmandise. Et c'est pour cela que le menteur, le gourmand ont conscience de mal fai re, qu'on est en. droit de leur reprocher et qu'ils se r eprochent à eux-mêmes leur go unnandise et leur mensonge. La première condition pour que la condui te d'un être soit jugée moralement bonne ou mauvai c, c'est donc qu'il soit libre. Nous appelons liberté ou libre arbitre le pouYoir, don t nous avon conscience, de choisir entre deux ou plusieurs mani ères d'agir. L'homme cul a vraiment la liberté; encore ne la · possède-t-il pas touj ours. Le tout petit enfanb, l'idiot, le fou, certains malades, ne sont pas des êtres libres. Aus i ne 1 s con idère-t-on pa comme ayant réellement voulu les actes parfoi s funes tes qu'ils accomplissent. On ne le blàme pas, on ne les punit pas ; on les empêche de nui re, voilà tout. Nous comprenons mieux maintenant ce qu'il faut entendre par des actions bonnes ou mauvaises m oralement. Le fou qui dans uh accès de fureur se jette sur son médecin et l'étrang'le, commet un e acti on qui est un mal, el pour la victime, et pour les parents de la victime, et pour la société tout enti ère qui perd un citoyen utile ; mais ce n'est pas là un mal moral, car le fou n'a pas tué librement, n'a pas.. voU,lu assas iner un innocent; nous jugeons que c' est la maladie qui l'a poussé, sans qu'il lui fût possible de résister à cette impulsion. Le bien et le mal ne prennent un caractère moral que quand ils sont l' œuvrc d'un être ayant conscience d'être libre.
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MORALE PRATIQUE.
On a souvent nié que l'homme fût vraiment libre. On a dit que s'il se croit tel, c'est qu'il est dupe d'une illusion. Le débat sur la liberté est un de ceux qui ont le plus divisé et qui divisent encore les philosophes. Nous croyons que le moraliste a le droit de i;ie pas entrer dans cette discussion. En g·éométrie, on part de certaine données, telles que l'étendu e, l'espace, ses troi s dimensions, etc. On ne se demande pas si l'étenduei l'espace existent réellement, ni ce qu'ils sont en euxmême-. Ce sont problèmes qu'agitent les métaphy. siciens. De même en doit-il être pour la morale . Elle repose, elle aussi, sur certaines données immédiates, qui sont les affirmations de la conscience ou sentiment intérieur. Or, en fait, l'homme sent et affirme qu'il est libre. Quand, après mûre réflexion , il prend telle détermination, il sait à n' en pas douter qu'il aurait pu ne pas la prendre ou en prendre une autre. Pratiquement, cela suffit. D'ailleurs, si la liber lé est une condition essentielle de la moralité, ou l'h omme est libre, ou il n'est pas un être moral. Mais n est un être moral, puisqu'il a des devoirs. Donc il est libre . . . Néanmoins si le moraliste a le droit de ne pas prouver la liberté, il n'es t pas inutile qu'il en rappelle les preuves et puisse brièvement répondre aux arguments d e ceux qui la nient.
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PREUl'ES EN FAVEUR DE
LA LID ERTf: : LE SENTBIENT I NTÉ RI EUII
EN QUOI CONS I S TE L'ACTE LIBRE
La preuve principale en faveur de la liberté se fonde
�. CONDITIONS DE LA MORALITE.
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sur le sentiment vif que nous avons d'être libres. Mais pour qu'elle ait toute sa valeur, il importe de préciser en quoi consiste l'acte libre ou volontaire. Une faute g-rave a été commise au lycée. Maîtres et élèves ignorent le nom du coupable, et plusieurs innocents, soupçonnés, risquent d'être punis. Le coupable, cependant, sait qu'on ne le découvrira pas, et que, s'il se dénonce, un châtiment sévère est certain. Il hésite quelque temps entre la crainte de cc châtiment et le devoîr de ne pas laisser condamner ù sa place des camarades qui n'ont rien à se reprocher. Il hésite, c' cstà-dire qu' il délibère; la crainte égoïste d'une part, de l'autre le sentiment de l'honneur se font en quelque sorte équilibre. Cet état pourrait indéfinim ent se prolonger, car si les deux motifs se balancent, c'es t qu'aucun d'eux ne l'emporte par lui-même et nécessairement sm l'autre. Mais j e veux croire qu'ici la délibération est courte, l'esprit qui com pare les motifs a vite aperçu que se taire plus longtemps est lâcheté; l'élève cou. pable prend son parti; co ûte que coûte, il se décide et va faire l'aveu qu'il rougit déjà d'avoir différé. Cette détermination qui met brusquement fin à la délibération et ù la comparaison des motifs , celle décision souveraine qui tranche le débat, et, entre deux conduites également jugées possibles (ici, parler ou se taire), prononce que l'une sera suivie el non l'autre, - voih't proprement l'a!;Le libre. On pourrait supposer qu'une cause ex térieure, survenant à l'improviste, empêchât la résolutiop d' èLrc exécutée; il n'importe: l'acte libre est tout enlier au .dcdarn, de nous; les mouvemcnts'. qui en
'l.
�10
)IORALE PRATIQUE.
ont _la conséquence et Je manifestent au dehors, ne dépendant pas toujours de notre seule volonté, ne sont d éjà plus lui. Une paralysie soudaine peut arrêter la parole prèle à s'échapper, rendre impossible tout usage .des membres : la liberté subsiste, fût-elle éternellement impuissante à exécuter ce qu' elle a résolu. Si l'exemple que nous venons de présenter n'a rien .de chimérique, si chacun a pu expérimenter en soimême la succession des phénomènes intérieurs qui viennent d' ètre décrits ; si dans maintes . circonstances, après une délibçration plus ou moins prolongée, tout homme a dC1 prendre une détermination avec la pleine conscience qu'il aurait pu en prendre une toute contraire, la liberté est prouvée directement par le plus irréc usabl e des témoignages, celui du sens intime.
Ill. A U TIIES PR E UY ES DE h A LIBE RT É
Elle l'est encore, mais indirectement, par d'autres faits dont on ne saurait contester l'existence, et qui , · sans elle, seraient inexplicables. - La satisfaction intérieure qui accompagne la con€cience d'avoir fait une bonne action, le remords que nous éprouvons à la suite cl.'t1ne action mauvaise, seraient absurdes si nous n'étions pas libres de vouloir le bien ou le mal. Ni l'animal ni.le fou n'on t de remords après avoir tué. · Nous estimons l'homme vertueux, nous méprisons le criminel. Quelle injustice, si ni l' un ni l'autr~ n'étaient libres! On n'estime pas un arbre qui porte· de bons
�CONDJ.TIONS DE LA MORALITÉ.
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fruits, on ne méprise pas une bêle malfaisante. Estime et mépris ne s'adressent qu'à l'agent dont la conduite aurait pu être différente ou contraire de ce qu'elle est. Les hommes échangent entre eux des promesses, ils s'engag·ent par des contrats. Le pourraient-ils, s'il ne dépendait pàs d'eux d'y rester fidèles ? Supprimez la liberté, les engagements reviennent à ceci : j e promets (le faire telle chose; mais il n'est pas en mon pouvoir de promettre ou de ne promettre pas, de tenir ma promesse ou de ne pas la tenir. Tou les les sociétés on l des lois pénales et des juges qui les appliquent. i\Iais punir est Lout autre chose que mettre cians l'impui ssance de nuire. La punition suppose que le coupable a co mmis librement la faute ou le crime et aurait pu, s'il eùt voulu, s'en abstenir. Elle suppose aussi que, par la douleur qui lui est inflig·éc, il pourra se repentir et prendre la résolution de s'amen-0.er. Elle suppose enfin que ceux qui seraient Lcnlé de faire comme lui en seront détournés par le spectacle ·du chàtiment, et rentrant en eux- mêmes se proposeront ,d'obéir désormais à des motifs moins ég·oïslcs et moins pervers. L'idée de punition est donc inséparable de -celle de liberté. Nous l'avons dit, on ne punit pas un fou furieux, un chien enragé ; on Luc l'un, on enferme l'autre, parce qu'ils sonL dangereux, non parce qu' ils ·sont coupables. Une autre preuve de la liberté pourrait être tirée du fait même que nous croyons être libres. Supposons que ,cette croyance fût une illusion;· d'où nous vicndrait,elle? Il est trop clair ·qu'elle ne peut nous venir de la
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MORALE PRATIQUE.
connaissance que nous avons du monde extérieur ou des animaux; car nous ne leur attribuons pas le libre arbitre comme à nous-mêmes. Mais si nous-même& n'étions pas libres, nous n'aurions jamais pu nous élever à l'idée d'un être libre. Nous aurions conscience de nous-mêmes, mais nous aurions conscience en même temps de ne pouvoir nous déterminer autrement qu~ nous ne le faisons. La possibilité de se croire libre implique nécessairement l'existenêe du libre arbitre. D'ailleurs une illusion se dissipe à la long·ue par le prog-rès du savoir, de la réflexion, de la civilisabon. Or il ne semble pas que l'homme soit moins disposé qu'autrefois à se croire libre. Au contraire, à mesure qu'il s'éloigne de l'ignorance et de la barbarie, se développe en lui la con~ science de sa liberlé. Elle se dégage graduellement des préjugés, des superslitions, de la servitude que la nature à l'origine faisait peser sur lui. Elle s'affirme dans l'ordre social et polîtique parla revendication des droits qui ne peuvent appartenir qu'à une personne libre, par un respect croissant pour l'indépendance et la dignité de la personne morale. La civili aLion, sous toules se& formes, n'est qu'une marche en avant du genre humain~ par la liberté, vers la li ber té . . Une dernière preuve est donnée par l'existence de la morale : nous l'avons indiquée plus haut. On peut dire que l'affirmation de la liberté es t le premier devoir. En effet, l'homme a le devofr d'agir co nformément auJÇ règ-Ies de la morale. Mais s'il niait son libre arbitre, il n e pourrai_ plus, sans se mettre en contradiclion av~~ t
�CONDITIONS DE LA MORALITL
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lui-même, se considérer comme un être moral, c'està-dire soumis à la loi du devoir, puisque le devoir ne peut s'imposer qu'à un être libre. Mais ne plus se considérer comme un être moral, c'est se déclarer soustrait à la loi du devoir, c'es t ni er pour soi-même l'obligation du devoir, cc qui revient à se révolter contre lui. Le premier devoir es t donc bien de se croire t-dire de se croire capable d'obéir au dern ir, c'es t-~ libre. Mais on ne croit pa toujours comme on veut. S'il était invinciblemen t démontré que la liberté n'existe ni n'est possible, l'embarras serait g-rand, et quelquesuns pourraient ê tre tentés de reno ncer à la morale. D'oµ la nécessité d'examiner rapidement les principales objections proposées par les adversaires de la liberté.
1 RÉSUMÉ ·
1. - L'enfant ne tarde pas à considérer certaines actions co.rnmc bonnes et dig·nes de louang·es, et d'autres comme mauvaises et blftmables. L' éd ucation ne suffit pas pour expliquer cette distinction , qui est primitive et essentielle à la nature humaine. Le di scernement du bien mor:a\ et du mal moral suppose, en outre, la liberté ou libre arbitre. Nous n'attri1. Les numéros des alinéa , dans tous l es ré umés, correspondent am, numéros clcs subclivisions des leçon .
�14
}10 RA LE PRA T!Qli E.
huons aucune moralité aux actes des êtres privés de Tai son, parce que ces actes n'ont pas été voulus. II. - L' homme a conscience de sa liberté ; il sent -qu'il a le pouvo ir d'accomplir des acL libres. Cc senC'timcnL intime est le meilleur des témoig·nages en faveur de la liberté. L'acL lib1·e ou volontaire ne consisL essentiellement e c ni dans l'intellig·ence des motifs qui nous sollicitent à ag'ir, ni dans la comparaison qui s'établit entre ces motifs et qui est la délibération. Il consiste dans ·Ja détermination prise, après comparaison entre plusiem<s soluLions jug·ées poss ibles. Si une cause extérieure empêchaiL l'accomplissement de l'acte résolu, la liber té n'en existerait pas moins. III. - La satisfa ction 1norale et le remords serai ent absurdes sans la liberté. Il s n'existenL pas chez le êLres privés du libre arbitre. Nous éprouvons de l'estime pour les honnèL gen. es ·e t du m,épris pour les hommes vicieux : ces deux senLiments seraient inexplicables sans la liberté. Sans la liberté, les promesses et les contrats n'auraient, de même, aucune signification. Toutes les sociéL onL des lois pénales; or l'idée de és punition est inséparable de l'idée de liberLé. · Preuve tirée de la croyance même de l'homme en sa liberté : s'il n'était pas libre, il ne pou rrait s'élever à i'idée d'un être libre ; . i la conscience de celle liberté n'était qu' une illusion, elle disparaîLrait comme les autres préjug·és sous l'influence du progTès. C'est le co.ntrairc qui a lieu : on respecte de plus en plus les
�CONDITIONS DE LA i\lORALITÉ.
J5
d roits civils et politiques qui ne peuvent appartenir qu'aux personnes libres. Enfin l'idée même du devoir ou loi rnorale ne se comprend pas sans la liberté. Le premier devoir d'un êtr.e soumis à cette loi est l'affirmation de sa liberté.
Ouvrages à consulter :
.JULES
Le Devofr. (1 '" part., ch. 1.) La Morale. (L. Ill, ch. v1.) É MtLE BEAUSSIRE, L es Principes de la morale. (L . I, ch. 1, H; 1. Il, ch. 1.) RENOUVIER, Science de la morale. (L. I, 1'° section, ch . 1 el u.) MARION, Leçons de morale. (2• leçon.) FONSEG RIVE, Essai sur le Libre arbitre. (2• part., 1. II, ch. m.)
!MON, PAUL JANET,
�DEUXIÈME LE ÇON
OBJECTIONS CONTRE L'EXISTENCE DE LA LIBERTÉ. RÉPONSES
SOMl!AIHF.. 1. Obj ections des fatalistes et des déterministes. - Il. Le déterminisme e xterne e t le déte rminisme intern e. - Ill. Objection théologique.. l\'. Ré ponse a ux obj ections théolog iques. Y. Réponse aux objections d es d ··terrninistes.
1. -
OB JECT I O N S DES
FATAi.!
T ES
ET
DES
U t:TE Rlll l'i l
T ES.
Dans l'antiquité, on a som-ent admis l'existence d'une force aveugle, capricieuse, supérieure à la volonté humaine, qu'elle entraîne parfois, sans résistance possible, à des actes insen és ou criminels. Celle force, on l'appelait le Destin (en latin Faturn, d'où le nom de fatalistes donné à ce ux qui prétendent que le des tin es t la seule cause de t ous les événements, y compris les réso..'. lutions et les actions que l'homme allribue à son libre arbitre) . On la supposait plus puissante que les dieux mêmes ; dans Il omère, Jupiter ne peut chang·er l'ordre immuable du Destin. Les Orientaux sont en général fatalistes : d'où leur résignation stupid e en présence des fl éaux qui les frapp ent. Il est clair que si le fatali sme es t le vrai, la liberté
�OBJECTIONS CONTRE L'E XI STEN CE DE LA LIBERTÉ. 17
n'es t pas. i\Iais personne aujourd'hui ne soutient plus le fatalism e. Il n'y a pas de des tin; la nature obéit à des lois immuables qui ne laissent place ù, aucun caprice. Toute la question es t de savoir si ces lois de la nature ne sont pas elles-mêmes une preuve contre l'existence cLla possibilité du libre arbitre . On sait que dans la nature ri en ne se produit sans cause. C'est lit une vérité que la science, s'il en était besoin, rendrait chaque jour plus évidente. Un phénom ène est toujours précédé d' un ou plusieurs autres qui, en sont, comme on diL, les antécédents nécessa fres, c'est-à-dire sans lesquels il ne se produirait pas. On fait le vide dans un tube de verre, qui plonge verticalement, par son extrémité ouverte, dans un bain de mercure : on Yoit le mercure s'élcY dans le tube. cr Voilà un phénom ène. L'antécédent nécessaire de ce phéno mène, c'es t la pression atmosphérique ; la preuve, c'est que la colonne de m ercure descc"nd à mesure que cette pression diminu e. 11 y a donc un rapport constant entre la pression et la hauteur du mercure dans le baromètre, et l'expression exacte d r, ce rapport s'appelle une loi. Tout phénomène es t ainsi ri goureusement déterminé par ses antécédents, et à son tour, il détermine, comme antécédent; d'autres phénomènes. La. nature tout enLi èrc est une chaîne ou ·un systèm e d'antécédents et de conséquents, et la doctrine ·d'après laquelle les actes prétendus libres sont eux-mêmes déterm inés avec la Il)ême nécessité que les ph énomènes extéri eurs es t le
déterminisme.
�18
)!ORALE PRATIQ UE.
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DÉT ERlll N I S ll E
EXTER N E
ET, Lf: D Ê 'C ER llJ N I S ME I NTERNE
Les détermini tes nient la liberté. En fait, disent-ils, l'homme moral dépend tout entier des circonstances et .d es conditions au milieu desquelles il existe et se déve.loppc. li dépend d'a bord el avant tout des dispositions ,d e son corps; selon que celui ·ci est sain ou malad e, robu L ou chétif, selon que le tempérament es t sang·uin , e bilieux, nerveux ou lymphatique, les sentiments, ] Ps idée , la conduite sont diITfrcnts. L'organi sme et Ir .tempérament sont déterminés eux-mêmes par le sol, le cllmat, le régime, la race, la constitution physique transmise par les parents il leurs enfants. 'foules ces influences si nombreusts, si variées, si puissantes, façonnent d'une manière irrésistible l'organe de la conscience: tel cerveau, telle pensée cl telle volonté. L'homme moral, ajoute-t-on, est façonné plus ditw tement encore par les opinions, les préjugés, les mœurs .d e son époque et de son pays, les rxemples qui entourent son enfance, l'éducation qu'il reçoit. Son intclli,gencc, son caractère sont l' effet, la résultante de L ulcs o cees causes et déterminent absolument ses actions. Mais les détermin~stes ne s'en tiennent pas là; consi·dérant une quelconque de ces résolutions que nous -croyons prendre en toute liberté, ils se demandent d'où ell e vient. Évidemment ell e ne vient pas de rien; il faut quelque chose qui l'explique. Cc quelque chose est un .motif. Nous voulons ceci ou cela. L'idé.e du but à at-
�OBH:GTIONS CONTRE L'EXISTENCE DE LA LIH E RT É. 19
teindre est le motif qui nous décide. Entre plusieurs motifs, celui-là l'emportera nécessairement qui , par lui-même, est le plus fort. Pour les uns, le plai ir aura un attrait tout-puis ant ; tels autres seront plus se nsibles à la beauté du devoir. Affaire de L empéramenl, d'éducation, d'lrnbitude. A moins de sou tenir que la décision volontaire n'a aucun antécédent, est u n cffr L sans cause, il faut bien qu'elle s'explique entièrement par la force prépondérante du mo tif qui l'a dictée. Ce motif l ui-rn ême es t le résul tat des di _po ' i L ions moralrs rouYé chacun de nous; ces dispoantérieures où s'est L sitions à leur tour viennent de eau e· antécédentes .aussi nombreuses qu e direrses. Dans l'àm e, com me r n n dehors d'elle, le déterminisme règne ouverainemr• t ~trend impo sil.ile la liberté.
Ill. ·- OBJEC T IONS TIIIi O L OGIQUES
Des difflc.u llés ~t peu près insurmon tables résulL1' nl enfin des rapports entre le libre arbitre de l'homme et les aLLribuLs de Dieu. Dieu étant conçu comme ayant la connaissance infaillible de toutes choses, doit connaitre ,de toute éternité les résolutions volontai res de tous les hommes; et alors comment ceux-ci seraient-ils libres de se décider autrement qu·e Dieu ne l'a prévu ? La puisance de Dieu es t infinie : comment alors l'homme pourrait-il se déterminer par lui-m ême ? Il ne peut vouloir que conformément à la volonté divine, ou plutôt c'est Dieu encore qui veutet agit en lui. Telles sont les objections accumul ées par les adver-
�20
l\lORALE PRATIQ U l:.
saires du libre arbitre. Voici cc que nous répondrons.
!Y. R ÉPONSE A U X 01) .J EC T IONS T II É OLO G I QUES
Nous écarterons d'abord les diffi cultés qui résult~nt des rapports entre les attributs de Dieu et la liberté humaine. Dieu étant, par son infini té même, incompréhensible, nous ne pouvon s savoir s' il ne lui a pas été possible de concilier, san que nous apercevions comment, sa toute-puissance et sa prescience avec une certaine part d' indépendan ce laissée par lui à ses créatures raisonnables. Il e t imprudent de mêler la th éolog;ie à la inoralc ; et Bossuet, sur ce.ttc question, dit avec un parfait bon sens : « Quand nous nous mettons à raisonner, nous devons d'abord poser comme indubitable que nous pouvons connaître très certainement beau coup de choses dont toutefois nous n'entendon s pas toutes les dépendances ni toutes les suites. C'es t pourquoi la première règle de notre logique, c'est qu'il ne faut jamais abandonner les vérités une foi s connues, quelque difficulté qui survienn e, quand on veut les concilier; mais qu'il faut au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours fortement comme les deux bouts de la chaîne, quoique on ne vo ie pas toujours le milieu, par ou l'enchaînement se continue 1 • » - Nous l'avons d'ailleurs déjà dit; la morale a ses principe propres, et la liberté est un de ces principes.
1. Traité du li bre ar bitre, ch.
11· ,
�0 B JE C'f ION S CO N')'. R E L ',E X I STEN C E D E L A LI B ER Tt. 21
V. -
RÉPON S E A U X OBJ ECT IONS D ES D Ê T E lli\ll N!STES
Quant aux. objections des déterministes, on ne peut nier qu'elles ne renferm ent une certaine part de vérité. L'homme n' est pas une liberté pure et parfaite, les influences extérieures et organiqu es agissent sur lui de mille manières; ies dispositions morales qu'il Lient de ses parents et de ses ancêtres, l'éducation, l'exemple peuvent orienter sa conduite selon telle ou telle direction. Mais la liberté limitée est encore la liberté.L' homme a conscience de pouvoir combattre et vaincre ces causes infiniment nombreuse:; et diverses qu i de toutes parts l'assiègent et sollicitent son activité libre; cela suffit. S\ ces causes étaient L outes-pui sante~, verrait-on so us le mème climat, dans les mêmes conditions de niilieu, ~e telles oppositions de caractère, de moralit6, de vice. et de vertu s? Si l'hérédité, l' éducation ne laissai ent aucune place à l'initiative par laquelle chacun de nous peut modeler son être moral comme il le veut, l'htfmanité de générati on en génération se répéterai tsans cesse; tout progTès comme toute diversité seraient éternellement impossibles. Il en est ainsi pour les indiviùus dans chacune des espèces animales ; mais l'homme peut s'élever sans cc se .'.t un degré ·de perfection supérieur, comme il peut déchoir, et cela ne peut être que l' œuvre de la liberté. Dire qu e parmi les motifs le plus fort l'emporte toujours et nécessairement, c'est supposer que les motifs
�2it·
MORALE PRATIQUE.
ont une force par eux-mêmes et sont pour ainsi dire étrar.igers à l' esprit. Aussi les déterministes les ont-ils souvent comparés à des poids différents placés dans les plateaux d' une balance et faisant pencher l'un ou l'autre . uivant qu'ils sont plus légers ou plus lourds. Mais cette comparaison es t vicieuse. Les motifs sont dans l' âme, ils sont nou s-m êmes . Cc sont des idées , des sentiments, des désirs, et rien de cela n'est en dehors de nou . De plus, ils n'ont pa une force qui leur soit inhéren tê et ne chang·e pas, co mm e un poids exprime un Gertain nombre de gramm es . La force des motifs es t celle que nous leur donn ons par l'attention, la compl aisance que nou s avons pour eux, et enfin par le choix que nous fai sons de l'un à l' exclusion des autres. C'est en réalité le choix qui fait de tel motif le plus l'ort, non le motif le plus fort qni détermine le choix. · .lusqu'au moment où la décision du libre arbitre intervi ent, aucun motif n'es t par lui-même prépond érant. La preuve, c'es t qu'on hésite, qu' on délibère ; c'es t que tantôt cc motif l' emporte, tantôt celui-là. Le plaisir es t bi en~ tentant : comment n' y· céderai je pas ? Le devoir (':; t bien austère : le moyen de lui sacrifier le plaisir ? P ourtant le devoir triom1jhcra, si je le veux. Alors en <'ffcl', il sera devenu le pl us fo rt; mais il l' es t aprè , non aYanl. Jusque-là , semblait-il, l'attrait du plaisir était irrésistible. · ~ Rien, il es t vrai, ne se produit sans cause, et un acte libre étant un effet doit avoir une cause ou des anté-' Gédcnls, comme L les ph ènomènes de la nature. Mais ous cr llc ca use, c'es t précisé ment la liberté. - On dit que
�0 B JE C TI ONS CONTRE' L ' E X 1 STEN CE DE LA LIBERT~- 23:
la liberté élanf admise, c'en es t fait du dé terminisme· scientifiqu e ; l' enchaînement ri g·oureux des ph énomènes peut ê tre it chaque instant rompu , e t il n e sera plus· possible de rien prévoir. - Mais le déte rmini s me peut être vra i.. pour le mond e ex térie ur, sa ns l'ê tre néccs a ircment pour le monde moral. La liberté d'aille urs n' introduit pas le dés ord re dans l'uni\'ers ; ell e es t sclll e ment un e force d' un ca rac tère spécial , qui c mani fes te, co mme toutes les a utres, par ses effets propres. Enfin la science ne peut p rédire qu'à la co ndition que les ci rcons lan ces où se produira un ph én omène res tent identiqu es . Si j 'appuie le can on d' un pis to le t sur ma tem pe, e t si j e presse la détente, j e me ferai sa uter la cervelle, - à moins qu e le pistolet n e ra te. La ca use qui fa it ra te r le pistolet es t une circonstance nouY e qui a empêché la p rédi ction de se réali ser. De· ell mr me l'inter venti on de la liberté, sans boul everser les lois de la na ture, es t une de ces circonstances peTturba triccs qui peuvent rendre incertaine la prévision des événements. Si d'ailleurs il fallait it Loule force choisir entre le· déterminisme scientifi que e t l'a ffirm a ti on du libre arbitre, nous n'amions pas it h ésiter. Le déte rmini sme scientifiqu e n e s'impose pas à la raison co mme une vérité év id ente ; c'es t simpl ement un e généralisa tion de cc que l'c xpéri encr, a constaté jusqu ' ici. La liberté, a u contraire, es t à la foi s a ttes tée par la conscience e t ex igée par la rai son comm e condiLi on essentiell e du devoir. Ce n' est p::is un devoir de croire au déterminisme a~solu de tous les ph én omènes de l'univers : c'e n
�MORAL E PRA TIQUE.
est un, nous l'avons dit déjà, de croire à la · liberté. · Donc, ·en résum é, aucun e des objections proposées par les détermini stes n'est décisive et ne pré\'aut contre le témoignage direc t de la conscience.
RÊSUMÉ
J. - Les anciens supposaient qu'une force aveugle et capri cieuse, appelée Destin (en latin Fatu m), décidait des ac tions humaines . Cette opinion, incompatible avec l'exi stence <lu li bre arbi tre, a donné lieu au fatalis me, auj ourd'hui abandonné. Mai s on a, d'au tre part, supposé que les ac ti ons humaines étaient détermin ées par des lois immuables analogues à cell es qui régi sent le mond e physique. Cc système, qui ni e également la liberté, a pris le nom de déterminis me. II. - L' homme moral est d'abord so umi s à l'influence de son tempérament ph ysique, qui es t lui-m ême déterminé par des causes extérieures (climat, hérédité, etc.); l'homme es t fa çonné aussi par l'édu ca ti on, par le milieu social où il vit, et ces circonstances détcm1inent ses actions : tel es t le détenninisme ex terne. Le déterminisme interne souti ent qu e les résolutions sont déterminées par uti motif prépondérant, lequel dépend à son tour de dispositions morales antéri eures . III. - Enfin le libre-arbitre ne se concilierait pas avec les attributs de Dieu. Comment l'homm e pourrait-
�OBJECTIONS CONTRE L'EXISTENCE DE LA LIBERTf:. 25
il se décider autrement que Dieu ne l'a prévu et en dehors de sa souveraine YOlonté ? IV. - Dieu étant incompréhensible, nous ne pouvons savoir s'il ne lui a pas été possible de concilier sa toute-puissance et sa prescience avec l'indépendance relative de l'homm e. On ne peut, sans imprudence , mêler la théologie à la morale. V. - Les objections déLerminisles renferm ent une part de vérité : la liberté es t limitée par diverses influences. Mais la liberté limitée est encore la liberté. D'ailleurs l'homme peut combaLLrc et modifler ces influ ences . L'homme se déL ermi ne, il est vrai, par les moLi fs qui se présentent il son esprit ; mais ces motifs sont dans l'esprit lui-même. Il s doivent leur force il la volonté. L'acte libre a une cause co mm e les autres phénomènes; celle cause est la liberté. Le déterminisme scientifi que et la liberté ont leur domaine propre, et peuvent êLre vrais simultanément. En résumé,·aucune objection n'est décisive et ne prévaut co ntre le témoignage direct de la conscience.
. Ouvrages à consulte .
, FOUILLÉE,
La Lib erté et le Déterminisme. Le Devoir. (1 " part. ch. II.) PAUL JANET, La Morale. (L. III, ch. v1.) 1:MtLE BEAussrnE, Les Principes de la morale. (L. II, ch. 1.) RENO UVIER, Science de la morale. (L . l" , 1 "' sect., ch. m.) MAlllON, .L eçons de morale. (2' leçon.) FoNSEGlllVE, Essai sur le Libre arbitre. (2• part., 1. 11 1 ch. ,,
JULES ~ JMON,
11,lll, IV.)
�TROI SIÈME LE ÇON
DEUXIÈME CONDITION DE LA MORALITÉ
1. L'obj et de la lib erté. - Il. Le mo tifs d 'ac ti on. JIJ . Ca ractères des mo tifs d"action. - IY. L'oblign ti on morale. Y. Le bi e n ou la per fec tion morale. - VI. Lïd éa l mora l. -+ \' 11. Conscience mo ral e.
SO l!M A IHt:. -
J. -
L'o Il J ET D E LA J. 1 8 E R T t:
11 ne suffit pas que l'homme soit capabl e de Youloi·r
librement. On ne peut vouloir à vid e sans savoir ce que l'on veut; on veut nécessairemrnt quelque chose, ceci ou cela. - La liberké doit aYOir un objet. L'objet de la liberté, bien qu'il soit nécessairement co nnu, peul être considéré en un sens comme exté.. ri eur à nous-m êmes . Par cela qu'il es t connu, il es t en nous, à titre de pensée ou d'id ée ; mai s par cela qu e la liberté doit tendre, pour ainsi dire, vers lui, on peut dire qu'il es t di stin ct de nous, qu ' il n'es t pas.proprement nous. Cetie condition nouvell e de la moralité, - l'objet de la liberté, - ne se confond donc pas avec la condition que nous venons de constater et d'étudier, savoir la liberté elle-m ême.
�DEU XIE ~IE CONDITION DE LA i\lORALITE.
'li
l J. -
L E S .Il O T 1 F S D ' .\ C T 1 0 N
Quel est l' obj et de la liberté? P.a r une journée brûlante d'é té, un enfant., après une longue course, tout en sueur et dévor é de soif, boit av idement deux ou trois verres d'eau glacée . Il a cédé à l'a ttrait d'un plaisir immédiat; le bu t de son action es t ici Je plaisir, et le pl aisir seul. Plus prudent., il sait qu'e n agis ant ainsi i l risque de se rendre g-ravcmen t malade cl s'abstient. S' abstenir c'es t encore vouloir : c'es t vouloi r ne pas faire une ,chose à 1::tqueUe on es t sollicité. Que se propose-t-il en s'abslqnant ainsi, en prenant la rés olution de ne pas apaiser sa soif tout de suite ? _ n'c t plu s, ro m.me tout Cc à l'heure le plaisir immédi at, pui squ'il Y cut, au contraire, endurer pour qu elque temp s un e souffrance . i\1ais il a calculé que cc plai ir d'un moment pourrait être sui vi d'un mal prolongé el dangereux, la fluxion· de poitrine; il a compris qu'il était de son intérêt de ne pas céder à la tentation présente, car il est fo r t u til e de se maintenir en bonne santé et fort nuisible d'ê tre malad e. L' obj et de la volonté es t donc ici ·différent ·: cc n' es t plus le plai sir, c'es t l'intérêt bi en entendu. Essayons de nous. ·représenter ce qui se passe dan s l'âme du chevalier d' Assas (l es exemples les plus connus sont les meilleurs) au mom ent où, s'il donne l?alarme, vingt baïonnettes vont faire de lui un cadavre.
�TROISIÈME LEÇON
DEUXIÈME CONDITION DE LA MORALITÉ
SoitMA III E. - 1. L"obj e l de la liberlé. - Il. Les motifs d'a cli on. Ill. Caraclères des molifs d'acti on. - - lY. L'ob ligation moral e. \". Le bie n ou la perfecti on morale. - YI. Lïd éal moral. -, \'II. Cons cience morale .
1. -
1. '0 Il JET D I:: LA I. 1 8 ER Tt:
il ne suffit pas que l'homm e soit capabl e de vouloir librement. On ne peut vouloir à vide sans savoir ce que l'on veut; on veut nécessairement quelque chose, ceci ou cela. - La liber~é doit avoir un objet. L'objet de la liberté, bien qu'il soit nécessairement co nnu, peut être considéré en un sens comme ex té.. ri eur à nous-m êmes . Par cela qu 'il es t connu, il es t en nou s, à titre de pensée ou d'id ée; mai s par cela qu e la liberté doit tendre, pour ainsi dire, vers lui, on peut dire qu'il es t distin ct de n ous, qu 'il n'es t pas.propre~ ment nous. Ceüe condition nouvell e de la moralité, - l' objet de la liberté, - ne se confond donc pas avec la condition que nous venons de constater et d'étudier, savoir la liberté elle-m ême.
�DEU XIÈME COi"\DITION DE LA i\lORALITÉ.
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IJ. -
L E S )! OT ! FS D 'AC TIO N
Quel est l'obj et de la liberté? P.a r une journ ée brC1lante d'é té, un enfant., ap rè une longue comse, tou t en sucm et dévoré de soif, boit avidement deux ou Lrois verres d'eau glacée . Il a cédé à l'atLrait d'un plaisir immédiat ; le but de son action es t ici le plai sir, et le pl aisir seul. Plus prudent., il sait qu'e n agissant ain i il ri sque <l e se r endre gravement malade et s'abstient. S'abstenir c'es t encore voul oir : c'est voul oir ne pas faire un e ,chose à laquelle on es t so llicité. Que se propose-t-il en s'abstçnant ain si, en prenant la résolution de ne pas apaiser sa oif tout de suite? _ n'es t plu s, comm e tout Cc à l'heure le plaisir immédi at, puisqu'il Y cut, au contraire, endurer pour qu elque temps un e souffrance. Mais il a calculé que cc plaisir d' un mom ent pourrait être sui vi d'un mal prolongé et dangereux, la Ouxion· de poitrine; il a compris qu'il était de son intérêt de ne pas céder à la tentation présente, ca r il est fort util e de se maintenir en bonne santé et fo r t nuisible d'ê tre malad e. L'obj et de la volonté es t donc ici ·différent ·: cc n'es t plus le plai sir, c'es t l'intérê t bi en entendu. Essayons de nous. ·représenter ce qui se passe dans l'âme du chevalier d'Assas (l es exemples les plus connus sont les meilleurs) au mom ent où, s'il donne l'alarme, vingt baïonnettes vont faire dc lui un cadavre.
�MORALE PRATIQ UE.
Jl es t j eune et plein de vi e; son intérêt es t de ne pas m ourir et de se rend re silencieus ement prisonnier. Mais le devoir es t, s'il le faut , de se sacrifi er pour son pays . Il le sait, nous le savons tous . Dans le court instant que dure cette scène, ces deux obj ets, l'intérêt si pressant de ne pas mourir, le dernir du citoyen et du solda t, s'offrent vivement à lui; a-t-il hésité ? Peut-être; mais si peu! Son parti es t bien vite pris : il veut et fajt le devoir. (< A moi d'Auvergne! ce sont les ennemis 1 » Il sa uve l'arm ée c l meurt. Dira-t-on que c'es t d'instin ct, sa ns r éfl exion , sans y pe nser , san s un e résolution délibérée, qu'il pousse son cri héroïque? :\fais pour en a rri ve r it ces explosions soudaines de dévou ement, il faut qu' une âme se soit dès l ong temp s façonnée :'d'habitud e du devoir ; on n'a tteint pas il la sublimité moral e du premier coup. Il es t possible, d'aill eurs, que dans ces instants dram a tiques, l'âme prenn e une conscience plus lumineuse d'ellemême, que l'intelli gence surexcitée aperçoive d' un seul regard, avec one clarté supérieure, la va leur des obj ets entre lesquels il faut choi sir, et que, pou r avoir duré moins d'une seconde, la délibération ait été a:uss i réfléchi e, que si ell e s'é tait prolon gée pendant des heures et des jours. . Dira-t-on que d'Assas s'es t proposé d'assurer à son · nom l'immortalité? Mais quell e certitud e avait-il que son souvenir serait recueilli par l'histoire ? Combi en ·sont morts pour leur pays qu'ell e a toujours ig·norés ? Puis, sacrifier sa vie pour assurer sa mémoire ce n'est plus là proprement un calcul intéressé. Les grand es
�DEUXIf:Mt~ CONDITION DE LA MORALITÉ .
29
âmes seules en sont capables , les grandes âmes, c'estit-dire celles qui se sont fait du dévouement, du sacri,fice comme une seconde nature. · Ainsi trois obj ets principaux peuvent solliciter la volonté : le plaisir, l'intérêt, le devoir; ou encore l'agréable, l'utile, l'honnête.
Ill. -
CARAC TÈRES DES MOTIFS D'ACTION
En Lant qu'ils sont connus par nous comm e désirables ou di gnes d'être recherchés ces objets sont de:; motifs d'action. Il y a doné Lrois grandes classes de molifs. Le mali{ dii plaisir exclut toute r é!lexion, et il est désinLéressé en cc se ns qu'il ne suppose pas le calcul des co nséquences et la prévision de l'avenir. !\Jais cela montre qu'il ne peut être le moti!' unique qui déter:mine toute notre conduite. Dès qu'il est parvenu à l'âge de raison, l'hom me tient plus ou moins compte d_ cc e qu i peut résullcr pour lui dans le futur de telle ou telle ac Li on volonLairc. Les animaux eux-mêmes, j'entends les animaux supérieurs, son t capabl es de renonr·cr à un plai ir immédiat si l'expérience leu,r a appri~ qu'il doit être suivi d' une douleur plus grande. Le dücn s'absLi cn t de voler le rôti ciui es t à sa portée quand on l'a battu deux ou Lrois foi s pour de semblabl es méfaits. . Le rnolif intéressé suppose au contraire réflexion, ealcul, prévi~ion. li consiste à se p~·iver d' uri plaisir
2.
�30
~!ORALE PRATIQUE.
{!Ui doit entraîner après lui une peine ou plus vive ou plus durable, à accepter une peine légère et passagère pour une satisfaction future si celle-ci doit être plus longue et plus intense. Il suppute les conséquences plus ou moins lointaines d'une action. Il établit une balance entre les biens et les maux et détermine la volonté à rechercher, tout compensé, la somme la plus petite possible de souffrances jointe à la plus grande somme possible de jouissances. C'est, comme on- l'a dit, une sorte d'arithmétique. Vivacité, durée, proba.bilité plus ou moins grande des plaisirs et des peines, voilà les éléments de cc calcul. L'homme qui se prive de tout et s'i~pose les pfus rudes fatigues dans sa jeunesse pour amasser une fortune dont il espère jouir dans son âge mûr et sa vieillesse, obéit en cela au motif de l'intérêt. Ce motif n'a par lui-même rien de méprisable, car il est légitime que chacun mette en œuvre les moyens les plus efficaces pour assurer son propre bien être. JI ne mérite d'être flétri que si, se trouvant en opposition avec le motif du devoir, ou motif moral, il détourne la volonté d'obéir à celui-ci. Le caractère essentiel du motif moral, c'est d'être ob ligatoire. Qu'entendons-nous par là?
IV. L'OBLIGATION lIORALE
L'obligation morale est le caractère d'un motif qui s'adressant àla volonté s'exprime parcesmots: tu dois. Chercher son intérêt, poursuivre le bien-être, la ri-
�DEUXIÈME CONDITION DE LA MORALIT€.
31
chcsse même, cela n'est pas défendu; mais jamail'homme qui donne ce but à sa vie n'a prétendu obéir à une voix intérieure lui disant : « Tu dois ne manquer de rien; tu dois être riche. >> Bien ptus, s'il me plaît de rester pauvre et de me réduire au nécessàirc (pourvu .qu'ainsi je n'impose à aucun des miens des privations qui lui soient pénibles), j'ai parfaitement conscience que ni moi ni personne n'a de reproche à me faire . Quand la volonté se propose l'agréable ou l'utile, .elle sait qu'elle n'obéit pas à un motif sacré qui a droil de lui donner des ordres. Le devoir seul a qualité pour ' commander souverainement et sans condition. Il commande, mais il ne contraint pas; bien qu'il s'impose en vertu d'une au torité souveraine, il laisse la volonté libre de la méconnaître. Elle peut toujours refuser d'obéir. Si elle ne le pouvait pas, il n'y aurait plus de devoir ; car il n'y a devoir que parce qu'il y a liberté. Telle est l'obligation morale; elle s'impose comme un -0rdre qu'il est toujours possible de violer. Elle s'impose, de plus, sans condition . Elle ne dit pas : Tu ùois vouloir ceci, pourvu que ton intérêt n'en souffre pas, pourvii que le sacrifice exigé ne soit pa~ trop douloureux. Elle dit : Tu dois, quoi qu'il arrive, tu dois, dusses-tu mourir. Et c'est ainsi que le devoir parle à d'Assas. L'égoïsme a beau se plaindre et se lamenter; le motif moral parle d'un ton impératif qui ne se laisse pas attendrir> n'admet ni compromissions ni réplique.
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�3'2
MORALE PRA TIQ'[jE.
Cc caractère oblig·atoire du motif moral, tout homme le connait avec évid ence le jour où il est mis en demeure de choisir entre son plaisir, son intérêt personnel et ce qui lui apparaît comme un devoir. Il se manifeste d'autant plus que le sacrifice commandé par le devoir est plus douloureux. Le remords est la conséquence du dcvoÎI' violé; jamais on n'a de remord · pour avoir renoncé à un plaisir immédiat ou aux sa ti sfaction s plus durables de l' égoïsme. L'homme qui accomplirait, toujours et en tout, ce qui est ordonné par le devo ir serait évidemment meilleur ou plus parfait que celui dont la co nduite serait tout opposée. L'accomp lissement sans r éserve du devo ir est donc la plus haute perfection .que l'homm e puisse atteindre.
V. LE BIE:1' OU LA PEIIFECTIOi'i J!ORALE
La pe_rfection dont il s'agit ici, c'es t la perfection morale. Nous co mprenon s très bi en que la toute-puissa nce, l'omni science, l'é ternité sont pour un être des perfections; mai~ cell cs -Ht, Fhommc n'y sa urait prétendre. Sa puissance, so n savoi1: seront toujou1's el n écessa irement limités ; et s'il peut espérer une vie - future imp érissable, il sa it qu' il a commencé d'exister. La perfection qu 'il doit pow'suivrc, ce n'es t donc pas toute la perfection, mais se ul ement cell e dont il est capable. Elle n'est que la volonté bonn e. Bien vouloir, voilù cc qui dépend de nous. Aussi l'intention a-t-elle se ul e un caractère moral. Des actes inspirés par u1i.c
�DEU XlUlE · CONDITION DE LA !llORALIT~.
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intention égoïste ou perverse peuvent avoir quelques effets favora.bl cs : un homme opul ent peut , par exemple, distribuer d'abondantes aumônes pour faire étalage de ses richesses ou pour se ménager des parti sans qu'il espère pousser à la r évolte contre le gouvern ement de son pays . Dan s ce cas, sa gé nérosité soulage quelques m isè res, ce qui es t un bien, mai s sa conduite n'es t pas moralement bonne, parce que le m otif qui l'inspire n'est pas celui du devoir. Quand nous di sons qu e la b onne vol onté suffit , nous ne voulon s pas dire qu'o n ait le droit de s'en tenir à l'intenti on. La bonne intention n'ex iste qu'à la condition de se rénliser dans la mes ure du poss ible. Bien vo uloi r c'es t vouloir bien faire et n'épargner aucun effort pour mettre à exécution cc qu'on a r ésolu. La bo nne vol onté qui n'agit pas quand elle le peut n'est pas un e bonne vo lonté. La perfec ti on morale, ou l'accompli ssement de tou t le devoir, étant l'objet suprême au.q u el nou s devons tendre, il faut que nous ayons l'idée de ce qu e serait l'homme s' il était parvenu à ce tte perfecti on. Ce tte idée qui nous repré ·ente une nature hu1n aine sup éri e~re à ce que nous sommes, ~t ce qu e sont nos se mblables , s'appelle l'idéal moral.
VI. L ' ID ÉA L MORAT.
Un idéal est un objet conçu par l' esprit, qui n'existe que dans l' esprit, et qui exprime une perfection plu5 haute que ce que l' expérience de la réalité peut fournir.
�a,
MORALE PR A TI QU J<.:.
On dit, par exemple, qu'un artiste a un idéal, quand il conçoit un modèle de beauté plus parfaite que toutes les .choses belles qui sont dans la nature_. L'idéal de l'artistc est un idéal esthétique. On dit encore le cercle idéal ou parfait, pour désigner le cercle parfaitement conforme à la définition géométrique, que nos.instruments grossiers ne sauraientreproduire avec une entière exactitude. De même on dit l'idéal moral, entendant par là cette perfection d'une volonté toujours et absolument conforme au devoir, d'une âme à laquelle ne manquerait aucune des vertus qui résultent de cette perpétuelle conformité - perfection vers laquelle nous devons tendre de toutes nos forces, bien qu'il soit pcut-ètre impossible it l'homme de l'aLteindre jamais. L'idéal moral a pu varier d'une époque à l'autre, et c'est pal' là que la morale est capable de progrès. Le sauvage n'a pas le même idéal que le civilisé, ni le chrétien que le Grec du temps de Périclès. Le sauvage ne conçoit guère de devoirs qu'envers les membres de sa tribu; le Grec du v• siècle avant Jésus-Christ admet .I'esclavag·e comme légitime et se croit tout permis envers les barbar~ L'idéal moral s'épure et se perfeces. tionne à mesure que se développe la ciYilisation. Celui des épicuriens et des stoïciens est supérieur à celui d'Homère. La loi mosaïque, de même, s'élève et s'épure de siècle en siècle, et de prophète en prophète. Le christianisme, dernier épanouissement de cetLe loi, n'a produit une si grande révolution dans le monde que parce qu'il a fait pénétrer dans les âmes, par l'amour, l'idéal moral le plus élevé que les hommes eussent encore connu.
�DEUXltME CONDITION DE LA MORALITÉ.
35
VII. -
CONSCIENCE à!ORALE
i\ous appellerons conscience morale, la connaissance qu'ont tous les homm es, quellès que soient les diffé..1 rcnccs de temps, de pays et de civilisaLion, d'un certain idéal de conduite qui s'impose à eux comme obli gaLoirc. Il est clair, par ce qui précède, que la conscience morale e t capable de progrès el d'éducation . Celle d'un sauvage ne regard era pas comme criminelles certaines actions qui nous feraient horreur. Cell e d'un cnfanL n'a sans douLe qu'une notion très vague et incerlaine du bien et du mal , et il faut que parents et malLrcs la développent par le précep te et l'exemple. Mais quel que soit l'idéal moral que se forme la conscience , toujours et partout cet idéal est conçu comme devant être réalisé, dans la mesure du possible, par la volonLé. Si, par exempl e, la conscience morale du sauvag·c ne lui représente guère d'autre idéal que la bra..: mure dans la bataille et la paLience dans les tourments, le sauvage se sentira obligé d'être brave et patient : il se nié prisera et sejug·era d ig·ne du mépris de ses compagnons, de ses ennemis mêmes, s' il cède à la lâcheté ou· se laisse vaincre par la douleul'.
RÉSUMÉ
I. --=- On ne· peut vouloir sans vouloir quelque chose; la volonté doit avoir un objet.
�36
MORALE PRATIQUE.
Cet objet existe en nous à titre d'idée; mais il est, en un sens, distinct de nous. Il. - Trois objets principaux peuvent solliciter la volonté : 'l ° le plaisir ou l'agréable; 2° l'intérêt ou l'utile; 3° le devoir ou l'honnête. Ces objets sont de s motifs d'action. III. - Le motif du plaisir exclut toute réflexion. Il ne p eut être le motif unique de toute notre conduite. Le motif intéressé consiste à sacrifier un plaisir, à supporter une peine en vue d' un e satisfaction importante. Ce principe n'est pas mauvais en soi; il ne deviendrait tel que s' il détournait la volonté du motif du devo ir ou motif moral. Le caractère essentiel du motif moral est l'obligation. IV. - L'obligat'Ïan morale ou le devoir s'impose comme un ordre, mais non co mme une contrainte. L'homme reste libre e n face du devo il'. De plus, le devo ir s' imp ose sans condition. C' est un
impératif catégoi'iq ue. ,
L'accomplisse ment sans réserve du devoir est la plus haute .perfection que l'homme puisse atLeindre. · V. -La pei fectionmorale, c'es t-à-dire le bien, r éside surtout dans le bon vouloir, qui dép end d e nou s. VI. - Pour tendre vers la perfection, l'homme doit d'abord en avoir l'idée : ce tte idée, c'es t l'idéal moral. L'idéal moral s' épure e t s'élève à mesure que se développe la civilisation. VII. - La conscience morale présenle à chacun de . nous un idéal de conduite comme devant être réalisé dans la mesure de nos forces.
�DEUXItME CONDITION DE LA MORALITÉ.
37
De même que l'idéal, la conscience est susceptible de progrès et d'éducation .
.
Ouvrages à consulter :.
Le Devofr. (2• et 3• pa!'ties.) La llforal.e. (L. I, ch.,, n, m, vu; L. H, ch. 1, n; L. III, ch. 1, v .) · ÉMILE llEAUSSIRE, Les Principes de la morale. (L . III, ch. 1.) RENOUVIER, Science de la morale. (L. I, 1" sect., ch. 1; L. Il, 1 sect.) · MARION, Leçons de morale. (Leçons 3 à 12.) JOUFFROY, Cours de Droit naturel. (2' et 3· Ieçons .) CousIN, Le Vmi, le Beau, le Bien. (Le Bien.) FRANCISQUE BOUILLIEH, Morale et Pro grès. CH. WADDINGTON, Dieu et la Conscience. (1" part., ch, 1.) L. CARRAU, La Jlforale utilitaire. (2' part., l. I, ch. 1v.)
JU LES SIMON, PAUL JANET,
3
�QUATRIÈME LEÇOi\
LA LOI MORALE
SOlTllAIR E. -
1. La loi mora le. -
Il .
Caractères de la loi 111oral c.
f. -
1. A 1. 0 I .Il O JI .\ L E
.'fou s comprenons mainLenant ce qu'il fauL entendre par la loi morale. Ell e est essenLiellement un corn mandemenL, ou, ainsi que l'a diL un grand philosophe, m, impératif. Elle proclame, romme devant être réali sé<· dans la pratique, la conformité enLre la volonté eLl' idéal conçu par la conscience morale. EL si ceLidéal nous l'appelons le bien, nous dirons: la loi morale est l'obligation de con former sa volonté, et autant qu'on le peut, sa conduite, ù ce que la, conscience cléclare être le bien. L'obligation s'impose en outre d'éclairer et d' épure,· sa conscience par Lous les moyens possibles : en rélléch issant, en s'instruisanL, en demandant des con eil~. Il arrive bien souvent, en effe t, que l'intérêt, les passions, les préjugés, obscurcis.sent la conscience et l'ernpêchrn t de discerner, autant qu'elle en serait capable , ce qui est bien et ce qui es t mal. Par là s'expliquent
�LA LOI MORALE.
3(1
11 umbre <le crimes affreux commi s par dcs l1011Jm es qui , ::;embl e-L-il, cro yaient bien faire. Les inqui siteurs, qui fa isaient brùler les hérétiques et les juifs, s'i111aginair·nt peul-être agir conformément aux intentions de Di, ·u . .\lais si la haine et l' org·ueil ne les ayaient pas aveuglC:-1,. ib auraient compris que l'homme es t sac ril ège quaud il 'attribue le droit d'interpréter et d'exécuter la volonté divine; ils auraient compris encore qu'ils faisa ient ù Dieu la plu:; sang-Jante injure en supplicianl Jeurs semblabJ s au nom de sa justice et de sa bont é ouveraines . Lrfanalisme n' est donc jamais une excuse, ~ f'ar une ré O exion sincère sur le motifs de leur conduite, un exam en de conscience véritablement crup u leu:-eussent fait reculer d'horreur ceux qui dressaient le: bùchers. On sait les remords d'Innocent II[ , en apprenant les massacres des Albigeois, qu'il avait d'abo rd enco uragé .
1 l.
-
C .\ Il .\ C T
i: R ES
U t: 1. \
1. 0 1 M O R AL t,;
.\ quiconque s'interroge de lionne foi, la loi morale apparaît, non seulement obligatoire , mai absolit.e , claire, iiniverselle, imnmable. Ell e es t' absolue, c'est-à-dire qu'elle n'est subor donnée à aucune autre, que tout, au contraire, doit lui être : ; ubordonné. Les intérêts les plus pressants, les alfections .les plus chères, doivent lui être sacrifiés, si elle l'ordonne. Le mot absolu, en ce sens, ne veut guè!'e dire autre chose que le mot obligatoire.
�40
MORALE PRATIQUE.
Elle est cla._fre. S'il est des cas où, au premier abord, Je devoir semble être douteux, la réflexion sincère et suffisamment prolongée finit toujours par le découvrir. On a dit. qu'il est quelquefois plus difficile de connaitre son devoir que de le faire. Il est permis de contester la justesse de celle assertion. Le devoir sera alors précisément de chercher quel est le devoir, et c'estlà une obligation très claire. Quand il s'agit de devoirs, l'homme, malheureusement, en sait toujours plus qu'il n'en fait i. La loi morale est universelle. - On entend par là que l'obligation de vouloir et d'accomplir ce que 1ui dicte sa conscience s'impose non seulement à chacun de nous, mais à toute créature raisonnable et libre. Elle vaut _ pour tous les gfobes, disait magnifiquement Voltaire. Dieu même n'est pas soustrait à cette obligation, en ce sens que la volonté divine ne saurait vouloir le contraire de ce que la raison divine connaît comme juste et bon. Et c'est en cela que consiste la ~ainteté de Dieu. Certains philosophes ont soutenu que la loi morale n'avait d'autre fondement que Je décret arbitraire,· et pour ainsi parler, le caprice divin. Une telle doctrine est fausse. On croit par là sauvegarder la toute-puissance, qui, semble-t-il, serait détruite si elle était contrainte d'obéir à une loi qu'elle n'aurait pas faite. Mais la toute-puissance ne · consiste pas à pouvoir vouloir et
1. « Ce qu'on appelle chercher le devofr dans une circonstance particulière, dit Je moraliste anglais Butler répondant par avance au mol de M. Gu izoi, n'est souvent qu'une tentative pour l'esquiver.>> (Serm. vm,
Sur le caractère de Balaam.)
�LA LOI MORALE.
41
réaliser l'absurd e. Or l'injustice, le mal , sont rabsurde en moral. La loi morale, enfin, est immuable. - On ne voit pas tout d'abord comment l'immutabilité s'accorde avec le progrès; et, nous l'avons dit, il y a progrès dans la conception de l'idéal moral, à mesure que se développe la civilisation. Mais la loi moral e n' es t que ce t idéal conçu comm e clevantêtre voulu et, autant que possible, réalisé . C'est donc ce rapport entre une volonté libre et ~m id éal de perfection qui es t immuable. Entre deux et deux, quatre et quatre, huit et huit, le rapport est toujours le même, bi en qu e les chiffres so ient différents. C'es t faut e de faire cette distin ction qu'on a si souvent ni é l'universalité el l'immutabilité de la loi mora le. « Le droit a ses époques, dit Pascal; plaisante justi ce qu'un e rivière borne l Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà! i> EL l'on a étal é avec complaisance nombre d' actions qu e nou s déclaron s cr iminell e::; et qui ont paru légitim es en certains si~cle~ et dan s certain s pays : les sauvag·es mettant à mort leurs vieux parents, les Spartiates encourageant leurs enfants à voler, etc. - On oubli e toujours que c'es t l'intention sen le qui fait la moralité des actes ; - le sauvage , dans l'impuissance où il .est souvent d'assurer sa propre nourriture, peut croire de très bonne foi obéir à un motif de piété filial e en épargnant à son père les pri valions et les misères qui vont assiéger sa vieillesse; le Spartiate veut développer ch ez ses fil s l'adresse nécessaire au guerrier, et croit qu'un bon moyen c' es t de lui apprendre à voler sans être découvert, si même il y a pos-
�,12
MORA LE PRATIQliE.
ibilité de voler dans une république d'où les lois ont à peu près proscrit la propriétr· individuelle. Autorise'· par l'usage el. l'opinion pnbliquc, le larcin, en tell rs conditions, n'était plus la Yiolation volontaire d'nn rlroil rr.connu et consacré. ;te D'ailleurs, on a bcàucoup exagéré ces pr1 nùucs va ri ations <les jugcmm1Ls rf'lalif. it la valeur morale des actes. Il y a de actions qui toujours et partout ont t'ité appromfo, ou flétries par la conscience du genre lrnrnain. Ceux qui ont étudié de près les idées, les rnœur d les sentiments des saurnges ont pu co11 statcr que sur bien des po int. lcUI' idéal moral est conforme i1 celui <lr.s peuples civilisés\ Les moralistes chinois, hi nd ous, grecs et latin s, ont formulé de bonne heure tl'adrn ir::ihles préceptes. La morale de Platon a mfrit6, par 1·,crtains côtés, d'êLrr appelée la préfac1' humainr de l'Jtvangilc. L'Éthiqiie à Niconiaqiie, d'Aristote, n'a pour ainsi dire pas vieilli, et, le portra it LJu'dle nous trace du magnanime pourrnit encore, par bien drs côt1;s, servir <le mocli\lc au citoyen clf' no::: sociétL'S Mmocratiqucs. Le Traité des Devoirs, de Cicéron, n'a rien ù emier aux plu hellrs œuwcs qui depuis ai1•nt i'·t6 écrites en cc genre . Après avoir rappelé l'admirable légende bouddlüqul' de Kunala, fils du roi Aç,oka, ~J. Paul Janet a pu dire 11u'clle nous donne en raccourci comme un tableau de tontes lrs Yertus : « la cha tel6, la pirté, la r1'•:c;igna1. Xous arons es ayé de le monlrcr da 11s notre ouYragc : La Conscience psychologique et morale dans !"individu et dans l'histoire
(Perr in /, ch . 11.
�LA LOI MORALE.
14:1,
tion, le mépris de la douleur, le pardon des offenses, et aYcc tout cela une grâce naïYe et candide qui y ajoute un charme souYerain 1 • » Cicéron a donc raison quand, s'inspirant de la plus hante des doctrines toïcicnncs , il s'exprime en ces termes pleins de grandeur : « JI y a une loi véritable, conforme à la nature, qui :-:c trouve chez Lous les hommes, touj ours la mème, aerncllc ; cli c nous app elle au deYoir par ses commandements ; elle nous détoumc du mal par ses défenses; ordres et défenses qui ne restent pas Y ains pour le hommes vcrlurux , mai s dont les méchants n'ont pas ·our i. Celle loi , ni rn LoLaliLé ni en parli c, il n'es t pcl'mi s de l'abroger; on ne peul non plus 'en écarter légilimement; ni le sénat ni le peuple ne pem ent nous (füpcnscr de la suivrn. Il n'es t besoin de personne qui l'interprète et qui l'explique; elle n'est pas autre à Rome, autre à Athènes , aulrc maintenant, autre plus Lard; nn e loi uniq,uc, ét ernell e, immuable embrassera L oule· les nations cl dans tous les temps ; le rnailrc commun d le i:; 011\'erain de Lous, c',,s t Dieu mêmr, qui a i'• Labli , éclairci PL promulgué. c-!'LL1' Joi. (lui la violera ,, se fui l'a lui-même, et renonçant ù sa nature d'homme, subil'a par G rnètn(' les plu s durs châtiments, encore ela <[u'il ait pu <'.•chapprr it ces autr, •:; 1 ou nncnLs supposés ~ >> (ce ux de l'auL1·c Yi c) .
1. llislo-ire cl e la scie11 ve poli!iq11e clan · ses rapports aver, la momle, t. 1, p. ':15, 26, 3" édit. 2. De ln 1 ·épub I ique, l. llI.
�MOR ALE PR ATI QUE.
RÉSUM É
I. - La loi morale est l'obligation de conformer sa volonté et, autant qu'on le peut, sa conduite à ce que la conscience déclare être le bien.
Mais la co nscience peut être obscurcie par l'intérêt, les passions et l'ig·nora ncc, Nous avons donc, en outre, le devoir de l'éclairer et de l'épurer en réfléchissant, en nous instrui sant et en demand ant des conseils. Il. - La loi morale, outre l'obligation, a .les caractères suivants : Elle est absolue, c'es t-à-dire qu'elle n'est subordonnée à au cune autre, et que tout doit lu i être sacrifié si ell e l'ordonne; Elle est claire, même dans les cas douteux où le devoi r consiste à chercher quel est le devo ir ; Elle est universelle, ce. qui veut dire qu'elle s'impose à toute créature raisonn abl e et libre; ell e n'émané point d'un décret divin arbitraii:e, mais de la volonté de Dieu conform e à sa suprême raison; Enfin la loi morale es t immuable. II n'y a pas contradiction entre ce caractère et le progTès constaté dans la conception de l'idéal moral , à mesure que se développe la civili sation. L'idéal co nçu se présente toujours comme devant être voulu et réalisé autant que possible. Donc le rapport entre l'idéal et la vol onté demeure constant, c'est-à-dire immuablé.
�LA LOI JlfORALE.
D'autre part, c'est l'intention qui fait le mérite des actes, les actes en eux-mêmes n'ont pas de caractère moral. Ces distinctions permettent d'expliquer les exemples qui semblent en contradiction avec le caractère d'immutabilité de la loi morale. Les ouvrages que nous ont laissés les anciens, en Grèce, ù Rome et chez les Orientaux, prouvent d'ailleurs que les traits essentiels de l'idéal moral ont été à peu près les _ mêmes à toutes les époques.
Ouvrages à consulter :
JULE
SrnoN, Le Devoir. (3° partie.) La Morale. (L. 1, ch. II; L. li, ch. 1; 11.) ÉMILE BEAUSSIRE, Les Principes de la 1r/Orale. (L. I, ch . Il.) RENOUYIER, Science de la morale. (L. 1, a• sect., ch. xvm.) MARION, Leçons de morale. (3° leçon.)
PAUL JANET, BEAU~SIRE,
De l'Obligation morale. Histoire de la Science politique dans ses rapports avec la morale. (Chapitre préliminaire.) L. CARRAU, La Morale utilitaire. (2° part., 1. I, ch. VI, VII.) IDEM, La Theorie de /'Evolution aux points de vue psychologique, religieux et moral. (Cinquième étude.) IDEM, La Conscience psychologique et morale dans l'individu et dans l'histoire. (Ch. v1.) .
PAUL JANET,
3.
�CIKQUIÈi\IE LEÇON
LA RESPONSABILITÉ LE MÉRITE ET LE DÉMÉRITE
S0i1!I \IRE: - J. La rc ponsa!Jililé. - li. Condition ' '}Ui di minuent 11 11 s11pprirn c1 la re ponsabililé. - 111. La respon sa bilité des ~ri111ill 11 cls. - IV. Le mérite cl le démérite.
1. -
Si l'homme es L libre, cL s'il c!,L une loi ù laquelle il do ire conform er sa Y lonLé cL:;es acte , il est véritabl eO ment cause des actes moralement bon s ou mauvais qu'il e. accomplit, et l'on a droit de lui en demander comp L C'est là ce qu'on veut dire quand on dit qu'il es t responsable. La responsabilité est donc une consé11qcncc irnméùiate et nécessaire de la liberté et de la conscicrwe qur nous avons du bien et du mal moral. La rcsponsabilitr , par suite, croît ou décroit :;clon le degTé de liberté d1· l'agent, et aussi selon que sa conscience morale est plus ou moins éclairée et développée.
.
LA RESPONSAlll 1.JTÉ
�J.A RESPO]';SAUILl'l'li:.
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Xous aYons ùiL déjà que ni l'enfanL en ba àge, ni l' idiot, 111 le fou, ne sonL libres, el ne discernent le bien du mal; ils ne sonL donc pas responsabl es ·d es torLs ou des malheurs qu'ils peuvent cau ser.
1 I.
-
C ON
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1 TI O N S QUI 1) 1 Ml li U E N T OU S U PP li 1 )!E N T
LA
IIESP O X SA n!LIT i
CerLaines conditions diminuent ou supprimenL passagèrement la responsabilité. Un homme, dans un accès de délire ou de somnambulisme, de fl èYre chaud e, sous l'empire d'une hallucination , devient. meurtrier ou ince ndiaire. On n'hésitera pas ~L le déclarrr irresp.onsable. . ll semble qu'une passion violenLe, comme la colère, la jalousie, enlève à l'homme son libre arbitre. La • colère, diL un poèL latin , est une courte foli e. En cone clurons-nous qu e nous cession~ d'èLrc responsabl es , quand nous agissons sous l'influence de la passion '! .Non, car la passion ne devi enL irrésistible qu @ parce que nous l'avons laissée grandir. Si nou s l'avions dè l'or ig;ine énergiq~emcnl combaLLuc, jamais elle n'au. rait réus i à subjuguer le libre arbiLrc. D'ailleurs, quelque violente qu'elle soit, il es L Loujour. possibl.e, par nn t•!îorL suprême, de n'y pas succomber. Le cas de l' ivresse esL an.alogu<'. · Selon l'expression populaire, l'homme ivre ne sait plus cc qu'il faiL. ~lais, ayant de s' cnivrC'J', il saiL qu e l'ivresse pourra lui faire comrn cLLrc des acLe'..:; ùéli ctucux ou criminels. 11 saiL qu'il va aliéner son libre arbiLr,, cl se réduire à un état dégTadanl.
�48
• MORALE PRATIQUE.
De même pour l'habitude. Quand elle est invétérée, il est presque impossible de lutter contre elle, bien qu'une volonté, rassemblant toutes ses forces, ne puisse manquer d'y parvenir. Mais il dépendait de nous de ne pas contracter cette habitude mauvaise ou de la déraciner à temps. Qu'il s'agisse donc de l'habitude, de l'ivresse ou de la passion, nous avons la responsabilité, non peut-être des actes mêmes qu'elles nous font commettre, mais de la faiblesse coupable que nous avons eue de nous laisser peu à peu dompter par elles. La responsabilité remonte ici dans le passé, jusqu'au moment où la volonté, pouvant encore a_isémef).t résister, ne l'a pas fait. On a pu soutenir que le manque absolu d'éducation morale supprimerait la responsabilité. Mais l'hypothèse d'un enfant qui arriverait à l'âge adulte sans avoir enLendu parler du bien et du mal, est irréalisable clan nos sociétés modernes. Dans celles surtout, comme la nôtre aujourd'hui, ot', l'instruction est obligatoire, personne ne peut plus invoquer pour excuse qu'il ignorait les devoirs les plus élémentaires imposés à tout homme.
Ill. LA RESPONSABILITÉ DES CRIMINl!LS
Une doctrine assez récente prétend décharger de toute responsabilité les criminels, parce que le crimcest, dit-on, l'effet nécessaire de dispositions apportées en naissant ou transmises par l'hérédité. Il y aurait des hommes naturellement voleurs ou assassins, comme H
�LA REiPONSABILITI.
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y a des hommes naturellement bègues ou idiots, et des caractères, même extérieurs, les feraient reconnaître du premier coup par un œil exercé. - Les recherches de ,cc genre sont encore trop incomplètes et les résultats trop incertains pour qu'on .puisse leur accorder quelque crédit. D'ailleurs une tendance, même innée, au crime n'entraînerait pas l'abolition complète de la responsabilité. Le libre arbitre pourrait subsister, affaibli, et avec lui, une responsabilité moindre. ' Si la liberté et la conscience morale étaient entièrement absentes, alors seulement la responsftbilité serait nulle. Mais en ce cas, on aurait véritablement affaire it des malades, non à des criminels. Dans ces derniers temps encore, les curieuses expériences sur la suggestion ont soulevé un délicat problème de responsabilité. On sait qu'une personne, endormie d'une certaine manière par une autre, peut, si . on tempérament s'y prête, subir à ce point l'influence de la volonté de l'opérateur, qu'elle exécutera, sans savoir pourquoi, poussée par un besoin irrésistible, ce qui lui aura été suggéré pendant son sommeil. On peut commander une action qui ne doit être accomplie qu'au -bout de plusieurs mo is; au jour, à l'heure fixés, la suggestion apparait, et le si~jel, malgré sa résistance, obéit, contraint par une force inconnue. Si ces faits sont exacts, il est évident qu'un crime commis en de telles circonstances ne saurait être imputé à son auteur; le vrai coupable est celui qui l'a suggéré. Mais le sujet · est sans excuse pour s'être prêté à l'expérience, s'il savait qu'elle aurait pour résultat de livrer sa liberté à la
�. 50
i\lORALE PH ..\.TlQl:E .
merci d'une volonté étrangèœ . Le premi er devoir d'un ,être libre est de se maintenir Iibre.
l \' . L E MÉ RI TE I:: T L E IJ Ê .II É RJ'f I::
Le mérite et le démérite découlent de la r~sponsabilité. Une vérité pour nous évidente, c'es t qu'un r'·Lr e qui conforme en Lout sa conduiLe à l'idéal moral ne peu L pas ètre, pour cela, dé11nilivement et pour toueut jours malh eureux , qu'un être aa contraire qui Y et fait le m;Jl, sachant qu e c'est le mal, ne peul pas trouver comme conséqu ence de sa perversité mème, une vraie et inaltérabl e l'éli cité. Un sentiment impérieux de justice exi ge qu e l'homm e de bi en soit récompensé et le méchant puni. L'ordre des cltose:; nou paraiLraiL absurde, si la verlu n'éL liée par un rapaiL ·porL nécessaire au bonheur, et le malh eur au vice. Le mérile est le droit de la verlu au bonh eur ; le ùérn t'· riLe, c'esL le malh eur qui doiL Lôt ou Lard chùLier unr rolonté révoltée contre la loi du deYoir. Hâlons-nous d'ajouter que ces id ées de mérite el.de ,d.éméri te ne sont nullement en désaccord avec le dé~intéressern ent qui es t le t:ararLère essenti el d'une tonne volonté. Faire le bien uniquement en vu e d'une récomC!'lu pense et pour éviter d'ètre puni, n'es l pas Y , mais oal cul d'égoïste. Aussi faut-il pour 1j11 '11ne condui.t1' ~::i it vraiment méritoire, qu'elle n'aiL pas été inspirée par de ,tels motifs. Le bonheur, conséquence de la rnoralit1\ ne peut être espéré que par ceux qui ne l'auront pas exclu1 ·sivement poursuivi. Spinoza a pu rn,-.me dire, après
�LA HESPONSABILITJ<:.
51
Sénèque, que la verLu est à elle-mrme "a propre récompense. Ce n' est donc pas l'homm e ve rtueux qui demande son salaire : c'est la conscience du genre humain , c'esL a Justice éternelle, qui le réclament pour lui.
RÉSUlVIt
l. - La responsabil'ité est la cons~q ucnce de la liber L é et de la con cicnce du bi en cl du mal. Elle croît ot-1. décroîL selon le degré de liberté de l'agenL, et aussi selon qu e sa conscience est plu s ou moi.ns éclairée cl développée. Les enfanls et les fous ne sonL pas responsables . 11. - La re·ponsabiliLé n'exi L pas non plu s pour e les acLions accompli es dans des accès de délire, de sornnambuli me, ùc fi èvre chaud e, etc. 11 n' en es t pas de mèrn c des acLions faiLc::; : ; ou s l'emolonté a pire des passions et des habitudes. D'abord la Y quelqu e pouvoir sur ces mobil es: ensuite on aurait pu et dî1 ne pas leur lai sser prendre un empire absolu. L'ignorance et le défaut d'éducation ne sonL excu"ablcs (fnr dans une certaine mesure. ·III. - La do ctrine qui prétend décharger les criminels de Loule rcspon abiliLé , parce qu'il s scrairnl naLurcllcmcnL cl par hérédilé org·ani s<'.·s pour le crim e n' est cndance rien moins cru e proméc. D'aill eurs 1111 c L innée ne supprime pas complètem ent la libcrLé , ni par suite la rcsponsabililé.
�MORALE PRATIQUE.
La responsabiHté d'un act_ accompli par un sujet e hypnotisé incombe à l'auteur de la sugg·estion. Le sujet est également responsable, s'il a consenti à l'expérience, sachant qu·eue aurait pom résultat de livrer sa liberté à la merci d'une volonté étrang·_ère. · IV. - Le mérite et le démérite découlent de la responsabilité. Un sentiment impérieux de justice exig·e que celui qui a faitlibrementle bien obtienne le bonheur, c'est-à-dire soit récompensé; et que cefoi qui a fait volontairement le mal éprouve de la peine, c'est-à-dire soit puni. Ces idées de mérite et de démérite ne sont pas en désaccord avec le désintéressement, qui caractérise le bien moral. L'homme vertueux ne demande point ~on salair. ; mais la conscience humaine et la justice étere nelle le réclament pour Iui.
Ouvrages à consulter :
La ,tlorale. (L. [([, ch. xr.) L'Idee de responsabitite. HENRI MAHION, Leçons de momie. (2• leçon .) · L. CARRAU, La Conscience psychologiqne et morale dans /'in~ dividu et dans l'liistoi1'e. (Ch. u et rn.)
PAUL JANET,
LÉVY Bnu11L,
�SIXIÈME LE ÇON
SANCTIONS DE LA LOI MORALE
SOMMAIR E. -
1. La sa li sfacli on inté ri eure. If. Le re mords. Ill. li onn e cl mauva ise sa nté. - IV. L'estim e cl le méwis. V. Sa ncti on des lois pé nales .
1. -
LA S ATI SF A CT I ON l i\" T É RI EU II E
Nous pouvons maintenant parler des san ctions de la loi morale; il es t bien entendu qu e, sous peine de ne pas obéir à la loi morale, l'homme ne saurait faire de ces san ctions le motif exclusif de ses actions. On appell e sanctions d' une loi un sys tème de peines ou de r écompen es attachées à la pratique ou à la violation de ce tte loi. Les lois civiles ont des sanctions. Celui qui se sous trait au serY militaire es t condamné ice ·à la prison, celui qui enfreint un règlement de police es t fra ppé d'une am end e. Si la loi moral e es t véritablement un e loi, elle doit, elle aussi, avo ir des sanctions. Quand nous avons voulu et accompli cc qu e notre conscience déclare être moralement bon, nous éprouvons une sati sfactt,on intérieure qui remplit l' âme de
�,IORA LI,; PRATIQL" E.
paix eL de sérénité. Ce senLimenL est d'auLant pl us ,~ f que le sacrifice exi g·é par le devoir a été plus douloufait fitrange que nous. reux. Et il se pas c alors ce _ sommes heureux en proporLion _ ce que nou soufde fron s. Un riche nég·oc iant s'cs L réduit;\ la mi s1rc pour ~ l'aire honn eur iL ses engagcmenLs; je . :;nppose qu'il ai 1 pn lr galcmcnL ne pas payer, qu'il n'ait pas obéi à la 1 nLrainLc des Lribunaux , mai s à la Yoix seul e de. b 'o protiiLé. JI csL rru cllcmcn Lalfeclé dr sa ruine eLde la endresse ; ruine des . icns, qu'il aime d'une profond r L mai s la joie d'ayoir faiL LouL so n devoir lui esL une . nfli sanLe. rompen aLion. CeLLcjoic morale n'esl pas de rcllcs qui éclaLcnL en transports lumulLu cux cLsonL au si passagères <1uc violcnLcs ; elle es t sans troubl e, Loujours égale à elle-même, ·CLdure auLanL r1ue la YolonLé de persévé·rer dans le bien . Elle es t à l'abri des arc id enLs du dehors; rien ne nous la peut raYir, car nou s sommes maiLre d'en faire jaillir cL d'en alim enter perpéLu ell,,ment la so urce par l'accompli sscmenL Louj o11r répéLt'· de bonnes actions. !!:Ile accompagne l'homm e de l,ien jusqu' à sa dernière émoignage de sa vi e, l'assure heure, lui rend hou L -conLrc la mort, cLlui donn e commr l'avant-go,H d'111w heureuse immorLalité. 11 y auraiL touLrfois une (·:v idenLe cxagéraLion à sou- · tenir que les joies de la conscicncr font , dans Lous lrs cas, ,:qui_ihre à la douleur des sacrifi ces comrnancl,'• s l par le devoir. « L'honnc\Lehommr esLiians d outc heureux -de faire le bien, mai s il n'csLpas J, eureux par rela seul <tu'il fait le bien, eLson bonheur n'e~ Lpas lou_jom:-; l'L
�SANCTIONS DE LA LOI i\IORALE.
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nécessairement en proporLion de sa perfecLion morale. L'humaniLé, qui de touL Lemps a considéré l'accomplisserncn L du devoir comme pénible, n'est pas la dupe d'une illusion. VerLu veut dire force: à quoi bon celte force, s' il suffisait de se lai sser aller au facile en lrainemen l des pin:, nobles insLincL::;? Non::; sommes profondémenL co maiu cus que l'on compromeL la cause saGri'·e du devoir en la rcprésenlanL comme Lrop aimable, et nou s partageons pleinement sur cc poinL l'opinion d1;. KanL. Lr devoir esL le dcYoir, non le bon lieur. .. << On dira que la pratique dn bien, d'abord pénible, deY t facile cL même agréable pal' l'hahiL11dc ; ... mais icn il esL parfois dans la vie des circonsLanc.:c:0 où l'habitud e n'a pu rendre ni facile ni allray:rnt l'acc,omp li ~scmcn L du devoir. - Voici un homme ri cl1 c, plein d'avenir, nouve ll ement marié, père d'un cnfanL de quelques mois. ll .esL clans Loule l'i\Tcssc de son jeune bonheur. La guerre t'•claLe, la patrie est email ic : nulle loi ne l'oblige à qnitler on foyer, mais sa conscience lui en l'ait un clernir, et il part, le fusil sur l'épaule, s'arradianL vo lontairement à tout ce qui faiL bénir la vie. Il Lombc au coin d'un bois, le so ir, Yi cl.im e ob~wre cL sublime du plus héroïque des· sacrifices . li :-e Ll'ainc sanglant dans la nuit; il sent venir la morL; il prn it sa femme déjà veU\'e, :'t son fil s orphelin; eL nul, sauf ces deux ètres, ne , aura on nom, son d!Svonement, son agonie pleine d'indicibl e angoisses. Je demande s'il est heureux. EL encore, à l'inslanJ, suprême, Diru est proche et les souffrances vont finir ; mais étaiL-it heureux au momenL des adieux? l't'·laiL-il quand il parlait,
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~!ORALE PRATIQUE.
étouffant peut-être dans son cœ ur de sombres pressentiments? Non, non le devoir n'es t pas toujours le bonheur, et l'humanité serait bien malade le jour où l'homme ne ferait plus le bien que pour être heureux 1 • »
Il. LE REllOHDS
Le sentim ent qui résulte immédialementchez l'agent, de la conscience d'avoir violé la loi morale s'appelle le remords. Le remords es t une sou!france dont l'intensité est so uvent proportionnelle à cell e du plaisir illégitime dont la poursuite a été le motif de l:i. volonté perverse. Nous avons donc ici la mème cont1~ adiction apparente qu e nous signalions toul à l'h eure en parlant de la joie intérieure, conséquence de l'accomplissement du dernir. La doul eur du remords peut, dans certains cas, faire équilibre à toutes les jouissances de la sensualité et de l'égo ïsme satisfaits. « C'est un châtiment cruel, dit Juvénal, ... qu e de parler jour et nuit dans sa poitrine son propre accusateur. » Et Lucrèce observe que, poussés par le remords , des criminels sont allés jU.3qu'à se dénon cer eux-mêm es . L'hallucination qui présente parfois au meurtrier l'imàge sanglante de ses victimes, prouve quel troubl e mental peul enranter le r emords. Les poètes dramatiques en ont tiré des effets saisissants. C'est Oreste qui ·se croit poursuivi par les Furies :
ne que l cô té sortir'! .O'oi1
Mais quelle épa isse nuit tout ,i coup m'e nvironn e? Yient que j e fri sso nne 9
1. No us nous permettons d'emprunter cc pas
age à notre livre s ur
la
Mo!"a!e utilitaire (cou r(lnné p:., r l'In stitut et p~r l'Académ ie fra n~a ise).
�SANCTIONS DE LA LOI MORALE.
Quelle horreur me saisit? Grâce au ciel j'entrevois.'.. Dieux! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi? li é bien! filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes? Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes 9 A qui destinez-vous l'appareil qui vous suit'/ Venez-vous m'en lever dans l'éternelle nuit''/ .
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C'est Macbeth, devant qui se dresse, au milieu d'un festin le spectre de Banquo; c'est lady Macbeth voyant toujours sur sa petite main blanche une tache de sang· que toute la mer ne pourrait laver; c'est Richard III, . qui la nuit d'avant la bataille où il perdra son royaume et sa vie, voit défiler tous les innocents qu'il a fait mourir pour s'assurer le trône. Il faut relire cette scène: aÙcun moraliste n'a été aussi grand que ne l'est ici Shakespeare : << L'oilrnRE nu PRINCE ÉDOU.rnD, FILS DE IIENRl VI, A RICHARD. -- Que demain je pèse sur ton âme. Souvienstoi que tu m'as poignardé dans la fleur de ma jeunesse i:t Tewksbury; désespère donc et meurs ! \( L'OMBRE DU ROI IIENRI V[ A RICHARD. - Lorsque j'étais mortel, mon corps oint du seigneur fut percé par toi de mille coups mortels. Pense à la tour età moi. Désespère et meur. ! Henri VI te dit: Désespère et meurs! ... << L'OMBRE DE CLARENCE A RICHARD. Que demain je pèse sur ton âme, moi, qui fus noyé dans du méchant vin, pauvre Clarence mis à mort par ta trahison! Demain dans la bataille pense à moi et que ton épée tombe émoussée! Désespère et meurs!
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RACINE,
A11drom.,
V,
v.
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(<
MORALE PRATIQUE.
L'oMnRE DE RivERS A RrcnAnn. - Que demain je pèse sur ton àmc ! moi, Rivers, qui mourus par toi it Pomfret ! Désespère et meurs'. « L'oMnRE DE GREY. - Pense à Grey et que ton âme désespère ! . « L'OMBRE DE VAUGHAN. - Pense à Vaughan, et que la crainte qui vient du crime fasse tomber ta laiice. Désespère et meurs ! ... «L'o~rnnED' HASTINGS. -- Sanglant el criminel, rércilleLoi pour le crime, et dans la bataille sanglante fini s tes .i ourf:. Pense à lord IlasLings, et désespère et meurs! ... (( LES OMBRES DES DEUX JEUNES PRINCES (les enfants t)S d' lldouard). - Songe à L neveux éLou.ffés dans la Tour. Que nous soyons un plomb dans ton sein, Richard, cL '[U C noLre poids t'entraîne il la ruine, ù la honte cl à la ruort. Les âmes de tes neveux Le disent : Dé espère et 111 cur !... « L'OMBRE DE LA REINE ANNE. - Richard, ta femme, 1·cLLc pau\Te Anne ta femm e, qui jamais n'a dormi une heure tranquille avec toi, remplit maintenant ton sommeil de trouble. Demain dans la bataille pense à moi , rt que ton épée tombe émoussée; désespère el meurs! (( L'OMBRE DE BUCKINGHAM. - Je suis le premier qui L aidé à atteindre la couronne, le dernier j'ai senti ta 'ai tyranni e. Oh! dans la bataille pense à Buckingham , el 111eurs dans 'la L crreur de tes crimes! Rève, rêve d'action sanglantes et de mort, de défaillance, de désespoir; désespéré, rends ton âme. « Richard s'éveille en sursaut.
�SANCTIO~.
DE LA LOI )lüH .\ LE.
5U
« H.ICHARD. - Donnez-moi un autre chrYa l, - Jiand cz 11 ws blessures. - Jésus, a)ez pitié! - Douc1·1i1cnt, c1· J 1'éta it qu'un rève. - 0 lâche conscience, conrnrr lu mr tourmentes! Les flambeaux brùlentavec nnc flamm e bleue. _:_ Il cs l. maintenant minuit, l'heul'e de rnorl. Des gouttes froides, pleinr~ d'épouvante, se glal'cnt m ma chair· Lremblantr. Qu'c l-ce qur je crai 11 ~'! - moirnêmc ! il n'y a ici que moi; Ricl1ard aime Hiehard ... Y a-t-il un meurtrier ici? - i\on. - Si, ·ni oi-m l\mc. h1yon donc. - Quoi! fuii, loin de moi-mêrnr? Bell<· raison! Pourquoi? De peur que je ne me venge. Quo i ? que je ne me rengc moi-mt'·me sur moi-rllêmr_? .l e rn'aim e rnoi-rnt'•me ! EL pourquoi? pour quclqur bicD qtw moi-même je me suis fait à moi-même? Oh! non! hr·la ! Je me hais plutôt moi-mèmc pour le action~ exécrable commises par moi-mêmr . .T c ~uis un scék-: rat; non, je mens, je ne le suis pas. ln :-cnsé, dis du bi en de toi-même ! Insensé, ne le flatte pas. Ma con,ciencc a mille langue diŒérentc~, et. diaquc lang ue apporte une histoire dilTérenle, et chaqu e hi ·toire me condamne comme un scéléra t. Le parjure, le parjure au plu s haut degré; le meurtre, le meurtre cru el, Ù- SOJ L degrc\ le plus affreux; 1ou le · crimes de Lou te natu;'c, • e pres enL à la LatTc, crian~ tous: couf>a ble ! coupabl e! .Je tombera i dans le désespoil', - Il n' y a pas un e créai.ure qui m'aime, cl si jP meurs, aucune âme n'aura pitié de moi. Et pourquoi en nuraient-elles puisque moi-même je ne trouve en moi-même aucune pitié pour mo i-même. Il m'a sem blé que les,1 mcs d13 tous ceux que .i ':ü tués étaient venues dan ma tr1Ùe et chacune app e-
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i\IORALE PRATIQUE.
lait la vengeance de demain sur la tête de Richardt. »-, Mais les poètes sont suspects d'exagération, èt il n'est pas bien sûr que Richard III ait éprouvé, la veille de la bataille de Bosworth, les remords si admirablement décrits par Shakespeare. Les historiens, plus véridiques, menLionnent des cas a~alogues d'hallucinations vengeresses. Théodoric, après avoir fait assassiner son minisLre Symmaque, le beau-père du philosophe Boëce, crut voir, un jour qu'on servait sur sa table un gros poisson, la tête menaçanLe· de sa victime, à la ·place de celle de l'animal. Au Lémoig·nage de Tacite, Néron, çiprès avoir accompli le meurtre de sa mère, « comprit enfin touLe la grandeur du ~rime. Le reste de la nuit, tanLôt immobile et silencieux, tantôt se levant plein d'épouvante et l'esprit égaré, iI-attendaitlejour, comme s'il devait lui apporter la mort. » En vain la garde préLorienne, Burrhus en Lête, en vain les courtisans viennenL le féliciLer; en vain les municipalités de Campanie remplissent les temples de leurs actions de grâces; Néron ne peut plus soutenir la vue de ces rivages menaçants; on croyait entendre sur les collines d'alentour . dfs sons de trompetLe, et sur le tombeau de la mère de l'empereur des cris lugubres et des gémissements. Le parricide s'enfuit à Naples. Mais quelque poignant qu'il soit, le remords n'esL pas toujours une suffisante expiation. L'expérience
·. ·chard Ill, acl. V, se. Ill. -
Ce merveilleux monologue renferme
fty a plus exacte etla plus pénétrante du remords. Le professdûr ilr,
ire remarquer aux élèves tous les détails. - Voir aussi, !ion du remords, les incomparables chefs-d'œuvre de la efs ècles : la Conscience et le Parricide.
m
�SANCTIONS DE LA LOI MORALE.
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prouve qu'on s'y fait; l'âme s'endurcit à la long·ue, et en arrive, selon la forte parole de l'Écriture, à boire l'iniquité comme de l'eau. On aboutirait donc à cette conséquence contradictoire au point de vue moral, que les plus grands criminels seraient les moins punis. Et de même, une conscience délicate jusqu'au scrupule éprouvera de véritables remords pour les fautes les plus lég"ères. Le rapport exigé par la justice est entièrement renversé.
Ill. -
BONN E ET llAUVAISE SANTÉ
Il. est vrai que ces sanction de la conscience ne sont pas les seules. Une vie vertueuse a généralement pour effet d'établir ou de maintenir entre les fonctions organiques cette harmonie parfaite qui constitue la santé; une vie livrée au désordre et à l'immoralité risque d'être en 'proie aux maladies et d'être promptement détruite. Mais il en peut être, il en est souvent tout autrement; un Pascal, après des années de souffrances sans trêves, meurt à trente-neuf ans. D'autre part, un tempérament robuste supportera sans dommage tous les excès, et il est nombre d'actions coupables ou criminelles qui n'ont aucune influence appréciable sur l'état de l'org·anisme . En tout cas, l'égoïste s'entend admirablement à conserver sa vie et sa santé, et c'est lui qui recueillera le plus sûrement cette prétendue récompense de la vertu.
�MORALE PRATIQ UL':.
JV. -
L ' ESTIME
ET
l,E
i11ÉPRl8
L'estime et le mépris sont des sentiments qui out pour objet exclusif la valeur morale de nos semblables. [ls diffèrent, ù ce titre, de la sympa thie et de l'antipathie, de l'amour ctdc la haine. Nous tenons àl'estirnc, nous redoutons le mépris; de plus mille avantages rnondains, quelquefois la fortune el les honneurs, résu ltent d'une bonne réputation; l'ignominie, la ruine peut-être, peurent être les conséquences d'une rrpuLalion mamaisc. C'est 1.\ une sanction puissante et efflcacc . Mais il est à peine besoin d'ajouter qu'elle c ·t, au moins dans notre étal social, entièrement insuffisante, cl qu'elle le cra sans doute encore pendant longtemps. Elle esL souvent mal informée, el il est certains vices ou certaines action::; fort blâmables, criminell es même, qui la Lroment fort indulgen te. Puis, l'opinion publique fût-elle toujours rclairéc cl toujours honnête, que peut-elle juger, glorili cr et flétrir? Cc qu'elle peul connaî tre, à savoir les actes extérieurs et leurs résultats. Quant aux intentions, ell es lui échappent, ou clic ne peut les connaître que par conjecture. Or, nous l'avons dit, l'intention · seule donne aux actes le caractère de la moralité. D'ailleurs l'opinion publique nc• saurait jamais avoir de prises véritables sur les action. qui restent ignorées au dehors du foyer domestique. Le· moraliste anglais Bentham compte, il est vrai, sur la presse pour faire pénétrer la sanction de l'opinion dans
�SANCTIONS DE LA LOI MORALE.
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les plus basses comme dans les plus hautes sphères. Mais Bentham méconnait ici les nécessités de l'intérêt g·énfral. Installée au sein de la vie privée, l'opinion publique deviendra it facilement de l'espionnag·e; il est contraire à la Iiberté et au maintien de relations sociales que chacun ai Lle droit de conna itre l'L de juger dans tous ses détails la conduite de son voisin. Enfin, en admettant que l'opinion publique puisse connaitre et juger avec équité Lous les actes qui ont un caractè re moral, elle ne dispo, c par clle-m ùmc que de deux sanctions, le blâme et l'rloge. :\lais il est de hommes dont la perversité cynique s'inquiète assez peu du mépris. Pourvu que le code ne puisse le' atteindre, il s se font de l'impudence u:p.e sorte de point d'honneur. Presque toujours ils finissent par triompher clu dégoùt qu'il. inspirent. Chacun est trop occupé de ses propres affaires pour per éYérer lon gtemps. dans ses sentiments.'.t 1'6gardd'unmalhonnête homm e. Le lcmps c!Tacc bien des cho ses; il suf!ît parfois de changer de . Yillc ou de faire une absence de quclqncs années pour larnr la réputation la plus ; ouillée. '
Y. SANCTION DJ:S LOI PÉllALES
Les tribunaux disposent aussi de sanctions; mais elles sont plus insuffisantes encore que toutes celles qui précèdent. La loi ne récompense pas; elle punit bien certains manquements à la loi morale, mais non pas Lous : ceux-là seulement qui portent atteinte aux droits légaux des citoyens ou tl la sécmité publique. Le juge n'est
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MORALE PRATIQUE.
d'ailleurs pas infaillible; il peut frapper l'innocent et absol!dre le coupable. Enfin lui non plus ne saurait tenir un compte rig·oureux d~ l'intention; les consciences lui sont fermées, et il ne peut guère apprécier que ce qu'on appelle la matérialité des actes. Si toutes les sanctions humaines sont impuissantes à assurer toujours entre le bonheur et la vertu, la perversité et le malheur, celte proportion exacte / que notre raison proclame nécessaire, on doit admettre, avec la tradition du genre humain et les plus grands moralistes de tous les temps, une sanction suprême et parfaite, dans une autre vie. Nous n'avons ici ni à démontrer l'immortalité ni à en déterminer les conditions. Peut- être même l'homm~ ne saurait-il arriver sur ces hautes questions qu'à des probabilités, et Kant a pu dire que la vie future doit rester une espérance, car si elle était démonstrativement certaine, la vertu risquerait de n'être plus qu'un calcul et de perdre tout mérite. Cependant, pour ne parler que de l'expiation à Ycnir, « la méconnaissance volontaire d'un idéal obligatoire, le mépris délibéré, persévérant, de la loi morale, constituent un désordre qui ne saurait être définitif. « Si l'activité libre existe en vue du bien, réciproquement l'essence de ce bien, c'est d'être progressivement réalisé par toutes les libertés. Un~ liberté qui se soustrait à cette obligation (et elle le peut puisqu'elle est liberté) con.tredit par cela même et détruit, autant qu'il est en elle, l'essence du bien; elle déconcerte, par sa révolte, l'ordre absolu du royaume des esprits . L'anéantissement de cette liberté, ce serait donc un démenti
�SANCTIO~S DE LA LOI MORA LE.
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sans réplique à la vérité du devoir, la loi suprême du monde moral éternellement violée. Éternellement encore, ce qui doit être ne serait pas ; l'absurde et le contradictoire triompherai ent dans le domaine de la raison pratique. Il ne se peut donc qu e tout se termine à la mort pour le méchant; il faut que· par le repentir el l'expiation volontaire, il fasse am ende honorabl e et gforifi e sans fin l'ordre un instant troublé par sa perversité. Il y va de la moralité de l'univers, et, si l'on ose dire, de la sainteté même de Dieu i. ))
RÉSUMÉ
I. - On appell e sanction d'une loi un système de peines ou de récompenses aLLachées à la pratique ou à la violation de ce tte loi. La loi morale a au si ses sanction s. Quand nou s avons suivi l'impulsion de notre conscience , nous éprouvons une satisfaction intérieure d'autant plus vive que le sacrill ce a été plus grand. Toutefoi s les joies de la conscience ne compensent pas toujours les efforts ou les sacrifices commandés par le devoir. Ca serait d'ailleurs rabaisser le devoir que d'en faire, dès cette vie, la condition unique du bonheur.
1. Nou s empruntons ces lignes à un Mémoire lu par nous devant l'Acadé mie des sciences mora les e t politiqu es et intitulé : Étude critique sur les arguments c Ph édon, de Platon, en faveur de l'imlu mortalité de l'âme humaine (c hap . 1v).
4.
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MORA LE PRATIQUE.
IL-Quand l'homme a violé la loi morale, il éprouve une souffrance appelée remords, dont l'intensité est propor tionnelle à la gravité de la faute commise. Plusieurs écrivains ont fait une peinture terrible du remord s. M ais, si poig·nant qu'il soit, il n'est pas une expiation suffisante. JI finit même par s'affaiblir et s'éteindre chez les personnes qui ont l'habitude du mal. III. - Une rie réglée et honnête es t récompensée par la santé. Les maladies et quelquefois la mort prématurée punissent les hommes livrés aux passions sensuelles . Mais ces anctions sont loin d'être constantes . · Ainsi, il peut arriver que l'homme vertueux soit condamné à la maladie et à la so uffrance par son tempérament et qu'une constitution robuste perm ette à l'homme vicieux 'de se livrer impunément à Lous les excès. IV. - L'estime qui s'attache au mérite et le mépris encouru par les malhonnêtes gens constituent une autre sanction . Elle. n'es t pas non plus entièrement suffisante, omper dans ses parce que l'opinion publique peut se t1~ jugements et qu'elle ne s'appliqu e guère (Iu'aux ac tions extérieures . Les intentions lui échappent souvent. D'autre part, les personnes perve rses , « qui ont bu toute honte >J , ne sont plus sensibles au mépris. V. - Les sanctions des lois pénales sont encore plus insuffisa!}tes. Leur dom aine es t res treint, et les juges ne sont pas infaillibles. Conclusion : Les sanctions humaines étant impuissantes .'.t récompenser tout le bien et à punir tout le mal, et, par suite
�SANCTIONS DE LA LOI ~!ORALE.
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à sa Lisfaire notre besoin inné de jusLice, il fauL une sancLion suprême dans une autre vie. L'immortalité de l'âme est réclamée par la raison et par la co nscience morale.
Ouvrages à consulter :
PAUL JANET,
La Morale. (L. Ill, ch.
11 .)
IDEM, La Philosophie du bonheur. RENOUVIER, Science de la morale. (L.
li, 3• section.)
Principes de lei morale. (L: l V, ch. m. ) MARION, Leçons de 1nom le. {13• leçon.) L. CARRAU, Lei Morcile utililcûre. ( Part. Il, l. 1, ch. Vlll et
BEAUSS!RE,
IX. )
��DEUXIÈME PARTIE
LA FAMILLE. SES DEVOIRS
SEPTIJ~ME LE ÇON
LES DEVOIRS, LES VERTUS DEVOIRS DOMESTIQUES
SomtAIR E. -
1. Les de ,·oirs, le vertus. - li . Clas ifl c~ti on des devoi rs et des rnrtu . - Ill. Dern irs domes tique . La fa mill e. - IV. Pr incipaux ty pe de la fa mille. - V. Dern irs des époux entre eux.
I. -
LES DE \"OI R S, L E
V ERTU S
Nous avons dit ce que l'on doit entendre par le devoir; c'es t l'obligation de se conformer à l'idéal de perfec tion conçu par la conscience; ou, plus simplement, d'obéir à la loi mora le. Les devoirs, ce sont ces prescriptions oblig·atoires particulières résultant pour l'homme des relations qui exi stent entré lui et les autres êtres, on entre ses différente!:' f:-ir,1J hé~ et sa volonté libre, en tant que celle-ci
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,!ORALE PRATIQUE.
est capabl e de donner au développement de ces facultés telle on tell e direction. - La seconde partie de celle dé(lnüion sera expliquée tout it l'heure quand nous parlerons des devoir personnels. La vertu es t ce lle disposition acquise, ou liabiLude , qui rés ulte pour l'homme de la pratique constante du devoir. Les vertus so nt ces di positions ou habitudes particuli ères qui ré.' ullrnt pour l'homm e dé la pratique con tante des dcYoÏl's par Li eu li ers . En grec cl en latin le mol qui exprim e cc que nous entendons par la YCrlu es t synonym e de force . En frant·a is, nous disons de rn1'-m c les vertus des plantes, pour désign er les propriét<·s ac tives de certains végétaux: C'est qu 'en effet, l'id ée de vertu morale implique né- · cc saircmcnt cell e d'une forc e. Celle for ce est celle de la volonté luttant, poue se co nform er à la loi morale, contre les lendanc:es égoïstes de notre nature, les sug·gcs tion, dr l'intérêt, ou des l1abitudcs mamaiscs déjà pri ses . La vertu suppose donc la lutte ouvcnl douloureuse, l'effort toujonrs tendu, cl c'es t par là qu'elle es t méri Loire. Une diffi culté se présente ici. On sait que l'habitude a pour effet de rendre ù mesure les actions plus facil es, au point qu'on en arrive à accomplir sans y penser ce c1ui a d'abord coùté le pl us de peine. Il semble donc que la vertu étant une habitude, <loive devenir de plus en plus aisée à pratiquer, et, par suite, de moins en moins méritoire; de sorte qu'au degré le plus élevé de vertu, l'eflort, el le mérite qui en es t la conséquence,
�LES DEVOJH S, LES V EH TUS .
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seraienl tombés au minimum. -- }fai <.l 'aborcl, on aurail Loujours le mérilc des cfforls anlc'.·rieurs; de même que la rcsponsabiliLé rem onlc jusqu'ù l'ori gine même de l' habiludc mauvaise , de mên1 c, pourrai L-on dire, le mérite qui est au commcncemènl de l'habiludc bonne, se transmet, san. se perdre, jusqu'aux plus loinLaines con équcnccs de l'effort primitif. Pui s, par la nature mème de l'idéal moral, il es t manifeslc que l'œuvrc d'une volonlé qui ycut faire Loul le devoir ne saurait être jamais achevée . Toujours, il rcslc quelque ve rtu à conquérir, ou quelque deg ré supéri eur de Y crtu ù a ttcind re ; et la volonté qui, saLisfai L de la perfcclion e où elle csL parvenu e, ccsserail de faire effort pour s'ùlcvcr plus haut, cesserait, pat· cela se ul, d'èlre une é. bonne vol on L L' homme n'a clone pas à redouLer que la mati ère ou les occasions de mérile lui fassent défaul. Une pareille crainte serail le combl e de l'orgueil el de l'aveuglement, et dénoncerail un niveau très inférieur de moraliLé.
Il. C LA SS IFI C ATION UES UEYOII\S ET DE S VEI\T US
Puisque les devoirs parLiculicrs et les vertus parliculières résultent des rclalions diverses qui exislent enLrc l'homme el les autres être~, une classification des vertns devra se fonder sur la nalure même de ces rela'tions. Il va sans dire qu'on ne considère ici que les relations les plus générales, celles qui s'imposent à toul homme, par cela seul qu'il est raisonnable et libre, qu'il fait partie d'une famille, d'une nation, de l'hu-
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MORALE PRATIQUE.
manité, de l'univers. De toutes ces relations, les premières en date sont celles qui unissent l'individu à sa îa mille. Elles donnent naissance aux devoirs et aux vertus domestiques. Puis, l'individu connaît qu'il vit et doit vivre .en co mmunauté avec ses semblables. De là les relations social es, les devoirs sociaux et les vertus qui leur correspondent. Autour de lui, l'individu trouve également des êtres qui ne so nt pas ses semblables, parce qu'ils ne sont ni raisonnables ni libres, mais qui possèdent certaines fi;tcultés analogues aux sien nes, par exemple, la faculté de jouir et de souffrir. Tels so nt les animaux, surtout les animaux sup éri eurs. L'homme aura donc aussi des devoirs. envers eux. Si l'individu vit cl se développe au milieu de la société de ses semblables , il es t ratLarh1: par des liens particulièrement étroits au groupe de ses concitoyens. L'enemble de ces relations détermine les devoirs et les rcr tu s civiques. . L'individu, avons-nous dit, par cela qu'il es t libre, peut donner à ses facultés telle ou telle direc tion. Il a la fa culté d'aim er et il peut attacher son amour à· telles choses de préférence à telles auLrcs; il a la faculté de connaître, mai s il peut la laisse r dans l'ignoran ce ou l'exercer, Ja perfectionner, l'appliquer à l'étud e de la nature, de l' histoire, de la philosophie, eLc. On com.: prend ainsi que l'homme pui sse êLre reg·ardé comme étant en r·elations aYec lui-même, car sa sensibilité, son intellig·ence, toutes ses facultés , doivent être déve-
�LES DEVOIR S, LES VERTUS.
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loppées, par l'effort de sa volonté libre, conformément à l'idéal moral. Il a donc des devoirs envers lui-mème ; il y a donc une classe de devoirs dits personnels et une classe de vertus correspondantes . Enfin , l' homme se pose nécessairement certaines ques tions relatives à son ori gin e et it celle de l'univers; sa raison conçoit que ni lui-même, ni l'en emble des choses et des ètres qui l'entourent, ne sauraient s'être faits tout seuls. Il s'élève ainsi à l'idée d' une cause prémière, infiniment puissante et infiniment bonne, de la nature et de l'humanité. Il ne se peut il qu'ayant l'id ée d'un être qui l'a créé , - ne se sente pas en rapport avec lui. De là une nouYelle et dernière classe de devoirs, les devoirs religieux, de là les vertus relig·ieuses, qui résultent de la pratique de ces devoirs.
Ill. DE VOJ R S DOM E STI QUES. LA F. A)JIL L F.
La famill e es t une société naturelle, composée esse ntiellement du père, de la mère et des enfants. La famill e a dû exister dès l'origine même de l'humanité. Quelques auteurs l'ont contes té 1 , mais ù tort. · L'enfant vient au monde, dans l'incapacité absolue de pourvoir aux besoins les plus impérieux de l'existence. Sans la mère, il périrait immédiatement. La mère elle-même pendant les premiers jours qui suivent la crise de la maternité, est à peu près inca1. Lucrèce, dans l'antiquité, et de nos jours M. M' Lennan. MM. Tylor et Sumner !11aine ont réfuté sur ce point M. M" Lennan. 5
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MORALE PRATIQUE.
pable d'affronler les dangers cL les fatigues que suppoen t, au début du genre humain, la recherche de l'aliment eL la conquèLc d'un sùr abri. La mère aurait donc à peu près infailliblemcnL péri avec son nouveau-né, si le père n'eùt été là pour la nourrir et protéger ces deux faib lesses. L'espèce humaine eùt été anéantie an berceau. )lais il PSL difficile d'admettre qu'une fois l'o1·m1··s par une communaut(· prolongée d'existence cL de périls, les liens domestiques se soient lonL ù fait ro111pus, que père, mèr'c cL enfant, après les prrmièrcs années de celui -ci, soient devenus entièrement étrangers les uns aux autres. Certains animaux donnent dr. témoignages d'affections paternelle et materncllr l'ort vires : veut:on que l'humanité primitive ne les ait pas connues? Que l'amour réciproque des époux, l'amonr de tous deux pour l'ètre qui leur doit la vie, aient t'•u: comme une invention ultérieure, une hab itude lcntcmrnt acquise dan::; le cours des générations? Xon, le cœur humain n'a pas été d'abord absolument vidr de tonte Lendresse; dès qu'il a commencé de battre, il a baLtu sous l'émotion de ces sentiments sacrés. Et si quelques Yoyageurs ont cru, chez quelques peuplade sa11Vagcs, c.onstater !'ab cncc de la famille et des affections qui la fondent et la perpétuent, nous verron là , non l'image fidèle des premiers humains, mais la dégradation de races condamnées à bientôt périr.
[V. P-RJNC_IPAUX TYPES DE LA FAMILLE
)fais la famille n'a pas toujours présenté dans l'hi -
�LES ))EVOIRS, LES YERTUS.
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toire la même constitution. Les deux Lypes principaux sont le Lype polygamique el le Lype monogamique. Le premier csL formé du père, de plusieurs épouses cl généralement d'un assez grand nombre d'enfants. ::'ious ne nous y arrêterons pas. C'csL un Lypc inférieur, que les races civilisées ont depuis long'lcmps proscrit. Le Lype monogamique est le seul qui soit réellement conforme it la digni Lé comme aux inLérèls essentiels des différents membres de la société dome ' tiquc. Dans la f'amillr ·monogame, l'affection du père, concentrée sur une seule épouse el sur un nombre rcsLrcinL d'enfanls, est à la fois plus vive, plus duraMe el plus morale. ' L'rpoux n'a plus à craindre les rivalités de fernme8 acharnées ù SP supp lanter el à assurer tous les avantages ù leurs propres enfants, au détriment de ceux de leurs rivales. D'autre parL, la femme n'a pas à redouter la perte d'une Lendresse ~l laquelle elle a seule un droit exclusif. Elle esL l' épouse, la compagne unique du mari, la reine vénérée et incontestée du foyer. Elle trayaille avec un zèle sacré à la prospérité commune, certaine que ses enfanls en recueilleront tous les fruits. l~nfin, le.' enfants eux-mêmes aiment et respectent plus un père que ne dégrade et ne compromet pas à leurs yeux le partage entre plusieurs objets de l'affection conjugale, une mère à qui personne ne dispute le cœur el la pensée de son époux. Ils ne se haïssent et ne se jalousent pas entre eux, comme ceux de la famille poly game, car ils se savent également chers à leurs parents el nulle influence i~sLallée dans la maison même ne travaille sourdement contre leurs intérêts.
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MORALE PRATIQUE.
Quelques philosophes t ont faii valoir, en faveur de la famille polygame, qu'à une certaine phase de la vie des sociétés, elle était plus favorable que l'autre à l'accroissement de la population, et c'est là un intérêt social de premier ordre. Nous ne discuterons pas cette assertion, mais nous ferons observer qu'à toutes les époques il n'y a pas d'intérêt social supérieur à l'accroissement, chez l'individu, du sentiment de la dignité personnelle, à l'épuration des sentiments, au .développement des parties les plus hautes de sa natûre. Or, si la famille monogame contribue dans une larg·e mesure à ces résultats, elle l'emporte toujours, mème au point de vue de l'utilité sociale, sur la famille polygame. Les devoirs domestiques se divisent en devoirs des époux entre eux, devoirs des enfants en vers les parents, devoirs des parents rnvers les enfants, devoirs des frères et sœurs entre eux.
V. DEVOIRS DES ÉPOUX ENTRE EUX
L'homme et la femme qui se pruposent de constituer une famille, s'unissent par le mariage, acte solennel et grave, que la loi et les religions consacrent, et qui impose aux conjoints les plus sacrés devoirs. Ces devoirs commencent pour ainsi dire avant le mariage. L'homme doit mériter la dignité d'époux et de père de famille par sa bonne conduite, par le travail qui lui assure la position et les ressources nécessaires
1. Entre autres, M. Herbert Spencer.
�LES, DEVOIRS, LES VER TUS.
f.
pour faire vivre honorablement les siens. Cila jeune doit s'y préparer, de son côté, par l'apprentissage de vertus qui feront d'elle l'orgueil et Je bonh~ur- son époux, le charme du foyer, la mère il'répr~chable, la 1.:onsolatrice des misères inéviLables de la vie. Ces .v erlus sont la douceur, la modeslie, la patience, la bonne humeur, le courage aussi et la résignation. Ce qui doit déterminer le mariage, ce sont moins les aLtraits extérieurs ou la richesse que la sympathie des caractères et la douce séduction qu'exercent les qualités morales. Il importe que les âges et la fortune ne présentent pas de trop fortes inég·alités. Les mariages qu'on appelle mal assortis, sont rarement heureux .. Une fois contracté, le mariage impo;;e aux époux l'obligation d'une affection. réciproque, d'une confiance absolue, d'une J1clélité inaltérable. On dit parfois que l'affection, la confiance, ne se commandent pas. Mais ces deux sentiments ont dû préexister au mariage, par suite, ils ne sauraient s'altérei' sans qu'il y ait de la faute soit du mari, soit de la femme. ~1ais si l'un des époux cesse de mériter l'amour et la confiance de l'autre, ce n'est pas une raison pour que celui-ci s'arme à son tour de défiance et de haine. Une affection vraie et profonde ne meurt pas ainsi au. premier mécompte; elle s'attache avec une sorte d'opiniâtreté généreuse à son objet, même indig·ne, refuse de voir les Lorts aussi grands qu'ils sont, plaide éloquemment devant ellemême la cause du coupable, et souvent, à force d'abnégation, de tendresse, de dévouement, finit par le reconquérir tout entier.
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~!ORALE l'RATIQCE.
Quant au devoir de fidélité, il n'e~t pas · moins rigoureusement obligatoire pour le 111ari que pour la femme. Tous deux ont juré de l'obsrner, tous drux sont également parjures s'ils y manquent. « Les époux, dit le Code civil, se doivent mutnellement fidélité, secour,:, assistance (art. :,M2). >> << Le mari doit protection à sa femme, la femme doit obéissance à son mari (article 313). » L'autorité, en e!Tet, appartient, de droit, à celui qui est prrsum.é avoir le plus cl 'expérjence, le.plus de force· physique et d'éne1'g"Ïc morale. En fait, l'a!Tection tempère l'autorité, et les époux, unis dr cœur, d'intérêts, d'intentions, doiYcnt n'avoir qu'une' rnlonté. Les dit:isentimen ts passagers cèderont sans peine à une pr·r~uasion toute pénétrée de douceur et de patiencf'. ; Dans un Lon ménage, Ja pui~sance maritale n'a pas ù invoquer la loi : elle est obéie sans avoir à commander, parce qu'elle ne veut que le bien, le bonheur de la famille, et que dans la famille telle que la constituent l'a[ection et le devoir, aucun c,:mflit sérieux ne ·aurait jamais se produire.
RJ~S UMÉ
1.- Les devoirs sont les application:; particul ii•res du Devoir. La Vertu est l'habitude qui résulte de la pratique du devoir. Les vertus sont les habitudes résultant de la pratique cons tante des devoirs.
�LES DEVOIRS, LES VERTU::i.
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ConformémcnL lt l' étymolo gie du mot, la vertu esL une for ce. C'csL la volonLé luLLanL pour le devoir. Pour celle raison, la Y crLu esLméri Loire. · Le rnéri L n'est pas supprimé parl'habitude, qui rend e le bien plus facile it pratiquer. Il reste le mérite d'aYoir acqui s la vertu. D'autre part, la volonté peul el doit to ujours co mbaLLre pour conserver les pojLio11- conquises el y ajouter clc nomelles conquête ·. Il. - DiYision des devo ir de l'homm e : '1° li vit d'abord dans sa famill e, de lit des dcYoirs domestiques; 2"' Il es t en relation a,·ec les hommes en g<·n éral, d'où d·sullcnt des demi rs sociaux; 3° Il a des cl crnirs cm-ers le~ animaux, qui so nt aussi des êtres sensibl es , et, dans une certaine mc:::.urc, inl.elJi gents; 4° 11 fait parti e d'un groupe dans l'humaniLé, appelé nation, cc qui lui impose de devoirs cfoiqiws; 5° ll doit respecter et développer en lui les faculLés qui constiLucnL la dignité humaine : cc sont Ht les devoirs personnels; 6° Enfin l'homme s'élève par la pensée cl l'amour jusqu'à Dieu, d'où découlent des devoirs religiei1 . .x A chacun de ces devoirs divers correspondent des vertus de même ordre. lll. - La famille es t une sociéLé natiirelle, et non point une invenLion des hommes, un produit de la civilisation. IV. - L'histoire nous fai Lconnaître deux types principaux de la famille : la famille polygcime et la fa-
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MORALE PRATIQUE.
mille monogarn e. Le premi er est un type inférieur, qu e les races civilisées ont proscrit. Le second est le seul qui soit réellement conform e à la dignité comme aux intérêts · essentiels des différents membres de la famjlle. V. - Le mariage es t un acte solennel et g-rave, que la loi et les religions consacrent, et qui impose les plus sacrés des devoirs .. Avant le mariag·e, le jeun e homme et la jeune fille doi ve nt s'a ttacher ù posséder les qualités qui assurent le bien-être et le bonh eur dans le ménag-e. La sympathie des ca ractères et les ver tus morales doi-i1ent passer avant les attraits extérieurs et la ri chesse. Néanmoins, il importe que les âg·es et les fortunes ne présentent pas de trop fortes inégali L . és Pendant le mariag·e, les principaux devoirs des époux sont l'affec tion, la confiance et la fid élité. L'affection persistera, même quand l'un des conjoints cesserait momentanément de la mériter. La fi,délité est aussi obligatoire pour l'époux qu e pour l' épouse. Le mari est, de par la nature et la loi, le chef de la famill e. Son autorité sera douce et raisonnable, et n'aura pas de peine à se fair e accepter par la femme, unie à lui par un e communauté de volonté, de sentim ents et d'intérêts.
Ouvrages à consulter :
La Famille. Science de la morale. ( L. IV, 2• sect.) CH. WADDIN GTO N, JJim et la Conscience. (2• partie, ch: m.) MA11I0N, L eçons de morale. (Leçons 26 et 27.)
P AUL J AlŒT, R EN OUVIER,
�HUITIÈME LE ÇON
DEVOIRS DES ENFANTS ENVERS LE URS PARENTS
S o m1AIR E. -
\ . Préliminaires. - II. Pi été filial e. - Ill. Obéissa nce c l r espect. - IV. Autres devo irs e nve rs les parents . -- Y. Dcrn irs à l'égard de,; ., rand s-pa re nts . .- YI. L'esprit de famill e.
1.
-
PR i; Lllll N AIR ES
·Les devoirs des enfants envers leurs parents sont déterminés par les bienfaits qu'ils en reçoivent. Or ces bienfaits sont en c 1uelque sorte infinis. Les enfants doivent à leurs parents la vie et la conservation de la vie, car, ainsi qu'on l'a remarqué, l'h omme est de tous les animaux celui qui, à sa naissance, es t le plus incapable de se suffire à lui-même. Certains philosophes, appelés pessimistes, soutiennent que la vie es t un mal; ainsi l'homme, d'après eux, devrait maudire ses parents de l'avoir appelé à l'existence. Cette conséquence, qui révolte le sentiment sacré de la piété filial e, suffirait, s'il en était besoin, à réfuter une tell e doctrine. Nous ne nous attarderons pas
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.!ORALE PRATIQUE .
à démontrer que la vie est un bien. Pour le morali ste, d' aill eurs, cela ne fait pas qu es tion. Fût-il prouvé par l'expéri ence du genre humain que dans la vie la somme des doul eurs l'emporte d' ordinaire sur cell e des plaisirs (c'est là la thèse de Schop enhauer et de IJ{rtmann), il r es terait encore qu'ell e es t l'indispensable condition de la moralité. Or faire le devoir, tendre à la perfection morale, voilù pour un ètre raisonnable et libre, sinon toujours le bonheur ici-bas, au moins le bien suprême; un être capable de moralité, qui maudirait cc sans quoi la moralité serait éternellement impossible, maudirait donc la loi moral e ell e-même, et serait ainsi, par sa pensée et se: disposi Lions intéri eures, absolument pervers.
Il. PI É T É F ILIAL E
Auteurs de notre vie, no s parents doivent ètre pour nou s l'obj et d'un sentim ent analo g·ue à celui que le croyant éprouve pour Di eu même. Aussi la langue française a-t-elle gard é du latin la juste et belle exp ression de piété fil iale. Platon di sait de même que les pa1'enl!'; sont les statues vivantes de la divinité. Certains philosophes, par exempl e M. Herbert Spencer, souti0nnent même qu e le culte des ancê tres est l'origine de toute r eli gion. La pi été Ït]i a le rs l un sentiment qui implique ~t la foi s l'amour, la r econnaissan ce , le respect et l'obéissance. Ils ne semble pas au premier abord que l'amour puisse être obligatoire, car on n'es t pas libre d'aimer ou de ne pas aim er. Mais avant d'ê tre un devoir, l'amour
�DEVOIRS DES ENFANTS ENVERS LEURS PARENTS.
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des enfants pour les parents est un besoin spontané du cœur. L'enfant, tout nourri de tendresse, s'attache, avant d'avoir conscience de lui-même, à ses parents. Ce sont eux qui ont attiré ses premiers reg·ards, apaisé ses premières souffrances; eux qu'il s'est habitué à appeler à son secours, qui ont soutenu ses premiers pas, eux dont le sourire dissipait ses premières terreurs. Si l'amour filial n'est pas épanoui avant toute réflexion, dans le cœur de l'enfant, on dit avec raison qu'il est dénaturé. C'est un monstre moral; nous ne nous occupons pas des monstruosités. L'amour naturel et spontané de l'enfant pour ses parents devient un devoir, et le premier des devoirs 9omestiques, dès que la réflexion commence. Alors l'enfant doit se représenter _touL ce que ses parents ont fait et souffert pour lui, tout ce qu'ils feront et souffriront encore; les soins et les sacrifices qu'exige son éd ucation physique, intellectuelle, morale, le surcroît de travail que s'impose son père, pour lui assurer l'avenir, les angoisses toujours renaissantes de sa mère dès qu'il semble menacé de quelque maladie, ses veilles, ses larmes secrètes, quand la maladie est venue. A partir de l'âge de sept ou huit ans, l'enfant est en état de comprendre tout cela, s'il le veut, et il doit le vouloir. Son amour s'accroît alors de sa reconnaissance. Il sent qu'il ne pourra jamais reconnaître assez tant de bienfaits, et tout en aimant avec autant de spontanéité et une effusion plus vive qu'autrefois, il doit songer déjà à payer autant qu'il le peut, de retour.
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MORALE PRATIQUE.
Ill. -
ODÉISS.~NCE ET RESPECT
Le peut-il? Il le .peut, d'intention du moins par l'obéissance et le respect. L'obéissance dont il s'agit ici n'est pas celle qui consiste à exécuter avec une froide exactitude les ordres reçus. L'enfant obéissant est celui qui se conforme de cœur, une fois pour toutes et pour toujours, aux volontés, aux désirs les plus secrets de · ses parents; car cette obéissance, faite d'amour, est clairvoyante, ingénieuse à deviner, et va au devant du désir même. La véritable obéissance ne transforme pas l'enfant en esclave; elle le rend au contraire le colJabo- · rateur zélé,. dévoué, joyeux, toujours pr~t, des parents dans l' œuvre si délicate, si difficile et si complexe de· l'éducation. Alors l'enfant trouve sa récompense, qu'il n'a pas cherchée, dans ses progrès. Le travail a pour lui moins d'épines, ses défauts se corrigent presque d'eux-mêmes, et, façonné par une telle obéissance sur le modèle de son père et de sa mère, il est heureux du bonheur qu'il leur donne, corn me il reçoit, sans le savoir, l'empreinte de leurs vertus. L'obéissance de l'enfant sera-t-elle aveugle? Dans les premières années, elle le sera, car on comprendrait mal un enfant de trois ou quatre ans discutant ce qu'on lui commande ou ce qu'on lui défend. Mais dès qu'arrive l'âge du discernement, l'obéissance est ce que nous venons de dire; parce qu'elle ne discute pas, elle n'est pas aveugle pour cela. Il peut arriver que plus tard la conscience morale de l'enfant, déjà formée
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et scrupuleuse, proteste contre certains ordres qu'elle condamne invinciblement. Le respect doit alors venir au seeours de l'ob éissance aux abois. Dans ces cas, heureusement exceptionnels, on doit refu ser d'obéir, pourvu qae le r espect entier, absolu, subsiste à l'égard du caractère, mal g-ré tout sacré, des parents. Un fil s peut se refuser à une apostasie ; mais alors même qu'il paraît désobéir, il obéit en réalité à ce père qui lui a appris ou a dù lui apprendre que menti r à,sa conscience es t la suprême fl étrissure. Devenu adulte et chef de famill e à son tour, le fils n'a plus que rarement l' occasion de r emplir le devoir d'obéissance. Mais de l'amour, de la reconnaissance, du respect, ri en ne saurait le délier. L'immoralité m ême des parents n'en di spense pas les enfants. Ici, et ici seul ement, il leur est interdit à jamais de s'éri ge r en juges de la conduite et de punir la faute par le mépris 1. ·
1. Socrate s'é tant a pe rçu que Lampro clès , r a iné de ses fil s, é tait irrité contre sa mère : « Di s-moi, mon enfant, lui de ma nda-t-il, sais-tu qu' il y a ce rta in s homm es qu'o n a pp ell e in gra ts? - J e le sa is, répondit le j eun e homm e. - Sa is-tu don c aussi ce qu·iJ s font po ur recevoir ce nom ? - Oui; l'on ap pelle in grats ce ux qui ont reçu des bienfaits, cl qui le pouvant, n'en témoigne nt pas de reco nnai ssa nce ... - Eh bien ! oü trouveron s-nou s ja ma is perso nne qui ait reç u plu s de bienfaits que les e nfa nts n'e n r eç oive nt de leurs pare nts? Ce sont les p arents qui les ont fait passer du néa nt à l'ê tre, au spectacle de tant de merve ill es , à la jouissa nce de tant do bie ns qu e les die ux ont donnés ù l'h omm e ; e t ces bien s sont si précieux qu e tous, ta nt que nous somm es, nous ne craignons ri e n tant qu e de les perdre. « L'époux nourrit av ec lui cell e qui l'aide à deve nir p ère; il amasse d'avance pour ses futurs enfants tout ce qu 'il croit devoir leur être util e durant l enr vie, et il e n fait la plu s ample provision pogsihle. La femm e ..• nourrit et soign e, sans aucun retour, un enfant qui ne sait
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IV. -
MORALE PRATIQUE.
AUTRES DEV OIRS ENVERS LES PARENTS
D'autres obligations, plus précises et plus spéciales, s'imposent aux enfants à l'égard des parents. Ils lew.r doivent tous les genres d'assistance; les recueillir et les
pas de qui lui viennent ces so in s affec tueux , qui ne peut pas même fai re connaitre ce dont il a besoin, tandis que la mère cherche à deviner ce qui lui conv ie nt, ce qui pe ut lui pla ire , et qu'elle le nourrit j our et nuit, au prix de mill e fatigues, e t sa ns savoir quel gré la payera de ses peines. Mais c'est peu de nourrir les enfants; dès qu'on les ci·oit en âge d'appre ndre quelque chose, les parents leur communiquent toutes les connaissances \ltil es qu'il s possèdent eux-mêmes~ ou bien, ce qu'ils oroi e nt un autre plus capable de leur ense igner, il s les e nvo ie nt l'apprendre auprès de lui , sa ns éparg ner la dépense ni les so in s, mais. faisa nt tout pour que leurs fils dev ienn ent le s meill eurs possible ». A cela le j eun e homm e répondit : cc Oui, certes, elle a fait tout cola et mille fois plus encore, mais personne ne pourrait supporter son humeur. » Alors Socrate : cc Crois-tu donc, dit-il, quo l'hum eu r sauvage d'une bête so it plus insupp orta ble que celle d'une mère? - Non vraiment, du moins d'une mère telle que la mienne.- Est-ce que par hasard elle t'a urait fait quelque morsure ou lan cé une ruade, comme ta nt de gens en reçoivent des bètes ? - Mais, par Jupiter, elle dit des choses qu'on ne voudrait pas en tendre au pri x de la vie. - Et toi, dit Socrate, combie n, depuis ton enfance, ne lui as-tu pas causé chi désagréme nts insupportables, e t de parole, e t d'action, et le jour, cl la nuit? co mbien de soucis ne lui ont pas donnés tes maladies? - Mais, du moins, je ne lui ai jamais rien dit, jama is rien fait dont elle eù t à rougir. - Quoi don c? dois-tu trouver plus pénible d'e ntendre ce qu'elle le dit, qu'il ne l 'es t aux comédiens d'écouter les injures qu 'i ls se prodiguent mutuellement dans les tragédies?- Mais, ,1mon avis, comme ils ne pensent pas que celui qui les injurie les injurie pour leur inlliger un e peine, ni qu e celui qui les me nace les mena ce pour le ur faire du mal, ils e ndurent facilement ce qu 'on le ur dit. - Et toi, qui sais bien que ta mère, quoi qu'elle te dise, le dit sa ns so nger à mal, mai s qu'elle vo udrait te voir a uss i he ure ux qu e person ne, tu t'irrites contre elle '! · crois-tu donc que ta mère soit pour toi une ennemie? - Non certes, je ne Je cro is point.>> Alors Socrate: <c Eh bien, ce tte mère qui t'aime, qui prend de toi tous les soins po,si bles quand tu es malade, afi n de te ramener à la santé et que rien ne te manque, qui, e n outre, prie le s
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nourrir s'ils sont indig·enls, les soig·ner s'il s sont malades . La loi civile en fait d'ailleurs l' obj et d'une prescription form elle, car le motaliments, qu'ell e emploie, ne désigne pas s~nlemenL la nourriture, mais tout ce qui, dans Je sens le plus larg·e, es t nécessaire à la santé e et ù la vie. l\Jais sur ce point l'exécution sLricL de la loi civil e ne satisfait pas à cc qu'exi g·e la morale. Il faut que l'amour, la reconnaissance, d'un mol la piété fili ale, multipli ent, transfi gurent ces secours et ces soins. Il faul que jusqu'à la derni ère minute de la dernière heure, les vieux parents ·entent près d'eux la tendresse consolatrice de leurs enfants. Ce n'est pas Loul, il fau t qu'ils senLent que, mort ·, il s seront touj ours de la ramill e, et touj ours vivanls dans le so uvenir des leurs. Conserv er picusemenL la mémoire des parents, la perpétuer par l'observance des anniv ersaires, la raviver et l'enlrr lcnir chez ses prop res enfant~ qui souvent étaient bien jeunes quand le grand-père cl la gTand' mère ont parLi s ; s'inspirer de leurs conseil s, de leurs exemples, pui ser <lans la pensée qu'ils sont encore là et qu'ils approuvcnL, le courage d'une résoluLion g·énércuse, tl'un aclc de chariLé el de dévouement: - voilà les ~nprêmcs devoirs qui, arrachant, pour ainsi dire, leur obj eLù la mort , sont phis sacrés peut-être que celui de la sépulturr .
dieux de le Jl l'udi gue r leurs bien faits c l s·acquille de vœ ux qu'elle a fa its pour to i, tu le pl ains de so n humeur ? Pour mo i, je pense qu e i lu ne pe ux supporter une lelle mère, lu ne pe ux supp orler r ie n de bon. » (X ÉNOPHON, ]Jf émorables, 1. li , ch. u , trac!. de M. Tal bo t, t. I,
Jl . 10-42.)
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MORA LE PK AT!Qt:E.
V. -
D E \" 0 1 R S A I,' É G A R D D E S G RA N D S - PA R EN T S
Il va sans dire qu'à l'égard des grands-parents, les obligations des petits-enfants sont lès mêmes. D'ordinaire, les grands-parents, n'ayant pas la responsabi lité directe d' élever l'enfant, et, quand il le faut, de le punir, sont aim é:s par lui avec plus d'abandon, respectés avec plus de familiarité. Il est bon qu'il en soit ainsi. L'autorité, nécessaire dans la société dom estique, et qui doit co nserve r entre les mains du père une sorte de sévérité, parfois d 'inll exibili té bi en raisante, se trouve tempérée sans domma ge par l'indul gence a ttendri e de l'aïeul. La mère pourrait être trop faibl e, et d'ailleurs il n'es t pas bon qu 'elle paraisse, aux ye ux de l'enfant, en conflit trop direc t avec la volonté paternelle; mais le père peut pardonner à la demand e du grand-père ou de la grand 'mère, et il sembl e donner un e leçon d' obéissance, qui jusliÎle l'obéissance qu 'il exige à son tour. Ainsi le pardon peut atténu er la punition sans lui ô ter son effi cacité; ainsi l'âme de l'enfant fait de bonne heure l'h eureux et salutaire apprenti ssage de tous les genres de tendresse et de bonté.
VI. L 'ES PRIT D E F AlllLI. E
Les enfants doivent res ter attachés aux traditïons de leurs famill es, en ce qu' ell es ont d'honorable et de légitim e. Ils doivent être fi er s d'un nom roturi er, qui n'a jamais ét_ fl étri, coml)1e d'autres le sont d'un nom reé
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cueilli parl'histoire et immortalisé par· maints exploits. Rougir de son nom, parce qu'il est obscur, et le changer contre un autre, est petitesse et lâcheté. C'est de plus injure grave à la mémoire du père et des ancêtres, qui s'en sont contentés. C'est un manquement coupable à la piété filiale. Un héritage de probité et d'humbles vertus vaut la plus éclatante noblesse. C'est à nous d'illustrer, par nos œuvres, nos talents, plus de vertus encore, ce nom transmis inconnu jusqu'à nous, et d'anoblir du mêine coup, la série indéfinie de nos aïeux ig·norés: Par là nous accomplirons un dernier devoir filial, celui qui nous lie à ces générations lointaines dont le sang· fait baLLre nos artères et dont la pensée mème, s'il faut en croire certains psycholog·ues, est encore écrite dans les plis de notre cerveau.
RÉSUMÉ
I. - Les devoirs des enfants envers leurs parents sont· la conséquence des nombreux bienfaits qu'ils en reçoivent. En premier lieu, ils leurs sontredevables de la vie, qui est un grand bien, quoi qu'en disent les pessimistes. II. - Les parents sont les représentants de la Divinité. Aussi le sentiment qui unit les enfants aux parents s'appelle-t-il piété filiale. La piété filiale implique l'amour, la reconnaissance, le respect et l'obéissance. L'amoiir est d'abord naturel et spontané : la ré-
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MORALE PRATIQ UE.
fl exion en fait un devoir, cl provoque aussi la reconnaissance. III. - Ces scmLimcnts disposent en outre à l' obéissance. La vraie obéissance est celle où l'espri t, le cœur el la volontr sont d'accord pour exécuter cl même prévenir les ordres des parents. Le fils, devenu à son tour chef de famille, n'a plus guère à pratiquer l'obéissance; mais les aulrcs clcYoirs . ubsi L même à l'égard des parents ayant des fautes ent à se reprocher. Il n'appartient pas à leurs enfant:; de le juger ni de les mépriser. lV. - Un autre dcY es t l'assistance : le enfants oir doivent subvenir ù Lou les besoins de leurs parents, oir quand ceux-ci sont privés de ressources. Cc deY sera rempli avec empresscmcnL el délicatesse. V. - Les devoirs ci-d e sus seront pratiqués ü l'égard des grands-parents. Les rapports entre ceux-ci et les petits-enfants impliquent une douce familiarité qui leur donne beaucoup de charme. VI. - Les enfants culli reront l'esprit de faniille. Ils auront à cœur d'ajouter par leurs propres vertus au patrimoine d'honn eur légué par leurs ancêtres.
Ouvrages à consulter :
de Socrate. (L.11, ch. Il, m.) Lei Fcimille. A. BuRDEAU, Devoir et Pall'ie. (Ch. u et 111.)
PAUL JANET,
X i::Nor110N, Entretiensmémorables
�NEUVÜ:ME LE ÇOi\
DEVOIRS DES PARENTS ENVERS LES ENFANTS DEVOIRS DES FRÈRES ET SŒURS
Sui1.u 11n1s . - J. De voirs e 1Yers les e nfants. - IL L'étlucali on. 1 Ill. L'exem ple. - !\'. L' in~lrn cli on. - Y . .Devoi r des frères el S!l'urs (• nt rr 011 x.
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.\m; devoirs des enfants envers les parents, correspond cnL les devoirs de, parents envers leurs enfanls. lis commencent, pourrait-on dire, avan[ la naissance même de ceux-ci. Le jeune homme et 1a jeune fille, en effet, aYanl de contracter mariag·e, doivenLavoir réfléchi déjà à la manière dont ils élèveront leurs enfants. San ~ doute, l'expérience, les conseils, la différence des c'nrar L ères qu'il s'agira de form er, pou;'ront modifier teurs principes, et il ne seraiL pas bon d'apporter dans l'accomplissemenL de celle œuvre, Loute de délicaLesse c't de tendresse, des idées préconçues et un sysLème in!lex ihle; mais c'est déjà un devoir, que de se représe11Lrl' tonte la gTaviLé du devoir à remplir, d'en avoir
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MORALE PRATIQUE.
mesuré longuement l'importance et l'étendue, de s'être préparé à tou s les genres d'abnégation qu' il exige. Les parents , il est presque inutile de le dire, doivent à leurs enfants la nourriture et tous les soins nécessaires. Coupable serait l'ig·norance des r èg-Jes les plus simples de l'hygiène enfantine ; un père, une mère, ne sauraient toujours s' en rapporter là-dessus au méd ecin ; ils doivent savoir au moin s l'indispensable. Que d' enfants malades, infirmes ou morts avan t l'âge, parce qu e les parents ont négli gé d'apprendre ou d'appliquer les éléments d e cette science de l'hygiène qui, dans la plupart des cas, rendrait inutile le secours trop souvent tardif de la médecine !
JI. -
l. ' t O UC AT ION :
Avec la nourriture et la santé, les parents doivent ù l eurs enfants l'éducation et l'instru ction. L'édu cati on a pour objet la formation du caractère et la cultu re morale ; l'instruction cultive l'intelli g·ence en lui apportantles connaissanaes qu'elle doit posséder et les mo yens d' en acquérir d'au tres. L'éducation se fait par le précep te et surtout par l' exempl e. Ç'a été l'erreur de Rousseau et d'Herbert Spencer , de croire que l'enfant doit être livré presqu e entièrement aux conséquences natu relles de ses actes', et que les cho ses se chargeront toutes seules de di scipliner sa volonté. Il veut s'appr ocher trop prè du feu ? Laissez-le faire : il se brûlera et ne sera plus tenté de recommencer. - Applicable en quelqu!:)s rares cir-
�DEVOIRS DES PARENTS ENVEHS LES E N FANTS.
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constances, ce système a le d éfaut essenti el de soumettre la conduite de l'enfant à des sanctions qui ne sont pas proportionnées à la gravité de la faute, ne tiennent aucun compte de l'inlention bonne ou mauvaise, et conduiraient au culte exclu sir de la force aveugle et brutale. Il peut form er des égoïstes prudents, non des êtres véritabl ement mo1:aux. Le précepte e t positif ou négatif, elon qu'il command e de faire ou de s'abstenir. Il faut touj ours, dr que Jes enfants sont en âge de comprendre, que le précepte se justifie par une explication. L'ordre ou la défense n'amont plus ainsi les apparences d' un capri ce tyrannique. La désobéissan ce volontaire sera inévitablement et au sitôt suivie de la punition annoncée. Appliquée sans retard , sans adoucissement et sans colère, celle-ci ressemblera forUt ces réactions naturelles vantées par Rousseau et Spencer , elle en aura les avantages sans en avoir les inconvénients. C'est un des devoirs les plu pénible pour les parent que de se résoudre à punir. Résister aux prières, aux larmes, aux cris; ne s'emporter ni ne faiblir, e priver des caresses du coupable, affecter l'indifférence devant ses rancunes, voilà qui dépasse l'héroïsme de bien des mères, de bien des pères aussi . Pourtant, de celte fermeté d'une heure, dépend quelquefois l'avenir moral d'un enfant. Céder , c'est se.condamner à céder encore et toujours, car une première faiblesse a révélé à l'enfant son pouvoir et il ne manquera pas d'en abmier : il sait le moyen de faire capituler les plus sévères résolutions. Un despote est installé au foyer domestique :
�}!ORALE PRATI QUE.
enfant mal élevé, d'abord, plus Lard mauvais suj et o u riu elque chose de pis. Il es t des cas cependant oùil faudra pardonner. Comment le faire sans paraître se déjuger et se con tredire? Tl n discernement très délicat pourra eul apprendre aux parent si le r epenti r es t sincère; 'il l'est, on adouci ra la pun ilion , mais en ayan t soin de fai rc ob~crvcr au coupable riue si l'on change en n'appliquant pas la sanction dan:s Ioule sa rigueur, c'est qu' il a cha ngr l ui-rnème, pnis<[n' il détes te main tenant sa fautr de tout son cœur. 11 saura a in i, pour en faire it l'égard d'autru i l'une de~ règles d~ a conduite, que par mi les hommes, - à la différence de ce qui se pas e dans la natu re, - le repenti 1· et la bonté font par tie essentielle de l' ordre des choses. Cc que l'éduca tion doit chercher surtout à développer chez l'enfan t, c'est l'éner gie de la volon té. ,\ussi, san s aller jusqu'à la dureté, les paren ts doivent-ils se tenir en garde contre le système de l'éducation attrayante. Supprimer toute épreuve, Lo ut effort ; instrnirc en amusant, former le caractère par des lectures ou de;; r écits qui captivent, enrichir sans même qu'il s'en doute, le cœur d e toutes les vertus, voilà la prétention d' une certaine école de pédagogues ; elle est très en faveur auprès des parents, trop nombreux, qui trouvent dan s une Lendresse mal entendu e, un prétexte pour se soustraire aux responsabilitrs et aux difficultés d'une méthode plus virile. Repoussons cette fausse philanthropie qui brise par avance dans une j eune âme la facul Lé maîtresse, en lui épargnant toutes les occasions de vouloir; ne craignons pas d'apprendre de bonne heure
�DEVOIRS DES PARENTS ENV ERS LES ENFANT .
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à l'enfant que la vie n'est pas une perpétuelle partie de plaisir; qu'il fasse très vite l'apprentissage du Lrarnil douloureux, de l'aLtention obstinée, du courage qui ne se lasse pas; qu'il se doive à lui-même Lout ce qu'il esl. A cc prix seulement, il sera un homme. Le pJajsir même aura pour lui plus de saveur, car on ne le goùLc vraiment que quand on l'a mérité, comme récompense
légilimc de l'e!Tort. )lais une volonLr énergique n'exclul ni la douceur, ni la compassion, ni les senti mcnLs tend rcs el délicats. On est quelquefois trop porL6 à nr voir dans l'édncaLion qn'un moyen de se tirer d'a!Tairc dans la Yie, ùc triompher des obsLacles, de conquérir, en dépil de LouL, une position aisée ou brillante. Créer el développer chez l'rnfanL une volonté forte, n'a d'antre objet pour bien des g-cns qur de réaliser cet idfal tout pratique et uLilitaire. 11 ne sera pas celui de parents soucieux d'accomplir tout leur <levoir d'é.ducaLeurs. L'é<lucaLion de la sensibilité morale et esthétiqu e doil accompagner celle de la volonté. L'enfant apprendra · à s'émouvoir d'une sou!Trance étrangère,. à soulag·cr une infortune; on ftmc s'élargira par la plus compréhensive et la plus es active sympathie. Il saura ~;oùLcr le beau sous Lou L ses formes, dans la nature et dans l'art; il se sentira en communion avec l'humanité Loule entière, mème avec la vie animale el celle qui, peut-être, sommeille latente au fond des choses. Son vouloir, trempé par de sévères épreuves, ne sera pas toujours tendu pour une lutte sans trêve, ou un g·ain sans mesure. 11 aura été initié aux nobles délassemenLs, aux jouissances élevées
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MOR ALE PR ATIQUE.
de l'esprit, aux jouissances plus élevées de la charité.
Ill. L'EXEMPLE
A cette éducation vraiment libérale d'une âme vraime~ t humaine, le précepte ne suffit pas; il y faut encore et surtout l'exemple. Le devoir des parents envers leurs enfants se résume donc à être eux-mêmes tels qu'ils veulent que ceux-ci soient plus Lard. L'oblig·ation est d'auk1nt plus rigoureuse que la piété filiale de l'enfant Je modèle comme d'instinct sur le père et la mère. Ce ne sont pas seulement les habitudes; ce sont les ge tes, les expressions du langag·e, les moindres détails de la personnalité physique et morale qu'il imite et reproduit, sans Je savoir ni le vouloir. L'hérédité y est pour quelque chose; mais l'influence d'un commerce incessant, d'une tendresse réciproque, la disposition nfant à voir dans ses parents des êtres infaillibles de l'r~ et parfaits, y sont pour presque Lout. Ce culLenaïfdontilsse sentent l'objet, impose aux parents la nécessité de s'observer to.u jours, de veiller sur leurs paroles comme sur leurs actes, d'imprimer à leurs sentiments comme à leur conduite un caractère de pureté absolue. On l'a dit : le plus grand respect est dû aux enfants; qu'est-ce donc quand il s'agit de ses enrants? Et respecter l'enfant n'est possible qu'à la condition de se respecter scrupuleusement soi-même. Cette surveillance perpétuelle que les père et mère sont tenus d'exercer sur soi, ne risque-t-elle pas d'altérer par quelque contrainte la douce intimité de la vie
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DEVOIRS DES PARKNTS E N VEflS LE S E:t'lFANT~l7 ./
domestique? Si respecté, et si respectueux, l'enfant n e sera-t-il pas moins aimant et moins aimé? On semble quelquefois le craindre, et les parents ne sont pas rare qui vivent avec le urs enfants sur un pied d'égalité familière et de bonne camaraderie. C'est un excès blâmable, qui peut compromettre leur autorité sans retour. Il y a ici une mes ure que l'affection, quand elle n'est pas aveug'lc ou superficielle, sait toujours trouver. Le r espect, du cô té des enfants, n'exclut ni la _onfiance c ni l'abandon, ni l'amour; du cô té des parents, il est la manifes tation la plus haute d'une tendresse épurée, mais non affaiblie par le sentiment du devoir
IV. !.' I NST R UC TION
Outre l'éduca tion , les parents doivent à leurs enfants l'in truction, c'est-à-di.re le degré de culture intellectuelle qui es t nécessaire pour occuper une place honorable dans la société. Cette obligation n'est plus discutée a ujourd'hui. On ne trouve plus gu ère personne, en France du moins, pour soutenir sérieusement que l'i gno rance absolue vaut mieux que le savoir. On peut craindre qu'un demisavoir, en favorisant la présomption et l'org·ueil, ne multiplie le nombre de ce qu'on appelle les dé~lassés : il est toujours possible de mal user des meilleures choses. Mais que l'instr uction par elle-même soit un mal," voilà une thèse qu' on ne s'attarde plus à combattre . Le devoir des parents est ici tellement tracé, que
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ùWllALE PRATIQUE.
chez plusieurs des nations les plus civilisée~, il csLinscriL dans la loi. En L <'rancc, l'instrucLion primaire e t oblig·atoire et de plus gratuite, cc qui enlève aux c parents LouL prétcx L de résistann~. En vain a- t-on parlé de la liberté du père qui ne doit pas ètrc con Lrnint de se séparer de son enfant, fùt-cc pour l'cnrnycr à l'école : le ùroit, le seul droit véritahlc est ici celui de l'cnfo.nt qui doit être mis dès Ir jeune ùgc en me:mre d'ôlrc plus Lard un homm e cL un citoyen, cc qu'il ne sauraiL être :;ans un minimum d'instruction. Ajoutonsy le devoir qu'a l'État d'ass urer la sécurité cl la prospériLé du corps social, pour qui des individus toLalcmenL ignorants sont un fardeau et un péril. La prétendue liberté du père cesse d'être respectable quand elle porte dircctemen t aLteintc aux intérêts les plus chers de l'enfant cl. ùe la société. Les parents ont-ils rempli touL le devoir quand ils. onL, conformément à la loi, envoyé leurs enfant à l'école primaire jusqu'à treize ans'? S'ils sont pauvres, ouvriers ou cultivateurs, oui sans doute; car il faut que l'enfant vienne, à on tour, contribuer par son travail aux ressources commune de la fami lle. )lais s'ils le peuven t, ils ne doivent pàs · rraindrc de faire donner à leurs enfants une ins truction plus complète. Y a-t-il danger , comme on le dit souvenL, que ceux-ci, parvenus par le bénéfice de leurs études, à des positions sociales auxquelles leurs parents n'ont pu prétendre, ne rougissent d'eux et ne les méprisent? S'ils sont capables de sentiments si honteux, l' instruction qu'ils ont reçue n'y est pour rien : ce sont des âmes
�llEYUlRS DES PARE NTS E, YEB S LES 1':NFA:'i'fS.
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natmellemcnt viles, dont la bassesse se serai t mani-
fe.. L dans qu elque condition que cc fùt. Heureuseée
menl. ces cas sont fort rares; presque touj ours les enfants ainsi élevés au-d essus de leur ph èrc d' ori gine, payent par un surcroît de reconnaissance, le sacrifices de lrur humble eLhéroïque famill e. Celle-ci en reçoit une sorte de lustre , un tardif hien-ètre, et la société toute entièr e profite de ces tal ent , souvent plus vi goureux que ceux auxqu el donnent naissance les dasses moyennes ou supérieures. fouLile <l'ajouter que les parents doivent diri ger leurs enfants dans le choix d'une carri ère, faciliter autant que possible leurs débuts, leur prodiguer, dans toutes le, circonstance· importantes, les encouragements, les conseils et les secours. Lr ch oix d'une carrière décidant de Loule la vi e, lrs parr nts sauront démêler. une vocation séri euse d'un caprice passager ; ils pourront exiger de l'enfant une réflexion prolongée nt approfondie, mais ils coi:nmcLLraient un abus d'autorité, et se r endraient coupables envers la société elle-· mèmc, s'ils opposaient une r ésistance invi!'l.cible à un choix honorable inspiré par un goût persévérant et justifié par de su fusantes aptitud es. 11 rn est de mt\me pour le mariag·e des enfants. La loi samcg·arclc ici dans une ju L mesure leur indépcne clance et l'autorité de parents. En cas de conflit, si• d'ailleurs l'ünion projetée n'a rien de fl étrissant, il es L désirable que les parents n':üllenL pas jusqu'au bout de leur droit. Ces conflits d'ailleurs ne sont pas à craindrr clans les famill es où la tendresse r éciproque
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MORALE PRATlQ UE.
a réalisé par avance et pour toujours l'harmonie des volontés.
V. DEYOIJ\S l)E FJ\f:RES ET
sœuns E NTRE F:ux
Les frères eL sœurs ont entre eux des devoirs qu e détermine aisément la nature des rapporLs qui les unissent. Ces rapports sont des plus étroits: communauLé de sang, de nom, d'intérêLs, d'éducation, communauLé d'affecLion à l'égard des parenLs; plus tard, communauté de ces souvenirs et de ces impressions d'enfance, qui marquent d'une si forte ernp reinLc la vie tout enLière. Des frères et sœurs qui ne s'aimeraient pas, ne s'aideraient pas, ne seraient pas prêLs à des sacrifices réciproques , seraient véritablement dénaturés. Des obligaLions plus précises s'imposent aux aînés à l'ég·ard des cadets. lis leur doivent une tendresse plus vig·ilante, l'exemple, et si les parents sont malades ou infirmes, la proter;tion que ceux-ci ne peuvent plus exercer. La famille a-t-elle perdu ses chefs naLurels? C'esL l'aîné ou l'aînée qui les remplace; il en prend l'autorité, la responsabilité, les devoirs. A leur tour, les cadets doivent aux aînés une affection mèlée de déférence, et, si les parents sont morts, le respect et l'obéissance, celle-ci tout au moins jusqu'à l'âg·e adulte. La sœur doit avoir aux yeux de ses frères un caractère analogue à celui de la mère elle-même. Elle est le cl1arme et l'honneur du foyer ; on refuse difficilement les pardons qu'elle implore pour des fautes qui ne sont pas les siennes; elle a presque le droiL ~lr, gTùce. Sa
�DEVOIRS DES PARENTS ENVERS LES ENFANTS.
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présence seule adoucit la brutalité trop fréquente des garçons, arrête sur leurs lèvres les expressions triviales; ses conseils ont une sagesse et une droiture précoces; elle inspire le travail, dont cli c donne l' exemple joyeusement et sans effort; les bonnes pensées, car elle n'en connaît pas d'autres, le courag·e, et, s'il le faut, cette vertu plus particulièrement féminine, et plus touchante encore dans la j eunesse, la résignation. Quand la sœur est cela, et tel est son rôle naturel, le sentiment auquel ell e a droit de la part de ses frères, est quelque chose de plus que la tendresse; c'est, comme à l'égard de la mère, la vénération. Il est rare que la famille soit restreinte aux parents et aux enfants. D'ordinaire elle comprend des oncles, des tantes, des cousins, etc. Les obligatio.ns générales d'affection, de déférence, si les collatéraux ,sont des ascendants, d'assistance en cas de besoin s'imposent, mais avec un caractère moins rigoureusement déler· miné. On ne peut d'ailleurs entrer ici dans le détail, et ces différents devoirs seront suffisament connus et pratiqués de toute âme honnête et délicate.
RÉSUMÉ
J. - Les jeunes époux ont dû antérieuremeQt au mariage se préparer, par la réOexion et l'étude, à remplir leurs devoirs de père et de mère. Ils doivent d'abord nourrir leurs enfants et leur donner avec inlcllig·ence tous les soins physiques.
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MORALE PRATJQlE.
li. - Virnt ensuite l'éducation morale qui e fait par le préceple et par l'exemple. Le sysLèrne des conséq-iiences naturelles, cher à Rousseau, employé exclusivement serait insuffisant et dang·ereux. Voici le principales règ·les de l'éducation par le précepte : les ordres et les conseils seront, quand cela sera pos ible, accompagnés d'expli caLions qui éclaireronL la conscience de l'cnfanL ; - L outc désobéissance volontaire sera suivie de la punition annoncée ; - les er parcnLs auronL de la fermeté, cL auront résisL à leur propre L endresse, comme aux insL anccs de l'enfanL; une fois leur auto ri L bien établie, ils pourront pardonner é quand ils seront en présence d'un sincère repenLir ; ils développeront surLou t l'énergie de la vol on L et é, éviLcront los dange reuses cxagéraLions du sysLèmc de l'éducation attmyante; l'éducaLion de la volonLé sera complétée par la culLure de la sensibilité morale et esLhétique.\ eurs. lis sonL surLouL lII. - Le· enfants sont imita L porLés à imiter leurs parenLs, qui sont à leur yeux des êtres infaillibles. Il en résulte, pour ceux-ci, l'ohlig·alion de surveiller leur conduite, de façon à donner toujours le bon exemple. La retenue des parents n'empèchera pas dans la famille une douce intimité qui n'exclura pas le respect dont les enfant ne doivent jamais se départir. IV. - Enfln les parents sonL obligés de donner ou de faire donner ù l'enfant une instriiction en rapport avec leurs ressources et leur condition. Le minimum est l'instruction obligatoire légale.
�DEVOIRS Dl!: · PARENTS E ' VERS LES ENFANTS.
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La loi sur l'obligation ne viole pas la liberté des parents. D'ailleurs leur droit n'est pas seul en cause. Il y a aussi, pour l'enfant, le droit a l'instruction , qui fera cie lui un homme et un citoyen, et, pour l'État, le devoir de protéger la société rontrc les dang·er de l'i gnorance. Plus Lard , quand les enfants auront it choisir une carrière et à fond er une nouvelle famille, les parents leur viendront en aide par des conseils, des secours, et au besoin par leur autorité, sans toutefois entraver la liberté des j eunes gens. V. - Les devoirs entre frères et sœurs sont motivés par une communauté de sentim ents et d' intérêts très naturels el très forts. Les aînés doivent aux j eunes, outre l'affection , la protection et le bon exemple. Si les parents viennent à manquer, c'es t à l'ainé drs enfants que reviennent l'autorité et les obligation de chef de famille. En ret.our, les cad ets leur doivent rlr la cl{,[t'·rrncc el quelquefoi s de la soumission.
Ouvrages à consulter :
U. GRÉARD, iducation et 'instruction : Enseignement primaire : les résultats ; § 111. - Enseignernent secondaire, 1. Il, l'esprit de discipline clans l'éclucalion, §§ Il et v. E. L EGOUVÉ, Les Pères et les Enfants au XIX• siècle. (Enfance el adolesceiice. ) -Éducation de la Cons cience: la tendresse et l'cmloril( : r éduca lion du coul'age, elc. MARION, La Solidarite rnorale. (2' parL.,ch. 1v.) ll. SPENCER, Essai sur l'Éducation.
��· TROISIÈME PARTIE
DEVOIRS SOCIAUX ·
DIXIÈME LEÇON
RESPECT DE LA PERSONNE DANS SA VIE ET DANS SA LIBERTÉ
SomrAIRE. -
I. Inviol:ibilité de la personne. Le droit. - li. Devoir de légitime défense. - III. Respect de la personne dans sa liberté. IV. L'esclavage antique. - V. L'esclavage moderne. - VI. Le servage. - VII. Liberté des enfants mineurs. - VIII. Liberté des salariés.
1. -
JNYIOLAB!LI TÉ DE LA PERSONNE. LE DIIOIT
La loi du devoir étant chose sacrée et obligatoire par soi, l'homme qui la conçoit et doit la pratiquer doit être aussi, pour l'homm e,sacré et inviolable. Ce serait en effet violer la loi morale de la façon la plus grave que d'en empêcher, d.' une manière quelconque, l'accomplissement par ceux ;\ qui elle s'impose comme à nous.
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MOHALF, l'HATIQU,.
La personne humaine , c'e t l'homm e en tant qu'il es t ou peul devenir raisonnabl e r t libre. L'animal n'est pas une personne. Mais l'enfant es t dé,i:i une personne, parce qu'il aura plus tard la raison cl la liberté. Le fou , l'idiot, ·ont encore des personnes, par ce qu'ils ont possédé ou pcm ent rrcouvrcr les allrihuts qui constituent la personna.l i Lé-. L'imiolabilitc'· de la vcrsonnc hum aine es t le fondem ent du droit. Le droit es l le pouvoir de vouloir et de faire loutce qui r:s l onl onnc\ ou n'es t pas défendu par le devoir. Le premier dr L le:,; droits de l'homm e c'es t de ous vivre. La vie es t la condition suprême de la moralité. Le premi er devoir de chacun ù l'égard de ses semblables es t donr de respecter leur vie. << Tu ne tueras point > es t > un commandement inscrit dans la conscience avant de l'ê tre danr-: le::: lois de Moïse et dan. les codes de tou s les peuples. Mais l'homme n 'a pas se ulement le droit de vivre; i.1 en a le drrnir, puisqu'il renon ce ù la pratique du 'bien moral, en abandonnant volontai rement la vi e. Il ne peut faire ce t ab:mdon que s' il le d oit, c'cst-it- dire si un motif d'ordre supérieur lu i impose l' obli g·ation de ce suprêm e f:acrif.ice. Non s Y e1Ton clans quels ca il en est ainsi.
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Si l'homme a le devoir de Y ivre, il a celui d e défendre sa vie quand ellr est injustement attaquée. C'est ce
�RESPECT DE LA PEIU:iû:'CH.
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qu'on appelle le droit, el cc qu'il serait plus exact d'appeler le devoir ,le légiLimc défense. Ce deYoir explique cL jusLifie les exceptions apparenLcs que comporte le précepte : Lu ne tueras poin L. En ciTeL, si jc sui s as ·ailli dans un lieu désert par un homme à qui je n'aie jamais foi L le moindre mal; si, après l'avoir averti que je :mi: armé,jc ne puis échapper à la morl qu'en lr tuant, il est rlair que j'étais dans mon droit el que j 'ai fait mon dcYoi l'. L'un des deux <levai Lpérir, l'honnNc h ornrne on l'assassin. On avouera que la Yi e de l'honnête homme a bien autant de prix que celle de l'assa sin, cl puisque 1·eLLe nécessité doulourcu c existe, que l'une des <lem soit sacrifiée, il est juste que cc soit la plus coupable. Même alors, on doit i'•puiscr Lous les moyens de se défendre sans donner la morl, el ne s'y résoudre qu'à la dernière exLrémiLé. l:nc autre exception se produit en cas de guerre, sur le champ dr baLaillr. Le soldat qui Lue l'ennemi armê el menaçant obriL au devoir de légi Lime cl éfcnse, il obéit de plus ;\ l'o blig;ation sacrée de défcnrlre son pays. Tuer l'ennemi, c'est, avant tout, assurer, autant <1u'on le peul, le :c;alul de la patrie. i\lais désarmé, blessé, captif, l'ennemi n'c t plus qu'un brave homme inoffensif, qui a fait aussi son devoir, et le tuer alors serait la plus odieuse des lâchetés. Enfin les nations les plu civilisées croient encore aujourd'hui ne pouvoir assurer la sécurité sociale qu'en mettant à mort le" individus reconnus coupables de certains crimes. La loi qui punit ainsi du dernier supplice ne fait que remplir, au nom des citoyens bon-
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MORALE PRATIQUE.
nêtes et de la société tout entière, le devoir de légitime défense. Les jug·es qui condamnent, le bourreau même qui exécute, accomplissent également un devoir en obéissant à la loi. Si, en dehors de ces cas, il est criminel d'attenter -à la vie du prochain, il l'es t aussi, quoique à un degré moindre, de le blesser, de le frapper,de compromettre en quoi que ce soit l'intégrité de. sa vie physique.
III. H ESPECT DE L A P E HSONNE D A NS S A LIB E II TÉ
La liberté est un bien aussi précieux que la vie, et la r especter chez nos semblables n'est pas moins obligatoire que de s'abstenir de l'homicide. Mais la liberté dont il s'ag-ït ici n' es t pas la liberté morale, qui r éside tout entière dans la conscience, ni la liberté politique, qui consiste à exercer les droits du citoyen. C'est la liberté qui est inhérente à l'homme en tant qu'il fait partie de la société de ses semblables, et par laquelle chacun peut, dans la mesure où il ne cause aucun tort à autrui, faire de son activité physique et intellectuelle l'usage qui lui convienL. Cette liberté a été indignement méconnue, dans l'antiquité, au moyen àge, jusque dans les temps modernes, par les institutions odieuses de l'esclavage et du servage.
I V. L ' ESC L A V A G E ANTIQUB
L'esclavag·e fut peul-être, à l'orig'ine, un adoucissement apporté à la condition des prisonnier s de guerre,
�RESPECT DE LA PERSO~XJ:;.
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qui étaient généralement mis à morl. Un calcul d'intérêt, plus encore qu'un sentiment de compassion, fit comprendre qu'il valait mieux leur lais:;;cr Ja Yie et les faire travailler au profit du vainqueur. Presque toutes les tribus sauyages ou barbares ont des cscla vcs; chez les Grecs, on se partageait ou l'on vcndai t les vaincus · qui avaient échappé au massacre, y compris les femmes et les enfants. Il ne semble pas cependant qu'ù l'époque classique, le . ort des esclaves en Grèce ait été très rig·ourcux.. A Athènes, notamincnt, une sorte de philanthropie (c'est par ce beau mot que Périclès exprime le caractère des Athéniens), leur faisait d'ordinaire la vie as cz douce. Néanmoins le libéral génie d' .~ristote ne met pas un instant en cloute lalégilimité de l'esclavage: l'esclave est, pour le précepteur d'Alexandre, non une personne, mais un outil vivant. Aristote jusLiJ1c même l'esclavage par des considérations d'ordre physiolog'iquc; l'esclave n'a ni la force, ni la slalure droite, nila beauté de l'homme libre: r:,'c t donc la nature même qui l'a destiné à servir. Ce fut l'honneur de quelques s-0phistesi,· plus tard des toïcicns, d'ayoir protesté contre cc prétendu droit naturel, et d'arn ir proclamé l'égalité primitive de Lous les hommes. L'e clavagc à Rome fut beaucoup plus dur, snrtout à la fin de la République et dans les commcnccmcnls de l'Empire, quand la conquête du monde eut approvisionné avec une extraordinaire abondance les marchés d'esclaves. Certains riche en possédaient plusieurs
1. Notamment le so phiste Alcidamas.
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MOR.\LE PRATIQ UE.
milliers. De la un danger permanent de révolle. Celle: des esclaves de Sicile, conduits par Spartacus, mil urt; instant en question l'existence même de Rome. Elle fu t é~ouffée dans le sang; des milliers d'.esclavcs prisonniers périrent sur la croix. Une loi atro ce, pour assurer la sécurité des citoyens libres, porta que dans le cas où un maître serait assassiné chez lui , tous ceux · de ses esclaves qui n'étaient pas au x fers au moment du meurtre, ou que la maladie n'arait pas réduiLs à une impuis.sancc absolue, seraient mis à mort. .\ celle époque, l'esclave n'a aucun droit ; son maître peul le tuer sans motif, impunément. Flaminius en fait mourir un pour amuser son hôte par ce spectacle. Yédius Pollion nourrit d'esclaves vivants d,es lamproies ,1u'il élève dans un vivier. Auguste fait meLLre en croix un esclave pour avoir Lué cl mang·é une caille favorite. Ovide et Juvénal nous montrent des dames romaines déchirant des ong·les le visage des malheureuses qui les servent, enfonçant dans leur chair, comme dans une pelote, les longues épingles de leur coiITure. La loi ne reconnait à l'esclave ni mariage ni palerni Lé; vers la fin de la Rép ublifrue, son maitre peut le vend re pour les jeux de gladiateurs ou les combats contre les bêtes féroces. C'est enchainé qu'il garde la porte de la maison ; c'est enchainé qu'il laboure la terre. D'horribles prisons, dans la demeure mème du maitre, l'attendent pour la moindre faute. Vieux et infirme, on l'expose sur une île du Tibre, où il mourra de misère et de faim. Les tentatives de révolte ou d'évasion sont
�RE SP EC T D E LA PER SOi'i :-iE.
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puni s d'horribles tortures, de l'effroyable et infa mant suppli ce de la croix. Disons, à l'honneur de l'espèce humaine, que de généreuses protes tations ne laissai ent pas de se produire. Sénèqu e nous ass ure qu e lc.s maitres qui maltra itaient leurs c davcs étaient insultés dans les rues . L'indignation populaire faillit arracher de la mor t, sous ~éron , quatre cents esclaves dont le maitre ava it été assassiné; il fallut la force armée p our co ntcni t' la foul emcnaçantc, .exaspérée de celle abominable exécu ti on. L'esclave pouvait acheter sa liberté avec ses économies, ou, selon le mot latin, son p écule. Cicéron nous dit qu 'un esclave industri eux et de bonne cond uite arrivait à s'affranchir en six ans. Médecin s, prof'cs,eurs de liLLératurc on de g-rammaire étai ent sa urent des rsclavcs ; mais on les traitait d'ordinaire comme étant de la famill e; qu elquefoi · ils devenaient les amis de • leurs maitres. J3caucoup de ceux-ci étaient humains, et leur humanité était souvent payée d'une fid élité à toute épreuve. Une des gloires du stoïci me, Épictète, passe de l'csclava.ge à l'amitié d' un empereur. Sous l'influ~ncc des nobl es doctrine stoïciennes, les lois concernan t les esclaves s'adoucissent. Tibère, ~éron, Domitien corrigent déjh quelques-un es des ri gueurs de l'ancienne législation. Mai s le progrès fut surtout scnsi'blc ou s les Antonins; l'esclave ne peut pas ètrc Lué par so n maitre ni vendu pour les com bats de gfadiaL curs; des ol'ficicrs sont ill'titués pour recueillir ses. plaintes; les sévérités excessives sont interdites et puni es . Le dogme de l'égalité essenti elle de tous les
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)I OH .\LE Pll .\TIQ l.i E.
hommes inspi rc les grands j nrisconsultes stoïciens des 11° cl m ' siècles de l'ère chrétienne. En même temps, par l'esprit de charité qu'il répand chez ses adeptes, le christianisme naissant porte à l'esclavag·e antique des coups encore plus déci if-.
\'. L 'ESC LAY AG E ll O DEI\NE
ll est douloureux d'avoir à le constater : les nationti chréti ennes firent revivre au xv1° siècle la vieille injustice des sociétés païennes . L'histoire de l'esclavage au nouveau monde est un Lis u d'horreurs que l'antiquité ellc-mèmc n'a pas connues. Indigènes de l'Amérique du Sud, nègres arrachés des cotes d'Afri que et vendus comme un hétail, ont péri par millions pour extraire <les mines les métaux précieux ou faire pous ·cr, sous un ciel torride, le café et la canne à sucre. De nobles ftm cs, Las Casas au xv1• siècle, Montesquieu, Condorcet au xvm•, protestent en vain; l'impitoyable avidité des -colons ne veut r ien entendre. On invoque en fav eur de l'esclarngc le sophisme dont Aristote s'était _rcndu coupable : l'inféri orité na turelle de certai nes races. En 'l 787, \Yi_ lbcrforcc fait au Parlement anglais sa première moti on contre la traite des nègre ; sa gén ··rcusc insistance, soutenue par une éloquence entrainante, finit par triompher ; mais l'affranchis cmcnt des e claœs dans les colonies ang-laiscs ne fut co nsommé qu' en 1838. En ·I 793, un décret de la Conventi on abolit l'esclavag·e dans les colonies françaises, mais il n·a définitivement disparu qu'en ·1818; l'honneur en revient principale-
�RESPECT DE LA PER SO:'i\E.
ment au député, aujourd'hui sénateur, M. Y. Schœlcher. Il a duré dans la République am t;ricaine jusqu'à nos jours; il n'a cessé d'existeL qu'après la terri ble ' guerre de Sécession, qui se termina par l'écrasement des États cscla vagistes ou confédérés. Le- derniers mstiges de cette plaie déshonoraient hier encore l'empire du Brésil '.
VL LE SE I\YA GE
Le servage fut une form e ad oucie de l'esclarnge, qui priL naissance dans les decniers temps de l'empire romain. Les inrasions barbares obligèrent, en beaucoup d'endroit ·, nomb re de petits propriétaires ruraux à chercher un asile aup rès des puissants; ils éc hangeaient leur liberté contre un e prntection qui pouYaiL ·leur assurer la Yie. D'autre part, les empereurs d'Ori ent, pour encourager l'agri culLu rc, aLLachèrent au sol, par une séri e de me,.ures lég·i lati ves, les anciens esclave , devenu.· ainsi partie intégrante de la propri été immobilière. Au moyen âge, le serf était dit attaché à la glèbe; il étai t a , treint it cul tirer une terre déterminée, sans pouvoir la qnilter jamais, et sou::-: condition d'un e recleY ance; on le Y enclait aYec la terre. Le serf pouvait arnir un e famill e; mais dans la société féodal e, sa position fuL fort mi sérable; nulle garantie effi cace ne le défendait contre les exactions du seig·neur. On sait que l'aITranchi:;sement graduel de:-: · ·erf:; fut favori é par le mouvement qui prornqua
1. L'e clarngc n'a élé défi nili vcmc nl nlJ oli nu Br,·sil que le 1:1 mai
1888.
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11 0 1ULE l'RATLQUE.
l'émancipation des communes ; les croisades y ro nLribuèrent awsi, en obligeant les seigneurs, pour se proCndrc la liberté à leurs vassa ux. curer de l'arg·ent, ù Y Le scrva g·e arnit presque cnLièrcment di sparu de la France au xvm• siècle; néanmoiw, l'abbaye de Saint-claud e, dan le Jura, avait encore des se rfs sous Louis XVI; Vol taire fit réformer en partie la coutume féodale qui autorisait l'abbé ù maintenir en état de ' en1age quiconqu e habitait pendant un an sur le terres de l'abbaye. Ce monstru eux abus ne fut aboli qu'à la Rérnlution. Ju qu'au mili eu de cc siècle, le servage a continué d'exister en Rust:i ic. Nous ne now attarderons pas à montrer co mbien l'e clavag'e et le servage po1'taient atteinte à la di gnité de la personne humaine. Per. oonc n'oserait plu s aujourd'hui se constitu er défenseur de lcls aLLentals. L'utilité sociale est sur ce point d'accord avec la justice ; il a été prouvé par l'expéri ence que, mèmc au point de vn e des in térêts du maître, le travail libre est ais plus rémunérateur que le travail . enile. M ce tte considération, tout importante qu'elle soit aux yeux de l'économie poli tique, ne peut ètre ici que . econdairc; la morale prono·nce sauverai nement et sans appel qu e réduire un homme à l'état d'instrum ent, le traiter comm e une chose, es t l'un des plus gTands crimes qui pui ssent ètre commis contre la.ju sti ce.
V[!. L 1 DE l1TÉ D ES ENF A NTS ll l N E U JI S
Le res pec t de la libr rt,~ l1urnainc consi~Lc r nrorr h
�RE P E C T D E L A P E R S O N N E.
Wi
ne pas abuser de ceux que leur : ilualion met dans l'impuissance, absolue ou partielle, de se protéger efficacement eux-mèmc . Tel est particulièrement le cas de' .enfants mineurs cl de salariés. On ne peut dire que l'enfant _ ineur jouis c encore m ,de la liberté civile, puisqu'il est soumis à la ttltelle légale de ses parents. Mais il peut arriver que ceux-ci -cherchent à augmenter les resso urces de la famille pi:tr le travail de leurs enfants. Il n'y a r ien là que de parfaitement licite, Lanl que la moralité, l'jnsLruclion, la santé de l'c~fanl n'en so uffrent pas. Chez nous, l'obli:gation de l'instruction primaire ne permet pas que les parents se refusent à envoyer règulièremcnl leurs ,enfants ù l'école, jusqu'à tre ize ans; des sanctions .pénales pourraient, au besoin, les y r,onLraindre. Mai ', a partir de ce t âge, l'enfant peut être mis en apprcnlLissagc, emplo yé dans une usine ou aux travaux des .champs. C'est alors qu'il peul y aYo ir péril soit pour ,"es mœurs, soit p~ur sa santé. Un labem excessif, certaines fréquentations, sont ég·al_cment à craindre. Si le père ou le patron, par aYidité ou nég·ligcncc, ne prennent pas les précautions nécessaire , la loi a le droit et le devoir de les prendre à leu r place et con tre eux. C'est ainsi qu'elle fix era le nombre maximnm d'heures de travail que l'on peut exiger des enfants dans les .ateliers ou les manufactures, qu'elle interdira le travail de nuit, etc. Ce ne sont pas là des aLLcintes portées à la liberté des parents ou des chefs d'industrie; c'est la liberté et le -droü de l'enfant sauvegardés par l'autorité publique,
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MORA LE PHATIQUE.
parce que lui- même est impuissant à se défendre-. L'histoire flétrit à juste titre le mot d'un homme d'-Éta l. anglais répondant aux manufacturiers qui se plaignaient de ne pouYoir sufflre aux besoins de la consommation : << Prenez les enfant ! >> C'est qu'en c[et, imposer aux enfants un labeur sans mesure est un cruel et odieux abu, de la force. C'est de plus un attentat contre la patrie, car, déformées et épuisées avant l'âge, arrêtée dan. leur croissance, ces malheureuses victimes ne saurairnt dev.enir plu Lârd des hommes vig·o ureux , énergiques, capables de remplir tous les devoi l's de citoyens et de soldats. On risque d'abâtardir la race, et, par lù, de compromettre bientôt jusqu'à ces intérêt. égoïstes qu'on avait cru servir.
VIII. 1.1 IlEIIT~ DES SAI.Al\l i: S
Par\"cnus ù l'âge adulte, les salariés sont en possession de leurs droit civiques cl peuvent protég·er eux-mêmes leur liberté. :\"éanmoins la nécessité où ils se trouvent de gagner leur pain de chaque jour les met plus ou moins dans la dépendan ce de leurs patrons. D'où l'obliga tion pour ceux-ci d'éviter scrupuleusement tout ce qui pourrait ressembler à un abus de leur situation. Non seulement ils n'exigeront pas plus de travail qu'il n'a été stipulé (à moins d'une juste compensation) ; mai::; il s s'abstiendront de porter la moindre aLLcintc à la liberté de penser, soit en mati ère religieuse, soit en matière politique, de ceux qu'ils emploient. Le chef d'usine qui prétendrait, sous peine d'expulsion, irn-
�RESPECT DE L.I. PEHSO:'iXE.
1 lï
poser à ses ouvriers de Yoter pour L candidat, ou el d'assister réguli èrement aux cérémonies d' un certain culte, se rendrai Lcoupable d' nne grave injustice. Mettre un homme en demenre de choisir entre ses moyen d'existence el une acti on que sa conscience réprouve, c'est, selon qu'il se décide pour l'une ou l'autre alternaLiYe, assum er la responsabilité soit de sa mi sère immériLé!e, soit du dommage moral qu'il e fait à luimème par sa faible se . C'e t de plu · compromettre l'ordre social ; car les haines que provo qu ent ce actes d'oppression ri squent d'aviver l'antagoni sme entre les iYile. cla ses et de préparer ]a guerre C
RÉSUMÉ
La personne humaine est sacrée et inviolable comme la loi morale qu'elle conçoit et .doit pou voir pratiquer. L'inviolabilité de la personne humaine est le fond ement du droit. Le droit esLle pouvoir de vouloir et de faire tout ce qui ne viole pas directement la perso nne morale el la liberté d'autrui. L'homme a d'abord le droit et le devoir de Yivre. Il. - 11 en résulte le droit ou plutôt le devoir de légitime défense, qu e l'homme exerce quand sa vie es t injustement attaquée; il vaut mieux sacrifi er la vie d' un malfaiLem qu e celle d'un honn ête homme.
i.
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)!ORALE \>H .\TIQt; E.
La société exerce le mèmc droit en temps de guerre e l lorsqu'elle condamne à mort les assassins. La vie de l'ennemi désarmé est sacrée. En dehors des cas de lég'itime défense, la vie physique d e l'homme doit être respectée dans son in tégTité. m. - Respecter la liberté de nos semblables csL aus$i obligatoire que de respecter leur vie. La liberté, don Lil s'agit ici, est celle par laquelle chacun peul, dans la mes ure où il ne cause aucun tort à autrui , faire de son activité physique et intellectuelle l'usage qui lui convient. IV. - L'esclavage est l'aLLeinte la plus gTave qui puisse è tre portée à cette liberté. L'esclave, dans l'antiquité, est considéré comme une chose, un instr ument vivant. L'esclavage, parti culi è'rement ri goureux chez les Romains, vers la fin de la République et les premiers temps de l' Empire, s'adoucit peu à peu sous l'influence du stoïcisme et de l'esprit chrétien. V. - Les nations chrétiennes firent renaître l'esclavage au xv1• siècle. L' his toire de l'esclavage en Amériqu e es t un tiss u d'horreurs. Las Ca as, Montesquieu, Condorcet protes tèrent en vain, les colons ne voulurent ri en entendre. Wilbcrforce fit en 1787 au Parlement a nglais sa premi ère motion contre la traite des nègres. L'ffranchisscment des csdaves des coloni es anglaises n'eut lieu qu'en 1838. L'esclavage dans les colonies franç.ai es fut aboli en '1793 par un décret de la Convention mais il n'a déOnitivement disparu qu'en '18 1~ 8. L'honneur en revient principalement à Schœlcher. La g uerre de Sécession aux États-U nis y a fa it cesser l'es-
�HE S P E C T DE LA P.EH SON :-i E.
J 19
davag·e. Les derniers esclares : ceux du Brésil, ont été .affranchis en 1888. VI. - Leservage fu t une fo rme adoucie de l'esclavage. Les serfs échangeaient leur liberté contre la protection .des puissants. Le serf était attaché à la glèbe, il ne,pouvait pas quitter la L erre qu'il cultivait el on le vendait .avec elle. L'a!franchissemen t des serfs fut favorisé par l'émancipation des communes rt les croisades. Les derniers. erfs français furent ceux de l'abbaye de SaintClaude dans le Jura au xvm •siècle. Voltaire fit réforme!' <?n parti e la coutume féodale qni permettait ce mons1 t rueux abus, que la Révolulion abolit. 1 L'esclarnge et l e servag·e portent aLLeinte à la cJignité < la per sonne humaine ; réduire un homme i:t l'élat le <l'instrument est l' un des plus grands crimes qui puissen t ê[re commis contre la justice. VII. - Le respect de la liberté humaine consiste à ne pas abuser de ceux qui ne peuvent se protéger euxrnêmes. L'en1a.nt mineur ne j.oui t pas de la liberté civile, il es t so us la tutelle de ses parents qui ont le droit de le faire travailler à partir de l'âge de treize ans, à sa so rtie de l'école. Un labeur excessif et les mauvaises fréquen_. lations sont à craindre; si le pèÎ'e ou le patron ne prennent pas les précautions nécessaires, la loi les prend à leur place et contre eux : fixation du nombre d'heures de travail, interdiction du travail de nui t, etc. La liberté et le droit de l'enfant so nt sauvegardés par l'autorité publique. Imposer aux enfants un labeur sans mesure est un crime, on risque d'abâtardir la race et
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i\lORALE PRATIQUE.
de priYer la patrie de ciLoyens vigoureux et de soldatg robuste•. VIIf. - Les salariés adultes peuvent protéger euxmêmes leur liberté. Les patrons n'exi geront pas plu s de travail qu'il n'a été stipulé, à moins d'une compensation ; ils s'abstiendront de porter atteinte à la liberté de penser rle ceux qu'ils emploient ; ils n'imposeront pa · à leurs omriers de voter pour tel candidat et d'assister aux cérémonies d' un culte. C'est assumer une grave responsabilité qu e de met tre un homme en demeure de choisir entre ses moyens d'existence el une action qu e sa conscience répl'ouve . C'est de plu compromettre l'ordre social.
Ouvrages à consulter :
CtcÉno;-;, Des D evoirs. (LiY. I", chap. Yll. ) WALLON. (Histoire de l'esclavage. )
,JULES S IMON. (L 'Ouvrièr e.)
Huno rsAu . (D evoir et Patl'ie, 1"• partie, chap . xr. ) BE11 ussrn E (L es Pr incip es d1i droit.) .
�ONZIÈME LE ÇON
LE RESPE CT DE LA PERSO NNE DANS SON HONNEUR
S01mAJRE. - 1. L'honneur cl la réputation. ·- 11. La calomnie. -Ill. Ln rnécli ancc. - IY. La délati on. - Y. L'envie. - YI. 1·,,111111,,tion.
). L ' HO N N EU R E T LA R É P UT ATION
l\lais l'homme n'est pas seulemen t un être vivant, il es t aussi et surtout un être social. Dans la société chacun joue un r ôle et tient une place. Chacun est en rclaLions aœc tou -, en r elaLions plu étroiLes et plus fréquenLes avc·c qu elques-uns. De lù, des j ug·ements que nou s portons sur la valeur morale, intell ecluclle de nos semblables. De la l'opinion, bonne ou mauvaise, que nous avons les uns des autres. Jouir d'une b onne r épula tion, passer pour un homme intell igent et h onorab le, est un ayanlage dont on ne saura it exagérer l'imporlance. Tous y ti ennent et ont le devoir d'y tenir. Ma r éputaLion c' es l moi- même, dans cc que j 'ai de plus cher et de plus précieux; c'est moi-même en tant que jugé par mes srmhlablcs et apprécié par eux.
�122
MORALE PRATIQUE.
L'honneur et la réputation font donc partie intégrante de la personnalité et, par suite, ont droit au respect. Les outrages qui fl étrissent, les mépris hautement témoignés, autant de violations graves de ce qui est dû à autrui . Même le mépris non exprimé es t coupable; ,car la pensée qui déshonore intérieurement une réputation porte alleinte au caractère sacré de la personne. Il y a deux manières principales d'aLLaquer l'honneur des autres: la calomnie el la médisance.
Il. LA CALOMN I E
La calomnie invente de Lou Les pièces le mal dont elle ,charge un innocent. El le le répand clans l'opinion des hommes, soit directement, soit par insinuations perfides. Le calom niateur est c. senticllemenL un menteur qui prêtera à celui qu'il veut perdre les actions les plus honteuses, les plus noir forfaits. On voit par là jusqu'à quel point la calomnie est criminelle. La Yictime se voit déshonorée, abandonnée de tous, parfois ruinée, traînée en justice, réduite au désespoir, . ans ·qu'elle sache à qui s'en prendre. La calomnie a tout l'odieux et toute la lâcheté de l'assassinat. Il semble que par ses mensonges mêmes et ses excès, 'la calomnie soit ino!fensivc : à qui faire croire d'un homme jusqu'i ci réputé honnête, qu'il est à ce point ,méprisable? Mais on a raison de dire de la calomnie qu'il en reste touj ours quelque chose. Plus elle est in,croyable, plus elle trouve d'oreilles disposées ù l'accueillir. De telles accusations, dit-on, sont trop graves
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�Œ, E RESPECT DE LA PERSO NN E DA NS SON HO~ lNEuH.
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pour n'être pas en partie fondées. Puis, un calom niateur habil e sait tirer profit de fùcheuses apparences; il n e s'attaque pas à qui ne donne au cune prise au soup,1 1on. Et il a malheureusement pour complice la disposition, générale dans la société, à accepter sans con1 .rôle tout cc qui peut ternir la réputation d'au trui .
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LA MÉ DI 'ANC E
Celle même disposition assure un accueil plu favorable encore à la ·médisance. Celle-ci n' inven te pas Je mal qu'elle colporte, et d'ailleurs ce qu'elle raconte du prochain, cc sont moins des actes déshon ora.nts, criminels que des travers, des ·rautcs qui ne fl étrisse nt pa . De plus, ses intentions ne sont pas toujours haineu5es; elle veut égayer , fa ire rire, assaisonner une conver sat ion d'anecdotes piquan les. Au ssi des âmes qui se croient charitables, que révolf erait la calom nie, ne <lécourag·cnt pas trop la médisance; elles s'imaginent ,tssez faire en n'y prenan t pas une part acti vc, en l' écoutant avec un silence bienveillant. Pour n'être pas un rncnsong·e meurtri er, la. médisance n'en es t pas moin s dangereuse et coupable. ;'\ous n'avons pas le droit de livrer ainsi les ridicules ou les faiblesses d'un homme en pâ ture ;\ la mali gnité des a utres ; la. consid ération dont il jouit lui appa rtient, e t nous portons atteinte à cette pr opriété en diminuant, sans autre motif que le désir ég·oïstc d'amu cr les a utres et de passer pour spirituels, l' es ti me que malgré tout il n'a pas cessé de mériter. Pui , fùt-il vraiment
�1:!i
MORALE J>RATIQ IJ E.
dig·ne de blàmc, quelle qualité avons-nous pour nous éri g·cr en justi ciers? Sommes-nous tellement parfaits que nous n'ayons nous-mêmes beso in d'aucune indulgence'? Et la perfec tion ne consisterait-ell e pas pr~ciédire du sémcnt à pratiquer la plus large charité ? M prochain ne le corrig·cra pas ; mais par la médisance, nous altérons la cordialité, la douceur, la sécurité des relations sociales ;· nous semons la haine, les ressentiments ; nou ri squons parfois, sans l'avoir voulu peuLêLrc, d'am ener des catas trophes. On ne sait jamais jusqu'o ù ira une médi ancc; elle peu t, cm cnimée par l'envie, aller frapp er en plein cœu r un honnèlc homme, et causer des maux incal cul ables. C'est médire encore que d'attirer ayec complai ancr l'atLenlion sur l'infériorité inLcllecLucllc de certaines personnes, sans autre motif que le désir secret de faire entendre co mbien nous l cm sommes supérieurs. N'avoir ni esprit ni beau coup de savoir n'est pas déshonorant ; l'essentiel es t d'èLre homme de bien, el d'ailleurs il es t des intelli gences de lourd~ apparence qui cachent une grnnd e fine-se. On porte aLLcinLc à la personn e humaine, même en disant d'un so t qu'il es t un sol, si sa so ttise est bienveilbnle ou inoffensive. Le devoit· n'est pas seul ement de s'interdire Loute ou médi sance et L te c::ilomnie, il est encore de les décour::ig·cr à L ouLjamais par l'accueil qu'on leur fait. On doi t par son attitude, souvent même par un témoi gnag·c de réprobation directe, imposer silence au médi sant ; on doit sommer le calomniateur de prouver ce qu'il avance. Ces fl éaux de la société disparaitraient, si
�LE RESPECT DE LA PER S ON N E DA:', S S O?1 ll ON l'i Eli n. 125
chacun avait, comme il k doit, le courage de les comballre. Calomniateurs et médisanls n'cxislent que par la faiblesse ou la complicité de ceux qui les écoutent ; mais ceux-ci, qu'ils le sachent, se rend ent r esponsables · de leurs méfaits. Il en est ici comme des mall\'ais liHes;. s'il s ne trouvaient pas de lecteurs, il n'y aurait p ersonne pour les écrire ou les publier. On peut se demander comment ces préceptes s'accordent avec ce qu e nous avons dit de la sanction de l' opinion. Si l'es time et le mépris s'allachenl justement aux bonnes et aux mauvaises actions, n'avons-nous pas l e devoir de démasquer un malhonnête h omme et de 1 noler publiquement d'infamie? Et n' es t-ce pas lù proprement la médisance ? Non; car le motif es t tou t autre. La médisance n'a pas pour objet l'intérê t supérieur de la Y ertu ; clic s'insinue sournoisement el se cache avec soin de sa victim e. L' homm e de bien qu i croit devoir s' érig·er en justici cç, attaque en face celui qu'il dénonce au tribunal du mépris public, et le met en demeure_de réfuter les accusations portées contre lui. Et c'est un r ôle, encore, qu'on ne doi t prendre qu'en tremblant, dans des circonstances excep tionnell es, quand la sécurité publique ou le sort de quelque innocent e trouvent directement intéressés.
IV. LA D É l, ATIO N
Si l'on a connaissance d' un crime qui tombe sous le coup de la loi, on doit en informer les magistrats. Ce n'est pas là dc la délation, mais l'accomplissement d'une
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~!ORALE PH ATIQ UE.
obligati on stricte envers la société. La délation consiste à révéler , sous l'empire d' un sentiment mau\'ais, aux autorités chargées de les punir, des manquements peu g-raves et qui ne portent pas sérieusement atteinte aux droits d' autrui. La déla tion est surtout blùmable chez les enfants élevés en commun, au lycée ou aillcm s. Un tel a copi é sa version dans une tradu ction. Il a eu tort, -et le professeur, s'il s' en aperçoit, le meltra j ustemcnt en retenue. ~lais si cette version os t un devoir ordinaire, si par là le coupable n'a volé ù aucun de ses camarades une récomµ ensc, une b onne place, ou un prix , celui < le dénonce est un délateur. On juge en cITct que sa 1ui conduite n'est pas conforme à cette fraternité pleine de -confiance qui doit régner entre enfants vivant ensemble sur les mêmes bancs. Il pourra faire hon te au fraud eur de son indélicatesse et le livrer au témoi gnage de sa conscience ; il ne devra pas le trahir. Encore moins le maitre devra-t-il encourag·er la délation qui e t touj our~ l'indice d' une âme envieuse.
V. L ' 8N \'l f;
L'envie est ce sentiment de tristesse que nous fait éprouver lé bonheur_ou Ja supériorité d'autrui , de joie que nous ressentons quand il es t malheureux ou humilié. L'écolier délateur dont je viens de parler, n'a JJas agi par amour de la justice, mais par désir de voir infiig·er un châtiment à son camarade. Et c'est là ce qui fait qu'il a mal agi. L'envie . es t de tous les mauvais ·sentiments le plus méprisable. L'envieux souffre de
�LE RESPECT DE LA PER SONN E DA N
SO:'i H ON:'iEli H. J::1ï
t ous les avantages qu'il ne possède pas : intelli gence, richesse, rang social, succès de toutes sortes. L'envieux s ouffre toujours, parce qu'il trouve touj our à envi er. Il ne pourrait être heureux que du malheur de tous les homm es. Et un tel bonh eur serait enco re pour lui la plus cruelle des souffrances, car il ne pourrait qu'ètrc e mpoisonné de r emord s. L'envieux se ronge lui-mèrnc .et il se sent indi gne de toute sympathie : son m~l es t trop honteux pour qu'il osc jamais l'avouer. Taeitumc, s olitaire, en horreur aux autres comme à sa p r oprr {;onscicnce, l'envieux n'a pas sa place dans la société, {] ont sa rage voudrait la ruin e; il n'a pas d'am is, les .afîcctions de famill e sonl t rop pures pour qu'il les connaisse; il est vraiment, et dans toule la force terrible du L e, cc qu e la tl}éologic chrétienne appell e un enn réprouvé.
VI. L ' t; ~I U LA TI ON
L'émulation est, malgré les apparences, tout le contraire de l'envie. Elle est une tend ance qui nous di spose it nous r éj ouir de la :,;upéri orilé d'au trui, et it faire effort, en même t_cmps, p our l' égaler et, s'il se peut, la surpasser. L'émulation es t donc comme un hommage sincèrement r endu à cc qu'il , a de meilleur chez nos semblables, pui que sans cheTcl1 cr .à les diminuer, nous ne croyon . pas pom oir don ner:\ notre activité un plus noble but que de les prendre pour modèles. Elle est la conditi on de tou t progrè~, intellec tuel, moral, social; elle élève sans cesse au ,dessus d'eux-m èmes individus, corporati ons, généra-
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MORAL!:: PHATIQ1E.
Lion . L'emie est inerte, ,ou elle n'ag·it que pour nuir'e. L'émulation est infatigable pour le mieux; elle voudrait voir les autres plus parfaits encore, afin d'avoir à monter toujours plus haut. Elle ·est la forme la plus déli cate du respect dù à la personne humaine. Les émules s'aiment et s'estiment; ils s'estiment parce que chacun reconnait avec joie les qualités el les vertus de l'autre; ils s'aiment, parce qu'on aime qui vous inspire le courage et la pensée de ùcrcnir toujours meilleur. Dans l'enfance et la j eunesse, entre camarades surtout, elle form e de ces amitiés qui peuvent embellir toute une Yie. Ceux qui, dans une classe, se disputent le· premières places son Lgénéralement unis par la plus charimntc intimité; et plus Lard, même si les hasards de l'existence les ont séparé , ils se souvi ennent avec émoLion du rival qui, d'un cœur sincèrc, applaudis ait à leurs triomphes, commeilséLaientprèLsàapplaudir aux. sien . C'est donc par une injuste défian ce que certains pédagogues ont prétendu proscrire l'émulation. Ils l'ont confondue avec la jalousie et avec l'envie. Ils ont calomnié la nalu(e humaine, surtout la nature généreuse de l'adolescent. Il faut n'avoir pas vécu dans nos lycées pour ignorer que l'émulation peut êlrc susc;iLée sans qu' il y ait nécessairement péril d'éveiller avec elle aucun mauvais sentiment. Il y faut sans doute quelque prud ence : c'est affaire aux maitres et aux directeurs de la jeunesse. L'obligation de respecter l'honneur et la réputation de nos semf.ables ne s'éleint pas avec leur Yie. Quoi des qu'on en ait dit, on doit_ égards, non seulement aux
�LE RESPECT DE LA PERSO~:'\'E D .\;\'S S O:'i HO:i ~Eü R. 1~9
viYanls mais aux morts. Outrager leur mémoire, ou . mettre cruellement au grand jour leurs faiblesses, c' est violer cc qui est dù à la personne humaine, laquelle ne périt pas, avec ce tte lâchcL de plus, qu'ils ne sont plus é là pour se défend l'e. Dans l'intérN supérieur de lavérité; l'hi storien peut cependant me ttre ;\ nu sans scrupule et juger en toute impartialité les pcrsonnag·es historiques ; mais s'il ·a le devoir d'êl.re somcnt sér ère et quclq ucfois de flétrir, il ne doit jamais aller jusc1u'à l'insulte.
RÉSUMÉ
1. - L' honneiir et la i·épulation· font partie intégrante de la personnalité, et doivent être respecté" au mème titre. Ces bien précieux sont attaqués principalement par la calomnie el la m édisance. II. - La calomnie imcnlc de toutes pièces le mal dont elle charge un inn ocent. Ell e es t ba se et criminell e. Les cfîcts en sont toujours fun estes. Jll. - La médisance n'invente pas le mal qu'elle col1 rlc; mais elle es t également pernicieuse, mème ,o quand les intentions du médisant n e sont pas ab$olumen l mal vci liante . ~on seulement il ne faut pas médire, mais il faut encore décourager la médisance par une altitude réservée, cl, au besoin, par des protestations éncrg·iques. Il n'y aurait ni calomniateurs ni m édisants, si ceux-ci ne rencontraient pas de complice' .
�J30
MORAL!!: Pl\ATJQüL
Ce n'esLpas médire que d'aLLaquer ouvertement les vices, dans l'intérêt de la sécurité et de la moralité publique. IV. - Dénoncer un crime aux magisLraLs, c'est accomplir un devoir social stricL; mais révéler, sou l'empire d'un sentiment mauvais, une violation de la. Joi qui n'est pas sérieusement préjudiciable, c'est commeLLre une action basse appelée délation. V. - L'envie est cc scnLimcnt de trisL c qnc nou: es fait éprouver le bonheur ou la supérioriLé d'âutrui. C'csLun sen Liment méprisable, qui dégrade .l'homme cl Je rend Lrès malheureux. VI. - On ne confondra pas l'envie avec l' émulation, qui, au con Lraire, nous dispose à nous réjouir de la supériorité d'auLrui , et à fai re eITort en mêmcL emps, pour l'ég·alcr, et, s'il . e peut, la. surpasser. Elle r st la condiLion de tout progrès, et la fo rme la plus délicaLe dure pect dù ù la personne humaine. C'es t à torL que cerLains pédagogues voudraient proscrire l' émulaLion. Les devoirs précédemment exposés subsistent même à l'ég·ard des morts. Outrager leur mémoire, et révéler leurs faibl esses sans nécessité, c'es t encore offenser la personne humaine.
Ouvrag-es à consulter :
CICÉRON,
Des Devoirs. (L. I, ch . vJI ; L. II, ch . xnr.)
Ill, ch.
IV.)
BEAUSS IH E, Les Principes dti droit. (L. MARIO N, Leçons cle mornte. (Leçon 22.j
�DOUZIÈME LE ÇON
RESPECT DE LA PROPRIÉTÉ. CARACTÈRE SACRÉ DES PROMESSES ET DES CONTRATS
S01ii1,11nE. - 1. Fondcmcnldu droildc propriété. - Il. Dl'o il de lester cl d'hériter. - Ill . Le vbl. La fraude. - l V. Le mensonge. r . Pro,nc ses c l co ntrats.
1. -
FOliDEl!ENT
DU DRO I T DE PROPHIÉT Ê
Si la Yie humaine est respec table par elle-mêmer elle l'est aussi dans les moyen sans lesquels elle ne pourrait subsister. Parmi ces moye ns, l'un des plus néces··ai l'Cs est la propriété. Sans la possession de certain objets, aliment., abri, vêlements, instruments de · LraYail , ou sans l'argen t qui, dans nos sociétés procure tout cela, l'homme mourrait de misère et de faim. Le vol e L donc, dans une certaine mesure, un attenta t à la Yie de nos semblables. Il est encore et surtout un attentat à leur personne morale. Celle-ci, en effet, se manifeste essentiellement par ce genre d'activité qu'on appelle le travail. Quand, . i:t l'origine, la terre n'était pas partag·ée, celui qui le
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~!ORALE PnATI QUE.
premier en a défriché un pclit coin, et y a semé quelques graines pour se nourrir plus tard de sa r écolte, était évidemm ent le légitime p ossesseur de cc que son travail avait ainsi produit. Il avait r endu siens cc champ, celle moisson, qui n' a.p par tenai~nt à personne ; il les avait r endus siens, parce que la terre avait comme reçu son empreinte ; elle avait changé d'aspect et de valeur'; de stérile, par l' effort de cette activité r éfléchie et persévérante qui est l'homm e moral lui-même, ell e était devenue fertile et nourricière. Et quant à la moi son, elle était bien plus ic111ie encore, puisque sans lui elle n' cùt jamais existé. Ce que l'homme produil par, so n t ravail, est donc quelque chose de son activilé libre, es t de lui , par suite est à lui. Le droit de la propriélé a ainsi son fondement dans le respect dû it la personne humaine et ~L toules ses manifes lations légilimcs : com me elles, il es l moralement inviolable.
JI. DR OIT D E T ESTE R ET D ' HÉ RIT E R
Le droit de tester e t d'.h ériter en découle rigoureusement. En effet, le propriétaire peut transmeltrc it qui bon lui semble le fruit de son trarnil, et il est naturel qu'il en Tasse profiter après sa mor t ceux qu'il ch éri t le plus, ceux en vue de qui il a principalement multiplié ses efforts po ur produire plus qu'il ne lui était strictement nécessaire. Ce sont évidemment ses proches, surtout ses enfants. Mais le droit étant absolu, et personne ne pouvant justement prétendre à une propriété
�HESPECT DE LA PROPRIÉTÉ.
133
qui ne lui appartient pas, on comprend qu'à défaut d'enfants, ou de parents, le propriétaire puisse faire héritier qui bon lui sembl e. Acquise par le travail personnel, par héritage, ou par simple donation, la propriété a donc droit au plus enlier respect. De là le mépris qui partout sçÜache au voleur, et les peines partout édictées contre lui. ·
111. L E VO L. LA }' fi A U D E
Mais le vol n'est pas touj ours cet attentat brutal et direct qui consiste à fracturer nuitamment un coffrefort, ou à prendre un porte-monnai e dans la pochE: de 1uelqu'un. Il use souvent de moyen très détourné_, il s < se dissimule par de savantes manœuvres, au point qu'il n'est pas toujours possible à la loi de l'atteind re et de le frapper. Dans ce cas, il s'appelle la frau de. Les formes en sont infinies. La fraud e est plus méprisable peut-ètre que le vol, précisément parce qu'elle se complique d'une hypocrisie profond ément cakulatrice, et qu'elle s'arrange d'ordin:üre pour n'avoir rien à craindre de 'a vi ctime ni du cod e pénal. Ne craignons pas de fl étrir celui qui , abusant de la faibl esse d'esprit d'un riche vieillard, s'e t fait léguer, au détriment d'hériti ers légitimes, une fortune à laquelle il n'avait aucun droit; --le marchand qui trompant les consommatem s sur la qualité de sa marchandise, accumule d'énorm es bénéfices ; - ·1e financier qui répand de fausses nouvelles dans l'intérêt de ses spéculations ; - le directeur qui déprécie lui-même l'en.tre8
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MORALE PRATIQ ü E.
prise qui lui es t confiée pour effray er les acLionnaircs et racheL à vil prix des titres dont il es t seul à concr naître Loule la valeur, etc. Quelle que soit parfois l'indulgence des tribunau x et de l'opinion publiqu e à l' égard de pareilles rnan œuvrcs, pour la conscience elles n'ont qu'un nom : ce sont des fraud es, c'es L:\-dire des vols. S' il es t vrai qu' un voleur es t celui qui s'empare de ce qui ne lui apparLi cnt pas, on ne peut guère non plus · donner un auLre nom à qui, ayant trouvé une somme d'argent ou un objet précieux , le gard e au li eu d'en rechercher le propriétaire. II es t vrai que ce tte recherche es t quelquefois difficile ou même impossible ; la probité commande alors d'affec ter la somme ou le pri x de l'objet à une œuvre de chariLé ou d'uLiliLé publique. . Un préjugé malh eureusement fort répandu, c'es t qu'en faisant tort à l'ÉLaL de ce qui lui revient, on ne fa it torL à personne. Bien des gens s'étonneraient et s'indigneraient d'être appelés voleurs parce qu'ils se sont arrangés pour ne pas acquitter des droiLs de douan e, d'octroi ou d'enregistrement. VolonLicrs on s'e n vanLerait, comme d'un bon tour et d'une preuve d'adresse. PeuL-ètre la culpabililé morale n'est- elle pas aussi grave en ce cas que dans celui du vol ordinaire, parce qu e l'inLenti on de nuire n'es t pas au ssi c formelle, ni le motif de cupidité au ssi manifes L ; néanèrc moins, un peu de réfl exion suffit a montrer le caracL coupable et frauduleux de pareils actes . 11 y a d'abord menson g·c volontaire et délibéré, cc qui es t dégradanL ;
�RESPECT · DE LA PROPRIÉT L
J:J;",
il y a cnsuilc un dommage causé it la société civile et poli Li que qui ne pourrait subsisLer sans le produit assuré de certaines tax es; il y a encore un dornmage plus particulier et plus direct causé aux bons citoyens; car si les finances de l'État sont en déficit, une augmentation d'impôt deviendra nécessaire, et ell e pèsera principalement sur les contribuables les plus scrupuleux, ceux précisément qui ne se permcLLenL aucune fraude; il y a enOn le dommage que l' on cause Loujours quand on donne l'exemple de la désobéissance ;\ l'auLoriLé légale et celu i qu'on se faiL à soi-même en prenant l'habitude de mépriser et de violer la loi.
IV. -
LE
)I ENSONGE
La fraude se co mplique prcsqne toujours de mensonge; cli c est, pourrait-on dire, nn mensonge en acLe, comme Je mensonge est une fraud e en paroles. Mentir c'es t voler à autrui la vérité à laquell e il a droit. Je dis à laquelle il a droit; car nous ne sommes pas tenus de dire à autrui tout ce que nous pensons. ~otis pouvons avo ir des projcLs, des opinions sur les choses ou les homm es qu'il nous imporLc ou qu'il nous convienne de taire, et dans ce cas, celui-là nous fait tort c1ui cherch e, par i rnporLunil.é ou par ruse, a nous arracher ce que nous ne vou lons pas dire. C'est la curios ité indiscrète, fl éa u des relaLions sociales . - Il es t mèmc souvent obl igatoiee de ne pas dire ce que l'on pense. On connaît ce passage du dialogu e entre Alceste
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MORALE ' PRATIQUE.
el Philinte, dans la première scène du Misanthrope i:
Pli ILI NTE •
. . ..Quoi! vous iriez dire à la vie ill e Émilie, Qu'à son àge il s ied ma l do fo ire la j oli e Et quo le blanc qu'elle a sca nd ali se c hacun ?
ALCESTE.
Sans dou te.
P JI ILI NT E.
A Dorilas, qu' il es t trop im portu n, Et qu'i l n'es t :i la co ur, ore ill e qu'i l ne lasso A conter sa bravoure e t l'éclat do sa race.
ALCESTE.
Fort bien.
PIIILINTE.
Yous Yous moquez.
ALCESTE .
J e no me moque point. Et je vais n'épargner personne sur cc point.
Eh bien, Alceste a tort et très grand tort. S'il ne peut fermer les yeux sur les travers d'autrui, qu'il gard e pour lui ses observa tions malveillaptes . Il n'a nullement le droit de dire à chacun so n fait. Il cro it ainsi remplir un devoir, mais qu'il sache qu e c'est nn dcvoir::mssi et plus important d'être indulgent, chariLab le, de ne pas rendre impossible par une prétendue franchise, qui n' est au fond qu'orgueil r idi cule et contentement excessif de soi-même, les relations des homm es entre eux ; enfin, s' il ne peut supporter ri en de personne, il fera bien ùe partir tout de suite pour so n désert. Le mensonge n' es t don c pas de ne pas dire ce qu'on
1. MOLIÈRE, le Misanthrope, éd ili on Péli s ier. Pa ri s, maisons Quantin , Pica rd et Kaan.
�RESPECT DE LA PRO PRI f:T É.
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pense , mai s de dire le contraire de ce qu'on pense , quand autrui a droit qu'on lui di se la vérité. L'enfant qui, interrogé par son maître s'il a commis une faute, se déclare inno cent lorsqu'il ne l'es t p::i s, es t un menteur , parce qu e son maître, ayant la responsabilité de son édu ca tion, a droit de connaître sa conduite. De· même, le témoin app elé devant un tribunal: le juge a le droit de connaître l'auteur et les détail s d'un crim e, parce qu'il a charge d' assurer la séc urité social e. Il y a, plus ; dans ce cas, on es t coupable non seulement si: l'on dit le contraire de la vérité, mai s encore si l'on ne dit pas toute la vérité ; car il y va de l'intérêt public, et qu elquefoi s de l'honneur et de la vi e d'un innocent. Le menson g·e est un des actes les plus déshonorant _ Outre le dommage qu'il cau se à autrui en le trompant ur cc qu'il a droit de savoir, le menson ge es t bassesse et lâ cheté. En effet, c'est presque toujours par peur que l'on ment. Nou s espérons par le mensonge échapper ;\ une punition méritée ; ou bien nou s espérons obteni t' cc qui nous eût été refu sé si nous eussions dit vrai. Dans les deux cas , nou s nou s dégradons à no s propres yeux ; car nous avons con cience de profiler fraudul eusement d' une impunité ou d'un avanta ge dont nous ne sommes pas di gnes . Nous nous dégradons tout autant aux yeux de no s semblabl es. Celui qui a été une foi s convaincu de mensonge n'obti ent plus nulle créan ce : sa parol e ne compte pas. Autant dire qu'il ne compte plus comme personne moral e ; car la parole, c'es t la personne même, pensées, intention s, actes libres, qui se traduit
8.
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MORALE PRATIQ UE.
au dehors sous forme de sons arti culés. Douter de la parole d'un homm e, n'e t-ce pas douter que ce t homm e ait encore ce qui fait vraim ent l'homme, j e veux dire l'honneur et le légitime sentiment de sa di gnité ? Et quelle honte suprême que d'avoir mérité un traitement de ce lte sorte ! La sin cérité de la parol e humaine es t une des conditions essenti elles à l'ex istence de la société. Le mariage es t un e parol e donnée et reçue. Les promesses, les contrats , les traités diplom atiques sont des échanges de paroles. La rédac ti on écrite d'une con vention ne lui donn e pas , moralemen t, plus de valeur; la parole d'un honn ête homme n'a pas besoin d'être confirm ée par sa signa ture.
V. -
P R OMESSES ET CONT R ATS
' Une prom esse es t l'expression d'une volonté qui s'en- . gag·e lib rement envers une autre pour l'avenir: un contra t est un engagement libre et r écipr oque de deux · volontés . Promesses et contrats sont égal ement sacrés; y man- · quer, quand il es t possible de les exécuter, c'es t avouer qu' on n'a pas d'honneur, qu'on n' es t pas moral ement un homm e, qu'on n 'es t pas digne de faire parti e d'un e société d' êtres libres . Mais ce carac tère inviolable de la parol e donnée ou échang·ée nou s impose d 'autres devoirs encore que celui de la tenir. Et d'abo rd nous devrons ne nous engager qu'après mùre délibéra ti on, et quand nou s au-
•
�RESPECT DE LA PROPRIÉTÉ.
r ons la certitude de pouvoir nous acquitter. Un engagement contracté à la légèr e esl plus qu'une impru< ce ; il nous expose à mentir plu s lard à notre prolcn messe, cc qui es t toujours un déshonn eur. Nous sommes ici responsables de toutes les conséquences qu'un peu plus de réfl exion nous eût fait prévoir. Puis nous ne devrons jamais nous engager à ri en de déshonnête, car cela mèmc es t chose coupable ; et de plu s, tenir la promesse, serait en ce cas plus coupabl e encore qu e de l::i Yioler. Ainsi l'homme s'abstiendra rigoureuse ment de lout contrat qui le mettrait dans l'impossibilité d'accomplir ses devoirs d'homm e, de père de famill e, de citoyen. Devant la loi, d'ailleurs, de tels contrats sont nul s de plein droit. Mais si l'action it laquelle on s'es t engagé n'est pas <l éshonorante, il faut tenir sa parole, quoi qu'il en doive coûter, mème envers un méchant, même envers un ennemi. Cicéron, Horace, exaltent justement l'intraitable obstination de Régulus à reprendre une captivité qui se terminera pour lui, il le sait, par les plus affreux suppli ces . Il importe peu qti e le fait ne soit pas historiqu ement certain. L'essentiel c'est la beauté morale de l'exemple, et si connu soit-il, il mérite d' ètre étern ell ement glorifi é. Longtemps le menson ge et la mauvai se foi ont paru d e mise dans la politique cl la diplomatie; il s'e t mème trouvé un grand écrivain, Machiavel, pour en recommander sans scrupules l'emploi el en tracer les préceptes aux souverains. Lemachiavélisrne, de nos jours, es t heureu sement fl étri, la conscience des peuples est
�HO
MûfiALE PRATIQUE.
unanime à proclamer que ri en, pas même l'intérêt national, ne saurait absoudre, chez les g·ouvernants, la violation volontaire de la parole solennell ement donn ée. Une doctrine analogue au machiavélisme, est celle des intentions et des res trictions mentales. J'ai promis à haute Yoix, ou par écrit, de faire telle chose, de payer par exem ple, tell e so nnn e, à telle époque. Mais mon intention secrète est de n'en payer qu e la moitié, ou bien, j 'ai fait mental ement cette restriction que j e payerais ù la condition d'avo ir reçu moi-même de l'arg·ent. Il es t trop clair qu e, clan les deux ca , il y a menson ge éhonté et mauvaise foi fl ag-rantc. Si j'ai réellement l'intention de ne payer qu e la moiti é, ,ie dois le dire, car ce lte intention, celui envers qui j e m'engage a le dtoit de la connaître : je le trompe en lui lai ssant croire que j 'en ai une autre, qui es t de paye r le tout. Et la restl'Ïction que j'ai faite mental ement, met ù néant ma prom r.sse , puisque cell e-ci es t exprimée et compri se sans restriction. Don c, j'ai l'air de promettre, et en réalilé je ne prom ets pas, cc qui est proprem ent la mauYaise foi. On ne saurait avoir trop de mépris pour de tels subterfu ges et pour les casuistes impudents qui les ont proclamés légitim es. M un derni er précepte peut être tiré de là; c'c, t ais qu'un cnga g·ement ne doit prêter ù au cune équivoque. Sans aller jusqu'à la restriction mentale, il est des gens qui laissent volontairement clans le vague certaines clause·s d'un contrat, espérant échapper ainsi ù l'exécution rig·oureuse de toutes les conditions. Il s n'ont
�llESPECT DE LA PROPRIÉTÉ .
HI
pcuL-êL pas l'intention form ell e de tromper ; mais il rc ne leur répug·ncrait pas trop de Re prévaloir au beso in d'une expression douteuse, d'un mot au sens mal défini. Ceux-là ont déjà corn mis la fraud e dans leur cœur, car ils n'ont pas fait. lo yalement leur possible pour s'inLerdire ù l'avance LouL moyen de la commcLLre. Le devoir de donner aux L crmes d'un engagement un e précision et une clarté irréprochables, s'impose d'ail leurs aux deux par Lies contracLantcs ; car si l'o n est mo ralement L d'éviLcr Lout cc qui pomrait faire naîlre plus tard enu la L enLaLion de la fraude, on ne l' es t pa s moins de p_rend rc les précautions nécessaires pour n'en êLrc pai Yi cLim c.
RÉSUMÉ
1. - L'homme a besoin de la propriété pour Yi vre. Le vol es L indirectement un aLtcntat à la vie de nos semblabl es cl à leur personne morale . .Le droit de propriété a son fond ement clan s le droit dn premier occiipant el surlou t dans le travail. La chose uLi le produite par l'acLiv ité de l'homm e es t comme une extension do sa personnalité. Ell e est inriol ablc. Il. - Le droiL de prop6été a pour conséquence le droit de tester et d'hériter. III. - La fraiide cs Lle vol accompagné de rus e et d'hypo crisie. Ces circonsLances la rend ent quelquefoi s plus coupable qu e le vol ordinaire.
�MORALE PRATIQUE.
C'est ég·alemcn t commettre un vol que de s'approprier la chose trouvée. Un préjugé, malheureusement très répandu, prétend que voler l'État ce n'est pas voler. Erreur funeste! Celui qui fraude en matière d'impôts (douanes, octroi, droits d'enregistrement, etc.) commet un mensong·e, cause un dommage à la sor:iété civile et politique, et un dommage particulier au bon citoyen qui pay~ l'impôt pour lui, car il faut toujours que les caisses de l'État se remplissent; enfin il donne l'exemple de . la . désobéissance à l'autorité légale. IV. - La fraude se complique presque toujours de mensonge. Mentir c'est voler à autrui la vérité ù laquelle il a droit. La justice et la charité nous obli gen t parfois à ne pas dire tout cc que nous pensons. D'autres fois, au contraire, nous deYons faire connaître toute la vérité, par exemple dans les témoignages en justice. Mais toutes les fois que nous parlons, nos paroles doivent être d'accord avec nos pensées. Le mensonge n'est pas seulement une faute envers autrui; il dégrade la dignité humaine dans la personne qui le commet; il est souvent une bassesse et une lâcheté: clans tous les cas, il fait perdre la confia nce: le menteur ne compte plus comme perso nne morale. Le mariage, les promesses, les contrats, Jes traités diplomatiques reposent essentiellement sur la sincérité de la parole humaine. V. - Une promesse est l'expression d'une volonté qui s'engage envers une autre pour l'avenir; un con-
�RESPECT DE LA PROPRIÉTÉ.
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tral es t un engagement libre et r éciproque de deux volontés . Prom esses et contrats sonl ég·alement sacr és. Il ne fa,ut pa s s'e ngager à la légère, et sans avoi r la certitude de pouvoir s'acqu i tter. De plus, l'obj et des eng;:i gements pri doit être moral et licite. Le machiavélisme dans les relations diplomatiques est aujourd'hui fl étri . On ne saurait non plus trop s' élever contre les restrictions mentales, derri ère lesquell es se cachent le menson ge el la mauvaise foi.
Ouvrages à consulter :
KANT,
THIER S,
La Doctrine du droit . (1 " part., ch. I c l 11. ) De la Propriéte. (Du droit de propri été, 2• part.) E. BEAU SS IRE, Les Principes dii droit. (L. Jll , ch. II. ) A. FRAN CK, Philosophie du droit civil. (Ch. XVI à xx .) Cu. W ADDINGTON, Dien et lei Conscience . (2• part. , ch. IV. }
�TREIZIÈME LEÇON
JUSTICE . ÉQUITÉ. Rl'!CONNAISSANCE POLITESSE
BIENVEILLANCE ET BIENFAISANCE SOLIDARITÉ. -
OMMAlRE. -
I. La justice. - II . La bienveillance. L'éq~1ité. - 111. La reco nnaissance. IV . Ln bienfaisance. - V. La so lid arité. VI. La politesse.
1. -
LA JUSTICE
Tous les devoirs sociau x que nous avons én umérés jusqu'à présent sont compris sous le nom généra l de devoirs de j1tslice . La justice es t la vertu qui consiste dans l'habitud e de les pratiquer. On a dit que la justice c'est de rendre à chacun cc qui lui est dù. Le mot rendre n'a pas ici le sens de restitution; car on doit n'avoir rien pris. On veut dire qu c la jus Lice est de laisser .ù chacun la -libre et tranquill e jouissance de ce qu'il possède lég'itimemeot. L'homme possède légitim ement la vie, l'honneur et la réJJulation tant qu'il ne les a pas flétris par sa faute, les richesses acqu ises par son tra,vail ou par héritage, le droit de développer son activité
�JliSTICE. -
tQliITÉ. -
R E<.:ONNA I SSANCE.
14;,
physique e~ intellectuelle, de rechercher la douceur des affections permises, de edmpter sur une parole don-' Me, etc . - L'obli g·atiori de ne lui rien ratir de tout cela, de respecter la ,pcr on ne eb L ous ses droits, voilà donc la justice, avec toute les prescrip tierns moins générales qu'elle compor te . Et cdmme tout homme veut rtre ainsi respecté dans sa personne et dans ses droits, on a pu expr im er le devoirs de justice par cette autre l'o1·mu le, plns claire cl plus populaire : « Ne faites pas à autrui ce ·que vous ne voudriez pâs qu'on vous fit à vous-même. » Mais la justice ne suffit pas. N'être que juste c'est n' t'· tre pas coupable ou crim inel , ce n'est pas encore être vertueux. Il faut que la justice soit vivifi ée, com plétée par la bienveillance.
' JI. LA
BI ENVl( ll, 1.ANCE. L'ÉQUITÉ
La bienveillance consiste dans celle disposition de l'homme à aim er ses semblables et à vouloir 'leur faire du hien. Quand la bienveillance se mêle à la stricte ' justice, cell e-ci devient f équüé. 11 est juste, par exemple, que le coupabl e so it objet de mépris, et que, si sa faute tombe sous le coup cl.e la: loi, on lui applique la peine. C'est là lui r~ndre ce qui lui est dû. Ma is il est telles circonstances qui peuvent, atténuer la gravité morale de la faute : l' en traînement , le rriauvaiscxemplc, lesmauva ises do ctrines trop facile-, ment propagées et accue illies dans certains milieux, etc. Al~rs il es t équiLable de suspendre notre ju gement sur
"t
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}IOHALE PHATIQUE.
la conduile d'autrui, et d'en L empéPer la rigueur. Un jury, un tribunal, seront éq uitables, si l'un admet des circonstances allénuan tes, et si l'autre abaisse d'un ou deux degrés la punition. On obéit, dans ce cas, à un sentim ent de bienveillance envers la person ne même du coupable, quoique la faute en elle-même mérile Loujours d'être détestée cl réprimée. L'équité tient ainsi compte de la faib lesse humaine; elle avertit chacun qu'il est, 1ui aussi, faible et faillible, et que l'ind ulgence, parfois le pardon, sont égalemen t de la justice. C'est qu'en effet, comme on l'a dit, à être juste en toute rigueur, on risq uc d'être inju te. Rendre à chac un cc qui lui est dù en traine comme conséq uence le droit d'exiger de chacun cc qu'il nous doit. Si je sui tenu de payer intégralement une dette d'argent, je puis san · Yiolcr, scmble-1-il , la justice, contraindre mon débiteur à s'acquitt.er envers moi. i\lais je suis ricli c, il C' I pauvre; la somme qu'il me rendra, sans rien ajouter it mon bien-être, va le ru iner et le réduire, lui el sa famille, au désespoir. L'équité sera, soit de proroger l'échéance du payement, soit de faire au débiteur remise partielle ou totale . .Et l'équité, ici, n'est qu'une justice supérieure , une justi ce bienveillante cl vraiment humaine. Ne craignons pas de le dire : agir autrement serait être injuste, car ce crait volontairement causer à au Lrui un tort peu t-êlrc irréparable. Dans l'exemple que nous venons de citer, le créancier ne fait, après tout, que son devoir; mais comme il a témoigné de la bienveillance à son débiteur, celui-ci lui en doit en retour, Celle bienveillance à l'égard de
�JUSTICE. -
ÉQUITÉ. -
R_ ECONNAlSSA ' CE.
14ï
quelqu'un qui nous en a montré le premier par sa conduite envers nous, s'appelle la reconnaissance.
Ill. -
L A l\ECONNA l " SANCE
La reconnaissance est une form e de la juslice, puisqu'elle ne fait que rendre ce qui est dù. Mai s ell e appartient :'t ceLLcjustice.supr ri eure qu'on nomme l'équité, puisqu'ell e est une justi ce accompag née d'amour. La reconnaissan ce, pourraiL-on di re, est le paiemen t par le cœur d' une dette de cœur. En effet, elle co nsiste surtout dans 1 sentim ent. Il es t bi r n des ma ni ères de témoigner de la reconnaissance , cl qu an d elle peut ' C manifes ter par des ac lcs, elle le doit. Le débiteur à qui un créancier gé néreux a fait remi se de sa delle, devra, si celui-ci se trouve ù son tour dans le beso in , lui venir en aide jusqu'à la limite de ses ressources, et Loule sa cond uitc, sou peine d'une odieuse i ngralitucic, ·sera reconnaissante; mais l'es' entiel, c'est que la reconnaissance soit en lui-m ême. Il faut qu'r ll e soit une disposition constante à aimer qui nous a Youlu et fait du bien, et une rés olulion de saisir toutes les occasions de lui en faire. Si ces occasions ne s'offrrnt pas, la reconnaissance es t en Li ère, par cela se ul que la disposi Lion intérieure existe et persiste. Puisque la reconnaissance suppose l' amour, il es t clair qu'elle exclut tout cal cul. Celui-li ne sera donc pas véritablement reconnaissant, qui se croira quitte envers la générosité d'autrui pour avoir rendu . impie-
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MORALE PR ATIQ ü E.
ment l'équivalent de ce qu 'ilé\reçu. Les anciens{ disai cnl déjà qu e l'obli gé doit, s'il le peul, donn er, en retour, de l'excédent. En effet, c'est l'amourquiinspire sa conduite, .et l'amour répu gne à peser en d'exactes bal:mccs la dose de reconnaissance et la valeur du bienfait. Ain i rabaissée, la reconnaissance cesserait d'être l'acco mplissement d'un devoir moral; elle ne sc ràit plus que la probité co mmerciale du marchand. Mais l' équité rlle-m ême cl la bicnvrillance qu'elle implique, ne suffi sent pas . Il faut de plus la bienfaisance, la charité. Le créancier riche qui remet une dette à un débiteur pauvre donne l' exempl e d'une générosité à peine méritoire. La loi lui co nférait le droi t de réduire un honn ête homme à la mi sè re : il ne l'a pas fait , c'està-di re qu'il n'a pas fait une acti on moralement mauY aise. Il a fait , ü vrai dire, un peu plus que s'abstenir d' une ma uvaise ac ti on ; il a obéi à un bon mouvement du cœur; par là, sa co nduite es t moralement bonne. Mais · il n'a pas cherc hé l'occasion d' être charitab le; cli c s'est offe rte à lui, et il ne l'a pas repous ée . Il a é, éL si l'on peut di re, pluLè L pass if qu 'actif ; il a, dans cnu et emp êché des un e circonstance parti culi ère, préY so uffrances qui se rcnconLraienl sur sa roule, il n'a pas été au-d evant de ceux qui so uffrent, pour découvrir et soulager leurs doul eurs ph ysiques eL mo rales . On voiL par là ce que c'est que bienfai sa nce et charité.
1. A RI STOTE, Mo'l'ltle
â Ni com aque, 1.
VJll .
�Jl: S TICE. -
É QUTÉ . -
nE CON NA 1S SAN C E.
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I V. -
T. .\
ll lP.:IF AI S AN C E. LA C IIA R IT IÎ
Les deux mots sont souvent pris comme synonymes: cepend:mt la bienfaisance désigne plutôt l'habitud e de faire du bien à autrui , et la chariLé, l'amour du prochain qui inspire la volonté, la force, souvent le co urage nécessaires pour r tre bienfaisant. Les deux choses sont inséparabl es ; n'-est pas bi enfaisant, au cns moral <l n mot, .qui n'a pas un ard ent amour de ses semblables ,; n'est pas chariLable celui dont la charité ne se traduit pas au dcho.rs par des ac les répétés, incessant , • <l e bicnfai ance . St clone nous ne parl ons ici que de bienfaisan ce, il es t. cnLendu qu'elle ne murait exister, aux yeux du morali ste, là où n'est pas la chariLé. Le r iche qui , tous les ans, inscrit sur son bud get une , omm e à distribuer aux pauvres , si d'aill eurs iLes t ans cœ ur et sans entrailles pour les so u[rance du pro chain , fait une œmre utile au point de vue de la sécuritésociale; la conscience du genre humain et la sienne propre, l'accusent et le condamnent. La bi enfaisance est aclive, in gé nieu c, persévérante, infati gabl e. Anim ée d'un amour qui va croi ssant it mes ure qu'il se dépense, elle est à la poursuite de la misère humaine, so us toutes ses fo rmes , et lui fait ulie guerre ans merci. Elle sait que celle mi sère a souvent sa pudeur ou so n org·ueil , qu'elle se cache, qu'elle fuit quelqu efois la charité co mme humiliante; au .si la bienfaisance ne , e lai sse-t-elle jamats rebuter. Elle sera pleine · des pin s il élicaLs ménagr mcnLs po ur la
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MORALE PRATIQUE.
sainte fi erté des vrais pauvres; elle se fera humble et uppliern, pour faire accepter ses bienfaits. Elle aura du génie pour trouver, à côté du secours qui sauve, les paroles qui relèvent cl. consolent; et si elle n'a rien à donner, elle sera bienfaisante enco re, en pleurant avec ceux qui pleurent, en so uffrant avec ceux. qui souffrent.
V. !.A SOJ.IllARITÉ
Le principe d'où découlent les deYoirs de charité est ce qu'on appelle le principe de la solidarité humaine. On en tend par là que tous les hommes sont liés les nns aux autres par une comm unauté d'origine, de nature, d'intérêts, de destinée. Par suite, nid ne peul se considérer comme étranger à ses semblabl es; leur bonheur, leur malheur font partie intégrante de son mallieur ou de son bop.heur. Par suite encore, chacun doit s'efforcer, ne fût-ce qu'en vue de son propre intérêt, de procurer le bien d'autrui, de sou lager les misères des autres dans la mesure 1~ plus large possible. En travaillan t pour eux, il traYaille pour lui-même ; il s'assure les jouissances les meilleures, celles que donne le sen timent d'avoir bien fait; il se crée de précicu ·es sympathies, il collabore a l'œuvre sacrée du progrès, car le progrès c'est essentiellement la diminution sur terre du mal physique, co mme de l'i gnoran ce et du vice, et quiconque console une douleur, supprim e une souffrance, fait éclore une joie, est dans son humbl1· sphère et selq,n ses force· un ouvrier du progTès. humain.
�JuSTICE. -
ÉQ U ITÉ . -
RECO N l'iAI S S AN CE.
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VI. -
L A P OL I TESSE
Un hommage déli cat rendu à la solidarité humaine, c'est la politesse,« qualité, dit M. Legouvé \ qui ti ent au cœ ur par la bienveillance, à l'esprit par le tact; au corps par la grâce, et qui prend tour à tour, selon les circonstan ces , les noms variés et toujours charm ants d' urbanité, d'affabilité, de co urtoisie, de déférence c l de respect ». Par elle, en effet, la société devi ent un e source toujours r enouve lée de jouissances, en forçant cll acun it sacrifier qu elqu e chose de so n égoïsme, en lui in spi rant la crainte de froi sser , si peu qu e ce so it, se · semblables, le dés ir de leur plai re et de les charmer. Elle apprend, dit encore M. Lego uvé, «à tcnÎl' compte, clans les relations sociales , de l'â ge, du sexe et <lu rang; :\ écouter patiemm ent l'opinion d'autrui , el à attendre plu s pati emment encore le moment de produi re la sienn e ; à pousse r la crainte cl' offcnserju squ'à l'h éroïsme en sachant supp orter même un ennu ye ux, et le déj l' d'èlrc agréable ju qu'à la charité en di ssimulant les vcrités pénible sou s une form e qui les ad ouci se > >. Elle a tout son prix quand elle es t naturelle, qu 'ell e vient d'un sincère amour du prochain , d'un sentiment profond de cc qui es t dû, surtout chez les plus hum blcs, :\ la di gnité de la personn e hum aine.
1. Les Pères et les Enfants aii XIX" siècle (Enfan ce ot ad oloscc ncc) : la politesse a ri stocra tique e t démoc ra tiqu e.
�MORALE PRATIQUE.
.J
RÉSUMÉ
J. - La justice est l'obligation de respecLer la personne et tous sos droits. Elle a pour formul e la fameuse maxime : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudrienpas qu'on vous fü à vous-même. » La justice doit êLre complétée par la bi enveillance. II. - La bienveillance es t une ~i sposiLion à aimer ses semblables eL à vouloir leur faire du bi en. Quand la bienveillance se mêl e à la sLri cL justi ce, e celle-ci devient l'équité. C' est êLre équitable que de tenir compLe dan s les jugements des circonstarices qui peuvent atténuer un e faute; que d'accorder des délais à un débiteur pour ses payernenLs, afln d'éviter à lui eLà sa famille la ruine et 1e désespoir. Celui qui a été i'ob,ict de la bienveillance d'auLrui, <loit ci;i retour de la reconnai s ance. HL _,_ La reconnaissance, de même qu e l'équiLé, .es t· une justice accompagnée d'amour, ou encore le 19ayement par le cœur d'une dette de cœur. Elle cs L .d'abord un tienLirn cnL; mais ell e devra aussi, à l'occasion, se manifes ter par des acLcs . Se ulem ent on ne s'acq uitte pas de la reconnaissant.:c ~o mm e des autres deLtcs: ell e surviL mèm c à la resLiLution des bienfaits reçus. Elle suppose la bienfaisance et la charité.
�JUSTICE. -
ÉQUITÉ. -
RECO~NA1SSANCE.
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IV. - .La bienfaisance esl l'habitude de fair e du bien à aulrni. La charit é e., t l'amour du prochain qui donne la volonté el la fo rce de pratiqu er la bi enfaisance . On ne saurait èlre bienfai sant san s èlre charitable el réciproq ucment. La bi enfai sance es t aclirn, in gé ni euse, pers évérante, infati gabl e; cli c est déli1.:ale dans ses procédés et ména ge l'amo'ur-propre du pauvre; elle console en compatissant aYec ce ux qui soulîrent cl pl eurent. V. - Le principe des dcvo il's ·cle charité es t la solida.rilé hu maine. Les homm es so nt li és les uns aux autres par un e communauté d'ori gine, de nature, d'intérêts, de des tinées . Contribuer au bonh eur d'autrui, c'es t ll'availlcr ù son propre bonh eur, c'es t réali se r le progrès. Le pro grès csl la diminution du mal physique, co mm e de l'i gnorance et du vice. VI. ~ L'am our du prochain c l le respect de la dignité hum aine engendrent aussi la poli/esse, qualité.. précieuse, qui réprim e les tendances c:goï:- les, rend les relation s agréabl es , cl contribue à faire régner la paix parmi les homm es .
Ouvrages à consulter :
J uu :s S1MO T,e Devoir. (3• part.) N, V. Co us1 Justice et Charite. N,
FnANC Philosophie dn droit ciril. (Ch. 1.) K, Bl, AU-S 111E, Princip es dn droit. (L. I, ch. 1.) P. JA NET, La. Philusophie dn bonheur. L. CAnnA u, La M"orale ·iililitairc. (2• part., 1.
r, ch.
x.. ) 9.
�QUATO RZifrnE LEÇON
DIFFÉRENTES FORMES DE LA BIENFAISANCE
So.,1.II AlllE. JIl.
1. L'aumù11 e. - Il. Manifestation de la bienfaisance. Assistan ce dans le péril. - 1Y . Le clé, ouemcnl. Le sacrifi ce.
J, -
J. ' AU.IIONE
La bi enfaisance se manifeste d'ab ord par l'aumône, qui co nsiste à retrancher de so n sup erflu pour nourrir, abrilcr, vèfü les indi ge nts. Mais l'a umône n'a Loule sa Yaleur morale que si ell e est faiLc direcL emenL. On doit s'habituer à voï.t· la mi sère en face, il pénétrer dans le réduits où la faim, la maladie, consument silencieuscmcnL leurs victimes. Le riche surLouL, doit en quelqu e sorte racheter sa ri chesse par ces ·pectaclcs. Il comprend ra mieux ce qu'il doit aux pauvres,. el quelle part de son sup erflu il esL tenu de leur distribuer. Les jeune g·ens aussi doivent apprendre là ce que la vi rcomporLe de doul eurs cl de devoirs. Le décourag-cment pessimiste qu' une ce rtaine liltéraLurc se donn e pour mi ssion d'inoculer à notre jeunesse, ne sauraiL résister à ces Yisites de charité : nous savons qu'ell es sonL l'une
�DIFFÉRE
TES FORMES DE L A Blr.NFAIS Ai'i CE.
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<les traditions les plus touchantes de nos grandes écoles, l' École polytechnique et !'École normale supérieure. On s'attache à la vie quand on en voit de plus malh eureux que soi qui ne la maudi ssent pas et à qui les secours de la bienfaisance suffisent pour la fai re aim er. Porter soi-mème l'aumône aux indi gents es t encore un devoir em ers eux. Jls sont assez à plaindre d' ètre dans le besoin; épargnons-leur l'am ertume de venir solliciter nos secours. Puis, il arrive souvent qu'ils ne le peuvent pas : un dur travail, insuffisant pour YÎ\Te, demande tout leur temps, ou bien la vieillesse, les infirmités, la maladie, les clouent sur place . Enfin, votre bienfait leur va plus au cœur quand il es t apporté par vou s. Vous leur témoi gnez ain, i qu e vous ne le~ méprisez pas, qu e rnus voyez en eux des égaux, rendus plus re, pectables par le mal hem même. Il es t des personn es à qui une déli catesse égoïste fait redouter ces visites . Elle <:'allendrisse nt de loin, elles sont prêles à beau coup donn er, et ~li es donnent en effet, par un élan de générosiLé; mais ne leur demand ez pas d' entrer dans ces greniers malpropres, d'appro cher ces malades, de respirer ce t air méphiLique. Leur goût d'arti ste es t grossï•rement choqu é de ces laideurs ; lelll' ùme, avid e au théütre des émotions les plus brutales, ne peul supporter le contact de ces réalités . Eh bien, le devoir commande de n'è tre pas si déli cat. La vi e morale ne se borne pas à des jouissances de difottante ni même à de· sympathies généreuses ; l'art est un plaisir, la conscience d"être gén6.r.eux e t un plaisir
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~I ù IULE PR AT I QUE.
aussi; mais la bi enfaisan ce es t un devoir, et elle n'e:3L complète, répétons-le, que chez celui qui paye de rn personne. Sans doute, le spectacle de la misè re n'est pa:; beau ; mais par cela mème, il es t bea u, d'une beau L é moral e, de ne pas le fuir. Aux yeux de la charil,'., disions-nous, l'humanité malheureuse prend un caractè re plus sacré encore, el loules ces répu gnances d' un e àme qui ne veut pas s'exp oser à des souffrances es t111··- · tiques sont une insulte ù ce caractère.
li. MAN I FESTA TI ON DE L A B I ENFA I S A N C E
)lais l'aum ône n'est pas la seule form e de la bi e11fai sance. On peut soul ag·er les maux d'autrui de mill e a utres mani ères . Rec ueillir les enfants moralement aba nd o1rn és, les sou : : lraire aux tentati ons du vi ce; ,·hercher et procurer du travail ù ce ux qui n'en ont pa. , emps et :;a donner de bo ns co nseils, prodi guer so n L peine pour instruire gratuitement les igno rants, ou pour répandre, sans des conférences populaires, des connaissances uLil es; propager les no Li ons élémentaires de l'ense ignement moral et civique; co ntribu er acliYement au déY eloppement des in stitu ti ons de prévo ya nce -e t d'épargne, des société coopéra li ves de consommation et de produ ction, com battre les do ctrines anLiociales : tell es so nt qu elques-unes des manifestation s les plus effi caces de la bienfai san ce. Un homme bienfai sant sait d'ailleurs vari er, se lon les besoins et les circon sLan ces, le concours <]_u 'il a le devoir de donner ù ses semblables ; il ne croira jamais avoir assez fait ;
�DIFFÉRENTES FORME S DE LA BIENFAI SANCE.
J5ï
il trouvera dans sa chari t6 des moyens toujours nouveaux d'égal er la variété et le nombre des remèdes au nombre et a la variété des maux. Il pro voqu era, stimul era la charité des autres ; il se fera l'apôtre du bi en, il ne reculera pas cl crant cc LLe sainte imp ortunité qui fa it viol ence it l'apathi e et à l'égoïsme, et rec rute partout des soldats pour la gncrre, jamais achevée , contre la misè re et le mal. Il y a un géni e de la bi enfai san ce comm e il y a le gé ni e scicntiGqlle, arLi stique, littéra ire ; c'est le géni e de ce ux qui découvrent qu elque souffrance nouve lle et le moyen de l'adoucir : tels aint Vince nt de Paul , l'abbé de l'Épée. Mai s cc gé nie a cela qu 'il n' es t pas, comme l'autre, un privil èg·e excepti onn el. Il cs tà la portée du plus humble : l'amour y surGt.
)[[. A " S I STANCE D A:IS I. E P É RI L
La bi enfai sance n'a pas se ulement pour obj et de secourir les malh eureux. et les dés hérités: elle nous porte au ssi à prèlcr assistance à nos semblabl es daw le péril. Les circonstances où ce lle obli gati on s'impose peuvent être rares : dans la vi e ordinaire, on n'a pas tou s les jours à sauver quelqu' un d' un danger. Peulètrc aussi faut-il pour cela u,nc présence d'esprit, une force ou un e adresse qu e la m·eill eurc volonté du mond e ne donn e pas. Mai s un amour sincè re du prochain entreti ent dans l'üm c une disposition gé nérale a venir au · secours du pro chain, et fait que l'homme vraiment charitable trouv e en soi, cruand l'occasion l'exige, des
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MOR ALE PRATIQUE.
ressources qu'on ne lui soupçonnait pas. Dan s un incendi e, dan un naufrag·c, on voit parfois de mod e les arti sans, de simples matelots ou pass agers, faire prcm c d' un san g-froid, d' une énergie qui font l'admiration de tous. N'y voyons qu e la bonne habitude d'un e f1m c qui s'es t fait de l' amour du prochain comme une seco nd e nature, et puise dans ce t amour même de sou- . dain es illuminations. C'es t la récompense de la charité de n'è Lrc jamais prise au dépo urvu. L'amour es t p·lus fort que la mor t : les victim es que cell e-ci croit déjit tenir, par un suprême élan, la charité les lui arrache.
l\'. LE
DÉ \' OUE .\l EN T.
L E SACI\ I F I CE
Quand cllcrnjusqu'à donn er sa vi e pour le prochain, la bi enfai sance pre nd les nonis augustes de dévoucmenl eL Je sacrifi ce . C'es t le tri omph e de la morali~é humaine, eLpar où l'homme se rapproc he le plus de la sainteté. D'a ill eues, le dévouement cL le sacrifice ne consistent pas touj ours dans le renoncement volontaire à la vie ph ys iqu e; il en es t, plus mél'iLoires quelqucfoi , qui consistent ü renonce r au bonh eur et à Yivre exclusivement pour autrui. Et le cl évo ueme_nt es t alors d'autant plu s sublime qu 'on se sacrifie, non pour des parents ou. des ami s, mais pour des étrange rs. C'es t quelque humble fill e qui, sans accepter aucun salaire, soignera pendant de longues années les inlirmiLés r r pugnan:cs J e sa maîtresse ; c'est la ri che ltériLi ère d'un g-rand nom qui en plein e jeunesse, q uancl la vie s'ouvre devant elle avec ses joies, abandonne tout pour all er, dans les salles
�DIFFÉRE NTES FORMES DE LA BIENF AIS AN CE.
1;;9
d'hôpitaux, veiller au chevet des pauvres, vivre au milieu de toutes les misères , panser les plai es hid euses, répondre i.t tous les désespoirs par des parol es consolatrices, n'avoir d'autre famill e qu e les malad es et les mourants, et mourir peut-être avant l'âge d'une cbntagion qu'elle savait fun este, mais qu'elle n'a pas voulu fuir parce que c'eût été déserter. C'es t général ement dans la Camill e, ù l'égard des parcnLs, qu o le dévouement trouve le plus matière it s'exercer. Il es t alors tellement naturel et tellement obligatoire qu'on peut le confondre avec le devoir stri ct de la piété filial e. On ne'sait si l'expression : c dévouer pour ses parents , es t bicnjuslc, caron ne fait après tout que leur rendre ce qui leur es t dû. Mais il es t toujours beau de ne faire même que son devoir quand il en co ùtc le bonh eur. i!:L il peut en co ùtcr le bonheur s'il faut , pu exempl e, renoncer ;\ une carrière brillante, ù un mariage désiré, pour soutenir par son travail, et adoucir par sa présence la vi eillesse indi gcnLcd'unpèrcoud' une mère. Ne crai gnons pas de dire qu'il en peul coùtcr le bonheur: les joies de la consc ience sont du bonheu r aussi, mai s nous avon s vu qu'elles ne sont pas toujours surfi sanlcs h ell es seul es pour faire équilibre i.t celles dont le devoir exi ge parfois le sacriGce. On s' es t demandé si la bienfaisan ce, sou s la form e supéri eure du dévouement, non pas envers les parents, mais envers les étrangers, es t ri goureusement obli gatoi rn . Pourquoi, se dit-on, me dévouerai s-j e aux autres, plutôt que les autres ù moi? Tous les hommes étant égaux, il semble que chacun ait un droit égal au d1\-
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;\!ORALE PRATIQUE.
vouement d'autrui, et qu'ainsi il n'y ait aucune raison pour qu e quelqu' un donne l'exemple de commencer. Poser une telle ques tion, c'es t profondément méconnaitre la nature de l'obli gation morale. S'il es t vrai qu 'elle consiste à se rappro cher le plus poss ible d'un id éal de perl'eclion conçu par la conscience; s'il es t \Tai que le dévouement est, aux yeux de la conscience, la rn anife la lion la pl us élevée de celle perfec tion , co mment le dévou ement ne serait-il pas obli gatoire ? Sans doute, je ne suis pas tenu de me d·évouer pour tell e ou telle personn e plu.tôt qu e pour tell e autre (parents, ami s et bi enrai leurs exceptés) ; mais je suis tenu de me dévouer sijc puis le sauver , pour tel qui va périr so us Crlu mes yeux. J'y peux perdre la vi e : qu 'importe? La Y consisle-t-cll e à ne courir jamais au cun danger? El où se rait donc le mérite du sacrifi ce, s'il ne coùlait rien? Un dévouement qui hés ite et fait un calcul des ris{JUes n'est plus un dévouement. Le propre de la charité c'es t, contrairement au dire d'un proverb e égoïste, de s'oulili er soi-m ême : sa beauté es t dans son absolu renoncement. Qui , pouvant saurer so n semblable, ne l'a pas fait, crainte de périr, es t un lâche. A plus forte rai son, les form es inférieures de la bienfai sance sont-clics obligatoires . L'aumène es t un dcvoi r· . s tri ct. Le pauvre, il es t vrai, n'a pas le droit d'exi g·er par menaces ni viol ence la moindre part de mon superflu; mais celle part, je suis moralement tenu de la lui faire, et la plus larg·e possible. Qui, pouvant emp êcher un homme de mourir de faim, ne l'a pas fait, es t homicid e.
�DIFFÉRENTES FORMES DE LA BIENFAISAN CE.
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Il n'est même pas bien sûr que l' aumône ne soit pas légalement exigibl e. Nou s maintenons que l'indi gent n'a pas le droit de s'approprier cette part du superiln d'autrui qui le sauverait de la mort; mais la société peut, sous form e de taxe ou d'impôt, la revendiquer pour lui. La société en effet, se compose de tout le monde, rich es et pauvres ; elle assure à tous la sécurité; au ri che, en particulier, ell e g-arantit la tranquille possession de ses richesses. Celles-ci d'ailleurs, n'ont été acquises et n'ont de val eur qu e grâce à l'ordre social; si don c cet ordre social se trouvait menacé par l'excès de misère d' un · g rand nombre, la société ne ferait peut-être que remplir un devoir envers elle-même en créant , pour Y enir en aid e à l'indige nce, nn impôt spécial , comm e celui qui existe en Angleterre sous le nom de tax e des pau\Tes . Ce t impôt aurait sans doute, aupointd e vueéconol mique, de graves inconvéni ents, et i_ n'est pas désirable qu' on l'élablisse en France ; mais on ne saurait so utenir qu'il fùt injuste de soi, et portùt, plus que tous les autres, une aLteinte au droit de propriété.
RÉSUMÉ
T. - L'aum ône con ·i L i:t retrancher de son superflu e pour soula g·e r les indi gents. Ell e n'a toute sa valeur que si elle es t faite direc tement. Il faut sav oir vaincre ses répugnan ces et ne pas craindre de pénétrer dans les
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MORALE PRATIQUE.
réduits où s'étal e la mi sère. Ce spectacle es t salutaire: il perm et de se mieux rendre compte de l'étendue des besoins du pauvre ; il rattache à la vie les pessimi stes décourag·és, qui se tro.uvcnL par là en présence de maux plu s séri eux que les leurs. L'aumône directe es t aussi une attention délicate qui va au camr du pauvre, et adou cit so n chagrin. II. - La bienfaisa nce se manifeste sous bien des formes : par exempl e, elle recueille ou protège les enfant abandonn és , elle proc ure du travail à ceux qui n'en ont pas , elle in LruiL les ignorants, ell e contribue (;. au développement des instituti ons de prévoJ1ancc, CL La vraie charité es t ingénieuse, ne se rclmLe jamais, cl se livre au plus noble des prosélyLi mes. Ill. - La bienfaisance nous porte aussi à secourir nos semblables dans le péril. IV. - Alors la charité se montre sous sa form e la plus élevée, celle du dévouement et du sacrifice . Elle peut all er jusqu'au ac rifi cc de la Yi c. Le dévon cmcnL es t pcut-êLre plus diffi cile encore, quand il faut renon cer au bonh eur dans l'inLérèt de l'humanité; ou pour accomplir héroïquement un devoir ftlial. Le dévouement c t moralement obligatoire, comm e les autres devoirs. Celui qui , pouvant sauver son semblable, ne l'a pas faiL, crainte de périr, es t un làche. A plus forte raison les form es inféri eures de la bienfai san ce sont-elles obli ga toires . L'aumôn e est un devoi r sLri cL.
�DlFFtHEè\TES FOHMJ<;S DE LA HIENFA I SAè\CE.
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Ouvrages à consulter :
CousIN, Justice P.t Charité. ~IARC. AunÈLE, Pensées . ÉPICTltTE, Manuel . 8AUDHILLABT, L'Éconorn'ic politique clans ses rapports avec l,1 morale. MAXIME ou CA)IP, La rertu en Fmnce. Ï.ICÉRO ·, Des Deroil·s. (L. I, ch. x1v. ) s1::NÈQUE, Des Bienfaits.
�QUINZIÈME LEÇON
DEVOIRS DE L'AMITIÉ. RESPECT
DE LA VIEILLESSE DES SUPÉRIORITÉS MORALES
So.,1MAIR E. - I. 1·amili é. - Il. Devoi,·s de l'a miti é. - Ill. Respect de la vi eill esse. - IV . Respect des sup éri orité moral es.
J. -
L ' AMITI É
En dehors des devoirs de famill e, dpnt nous ayons parlé, et en dehors des devoirs civiques dont nous parlerons tout à l'hem e, il es t ce rtaires obli gation s particulières qui nou s lient d'une manière plus préci e envers quelqu es-uns de nos se mblables. Tels sont les devoirs de l'amitié, le respec t dù à la vi eillesse et aux sup ériorités moral es. L'amiti é est un attachement réciproque de deux ou d' un petit nombre de personn es. Ell e se form e ordinairement par deg rés inse nsibles et a son ori gin e dan s certain es sy mpathi es de ca rac lère. On dit quelqu efoi s qu e l'a mitié naît çles co ntras tes . Le mot n'es t pas tout à fait exac t. Sans doute il n' es t pas nécessa ire, po"ur
�DEVOIRS DE L' AMITIÉ .
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devenir aruis, d'ayoir en tout les mêmes opinions et les même.s goùLs; mai s il serait fâch eux de ne se ressembl er en rien, et l' amiti é, dans ce cas, ri squerait d'être peu durabl e. Elle serait querelleuse, toujours sur la défensive, et ne tard erait pas à se rompre. Scion un e belle parole des anciens, la seul e amiti é véritable et solide es t cell e qui unit entre eux les g·ens de bien. Aimer la ve rtu, la pratiquer, ·c'es t le mo yen de vouloir to'ujours la mèmc chose et d'ê tre touj our~ d'accord. La loi du devoir es t, en eITet, corn me le point commun auqu el toutes les âm es doivent ·être suspendues . L'amiti é vrai e, d'ailleurs, n'exi ste pas sans l'es tim e, e l comment deux homm es vertu eux n'auraient-il s pas. l' un pour l'autre ce tte es tim e suprême que co mmand ela beauté m oral e, et qui s' appelle le r espect? L' amitié suppo e une confiance absolue. Les an ciens disai ent encore qu e tout doit être commun entre ami ~. Ils avaienLrai son , si l'on entend par là Ja communa utédes pen sées et des sentim ents. Nous ne disons pas qu e les ami s penseront et sentiront toujours de même, mais qu'il s ne se cacheront ri en de ce qu'ils pensent et de ce qu'ils sentent. C'es t le plus grand charm e de l' amiti é, c'en es t aus i le premi er d~ r. Une sorte de scrupul e pourrait empêcher l' un des ami s de faire part l1 l'autre de ses joies, quand il le sait dan ' le chagTin , ou de l'attrister de ses tris tesses, s'il le voit heureux. Fausse déli catesse, qui est une oITense à l'amiti é. Joi es et tri stesses, tristesses surtout, apparti enn ent de droi L à tous deux. EL d'ailleurs la tristesse de l'un s'adoucira
�QUINZIÈME LEÇON
DEVOIRS DE L'AMITIÉ. RESPECT
DE LA VIEILLESSE DES SUPÉRIORITÉS MORALES
1. 1 ·a miti é. - JI. Devoi,·s de l'amiti é. - JIJ. Respect L le la vieill esse . - IV . Respect des supéri orités moral es.
S oirnAJR E. -
J. -
L ' AMITI É
En dehors des devoirs de famill e, dpnt nous avons parlé, et en dehors des devoirs civiques dont nous parlerons tout à l'heure, il est ce rtain es obligation s particulières qui nou s lient d'une mani ère plus précise envers quelqu es-uns de nos se mblables. Tels sont les devoirs de l'amiti é, le respect dù a la vieillesse et aux sup ériorités morales. L'amitié est un attach ement réciproque de deux ou d' un petit nombre de personn es . Elle se form e ordinairement par deg rés in sensible et a son ori gin e dan s certaines sympathi es de caraclère. On dit qu elqu efoi s qu e l'amitié naît des cohtrastes . Le mot n'es t pas tout à fait exact. Sans doute il n' es t pas nécessaire, pour
�DEVOIRS DE L' AMITIÉ .
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devenir amis, d'aYoir en tout les mêmes opinions et les mêm~s goûls ; mais il serait fâcheux de ne se ressembler en ri en, et l'ami Li é, dans ce cas, risqu erait d'être peu durable. Elle se rait querelleuse, toujours sur la défensive, et ne tard erait pas à se rompre. Selon un e belle parol e des an ciens, la seul e amitié vérilablc et solide es t cell e qui unit entre eux les gens de bien. Aimer la vertu, la pratiquer , ·c'est le mo yen de vouloir to'uj our · la mème chose et d'être louj our~ d'accord. La loi du devoir es t, en eITet, comme le point commun auqu el toulcs les âm es doi vent 'être suspendues . L'amiti é vrai e, d'ailleurs, n'existe pas sans l'es tim e, e t comment deux homm es vertu eux n'auraient-il s pas l' un pour l'autre cette estim e suprême quo command e la beauté morale, et qui s'appelle le re ·pect? L'amilié suppo se une confiance absolue. Les an ciensdisai ent encore que tout doit êlre commun entre ami s. Ils avaient rai son , si l'on enlend par lit la co mmunauté des pensées et des sentiments. Nous ne di ons pas que les amis penseront et sentiront toujours de même, mais qu'il s ne se cacheront rien de ce qu 'ils pensent et de ce qu'ils sentent. C'es t le plus grand charme de l'amitié, c'en es t aussi le premier d~ r. Une sorle de scrupule pourrait empêcher l'un des amis de faire part ù l'autre de ses joies, quand il le sait dans le chagrin , ou de l'attrister de ses tristesses, s'il le voit heureux. Fausse déli calesse , qui est une oITense à l'amitié. Joi es et tristesses, tristesses surtout, apparti enn ent de droit à tous deux. Et d'ailleurs la tristesse de l' un s'adoucira
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)1011ALI'.: PHATIQ t:E .
par la joie de l'autre; un équ ilibre s'établira, le plus heureux, malg-ré la peine que lui cause un chagrin qu'il partage, trouvant encore du bonheur à faire partager son bonheur. Heureux tous deux, ils le seront plu ; malheureux, il s sou!Triront moins. Quelques ançiens voulaient que la com munauté des biens existât en tre les am is. Nos mœurs ne permellenl g uère d'aller jusque-là. EL mème les Épicuriens disaient avec raison qu'une telle pratique témo ignait de quelque défiance: il est inutile <le mellre ses biens en comm un, quand on sait que l' on peut au besoin compter absolument sur l'a sistance de son ami. 11 est bien clair en e!Tel que cel le assistance, entre amis véritables, ne sa urait jama is faire défaut. Le devoir même n' es t pas tant de l' olfrir que de l'accep te!'. Un ami trouvera si naturel de mettre sa fortune à la disposition de son ami, qu'il ne croira pas remplir, en ag issant ainsi, une obligation morale : c'est l'autre qui, par une discrétion honorable en tout autre circonstance, sera tenté de refuser. Qu'il suppose donc que les rôles son t renversés, et que c'es t lui qui offre : ne serait-il pas malheureux et blessé d'un refus? Cette simple réfl exion le décidera.
JI. DEVOIRS DE J.' Al!JTJt:
Les am is se doivent entre eux l'assistance morale, c'està-dire les conseil s, surtout ce ux qui ont pour objet le redressement des défau ts ou le prngrès dans la vertu. C'est là peul-être l' épreuve la plus délicate, comme le signe le pl ns certain d ' nne véritable amit ié. ÈLre heureux et re-
�DEVOIRS DE L' A)IIT!f:.
16ï
connaissant d'ètrc repris ; reprendre sans ai greur et dan s la seule intention de voir celui qu'on aime devenir plu s parfait, tout en sollicitant pour soi-m ême ce saluLairc échan ge : voilà cc qui n' es t possibl e qu'ù de belles âmes . Un L commerce es t surtout précieux au début de la el vie. On ne sait pas ce que de jeunes homm es pcm cnt y puiser de force pour le travail et le bien. La jeunesse es t l'àgc d' or de l'ami Li é; plus L , les charges et les ard devoirs de la famill e, les néccssi tés de l'exisL encc, rend ent ces liai on s plu s difficiles à form er. L'intimiLé de la vi e de coll ège, les mèmcs éludes, comm encées en commun et suivi es plu s Lard, soit dan s les écoles spéciales , soit dans l'apprenti sage d'un méti er ou les débuts d'une ca rrière, le beso in d' cxpan ion de l'aclol cs-ccncc et celle conflancc généreuse qui ne croit pas encore à la possibilité d'une trahi so n, so nt les condiLions les plus favorables à l'éclosion de l'am iLi é. C'c t mauvais signe pour un jeun e homme de n'avoir pas <l'ami s, au sens le plu s élevé du mot : il csLù craindre qu'il n'ait pas mérité d' en avoir. Une âme bien née sait toujours rencontrer des tun es qui soient di gnes d' elle ; ell es se cherchent, et d'insLinct se devinent pour marcher ensemble, avec un plus jo yeux courage, dan s la route du devoir et de la pcrfecLion. Pui s, un e foi s uni es, cnue pour elles ne se quiLtcront plu s : l'amiti é sera dcY elle une second e nature, la conscience de l'un se ra la conscience de l'autre : clans la science , co mm e dans f art, aussi bi en que clans les condition s les plus humblcs, ils seront l' un pour l'autre lumière, exemple, appui. La société y gagne une plus féconde moi sson de bell es
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1110RALE PRATIQliE.
(
œuHcs et de bonnes œuvres. Qui sait tout cc que la poé ic a dû it l'amitié de Gccthc et de Schiller, et le génie de Montaigne à celle de La Boétie ! L'un e des conquêtes les plus précieuses de la Révolntion française, l' égalité civile et politique, n'exclut aucunement l'ex istence dans la société de certaines supériorités moral es. Si la loi du devoir a droit a un respect absolu,· on en doit dire autant de tous ceux qui en sont, it des degrés élevés, co mm e la vivante représentation.
Ill. -
RESPECT
DE
LA \î E ILL ESSE
La plus apparente des supériorités morales est la vieillesse. Le vieillard a supporté le poids de la vie; il en a traversé les épreuves et les doul eurs. Il a conquis, par ces épreu vcs mêmes, le mérite qui es t la récompens<· de la vertu. Il a de plus l'expérience, autre sup ériorité. Sa raison, plus sereine dans l'apaisement des passions, comprend mieux la valeur réelle des choses, et se laisse moins séduire par le faux éclat des biens apparents. Il a payé toute sa dette, co mm e homme, comme père de famill e, comme citoyen. ll es t un enseignement et un exemp le. Puis, il es t plus près de cet inconnu redoutabl e qui nous attend tou s après la mort. On dirait qu'il a déjà la vision et comme l'avant-goût des destinée~ éternell es . Quand il n'a pas été atteint par les infirmités, l'affaiblissement de ses .force· physiques , qui laisse entière l'intelligence, semble une démonstralion, par le fait, de l'immorta.lité de l'ftm e.
�Dl<:VOIRS DE L' A MITi f:.
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Le vi e illa rd qui revi en t vers la so urce pre mi ère En t re aux jours éte rnels c l so rt des j ours chan gea nt ; El l'o n voil de la fl am me aux yeux dr·:s j e un es ge ns, l\la is da ns l 'œ il du vi eill ard on voil de la lumière.
Une vie vertu euse es t ordinaircmcnL couronnée par une vieillesse tranquille et sans souffran ces , par une mort pleine de confiance et d'espoir. .
Rien ne troubl e sa fin; c·es l l(l soil' c1·un beau j our .
1·
Pour L ces moLifs, les vieillards onL droit ù un resous pect fili al et presque religieux. Les jeunes gens doivent leur céder partout la place d'honneur, offrir à leur démarche affaibli e l'appui de leur bras, les écouter avec une enLi ère déférence. Il y a toujours profit dans leurs en LrcLicns. S'ils sont parfois, comm e a dit un e, poèL trop louangeurs du temps passé, loin de sourire avec ironie, admirons-les de n'avoir gardé des luttes cLdes tristesses de la vie au cun sou venir d'amertume. Que cet optimisme nous rend e' nous-m èmcs plus indul gents pour les épreuves d'auj ourd'hui , qui nous semblent so uvent i dures, et dont , vieillards à notre tour, nous parlerons pourtant au si avec dou ceur cL regret.
1 \" . RE S P EC T DE S S U PÉ lll O Rl'f ÉS l! O RA LE
~ous rangerons parmi les supériorités moral es, no-n seulement la vertu, mais la science, le talent et le g·é nie. Un travailleur qui par sa probité, son énergie, sa persévérance, a su s'élever de la pauvreté à une fortune honnêtement acquise , n'cùt-il d'ailleurs qu e peu
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�~IOIL\Lt PHATIQUE.
<l'instru ction, est respectable. Un homme dont les œuvres ont illu tré le nom , ne doit pas èlre, comme il arrive trop fréquemm ent, jugé par les jeunes avec celle légèreté dédai gneuse , qui n'est qu'ignorance et sottise. Elles seules se perm ellcnl un lcl san -gêne à l' égard des réputations établies . On ne saurait d'ailleurs parvenir à la renommée sans avoil' travaillé beaucoup, et le travail a toujours une val eur morale qui co mmand e le res pect. Des dernirs plu s parli culi c1 enco re s'imposent aux 's enfants et aux jeun es gcn ù l'r'·g·a rd de leurs mailt'cs ,et de leurs professeurs. Ce ux-ci on l en effet la doubl P ·uprriorilé morale dn savoit' cl de l' auloriLé. lls rcpréscnLenL le père de famill e dont il s rcçoiYcnt un e sorte de délégaLion. lis ont droiL à l'ob rissancc, à la reconnai ssance cl au respect. L'élève doiL les aider, dans leur Lùchc so uvent ingrate, par so n é, assid ui L son atLcn Li on, son zèle et aussi par ceLLe confian ce, nécessai re chez celui qui ignore à l'égard de ,celui qui sait. ~ous ne demandons pas que l't\lève accepte aveug·\ément et comm e arlid es de foi loulcs les opinions du maitre; celui- ci d'ailleurs serait dans son .torl s'il ne s'attachait à développer parmi ses di sciples l'habitud e de la rél1exion et du libre examen. Nous voulons se ul ement que saparofo . oit accueillie avec une profond e déférence, et celle présompLiou qu'elle -exprim e la vérité. On ne peul lrop blfuner celle disposition, qu e manifes tent parfois les rl èves , à prendre le contre-pied des do ctrines qu'on leur enseigne, sans autre motif que le besoin de contredire, soit inlérieu-
�DEVOIRS DE L' AMITIÉ.
17i
rrment, soit entre eux. Ils croi ent ainsi faire preuve d'ind épendance, affirm er la supériorité de leur esprit .. Il s ne prouvent qu e leur étourd eri e cl un certain manqu e de g-raliLude pour les :;o ins dont i 1 . ont l'obj et. Les sentim ents qui doivent anim er les élèves envers lèur maîLrcssont de ceux qu 'il n'est pas permi s de laisser affaiblir ou s'éteindre. Il s sont obli gatoires pour toute la Yi c. L'élève mème qui , plu s lard , s'est élevé par son mé·rite au-d essus de son professeur, est toujours tenu, ù l'6g·ard de celui-ci, ù la reconnaissan ce et au respect. Et clans l'occasion , il prouvera ses sentim ents par ses actes . Car ce mérite, c'es t aux maîtres de son enfance et de son adol escence qu'il reYi ent pre qu e en enlier. Tel professeur eùt pu, en prenant sur le heures exigées par la préparation de sa classe, conquérir la réputa- _. Lion, s'élever aux fon ctions les plus hautes . E clave du deYoir, il a mi eux aim é res ter obsc ur dans le même poste, et fo rmer des gé nérations de bons élèves. Quelle· era don c sa récompense, en dehors des succès mêmes auxquels il s' es t sacrifié, sinon la pieuse grat:i Lud e de ceux qui les lui doivent et le témoig-nage q ne qu elqu es-uns du moins ont fini par comprendre toute la grand eur du sacrifice?
RÉSUMÉ
[. -L'arnitié es t un attachement réciproque de deux ou d' un petit nombre de personn es. Elle a son orig·ine·
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MORA LE PRATIQUE.
clans cerLaines sympathies de caractère. Il n'est pas toujours vrai, quoi qu'on en dise, qu'elle naisse de contras Les. L'amiLié vériLable ne peut exisL qu'entre gens de er bien. Elle ne va pas sans l'estim e. Elle suppose aussi la co nfiance. Les vrais amis ne se cachent ri en. Ils meLLent en commun leurs joies et leurs tristesses, et, au besoin, leurs forLuncs. II. -Les amis se doivent aussi l'assistance morale, c'est-à-dire qu'ils doivenL s'éclairer mutuellement sur leurs défauts, sur leurs devoirs, et marcher en cmblr clans la vo ie de la perfecLion. La jeunesse est l'âge d'or de l'amiLié. C'est mauvais signe pour un jeune homme de n'avoir pas d'a mis. Une âme bien née sait Loujours rencontrer des âmes dignes d'elle. L'union des âmes honnêtes est féco nde en œuvres belle. et bonnes, et la société en bénéÎ!cie à so n L our. III. -Les personnes qui ont une siipériorité morale onL droit à noLre respecL, parce qu'elles sont la représentation vivante de la loi morale inÎ!niment rc. peeLable. Parmi ces personnes nous cilerons d:abord le vieillard qui, par les épreuves et les combaLs de la Yie, et par une long ue expérience, a co nquis la sagesse. 11 sera l'objet, surLout de la parL des jeunes gens, d'un respect frlial et. presque retigieux. lV . - La vei·tu, la science, le talen t et le génie so nl tl'auLres supériorités morales d cvan L lesquelles il fau L .s' incliner. Les maiLres ont sur lems élèves la supérioriLé du
�DEVOIRS D E L 'Hl 1 TI É.
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savoir et ùe l'autorité. lis font souvent preuve de dévouement et de désintéressement. Pour c:es motifs, les élèves doivent second er leur effol'ts et récompenser leur zèle par l'obéissance, la reconn aissa rwc, le respect <'t la conflancc. Cc derni er devoir se co nG e fort bien ili avec le libre examen et l'indéprndancc d'esprit, que tout hon profc~scm encoura ge chez ses disciples.
Ouvrages à consulter :
XÉNO PHO N, C1c É:rt ON,
Mémornbtes . (L. H, ch. 1r, v, Vt. j Am swrn, Morale à Nicomaque. (L. VJJ[ et IX. )
Id.
De ln Vieillesse. De l'Amitié. MONTAIGNE, Essais. (L. I, ch. xxv11. ) .\. B u no EAU, Dev oir et Patrie. (Ch. v.)
�SE IZIÈME LEÇON
DEVOIRS ENVERS LES ANIMAUX DEVOIRS RÉCIPROQUES DES MAITRES ET DES SERVITEURS
S0m1A111L -
I. lkrnir, envers le s a 11i,na ux . - Il. De rni,· · des maitre, rn ,·ers les serviteurs. -- 111. Devo i,·s des r.n ileurs e nl' ers les maitres.
J. -
ll E \"O I RS EN\'ERS LES AN IM AUX
L'l1ommc n' a pas seulement des relations a\'CC ses se mblabl es; il en a encore avec Lo~ les êtres de la 1s nature, plus spécialement avec les an imaux , plus voi~ins de lui que le minéraux ou les plan tes. On ·'c.- t demand é si ces relati ons po uvaient donn er naissa nce à des dcrnirs. Le· an imaux, dit-on, ne so nt pas des pcr onnes libre : comment seri ons-nous liés envers eux par des obli ga tion s morales? Mai s si les animaux n'ont ni raison ni libel'Lé, ils ont, principal ement les animaux supél'i curs, la faculté de jouir et de souffrir. Par suite, nous so mmes tenus, au nom de la compassion , el même d'une sorte de justice, de leur épargner toute souffran ce inutile. D'ailleurs, c'est également un· devoir envers nous-mêmes cl cm crs nos semblable ·. Envers nous-m ême:;, cat' nou:;
�DEYOIRS EN\' ERS LES ANIMAliX.
1i5
ne devons pas endurcir en nous la sympathie au point de trouver du plaisir dans le spec tacle de la douleur ; envers nos semblables , car cet endurcissement ne Larderait pas à nous rendre insensibles mêmes pour les souffrances humaines. Aussi combattra+on avec la plus grand e énergi e, dès qu'il se manifestera chez les enfants, le penchant, qu'ils ont trop so uvent, à tourm enter les bêtes. C'est cl1ez eux ignoran ce ; mais si on laissait faire, l'habitud e pourrait tourner en cruauté réfléchie. On regardera donc comm e coupable quiconque maltraite, frapp e, torture sans motif les animaux. La loi même intcrYi ent en ce cas, et elle punit avec une juste sévérité. La loi protécll'i cc des animaux s'appelli' loi Grammont, Ju nom du député qui l'a fait aùopter. Nom; fl étl'irnns eneoer Lou s les diverti ssements qui n'ontù'autrr obj et que de prnvoquer des émotion s violentes par les so uffrances,. l'agouic et la mort d'animaux inoffensifs : combats de coqs, courses de taureaux , etc. Cc sont lù des émotions mal sain es, qui fel'rn ent l'àme aux jouissances plus élevées et plus calmes de la liLLérature, du théâtl'c, des arts, et développent des in stincts san guinaires et cruels. Dans les course · de taureaux en pàrticulier, ri en de plus révoltant que ces malh eureux chevaux, éventrés sans défense, immobiles et les ye ux bai1dés, par le taureau furi eux. Puis les J1ommes q11i sont en lutte avec celui-ci, jouent plus ou moins leur vie. C'cs_Llà un jeu immoral, car l'homme n'a pas le drbit de risquer s.on exi stence sans de sérieux motifs, el cc jeu, les spectateurs s'en font en quelque sorte les complices par l' encoura gement qu'jls lu i
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MOR ALE. PRA TIQUE.
donnent. Les bless ures, la mort même de lem s cmblables, peUYent ain si devenir partie du spectacle; l'att ente de ces accid ents c1ui ne sont pas rares, es t même nécessaire pouL' qu e l'émotion ait toute son int~nsité. Veut-on donc, par besoin d' émotions fortes , et comm e si cc besoin élai t de soi l(;gilime, en revenir aux r ombats de g~adiatcurs? L'homme ne doit pas seul ement s'abstenir de raire souffrir inutilement les animaux, il leur doit encore quelqu rs soins en retour des services qu'ils lui rend ent. Il serait d'un mamai s cœ ur de lai -ser mourir de misère et de faim le bœul' on le cheval qui ne peut plu s trainer la charrue, le chien vieux et infirme ·qui a été un co mpagnon cl un ami. Les animaux dom estiques surtout ont vrai ment droit à des égard s; ils onL donnü Loule la fid élité, Loule l'alfocLion dont le ur humble natu re était capable : il y aurait ingratitud e il ne pas leur en témoigner une sorte de reconnaissanC . (' . Mai s ne nous laissons pas aller aux excès d'une fan se sensibilité qui nou s ferait méconnaître nos devoirs envers nous-mèmes. L'homm e a le droit et l'obli gation ~e vivre, d' entretenir et de développer ses for ces physiqu es, sa santé, de s'assurer cc bien-être qui lui permet l' enti er déploiement de ses fa cultés supérieures . Par suite, il pourra san s scrupul es fair e des ani!naux les auxiliaires et les instrum ents de son travail, les tourner il Lous ses besoins, se nourrir mème de leur chair . Nou s n' en sommes plus en effet il croire, :1vcc .ccrlain s philosophes de l'antiquité, que l'âme d'un père ou d'un frère peut être logée dans le corp s d'un bœuf on d'un
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�DEVOIRS E:'IVERS LES ANDI.HX.
Jï7
mouton. )lais même quand il les tue pour les manger, l'homme doit épargner aux animaux tout es les souffrances qui ne sont pas stricterµent inévitabl es . Il est clair que les devo irs en\'er:; les bêtes ùforoissent, pour ainsi dire, à mes ure que l' on descend les degrés de l' échelle et qu'on se rapproche ùes plantes. La sensibililé en effet devient probablement de plus en plus confnse, pour disparaître avec le systèm e nerveux. Quant aux plantes, l'imagination poétic1ue leur prèle quelquefois le entim cnt; mais c'est là une illnsion pure, et l'on ne saurait dire que l'homme ait ù leur i'·gard aucune obligation morale. On a récemment agité la question de savoir si la pratique de la viv.isection n'était pas une violation directe des devoirs de l'homme envers les animaux. Les physiologistes, ne pouvant opérer sur des créatures humaines vivantes, soumettent des grenouilles, des lapins, des chi ens, des singes, des chevaux à des expériences qui son vent se prolongent pendant des jours et des · semaines , et devi ennent pour les malheureuses bêtes des tortures aussi barbares que !'affinées. - Il est cfair que les intérêts de l' espèce humain e sont incomparablem ent supérieurs ù ceux· des animaux, et si la physiologie ne peut se passer de la vivisection, si d'autre part la médecine, la thérapeutique sont étroitement tributaires de la physiologie, le savant doit ne pas tenir compte des protestations de la sensibilité et continuer l'application d'une méthode qui a donné jusqu'ici de merveilleux résultats. Mai s on ne sa urait admettre que le premier venn pùt, sous prétexte d'ex-
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MORALE PRATIQliE.
périences physiologiques, martyriser les animau x ; aussi la vivisection doit-elle être rigoureusement renfermée dans l'enceinte des laboratoires et appliquée se ulement sous la surveillance et la re~ponsabilité de mailres autorisés qui s'attacheront à réduire les expériences au strict nécessaire el à interdire l'inlliction de souffrances inutiles.
11. 0 E \" 0 1 RS DE S
MAITR ES EN \" E 1\ S LE ~ SE Il\" 1TE t: 1\ S
En parlant de la famill e, nou s n'ayons pas parlr des devoirs réciproques qui li ent les maitres et les seniL eurs. C' es t qu e ce ux- ci ne font pas partie inLé·granLe du groupe familial. li s y ont cependant leur place , cl les rapports qui les unissent aux maîtres créent de part cl d'autre ~es obli gation s déterminé e . Le contrat, verbal ou écrit, qui fix e la nature des serri ces cl le Laux du salaire, doit être, comme tous les contrats, scrupulcuscmcnL exécuté. C'est lit un devoir de stricte justi ce, qui n'a ici ri en de spécial. Mai s par cela qu'il s les inLrodui senl dans leur famill e, les maitres prennent à l' égard de leurs serviteurs des r espon sabilités diverses . Ils leur doivent d'abord dcs ·soins en cas de maladie ; ils leur doivent de plus les hons conseils cl les bons cxcmplcs 1 • Il s auront pour eux de l'affection, de la confiance, quille à prendre les
J. « No us appdm es it l'inlcndanlc it a voir de l'afîcc lion pour nous, e n l a fai sant parti cip e r it noire joie, qua nd nous éti ons joyeux , e t en nous a fOi gcant a vec clic qua nd ell e ayait du cha grin. Nous l' instruisîrn cs it dés irer d'accroitre notre fortun e en lui fai sant cunnaltrc notre po ilion et e n partagea nt notre b onh e ur a ve c cli c. Nous dé veloppâmes e n ell e le se ntim ent de la justi ce en plaça nt dans nolre estim e l'h omm e juste a u-d essus cle l' inju ste ; voit,·, le pi e d sur lequel nou l'avons mi se
�D!o\"01HS E:'iVEltS LES ANIMAUX.
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précautions nécessaires pour qu'elle ne soit pas Lrompée. li s s'intéresseront à leur instruction, surtout it leur .educaLion morale. Ils se rcgardcronL comme ayan t à leur égard chai·ge d'âme. Le serviLeur qui a quiLLé la maison, s' il n'a pa démérité·, y reviendra avec plaisir, sùr de trouver cordial accueil, au besoin, aide et secours. Les inflrmiLés, la vieillesse, lui seront rendues moins amères-par une a sistancc empressée, qu i saura êL L'C délicaLe, ingénieuse, pour fa ire mieux acccp L ses dons. cr 1cicns Grecs, la nou erice occupait, au foyer Chez les a1 comm e dans le cœ ur des maîLrcs, une place privilégiée. Quelque reconnais ance se mêlait à la tèndrcss~ dont cli c rcslaiL l'objeL. Elle demeurait, même pom les princes, la confldenLe, l'amie, parfois la conseillère. Il serait clifflcile, chez nous et avec nos rnœurs, d<' lui donner toujours un .L ei rôle; qui ne senLccpcndanL que la nourrice n'est pas un scniteur comme les autres, qu'elle a quelque chose de la mère, qu'enfln pour prix d'une affecLion et de soins souvcnLmaLcmcls, elle a cl roi t à un sentiment quasi filial?
dans nolre maison. » XtNOPJJON, De l'économie. (Ch. 1x, trad. de il!. Talbot, t. l, p. 106.) « li esl loulefoi · , dis-je à ma femme, une cle les ronclions q ui peul;êlrn l'agréera moin s : c'es l que, i quelqu'un de les ser vileurs tom be malade, lu dois, pa r s uite des so in s dus à lous, vei ll er ù sa guéri son. - Pa,· Jupiler, <lil ma femme, ri en ne m'agrécra davanlagc, pu isque rélablis pa,· mes soins ils me sam onl gré el me monlrnronl plus de dévouernenl enco re que pa,· le passé. » Celle répouse nfencha nla, ~·cpril l scho rn achu s, cl je lui dis : « N'est-cc point, f"cmrnc, parce que fa mère a beill e fail prnuve du mèmc inlérèl ù l'éganl des essai ms, que l es abeilles lémoigne nl pom ell e une ·a tîeclion si le ndrc, que, quand ell e abandonne l.t ruche, aucune ne cro il pouvoir y rcslor, lonles l,L > s ui vent? > (Ibid. , ch. rn , trad. de M. Talbol, p. 160.)
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Il J.
~IOHALE l'RATIQliE.
D E ,· 0 JH S lJ E S S E li \"l T E U JI S
EN \" E 1\ S L E S li.\ 1 T II E S
Les serviLcurs à leur tour, conLractcnL envers leurs maîtres des obli gations corrélatives. Les intérêts, la prospérité, le bon renom de la mai son doivent devenir leur chose propre. Non seul ement la probité la plus scrupuleuse en fait de dépenses et d'achats leur es t moralcmcnL imposée, ils doivent encore 'interdire touLe indiscréLion et Lout comrn érag·e. n bon serviteur défendra ses maitres contre la médi sa nce et la calomnie ; il les défendra de sa personne, s'ils courent quelque danger. Ses sentiments seronL en rapport avec sa conduite. JI aura pour ce ux qu'il scrL celte respectu euse a[cclion qui rclèYe la dom csliciLé el lui donn e l'apparence d'une vie commune entre ami s de conditions inég·ales. L'obéissance lui sera dès lors fa cile ; il ne sera pas tenté de chan ger souvent de place, il s'attachera à la famill e par des li ens plus durabl es el plus doux qu e ce ux de l'inLérêt ou de la néccssiLé ; ou plutôt la famille des maîLres deYiendra la sienne et les enfants hériteron t du dévouement qu'il prodiguait aux parent ·. On se plaint avec raison que les choses ne se passent plus ainsi. Ces mœurs paLriarcal es ne sont plus guère de notre époque. Les serviteurs, de nos jours, sont Lrop · souvent pom la famill e des étrangers envi eux el avides, qui, pour la plu s mince augmentation de salaire qu' on leur propose ailleurs, la quittent sans hésitation et sans. regTet. C' es t là certes un mal et pour eux et pour les maîtres, mais .c'est à ceux-ci qu'il appartient d'abord de faire leur possible pour le combattre. Qu'ils soi en~
�DEVOIRS El'iVERS LES ANIMA li X.
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pour les domes tiques, à la fois fermes, indulg·cnts, paternels; qu'ils se préoccupent un peu plus de les re tenir par leur sollicitude; qu'ils se créent des droits à leur reconnaissance. A eux les premiers, puisqu'ils sont les supérieurs, à faire tout leur dernir. Tel maître, dit-on, L valet; ri en de plus juste. Mai s que le maître ei ne s'étonne pas de ne pas rencontrer dans le valet une perfection dont il n'a pas lui-même donné l' exempl e. « Aux Yertus qu'on exig·e dans un dom estique, dit Figaro au comte Almavira, Votre Excellence connaît-ell e beaucoup de maîtres qui fu ssent dignes d'ê tre valets?>> C'est surtout aux jeunes enfants que s' impose l'obliga tion d'avoir des égards envers les ser.viteurs de la famille. Ceux-ci ont, en effet, sur eux la supériorité de l'expérience et de l'àge; ils ont même parfois une sorte d'autorité déléguée par les parents eux-m êmes .
RÉSUMÉ
I. - Les animaux ne possèdent point les droits inhérents à la personne humaine. Kéanmoins ils ont la faculté de jouir et de sou!frir ; de plus, ils nous rendent des servi ces . La compassion et une sorte de justice nous font donc un devoir de les hi en traiter el de leur éviter toute sou!francc inutile. D'ailleurs ce devoir peut se ratLacher aux devo irs de l'homme envers lui-même et envers ses sem blabl cs. Celui qui est cruel envers les animaux se dégTade et est bien près de devenir dur et méchant pour les hommes.
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MOR .\ LE PH.\. TIQUE.
Pour ces mêmes raisons, la morale condamne les j eux barbares, tels que les combats de coqs et les courses de taureaux. Il rie faudrait pas tomber dans un excès de sensibilité : l'homme a le droit d'utiliser les animaux comme auxiliaires pour ses travaux, et de les faire servir à sa nourriture. La vivisec ti on es t indi spensable aux étud es scientifiqu es , mais elle ne doit être pratiquée que dans les ca.: strictement nécessaires . Il. - Les principaux devoirs des maîtres à l' ég:rnl des serviteurs sont la fid èle exécution des promesses fa ites et acceptées, les bons traitements en temps ordinaire et les soin s en cas de maladie, une di sposition ù aim er les dom es liques et à leur accord er de la confian ce ; enfin l' éduca tion, les conseils et le bon ex·emple. III. - En retour, les domestiques s'a ttacheront ù leurs maitres, serviront leurs inlérèls avec zèle et p rn bité. Alors, après des service long· et épro uvés, ils deviendront en quelque sorte membres de la famill e iL laquelle ils auront voué leur ex istence .
Ouvrages à consulter :
HNO PHO N, BARNI,
De l'économie. (Ch. v 11. ) La Morale dans la Democratie. (4• leçon .) FR ANC K, La Morale po ur tou s. E. LEGOUVÉ, Les Pères et les Enfants au XIX• siècle. (La jeu-
nesse : les dom estiques d'a utrefois et les dom es tiques d'aujou1·d'hui .) A. BURDEAU, Devoir et Patrie. (Ch . VII . ) RE NOUVIER, Science de la morale. ·(L. I, 1"• section , ch. x et XL )
�DIX-SEPTIÈME LEÇON
DEVOIRS PROFESSIONNELS
SOM IIA JRE. -
1. Professions lib érales. - Il. Fonctionnaires. Commel'çanls. - IV . Jnclu slriels e l patrons. - Y. Sa larié .
III .
1. -
P Il Of ES S 1 0 l'i S L l U J Il.\ L E S. \
Outre les devoirs généraux qui s' imposent it tout homme en tant qu'il fait partie de l'humanité, d'une na tion, d'une fam ille, il en est d'autres , plus particuliers, qui ré ultent de la situation qu'il o~cupe d:ins la société et du rôle qu'il y remplit. Ce sont les de1,oirs p1·ofessionnels. L'usag·e a consacré l'expression de professions libérales pour désigner certaines carrières qtii exigent une çulture intellectuelle supéri eure, et qui en mèmc temps ne so umettent pas celui qui les embrasse ù la discipline et à la hiérarchie rigoureuses des fon ctions publiques . Telles sont celles de l'avoca t, du méd ecin, de l'homme de lettres, de l'arti ste. ~ous n'avons pas besoin de faire ob~ervcr que ces mots, professions libérales , n'impliquent en aucune
�·JSt
i\1011.\LE PH.\TIQli E.
manière que les autres profess ions soient indigne d'un homme libre. Le sentiment d' égalité qui, bien co mpri s, est l'honneur des sociétés démqcratiques, répudie une interprétation aussi injurieuse. Le travaiD ùu menuisier, du maçon, du laboureur, n'es t pas moins digne d'un homm e libre, ni moins estimable que celuù de l'avoca t ou de !'écrivain. Si l' expression peut prêter i.L l'équivoque, aucun doute ne doit subsister sur sa y,·ri tabl e signiOcation. · On croit trop so uvent qu'un a vocal peut, sans le moindre scrupule, se charg·c r de Lou tes les causes, même de celles qui lui apparaissent manifestement co mme mauvaises·. S'il est désigné d'ofOce par l'autorité judiciai rn pour assister un prévenu, il es t clair que son devo ie est de faire ce qui est po ·s ible en faveur de so n client, mais il nou s paraît inco mpatible avec les scrupul es d'une co nscience délicate de consentir pour de gros honoraires,. à plaider une affaire où l'on sait perlinemmcnL avo ir co ntre soi le droit et la justice . Supposons que le talent de l'avocat fasse triompher un client indi gne ;· n'est-ce pas chose déplorable, à plusieurs points de vue, que cette immorale Yictoirc de l'éloquence ou de l'habileté? - Supposons au contraire qu e la cause mauvaise soit perdue; il reste quP- l'avocat a fait tous ses efforts pour présenter comme juste cc qu'il savait injuste; qu'il a faussé en lui-même, et cherché à fausser dans l'âme des ju g·es la rcctitrn;le de la raison et la conscience et que celle tentative lui a rapporté beaucoup d'arg·ent. - Les anciens définissa ient l'orateur: un homme de bien habile à parler; et Fénelon : un
�DEY .OIRS PROl'E S SIONNEL S.
homme qui ne se sert de la parole que pour la pensée , et de la pensée qu e pour la vérité et la vertu. Ces belles définitions conviennent-elles à celui qui ne voit daw la nobl e profession d!avocat qu'un moyen de s'enrichir? Il va sans dire que l'avocat devra s'interdire, dans ses plaidoiries, toute parole injuri euse ou calomniatri ce ~t l'égard de la partie adverse. L'injure et la calomnie ne sont pas plus excusabl es devant les tribunaux qu'ailleurs, et elles discréditent et -déshonorent la parole de qui les emploi e. Les devoirs du médecin sont encore plus rigoureux. Il cs l d'abord tenu à un sec ret absolu sur la nature clef: maladies dont la divul gation pourrait cause r un pré.indice à ses clients ou à leur famill e : la loi mème lui en fait une obli gation et le punit s'il y manque. De plus, en temps d' épidémie ou en cas de maladie contag·icusc, il ne peut refu se r ses soins, sous Je prétexte qu' il expose sa Yie. L'honn eur prol'cssionnel exi ge qu'il ne recule pas plus dcrnn t le dan ger que le soldat devant la fu sillade et la mitraille. Le médecin a le droit de faire payer ses services en proportion du tal ent et de la réputation qu'il a conquis ; mais un spécialiste qui pourrait seul guérir certaines affec tions manquerait à la charité la plus élémentaire, en laissant privé de tout conseil , de tout secours, quiconque es t incapable de donner le prix qu'il réclame. Nulle profession n'impose à ceux qui l'exercent un plus grand cœ ur, un e plus ardente philanthropie ; n' y voir que le gain es t mépri sabl e. On sait ù'aillcurs que les plus illustres se sont fait gloire de mesurer le taux de leurs honoraires à la fortun e des
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MORALE PRATIQUE.
malad es et la liste est longue des médecins fran çais, princes de la science ou simples internes ·d'hôpitaux , qui, sans hésitation comme sans ostentation, sont morts, victim es volontaires de leur devoir. L'écrivain, l'artiste ont aussi des oblig·ations professionnelles. Tout homme qui s'adresse au public par le journal ou par le livre est tenu au r espect scrupuleux de la vé rité et de la morale. L'influ ence de la presse est in cal culabl e; au ssi n'es t-ce qu'avec une sorte de tremblement qu'on den ait lui livrer sa pensée. Il faut qu e cette pensée ait été fortifi ée par l' étud e et la méditation , qu'elle soi t, autant qu'il es t possible, sôre d'ê tre d'accord avec le vrai. Autrement , on doit la gard er pour soi . Nous sommes partisans de toutes les lib ertés, et cell e d e la presse compte parmi les plus nécessaires ; mais ce tte lib erté même, qui, aujo~rd ' hui , est chez nou s à peu près absolue, impose à !'écrivain des devoir. d'autant plus ri goureux qu'il n'es t plus guère justiciabl e que de sa conscience et de l'opinion. Le littérat eu r , le poète, le romancier, l'artiste ne sont pas tenu de se faire prédicateurs de morale, et même une œ uvrc d'art es t presque à coup sûr m édio cre si ell e n'a d'autre objet que l' édifi cation. Ce futl' erreur de Plato.n, dans sa R épublique , de prétendre asservir entièrement l'art à la morale ; celle-ci n'y gagne rien, es t mêmC' compromise par ce tte enveloppe de fiction qui peut al~ L érer sa di gnité, et l'art y perd tout, car détourné ver~ un but qui n' es t pas proprement le ·sien, il est frapp r d' une langueur mortelle. Mais il ne s'ensuit pas que; la littérature et l'art doivent res ter étran gers à la mo ...
�DEVOIH S PROFESSIONNEL S.
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ral e .. L'es sentiments g·énéreux de l'âme humaine, les grands dévouem ents, les caractères héroïques, la lutte de la passion contre le devoir et le triomphe douloureux de celui-ci, n'est-ce pas là de tout temps que les plus beaux génies ont été chercher la matière de leurs plus belles œuvrcs? Sophocle, Shakespeare, Corneille, Racine même, encore qu'il se plaise davantage à la peinture dès passions tendres, ne sont-ils pas, bien qu'ils ne se proposent pas expressément de l'être, d'admirables éducateurs de la conscience morale, d' entraînants conseillers de vertu? Et qu'est-ce qui fait la so uœraine beauté de la Conscience, du Parricide, .des Paitvres Gens dans la Légende des siecles, du Cru cifix, dans les Premières Méd'ilations, de l'Espoir en D·ieii dans Musset,. des Vierges de Raphaël, du Moïse de Michel-Ange, du Requiem de Mozart, de !'Adagio de la Sonate pathétique, du trio de Guillaume Tell, sinon l'inspiration morale, relig·ieuse, patriotique, s'exprimant en des formes d'u ne perfection absolue? Par suite, nous ju gerons sévèrement, au nom de la morale, el au nom de l'art même, le dramaturg·e, le ro mancier, l'arti ste qui s'attachent à metlre uniquement en scèn e les cô tés bas et honteux de la nature humaine; nous fl étrirons ce ux dont l'œuvre glorifie le vice et ne peut avoir qu'une influence corruptrice. Dans une soci été vraiment saine, le prestige même du talent • ne pourrait d'ailleurs défendre de telles œuvres contre l'indilîérence et le mépris publics ; la réproba~ion dont il se sentirait frapp é, l'insuccès qui serait pour lui une punition certaine, imposeraient sil ence à l'artiste ou
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;\!ORALE PRATIQUE.
l'obli geraient à ch ercher un meilleur emploi de ses facultés . li y a là un e sorte de police que les honnêtes gens devraient faire eux-mêmes el qui serait plus efficace qu e toutes les répressions légales' .
Il. LES FONCTIONNAIRE S
Les fon ctionnaires sont tous, à des degTés et· à des titres divers, serviteurs de l'État, et comme tels reço ivent un traitement. Cette qualité leur impose des de),IO irs spéciaux. Le traitement qu'il s reçoivent est le prix des servi ces qu'il s rend ent. lls so nt don c tenus, par la pins stricte justi ce, à faire leur servi ce rég ulièrement, consciencieu sement, sans quoi, ils voleraient, comme on dit, leur argent. Mai s cc n' es t pas tout, et un fonctionnaire n' es t pas quitte em ers l'État quand il a rempli la tù c- he particulière pour laquell e il es t payé. La co n(iance dont on l'honore lui impose l'obliga tion d'un zèle de tons les instants pour les intérèls publics. II doit fairê tous
1. « N'est-il pas vrai , dil M. Jul es Sim on, qu e ùans nos livres, dans nos pièces de lh éàtrc, nous prosc riron s avec rigueur ce rtain es cxpl'Css ion s qu i nou s se mbl e nt lrop crue s, tandis qu e le tiss u même de la co méd ie e l du ro man es t un e a polog ie de l'adultère cl de la débau che ? Fai so ns la g uerre aux mols si nou s voul ons qu'il n'y ail rie n cl c Li angcre ux ,dan s un mol ; mai s faisons-la au ss i a ux cho ses. Une coméd ie dan s laq ue ll e tout l'intérèl est pour la femme a clullèl'C et toutes les raill eri es pour le ma ri outragé es l un vérita bl e atte ntat co ntre les rn œ urs . li cs l imp os ibl c de se pla ire à de tels spcdaclcs, cl de co nse rve r l'ho1 Tcu1· du vice ... Cc scrn la pièce e u vogue, cl des fcn 1111cs 111 odcstes ?'emp resseron t d 'a ll er la voir. Modestes, cli cs ne le so nt rru·cn a[)parc uce. Le pre mi e r degré du · vice es t de trouv er le vi ce a im ab le.» (Le Devoir, 4• pa rti e, ch. 111.)
�DE VO In S PRO FESS! O~N ELS.
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les efforts dont il est capable pour améliorer sans cesse le service dont il cstchargé, pour sc rendre toujours de plus en plus di gne du poste qu'il occupe. Employé de· lina nccs, il réali era, même si on ne le lui demande pas expressé ment, toutes les éco nomi es susceptibles d'augmenter les ressources du Tréso r. Professeur, instituteur, il s'appliquera à perfectionner ses méthodes d'enseignement, à · rendre ses connai5sances plu s étendues; il ·donnera so n temps sa ns co mpter, en dehon; des heures de classes , à ses élève d'abord, puis, s' il 'le peut, à des travaux ou à des publications qui co ntribuent à élever le nivc:rn intell ec tu el et moral du_pays. Adm ini strateur, il fera aimer le gouyernement par son scrupule dans l'examen des affaires, son impartialiLé absolu e, a modéra tion, so n aJTabilité cm crs les plus humbles. To ut fonctionnaire a des chefs hiérarcl1 es : il iqu ){)m doit obéi ssance et respec t. Jl 'abstiendra don c de le ce nsurer pùbliqu ement, de les taxer d'incapacité, même si, par hasard, celle incapacité es t réelle. Il prend ra leur défe nse con trc la malig·niLé ou l'envi e. Des gTicfs légitimes so nt-il s formul és contre eux ? Il ne se constitue leur accusateur que s'il en e L requis par ceux qui ont qualité pour cela. ~ous avons dit déjà co mbien scraientblùmables chez un fonctionnaire la disposition à croire et à dire qu'il n'est pas apprécié pour cc·qu'il vaut, l'importunité des sollicitations; les · manœuvrcs seci·è tes , les intrigues pour avancer. Il doit servir l'État avec désintéressement, abnégation, n'attendre son avancement que de la justice
J t.
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)!ORALE PIL\TIQüli.
de ses chefs. Si d'autres passent avant lui, qui semblaient n'avo ir pas plus de titres, loin de se découraget ou de se plaindre, il redoublera de zèle . Il n'es l pas vrai d'ailleurs, comm e on est trop enclin chez nous ù le penser , que, dans les carrières de l'Élat, la faveur et les protections soient nécessaires pour réussir. C'est une opinion dont se flattent aisément les ambitions déçues, les incapacités qui s'ignorent et se croient appelées aux plus hau ls postes. Fût-elle justifiée dans quelques cas excep tionnels, il en faudrait prendre de bonne grâce son parli. Le succès ne va pas toujours en ce monde au plus digne, et le devoir est, non d'obtenir le succès, mais de le mériler. On ne comprendrait pas enfin qu'un fonclionnaire affichât ouvertement et cherchât à faire triomph er aulour de lui des opinions poliliques hostiles à celles du gouvernemcnl qui· l'emploie. Celui-ci doil pouvoi r comp ter sur la fid élité de tous ses agents : nul n'est forcé de le servir à Litre de fon ctionnaire, et qui conque se ratlache de cœur et de convi ction aux partis qui cornballen t les institutions librement acceptées par la rnajoriLé des citoye ns a le slrict devoir de refu ser toules fon ctions publiques rélribuécs , ou ùe se démeltrc de celles qu'il exerce. Agfr autrement, sous le el prétcxle qu'on sert non L gouvern ement, mais le pays, est mauvai se foi. Un fon clionnaire est sans doute au servi ce de son pays, mais il apparlient de plus à une hiérarchie délerm inée où l'unité de rnè et de pensée est nécessaire pour assurer l'unilé d'action. S'il ne peut obéir sans mentir à sa conscience, qu'il s'en aille, 1
�DEVOIR S PROF E SSIO ' NEL S.
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il lui r estera mill e mani ères d' être util e à la pa.trie ; mais qu'il ne donne pas l'immoral spectacle d'un homme trahissant et combattant un gouvernement dont il consent à être le délégué.
Ill. CO M MEI\ÇAi'iTS
Nous avons indiqué, en parlant de la fraud e, le devoir général de probité qui s'impose aux comm erçants. Toute tromperie volontaire sur la nature et la qualité de la marchandise vendu e es t une fraude coupable; par uite, toute fal sifi cation, fùt- elle inoffensive, à moins que l'acheteur ne soit dûm ent informé qu e le produit n'es t pas naturel. Un comm erçant n'a pas moralement le droit de rél)andre des prospectu s menson gers, ni de déprécier les arti cles similaires qui sont débités aill eurs. On a dit avec raison que la concurrence es t l' âme du commer ce; mai la r;oncurrence n'autorise jamais la calomnie et 1~ mauvai se foi . La liberté du commerce, dont profitent également les acheteurs et les vend eurs, sembl e autoriser l'accaparement, par un petit nombre de spéculateurs, de ce rtains produits. Si, par exemple, des commerçants en grain s prévoient une mauvaise réco lte, et qu'ils s' entendent pour acheter d'immenses qu antités de cé réales qu 'ils revendront ensuite à des pri x de dise tte, doit-on leur en fa ire un crime? Il y a en ceci une ques tion de mesure. Nous n'adm ettons pas qu'il soit moralement permi s de spéc uler sur la mi sè re et d'affam er des popula tions enti ères pour r emplir ses coffres
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MOB .\LE PRATIQGE.
d'or. Les accapareurs ont pu ètrc justement fl étris et punis à des époques de cri se, quand la France, en g·ucrrc avec toute l'Europe, bloquée par les flottes anglaises, ne pomait se procurer le blé qui lui manquait. Aujourd'hui, les faci lil és cl'impor(al.ion sont tell es que rémi L ne sont pl us à craind rc, et mèrn c és de parci lies ex L la liberté de la spéculati on sur les grains produit, s. éanmoins i, ··ornm e toute, des effets bicnfaisan L dans une ville as~iégée, qu elqu es marchands, possédant seuls en abondance des obj ets d'alimentation de première nécessité, prétendaient ne s'en dessai sir qu'ù des prix inabordabl es pour la plupart des co nso mmateurs; leur aYidiLé deviendrait criminell e, et pourrait à bon droit être réprimée. En cc cas d'ai ll eurs, l'autoriLù mi litaire es t autorisée, croyons-nou s, ù faire f1 échir le prindpc de la liberté co mm erciale devant l'intérêt suprême du salu t public, et à procéder par voie de réquisition .
! V. l N D US T R 1 E L S E T
PA T Il O N S.
Les industriels et les patrons emploi ent les un s et les autres des ouvri ers envers qui leur sont imposées des obli gations particuliè res. Nous ne parlons pas ic i_ cc de devo ir qui consiste à paycr exacL cmcnL et rég·uli èremcnt le salaire co nYenu; il en a élé qucsticn à propos du ais respect des contrats. M l'indu stri el etl epaLron ne sont p~s enti èrement quittes em crs l'ouvri er quand ils lui ont soldé le prix de son trarn il. Il s sont encore tenus de faire tout leur poss ibl e pol11' sauvegarder sa santé, sa vie, sa liberté, sa moralité. li s ne cherch eront pas, par
�DEV .O IR S PROFESSIONNEL S.
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un amour de gain qui peut devenir criminel,àréduirc, sans une évidente nécessité, le taux des salaires ; ils l'élèveront toutes les foi s qu'ils le pourront, sachant d.'ailleurs que des ouvriers mieux payés, par suite mi eux nourris et plus heureux , font meill eure besogne cl s'intéressent daranlage ù la pro périlé ùu patron. Le Cod e pénal punissait autrefoi s les coaliti ons de patron s tendant ù. forcer inju stement et abusivement le taux des salaires; mais ce tte pénalité a été aboli e en '1864, parce qu'à cette époque le législateur a permi s les coalition s d'ouvriers, en consacrant ce qu' on a appelé le drvit à la grève. Il était en e!fet de la plus slri r te équité <l e proclamer la liberté des patrons de s'unir entre eux , en mèmc Lemps que la liberté des ouvriers de faire grève : la justice doit être égal e pou r Lou s et l'on ne doit pas mi eux traiter ceux- ci qu e ceux-là. - Il est it noter cepend ant qu e, dans la réalité, les patrons profitent beau coup plus rarement du droit de coaliti on qu e les ouvriers. Le mot patron a la même étymolo gie que celui de père, et cc rappro chement seul résume tou s les devoirs de charité qui s'imposent au patron a l' égard des ouvriers. Il doit vraiment les traiter d'une fa çon paternelle, avec ferm eté et dou ceur ; leur assurer des soins, s' il s sont malades , une retraite pour la vieillesse. Plusieurs de nos grand s industriels se sont hon orés en fai sant con struire pour leurs ouvriers def- maisons où chaqu e famille trouve une installation confortable, ag réable et sain e ; .au bout d'un certain nombre
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MOHALE PHATIQ UE.
d'année ·, gràce à une retenue modérée sur le salaire, le lo cataire devient propriétaire de l'immeubl e. Une telle combinaison n'exige qu'une avance de fond s; le chef d'u sine se dédommag·e par l'intérêt et l'amortissement des sommes déboursées : il a accompli une œuvl'e philanthropique, à laquelle lui-même, en définitive, trouve son compte, car l'ouvrier ciui a la perspec tive de devenir propriétaire a plus de cœur ù l'ouvra ge, prend l'habitude de l'éco nomie et ne tarde pas à rega rd er comme sienne l'entrepri se dont la prospérité peut se ule assurer so n avenir et celui de sa famill e. Que de qu es tions social es, gTosscs de menaces, se résoudrai ent comme d' elles-mêmes, si les patrons savaient touj ours comprr.ndre et accomplir tout leur devoir enve rs les ouvriers !
Mais il faudrait aussi que les ouvriers voulussent bi en de leur côté remplir leurs devoirs envers les patrons. Outre les obli gati ons g·énéralcs de déférence, de fid élité . aux eng·agern en ls pris, il s doivent être animés d'un zèle véritabl e et efficace pour les intérêts dn patron, si étroitement li és avec les leurs. Nous repoussons en effet de toutes nos forces, d'accord en cela avec la science économique, l'id ée fau sse et dan gereuse d'un antagonisme naturei entre le capital et le travail. Nous savons que l' art iclc 4'15 du God e pénal sur les coalitions ouvrières a été aboli f, et nous ne nous en plai gnons pas ; mais nous
1. li était ain si con çu : « Toulc coalili on de la part des ou vri ers pour faire cesse r en même temp s de travaill er, interdire Je tra rnil clans url
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�DEYO!R S PROFESSIO NNELS.
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pensons qu e les ouvri er s abu serttd'un droit légal quand, sans nécessité, il s dénoncent brusquement un e grève qui peut mettre le patron dan s l'impossibilité de remplir ~es engagements et le conduire ~l la faillite. Avant de recourir à ce moyen extrême, il est juste d'avoir épuisé Lous les moyens de conciliation et de transaction. La r épétition trop fréqu ente des grèves ne manqu erait pas d'aill eurs de tourn er contre l'intérêt des ouvriers eux-m êmes, en jetant un trouble irréparable dans le commer ce et les échanges , et en décourageant les command es , qui finirai ent par s'adresscràl'industricé trangèrc au détriment de l'industri e nationale.
RÉSUMÉ
l. - Les professions libérales sont cell es qui exigent une culture intell ectuelle sup érieure, telles que celles de l' avocat, du médecin, de l'homme de lettres , de l'ar-
• Li ste. Le r espect scrupuleux du droit et de la justi ce , dan s choix des causes dont il se charge, s'impose à.
l'avocat.
a telie r, emp èchc r c\r, s'y r cnd,·c ou ct·y rnsler avant ou après de ce rta in es heures , et e n général pou\' sus pe)1dre, c mp ûchèl', ench érir les trava ux , s'il y a eu tentative ou commence me nt d' exécuti on, sera puni r, d'un empri sonn ement d'un mois au moins c l de trois moi s ml plu s. « Les chefs ou moteurs se ront punis d'un mpprisonneme11 t de deu:,; :rns à cinq ans. »
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l!O IHLE P H.1.TIQ [; E.
Le méd ecin est tenu . au secret absolu sur la nature des maladi es qu'il soigne, la loi lui en fait un e obli gation. En temps d'épidémie il doit exposer sa vi e pour donn er des soins aux malad es. Les plus illustres médecins se font gloire de mes urer le Laux de leurs honoraires à la fortun e des malades . L'homm e de l~ttres, l'artiste, doiv ent s'interdir, dan s Jeurs œuvres, tout cc qui pourrait porter atteinte h la vérité et à la morale. IL-Les fonctionnaires so nt les serviteurs de l'État, ils so nt tenu s à faire leur se rvi ce réguli èrement et co nsciencieusement; il s doivent respecter leurs chcf's hi érarchiques et prendre lem défewe dans toutes les occasions. Le gouvernem ent doit pouvoir compter sur la fidélité fon ctionnaire ne doit pas afJich er de tous ses agents; ou chercher à fa ire triomph er des opinions politiques hostil es à celles du go uvern ement qui l'emploie ; si ces op inion ' ne so nt pas conformes aux siennes il doit donner sa démi ss ion.
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III. - La probité s'impose aux commerçants, Loule fraud e, toute f'al sifl~a tion es t co upabl e. Sous prétex te de concurrence un comm erçant n'a pa·· le droit de déprécier les articles similaires débiLés par ses confrères. L'accaparement es t permi s dans une certaine mesure, mais. il es t un crim e lorsqu e dans un but de vile spéc ulation il a pour effet .d 'affamer toute une population.
IV. -Outre le J evoir d'observer ri go ureusement les clau ses des contrats qui les li ent avec leurs ouvriers,
�nEVOJRS PROFESSIONNELS.
19î
les industriels et les patrons ont celui de sauveg·ard er, autant qu'il est en eux, la sant é, la vie, la liberté, la moralité de ceux qu' ils emploient. - Une philanthropie éclairée à l' égard des travailleurs n'est pas moins conforme aux préceptes de la charité qu'aux intérêts bien entendus des patrons eux-m êmes. V. - Les ouvriers sont tenus de remplir leurs dcYoi1·s e nvers l es patron s; ils leurs doivent de la déférence, d e la fid 6lité, du zèle pom la défense pe leurs intérêt~. Les ouY!'icr s abuscntd e leur droiLquand , sa ns nécess itl'.·, ils dénon cent une grève qui peut co nduire leur patro n it la faillite; il s doivent épni scr tou s le moyens de ,·onc ili ation avant de r ecou rir it cc moyen extrême. Le:-; grèvcs r épétées tourn ent contre l'intérêt des ouvri er s e l d éco urage nt les comman c s qui s'adressent alors ;'t k l' indu ·trie étran gè re.
Ouvrages à consulter :
MARTllA ,
La DélicatesH dans l'art (Ch.
111).
La Moralité dans
l'art.
l\1" 1 Enov et Il u RD EAU, Le Droit usuel, le Dro it comrnercicil et l'Jiconomi~ pol-itique. .I ULE S S 1MON, Le Travail. f)E L.\MAI\ CHE, Nos Devoirs et nos Drnits.
��QUATRIÈME PARTIE
DEVOIRS CIVIQUES
DIX-H UITIÈME LE ÇON
LA PATRIE ET LE PATRIOTISME
S0 11 i1 A1RE. -
1. La patri e. -
patri oti sme. -
li. L':l me de la pairi e. JI' . Le cosrnopolilism c.
Ill . Le
l. -
L A PA TI\I E
Qu' est-ce qu e la patrie ? Elle est d'abord un certain territoire détermin é soit par des limites naturelles, soit par des convention s. diplomatiqu es . Un Fran çais qui es t depuis longtemps à l' étranger, est heureux, quand il r entre en France, de foul er le sol de la patri e. Et si ce sol est envahi pae l'enn emi , tou les Français se sentent menacés el prennent les arm es pour le défendre. Mai s la patri e n' es t pas se ul ement celle portion de terre com;'rise enlre des mers, des fl euves , des mon-
�~, 0 n A LE P n AT I Q U E.
t.agnes, agrandi e ou rap etissée par les traités . La preuve c'es t qu'à la suite d'un e guerre malheureuse deux provinces sont arrachées à la France : l'Alsacien, le Lorrain ne foul ent plus un e terre fran çaise, et cependant la France res te et sera toujours leur vrai e patri e. A-t-on Ja même patri e par cela seul qu'on parl e la même langue? Mais les paysans basqu es, alsaci ens, ba ··bretons ne parlent guère le fran çai s ; plusieurs même ne le comprenn ent pas. Leur. cœur bat pourtant au seul nom de la France, et leur sang es t prèt ù couler pour -elle. La communauté de race, à cli c se ul e, ne fait pas davantage la patri e. Bi en qes ra ces diver es, depuis l'invasion romain e et barbare, se sont superpo sées, juxtaposées, confondues sur le vi eux sol de la Gaule. Le Marseillais a peut-être encore du sa ng phocéen dans les veines, le Breton es t un Cel le, l' Alsacien un Germain . Tous pourtant se se ntent de la même patrie. Et !'Alsacien repousse avec horreur la patri e nourcll e qu e lui offre l'Allemand, de même race que lui. Le français es t. parlé en Belg-ique et dan s plusieurs canton s suisses , dont les habitants sont de notre race, et ni le Belg·e ni le G,,nevoi s ne désirent être Français et renon cer pour la France à leur patri e. Les peupl es latins sont de même race ; mais l'Italie, l'Espagne, la Fran ce , form ent des nationalités très di stinctes.
�LA PATRIE ET LE PATRIOTISME.
ior
seur, quelle qu e soit sa r eli g-ion. La catholique Italie n'entend pas former un e même patrie avec la catholique Espagne, ni le luth éri en de Strasbourg accepter celle du luthérien de Berlin. P eut-être faut-il chercher la patrie dans une confor mité de prin cipes poli tiqu es et sociaux, dans des regrets communs et des aspirati ons co mmunes . Mais, nou s l'avo ns rn , et, !3'il le fallait, nous le ver rions enco re : m onarchi stes et républi cains, pa r ti sans attardés del'ancien ri\gime ou rêveurs d' utopies égalita ires, tous, s' il s'ag· it de l'exis tence de la patri e, sont prêts à oublier leurs divisions, pour marcher d'un même cœ ur , fra ternellement uni s, à la fronti ère. Pour défendre la France, il n'y a plu s q ue des Français. Au cun de ces éléments pris à part ne constitue donela pa tri e. Mais tous so nt pour quelque cho se dans l'id éequ'on s'en fait. Le Françai s en se ba ttant pour elle, se bat pour le so l natal, pour sa langue, sa reli g-ion , sa race , la fo rme politique qu' il préfère. Mais il se bat pour autre chose encore, car tout cela, ce n'est pas toute la patri e.
Il. 1. 'AME D E L A P A TRI E
La patrie est ava nt tout une personne morale qui a pris nai ssa nce , a grandi , a eu ses douleurs et ses joi es , ses triomphes et ses revers, qui a une histoire, une destinée, et ne doit pas périr. On peut dire, par exemple, . que la patrie françai se es t née avec Jeanne d'Ar c, parce que ce tte sublime fill e a, la première, éveil!~ qans' le cœur de chacun, i:t cô té de l'amour de sa vil-le :Ou de son
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MOR .H E PRA TIQ UE.
village, le saint amour d'une patrie plus grande, dont il n'avait jusqu' alors qu'une vague conscience. La patrie nous apparait donc comme une mère aimée -et vénérable, qui vit depui s des siècles, dont tout enfants on nous a raconté les gloires et la grand eur, et les -épreuves aussi : nous l'avons vu e ag·onisante sous les g randes compagnies et la main d e fer des Angfais, déchirée par les g·uerres de religion; notre orgueil s'ès t gonflé de ses victoires avec Jeanne d'Arc 1 Condé, Tur enne et Villars, de l' Amérique, affranchie pae elle, de ·P russ iens foudro yés par le canon de Valm y. Puis nous a vons de nouvea u soulfert, celte foi s, de la voir abuser d e sa force pour m enacer l'ind épendance des autres peuples . Puis sous nos .yeux mêmes , la voi là trahie, mutil ée, démemb rée, et sa derni ère bless ure r edoubl e notre piété filial e parce que cell e-la n' es t pa,s encore fermée. Tous ces souvenirs de l'en rance, tous ces enseignements de l'hi stoire, tous ces événements auxquels c hacun s'est trouvé douloureuse ment mèlé, prennent pour nos âmes un e âme, et ce tte âme es t celle de la patrie. Nous l'enveloppons de tendresse, nous agTandissons notre vi e à la mesure de la sienne, vivant avec elle dans le passé, anticipant le futur par l 'espérance des - es tin ées qui l'attendent, heureux si le sacrifice de notre d ~xi stence pouvait contribuer, si peu que ce fût, à faire de l'avenir la revanche d'hi er et d'aujourd'hui. Ce qui rend l'homme ,vraiment grand, c'es t d' être a insi capable de dépasser les bor,nes de sa vie étroite, de sortir de soi-même, d'échapper à ses intérêts ég·oïstes . Cette capacité se réalise par la patrie. Par elle, l'homm e
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L.\ PATRIE ET LE P.\TRIOT1S~1E. 203
:e;C sent partie d'un tout qui occupe une large place dans
l'espace et le temps. En elle, il se sent pour ainsi dire immortel, car cette patrie qu'il aime recueille pour en profiter cc qu'il a de meilleur, e. pensées, es bonnes œuvrcs, . es exempl es de vertus. Cette patrie n'es t pas d'ailleurs cho se abstraite et purement idéale : elle a été avant lui formée de ses ancêtres; elle sera après lui ses enfants et leS' enfants de ses enfants. Ainsi les sentiments le' plus forts du cœur humain, les affections domestiques, l'instinct <le l'immortalité, .se co nce ntrent en quelque sorte, pour trouver un objet sup érieur et une vie plus intense dans l'amour de la patrie.
Ill. LE PA TRIOTIS~! E
Cet amo ur s'appell e le patriotisme. Dans l'antiqnité, il était urlout lo cal et fait de la haine de l'étrang:er. Pour l'Athéni cn, la patrie c'est Athènes : à peine se sent-il faibl ement uni par la com munauté de langue et de tradition religieuse et poétique· a vcc les au trcs <Grecs. Deux ou trois foi s seuleme nt, en dix siècles d'hisitoire, nous voyo n la Grèce. e conce rter pour une action collective. Quant au barbare, dont on n'entend pas la langue, dont les divinités so nt sa ns rapport avec ce ll es d es Ilellèries, il est l' enn em i,, et la na ture l'a destiné i.t l' esclavage . Aristote recommande i.t \lcxandre , d'agir ~vec les Grecs comme avec des homm es, de traite r les barbares comme des animaux ou des plantes. Le patriotisme romain es t également étroit, également haineux, du moins à l'ori gine. L' ex tension de la
�MORALE PRATIQUE.
conquête romaine, l'influence de certaines écoles philosophiques, principalement du stoïcisme, firent cependant tomber peu à peu les barrières. On en vint à comprendre qu'une communauté de nature et de raison établit entre tous les hommes une sorte de fraternité. ] \fais on alla tout de suite à l'excès. On ne se contenta pas d'é[arg'ir et d'adoucir l'ancien patriotisme, tyrannique, irn pitoyable, toujours armé en guerre . On déclara que le s:ige est citoyen du monde, qu'il ne reconnaît pour compatriotes que les gens de bien. Les vertus civiques, n'ayant plus d'objet, s'affaiblirent et disparurent. D'ailleurs, dans l'immense empire des Césars, un homme, paré du vain titre de citoyen romain, n'avait plus, en réalité, de patrie. Le patriotisme moderne n'est pas exclusivement fait de haine pour l'étrang·er; il ne méconnaît pas non phis les limiles nécessaires des nations. La pat.rie moderne est assez large, assez libérale pour que toutes les facultés, toutes les affectï'ons de l'homme puissent s'y déployer sans contrainte. Elle a d'autres am bilions, d'autres raisons d'exister que la guerre et la conquête. Elle est heureuse quand · elle peut vivre. en paix avec les patries voisines; eUe les convie fraternellement à l'œuvre commune de la civi lisation et du progrès. Un homme peut aujourd'hui aimer sa patrie de tout son cœur, remplir envers elle tous ses devoirs, sans pour cela délester les autres peuples et .souhaiter ou préparer leur ruine. Sans se perdre dans l'amour du genre humain, le patriotisme moderne n'en · est pàs nécessairement la négation. ' ;'
�LA PATRIE ET LE PATRIOTISME.
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Il faut' pourtant savoir haïr, d'une liaine qui se mesure à l'amour même dont la patrie doit être l'objet, l'ennemi envi eux, impitoyable, qui non content d'avoir abusé sans générosité du droit de la victoire, es t toujours à l'affùt d'un e occasion pour porter le dernier" coup à sa victime. On ne comprendrait pas que la haine pe rsistât plus vivace chez le victorieux et qu'il n'y eût chez le rnincu que pardon et oubli : un homme doit pardonner et oublier les offenses qui lui sont personnelles, non celles qui ont fl étri et mutilé sa mère, et la mère ici, c'es t la patrie. D'ailleurs , il ne s'agit pa s de haïr tels hommes déterminés, qui peuventêtre, co mme individus, inoffensifs et bons; il s'agit de haïr un e· inj usti ce incarnée et com me personnifiée dans la politique et le go uvernement d'un peuple. Il s'ag·it de haïr!'injustice passée, et l'injustice qui menace enco re, et i pour venger l' une et prévenir l'autre, la haine es t un eforce, épurée et sanctifiée comme nous venons de le dire, la haine est un devoir.
!\'. LE COSMOPO J.ITI S~! E
Quelques-uns cependant, renouvelant une doctrine chère au stoïcisme antique, rêvent de nos jours l'effacement de toutes les fronti ères et l'abolition de toutes les patries . C'est un vœu impie et irréalisable. Il est irréalisable, parce que la distinction des nationalités répond à une nécessité permanente de l'histoire. Chaque peupl e a son rôle déterminé dans l'œuvre du progrès humain, comme dans un corps vivant, chaque
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�206
i\lORALE PRATIQUE.
-organe a sa fonction. La France, par exemple, semble .avoir pour mission providentielle d' ètre l'apôtre, le soldat de la justi ce et du droit. Le jour où, par impossible, toutes les nations seraient confondues, la tâche que poursuit chacupe ne serait plus faite par personne; ce ·seraient l'affaissement, la stagnation, · l'indifférence .universelles, comme aux dernières années à e l'empire romain. - Le vœu est de plus impie. Arracher des cœurs l'amour de la patrie, c'es t les dégrader, les mutiler, détruire ce qu'il y a de plus noble en eux, ünc force qui rend capable de dévouement. On y prétend substituer l'amour de l'humanité. Mais l'h1.pnanité est chose bi en vaste et bien vague. Aimer l'humanité es t bien souvent un prétexte co mmod e n'aimer rien. L'amour n'est vivant et effi cace qu'à la condition de pouvoir circonscrire et embrasser so n -0bjet. Une patrie, cela se co mprend; c'es t un e co ntrée, iune race, un e langue, un e histoire, bien plus une personne morale déterminées . Mais l'humanité! c'es t le sauvag·e de l'âge de pierre, comrne le .Parisien du x1x' siècle; c'est l'Esquimau du Gro ënland aussi bien que le Nègre de Tombouctou, et c'es t encore le Nègre · -et l'Esquimau de l'avenir. Où veut-on qu e l'amour se iprennc dans ce t amalgame disparate qui remplit tant de siècles et couvre la surface de tous les contin ents? D'ailleurs dans ce qu'il a de légitime, d'é\evé et de fécond, l'amour de l'humanité se concilie fort bien .avec celui de la patrie. La nation moderne es t assez g-rand e pour qu'o n y~puisse être phi lanthrope tout à son aise. L'homm e reste enfin pour nous un semblable,
�LA PATRIE ET LE PATRIOTISME.
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un frère, envers qui, comme homme, nous avons des. devoirs de justice et de bienfaisance : ce n'est pas une raison pour tarir toute une source de devoirs également sacrés, les devoirs civiques, et pour étouffer dans. l'homm e le citoyen. Nous r epoussons donc ce co~rnopolitisme énervant, au fond ég·oïste, pour qui la patri e est un préjugé étroit et suranné. Nous tenons à être Français d'abord et avant ' Lout. Nous gardons notre patrie, et ell e es t assez vastepour no s cœurs ; nous ne sommes pas L lés de l'échanen g·er contre la grand e patri e du genre humain. La patrie a un symbol e, sacr é co mm e elle, c'est le drapeau. Ceux-là seul s qui ont vécu lon gtemps à l'é°tranger savent cc qu e la vu e de cc morceau d' étoffe· peut provoqu er d'émotion s dan s l'âme d'un bon cito yen. Le drap ea u, c'es t vraiment la patrie, armée pour la. pro tection de Lous ses fil s, les conviant tous à sa défense. Quand le drap eau flotte sur un régiment·au milieu des fanfares guerri èr es, il faut être un lâche· pour ne pas se sentir prêt à verser tout son sang· autour de lui.
HÉSUMÉ
I. - La communauté de territoire, de lan g·uc, de· race, de r eli gion, sont des éléments qui entrent dans l'idée de patrie; mais aucun, pris à part, ne constitue· la patri e. JI. - La patrie c.s t avant tout un e personne morale,
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• MORALE PRATIQUE.
un e mère aimée et vénérable, dont l'hi stoire nous a, dès l'enfance, fait connaître les gloires, les grandeurs et aussi les douloureuses épreuves . La patrie n'est pas un e pure abstracti ç : elle es t m - onstituée par les g·énérations succ~ssives, cLainsi elle c ,est pour chacun de nous une grand e famill e qui embrasse les ancêtres et les descendants. Les sentiments humains les plus forts contribuent don c à fortifi er l'amour de la pat.rie. III. - Cet amour s'appelle le patriotisme. Dan:c: l'antiquité il es t sur Lou t local et fait de la haine de l'éLrang·er. Le patriotisme mod erne es t moins exclu sif et moins haineux qu e le patriotisme antique. Aujourd'hui les nations cherch ent à vivre en paix et à travailler de conce rt à l'œuvre de la civili sation. Un homm e peut être .excellent patriote san s, pour cela, détes ter les autre~ ,peupl es et souhaiter leur ruine. La haine néanmoins pcuL être un dcrnir, quand il s'agit de venger la mère patri e fl étri e et mutilée par un ennemi abusant sans mesure de la victoire. IV. - Désirer, dans un vague intérèt humanitaire, l'cfface ment·des fronti ères et l'abolition de toutes les patries, c'est faire un vœu impie et irréalisabl e. Il c. L irréalisable, parce qu e la di stin ction des nationalilés répond à une nécessité, et qu e chaque peupl e a un rôl e déterminé dans l'œuvrc civili satri ce ; il es t impi e, parce qu'il dégrad e les cœurs cL tal'Ît l'une des principales sources du dévou ement. L'amour de l'humanité peut d'aill eurs se .concilier avec l'amour de la patrie.
�LA PAT l{l E ET LE PAT RIOT I S )1 E.
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Le cosnwpolilismc doit donc être condamné comme énervant et égoïste. Le drapeau est le . ymbole sacré de la patrie. La vue du drapeau fait baLLr le cœur de tout bon citoyen et lui inspire la résolution de le défendre jusqu'à la mort.
Ouvrages à consulter :
La Morale clans ln Démocrat'ie. ( 7• leçon .) Qn'est-ce qu'une nation'! ERNEST LAVI S E, Questions d'enseignement national. P. BOURDE, Le Patriote. PAUL BERT, L'instruction civiqne à l'écolti. A.-P. DE LAMARCHE, Nos Devoirs /!t nos Droits. l:lURDEAU, Devoir et Patrie. (2° parlie.)
BAR N!, RENAN,
H.
�DIX-NEUVIÈME LEÇON
L'ÉTAT ET LES CITOYENS. - FONDEMENT DE L'AUTORITÉ PUBLIQUE LA CONSTITUTION ET LES LOIS
So MI Alll E. - 1. Le go uv crn cmc nL el l' État. - Il. Deux Lh éo ri c .I ur le fond ement do l'auLoriLé publiqu e : th éorie du droiL divin . Ill. Principe de la souverain eL naLi onal è. - IV. La co nstitution. é Y. Les lois.
[. -
I. E G O U l"EllN E .\l Eli T E T L 'É T A T
Dans tout pays civili sé, il existe un pom-oir ce ntral el perm anent, chargé d'ass urer it chacun la écurité et le libre exercice de ses droits, de veiller à l'ordre publi c, de travaill er à la prospérité el au progrès du corps social tout enti er. Cc pouvoir, quand on le considère dans la personne ùc ceux qui sont chargés de l' exercer, souverain s, prés idents de .r épubliques, ministres , s'appelle le gouvernement ; si on n' envi sage qu e sa nature abstraite et pour ain si dire anonyme, c'est l'État. L'lttat, c'est donc l'autorité publique, distincte des citoyens sou_ s à cette autorité, mais n'ayant, ou ne mi
�i L'ÉTAT ET LES CITOYENS.
211'
devant avoir en vue que le bien de ces citoyens mêmes.
Il. DE DEUX TJIÉOI\IES SUI\ LE FO!iDEMENT PUOLIQUE. THÉORIE DU DIIOIT DIVIN r.'AU TOI\ITÉ
Sur quel principe se fonde la légitimité du pouvoir de l'État, ou, en d'autres termes, de l'autorité publique? Si nous nous bornons à consulter l'histoire, elle nous. montrera que presque partout c'est la force qui a été l'origine de cc pouvoir. Chez les peuplades sauvages et les nations barbares, la puissance du chef de guerreest sans limites; la nécessité d'une action commune pour assurer le salut ou la victoire du gr0upe s~cial dans ses luttes contre ses Yoisins impose à tous l'obéissance à celui qui est reconnu comme le plus fort ou le plus habile. Mais après la victoire, la reco nnaissance lui conserve le conimandcmcnt dont la g·uerre l'avait investi ; souvent même, il s'y est maintenu malgré ~es compagnon d'arme ·, par ru. c ou violence. Cette suprématie sans contrôle ne tarde pa · il passer du père au Îlls; elle devient héréditaire dans une famille privilégiée. Si l'on ajoute que presque toujours, dan· les socié tés primitirns, le chef réunit les pouvoirs militaire, politique et religieux, on comprendra que sa personne soit bientôt devenue sacrée; lui obéir, c'est obéir à la divinité même; il est ado"ré comme un dieu ; toute révolte devient ·acrilèg·c et impiété, digne des plus affreux supplices. Telles furent le · monarclrics orientales; tel fut, à partir de Dioclétien, le caractère des empereurs romains.
�9 12
}IOR .\L E PRATJ Qt; E.
Telle fut aussi, avec quelques adou cissements, la roya uté dite de droit divin , qui , sou s l'influ ence des légistes, s'inspirant des prin cipes du droit romain , commença de se constituer en Europe vers le x1v• sjècle, et atteignit e)1 France son apogée sous Loui s XIV. La th éorie du droit divin des rois a été formul ée chez nou,; par Bossuet dans sa Politique tirée des rna_ imes de x l'Écr-iture sainte et reprise par qu elques publiciste- du commencement de ce sièc le, Joseph de Maistre et de Bonald. Selon ces th éoriciens, tout po uvo inientdi rectemen l de Di eu : divine, par con. équ enL , es t l'autorité du père da ns la famill e, dirine cell e du prin ce dan s l'État. Le r oi, à en croire Bossuet, es t maître absolu, irrespon. able (sa uf devant Dieu) de la vie et des biens de ses suj et ; le ro ya ume entier lui apparti ent comme so n dom aine propre et privé. Tout pou voir es t un e délégation du sien; sa volonté es t la loi suprême, ù laquell e nul ne peut, sans pécher contre Di eu même, refu se r respec t el obéissance . Et celte autorité divin e, concentrée tout entière dans les mains d'un seul homm e, passe, sans s'affaiblir, à ses héritiers légitim es, patrimoine exclu sif d'une seul e famill e, spécialement désig·née par Dieu ù cet effet.
li[. -
PI\I NC IP E DE L A S0UVE l1A1 NE T É N A T I ON ALE
Cette th éorie déjà combattue par Locke, en An gleterre ( Traité sur le gouvernement civil, 1690) succombe définitivement, qans le domaine des idées , sou s les coups
�L' É 1 A T ET LE S CI TOY 1 . S. .'
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de la philosophie du xvm• siècle, et dans le do maine des faits, devant la mise en pratique de la Déclaration des Droits de l'homme, par l'Asse mbl é'3 constituante. Le seul principe sur lequel un esprit libéral puisse fond er aujourd'hui l'autorité publique es t célui de la souveraineté natio:nale. Tous les hommes étant naturellement égaux on ne saurait admettre sans absurdité que Di eules ail do nn t\S, eux et leurs biens, à un eul. Mais l'égalité de natu re implique l'égalité des droitsc sc nti cls à la person ne hu maine; par suite, dans un e société, tous so nt également inviolables, et la volonté de chacun est so uverai ne dans la mesure où elle ne- viole pas le droit d'autrui. Mais celle souveraineté ne peut 'exercer di rectement et à tout instant ; aussi les citoye ns so nt-ils convenus de la délég·uer temporairement à quelques-uns. Ceux-ci deviennent par là les dépositaires de l'autori té publique, mais à cette condition qu'ils ne s'en ser viro nt, comme il convient à des mandataires intègre. , quc pom le bien de tous. Dans un pays vraim ent libre, il y a u n co ntrat stipul é entre l'ensemble des citoyens et les rcprésentanl8. Les candidats qui aspirent ù représenter la nation s'engagent ù suivre la direc tion générale qui leur es t indiquée par le vœu des électeurs; il: s'engagent de plus it ne pas retenÏL' le mandat qui leur es t confié au delà d'une certaine époqu e. Ainsi la ·ouveraineté nationale n'abdiqu e jamai ;· c'es t ell e qui règ ne indirectement par les assemblées élues et le pouvoir exécutif qui en émane; c'es t ell e qui se manifeste directement toutes les fois qu'il es t procédé à des élections nouvelles.
�~!ORALE l'RATIQ ü E.
IV. -
L A CO NS TJT U T! Ol\"
On distingue plusieurs form es de gouvernement, selon que, dans un pays, le pouvoir appartient à un seul, ,\ quelques-uns ou à tous. Cc trois form es essenti ell es de gouvernement avaient été déjà déterminées par les anci ens, principalement par Aristote. Il reconnaissait même pour chacune une fo rm e corrompu e ; ainsi la monarchie es t le pouvo ir d'un seul , l'aristocratie , ce! ui des nobl es, la démocratie, celu i du peuple ; mais si le monarqu e n'a en vue qu e son propre intérêt, ou la satisfaction de ses passions, · so n pouvoir devi ent tyrannie ; de même l'ari sto crati e, devenue oppressive, ég·oï le, spolialri cc, se chang·c en oligarchie; enfin la corruption du go uvernement populaire par le déchaînement des plu s détes tables appé tits de la pire multitud e est la démagogie. Au fond , il n'y a vraiment qu e troi s form es essentielles : la monarchie, l'aristocra ti e, la démocr atie ou 1·épublique ; mai s elles peuvent être mélangées . Une monarchie peut être absolue ou tempérée ; dans cc dernier cas, le pouvoir es t partagé entre le souverain h éréditaire et les corps électifs. De même dans une république l'autorité du présid ent, chef du pouvoir exécutif, peut être plus ou moins étendue, plus ou moin s dépendante des représentants nomm és par le pays . Le peupl e se ra appelé à san ctionner direc tement les lois, comme cela se pratique en Suisse, ou bien ce
�L'Ji:T.\T ET LES CITO\"Ei'iS.
215
r ecours direc t à la nation n'aura pa lieu : c'est aujourd'hui le cas de la France. Dans les pays libres , monarchies tempérées ou républiques , la form e du go uvernement, l es attributions et les limites des différents pouvoirs, exécutif, léiislatif, judiciaire, le mode de nomination de ceux qui les exercent, la durée du mandat confié aux élus de la nation sont rigoureusement détermin és par une charte solenn elle, rédigée avec le plus grand soin, et qui es t la loi fondamentale de l'État. C'est cc qu'on appelle une Constitution. La constili,llion est imiolable , comme la patrie même; et tant qu' elle n'a pas été modifi ée selon les formes qu'elle-même a prescrites , toute tentativ e ayant pour obj et de la détruire ou de la change r violemm ent, quel qu'en soit l'auteur, est un crime de haute trahison. ous n'avons pas à dire ici quelle es t la constitution en vi gueur dans notre pass depui s ·I 87 5. Tout citosen doit la connaitre, et cette connaissance a été très justement inscrite parmi les mati ères obligatoires de l'instru ction primaire.
V. L ES 1 01 .
s
Si la loi consLitulionnelle qui.actuellcmen t nous régit ,est la libre express ion de la volonté nationale et, connu e telle, a drnit au respect et à l'ob éissance de tous, on en peut dire autant des antres lois. Sans doute nos codes datent d'une époque où la liber té politique n'existait en France que de nom; ils ont été élaborés, discutés, réd.igés .so,1s l'inspiration personnelle d' un
�MORAL!,; PRATIQ UE.
maître qui s'appelait Bonaparte; mais depuis, des a ::;emblécs librement élues leur ont fait subir des m·odifications assez importantes, et cc qu 'elles en ont conservé peul être, par suite, con sidéré comme ayant reçu leur consécration. D'ailleur · toutes les lois sontmaintènant votées par les représentants du pays, après des débats prolongés et dans la plus parfaite indépendance, en so rte que c'es t bien véritablement le pays mème, qui , par ses mandataires , mainti ent ou abroge les dispos itions anciennes, formul e les di sp ositions nouvelles; c'est lui encore qui , par les diverses expressions qu'if peut donn er à ses vœux, sig·nale les réformes ou le· améliorations qui devront un jour trouver place dans la lég·islationdc l'avenir. Obéir à ]aloi, dans un payslibre, c'es t donc obéir à la volonté nationale déterminant ce qu' elle a jug·é le plus co nforme aux intér èts et aux droits de tous. C'es t d'aill eurs ce qu'on verra plus au long qu:rnd i l $Cra ques tion des devoirs civiqu es .
RÉSUMÉ
1. - L'État c'est l'autorité publique, distincte des citoyens soumis à cctLc autorité, mais n'ayant ou nedevant avoir en vue que le bien de ces citoyens mêmes. rr. - Le fond ement historique de l'autorité publiquea été presque partout la forc e, qu e l'on a ensuite essayé de légitimer par la th éori e du droit divin. HL - La sonveraineté nationale est le seul fonde-
�L'ÉTA_ ET LES CITOYENS. T
21 7
ment légitime de l'autorité publique. Tous les hommes étant naturellement égaux, on ne saurait admettre, en effet, que Dieu les ait donnés, eux et leurs bi ens, à un . eul. L'égalité de nature implique l'égalité des droits. IV. - Trois form es essenti elles de gouvernement : la monarchie , pouvoir d'un seul, peut, si elle n'a pa ' en vue l'intérêt général , devenir tyranni e; l' aristocratie , pouvoir des nobles, devenue opprr~s ive, se chang·e en oli g·archie ; la démocratie, gouvernement po pulaire, passée dan s de mauvai es mains, peut engendrer la démagogie. · On .appelle constitution la loi fondam entale des pays libres, qui détermine la form e du g·ouvernement, les attributs et les limites des différents pouvoirs, le mod e <le nomination de ceux qui les exercent, la du rée du mandat confié aux élus de la nation . La constitution doit ètre inviolable, comme la patrie mème. V. - Les lois étant, dans les pays libres, votées par les représentants de la nation , ont droit au même respec t que la constitution .
Ouvrages à consulter :
ilARNI,
L.
CARRÂU,
La Morale dans la di!mocratie. (7' leçon.) La Morale utili taire. (2' partie, l'iv. 11, ch. rv.)
il
�VINGTIÈME LEÇON
LE DROIT DE PUNIR
SOMMAIRE. -
i. Le droit de punir <1 t l'utilité ·ociale. - Il. Devo ir qu'a la société de protéger ses membres. - Ill. La société, en punissa nt, use-l-elle du droit de légitime défense? - IV. Nécess ité de l' exempl e et de l'expiation. - Limites où doit se r enfermer co lle-ci. - V. La société en punissa nt le coupabl e, remplit un devoir cnrn rs lui .
l. L E DJIOIT !JE PU N IJI ET l. UTJJ . IT(Î; S O C IAL E
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La société, par l'intermédiaire des mag·istrats in ·titués à cet effet, infli ge des peines. à ceux qui viol ent le· droit d'autrui. On a discuté sur le fond ement de ce droit de punir, que la société n'h ésite pas à s'attribuer. Beaucoup n'y ont vu qu' une. conséquence du principe de l'utilité sociale. La société, a-t-on dit, a le droit de faire tout ·cc qui es t nécessaire ou utile à sa conservation. Le châti ment dont elle frappe le criminel est utile pour arrètcr pa:r la crainte ceux qui seraient tentés de commettre lemême crime. Il n'en faut pas davantag·e. Tout châtimenl util e sera juste par là même, et il sera juste dans la mesure où il sera utile.
�LE DROIT DE P U~IR.
Nous ne pouvons accepter celte théorie. « Qu'arriverait-il, d emande éloquemment M. Franck, si les lois pénales avaient pour unique fond ement l'intérêt public'? On pourra frapper indifféremm ent l'innocent ou le coupable , pourvu que la mort de l'un soit reconnue au ssi utile que celle de l' autre. - Voici un homme qu'une foul e fanatiqu e poursuit d'une accusation infâme; elle le déclare conv aincu d'avoir tué son propre fils; ell e demand e i1 grand s cris sa mort par le plus horribl e supplice . Ce t homme est innoce nt, il es t vrai; mai s la foul e le croit coupable, et si vou s refusez d'obéir à ses clameurs, vous la lais,ez persuadée qu'un forfait inouï es t r es té sans châtim ent. N'est-il pas plus utile· de le faire mourir qu e de le laisser vivre '? Et vous étendrez sur la roue le malheureux Cala , la conscience aussi tranquill e, ou du moins aussi en r ègle avec votre sys tème, qu e si vous veni ez d' écr aser sous vos pi eds quelque insecte dang-e reux. C'est un mal , sans doute, c'est un e chose nuisible pour la société qu' un inno cent pu i se être menacé dans son honneur cl dans sa vie; mai · c'es t un plus grand mal, dans le se ns où vou s prenez ce mol, c'e.' t une chose plus nui sibl e. pour la sof' Îété , que la foul e puisse croire à un crim e resté sans chfttim ent. Le rôle de la justice deviendra facile et commod e; elle n'aura qu'à tenir compte des apparences, sans se mettre en peine de la vérité. La justice ne sera qu'm:i rouage de celte machine qu' on fait jouer sur la } )lace publique pour inspirer aux ma sses une crainte salutaire. J'aime mieux la torture qu e ce sys tème ; car, par la torture, le juge cherchait an moin s à apai ser .sa
�MORALE PHATIQUE.
conscience en arrachant à l'accusé un aveu plus · ou moins sincère. ,< Voici maintenant une autre conséquence d'un système de pénalité fondé sur la seul e base de l'intérèt. D'après les principes de l'école utilitaire, il n'y a ni inno cent ni coupable, puisqu'il n'y a ni bien ni mal. Le malfaiteur que la société rejette de son sein ou qu'elle livre au bourreau, le soldat qui meurt sur le champ de bataille pour la défense de so n pays, ne sont ni plus coupables ni plus innocents l'un que l'autre; ils sont soumis exactement à la même loi, il s so nt sacrifiés à l'intérêt public. C'est peut-être là cc qu'il y a de plus -0di cux et de plus révortant dans cette triste doctrine 1 • » Ces conséquences sont en effet accablantes, et suffisent pour faire rejeter la doctrine qui fonde le droit de punir uniquement sur l'utilité sociale.
li. DEVO _ R QU'A LA S C C IÉT É I DE PROTÉGER SES MEMDR;E s
Selon nous, ce droit repose sur le devoir qu'a la soôété de protéger ses membres contre la violenée ou la fraude de quelques-uns. C'est un devoir pour l'homme <le faire respecter sa vie, sa liberté, ses droits; c'en est un autre de faire respecter la vie, la liberté, les droits de son semblable. « Mais l'accomplissement de ces deux devoirs n'est pas toujours possible à l'individu; il peut être trop faible pour se défendre ou pour défendr!c) son :semblable attaqué. C'est ici qu e la société intervient,
1. Pliil-Osophie du droit penctl, p. 24-~5.
�. L E DROIT DE P UN JH .
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armée d'une force uffi sanLe, et avec le devoir impérieux. d'en user pour fa ire respec ter tou s les droits. « Mais pour acco mplir un devoir, il faut en avoir le moyens : l'empl oi de ces m oyens n'es t pas seulement légitime, il es t obli gatoire. Et si la peine es t le seul moyen qu'ait la société de faire res pecter les droits de tous , il fa udra, pour être rigoureux, changer l'expre-sion ordinaire : droit social de punir, en celle- ci : devoi r social de puni r . « Ain i la société non seul ement peut, mai s doit infli ger au coupable le châLim ent. Elle le doit au même titre que l'individu doit défendre son droit et le droit d'auLrui.
Ill. LA SOC ! ÉTÊ, EN PUN ISS ANT, 01\0IT DE L ÉG ITl~!E D É FE NS E ? US E-T- E LL E DU
« On remarqu era que cette mani ère d'envi sage r la quesLion ne doit pas être absolument confondue avec la th éorie, général ement acceptée , qui donn e pou r principe à la légitimité de la peine le droit que possède la société de se défendre elle-même. Si la société n'avait qu e ce droit, elle pourrait, à la ri g·ueur , ne pas en u er; elle pourrait, dans certaines circo nstances, se sentir assez forte pour dédaig·ner l'attaque impuissanle du coupable. D'ailleurs, comment comprendre que le . droit de défense puisse subsis ter même après qu e l'agresseur es t vaincu e t désarm é ? Or, qu and la société frappe, son enn emi est par terre ; il est, pour le moment, dans l'impossibilité de nuire; ses mains sont chargées de chaînes ; la porte solide d'une prison s'es t
�MO R A L E P R AT I QU E.
fermée sur lui. La société pourrait, semble-t-il, se contenter de. le maintenir dans l'impuissance de faire le mal à l'avenir; la réclusion serait ainsi le plus grand châtiment qu'elle dût infliger. - On répond, il est vrai, qu'elle prend ses précautions contre d'autre criminels qui seraient tentés de suivre l'exemple du premier; mais de quel droit infliger une souffrance à celuici pour décourager les tentatives possibles de ceux-là? Nous ne voyons pas que, dans la théo'rie courante, on puisse alléguer d'autre raison que l'intérêt social; et l'on retombe ainsi dans l'\1tilitarisme qui, nous l'avons dit, est inacceptable. « En regardant la question du point de vue où nou nous sommes placés, ces difficultés, croyoni;-nous, s'évanouissent. - Si la société a, non seulement le droit, mais le devoir de défendre chacun des membres qui la composent, on ne peut plus lui reprocher d'abuser de sa force contre un ennemi vaincu; car cet ennemi, à proprement parler, n'est pas le sien, mais celui de ces individus plus faibles contre lesquels il a dirig1~ ou dirig·era ses attaques. Puissamment organisér, comme elle l'est aujourd'hui, la société est vraimenL trop forte pour que l'agTession du coupable puissr mettre son existence en danger; aussi la considéronsnous comme un individu invincible qui met sa force au service d'un individu faible assailli par un malfaiteur. La société, en tant que société, ne se défend pas, parce qu'elle n'est pas sérieusement attaquée; elle défend un de ses membres, en vertu de ce devoir primordial qui impose à tout homme l'obligation de protég·er, s'il le
�LE DROIT DE PUNIR.
peut, so n sem blable opprim é. Donc, encore une foi s, la société, quand elle punit, fait plus qu'exercer un droi t; ell e acco mplit un devoir.
1 V. NÉCESSITÉ D E L'E X E 11 I' I.E ET DE L'E X P 1 .\ T 1 0 X. LIMIT ES O U DOIT SE RENFEl\1IEI\ CELLE - C l
« - Mais, dira-t-on, ne pourrait-elle remp lir cc deYo ir sans inflige r la soulTrance ?· Nierez-vous, d'autre part, que la peine ait principalement pour obj et l'intimidation? Et si vous ne le ni ez pa , oserez-vous prétendre que le .ilevoir command e à la société de proté-ger contre des attaques possibles des victimes qui ne sont pas encore attaquées et ne le seront peut-être jamais?
« - Oui, sans doute, nous le prétendons; car la sqciété n'est pas éphémère, comme l'individu; elle nç s' écoule pas avec les générations, et elle a des devoirs, non seul ement envers ceux de ses membres qui vivent aujourd'hui, mais aussi envers ceux qui sont enco re à naître·. A ceux-ci comme à ceux-là, elle doit cette protec tion effi cace qui leur garantira l'intégri té de leurs droits. Or, cette protection serait illusoire si la répression du coupable n' était pas en mêm e temps un moyen d' intimider les malfaiteurs futurs qui seraient tentés de faire comme lui . Donc en employant l'intimidatio n, la société remplit encore un devoil'. « Res te pourtant une diffi culté. - Est-il juste, peuton demander, que le châtiment du coupable devienn e uh exempl e? La société le met dans l'impuissance de
�~~ I
MOHA LE PHATIQUE.
violer le droi Ld'a utrui, sans lui infli g·er de souffrances; par là ell e accomplit son devoir envers ce ux de ses membres que ce malfaiteur menace directement. La société inOig·c un chfttim cnt qui inspire la crainte ; par là ell e accomplit son devoir cm cr ceux de ses membres. qu e d'autres malfaiteurs pourront menacer dans l'aY enir. Ju qu'ici, c' es t fort clair. Mais en fai sant servil' co mm e mo yen d'intimid ation ce mi sérabl e, maintenant im puissant et désarmé, ne viole-t-elle pas son devoir envers lui ? La répress ion n'es t-elle pas ag·gravée injnstemen t par Ja soulfrance qu'on inflige à ce t homm e, quand on pourrait se contenter de le rêndre incapabl e de nuire désormais? Ca r il ne faut pas le méconnaître, la société a des devoirs même enver s le criminel qu'elle paraît traiter en enn emi; les nécessités sociales les plus pressantes ne rendent pn.s légitime un atome de souffrance, si cette soulfrance es t imposée contrairement à la justice .
« - II nous sembl e évid ent qu'i ci le droit de punir ne peut être ju stifié que par un principe nouveau, celui de l'expiation . Toute violation de la loi moral e doit être réparée par la souffrance ; le coupable a vio la loi morale, don c il a mérité de souffrir. « S'ensuit-il qu'en derni ère analyse nousJass ions r eposer le droit de punir uniquement sur l'idée de l'expiation ? Pas le moin s du mond e; nous connaissons toutes les conséquences dang·ereuses auxquelles conduit cette théorie. Nous voulon s dire seulement que si le coupabl e doit, à l'exclu sion de tout autre, servir d'exemple, c'est qu e, seul, il l'a mérité.
�LE DROIT DE P UN IR.
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« La société a le devoir de protéger ses membres présenLs et futurs en intimidant les malfaiteurs possibles : ce devoir es t absolu. « L'intimid ation , c'est le spectacle seul de la souffrance qui peut la produire. Cette souffrance, qu elqu'un doit la subir. Qui? Cet homm e convaincu d'un crime déjà commis . Pourquoi ? Parce qu e la raison , la moral e, exi gent qu'il expie. « Mais il ne doi t expier, au moin par le fait et les décisions de la société, que dans la mes ure où celle-ci remplit son devoir envers les autres membres et envers le coupable lui-m ême. La société ne doit don c pas lui faire expier des infractions à la loi morale qui n'aurai ent pas eu pour résultat direc t la violaLion d' un droit positif, appartenant à l'un des membres du corps social. Et, même dans ce cas, il ne doit ex pier que jusqu'au point où la souffrance paraîtra suffisante pour intimider ceux qui seraient di ~posé à vi oler les droiLs de leurs semblables . Si la société outrepassa it ces bornes, elle méconnaîtrait ses dcrni rs et devi endrait coupable à son tour. Le surplu s d' expiation méritée qu 'ell e doit s'abstenir d'infli ge r au malfaiteur, regard e la conscience de celui-ci et la justice éternell e. « En résumé , le droit de punir se fond e sur l'obligation qui s'impose à la société de protéger ses membres. Cette prntection n' es t pas limitée au moment présent, elle doit s'étendre sur l'avenir. La société ne peut défendre efficacem ent ce ux qui la composent, contre les violations possibles de leur droit, qu'en
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MORALE PRATIQUE.
imprimant la terreur dans l'âme de ceux qui seraient L Lés de les commettre. en « Celle intimidation, il est donc du devoir de la société de la produire. D' où la nécessité d'infli ger un e souffranc e à qu elqu'un. Ce quelqu'un doit l'avoir mérité ; et celui-là seul l'a mérité qu i vient de violer le droit. L'expialion que la société lui fait subir est done jusle, pui squ' elle es t méritée. Et la société n'a le drnit de l'imposer qu e parce qu'elle en a le devoir. Et ce droit ne s'étend pas au delà de l'obli gation qu'a la société d e protéger ses membres dans l' exerciée de leürs droi ts.
V. LA S O C I ÉTÉ EN PUN I SS A NT nEM PLJT I. E COUPA OU:, LUI
UN D E V O JJ1 EN V E HS
« Il y a plus. En punissant dans ces conditions et dan s ces limites, la société remplit : on devoir envers le ' coupable lui-même. Par la peine plus ou moins douloureuse dont elle le fr appe, elle le r etire brusquemcn L de s passions grossières, des fau sses joies qui l'ont entraîné et maintenu dans le mal; elle lui ménage ain si un retour sur lui-même, un e l'éconciliation avec sa propre conscience. Au tant qu'il est en elle, elle affranchi t son libre arbitre des sédu ctions d'une sensibilité égarée; elle le remet dans la voie du bien; elle l'aid e dan s l'accomplissem ent de sa des tinée véritable. Nous n e prétendons point qu e l' am élioration du coupable soit le seul ou m ême le principal but que la société doive se proposer quand elle punit; mais c'est tout au moins un but qu' ell e doit poursuivre, 'dans la mesure
�où le lui permet le devoir essentiel et absolu d'assurer .;\ chacun l'inviolabilité de son droit'. )>
RÉSUMÉ
I. - Le droit cle pimir, que la société s'attribue à juste titre, ne se fonde pas uniquement sur l'utilité
sociale. II. - Le droit de punir repo se sur le devoir qu'a la société de protéger ses rnembres contre la violence ou la fraude de quelques-uns. -11 serait même plus exact de dire que la société a le devoir de punir. lll. - Le droit de légitime défense qu'a la société ne ·suffirait pas pour justifier le châtiment légal. A vrai <lire, la société ne se défend pas; elle défend ceux de ses membres qui sont injustement attaqués. IV. - Il est juste que le châtiment du coupable serve de moyen d'intimidation; car l'intimidation étant nécessaire pour la sécurité sociale, celui-là seul doit servir d'exempl e qui, ayant violé la loi morale , a mérité de subir une expiation. -Cette expiation d'ailleurs ne doit jamais s'appliquer qu' à des fautes ayant pour résultat la violation d'un droit positif, appartenant à l'un . des membres du corps social. De plus elle doit être rig oureusement bornée au degré de souffrance qui paraitra indispensable pour produire l'intimidation .
.1. Nous prenons la libe rlé d'emprunter celle démonstration à notre -0 uvrage : la Morale ti!il-il<tire ( 2• partie, liv. li , ch. v) .
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V. - La société en punissant, dans les conditions et la mesure qui viennent d'être indiquées, remplit son devoir envers le coupable lui-même qu'elle met en face de sa conscience, et à qui elle ménag·e un retour vers le bien.
Ouvrages à consulter :
Ao. Philosophie du droit pénal.
FRANCK,
E.
CARO, Problèmes de morale sociale : le droit de puni1·.
BARN!,
La Morale dans la démocratie. (Leçons 11 et]i 2.)
BEAUSSIRE, Principes du droit.
L.
CARRAU, La Morale utilitaire.
(Liv. II, ch. m.) (2• partie, liv. II, ch.
V.)
•
�VINGT-UNIÈME LE ÇON
DEVOIRS CIVIQUES L'OBÉISSANCE AUX LOIS
SOM M AIRE . - 1. L'obé is~a nce a ux lois . - II. Hespecl de la loi. III. Obligati on de p1·êler main forte à la loi. - !V. Sympa thie malsa in e pour certain s criminels.
1. -
L'OB ÉI SSA NCE Al'X LOIS
Les devoirs envers la patrie s'appellent devoirs civiques ; les principaux sont : l'obligation d'obéir aux lois, celles de respecter les mag·istra ts, de payer l'impôt, d' accomplir le service militaire, de voter. Il y a dans chaque pays des lois qui sont imposéei> à tous, parce qu 'elles ont pour objets la sécurité et l'intérêt de tous. Ces lois on es t tenu d'y obéir. Ceux qui les violent tomb ent d'ailleurs sous le coup de punitions infligées par les tribunaux compétents. Mais un bon citoyen ne se conforme pas à la loi par la seule crainte du châtiment. Il lui obéit par respec t et par patriotisme. Il lui obéit dans toutes ses prescriptions, lors même qu'i_ serait sûr que sa désobéissan ce l ne causera aucun dommage appréc iable ou res tera
�MORALE PRA TIQUE.
toujours ignorée. Et il obéit de bon cœur, avec un e sorte d'allégresse, comme l'enfant doit obéir à ses parents. La loi est d'autant plus r espectable dans les pays l ibres, qu'elle y est discutée , votée par des assemblées -élues. Là où règ·nent, comme chez nous, le régime parlementaire et le suffrage universel, chaque citoyen .doit se dire qu'il contribue indirectement et pour sa part, à la confection de la loi. En lui obéissant, c' est -donc, dan~ une certaine mesure, à lui~même qu'il ,obéit. Effectivement, il nomm e quelques-uns des députés qui sont chargés de la faire, et ces députés ont été mis, comme candidats, en demeure de dire l eur opinion sur les question s qui touchent aux plus .grands intérêts de la nation. Il a donc su ce qu'il faisait en les nommant, et pu prévoir dan s quel esprit jls r empliraient leurs foncti'ons de législateurs. Que si les prescriptions de la loi n e sont pas toujours conform es à son utilité particuli ère il comprendra qu e celle-ci doit être, en toute justi ce, subordonnée i:t l'utilité générale. Il peut arriver que la loi soit ou paraisse vexatoire, nui sible, injuste. En ce cas, le devoir est de lui obéir encore. Tant qu'elle n' est pas abrogée , il n'est permis à personne de s'y soustraire. Mais chacun a le droit d'en poursuivre soit l'amendement, soit l'abolition, par tous les moyens légaux. EL c'es t là l'incalculable avantage du régime parlementaire superposé al,!. suffrage universel. Si le g-rand nombre, ou seulement une partie con sidérabl e des cito yens se croient opprimés par des loi s iniques, il s peuvent
�DEVOIRS CIVIQUES.
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t oujours, par . l'interm édiaire des députés qu'ils choisissent, les remplacer par des lois meilleures, et le ministère, issu des chambres, ne peut se r efuser à un e réform e ain si r éclamée par l' opinion.
J[. RESPEC T D E LA LO I
Il ne suffit pas d' obéi r à la lettre de la loi ; on doit encore se conformer à son esprit. De même, ~n mauvai s citoyen peut seul se prévaloir du silence ou de l'obscurité de la loi pour faire ce que r éprouve une conscience honnête. Tou rner la loi , co mm e on dit , c' es t r éellement lâ violer, avec ce tte ag·grava tion, qu'à la désobéissance se joint alors l'h ypo crisie. C'es t un principe de jurisprudence qu e nul n' est censé ignorer la loi. En fait , cependant, beaucoup l' ignorent, et r isqu ent de lui désobéir sans le savoir. Il es t certain qu'alors ils ne sont pas moralem ent coupabl es; mai s ils doivent néanmoin s e soumettre d e bonne grùce à la peine encouru e, car il im'porte à l' ordre publi c qu'on ne pui sse arguer de son ignorance pour s'excuser d'un e violation, fùt- ell e invol onta ire. En ce cas , il es t vrai , les tribunaux punissent r arement en toute ri gueur. De là se dégage un nouveau d evoi r , celui d'acquérir une connaissance suffisamment compl ète des lois de son pays, la connaissan ce au moins des lo is auxqu elles on est le plus expo sé à manquer. C'est d' ailleurs un hommage de plus rendu à la maj esté de la loi que de s'informer le plus exactement possible des prescription s qu' elle impose.
�~32
MORALE PRATIQUE .
Un bon citoyen ne se contentera pas de respecter la loi; il s'efforcera d'en inspirer le respect par ses paroles et toute sà co nduite. On es t trop porté à m édire et se plaind re d' un e lég-islation souvent minuti euse et gênante; on se laisse facilement aller à dire qu e les loi s sont mal faites, .qu'il serait bien aisé de les rendre meilleures ; on improvise à la légère des plan s de r éform es qui bouleversent tout de fond en t:ombl e. Ce di scrédit étourdiment j eté sur ce qui doit régler souverainement la conduite de cha cun es t fun es te; il risque d'affaiblir dans les âm es l'autorité morale de la loi. On est bien près de désobéir sans . cru pule à ce qu'intéri eurement on <Jondamn e. Ces condamna ti ons sommaires sont-elles d'aill eurs ju stifiées? Ri en d'humain n' es t parfait san s doute, et une société dont les Iois ne se transform eraient pas s'immobili serait dans une stagnation mortelle; mais le défaut de stabilité ne serait pas un m oind re péril. Les lois d oiYent rtrc tenues pour bonnes et respec tées comm e telles tant qu 'il n'es t pas abso lum ent démontré qu'elles sont mauvaises. Elles ont beso in du prcs ti g·c qui s'a ttache à tout ce qui dure longt emps. Une· apparence d'indes tru ctibilité les fa it prendre pour expressions de la vérité même, et pa r là ell es conqui èrent sur les âm es ce tte autori té morale qu' on es t bi en obli gé de reconnaître à œ ll e- ci et qui est plus effi cace que la contrainte.
]JI. OB LIG AT I ON DE P R ÈTE II M AIN FO R TE A LA 1.0 1
Cc que la loi co mm and e doit être fait; ce qu'elle
�DEVOIRS CIVIQUES.
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défend, on doiL s'en abstenir. Cet axiome a une valeur absolue. Ordinairement la loi, qui dispose de la force, parvient à se faire obéir elle-même; mais il peut arriver que les agenLs à son service soient tenus en échec par la révolte ouvcrLc des coupables. Le devoir des bon citoyens est alors de prêLer leur concours aux représenLants de la loi. Trop souvent, on croit pouvoir, en Loule tranquillilé de conscience, se soustraire à cette obligation. Il y a même, chez beaucoup, un secret plai ir à voir que l'autorité, comme on dit, a le dessous. Cette abstenLion égoïste, cetle satisfaction malicieuse, ne sauraient êLre trop blâmées. S'il s'agit d'un assassin qui, son crime commis, se barricade cl1ez lui, et fait mine de résister à main armée aux gendarmes, il faut que tous les honnêtes gens du village deviennent autant de g·endarmes pour la circonstance. Si le voleur, l'assassin, échappent aux recherches, et qu'on les connaisse, il faut les dénoncer. Ce n'est plus là ce que nous avons flétri en parlant de la délation. Ici, la sécurité sociale est en jeu. Ce meurtrier, sur la trace duquel, par une générosité mal entendue, vous ne voulez pas mettre la justice, enhardi par l'impunité, va faire d'autres victimes, et ces meurtres nouveaux, vous en êtes responsables, puisque pouvant les prévenir, vous ne l'avez pas fait. Vous avez pilié du criminel; vous n'avez pas piLié des innocents que votre silence condamne à mort. Souvent aussi, on refuse de prêter main forte à la loi ou d'éclairer la justice par crainte des vengeances que le coupable, sa peine finie, sera dans la p_ ssibili té o
�~!ORALE PRATIQUE.
d'exercer, ou encore pour s'épargner les déplacements, les ennuis de toutes sortes qu'impose le rôle de témoin. ~fais le devoir veut qu'on brave tout cela. Il peut en coùter parfois d' être un bon citoyen: raison de plus pour mériter pleinement cc titre. El on ne le méritera que si l'on se met tout enti er, sans hésitation, sans réserve, au servi ce de la loi. Remarquons-le, d'ailleurs: une tell e conduite n' es t pas moins d'accord avec tl'intérêt général, qu'avec l'intérêt bien entendu de ,chacun. Le voleur, le meurtrier, menacent indistinctement tout le monde. S'.il s ne pouvaient plus compter sur l'indifférence ou la lâcheté du plu s grand nombre, s'il s savai ent qu' ils seront traqués sa ns merci, par Lous les honnêtes gens, sur LouLe l'étendu e du territoire, ils y regarderaient à deux fois avant de se mettre en révolte contre les lois. Les bons ne sont tout à fait bons que quand leur attitude et leur conduite sont de naLure à épouvanter toujours les méchants. Et ce qui ferait la terreur de ceux-ci assurerait la sécurité de ceux-là.
IV. S TMPATJIIE MALSAINE POUR CE!lTAINS C RIMIN ELS
Une sorte de sympathie, aussi ridicule qu e malsaine, s'aLLache souvent, de nos jours, aux auteurs de crimes retentissants. Les colonnes des journaux sont pleine ,d'eux, on reproduit, on colporte avidement leurs moindres paroles; quand on les j ug·e, la salle de l'audience est envahie par la société mondaine, comme une salle de théâtre à la première représentation d'une pièce longtemps attendue. Un vulgaire assassin passe
�DEVOIRS CIVIQ UE S.
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à l'état de héro s. Ce sont là des encourag·ements pour
d'autres qu e ce genre de gloire peut tenter. Il est d'ailleurs acquis que l'exempl e est contagieux, et que la publicité donnée à tou s les détails d'un crim e provoque infailliblement des tenta tives toutes semblabl es. Enfin la maj esté de la loi souffre de ce tte curiosité qui met comme un e auréole au front du malfaiteur. Son action mérite horreur et mépris : ne lui accordons pas autre chose, sauf pour lui cette p itié qu 'on doit toujours à une créature humain e, mème qu and la loi la frapp e justement. Mais qu e chacun détourne silencieusement la tête devant celui qui "'c,- t mi : par so n crim e en dehors de la société. Qu e la réprobation publiqu e soit séri euse, grave, attristée, sans faibl esse, et qu e le châtim ent soit accueilli par tous comme un e de ces nécess ités doul oureuses dont la responsabilité retombe tout entière sur ceux-là seul s qui co ntrai gnent la loi à s'arm er de telles ri gueurs. C'es t manquer encore de respec t à la loi que de mettre en doute le droit qu'elle a de punir. En moral e, la liberté est comme un axiom e qui ne se démontre pas. S'il y a liberté, punir le crime est légitime, mème obligatoire. Soutenir le contraire, c'est battre en brèche l'autorité de la loi, la fl étrir com me. s'a ttardant à des ruautés aussi iniques que superflu es . Autant dire qu'elle est un lâche et odi eux abus de la force. Le criminel füt-il d'ailleurs un malad e, comme quelquesun s le soutienn ent, la r épression serait juste en core, parce que la société a toujours le devoir de se défendre contre qui la met en danger. Un bon citoyen s'inter-
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MOHALE l'llATIQUL
dira de penser et de dire que les lois pénales sont d'inutiles et révoltantes barbaries. Il ne laissera pas se dissoudre en lui la notion salutaire de la responsabilité. Il ne se refusera à aucune des tentatives qui ont pour but d'adoucir progressivement des lois trop rigoureuses; mais , dans son essence, et abstraction faite de quelques-un es d e ses dispositions particulières, la loi sera toujours pour lui l' expression auguste, quoique perfectible, bienfaisante jusque dans ses rig·ueurs, de la raison, de la conscience, de la loi moral e ellemême.
RÉSUMÉ
1. - L'un des principaux devoirs civiqties, la condition première des autres devoirs, est l'obéissance aux lois. Il faut leur obéir, non par crainte des peines édictées contre ceux qui les violent, mais par respect et patriotisme. D'ailleurs dans les pays libres, chaque citoyen contribue à faire les lois : leur désohéir serait une contradiction. Il faut obéir mêm e aux lois qui paraissent injustes. Seulement on a le droit d'en poursuivre l'amendement ou l'abolition par les moyens légaux. H. - Il ne suffit pas d'obéir à la lettre de la loi, on doit encore se conformer à son esprit. Toiirner la loi , c'est la violer d'une manière hypocrite. La loi doit être aussi respectée dans sa majesté el son autorité morale; il faut par conséquent éviter de la
�DEVOIRS CIVIQUES.
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déconsidérer par des critiques légères et souvent mal fondées. III. - Quand les agents de la force publique sont Len us en échec par la révolte des violateurs de la loi, les simples citoyens ont le devoir de leur prêter main l'orle. Ce n'est pas, nops l'avons vu, de la délation que d'aider la justice à découvrir les voleurs et les as:;as' Îns. S'abstenir par indifférern:e et égoïsme, par une générosité mal placée, ou par crainte d'une vengeance pos ible, c'est se faire complice des crimes que pourra commettre encore le malfaiteur impuni. Si tous les citoyens honnêtes étaient courageux et résolus en face des méchants, ceux-ci seraient intimidés et la sécurité publique se trouverait mieux assurée. IV. - La curiosité qui s'attache aux caiises célèbres es t malsaine et dangereuse pour la société. Le criminel peut inspirer de la pitié, il ne doit pas inspirer de sympathie. 11 convient aussi, par respect pour la loi, de ne point mettre en doute le droit qu'elle a de punir. La liberté morale implique la responsabilité, et par suite le châtiment.
Ouvrages à consulter :
Le Criton. (Prosopopée des lois.) La Morale dans la Democratie. (1 i • et 1<:.!• leçons.) E. BEAussmE, Les Principes du droit. (L. II, ch. 11, m.) E. CARO, Problèmes de morale sociale. (Du droit de punir.) CH. WADDINGTON, D-ieu et la Conscience. (2• partie, ch. v.) L. CARRAU, La Morale utilitaire. (2' partie, 1. li, ch. T.)
PLATON, BARNI,
�VINGT-DEUXIÈMÈ LEÇON
RESPECT ENVERS LA MAGISTRATURE L'IMPOT
SOMMAIRE. - 1. Respect des magistrats. - Il. Devoirs spéciaux des citoyens envers les magistrats. - Ill. L'impôt.
1. -
ll ES PECT
DE S
.\IAGI S T I\AT S
Si la loi est respectable par elle-même, elle commande aussi le respect pour tous ceux qui, à un titre quelconque, sont ses ministres ou ses représentants. Dès qu'un homm e est revêtu de ce caractère, il prend en effet quelque cho se de l'inviolabilité de la loi. C'est là ce qu'on appelle un magistrat. Les magistrats proprement dils sont les juges, les membres des parquets, les commis aires de police, etc. Le respect qui leu!' est dû s'adresse sans doute moins à leurs personnes qu'à leurs fonctions ; cependant celte distinction est bien subLi lc, et tant qu'il n'est pas manifestement prévaricateur, le magistrat doit ètre respecté pour lui-même. Sc fonctions, en effet, exigent des vertu spéciales. Outre que sa vie privée doit être
�RESPECT ENVERS LA ~LI.GISTRATURE .
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sans tache, il lui faut la probité la plus scrupuleuse , le courage civique, aussi méritoire et plus rare que le c0urage militaire, une ferm eté qui sache résister aux sollicilations des inLérêts les plus chers, des affections le plus tendres, de la pilié, même la plus excusable. Il doit avoir quelque cho se de l'impassibilité et de l'imversonnalilé de la loi. 11 ne lui es t pas plus permi de t.:éder it la faveur qu'à la menace, à la sympathie qu' à la t.:olère. Son jugement, son r équisiloire, c' es t la lo i même qui les prononce par sa bouche. Eût-il absous dans son cœur, il ne peut absoudre sur son siège, si la loi veut qu' il condamne. De telles fon ctions, pour être remplies comme elles doiv ent l'être, veulent des qnaJités morales en quelqu e sorte exceptionnelles, et Ir:: bon mag·istrat es t par lui-même un modèle prnposé à la vénération de tous. Mais par une extension assez naturelle, tous les dépositaires d'une partie de l'autorité publique r eçoivent le nom de magistrats. Sous-préfets, préfets, le mi nistres, le président de la République, peuvent être dits, au sens le plus large du mot, des mag·istrats. Tou s ont droit, par là-même; au respect des citoyens. Rien n'est plus blâmable que cette habilud e de critiquer quand même les actes de ceux qui exe rcent le pouvoir. Dans un pays libre, ceux qui sont à la tê le de affaires sont sans doule justiCÎables , non seul ement du vote des Chambres, mais encore du verdict de l'opinion, nous sommes loin de demander pour eux une approbation toujours prête et une · se rvil e adh ésion. Eux-mêmes, s'ils sont dig·nes vraiment du poste qu'ils
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MORALE PRATIQUE.
occupent, doivent appeler, solliciter un incessant. contrôle. Mais un bon citoyen leur saura gré de leurs efforts; il mesurera les difficultés de leur situation, le labeur écrasant qu'elle exig·e, et loin de pencher du côté d'une opposition tracas ière, impitoyable, souvent injuste, il sera toujours prêt à prèter le plus loyal concours aux bonnes volontés de ceux qui go uvernent. Il saura que pour un honnête homme le- pouvoir n'est pas toujours chose enviable, el qu'il ne l'accepte que parc;e que c'est un devoir. Il ne lui rendra pas ce devoir plus lourd et plus difficile encore en se joignant, sans les plus sérieux motifs, à ceux qui le combattent. Surtout, il n'aura qu e mépri s pour toutes ces calomnies basses dont sont abreuvés les hommes publics. Si l'honneur d'un simple particulier mérite que nous le respections et prenions sa défense, à plus forte raison celui d'un homme qui, par la position qu'il occupe, représente un peu l'honneur du pays même.
Il. D EVO IR S S PÉCIA UX DES C ITOYENS ENVERS LES MAGISTRATS
De tout temps, la calomnie s'est déchaînée contre les puissants : c'est comme la rançon de leur grandeur. Chez les peuples libres, la presse , pouvant à peu près tout dire, lui donne, par une publicité sans mesure, u.ne force redoutable. C'est, pour un bon citoyen, un motif de plus de ne pas croire à la légère que les intérêts suprêmes du pays sont en des mains indignes. Non seulement il ne le croira pas sans les preuves les
�RESPECT ENVERS LA MAGISTRATURE.
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plus convaincantes, mais il fera comprendre aux autres le caractère immoral d'une telle crédulité . .Qu'au milieu des attaques qui les assaillent de toutes parts, ceux qui g·ouvernent puissent au moins compter, tant qu'ils n'ont pas mérité de les perdre, sur la confiance, l'estime et le respect des honnêtes gens. Ces devoirs généraux envers les magistrats se précisent, pour chacun, à l'ég·ard de ceux dont il est plus immédiatement dépendant. Le fonctionnaire, par exemple, doit spécialement obéissance et respect à ses chefs hiérarchiques ; le simple particulier à ceux des fonctionnaires avec qui ses relations sont le plus fréquentes. Ainsi, à tous les degrés de la société civile et politique des obligations réciproques de subordination respec~ueuse et volontaire unissent entre eux les citoyens; en cela consiste l'ordre social, par là se réalise, pour le plus grand bien et la plus grande dignité de tous, l'accord, si souvent déclaré impossible, de l'autorité et de la liberté. Ministres et chef suprême de l'État doivent à leur tour obéissance et respect à la volonté nationale, légalement exprimée. La loi n'est elle-même, en dernière analyse, que cette volonté, pure de toute passion, imposant à tous ce que la raison de tou a jugé nécessaire aux intérêts permanents de tous. On obéit donc, -en obéissant à la loi et aux. magistrats, non à des volontés individuelles, arbitraires et tyranniques, mais à sa propre raison, à son propre intérêt, en prenant ce mot dans ce sens supérieur où il se confond pratiquement avec la justice et le bien.
�MORALE l>RATIQU E.
Ill. -
L ' IMPOT
Pour payer ses fonctionnaires, alimenter les services publics, pourvoir à la défense du sol et de l'honneu r national, l'État a besoin de ressources pécuniaires. Elles lui sont fourni es par l'impôt. Acquitter l'impôt es t donc un devoir civique. On ,,emplira ce devoir scrupul eusement, c'est-à-dire f<ans se permettre de fraud er l'État ou de détourner quoi que ce soit de ce qui lui es t dû. Un bon citoyen ne sera jamais en retard, il sera plutôt en avan ce pom· le payement de ses contributions. Il ne cherchera pas, par des déclarations mensonéères, à diminuer les charges qu e la loi fait peser sur lui. Il ne témoig·nera aucune mauvaise humeur contre les agents du fisc, sachant que ceux-ci, en obligeant les contribuables à payer, font eux-m êmes leur devoir et que leur tâc he est souvent assez pénible. Nous avons déjà dit que toute fraude, quelle qu'en soit la form e, et la victime fût- elle non un particulier mais le trésor public, est
un vol.
De tous les impôts, le plus lourd, mais aussi le plu& .sacré, es t celui du sang·. En France tout citoyen valide doit le service militaire pendant un nombre d'années déterminé. On ne comprendrait pas, en effet, qu e quand il s'ag·it de défendre la patrie, la rich esse, le rang, la supériorité intellectuelle, fu ssent invoqués comme motifs de dispense. La loi peut spécifier certain s cas d'exemptions ; elle peut, dans l'intérêt même du pays ,
�UESPECT ENVERS LA MAGISTRATURE.
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abréger pour quelques-uns le temps passé, pendant la paix, sous les drapeaux; mais le principe du service militaire obligatoire pour tous a les caractères de la justice même.
RÉSUMÉ
I. - Les magistrats proprement dits sont les représentants du pouvoir judiciaire. Ils sont les interprètes de la loi, et participent pour ainsi dire à son inviolabilité. Ils doivent être respectés dans leurs fonctions, et aussi dans leurs personnes, car ces fonctions exigent de · hautes qualités morales. Par extension, on ap·pelle aussi magistrats tous les dépositaires d'une partie de l'autorité publique. Ils ont droit par là même au respect des citoyens. Il n'est pas d'un bon citoyen de critiquer de parti pris les gens qui ont au pouvoir. Sans doute leurs actes doivent ètrc oumis à la sanction de l'opinion publique; mais celleci doit se montrer modérée et équitable. II. - La subordination des fonctionnaires les un~ aux autres selon les·degTés de la hiérarchie, la soumission des citoyens à toutes les prescriptions légales, telle est la condition essentielle de l'ordre·public. Pour accomplir son œuvre de conservation sociale et de progrès régulier, l'autorité doit pouvoir s'appuyer sur le respect et l'obéissance volontaire de tous. III. - Les ressources dont l'État a un besoin impé-
�MORALE PRATIQUE.
rieux sont fournies par l'impôt. Le bon citoyen paye scrupuleusement ses impositions sans récrimination ni mauvaise humeur. Il ne se permet aucune fraude, sachant, comme nous l'avons vu, que la fraude envers l'État est un véritable vol.
Ouvrages à consulter :
llANRlOT,
Vive la France I
P. BOURDE, Le Patriote.
PAUL l.lERT, BuRDEAU,
L'Instruction civique à l'école. A.- P. DE LAMARCHE, Nos Devoirs et nos Droits.
Devoir et Patrie. Le Droit usuel, le Droit comme1'Ciat et l'Écon omie politique à l'école.
JIEYERDY ET llURDEAU,
�VINGT-TROISIÈME LEÇON
LE SERVICE MILITAIRE LE VOTE
SOlll!AIRE. -
I. Le service militaire. - II. Devoirs du citoyen en Lemps de guerre. - III. Devoirs des femmes en temps de guerre. IV. Le vote. Devoirs élecloraux. - V. Conseils aux électe urs.
1. -
LE SERVICE MILITAIRE
La patrie, nous l'avons vu, est une personne morale: comme telle ell e a le droit et le devoir de défendre ses intérêts, son . honneur, son existence, qui ne sont après tout que les intérêts, l'honneur, l'existence des citoyens. Pour cela, elle a une armée, une flotte, des forteresses. Il lui faut des so ld ats et des marins. Tout citoyen, légalement appelé pour le service militaire, doit s'y rendre avec empressement. Il ne doit pas simuler des infirmités qui le rendent impropre à porter les armes, encore moins pratiquer sur lui-m ême des mutilations pour se faire réformer. Dans les deux cas, sa conduite serait d'un lâche, et il encourrait d'ailleurs de justes punitions.
14.
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~!ORALE PRATIQUE.
Une fois incorporé, le jeune soldat se prêtera de bonne volonté à toutes les exigences de la discipline, fera tous ses efforts pour ac9uérir aussi complètement et aussi rapidement que possible, les connaissances techniques, le maniement des armes, . urtout l'esprit ~ militaire, c'est-à-dire les sentiments de confraternité, d'honneur, de dévoueme!lt, qui font la force d'une armée. Il aura pour ses chefs l'obéissance sans réserve, leur témoignera un respect absolu. Les moqueries à l'égard des supérieurs ne peuvent que diminuer leur autorité morale, et affaiblir les liens de la hiérarchie. Tout citoyen d'ailleurs est tenu de respecter, chez le plus humble soldat, comme chez le ministre de la guerre, cet uniforme glorieux, sainte livrée de la patrie, et quant à ces plaisanteries faciles par lesquelles on croit parfois spirituel de ridiculiser ceux qui le portent, elles ont le tort d'offenser; avec le bon goût, toutes les nobles choses dont l'armée est le vivant symbole. L'uniforme impose au soldat, dans toute sa conduite, un redoublement de surveillance sur lui-même. Il ne doit pas un instant oublier qu'en le déshonorant, il ne se déshonore pas . seulement lui-même, mais corn, promet, autant qu'il est en lui, la grande famille à laquelle il appartient. Aujourd'hui qu'en France tout Je monde est soldat, l'armée doit être plus que jamais une école de dignité morale, de vertus sociales et civiques. Ces vertus, d'ailleurs, font plus pour la force réelle d'une armée, que l'armement le plus perfectionné ou la plus savante stratégie.
�LE SERVICE MILITAIRE. -
LE VOTE.
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li. -
DEVOIRS DU CITOYEN EN TEMPS DE GUERRE
A partir de quarante ans, le citoyen français a payé l'impôt du sang. Mais il a encore des devoirs militaires. En cas d'invasion, par exemple, lors même qu e la loi ne l'y contraindrait pas, il faut qu'il reprenne le fusil. Est-il trop vieux, malade ou infirme? s' il peut encor e servir dans les ambulances ou dans les services auxiliaires, il le doit. Il doit exalter les courages autour de lui, faire taire ceux qui se plaisen t à prédire la défaite, espérer quand même, et communiquer son espoir, ne se laisser abattre par aucuns revers, donner son argent, mettre lui-même les armes aux mains de ses enfants, les enflammer de son ardeur, étouffer les révoltes et les angoisses de la tendresse, et, s'il est frappé d'un de ces coups qui brisent la vie à jamais, souffrir et pleurer, mais sans accuser la patrie, ni regTetter d'avoir, mème à ce prix, fait son devoir. Aux mères, surtout, ces chose pourront sembler bien dures; à elles pourtant non moins qu'aux pères, s'impose le devoir militaire dans sa grandeur la plus sublime: faire de leurs fils des soldats, les pénétrer du mépris du danger, préférer pour eux la mort du brave à la vie déshonorée du' lâche. En temps de guerre, les vertus du soldat sont le courage, la patience, la résignation. Nous disons vertus, parce que ce sont là des di spositions permanentes, plutôt que des actes, c l qui supposent des habitudes depui s longtemps contractées. Le soldat peut
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ll)RALE PHATIQUE.
n'avoir pas eu jusque-là l'occasion de les mettre en pratique; mais il doit y avoir préparé son âm e, autant que son corps s'est exercé à la fati gue et au maniement des armes. Les balles et les obus, les privations de 'toutes sortes, le manque de nourriture, la chaleur et le froid le trouveront impassible; il subira tout cela avec la sérénité que donne le sentiment du devoir, car tout cela c'est pour la patrie.
111. DE V OIR S DES FE MM ES EN T EM P S DE G UE R R E
Les fe mm es n'on t pas à porter les armes, quoiqu'après tout, dans le pays de Jeanne d'Arc et de Jeann e Hachette, il se rait bi en étrange que l'héroïsme guerri er fût regard é comme tout à fail in compatible avec leur sexe. Mais c'est d'autre faço n qu'elles doivent accomplir le devoir militaire. Nous avo ns dit qu'elles sont tenu es de préparer leurs ills au méti er de soldat, et de leur inspi re r les mâles ve rtu s qu'il y faut. En temps deguerre, elles feront .de s carLouchrs, prépareron Lle linge pour bander les plaies , soigneront les blessés dans les ambulances, les malades dan s les hôpitaux. Et certes, l' occasion ne leur es t pas refu sée de risqu er, ell es auss i, leur vie, car la contagion à laqu ell e elles s'exposen t peu t tout aussi bien tuer que les balles . La Len dresse de leurssoins, leur pili é infatigabl e, leur somi re au milieu de tant de misères, leurs paroles , qui ont le don d'apaiser et de consoler, font les souffrances moins aiguës , les guérisons plus promptes, la mort même moin s cruelle. Elles sont, auprès de ces .
�LE SERV I CE MILITAIR E. -
LE YO'f E.
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pauvres soldats inconnu , la famill e absente, la mère, la sœur, l'épouse, la fill e, et par le respect ému qu' elles inspirent, arrêtent sur bien des lèvres, étouffent dans bien des cœurs, le blasphème et le désespoir. Par là encore, ell es servent la patrie, car il n'est pas bon qu'on se plai gne de souffrir et de mourir pour ell e. Ceux que la loi, pour des raisons d'intérêt gé néral , d ispense de servir en temps de guerre, cl c'est le cas pour certaines ca tégories de fon ctionnaires et d e magistrats , d oivent alors payer leur delle par un surcroît d'activité, de vigil ance, de dévou em ent. Ils peuvent, d' aille_ urs, même sans porter l'uniforme et le fu sil, avoir à payer de leur personn e, de leur vi e même. Un juge refnsera de rendre la justice au nom du souverain ennemi; un maire de prèter son con cours à des réquisition s ordonnées par l'envahi sseur; un employé du télégraphe, de Iivrer le secret des dépêches qui lui son t confiées par le g·ouvernement de son pays. Oq les emp ri sonne, on les emm ène comme otages ; on Jes menace de les fusiller. lis sont vraim ent solda ts alors·, il s doivent, eux aussi, leur liberté, leur sang·, et ne r eculent pas devant le sacrifice. Sentinelles placées à un poste d'honneur et d e péril , ils sont, eux aussi, les esclaves d'une consigne que la patrie s~ulc peut lever. D'autres hâteront l'arrivée des recrues, rassembleront les munitions et les vivres, organiseront les camps retranchés. Les diplomates, sous le feu de la bataille, négocieront des alliances, prépareront le t errain d'une médiation. Tous, chacun dans sa sphère e t selon ses capacités , se donneront corps et âme à la cause sainte :
�i!SO
MORALE PRA TIQUE.
il n'en est pas sur terre qui soit plussainteque celle-là. Et quand tous font ainsi leur devoir, le triomphe définitif est assuré. Un peuple de patriotes peut être momentanément vaincu ; mais son patriotisme, encore exalté par la défaite, lui défend de désespérer, le relève, et le récompense enfin par la victoire.
IV. I.E VOTE. DEVOIRS ÉLECTORAUX
Dans un pays libre comme la France, les citoyens se gouvernent eux-mêmes en élisant leurs représentants. Ces conseils élus sont de plusieurs sortes : conseils municipaux, conseils d'arrondissement, conseils généraux, chambre des députés, sénat. Le vote est l'acte par lequel les citoyens choisissent ainsi librement leurs mandataires. Voter est un droit, etcedroit, ilafallu souvent le conquérirpardes luttes longues .et douloureuses; mais voter est aussi un devoir. A vrai (}ire, ce qui est un devoir c'est moins de voter que de bien voter. -Et bien voter, c'est voter selon sa conscience, préalablement éclairée, autant du moins qu'on l'a pu faire, sur ce qu'exigent les véritables intérêts du pays. Entre plusieurs candidats, un bon citoyen fera taire ses préférences personnelles, négligera même des considérations d'amitié ou de famille, pour choisir celui qui représente le mieux ses opinions et ses principes. S'il n'en est aucun qui le satisfasse à ce point de vue, il ne devra pas pour cela s'abstenir, mais il déposera dans l'urne un bulletin blanc.
�LE SERVICE MILITAIRE. -
LE VOTE.
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L'abstention, en effet, n'est jamais permise, elle té, moigne d'une indifférence coupable à l'égard des affaires publiques. Celui qui s.'abstient donne un mauvais exemple; il semble avoir dédaigné de se déranger pour aller jusqu'au lieu du scrutin. Mais il ne suffit pas que le candidat pour qui l'on vote soit bien celui dont on approuve les opinions, dont on signerait le programme. Il faut qu'on ait de bonnes raisons pour accepter ce programme, pour adopter ces opinions. Ces raisons, on ne peut les avoir que si l'on a étudié, rétléchi. Et ces études elles-mêmes, ces réflexions doivent être prolongées, consciencieuses. Les questions où se trouvent engag·és les intérêts d'un pays sont tellement complexes, que peu d'hommes ont le temps, l'intelligence et les connaissances nécessaires pour les approfondir. Modes de répartition de l'impôt, protection ou libre échange, durée du service mjlitaire, orientation de la politique extérieure, etc., que de P,roblèmes sur lesquels les meilleurs esprits, les patriotes les plus sincères, ne parviennent pas _toujours à s'entendre! Que feront donc l'ouvrier, le laboureur, le commerçant, tout absorbé~ par leur travail quotidien, le jeune homme de vingt et l!lil ans à peine échappé du collège? Toute lumière leur fait défaut, et cependant ils peuvent, ils doiveDt voter.
V. CONSEll.S AUX ÉLECTEURS
lis s'efforceront d'abord de s'éclairer par eux-mêmes,
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J\IORALE PRATIQUE.
puis ils demanderont conseil à q:ui leur paraît mériter confiance par son instruction plus complète et par sa probité. Lecture des journaux, réunions électorales, ils ne négligeront rien de ce qui peut guider leur choix. :Ils se mettront en garde contre les déclamations creuses et le charlatanisme des promesses extravagantes. Ils jugeront dangereux quiconque prétend tout bouleverser, et reconstruire la société de fond en comble; ils sauront que dans l'ordre politique, comme dans les ètres vivants, le progrès se fait avec lenteur, que c'est un mauvais système, pour faire mieux vivre un animal, que de commencer par le mettre en pièces. Ils n'auront pas besoin, d'ailleurs, de se faire une opinion sur chaque question particulière: le bon s~ns suffit souvent pour décider, entre plusieurs candidats, quel est celui qui par ses connaissances, son expérience, sa probité, présente les meilleurs garanties pour la sauvegarde des intérêts publics. On doit alors lui accorder une confiance générale, et supposer qu'.il la mérite pour tous les cas particuliers. L'obligation qui s'impose aux uns de s'éclairer quand il s'agit de donner son suffrage, fait naitre pour les autres celle de communiquer leurs lumières, de prodiguer leurs conseils. Les citoyens instruits, ceux qui par leurs études, leur expérience, leur situation sociale . peuvent exercer autour d'eux une influence salutaire, sont tenus de la mettre au service des candidats les plus dig·nes. Mais il y a ici une question de mesure. Cette influence doit scrupuleusement respecter la liberté de l'électeur. Elle doit de plus être toute morale, et
�LE SERVICE l\lJLITAIRE. -
LE VOTE.
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s'abstenir de faire appel à la cupidité ou aux sentiments égoïstes. -Promesses, menaces, distributions d'argent, autant de manœuvre.s interdites par la conscience et par la loi. Celui qui les emploie est plus coupable peut-être que celui qui se laisse séduire ou intimider par elles. Entre les mains d'électeurs honnêtes et éclairés, le suffrage universel est l'institution la plus bienfaisante, la plus conforme aux droits et à la dignité de l'homme. Mais il impose de grands devoirs, puisqu'il fait peser sur chaque citoyen une part de responsabilité dans la direction des affaires. Ne nous en plaignons pas : la valeur morale se mesure à l'étendue des devoirs et ,des responsabilités, et s'il en coûte souvent à un peuple de douloureuses épreuves pour faire la conquête et l'apprentissage dela liberté politique, nous I\en devons pas moins dire, avec l'historien latin: « Je préfère une liberté périlleuse à une tranquille servitude. »
RÉSUMÉ
I. - La patrie est une personne morale, et comme
telle, elle a le droit et le devoir de défendre ses intérêts, son honneur, son existence. Il lui faut pour cela une force armée. Le service militaire doit être bravement accepté et rempli. Ceux qui simulent des infirmités ou se mutilent pour échapper à ce devoir civique sont des lâches.
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�MOR ALE PRA TIQUE.
Les principales vertus militaires sont : la discipline, le zèle, la confraternité, un vif sentiment de l'honneur, le respect de l'uniforme par une bonne conduite , et parti culi èrement en temps de guerre le courag·e, la patience et l'abnég·ation poussée jusqu'au sacrifice de la vi e. Les devoirs militaires ne se terminent pas avec le service légal. Lorsque la patrie est en danger, les vétérans encore valides doivent reprend1~ les armes. Les autres citoyens peuvent se rendre utiles dans les ambulances et les services auxiliaires. Ils peuvent aussi soutenir· les courages, inspirer la confiance autour d'eux, et s'ils sont pères de famill e, envoyer stoïquement leurs enfants au comba t. Les mères ont, à cet ég·ard , un beau devoir à remplir. Il. - Les femmes , en effet, peuvent d'une manière touchante et fort utile servir à.leur tour la patri e : elles mettent d'abord dans le cœur de leurs fil s les sentiments qui transforment le soldat en héros; puis, si la guerre survient, ell es payeront de leurs personnes, pour préparer les équipements et les munitions, pour porter des secou rs et des con olations aux blessés et aux mourants, etc. C'es t par des servi ces analogues que les fon ctionnaires et les magistrats, retenu' à leur poste pendant que leurs concito yens marchent sous les drapeaux, rempliront le devoir militaire. Ce devoir, en cas d'invasion, peut aussi exi ger le sac rifice de leur vie, par exemple quand il s'agit de résister aux menaces de l'envahisseur, de protéger les personnes et les propriétéE. III. - Le vote es t l'acte par lequel les citoyens choi-
�LE SERVICE MILITAIRE. -
LE VOTE.
255 ,
sissent leurs mandataires dans les divers conseils de la nation. Il est un droit, et aussi un devoir. L'abstention esL en elle-même une faute, et de plus, un mauvais exemple. Le vole, pour èLre bon, doit être d'abord désintéressé, c'est-à-dire qu'il fauL écarLer touLe considération personnelle, et choisir les candidaLs les plus vertueux et les plus capables . IV. - Celte dernière condition indique que le vote ·doit en outre -être éclairé. L'électeur cherche donc à s'insLruire : il lira les journaux, assistera aux réunions électorales, en évitant de se laisser séduire par les charlatans et les utopistes; il demandera conseil aux personnes expérimentées. V. - Les ciLoyens instruits, qui sont en situation d'exercer une influence saluLaire sur les autres élec~ teurs, doivent leur communiquer leurs lumières, tout en respectant la liberté de chacun. Le suffrage universel,· praLiqué avec intellig;ence et honnêteté, est la condition la plus efficace du progTès poli tique et social.
Ouvrages à consulter :
· MARION, MASSY
Leçons de morale. (30• leçon.) Vive la France I Devofr et Patrie. (2• partie,tl. XIV.)
(Madame H.), Éducation morale et civique des jeunes
fi.lies.
HANRIOT,
A.
BuRDEAU,
�VINGT-QUATRIÈME LEÇON
DEVOIRS DES GOUVERNANTS
S0in1AIRE . -
I. Différence en tre le s fonctionnaires et les. gouvernants - II. Obligatio n pour les gouvernants d'étudier par eux-m êmes les affaires importa ntes. - Ill . Obligation de ne pas se laisser absorber par les détail s. - IV . Devo ir d' intégrité. - V. Prud e nce et décisionr - VI. Préoccupation des inté rêts généraux et perman e nts du pays. - VII. Les gouvernants doive nt servir d'exempl e par la di gnité de leur vie privée . - VIII. A qu elles co ndili ons l'a mbition d e gouverne, est légitime.
l. ··- UIFF É I\ENÙ ENTRE LES FONCTIONNA IRE S
ET LES GOUVERNANTS
Si les citoyens ont des devoirs envers les dépositaires de l'autorité, ce ux-ci n' en ont pas de moin s impérieux envers les citoyens. Nous avons parlé déjà des obli gations qui · s'imposent aux fonctionnaires; nous avons maintenant à exposer brièvement celles qui incombent aux gouvernants. Tous les fon ctionnaires , en effet, ne sont pas proprement des gouvernants. Le pouvoir législatif luimême, bien que mandataire de la volonté nationale, n'est pas le gouvernement : celui-ci est constitué
�DEVOIRS DES GOUVERNANTS.
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essentiellement par le pouvoir exécutif, souverain ou président de la République et ministres. Même dans un pays comme la France, où le régime parlementaire est en vigueur, les ministres seuls g·ouvernent; car seuls ils ont la responsabilité.
I l . - OBLIGATION POUR LES GO UV E IU iANT S o' i; T U DIER
P A R E U X - :Il È M E S L ES A F F A 1 1\ E S I li P O 1\ T .l N TE S
Le premier, on pourrait dire le senl devoir de quiconque tient en main l'autorité publique, c'csL d'en êLre dig·ne. Mais celle formule es t \'ague et peu instructive dans sa généralilé. Il va sans dire que quand le chef de l'État , sur les indications fournies soit par les élections, soit par les débats parlem entaires, choisit ses ministres, il ne s'adresse qu'à des homm es d'une compétence et d'une intégrité constatées. Une erreur accidentelle serait vile reconnue, et le contrôle de l'opinion publique ne manquerait pas de la signaler, et d'en imposer la réparation. Il y a donc une forte présomption que les g·ouvernants sont dignes des hautes fonctions qu'ils rempli ssent. Mais une compétence générale pour le maniement des affaires publiques n'implique pas nécessairement une compétence particulière pour telle ou telle branche de l'administration. Un homme d'État qui devient ministre, n'est pas, par cela même, versé dans les questions multiples et compliquées sur lesquelles il aura à statuer. De là; pour lui, l'obligation de se mettre, comme on dit, au courant, d'étudier attentivem ent et
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MORALE PRATIQUE.
par lui-même les affaires importantes, de faire appel aux lumières des hommes spéciaux. Cette tâche d'ail, leurs n'est pas au-déssus de ses forces: une intelligence vive, animée par l'am,our du devoir et le zèle pour le bien du pays, aidée d'une volonté énergique et fortement appliquée au travail, réussit assez promptement à connaître ce qui est essentiel à la bonne gestion des intérêts qui lui sont confiés.
Ill. OOLIGATION DE NE PA SE LA ISSEi\ AOS01\0Ell
PAi\ LES DÉTAILS
Une autr<~ obligation, non moins impeneuse, qui s'impose aux gouvernants, c'est de ne pas s'absorber dans les détails et de ne pas prétendre à tout faire par eux-mêmes. Ils ont des collaborateurs en sous-ordre : directeurs, chefs de bureaux, inspecteurs généraux, etc.; dès qu'ils se sont assurés qu'ils peuvent s'en rapporter à eux, ils <loi vent leur laisser le soin des affaires de moindre importance. Gouverner, c'est diriger de haut, c'est imprimer une impulsion générale, c'est encore choisir, soutenir, encourager les hommes les plus propres à recevoir cette impulsion et à la rendre féconde. Un ministre qui, par un scrupule mal entendu, voudrait en toutes choses se substituer à ses subordonnés, outre qu'il tente rait l'impossible, sortirait de son véritable rôle et manquerait à son devoir.
IV.- DEVOIR D'INTÉGI\ITÉ
Une autre vertu nécessaire aux gouvernants, c'est la
�DEVOIRS DES GOUVERNANTS.
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plus entière intégrité. Nous n'entend~ns pas par là qu'ils devront s'abstenir soit d'abuser de leur éminente position pour arrondir leur fortune personnelle, soit de divulg·uer, sous quelque prétexte que ce soit, des secrets qui intéressent le bien de l'État. Cela est trop clair et n'a pas besoin d'être dit. L'intégrité dont il s'agit ici consiste, pour les gouvernants, à être inaccessibles à la faveur et à l'intrigue, à se régler, pour le choix et l'avancement des fonctionnaires qui dépendenl d'eux, uniquement sur le mérite et les services rendus. Quelle que soit la tentation d'être utile à des parents, à des amis, de faire la carrière d'un frère ou d'un fils, un ministre vraiment intègre saura y résister. L'intégrité parfaite va plus loin; elle se met en garde contre une disposition, qui se manifeste parfois chez les puissants, à tenir systématiquement à l'écart ceux qui leur sont le plus chers, et à les traiter, pour éviter jusqu'aux apparences de favoritisme, plus injustement que ne le feraient des étrangers. C'est ce que Pascal appelle quelque part être injuste à contre-biais, pour ne pas tomber dans l'a.mour-propre 1 • Un ministre vraiment intègre ne commettra pas de ces injustices raffinées et s'il croit devoir élever quelqu'un des siens, peu soucieux de ce qu'on en pourra dire, préoccupéseulement dans son choix de l'utilité publique, il le fe.ra.
1. L'amour-propre est pris ici · pour l'amour de soi-mên;Je et des siens. La phrase de Pascal est : « Il n'est pas permis au plus équitablchom~e du monde d't:tre juge en sa cause; j'en sais qui, pour ne pas, tomber dans cet amour-propre, ont ét6 les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen le plus sûr de perdre une affaire toute justeétait de la leur faire recommander par leurs proches parents. >>.
�~o
MORALE PRATIQUE.
V, -
PRUDENCE ET DÉCISION
Les gouvernants sont tenus de réunir deux qualités assez difficilement conciliables, la prudence et la décision. La prudence, · une extrême prudence est nécessaire à des hommes qui portent la responsabilité des plus graves intérêts. Une mesure hâtive, irréfléchie, peut avoir, dans un avenir immédiat ou lointain, des conséquences incalculables. Et pourtant, non moins néw;saire est la décision. Se déterminer à propos, clore une délibération où les avis les plus éclairés se sont librement produits, imposer au besoin sa volonté, ne pas vaciller dans ses résolutions, ne pas donner le déplorable spectacle de rapporter le lendemain l'arrêté signé de la veille, voilà ce qui caractérise essentiellement l'homme d'État.
VI. PRÉOCCUPATION DES INTÉI\ÉTS GÉNÉRAUX ET P E Il MA MEN TS D U PA YS
L'homme d'État, vraiment digne de ce nom, ne g·ouvernera pas, comme on dit, au jour le jour, satisfait de résoudre tant bien que mal les difficultés du moment, et de se maintenir le plus longtemps possible au pouvoir, lui et le parti qu'il représente. Dévoué aux intérêts suprêmes r;t permanents du pays, il en connaîtra à fond l'histoire, pour en deviner et préparer les d estinées. Sa vue s'efforcera d'embrasser le vaste horizou de l'avenir, de deviner. pour les prévenir, les dangers
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�DJ;;VOIR S DE S GOU\'ER N.U·n s .
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e:ocore éloi g nés ; il saura de mème semer des germes de prospérité et de grandeur qui peut-être ne fru ctifi eront qu e beau coup plus tard. 11 se ra peu se nsible aux prntestationsqu'une telle politique , rarement comprise , pourra provoquer autour de lui; et, bi en qu'il ne lui soit pas interdit de recher cher la gloire, il se r ésignera, s'il le faut, à ne l'a ttendre que de la postérité. Nous avons dit qu'il était dévoué aux intérêts suprêmes et perm anents de son pa ys. C'est dire que l'objet de ses préoccup ations principales sera tout ce qui peut élever le nive au intellectuel et moral de la nation. Les anci ens le r emarquai ent déjà : les lois ne sont rien san s les mœurs. L'adminis tration la plus habil e, les mesures législa tives les mi eux concertées aboutiront à peu de chose si les esprits sont ig·norants, les volontés moll es , les carac tères vil s. Faire des homm es, dan s le plus beau sens du mot, prépar er à la patri e de vé ritabl es cito ye ns, voilà le but derni er de la science politiqu e, comme de cell e de l' éducation. A ce point de vue, l'homm e d'État peut être r egard é comme le premi er instituteur de sa patrie et de son époque : s'il mérite pl einem ent ce titre, il ne saurait en souhaiter un plus glorieux.
VII. -
L ES
G O UVE I\NAN T S D O I VEN T SE I\ VIII
D' EXEMPLE PAi\ L A Dl GN I TÉ D E LEU H VI E P R IV É~
Ce caractère moral· du r olc qu e doit jou er l'ho mme d' État lui impose , plus qu' à tout autre, l'obli g·ation de
15.
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MORALE PRATIQUE.
donner, par la dignité de sa vie privée, la pureté de ses vertus personnelles, un exemple d'autant plus efficace qu'il descend de plus haut. « Si Alexandre penche la tête, dit Malebranche, ses courtisans penchent la tête. Si Denis le tyran s'applique à la géométrie à l'arrivée de Platon dans Syracuse, la géométrie devient aussitôt à la mode, e t le palais de ce roi, dit Plutarque, se remplit incontinent de poussière par le grand nombre de ceux qui tracent des figures. Mais dès que Platon se met en colère contre lui et que ce prince se <légoùte de l'étude et s'abandonne de nouveau à ses plaisirs, ses courtisans en font aussitôt de même ... C'est ainsi que les princes peuvent changer les vices en vertus et les vertus en vices ... 1 » - Notre société démocratique ne connaît plus ni princes ni courtisans, et nos idées morales ne changent pas au gré de ceux qui exercent le pouvoir; mais il reste vrai que l'exemple des puissants a un e gran de force, et que leur vie, exposée à tous les regards, est tenue d'être plus irréprochable encore qu e celle des simples particuliers.
V(II. A QUELLES COND ITIONS L'A MlllTION
DE GOUVERNE!\ EST LÉGITIME
Aux qualités que doivent posséder les gouvernants, on voit sans peine que peu sont véritablement dignes de gouverner. Aussi ne saurait-on trop blâmer la présomp tion de ceux qui, dépourvus de savoir et d'expé1. Recherche de la vùite, li v. III, 3• partie, chap. IL
�DEVOIR S DE S GO UVERNANT S.
rience, se croient naïvement appelés à prendre en mains les affaires publiques. L' ambition est de soi légitime ; elle est l'inspiratrice des grands desseins et des grandes actions; mais pour avoir le droit d'a~pirer à dirig·er l'État, il faut un long apprentissage et des aptitudes peu communes. On connaît la scè ne charmante où Socrate rappelle à la mod estie le jeune Glaucon, qui s'imagine avoir en lui l'étoffe d'un Périclès. La leçon de Socrate, bonne pour un Ath éni en du cinqui ème siècle, trouverait encore à s'appliquer dans d'autres Lemps et dans d'autres pays 1 •
1. « Glauco n, fil s d'A rislon , aspira it à deven ir orateur po pul air e , avec la préte,1tio n d'arriver a u gouYerneme nt de l'État, quoiqu 'il n'eût pas e ncore vin gt ans . Ses pare nts et ses amis ne p ou vaie nt le fa ire· revenir , bi en qu 'on l'arrachât de la tribune et qu 'on le couvrit d0, huées. Socrate, qui lui voulait du bie n, par a mitié pour Ch armide, et pour Pl aton, parvint seul à le r endre sage. Le re nco ntrant un j olrr et voul ant tout d'a bord se fair e éco ute r , il e ngagea a in s i la conversati on : « Gl aucon , dit-il , tu l'es donc mis da ns la lè le de gouverner notre cité? - Ma is oui , Socrate. - Par J upiter, c'est le plus beau des pi·oj e ts qu 'un h omm e pui sse fo r mer : car il est clair que, s i tu parvi ens à ton but, lu seras en passe t.l 'ob len ir tout ce que lu désire ras, de se rvir les ·am is, d'élever la ma ison de les pères, d'agrandi r ta patrie. Tu comm enceras par le fa ire un n om da ns ton pays , pui s dans toute la Grèce , e l peut-être, co mm e Th émistocle, jusqu e chez les barba rrs; enfi n, pa rtout où tu iras, tu fix eras sur toi tou les yeux . » En e ntendant ces mots, Glauco n se redressa it avec fi e ,té e t demeurait avec pl a isir. Socra te co ntinua e n ces te rm es : ,< N'es t-il pas évident que, s i tu veux ê tre honoré, tu dois rendre se rvi ce à la r épublique?San~ doute. - Au nom des di eux, ne me cac he r ie n, di -m oi qu el est le premier se rvice que tu ve ux lui rendre . » Glauco n garda it le sil e nce, cherc hant e n lui-même pa r où il comm ence ra it. u Voud ra is-tu d'abord, l ui di t Socrate, de la mê me ma nière que s' il s'agissail d'enrichir la ma iso n d'un ami , t'e fforce r d'enri chir la République? - Je le vo udra is. - Le moye n de la re ndre plus r iche, n'est-cc pas de lui procurer de plus grands r evenu s? - C'est tou t naturel. - Dis-nous donc d'où se t irent a ujourd'hui les reve nus de l'É tat e t quel en est le chiffre. Il est
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l\IORALE PRA TIQUE.
RÉSUME
1. - Les goiwernants ne se confondent pas avec les
fonctionnaires. Les gouvernants sont ceux qui dirigent les affaires de l'État. Il. - Les gouvernants doivent tout d'abord se mettre
évident que tu en as fait une élud e, afin de pouvoir suppl ée r aux produits qui sera ient trop faibles et remp lacer ceux qui Yicndraicnl à manqu er ? - Ma is, par Jupiler, rep rit Glauco n, j e n'y a i jamais so ngé . - Puisqu e tu n'as pas songé :\ ce poi nt, dis-nous au moin s que lles so nt les dépenses de la ville : ca r il es t certa in qu e tu as l'intention <l e diminuer celles qui so nt s uper flue s? - Ma foi, je ne m'e n sui s pas non plus occup é. - Eh bien, rem etton s à un a utre temps le proj et d'e nrichir l'État ; comment , e n elîel, y so nger ava nt de co nn aîlre les dépenses el les revenu s 9 - Mais, Socra te , dit Glaucon, on peul e nco re cmi chir la Hépubliqu e des dépo uill es des ennemis . - Oui, sans doute, si l'on est plu s fo rt qu'eux ; car si l'on éta it plus faible, on perdra it même ce qu e l'on a. - Tu dis vrai. - Celui qui veut à l'occasio n pouvoir faire une g uerre doit donc con naîlre la fo rce de sa nati on et cell e des en nemis, afi n qu e, si sa patrie es t la plus forte, il lui conse ille de commencer les hos tilités, cl s i ell e est la plus fa ible, il lui persuade de se tenir sur la défensive. - Tu as raison. - Dis-nou s donc d'a bord quelles sont les forces de notre cité sur terre e t sur mer, puis quelles sont écll es cles e nn em is. - Ma foi, je ne pui s te r épondre a insi sans préparation. - Ma is si lu as écrit que lqu e cho se là-d ess us , j e l'e nte ndrai avec le plu s g ra nd pla isir. - Non, pat· Jupiter, je n'a i a bso.l um enl rien écrit . - Eh bie n, a lors, no us ajourn e rons auss i notre première délibération au sujet de la g ue rre ; peul-èlre, vu l'importance, de l 'obj et el ton début dan s les alîaires, n'as-lu pas pu l'étudi er encore? Mais j e vois qu e ·tu t'es occupé déj ,, de la défense du pays ; lu sais quelles garnisons so nt nécessa ires r t quelles au tres ne le sont pas, sur quel p oints les gard es so nt tr op nomb t·e u es ou bi en insuffisantes; lu conse ill eras d'augmenter cell es qui ne sont pa assez fortes, de r etirer celles qui ne sont pas nécessaires . - Par Jupiter, reprit Glancon, je s uis d'avis de les retirer toutes; car elles gardent le pays de manière
�DEVOIRS DES GOUY ER NANTS.
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au courant des affaires importantes qui leur sont con~ fiées. III. - Ils doivent de plus ne pas prétendre régler euxqu'on y vole tout. - Mais si l'on e nlève les garnisons, ne sens-tu pas qu'il se ra possible à qui voudra d'cnleve,· même de vive force? D'ailleurs as-tu visité toi-même les garnisons? Comm ent sa is-tu qu'elles font mal leur service? - Je le suppose. - Eh bi en, quand nous aurons autre chose que des su ppositions , nous délibérerons sur ce t objet. - Peut-être cela vaudra-t-il mieux . - Mais je su is sùr du moins que tu as soigneusement exam iné combien de temps le blé récolté dans le pays peut nourrir la ville, et combien on en consomme de plus chaque année, afin que, si l'État venait à éprouver une disette, tu ne fusses pas pris au dépourvu, mais e n mesure, g rùcc ,, tes prévisions, de pourvoir anx besoins de la vill e cl de la sauver . - Tu me parles là d'une grosse affaire s' il faut veiller à tous ces détails. - Cependant, reprit Socrate, on n'est pas même capable de bien gouverner sa maison, si l'on n'en connait pas tou s les besoins, si l'on ne sa it pas les sati sfaire; mais puisque la ville con ti en t plus de dix mille maisons, et qu'il n'e st pas fa cile de s'occuper de tant de familles à la fois, pourquoi n'as-tu pas essayé d'abord d'en rclc\'C r une , cell e rie ton oncle ? Elle en a besoin. Après en être venu à bout, tu amais passé à un plus grand nombre; mai si lu ne peux pas rendre se rvice à un seul individu, comment pourras-tu être utile à tout un peuple? C'est comme si un homme n'avait pas la force de soulever le poid s d'un talent; n'est-il pas clair qu'il ne devrait pas essayer d'en sou lever davantage? - Ah! ce rtes, dit Glaucon, j e sera is bien utile à la famille de mon oncle, s'i l voulait m'écouler! - Ainsi, reprit Socrate, lu n'as pas pu persuader ton oncle, et tu voudrais te faire écouter de tous les Athéniens, e t de ton oncle avec eux ? « Prends ga rde, Glaucon, en désirant la gloire, d'al'l'iver à tout le con traire. Ne vois-tu pas co mme il est dangereux de dire ou de fairn ce que l'o n no sait pas? Regarde parmi tou s ceux de ta co nnaissa nce qui parle nt et ag-isspnt sans savoir, s' il s le paraissent pour cette raison obtenir des éloges ou des r eproc hes. Son t-il s adm irés ou méprisés? Regarde, au con traire, les hommes qui savent cc qu'ils disent, ce qu'ils font, et tu verras, je crois, que, clans toutes les circon tances, ceux qui ravissent les ·s uffrages et l'admiration sont p,·écisément ce ux · qui savent, tandis que l'~pprohre e t le dédain sont l e partage des ignorants. Auss i puisque lu a im es la gloire et que tu veux te faire adm irer de la patrie, travaille ù bien savo ir ce que lu veux mettre en pratique. Car
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MORALE PR ATIQUE.
mêmes tous les détails. Gouverner c'est diriger de haut. IV. -Leur intég-rité doit être absoh~e; ils sont tenus d'être inaccessibles à la faveur et à l'intrigue. V. - Ils doivent joindre la prudence à la décision. VI. - Ils se préoccuperont avant tout des intérêts généraux et permanents du pays, de son progrès intellectuel et moral. VIL - Us seront un exemple par la dignité de leur vi e privée. VIII. - On ne doit pas aspirer au maniement des affaires publiques si l'on n'y est préparé par l'étude et l'expérience, et si l'on ne se sent pas pour ce rôle des aptitudes spéciales et peu communes.
Ouvrage à consulter :
BARN! , La Morale dans la demo cratie. (Leçon 9.) si lu pa'rviens à l'emporter en ce la sur les autres , et qu'alors tu prennes en main les affaire s de l'État, je ne serais pas é tonné que tu obtiennes très fa cilement ce que tu dés ire s. ,,
�VINGT-CINQUIÈME LEÇON
DEVOIRS DES NATIONS ENTRE ELLES
Soii.u..1. 1RE. -1.
Notions sur lo droit des gcn . - Il. DcYoirs réciproques ti cs nations en temps de paix. - Ill. Devoirs réciproque de nation s en temps de g uerre. - l\' . Obligations des neutres .
1. -
NOTI01'S SUR
I.E
DROIT DES GENS
Une nation , nous l'avons dit, est un e personne morale. Co mme telle, elle a des devoirs et elle a des droits. Ces droils et ces devoirs résultent des rapports qui unissent les naLions entre elles. La parlie de la morale qui les constate et les détermine s'appelle le droit des gens (le. mot gens est pris ici dans un e acception spéciale: c'e t le mot latin gens, qui veut dire nation) . . Une nation a ses intérê ts légitimes, matériels et moraux, qu'elle a le droit et le deYoir de sauvegarder et de développer. Les intérêts matériels sont ceux du commerce, de l'agriculture, de l'industri e; les intérêts moraux sont ceux qui se rattachent à l'influence qu'une
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MORALE PRATIQUE.
nation bien gouvern ée ne peut manquer d'exercer par son exemple, et au besoin par ses conseils. Une nation a de plus un e sorte de propriété collective qui es t son territoire, auquel il convient d'ajouter cette portion du capital qu'elle immobilise pour sa sécurité et sa défen se : port militaires, forteresses, arsenaux, vai sseaux de guerre, etc. Son droit et son devoir est de maintenir intact cette propriété, qui n'es t pas moins nécessaire à son existence que la propriété privée ne l'es t à cell e du cito yen. Entin , comme toute personn e morale, un e nation a son honn eur, sa di gnité, et il es t de so n droit comm e de son devoir de n'y laisser porter au cune atteinte. Ce qui précède permet de se rendre co mpte des obligations réciproques qui s'imposent aux nations. La situation normale des nations les unes à l'égard des autres , c'est l'état de paix . L'état de guerre est exceptionnel et modifi e assez profond ément les règles du droit des gens.
li. D E V O IR S R ÉC I P I\O QUES DES NA TIO NS EN T EM PS D E P A I X
En L emps de paix , les nations doivent se respecter mutuellement dans leur existence, leurs intérêts légitim es, leurs propriétés, leur honneur. Ell es accréditent les unes auprès des autres des ambassad eurs, des ministres plénipotentiaires , des chargés d'affa ires , des consul s. Tous ces personnages sont autant -de représentants officiels de leur pays ; par suite,
�DEVOIR S DE S N AT l ON S EN T R E EL LE S.
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ils ont droit au respect que les nations se doivent entre ,elles. Leurs personnes, leurs maisons même, sont inviolables. Tout citoyen inoffensif qui voyage ou séjourne à l'étranger, soit pour son plaisir, soit pour ses affaires, est de plein droit sous la protection des lois du pays qu'il habite. S'il subit un dommage quelconque, et si, après avoir porté plainte, il ne peut obtenir que justice lui soit rendue, les représentants officiels de la nation à laquelle il appartient, ont le devoir de prendre en main sa cause et d'exiger pour lui une équitable réparation. La sécurité réciproque des différents peuples les a conduits à conclure des conventions par lesquelles ils se livrent mutuellement les criminels de droit commun. Violer ces conventions c'est, dans une certaine mesure, porter atteinte aux lois des pays avec lesquels elles ont été conclues; c'est en effet dépouiller ces lois de leurs sanctions, en les mettant dans l'impossibilité d'atteindre ceux qu'elles ont justement condamnés. · Les nations doivent de même interdire sur leur territoire toutes conspirations ayant pour but de renverser par la violence le gouvernement légal d'un peuple ami. Le symbole de l'honneur d'une nation, c'est son drapeau et son pavillon. Toute insulte au pavillon et au drapeau est donc une insulte à la nation elle-même. Enfin, une nation étant une personne souveraine, doit être libre de se gouverner comme elle l'entend, d'établir telle législation qui lui semble préférable, pourvu
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MORALE PRATIQUE.
qu'elle ne porte ainsi aucune atteinte directe aux droits . des autres peuples. Toute tentative venue du dehors pour lui imposer une forme de gouvernement qu'elle repousse est injuste et lui confère le droit de légitime défense. Les prescriptions qui précèdent répondent à ce qu'on appelle les devoirs de justice quand il s'agit des individus. Mais là ne se bornent pas les obligations internationales. Les nations ont encore entre elles ce qu'on pourrait appeler des devoirs de charité. Je veux dire qu'elles sont tenues à avoir des égards les unes envers les autres, à favoriser tout ce qui peut développer les relations pacifiques de peuple à peuple, comme traités de commerce, expositions universelles, congrès de savants, explorations des contrées inconnues du globe, propagande civilisatrice dans les contrées sauvag·es ou barbares, etc. Les nations qui sont à la tête du progrès ont une sorte de tutelle bienfaisante à exercer sur les races inférieures; elles doivent, non les asservir ou les détruire, comme elles ne l'ont fait jusqu'ici que trop souvent, non leur imposer tout d'un coup des formes d'existence auxquelles elles ne sont pas préparées, mais les élever lentement, par les bons traitements, la prédication morale et l'influence persuasive de l'exemple, jusqu'au niveau de la civilisat10n.
Ill. DEVOIRS RÉCIPROQUES DES NATIONS EN TEMPS DE GUERRE
Malheureusement, des conflits provoqués par l'am-
�DEVOIRS DES NATIONS ENTRE ELLES.
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bition, l'intérêt, l'amour-propre, s'élèvent parfois entre les nations comme entre les particuliers. Mais les particuliers n'ont pas le droit de se faire justi ce à eux-mêmes , parce que l'état social a précisément pour objet de substitu er aux luttes et aux vengeances particulière une justi ce impartiale qui, par l'organe des tribunaux, réprime toute agression violente, toute tentative frauduleuse, redresse les torts, punit le coupable, indemnise au besoin la partie lésée. Cette justice légale a à son servi ce la force collective, qui s'impose à chacun avec une puissance irrésistible. Dans les conflits entre nations, ri en de semblable : nul tribunal investi d'un e autorité suffisante, armé de mo yens assez efficaces pour faire obéir ses décisions. Sans doute, quand l'intérêt qui es t en jeu n' es t pas d'un e importan ce exceptionnelle, les nations sont aujourd'hui disposées à invoquer l'arbitrage de quelque souverain dans l'équité duquel les deux parties ont une égale confiance; et l'on ne peul trop souhaiter que celte pratique se g·énéralise de plus en plus dans l'avenir. Pour le moment, les natiow n'ont pas encore pris l'habitud e de renoncer à la guerre, ùans les cas extrêm es où aucun autre moyen n'apparaît de vider un différend. L'état de guerre suppose toujours de l'un des côtés, et.quelquefois des deux côtés, une injustice; car deux nations qui auraient toujours observé l'une à l'égard de l'autre les prescriptions du droit ne sauraient être am enées à en venir aux mains. Mais cette injustice peut remonter loin dans le passé; elle peut n'être pas apparente aux yeux de tous, tant les relation internatio-
�272
MORALE PRAîIQUE .
nales sont souvent compliquées, et tant les intérêts en jeu sont nombreux et divers. Aussi n'est-il pas toujours facil e, pour l'histori en moraliste, de dire, en présence d'une guerre qui vient d'éclater, lequel des peuples belligé rants a pour lui le bon droit. Quoi qu' il en soit, l' état de guerre comporte certaines r ègles de conduite qui ont été déterminées en dernier li eu par la convention de Genève en '1867, et dont aucune nation civilisée ne devrait jamais se départir. D'abord la g·uerre ne doit être déclarée que quand tous les moyens de concili ation, toutes les démarches diploma tiques, ont été vainement employés; puis elle doit être déclarée solennellement, selon les form es traditionnell es. Les ambassadeurs, chargés d'affa ires, consuls de la nati on ennemi e, doivent être protégé::; contre toute insulte jusqu 'à ce qu'ils aient quitté Je territoire du pays auprès duqu el ils étaient acc rédités. De plus, on doi.t s'efforcer de réduire au minimum les calamités inséparables de la guerre. C'es t pour cela que les troupes belli gérantes portent des uniformes facilement reconnaissables; la population civile, les fe mm es, les enfants, les vieillards, doi vent être rigoureusement respectés . La vie sauve es t assurée au x parlementaires ; le bombardement des villes ou vertes , la capture des vaisseaux de commerce, sont interdits. Dans la bataitle, l'enn emi désarm é, celui qui s'es t rendu ou a été fait prisonnier , doivent être épargnés. Il es t même certains mo yens de des tru ction , projectiles emp oisonnés, balles explosibl es, etc., dont les nati ons civilisées sont convenues de prohiber l'empl oi.
�DEVOIRS DES NATIONS ENTRE ELLES.
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Les blessés, les malades, sont sacrés, et doivent être soignés indistinctement et avec un dévouement égal par les chirurgiens, médecins, infirmiers des deux partis. Défense de tirer sur les hôpitaux et sur les ambulances . La guerre ayant pour objet d'amener la paix par l'affaiblissement de l'une des puissances belligérantes, il est légitime pour celles- ci de chercher à détruire ou de s'approprier les arsenaux, vaisseaux de g;uerre, munitions, magasins de vivres, etc., de l'ennemi. Les drapeaux, les fusils, les canons, les équipages de pont, pris sur le champ de bataille ou à la suite de la victoire, appartiennent également de droit au. vainqueur. Mais les propriétés privées, les dépôts faits par des particuliers dans des banques, doivent être absolument respectés. Les réquisitions de vivres, fourrages, vêtements, ne sont permises que sous la condition d'une juste indemnité. Les prisonniers emmenés en captivité et internés doivent être non seulement garant is de toute insulte, mais encore entourés du respect et de la sympathie dus à de braves gens malheureux qui ont fait leur devoir. Ils sont, soit échangés pendant le cour de la guerre, soit rend us à leur patrie après la ·signalure de la paix. La paix doit être faite aussitôt qu'elle est possible. C'est un crime de lèse-humanité que de prétendre poursuivre la guerre jusqu'à l'anéantissement total de la puissance vaincue. Le vainqueur n'exigera que ce qui est indispensable pour la sauvegarde de ses intérèts légitimes et de sa sécurité; il pourra cependant, s'i l a
�MO Il A LE P Il AT I QUE.
été injustement provoqué, exiger un e indemnité mo,dérée pour frais de guerre. Des conditions trop dures font fermenter une haine implacable au cœur de ceux qui sont obligés de les subir; elles sont un odieux abus - la force, et préparent pour l'arnnir de terribles de revendications .
l V. · 0 Il L I G .\ T 1 0 N S D " S N E UT R E S
En temps de g·uerre, le neutres ont des devoirs cl aussi des droit . JI. ont le droit d'exiger qu'on re peclc leur territoire, leurs nationaux, leur drapeau, leur pavillon; ils ont le devoir de s'ab tenir de tout acte, direct ou indirect, d'hostili Lé. La contrebande de guerre, ' sous pavillon neutre, est interd ite. 1'1Les neutres ont ·aussi le devoir d'offrir leurs bon s offices pour une médiation qui puisse fa ciliter ou hâter les préliminaires de la paix, adoucir les exigences du vainqueur. En même L emps qu'il y a lù pour eux un devoir, il y va de leur intérêt immédiat, car toutes les nations sont solidaires, cl la guerre allum ée entre deux .,J'entre ell es est une calamité pour toutes.
RÉSUMÉ
l. - Les nations ont entre elles des rapports ·analogues à ceux qui unissent les individus particuliers. li . en résulte un ensemble de droits, ayant chacun leur
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.devoir correspondant, qui constituent le droit des gens. Il. - Voici les principaux devoirs réciproques des nations en temps de paiœ: respect de l'existence, de la propriété et de l'honneur de chaque nation; inviolabilité des agents diplomatiques; protection accordée aux étrangers ; extradition des criminels de droit commun; observation des traités; interdiction des complots contre les nations voisines; respect des drapeaux et pavillon. , emblèmes de l'honneur des autres nations; enfin liberté laissée à chaque peuple par les autres de se gouverner ,comme il l'entend, pourvu que celte liberté ne porte pas atteinte à la liberté des autres peuples. Autres devoirs d'un caractère philanthropique et qu'on pourrait comparer à des devoirs de charité : conclusion de traités de commerce; encourag·ements donnés aux expositions internationales de l'industrie, aux congrès et aux excursions scientifiques; efforts tentés au près des nations arriérées pour les élever au niveau général de la civilisation . III. -- Lorsque les différends entre nations ne peuvent être arrang·és par les arbitrages et autres moyens diplomatiques, les nations sont malheureusement obligées de se faire justice elles-mêmes par la; voie des armes. C'est l'état de guerre. Il en résulte de nol,).veaux devoirs qui ont été précisés par la Convention de Genève ('1867). Cit9ns les plus importants : déclaration solennelle de la guerre; protection des ambassadeurs ennemis jusqu'à ce qu'ils soien t rapatriés; respect des personnes civiles, des parlementaires, des villes ouvertes,. ·des vaisseaux marchands, des belligéranls
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MORALE PRATIQUE.
désarmés, etc. ; interdiction de certains engins de destruction; soins accordés indistinctement à tous les blessés; bons traitements réservés aux prisonniers de guerre; payement d'indemnités pour les préjudices occasionnés aux propriétés privées, etc.; enfin prompte conclusion de la paix. IV. - Les nations neutres ont le droit de faire respecter leur neutralité, et le devoir de la respecter ellesmêmes en s'abstenant de tout acte d'hostilité. Elles doivent aussi user de tout leur crédit pour· ramener la paix.
Ouvrages à consulter :
CICÉRON, Traité des Devoirs. (L. I, ch. x1, xm.)
ÉMILE BEAUSSIRE, PAUL JANET,
Les Principes du droit. (L. Il, ch. v.) Histoire de la Science politique.
�CINQUIÈME PARTIE
DEVOIRS PERSONNELS
VINGT-SIXIÈM E LE ÇOJ\
DEVOIR DE CONSERVATION PERSONNELLE LE SUICIDE
SOMr!I AIR E. -
1. L' hyg iène et la moral e. suicid e.
1. -
11.
L'ascétisme . -
Ill. La
1. ' IIY G I ÈNE ET LA MORAL E
Nous avons dit comm ent il est possible que l'homme ail des devoirs envers lui-mêm e. Ètre libre, il peul orienter sa conduite comme il lui plaît, vers le bien ou vers le mal, imprim er telle ou telle direction à ses. facultés. Le premier devoir de l'homme envers lui-même est de se conserver . Il doiL vivre, parce qu e la vie est la premi ère condition du devoir, à moin qu'un devoir supérieur ne lui commande d'en faire le sacrifice : tel
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:IIOHALE PHATIQUE.
e t, par exemple, le cas du soldat en présence de l'ennemi. Se conserver, c'est donner à son corps la nourriture suffisante, ne pas l'a(faiblir ou le mutiler volontairement, éviter les causes de deslruction et de maladie, se soig·ner quand on esl malade. Le meilleur moyen <l'entrelenir la santé es t d'observer les règles de l'hygiène. L'hygiène devient ainsi, comme le pensaient quelques anciens, une partie de la morale. Tout homme doil acquérir une connaissance au moins élémentaire de ses préceptes , el les appliquer ri g·oureusemenL. Un exercice modéré du corps, la promenad e, la g·y mnastique, sont parmi les moyens les plus effi caces de {;Onserver le corps sain et de le rendre vigoureux. Les a ncien · donnai ent à la gymnasLique, dans l'éducalion, une imporLance qu'elle a malheureusement perdu e de nos jours . Ils avaient compris qu e la vigueur physique es t une condition de courage , qu'une intelligence lucide el prom pte, une volonlé (\nergique, une humeur enjouée, bienveillante, une disposition générale à r egarder la vie comme un bien, et ù remplir allègrement toutes les obligations qu'elle impose, sont en grande Une parlie la conséquence du bon élat des organes. _ ârne saine dans un corps sain, fu l un de leurs dictons. Ajoutons la vieillesse a!Tranchie d'infirmités, capabl e de conLinuer les occupaLions et les devoirs de l'âge mû r, l'homme plus longt emps utile à lui-mème et aux autres , la famill e co nservant, malgré les ans, un protecleur effi cace, l'lhal, un bon cilo yen; l' exemple salu taire
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d'une belle vie supportant sans fléchir le poids de près d'un siècle; - et l'on reconnaitra que l'hygiène et la gymnastique, pratiquées avec méthode et persévérance, deviennent quelque chose comme des vertus. L'homme devra donc éY iter les excès de travail, le:: veilles, qui csnnpromettent la santé; un travail modéré, s'il est régulièrement fait chaque jour, est plus efficace et vient plus sûrement à bout des tâches les plus lourdes. A notre époque, beaucoup de gens, emportés par un e activité fiévreuse, une ambition maladive, veulent fairr tenir en quelques années des travaux qui demand eraient toute une vie. Ils manquent gravement au devoir de conservation personnelle. Ils risquent d'épuiser· sans res ource des facultés surmenées, de ruiner pour toujours l'instrument matériel de l'intelligence, d<' mourir au moment mêm e de toucher le but.
li. t.'A SCÉ TISMt;
Nou blâmerons aussi les pratiques de l'ascétisme quand elles peuvent porter une atteinte sérieuse à la santé. La terre classique de l'ascétisme, c'est l'Inde; les anachorètes, ou rishis, s'imposent des pénitence:, prodigieuses, croyan t arriver par là à une sainteté qui leur donne une puissance égale ou supérieure a celle des dieux. L'un tient ses bras toujours en l'air, l'autre , se tient sur un pied, le bout seul de l'orteil appuyé sur le sol, « n'ayant pour aliment que le souffle de~ vents, sans abri, immobile comme un tronc d'arbre, debout, privé de sommeil et le jour et la nuit ». Le
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MORA LE PRA TIQUE.
code de Manou recommande «que l'anachorète se roule sur la terre ou qu'il se tienne sur la pointe des pieds durant toute la journée ; que dans les chaleurs del' été il s'entoure de cinq feux; que dans la saison des pluies il s'expose sans abri aux nuages; que dans la saison froide il porte des vêtements humides et s'inflige des pénitences de plus en plus terribles, etc. » Ces pratiques sont aussi ex travagantes que coupables. Croire de même, avec cer tain s chrétiens\ que la divinité se complaît dans les souffrances de ses créa tures, ee n'est pas là s'en faire une id ée qui soit co nforme il sa bonté. Il est vrai que souvent l'ascé tisme se propos · ·de fortifier la Yolonlé et de combattre les passions; en ce cas, l'intention peut être louable. Mais on peut réprimer les passions sans pour cela torturer le corps, et la volonté peut assurer so n empire par un e di sciplin e morale et de bonnes habitudes qui ne compromettent pas l' existence- ou l'intégrité de l'instrument matériel dont elle ne saurait se passer ici-bas.
Ill. u; SU I C IDE
Le dèvoir de conservation personnelle est la condamnation directe du suicide. Celui qui attente à sa propre
·J . Les premiers so litaires chréti ens poussèrent auss i loin la hain e du corps et la so if des souffrances volontaires. Les uns se chargeaient do lourdes chaîn es, d'autres n'avaie nt en toute saison pour vêtements que leurs longs cheveux. En Thessalie des bandes de moines, au témoignage de sain t Éphrem, broutaient l'herbe des champs. On inventait des ce llules où l'on pût, dans la situation la plus gênante possible, être exposé à toutes les intemp éri es. A en cro ire la lége nd e, sa int Siméon Stylite dmrieu ra plusieurs années debout s ur une colonne.
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vie est un déserteur du poste où la loi morale l'a placé. En effet, si la loi morale veut être obéie absolument et sans condition, nous n'avons pas le droit de fixer nous-mêmes le terme de notre obéissance. L'homme étant naturellement atlaché à la vie, n'en arrive d'ordinaire à celte ex Lrémité du suicide que poussé par le désespoir. Ou il est atteint de maux incurables, ou il a vu se briser toutes les alTections qui lui faisaient supporter l'existence, ou la ruine, la misère ne lui laissent d'autre perspective que la mort lente, horrible, par la faim. Il aime mieux en finir tout d'un coup, sans trop souffrir, et il se tue. Certes une immense pitié est due à ces infortunées victimes . Il est facile de leur jeter le reproche de lâcheté quand soi-même on est heureux; qu'on semelle par la pensée à leur place, qu'on se représente leurs ang·oisses au moment suprême, a va.nt de les juger en toute rigueur. Mais il est toujours permis de dire qu'elles ont manqué de courage. S'il en faut pour s'arracher la vie, il en faut plus encore pour la supporter. Et, encore une fois, le droit nous est refusé d'abréger l'épreuve: le devoir veu t être accompli jusqu'au bou t, rt il y a toujours possibilité d'accomplir un devoir; si l'on ne peut plus jouer un ràle utile pour so i-mème, la souffrance vaillamment subie nous confère un mérite qui augmente notre perfection morale; n'est-ce pas tout le devoir, que de devenir plus parfaits? Si l'on ne peut plus rendre aucun service aux siens, à la société, ù la patrie, on peut encore donner l'exemple de la résig·naLion, et cela .-st un bienfait à aulrui. Sans compter que l'exemple
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MORALE P,RATIQUE.
du suicide est très probablement contagieux, et qu'une société où il devi ent fréquent est bien près de mourir. Même au point de vue de l'égoïsme, on a toujours tort de désespérer de la vie. Il semble que le malheur ait comblé sa mesure, et qu'il soit sans remèd e : qui sait si l'avenir ne nous réserve pas d'heureuses compensations ? Cette maladie est incurable; mais on peut découvrir un traitement qui la guéri sse. Le travail manque, le pain manque; mais une main généreuse peut venir inopinément au secours de ce lte misère . Ce fil s étai t toute ma vie, lui mort, j e n'ai plus qu'à mourir; mai le temps adoucit toute douleur, et tant qu' on y peut faire du bien, la vie ti ent en r éser ve de précieuses joies. Et l' on y peut toujours faire du bien ,- ne fût- ce, avo nsnous dit, que le bien de l'exemple. Ceux que nous ne p laindrons pas, et que nous fl étrirons comme des lâches, ce sont.ceux qui rejettent la viesans avoir l'excuse d' un suprême désespoir, par désœuvrement, par ennui, parce qu'ils ont épuisé hâtivement ' tous les plaisirs , et que c'es t toujours la même chose . Ceux-là mériteraient d'avoir connu les vraies douleurs; peul-être se seraient-ils attachés à l'existence par la souffrance même. Mais il es t à penser qu'il sont incapables d'e n connaître jamais le prix. Ils ne lui demandent que des voluptés toujours nouvelles; rien d' étonnant qu'elle leur semble fad e. Elle n' est pas un perp étuel délire, elle est chose sérieuse et grave, non passetemps de débaUl:hé. Il ne faut pas même lui demander le bonheur; elle ne le promet pas ; elle ne promet, à qui veut les conquérir, que les joies de la vertu,
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insuffisantes souvent pour être heureux. La vie, c'est le devoir; il faut la prendre comme telle ; et, mêm e remplie de toutes les amertumes, abreuvée de toutes les douleurs physiques et morales, elle est oblig·atoire ab olumen t, sans condition , comme le devoir même. La foi en l'existence d'une Providence fournit un dernier motif pour condamner le suicide. Si Dieu nous a créés, nou s a assig·né sur terre une destinée à remplir, luï'seulal e droit de nous rappeler, quand il le juge bon, et le suicide devient ainsi une révolte sacril ège contre la volonté diYine. Mème chez les païens, quelqu es philosophes l'avaient ainsi compris : « Nous sommes ici-bas . ._ comme dans un poste, dit Platon, et il nous est déferidu de le quitter sans permiss'ion. Les hommes appartiennent aux dieux ... Si l'un de tes esclaves, qui t'appartienn ent auss i, se tuait sans ton ordre, ne te mettrais-tu pa::; en colère co ntre lui, et ne le punirais-tu pas rigoureusement? Sous ce point de vue, il n' est donc point dérai. onnable de dire que l'homme ne doit pas sortir de la vie avant que Dieu ne lui envoie un ordre formel. ii « Toi qui crois Dieu existant, l'âme immortelle et la, liber té de l'homm e, s'écrie Rousseau, tu ne penses pas, sans doute, qu'un être intelli g·ent reçoive -un corps, et soit placé sur la terre au hasard, seulement pour vivre, souffrir et mourir? Il y a bien peut-être à la vie hum ai ne un but, une fin, un objet moral... « Il t'est donc permis, selon toi, de cesser de vivre? Je voudrais bien savoir si tu as comm encé. Quoi! fu s-tu plac6 sur terre pour n'y rien faire? Le ciel ne t'imposet-il pa avec la vie une lâche pour la remplir? ... Quelle
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réponse tiens-Lu prête au jug·e suprême qui te demandera compte de ton temps? Parle, que lui dirastu ?... « Tu comptes les manx de l'humanité; tu ne rougis pas d' épui ser des lieux communs cent fois rebattus, et lu dis : La vie cs Lun mal. Mais regarde, · cherche dans l'ordre des choses si tu y trouves quelques biens qui ne soient point mèlés des maux . E L-ce ù.on c à dire qu'il n'y ait aucun bien dans l'univers? et peux-tu confondre ce qui est mal par sana Lure avec ce qui ne souffre le mal que par accident? .. . La vie es Lun mal pour le méchant qui prospère, et un bien ponr l'honnête homme infortuné ... « Tu t'ennuies de vivre, et Lu dis : La vie es t un mal. ard Tôt ou L tu seras co nsolé, et Lu dira : La vie est un bien. Tu diras plus vrai sans mieux raiso nner; car rien n'aura chang1~ que toi . Change donc dès aujourd'hui ; et puisque c'est dans la mauvaise disposition de ton âme qu·cst touL le mal, co rri ge tes affections dérég·lées, et ne hrù lc pas La maison pour n'avoir pas la peine de la ranger ... « La peine cl le plaisir passent comme une ombre; la vie s'écoule en un instant ; elle n'est rien par ell cmèmc; so n prix dépend dcsoncmploi. « Le bien seul qu'on a fait demeu re, et c'est par lui qu'on es t quelque chose. « Ne dis donc plus que c'est un mal pour toi de vivre, puisqu'il dépend de Loi seul que cc soit un bien ... Ne dis · pas non plus qn'il L t permis de mourir, car 'es 'e. autant vaudrait dire qu'il L L permis de n'être pas
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homme, qu'il t'est permis de te révolter contre l'auteur de ton être, et de tromper ta destination ... « Qui es-tu? qu'as-tu fait? Crois-tu t'excuser sur ton obscurité? Ta faiblesse t'exemple-t-elle de tes devoirs? et pour n'avoir ni nom ni rang dans ta patrie, en es-tu moins soumis à ses loi s? Il te sied bien d'oser parler de mourir, tandis que tu dois l'usage de la vie à tes semblables! Apprends qu'une mort telle que tu la médites est honteuse et furtive; c'est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rends-lui ce qu'il a fait pour toi. - Mais je ne tiens à rien ... je suis inutile au monde. - Philosophe d'un jour! ignores-tu que tu ne saurais faire un pas sur la terre sans y trouver quelque devoir à remplir, et que tout homme est utile à l'humanité par cela même qu'il ex iste? ·« S'il L reste au fond du cœur le moindre sentiment e de verlu,viens que je t'apprenne à aimer la vie. Chaque fois que tu seras tenté d'en sortir, dis en toi-même: Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir. Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre ... Si cette considération te retient aujourd'hui, elle te reti endra encore demain, après-demain, toute ta vie. Si ell e nete~etient pas, meurs: tu n'es qu'un méchant i. »
1. ROUSSEA 'Julie.
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RÉSUMÉ
T. - Le premier devoir de l'homme envers lui-même est de se conserver par la pratique de toutes les règles de l'hygiène, dont l'observation devient ainsi une des prescriptions de la morale. Il convient de revenir aux habitudes des ancien , qui accordaient une grande importance aux exercices du corps . La santé du corps influe puissamment sur celle de l'Hme. Un travail modéré mais régulier vaut mieux, au point de vue de la santé et des résultats, qu'une activité fiévreuse et surmenée, qui, dans un bref délai, aboutit à l'impuissance. Il. - L'ascétisme est louable quand, sans compromettre la santé et l'intégrité de la vie physique, il se propose de fortifier la volonté et de· combattre les passions. Dans tous les autres cas, il est coupable et extravagant. 1I!. - Le devoir de conservation personnelle est la condamnation directe du suicide. Nous n'avons pas le droit.de déserter le poste où la loi morale nou s a placés. Ceux. qui se sont donné la mort parce qu'ils ont cru ne plu~ pouvoir supporter le poids de leurs malheurs sont dig·nes de pitié; mais on ne peut les approuver. Ils ont manqué de courage. D'ailleurs il est bien rare que l'homme se trouve dans une situation telle qu'ell e
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ne laisse place à aucune espérance. Enfin un dernier ,devoir r este toujours à remplir : celui qui consiste à donner l'exemple de la luLLe contre le malheur, ou de la r ésig·nation. Mais le suicide es t particulièrement coupable chez ceux qui abandonnent la vie par dégoût, parce qu'ils en ont épuisé hâtivem ent tous les plaisirs. 11 faut accepter la vie, mème malheureus1,, comme le devoir, c'està -dire an s condition. La foi en l'existence d'une providence fournit un ,dernier argument contre le sui cide : c'est se r évolter contre la volonté divine que de ne pas accomplir ju::;qu'au ho u t la des tinée qu'elle impose .
Ouvrages à consulter :
JULE:, S IM ON , PAU L JANET,
MAR ION,
Le Devoir. (4° partie, ch. u.) La Philosophie d·u bonheur. Leçons cle morale. (1 6• leço n. )
�VINGT-SEPTIÈME LEÇON
PRINCIPALES FORMES DU RESPECT DE SOI-MtME
SOMMAIRE. -
I. Caractère de l'homme qui se respecte lui-même. III. Le sentiment de l'honneur. - IV. La tempérance. - V. Effets de la tempérance.
JI. Conduite de l'ho mme qui se res pecte lui-m ême. -
1. -
CARACTÈRE DE L'HOMME QUI
SE RE SP ECTE
LUl·blÈME
La personne morale, nous l'avons vu, a droit au respect. Nous devons la respecter chez les autres, nous devons la respecter en nous-mêmes. Qu'est-ce que se respecter soi-même? Ce n'est pas avoir une sorte d'idolâtrie vaniteuse et sotte pour les avantages extérieurs que l'on croit posséder: beauté, rang, fortune. Ce n'est pas non plus admirer son esprit, son intelligence, se plaire dans la contemplation de son propre mérite, faire sans cesse le tour de ses perfections. Ce n'est pas non pl us affecter une dignité pédantesque, peser ses moindl'es paroles, composer son maintien, tenir les autres à distance, comme indig·nes que l'on fréquente avec eux . Le véritable respect de soi-même
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suppose au c~ntraire, non seulement le naturel, l'affabilité, la bienveillance, mais encore la modestie et l'humilité. En effet, celui qui se respec te craint de profan er en soi l'idéal moral dont il a co nscience et qu' il s'efforce de réaliser par ses sentiments, ses résolutions et sa conduite. Il se compare toujours intérieurement à ce qu'il devrait être, et pl us so n idéal es t élevé, pl us il connaît qu'il en es t enco re éloi gné. De là une perpétu elle leçon de modes tie, de là l'humilité véritabl e, cell e qui n'est ni bassesse, ni dissimulation d'orgueil. De là a ussi l'indulgence et la charité pour autrui ; car se sentir imparfait, . c'es t pardonner aux autres leurs imperfections ; bi en plus c'es t les aimer malgré leurs défa nts, pour mé riter d'ê tre aimé soimême, mal gTé ceux qu 'on a. L' homme qui se respecte lui- même veille sur ses moindres pensées . 11 ne s'aband onne pas aux caprices frivol es de l'imagination, encore moins s'arrê te-t-il avec complaisance, ne dût-il jamais les traduire par ses ar.tes, à des désirs déshonnêtes ou coupables. II établit une exacte discipline au dedans de soi. Même qu and son intelligence se donne quelque repos, il l' occup e de choses intéressantes et élevées: réllexion3 morales, souvenirs des chefs-d' œuvre de l'art ou des spectacles de la nature, récitation mentale de beaux vers, etc. Un moraliste mod erne recom mand e de penser de préférence aux choses qui nous sont agréables; c'es t un excellent précepte, et il es t praticable, quoique l'on prétend e souvent, à to r t, qu 'on n'est pas, comm e on dit, maître de.
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ses pensées. Il faut seulement que ces choses agréables oient appromécs par la raison et conformes à la moralité. Avec cette réserve, on devra faire son possible pour s'entretenir toujours dans un état dejoieintérieurc. La joie ainsi comprise est comme la bonne santé de l'âme : elle est une force dans la vie, et souvent une condition de succès.« Lorsque l'esprit est plein de joie, dit Desqartes, cela sert beaucoup à faire que le corps se porte mieux et que les objets présents paraissent plus agréables; et même aussi, j'ose croire que la joie intérieure a quelque secrète force pour se rendre la fortune plus favorable ... Les expériences sont : que j'ai souvent remarqué quel es choses que j'ai faites avec un cœur gai et . ans aucune répugnance intérieure ont coutume de me succéder heureusement, jusque-là même que dans les jeux de hasard, où il n'y a que la fortune seule qui règne, je l'ai toujours éprouvée plus favorable, ayant d'ailleurs des sujets de joie, que lorsque j'en avais de tristesse. Et ce qu'on nomme communément le génie de Socrate n'a sans doute été autre chose, sinon qu'il avait accoutumé de suivre ses inclinations intérieures, et pensait que l'événement de cc qu'il entreprenait serait h_cureux lorsqu'il avait quelque sentim c.nt de gaîté, et au contraire qu'il serait malheureux lorsqu'il était triste 1 • » Se respecter soi-même, c'est donc s'interdire d'abord la tristesse qui déprime à l'excès, et qui n'a pour cause que leslég·crs mécomptes de la vie. On ne sera pas pour
1. Lettre à la princesse Élisabeth, édit. Garnier, t. llJ, p. 227-228.
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cela insensible aux grands chagrins, mais là encore, on saura les tempérer par une mâle résignation. On ne sera pas non plus insensible à ses propres fautes ; on devra même entretenir en soi-même la salutaire tristesse de repentir ; mais il faut q u'clle g'acco!]lpagnc du désir dese relever et de la joie fond ée sur le ferm e pro pos de ùcœair meilleur. Dans ses paroles , l'homm e qui se respecte lui-même observera toujours les règles de la plus scrupuleuse bienséance : ni mols grossiers, ni plai santeri es vulgaires, ni grands éclats tlc voix, ni détails interminabl es ·ur cc qui n'.inLércsse que lui. Le bon Lon, la discrétion sont de form es très déli cates du r espect de soi-m ême qui se confond ici avec le respect d'autrui.
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Dan s sa conduite, celui qui se respecte lui-même s'absLicndr;i de toute démarche humiliante, de ces solIi<.:italions qui espèrent conquérir par l'importuniLé ce qui n'es t dû qu'au mérite, de la flatteri e envers les gens puissants ou inOuenls, des complaisances serviles. S'il es t employé, fonctionnaire, il attendra silencieusem ent de l'équité de ses chef l'avancem ent qui lui est dû. 11 lui répugnera de se poser en victime de l'injustice, sachant q ne chacun est d'ordinaire mau vai~ juge de sa propre valeur. 11 n'ira pas pour cela jusqu'à l'abandon de ses droits. C'est encore se respecter soi-mème que de défendre contre la fraud e ses intérêts légitimes. On le doit pour
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deux raisons : la première c'est que le respect de soimême implique l'obligation de se faire respecter par -autrui; la seconde, c'est qu'on se rend en quelque sorte complice de la perversité des autres en l'en~ourngeant par une coupable indifférence. L'homme qui se respecte lui-même sera jaloux de sa liberté. Il ne se laissera enrôler dans aucune coterie; il se g·ardera des promesses · téméraires, des engagements qu'il n'est pas sûr de pouvoir remplir. li _ se mettra ne jamais dans l'impossibilité de dire franchement ce qu'il pense, quand la franchise est un devoir. Au point de vue physique, le respect de soi-même ,exige la plus minu Lieuse propreté, un habillement aussi éloigné de la négligence que de la recherche, une démarche tran.q uille, des g·estes sobres, une certaine réserve qui n'exclue d'ailleurs ni la politesse ni la cordialité. Les anciens regardaient volontiers le rire -comme indigne de l'homme qui a souci de sa dignité. Nous n'irons pas jusque-là. Le gros rire qui éclate à tout propos n'est guère, sans doute, que l'épanouissement de la sottise heureuse d'elle-mème; mais le rire des honnêtes g·ens, comme on disait au xvu• siècle, est légitime et sain. Il est l'indice de celle joie, ·dont nous parlions tout à l'heure, et qui est une force, presque une vertu. Il est une détente pour l'esprit, une vengeance innocente contre certains ridicules, une saillie sonore du bon sens. Le rire de Rabelais el de Molière est petit ètre la plus haute e:-.pression de notre géni e national. Le rire de la bonne g·aieté française est notre meilleure sauvegarde contre le pessimisme, le fana-
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tisme, le pédantisme, l'hypocri sie, toutes importations du dehors, si répugnantes à notre caractère. Il soutient nos soldàts au mili eu des épreuves de la guerre, et ses éclats joyeux accompagnent encore nos tambours battant la charge.
Ill. I. E SE 1' T ll! E XT D E i. ' II Ot:i N E UR
Le respect de soi-même est très voi sin du sentim ent de l'honneur ; mais il le dépasse par ~a hauteur moral e. ei Le sentim ent de l'honnrur, L qu'on l' entend ordinairement, est sans doute respectabl e, parce qu 'il préserve de certaines bassesses; mais il s'y mêle trop somcnt une forte dose de vanité, et il a pari oi s un e cond escendance excessive pour les préjugés mondains. Par respect pour soi-même, un honnête homm e peut dédaigner certaine insultes, jugea nt qu'il serait diminué à ses propres yeux s' il s'ahais~a it jusqu'à les relever ; mai s le sentiment de l'honneur exi gera une réparation par les armes, c l il apprnuvera le du el, qu e la morale réprouve. Le sentim ent de l'honneur rn ut qu' une dette de jeu soit reli gieusement payée ; l'homm e qui se r especte ne jouera pas, parce qu'il trouve indi gne de lui de perdre de l'argent san s profit, on d'en gagner san travail. Mais quand il est éclairé, purifi é par l'id ée du devoir, le sentim ent de l'honneur devi ent alors le sentiment de la di gnité personn ell e, et il se confond avec le respect de soi-même. Le respect de soi-rn ème conti ent, on peut le dire, toutes les vertus qui résult ent de l'accomplissement
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des devoirs de l'homme envers lui-même. Nous avons expliqué comment il est possible qu e l'homme ait de ~els devoirs. Les vcrL1Js principales qui en sont la conempérancc, la prudence, le courag·e . équence so nt la L
IV. L A TE MPÉRA NCE
Des besoins impérieux portent l'homme, comme le animaux, à manger quand il a faim, à boire quand il a soif. Ri en n'es t pht lég iLirn c que de les satisfaire: il y a même obligation morale, puisque l'homme est L cnu de conserver sa vie aussi longtemps qu'un devoir supérieur ne lui en impose pas le sacrifi ce. Il éprouve du plaisir à apaiser sa faim et sa soif; cc plaisir es t aussi lég·iLimc : c'est en quelque sorte un don que nous fait la nature, et nous pouvons l'accepter sans scrupul e. Il n' en va plus de mème quand nous mangeons au delà de notre faim, pour le seul plaisir que causent des ali_ ents agréables au goùt; quand surtout nous mangeons m ".l l'excès, au risque d'une indi sposition, et que nous · compromettons sa nté, intelligence, fortun e, par l'abus habituel d'e la bonne chère. De même si nous nous -adonnons à l'usage immodéré du vin et des liqueurs fortes. La gourmandise, l'ivresse : es t-il vices plu s méprisables, et qui dégradent davantage l'être humain à ses propres yeux comme à ceux d'autrui? La vertu qui consiste en g·énéral à combattre les exigences grossières de la sensualité s'appelle la tempérance. Le tempérant est donc celui qui ne prend des plai sirs
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du corps que ce qui est indispensable à la conservation et à l'équilibre de la. vie physiologique. Il mange pour subsi Ler, sans se soucier de la délicatesse raffinée de la nourriture; il s'abstient de liqueurs fortes, car il sait, par l'hygiène, que même en petites quantité:, elles sont Loujour dangereu ses, un attrait insensible . pouvant cond ui rc ù augmenter peu à peu la dose. Mais la tempérance va plus loin. Elle est sans ce se en éveil pour empêcher le plaisir de prendre trop d'empire sur 'l'âme, pour prévenir la mollesse et l'eng·ourdissemcnt qui résultent d'un excès de bien-être. Il est agréable de faire la gTassc matinée dans un lit moelleux: la tempérance n'accorde de sommeil que le. strict nécessaire, et bon gré mal gré, dès la première heure, met debout le paresseux pour la Lâche quotidienne. Si l'on savait cc que contient de santé, de travail fécond, cette habitude, prise dès l'c~fance, d'être tempérant en fait de sommeil! La tempérance consiste également it supporter sans se plaindre, et sans en trop souffrir, les privations. Les anciens recommandaient de façonner le corps à en-_ durer la faim, la soif, le froid, le chaud, la fatigue, l'insomnie; des éprcu vcs, souvent cruelles, étaient imposées aux enfants, pour les préparer au métier de soldats . Notre éducation moderne répugne à ces violences . L'hygiène, et plus encore la douceur de nos mœurs nous interdisent celte impitoyable discipline qui fil les Spartiates et les vieux Romains. N'oublions pas cependant que tous, aujourd'hui, doivent le service mi litaire; qu'à la guerre, on ne mange pas toujours à
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MORALE PRATIQUE.
heure fixe, ni selon sa faim, qu'il faut faire souvent de longues étapes, ·sous un soleil ardent, ou. bivouaquer sur la neige, et qu'ainsi, sans all er jusqu'aux ri gueurs parfois meurtri ères de la temp érance antiqu e, il serait bon de ne pas trop négli g·er, mème en ses prescriptions les plu s dures , celle mâle vertu qui rend les peuples victorieux.
V. E FFE T S D E L A TE MP J:: RA NC E
Ell e porte d'ailleurs avec ell e sa récompense. Pratiqu ée de bonne heure, elle assouplit et fortifi e le corps, elle le soustrait à mill e ca uses de souffrances et de maladi es. Elle fortifl c la volonté, ou plutôt elle es t ellemême une manifestation énergiqu e et persévérante de la volonté qui , dans ce triomphe sur le corps, trouve un surcroit de puissance qu'ell e applique ensuite où et comme il lui plaît. Un corps robuste, peu exi g·cant , souple et docile au x ordres de l'âme, es t un admirable instrument pour l'intelli gence el l'activité moral e : c'es t une conditi on, et non la moin s importante, de joie, de confiance, de succès . C'es t la liberté co nqui e par la soumission du plu s incommode des serviteurs. C'est aussi un témoi gnage du r espect que la personne se doit à elle-même : car quelle mi sère e t quell e humili ation pour qui doit être raisonnable et libre qu e d'avoir trop à compter avec l'org :anisme, ses gross iers app étits et ses aveugles résistances! Platon avait défini l'homme : une âme qui se sert du corps. Cette définition exprime moins cc qui est réellement qu e cc qui devrait être. La
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�PRINCIPALES F0R}1E S Dt: RE S PE CT DE SOl- ~I È ME.
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temp érance fait de r,e t id éal un e r éalité. L' homme, grâce à elle, devient n:ritabl emcnt un e âme qui se sert du corps ; nous aj outerons : en vue de pra tiqu er toujours et avec le moins d'efforts possibles la loi du devoir. Les an ciens di sa ient avec raiso n qu e la temp érance es t un assaisonnement délicat pour les plaisirs même dont elle combat l'excès . No us sayons, en efTet, combien, pour ce qui co ncern e les jouissances corporelles , la satiété arri ve promptement; et la sa ti été, c' es t l'inscn- · sibilité, c'est le dégo ût. Au contraire, l'homme fru gal , sobre, dur à son corps, se ménage la possibilité de plaisirs, d'autant plus Yivcment senti s, qu'il se les accord e plus r arement. Et ainsi, mèmc au point de vue du bien- être ég·oïstc, la temp érance es t nn bon calcul. Condition de force, de santé, de plaisirs même, la tempérance l'es t également de longue vi e. Apprise dès l'enfance, ell e prépare ces belles et vertes vieill esses devant lesquelles on s'incline avec une respectu euse. admiration. Elle ass ure, jusqu'aux limites les plus reculées de l'existence humaine, l'int ég rité des fa cultés intellectuelles et morales, conser ve à la famill e, pour de longs jours, son chef tout enti er, ù l'ltlat un citoyen plein d'expéri ence , exemple vénérable, pour les générations nouvelles , de ce qu e peut la volonté. Ell e fournit enfin comme une preuve sensible de l'ind épend ance presque souveraine de l' âme à l' égard du co rps, et par là, fait pressentir les des tinées immortelles de l'une, en dépit de la des tru ction de l'autre.
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MORALE PRATIQUE.
~ous termin erons cette ·leçon par quelques-unes de~ paroles que Xénophon prête à Socrate. « Citoyens, disait-il, s'il nous survenait une guerre et que, voulant choisir un homme capable, avant tout, de nous sauver, nous en connussions un qui fût esclave de son ventre, du vin, de la mollesse et du sommeil, irions-nous le choisir? ï.omment pourrions-nous supposer qu'un pareil homme nous sauvât et triomphât de nos ennemis? Si nous voulions, it la fin de notre vie, confier à quelqu'un l'éducation de nos garçons, la garde de nos fill es, le soin de notre bien, croirions-nous l'homme intempérant digne d'une tell e co nnance? Donnerio ns-nous à un esclave intempérant la garde de nos troupeaux, de 110s greniers, la surveillance de nos travaux? L'accepterions-nous, même gratuitement, comme intendant et ·comme pourvoyeur? Ainsi puisque nous ne voudrions pas d'un esclave intempérant, comm ent n'attacherionsnous pas de l'importance à nous défendre de lui ressem bl er? En effet, on ne peut pas dire que... l'intempéran t soit nuisible aux autres , mais utile à lui-mème ; au co ntraire, s'il fait du mal aux au tres, il s'en fait plus. encore, puisque cc qu'il y a de plus pernicieux, c'es t de ruiner, en mème temps que sa maison, so n corps et so n esprit. Et dans le commerce de la vie, peut-on se plaire avec un homme qui préfère it ses amis le vin et la bonne chère?... N'cst.-cc pas un devoir, pour quiconque regarde la tempéran ce co mme la base de la vertu, de l'affermir d'abord dans son âme? Sans elle, comment apprendre le bien et le pratiquer dignement? Quel homme, esclave de ses passions,
�PRINCIPALES FORMES DU RESPECT. DE SOI-MÊME.
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ne dégrade pas âme? 1 »
honteusement son corps et son
RÉSUMÉ
J. - Se respecter, ce n'e t pas admirer ses propres qualités physiques ou intellecLuelles, purs dons de la nature ; ce n'est pas non plus affecter une dignité tout extérieure, pédantesque. L'homme qui a réellement le respect de lui-mème se compare à' l'idéal conçu par sa conscience, et ce tte comparaison lui conseille la modesLie pour lui-même , l'indulgence it l'égard d'autrui. Il ne se permet ni un aclc ni mêm e une pensée déshonnêtes. S'arrêtant de préférence sur des pensées agTéables, que la raison et la morale approuvent, il entretient en lui la bonne humeur, qui est la sanLé de l'àme. (1 surveille son langage pour ne laisser échapper aucune grossièreLé, pour ne blesser aucune convenance. II. - L'homme qui se rcspccLe s'abstient de toule démarche humiliante, de Loutc flatLeric ou complaisance servile. Il ne se pose pa volontiers en victime de l'injustice; mais il sait au besoin défendre ses droits. Il est jaloux de son indépendance; il ne fait pas de promesses qu'il ne pourrait tenir; il pratique la franchise à l'égard de tous. Sa bonne humeur ne se tra1. XÉNOPHON, lJ/émorabLes. (Trad. de M. TalboL, 1. 1°', ch . Y .)
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MORAL E PRATIQ UE.
duit point par des éclats bruyants, mais il a la g·aieté discrète, « le rire des honnêtes g·ens >1. III. - Le sentiment de l'honneur est moralement inférieur au respect de soi-même : les mani festation s de ce sentimen t dans la vi e mondaine, les actions qu'il impose ou app ro uve, l'étab li ssent surabondamment. Mai.s , éclairé, pu rifi é par l'id ée du devoir, il devi ent le sentiment de la dign ité personnelle, et se confond avec le respect de soi-même. Les principales ver tu s qui sont la conséquence du respect de soi-même sont la tem pérance, la prudence, le courage. IV. - La tempérance est la ver tu qui consiste en général à co mbattre les exi gences grossières de la sensibilité. Les exigences de la vie physique obli g·ent à boire et à manger, et le plaisir modéré qui accompagne ces fon ctions est légitime. Po ussé .'.t l'excès , il devient l'ivrog nerie et la go urmandise, vices mépri sables et dégradants. La tempérance combat aussi la mollesse et la paresse. Elle consiste ég·alement à supporter les privations sans se plaindre et sans trop so uffri r. V. - La tem pérance produit d'aill eurs les plus heureux effets. Elle ass oupli t le corps et prévient les maladies; elle fortifi e la volonté, et, par la volonté, le corps devient le serviteur docile de l'âme, l'espri t triomphe de la mati ère. Cette vertu , en prévenant la satiété et le dég·oût, est même un assaisonnement déli ca t pour les plaisirs des sens dont elle combat les excè"
�PRINCIPALES FORMES DU RESPECT DE SOI-MÈME.
:JO!
Enfin, e:râce à la tempéran ce, l'homme prolonge son existence, tout en conservant l'intégrité de ses facultés intellectuelles pour son plus g-rand bi en, et pour le bien de sa famille et de la société. La tempérance est comme une démonstration indirecte de la spiritualité de l'âme.
Ouvrages à consulter :
CICÉRON, Traité des Devofrs. (L. I, ch. xx1v, xxxll.) PAUL JANEr, La Philosophie du bonheur. An. FRANCK, La Morale pour tous.
�VINGT-HUITIÈME LEÇON
PRINCIPAL ES FORMES DU RESPECT DE SOI-MtME (s uite) .
·SOMM AIR E. - I. La prn dence. Commenlell e esl uneverlu. - Il . Disposition s et conduite de l'hom me prud ent. - Ill. Le co urage . IV. Courage milita ire . - V. Co urage civil. - VI. Courage pour supporter les épreuves de la vi e. - VII . Courage e n fa ce de la morl.
). -
LA PR UD ENCE.
CO M li EN T E LL E EST UNE VE RT U
On peut se demander si la prudence es t une vcrLu. Les anciens le pensaient, et souvent même ils en faisai ent la première de toutes et ramenaient les autres à cell e-là. Il es t vrai qu'ils n'cn Lcnclaicnt pas par le mot prudence la même chose que n ous. La prud ence était pour eux la sagesse, c'cs t<t-dirc l' éta t d' un e âme en pleine possession de la vérité mo rale, de la notion véritable de cc qui consLituc la perfection et le bonheur de l'homme. Et quelques-uns pensai ent qu e ce tte connaissance suffit pour être vcrLucux, que lorsqu' on connaît le bien, on ne peut manqu er de le pratiquer. En cela ils se trompai ent. L'intelligence n' est pas en effet la même chose qu e la volonté. L'homme peut choisir le
�PRINCIPALES FORMES DU RESPECT DE SOI-MÈME. 303
mal, tout en sachant que c'est le mal et qu'il devrait faire un autre choix. Autrement, on ne saurait lui imputer la responsabilité de ses fautes. Pour nous, le mot prudence désigne ce tte vertu qui ,consiste à agir toujours conform ém ent à son intér èt bien entendu. Et voilà pourquoi on peut se demand er si c'est là une vertu. Nous l'avons dit, l'intérêt ne se confond pas avec le devoir, il n'a pas comme celui-ci le carac tère d 'obli gation. Ob éir à son intérê t c'est è tre un égoïste, et l'égoïste est tout le contraire de l'homme vertueux. Mais on peut, par devoir m ème, prendre soin de ses intérêts propres et r echerch er l'utile. Nous sommes sur terre pour y r emplir une des tinée . Cette destinée, c'es t ans cloute de faire le bien moral : mais il es t des con<litions, matérielles en quelque sorte, de l'existence, <rue nous ne pourrions négliger sans compromettre cette ex istence, et av1;c elle notre destinée ell e- même. 1 ous devons en conséquence, rechercher la richesse, dans la mesure où elle assure la vie du corps et aussi l'indépendance au sein de la société. Nous d evo ns prendre une carrière, la suivre et tâcher d'y con quérir la position méritée par notre travail ou nos tal ents. Ce sont là véri tablcment des devoirs envers nou s-mêmes, car il es t obligatoire de ne négliger aucun des moyens d' obtenir une influence, une autorité que nou s mettrons ensuite au servi ce de la justice et de l'intér ê t public. Une telle conduite dilrère de cell e de l' égoïste, en ce que les motifs sont différents. Dans le premier cas, ·n ou s travaillons pour nous, parce que c'es t un devoir
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l\lORALE PRATIQUE.
pour l'homme de se donner toute la valeur sociale dont il est capable. Dans le second , nous travaillons pour nous, mais sans autre moLifque celui de satisfaire notre vaniLé, notre ambition, notre cupidiLé, notre amour des plaisirs sensibles et du bien-être. La morale, au fon.d , dans le train ordinaire de la vi e, di cL à l'homme e la même conduite que l'intérèLbien entendu; seulement si elle lui commande les mêmes choses, c'esL pour des raisons tout autres, et au nom d'un idéal que l'ég·o1smr, ne connaît pas. La prud ence esLdonc une ve rLu. Être prudent, c'esl se conduire dans la vie au mieux de ses inLérêL et s, nous ajouLerons mainLenanL : pourvu qu'en agissanl ainsi on se propose véritablement de remplir un devoir.
JI. Di°S P OS I T I ONS ET CONDU IT E DE L ' IIO !IME PRU D ENT
La prndence est surtout nécessaire dans la jeunesse. C'es t l'âge des passions, el les passions onL l'oreille ferm ée au langage de la prudence. Les jeunes gens devront donc, au défaut de l'expérience qui leur manque, avoir recours à celle des homm es mûrs el des vieillards. Ils écouteront do cilemenL les conseils, les solliciteront au besoin. Il s réfl échiront surtout avant de prend re quelqu' une de ces résoluLions qui engagent parfoi s Loule une vi e : co mme le choi x d'une profession, le maria ge. Il s réfléchiront, disons-nous ; car s'il est bon de demander conseil , il ne l'es t pas de s'en rapporLer aveuglément aux avis des autres. 11 faut sé
�PRINCIPALES FORMES DU RESPECT DE SOI-MÈME. 305-
décider par soi-même, et pour cela, peser le pour et le contre, délibérer séri eusement et longuement. La prudence fait un devoir de ne pas compromettre. sa fortune, sa santé, sa vi e, quand cela n' est pas nécessaire. Une inspiration généreuse n'a tout son prix que. quand l'objet en vaut la peine. Alors, il ne faut plus compter. Un sacrifi ce a Haim enttoutson mérite s'il est médité, voulu, si l'on en a pesé toutes les conséquences. La prudence sait au besoin se dévouer; mais ell e sait ce qu'elle fait, son abnégation est d'autant plu s touchante. Elle ne sera pas exposée à des regrets trop tard ifs: elle ~vait tout prévu . La prudence n' es t do nc pas nécessairement une vertu négative. Elle ne co mmand e pas seulement l'abstention. Elle éclaire la conduite de l'honnête homm e ; elle. est hi.en, au rond, comme le pensaient les an ciens, la raison en pleine possession d' elle-même, diri geant la volonté vers le meilleur. Elle se défi e peut-être des élans, qui , le premier mom ent d' elîervescence passé , ne se souti endront pas, des entraînements qui nous portent vers des personnes ou des causes dont nou s risquons par la suite de r econnaître l'indignité. Mais ce que la raison app ro uve, ce qu e la loi morale ordonne, la prud ence l'exécutera avec une rerm eté calme et persévérante, combinant les moye ns, tournant ou surmontant les obstacles, assurant le succès du bien, sans souci même des protes tations de l' égoïsme ; car au-d ess us de l'intérêt mesquin, le seul dont l' égoïste se préoccupe, la vraie prudence découvre et poursuit · un intérêt supérieur, in séparable (l es anciens l'avaient corn-
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~!ORALE PRATIQUE.
pris admirablement) de la pratique du devoir . . On est d'ordinaire rempli de sympathie pour cc qu'on appelle l'imprudence généreuse de la jeunesse. Ona raison sans doute, car celte imprudence a pour caractère un entier désintércs cment. Nous n'aimons pa les jeunes gens trop calcu lateurs, trop attachés à la recherche et à la conquête de l'utile. Mais un jeune homme chez qui l'enthousiasme n'exclut pas la prudence , unit le charme de son ttg·e aux qualités solides de l'ùgc mûr. Il fait ce qui est nécessaire pour réussir, et il le doit; en mèmc Lemps, il est épris de toutes les nobles choses, il en professe le culte, en parle avec. une chaleur communicative, en répand l'amour autour de lui, et ne croira même pas accomplir un sacrifice en se sacrifi ant, s'il le faut, pour elles. Mais on ne l'enrôlera pas aisément daos des sociétés secrètes; on ne fera pas de lui un conspirateur contre le gouvernement lég·al de son pays; on ne le poussera pas aux aventures Léméraires -dont le but n'est pas manifestement honnête et réalisable. La prudence le Li ent en g·arde; .c t qui niera que ses conseils ne soient ici, comme toujours, d'accord avec les prescriptions du devoir?
l II. LE CO UR AGE
Une vertu qui semble souvent opposée ~t la prudence, c'est le courag·e. Celui-ci brave le dang·er, celle-là l'évite. Le courage ne craiqt ni la 'douleur ni la mort même, la pr"udence met tous ses soins à fuir l'une et 1'autre. Les vertus sont-elles donc en con/lit, et
�PRI NC IPALES FORM E S DU R E SPE CT DE SOI-M ÈME.
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l'homm e ne saurait-il êt.re entièrement vertueux? Ces contradicti ons ne sont qu'apparentes. Le vrai courage ne se confond pas en effet. avec la témérité. Il es t réfl échi, co mme la prudence, et ne s'ex pose qu'it bon escient, et quand un intérêt sup érieu r es t en jeu. L'homm e courageux risqu e volontiers sa vie pour dt;fcn dre sa patri e, sauver qu elqu' un de ses sem blables, non par os tentation et pour montrer qu'il n'a pas peur. Il ·n e rechcrcl1 c pas le péril, il se contentè de l'affronter froidement, résolum ent, s'il i;e peut y échapper, et ~i le devoir le veut. Et ce san g-froid même du vrai co urage es t d'accord avec la prudence ; c'est la meillenrc condition pour ne pas périr. ·
! V. COU I\A GE 1!1LI TA !R E
La bravoure guerrière es t la forme la plus frap pante, la plus populaire, du co urage . Outre qu'clic es t un devoir civiqu e, elle es t un devoir envers soi-mèmc. Si le respect de soi es t la première des obligations pcr. sonncllcs, on cherche vainement quel homme devra se méprise r plus qu' nn soldat lùche. Il porte un uniforme qui donn e du cœ ur aux plus timid es; ila cn main l'arme que lui a confiée la patrie ; il est. entouré de camarades qui so nt prèts à se faire tuer; il a en face de lui des homm es qui ne sont pas mieux armés, qui ne défend ent pas une cause plus sainte : et ce t uniform e, il le déshonore ; celte arme, il la jette ; cette patri e, ces compagnons, il les trahit; ces ennemis, il les accepterait pour maîtres ; tout cela parce qu'il a peur! Oh! celui-là, ses
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MORAL!<: PRATIQUE.
parents, sa femm e, s'il en a, le renieront; ses füs rougiront de l'avoir pour père; nulle main ne pressera plus la sienne, on le soufllettera de ses épaulettes arrachées ; le premi er venu pourra le frapp er au vi sage impunément, puisqu' il es t lftche : mai s la vrai e dégradation, la fl étrissure, sont en lui-même. C'es t à se~ propres yeux surtout qu'il cs L le derni er des hommes , qu'il a cessé d' ètrc un homm e. Heureux encore s'il en a conscience, 'et si le sentiment de so n abj ection lui inspire quelqu e généreux désespoir qui le relève enfin 1 Le courag·e militaire es t une vertu si commune en France, qu'il est inutile d'y insister longuement. Plus rare peut-être es t le courage civil.
V, C O U R A G E C J\"IL
On appell e ainsi la vertu du citoyen qui ne se laisse intimider dans la ùéfensc de la justi ce et de la loi , ni par les menaces d'un p ouvoir tyrann ique, ni par les violences de l' émeute. Ce sera, par exemple, celle du magistrat re fusant de p ronon ce r lln arrèt contraire à ce qu e lui di e. te sa conscience; du bourgeois qui en temps d' insurrection, se laisse empri sonner, fusiller s'il le faut , plutôt qu e de faire le coup de feu avec les insurgés contre les défense urs du gouvernement légal. Cette form e du courage, quand il y va de la vie, est d'autant plus héroïqu e, que ceux qui en donnent l'exemple n'ont pas été, comme le soldat, ·préparés par la discipline et l' esprit militaire, à la pensée du suprême sacritice.
�PRINCIPALES FOUU:S DU RESPECT DE SOI-Mf:ME.
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Quand le sol est envahi, ceux-là sont de nobles victimes•du courage civil, qui, n'étant pas des combattants, préfèrent tout souffrir plutôt que de fournir à l'ennemi, soit des vivres. soit des renseignements, ou de lui prêter quelque concours que ce soit. Nous nous sommes exp liqu é là-dessus en parlant des devoirs envers la patrie. Nous rappelons ici ces prescriptions, parœ qu'ell es découlent également du respect que l'homme se doit à lui-même, en tant que citoyen, devant l'envahisseur.
VI. -
COURAGE l'OUR SUPPORTER ÊP IIE UVES DE LA VIE
LES
En dehors de ces circonstances heureusem ent exceptionnelles, dans la vie de chaque jour, le courage trouve mille occasions à s'exercer. II en faut pour supporter les épreuves de toutes sortes qui ne sont épargnées à J)ersonne : revers de fortune, espérances trompées, infirmités, maladies. C'est également dans le respect de soi-même que ce genre de courage prend sa source : la personne morale, qui a conscience de sa dignité, doit regarder comme une lâcheté de se laisser abattre par des événements qu'il n'a pas été en son pouvoir d'éviter. L1;s stoïciens disaient que les choses qui ne dépendent pas de nous ne sauraient nous rendre heureux ou malheureux. Et ce qui dépend de nous, c'est uniquement Je bon vouloir. Les stoïciens avaient raison en ce sens que le respect de nous-mêmes nous
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MORALE PHATIQUE.
interdit de nous mettre trop à la merci de ce que nous ne pouvons ni produire ni empêcher. • Mais les stoïciens aliaient à l'excès quand ils soutenaient que le sage doit être indifTérent à la mort d'un :imi, d'une femme, d'm1 enfant. Épictète parle ainsi : « Xe dis j;unais à propos de quoi que cc soit : je l'ai perdu, mais je l'ai rendu. Ton fils est mort? il a été l rendu. Ta femme est morte? clic a été rendue. > Les stoïciens n'avai ent pas compris que la résignation n'est pas l'insensibilité. L'homme a le droit et le devoir de pleurer la perte dé ceux qui lui sont chers, puisque Jrs affections de famille, l'amitié sont choses légitimes et acrées. Mais il reste vrai qu'un désespoir sans mesure co mme sans terme est une faiblesse, et que le respect de nous-m ême nous commande de ne pas nous laisser écraser à tout jamais par le chagrin. Il res te, même après ces coups irréparables, du bien à faire, une des'f tinée à remplir. C'est alors que le courage est néce, sairc et méritoire. Il est nécessaire pour continuer de vi He; il es t méritoire, parce qu'il est le triomphe, non pas · immédiat, mais graduel, de la raison et de la volonté sur la sensibilité. Nous protestons contre la dureté stoïcienne, parce flu'au fond elle n'est pas véritablement du courage . Le stoïcisme recommande à l'homme de détruire en lu.irn ême toutes les afTections, toutes les passions. Supposez qu'il soit possible d'y parvenir : la résignation courageuse n'a JJ!us le moindre prix. Il est bien facile, si l'on n'aimait pas, de dire à la mort d'un fils : je l'ai rendu. Mais la nature humaine, quand elle n'est pas
�PRINCIPALES FORMES DU RESPECT DE SOI-Mf:ME.
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déformée par l'esprit de système, a horreur de tels détachements. L'homme tout entier est père, époux, ami, citoyen . Et ces objets, il les aime plus que soi. Il y a donc plus de dignité, plus de grandeur dans la souffrance virilement acceptée, que dans l'indifférence passive du stoïcien.
Vil. -
COURAGE EN _FACE DE LA MORT
11 est une dernière forme du courage qui est imposée à tous les hommes: c'est le courage en face de la mort. Je ne parle plus· ici de la mort à laqu ell e s'expose le soldat sur les champs de bataille : je parle de cell e qui est le terme fatal de toute vie. Rien de plus dégradant que la pusillanimité, les lam entations sur son propre sort, à l'approche du moment suprême. Il faut tenir à honneur de respecter en soi la personne morale dans cette crise à laquelle d'ailleurs la morale même nous ordonne de croire qu'elle doit survivre. L'idée de la mort est importune à la j eunesse, peut-être même n'estil pas bon qu'elle occupe trop l'esprit, car ell e pourrait alanguir l'activité, inspirer quelque dédain pour les affections et les intérêts légitimes d'ici-bas. Mais il faut la fixer quelquefois devant l' esprit; non pour s'affoler de terreur, bien plutôt pour envisager avec une gravité calme un accident auquel nul n'échappera et qui peut survenir à tout instant. L'instant venu, soyons, selon le beau mot de Bossuet, doux envers la mort, acceptonsla, confiants dans l'avenir et dans la bonté souveraine,
�MORALE PRATIQUE.
c omme l'olive mûre, dit Marc Aurèl e, bénit en tombanL l'arbre qui l'a portée .
RÉSUMÉ
I. - La prudence consiste à agir conformément ù l'intérêt bien entendu. Ell e sembl e -relever seulement de la morale utilitaire. Pourtant elle es t une ver tu , parce que l'intérêt bi en entendu ne se cortfond pas avec l'ég oïsme. Il coïncide d'ordinaire avec le devoir et fournit un nouveau motif d'accomplir celui-ci. II. - La prud ence es t parti culièrement nécessaire aux j eunes gens, qui ont des passions vives et manquent d' expérience . Ils solliciteront des conseils auprès des personnes d'un âge plus mûr, sur tout dans les circons tan ces importantes de leur vie. Cela ne les dispensera point de réfl échir, et d'apprendre à se diri g·er euxm êmes. La prudence n'exclut ni la générosité ni l'enthou·siasme ; mais elle préserve des entraînements irréfléchis. Ell e assure le triomph e d'une cause jus te en inspirant 1a fermeté, la persévérance et le choix des moyens les plus efficaces. III. - Le courage b rave le dang·er, tandi s que la prudence l'évite. La contradi ction entre ces deux vertu s n' es t pourtant qu'apparente . Le vrai coura ge ne se confond pas avec la témérité ; il réfl éc hit au ssi et ne s'engage qu'à bon escient; mais une foi s que le devo ir
�PRINCIPALES FORMES DU RESPECT DE S OI-Mf:ME.
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a parlé, le courag·e obéit résolument sans crainte du
péril.
IV. - Le courage militaire est à la foi s un devoir civique et un devoir personnel. Cette form e du courage est très populaire et très fran çaise. Aussi le soldat qui faillit à son devoir sur ce point es t-il considéré comme le dernier des lâches. V. - Le courage civil es t la vertu du citoyen qui ne se laisse intimider dans la défense de la justice et de la loi ni par les menaces d'un pouvoir tyranniqu e ni par les violences de l' émeute. II est peut-être plus rare et plus difficile que le précédent, bien que l'histoire en fournisse des exempl es mémorables. VI. - Une autre form e usuell e du courage es t, dans la vie ordinaire, la fe rmeté et la rés igna ti on, qui font supporter, sans se laisser abattre, les nombreuses épreuves, dont personne n' es t exempt, telles que les maladies , les revers de fortune, les malh eurs de famille, les déceptions de toutes sortes , etc. Les stoïciens poussai ent la résig·nation jusqu'à l'insensibilité. Ils allaient trop loin, car l'insensibilité rendrait le coura ge superflu. Il y a plus de grandeur, plus de dig·nité, dans la souffrance virilement acceptée, que dans l'indifférence passive du stoïcien. VIT. - Enfin l'homme doit se familiariser avec l'idée de la mort, et se préparer à supporter dignement cette suprême épreuve. Il puise ra du courage dans la croyance en l'immortalité de l'âme, croyance dont la morale fournil la plus forte démonstra tion.
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llI ORALE PRATJQ UE.
Ouvrages à consulter :
Mémorables. (L. JH, ch. IX. ) Traité des Devoirs . (L. I, ch. xvm el JULES SIMON, Le Devoir. (li.' partie, ch. 11 el v.) "flAUL JANET, La Philosophie du bonheur.
XÉNOPHON, CICÉRON,
xx1v.)
�VIN GT- NE U VIÈl\lE LE ÇON
PRINCIPALES FORMES DU RESPECT DE SOI-M:f:ME (s uilc) .
SOMMA IR E. -
mème . -
J. Respect de la vc\ rité. - 11. . Sin c6 ,·ité vis- à- vis de so iIll . Exame n de conscie nce . - I V. ~fo th ode de Frank li n.
J. -
R ESPECT D E LA VÉR I TÉ
La dernière for me importante du respect de soimême est le respec t de la Y érité. No us avons vu qu e le mensonge es t une injustice envers nos semblables . Il es t de plus dégradant. Mentir, c'es t s'infli ger i:t soi-même un démenti vo lontaire, déshonore r cc que l'homme devrait avoir de plus sacré, ·Sa parol e (p uisqu' elle es t l' expression de sa pensée) , et cela par intérèt égoïste ou par làcheté. Mais il ne sufflt pas de ne pas mentir ; il faut encore avoir le culte de la vérité pour clle-mème. Pour cela, il faut la chercher de bonne foi , et, qu oi qu'il en coûte, l' accepter quand on es t certain de l'avoir trouvée. Un savant a émis une hypothèse qui l'a rendu célèbre ; il découvre un fait qui la contredit: il r enoncera à son hypothèse plutôt que de se refuser à voir ce
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MOflALE PRATIQUE.
fait, et de s'inscrire en faux contre les ùonnées de l'expéri ence. Il ira plus loin: il divulguera les preuves qui détruisent l'hypothèse même à laquelle il a attaché son nom. Ainsi l'exig:e le respect dû à la vérité. Il es t souvent pénible à l'homme de s'avouer à luimême, et surtout d'avou er aux autres qu'il s'est trompé. 11 n' est pas de subterfuges ni de sophismes que l'on n'invente pour se soustraire à ce tte disgrâ ce. La vanité, l'orgueil sont en jeu ; puis une certaine paresse d'esprit fait qu'on s'habitu e à tell es opinions qu'on a crues longtemps vra ies, et qu'o n ne se résig11e pas aisément ü les quiltcl' . Voilit pourquoi les vi eillards entrent si rarement dan~ les idées nouvelles. Il faut pourtant se résoudre à reconnaitre qu'on n'était. pas infaillible. « Il y a des gens; disent les auteurs de la Logique de Port-Royal 1, qui n'ont pas d'autre fondement pour rejeter certaines opinions, que ce plaisant raisonnement : Si cela était, je ne serais pas un habile homme : or je suis un habil e homm·c ; don c cela n'est pas. C'est la principale raison qui a fait rejeter longtemps certains remèdes très uLiles et des expériences très certaines; parce que ceux qui ne s'en étaient point encore avisés concevaient qu'ils c seraient don c trompés jusqu'alors. Quoi! si le sang, di saient-ils, avait une révolution circulaire dans tout le corps; ... si la nature n'avait point d'h orreur du vide; si l'air était pesant et avait un mouvement en bas, j'aurais ignoré des choses importantes dans l'ana tomi e et dans la physique: il faut
1. Troisième partie, ch. xx.
�PRI NC IP A LE S FORMES Du R E SPE CT DE S OI-M t ~lE. 31 7
donc que cela ne soit pas. Mais p our les guérir de celle fantaisie, il ne faut que leur bien représenter que c'est un très petit inconvénient qu' un homm e se trompe.. : >> mais c'eµ es t un très grand, ajouterons-nous, ou plutô t c'es t entêtement ridi cule et coupable que de ne pas reconnaitre~ par orgueil, qu'on s'est tro mp é.
li. -
SINCÉR IT É V I S - A - V I S DE S OI-M È ME
Le respect dû à la vé rité, quelqu e pénil.Jle soit-elle, a pour conséquence l'obligation d' être sincère vis-à-vis de soi-même. Nous entendons par là qu'on ne doit pas chercher à s'a bu ser sur la natu re des motirs d'après lesqu els on agit, ni su r le caractère moral de sa conduite. 11 n'es t pas rare que la passion ou l'intérêt nous sollicitent à des actes que la conscience n'approuve pas; nous cherchons alors, trop souvent, à nous convaincre qu e le devoir n'est pas dans ce cas en opposition avec l'agréable ou l'utile; que nous sommes désintéressés , que notre ac tion sera profitable, ne nuira pas du moins au bien publi c, etc. Nous essayons de nous donner le chan ge à nou s-mêmes, nous plaidons la cause de l'égoïsme devant la conscience, nous inventons toutes sortes de raiso ns mauvaises pour lui arracher so n consentement. La co médi e, la tragédi e, ont soment mi s en scène ce dram e intéri eur. L' art du flatteur, auprès des pr inces, consiste précisé ment à leur suggher des motifs qui di s. ipent leurs scrupul es 0 11 étouffent momentanément leurs remords.
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111 ORALE PR ATIQUE. L'e mpire, votre cœur, tout co nd amn e Octavie ... Tant de précaution s a ffaiblit votre r èg ne.
dit Narcisse à Néron pour lui faire croire qu'en _ servant sa passion, il sert aussi l'État 1 • Mais en vain espéron s-nous nous abuser . La~onscience ne se laisse pas séduire, et son témoi gnage incorruptibl e met à néant tous les sophismes . Il faut cependant prendre gard e; sa voix pourrait, à la longue, s'affaiblir et s'éteindre, et alors la perversité deviend rait irréparable, ri en ne nous avertissant plus qu e nous sommes devenus pervers. . De là l'importance de la sincérité avec soi-même. Interrog·eons-nous de bonne foi sur les vrai s motifs de nos actions. Si le devoir n'es t pas manifes tement d'accord avec notre désir, c'es t que not1:e désir est mauvais : sacrifions-le sans pitié. Soyons-nous un ju ge plutôt sévère qu'. indulg·ent. Nous avo n lan t de penchant à
1. Ains i e nco re , après qu' Alexandre e ut tu é so n am i Clitus dans un transpo r t d'ivresse et de co lère, les co urti sans fon t ven ir le p hiloso ph e Anax arquc, pour apaise r les remords du ro i. « Anaxarquc, dit Plutarque, fut à pe in e e ntré da ns la chambre du roi, qu e pr enant un to n tr ès haut : c Lo vo ilà do nc, dit-il , ce t Alexandre, c s ur qui toute la terre a les ye ux ouve rts! Le vo ilà éten du à te rre co mm e un esclave, lui qui doit è trc la loi mê me e t la règle de la ju ·lice ! PQurquoi a-t-il donc vaincu 9 Es t-cc p our co mm ander , po ur régner en mai ll'c, ou pour se laisse r maitri ser par un e va in c opinion ? Ignorez-vou s, ajouta-t-il , en s' a dressan t au roi lui-,mème, qu'on no us représente la Ju sti ce e t Th émi s ass ises s ur le ll'ôno de Jupiter , pour nous fa ire e ntendre qu e toutes les acti ons du prin ce son t j ustes, légitim es? » An axarque, ajoute Plutarqu e, par ces di sco urs e t par d'a utres sembl ab les , ad oucit la douleur du r oi ; ma is il le rendit dur e t injuste. - Comp arez le di sco urs d11 re na rd ~u li on dans la fa ble des An imaux malades fi e la peste.
�PRINCIPALES FORMES DU RESPECT DE SOI -M È ME. , 319
nous excuser, à nous glorifier, que la sévérité ne r)sque guère d'aller jusqu'à l'excès.
Ill. EXAMEN DE CONS C i ENCE
Pour contracter de bonne heure l'habitude d'être sincère envers soi-même, les anciens recommandaient déjà l'examen de conscience. « Ne laisse jamais tes paupières céder au sommeil, disaient les Pythagoriciens, avant d'avoir soumis it ta raison toutes Les actions de lajournée. « En quoi ai-je manqué? Qu'ai-je fait? Qu'ai-je omis de faire de cc qui est ordonné? « Ayant jugé la première de tes actions, prends-les toutes ainsi les unes après les autres. « Si Lu as commis des fautes, sois-en rnorLiüé; si Lu as bien fait, réjouis- toi. >, Cette recommandation, Sénèque nous apprend qu'il la mettait lui-même Lous les soirs en pratique. « Nous devons Lous les jours, écrit-il, appeler notre ,\me à rendre ses comptes. Ainsi faisait SexLius 1 • La journée terminée, avant de se livrer au repos de la nuit, il inLerrog·eaiL son ùmc. « De quel défaut t'es-Lu aujourd'hui guérie? quelle passion as-Lu combattue'? En quoi es-Lu devqnuc meilleure?» Quoi de plus beau que cette habitude de repasser ainsi toute sa j ournéc? Quel sommeil que celui qui succède a celte revue de soi-mèrnc ! Qu'il est calme, profond et libre, lorsque
1. Philosophe pythagoricien, l'un des ma itres de Sénèqu ·
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MOHA LE PRATIQüE.
l'âme a reçu ce qui lui revient d'éloge ou de blâme, et que, soumise à sa propre suneillance, à sa propre censure, elle informe secrètement contre elle-même ! « Ainsi fais-je, et, remplissant envers moi les fonctions de juge, je me cite à mon tribunal. Quand on a emporté la lumière de ma chambre, que ma femme, par égard pour ma coutume, a fait silence, je commence une enquête sur toute majournéc,je reviens sur toutes mes actions et mes parole . Je ne me dissimule rien, je ne me passe rien. Eh! pourquoi craindrais-je d'cnvisag·cr une seule de mes fautes, quand je puis me dire: Prends garde de recommencer; pour aujourd'hui, je Le pardonne. » Sans insister sur l'utilité de l'examen de conscience, devenu, après le paganisme, l'une des pratiques les plus importantes de la discipline chrétienne, il est trop évident qu'il n'a Loule son efficacité qu'à la condition d'être sincère. Pour mieux dire, il est, ou doit être la périodique manifestation de notre sincérité cnvcr nous-mème. Et si elle est véritable, celle sincérité nous préservera tout aus3i bien d' une sévérité excessive que d'une excessive indulgence. Certaines âmes scrupuleuses pèchent souvent par une rigueur outrée. Pour les fautes les plus légères, elles se croient perdues et désespèrent de se relever jamais. i\"ous ne dirons pas que dans cc jugement inique qu 'elles prononcent contre elles-mèmes, elles manquent Je sincérité; mais nous dirons que plus de sincérité cnc::ire les ramènerait à la juste mesure. Elles s'examinent conformément à 1in c règle qui n'est pas celle de la conscience. Il est impos-
�l'RINCIPALES FORMES D U RESPECT DE SOI-Mt~IE.
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sible, en effet, que celle-ci, mieux interrogée , leur présente encore de simples défaillances pour des crimes irréparables . Comme Sénèque es t sage et vraiment sincère avec lui-même, de se dire quelquefois: « Prends gard e de recommen cer; pour aujourd 'hui je te pardonne ! ) Le pourrait-il, s' il s'agissait d' une de ces fautes qui laissent de longs remords? Sachons donc nous voir tels que nou s somm es ; et respec tons-nous assez pour ne pas nou s traiter en scélérats, à la moindre peccadille. Parfoi s l'excès de scrupul es co nduit à l'abolition de toute moralité. On se rep.ro che des choses innocentes, et l'on s'en perm et d'autres fort répréhensibles; ou bien on juge impossible d'atteindre ù l'id éal chimérique qu'on s'est forgé, et al ors on s'abandonne à toutes ses passions. Le mal vi ent, dans l'un et l'autre cas, de ce qu'on n'a pas pris l'habitude d' être sincère vis-à-vis de soi-même.
IV . MÉTHOD E DE FR AN KLI N
Cette même sincérité es t nécessaire pour donner quelque valeur . a la m éthod e de perfectionnement moral que recommande Franklin, et qui n' est qu 'une appplication de l.' examen de conscience . On sait qu 'il es t l'inventeur d' un e sorte de eal endri e1 moral. « Il · avait fait un dénombrem ent d es qualités qu'il voulait acquérir et conserver, et il les avait ram enées à treize principales : Tempérance - Silence - Ordre - RéSincé rité solution - Frugalité - lnduslrie .Justi ce - . Modération - Propreté - Tranquillité - -
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MORALE PRATIQUE.
Chasteté Humilité. Ce catalogue étant dressé, Franklin réfl échissant qu'il lui étail diffi cile de lutter à la fois conlre trnize défauls, et de surveiller à la foi s treize verlus, vouluL, comme Horace, combattre ses ennemis séparément, et il appliqua à la moral e la maxime de la poli Li qu e : Diviser pour régner. « Je dressai, dit-il, un petit livre de treize pages , parlant chacune en tète le nom d'une des verlu s. Je réglai chaque page en encre rouge, de manière à y établir sept colonnes, une pour chaque j our de la se maine,' mettant en haut de chacune des colonnes la première lettre du nom de ces jours. Je traçai ensuile treize li gnes transversales , au couronn ement desqu elles j'écrivis les premières leLtres du nom des treize vertus. Sur celte li gne, et à la colonn e du jour, je fai sai s ma petite marqu e d'encre pour noter les fautes que, d'après mon examen de conscience, je reconnai ssai;; avoir commi ses, contre L ou telle verlu ... Je résolu.: elle de donner une se maine d'atLenti on séri euse à chacun e de ces ve rtu s séparément. Ainsi mon gTand soin pendant la première semaine fut d'éviLcr la plu s légèrr caule contre la L empérance, laissant l'es autres ve rt11 :', fourir leur chemin or din aire, mais marquant chaqur soir les fautes de lajourn ée ... De même qu'un homme, qui veut nettoyer son jardin, ne cherche pas ,'t en arrach er toutes les mauvaises herb es en même temps... ainsi j'espérai goûter le plaisir encoura geant de voi r dans mes pages le prog-rès que j'aurais fait dans la vertu par la diminution prog-ressivc du nombre de marques jusqu'à ce qu' enfin, après avoir recommencé
�l'IUNCIPALES FORMES DU RESPECT DE SOI -M f:ME.
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plusieurs fois, j'eusse le bonheur de trouver mon livret LouL blanc pendant treize semaines. ll Nous ne contestons pas cc qu'a d'ing·énieux ce procédé. Nous pensons, comme Franklin, qu'il vaut mieux ('ombaLLre ses vices séparément, que tous à la fois, quoiqu'à vrai dire, tou les les ver lus se tiennent, et qu'il soit difficile de faire des progrès dans l'une sans en faire également dans les autres. Mais peut-être cette compLabiliLé.morale est-clic Llop minutieuse et corn pliqu.éc. Nous préférons la méthode plus simple des Pythagoriciens, de Sénèque et des directeurs chrétiens . Quoi qu'il en soit, la sincérité avec soi-même, si l'on veut .· uiuc l'exemple de Franklin, est d'autant plus néces. aire, qu'il s'agit chaque jour, non d'un examen général de: sa propre conduite, mais de fautes a noter une par une, cl selon leur degré d'importance. Quand, dans un concours entre de nombreux élèves, le professeur le plus exercé hésite si souvent pour Je classement des C'Opics, quand son impartialité est à chaque instant saisie de tant de scrupules, qu'il sera difficile de se juger exactement soi-même toutes les vingt-quatre · heures, simultanément à douze ou treize points de vue différents! - Du reste, en fait de -moyens pratiques pour devenir meilleur, chacun prend ce ux qui conviennent le mieux à son caractère, à ses habitudes antérieures, à ses occupations, et il n'en est peut-être pas dont on puisse affirmer qu'il sera partout el toujours efilcace. Tout dépend de la bonne volonté de celui qui les met en
1.
PAUi, JANllT,
Histoire cle la Sci.ence polit:i.que, 3" éd., l lt
�MORALE PRATIQUE.
œuvre. Et la bonne volonté, n'est-ce pas encore, ou à peu près, la sincérité vis-à-vis de soi-même?
RÉSUMÉ
I. - La derni ère form e importante du .respec t de soi-même es t le respect de la vérité. Par le mensonge, l'homm e ne manque pas seulemenL à ses devoirs envers ses semblables : il déshonore dans sa personne la noble faculLé d'exprim er ses pensées par la parol e. Le deYOir commande le culLe de la vérilé pour ellemême. Il faut la chercher de bonne foi, et savoir renoncer à taule hypothèse rec onnue fausse, dùt-il en coûter beau coup à l'amour-propre. II. - Trop souvent, quand la passion et l'intérêLsont en jeu, l'homm e essaye de se prou ver par des sophismes que l'action qu 'il médite n'es t point mauvaise. C'est alors 1u'il a besoin de cette précieuse vertu moral e : la sin1érité envers soi-même! Qu'il interroge sa conscience dur les vrais motifs de ses action s, et qu'il sacrifi e san s pitié tout désir qui ne serait pas manifestement d'accord avec le devoir. III. - Une pratique excellente, recommand ée par les moralistes anciens et mod ernes et par les reli g-ïons, mai s que la sin cé rité envers soi-même peut seul e rendre effi cace et saluLaire, est l'examen de conscience. Il faut se gard er, dans ce t exercice , de l'excès
�PRINCIPALES FORMES DU RE S PECT DE SOI-M
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r
d'induig·ence et de l'excès de sévérité. Les scrupules exagérés peuvent faire perdre le sens moral, ou tout au moins conduire au décourag·ement. IV. -Les diverses méthodes conseillées pour l'examen de conscience offrent toutes des avantages, si elles sont employées avec persévérance et sincérité. Une des plus ingénieuses, mais qui peut paraître trop minutieuse et Lrop compliquée, es t celle de Franklin. En vertu qe la fam euse maxim e : « Diviser pour r égner ll , appliquée cette fois à la morale, il s'était attaché à- combattre successivement les treize défauts ou vices opposés aux treize qualités ou vertus qu'il voulait acquérir. Tous les soirs il faisait sa comptabilité dans ce qu'il a appelé son ·calendrier moral.
J
Ouvrages à consulter :
sous l'empire romain (La morale pratique dans les lettres de Sén èque) . Éludr.s morales sur l'antiquité (L'examen de conId. science chez les anciens) .
MARC AUR ÈLE, Pensées. MARTHA, Les Moralistes
1t
�TRENTIÈME LE ÇO N
DEVOIR DE CULTIVER ET DE DÉVELOPPER TOUTES NOS FACULTÉS
So1rnA1RE. -
1. Facullés de l'àmc. - II. Développement <les facultés . - 111. Développement de !o. sensi bilité. - IV. Développement ùe s facultés intellcctuellcs. - Y. La mémoire. - YI. L'imagination.
1. -
FACULTÉS
DE
L 'All E
Les facultés de l'~me; cc son Lles di1forcnls pouvoirs intérieurs par lesquels se manifeste cet êlre qui se pense lui-même et s'appelle moi. Or le moi est capable · d'aimer (ou de haïr), de connaître et de vouloir. Aussi disons-nous qu'il y a trois facultés ou groupes de facultés. La première est la faculté de désirer certaincschoses, de les aimer et de haïr celles qui leur sonL contraires, et d'éprouver, selon que le désir .es t contrarié ou satisfait, du plaisir ou de la douleur: c'est la sensibilité. Elle comprend plusieurs facultés secondaires : cc_ sont les appéLits, instincLs, inclinations, tendances, désirs qui nous portent vers certains objets cl nous éloignen t de certains autres. Ainsi nous désirons et
�DEVOIR DE DÉVELOPPER TO U.TES NOS FACULTÉS.
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recherchons l'aliment, la boi sson, la riches e, la société de nos semblables, les affec tions de famill e, l'ami Lié, les jouissances supérieures du vrai, du beau, du bien, etc. La seconde fa culté, ou plutôt le second gr oupe de facultés es t dés igné par le n om g·énéral d'intelligence. Nous connaissons les propriétés des obj ets extérieurs par les sens; les phénom ènes qui se passent en nous, par la conscience psychologique (q u'il ne faut pas confondre avec la conscience morale) ; les phénomènes qui se sont produits en nou s-mèmcs dans le passé, par la mémoire. Nous imag in ons aussi, c'es t-à-di re qu e nous somm es capabl es de nous rcpré enter des objets sensibles qui ne sont pas ac tuell ement perçus par les sens, et aussi, de n ous en représenter d'autres qui ne so nt pas réels : c'es t alors l'imagination créa trice, celle du poète, de l'arti ste. L'ar t, en effe t, imag·ine et exprime des choses qui ne sont pas l'exac te copi e de la r éalité; il ajoute à la na ture, la corrige , l'emb ellit. Imagin er, c'es t enco re évid emment connaître, car c'es t ,t l'ex: périence que l'imagination ernprnnte l es ma téria ux qu'ell e met en œ uvre. L' intellige nce peut aus i co nnaitre des vérilés ou de' objets qui ne pourraient pas ne pas ètre, qui sont dits, en conséquence , néce.:;safres. Tels sont les axiomes, ou pr opositions éviden tes par elles-mêmes ; telle es t la loi morale. - Celle mani fes tation s upérieure de l'intel li gence, c'est la raiso n. Enfi n, on connait encore, qu and on fait altention, qu'on réfl échit, qu'on jug·c, qu'on raisonne. Ce sont lit
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MOHALE PHATIQUE.
des opéraLions intellcc Luell es dont la matière es t fournie par les facultés qui nous meLtent directement en contacL avec les choses , savoir : les sens, la conscience, la mémoire, la raison. La Lroisième faculté est la volonté, dont nous avons parlé suffisamment, puisque vouloir et faire usage de sa liberté, c'est même chose.
JI. D f:V E L O P PE M EN T D ES F ACU LT f:S
Chacune de ces faculLés es t capabl e des développements les plus di vers. En effet, la volonLé peut les apcls s, pliquer à tels ou L objeL et la volonLé elle-même peut, à son gré, être forLc ou faibl e, conforme ou contraire à la loi morale. Nous pouvons, si nous voulons, cornbaLLrc certains désirs, et, sinon les détruire entièrement, au moins les réprimer ou ne les pa satisfaire. Le développement de la sensibiliLé est donc sounii s à l'empire de la volonLé. Nous pouvons, si nous voulons, appliquer les faculLés de noh·e intelligence à certains obj ets pluLôt qu'à certains autres , les exer cer ou les lai_ser en fri che, deves nir savants ou resL ig·norants. Le développement de er l'intelligence es t donc, lui aussi, soumis à l'empire de la volonté. La volonté enfin, se commande à ell e-m ême, puisqu'elle es t. libre de vouloir ou de ne vouloir pas, de vouloir ceci ou cela. Elle aussi se développe et se fortifi e par l'exercice, par la lutl.e contre l'habitude et les passions. On comprend maintenant qu e l'homme ait le devoir
�DEVOIR DE DÉVELOPPER TOUTES NOS FACULTÉS.
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de cultiver et de développ er toutes ses facultés. Toutes en effet doivent être portées au maximum d' énergi e dont elles sont capables : car ce maximum n' est autre qu e la perfection même, telle, du moins, qu'il es t donné à l'homme de l'atteindre. Il va sans dire qu'il ne suffit pas de développer les facultés; il faut, encore et surtout, les développer dans une certaine direction, c' es t-à-dire conformément à la loi morale. Le désir, l'amour, sont nécessaires à la vie moral e, et les stoïciens, nons l'avon s observ é déjà, étaient déraisonnables de prélendrc ab oli r clans l'homm e lou fo.'se nsibilité. Désirer, aimer sont de pui ssants mobiles pour bien faire. Co mprendrait-on l'homm csansl es aifec tions de famill e, sans le patrioti sme ? Et serait-il vraiment r,apable, si par impossibl e il les avait enti èrement extirpés de so n cœ ur, <le remplir enco re tous ses devoirs dom es tiqu es et civiques?
III. DÉ V EL O PP E~I EN T ]) E L A SENS 1lll LI TÉ
Ainsi, nou s entretiendrons el déY cloppcron s en nousmêmes celle force salutaire et sacrée qui es t l'amonr, mai s nous aim erons les cho es en proportion de leur val eur et de leur di gnité moral es . Nous n'aurons que mépris pour les gro ssières joui ssances de la sensualité et de la gourmandi se; nou aim erons la richesse, clans la mesure où cli c nou s perm et de subvenir à nos besoins et à ceux des nôtres, de nou s con sacrer à la science , d'être charitables . \iou s aim eron s la
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MORALE PltATIQUE.
science plus ·que la richesse, la verlu plus que la science. Nous aimerons les beautés de la nature, celles de l'art, parce que l es plaisirs du beau élèvent l'âme, l'arrachent à l'ég·oïsme, et se confondent presque avec les joies du devoir accompli. Nous aim erons d'un amour ardent ces choses saintes, la famille, la patrie. Nous aimerons d'un amour suprême la perfection, soit qu'elle ne nous apparaisse que comme l'idéal moral, soit que notre raison affirme l'existence d'un être souverainement parfait, inf1nimcnt puissant et bon, créateur de l'univers et de l'humanité.
) \' . D É VELO PP E )!EN T D ES FACULTÉS l NT E L L E C TUE L LES
Même devoir général à l'égard des facultés intcllcctnelles. Not1s devons les développer d'abord, puis les orienter vers les vérités les plt1 s hautes. Nous développerons nos sens pour <ru'ils nous fournissent des données aussi exactes que possible sur le monde extérieur où nous avons à vivre. Il n'est pas indiJTérenL, en effet; d'avoir l'oreille exercée, la vue claire et perçante. Nous éviterons par là bien des dang·ers, et par exemple, ;\ la g:uerre celui qui a l'ouïe la plus fine, l'œil le plus pénétrant, sera, toutes choses égales d'ailleurs, le meilleur cap itaine ou le meilleur soldat. Le maréchal Davout, pour obvier aux inconvénients d'une myopie fâcheuse, était condamné à une vigilance de Lous les instants. Puis, des sens exercés de bonne heure, rendent plus délicates et plus vives nos jouissances esthétiques.
�DEVOIR D E DÉ VELO PPER TOUTES N OS FACULTÉS.
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Développer l'œil intéri eur, cette conscience que nous avons de nous-mêmes, r éfl échir sur soi, étudier ses aps, titudes, ses défau L les motifs auxquels on obéit, tel était, selo n Socrate, le principe de toute sagesse. Connais-Loi L oi-même c'est-à-dire connais-toi comme être moral, sou mis au devoir, et appelé à une des tinée qui ne se termine pas avec cette vie. ELcette précieuse connaissance de soi-m ême, elle es t, elle aussi, le résultat et la récompense d'un exercice prolongé. Il faut s'habituer à se replier sur soi, et cela d'abord es t diffi cile et pénibl e, tant sont grandes les séduction s du spec tacle extéri eur qui , dès la premi ère enfance , a capti vé toute notre attenti on.
V. l. A MÊ!IOIRE
Les anciens avaient bien compris L oule l'impo r tance de la mémoire, et certains pédagogues contemporains sont trop portés à méconnaître le rôl e de ccUe fa culté. Elle es t d' un e utilité incal culab le pour le développement général de l' esprit. Elle emmagasine les co nnaissances qu'aura plus tard à élaborer la réfl exion. C'estdans r enfance et la première j eunesse qu' elle se prête le mi eux à la culture; aussi, pendan t celte période de la vie, ne saurait-on trop l'exercer. Ce qu' on a appris à ce t tige, on le retient toujours. Mais nous conlillerions de continuer plus Lard encore cette éducation méthodique de la mémoire, cl nous connaissons des hommes éminents qui , chaque jour, apprennent une leçon et s'en trouvent bien. S'il es t de devoir d'assurer, dans la plus large mesure possible, la fid élité et la prompti-
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MORALE PRATIQUE.
tude de celle précieuse fa culté, il va sans dire qu'on ne lui con Gera que des choses qui en vaillent la peine. Les chefs-d' œuvre de la poési e peuvent ainsi devenir nos compag·nons inséparables; nous les emportons toujours et partout avec nous; ils font taire les pensées frivol es, adoucissent les pensées amères, en chantant comme d' eux-mêm es dans la mémoire, aux heures de désœuvrement forcé, en voyage, par exemple, ou pendant une insommie.
V l. L ' l:IIA G I NAT I ON
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Développer l'imagination n'es t pas moins obligatoire, car cette faculté est la source de joui ssances délicates et élevées . Elle fait revivre, pendant l'absence, les traits des personnes chéries ; elle évoque devant le reg·ard intérieur les beaux sites , les œuvres d'art autrefois contemplés. Ell e crée tout un monde au dedans de nous, monde que nous varion s et embellissons corn ine il nous plaît. Elle anime et fait mouvoir les personnag·es ûctifs du drame, de la po ésie, du roman; par elle, nous nous formons une société idéale des types enchanteurs ou sublimes qu' elle a fai t éclore dans le gén ie d' un Corneill e, d'un Racine, d'un Sha kespeare : Rod rig·ue, Chimène, Pauline, le viei l Horace , Andromaque, Iphigénie, Cordélia. -E lle nous olîre ainsi un refuge et une consolation contre les vulgarités de la vie rée ll e. Elle donne toute sa vivacité au sentim ent du beau, et le préserve des exigences trop minutieuses, de la sécheresse stérilisante de ce qu'on appelle, en matière de goût,
�D EV OIR DE D É VE LO PP E R TOUTE S N OS FA CU L TÉ S.
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l'esprit critique. Elle est fa mère du courage, des grands desseins, des g-rands efforts, en rappro chant, par l'espérance, le but à atteindre, et en anti cipant, exagérant peut- être, le bonheur qui sui vra le succès. Enfin, par le tableau touchant qu'elle nous en présente, elle émeut notre sympathie pour les souffrances de nos semblabl es, éveille notre compas. ion , nou s invite à la charité. Ces effets bi enfaisa nts de l'imag·ination disent assez le rôl e consid érabl e qu' on doit lui attribu er dans la vie intell ec tuelle et moral e. Mais il importe qu'elle soit préservée des excès et diri gée conform ément à la rai son. Si cil e se perd dans le rève, si ell e s'éprend des beauté de l'art et de la poésie au point de nous dégoûter du réel f? t des humbl es, mai s impéri cu CS obligations de la vi e pratiqu e ; si, nous di ssimulant les obstacles, elle nous lance à l'av·eng'le dans de foll es aventures ; si ses atlendi·isscments sur la mi sè re humain e ne se tourn ent pas à la . oulager ; - l'imagination n' es t plus qu'une puissance trompeuse, comm e dit Pa cal, et son empire peut devenir funes te. D'où la néce sité de la soumettre à un e règle, et celte règle ne peut être que l'austère idée du devoir.
RÉSUMÉ
I. - Les facultés sont les différents pouvoirs intérieurs par lesqu els se manifeste le mo,i,. Il y a trois facultés principales, ou plutôt troi s group es de facultés: la sensibilité, l'inLcllig·encc et l'activité libre ou volonté.
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�MOR A LE PRATIQ UE.
La sensibilité es l la facullé d'aim er cc qui nous procure de la joie et de haïr cc qui nous co ùtc des souffrances. Elle co mprend les désirs, les appétits, les tendances ou inclinali ons, etc. L'intelligence c, t la faculté de connaître _es objots l extérieurs a l'aide de sens, et les ph énom ènes qui se passent en nous à l'aide de la conscience psycholog·ique. C'es t aussi la fa culté de co nccY r, de comprendre, de oi ju g·cr, de raisonner, clc. ; c'est enfin la raison, qui nous fournit les no tions pre mières et les vérités nécessaires. La volonté a été étudiée déjà à propos de la liberté 1. Il. - Chacune des fac ultés es t susceptible de développement, sou s l'empire de la volonté. La volonté a, en outre , du pouvoir sur clic-même. En donnant à chacune d'elles son maximum d'éncrg-ic, et en les diri geant conform ément à la loi morale, l'h om me réalise la perfection autant que cela es t en son pouvo ir. III. ~ En conséquence, on cultivera avec soin la puissance d'aimer, et l'am01ir ne s'attachera qu'ù de nobles objets, tels que la science, la vertu, le beau dans la nature et dans les arts, la fa mille, la patrie, et pardessus tout la loi morale et son auteur. IV. - Les fa cultés intellectuelles seront également développées, pui s orientées vers les vérités les plus hautes . Les sens seront cultivés pour qu'ils puissent fournir des notions exac tes sur le monde extérieur.
1. Pages 6 it 26.
�DEVOIR DE DÉVELOPPER TOUTES NOS FACULTÉS. 335
On acquerra l'habitud e de la réflexion, et l'on s'en servira d'abord pour se bien éLudier. La fameuse maxime : « Connais-toi toi- même » esL le principe de touLe sagesse. V. - La mémoire est extrêmement uLile. C'est à torL que cerLains pédagogues voudraient la réduire à un rôle secondaire. L'enfance est l'époque de la vie la plus propice pour la culLure de la mémoire; mais elle peul êLre exercée à tous les âges. On ne lui confiera que des choses qui en vaillent la peine. VI. - Développer l'imagination n'est pas moins uLile et obligaLoire. CeLLe faculté est la source de jouissances délicaLes et élevées . De plus, elle joue un rôle considérable dans la vie inLellectuelle et morale. Mais comme elle est suj etLe à des écar ls dangereux, elle doit êLre disciplinée par la raison, réglée par l'idée ausLère du devoir.
Ouvrages à consulter :
Traité des facultés de l'Ame . De l'Imagination. Traité élérr.e11tai?'e de Philosophie (psychologie) et les Traités généraux de Psychologie et de Pùlagogie
ADOLPHE GARNIER, HENf\l JOLY, PAUL JANET,
(MM.
MAl\lON, CoMPAYRÉ, CnASTEAU, JOLY,
etc.).
�TfiE~TE-UNIJÜIE LEÇON
DEVOIR DE CULTIVER ET DE DÉVELOPPER TOUTES NOS FACULTÉS (suite) .
SOMMAIRE. -
I. Développement de l'atte11tion, de la réfl ex ion , d u jugement, du ra ison nement. - Il. Développement de la volonté. m. Abstinen ce volontairn, Régularité de la ri e . - IV. La volo11té cl l'habitude. - V. Le sage.
J. -
DÊYELOPP E M ENT DP, DU
l. ATTENTION,
0
DI,;
LA RÉFU; X JO N
JUGEMENT,
DU
HAISONNE!!ENT.
Toutes. les opéra tions de l'e prit, l'attention, la réfl exion, le ju gement, le raisonnement, s'apprenn ent. li y a une éducation de Lou s les pouvoirs de l'esprit. Celle éd ucation, ce sont nos parents et nos maîtres qui la com mencent : à nous de la continuer, de la perfectionner, jusqu 'au derni er jour de la vie. A nous surtout d'appliqu er ces pouvoirs à des objets qui le méritent. Concentrer par exempl e toute rnn intelli g·ence, pendant des moi s el des ann ées, sur Jes problèmes variés du jeu d'échecs, serait faire un pauvre usage de son esprit. Malebranche, Labruyère, trouvaient indignes de l'homme les recherches de l'érudition, de
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la philologie : en quoi ils avai ent t ort, car ell es peuvent conduire à d'importantes découvertes. Mais la connaissance de l'histoire, particulièrement celle de l'histoire nationale, l'investigation des lois de la nature, l'étude de l'âm e humaine, de sa destinée et de son ori gine, voilà des objets auxquels nous ne sauri ons consacrer trop d'efforts et de temps. Sans doute, bien peu ont le_loisir de s' y adonner entièrement : les exigences de la vie pratique les interdisent au plus grand no mbre ; cependant le plus humbl e, le plu s ignorant, es t tenu de se faire une opinion sur les g-randes q ucsti ons de l'ord re moral et reli gieux. li doit rénéchir à ses devoirs, se demander quelquefo is d'où il vient, et si tout se termine pour lui à la mort. Ces pensées , d'ailleurs, se présentent pour ainsi dire d'ellcs-mèmes à fout esprit, mais il en es t beaucoup qui les écartent comme importunes ou parce que null e certitude n'es t possibl e en ces matière . Importunes, elles ne le so nt que pou r l'homm e friv ol e ou pervers; qu ant à la certitude, il se peut qu'on n'y parvienne pas toujou rs ; mais il est obligatoire d'avoir cherché avec sincérité, et de s'arrêter au plus vrai cmblablc.
)1. -
D É V E LOPP E MEN T D E LA V O L ONTÉ
Nous devons enfin développer et fortifi er la volonté. Pour cela, il faut éviter de lai sser prendre aux désirs inférieurs, aux passions égoïstes , aux habitudes mauvaises, une inOuence qu'-il devi endrait ii la longue presqu e imp ossible de combattre. Et cette culture de la volonté doit commencer dès les premières années de
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MORAL E PRATIQUE .
la vie morale. 0,n doit la commencer chez l'enfant par une éduca tion appropriée; il la continu era ensuite luimême . Ce sont les commencements qui impor tent; jusqu'à quinze ans tout es t fa cile, mai s à seize ou dix- sept ans, le caractère es t déjà fo rm é, les habitud es sont prises, il es t bien .diffi cile, comm e on dit, de se refaire. La vie enti ère dépend presq ue touj ours de la p remière adolesce nce . La tem pérance, l'amour du travail, c'est à l'école, c'est au co llège qu'on en fait l'appren tissage; qu'il csL rare qu'un éco li er paresseux , un j eune homme dissipé deviennent plus tard des cito yens util es, labo rieux, rangés !- Il fa ut, dit-on quelquefoi s, qu e jeun esse se passe, cxte, certains parcnls laissent leurs et so us cc beau préL fil s s'abaridonner à t ous les désordres. Faiblesse co upable, bien près d'êlre criminelle ! Il faut que j eunesse se passe, oui ; mais à préparer la vie, à con quérir par un labeur assidu , un e posiLion qui assure l'aisance et donne le droit de fond er bienlôt une nouvell e famill e. Il faut que j eunesse se passe en travaux féco nds, en luttes généreu ses contre les tcnlations malsaines et les en traînements des mauvaises compagnies. Cela n'exclut pas les di stra cLions inno centes, les jouis~a.oces de l'art, les bonnes co nversations entre camarades, la fréquentation d 'une sociéL choisie. Nous ne voulons pas, nous é l'avons dit, que la j eunesse soit morose et trop acharnée à la poursuite de l' util e. Mais les plus travailleurs , parmi les écoli ers et les j eunes gens, sont précisément ceux qui savent le mieux go ûter les plaisirs honnêtes. Le paresseux s'ennui e; t oute récréa tion est pour lui sans charmes , parce qu'il n'a pas su la mériter. Si par
�DEVOIR DE DÉVELOPPER TOUTES N OS F A CULTÉS .
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malh eur l' éducation de la volonté n'a pas éL faite pené dant l'adolescence et la première j eunesse, il ne fau t pourtant pas désespérer. Une r ésolution énergique et persévérante, unç conversi on sont touj ours poss ibl es . La vie ménage pour chacun des occasions de co mmencer à être vraim ent un homme. L'entrée, même tardive , dans une carri ère, un chan gem ent de résid ence, le mariage, un grand malheur imprévu, peuvent deyenir le p oint de départ d' une rénova Li on morale où la volonté, se ressaisissant ell e-même, impose à l'âme Lou t entière la discipline qui lui ma~quait jusque-là.
][!. AB T l ' ENC E YOLONTA II\ E . I\ ÉGU LAI\I TÉ D E LA YI E
Quelques morali stes anciens, pour entretenir la force de la vol onté, recommandaient de s' imposer quelquefois, pendant une péri ode plus ou m oins longue, un r égime de pri\'a Lions. Sénèque écrit à son ami Lu cilius: « Je me plais tellem ent à éprouver la ferm eté de ton âme que, comme de grands h ommes l'ont prescrit, à mon Lour je L prescrirai d 'avoir de temps à autre e e certains jours où , L bornant à la nourriture la plus modique et la plus commune, à un vêlement rud e et grossier, tu puisses te dire : << Voilit don c cc qui me faisait peur! >> Qu'au temps de la sécurité l'âme se prépare aux cri ses difficiles; qu'elle s'ag·uerri sse contre le injures du sort au mili eu m ême de ses faveurs. En pleine paix, sans ennemis devant soi, le soldat prend sa course, fiche des palissad es et se fatigu e de travaux superflus pour suffire un jour aux nécessaire~. Celui
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MORALE PRATIQUE.
que tu ne veux pas voir trembler dans l'action, exerce-le avant l'action. Voilà comme ont fait les hommes qui, vivant en pauvres tous les mois de· l'année, se réduisaient presqu e à la misère pour ne plus craindre cc dont ils auraient fait souvent l'apprentissage ... Je veux pour toi un vrai grabat, un sayon, un pain dur et grossier. Souti en::: ce rég·irn c trois· ou quatre jours, quelqu efois plus : n'en fa is pas un jeu, mais une épreuve . ressa illiras de joie qu and Alors, crois-moi, Lucilius, Lu L I pour deux a Lu se ras r assasié ; Lu verras qu e pour être Lranquille sur l'avenir, on n'a nul besoin de la fo rLunc; car ell e nous doit Je nécessaire, même dans ses rigueurs. Ne te fi gure pas toulcfois que Lu auras faiL merveill e : tu auras faiL. .. ce que L de milliers de pauvres anL font. A quel Litre donc L glorifi er ? C'cs Lqùc Lu l'auras e fait sans contrainLc, cL qu'il te sera auss i facile de le souffrir L ours que de l'avoir cs, ayé un mom ent. ouj Exerço ns-nous à celte escrime, el po ur que le so rL ne nous prenne pas au dépourvu, rend ons-nous la pauvreL famili ère. No us craindrons moins de perdre la é rit:hcsse, si nous sav ons co mbien peu il esL pénible d' êLrc pauvre. Le grand maiLrc en YolupLé, Épicure, avaiL ses jours marqués où il fraudaiL son appéLit afin de voir s'il lui manqueraiL quelqu e chose ... On Lrouve même ù ce régim e un e joui ssance, cl une jouissance non point légè re, d'un moment, et qu'il faill e toujours éLaycr, mais stable et assurée. Cc n'est pas en soi une donce chose que l'eau claire cl la bouilli e, ou un mo r1. Daux so us.
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ceau de pain d'orge ; mais c'es t un plaisir suprème d'en pouvoir encore retirer du plafrir et de s'être astreint à ce que ne saurait nous ravir le plus inique des tin ... Commence donc, cher Lucitius, à suivre la pratiqu e de ces sages : prescris-loi certains j ours pour quitter ton train ordinaire et t'accommoder de la plus mince façon de vivre ; commence, fraternise avec la pauvreté » Sénèqu e lui-même, jusque dans sa vi eillesse et au milieu d'une opulence inouïe, nous apprend qu'il couchait sur la dure : « l'empreinte de mon co rps ne p1rait point ur mon matelas. >> Chacun pourra ainsi s'impose r, selon so n tempéram ent, telles pratiqu es réguli ères capables d' exercer la volonté. Mais on n'ira pa , nous l'avons dit déjà , jusqu'aux pratiques fun es tes d'un ascé li me qui pourrait mettre la sanlé en périt. Une vol onté éne,·gique réclame pour instrum ent un corps sain et robuste. Il sera bon de se tracer dès ln. premi ère jeunesse un ordre de vi e dont on se départira le moin s possible. Ayo ns des heures fix es pour les repas, pour le travail , ei pour la prom enade, pour le somm eil. Un L régime, outre qu 'il es t conform e à l'hygiène et qu'il mé nage ce lte chose précieuse entre toutes, le L emps, es t une preuve, s'il es t scrupul eusement suivi, qu e la volonté e t décid ément la maîtresse, et qu' ell e sait tenir la main à cc qu'ell e a un e foi s résolu. Mais en cela mème, l'excès " e scrupul e serait nuid sibl e. Il c t des circon stances où il faut savoir se départir de sa règle, quitte à la reprendre au plus Lot.
j.
1. Lettre XVIII, trad. franç. do J. Ba illa rd.
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MOR AL E P RA TIQUE.
IV. -
LA YOLON'I"É ET L'HABITUD E
Pour assurer l'ind épend:rtlce de la volonté, Kant préL interdire à l'homme de se rendre l'esclave de l'haend bilude. Mais il faut di stinguer. L'habitude mauvaise, on doit la combatlre et la détruire; l'habitude bonne n'esl aulre que la verlu : et si la verlu devenail une seconde na Lure au point que nous fus sions dans l'heureuse impossibilité de mal faire, conviendrait-il de s'en plaindre? La récompen e d'une volonté énergique et persévéranle, c'est précisément que l'effort lui devienl de moins en moins nécessaire, et l'âme tout entière, désormais affranchie des conflits douloureux, marche, apaisée, joyeuse et comme ù'un mouvement spontané, dans la voie de la perfection. Nous n'avon s pas à dire de la volonté, comme des autres facullés , qu'il fautnon seulement la développer, mai s l'orienter vers le bien. Cela es t évident, puisque ce lte confo rmité du vouloir avec l'idéal moral est la moralité même
V. LE S A GE
L'homme dont toules les fa cultés sonl ainsi parlées au maximum d'énergi e et dirigées dans le déploiement de leur activité par l'idée du devoir, est un sage . Sa sensibilité, vive et délicate, s'altache <l'un amour ard ent, mais non dérég·lé, à tou les obj els des affections légiLim e ; son inlelligence n'es l étran gère à aucune des
�DEVOIH DE DÉVELOPPER TO UTES NOS FACULT É S.
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grand es vérités scientifiques et moral es , et ce qu'il pense, il le pense par lui-mêm e, comme il convient à un esprit qui a souci de sa dignité. Il es t épris du beau sous toutes ses form e ; les spectacles de la nature ont ponr lui des charm es inépuisabl es ; dans la littérature e t dans l'ar t, cc qu'il goùlc par-dessus tout , c'es t ce qui purifie et élève l' âme, la poésie d' un Corneille, d'un Racine, d' un Lamartine, d' un Hugo; l' éloquence d' un Bossuet, les madon es de Raphaël, l'austère génie de Mi chel-Ange , les mélodi es divines de Mozart, la mâle tristesse de Bee thoven. Sa volonté enfin, souveraine des passions, va d'un pas égal et ans effort vers Je bien, et n' es t plus qu e justi ce, charité, vertu. Sans doute un L el idéal de sagesse ne se peut qu e diffi cil ement réali ser ; mai s il y faut tendre toujours c l se persuader, selon le mol d'un ancien , que rien n'es t fait, tant qu'il res te quelque cho se à fair e.
RÉSUMÉ
I. - Ce qui a été dit des facultés précédentes pourrait se rép éter à propos de l'attention, de la r éflexion, du ju gement, du raisonnement, et en gén éral de toutes les opérations de l'esprit : '1° il faut constamment les perfectionner par l'exercice ; ~· il-faut les appliquer à des objets qui le méril ent. · L'âme humain e, ses desLinées, les grandes question s
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MORALE PRATIQUE.
de l'ordre moral et. religieux seront surtout l'objet de nos méditations. II. - Si la volonté intervient effi cacement dans la culture des autres facultés, à plus forte raison est-il important de la développer elle-même. L'éducation de la volonté se fera principalement à l'époque de la vie où le caractère se forme, c'est-à-dire pendant l'enfance et l'adolescence. Les parents et les maîtres combattront chez l'enfant les passions basses et égoïstes, ils empêcheront la form ation des mauvaises habitudes; ils feront, au contraire, contracter les habitudes de la tempérance et du travail, co nditions essentiell es de bonheur et de dignité. m. - Certains moralistes conseillent les privations volontaires, et beaucoup de réserve dans la sali faction des besoins physiques. Il y a là, en effet, une excellente discipline de la volonté; mai s il faut éviter d'affaiblir le corps. Il est bon aussi d'ordonner la vie au point de vue des repas, du travail , des r écréations, du somm eil, etc., el d'exercer la volonté tl observer scrupuleusement. et constamm ent les règles qu'elle s'es t tracées . IV. - La fo rmation des bonnes habitudes, en diminuant el en supprimant mêm e l'effort nécessaire, dans les commencements, à l'accompli s~ement du bien, ne rend point inutile l'intervention constante de la vo,. lonté, qui aura toujours matière à s'exercer. L'affranchisseme nt .de l'âme et son progrès dans la voie de la perfec tion est d'ailleurs la récompense de la volonté forte et persévérante.
�DEVOIR DE DÉVELOPPER TOUTES NOS FACULTÉS.
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V. - L'homme dont toutes les facultés sont ainsi portées au maximum d'énergie, et orientées vers l'idée du bien moral, est un sage.
Ouvrages à consulter :
JULE S
SIMON, Le Devoir. (4• partie, ch. v. )
Éducation et instruction. Enseignement secondaire,. t. Il. L'esprit de discipline dans l'éducation, § li[. L. CAHHAU, La lrforale ·utilitaire. (2' partie, l. I, ch. v11.)
GRÉARD.
�TRENTE-D EUXIÈ JVIE LEÇON
LE TRAVAIL. SA NÉCESSITÉ
SO llM AIR E. -
1. Le trava il. - li . L'e mpire de l'h omm e sur la nature. Ill. Perfecti onnement des facultés par le trava il. l\". Tra va il ma nu el. Trava il intellectu el.
). -
I. E T II AVA IL
L'application énergique, per sévé rante, m éthodique, de l'activité, soit physique, soit inlellec tuelle, it un e œ uvre déterminée , c'es t le travail. Le travail es t la condition essentielle de l'existence de l'humanité sur notre planète. Les ancien remarquaient déjà combien peu la nature embl e avoir pourvu ù la conservation de l'homme, en comparaison de ce qu' elle a fait pour les autres animaux. « Sembl able, dit Lucrèce, au matelot que la tempête a j eté sur le rivage, l' enfant qui vi ent de naître es t étendu à terre, nu , incapable de parler, dénué de tou s les secours de la vie . .. et il remplit de ses cri s plaintifs le lieu de sa naissan ce ... Au contraire, les trou peaux de toute espèce et les bêtes férn ces croissent sans peine ; ils n' ont bes oin ni du hochet bruyant, ni du lan gage enfantin d'une nourri ce
�LE TRAVAIL. -
SA NÉCESSITÉ.
31.ï
caressante, ni de vêtements différents pour les différentes saisons. Il ne leur faut ni armes pour défendre leurs biens, ni forteresses pour les mettre à couvert, puisque la terre et la nature fourni ssent à chacun d' eux toutes choses en abondance t. >>
II. L'EMP IR E DE L'HOllME SUR LA NATURE
Mais ce n' es t là qu' une apparence trompeuse . L'ho mme a reçu des dons inappréciables , la faculté d'observer , celle de comparer, de réfléchir, d'abstraire, de généraliser, par-dess us tout celle de vouloir. C'est par là qu' il a peu à peu amélioré sa condition, assuré sa vie, augmenté son bien-être et conquis la nature. Et cette conquête, à peine commencée, pourra, gràce à l'accumulation chaque jour plus rapide des clécouverles, èLre poussée jusqu'à des limites qu 'il e timpossible de fix er. Car si les œuvres de l'instinct animal se répètent toujours les mêmes, celles de l'homme vont se perfectionnant sans cesse, parce que, selon la belle expression de Pascal, « l'homme n'est produit que pour l'infinité 2 • >>
1. De la n ature, l. V, v, 223 el st1iv. 2. Citons tout e nti è re ce lle belle page : « Les ruches des a bei ll es é taient auss i bi en mes urées il y a mill e ans qu'aujourd' hui , el chacune d'elles forme cel hexago ne a uss i exac le menl la premiè,·e fuis qu e la dernière. Il e n esl de même de loul ce que les a nim aux produisent par ce mouvement occulte (l'in slin cl). La nalu,·c les in strnit, à mesure que la nécessité les presse; mais cette sc ie nce fra gile se perd avec les beso in s qu'il s e n onl ; com me il s la reço ive nt sans é lud e, ils n 'o nt pas le bonheur de la co nserve ,·; cl toulos les fois qu'e ll e le u,· est do nnée, elle leur esl nouvell e, pu isque la nature n' aya nt pour objet que de mainte nir les a nimaux dans un ordre de pe rfection born ée , clic len,· inspire celle scie nce nécessaire toujours égale, de peur qu'i ls ne
�MS
MORALE PRATIQUE.
De là les merveilles de la science et de l'industrie, qui arrachent à Bossuet lui-même com me un chant de triomph e. « L'homm e a presqu e changé la face du monde; il a su dompter par l'es_pri t les animaux qui le surmontaient par la force ; il a su discipliner leur hum eur brutale et contraindre leur liberté indocile; il a même fléchi par adresse les créatures inanim ées . La terre n'a-t-elle pas été forcée par son industri e à lui donner des aliments pl us co nvenables , les plantes à corriger en sa faveur leur aigTeur sauvag·e, les venins mêm es à se tourner en remèdes pour l' amour de lui? Il serait superflu de vous raconter comme il sait ménager les éléments, après tant de sortes de miracles qu'il fait faire tous les jours aux plus intraitables, j e veux dire au feu et à l'eau, ces deux grands ennemis, qui
tombent da ns le dépérissement, et ne pcnnct pas qu' il s y aj outent, de peur qu'ils ne passent les limites qu'elle leur a prescrites. Il n' e n est pas de même de l'homme, qui n'e st prod uit que pour l'infinité. Il es t dans l'i gnorance au premier àge do sa vi e, mais il s' instru it sans cesse dans so n progrès; car il lire avan tage non se ul eme nt de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs; par ce qu'il ga rde toujours dan s sa mém oire les connaissa nces qu'i l s'es t un e fois acqu ises, et que cell es des anciens lui sont. toujo urs présentes dans l es livres qu ' il s e n on t la issés. Et comme il co nserve ces co nnai~sa nccs , il peut auss i les augmente r facilement, etc ... » (Fragment d'un traité sur le v ide .) Voii· aussi Bossu ET, Conna-issance de Dieu et de soim ëm e, ch. v. - Les partisans do la th éo ri e darwinienne du transfo rmisme ni ent qu e l'anim al soit abso lument in capab le de tout prng,·ès, et ils cite nt, précisément à propos des abe illes, cc fait qu'une variété de cos in sec tes, la mé li ponc du Mexique, fait dos a lvéo les irréguli ères; il s en co nclu e nt qu e les abeil les on t pu perfectionner leur ouvrage dan s le co urs des géné rat ions. Mais l e mot do Pascal res te vrai : depuis mille ans, les ru ches des abeill es n'ont pas changé, cl s' il y a véritablement progrès da ns les œuvrcs de l'in stin ct animal, il es t tell eme nt insensible qu'aucune expérience directe n 'a pu encore le co nstater .
�LE TRAVAIL. -
SA NÉCESSITÉ.
34!)
s'accordent néanmoins à nous servir dans des opérations si util es et si nécessaires . Quoi plu s? il es t monté jusqu'aux cieux; pour marcher plus sûrement, il a appris aux astres à le guid er dans ses voyages ; pour mes urer plus également sa vie, il a obli g·é le sol eil a rendre compte, pour ainsi dire, de tous ses pas ... Il fo uill e partout hardim ent comme dans son bien, et il n'y a au cune partie de l' uni vers où il n'ait sig·nalé. son industri e 1 • >> C'es t le travail qui produit tou s ces miracles; car l'intelli gence a besoin d'ètre appliquée avec effort, pour découvrir quoi que ce soit. Le travail, en défri chant le sol, en fa çonnant un silex en couteau, en creusant un tronc d'arbre pour en faire une pirogue, a donné naissance à la propriété, sans laquelle la société civil e n'existerait pas. Le travail crée la ri chesse, au moins la richesse utilisabl e. Sans le travail , répétons~le, l'humanité aurait péri dès les premières générations .
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lll. -
P ER F EC TIO NN EM EN T D ES FA CULT É S PA R L E T l\AYA I L
Le travail suppose l'application énerg·iq.ue et méthodique de l'activité ; réciproquement l'activité, so it ph ysique, soit intellectuell e, se développ e par le travail. Sans lui, toutes nos fa cultés res te raient à l' état rudimentaire. Quelle maladresse chez l'apprenti qui manie pour hi. première foi s les outils dont il doit apprendre ù $e servir! Que l' on a de peine à fix el' l'attention d'un
1. Sermon sur la mort.
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)10RALE PRATIQUE.
jeune enfant, à lui faire saisir la liaison de deux idées , ou de deux jug·ements ! Comme sa mémoire est d'abord rebelle ! Le travail Lriomphe lentement de tous ces oLsLacles. Il assouplit, rend plus sûre et plus prompte la main de l'ai;Li san; il au g-menLe, l'on peut dire indétinimcnt, la puissance qes faculLés intellectuelles. Tel, ,qui était le dernier de sa classe, s'élève, par le travail , au premier rang. L'ouvri er laborieux conqui ert, avec une habileté supérieure, les mo yens de devenir patron , re et pcuL-êL de faire forLunc. On a dit que le géni e n'es L qu'une longue patience ; ce n'es t pas tout à fa iL exacL, -car s'il es t vrai que le géni e veut être fécondé par le Lravail, il est aY L un don natu rel; mais le talenL, anL out en L ouL genre, es L ccrLainemcnt le fruit d'un labeur· aient es t déjit beaucoup , cl peul assidu. Or, avoir du L consoler de n'avoi r pas de génie.
1 V. T Il A Y A l L
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A N U E L. T II A Y A J L I N TE L L E C T U E L
On distin gue ordinairement le travail mannel et le travail in tellectuel. Celle di sLincLion n'es t q u' imparfai, L ement fo ndée ; le travail de mains suppose, en effeL cn toujours une certaine applicati on de l'inLellig·cnce, eL tout cas, un effort de volonté. Le menuisier qui travaille une pièce de bois, a besoin de prendre exactement ses mesures , et cela es t œuvre d'intelligence. Un tailleur de pierres , un terrassier, peuvent fai re pre uve de plu · ou moins d'intelli gence dans l'exercice de leur mé Licr, el les enLreprcncurs le savent bien. D'auLrc par t, Je sculpLeur, le peinLre, font, à un cerLain poinL de vue,
�LE TRAVAIL. -
SA NÉCESSIT É.
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œmrc manuell e, et cependant ils sont. rangés d'habitud e parmi ceux qui s'ad o nnent aux travaux intell ectuels. L'homm e de lettres, le liltéra teur, le r omancier , tiennent un e plume et s'en servent, comm e le menui sier de son rab ot. Laissons don c une dislin cli on plus apparente que réelle, et qui n'a plus, co mm e autrefoi , sa raison d'êlre. C'es t qu'en effet, le travail dil manuel, fut lon glemp considéré comme dégradant. Chez -les anciens, il .éLait aband onné aux esclaves . L'h omm e libre, non sculemenl 1 ' ne lravaillait pas de ses mains, mai s estimait indi gne de lui toute sorte de co mmerce. Cc préju gé es t partag·é pa t' des espriLs aussi éclairés qu'Aristote et Cicéron. Sacrale eu l pourtant le mérite d' élever une pro te talion. Mai s, en général, chez le· an ciens, il es t admi qu e la gnerrc , la polilique, la philoso phi e, et, dan s une certaine mesure, les beaux-arts, cdnviennen t se ul s au ciloyen. Il en es t ainsi au mo yen âg e, pendant l' époque féo dal e ; le chevali er méprise même tout ce qui n'est pas le mélier des armes, et, à l'occasion, déclare fièrement ne pas savoir écri re , étant gentilhomme. Presque jusqu'ù la fin de l'ancien régim e, 1~ nobl esse affi che le dédain du lravail; ceux de ses membres qui se piquent de lïtLératurc ou de poésie, tomb ent souvent dans le ridi cule par l'affectation d'è lrc élrangcr s à toute étud e.
Pour de l'esprit, j'en a i sans doute ; et du bon go ùt A juger sans étucle et déc ide r de tout,
clil l'un des marquis du Mis anthrope; et Mascarille,
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i\IORALJ<: PRA TIQUE.
dans les Précie1ises i : « Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. » Notre société démocratique a fait justice de ces absurd es prétentions. Elle a le respect du travail, quel qu'il soit; elle estim e que l'homme qui gagne sa vie par l' exerci ce d'un méti er manuel à plus de valeur morale, es t plus utile à la société que le riche oi sif et débau ché ; ell e ne croit pas que personne dérog·e en cultivant, pour le profit de tous, les facultés qu 'il a reçues. Il faut mêm e se mettre en garde contre un préjugé 1 inverse à celui qui prévalait avant la révoluti on française, et ne s'imaginer pas, co mm e le fo nt qu elqu es-uns, qùe les seuls t ravaill eurs soient ceux qui travaill ent de leurs mains. On es t trop di sposé, dans ce rtain s milieux , à traiter de paresseux Je penseur, l'homme de lettrns, l'artiste, le fonctionnaire. Mais le travail ne se manifes te pas toujours pa'r une œuvre matérielle el tangible. Une pensée, produit de l' effort intell ec tuel, peut représenter des années d'intense méditation. Tout homm e util e à ses semblables, à son pays , e t un travailleur, el a droit, comm e tel, au respect. Or la société a tout autant besoin des servi ces de l' employé, du magistrat, du savant, du philosophe, des œuv res du poète, du peintre, du mu sicien, que des produits du laboureur ou du maçon. Elle a des _xi gences intellec tuelles, non moins e impérieuses que les exigences ph ysiques . La civilisation ne se nou r rit pas moin s d'art et de science que de pain . .
1. i\loLT ÈRE . -
Les Precieuses ridicules, scène x. Éditi on Reyni er.
(Qu a ntin nt Pi ca rel cl Kaa n. )
�LE TRAVAIL. -
SA :'.ÉCESSITÉ .
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RÉSUMÉ
1. - L'activité appliquée à uneœuvredéterminée est le travail. Sans le travail, l'homme ne pourrait vivre, et au point. de vue de la conservation individuelle, la nature semble avoir moins fait pour lui que pour les autres êt rcs vivants. II. - Mais il a.sur eux une immense supériorité: tandis que les animaux guidés seulement par leurs instincts restent stationnaires, il peut, grâce a son intelligence et à sa volonté, non seulement vivre, mais améliorer sans cesse sa condition. Les animaux, les plantes, les éléments mêmes, deviennent entre ses mains des instruments de bonheur et de prog-rès. III. - Le travail suppose l'application énerg·ique el. · méthodique de l'activité. Réciproquement le travail développe et augmente la puissance de l'activité. Par le travail, l'homme triomphe de toutes les difficultés; par lui, le plus humble est capable de s'élever au premier rang de la hiérarchie sociale. - Le talent, sinon le génie, est le-fruit du travail. IV. - On distingue ordinairement le travail manuel et le travail intellectuel. Cette distinction n'a guère sa raison d'être, car le travail manuel suppo~e l'intelligence; et, d'autre part, les conceptions de l'intelligence et de l'imagination, ceJles de l'art, par exemple, ont besoin, pour s'exprimer, du concours de la main.
20.
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:MOR ALE PRA TIQUE.
Autrefois le travail manuel était considéré comme dégradant pour les personnes « de condition libre », et plus tard pour les personnes « de qualité». Ce préjugé a duré bien des siècles. Aujourd'hui il disparu : tout travail utile est respectable, chez tous, quel qu'il soit. llne faudrait pas tomber dans le préjugé inverse, et cro ire que les seuls travailleurs soient ceux qui travaillent de leurs main s. Le travail de l'intelligence est pénible et demand e de grands efforts. Dans la société organisée, les magistrats, les savants et les poètes sont aussi nécessaires que les laboureurs et les artisans.
a
Ouvrages à consulter :
J ULES SIMON, Le Travail. BAUDRILLART,L'Économie
politique dans ses 1·apports avec la Droit commercial
morale.
PAUL JANET, La Philosophie du bonheur. REVERDY ET BuRDEAU, Le Droit usuel, le
et l' Économie polil'iqne à l'école.
Consulter également: les principaux Traités d'Écononûe poli-
tiq·ue (MM.
LEYASSEUR , FRÉDÉHIC PASS Y, PAUL LEROY-BEAULIEU,
COUIICELLE-SENEUIL, MAURlŒ BLOCH,
etc.)
�TRENTE-TROISIÈME LE ÇON
LE TRAVAIL (suite). SON INFLUENCE MORAL.&
oi111.\1RE. -
I. L'obligation du travail est universell e. - Il. Le travail , l'épargne et le cap ital. - Ill. Le travail, condition d' inclépendance et <le di gnité . - !V. Le travail , cond iti on de bonheur.
l. -
1. ' 0LILIGA T IO N D~
TRA\' A IL
EST
UN I VERSELLE
Le travail sous toutes ses formes est donc nécessaire. Mais, demandera-t-on, cem: it qui la richesse a été transmise par leurs parents, et qui la possèdent ainsi de naissance, ont-ils le droit de se soustraire à la loi du travail? Et si cc droit leur est reconnu, quelle inégalité choquante ! Aux uns, toutes les fati gues , l'effort incessant, la tâche chaque jour reprise et poursuivie . ans trêve jusqu'à la viei llesse; aux autres, toutes les jouissances du luxe et de l'oisiveté. Ne scrait-j,l_._pas juste qu e, si tout le monde profite des avantag·cs qui résultent de l' ordre social , cet ordre ne pouvant subsister sans le travail, tous fussent tenus de travailler? C'est ù un point de vue différent, la question de la propriété qui se pose à nouveau. Nous avons établi la
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MOR A 1 E PRATIQUE. ,
lég·itimité du droit de propriété, et de celui de transmission par héritage, qui en découle. Le droit de posséder implique celu i de jouir librement de cc qu'on possède, et nous ne comprendrions pas que la loi vînt, par la contrainte, imposer l'ob li gation du travail à celui qui peul vivre sans rien fa ire. Mais ce que la loi ne pourrait inscrire dans es prescriptions sans porter atteinte à la liberté individuelle, la morale le range parmi les devoirs. Oui, c'est un devoir social et personnel en même lem p. que de travailler, eùt-on trouvé la riche ·se dans son berceau . C'est un devoir social, car on doit prendre sa part du commun effort, contribuer à l'œuvre sacrée du progrès, et pour cela il ne suffit pas de s'être donné la peine de naître, el de se reposer ensui te toute sa vie. On n'a même pas acquitté sa delle régulièrement l'iwenvers la société parce qu'on a payé _ pôL cl saLi~fait aux ex ig·ences de la loi. L'oisiveté c L d'un mauvais· exemple; ell e risque de provoquer dans le cœur des travailleurs pauvres des colères malsaines, de compromettre ainsi la bonne harmonie qui doit cxi -· ter entre les membre. du corps social, el, par là, dans une certaine mesure, la sécurité publique ellemrme. Elle est comme une insulLe à la dure existence de celui qui, chaque jour, doit gagner son pain et celui dè ses en fan ts. Mais quoi! voulons-nous donc que les riches se fassent ouvriers et viennent, sans en avoir besoin, disputer un maigre salaire à. ceux qui ne sauraient s'en passer pour vivre? Voulons-nous même qu'ils encombrent les fonctions de l'État, au détriment des fils méritants de
�LE TRAVAIL. -
SON I NFLüÊNCE MORALE.
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famill es sans fortun e? Non, mais il s peuvent et doivent mettre à profit l'éducation qu'ils ont reçue, employer leur temps, leurs facultés, leurs r essources, au servi ce • d' œuvres util es, recherches scientifiques ou hi storiques, travaux artistiqu es ou littéraires, association s philanthropiques, etc. Ils peuvent et doivent, s'ils sont propriétaires fon ciers, exploiter eux-mêmes leur domaine, essayer et propager les procédés nouveaux de culture, l'usa ge de machines perfectionnées, combattre autour d'eux la routine, apprendre au pa ysa n à tirer le meilleur parti de son champ, travaill er, en un mot, de quelqu e mani ère qu e ce soit. Le riche .Buffon, le ri che Lavoi sier, tant d'autres , qui, au sein de l'opulence, ont mené la vie la plu s labo rieu e, se so nt-ils cru le droit d' être oisifs?
Il. I. E T l\ ,\YAII. , i. ' Ê P A I\ G~E ET I. E C A PITAL
Le Lrnvail es t surtout un devoir personnel. li es t une des form es de la prudence, pui squ'il met l'homm e en état de pouvoir toujours subvenir à se. besoins. Jamais une fortun e n' es t assrz assurée pour être à l'abri d'une catastrnph e possible. On sait que pendant la révolution fran ç.aise , des membres des premières familles du r oyaum e furent obli gés de travailler pour vivre. D' où la nécessité pour rhacun d' en contracter de bonn e heure l'habitude. Le travail es t de plu s la condition de l'épargne ; car il es t rare qu' un travailleur énergique et devenu habile ne réussisse à gagner un peu au delà de ce qui lui es t immédiat~ment né-
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MOR:i\LE PRATIQUE.
cessa ire. Il peut donc mettre, comme on dit, cle côté, pour les cas imprévus , maladies, chômage, etc., pour · le temps de la vieillesse, où les forces commencent ü faiblir, pour sa femme, qu'un malheur peut laisser veuve, pour ses enfants s'i ls devenaient orphelins. En créant l'épargne, le trava il crée le capital, qui rend possibles les entreprises nouvelles, l'extension des aŒaires et ouvre parfois aux plus humbles l'accès de la fortune.
11 J. LE TRA Y AIL , COND I T 1 0 N Il ' 1 i'i DÉPEND A 1( C li DIGNITÉ
ET DE
Cond ition de sécurité pour l'homme, le travail l'est aussi el par cela même, d'indépendance et de dignité. Il est bean de ne vouloir comp ter que sur soi-m ême, son aclivi té, son énergie. Le Lra vailleur reçoit le front haut son salaire, parce qu'il ait qu'il l'a mérité, et qu'en échange il a créé une valeur ou rendu un service. S'il nes'estimepas suffisamment payé, il peut aller ailleürs, sûr qu'un bon ouvrier est toujours bien accueilli. Il est sans doute attaché par des liens d'affection et d' habitude, au patron, à l'usine; mais il n'y a lit r.ien qui ressemble ù une subordination humiliante, à une abdication de la liber té. Le travailleur es t, lui aussi, un capitaliste ù sa manière; l'habileté acquise, les qualités morales que le travail suppose et développe, ne sontce pas des capitaux véritables, une richesse toujours renouvelée? Et celui qtJi porte cette richesse avec soi, comment n'aurait-il pas co nscience de ce qu'il vaut? C'es t un adag·e vulg·aire que l'oisiœté es t la mère de
�LE TRAVAIL. -
SON INFLUENCE MORALE.
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tous les vices. Qui ne travaille pas est la proie assurée de toutes les tenLaLions malsaines. Il faut un emploi du temps; on ne reste pas des journées entières immobile, les bras croisés. Ce temps qu'on n'emploie pas au travail, on le passe en de m·auvaises compag·nies, en lectures frivoles ou corruptrices; on cherche à s'amuser, et comme on dépense son argent sans en gag·ner, on s'endette. On tombe dès lors dans des embarras de plus en plus inextricables; l'horreur du travail, ré ultal • d'une longue paresse, condu it aux expédients peu scrupuleux pour conjurer la ruine : fau'.1'., vols, pis encore, voilà les conséquences tl'op fréquentes auxquelles on aboutit. C'est une observation faite à propos des grands criminels que tous ont une répugnance marquée pour le travail; ils préfèrent la prison, la déporta lion, la mort même au labeur régulier de l'atelier. « Je suis feignant, disait aux jurés le parricide Lemaire; j'ai horreur du travail. Si je ne veux pas travailler en liberté, ee n'est pas pour aller travailler au bag·ne; je me laisserai mourir de faim. » N'est-il pas horrible de penser que la paresse peul conduire jusque-là! Comme le travail, au contraire, développe avec les parties hautes de l'ùme, toutes les vertus! Le travailleur n'a pas le Lemps ni le désir de penser à mal, la tempérance lui est devenue une seconde nature. Son intelligence est toujours en éveil pour perfectionner l'œuvre; sa vo lonté, toujours énerg·ique, ig·nore les défaillances, tout entière à continuer et à finir ce qu'elle a commencé. L'idée du but à atteindre soutient le courage; en un mot, le respect de soi-même, qui
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~!OR AL E PRATIQ UE.
embrasse toutes les vertus, est l'effet direct du travail.
V. LE T ll A Y A I L, CON D 1 'f 1 0 N D E DON Il EU li
Ajoutons-y le contentement de soi-même. Quand on t ravaille, on est heureux, parce qu'on fait son métier _ d'homme, qu'on a conscience de remplir un devoir. Fùt-on malheureux d'autre part, le travail est un con• solateur; il détourne l'ùme des pensées qui l'attristent, il adou cit l'amertume du chagrin. Nous ne voulons certes pas dire, avec Montesqui eu , qu'une heure de lec ture suffi se à faire oublier toutes les peines; ce seraient des peines bien légères en tout cas, que celles dont il serait si aisé de trouver le remède, ou bien l'ùme qui s'apaiserait à si peu de frais serait arm ée d'une insensibilité coupable. Mais si l'homme es t tenu de ne pas se laisse r accabler par les épreuves de la vie, n'est-cc pas que, dans le malheur, le travail devient, en même temps qu'une suprême ressource co ntre l'abattement, une obli gation morale plus impérieuse que jamais? Le travail nous donne dans la satisfaction du résultat ·obtenu la plus douce récom-. pense de l'effort. Depui s Pythagore, sacrifiant une hécatombe en actions de grùce pour avoir trouvé la démonstration du carré de l' hypoténuse, jusqu'au plus humble artisan qui vient de terminer sa tâche, tous les travailleurs connaissent ce lte joie profonde et durable que donne le sentimen t de l' œuvre faite et bien faite. Et plus elle a coûté, plus intense es t le bonheur de l'avoir .accomplie.
�LE TRAVAIL. -
SON INFLUE NCE MORALE .
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Content de soi-même, le bon travailleur est content des autres, comme les autres le sont de lui. Toutes les aITect-i.ons sympathiques r eçoivent du travail un surcroît de force. Il es t un des liens qui maintiennent le plus solidement la bonne harmonie dan s les famill es et la fraternité sociale. Dès l'antiquité , Socra te exprimait admirablement ces cITetssaluta ires du travail pour la moralité et le bonheur. Un jour, il rencontre un de ses ami s, Ari8tarqu e, qui lui paraît accabl é de tristesse. Il lui en demand e la cause, et célui-ci lui avoue qu'il a chez lui des parentes qu' il faut nourrir, qu e c'es t là une bien lourd e charge et qu'il ne peut pourtant pas leur demand er de subvcvenir à leurs besoins par le travail , parce qu' elles sont de condition libre. - « Quoi donc, r épond Socrate, combattant ici le préjugé de toute l'an tiquité, parce fJ_u'elle sont libres et tes parentes, p enses-tu qu'elles ne doivent rien faire que mange r et dormir? Vois-tu que les autres· personnes ·libres, qui vivent dans une telle oisive té, aient une meilleure existence? trouves-tu qu'elles soient plus heureuses qu e celles qui s'occupent des choses utiles qu 'elles savent ? Te semble-t-il que la paresse et l'oisive té aident les homm es à apprendre ce qu'ils doivent savoir, à se rappeler ce qu'il s ont appris, i1 donn er à leur corps la sa nté et la vigueur, à acquérir et à conserver tont cc qui es t nécessaire à la vie, tandis que le travail et l'exer cice ne servent de rien? Quels sont donc les hommes les plu s sages ; de ceux qui res tent .dans l' oi siveté, ou qui s'occup ent de choses util es? les plus justes, de ceux qui travaill ent, ou qui, sans ri en
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MORALE PllATIQuE.
faire, délibèrent sur les moyens de subsister? i\Iais en ce moment, j'en suis sûr, tu ne peux aimer tes parentes et elles ne peuvent t'aimer: toi, parce que tu les regardes comme une gêne pour toi; elles, parce qu'elles voient bien qu'elles te g·ênent. De tout cela, il est à craindre qu'il ne résulte une haine d'autant plus vive et que la reconnaissance du passé ne soit amoindrie. Mais si tu leur imposes une tâche, tu les aimeras en voyant qu'elles te sont utiles, et elles te chériront à leur tour, en voyanL qu'elles te contenlent; le souvenir du passé vous sera plus agréable, votre reconnaissance s'en augmentera, e t vous deviendrez ainsi meill eurs amis et meilleurs parents . .. Tes parenles ont, à ce qu'il paraît, des talenls très ·honorables pour elles, ceux qui conviennent le mieux à une femme; or, ce qu'on sait bien, Lout le monde le fait faci lement et vite, avec adresse et avec plaisir. N'hésite donc pas à leur proposer un parti qui te sera avantageux autant qu'à elles et qu'elles embrasseront sans doute avec joie. » « Ari?tarque est persuadé; on se procure des fonds, on achète de la laine; les femmes dinaient en travaillant, soupaient après Je travail, et la gaieté avait succédé à la tristesse : au lieu de se regarder en dessous, on se voyait avec plaisiri. » Un bon conseil de Socrate avait ramené, par le travail, l'aisance, le bonheur, l'affeclion réciproque dans toute une famille.
1. XÉNOPHON, ll1émorables. (L. li, ch. vu, t. 1, p. 58-59, trad. de 111. Talbot.)
�LE TRAVAIL. -
SON INFLUENCE MORALE.
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RÉSUMÉ
1. - Le riche est-il tenu de travailler comm e le pauvre? On ne saurait lui en faire une oblig·ation légale. Mais le travail est une obligation morale, à laquelle personne n'a le droit de se soustraire. En travaillant, le riche donne le bon exemple, fait taire les jalousies et les colères qui germent facilement dans le cœur du travailleur malheureux : enfin il apporte son tribut à l'œuvre sacrée du progrès. Il ne fera pas précisément la besogne de l'ouvrier, il pourra même laisser à d'autres les fonctions publiques salariées. Mais il s'adonnera aux travaux scientifiques, littéraires ou artistiques; et s'il est grand propriétaire foncier, il exploitera ses terres, propagera les procédés de culture perfectionnée et répandra ainsi autour de lui l'aisance et le progrès. Il. - Le travail est l'une des formes de la prudence. Les revers peuvent atteindre le riche qui, devenu pauvre, doit pouvoir au besoin gag·ner sa vie. Le travail est aussi la condition de l'épargne. Avec l'épargne l'humble travailleur éloigne la misère de son foyer, èn cas d'accident; il constitue peu à peu des capitaux , qui lui permettront d'agrandir ses moyens d'action et d'arriver peut-être un jour à la fortune. UI. - A la sécurité, le travail ajoute l'indépendance et la dignité. L'ouvrier consciencieux et économe reçoit
�364
l\lORAL E PRATIQUE.
sans humiliation un salaire mérité, et échappe aux servitudes qui pèsent sur l'existence de l'ouvrier dissipateur et paresseux. De plus, le travail préserve la vie des misères et des ho·ntes auxquetlés conç.uit fatalement l'oisiveté. IV. - Le travail est enfin une source de bonheur : ce qui précède le prouve déjà.. Il procure aussi le contentement de soi, il récompense souvent les efforts et la persévérance par la joie qu e donne l'œuvre accomplie, et, dans le malheur, il adoucit l'amertume des plus vioients chagrins.
Ouvrages à consulter :
JULES SrnoN, BAUDRILLART,
Le Travail . L'Économie politique dans ses rapports avec
la morale.
PAUL JANET, BuRDEAU,
La Philosophie du bonheur. Notions a·Éconoinie politique.
�SIXIÈME PARTIE
DEVOIRS RELIGIEUX ET DROITS CORRESPONDANTS
TRENTE-QUATRIÈME LEÇON
OBJET DU SENTIMENT RELIGIEU X
S OMMAlll E. -
l. Ûl'ig in c cl développcmc nls de la Cl'oyancc à la divinité. ·- Il . La phil oso phi e g recqu e. Le judaïsme c l le c hri sli anisme. - Ill. Pl'C uvc de l'existe nce de Di eu, lirée de l'ord re de l 'uni ve rs c l de l'orga ni sa lio n de a nimaux . - IV. Preuve t irée de l'exi slcncc de l'iù éc du pa rfa it. - V. P l'C uv c tirée de l'cx isle nce de la l oi mom ie. - VI. La morale e l la rel ig ion.
J. -
01\IGI NE ET DÉVELOPP E M EN T S D E L A C IIO Y A NCE A LA D I VIN I T {
Dès l'ori gine, l'homme a entrev u et affirmé l' existence d' un ou de plusieurs êtres dou és d'une puissance supéri eure il la nôtre, se manifes Lan t par des phénomènes souvent redoutables et tenant en leurs mains notre bonheur ou notre malh eur. Les peuplad es les pl us dégradées
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MORALE PHATIQUE.
croient à des diviniLés, grossières sans doute, et leur rendent un culte. On craint d'abord les dieux plus qu'on ne les aime; on leur attribue tout ce qui produit la Lcrreur, menace ou détruit la vie humaine : · foudre, météores, tempêtes, tremblements de terre, épidémies, morts sub ites, etc. Peu à peu, à mesure que la vie devient moins précaire, que les loi s de la nature sont mieux connuflS, que la réflexion se développe, la noLion de la divinité s'épure; un sentiment de reconnaissance et d'amour s'ajouteàl'épouvanLc primitive el l'adoucit. La fécondité du sol, la succession régulière des saisons, la douce influence du printemps après les tri tcsscs de l'hiver, autant de bienfaits dont l'homme se croit redevable à ces puissances mystérieuses qu'il sent au-dessus de lui. Nous disons ces piiissances, parce qu'il semble que le polythéisme ou croyance à plusieurs dieux ait été presque partout antérieur au monothéisme ou croyan ce à un Dieu unique. Le fait n'est pas cependant Lrès sûr; l'idée monothéiste apparaît de bonne heure dans le . anciens hymnes de l'Inde, les Védas, et, chez les Égyptiens, on a des raisons d'admettre qu'elle a précédé les culLes bizarres des animaux cl des plantes.
li. LE LA PHILOSOPHIE GRECQUE ET LE CHR I ST IANISME
JUDAISME
En Grèce, où le polythéisme fut particulièrement florissant, les philosophes pro Lestèrent bienLôL au nom de la raison el du senliment moral, et ils combaLLircnt la religion populaire à laquelle leur inlluencc subsLiLua,
�OBJET DU SENTIMENT RELIGIEUX .
36}
au moins dans les esprits des homm es instruits, la notion d'un Di eu unique, très sag·e et très bon. Le polythéisme vul gaire, en effet, prêtait volonLiers à ses di eux toutes les passions et tous les vi ces des hommes, et les r eprésenlai t sous une form e humaine ; ils étaient seulem ent plus beaux, et affranchi s de la mort. Mais déjà cinq siècles avant notre ère, le philosophe Xénophane écrivait:
Cc so nt les hommes qui sembl e nt aY produit les dieux oir El leur a Yoir donn é leurs sentiments, leur voix c l leur a ir.
EL encore :
Homère et Hésiode ont a ttribu é aux di eux Tou t cc qui es t d és honorant parmi les homm es : Le vol, l'aùullèrc et la trahi son.
Puis, avec une ironie indig·née :
Si fos bœufs ou les lions avai e nt des ma ins, Sïl s al' a icnt pe indre avec les main s c l faire des ouHagcs co mm e [les homm es, Les chevaux se se rvi ra ient des chevaux , cl le bœufs des bœufs, Pou r r eprése nt e r leurs id ées de.s di eux , c l il s leur donne raie nt [d es corps Tels qu e ce ux qu'il s ont eux-mêmes.
Socrale semble incliner vers la croyance à un e Di vinité unique, qui a tout disposé pour le mieux dans la nature et dans l'homme. Platon adm et formell ement l'exi stence d'un Dieu suprême, ordonnateur de l'univers • . Ari stote proclame aussi l'unité de Dieu, et ce Dieu est pour lui sans corps, il est la Pensée souveraine, il es t souverainement aimable, éternel, parfaitement heureux.
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MORALE PRATIQUE .
Après la religion juive, qui affirm e avec tant de force l'existence d'un Dieu uniqu e, créateur et tout-puissant, le christianisme consacre et r épand, jusque chez les espri ts les plus humbl es , le dog·m e monoth éiste, et depuis, qu elques-uns des plus grand s géni es, aint Thomas d'Aquin , Descartes , Bossuet, Fénelon, Leibniz, J, ant, ont emplo yé leurs efforts à dé1nontrer l' existence d'- Di eu infiniment parfait, principe de toutes choses un et , en un sens, de la loi morale elle-même. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de ces p reuves; n ous nous contenterons de les rappeler brièvement, sous la form e la plus simple possible.
JI!. P R EU V E D E L'EX I S T ENCE D E DI EU , T IR ÉE D E J)O H D RI,
0
DE J. ' UN I V E,R S ET D E L ' 0 R GAN 1 ' A T 1 0 N D ES AN IM AUX
On invoque d'abord l' ordre admirable qui règ·ne dans l'uni vers, et l'on fait observer qu'il ne saurai t être le rés ullat du hasard. Des parti cul es de mati ère, ou a tomes, s·accro chant fortuitement dans le vid e, n'auraient_pu produire la r égularité des mouvements céles tes , la va riété des corps bruts, des plantes et des animal{x ; car de même que l'ordre n'es t connu que par l'intelli g·ence, de même il ne peut être l'effet que de l'in telli ge nce, et des atom es ne peu vent être supposés intelli ge nts. Si l' on dit que cet ordre résulte de la nécessité despropriétés inhérentes à la matière, on demande comm ent la mati ère, qui ne pense pas, a pu jamais donner
�OBJET DU SENTIMENT RELIGIEUX.
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naissance à la pensée. Le plus ne vient pas du rnoins, ni l'être du néant. Or la matière es l rnoins que la pensée, elle est un néant de pensée. On consid ère ensuite plus parliculi èrement l'organisation des êtres vivants, surtou t des animaux supéri eurs; l'adaptation merveilleuse des organes avec leurs foncLions, des organes entre eux et des fon clions entre elles, pour assurer l'existence el le développement de l'individu. L'œil , par exemple est consLruit conformément cc aux lois de l'optique aY une perfec tion telle que nos meilleurs inslrumenls ne peuvent y aLLeindre. Celui qui a fait l'œil, disait Xewton, doit savoir la géométrie. On conclut que tout cela suppo se un dessein, c'est.'t-dire une pensée qui a voulu atteindre un but délermin é e t a choisi les moyens les plus comenables. Une pensée n'exi sle que dans un être pensant. Et ce t être pensant es t souverainement sage, pui que l'intelli gence qui se manifesle dans la nature dépa se infini ment celle de l'homme. Il es t souverainen:i ent puissa nt, car il a pu faire ce qu e sa sagesse avait conçu. Il est so uveraineoute, ment Lon , puisque l'ordre des choses es t, somme L en harmoni e avec le bien des créatures scn ' ibles et intelli gcnles. Le mal, dit-on enco re, résulle de l'imperfection qui est inhércnle à tout ce qui es t créé. Et quant aux souffrances imméritées qui sont trop souvent icibas le parta ge de l'homm e de bien, elles ne sont qu'éprcuvcs passagères, conditions de mérite, rendues d'ailleurs supporlabl es par l'e poir d'un e vi e future, ertus. où chacun rcceYra selon ses œuvrcs et ses Y
9.1.
�370
illOH A LE PHATIQ UE.
l V. -
P REU V E T IR É E D E L ' E X I STENCE DU PA R FA IT
DE L' ID EE
L'homme a conscience d'ê tre imparfait. Sa sensibilité a trop d'a ttaches pour les biens inférieurs; son intelligence doute, et elle ignore beaucoup de choses ; sa volonté es t faibl e et n'es t pa toujours confo rme au devo ir. Mais ce tte id ée d'imperfec ti on, comm ent l'aurions-nous, sinous n'ayions crlle du parfait? Et celle-ci d'où no us vient- elle? De nous-mêmes? 11 est impossible, puisque no~s so mmes imparfaits. De nos sembl ables? Ils sont imparfaits comme nous. Du mond, · extérieur ? L'h omme es t de tous les êtres qu'il connait , le moins imparfait, puisqu'il pense : le corps, le:soleils, l'univers matériel avec son immensité, so nt plu s imparfaits que nous, car ils sont dénués d'intelligence. Enfin, une idée ne saurait venir de rien. Il faut don c qu e l'idée du parfait soit imprimée dans notre raison par un être possédant toute la per fec ti on que celle idrc représente. - On dira qu e cette idée n'exprim <' qu'une perfecti on possible, c'es t un idéal qui n'a pa · nécessairemen t un obj et en dehors de notre esprit. Mai s qui dit parfait, dit r éalité parfaite ; car une perfection seulem ent possible serait moins parfaite qu'une perfec tion r éelle. Par suite, l'idée que nou s avons d'une perfec tion souveraine prouve l'exi stence d'un Dieu parfait , c'es t-à-dire éternel, tout-puissant, tout bon, co nnaissant toutes choses, cause première de l'univers et de l'humanité .
�OBJET DU SENTIMENT RELIGIEUX .
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Nous sommes , mais nous n'avons pas toujours été. Qui donc nous a produits? Nos parents sans doute ; mai s eux-mêmes ont commencé d'être. Qui a produit le pre- · mi er homm e ou les premiers h omm es ? - On r épond qu'ils fu rent l'effet des forces de la nature. - Mais cela fut-il possible, la nature même s' es t-elle faite toute seule ? - On dit qu e la mati ère el ses propriétés essentielles ont exi sté de Lou L éternité. - ~Jai s être éternel, e c'es t, scmbl c-L-il, n'avoir d'autre cause de son exi slencè qu e soi-même; or ce qui existe par soi-même ne .-Jépend de rien, cl ne dépendre de rien, c'es t é\Voii: un0 puissance gui n'es t subord onnée à aucune au tre. C'es t don c avoir une puissan ce infini e. Un être infinime_ l n pui ssant es t un être parfait. La matière serait donc être parfait. Mais, à notre connaissance, il lui manque uu moin s une. perfection, savoir la pensée. Elle ne saurait donc ni être parfaite, ni exi s ter par soi; comme nou s-mêmes, le monde matéri el a dù avoir une cause, ù moins que notre raison n? se trompe en affirmant que tout ce qui n'exi ste pas par soi exi ste nécessairement par autre chose. Et ainsi, par cc cô té encore, il faut un Di eu étern el, parfait, tout-pui ssant, pour expliquer l' exi stence de la nature et de l'homm e.
V. PREUVE TIRÉE D E L 'E XI S T ENCE DE J.A LOI MORAL~
L'homme conçoit l'obligation morale cl il aspire au bonheur. Faire son devoir, nous l'avons vu, n'est pas toujours une condition suffisante pour êlre heureux. Faire son devoir, c'es t obéir ù la loi de la volonté ; des
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MORALE PRATIQUE.
loi s de la nature dépendent en grande partie notre bonheur ou notre malh eur. C' es t en vertu des lois physiologiques que nou s sommes sains ou malad es ; c'est en vertu de loi s de la pesanteur qu'un rocher tombant: . ur notre tête nou s écrase et nous Lue. Or, on ne voit pas que les loi s de la nature aient. souci de la moralité. La maladie, par exempl e, n' épargne pas toujours et néces aircmcnt l'homme de bien pour s'abattre sur le méchant. Un dévouement sublim e a pour récompense ordinaire la mort. Les baïonnettes ne se sont pas subitement émou ssées sur la poitrine de d'Assas. Cette iuclilîérencc de loi naturell es à l' égard du mérite moral des agents libres scandali se la raison. Celle-ci ne peut admettre qu'il n'y ait pas un accord définitif entre le bonh eur et la ve rtu. Elle l'exi ge , au nom de l'absolue justice . EL il H'cs t possible que par une harm onie fin ale entre les loi s naturell es et la loi <lu devoir. Cette harmoni e ne peut s'établir toute seule; elle supp ose donc un légi laL qui, dans les condicur tion s, ù nous in co nnues , d'un e vie future, adapte l'ordre de la nature .'.t celui de la moralité. Ce législateur doit être le so uYcrain de l'univer en même temps que sa volonté, infinim ent sainte, e~t l'expression parfaite de la loi moral e. Cette démonstrati on kaµLi cnnc id e l'exi stence de Dieu, fond ée sur le concept de l'impératif ca tégoriqu e ou de devoir, établit du même coup l'immortalité de la. personne.
1. Dans la Cri tique cle la raison v ratique .
�OBJET DU SENTIMENT RELIGIEUX.
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VI. -
LA MORAL E ET LA R EL IGI ON
Tels sont le principaux argum ents invoqués par la philosophie en faveur d'une croyance salutaire et vénérabl e. Pris ù parl, ils ne vonl peut-être pa s sans des difficultés ; mais leur ensemble constitu e un témoignage imposant de la rai son humaine. La pensée de Dieu, ajoutons-nous, quand clic n'es t pa défi gurée par la ~up erstilion, élève l'âme, la soutient, la console. Le dev·oir, san s doute, se prouve par lui-même et es t par lui-même obligatoire; mais il devi ent, sinon plus sacré, <lu moins plus ai mablc, lorsqu'en 1ui obéi sant, nous croyon s en même temps obéir à la Yolonté d'un être infiniment parfait, père du mond e cl des hommes . La loi morale n' est d'ailleurs pas pour cela un déc ret arbitmire de la volonté divine; mai s la volonté d_ivin c vcul qu e le bien soit fait parce que la raison divine conçoit, comm e la nôtre, que le bicr_i doit être. fait. La volonté de Di eu es t étcrn cll emcnl conforme .\ la raison de Dieu , cl celle-ci n'a pu fai rc que le bien soit le mal ou réciproqucrn cnt. C'es t une faussc do ctrine de Descartes , que i Dieu l'avait voulu, la vérité cùl pu èlre l'erreur cl l'erreur la vérité. C'es t ni er la rai on divin e pour la subordonner à une puissance qui ne serait pas limitée même par l'absurd e. Selon la parole de Bossuet, Dieu même a besoin d'avoir rai son. L'homm e vraiment reli gieux ne se di Lingue donc pas de l'homme vraiment moral , sauf qu'il a un motif de plus d'être vertueux : celui d'obéir au Dieu qu'il
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MORALE PRATIQUE.
adore. Sa vertu ne deviendra pas pour cela un calcul égoïste, par l'espoir des récompenses qu'il attend de la Loule-puissance ; il fait le bien pour le bien, et pour · l'amour désintéressé de Dieu. Il ne lui es t pas interdit, san s doute, d'espérer, et d'ailleurs Lout cc qui peut aider au perfectionnement mor·a1 est bon; mais l'espérance seul e d'un bonh eur futur ne suffirait pas ordinairement pour aller jusqu'au bouL du devoir, et l'on ne fait déjà plus le devoi r, quand on ne le fai t pas avant tout p::i rce qu'il es t le devoir. Cela rapp elé, nous acceptero ns co mm e un précieux secours le surcro ît d'énergie que le sentimen t reli gieux apporte à l'ùme d::i ns l' œuvre sacrée de son progrès moral.
RÉSUMÉ
1.-De tout temps et ch ez tous les peupl es, l'ho.mme a eu l'id ée d'un ou de plusieurs êtres doués d'une puissance supérieure à la sienn e. Il leur a aLLribué d'abord ses malheurs, et il les a craints; puis sa raison a grandi, ses sentiments se sonL épurés , et il a attribué aussi aux dieux les bienfaits naturels dont il jouit. 11 en est résulté de nouveaux sentiments : l'amour el la re con- · naissance. Le polythéisme semble avoir précédé le monothéisme dans le développ ement de l'id ée reli gieuse. Cependant l'idée d'un Dieu uniqu e es t Lrès an cienne chez certains p eupl es de l'Orient.
�OBJET DU SENTIMENT RELIGIEUX.
3ï5-
II. - Les Grecs étaient polythéistes. Ils imaginèrent des dieux fait s à l'image de l'homme, mais immortels. Cependant leurs plu s célèbres philosopl1es s'élevèrent de bonn e heure à la concèplion de l'unité divine. La relig-ion juive et ensuite le christi::misme ont affirmé avec une grande force l'existence d'un se ul Dieu. III. - Une des principales preuves de l'ex istence de Dieu est dans l'ordre qui règne dans l' imivers, et surtout l'adaptation merveilleuse entre les organes et les fonction s qui se manifes te chez les êtres vivan ts. Tout cela révè le un e pensée infinim ent puissante, bonne et sage, et ne -peut s'expliquer par les propriétés inhérentes à la matière : ce lle-ci ne pense pas et ne peu t donn er naissance à la pensée. IY. - Autre preuve : L'homme a conscience d'être imparfait; mais l'id ée d'imperfection implique l'idée du parfait. Cette id ée ne vient ni de nous-mêmes, ni du monde extérieur, moins parfait qne rious. Ell e ne peut venir qu e d' un être possédant la perfection àbsolue. La matière, avec ses propl'iétés, ne peu tréalise r cetl e perfec tion , puisque, à notre co nnai ssance, il lui manqu e la pensée. Ell e n'existe ·point par elle-même. Il faut don c un Dieu étern el, parfait, tout-pui ssa nt, pour expliquer l' exi stence de la nature, aussi bien qu e pour expliquer celle de l'homm e. V. - Nous avons vu qu e l'homme, sujet de la loi morale, es t méritant ou déméritant, et que notre vif sentiment de la justi ce réclam e pour lui du bonheur ou du malheur proportionnellement à son mérite ou à
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~!ORALE PRATIQUE.
son démérite. Mais, d'autre part, l'homme est soumis aux lois physiqites qui n'ont aucun sou ci de la moralité; d e sorte que la jus lice est loin de recevoir pl eine satisfa ction dans la vi e terrestre. Il faut don c une autre vie, et, de plus, un souverain législateur, qui adapte l'ordre de la nature à celui de la moralit é. VI. - Les arg·umenls philosophiques se trouve nt ainsi d'a ccord avec les croyances religieuses pour proclamer l'exi stence 'de Dieu. La philosophie et la r eligion se rencontrent sur le terrain de la moral e. L'homme religieux a un mo tif de plus pour obéir à la loi morale, c'est qu'ell e est en même temps pour lui loi divine; mais il aura soin de co nserv er au devoi r le carac tère désintéressé qui lui es t essénti el, en fa isant toujours de l'obéissan ce à la loi morale, par cela seul qu'elle est obli ga toire, le motif déterminant de ses ac tions.
Ouvrages à consul~er :
XÈNOPHON, lUérnorab les. DESCA RT ES, Discours de la Méthode (k• partie) et troisième
Méditation. BossuET, Connaissance de Dieu et de soi-rnérne. FÉNE LO N, Traité de l'exis tence de Dieu. J ULES SIM ON, La Religion naturelle. PAUL JANl':T, Les Causes final es. CHAR LES LEVÈQUE, Les Hannonies providentielles. EnNEST lIA VET, Les origines du chri. tianisnie: !'Helléni sme. ~ E. CAno, L'Idee de JJic ,,. C11. WAD DINGTON , Dieu et let Conscience. (1 ' parti e, ch. m.) Voir auss i nos Ét udes sur la théorie de l'Évol'Ution (k' étude), et notre ou vra ge : La Philosoph'ie religie'Use en Angleterre (Con
0
clusion).
�TRENTE-CINQUIÈME LE ÇON
DEVOIRS RELIGIEUX ET DROITS CORRESPONDANTS
SOMMAlll E, - I. La sup erstiti o n. - II. L 'ad orati on . - JII . La prière. - IV . L'espéra nce. - V. La cr oya nce en Di eu cl la c harité . VI. La toléra nce. - VII. Inllu e ncc mo rale c l soc ial e du c nlim cnt relig ieux .
l. -
LA SU PE RS TITI ON
Qui croiL en Dieu a par cela m ême des devoirs envers lui. Le premier de tous es t de se fai re de la diviniLé une id ée qui ne soit pas ind1 gne d'ell e, c' es t-à-dire qui ne soit pas défi gurée par la superstiLion. Bacon di sait qu'il vaut mieux nier Di eu que de se le r eprésenLer comm e le fonL les sup crsLiti eux 1 ; et Plutarque : « Pour moi, j 'aimerais beaucoup mieux qu'on dit: PluLarque n'exi ste point, que d' entendre dire : Plutarque est un homm e faibl e, inconstant, chagrin, vindi catif, facil e à s'irriter. Si vous avez oublié d e l'inviter à souper avec d'autres amis, ou si, r etenu par des soins domestiques, vous n'êtes pas venu le matin lui faire la cour, il se jct1. Essais : De la. supersl ilion.
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MORAL E PRATIQUE.
tera sur vous ou sur vos enfants comme un animal furi eux; il vous déchirera a belles dents ou lâchera sur vos terres quelque bête féroce qui en dévore les fruits 1 • ii Le sup ers titieux outrage la divinité en lui prêtant les faibl esses et les vi ces de la nature humaine. Il la suppose cru elle, jalouse, toujours- altérée de vengeance pour des offenses imaginaires; de là une terreur serous les instants de sa vie, et le vil e, qui l' opp rime à L pousse à de continuelle expiati ons. Nous devons concevoir Di eu comm e la bonté parfaite ; en conséquence l'aim er plutôt que le craindre. Non que, pour une âme religieuse, la crainte de Di eu ne soit, en un sens, lég·iLimc et salutaire; mais elle doit praLiquement se ramener à celle de vi oler la loi morale. C'es t sup erstition qu e de s'imaginer l'Èlre souverainement sage et bon édi ctant des prescriptions puéril es ou absurdes et prén parant des supplices sans fin à ceux qui _ e les auront pas obser vées.
IL L ' A D O II A TI ON
Cette crainte temp érée par l'amour et la reconnaissance, ce sentiment de soumi ssion conOante et absolue envers celui que nous regardons comme la cause de notre être, s'appelle l'ad orati on. Elle se traduit par le culte, qui est intérieur, s'il se borne à des dispositions men tales, extérieur, s'il se manifes te par des ac tes el des cérémonies.
1. De la suverslition.
�DEVOIRS RELIGIEUX ET DHOITS CORRESPONDANTS. 37!>
La loi protège en France. l'exercice des cultes qui ne sont pas contraires à l'ordre public et aux bonnes mœurs; et le fidèle qui ne pratique pas son culte par resper.t humain ou tout autre motif, manque de sincérité envers so i-même et viole l'un des devoirs qu'il croit avoir envers Dieu.
Ill. LA PRIÈRE
L'un des actes les plus importants du culte, à la fois intérieur et extérieur, est la prière. De tout temps et dans toutes les religions, les hommes ont prié la divinité. Mais la prière devient une offense si elle prétend faire de Dieu le compli ce ou le complaisant de no passions et de nos désirs inférieurs. Lui demander la richesse, le g·ai n d'un gros lot, un succès qu' on n'a ·pas mérité, est basse et coupable superstition. La prière deYient cependant légitime et touchante qu_ncl par a exemple elle jaillit du cœur d'une mère implorant Dieu pour le sa! ut de son enfant : elle ne sollicite pas une suspension des lois universelles, un miracle qui dérangerait l' ordre du monde: elle est un cri d'angoisse, de confiance, un appel brûlant à la bonté suprême; elle donne la force d'espérer encore, et s'il le faut, de se résigner. La prière la plus conforme à la véritable idée de la divinité est celle par laquelle l'homme religieux exprime son amour de la perfection morale, sa ferme intention d'y tendre de toutes s~s forces. Elle est comme un élan de l'âme Yers . t:elte perfection même
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MO R AL E I' R AT I QU E.
et, par là, l'en rapproch e. Elle n'est de la bonne volonté et comme un vertu. Ell e s'exauce d'elle-même, puisque ce redoublem ent d 'ard eur un nouveau progTès dans le bien.
IV. L ' ES P É R ANCE
qu'une exaltation enthou siasme de pourrait-on dire, pour le bien es t
La croyance en Dieu impose un autre devoir, celui de l' espérance. Il sembl e qu'on n'espère pas librement, quand on veut, et comme on veut ; mais l'espérance dont il s'agit ici es t moins une passion qu'un e disposition habituelle de l'àme tout enti ère. Elle es t la confian ce en la bonté de Dieu , la ferm e conviction que le mal n'aura pas le derni er mot, qu e les souffrances imméritées, l'injusti ce impunie et triomphante, ne d écon ce rteront pas éternellement la cons cience dè l'homm e de bien. Le désordre dans le r oyaum e d~s esprits ne saurait subsis ter à tout jamais ; et du ssent les mondes être Lous anéanti s un jour, les â mes impérissabl es n'en continuero nt pas moins leur ascension vers ce tte perfecti on qui, pour la pensée reli gieuse, es t la plénitud e du bonheur par la vertu.
V. L A C R O Y ANCE EN DIE U ET L A C H A RITÉ
L'homme qui croit en Dieu aime les autres hommes, non se ul ement parce qu'ils sont ses semblabl es, et comme lui des personnes morales , mais e°:core parce qu'ils sont, comme lui, les créatures et les enfants d e
�DEVOIRS RELIGIEUX ET DROITS CORRESPONDANTS. 381
· la même Bonté souveraine et absolue. Les stoïciens appelaient déjà le monde la cité de Jupiter, et ils avaient entrevu Je dogme de la fraternité qui doit exister entre tous les êtres raisonnables; mais les stoïciens ne croyaient pas à la personnalité divine. Celui qui, à la suite de De ' cartes, de Leibniz, admet en Dieu tous les attributs intellectuels et moraux qui constituent la personne, ne peut manquer de trouver dans cette croyance un nouveau et puissant motif d'effective charité.
VI. LA TOLÉRANCE
Les devoirs religieux supposent des droits corrélatifs. Le premier et le plus sacré de tous est la liberté de conscience. Les opinions religieuses de chacun doivent être respectées de tous. Le mot de tolérance, par lequel on exprime ordinairem1mt ce respect, ne dit pas assez, et devrait être rejeté. Il implique l'idée humiliante d'une faveur qu'on pourrait refuser, d'une concession sur laquelle on pourrait revenir. Les opinions en matière religieuse ne doivent pas être seulement tolérées : elles doivent, répétons-le, être respectées. Ce respect s'étend naturellement à toutes les manirestations de la pensée religieuse, par la parole et par la plume, et au culte qui en est l'expression la plus solennelle, autant du moins, nous l'avons dit déjà, que les cérémonies de ce culte ne sont contraires ni aux bonnes mœurs ni aux lois. Chacun devra donc être protégé aussi bien par la pu i::;sance publique que par
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MOHA LE P RAT!Q U E.
l'opinion, contre tout fanatisme, quelque forme qu'il affecte. Le fanatisme, en effet, est cette disposition à vouloir imposer aux autres, par violence, ses propres opinions, ou à empêcher, par violence encore, les opinions qu'on ne partage pas de se produire librement. Le fanatisme est surtout fréquent et redoutable dan~ le domaine religieux. Autrefois, il allumait les bûchers sur lesquels il faisait monter Juifs et hérétiques; il provoquait les guerres de relig·ion, les plus impitoyables de toutes. rous n'avons plus aujourd'hui à redouter, au moins chez nous, de telles horreurs; mais; plus adouci, le fanatisme est encore à craindre. C'est lui qui cherche à flétrir, en les traitant d'athées, de fort honnêtes gens qui n'ont que le tort'd'avoir sut· la divinité des opinions particulières; c'est 1ui aussi, quelquefois, qui, au nom de la libre pensée, voudrait proscrire l'expression inoffensive de conv iction s religieuses, respectables par leur sincérité. Son arme favorite est maintenant l'ironie; elle ne tue pas, sans doute, mais elle blesse, et elle blesse l'homme dans ce qu'il a de plus sacré, sa conscience.
VII. -
INFL UENCE MORALE ET SOC IAL E DU SENTIMENT RELIG I EUX
Une société où le développement du sentiment relig·ieux serait g·aranti par l'absolu respect de tous ne ferait d'ailleurs qu'appliquer le précepte essentiel de la justice. Ce sentim ent ne demande pas autre chose et n'a pas droit à autre chose. Il sort de son rôle et
�DEVOIRS RELIGIEl,JX ET DROITS CORRESPONDANTS. 383
devient injuste à son tour, s'il prétend subordonner à ses exigences les droits de la famille et les lois de l'État. Il est des gens qui s'imaginent que la liherté de leur conscience est violée parce que la religion qu'ils professent ne jouit pas d'une protection privilégiée et d'un patronag·e officiel et exclusif. Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils font à la conscience de ceux qui ne pensent pas comme eux ce qu'ils ne voudraient.pas que l'on fit à la leur. Ainsi entendu, ainsi éclairé et comme dirigé dans son expansion par l'idée du juste, le sentiment religieux, quelles que soient les divergences qui puissent exister sur la nature de son objet, est un puissant auxiliaire pour le progrès moral et social. Il soulève les âmes au-dessus des préoccupations trop étroites de cette vie, el les unit dans la pensée et dans J'amour de l'idéal. Une société qui, sans violer d'ailleurs trop gravement la justice, et en pratiquant suffisamment la charité, s'absorberait tout entière dans la poursuite du · bien-être matériel, ou l'étude des sciences positives, risquerait de laisser peu à peu tarir en elle les sources de l'enthousiasme, du dévouement, des inspirations supérieures; un lent abaissement des -caractères pourrait s'ensuivre, qui aurait pour conséquences de tragiques mécomptes le jour où un suprême effort deviendrait nécessaire. Nous ne prêchons pas le mysticisme; nous ne voulons pas que le sentiment rnlig-ieux, exalté à l'excès., conduise au mépris des ,devoirs domestiques et civiques; nous estimons; bien .au contraire, que l'âme vraiment pieuse est celle qui les remplit tous avec un redoublement de scrupule;
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~IORALE PRATIQUE.
nous n'entendons pas, en un mot, que personne se 'désintéresse ici-bas de la vie présente et de la patrie terrestre; mais nous verrions un gTave danger de déchéance morale, si l'homme en venait à oublier définitivement, 'JU'il est aussi, scion le beau mot de Platon, « une plante du ciel ».
RÉSUMÉ
I. - Le premier de tous les devoirs envers la divinité est de s'en faire une idée qui ne soit pas indigne d'elle. Lesuperstitieux offense Dieu quand il le suppose cruel, jaloux et vindicatif. Sans doute, il faut craindre Dieu; mais il faut encore plus l'aimer. II. - Les divers sentiments religieux se confondent dans l'adoration. L'adoration se traduit par le culte intérieur et par le culte extérieur. La loi protège en France la liberté des cnltes. IIJ. - Le. culte consiste surtout dans la prière. La prière ne doit demander à Dieu que des choses justes et raisonnables. La meilleure des prières est celle où l'homme exprime son amour dela perfection morale et sa ferme intention d'y tendre de toutes ses forces. IV. - L'espérance est la confiance en la bonté et -la justice divines. Elle est un devoir. V. - Il en est de même de la charité, qui fait qu'on aime les autres hommes, parce qu'ils sont aussi les créatures et les enfants de la bonté divine.
�DEVOIRS RELIGrnux ET DROITS CORRESPONDANTS. 385
VI. - Les devoirs religieux supposent le pouvoir de les remplir, c'est la liberté de conscience. Le mot de tolérance employé pour la désigner est trop faible: c'est respect qu'il faudrait dire. La liberté de conscience s'étend à toutes les manifestations du sentiment relig·ieux par la parole et par les écrits. Elle s'applique par conséquent au culte extérieur pourvu qu'il ne soit pas contraire aux lois et aux bonnes mœurs. Il n'y a plus à redouter les horreurs occasionnées jadis par le fanatisme. Mais il se manifeste parfois encore sous forme de calomnie à l'égard des gens qui, par exemple, professent la libre pensée. RéciproqUement les libres penseurs ont quelquefois le tort de se montrer intolérants ou ironiques à l'égard des croyants. VII. - Le sentiment rûigieux est un puissant auxiliaire pour le progrès moral et social. Il élève l'âme, soutient les caractères, excite l'enthousiasme et inspire de nobles dévouements.
Ouvrages à consulter :
JULES
SrnoN, Le Devoir. (k• partie, ch. IV.) Id. La Religion natui·ette.
A.
E.
Philosophie du Droit civil. (Ch. xxm, xx1v.) Principes de lei Morale. (L. IV.) Id. Principes du Drdit. (L . Ill, ch. v, § v.) PAUL JANET, La 1l1orate. (L. JLI, ch. x11.) CH. WADDINGTON, Dieu et la Conscience. (1" partie, ch. m.)
FRANCK, BEAUSSIRE,
22
�TRENTE- SI XI È ME LE ÇON
APPLICATION DES PRINCIPES DE LA PSYCHOLOGIE ET DE LA MORALE A L'ÉDUCATION
SOM MA I 11E. -
I. App li cation des )l l'incipes de la psycho logie à l'é du cati on. - li . 01'cll'e da ns,1eq uel il co nvie nt de dc\veloprer les fac ulté$ de l'enfant. - lll. Appli ca ti on à l'éclu cati on d es )l l'in cipes de la morale. - IV . Im po l'la nce de la ve l'Lu pour la pl'ospé l'i lé cl la fo !'cc des na lion s.
1. -
A PP L ! CA T ! 0 N D ES P 1\ 1 N C I P ES DE LA P S Y C Il O L OG .1 E A L'É D UCAT I ON ,
L'œuvr e de l' éducation consiste essentiellement, nous l'avons dit, à éveiller , dév elopp er chez l'enfant les idées, les sentiments, les habitudes qui peu vent le conduire aussi loin que possible dans la voie du progrès moral. L'édu ca teur es t donc un moraliste qui applique, dans la form ation de l'âme d'autrui, les préceptes qui sont pour lui-même obli ga toires. Mais pour form er l' âme de l' enfant il fa u t l'aimer d'abord : elle se donne avec un si gr acieux aband on à qui lui té moi g ne ce t amour sincère et ar dent qu' elle
�.\PPLICATION DES PRINCIPES DE LA PSYCHOLOGIE. 387
sait si bien deviner! Il faut ensuite la connaître, d'où la nécessité d'étudier la psychologie. Non ne voulons pas dire cependant qu'on ne puisse être bon éducateur sans avoir approfondi dans tous ses details la science de l'âme, et d'ailleurs il est bien des manières d'être psycholoirue. Une certaine école voudrait aujourd'hui absorber la psychologie dans la physiolog·ie ~ actions réflexes, décharges nerveuses, modifications chimiques de cellules blanches ou grises de la matière cérébrale, voilà, selon ces savants, ce qu'il faudrait surtout connaitre pour surprendre les secrets de la pensée, de la volonté, du sentiment. Il est clair que de cette psychologie physiologique l'éducateur n'a nul besoin. Ce qui lui importe, c'est d'observer par luimême l'enfant et de profiter des observations faites par d'autres que lui. La psychologie dont il ne saurait se passer est celle qui a pour instrument l'étude de soi-même par la conscience, et l'étude d'autrui par les manifestations si nombre.uses et si variées qui trahissent au dehors les phénomènes du dedans. On s'est préoccupé assez récemment de constituer une science spéciale, la psychologie de l'enfant. Si cette· science était dès maintenant en possession d'une méthode rigoureuse, si elle était parvenue à formuler des lois sans exceptions, elle serait presque à elle seule toute la pédagogie, et celle-ci aun.i t le même caractère de précision, de certitude, d'universalité, que les sciences physiques et naturelles. Mais il n'en va pas ainsi. Sans méconnaître ]a valeur des travaux accomplis dans cette direction, nous pensons que la psycho-
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MORALE PRATIQUE.
logie enfanLine risque fort de n'être jamais une science, selon la vraie signification du mot. Tous les enfants ne naissent pas avec les mêmes aptitudes physiques, intellectuelles, morales; les influences, profondément ignorées encore, de l'hérédité, de la race, du tempérament, font que toutes les prétendues lois auxquelles on se flatterait de ramener les faits constatés, seront tout au plus des groupes d'expériences individuelles ayant donné des résultats semblables : toujours, croyonsnous, des fait$ contraires pourront être invoqués, qui infirmeront les précédents. Plus nous nous élevons dans l'échelle des êtres vivants, plus nous constatons qu'au sein d'une même espèce les individus ont une tendance à présenter des traits distinctifs, à manifester un caractère propre et c~mme un commencement de personnalité: dans l'espèce humaine, surtout chez le. races supérieures, et chez celles-ci de plus en plus, à mesure que la civilisation marche d'un pas plus rapide, les différences individuelles doivent être nombreuses et profondes. D'un enfant à l'autre, dès les premiers jours qui suivent la naissance, elles peuvent parfois être infinies. La pédagogie restera donc plutôt un art qu'elle ne deviendra une science. Il y faudra toujours ce tact particulier, cette heureuse divination des car~ctères, qui font le vrai éducateur. Il y faudra surtout ce que rien ne remplacera., une sympathie ardente et éclairée pour l'enfance, et l'amour de la plus noble des professions, celle qui consiste à faire des hommes.
�APPLICATION DES PRINCIPES DE LA PSYCHOLOGIE. 389
Il. -
0 Il ll I\E DAN S LE Q VE L l L CON YI EN T D E DÉ VELO I' P E 1\
LES }" A C ULTÉS DE J. ' ENFANT
Il est cependant quelques lois très générales de psycholog"ie enfantine, que l'instituteur ne saurait impunément ignorer ou méconnaître. Comment pourrait-il, par exemple, avoir la prétention de faire pénétrer des notions abstraites dans l'intelligence d'un enfant de cinq ou six ans? Comment s'aviserait-il de s'adresser à des facultés avant que l'âge et l'évolution normale de l'organisme n'en aient amené l'éclosion? Les di!férents pouvoirs de l'esprit ne s'épanouissent pas tous en même Lemps : l'éducateur ne doit pas oublier de subordonner son œuvre à celle de la nature, et les traités spéciaux de pédagog·ie l'instruiront utilement de cet ordre chronologique selon lequel les sens d'abord, puis l'imagination et la mémoire, puis les puissances supérieures du jugement, de l'abstraction, de la généralisation, atteignent un suffisant. degré de développement. L'éducateur mettra donc d'abord à profit celle curiosité instinctive qui porte l'enfant tout entier vers le spectacle extérieur. JI s'emparera de ce regard étonné et ravi qui veut tout voir; il fera l'éducation de la .vue enfantine. De même pour l'ouïe, de même pour les mouvements. Se servir de ces instruments merveilleux que la nature nous confie pour en perfectionner )'usage, voilà à quoi l'enfant passe ses premières années; à cet apprentissage, il consacre instinctivement d'étonnants e!forls et une admirable persévé22.
�3DO
i\IORALE PHA'l'IQt;E .
rance. Il faut l'y aider, le diriger. Bien voir et bien entendre, bien remuer ses membres, bien articuler les sons; on ne sait pas assez l'importance de ces humbles talents, trop souvent dédaignés par d'intempérants spiritualistes. L'âme n'est vraiment sa propre maîtresse qu'à la condition d'avoir conquis son corps, de l'avoir assoupli et plié par avance à tous les services. Cette éducation des sens et des mouvements, qui derra d'ailleurs se conLinuer toute la vie, sera bientôt suiYie de celle de !'.imagination et de la mémoire. Vers 1'âge de cinq ou six ans en moyenne, ces faculLés onl déjà assez de force pour qu'il soit possible de les soumetlre à la culLure. Certes, l'imagination n'est pas encore créatrice; elle n'est que représentative; mais les specLacles qui s'impriment en elle s'y conservenL avec de vives et durahles couleurs; d'où la nécessité de ne pas la laisser livrée à Lous les hasards . Il imporLe de la remplir de purs et nobles Lable:rnx. Le très jeune enfant est sensible, plus qu'on ne le croit d'ordinaire, aux beautés naturelles; un jardin plein de fleurs, un coucher ou un lever de soleil, la majesté d'une nuit sereine sur la mer tranquille peuvent laisser dans son fnne des images ineffaçables. L'éducaLeur aura soin de provoquer ces rencontres enLre l'imagination qui s'éveille et la nature; il saura que celle-ci peut être une institutrice éloquente, une conseillère de bonnes pensées, et sans tomber dans la sen LimentaliLé déclamatoire du dernier siècle, il mettra doucement l'intelligence enfantine sur cette voie qui, la réflexion venue,
�APPLICATION DES PRINCIPES DE LA PSYCHOLOGIE. 3fl1
la conduira plus lard de la contemplation de l'univers à l'adoration de son auteur. En même temps que l'imagination et avec son aide, on devra cultiver la mémoire. C'est dire qu'on fera: d'abord apprendre à l'enfant des récits qui le captivent: de là, quoi qu'en ait dil Rousseau, l'incomparable utilité, comme premiers exercices de récitation, des fables de La Fontaine. L'enfant n'en comprend ni toutes les beautés, ni parfois les expressions mêmes : qu'importe? Il en retient le sens général; le reste viendra tout seul et par surcroît. Des tableaux resteront gravés pour toujours, en des traits qu'aucun poète n'a surpassés, tableaux riants, délicats, naïfs comme l'enfance; c'est la joie insouciante de Jean lapin, faisant à l'aurore sa cour, parmi le thym et la rosée; ce sont les blés en herbe où l'alouelte fait ses petits; c'est la rivière tranquille dont l a transparence laisse voir les mille tours de la carpe et du brochet. Puis qui ne sait la sympathi e de l'enfant pour les anirnaux '/ Et quand les leçons d'une expérience sans amertume lui viennent de tous ces personnages fourrés, emplumés, encornés , à longs pieds ou à longues oreilles, ne croiton pas qu'elles auront un plus facile accès auprès de sa réflexion naissante, en sor te que la culture simultanée de la mémoire et de l'imagination prépare ici naturellement celle des facultés supérieures de l'esprit? Celles-ci, croyons-nou s, ne devront être direc tement sollicitées que plus tard. L'en eignement ·méthodique des sciences ne commence ra pas avant douze ou treize
�392
JIIORALE PRATIQUE.
ans. Non qu'on ne puisse jusque-là présenter quelques démonstrations élémentaires d'arithmétique et de géométrie; mais l'abstraction, la généralisation ne sont vraiment possibles à l'enfant que sur le seuil de l'ado- · lescence. Et quant aux abstractions plus hautes de la philosophie, nous voudrions qu'on altendit l'âge de dix-sept ou dix-huit ans pour lui en ouvrir l'accès.
III. APPL ! CAT lO N A L'ÉDUCATION DES l' III NC IP P.S DE LA MOl\ALE
Tels sont, à notre avi s, les enseignements de la psychologie en matière d'éduca tion. Ceux de la morale, nous les avons,..à vrai dire, présentés dans tout le cours de ce livre. Une morale pratique, qu' est-ce autre cho se qu'une morale éducatrice ? Répétons se ulement cette vérité, banale à force d' être vraie, que les préceptes ne sont rien sans l' exemple. Parents, instituteurs, ne formeront des hommes vertueux que s'il s le sont euxmêmes . La conta g·ion du bien es t heureusement aussi puissante que celle du mal. L'honn ête homm e n'a pas besoin de discours pour persuader : ses actions, son altitude, son r egard, je ne sais quel rayonn ement qui Yient de Loule sa personne, suffisent pour éveiller ou fortifi er dans les âmes qui l'entourent les semences de la vertu.
IV. IMPORTANCE DE LA VE l\T U POUl\ LA Pl\OSPÉIIITi: ET
J, A
F O Il C El ll li
NAT 1 0 N S
Nous terminerons en rappelant une autre vérité
�APPLICATIO N DES PRI NCIPE S DE LA PSYCl:lOL OGlE. :!93
banale aussi, mais en telles matières, nouveauté es t mauvaise marque de vérité. N'oublions jamais que la prospérité et la grandeur des nations dépendent avant tout de la valeur morale des individus 1 • On entend souvent dire aujourd 'hui que la vi ctoire
1. Ce tte th èse, qui est celle de Plato n cl a ns la République, a é té développ ée d'un e ma ni ère remarquabl e par le moralis te a ngla is Bulle r, qui s'e xprim e ainsi : « Da ns un tel é tal (celui où les citoyens seraie nt tous vertueux) on ne sa urait ce qu e c'est qu 'un e facti on ; mais les homm es q ui aura ient le plu s de mérite pre ndrai e nt na lu rcllemc ol la directi on des affaires, qui leur se rait volontail' emenl aba nd onn ée par les autres et qu 'ils se partage raie nt e ntre e ux sa ns envie. Chacun d'eux a urait cl ans le go uvcrh cme nl la par t à laq uell e ses ap ti tudes le dés ignera ient parti culi èreme nt; les autres, qu 'a uc un e capac ité s péciale ne distingue ... , s'estim erai e nt heure ux de les avoir pour protecte urs et po ur gui d~s . Les résoluti ons publiques se raie nt réell e me nt le r és~1lta t de la sagesse co llectiv e de la communauté, cl ell es serai en t co nscie ncieuse me nt exécutées par la. fo rce réuni e de tous. Quelqu es-un s co ntribu eraient e n quelq ue matière à la prospé rité générale, da ns laquelle chacun go ûterait les fruits de sa proprn ve rtu . Et com me il s ignore raient c nt,·e eux l'injusti ce, qu 'ell e a it pour ins trnm c nt la fraud e ou la vi ole nce, de mè mc il s n'aura ient pas à la craind l'C ch ez leurs vo isin s. Car la ru se et le faux in lét-è t perso nn el, les coali tions clans l'inju sti c , toujours préca ires e t accompag nées de fa cti ons et de trahi so ns inte Lin es, vo ilà cc qu'o n trouvera d'un cô té : foli e e nfa ntine, fai!Jl cssc vé ritalJle en fa ce de la sagesse, du patri oti sme, de l'union in disso lu!Jlc, de la fid élité que l'on trouvera de l'a utre cô té : il s uffit qu'o n do nn e aux de ux adver ail'es un nombre d'a nn ées suffi sa nt p our fa ire l'épreuve de leurs for ces. Aj outez l'influ ence qu 'un to i roya um e aura it sur la surface de la terre , surtout par l'exe mpl e qu'il donne l'a it; ajoutez le re spect dont il serait e ntouré. Il sera it sa ns conteste s up érieur à tous les autres qui tomb era ient pe u à peu so us sa domin ation ; non pa r voie de violence injuste, ma is a uta nt par c,c qu 'o n pourra it a ppele r conqu ête légitime que par cc que les autres roya umes se so um ettraient volontairement à lui dans le cours des àgcs , et r éclamerai ent l'un apl'ès l'a utre sa protection, à mesure que leul's cm!Ja rras les y forc eraient. Le chef d'un tel État serait un ni onarqu c universel , d'une toute a utl' e mani ère qu'au cun mortel ne l 'a j a mai s é té. » ·
�:IU,t
MORALE P Il A TIQUE.
apparLient à qui saiL davantage et possède Ie plus de millions. Il n'en esL ainsi qu'en apparence; ou plutôt science et ri ches es sonL cllcs-mèmcs des effet s : r' e L la volonLé qui les crée. Pour aquérir la science , il faut ne pas être l' esclave des instincts inféri eurs; le vrai ·avanL es t un héros à sa manière; bicn- êLrc, forLun e, ia vie même, il cs LprêLà touL sacrifier pour le buL désintéressé qu'il poursuit. EL quanL à la ri chesse, croiton qu 'ell e soit le plus souvenL la récompense du parcs:,;cux., du débauché, du prodi gue, du comm erçanL ou de l' industriel sans probiLé? Le moyen le plu s sùr do :,; 'enri chir cs Lencore d' être prévoyant, économe, sc rupuleux c,1 alfaires , et touL cela, c'cs Lde la vertu. Qu'nn peuple ail r eç u dG la science le fu sil le plus perfeclionné, l'arLi ll cric la pl u meurtrière ; qu e son budge t s'enfle indéfm iment de mill iard prélevé sur le Lravail national ; il res L que ces fu sil ·, ces canons seront mae niés par des hommes, cLsi ces homm es n'ont pas l'âme virile, l'amour de la patrie, le culLc des nobles scnLirn cnLs, l'habitude du sact·ifice, cl ce lte. oif d'idéal qui faiL jo yeusement r enoncer ~t la vie pour le Lriomph c d'rn1 e grand e cause, il deviendront tôL ou Lard la proie de voisins plus pauvres Lmoins bi en armés. L'égoïsme oule action commune ; la basleur r endra impossible L esse des caractèr es, même en l'ab ' ence de dang·ers extérieurs, di ssoudra parmi eux LouL esprit public, et our les livrera tour à L anx suprêmes honLes de la dictature et de l'anarchie. Nou s ne voulons certes pas di re, es comme les sophi . L combaLLus par Pl a Lon, ·que le plus fort soi Ltoujours et néccssai remenL le meill eur ; nou s
�A PP LI CA Tl ON DES PHI N C I P ES D E LA P S Y C 1-1 0 LOG 1E. 39S,
repoussons celte immorale philosophie de l'histoire qui prétend justifier Lout succès par cela seu l qu'il c "L le succès; mais nou penso ns que la morali L aussi c t é une force, cl même que l'empire du monde doit, de plus en plus, lui appartenir. Celte force, ennemie de toute violence, il dépe nd de chacun de nous de la créer en :oi-m ème, cl par ell e, de préparer le règne définitil' de lajuslicc cl du droil. « La ver tu , disait i\lonLesquicu, est le peincipe du gouvernement républicain; » nous dirions volontiers qu'elle csl le principe de Lou le société; mais il e t vrai qu'entre des citoyens Lous lib re et Lous égaux, la vertu es t, plus que partout ailleurs, nécessaire pour assurer celte harmonie de volontés, ce concours des énergies, celte fraternelle union des cœurs c1ui font un peuple invincible.
RÉSUMÉ
I. - L'observation psychologique est nécessaire à
l'éducation; mais la pédagogie ne peul pas se ramener
à une sé rie de formules abstraites et elle sera toujours
un art plutôt qu'un.e science. li. - Néanmoins il est un ordre selon lequel s'épanoui ssent les pouvoirs de l' es prit, et qui s'impose à l'édncat.enr. Il devra exercer d'abord les sens de l'enfant, cultiver ensuite son imagination et sa mémoire, et ne s'adresser que plus tard aux facultés d'abstraction e t de généralisation.
�306
MO HALE PRA TIQUE.
III. - L'application des principes de la morale â l'éducation n'est autre chose que l'enseignement de la morale pratique. Importance de l'exemple pour former l'enfant a la vertu. IV. - La moralité est la condition essentielle de la prospérité et de la force des nations.
Ouvrages à consulter :
GRi::t..no, Éducation et Instruction. Enseignement primaire : l'École, §IX.Les r és ullals, § V. Conclusion. - Enseignement secondaire, la qu es tion des programmes, co nclusion , § li. - L'es-
p1·it de discipline dans l'éducation, § V. Pt..uL JANET, La morale. BunoEA.U, Devoir et Patrie.
Leçons cte morale. Essai sur /'Éducation. FnMiCK, La Morale pour tous . E. LEGOUVÉ, Les Pères et les Enfants cm XIX• siècle. CoMrAYIIF., Jlistoire des théories sur l'education en France depuis le XVI• siècle.
IIIA.RION,
Il.
SPENCER,
�BIBLIOG RAP IIIE
DES OUVRAGES
RI STOTE . -
A
CONSULTER
Morale à Nicomaque. Trad. L. Cal'rau, in-18, .\Ir.an... . .. . ........... .. ....... ... ... . ....
BARN!. - La Aforale dans la démncratie, in-Ili, Alcan..... iBAUD nILLAnr. L'Hconomie ro!itique dans ses rapports BEA US IRE
i fr. 2::; 5 fr. 00 7 fr. 50
avec la morale, in-8, Guillaumin ..... . (f:m ile). -Les Principes,le la morale, in-8, Alcan . Les Pr.'nctpes du droit, in-8, A lcan. RERT (Paul ). L'Jn. lructio11 civique à l'lf:cole, in-18, A. ~ · :Picard el Kaan... . . . . . • . . . . . . . . . . . . . BOSSUET. Connaissance de Dieu et de soi-même, in-'16, HachcLLe . . . . . . . . . . . ... . . . .. ... ....... . 'BOU ILLJEn (Franc i que). - Morale el Progrès. in-1 2, l'Cl'l'in. BounoE ( P. ). - Le Patriote, in -18, llache LLe ..... .. .... . BUI1DEAU (A.). - Devoir et Pairie, in-18, A. Picard et Kaan. Notions d'économie JIOlitique, in-l o, A. Picard et K&a n .. . ................... . CAI\O (!<:.). - L'Idée de Dieu, in-'16 , llachcllc ..........• Problème de 1Mra!e sociale, in-16, ll achclLe. CAI\HAII (L. ). - Lit Morale uti!i fo'ire. in-8, Pe l'rin ........ . Lit Théorie rt e l'é olnlion 1iux points de vue psycltologi JU } , religieux el morale, in-11!,
1-l achelLc . . . . . . . . . . ....... . ......... .
00 7 fr. 50
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·-1 fr . 3 fr. 3 fr. 1 fr.
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7 fr.
r.o
La 7>hiloso71hie religieuse en Angleterre,
in-18, Air.an .................. ... .... .
fr. 60
5 fr.
La C0Mc ·encepç11choto_qùr11e et morale dans l'ind ividu et rtans l'histrrire, in-1 2, Perrin . CnAS'fEAU. - Leçons de pèd1go_qie, in- 18, Pical'd e t l(aan C1ct:noN . De la vieillesse in-1G, ll achcllc ....... ... .. . ne l'Arnitié, in-16, llachcLLc ....•...... .. ... 'l'railé des d evoirs, in-16, ll achelLe ... .... . COMPAYRÉ. - Jlisloire critique desrtoclrin es de l'éd,icalion en /1'rancede puis le x11•s ièc lc,2 in-16, ll achcllc TrŒilé de pértŒgogie, in-18, Delaplanc . .. . COUSIN. Le Vrai, le Bea n, le Bien, in-18, Pcri·i n .. . OE LAMARCHE. Nos Devnirs et nos Droits, in-18,
A. Pi card cl Kaan ........... ... .. •
DESCARTES. D·isco1vrs de la méthode, in-18, Alcan ......• Du CAMP (Maxime). f,a Vertu en France, in-8, UachclLc. EPIC'fÈTE. Jllanuel, in- 12, Alca n .... . . •.. .... • ......•... FÉNELON. - Traité de l'e:1;i.•tence de Die1i, in-18, ll achctle.
ou
3 fr. 50 3 fr. 50 0 fr. 80 (] fr. 80 1 ~r . 50 7 fr.. 00 3 fr. 50 3 fr, 50 25
1 fr. 2 fr. 7 fr 1 fr. 1 fr. De l'Ed·ucŒtion c fill es, in-1 8 , P icard et Kaan. 1 fr . les FoNSEG1urn. Essai sur le l,bre arb ,.tre, in-8, Alcan . ...• fO fr. F'OUILLÉE. - · La Liberté et le Détermini.rn1e, in-8, Alcan ..•• 7 fr. FRANCK (Ad.). Philosophie du droit pénal, in-18, Alcan .• 2 fr.
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23
�398
FRANCK
R 1B 1 10 GRAPHIE. ,
(Ad.). - Phil.osophie du drnit civil, in-8, Alcan •. • la JJlorale 710ur toi~,, in-·16, Hachette . .•.. GARNIER (A dolph e). - Tra ,té des fa,·ultés de l'âme, 3 "ol. in-16, ll achclle .....•... . . .. ... ..• GRÉARD (0.).- Education et lnstru.-tinn. 4"o l. in-16, Hachette HAVET (Ernest) . - les Origines du Christianisme, in-8, Calmann Lévy . . . . ........•••..• .• .. ..•• HANHIOT. - Vive la France, in-·18, A Picard et Kaan ..... . JANET (l'ait!). - la Philoso71ltie du bonheur, in-1 8, Calmann Lévy . . ...........•..•..•....•....... la Fa,11ille. Ca lm an n Lévy ... .. ..•... .• .. . la Morale, 2 in-18, Dela,;rave ........•..... Jlistoire de la sci ence polit,que dans .ÇPS rapports (t1•ec la morale, 2 vol. in-8, Alcan .. . Les Cau,es finales, in-8, Alcan .. . ....•.•....• Jor.Y (Henri). - De l'imaginatwn, in-16, ll achetlc .•. ..•.• · Traite de mu rale, in-·12, Dclalain ....... .•. .lOUffl\OY. - Cours de dro it nal!irel, 2 vol. in-16, Hachette. KANT. - l a Doctiine du dro,t, in-8, Alcan .. . ..•... . ... .• LAVISSE (Ernest). - Questiuns d'en.se,gnement national, iu-18, Colin .......... . ... ... . . . . Lt:Gouv~ (E.). - LesPèreset les Enfants au x,x• siècle, 2 vol. in-1 8, Hetzel ...... , . .. ...•. .... • . . , . . . · LtvÈQUE (Charles). - l es Jl armonies providentielles, in-16, Hachetle ... • ...•...• ..•......• . .. MARC AUR ÈLE. - Pensées, i,1-1~ , Alcan .. ... •.. ... .•.•... MARION. - la Solidarité morale, in-1 8, Alcan .•........• L eçon s de psychologie, in-18, Co lin ... •... .. • . Leçons de morale, in-'1 8, Colin .....•......... 1\1 \RTHA. Les Alomlisles sous l'empi re roma-in, in-"18, Hac helle .. .. , . . . ..... . .. . ..... ...•. ... . . E tu ,tes morales sur l'antiquité, in-18, Hachette . La Délivatesse dan s l'art, in 18 HachP, llc ....•• MASSY (Mme H.) - Education mo rale et ci1Jiq1ie des jeu.n es fill es in-18, A. Pi card cl Kaan .. . .•.• MONTAIGNE. - Essais (éd iti on Louandre), 4 "ol. Charpentier PLATON. - L e Criton, i ..-16, Hac ltctlc ..•......••..••.••••• REVEHDY et BURDF.AU. - L e Droit usuel, le Droit commércialetl'l!,conomiepolitique, in-18, A. Pi carel et Kaan ... ......•• .• S1110N (Julesj. - La Relirtion naturr.lle,in-18, Hachette . . •• Le Dero r, in-1 8, Hac hette .•. •.•....•••• L'Owrriere, in-18. lfa ~ .heftc .•.•••..•••••• Le 'l'ravail , in-Hl, llachclte •.•.••••••.••• SPENCER li . - De l'éclucatwn, in-1 8, Alcan •. .• . . • . • .•••• • WADDI NGTON. - /lieu et la Conscience, in-·12, Perrin •••. WALLON . - llistoire de l'esclavage, 3 vol. in-8, Hachette ..•• XÉNOP HOK. - Entretiens mémorables de Socrate, in· 16, Trad . Sommer, Hac hctlc ..... . • •..•. •...• De l'econ om1e, in-16, Trad. Tablot, Hac hette.
5 fr. 00 1 fr. 25
10 fr. 50 14 fr. 00 7 fr. 50 1 fr. '25 3 fr. 50 3 fr. 50 5 fr. 00
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2 4 5 4 4
fr. fr. fr. fr. fr.
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�TABLE DE S }IA rrnRE S
PHEMIÈflE PARTIE
NOTIONS PRÉLIMIN AJJlES PREMIÈRES DONNÉES DE LA CONSCIENCE
P 11E'III Èl1E LEÇON
Conditions de la moralité
- Prem ière cond ition : la liberté .. . ..... .. . . ... . II. - Preuves en faveur de la lib er té : Le sentim ent intérieur. En quoi consiste 1.
;;
l'acte li bre ..•. • Ill. - Autres preuves de ta· lib erté .. .•. ....• . •.•••.. Résumé .. ... .. ...... ••. .. . OuHages à consulter.. ....
8
li)
13 '15
DEUXIÈME LEÇON
Objections contre l 'existence de la liberté . Réponses
- Objections des fatalistes el de s déter mini stes. II. - Le déte rmini sme ex terne et le déterm ini sme intern e ... .. ... . ...... . . Ill. - Objections théologiques .... ... . . •· . . . . . . . . l.
16
18 19
IV. - Réponse a ux objecti ons théologiques....... V. - Réponse aux objections des délerminisles.. • Résumé................... Ouvrages ù consulter.... . .. . . .. ,.1,.
~O 21 24 25
-l : TR-OIS iÈM E
1. - L'objet de la lib erté. II. - Le s motifs d'ac tion . . Ill. - Caractères des motifs d'action ....... . •. .• ..... IV. - L'obligation morale. V. - Le bien ou la per-
"°,
LEÇON
Deuxième condition de la Moralité
26 27 29 30
fection morale .••.•...•.. L'icl é,d moral. ••.• VII. - Consci.mce morale ... Rés umé .. . • • .......••.•.. . Ouvrages à consulter .••....
VI. -
a2 33
35
35
37
�400
TAJJL(.; IJES MATIERES.
QUATRIÈME LEÇON
La loi morale
1.
li.
La loi morale . ..... . Caractères de la loi morale ...........•.. . ..
-
-
38 1Résum é .. : . .. .. . . .... . ... .
Ouvrages a consulter • .••. •.
. u
45
39
C I NQU I l~M E LE ÇON
La responsabilité. Le mérite et le démérite
La responsabi lilé ... li. - Condi_t,.i~ dim inuent Oll s ~ n t la respo nsabilité .... , .. . .. . 111. - La responsabilité des
J. 0
4G
47
crim in els... . . • . . . . . . IV. Le mérite et le dém érite.. .. ...... .... .. Hésun,é .. .. . . .. . . .. . .. .. Ourrages ù co nsulter . . . ....
4-S
50,
51
52
Sl\ l l~,1 E LE .ON 1
Sanctions de la loi morale
J.
La satisfaction intérieure ....... .. ... . ..... . Il. - Le remords ... •.... HL Bo nne et mauvai se iiant6 ........ .... ~ ..... .
f,3 56 61
I V. V.
L'eslim eel le mépri . Sanction des lois pénales •. . .... .... •....• llésumé ........ ..... . .. .. . Ouvrages ù consu lter ...... .
-
6~
6!>
67
D EU X J t ~JE PA HTI E
LA FAMILLE SES DEVOIRS
SEPTIÈME LEÇON
Les devoirs, les vertus. Devoirs domestiques
1.
Les devotrs , Jcs vertus.. ... ..... . ........... li . - Classifi cation des de-
69 71 73
- Principaux types de la famille..... . . • . • • . . .. V. - Devoirs des époux entre eux .. .... ..... . . .. Résum é. . . . . ... . ... . . .. . . . Ouvrages ù consulter .. . ,.. IV.
74
76 78 80
ll UITI ÊME LE ÇON
~ -,p•..i,,f.L·s des enfants envers leurs parents
81
J
Il.
-
Piélé fili ale .. . ... ...
8i
�TABLE DES MAT I ÈR~S .
0
40t
I Ù. - Obéissance et respect. IV. -Autres devoirs enver · les parents •. . ·. . . . . . .•. . V. · - Devoirs à l'égard des
84 . 86
grands-parents .... .•... VI. - L'esprit de lamille •. Résumé .... . . .. . . .. ... •... Ouv~ages ù consulter .• : ....
88 88
89 00
NEUVlÈME LEÇON
Devoirs des pare nts e nvers le s enfants· Devoirs des fr ères et sœurs
- Devoirs enver les enfants . . . . .. .. . .. . . . . . . . li . - L'éd ucation.. . . . ... Ill . - L'exemple.... . .... . l\". L'inslructi0!1-...... l.
91
02
96 97
- Devo irs des frères et sœurs entre eux...... . . . Résumé... . . .. . .. ... . ..... Ouvrages il consulter. . .. . ..
V.
100
101
103
TR OI SIÈME PARTIE
DEVOIRS SOCIAUX
DI X I ÈME LEÇON
Resp ect~de la personne dans sa vie et _ dans s a liberté
I.
Inviolabilité de la personne. Le dro it.. .... . . Il . - Devoir de légitime défense . .•... . .. . .. .. ... 111 . - Respect de la personne cla ns sa liucrté .... . IV. - L'csclaYngc antique. V. mo- L'esclavage 105 derne . . .... . ........•. . . Ht VI. - Le servage .•. • .... 1 13. vu. - Liber té des enfants mineur .. . . . . • .•. . . . ... . 114 VIII . - Li berté des salariés. 116, Résumé .. . .. . . ... ... . ..... 11 7 Onvrnges à co nsulter . ... ..• . 1:19'
106
108 108
ONZ I ÈME LEÇON
L e r esp ect de la perso11:ne dans son honneur
- L'honneur cl la rép utation ... . . . .. . ...•.. ..• • li . - La calomnie ........ . III . - La méd isance . .. .. . . IV. - La délatio!L· . .• . • .. l.
�' ·102
TABLE ,DES ,MATIERE S.
DOUZIÈME LEÇON
Respect de la propriété. Caractère sacré des promesses et des contrats - Fondement du droit de propriét(}. . . . . . . . . .. . . '130 II. - Droit de tester et d'hél'itcr.... . . . . . • . . . . . . 131 111. - Le vol. La fraude... 13~ I.
IV. - Le mensonge....... V. - Promesses et contrats.................... Résumé................... Ouvl'agcs à co nsulter . . . . . . •
134 1a7 140 14!!
TR i, JZIÈME LEÇON
Justice. - Équité. - Reconnaissance. ·_ Bienveillance et bienfaisance. - Solidarité. - Politesse.
1. li. - La justice .......... La bienveillance.
14.3
144 '146
L'équité.. . .. . . .. . .. .. . . Ill. - La reconnaissance . . IV. - La bienfaisance. La
charité ....... ... ...... ,. 148 La solidarité....... 149 La politesse .... ... . 150 Résumé................... 151 Ouvrages à consulter. . . . . . . 152
V. VI. -
QU ATORZIÈME LEÇON
Différentes formes de la bienfaisance
1.
II.
L'aumône.. . . . . . . . .
-- Man ifestations de la
153
III. -
bienfaisance. . . • . . . . . . . . . '155 Assistance dans le péril............. . ...... 156
IV. - Le dévouement, le sacrifice ............... .. 15ï Rés um é. ......... . ... .... . 160 Ou H ages à consullel'. . . . • . . 162
\lU lNZll~ME LEÇON
Devoirs de l'amitié. Respect de la vieillesse . Des supériorités morales
I.
JI.
L'am itié ....... .. .. 163 - Devoirs clc l'amitié .. 'l ô5 m. - Resp ect de la vieillessc , ... . ............... 167
IV. - Hespcct des supériol'ités morales ......... Résum é ...............••.• Ouvrages ,, consulter . .. ....
168
170
]72
�TABLE DES l\lATIÈRES.
,W3
SEIZIÈME LEÇON
Devoirs envers les animaux Devoirs réciproques des maîtres et des serviteurs
1. - Devoirs envers les animaux.... .. .. . . .. .. .. 173 II. - Devoirs des maitres énvers les serviteurs.... . 177 Devoil's des serviteurs envers les maitres........ 179 Rés umé................... 180 Ouvrages à consulter....... ·182
HI. -
DIX·SEPTIÈM E LEÇON
Devoirs professionnels
1. Il. Ill. [V. -
Professions lib érales . Fonctionnaires ..... . Commerça nts ...... . Industri els et patrons.
183 V. - Salariés ........ .. .. 1871 Résum é . : ............... . 190 Ouvrages a consulter . .. ... .
191
193 194 191i
Q UA T R l È ~I E PARTIE
DEVOIRS CIVIQUES
D IX-IIUITlltME LEÇON
La patrie et le patriotisme
1. Il.
-- La patrie ...........
m.
-
L'âme ,le la patrie. Le patriotisme ......
IV. - Le cosm opolitisme .. Résumé .........•......... 201 1 Ouvrages à co nsuller .......
197 199
~08 205 ':!07
DIX·NEUVIÈME L EÇON
L'État et les citoyens. - Fondement de l'autorité publique. - La constitution et les lois
Le gouvernement et l'État. .... .. ............ 208 II. - Deux théories sur le fondem ent ùc l'autorité publique: th éo rie du droiL divin................... 209
1.
Principe cle la souverain eté nationale......... 210 IV. - La co nstitution .... . . 212 V. - Les lois ............ ~li Résum é ................... 214 Ouvrages à co nsulter....... 215
III. -
�T Ali LE DES M A'f l È HES.
VINGTIÈME LEÇON
Le droit de punir
- Le droit de punir cl l'utilité sociale........... 216 Il. - Devoir qu'a la soc iété de protéger ses membres. 218 HI. - La société, en puniss,rnt, usc-t- ellc du droit de légitime défense?.. .. . . . . 21() lV. - Nécessité de l'cxempic cl de l'expi ation. Limites où doit se renfermer ccll c~ci . . . . • . . . . . • • . . . • . V. - La société, en punissant le coupable, remplit u n devoir envers lui... . . Résu111é..... . . . . . .. • . . . . . . Ouvrages à consulter.... . . .
221
•
224 225 226
Y!NGT- UN IÈME LEÇON
Devoirs civiques. L'obéissance aux lois
- L'obéissance aux loi . . 227 Il. - Respect ùe la loi .... 22!) m. - Obligation de prêter main-forte à la loi ... . .... 2:JO
l.
IV . - Sympathie malsaine pour ce rtains criminels ..• 23t nésum é ......... . ..•...... 234 Ouvrages ù co nsu!Lcr , ...... 235
LEÇO~
Yl~GT-DE UX I é ME
Respect envers la magistrature. L'impôt
J.
Respect des magistrats....... .. ......... . . 236 Il. - DeTOirs spéciaux des citoyens envers les nwgis-
Lra ts.. .... .... ... ....... 238 lll. - L'impùL....... . ... 240 llésumé... ..• . . . . . . . . . . . . . . 241 Ouvrngcs à co nsullcr . ..... . 242
YI N GT·TRO!Sll~ ME LEÇON
Le service militaire. Le vote
- Le service militaire. 243 JI . - Devoirs du citoyen en temp s de guerre.. . . . . 2,15 III. - Devoirs de s femmes en temps de guerre . • • . . . 246 JV. Lo vote. Devo ir · 1.
V.
électoraux............... - Conseils aux électeurs .. . . . . . . .. . . . . .. . • . . nésum é ................... Ouvrages à coasuller. . . . . •
24 249
251 253
�TA B LE DtS ~I AT I ÈHES.
V l :-IG T- QUA TllI ÈME LEÇON
Devoirs de s g ouvern a nts
1. - Diffoî·cncc e ntre les l'o11ctionnaircs ~t les go 11, crnants... .. . . . . . . ... . 251 li. - Ob li gation pom les bOuvcrnants d'étu dier par ~ux-mèmes les affaires importantes . . .... . ...... . . . Ill. - Obl igation de ne pas se lai cr absorber par les détails .. • ......... . ..... I V. - Devoir d 'intégrité .. V. - Prudence et déciion..... . .. . ... . ..... . . 258
•
VI. - Pr6occupation des i11tt'·rèls gé néra ux cl pcr1 ncnls d 11 pays.. . . . . . .. 25 na Vll . - Le go uvcrnanlsdo i,·cnl sen·ir d'exemp le pur la djgnilé de leur vie pri-
y(,c..... . . . . . . . . . . . . . . . . 25f•
V!If . - A q11c ll cs conditio ns J'amùition de gouverner c l lég ilim c....... ll és umé.. .... ......... ... . 011vragc à consulter . .. .. .. .
26() 262
261
•
V I NGT - CINQU i i:ME LEÇON
Devoirs des n a tions e ntre elles
1. - Notions sur le droil des gens. . ... . . . . . . . . . . . 265 li. -Devoirs réciproques de nations e n temps de pa ix. 266 Il l. - Devo irs réc iproques des nations en temps de
guerre .. ... . . . . . . . . . . . . . 26S. IV. - Obligations des neutres.... . . . • . . . . . • . . . • . . . 2ï2: Rés 11 mé.. . . . . . . . . • . . . . . . . 272. Ouvrages it consulter . . . . . . 274
CI NQU I Èi\lE PART I E
DEVOIRS PERSONNELS
VINGT - SIJS I ÈME LEÇON
Devoir de conservation personneÜe . Le suicide
J. - L'hygiè ne et la morale .. .. . .. ..... .... . . . ,. li. - L'ascétisme .... . , ..
III . .- Le s uicid e • . . .... . . RéS'U mé • . . ... •.. , ... . . . .. . Ouvrages à co nsu lter .... .. .
�4,06
TABLE DES ~!ATIÈRES.
VINGT-SEPTIÈME LEÇON
Principales formes du respect de soi-même
'!.
- Caractln-cdel'homme qui se respecte lui-même. 286 li. - Co11d11 ile de l'homme qui se respecte lui-m Gmc . 289 JI!. Le se ntim ent de l'honneur... . . . . . . . . . . . . . :291
IV. - La tempéra nce ... ,.. V. - Elfots de la tempérance. • . . . . . • . . . . . . . . . . Résumé.............. .. ... Ou Hagcs à con~ulter. . . . . . .
202
29.t
::!97
29fl
VI NGT-IIUITI ÈME LEÇON
Principales formes du respect de soi-mème
1.
(sui t e)
-
ment II. . duite m. IV. V. -
!.a prudence, cornelle est une vertu .•. lispositions cl conde l'homme prndenl. Le courage . ....... Co urage miliLairc .. Courage civil. ......
300 302 304 305 30G
VI. -Co urage pou,· supp0rtor les épreuves de la vie. VII. - Courage en face de la mort. ................ Rés umé ................... Ouvrages it co nsulte r .... .. .
3U7
309 310 312
VI NGT - NElil'll~.l!E J.E ÇO~
Principales formes du respect de soi-même (s iiite )
- Respect de la vérité. 1. Il. - Sincérité vis-à-vis de soi-même ... , ........... m. - Examen de cou-
313
315
science ........... . ...... IV. - Méthode de Franklin. Bésumé .. .. ..••.....•..... Ouvrages à consulter. .. . ...
317 319 322 323
TRENTIÈME LEÇON
Devoir de cultiver et de développer toutes nos facultés
l. · Il. - Facultés ùe l'iune.. . - Développement des facultés. . . . . . . . . . . . . . . . • 111. - IJévcloppcmcnt de la sensibilité. ............ .. JV. Développement des
324.
3'.!G 327
facultés inlellecluclles. . .. V. - La mémoire .•. . .. . , VI. - L'imagination...... Résum é. .................. Ouvrages à co nsulter. • . . . . .
328 329
330 331
::133
�TABLE DES MATitRE,i
TRENTE-UNIÈME LEÇON
40T
Devoir de cultiver et de développer toutes nos facultés (suite)
Développement de l'attention, de la réflexion, clu jugement, du raisonnement....... . . .• . . . . . . . . 334 li. - Développement de .la volonté... . . . . . . • . . . . . . • . 335 III. Abstinence volon1.
taire, Régularité de la vie. IV. - La ~ lonté et l'h abitude. . • . . . . . . . . . . . . . . . V. - Le sage............ Résumé.................... Ouvrage_ à consulter. . . . . . . s
33T ,3\0 340 341 343
TRENTE-DEUXIÈME LEÇON
Le travail - Sa nécessité
Le travail.......... 344 li. - L'empire de l'homme ur la nature. . . . . . . . . . . . 3!5 III. - Perfectionnement des facultés par le travail..... :H7
1. -
IV. -Travail manuel. Travail intellectuel.......... 318 Résumé................... S5 Ouvrages à cons ulter. • . . . . . 35i
TRENTE-TROISIÈME LEÇON
Le travail
l.
(suite) -
Son influence morale
d'indépendance etde dignité. IV. - Le travail , condition de bonheur.. . . . . . . • . . . . . Résum é.... . . . . . . . . . . • • . • • Ouvrages à consulter. . . . . . • 3:;
358
- L'obligation du travail est universelle. . . . . . . . . . 353 li. - Le travail, l'épaq1; ne et le cap it:tl ............. 355 111 . - Le travail, condition
36t 362:
SiXIÈME PARTIE
DEVOIRS RELIGIEUX ET DROITS CORRE,S PO'ND ANTS
TRENTE-QUATRIÈME LEÇON
Objet du sentiment religieux
I.
- Origine et dével oppei:nents de la croyance à
l II.
la divinité ...•.•.•..•.... - La philosophie grec-
363
�ws
TABLE DES ~1.4.Tlf::RES. tence de l'idée du parfait.. .:_ Preuve tirée de l'existence de la loi morale.. . . VI. - La morale et la religion................. Résumé................... Ouvrages à consulter........
V.
que, le judaïsme et le ch rislianisme. . . . . . . . . . . . 364 UJ. - Preuve de l'existence de Dieu, tirée de l'ordre de l'univers cl de l'organis;tlion des animaux... .. 366 IV. -Preuve tirée del'cxis-
368 369
371 372 374
TRENTE-CINQUIÈME LEÇON
Devoirs religieux et droits correspondants
l. Il. Ill. IV. -
La superstition. ... . L'adoration........ La prière.... ...... L'espérance.. .. .. . . V. - La croyance en Dieu et la charité. ... . . . . . . . . .
375 376 377 378
378
VI. - La loléra·n ce ....... 37\/ YI!. - Influence morale cl soc iale du sentiment relig ieux................... 380 ll és umé... . .. ............. :382 Ouvrages ù oonsu llcr... ... . 383
TRENTE-SIXIÈME LEÇON
Application des principes de la psychologie et de la morale à l'éducation
- Application des principes de la psychologie ù l'éducation . . . . . . . . . . . . 381, JI. - 01·drc dan s leq uel il convient de développer les facultés de l'enfant....... 387 lJI. - Application à l'édu caI.
lion des principes de la morale.................. I\'. - Importance de la\'Crlu pour la· pro p6t·ilé Cl la fo,·cc des nations.. . . . . R<:sum é.. . ... . . . . .. . . . . . . . Ouvrages à co nsullcr.......
390
390 3~3 396 :)97
Bibliographie.............................................. . .
Flll DE LA TAUL'E DES YAT! ÈRES
Sainl-Deois. - lmprimerie Aleide Picard el Kaan HS8. - I. R. P.
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1|TABLE DES MATIÈRES|407
2|PREMIÈRE PARTIE : NOTIONS PRÉLIMINAIRES PREMIÈRES DONNÉES DE LA CONSCIENCE|9
3|PREMIÈRE LEÇON : Conditions de la moralité|9
4|I. - Première condition : l'acte liberté|9
4|II. - Preuves en faveur de la liberté : Le sentiment intérieur. En quoi consiste l'acte libre|12
4|III. - Autres preuves de la liberté|14
4|Résumé|17
4|Ouvrages à consulter|19
3|DEUXIÈME LEÇON : Objections contre l'existence de la liberté. Réponses|20
4|l. - Objections des fatalistes et des déterministes|20
4|II . - Le déterminisme externe et le déterminisme interne|22
4|III. - Objections théologiques|23
4|IV. - Réponse aux objections théologiques|24
4|V. - Réponse aux objections des déterministes|25
4|Résumé|28
4|Ouvrages à consulter|29
3|TROISIÈME LEÇON : Deuxième condition de la Moralité|30
4|I. - L'objet de la liberté|30
4|II. - Les motifs d'action|31
4|III. - Caractères des motifs d'action|35
4|IV. - L'obligation morale|36
4|V. - Le bien ou la perfection morale|38
4|VI. - L'idéal moral|39
4|VII. - Conscience morale|41
4|Résumé|41
4|Ouvrages à consulter|43
3|QUATRIÈME LEÇON : La loi morale|44
4|I. - La loi morale|44
4|II. - Caractères de la loi morale|45
4|Résumé|50
4|Ouvrages à consulter|51
3|CINQUIÈME LEÇON : La responsabilité. Le mérite et le démérite|52
4|I. - La responsabilité|52
4|II. - Conditions qui diminuent ou suppriment la responsabilité|53
4|III. - La responsabilité des criminels|54
4|IV. - Le mérite et le démérite|56
4|Résumé|57
4|Ouvrages à consulter|58
3|SIXIÈME LEÇON : Sanctions de la loi morale|59
4|I. La satisfaction intérieure|59
4|II. - Le remords|62
4|III. - Bonne et mauvaise santé|67
4|IV. - L'estime et le mépris|68
4|V. - Sanction des lois pénales|69
4|Résumé|71
4|Ouvrages à consulter|73
2|DEUXIÈME PARTIE : LA FAMILLE - SES DEVOIRS|75
3|SEPTIÈME LEÇON : Les devoirs, les vertus. Devoirs domestiques|75
4|I. - Les devoirs, les vertus|75
4|II. - Classification des devoirs et de vertus|77
4|III. - Devoirs domestique. La famille|79
4|IV. - Principaux types de la famille|80
4|V. - Devoirs des époux entre eux|82
4|Résumé|84
4|Ouvrages à consulter|86
3|HUITIÈME LEÇON : Devoirs des enfants envers leurs parents|87
4|I. - Préliminaires|87
4|II. - Piété filiale|88
4|III. - Obéissance et respect|90
4|IV. - Autres devoirs envers les parents|92
4|V. - Devoirs à l'égard des grands-parents|94
4|VI. - L'esprit de famille|94
4|Résumé|95
4|Ouvrages à consulter|96
3|NEUVIÈME LEÇON : Devoirs des parents envers les enfants Devoirs des frères et sœurs|97
4|I. - Devoirs envers les enfants|97
4|II. - L'éducation|98
4|III. - L'exemple|102
4|IV. - L'instruction|103
4|V. - Devoirs des frères et sœurs entre eux|106
4|Résumé|107
4|Ouvrages à consulter|109
2|TROISIÈME PARTIE : DEVOIRS SOCIAUX|111
3|DIXIÈME LEÇON : Respect de la personne dans sa vie et dans sa liberté|111
4|I. - Inviolabilité de la personne. Le droit|111
4|II. - Devoir de légitime défense|112
4|III. - Respect de la personne dans sa liberté|114
4|IV. - L'esclavage antique|114
4|V. - L'esclavage moderne|118
4|VI. - Le servage|119
4|VII. - Liberté des enfants mineurs|120
4|VIII. - Liberté des salariés|122
4|Résumé|123
4|Ouvrages à consulter|126
3|ONZIÈME LEÇON : Le respect de la personne dans son honneur|127
4|I. - L'honneur et la réputation|127
4|II. - La calomnie|128
4|III. - La médisance|129
4|IV. - La délation|131
4|V. - L'envie|132
4|VI. - L'émulation|133
4|Résumé|135
4|Ouvrages à consulter|136
3|DOUZIÈME LEÇON : Respect de la propriété. Caractère sacré des promesses et des contrats|137
4|I. - Fondement du droit de propriété|137
4|II. - Droit de tester et d'hériter|138
4|III. - Le vol. La fraude|139
4|IV. - Le mensonge|141
4|V. - Promesses et contrats|144
4|Résumé|147
4|Ouvrages à consulter|149
3|TREIZIÈME LEÇON : Justice. - Équité. - Reconnaissance. - Bienveillance et bienfaisance. - Solidarité. - Politesse.|150
4|I. - La justice|150
4|II. - La bienveillance. L'équité|151
4|III. - La reconnaissance|153
4|IV. - La bienfaisance. La charité|155
4|V. - La solidarité|156
4|VI. - La politesse|157
4|Résumé|158
4|Ouvrages à consulter|159
3|QUATORZIÈME LEÇON : Différentes formes de la bienfaisance|160
4|I. - L'aumône|160
4|II. - Manifestations de la bienfaisance|162
4|III. - Assistance dans le péril|163
4|IV. - Le dévouement, le sacrifice|164
4|Résumé|167
4|Ouvrages à consulter|169
3|QUINZIÈME LEÇON : Devoirs de l'amitié. Respect de la vieillesse. Des supériorités morales|170
4|I. - L'amitié|170
4|II. - Devoirs de l'amitié|174
4|III. - Respect de la vieillesse|176
4|IV. - Respect des supériorités morales|177
4|Résumé|179
4|Ouvrages à consulter|181
3|SEIZIÈME LEÇON : Devoirs envers les animaux. Devoirs réciproques des maîtres et des serviteurs|182
4|I. - Devoirs envers les animaux|182
4|II. - Devoirs des maîtres envers les serviteurs|186
4|III. - Devoirs des serviteurs envers les maîtres|188
4|Résumé|189
4|Ouvrages à consulter|190
3|DIX-SEPTIÈME LEÇON : Devoirs professionnels|191
4|I. - Professions libérales|191
4|II. - Fonctionnaires|196
4|III. - Commerçants|199
4|IV. - Industriels et patrons|200
4|V. - Salariés|202
4|Résumé|203
4|Ouvrages à consulter|205
2|QUATRIÈME PARTIE : DEVOIRS CIVIQUES|207
3|DIX-HUITIÈME LEÇON : La patrie et le patriotisme|207
4|I. - La patrie|207
4|II. - L'âme de la patrie|209
4|III.- Le patriotisme|211
4|IV. - Le cosmopolitisme|213
4|Résumé|215
4|Ouvrages à consulter|217
3|DIX-NEUVIÈME LEÇON : L'État et les citoyens. - Fondement de l'autorité publique. - La constitution et les lois|218
4|I. - Le gouvernement et l'État|218
4|II. - Deux théories sur le fondement de l'autorité publique : théorie du droit divin|219
4|III. - Principe de la souveraineté nationale|220
4|IV. - La constitution|222
4|V. - Les lois|223
4|Résumé|224
4|Ouvrages à consulter|225
3|VINGTIÈME LEÇON : Le droit de punir|226
4|I. - Le droit de punir et l'utilité sociale|226
4|II. - Devoir qu'a la société de protéger ses membres|228
4|III. - La société, en punissant, use-t-elle du droit de légitime défense ?|229
4|IV. - Nécessité de l'exemple et de l'expiation. Limites où doit se renfermer celle-ci|231
4|V. - La société, en punissant le coupable, remplit un devoir envers lui|234
4|Résumé|235
4|Ouvrages à consulter|236
3|VINGT-UNIÈME LEÇON : Devoir civiques. L'obéissance aux lois|237
4|I. - L'obéissance aux lois|237
4|II. - Respect de la loi|240
4|III. - Obligation de prêter main-forte à la loi|240
4|IV. - Sympathie malsaine pour certains criminels|242
4|Résumé|244
4|Ouvrages à consulter|245
3|VINGT-DEUXIÈME LEÇON : Respect envers la magistrature. L'impôt|246
4|I. - Respect des magistrats|246
4|II. - Devoirs spéciaux des citoyens envers les magistrats|248
4|III. - L'impôt|250
4|Résumé|251
4|Ouvrages à consulter|252
3|VINGT-TROISIÈME LEÇON : Le service militaire. Le vote|253
4|I. - Le service militaire|253
4|II. - Devoirs du citoyen en temps de guerre|255
4|III. - Devoirs des femmes en temps de guerre|256
4|IV. - Le vote. Devoirs électoraux|258
4|V. - Conseils aux électeurs|259
4|Résumé|261
4|Ouvrages à consulter|263
3|VINGT-QUATRIÈME LEÇON : Devoirs des gouvernants|264
4|I. - Différence entre les fonctionnaires et les gouvernants|264
4|II. - Obligation pour les gouvernants d'étudier par eux-mêmes les affaires importantes|265
4|III. - Obligation de ne pas se laisser absorber par les détails|266
4|IV. - Devoir d'intégrité|266
4|V. - Prudence et décision|268
4|VI. - Préoccupation des intérêts généraux et permanents du pays|268
4|VII. - Les gouvernants doivent servir d'exemple par la dignité de leur vie privée|269
4|VIII. - A quelles conditions l'ambition de gouverner est légitime|270
4|Résumé|272
4|Ouvrage à consulter|274
3|VINGT-CINQUIÈME LEÇON : Devoirs des nations entre elles|275
4|I. - Notions sur le droit des gens|275
4|II. - Devoirs réciproques des nations en temps de paix|276
4|III. - Devoirs réciproques des nations en temps de guerre|278
4|IV. - Obligations des neutres|282
4|Résumé|282
4|Ouvrages à consulter|284
2|CINQUIÈME PARTIE : DEVOIRS PERSONNELS|285
3|VINGT-SIXIÈME LEÇON : Devoir de conservation personnelle. le suicide|285
4|I. - L'hygiène et la morale|285
4|II. - L'ascétisme|287
4|III. - Le suicide|288
4|Résumé|294
4|Ouvrages à consulter|295
3|VINGT-SEPTIÈME LEÇON : Principales formes du respect de soi-même|296
4|I. - Caractère de l'homme qui se respecte lui-même|296
4|II. - Conduite de l'homme qui se respecte lui-même|299
4|III. - Le sentiment de l'honneur|301
4|IV. - La tempérance|302
4|V. - Effets de la tempérance|304
4|Résumé|307
4|Ouvrages à consulter|309
3|VINGT-HUITIÈME LEÇON : Principales formes du respect de soi-même (suite)|310
4|I. - La prudence, comment elle est une vertu|310
4|II. - Dispositions et conduite de l'homme prudent|312
4|III. - Le courage|314
4|IV. - Courage militaire|315
4|V. - Courage civil|316
4|VI. - Courage pour supporter les épreuves de la vie|317
4|VII. - Courage en face de la mort|319
4|Résumé|320
4|Ouvrages à consulter|322
3|VINGT-NEUVIÈME LEÇON : Principales formes du respect de soi-même (suite)|323
4|I. - Respect de la vérité|323
4|II. - Sincérité vis-à-vis de soi-même|325
4|III. - Examen de conscience|327
4|IV. - Méthode de Franklin|329
4|Résumé|332
4|Ouvrages à consulter|333
3|TRENTIÈME LEÇON : Devoir de cultiver et de développer toutes nos facultés|334
4|I. - Facultés de l'âme|334
4|II. - Développement des facultés|336
4|III. - Développement de la sensibilité|337
4|IV. - Développement des facultés intellectuelles|338
4|V. - La mémoire|339
4|VI. - L'imagination|340
4|Résumé|341
4|Ouvrages à consulter|343
3|TRENTE-UNIÈME LEÇON : Devoir de cultiver et de développer toutes nos facultés (suite)|344
4|I. - Développement de l'attention, de la réflexion, du jugement, du raisonnement|344
4|II. - Développement de la volonté|345
4|III. - Abstinence volontaire, Régularité de la vie|347
4|IV. - La volonté et l'habitude|350
4|V. - Le sage|350
4|Résumé|351
4|Ouvrages à consulter|353
3|TRENTE-DEUXIÈME LEÇON : Le travail - Sa nécessité|354
4|I. - Le travail|354
4|II. - L'empire de l'homme sur la nature|355
4|III. - Perfectionnement des facultés par le travail|357
4|IV. - Travail manuel. Travail intellectuel|358
4|Résumé|361
4|Ouvrages à consulter|362
3|TRENTE-TROISIÈME LEÇON : Le travail (suite) - Son influence morale|363
4|I. - L'obligation du travail est universelle|363
4|II. - Le travail, l'épargne et le capital|365
4|III. - Le travail, condition d'indépendance et de dignité|366
4|IV. - Le travail, condition de bonheur|368
4|Résumé|371
4|Ouvrages à consulter|372
2|SIXIÈME PARTIE : DEVOIRS RELIGIEUX ET DROITS CORRESPONDANTS|373
3|TRENTE-QUATRIÈME LEÇON : Objet du sentiment religieux|373
4|I. - Origine et développements de la croyance à la divinité|373
4|II. - La philosophie grecque, le judaïsme et le christianisme|374
4|III. - Preuve de l'existence de Dieu, tirée de l'ordre de l'univers et de l'organisation des animaux|376
4|IV. - Preuve tirée de l'existence de l'idée du parfait|378
4|V. - Preuve tirée de l'existence de la loi morale|379
4|VI. - La morale et la religion|381
4|Résumé|382
4|Ouvrages à consulter|384
3|TRENTE-CINQUIÈME LEÇON : Devoirs religieux et droits correspondants|385
4|I. - La superstition|385
4|II. - L'adoration|386
4|III. - La prière|387
4|IV. - L'espérance|388
4|V. - La croyance en Dieu et la charité|388
4|VI. - La tolérance|389
4|VII. - Influence morale et sociale du sentiment religieux|390
4|Résumé|392
4|Ouvrages à consulter|393
3|TRENTE-SIXIÈME LEÇON : Application des principes de la psychologie et de la morale à l'éducation|394
4|I. - Application des principes de la psychologie à l'éducation|394
4|II. - Ordre dans lequel il convient de développer les facultés de l'enfant|397
4|III. - Application à l'éducation des principes de la morale|400
4|IV. - Importance de la vertu pour la prospérité et la force des nations|400
4|Résumé|403
4|Ouvrages à consulter|404
4|Bibliographie|405
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/2cbd9c2f1785ea80452a2335c9d002bd.pdf
65ca7b4a653c3becf54d83271f03934e
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Title
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De l'éducation à l'école
Subject
The topic of the resource
Education morale
Description
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7ème édition
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Vessiot, Alexandre
Publisher
An entity responsible for making the resource available
H. Lecène et H. Oudin, éditeurs
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1888
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2017-07-17
Rights
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Domaine public
Relation
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Format
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1 vol. au format PDF (400 p.)
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG D 38 028
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Douai
Rights Holder
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Université d'Artois
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����DE
L~ - DUCAT.ION.. __ É .:
A l!ÉCQLE
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A LA MÊME uaRAIRIE
·QUVRAGE°S DU MÊME AUTEUR
De l.' éducation à l'École, 7_• édition, 1 fort volume
in-18 jésus, broché. . . . . · . . . . . . . 3 50
De l'enseignement à l'Éco.l e, 6• édili_oq, 1 fort vol. in-18 j ésus,. broché. . . ' . . . . . . . ' .. •; . . '3 50
Ces deux volumes ont été adoptés par le Ministère de · !'Instruction publique pour les bibliotbèÇJues pédagogiques et par la Ville de Paris pour les bibliothèques scolaires.
La Question du Latin, de M. FRARY, et les professions libérales, brochure in-12, 3• édition. . . . . . 1 " Pour nos enfants, petites récréations morales, livre de lecture courante à l'usage des Cours moyen et supérieur des Écoles primaires, contenant de nombreuses illustrations par G. Roux. - Un volume in-12, 3• édition, cart. . . . . . . . . . . . . . . 1 50 Ouvrage inscrit sui· les li~tes départementales.
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-Scea1>x. - Jmpimerie Choraire et fils.
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L'ÉD UCATI _ ·~
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Inspecteur général de l'enseignen ni_.p~mai.re Ancien élè,•e de l'École normale su "rieul'°e .. Ancien membre du Conseil supén eur de l'Jnstru.w·- · "611_ , " " . ,
SEPTIÈM
II. LECÈNE ET H. OUDIN, ÉD ITE UllS
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.u_..r.M. NCfit - Pas de éafaf~ 1888 Me<liathèque Tous droits réservés. Site de Douai J,î, " 161, rua d'Esquerchin ' B.P. 827 ., 58508 DOUAI ·• Tél. 03 27 93 51 78
IBANm'-!l.'aR T,,f,,, '1 7.
�/,
�A LA
MÉMOIRE DE MON PÈRE
EN SON VIVANT
DIRECTEUR DE L'ÉCOLE PRIMAIRE SUPÉRIEURE ANNEX ÉE AU COLLÈGE DE LANGR ES
��PRÉFACE
Dans ces dernières années on s'est fort occupé des questions d'enseignement, et non ·sans raison, car l'enseignement à tous ses degrés, le primaire surtout, demandait de promptes et sérieuses réformes, Aujourd'hui ces réformes sont accomplies, du moin3 dans la législation, car il faut plus de temps pour changer des habitudes que pour modifier des programmes. Quoi qu'il en soit, cette préoccupation un peu exclusive des choses de l'enseignement semble avoir fait perdre de vue ou relégué à l'arrière-plan une question d'une bien autre importance, celle de l'éducation. En l'état des croyances et des mœurs, sous un régime qui donne le droit au nombre, 'instruire est bien, moraliser est mieux; si l'un est utile, l'autre
a**
�n
Pfi~FACE
est nécessaire; car une société a encore plus besoin de moralité que de savoir, et d'honnêtes gens que de gens instruits. Si le nombre des honnêtes gens va diminuant, si Je nombre des autres va croi~sant, il y a péril en la demeure. Ici la qualité ne supplée pas à la riuantité; la société n'est pas une place forte où u1 1\ poignée de braves puisse tenir indéfiniment contre des assaillants innomhrables. Nous avons voulu contribuer, dans la mesure de n0s forces, à ramener l'attention publique sur celle question, qui est à nos yeux, pour le pays et pou.r la république, une question d'un intérêt suprême, une question de vie et de mort. Nous .n'apportons pas un nouveau système; du r este, en matière d'éducation., les systèmes n'ont guère que l'apparence de la nouveauté, et celte nouveauté même est à bon droit suspecte, car _l'humanité possède depuis longtemps, ou pour mieux dire a toujours possédé la règle et les instruments de l'éducation, c'est-à-dire la conscience et la raison. L'éducation n'est pas une science née d'hier , comme la chimie ou la géologie ; elle est aussi ancienne que le monde. Sans doute il y a des méthodes plus ou moins s~res, plus ou moins ingénieuses, et sous ce rapport le dix-neuvième siècle est privilégié, puisqu'il a à son service toute l'expérience des siècles écoulés. Mais malgré ces trésor;;
�PRÉFACE
Ill
d'expérience, on ne saurait prétendre que les généralions nouvelles l'emportent autant sur les prét:édentes en moralité qu'en savoir. De tout temps, il y a eu d'honnêtes gens qui ont su faire d'honnètes gens, et c'est là le tout de l'éducation. Ce n'est pas de systèmes que nous avons besoin, ce ne sont pas · les lumi ères qui nous manquent, mais les exemples et les hommes ; il faut donc former des éducateurs. ' Le sentiment des besoins de l'heure présente, l'observation de l'état moral de l'enfance, des influences malsaines ou bienfaisantes auxquelles elle est actuellement exposée, des conditions favorables ou défavorables dans lesquelles s'entreprend l'œuvre de l'éducation nationale, du concours ou des obstacles que cette œuvre rencontre dans les institutions, les idées et les mœurs, ont donné naissance à cet ouvrage; il est né aussi du désir sin cère de venir en aide aux instituteurs dans la grande tâche que les circonstances leur imposent.
Murseille, 2 m ars 1885.
��TABLE DES MATIÈRES
\
CHAPITRE PREMIER
NÉCESSITI< EXCEPTIONNELLE DE L'ÉDUCATIOl{
Que l'établissement du régime républicain rend l'éduco.lion plus nécessaire. - Etat moral de la société actuelle. - Affaiblissement des croyances religieuses. - Une société peut-elle vivre sans religion positive? Le catholicisme contemporain. - Disparition du catholicisme libéral. - Bourgeoisie cléricale et bourgeoisie républicaine. - La classe ouvrière. - Les paysans. Les femmes. - L'aristocratie. - Le présent et l'avenir de la religion. - Les partisans de la morale philosophique. - Les partisans de la morale vulgaire. - Les gens sans morale. - Absence d'enseignement moral dans la société.- Philosophies anciennes et philosvphies modernes; leurs différences. - Nécessité d'un grand effort d'éducation nationale. - Nécessité de former une génération ..... , ....•... ..••. ...• . ... , , .. , , , . • . • . . . . 1
CHAPITRE II
,I•
NÉCESSITÉ D'UN ENSEIGNEMENT MORAL A L'ÉCOLE -
Que la neutralité religieuse ne doit pas tourner en indiliérence morale. - Que l'enseignement moral doit changer de caractère avec l'âge de l'enfant. -Comparaison entre le rôle du prt\trc et celui de l'instituteur..... .. ... .. . 1J
�II
TABLE DES MATlt-RES
CHAPITRE
Il[
DE L'ÉDUCATION, SA PORTÉE
Ce qu'elle est par rapport à l'instruction. - Sens ordinuire du mot. - Son véritab le sens. - Les gens bien élevés. - Les honnêtes gens. - Les gens vercueux. Que l'homme ne nail ni bon ni mauvais, mais avec le pou voir de devenir l'un ou l'autre. - Qu'il n'y a pas de limites dans le bien ni dans le mal. - A quel point de vue l'inslituleur doit se placer pour comprendre l'importance de l'éducation..... , .. . .... ... ,. ........ ·Hl
CHAPITRE IV
LA RELIGÏON ET LA MORALE
i
De l'affaiblissement de la foi religieuse. - Son influence sur la morale. - Rôle de l'éducateur dans ces temps de transition. - Suppression de l'enseignement religieux il l'école. - Conséquences de cette suppression. Nécessité du développement de l'éducation.... . . • . . . . . 2;;
CHAPITRE V
DE LA LOI MORALE, PRINCIPE ET INSTRUMENT DE L'l<DUCA'!'!ON
Caractères de la loi morale. - Qu'elle est en réalit.e la seule loi. - Que les lois civiles, poli tiques et religieuses lui empruntent toute leur autorité. - Comment elle se dégage de la conscience. - Qu'il serait impossible de donner l'idée du bien, si la raison n'en contenait le 31 germe. - De la véritable méthode de l'éducation.
CHAPITRE VI
DES INFLUENCES QUI TENDEN'!' A AL'!'l<RER LE CARACTÈRE DE LOI MORALE LA
Que celle loi est l'âme de la religion el de la philosophie. - Dangers que lui fait courir l'abus de l'expérimenlo.lisme. - De l'influence de celte manie sur les lettres et les arts. - Systèmes philosophiques conteml?oro.ins. Leur prétention commune. - Que l'obligation morale ne peut se tirer de l'expérience. - Equivoque dangereuse sur le sens du mot loi. - Concordance nécessaire entre les principes philosophiques et les principes politiques. - Que la liberté politique dépend de la lil:ierlé
�TADLE DES MA TIÈnES
morale. - Que matér:alisme et républicanisme impliquent contradiction. - Qu"un être soumis à la fatal ité ne peut avoir ni droits ni devoirs. - Que la chute des tyrannies est l'œuvre du spiritualisme. - Que ce ne sont pas les philosophes matérialistes du xv111• siècle qui ont préparé la déclaration des Droits de l'homme. - Empiètements de la méthode expérimentale. - Cause de la vogue dont elle jouit. - Ambition de la physiologie. Que la notion du libre arbitre est faussée. - Littérature engendrée par l'expérimentalisme. - Du naturalisme. - Ses prétentions. - Ses caractères. - Ses effets. De la petite presse. - Publicité faite au crime. comptes rendus des séances de cours d'assises. Influence que cette publicité exerce sur la moralité publique. - De l'aliénation mentale dans ses rapports avee le crime. - De l'indulgence systématique, - Ses effets. . . • . . . . . . . . CHAPITRE VII
DE L'IDÉAL MODERNE
III
a,
Que l'éducation est chose difflcile entre toutes pai·ce que l'instinct et la passion agissent d'une façon permanente, tandis que la volonté est une force intermittente. Que l'éducation devient particulièrement difficile en certains temps et dans certains milieux. - Que la société aide ou contrarie, achève ou défait l'œuvre de l'éducateur - Que l'é!lucation suppose un type à réaliser. - Idéal des républiques anciennes. - Idéal social et national de la République française. - Sa supériorité morale. - Son respect pour la dignité humaine, pour la justice, pour le travail sous toutes ses fo·rmes. - Son humanité; - sa prévoyance; - sa sollicitude; - sa largeur et sa générosité à l'égard des autres peuples; - sa douceur; - sa conception de la Divinité qu'il identifie avec la justice et la bonté. - Idéal individuel. CHAPITRE VIII
IDÉES FAUSSES A REDRESSER. L'ÉGALITÉ
51
Ce que deviennent les principes en passant dans l'esprit des masses. - Combien il importe de donner aux enfants des idées justes sur l'égalité et la liberté. - Des inégalités naturelles. - Des inégalités sociales. Comment l'idée d'égalité a pris naissance. - Que sa source est dans la conscience. ,- Qu'elle doit son existence et son caractère à la libE'rté morale ou libre arbitre. -· Des utopies égalitaires. - De la véritable
�lV
TABLE DES MATIÈRES
égalité. - De !"inintelligence de l'égalité politique. ses conséquences. - De l'égalité en tant qu'elle s'applique au principe de l'admissibilité à tous les emplois. - Des influences qui gênent l'application de ces principes. - Des recommandations. - Rôle et devoiL·s de l'ins Lituteur. . . . . • • • •. • • • . . . . . • . CHAPITRE IX
IDÉES FAUSSES A REDRESSER (SUITE)
G~
Des premiers effets de la liberté. - Intolérance retournée. - De l'idée de liberté. - Comment elle s'altère. - Que la liberté a un caractère essentiellement moral. - Que si les hommes devenant plus libres ne deviennent pas meilleurs, la liberté tourne au détriment de la société. - De la liberté de la parole. - Réunions publiques. Utopies socialistes. - Du partage des biens. - Rôle de l'éducateur. - De la classe ouvrière, ses besofns, ses drëfts. -=-Nos devoirs. - Utopie de l'État industriel et commerçant. - Qu'elle conduirait à une tyrannie sans / précédent, à une ruine inévitable. - De la bourgeoisie; qu'elle n'est pas une classe à proprement parler. - Des crimes dits politiques. - Erreu1· à combattre. - Des vols commis a·.i préjudice de l'État, des dépai•tements, des communes. - Des fraudes. - De la contrebande. - Ce que recouvre la surface brillante de la civilisation. P1·éjujés et superstitions vivaces. - Des effets de l'ignorance dans l es temps de malheur. - Bruits qui couraient pendant la dernière épidémie cholérique. Médecins empoisonneurs. -Semeurs de choléra. -Devoir - de l'éducateur. , • • • • . • • • • . . • . . .
CHAPITRE X
SENTIMENTS A RANIMER
86
Du respect en général. - Causes de son affaiblissement. - Respect de l'autorité ; - des grands hommes; - de la vieillesse; - de la mort; - des parents; - de la famille; - des femmes; - des enfants; - de la folie; - du malheur. . . . . • . • . . . . • . . . . . 108
CHAPITRE XI
D~FAUTS DE L'ÉDUCATION SCOLAIRE
De l'utilité des récompenses en matière d'éducation.
�TADLE DES MATIÈRES
V
saires. - Du système actuel des récompenses. - Qu'elles vont toutes au mérite intellectuel. - Causes de cette partialité. - Faiblesse et indulgence pour l'esprit sous toutes les formes. - Vanité française. - Que l'éducation est bien plus difficile que l'enseignement et pourquoi. Qu'à raison même de sa difficulté elle a été confiée à ~ des hommes spéciaux, prêtres 0-1 philosophes. - Que la famille et l'école s'en sont désintéressées. - Conséquences fâcheuses de cette abdication et de la partialité en faveur de l'esprit. - Indifférence morale. - Que l'état actuel de la société et la nature des institutions républicaines réclament un changement complet dans nos habitudes sçolaires. . • . . . • . . . . . . . . . . . . . 13~ CHAPITRE XII
DES R ÉCOMPENSES
Système gradué de récompenses. - Classement moral. La première des récompenses, le témoignage de la conscience. - Comment le maitre peut s'y associer. - Témoignages divers d"estime et d'affection. - Appropriation ùcs récompenses à la nature du m érite récompensé. Exemples. - Témoignages de confiance. - Leur efficacité. - 1&..4élaü.on du bien. - Extension de la récompense à la classe, à l'école. - Rôle des inspecteurs et des magistrats. - Quelle conviction il importe d'engend, er clans l'esprit des enfants. - Extension des bons points aux qualités morales. - Que les r écompenses doivent ètre choisies de manière à développer le sentiment de la solidarité. - Les ordres du jour. - Les archives de l'école. - Sorùi.ue.cl'or. -.i.e livret moral de l'écolier. - La mention au Bulletin. - Des distribution~ de prix actuelles. - Leurs inconvénients. - Moyens de les réformer à l'avantage de l'éducation. - Récompen:;~Jina!c. - Comités de patronage et de placement. - Appel au concc"U'S de tous les instituteurs. . . . . . . . . . CHAPITRE xm
QUALITÉS A RÉCOMPENSER
10!
Que certaines qualités ne doivent pas être récompensées, et que certaines autres doivent l'être particulièrement. - De l'honnêteté ou probité. - Des qualités qui se révèlent par la r épétition fréquente des mêmes actes. Exactitude, ordre, propreté. - Vocabulaire des enfants. - Manie qu'ils ont d'imiter l'homme fait. - Les petits fumeurs. - Les joueurs d'argent. - Les cartes. - Les
�TABLE DES MATIÈfiES
jeux violents. - Le j eu de bataillon. - La grande ennemie de l'école. -La rue. - Son attrait. - L'école buissonnière et l'école de la rue. -Le vagabondage. - Les nervts.
CHAPITRE XIV
QUALITÉS A DÉVELOPPER (SUITE)
185
r
Qu'.m régime de liberté absolue de la parole et de la presse exige qu'on développe surtout le jugement. - Nécessi té d'avoi,· une opinion à soi. - D'avoir le courage de son opinion. - Défauts de l'esprit et du caractère français : respect humain, légèreté, besoin de se sentir appuyé, crainte de l'isolement - qu'il faut Jouer et récompenser l'enfant qui a su résister à l'entraînement. - De la franchise. - Qu'elle est une garantie de progrès moral. Qu'elle est la qualité républicaine par excellence. Pourquoi les enfants sont portés au mensonge. Comment le maître doit s'y prendre pour les guérir de ce défaut. - Du sérieux dans les choses sérieuses. - La blague. - Ses caractères. - Ses effets. - De la politesse. - Son principe sous un gouvernement monarchique. Qu'elle n'es t pas en progrès. - Ce qu'elle devrait être sous le régime républicain. - De l'économie. - Que l'état social du pays r end le développement de cette qualité particulièrement désirable. - Du patriotisme. Le patriotisme de parade. - Le patriotisme sincère. - A quoi on le reconnaît. - Sur quel ton on doit parler de la patrie. - Qu'il ne faut pas abuser du mot. - L'idée de la patrie en général. - De quels éléments elle se compose. - Comment on peut les faire trouver au:i.: enfants. - Du caractère français. - Ses qualités. Comment ces qualités se révèlent dans notre histoire. - ce qu'a é~é notre patrie. - Ce qu'elle est aujourd'hui. - Leçons de l'heure présente. . . . . . . . . . . !99
CHAPITE XV
PETITES LEÇONS DE L'ÉDUCATION
.,Qu'il n'y a rien d'ins ignifiant en matière d'éducation. Exemples. - Les peau,r d'orange. - La branche brisée. - La po1•te ouverte. - La rampe de l'escalier. - La bouteille cassée. - La pierre tombée au milieu du chemin. - Le cheval abattu. - La voiture à bras. Les chanteurs nocturnes, - Le clairon des touristes. Les feux et les danses en temps de choléra. - Les conscrits et le drapeau national. - conclusion. . . , , ,
�TABLE DES MATIÈUES
CHAPITRE XVI
DES PUNITIONS
Punir est chose facile en apparence, difficile en réalité. - Que la bienveillance et !'10dulgence sont nll~es5a1res, mais n'excluent pas la ferlJletè. - Inégali té origmelle des ·enfants; qu'il en faut tenir compte dans les puni tions. - But de, punitions. - Nécessité de l'étude dire~ le de l'enfant. - La première des punitions - le r emords; ) - r ôle de l"instituteur daus l'éducation de la conscience. - Que nous punissons pour a.rriver à ne plus punir. - De la manière de punir; - privation des r écompenses;- ses effets. - De la neutralité entre les puni tians et les récompenses; ses dangers. - Solidarité dans le mal comme dans le bien ; gradation; appropria. lion des punitions.-· Fait•e comprendt·e la nécessité de la punition donnée. - Qu'il faut agi r sur la conscience. Que l'opinion n'est que l'écho de la conscience indivi·J duelle. - Nécessité de l'accord entre l'école et la famille. - De la limite de la publicité des punitions. - De l'abus des punitions; ses dangers; qu'il vaut mieux parfois cesser de punir. - Du pensum; causes de sa persistance; moyens de I'amendet·. - Des punitions humiliantes ; la mise à genoux; le bonnet d'àne ; le coin. - L'élève. appelé à se punir lui-même. - Que le maître a it la _ classe de son côté. - Moyens de donner à la punition plus de portée morale. - Généralisation; - suspension. - De l'influence du milieu; sa vertu disciplinaire. - Des défauts que l'exemple ne suffit pas à corriger. Puissance de l'opinion dans l'éduca tion publique. • t. 235 CHAPITRE XVII
DU CHAPITRE DE M. HERBERT SPENCER SUR L'ÉDUCATI ON MORALE, • , , • . • ) 263
CHAPITRE XVIII
DE L'ÉDUCATION PAR LA FAMILLE, SA PUISSANCE
De la famille. - Tant vaut la famille, tant vaut la société. - Que l'enfant doit être élevé en vue du rôle qui l'attend. - Puissance éducative de la famille. - Qu'elle l'emporte sur l'influence de l'école. - Par la prforité, la continuité et la durée de son action. - Pa1·ce qu'elle s" exerce sur les sens autant que sur l'esprit. - Parce que les exem-
..
�Vlil
TABLE DES MATIÈRES
pies ont plus de force que les leçons. - Parce que l'affection dispose à l'imitation. - Parce que l'a utorité paternelle est la plus grande et qu'elle a pour elle l'opinion et les lois. - li faut donc agir sur la famille autant et plus que sur l'école. - Que la parole vivante est préférable à la parole écrite pour exercer cette action nécessaire. - Faiblesse de l'action morale exercée par l'État - Comment l'école peut lui venir en aide. . , . • • • 282 CHAPITRE XIX .
MOYENS DE FORTIFIER L'ESPRIT DE FAMILLE.
Que la pensée de la famille doit toujours être présente à l'école. - Que celle-ci doit devenir l'école dela famille. Qu'on peut très bien initier et former l'enfant aux devoirs d'un chef de famille. - Le placer en imagination dans le rôle qu'il aura plus tard à remplir. - Lui montrer que tout ce qu'il apprend aujourd'hui lui servira à mieux accomplir sa mission. - Le plaisir du père qui peut s'associer aux études de ses enfants. - Le repas de famille. - Que l'enfant travaille mieux quand le père s'intéresse à ses travaux. - Qu'il doit se r endre chaque jour plus utile à l'aide du savoir qu'il acquiei·t. - Que le maitre doit s'enquérir de la profession des parents afin de mettre l'enfant en état de leur rendre des services. - Que l'instinct domestique est plus fort chez les filles; que cependant il a besoin d'être développé et dirigé pai• un enseignement approprié à la condition des femmes. - Moyens de faire na!Lre le respect des garçons pour les tilles. - Moyens d'entr'etenir le respect filial même envers <les parents indignes. - Rapports de l'inst.ituteul' avec 1es familles. - Du célibat des maîtres,ses da:igers. - Que l'instituteur marié devrait avoir une situation meilleure. - Du célibataire. - sa vie. - Sa vieillesse. - Sa mort. - Que la presque totalité des professions s'accommode mal du célibat. -De son influence déplorable sur la société contemporaine. - Tableau de la vie de famille. - Que l'idéal est un besoin pour l'homme, et en dépit du réalisme, une indestructible réalité . 2\!l CHAPITRE XX
DE L'ÉD UCATION AU POINT DE VUE RÉPUBL\CAIH
Quelle est l'âme du principe républicain. - Le respect mutuel. - Source de ce respect. - Liberté morale et r esponsabilité. - But de l'éducation républicaine. -
�TAULE DES MATIÈRES
IX
l'or mer le citoyen. - Que la première qualité èîu citoyen est le r espect de la loi et pourquoi 1 - Que le républicanisme consiste bien plus encore dans l'accomplissPm ent du devoir que dans 1 ~xercice du droit, et pourquoi 1 - Qu'il manque un pendant à la déclaration des droits de l'homme; c'Pst par l'énumération des devoirs correspondants qu'il fautcombler cet te lacune à l'école. - De la liberté. - Ses limites. - Devoirs qu'elle impose. - De la tolérance politique. - De l'égalité. - Des illusions qu'elle engendre. - Exemple tiré de l'histoire romaine. - La véritable égalité. - Ses limites. - L'égalité à l'école. - Que la fraternité doit tempérer les enivrements de la liberté et modérer les prétentions de l'égalité. - La fraternité à l'école. Moyens de la développer. - De l'importance du jugement dans la vie politique. - Du jugement de l'enfan t. -· Moyens de l'exercer. - De la qualité la plus nécessaire dans les fonctions électives. • . . . . • . . . 303
CHAPITRE XXI
PAR.TI QU'ON PEUT TIRER. DE L'ENSEIGNEMENT AU PROFIT Dll L'ÉD UCATION
iu'il n'est aucun genre d'enseignement dont on ne puisse tirer quelque leçon de morale. - Que ces leçons demandent de l'à propos,de la variété,de l'imprévu. -Commen~ les sciences se prêtent à ces leç o n s ~ l a ~ une merveilleuse éducatrice. - Qu eltl,p'lrrait trop rarement à l'école primaire. - Que le peu ple 0n a pa,·ticuJiè,·ement besoin et pourquoi. - Que l'exercice de style ou composition peut être, par la discipline qu'il impose à l'esprit, et par le choix des sujets, un moyen d'éducation. - Apprendre à diriger son esprit, c'est apprendre à se diriger soi-même. - Que le maitre doit choisir lui-même ses suj ets et les préparer . - Des proverbes et maximes - De la grammaire et de la langue française. - Quel secours cet enseignement peul apporter à l'éducateur. - Du choix des exemple~ donnés à l'appui des r ègles. - De la lectur e. - Qu'il n'est pas de meilleur auxiliaire que la lecture à haute voix Qu'elle exige une étude sérieu se. - Du choix des lectures. ne l'histoire. - Comment elle s'enseigne encore. Qu'elle doit ê t,·e un pe1·pétuel exercice dejug,.ment. Que la l'<>,·llle biographique couvi.eut à l'érole primaire. 33,
'
�X
TADLE DES MATIÈrrEs CHAPITRE XXII
DU PARTI QU'ON PEUT TIRER DE L'ENSEIGNEMENT AU PROFI'I' DE L'ÉDUCATION (SUITE),
De la science des nombres. - Qu'elle est une langue uni· verselle, l'auxiliaire de toutes les sciences, des arts et m ême des métiers. - Des sciences natur elles. - Dange,·s que présenle cet enseignement; moyens de les éviter. - Comment on peut vivifier, élever cet enseignement. - Exemples.- De la vertu moralisatrice des bras. - De la musique scolaire. - Son insignifiance actuelle. - Ce qu'elle devrait être. - De l'abus deshymnes patriotiques. - La Marseillaise. - Le dessin. - Services qu'il rend. - De l'abus du crayon - L:t caricature. - Devoir des maitres. . . . . . . . . . . . . . 354 CI!APl TRE XXIII
RÉSUMÉ ET CONCLUSION,
. . 3;J
fl..1 Dr! LA TABLE DE;; MATIÈRES
,·
.
•
�DE L'ÉDUCATION
A L'ÉCOLE
CHAPITRE PREMIER
NÉCESSITÉ EXCEPTIONNELLE DE L'ÉDUCATION
Que l'établissement du reg1me républicain rend l'éducation ; ,lus nécessaire. - Etat moral de la société actuelle. Affaiblissement des croyances rergieuses. - Une société peut-elle vivre sans religion positive! .:... Le catholicisme contemporain. - - Disparition du catholicisme libéral. Bourgeoisie cléricale et bourgeoisie républicaine. - La classe ouvrière. - Les paysans. - Les femmes. - L'aristocratie. - Le présent et l'avenir de la reli~ion. - Les partisans de la morale philosophique. - Les partisans dela morale vulgaire. - Les gens sans morale. - Absence d'enseignement moral dans la société. - Philostphies a nciennes et philosophies modernes; leurs différences. - Nécessité d'un grand effort d'éducation nationale. - Nécessité de former une génération d'éducateurs.
L'éducation est toujours nécessaire, des temps où celte nécessité se fait impérieusement, où l'éducation
�2
DE L'ÉDUCATION
source suprême et l'instrument du salut commun. Nous sommes à l'un de ces moments. L'établissement du régi,!D.e~publicain, en ~~duis_ë,pt la part de l'autorité ma~érielle qui (•jmpQi.&, exige en retour un accro. ssement ,~rorortionnel de celle , .,). accepte; étant moms gou. autor1"té mora1e qm s •""""'' vernés par une vofonté extériëi{re, il faut que les hommes sachent mieux se gouverner eux-mêmes; ce qu'ils faisaient par force et par crainte, il faut qu'ils apprennent à le faire de plein gré et par devoir. Si à l'établissement d'institutions libérales et généreuses ne répond pas un progrès dans la moralité publique, si les hcmmes sont devenus plus libres sans devenir meilleurs, la liberté accrue ne peut qu'accroître la somme du mal, et les institutions nouvelles, au lieu d'assurer le relèvement du pa.ys, ne font qu'en accélérer la décaience. La moralité doit donc se développer dans la mesure où se développe la liberté elle-même, et les hommes doivent se conduire d'autant mieux qu'ils sont plus libres de se mal conduire; à ce point de vue~ l'éducation est l'espoir de la République et la garantie de sa durée, pour ne pas dlre Ja condition même de son existence. L'autorité religieuse va s'affaiblissant. Que cet affaiblissement provienne des abus, des excès, des exigences de cette autorité même, qu'il Hoit dû aux progrès de la science et de la raison humaines, ou, ce qui est plus vraisemblable, qu'il soit l'effet de
�CHAPITRE PREMIER-
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l'une et fait aussi évident, il y aurait danger à en méconnaître l'importance. En sortant des àmes, la religion laisse un vide qu'il y à urgence à combler; il faut se hâler de créer une force et une influence morales. qui compensentla perte de l'influence religieuse. Si l'on peut se résigner sans peine à la disparitjon des dogmes inintelligibles et des superstitions grosL sières, la résignation est moins facile quand il s'agit de la morale elle-même qui pendant une longuen (11 suite de siècles a été mêlée à ce!..lsuperstitions,' n ' ,,... comme l'or est mêlé à l'alliage; s'il est bon de re- 'lN' l W,J ~~ jeter l'alliage, il serait absurde d'abandonner l'or. ( Prise dans l'ensemble, à quelques lacunes et quel/ ques ~xagéralions près, la morale chrétienne s'accorde ave~Jllh._etdans ses prescriptions essentielles elle se concilie avec la doctrine républicaine de l'égalité et de la fraternité hùmalnes. Si la r~n condamne -à la fois et les rigueurs d'un ascétilme 1 \, ti -~ +- qui lue le corps et les rêveries J~>1-~Ql°i-'"~w.. qüî J ~~ ~, stici~ 1.,.. ' -~(',_ détend la volonté( elle n'en reconnaît pas moins la ,.. nécessité de la subordination des sens à l'esprit et la nécessité d'un idéafq ui s'impose à l'admir~tion comme à l'imi_!;ation des hommes.~ L'abandon des croyance!'; religieuses peut être· sans danger quand il est amené par le ..travail de la . pensée, et qu'il arrive comme le terme de !_'.éman- 1 , ci ation de la raison et la conséqt, ence d'u n ~'- 1-i lutioni ntellectuelle; il devient dangerelix quand il
"' l'autre cause, il y aurait pué~à nier un
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est l'effet d'un entraînement irréfléchi et d'une sorte de contagion. Si l'on renonce aux croyances .religieuses, il faut les remplacer par des croyances philosophiques; et si l'on n'enseigne pas' à l'enfance une morale religieuse, il faut lui enseigner une · morale rationnell~; on peut changer la nature de l'autorité, il ne faut pas la détruire; la substitution peut être utile, elle peut même, dans un cerlain état social, être nécessaire, mais la suppression ne peu~u'être fun.este. C'est cette suppression de tout frein moral qu'il importe à tout prix d'arrêterl Elle est malheureusement déjà faite dans une partie de la classe ouvrière, tet l'on peut voir au déchaînement des passions sub.:' versives.1quel danger elle ferait courir à la société "·•~ Tout entière, si l'on ne parvenait à enray_er le mal. Notre devoir est d'envisager la eituation, de reconnaître l'étendue du mal et d'en chercher le remède. C'est une grande expérience qui se tente aujourd'hui ; une so~été peut-elle vivre sans religion? L'histoire ré_pond_non ; mais le passé n'est pas - nécessairement l'avenir ; et il peut se faire que le progrès général de la aison assure aux sociétés modernes une force conservatrice et des éléments de moralité qui manquaient aux sociétés anciennes. Toutefois, oe n'est pas en spectateurs désintéressés, ce n'est pas les bras croisés que nous devons assister à celte expérience, la plus redoutable qui ait jamais été faite, car elle ressemble aux remèdes héroïques
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qui tuent s'ils ne sauvent: il nous faut une vigilance, une prévoyance, une ~vité patriotiques pour assurer le succès de l'épreuve, et rendre au corps social ce qu'il peut avoir perdu de force et de santé. Quelle est donc la situation morale de la société actuelle? L'Église catholique a été jusqu'à ces derniers temps une sorte de monarchie libérale, où l'autorité papale se trouvait tempérée par l'autorité des conciles ; aujourd'hui, c'est ·une monarchie absolue. A ce changement dans l'Église a répondu en France un changement politique absolument contraire ; l'Empire a fait place à la République. En outre, l'Église s'est armée de dogmes nouveaux et de miracles suspects, qui sont de vrais défis à la rai on humaine; elle a du m'ême coup anéallti ce parti intermédiaire qu'on appelait catholique libéral, et qui cherchait un terrain de conciliation entre la foi et la raison, entre l'autorité et la liberté. Mainte;;ntla disparition de ~ e modérateur met les deux extrêmes en présence. Vis-à-vis du catholicisme ainsi concentré et tendu, quelle est l'attitude de la nation? Effrayée par les violences et les menaces du socialisme,\ une bonne partie de la bourgeoisie libérale et sceptique de la monarchie de Juillet est rentrée dans le giron de l'Église ~ elle n'y a pas retrouvé la foi, car la foi perdue l'est pour toujours; du reste, ce n'est pas ce qu'elle allait y chercher. Estimant, avec raison, que la religion est un instrument de conser-
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vation sociale, elle redevenait catholique, non par conviction religieuse, mais par calcul politique.! Ces faux convertis ont apporté à l'Église le secours de leur fortune et de leurs situations, mais ils n'ont pas ajouté à son prestige; on poL1rrait dire qu'ils l'ont compromise et qu'en pratiquant et encourageant l'hypocrisie religieuse, ils ont aggravé les dangers de la situation présente. Tout accroissement de puissance matérielle qui n'est pas dô. à un retour de foi, n'est qu'une fausse apparence, et un obstacle à l'amélioration réelle de l'état social. L'autre moitié de la bourgeoisie est venue à la République : indifférente ou sceptique en matière de religion, elle se montre ouvertement hostile au clergé. Le mouvement qui a ramené à l'Église catholique la partie effrayée de la bourgeoisie ne paraît pas .avoir. entraîn es classes populaires, qui n'ont pas ~ ressenti au même degré la terreur du socialisme, parce qu'elles sont moins capables d'en prévoir' et d'en mesurer les conséquences., ou qtl'elles se croient moins intéressées à les évité . La classe ouvrière est devenue presque entièrement rebelle à l'influence' religieuse, et quant à la classe des pays.ans, si, dans certaines provinces et dans les campagnes reculées, la religion et le clergé conservent une grande partie de leur empire, ce n'est un mystère pour personne que l'incrédulité se répand des villes dans les campagnes, qu'elle y fait de rapides progrès. On peut
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dire sans trop d'exagération que le clergé a perdu l'or~ille et la confiance du peu_plej Le triomphe définitif d'une forme de gouvernement qu'il a ouvertement et violemment combattue n'est pas fait pour lui rendre l'autorité perdu.e.;.,et enfin son domaine, réservé, celui où naguère encore il ré gnait en maître, j'entends le monde des femmes, dans ce domaine la science et l'instruction ont pénétré et fait quelques conquêtes. J'ajoute que le fonctionnement régulier du suffràge universel a singulièrement réduit et circonscrit l'influence sociale du sexe féminin et par suite l'influence du clergé qui s'exercait par luii/1 · Ce qui r ~ste de l'aristocratie est demeuré fidèle à la tradition, au moins dans son altitude et son langage, car dans la pratique ce n'est pas précisément par des excès de ferveur religieuse que de temps à autre les descendants de notre vieille noblesse ramènent sur eux l'attention publique. /;, En dépit de quelques manifestations bruyantes d'une dévotion surexcitée, manifestations moins utiles que dangereuses à la cause qu'elles prétendent servir, en dépit de quelques témoignages d'une générosité intéressée où la rancune se mêle à la_ piété, en dépit d'un accroissement de pompe un peu mondaine dans les solennités du culte, on ne saurait nier que la tentative essentiellement politique d'une restauration religieuse n'ait â peu près avo~ Est-ce à dire que la religion soit près de
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disparaître? Nous sommes loin de le croire; nous pensons même que si la phi.!9sophie spiritu11,li_ste, elle · aussi fort affaiblie, se laisse vaincre ou gagner par le matérialisme e! le fatalisme scientifiques qui avanc~nt, les progrès, le spectacle et les excès de la démoralisation que ces doctrines engendrent, pourraient bien, comme aux derniers jours de la décadence romaine, rendre au sentiment religieux une force et une intensité nouvelles, et préparer à la religion une renaissance ou une restauration. Quoi qu'il en soit, en l'état actuel, une grande partie de la .société s'est détachée ou se détache de l'Église. Dans la masse de ceux qui vivent en dehors de toute confession et de toute action religieuse, les uns, et c'est le petit nombre, se sont fait à eu~-~êmes une croyance et une règle de conduite; d'autres, et c'est la foule, vivent d'instinct et d'habitude, et suivent tant bien que malles préceptes de la morale vul · e, c'est-à-dire facile; d'autres enfin, et ils sont malheureusement trop z:iombreux, vivent en hostilité déclarée avec la morale et même a,·ec les lois. Cette sfïuation ne pourrait durer sans péril pour la société; elle crée au législateur des devoirs pressants; elle exige de tous ceux qui ont souci de l'avenir et qui aiment leur pays, un puissant et général effort en faveur de l'éducation. Il n'y a ni pour les jeunes gens, ni pour les hommes faits, d'enseignement moral. L'avantage des religions, c'est que cet enseignement y dure
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autant que ia vie et qu'une obligation commune ramène périodiquement les fidèles au pied de la chaire d·où cet enseignement descend. L'avantage d'une forte' éducation morale serait de rendre cet enseignement inutile 'par la solidité des principes . inculqués et la puissance des habitudes contractées dès l'enfance. Mais en l'état, qui pourrait soutenir que la génération présente ne gagnerait rien à entendre de temps à autre une voix autorisée lui rappeler les grands devoirs de la vie, et que la lecture des journaux politique.s ou autres, celle des productions de la littérature contemporaine et les leçons de l'expérience personnelle suffisent,je ne dis pas au développement, mais même à la conservation de sa valeur morale? Sous ce rapport la société moderne se trouve moins favorisée que les sociétés grecque ou romaine. Là, en effet, à côté des religions, qui n'étaient pas toujours des ga,rdiennes scrupuleuses et vigilantes de la moralité publique, il y avait des écoles philosophiques dans la véritable acception du mot; des écoles qui, comme la pythagoricienne, la socratique, la stoïcienne étaient des écoles de vertu, où les grands exemples abondaient et où les principes étaient convertis en règles de conduile. Aujourd'hui les philosop_hies sont contenues dans les livres où elles restent à l'état de théorie ;e lles n ont qu'uiië'influenc ) reu seasible dans la pratique et sur les mœur's. Au lieu que
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dans ces sociétés antiques on reconnaissait bien vite non seulement à son langage, mais à sa conduite, le disciple de tel ou tel maître, l'adepte de telle ou telle doctrine, aujourd'hui les partisans des divers systèmes ne sont pas faciles à distinguer les uns des autres pas plus qu'à distinguer des autres hommes, et l'on peut dire que ces systèmes se partagent à peu près exclusivement les esprits, et que · 1eur .action sur les mœurs est à peine appréciable. Les philosophies sont des théories pores et non appliquées; les écoles so1, de: no~ :11~~ ....ntn~ i;ii /...,. ,ensei~ment oral ni prosél tisme, elles ne se révèlent que par des écrits, et demeurent renfermées ,dans le domaine des idées et des abstractions. Les 2hiloso_p__b.es.de tout genre sont vêtus comme tout le monde, et leur vie ressemble à la vie du commun -des mortels. Toutes ces raisons rendent de plus en plus nécessaires l'adoption et la mise en vigueur d'un bon système d'éducation nationale; car cette éducation est la plus grande de nos ressources morales, et l'épreuve qui commence pour la génération nouvelle sera une épreuve décisive pour l'a,venir de notre pays. Cette épreuve, si elle échoue, ne se recommen . cera pas. Si elle ne fait pas entrer dans la société la somme de moralité nécessaire, on ne voit pas bien -où la société pourrait puiser de quoi réparer ses perles. L'enseignement religiellx n'est plus donné dans
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les écoles ; c'est aux familles seules qu'il appartient de le faire donner aux enfants, ~ elles le jugent convenable. La loi met ainsi les pàrents en demeure de se prononcer et d'agir. Jusqu'à ce jour nombre de pères de famille laissaient distribuer cet enseignement à leurs enfants, ils ne l'exigeaient pas, ils ne l'interdisaient pas ; par cela seul que l'enfant allait à l'école, il recevait cet enseignement comme il recevait les autres; le père se désintéressait. Aujour- ., • d'hui il faut qu'il sorte de son indifférence, qu'il fasse acte de volonté. Qui ne voit que, par ce fait •· seul, le nombre des enfants qui ne participeront plus à l'ensei gnement religieux va augmenter considérablement et d' un seul coup, et que ce nombre · ira toujours . croissant, puisqu'hl est peu vraisemblable que les hommes qui, dans leur enfance, seront restés étrangers à cet enseignement, le jugent plus Lard nécessaire à leurs propres enfants ? C'est donc une influence considérable et, à tout prendre, salutaire, qui se retire et qu'il faut se hàter de remplacer par une influence analogue, c'est-àdire par un ensei gnement m~ _ÇQID.p k t L'instituteur doit songer que parmi les enfants confiés à sa garde, beaucoup ne r ecevront que de lui seul les leçons nécessaires au développement de leur raison et de leur conscience, que vis-à-vis d'eux il est le seul à porter le poids d'un e r esponsabilité autrefois part agée, et pour me ser vir d'une expression dont on a abusé, mais qui devient aujourd'hui
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rigoureusement vraie, qu'il a littéralement charge d'àmes. Une tàche pareille, une responsabilité si lourde exigent un ensemble de qualités rares, et l'on est en droit de se demander si maintenant il n'y aurait pas lieu d'entourer de plus de garanties le choix des maîtres qui vont porter le poids de cette responsa/iJ bilité; si de tout jeunes gens munis du simple brevet ( ~ - ~._,,, élémentaire et recueillis un peu au hasard, sans r· "" épreuve préliminaire, sans preuve de vocation, et ~ pour répondre aux exigences d'une laïcisation UA) devenue obligatoire, pris la plupart en dehors des ~ écoles normales, si, dis-je, ces débutants peuvent être j~~ à la hauteur de la mission qu'ils acceptent souvent sans la connaître ou sans la comprendre. Il faut à la ~ -1 f situation, il faut à la nation de véritables éducateursf et pour les trouver, pour les former, pour les atta 'f/ cher à leur œuvre, nul sacrifice ne sera trop grand; dans un tel moment, pour un tel intérêt l~écQnomie serait plus qu'une faute, elle serait une folie. -
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NÉCE!ISITÉ D'UN ENSEIGNEMENT MORAL A L'ÉCOLE
Que la neutralité religieuse ne doit pas tourner en indifférence morale. - Que renseignement moral doit changer de caractère avec l'âge de l'enfant. - Comparaison entre le rôle du prêtre et celui de l'instituteur.
Le grand malheur serait qu'on parôt ne pas se douter qu'il y a une question d'éducation 'et croire qu'il suffit d'avoir ramené l'enseignement religieux en son lieu et place et de l'avoir rendu à ses dispensateurs naturels et ' qu'on peut pour le surplus s'en remettre à la nature et à l'ins' inct. L'enseignement moral qui était lié à l'enseignement religieux se trouve en quelque sorte maintenant à l'état libre; mais ce n'est pas assez de l'avoir dégagé des liens confessionnels, il faut le retenir à l'école et l'y organiser:]Que deviendrait la société, si la neutralité religieuse tournait en indifférence morale? Il serait imprudent de trop compter sur les familles; car il en est beaucoup où l'on ne prêche ni de langage ni d'exemple. La neutralité religieuse inscrite dans la loi ne peut avoir trait qu'aux
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dogmes, qui sont non seulement différents de religion à religion, mais inconciliables; elle ne doit pas s'étendre aux préceptes de la morale, qui sont communs à toutes les religions comme anx philosophies. Et qu'on ne croie pas qu'on peut se -contenter de faire, comme on dit, la · morale aux -enfants et de leur conter des histoires ou des fables et d'en tirer la conclusio!!:_ Ces moyens sont -excellents sans doute, mais ils sont insuffisants pour tous et surtout pour ceux qui ne recevront désormais aucun. enseignement religieux, et le nombre en est grand, et ce nombre ira croissant. / Je crois bon, je crois nécessaire que l'enfant -entende parler morale non seulement par o<;casion -et d'une ma:qière indirecte, mais avec la suite -et l'autorité que comp0rle l'enseignement d'une 1 science et de la première de toutes les science~ Les lois civiles ont bien leurs interprètes et leurs commentateurs, pourquoi la première des lois, celle qui est le fondement des autres, n'aurait-elle pas les siens ? La forme anecdotique et maternelle convient et suffit au premier àge mais à mesure que l'enfant grandit et que, sa raison s'éclaire cet enseignement doit sortir de ses langes, I il doit par degrés prendre le même caractère que les autres enseignements, à cette différence, qu'il est à la fois théorique et pratique \ et que la leçon du maitre trouve dans la vie de l'ecolier des occasions fréquentes d'applications immédiatesh il doit peu à
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peu se dégager des fictions dont on l'enveloppe et des exemples dans lesquels on le concrète, · pour arriver dans les classes élevées à une forme scientifique ou philosophique. Il ne faut pas laisser croire qu'on n'ose pas enseigner la morale, si l'on veut que cet enseignement soit pris au sérieux et p0Tte tous ses fruits. Mais, me dira-t-on, vous allez créer des prêtres laïques et un nouveau sacerdoce\ Non, répondrai-je, car le E!'être a seul qualité pour enseigner une religion, tandis que tous les homme~__gualité_ pour parler de la morale, pourvuqÜe leur conduile -.,. .-=,..::..ne jure pas avec leur lang~g_e La vertu de cet enseignement s'exerce dans les deux sens et sur celui qui le reçoit/ et sur celui qui le donne; il profite au maître comme à l'enfant; il est pour le premier un memento comme pour l'autre une leçon. Le prêtre constitue une caste dont l'uniqn.e mission est d'enseigner sa religion; l'instituteur est un homme comme les autres, et qui ne doit s'en distinguer que par plus de vertu) . Le prêtre parle au nom d'une autorité extérieure, il dicte des commandements, il s'adresse à la foi; le maître parle au nom de la con~~nce et d'une autorité que l'homme porte .Jm--).nh~ il amène l'enfant à la reconnaître et à s'y soumettre de plein gré, il s'adresse à sa raison; avec le prêtre la vérité vient du deho~ elle est inculquée à l'esprit, elle s'y établit en souveraine, elle impose silence et obéissance; avec le
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maitre et par ses soins, la vérité que recèl~ la conscience y germe, y éclot, s'y développe; ce n'est pas au maître que l'enfant obéit, ce n'est pas à une volonté étrangère qu'il se pli1V c'est à lui-même qu'il se soumet, c'est à sa propre raison qu'il.cède, libre en son obéissance./ Le prêtre est un intermédiaire qui se place entre l'homme et Dieu, il transmet les ordres de la Divinité et les vœux des fidèles rien de semblable dans le rôle du maître ou du père; il ne s'interpose ·pas, il se tient à côté de l'enfant, il le conseille, il le persuade, il l'éclaire Î il ne fait appel à aucune autre autorité que celle qui réside dans le cœur del' enfant, autorité qu'il lui apprend ou l'aide à reconnaître et à respecter.[ On ne trouve pas dans ce rôle cette attribution spéciale, cette délégation d'autorité surnaturelle nécessa.ire à la constitution et à l'existence d'une caste; il y a simplement exercice d'un droit qui appartient à tous, dont un père, une mère, un frère , une sœur, un parent, un ami, un homme quelèonque peut user, et dont l'usage se trouve non pas exclusivement mais particulièrement attribué à l'instituteur pendant les années de la scolarité, parce que pendant ces années l'enfant est remis à ses soins, qu'il n'a presque d'autre compagnie que son maître et que presque toute sa vie se passe entre les murs de l'école. Ne craignons donc pas une assimilai.ion qui est
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trop superficielle ou pour mieux dire trop fausse pour que les gens sérieux et de bonne foi s'y laissent prendre un instant. \ Les rôles, en effet, sont ·On seulement différents, mais en réalité contraires. Le prêtre ne demande pas à l'enfant s'il comprend et s'ilapproî1ve; il lui enseigne des vérités qu'il c~oit divmes et qui par_sonséquent dépasse!!t la portée de la ra.ison de l'homme et plus encore de celle de l'enfant; dem~der qu'i! c~mprenne serait absurde, qu'il approuve serait ridicule ; dans les deux cas ce serait presq~ etlr; la Divinité à la faiblesse ou au caprice d'une raison enfantine; il n'a donc que faire de l'intelligence et de l'adhésion, l'obéissance lui suffit. Tout autre est le rôle de l'instituteur ou du père; il ne cherche pas à obtenir une soumission absolue à des vérités inintelligibles ou incomprises: convaincu que l'enfant est nanti des vérités dont il a besoin pour la vie, il se borne à le ramener en luimême pour les lui faire tro~er .!!_ coIQ.pr.eudl:&.; persuadé qu'il porte en lui la loi et la règle de sa conduite, il se contente de lui en montrer la sagesse et de l'amener à s'y soumettre. Il est un conseiller et un guide eh_ si possiblè, un exemple. Il veut mettre l'enfant en éù;t" de se condü1re lm-même et de se passer de mentor; le prêtre au contraire, convaincu que l'homme est mauvais ou perverti, que sa nature ne peut lui fournir ni vérité ni règle, s'emploie à faire entrer en lui les vérités qu'il n'en peut tirer,
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el demeure pour lui pendant toute sa vie un inspirateur et un tuteur nécessaire.\ Tout 1t:; catholicisme -est en germe dans le dogn\ du péché originel; il ,repose sur la défiance ou pour mieux dire sur la négation de la raison humaine; l'enseignement moral au contraire repose l'affirmation de cette ,même raison et sur la confiance qu'elle inspire.
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Ce qu'elle est par rapport ·à l'instruction. - Sens ordinaire. du mot. - Son véritable sens. - Les gens bien élevés. Les honnêtes gens. - Les gens vertueux. - Que l'homme ne naît ni bon ni mauvais, mais avec le pouvoir de devenir l'un ou l'autre. - Qu'il n'y -a pas de limites dans le bien ni dans re mal. - A quel point de vue l'instituteur doit se placer pour compren.dre l'importance de l'éducation.
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Instruire est bien, élever est mieux. Le premier besoin d'une société, la condition de son existence, c'est la moralité. On conçoit une société composée de gens honnêtes sans instruction, mais on ne peut concevoir une société formée de gens instruits sans honnêteté. La famille, cette petite société, image et élément de la grande, ne saurait exister sans loi morale, elle peut vivre sans instruction. Nous n'avons nulle envie de préconiser l'ignorance ni dè rabaisser l'instruction, surtout en un siècle dont le plus grand honneur est de l'apprécier et de la répandre; nous· voulons seulement marquer sa véritablè place, qui est la seconde, l'éducation occupant la première. Sans doute l'une et l'autre se
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peuvent et se doivent entr'aider, mais entre elles deux il y a cette différence profonde que l'éducation peut à la rigueur se passer de l'instruction, tandis . \ que la première est indispensable à l'autre. En effet, avec l~s lumières naturelles de la raison et à l'aide de la conscience on arrive à faire un honnête homme; tandis que tout le savoir du monde ne suffit pas à garantir du vice, ni même à préserver du crime.\ L'homme qui n'est qu'instruit en est plus dangereux; l'ignorance honnête est inoffensive, elle peut être vertueuse. Tous les ans l'Académie couronne des dévoôments qui ne savent pas lire, et tous les ans la ·ustice condamne des crimes let'.rés et des attentats savants. Il s'en faut étrangement que le progrès moral concorde avec le progrès de la science et que tous deux aillent du même pas ; le temps présent nous en fournit la preuve. Est-ce à dire que l'instruction soit inutile à l'éducation ? elle lui est au contraire un auxiliaire précieux; en éclairant l'esprit elle crée au libre arbitre de nouveaux et puissants ~~fs, elle transforme en volonté claire et réfléchie les mouvements obscurs et instinctifs dela consci~c~ Du reste la statistique . judiciaire est une irréfutable démonstration de la vertu moralisatrice inhérente à l'instruction ; l'im~' mense majorité des crimes est à la charge de la brutalité ignorante. Il y a un terme consacré, qui sert à résumer toute la série des jugements que nous portons sur les en-
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�CHAPITRE III
fants comme sur les hommes dans la vie ordinaire. Quand on a dit d'un enfant qu'il est bien ou mal élevé, d'une personne qu'elle a ou n'a pas d'éducation, il semble qu'il ne reste plus rien à en dire : ils sont classés. Et en effet, en dehors des gens qui ont affaire à la justice, et qui par conséquent sont des ennemis de la société, 1.l n'y a en réalité, au point de vue des relations sociales, que deux espèces d'hommes, ceux qui sont sociables et ceux qui ne le . s~nt pas, c'est-à-dire ceü";. qui sont bien et ceux qui sont mal élevés. En ce sens restreint, l'éducation représente fa somme d'effortstde gêne et de petits sacrifices que nous sommes devenus capables de nous imposer pour nous rendre agréables aux autres et contribuer au charme de la vie commune. Tous ces témoignages de bienveillance, d'estime, de respect, tous ces égards pour l'â.ge, le sexe et le rang, tous ces actes de prévenance, de courtoisie et d'obligeance, /qui sont les marques auxquelles se reconnaissent les gens bien élevés, constituent une série de petites victoires remportées sur l'égoïsmei.sur l'humeur, sur l'instinct, victoires qui assouplissent la volonté et la disposent à de plus grands efforts. Mais l'éducation va plus loin et plus haut. Elle ne s'arrête pas aux relations accidentelles et superficielles qui forment la trame légère et mobile de la vie de société; prise dans toute la largeur de sa véritable acception, elle s'étend à tous les rapports étroits et constants qui lient l'enfant à sa famille, le
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citoyen à ses concitoyens et l'homme ~ ses semblables; elle embrasse la vie tout entière, et se résume en un mot, le devoir. / Habituer les enfants à faire ce qu'ils doivent en toute occasion, envers tout le monde : le.s y amener par la douceur et la fermeté, par la raison et le sentiment, par la persuasion et par l'exemple, accroître par degrés l'empire de la volonté sur la passion et l'instinct: voilàl'œuvre première de l'éducation. Mais en dehors des devoirs stricts dont la loi morale commande et dont la loi civile impose l'accomplissement, il y a encore tout un ensemble de devoirs moins impérieux et plus difficiles, qui forment le domaine propre de la pure vertu. Dans ce domaine la volonté se meut librement, sans intimidation ni séduction, exposée aux seules influences de la raison épurée et de la conscience ennoblie, des haules et généreuses pensées, des sentiments délicats et sublimes. C'est là que fleurissent l'humble abnégation, les dévoftments éclatants ou obscurs, c'est là aussi que s'allume le feu de l'enthousiasme et du patriotisme. Heureuxl'éducateur qui peut y amener les âmes I il a atteint le but suprême de l'ambition morale. "- L'homme ne nait ni bon ni mauvais; il nait avec - le pouvoir de devenir l'un ou l'aRtre. Il apporte, en naissant, des instiJJ1cts contraires, les uns compati\ bles, les autres incompatiblea avec l'existence de la société; il a en lui, dans son essence, les germes de
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tous les vi0es comme de toutes les vertus, de toutes _ les qua.lités et de tous les défauts Doué de raison et de volonté, il discerne de bonne heure quels sont, parmi les instincts qui le poussent, ceux qu'il doit combattre, et, parmi ces germes, ceux:qu'il doit déveJoppet'i L'éducation n'est pas autre chose que le secours éclairé, affectueux, assidu, apporté à l'enfant dans la lutte qu'il engage de bonne heure contre ses mauvais penchants pour assurer le triomphe des_ autres. Le propre de l'homme est de pouvoir s'élever /\ toujours plus haut dans le bien, ou descendre toujours plus bas dans le mal ; il n'y a pas de limite au. . progrès moral de l'homme pas plus qu'à sa démoralisation. Les journaux ne nous apportent-ils pas tropsouvent le récit de crimes qui ·semblent reculer le . bornes de la perversité et de la cruauté humaines, comme aussi d'actes de vertu ou d'héroïsme qui semblent dépasser les forces de notre nature?· Entre les points extrêmes et contraires, se déroule une série infinie de degrés intermédiaires dans laquelle se range et se meut l'humanité. Chez les autres. êtres, il y a peu de différence entre les individusd'une même espèce ; mais parmi les hommes, Jntrll les meilleurs et les plus mauvais, entre la plushaute vertu et la plus basse -dégradation, il y a un abîme. On est effrayé ensongeantjusqu'oùl'homme· peut descendre, on est ravi en voyant jusqu'où iL peut monter. Aussi comprend-on sans peine avec quelle inquiétude émue un père se penche sur le-
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berceau de son nouveau-né, cherchant à lire dans ces traits encore incertains le redoutable mystère d'une vie qui peut être si belle ou si affreuse. En cet enfant qu'il contemple dort en germe l'honneur ou la honte d'une famille, sa joie ou son désespoir. Que l'instituteur se place à ce point de vue, il comprendra ce que c'est que l'éducation. \
�CHAPITRE IV
LA RELIGION ET LA MORALE
SOMMAIRE. - De l'affaiblissement de la foi religieuse. -
Son influence sur la morale. - Rôle de !"éducateur dans ces temps de transition. - Suppression de l'enseignement religieux à l'école. - conséquences de cette suppression, Nécessité du développement de l'éducation.
Tant que les dogmes qui agissent par la crainte\ conservent leur empire, on ne saurait raisonnablement nier qu'ils sont un frein moral, mais quand le doute vient à les atteindre, la morale qu'ils servaient en reçoit elle aussi, une atteinte. Ainsi, lorsqu'on rejette le dogme des peines éternelles comme co~traire à la raison, et incompatible avec la justice et la bonté divines, on s'en tient rarement là, on ne s'arrête pas où s'arrêtait Yollaire, et l'on rejette souvent du même coup la croyance fort raisonnable aux peines temporaires et en un Dieu rémunérateur et vengeur. La morale rationnelle ressent le contrecoup de la chute des dogmes, elle en est ébranlée. Les dogmes inintelligibles sont ceux dont la disparition, cause le moins de dommage, parce que, à
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raison même de leur nature, ils sont ~ans influence sur la conduite; que l'homme y croie ou n'y croie pas, il n'en est ni plus mauvais ni meilleur; ces dogmes sont dans l'esprit, ou plutôt dans la mémoire comme un dépôt sacré, auquel on ne touche pas, et dont on ne tire aucun profit. Mais les dogmes intelligibles au moins en partie, ceux qui sont simplement en désaccord avec la raison et dont on peut par conséquent prouver la fausseté, ceux-là, quand ils cèdent à l'effort du raisonnement, rendent s,_.spectes les vérités mêmes auxquelles ils étaient unis, et lorsqu'ils sortent de l'esprit, ils emportent presque toujours avec eux quelques lambeaux de la morale elle-même. C'est là le danger des religions qui tiennent la raison humaine en servage; on ne s'en dégage pas insensiblement et par une lente émancipation, mais on s'en échappe comme d'une prison en brisant ses chaînes. Quitte:_;!!!e re)jgi.on..pacce !lllê. l'on ne croit :rlus à ses dogmes, c'est s'affranchir d'une autorité étrailg~ our rentrer sous ~ 1torité légitime de sa propre conscience; si cette transition était ce qu'elle doit ê'tre, le_§, hommes en deviendraient ~eilleurs, parce qu'ils se seraient délivrés des superstitions pour ne plus obéir qu'à leur propre raison, et parce que, si les religions sont plus exigeantes de pratiques et d'exercices, la raison n'est pas moins exigeante de verto. S'affranchir, ce n'est pas secouer toute autorité,
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c'est reprendre le gouvernement, la direction de soi-même.\ Aussi, pour éviter le dommage qu~ peut causer à la société comme à l'individu un affranchissement trop brusque ou mal compris, l'éducaleur doit-il s'efforcer de faire comprendre à l'enfant que l'obligation morale est indépendante des religionl et que païens, bouddhistes, juifs, chrétiens, mahométans,. tous les hommes enfin, à quelque religion qu'ils appartiennent, sont soumis aux mêmes lois; de telle sorte que si un jour l'enfant arrive par le raisonnement à cet état de l'esprit qui ne comporte plus la croyance aux dogmes, il sache bien que ses obligations morales restent les mêmes ou plutôt qu'elles n'ont fait que s'étendre, et qu'en s'affranchissant, il ne s'est pas dispensé d'obéir à la raison ;/ que s'il a acquis le droit de se conduire lui-même,j il a le devoir de prouver qu'il est digne de cette liberté ; que tout changement, pour être légitime, doit être une amélioration, que ce n'est pas pour se livrer sans scrupule à ses passions qu on r ej ette des croyances, mais parce qu'on a trouvé une loi, une règle plus digne d'un homme raisonnable et libre. Les exemples de vertu et de dévoûment inspirés par la morale seule ne lui manqueront pas pour appuyer sa démonstration. Celte précaution est d'autant plus nécessaire que l'enseignement dogmatique a pris fin à l'école, et
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que, par s_ ite, il a perdu et perdra de son prestige u et de son action. Ce n'est pas qqe l'enseignement r eligieux donné à l'école eô.t une haute valeur et une grande efficacité., La répétitiop machinale du catéchisme, tâche fastidfeu'sè devolue à l'instituteur, n'était pas faite pour dévelôpper beaucoup ni _ l'intelligence, ni le sens moral de l'enfant; mais en lui montrant dans )'ins-tituteur un auxiliair~ në"as dire ,!!Il seryite ur du prêt!], il ne pouvait qu'accroître le.. re.spect de }'autorité religieuse et par suite contribuer au maintien de la foi. Si la dignité de l'instituteur a gagné à la cessation de ces fonctions subalternes, on ne saurait nier que 'enseignement religieux n'y ait perdu un secours ; sa liberté reste entière, mais ses moyens d'action n'ont ~lus la même étendue; il a conservé ses chaires t ses professeurs, mais il n'a plus cette légion de épétileurs dociles que lui formait le personnel nombreux des instituteurs. \ (: Cet enseignement sera mieux donné sans doute, il sera moins donné; car beaucoup d'enfants n'iront pas chercher à l'église ce qu'ils trouvaient à l'école. Il faut donc qu'ils trouvent à l'école de quoi compenser et au delà une perte qui ne serait pas sans dommage si elle restait sans compensation ; c'est-à-dire, il faut que l'enseignement moral à l'école pre~ tout le ·terrain devenu libre par le retrait de nne l'enseignement.religieux. --
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S'il est inexact de dire que l'enseignement de la morale à l'école y fô.t .rendu impossible autrefois par la présence de l'enseignement religieux, on peul affirmer qu'il n'y était pas rendu plus facile. D'abord par cela seul que le maître faisait réciter le catéchisme, il se croyait dispensé d'un enseignement moral qu'il confondait d'ordinaire avec celui des dogmes religieux t; et là même où le maître ne croyait pas devoir s'en tenir aux articles de foi, son enseignement, naturellement lié et subordonné aux croyances, ne pouvait prendre ni l'ampleur ni l'autorité nécessaires\ Il venait en sous-ordre, et formait comme un complément facultatif.,... Les rôles sont changés ; la morale prend à l'école le rang qui lui appartient ; elle y est chez elle, maîtresse et non servante Ayant son domaine à elle, elle n'a pas à faire d'incursions dans le domaine d'autrui ;·placée sous l'égide de la loi I eJle n'a pas non plus d'incursions à craindre dan son propre domaine. De plus, au lieu qu'autrefois elle n'existait pas par le-même et n'avait pas de place dans le programme de l'école, aujourd'hui sa place y est marquée et cette place est la première, et c'est chose naturelle; car de toutes les sciences la première et la pius importante est la science du bien, et le premier des arts est l'art de bien vivre. On peut à la rigueur se passer de la grammaire ou,k_l'histoirE;,~ de la religion_ comme Tont fait tant d'honnêtes gens avant et depuis Socrate ; on ne peut se passer de morale. 2.
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Ainsi la conséquence naturelle du retour de l'enseignement religieux à ses véritables dispensateurs, c'est d'abord la constitution d'un enseignement moral proprement dit dans l'école; c'est ensuite la nécessit.é d'y placer cet enseignement en tête de tous les autres, et de lui donner un développement proportionné à l'importance qu'il tient de sa nature et à celle qu'il tire des circonstances présentes.
�CHAPJTRE V
DE LA LOI MORALE, PRINCIPE ET INSTRUMENT DE L'ÉDUCATION
SOMMAIRE. - Caractères de la loi morale. - Qu'elle est en réalité la seule loi. - Qu.e les lois civiles, politiques et reli. gieuses lui empruntent toute leur autorité. - Comment elle se dégage de la conscience. - Qu'il serait impossible de donner l'idée du bien, si la raison n'en contenait le germe. De la vél'itable méthode de l'éducation.
Élever les enfants, c'est les habituer à fai.re telle chose, à ne pas faire telle autre; c'est-à-dire à choisir. Tout choix suppose une règle, une loi. Cette loi existe, elle s'appelle la loi morale. Si, pour réussir dans l'éducation, il suffisait d'enseigner la morale, ce serait chose facile; car, de toutes les sciences, il n'en est pas de plus simple, et l'on peut bien l'appeler une science infuse. En effet, elle tient tout entière dans un mot, ie devoi?·; et le devoir, nous n'!l,vons pas à le chercher bien longtemps ni bien loin; il est en nous; de lui-même il se révèle, il parle, il s'impose, il oblige. On peut discuter longuement sur la source de celte obliga-
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tion et la faire découler soit d'une puissance surnaturelle, soit de la nature elle-même, soit des rapports que la famille et la société créent entre les hommes; mais, quelque origine qu'on lui attribue, son autorité reste entière, absolue. Elle ne ressemble en rien aux autres lois, civiles, religieuses ou politiques; car celles-ci se font, se défont, et se refont sans cesse, elles sont dans un perpétuel changement; la loi morale est toute faite, elle l'a toujours été, les hommes ne se sont ni réunis ni concertés pour la faire( comment l'auraient-ils;pu ?), et il leur est impossible de la détruire; leo autres changent non seulement de siècle en siècle, d'année en année, mais de pays en pays : la loi morale est la même toujours, partout; elle est universelle, immuable, et tandis que les autres tombent tour à tour en désuétude, seule elle reste éternellement en vigueur. Bien plus, on peut dire que c'est la seule et unique loi, car les autres ne peuvent exister sans elle; c'est d'elle et d'elle seule qu'elles empruntent leur force, c'est de leur accord avec la loi morale qu'elles tirent toute leur autorité. En effet, du jour où cet accord cesse, leur autorité tombe, et ces lois éphémères nqn seulement ne sont plus obligatoires, mais c'est une obligation de leur désobéir. Toute injonction, de quelque autorité qu'elle émane, civile, politique ou religieuse. est nulle et sans vertu, du moment qu'elle est contraire aux urescriotions de la
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loi morale; et, dans ce cas, non seulement la désobéissance devient permise, mais elle est un devoir. Ainsi les lois humaines ne sont bonnes que par leur plus ou moins de conformité avec la loi morale; la meilleure est celle qui s'en rapproche le plus; la parfaite serait celle qui se confondrait avec elle. Voilà la loi à laquelle il faut plier l'enfance; pas n'est besoin de la lui imposer, car elle s'impose d'ellemême; mais il faut l'amener à la reconnaître, à l'accepter et surtout à la suivre. L1enfant, disons-nous, la porte en lui-même, d'abord à son insu et comme à l'état latent; puis, peu à peu, elle se dégage, elle sort des profondeurs mystérieuses de la conscience, elle fait sentir sa présence par des tressaillements muets, puis elle prend une voix, elle parle, elle commande, elle signifie sa volonté par des injonctions de plus en plus claires, de plus en plus pressantes, et enfin, quand elle est méconnue, par cette souffrance indéfinissable et tantôt sourde, tantôt aiguë et cuisante, qui s'appelle le remords. Si intolérable est celle souffrance, que parfois, pour lui échapper, l'homme se réfugie dans la mort. Habituer l'enfant à écouter cette voix,à se recueillir pour mieux l'entendre, à faire effort pour mieux la suivre, c'est l'œuvre de l'éducation. L'enseignement n'y entre donc que pour la moindre part; car en moins d'une heure on peut passer en revue toute la série des devoirs qui embrassent la vie humaine,
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tandis que celte vie elle-même est trop courte pour former à l'accomplissement du devoir. Ici la théorÎL! est peu, la pratique est tout; et cela est si vrai que la morale est parfois enseignée et bien enseignée par des hommes sans moralité, et que par contre elle est parfois pratiquée par des hommes sans instruction. La difficulté n'est donc pas de faire apprendre et comprendre, mais de faire vouloir et agir; elle n'est pas de donner à l'enfant l'idée du devoir, puisqu'il en a le germe, mais de lui en inspirer le goût et, si possible, la passion; de le tourner, de le pousser, de l'entraîner au bien, d'en obtenir cette suite et cette progression d'efforts qui en créent l'habitude et plus tard le besoin. Ce n'est point là une science, mais un art, et le premier des arts. Supposons que l'enfant n'ait pas en lui l'idée du bien, comment s'y prendrait-on pour lui donner cette idée? Sans doute on partagerait les actions humaines en deux séries, et on lui dirait : voici les bonnes et voilà les mauvaises. Mais si sa propre ·raison ne lui faisait reconnaître le caractère inhérent à ces actes, cette distinction entre le bien et le mal serait pure affaire de mémoire, et comme la mémoire est de toutes les facultés la moins sûre et la plus inégale, la moralité humaine serait à la merci de ses caprices et de ses défaillances. D'ailleurs Ill;_ mémoire n'est qu'un dépôt de connaissances, et comment une simple formalité d'enregistrement pourrait-elle créer celte puissance active,
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impérieuse et vivace de l'obligation morale? Non, la moralité a de bien autres racines qu'une classification arbitraire et nécessairement changeante et mobile; elle plonge au plus profond de notre être; invisible, inexplicable, elle est cependant ce qu'il y a en nous de plus réel, de plus vivant, de plus persistant, car elle embrasse et commande toute l'étendue de la vie humaine; elle dirige les pas chancelants de l'enfance et soutient la marche tremblante de la vieille.sse. Nul n'essaye impunément de se soustraire à .son empire, et elle poursuit encore les réfractaires jusque dans l'endurcissement du crime ou dans la torpeur de l'abrutissement. C'est donc en lui-même que l'enfant porte sa règle de conduite, c'est en lui-même qu'il faut lui apprendre à la chercher, et, quand le maître commande, il doit s'appliquer à faire comprendre que ce n'est pas en son propre nom qu'il parle,, mais au nom de la loi morale qui est inscrite dans le cœur de l'enfant et dont il n'est, lui, que l'écho et l'inlerprète.! Amener l'enfant à se conduire en l'absence de ses maîtres et de tous ceux qui sont investis d'une autorité ou d' une part d'autorité quelconque, qui ont le droit de le forcer à bien faire et de le punir d'avoir mal fait, comme il se conduirait en leur présence; à ne voir en eux que les représentants et les porte-voix de sa propre conscience; à comprendre qu'une action doit être faite ou évitée, non parce qu'elle lui est commandée ou défendue, mais qu'elle lui est interdite ou
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imposée parce que sa conscience la lui commande ou la lui défend; en un mot, qu'en obéissant à ·ses maîtres, c'est à lui-même qu'il obéit; prendre son I?Oint d'appui en lui contre lui-même, lui faire voir qu'il peut arriver ·à se diriger sans secours étranger et l'amener insensiblement à se passer de cette direction extérieure :voilà la vraie méthode de l'éducation.
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DES INFLUENCES QUI TENDENT A ALTÉRER LE CARACTÈRE DE LA 101 MORALE
SOMMAIRE. - Que cette loi est l'â me de la r eligion et de la philosophie. - Dangers que lui fait courir l'abus de l'expérimentalisme. - De l'influence de cette manie sur les lettres et les arts. - Systèmes philosophiques contemporains. - Leur prétention commune. - Que l'obligation morale ne peut se tirer de l'expérience. - Équivoque dangereuse sur le sens du mot loi. - Concordance nécessaire entre les principes philosophiques et les principes politiques. - Que la liberté politique dépend de la liberté morale. - Que matérialisme et républicamsme impliquent contradiction. - Qu'un être soumis à la fatalité ne peut avoir ni droits ni devoirs. - Que la chute des tyrannies est l'œuvre du spiritualisme. - Que ce ne sont pas les philosophes matérialistes du xvm• siècle qui ont préparé la déclaration des Droits de l'homme. - Empiètements de la méthode expérimeniale. - Cause de la vogue dont elle ,iouit. -Ambition de la pnysiologie.-Quela notion du libre arbitre est faussée. - Littérature engendrée par l'expérimentalisme. - Du naturalisme. - Ses prétentions. - Ses caractères. Ses effets. - De la petite presse. - Publicité faite au crime. -Comptes rendus des séances de cours d'assises. -Influence que cette publicité exerce sur la moralité publique. - De l'aliénation mentale dans ses rapports avec le crime. - De l'indulgence systématique, - Ses effets.
Cette loi morale qui est à la fois le principe et l'instrument de l'éducation, on la retrouve au fond de
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toutes les religions; c'est elle qui les fait vivre, et l'on ne peut concevoir une religion qui puisse se développer contre elle ou sans elle. Elle est aussi l'âme et la vie de la plupart des systèmes philosophiques. Cependant notre siècle voit se propager une doctrine qui, sans prétendre ouvertement la combattre, travaille à en dénaturer la caractère et par suite à en ruiner le prestige et l'efficacité. Nous assistons avec tristesse aux efforts méthodiques et persévérants que fait une prétendue science pour Tabaisser la loi morale au niveau des lois expérimentales et pour atteindre et corrompre le germe même de la moralité, qui estl'obligation. Et, chose déplorable, ces efforts dangereux paraissent inconscients; on ne peut s'indigner contre ces honnêtes savants, que leur candeur naturelle ou le joug salutaire des bonnes habitudes contractées sous l'empire même de la loi qu'ils altèTent, préserve -des chutes et des excès, et qui, jugeant charitablement des autres -par eux-mêmes, s'imaginent que l'humanité peut se passer du frein qui leur est devenu inutile à eux-mêmes. Cette illusion provient en grande partie de !_'abus d'une méthode puissante et •perfide, à laquelle les sciences physiques et naturelles doivent, il est vrai, leurs progrès merveilleux, mais qui, transportée dans le domaine de la conscience, menace d'y détruire le principe de la vie morale. La méthode baconnienne, sortar;i\ ae ses limites
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naturelles, a fait irruption dans le domaine de l'art et des lettres et elle y a laissé des traces compara,bles à celles d'un véritaJile fléau. Ambitieuse et sans scrupules, dédaigrieuse des grandes et haut.es abstractions, .enivrée de saJoroe brutale, épnise des seules réalités palpables, elle a rabattu l'essor des âmes, ravalé l'idéal, flétri la fleur de l'art et Lari la so urce ides aspirations sublimes et des inspirations fécondes. Elle a attaché l'effort de i'artiste à la reproduction servile des réalités banales et assuré le triomphe de la médiocrité patiente sur le talent créateur. En philosophie, appliqualilt ses procédés à l'âme humaine, elle l'a réduite à une simple poussière de phénomènes sans support et sans lien, et, renversant la loi morale des hauteurs d'oà elle commande, elle s'est efforcée de l'extraire oomme la plus vulgaire des lois chimiques .de la simp1e expér-ience., elle l'a ramenée à la valeur d'un faiit généralisé, sans comprendre qu'on peut tordre et presser tous les faits du monde sans en faire rien sortir qui ressemble à l'obligation. Heureusement de dessous l'amas de ces expériences la loi se relève imposante en sa victorieuse simpliciité, elle se dégage d~ l'étreinte des systèmes et brille comme auparavant de sO'Il j_ ex,tinguible éclat. n Il y a deux espèces principales de systèmes : ceux qui embrassent ou prétendent embrasser l'universalité des choses, et ceux qui, plus modestes, se
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bornent à l'humanité. Aux philosophes ambitieux qui aspirent à l'explication du grand tout on peut jusqu'à un certain point pardonner leur indifférence transcendante pour les conséquences morales de leurs systèmes; notre humble planète est si peu de chose et fait si pauvre figure dans l'immensité de l'univers et dans l'infinité des mond3s, qu'ils en arrivent aisément à la perdre de vue, ou à la laisser en dehors de leurs données comme une quantité négligeable, dont l'omission n'affecte pas sensiblement le résultat de leurs calculs et ne compromet pas la solution du grand problème. Mais ceux qui, laissant de côté la recherche de la vérité absolue, qu'ils croient inaccessible, et l'intelligence d'un ensemble dont ils ne sont qu'une partie infinitésimale, se contentent d'étudier la société et de chercher les lois qui règlent le développement de l'homme et de l'humanité, ceux-là sont inexcusables, ceux-là sont impardonnables, de se désintéresser de l'influence que peuvent exercer leurs théories sur la moralité publique; ils en arrivent à devenir les au-xiliaires inconscients des corruptions volontaires, à fournir au crime et à la dégradation des justifications d'une apparence scientifique, à débarrasser les consciences des scrupules salutaires; par l'altération de l'idée du devoir, par la. dépréciation de la valeur morale, en dénaturant le caractère de l'obligation, en affaiblissant l'autorité de la conscience, ils augmentent l'inefficacité des lois
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civiles, et préparent l'impuissance des répressions pénales. Le trouble, l'hésitation des consciences se révèle fréquemment dans les verdicts rendus par les jurys et qui causent à la saine partie du puolic des surprises pénibles et de légitimes appréhensions. La prétention de la plupart des systèmes contemporains, c'est de tirer de l'expérience et des faits les lois qui doivent régir la société et par suite régler la conduite de' l'homme. Étrange erreur que celle de ces philosophes! car les lois qu'on peut tirer des faits, ne sont ellesmêmes que des faits généralisés, et ne sauraient par suite avoir un caractère obligatoire. Lorsqu'on aura réussi à établir qu'ici ou là, ou même partout, les hommes agissent de telle ou telle manière, s'ensuivra-t-il qu'on soit moralement tenu d'imiter leur exemple, et prétendra-t-on convertir en devoir une manière d'agir, parce qu'elle est plus ou moins générale? A ce compte, il suffirait de prendre telle ou telle société, au moment où la corruption y est répandue, pour se croire autorisé à ériger le vice en loi. Tous les faits du monde ne peuvent nous apprendre que ce qui est, et non ce qui doit être; autrement dit, Jes lois qu'on dégage de l'expérience ne iaont que de pures constatations, dépourvues de toute valeur et de toute autorité morale. Le malheur, c'est qu'il y a une tendance de plus en plus marquée à s'appuyer sur ces prétendues lois pour rejeter ou ébranler la loi morale véritable, et con-
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clure de la généralité des actes à leur légitimité. Il règne sur le sens du mot loi une déplorable équivoque, qu'il importe de dissiper. Celte équivoque consiste à confondre sous le même nom les lois qui sont des ordres auxquels on peut désobéir, des injonctions auxquelles on peut résister, et celles qui ne commandent rien, parce qu'elles s'imposent, qui ne demandent pas l'obéissance, parce qu'elles s'en passent et s'accomplissent en nous . avec ou sans le concours de notre volonté; les lois qu'on peut violer, et celles qu'il faut subir; elle consiste è.ans l'assimilation de deux choses qui sont non seulement différentes, mais absolument contraires, le libre arbitre et la fatalité. Cette équivoque, bien que fort grossière, fait plus de dupes qu'on ne le pense; d'abord parce que les philosophes dont nous parlons se prêtent à cette confusion, et laissent attribuer à leurs généralisations une valeur qu'elles ne sauraient avoir; en second lieu parce que ces prétendues lois mettent la conscience à l'aise et lui fournissent obligeamment des excuses pour toutes les faible sses, des justifications pour tous les crimes. Il s'est formé dans ces derniers temps d'étranges associations d'idées. De ce nombre est ce qu'on pourrait appeler le matérialisme républicain. Tout système politique repose nécessairement sur un système philosophique ou religieux; entre les principes régulateurs de la -conduite privée et les principes qui président au gouvernement des sociétés, il y a
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non seulement un rapport étroit, mais une concordance nécessaire. Les changements et les révolutions politiques ne sont que· les conséquences des changements qui se sont produils dans les idées au .sujet de la nature de l'homme, de sa bonlé ou de sa perversité originelle, de sa bassesse ou de sa dignité. C'est ainsi qu'un système religieux qui ne voit dans l'homme qu'un être déchu, frappé d'une incurable impuissance de bien faire, engendre inévitablement un gouvernement tyrannique; il est logique en effet d'enlever aux hommes une liberté dont on les tient incapables d'user et indignes de jouir. Par contre, à mesure que l'on conçoit de l'homme une idée plus favorable, et qu'on en arrive à une appréciation plus équitable de son aptitude au bien, les liens se desserrent, ·et le gouvernement devient plus libéral. Bref, la liberté politique se mesure à la confiance qu'inspirent les hommes, elle doit aller croissant avec leur progrès intellectuel et moral, et devenir entière quand Lhomme est mûr pour la liberté. C'est l'honneur et la supériorité du gouvernement républicain d'accorder une pleine expansion à. l'activité humaine sans compromettre l'existence et le. développement de la société. Si donc il y a deux termes qu'on s'étonne à bon droit de voir joints ensemble, ce sont ceux. de répu~ blique et de matérialisme, c'est-à-dire d'un système politique qui implique le développement de la liberté humaine et d'un système philosophique qui en est
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la négation. Cependant ce n'est point là une alliance de mots fortuite, mais l'expression d'une contradiction réelle, quoique monstrueuse. IJ y a une école, si l'on peut l'appeler ainsi, de gens qui se disent à la fois matérialistes et républicains; et cette école s'est malheureusementtformée, ou du moins développée sous le patronage du plus grand des orateurs et du plus profond des politiques de la troisième république. Est-il besoin de faire ressortir l'absurdité d'une semblable doctrine? Quelle conciliation peut-il y avoir entre les contraires? et si l'on ne croit pas à l'existence du libre arbitre et par suite à la responsabilité personnelle, au nom de quoi peut-on revendiquer des droits qui ont leur source dans celte responsabilité même ? Comment peut-on réclamer la liberté de penser, de parler et d'agir pour des êtres en qui rien n'est libre, ni l'actibn, ni la parole, ni la pensée ? Ces prétendus républicains suppriment le fondement même de la République et lui enlèvent du même coup sa raison d'être et sa légitimité. De quel droit demandera-t-il à se gouverner lui-même celui qui ne se reconnaît pas le pouvoir de se conduire, et à quoi lui servira la liberté qu'il réclame, puisqu'il s'avoue l'esclave de la fatalité? Étrange 11.berration qui prétend maintenir les conséquences du principe qu'elle supprime, qui veut· conserver l'eau en desséchant la source! On comprend l'alliance du matérialisme et de l'ab-
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solutisme; cette alliar.ce est ancienne, elle est naturelle, elle est logique, puisque l'un est la justification de l'autre. Si l'homme n'est que matière, s'il est radicalement incapable de se conduire, pourquoi ne lui imposerait-on pas la règle qu'il ne peul se tracer luimême? pourquoi lui accorderait-on une liberté que ne comporte pas sa nature? Si l'homme n'est qu'un animal rempli de passions violentes, il est sage, il est juste de le mener comme on mène les an1maux dangereux, par la crainte, par la force. La tyrannie est donc ·non seulement l'alliée naturelle, mais la fille légitime du matérialisme. Quant à tirer la liberté politique de la négation de la liberté morale, je ne sache pas d'entreprise plus vaine, ni de plus flagrante absurdité. C'est assurément un des phénomènes les plus curieux du temps présent que cette coïncidence de l'extension des libertés politiques avec la propagation des doctrines matérialistes. Il semble que le spiritualisme ait été enveloppé dans le discrédit des formes politiques sous lesquelles il a vécu et grandi et qu'il a incontestablement contribué à détruire; car c'est au nom de la dignité humaine et par conséquent de la liberté morale qui en est le principe, que s'est commencée et que s'est poursuivie pendant tant de siècles la lutte de la raison contre les tyrannies de tout genre. Il paraissait donc naturel que la victoire profitât à qui l'avait remportée, que le spiritualisme puisât de nouvelles forces et une
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vertu nouvelle dans le trioI'lphe de la liberté p0litique, et que l'affaiblissement et la défaite de ses ad versa:ires lui donnât plus de puissance et, de vitalité. C'est à lui que revenait l'héritage des tyrannies mortes ou mourantes; et voilà que le matérialisme, son ennemi-né; son éternel ennemi, le supplante et lui eniève une large part de l'héritage. Celte substitution inattendue est une preuve que Féducation philosophique du· pays est à peine ébauchée et que la conception de la liberté politique est encore à l'état rudimentaire dans un: grand nombre d'esprits. Les soudaines et rapides merveilles accomplies par les sciences expé'rimentales, merveilles qui prennent les hommes par les yeux, ont en quelque sorte effacé, éclipsé le spiritualisme, dont le long travail, pour être moins bruyant et moins frappant, n'avait pourtant pas été moins fécond, puisqu'il est le véritable auheur de la Révolution française. Ce ne sont pas les philosophes matérialistes du dix-huitième siècle, ce n'est ni d'Holbach, ni Helvétius, ni même Diderot qui ont préparé la déclaration des Droits de l'homme, ce sont des philosophes dont le spiritualisme bravait la raillerie•des athées; c'est Voltaire, c'est Jean-Jacques Rousseau. Quoi qu'il en soit, le progrès des sciences physiques et naturelles, les preuves éclatantes et multipliées que la méthode inductive a données de sa puissance, ont engendré une confiance trompeuse dans l'efficacité de cette méthode et une illusion
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dangereuse sur l'étendue de son domaine et la légitimité de ses applicaliorn;. Orr s'est imaginé qu'il suffisait de la transporter dan,, la psychologie pour renouveler la science de l'âme et lui faire accomplir des progrès correspondants et éql!livalents à ceux des autres sciences. Cet espoir et celte ambition ne se sont pas réalisés, et par une b~nne raison, c'est que l'âme n'est ni un corps, ni un agent physique comme la lumière et l'électricité, et que si la ricb.e complexité des phénomènes psychologiques fournit à l'observateur une ample et inépuisable matière, la simplicité du principe générateur de ces phéno· mènes défie toute analyse et toute induction. C'est que l'observateur trouve sous les phénomènes une loi qu'il ne peut en induire, une loi qui n'est pas à faire, qui est toute faite, qui engendre elle-même des actes et qui, étant un principe actif, ne peut être rabaissée au rôle de simple conséquence. Cette loi est une volonté, c'est quelqu'un, ce n'est pas quelque chose. De son côté la physiologie, ambitieuse entre· toutes, prenant l'homme par le dehors, comme la psychologie par le dedans, avance dans l'étude analytique et minutieuse des organes supérieurs et seflatte d'arriver à découvrir les l:l~rets de la production de ~a pensée. Mais quànd el1e a .;ra mille foisparcouru les méandres du cerveau, quand elle aura. débrouillé l'inextricable écheveau · des circonvolutions cérébrales, quand elle aura dégagé et classétous ces innombrables filets nerveux, puissants et
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délicats véhicules de la sensibilité et du mouvement, elle se trouvera toujours en présence d'un fait aussi inexplicable qu'incontestable, le libre arbitre, d'un principe aussi inaccessible que réel, la volonté, d'une loi aussi indestructible qu'irréductible, la loi morale. Le malheur est que tous ces efforts de la science expérimentale semblent avoir pour but et ont certainement pour effet d'affaiblir dans les à.mes le sentiment de la responsabilité personnelle, et que la pauvre volonté humaine emprisonnée dans le réseau des fatalités qu'on lui crée, se croyant travaillée par des influences invisibles et soi-disant irrésistibles, opprimée par le tempérament dont on exagère à dessein la puissance, accablée par cette hérédité incertaine encore et mystérieuse qu'on se hâte un peu trop d'ériger en loi, la pauvre volonté, dis-je, a grand peine à se mouvoir, et que cette liberté morale, qui fait la dignité de l'espèce et qui est ce qu'il y .a de plus humain dans l'homme, qui est l'homme même, s'en va morceau par morceau, proie livr ée à l'aveugle appétit des systèmes, et qu'enfin, si le bon sens et ce que j'appellerais le sentiment de la c<.1nservation morale ne se ranime et ne se défend, il ne restera bientôt plus dans la conscience humaine qu'un ressort inerte et brisé. L'homme ·qui n'est pas pleinement et profondément convaincu qu'il est maître de lui-même et arbitre de sa destinée morale, l'homme qui se sent disposé à rejeter sur tout ce qui l'entoure la respon-
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sabilité de ses fautes et à abandonner au hasard ou à la fatalité le mérite et l'honneur de ses bonnes actions, celui-là abdique, il a cessé d'être homme, ce n'est plus qu'une chose. Dans une société où ces sentiments auraient pris possession des âmes et où de pareilles doctrines auraient envahi les esprits, l'éducation n'aurait plus rien à faire ; elle céderait nécessairement la place à l'élevage et au dressage; car l'éducation a pour but d'apprendre à l'enfant à bien et sagement user de sa liberté ; si cette liberté n'est qu'une apparence, l'éducation n'est qu'une tromperie. Ces systèmes contemporains qui tous ont pour effet sinon pour buL d'accroitre démesurément la part et le poids des fatalités héréditaires ou autres, et de resserrer le libre arbitre dans un cer cle qui va se rétrécissant et qui menace de l'étouffer, ces · systèmes, soi-disant philosophiques et qui sont le fléau de la philosophie, ont engendré ou du moins nourri une certaine littérature qui s'est empressée d'incarner ses théories et de nous en dérouler les conséquences avec une impitoyable logique et une vérité à la fois saisissante el repoussante. Cette littérature, si. l'on peut l'appeler ainsi, e'intitule naturaliste, nom qu'elle ne justifie guère, puisque de la nature elle ne montre que le côté bas et honteux. Elle affecte à l'endroit de la morale une prétendue neutralité, qu'on pourrait à bon droit qualifier d'abandon, ou mieux, de trahison. Elle s'en va
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fouillant dans les bas-fonds où s'amasse la lie des sociétés, elle s'en va furetant dans l'ombre où se dérobent le vnce et la débauche, et ramène et élale triomphalement au grand j0,ur ses précieuses et consolantes découvertes. Et ce D'est pas une curiosité malsaine qui la pousse à. ces recherches ; s'il .faut l'en croire, c'est le cl.ésird'être ulile, d'être vraie surtout, et cl.e fournir à la science des matériaux et des documents. Mais sous couleur d'impartialité historique, sous ce faux dehors d'exactitude scientifique, elle n'est en réalité ql!l'une spéeulation coupable sur l'instinct aveugle de la curiosiléhumaine. Vainement elle se flatte d'êlre tln auxiliaire désintéressé de la science, et un utile agent cl.'informations psychologiques, elle n'est en réalité qu'un cupide auxiliaire du vice et un actif et détestable agent de démoralisation publique. Les écrivains qui cultivent ce genre de littérature n'ont pas la naïveté de croire que les lecteurs qui se jetlent sur leurs productions soient altirés par le désir . de s'instruire ; les lecteurs en ce cas se tromperaient étrangement, car le soi-disant naturalisme n'est pas un enseignement, c'est un empoisonnement. Pas n'est bes0in d'être grand philosophe pour savoir que le speetacle du vice est contagieux, que l'homme est par nature porté à l'imitation du mal comme à celle du bien, et qu'il y a a11 moins imprudence à placer sous les yeux des tableaiux saisissants e la dégradation ou de la perversité humaines, rt ut quand l'auteur parait s'y complaire, quan
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système ou par mépris de l'humanilé il se borne à. exposer sans rien dire, livrant ses ledeurs à l'fa~ flu.ence malsaiine de ces exhibitions ; c'est de l'enseignement à rebours- s'il y a enseigneme11t, et plus. , propre encore à donner le goût du vice qu'à en inspirer le dégoût. La science n'a que faire du secours que le naLu.ralisme prétend lui apporter; ell.e n'a pas besoin du roman même réaliste, la,réalité lu.i suffit; les tribunaux et les hôpitaux lui fournissent assez de matériaux pour l'étude des passions h.umrunes ; les littérateurs ont mieux à faire que de se changer en approvisionneurs de laboratoires et pourvoyeursd'amphithéâlres. Jusqu'à nos jours la littérature avait pour mission d'élever les âmes et de les faire monter verB l'idéal; l'école contemporaine a d'autres aspirations; elle aspire à descendre ; d'un admirable instrument d'éducation et de progrès moral, elle a fait un instrument de dégradation et d..'.abrutissement. Il est un autre genre de littérature ou pour mieux. dire de publicité qui, sous une forme plus inoffensive, sans prétention littéraire, ni ambition scieniifique, sans le vouloir ou sans le savoir, n'en con-tribue pas moins dans une certaine mesure à ï'altération du sens moral, c'ebt la petite presse,- la presse à un sou, celle qui est à la. portée de toutesles bourses comme de toutes les inlelligences. Celleià n'est pas en guerre ouverte avec la morale, elle-
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n'affecte même pas à son endroit la faus~ neutralité de l'école naturaliste, elle est mêms pour elle un auxiliaire en apparence, et on ne peut lui reprocher ni l'atténuation systématique de la responsabilité humaine, ni l'indulgence et la complaisance pour le vice et pour la débauche; et pourtant cette presse fait du mal ; voici comment. Autrefois on ne connaissait guère dans un pays que les délits et les crimes commis dans le pays même, et c'était bien assez. Aujourd'hui, gràce aux découvertes de la science, chaque bureau de journal est devenu un point de concentration électrique de toutes les nouvelles, non seulement d'un même pays, mais du monde entier ; les .fils télégraphiques y versent régulièrement chaque jour tous les crimes, tous les attentats commis sur la surface du globe, et le journal s'empresse de les jeter en pàture à l'insatiable avidité des lecteurs. Et qui pourrait lui en faire un reproche ? N'est-il pas dans son droit ? bien plus, n'est-ce pas son devoir, à lui journal,. de recueillir les nouvelles à la hàte et de les répandre promptement? Seulement cette averse quotidienne de crimes ramasi:iés de toutes parts, produit sur le public des effets déplorables. D'abord elle trompe les honnêtes gens sur le véritable état de la moralité générale, ou plutôt sur le degré r éel de la perversité humaine. A voir tomber chaque matin tous ces scandales, toutes ces horreurs incessamment renouvelées, on ne songe pas qu'il faut les répartir entre des
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millions et des millions d'hommes, on perd le sentiment de la proportion véritable entre le nombre des crim~nels et celui des honnêtes gens, et l'on en arrive à croire que l'humanité n'est qu'un ramassis de brigands et de monstres. De plus, à cette lecture, des gens de moralité douteuse ou fragile, ceux qui branlent au manche, se sentent sollicités, enhardis au mal, ayant encore tant de marge devant eux pour égaler les héros qu'on leur montre ; des gredins bons à pendre finissent par se trouver presque honnêtes par comparaison, et leurs crimes ne leur semblent plus que de simples peccadilles au prix des monstruosités qu'on leur étale ; les novices, les débutants apprennent à cette lecture à enrichir leurs méthodes, à perfectionner leurs procédés, et quant aux maitres scélérats, ils sentent s'éveiller en eux un sentiment d'émulation qui ne peut manquer d'être redoutablement fécond. Si encore on se bornait à annoncer brièvement ou à raconter sommairement les crimes; mais cette discrétion serait plus sage que lucrative et on ne peut raisonnablement l'attendre. Un crime est une bonne fortune, un attentat est une fortune, une véritable mine. Aussi comme on l'exploite, avec quel art on en déroule, on en allonge le récit, quelle abondance de développements horribles, quelle précision ' dans les détails les plus repoussants I les colonnes succèdent aux colonnes, les numéros aux numéros; le journal est intarissable, et)e public insatiable.
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On a recours aux moyens les plus grossiers comme aux plus ingénieux pour stimuler la curios.ité; on insère des autographes de l'accusé tout comme on fait pour les grands hommes et l,es grands écrivains. Q~el plaisir de connaître l'écriture d'un assassin, et quel fécond sujet d'observations instructives! On va même jusqu'à produire en Lête du journal la figure d.u monstre; quelle salisfaction de contempler ces traits énergiques l quel bonheur de voir la face d'un homme qui a coupé une femme en morceaux! Fatale loi de la concurrence! il faut à tout prix distancer le confrère, saris quoi le tirage baisse et les actionnaires crient. C'est là l'excuse, mais ce n'est qu' une excuse; car s'il est élabli que ces complaisances pour une curiosité malsaine causent à la moralité publique un r éel préjudice, le profit qu'on en tire peut bien les expliquer, mais il ne les justifie . pas. Non, la presse n'est pas un métier. Écrire, c'est agir, et tout acte a des conséquences qui en éclairent la valeur et la portée. Toutes ces influences tendent à altérer la nature des sentiments que le mal en général doit produire et à convertir en une sorte d'intérêt presque bienveillant ou au moins en indifférence morale, le mépri1o, le dégoût et l'horreur que les criminels devraient inspirer. On en arrive à les e0nsidérer noa comme des·criminels, mais comme des hommes autrement faits que les autres; on est porté à cher-
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cher obligeamment toutes les circonstances qui peuwnt atténuer leur responsabilité, on ne serait pas fâché de les trouver irresponsables. Ici la science intervient encore, et son intervention est en général moins utile à la morale qu'aux coupables euxmêmes, car elle met plus d'une fois sur le comptede la folie des actes accomplis en connai ~sance decause. Et, en effet, quel est le point où commence la folie? Qui pourrait le fixer ou même l'indiquer? Tout crime, à le bien prendre, implique un troubleprofond dans la conscience, un dérangement des facultés ; mais ce trouble, ce dérangement, celui qui le ressent en est presque toujours la cause; c'est l'abandon de la volonté, c'est la liberté laissée ù la passion qui les produisent, de sorte qu e si le crime peut être attribué à la folie, cette folie elle-même est imputable au criminel. Un crime est commis dans l'ivresse; l'homme ivre n'est plus responsable;. c'est donc l'ivresse qui est coupable du crime; mais le criminel esl coupable de son ivresse ; c'est lui qui a volontairement noyé sa raison. Presque toujours. la folie qui engendre le crime est elle-m ême engendrée par la débauche ou la dépravation, elle est effet avant d'être cause, et la responsabilité peut bien, être reportée en arrière, elle ne doit pas être. écartée. L'aliénation mentale n'est souvent qu'une aliénation volontaire, et si la raison se relire, c'est qu'on l'a mise à la porte. Une autre conséquence de celte exagération de-
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scrupules scientifiques, c'est que les sympathies s'égarent et se fourvoient, et qu'on oublie parfois les victimes au profit des coupables. S'il est bien de songer aux circonstances qui peuvent atténuer la responsabilité du criminel, il est bon aussi de songer aux conséquences redoutables des acquittements faciles et des condamnations trop douces. Un crime acquitté est une semence de crimes; qui espère l'indulgence du juge est bien près d'y compter, et le droit de grâce lui semble bientôt le droit à la grâce. La défiance de la justice publique pousse aux vengeances personnelles, l'impunité de ces vengeances affaiblit à son tour la justice, si bien que, grà.ce à la douceur érigée en système et aux faiblesses d'une philanthropie fourvoyée, on reviendrait peu à peu à la barbarie.
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SOMMAIRE. - Que l'éduca tion ést chose difficile entre toutea parce que l'instinct et la passion l!-gissent d'une façon permanente, tandis que la volonté est une fc;-ce intermitten te. - Que l'éducation devient particulièrement difficile en certa ins temps et dans certains milieux. - Que la société aide ou contrarie, achève ou défait l'œuvre de l'éducateur . - Que l'éducation suppose un type à réaliser. - Idéal des r épubliques anciennes. - Idéal social et national de la République frança ise. - Sa supériorité morale. - Son r espect pour la dignité humaine, pour la justice, pour le travail sous toutes ses formes. - Son humanité; - sa prévoyance ; - sa sollicitude ; - sa largeur et sa générosité à l'égar d des autres peuples;- sa douceur; - sa conception de la Divinité qu'il identifte avec la justice et la bonté. - Idéal individuel.
L'éducation est chose difficile par tous les temps et dans tous les lieux, car il n'est pas aisé d'assurer l'empire de la raison sur les passions, et partout et toujours les passions sont les mêmes; vaincues parfois dans l'individu, elles subsistent dans l'humanité; elles ne meurent qu'avec Ja mort, elles renaissent avec la vie. Ce qui fait leur force, c'est qu'étant innées, elles agissent d'une manière permanente, tandis que la volonté qui les combat a nécessaire
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ment des défaillances, qu'elle s'exerce par intermittences, et que dans ces moments où la rnlont~ épuisée se relâche et se détend, la passion toujours active regagne le terrain perdu. Ce n'est que par la continuit~ et la durée de l'effort qu'on l'affaiblit, qu'on l'use et qu'on la décourage; ce n'est qu'en transformant en habitude les efforts d'abord successifs et inégaux de la volonté que l'on crée enfin une force morale dont l'action devient, elle aussi, permanente ,et enfin dominante. Si forte est la passion, que, désespérant de la vain-cre dans les milieux qui la ravivent et l'excitent, certains hommes s'arrachent à la société de Jeurs -semblables et se réfugient dans la solitude pour venir plus aisément à bout d'un ennemi ainsi privé de tou:t auxiliaire, et que d'autres, non contents d'isoler la passion, vont jusqu'à macéreretdessécher leur propre corps par la souffrance et les prjvations volontaires, pour ôter à leur adversaire 1es forces qu'il puise dans la chair et le sang. Mais ces violences engendrées par l'inintelligence de la nature humaine, par la méconnaissance de ses besoins légitimes, et l'exaspération d'une volonté impuissante, n'aboutissent qu'à d'inutiles martyres; on peut affaiblir la passion, on peut la contenir, on peut la régler, on n.e la détruit pas. Ces luttes acharné.es, outre qu'elles se proposent l'impossible, sont presque toujours entreprises trop tard, quand les passions, longtemps abandonnées à
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elles-mêmes, se sont développées et fortifiées 001 liberté. C'est de bonne heure qu'il faut s'y prendre, c'est q.ès leur naissance qu'il !aut les saisir, ce sont leur~ premiers mouvements et leurs premiers élans qu'il faut diriger. Mais, indépendamment des difficultés que l'éducation rencontre paTtout et toujours et qui tiennent à la nature de l'homme, il en est d'autres qui tiennent aux temps, aux milieux et aux mœurs. Combien l'éducation est chose plus difficile dans l'agitation et la corruption des grandes villes que dans le calme et l'innocence relative des campagnes, au milieu des luttes politiques et religieuses que dans les temps de concorde et de paix, dans le Taffinr.ment des civilisations avancées que dans la simplicité des mœurs primitives! Il y a eu certains peuples, comme les Athéniens, comme les Spartiates surtout, qui, à certaines époques de leur histoire, avaient réu!:-'Si à se mettre d'accord sur les principes de l'éducation. Ils avaient conçu un certain type de l'homme et du citoyen et adopté un ensemble de moyens propres à le réaliser. La tàche de l'éducateur y était alors simple et facile; car autour de lui, tout,concourait à le seconder. Les leçoffs données à l'école •rencontraient de l'appui au dehors; l'enfant trouvait dans la vie dome8~ique et dans la vie publique les modèles des vertus auxquelles on le formait. Rien ne contrariait les eff~rls de l'éducateur, rien n'affaiblissait l'autorité de sa
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parole ou ne détruisait l'effet de ses leçons. Corn- · mencée à l'école, l'œuvre se poursuivait et s'achevait sans peine dans une société qui n'était ellemême qu'une grande école d'application des vertus enseignées à l'enfance. Il n'est pas besoin de dire que la société actuelle ne ressemble point à celle que je viens de décrire, non que nous n'ayons nous aussi conçu un type de l'homme et du citoyen, et même un type supérieur à ceux de Sparte ou d'Athènes; mais nous sommes loin d'avoir pour la réalisation de notre idéal les ressources que ces républiques ont un moment possédées; surtout ce qui nous manque encore, c'est l'accord si désirable des esprits, c'est celle harmonieuse unité du corps social, c'est celle concordance si nécessaire entre les idées et les mœurs. Nous sommes dans une période de transition, et notre idéal lentement et péniblement élaboré dans d'interminables luttes politiques et religieuses, notre idéal sorti tout sanglant des entrailles de la Rérnlution française, puis trois ou quatre fois refoulé par des réactions violentes, vient seulement de reparaître encore tout affaibli par les blessures profondes faites à la patrie, et altristé par son inconsoll:),bte deuil; il se relève languissant, au milieu d'une société longtemps énervée par une corruption systématique et en partie atteinte par le scepticisn'ie et le découragement. Mais, tel qu'il nous apparaît, il doit avoir pour la jeunesse un charme puissant, il peut
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suffire à élever, à grandir les âmes; la santé renaissante de la patrie, la vitalité de notre race, la confiance des générations nouvelles dissipera le voile de tristesse inquiète dont il est encore enveloppé. Qu'était cet idéal des républiques de Sparte et d'Athènes? Celui d'une petite aristocratie intellectuelle et politique, dédaigneuse du . travail, qu'elle appelait servile, debout en armes sur une double couche d'esclaves. Le nôtre ne fonde pas la liberté de quelques privilégiés sur l'asservissement du plus grand nombre et l'égalité des uns sur la dégradation des autres ; il appelle à la liberté, à l'égalité, tous ceux qui vivent ensemble sur le sol de la patrie, il n'élève pas quelques milliers d'hommes par l'abaissement de tous les autres; bien loin de dédaigner le travail des mains, il s'efforce de l'ennoblir en l'associant aux travaux de l'esprit, d'en alléger le poids, d'en adoucir la rudesse par d'ingénieuses inventions; le nôtre ne voue pas les neuf dixièmes des hommes au mépris de leurs semblables et il ne fait pas de l'humiliation du plus grand nombre un sujet d'orgueil pour leurs maîtres; équitable et doux, dans tout homme, quel qu'il soit, il respecte la dignité de l'espèce, et il rougirait d'aggraver les inégalités que créent le hasard de la naissance et les caprices du sort, par des inégalités arbitraires ou cruelles; humai , tenE O ·; ,, , 1 faisant et réparateur, il respecte, il ~ :5'>-
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Notre idéal, c'est que la société arrive enfin à justifier son admirable nom, c'est-à-dire qu'elle ne -soit plus une simple ju:idaposition d'individus, mais un immense réseau aux mailles serrées formé d'associations de tout genre qui répondent à tous les besoins. Ne pouvant détruire les maux inhérents à la nature et à la condition humaines, la misère, les maladies, la vieillesse, la mort, nous voulons au moins les adoucir, en prévenir ou en atlénuer de plus en plus les funestes conséquen ces. Nous vouhumaine l'h umiliation de lons épargner à la dignité _ la mendicité; bien loin de songer à tarir les sources de la bienfaisance, nous voulons qu'elle devienne plus large, plus égale, plus clairvoyante et plus prévoyante. Émus d'une pitié profonde pour les victimes de la destinée, no.us voulons que l'homme -surpris en pleine activité par la maladie voie accourir le médecin et affluer les remèdes; que l'artisan, que le paysan soit attiré ingénieusement et généreusement vers l'épargne et que, par un prélèvement presque insensible sur son salaire quotidien, il arrive .à conjurer la misère qu'engendrent les acci_ ents et d les chômages et à assurer le repos et la dignité de sa vieillesse ; que les orphelins sans for tune trouvent dans la patrie française une seconde mère; que ces grands et malheureux enfants qui n'ont plus leur raison soient entourés d'autant de tendresse que -<:eux qui ne sont pas encore à l'àge de la raison, -que les malheureux qui tombent en enfance trouve:nt
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pour leurs vieux jours un toit hospitalier. NollS voulons enfin que la. sociébé se considère comme unefamille ïmmense dont la sollicitude toujours en éveil et la prévoyance toujours en travail embrasse dans le présent et l'avenir toutes les misères physiques et morales de ses innombrables membres. Il n'a rien non plus d~ la hauleur et de l'âpreté égoïste de l'idéal romain qui n.e poursuivait dans la victoire que l'humiliation et l'exploitation du vaincu; s'il a aspiré aux conquêtes, c'était non pour asservir les peuples, mais pour les affranchir, non pour les avilir et les dépouiller, mais pour les admettre alL partage des biens et des libertés dont nous jouissions. nous-mêmes; et aujourd'hui, convaincu de la puissance irrésistible de la raison et de la justice, ses préférences sont pour les conquêtes pacifiques, pour celles qui se font par la vertu expansive des idées et l'efficacité assimilatrice de l'exemple. Mais ilne s'enferme pas dans les limites de la patrie, si grande et si belle qu'elle puisse être, il ne peul se résigner à c l'égoïsme national dont d'autres peuples lui donnent l'exemple; il ne se sépare pas du reste de l'humanité, et, bien qu'il ait appris à ses dépens que la reconnaissance des peuples est un vain mot et que presque partout encore le droit plie sous la force, tout en faisant la part des nécessités présentes, tout en armant la patrie pour une défense nécessaire ou, des revendications légitimes, tout en s'interdisant . une propagande armée, il ne peut renoncer aux.
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espérances sublimes de la fraternité et de la concorde universelles. C'est l'honneur de la race et du génie français, c'est l'honneur de la Révolution française d'avoir associé dans leurs conceptiou et leurs aspirations les progrès et le bonheur de l'humanité tout entière aux progrès et au bonheur de notre patrie. Notre patriotisme est devenu prudent sans devenir égoïste; malgré de redoutables et proches exemples, il n'enseigne pas, il n'enseignera jamais le mépris et la haine des nations étrangères; fort de son droit, épris dt) la seule justice, il ne respire pas la vengeance; il garde, dans l'amertume même des souvenirs, son fond de générosité naturelle et de bienveillance habituelle. Profondément imprégné des influences du christianisme naissant, pénétré d'une immense pitié pour les misères sans nombre et les rigueurs arbitraires de la destinée humaine, son ambition la plus haute, sa passion la plus grande est de répandre dans les lois, dans les institutions et les mœurs, celle douceur fraternelle que respirait le langage du Christ, alors que la religion était encore contenue dans ces mots : Aimez-vous les uns les autres. Il se refuse à voir dans la Divinité une puissance vindicative et menaçant;, qui poursuit dans la série des générations innocentes la faute d'un seul homme, qui frappe et qui punit de peines horribles el infinies les défaillances d'un être faible et fini. A ses yeux la
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Divinité ne peut être que la personnification de la justice unie à la toute-puissance. Il ne demande pas aux hommes une perfection incompatible avec leur nature, il ne demande pas l'impunité des fautes, mais la ~esure et l'équité dans les peines. Confiant sans aveuglement, indulgent sans faiblesse, il fait à la raison, à la volonté, à la conscience l'honneur de les croire capables d'éclairer et de diriger l'homme sans l'épouvante des supplices éternels et sans l'appât des béatitudes infinies. Il place la dignité humaine · dans la responsabilité, il élève l'homme par et pour la liberté. Voil:i, en quelques traits, l'idéal que poursuit lasociélé française; mais, pour l'atteindre, il faut l'effort de tous et le progrès de chacun, une liberté tolérante, ennemie des excès et des violences, plus soucie use encore de ses devoirs que jalouse de ses droits; une égalité intelligente, respectueuse des supériorités intellectuelles et morales; une fraternité sincère qui ne s'exhale pas en discours, mais se traduise en actes; une raison éclairée aussi amie des progrès qu'ennemie des chimères; le respect et l'amour de tout ce qui est grand, de tout ce qui est bien; le courage de la modération, du bon sens et de la justice, le culte de la famille et la dignité de la vie. Telles sont les qualités dont l'éducation contemporaine doit s'efforcer de semer et de faire éclore les germes dans le cœur et l'esprit des générations nouvelles; car, sans ces qualités,l'idéal conçu ne sera qu'un rêve.
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AUSSES A REDRESSER, L'ÉGALITÉ
Ca que deviennent les principes en passant .dans l'esprit des masses. - Combien il importe de donner aux enfants des idées juste s sur l'égalité et la liberté. - Des inégalités naturelles. - Des inégalités sociales. - comment l'idée d'égalité a pris naissance. - Que sa source est dans la conscience. Qu'elle doit son existence et son caractère à la liberté morale ou libre arbitL·e. - Des utopies égalitaires. - De la véritf,ble égalité. - De l'ininLelligence de l'égalité politique. - Ses conséquences. - De l'égalité en tant qu'elle s'applique au principe de l'admissibilité à tous les emplois. - Des influences qui gênent l'application de ces prrncipes. - Des recommandations. - Rôle et devoirs de l'insLitutenr.
Il serait puéril de se dissimuler que cet idéal qui s'est laborieusement fait jour à travers les difficultés de tout genre, s'il a passé en partie dans les institutions et dans les lois, n'a pas encore pris possession des esprits, et surtout qu'il est loin d'avoir transformé les mœurs. D'abord quand l'idéal descend des grandes intelligences qui l'ont conçu, des grands c.œurs qui en ont longtemps couvé la flamme, dans les esprits à demi Cllltivés ou incultes, dans des âmes commun es ou basses, il s'altère, il se défigure, il se
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matérialise; c'est comme un tableau de maître, qui, sous le pinceau de copistes de plus en plus maladroits, va perdant peu à peu sa· beauté p~emière et finit par n'être plus qu'une image grossière ou même ume véritable caricature. Ainsi les g:rands principes de liberté et d'égalité· poli,tique et (livile qui puisent leur force et leur noblesse à la source même de la moralité humaine et qui ne sont que les formes agrandies de la loi qui régit la conscience, ces principes d'abord si admirablement exposés par ]a philos,Jphie du dix-huitième siècle, puis si admirablement compris par les législateurs de 1789, se retrécissant et s'altérant à mesure· qu1ils pénétraient dans des intelligences étroites et obscures, se déformant et se souillant au contact des passions ardentes et brutales, sont peu à peu devenus presque méconnaissables ; sou vent invoqués à contresens, ils servent à couvrir du reste de_leur prestige lesrevendications ~s plus absurdes et lès attentats lesplus monstrueux; c'est au nom de la liberté mêmequ'on prétend exercer de sanglantes tyrannies, c'est au nom de l'égalité qu'on prétend commettre les plus iniques spoliations. Et ces prfocipes~une fois faussésdans l'esprit des masses, vainement on s'efforce de les redresser. Trompées dans leurs convoitises, irritées par leurs déceptions, elles deviennent sour-· des, aveugles, intraitables, elles se raidissent con-· lre la vérité même évidente, elles s'enfoncent désespérément dans les erreurs qui leur sont chères•.
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Aussi est-ce de bonne heure qu'il faut imprimel" dans l'esprit de l'enfant ces types régulateurs de la vie politiqtrn comme de la vie privée, pour qu'ils y demeurent inaltérables, et que plus tard, les passions ne pouvant ni en obscurcir ni en méconnaître les véritables traits, et se résignent à en subir l'autorité naturelle, affermie par le progrès de la raison. Mais pour que les maîtres puissent enraciner ces principes dans les jeunes intelligences, il est indispensable qu'ils les portent en eux-mêmes et que par l'effort de la réflexion personnelle ils aient réussi à en bien comprendre le caractère et la portée, à les dégager de toutes les erreurs volontaires ou involontaires qu'accumulent autour d'elles l'ignorance et l'intérêt. Je ne doute pas que dans les écoles normales et dans les écoles supérieures on n'accorde à cette partie de l'enseignement, qui n'est que le complément de l'instruction morale et qui constitue la meilleure part de l'instruction civique, toute l'importance qui lui revient; que ne peut-il être continué hors de ces écoles et étendu aux maîtres si nombreux qui n'ont pu l'y recevoir I J'ai e.u plus d'une occasion de reco_ naître que les idées dont je parle, qui sont le n fondement de l'éducation politique, sont loin d'être bien nettes et bien arrêtées dans l'esprit de plus d'un maître. C'est chose essentielle de donner aux enfants une notion exacte de l'égalité. En effet, si cetle notion est faussée dès le principe, elle fausse à son tour
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toua les jugements que l'homme porte sur ses semblables et sur la société; elle altère et corrompt la notion de la justice, elle affaiblit et dessèche le sentiment du devoir et finit par étouffer le germe même · de la moralité. Que l'instituteur s'applique donc de bonne heure à montrer l'humanité telle qu'elle est sortie des mains de la nature, c'est-à-dire, pétrie d'inégalités de tout genre ; qu'il indique dans quelle mesure ces inégalités peuvent être adoucies, corrigées, compensées; qu'il délimite le champ forcément restreint de l'égalité politique et civile; qu'il suive et fasse suivre à l'enfant le travail salutaire et réparateur du temps et de la raison; qu'il lui fasse voir la part si large qui revient à notre pays et à la Révolution française dans cette œuvre bienfaisante; qu'il le pénètre de reconnaissance et d'admiration pour les créateurs, les propagateurs et les martyrs de cette religion humaine faite de justice et de fraternité, qu'il lui inspire enfin le désir de poursuivre sagement, sans découragement, sans impatience, l'amélioration progressive de la société humaine, au lieu de s'associer aux. stupides fureurs qui se déchaînent contre elle pGur la bouleverser et l'anéantir. La nature n'a créé que des inégalités; force, santé, beauté,)nlelligence, tout est inégal entre les hommes; ils ne sont égaux que devant la mort, et encore la mort est-elle pour les uns, préma~urée, pour les autres, tardive; les uns meurent peti après leur
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naissance, les autres en naissant, le::; autres avant de naître ; ceux-ci meurent subitement, ceux-là lentement, longuement; beaucoup sont déjà morts bien avant de mourir. C'était bien assez, c'était trop de tant d'inégalités naturelles, et cependant d'autres sont venues s'y ajouter, découlant des premières comme d'inévitables conséquences. En effet, abusant de leur force, les hommes les plus robustes ont d'abord asservi les plus faibles ; de là deux classes, celle des hommes libres, celle des esclaves: inégal ité de condition. Ils les ont dépouillés de leurs biens ; de là deux classes : celle de ceux qui possèdent, celle de ceux qui n'ont rien : inégalité de fortune. Souvent cette double spoliation de la fortune et de la liberté a été consommée non plus par une partie de la population d'Qn même pays s11r l'autre partie, mais par un peuple entier sur un autre peuple; de là deux classes, celle des vainqueurs et celle des vaincus, celle des nobles et celle des vilains ; surcroît d'inégalité. Interminable serait la liste de toutes les inégalités créées par la nature et de toutes celles que les passions humaines et entre toutes que la cupidité, l'orgueil et la sensualité ont greffées sur les premières. Comment donc l'idée d'égalité a-t-elle pu se faire jour à travers ce réseau serré, ce fouillis inextricable des inégalités de tout genre? Comment l'idée de justice a-t-elle pu naître et se dégager de cet amas d'iniquités engendrées par les passions et
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consacrées par le temps? Ne semble-t-il pas que la pauvre humanité dût être vouée à perpétuité à la · double tyrannie des corps et des âmes, et n'est-ce pas merveille qu'on ait pu tirer les uns d'une si profonde misève, et faire tomber les aulres d'une si h a ute et si ancienne tyrannie? Deux puissances invisibles, morales, la conscience et la pilié ont opéré ce miracle, et ont fip.i par arracher, sinon partout, au moins en bien des lieux, le droit aux étreintes de la force. Dès les premiers temps ces différences énormes entre les destinées humaines, ces r.ontrastes violents de la force et de la faiblesse, de la santé et de la maladie, des morts prématurées et des longévités, de la richesse et de la misère, de la laideur et de la beauté, du . génie et de l'idiotisme et Lant d'autres ont suscité, chez les disgraciés de la nature et du sort, des pln,inles douloureuses et légitimes, dont le retentissement a été se propageant et grossissant à travers les àges. Disséminés et isolés, les malheureux auraient été condamnés à une éternelle impuissance, 1,i une invention bienfaisante n'avait permis à toutes ees voix éparses de s'entendre et de se fondre dans un inmeJ.ilse coiacert. Grâce au langage parlé, puis .a ulangage éorit, une puissance nouvelle s'est formée, la puissance de l'opinion; il s'est trouvé, même parmi les privilégiés, des hommes à enlrailles que . ce navrant spectacle a émus de pitié; des voix élo.quentes se sont élevées en faveur des déshérités de
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tout genre; la poésie s'est fait l'interprète de ces douleurs et de ces souffrances imméritées; la religion les consolait par des espérances lointaines ; la philosophie mit en lumière les injustices, elle chercha la solution du redoutable et fatal problème; elle plaida la cause des opprimés, elle trouva au fond de la conscience le principe de la dignité humaine et de la véritable égalité. D'abord s'il y a entre les hommes bien des inégalités, il y a aussi bien des ressemblances sensibles, frappantes, dont les unes saisissent les yeux et les autres l'esprit. S'ils sont plus ou moins grands, plus ou moins forts, plus ou moins beaux, les hommes ont tous un même corps, pou vu des mêmes organes; s'ils sont plus ou moins intelligents, plus ou moins sensibles, plus ou moins énergiques, ils ont tous une · même âme pourvue des mêmes facultés; il y a donc entre eux des différences de degré, mais leur nature est la même; même aussi est leur condition, tous naissent et meurent; tous ont la même origine, tous la même fin, les mêmes joies, les mêmes peines, tous ont uFe famille, une patrie; tous sont hommes; enfin. Ce ne sont pas des êtres égaux, ce sont des êtres semblables. Mais toutes ces ressemblances d'âme et de condition, si semübles qu'elles soient, ne sont pourtant pas ce que les hommes ont de plus semblable en eux; il faut pénétrer plus avant, il faut descendre au plus profond de la conscience humaint:
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pour y trouver le principe et la égalité réelle.
qu'on serait dans l'impuissance de faire. Soumis à la fatalité, nous tombons au rang des choses, auxquelles on ne commande et ne demande rien. Donc pas de liberté, plus de devoirs et partant plus de droits, nos droits n'étant que les devoirs des autres envers nous. Pas de liberté, plus de responsabilité, plus de dignité, plus d'actions bonnes ou mauvaises, plus de mérite ni de démérite, plus d'éloge à donner, plus de blàme à infliger, plus de peines, plus de récompenses; le fondement de la raison se dérobe, la moralité s'évanouit, les jugements humains n'ont plus de règle, le langage plus de sens, les sentiments plus de raison d'être. Sans la liberté que signifient les mots d'estime, de mépris? estime-t-on la pierre qui tombe? blàme-t-on le feu qui brûle ? que parlez-vous de haine et d'amour, d'admiration ou de dédain? Les êtres qui agissent malgré eux, ou plutôt qui n'agissent pas, qui sont passifs, peuvent-ils inspirer de la reconnah,sance ou du ressentiment? Ainsi le libre
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arbitre est la clef de vo-ô.te de l'édifice moral et social comme il est la clef du langage humain. Otezle, tout s'écroule et le langage n'est plus qu'un pêle-mêle de mots vides de sens. Heureusement cette liberté morale est pour l'homme un besoin si vivement ressenti, elle pousse en nous des racines si fortes, si profondes et si vivaces, elle est si intimement et si nécessairement mêiée à tous les mouvements de la pensée et du sentiment, qu'elle peut déjouer les déplorables efforts d'une philosophie fourvoyée et d'un matérialisme avide d'abaisseme'flt. Ni la rage de la démonstration à outrance, ni les railleries d'une immoralité en quête de justifications,n'entameront une vérité indémontrable parce qu'elle n'a pas besoin d'être démontrée. Qu'est-ce que le raisonnement peut avoir à démêler avec une vérité éclatante qui éclaire toute la vie morale et sociale ? quelle est cette folie de vouloir porter de la lumière à un foyer lumineux? Quant à ceux qui ont besoin de ne pas se croire libres, par ce qu'ils abdiquent leur liberté, si leur raisonnement pouvait a voir quelque valeur, leur vie lui ôterait tout crédit; cette liberté morale si ineptement attaquée par ceuxlà même qui la devraient défendre, elle est heureusement bien vivante encore, l'homme y tient comme à sa vie même, et à part quelques disputeurs grisés de raisonnement et quelques avilis intéressés à se croire irresponsables, l'homme ne songe guère à la mettre en doute. Il continue et conlinuerà à ·
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revendiquer énergiquement la responsabilité de ce qu'il fait de bien, à accepter sans se plaindre les conséquences de ce qu'il fait de mal; il Lient à sa dignité d'homme, il n'aspire pas à déchoir. Or, c'est dans cette liberté morale que réside la véritable source de l'égalité; différents en tout le reste, les hommes ont ceci de commun qu'ils sont tous moralement libres. Tous ils sont capables d'effort, et c'est à l'effort que se mesure le mérite. Les hommes les plus dissemblables peuvent avoir un mérite égal. C'est parce que nous sommes libres que nous avons des devoirs, puisque c'est dans le pouvoir de faire ou de ne pas faire son devoir que consiste la liberté même; et c'est parce que nous avons des devoirs que nous avons des droits, c'esl-à-dire que nous pouvons exiger des autres quïls accomplissent leurs devoirs envers nous. Devoirs et droits, car il ne faut pas intervertir l'ordre logique et mettre avant les devoirs les droits qui en découlent, devoirs et droits sont les mêmes po'ur tous, et, comme ils n'existent que par le libre arbitre, on peut dire que le libre arbitre est le principe de la dignité personnelle el de la véritable égalité. Qu'on tourne et retourne un homme, qu'on l'examine par le dehors, par le dedans, qu'on fouille son corps, qu'on scrute son àme, on y trouvera des ressemblances nombreuses avec les autres hommes, mais point d'égalité, sauf en un point, un seul, la liberté morale. Et cette égalité est tout entière renfermée
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dans la liberté, car elle cesse par l'exercice même de cette faculté commune, et l'inégalité reparaît tantôt avec des nuances délicates el infinies, tantôt avec d'énormes différences,suivant l'usage ou l'abus que les hommes font de leur liberté: les uns se distribuent et s'étagent sur les innombrables degrés qui montent vers l'idéal et les autres descendent plus ou moins vite la pente qui les mène à l'animalité ; de sorte qu ·aux inégalités naturelles et accidentelles, physiques et intellectuelles, déjà si nombreuses, viennent s'ajouter des inégalités morales, celles-ci volontaires, puisqu'elles sont les conséquences de notre conduite; tant il est vrai que l'inégalité fait le fond même de notre nature ! Faisons donc bien comprendre aux enfants en quoi consiste l'égalité véritable, de quelle source elle découle, et dans quelles limites elle est contenue. Faisons-leur bien comprendre que, sans la liberté morale, il n'y aurait ni égalité civile, ni égalité politique. Cela est telle;.nent vrai qu'aux malheureux qui ont perdu celte liberté ou qui n'en ont jamais joui, aux fous, aux idiots, aucun peuple, aucune législation n'accorde la jouissance des droits politiques et civils; cela est tellement vrai, qu'à ceux qui ont abusé de cet le même liberté, aux condamnés, aux criminels, tous les peuples, tous les législateurs retirent pour un temps ou pour toujours l'exercice de ces mêmes droils. Plus d'égalité civile et politique, quand l'égalité morale, c'est-à-dire le libre arbitre est
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détruit, asservi par le vice et la passion. C'est donc bien là et pas ailleurs qu'est la racine de l'égalilé ; c'est bien là que git le principe, puisque, quand la liberlé morale disparaît, elle emporte avec elle sa conséquence naturelle , l'égalité des droits. Par ce qui précède on peut voir quelle est l'absurdité, pour ne pas dire la folie de ceux qui rêvent l'égalité absolue entre des êtres qui ne sont composés que d'inégalités de toute nature; on peut mesurer l'ignorance ou la démoralisation de ceux qui réclament des avantages égaux pour - hommes qui font des de leur liberté un usage si différent. Comment supporter l'idée d'une répartition égale des biens entre la fainé~ntise et le travail, entre l'ivrognerie et la tempérance, entre le vice et la vertu, entre l'héroïsme et le crime, c'est-à-dire entre des inégalités voulues et poussées aux extrêmes, que dis~je, aux contraires? Pour en arriver là, il faudrait commencer par anéantir la moralité même et réduire l'humanité à l'animalité pure. Car ce n'est qu'entre des animaux que l'égalité de ration pourrait s'établir avec quelque apparence de justice. Je dis en apparence, car, même parmi les animaux, on nourrit mieux ceux. qui travaillent davantage. Ces folies montrent à quel point l'égalité diffère de la justice, avec laquelle on se plait à la confondre et sous le patronage de laquelle on place les plus injustes des revendi cations. Non, cette égalité grossière et brutale n'a rien de commun avec la justice, elle en est le contre -pied,
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elle en est la négation, car la justice dit : à chacun suivant ses œuvres; et l'autre dit: à chacun, quelles que soient ses œuvres. Sur un pareil principe on peut bien bàtir une porcherie, mais fonder une société, jamais. Laissons là ces assimilations insensées, rêves d'ivresse ou de folie, qui réduisent l'humanité en matière, pour la couler dans un moule unique; il suffit de montrer de quels fonds sortent et montent <:es utopies malsaines, pour en inspirer 1~ dégo-ôt. Ils sont du reste plus bruyants que nombreux les partisans de ces folies, et ils font l'office de ces esclaves - ue Sparte enivrait pour préserver de l'ivrognerie. q Mais si ces aberrations sont trop grossières et trop repoussantes pour faire beaucoup de dupés, il n'en - st pas de même de certaines exagérations et de e certaines prétentions, contraires à l'égalité véritable, et qui, gràce à la vanité qu'elles flattent et à l'intérêt qu'elles servent, se répandent et se propagent, au grand détriment de la dignité personnelle et du bien général, dee principes républicains et des fonctions publiques. On ne saurait croire à quelles inconvenances et à -quelles absurdités conduit en politique cette inintelligence de l'égalité. On doit supposer que l'élu est choisi parce qQ.e les électeurs le considèrent comme le plus dign·e et le plus capable de les r eprésenter, et qu'à ce double titre, l'élu est au-dessus de l'électeur et a quelaue droit à son respect. Il n'en est rien
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pourtant, du moins en maint endroit; l'électeur se croit au-dessus de l'élu, qu'il considère comme son œuvre, comme sa créature; il ne songe point qu'il l'a choisi à cause de son mérite, à cause de sa valeur, à cause de son caractère, mais bien qu'il l'a tiré du néant par un acte de sa volonté souveraine, et que par suite l'élu est tombé sous sa dépe.ndance. Celte opinion de l'infériorité de l'élu vis à vis de l'électeur se manifeste dans certaines réunions publiques, où le malheureux mandataire, assis sur la s,ellette, s'entend interpeller en termes tels, que jamais président des assises ne s'en permettrait de semblables dans l'interrogatoire du plus suspect des accusés. Et quand l'électeur parle du conseiller, du député, du sénateur, dans l'élection duquel il entre pour une part infinitésimale, n'attendez pas qu'il fasse précéder son nom du terme qui r eprésente le minimum de la politesse courante; point.. Il l'appelle B ou C tout court; c'est bien assez pour lui. L'élu est traité moins poliment que le premier ou le dernier venu. Voilà ce qui peut s'appeler de l'égalité à rebours, de l'égalité renversée, et qui met le sens dessus dessous. La République ouvre à tous toutes les voies qui conduisent à tous les emplois, à toutes les fonctions. Autrefois les emplois se donnaient à la faveur ou s'achetaient argent comptant. La Répt1blique, passionnée pour la justice, a voulu que tout citoyen capable de remplir un emploi pût y aspirer, et que
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tout em ploi fiit donné au plus digne. Ce principe est une consécration de l'égalité civile en ce sens qu'il supprime les privilèges accordés à la naissance et à la fortune et qu'il substitue au caprice et à l'arbitraire une r ègle fixe et équitable; mais il est en même temps une reconnaissance no'n équivoque de l'inégalité naturelle et morale, puisqu'il classe les concurrents d'après leur aptitude et leur mérite. Ce principe est-il bien compris? Il est permis d'en douter. En tant qu'il supprime les anciens privilèges, il est universellement admis; mais en tant qu'au désordre de la faveur il substitue un ordre de mérite, c'est une autre affaire, et il n'entre pas si aisément dans les esprits et surtout dans les mœurs. Pour les esprits grossiers ou obscurcis par l'intérêt personnel, il y a là une atteinte à l'égalité absolue, un simple changement dans la nature du privilège; ce qu'on donnait autrefois à l'argent ou à la noblesse, on le donne aujourd'hui au mérite, au talent; c'est toujours de l'inégalité, car tout le monde ne peut avoir la même instruction, la même intelligence. On ne saurait croire combien est étroit le moule de l'égalité mal entendue, et à quel point cette conception rudimentaire s'écarte de la justice. Cet écart, il est facile de le faire voir et mesurer, même à des enfants. L'esprit de l'enfant est en effet simple et droit, il comprend sans peine que toute fonction publique comme toute profession, comme tout métier, exige
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d'abord de la compétence, et qu'il serait absurde de donner à un danseur un emploi de calculateur. Il comprend tout aussi bien qu'entre les aspirants dont la compétence est constatée, il faut choisir le plus capable, que l'intérêt public le demande, et que la justice le commande; il comprend enfin que tout aspirant ou candidat d'une immoralité prouvée ou d'une moralité suspecte doit être impitoyablement écarté, d'abord parce que l'honnêteté est la seule garantie de l'accomplissement du devoir, eniuite parce que, sans cette précaution, l'État qui confère les fonctions et qui est le tuteur naturel de la morale publique, en deviendrait le , destructeur. Voilà comment l'on doit expliquer l'égalité en tant qu'elle s'applique au principe de l'admissibilité à tous les emplois. Il n'y a plus de motifs d'exclusion tirés du rang ou de la fortune, et c'est en cela que consiste l'égalité; mais il y a des conditions de capacité et de moralité, et c'est là que l'inégalité reparaît, heureusement pour la justice. C'est ce qui prouve encore le caractère éminemment moral de la véritable égalité ; parmi les capables, la loi n'exclut que les indignes, ceux qui ont encouru des condamnations judiciaires, ceux qui sont moralement déchus; pour ceux-là plus d'égalité. · Ces principes, bien qu'altérés dans certains esprits, sont faciles à comprendre et l'instituteur n'aura pas de peine à en pénétrer les jeunes intelligences; seulement il faut que lui-même en soit non seulement 5.
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l'interprète convaincu, mais le scrupuleux observateur. Je ne parle pas de la moralité du corps enseignant, elle est au-dessus du soupçon; je ne parle pas de sa compétence, elle est établie par des titres, mais je parle du mérite et des conditions normales que l'appréciation du mérite doit établir dans la distribution des fonctions et l'avancement des fonctionnaires. Cette règle du mérite, on l'applique assez volontiers aux autres; s'y soumet-on aussi volontiers soimême? L'intérêt personnel résiste et cherche à échapper à cette loi maudite. On s'exagère son propre mérite, on se trompe soi-même, on s'échauffe à la poursHite de l'emploi convoité, on s'irrite de trouver sur son chemin des concurrents qui ont plus de droits, plus de titres, on les rabaisse, on les décrie; et, enfin, pour assurer le suceès, c'est-à-dire pour consommer une injustice, on finit parfois, quand on n'a pas commencé par là, on finit par recourir aux protections, et l'on supplée à l'insuffisance du mérite par l'appoint des recommandations. On cherche donc un personnage considérable qui n'est jamais bien difficile à trouver, on le trompe et il se laisse volontiers tromper, on le flatte et il se laisse faire, et on l'amène à intervenir pour qu'il barre le passage au plus méritant et qu'il fasse arriver le moins digne. Chose étrange! les hommes que le suffrage universel choisit à tous les degrés pour défendre les
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principes républicains, sont précisément ceux qui travaillent parfois à en fausser ou à en entraver l'application; ce sont eux qui parfois viennent jeter le poids de leur influence et de leurs recommandations dans le plateau où se pèsent les titres et les services. Élus entre tous pour établir et faire respecter la justice, ils s'emploient à demander des faveurs. Or, la faveur est un joli mot, et une vilaine chose; pour l'appP.ler de son véritable nom, c'est une ioj ustice, puisqu'elle donne le plus à qui mérite le moins. Singulier renversement des rôles I N'est-ce pas pour détruire le régime de la faveur qu'a été fondée la République? Cependant c'est à rétablir ce régime que travaillent des mandataires infidèles à leur mandat. Républicains de théorie, dans leurs discours ils ne réclament que la justice, mais dans la pratique ils ne cherchent que la faveur . La cause de cette conlradir.tion, pour ne pas dire dP. cette duperie, n·est. un secrr.t. pour personne, et cr. n'est pas le lieu d'examiner par quels moyensonpourrait soustraire à la t.r ·ann;e des intérêts privés les représentants de ~'intérêt public. Mais il est triste de voir des inatitutcurs, charg(fa sinon de repr.ésenter, au moins d'enseigner la justice, chercher parfois des auxiliaires à l'injustice. Je ne connais guère d'alliance plus immorale que celle d'un élu du peuple uni à l'éducateur du peuple pour obtenir un passe-droit. Cependant les habitµd es sont si enracinées et les tentations si fortes quEl j'ai vu un débu-
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tant, au saut de l'École normale, aller droit s'abriter sous le patronage d'un personnage influent; ç'a été sa pr_mière inspiration. e On demeure stupéfait de la légèreté avec laquelle certains élus du suffrage universel prêtent leur appui à certaines candidatures, avec quelle facilité ils se portent garants de la valeur professionnelle et morale de leurs protégés, avec quelie assurance ils se prononcent sur le bien fondé de leurs réclamations ou la légitimité de leurs prétentions. On dirait vraiment qu'ils savent par cœur le personnel, qu'ils ont pesé les titres et compté les services, et que l'administration compétente n'a plus qu'à s'incliner devant un jugement sans appel. Ils ne se doutent guère à quel point ils prêtent parfois à rire, quelles bévues ils commettent, et combien ils se méprennent sur l'aptitude et la moralité de leurs clients. Il leur arrive, et le cas n'est pas rare, de recommander les moins recommandables, soit parce qu'ils n'ont pas le courage de refuser, soit parce qu'ils ont intérêt à consentir, soit parce qu'ils n'ont pas le temps ou ne prennent pas la peine de s'enquérir. Rien de plaisant comme ces lettres de recommandation, véritables diplôme!'! de capacité, véritables certificats de moralité, délivrés souvent à des inconnus par des personnages trop connus. Ils y déclarent hardiment qu'un tel mérite à tous égards la place qu'il sollicite. Informations prises, on trouve .que ce candidat sans pareil est incapable ou taré.
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Que l'instituteur comprenne bien qu'il commet une faute grave quand il cherche à obtenir par des mfluences étrangères ce qu'il ne doit tenir que de son propre mérite, et qu'il viole ainsi le premier des principes qu'il a mission d'inculquer à l'enfanc~
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IDÉES FAUSSES A REDRESSER (SUITE)
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Des premiers effets de la liberté. - Intolérance retournée. De l'idée de liberté. - Comment elle s'altère. - Que la liberté a un caractère essentiellement moral. - Que si les hommes devenant plus libres ne deviennent pas meilleurs, la liberté tourne au détriment de la société. - De la liberté de laparole. - Réunions publiques. - Uto ies soci ·stes. - Du partage des biens. - Rôle de l'éducateur. - De a classe ouvrière, ses besoins, ses droits. - 'Nos devoirs. - Utopie de l'État industriel et comme.rçant. - Qu'elle conduirait à une tyrannie sans précédent, à une ruine inévitable. - De la bourgeoisie; qu'elle n'est pas une classe à proprement parler. - Des Ct'imes dits politiques. - Erreur à combattre. Des vols commis au préjudice de l'État, des départements, des communes. - Des fraudes. - De la contrebande. - ce que recouvre la surface brillante de la civilisation. - Préjugés et superstitions vivaces. - Des effets de l'ignorance dans les temps de malheur. - Bruits qui couraient pendant la dernière épidémie cholérique. - Médecins empJisonneurs. - Semeurs de choléra. - Devoir de l'éducateur.
Si l'égalité est assez souvent mal comprise, la liberté ne l'est pas toujours beaucoup mieux. Il est vrai de dire que nous ne sommes entrés que d'hier -en possession définitive de ce bien si longtemps désiré et que jusqu'alors nous n'en avions joui que par intervalles et parintermiltenccs. Or l'inexpérience,
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les longs jeilnes, les jouissances précaires et menacées engendrent les abus et les excès, tandis que la pm:session assurée des biens en r ègle l'usage et le modère; sous ce rapport, le temps est le meilleur des maîtres. Le premier usage de la liberté incomprise ou reconquise, prémalurément ou soudainement accordée; c'est une atteinte à la liberté même. Tel qui se plaignait et avec raison d'être privé de la liberté de conscience, du jour même où il l'obtient, s'élève contre ceux quine partagent point ses croyances ou son incrédulité; il les attaque, il les dénonce, il prétend leur imposer la contrainte dont il a longtemps souffert et dont il vient d'être affranchi. La liberté lui paraît incomplète si les autres en jouissent.; il s'étonne, il s'irrite que la reconnaissance de ce droit n'ait pas eu pour premier effet de ramener les autres à son opinion; si on le laissait faire, sa liberté tournerait vite en représailles et en tyrannie. Tel autre demandait la liberté de la parole et de la discussion; il se flattait de réduire aisément ses adversaires par l'irrésistible puissance de ses arguments; mais que ces adY.ersaires r ésistent, qu'ils s'obstinent dans leurs erreurs, ou qu'ils demeurent r fidèles à leurs conviclions, not_e homme désappointé s'emporte et sans plus attendre, passant du raisonnement à l'injure, il se donne le plaisir de vilipender ,ceux qu'il n'a pu convaincre. Tel autre croit tout uniment que la liberté, c'est·la
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destruction de l'autorité, et le lendemain du jour où la liberté a été proclamée, il se réveille tout surpris de trouver encore en place des autorités civiles ou militaires. Celui-ci, tout fraîchement investi du droit de voter, ne r êve p~us qu'élections, électeurs, éligibles, élus, et, partisan résolu de l'application universelle du suffrage universel, il voudrait sagement faire élire les officiers par les soldats, les administrateurs par les administrés, les contrôleurs par les contrôlés, les maîtres par les élèves, et les juges par les accusés. Tous ces excès, toutes ces folies ne tiennent pas seulement à l'ivresse naturelle des premières heures de l'affranchissement, mais à l'ignorance complète de ce qu'est la liberté, de sa nature et des limites qu'elle rencontre dans l'exercice des droits d'autrui et dans les conditions mêmes de l'existence des sociétés. La liberté civile et politique n'est qu'une conséquence de la liberté morale; elle étend à la fois le pouvoir de bien faire et celui de mal faire; mais en augmentant le pouvoir de bien faire, elle en accroît l'obligation; en augmentant le pouvoir de mal faire, elle n'en donne pas le droit. A la contrainte exercée par le despotisme ou la rigueur des lois, elle substitue l'empire volontairement exercé par l'homme sur lui-même ; à la direction imprimée du dehors, elle substitue la direction qui vient du dedans. Les lois cessent ainsi d'imposer au citoyen tout ce pu'il est jugé capable de s'imposer à lui-même.
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La liberté n'implique donc pas une suppression ou une diminution d'autorilé, mais un déplacement et un changement dans la nature et l'action de celte autorité. Au lieu d'être exercée par une volonté étrangère, elle s'exerce par la volonté personnelle; et elle devrait se mesurer à l'aplitude des hommes à se gouverner eux-mêmes. Qu'on l'appelle · donc civile, politique ou religieuse, quel que soit le nom qu'on lui donne, elle est par nature, et elle reste essentiellement morale; elle augmente le nombre des actes que l'individu fait sans contrainte et qui par suite ont un caractère moral; elle lui permet de devenir ou plus utile ou plus nuisible, ou meilleur ou pire, et, en étendant le champ de son activité volontaire, accroît dans la rnême proportion le poids de sa responsabilité. Il est aisé de comprendre que si, devenant plus libre, l'homme ne devient pas meilleur, il emploiera au mal le surcroît de liberté qu'on lui accorde, si bien que cette liberté tournera bientôt au détriment de la société comme de l'individu lui-même, et que l'accroissement de la liberté publique entraînera inévitablement un accroissemenl correspondant de crimes et d'immoralité. Plus de liberté exige donc plus de valeur morale; aussi a-t-on dit et avec raison, que le principe du régime républicain est la vertu. Comme ce régime.assure aux citoyens toutes les libertés possibles, il demande en retour des hommes capables d'en user sagement, sans quoi il périrait par l'excès même de la liberté,
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comme le despÔtisme périt par l'excès de latyranme. Que les instituteurs se pénètrent donc bien de cette vérité, que liberté oblige plus encore que no ble~e, que la responsabilité augmente dans la mesure où la liberté grandit, et que si un homme ne devient pas d'autant plus sage qu'il devient plus libre, sa liberté n'est qu'un fléau pour lui et pour les autres. Ce mot de liberté est magique et terrible; dans les temps d'émancipation récente, il évoque le souvenir des maux qu'on a soufferts, il pousse à la violence, il pousse à la vengeance, il -éveille- l'idée bien plus de ce qu'on peut se permettre sur les autres que de ce qu'on doit exiger de soimême. Mais à mesure que s'éloignent _et se refroidissent les souvenirs cuisants de la tyrannie vaincue, à mesure que la conquête de la liberté s'affermit et que la possession en devient assurée, il faut dissiper -celte sorte de fumée brûlante qui l'entoure encore; il faut la dépouiller des passions qu'a soulevées la violence des révolutions, il faut mettre en lumière -son caractère pacifique et moral; car si la _ puissance -de la liberté peut renverser les gouvernements tyranniques, l'intelligence de la liberté peut seule .affermir des gourvernements libres. Ce ne sont pas seulement les idées d'égalité et de 'liberté qui sont ou obscurcies ou défigurées par l'ignorance et par la passion; ces derniers temps ont 'VU naître ou plutôt renaitre et se propager surl'Élat, -son rôle et sa mission, sur la société, son principe
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et sa constitution, des erreurs dangereuses dont il ei;t du devoir de l'instituteur de préserver l'enfance et de délivrer l'àge adulte. Aujourd'hui on a la liberté de tout dire, et Dieu sait si l'on en abuse, Dieu sait ce qu'il se débite d'absurdités dans ces réunions qu'on appelle privées, parce qu'elles se tiennent en lieu clos, mais qui son t bien réellement publiques, parce que ces lieux èlos contiennent des milliers de personnes, et parce que les journaux petits et grands se font un devoir de répandre des comptes rendus de ces réunions nombreuses et souvent tumultueuses. Et, de fait, il vaut / mieux que les théories monstrueuses qui s'y exposent avec un cynisme naïf, fassent ensuite le tour de la presse et soient étalées au grand jour, au lieu de se dérober dans l'ombre et le mystère des conspirations; il vaut mieux qu'elles soient soumises d'une manière permanente à l'épreuve de la discussion, si tant est qu'elles supportent la discussion, et que le bon sens et l'honnêteté du public soient sans cesse appelés à en faire justice; il vaut mieux qtte la société connaisse ses ennemis, leur nombre, leur valeur morale, leurs espérances et leurs projets. Mais de peur que l'enfant arrivant à l'adolescence ne devienne la dupe des déclamateurs furibonds ou l'instrument de leurs entreprises criminelles, nous1~ devons de bonne h eure l'avertir, l'éclairer et le pré-; , munir. Pour réfuter des erreurs qui sont aussi anciennes que le monde et qui dureront autant qu e lui,
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parce qu'elles proviennent bien moins de l'esp,·it que de la passion, pas n'est besoin d'être grand clerc, ni puissant logicien; la raison de l'enfant y suffit: cette vieille et toujours renaissante utopie du partage des biens, elle n'est pas un système, elle est une convoitise, et c'est pour cela mAme qu'elle est aussi impossible à détruire qÙ'aisée à r éfuter. L'histoire toute seule s'en charge; mais les utopistes du partage ne connaissent pas l'histoire ou ne veulent pas la connaître. Le partage n'est réclamé que par ceuxlà même qui n'ont rien à mettre en partage. L'égalité des parts supposerait au moins l'égalité du mérite; or, sous ce rapport, il n'y a qu'inégalilé. Que si au mépris de la justice, on en appelait à la force , où trouverait-on une force capable d'imposer le partage et surtout de le maintenir? Combien de temps les parts resteraient-elles égales? le partage à peine fait, l'inégalité renaîtrait, car chacun ferait de sa part un usage différent; l'avarice et la générosité, la tempérance et l'intempérance, la prévoyance et lïmprévoyance, la nature en un mol détruirait à l'instant même une égalité contraire à la nature autant qu'à l'équité. Il suffit de mettre l'enfant en présence de ces absurdités pour qu'elles lui crèvent les yeux. Dans tous les temps, dans toutes les sociétés, il y a toujours eu une classe déshéritée ou moins favorisée que les autrei:; ; dans l'antiquité, les e~'Claves, au moyen àge, les serfs, plus tard, les paysans, aujourd'hui les ouvriers, ou du moins une partie de la
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classe ouvrière. Le développement trop rapide de certaines industries a créé des agglomérations d'hommes que la rudesse de leurs travaux, l'insuffisance de leurs salaires, la menace permanente du chômage, l'incertitude du lendemain, dispose aux revendications violentes et livre aux excitations coupables de meneurs ambitieux et cupides. C'est le droit de ceux qui souffrent de chercher à améliorer leur sort, c'est notre devoir à tous de les y aider, c'est l'avantage des institutions libres de leur en fournir les moyens, et l'honneur du gouvernement et des chambres d'y contribuer de tout leur pouvoir. Mais autant ces efforts sont légitimes et louables, autant est absurde la prétention d'imposer à la société tout entière le soin ou l'entretien d' une catégorie de citoyens, non seulement parce que les secours se demandent et ne se commandent point, non seulement parce que l'État n'a ni le pemvoir d'imposer sa volonté à l'industrie privée, ni le droit de se substituer à elle, non seulement parce que la perspective d'un salaire assuré détruirait bien vite l'initiative et l'activité et par suite l'industrie même, mais aussi, mais surtout parce qu'il iserait impossible de régler et de limiter ce privilège, parce que tous les corps de métiers viendraient la réclamer les uns après les autres, puis tous les ouvriers qui travaillent seuls, puis les petits commerçants, puis les paysans, puis tout le monde, et que l'État, si par malheur il se laissait entraîner dans cette voie, serait amené à
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anéantir toute liberté individuelle,àétablir partout les travaux forcés et à exercer une tyrannie monstrueuse, sous laquelle il finirait par succomber lui-même, entraînant dans sa ruine la société tout entière. Ces vérités- là ne sont pas au-dessus de la portée des enfants, et en tout cas, pour les·y mettre, il suffit de prendre un exemple. Supposons que tous les ouvriers menuisiers demandent de l'ouvrage à l'État, chose déjà peu vraisemblable, car il en est beaucoup qui_ ne veulent relever que d'eux-mêmes et qu'il faudrait contraindre, mais admettons que l'accord se fasse sur ce point et que l'État consente à devenir seul et unique fabricant. Voilà d'abord une liberté supprimée, et de ce seul fait, toutes les autres menacées. L'État devenu patron réglerait les salairès. Croit-on qu'il parvînt à contenter tous les ouvriers? S'il leur donne à tous un salaire égal, les ouvriers laborieux et adroits se plaindront et avec raison; s'il établit des salaires inégaux, ce seront les paresseux et les malhabiles qui réclameront ; il faudra qu'il ait •recours à la force ·pour imposer sa volonté ; la tyrannie commence. Et à quel tau:x. fixelia-t:il les salaires ? avec quoi les payera-t-il? Évidemment iavec le prix des meubles vendus. Le voilà donc devenu non seulement unique fabricant, mais unique marchand. Voilà un commerce supprimé et tous les marchands ruinés; ou, si on les indemnise, c'est le trésor, c'est-à-dire le public qui payera l'indemnité. La tyra,nnie avance· .
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Et si l'État ne vend pas assez de meubles, avec quoi payera-t-on les salaires? encore avec l'argent du trésor, c'est-à-dire des contribuables. Ou, si, pour nourrir ses ouvriers, il élève outre mesure le prix des meubles, et que le public refuse d'en acheter et fasse venir de l'étranger des me.ubles meilleurs, à meilleur marché, s'y opposera-t-il et forcera-t-il les citoyens à acheter les siens? surcroît de tyrannie. Et quand il aura ainsi mécontenté tout le monde, sauf les ouvriers menuisiers, et encore, comment fera-t-il pour fuire prévaloir sa volonté? sera-ce à l'aide de ces mêmes ouvriers menuisiers? La lutte ne serait pas longue. Et que serait-ce donc si l'État voulait être nun seulement fabricant de meubles, mais l'unique fabricant, l'unique industriel et l'unique commerçant- de la société tout entière ?Qu'on songe bien qu'en élevant le prix des marchandises pour élever ou soutenir les salaires, l'État atteindrait infailliblement les ouvriers eux-mêmes, . _ ar les ouvriers sont aussi des acheteurs; il leur· c fa,udrait donc eux aussi payer plus cher les objets de consommation, ou, si on leur vendait à meilleur· compte, le reste du pays se révolterait et avec rai'Son. Le simple essai d'un pareil système, s'il était possible, mettrait sens dessus dessous la société en quelques jours. Rendue ainsi palpable, une vérité de ce genre peut entrer aisément dans l'esprit d'un enfant. Ce n'est pas l'intérêt d'une classe seule, si méritante qu'elle puisse être, qu'on doit chercher, à.
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l'exclusion ou au préjudice des autres, c'est l'intérêt de tous, c'est l'intérêt commun. Qu'il y ait d'un côté plus de concessions à faire, plus de sacrifices à consentir, nul n'y contredit; mais demander l'assujettissement du peuple à une partie du peuple, c'est la négation du principe républicain, et sous une autre forme le retour au passé. Pénétrons de bonne heure l'àme des enfants d'un sentiment de bienveillance pour tout ce qui porte le nom de français; élevons-les par le patriotisme audessus des divisions qui tendraient à rompre l'unité si péniblement conquise, et à faire renaître des classes que la république deux fois victorieuse a fondues et confondues dans le vaste sein de la démocratie ; il n'y a plus de castes, plus de classes dans la société française, il y a la nation; les privilèges ont disparu, et quant aux différ ences de fortune, c'est sur la fraternité et non sur la violence qu'il faut compter pour les amoindrir; car, pour les détruire, il faudrait détruire l'humanité même. Il est d'habitude dans certaine presse de représenter la bourgeoisie comme formant une classe à part, classe h éritière des privilèges de l'ancienne noblesse. Est-il besoin de faire remarquer que la bourgeoisie, puisqu'on l'appelle ainsi, ne possède aucun droit qui n'appartienne à tous, que le dernier des prolétaires a les mêmes droits que le premier des bourgeois, et qu'en France l'égalité civile et politique est absolue? Parler de titres est plus inutile encore, les
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quelques titres et particules égarés dans la bourgeoisie n'y ont ni vàleur ni crédit; à très peu d'exceptions près, ce sont des signes parfois suspects, souvent ridicules d'une vanité aussi incorrigible qn'inoffensive. D'ailleurs ces particules voyagent, elles montent, elles descendent, et ne sont fixées en aucune partie de la nation. Qu'est-ce donc qu'une caste sans titres et sans privilèges ? à quel signe distinctif reconnaît-on un bourgeois? où commence, où finit la bourgeoisie? où est la limite qui la sépare du reste des citoyens ? Dans la pensée de ceux qui lui déclarent la guerre, qui la rendent responsable des maux et des souffrances de la classe ouvrière, qui la signalent comme une seconde noblesse à détruire par une seconde révolution, la bourgeoisie se compose de tous ceux qui sont arrivés, eux ou leurs pères, à se créer, par le travail, une épargne, un capital petit ou grand. Le capital, voilà le grand mot, voilà l'ennemi I Ainsi le travail, l'économie seraient des crimes 1 Se peut-il imaginer rien de plus inique, de plus absurde, de plus antipatriotique? L'ouvrier habile qui a épargné sur son salaire : bourgeois ; le paysan laborieux qui a économisé sur le produit de ses récoltes : bourgeois; le modeste employé qui a vécu de privations pour élever son fils et doter sa fille : bourgeois; bourgeois tous, alors; car il n'est per- . sonne qui ne puisse épargner. D'ailleurs, qui noble est, noble reste; au con6
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traire, le bourgeois d'aujourd'hui ne l'est plus demain, car on se ruine en ce monde; et le prolétaire d'aujourd'hui demain sera bourgeois, car en ce monde on travaille et l'on gagne. Dans notre démocratie libre et ouverte il n'y a point de barrière, mais deux grands courants, l'un qui élève le mérite et le travail, l'autre qui entraîne .en sens ontraire, l'inconduite et l'incapacilé. Il faut aider les premiers à monter plutôt que retenir ceux qui descendent; il faut venir en aide · aux efforts honnêtes et laborieux pour la constitution d'une première épargne; il faut, par tous les moyens légitimes, améliorer progressivement le sort des travailleurs et leur rendre possible cette épargne si désirable; mais flétrir ceux qui ont semé et plus tard récolté, mais menacer ceux qui ont ~ecueilli les fruits des arbres plantés par eux ou par leurs pères, c'est briser le ressort de l'activité humaine, c'est tarir la source de la prospérité nationale, c'est commetlre un crime de lèse-justice et de lèse-patrie. Aussi, laissant de côlé les cupides exploiteurs de la souffrance exaspérée, les harangueurs ambitieux de la misère égarée, je dirais aux partisans convaincus ou séduits des utopies malsaines et des revendications injustes, ce que l'Hôpital disait à ses contemporains divisés par le fanatisme religieux : « Pour Dieu, ôtons ces mots funestes et diaboliques, « noms de partis et de séditions, luthériens, hugue-
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« nots,. papistes, et ne changeons pas le beau nom
« de chrétiens. »
Et nous, ne changeons pas le beau nom de F1·an-çais; quand nous parlons aux enfants de notre société, de nos institutions républicaines, montronsleur comment chaque citoyen, libre sous la protection de lois équitables, peut déployer en tous sens sa libre activité, et tenter toutes les voies, sans rencontrer d'autres obstacles que ceux que la nature elle- · même a créés, et que la civilisation moderne travaille sans relâche à abaisser, ne les pouvant détruire. Il est un.e autre erreur malheureusement trop répandue, qui accuse une profonde altération du sens moral, et qui tend à multiplier les crimes en leur donnant une apparence de noblesse et de légitimité. Aux yeux de certaines gens, les crimes politiques ne , sont pas des crimes. Les auteurs de ces attentats trouvent non seulement des approbateurs, mais des défenseurs éloquents; il n'est donc pas étonnant qu'ils aient des imitateurs. Qu'est-ce donc qu'un crime politique? C'est celui qui est commis non par intérêt personnel, mais sous couleur d'intérêt général et pour amener un changement qu'on croit utile dans la forme du gouverment ou dans la constitution de la société. C'est donc la nobleslile du but qui ennoblit l'action, et c'est la fin qui justifie les moyens. Celte maxime n'est que trop connue, et connue par ses fruits; c'estla maxime
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jésuitique, et l'on a droit de s'étonner de la voir adoptée et mise en pratique par ceux-là même qui sont les ennemis déclarés des jésuites et qui les accablent de leur mépris. Et cependant si les jésuite.; ont encouru le mépris et la réprobation, c'est précisément parce qu'ils ont appliqué sans scrupule celte déplorable maxime. Comment donc leurs imitateurs pourraient-ils échapper à la même condamnation? Le vol et le meurtre commis dans un intérêt reli~ gieux sont-ils plus coupables que le meurtre et le vol commis dans un intérêt politique? La différence du but change-t-elle donc le caractère des actes? Non: la moralité des actes est indépendante du but; tuer et voler sont des crimes, quelle que soit l'intenlion de celui qui vole et tue. Si, pour se justifier d'un crime, il suffit d'alléguer une bonne intention, il n'y a plus de répression possible, partant plus de sécurité, et bientôt plus de société. Les hommes lee meilleurs peuvent se tromper ou se laisser entraîner, que sera-ce des autres ? Et qui donc peut se flatter de pénétrer les intentions des hommes? à quel signe certain distinguera-t-on une bonne d'une mauvaise intention o/ et si l'on s'en rapporte aux accusés eux-mêmes, est-il un scélérat qui ne puisse échapper au châtiment? La justice, malgré les ressources dont elle dispose, n'arrive pas toujours à établi.r le véritable caractère des faits, .comment arriveràit-elle à fixer le caractère des intentions? c:est u·~ axiome juridique que personne n'est juge
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dans sa propre cause; que devient ce principe si l'on absout un crime en faveur de l'intention? Admettre en effet l'intention pour une justification, n'est ce pas constituer chacun juge de lui-même? Si la moralité des actes dépend de l'appréciation individuelle, il n'y a plus de coupables, il n'y a plus de justice. Il faut donc que la justice ait une autre prise sur les sentiments presque toujours insaisissables ou obscurs; cette prise, c'est l'acte seul qui la donne. Les actes volontaires sont bons ou mauvais en eux-mêmes, indépendamment de leurs causes et de leurs conséquences; sans doute les mêmes actes n'ont pas toujours la même valeur; mais dans quelque mesure que les circonstances les aggravent ou les atténuent, ils conservent le caractère qu'ils tiennent de leur nature; le crime peut être plus ou moins grand, mais crime il est, et crime il demeure. Une autre erreur moins funeste 1 il est vrai, mais grave encore et fort . accréditée, erreur qui découle de la même source, consiste à croire qu'on peut en toule sûreté de conscience frauder le trésor, trom-
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à les affaiblir. Il importe donc de saisir à temps l'es-
prit de l'enfant, de rectifier les idées fau sses que l'indulgence de l'opinion a pu y faire naître, et de bien affermir son jugement sur ce point, avant que l'intérêt personnel ou la contagion de l'exemple l'aient entraîné à suivre le courant. Disons-lui donc el faisons-lui comprendre que la fraude et la contrebande, si fort en usage pour ne pas dire en honneur, surtout dans les pays frontières, sont des vols véritables, qui ne diffèrent des vols ordinaires et qualifiés crime!l, qu'en ce que ceux-ci sont commis au préjudice des particuliers, tandis que ceux-là se commettent au préjudice des communes et de l'État. Or, voler quelqu'un ou voler tuut le monde, c'est toujours voler, et, au point de vue moral, la faute est la même; ce sont des espèces différentes de vol, mais ce sont l'une et l'autre des vols. Ajoutons que ces fautes qui autrefois pouvaient paraître légères ou moins répréhensibles, ont pris suus le régime républicain un caractère de gravité nouveau et sont aujourd'hui sans excuse. En effet, dans un temps où les droits de douane ou d'octroi étaient fixés arbitrairement, on pouvait jusqu'à un certain poi nt se croire autorisé à garder pour soi un argent dépensé sans contrôle et parfois sans profit pour la nation. Mais aujourd'hui ces impôts sont, comme tous l':ls autres, votés ou approuvés par les chambres, c'est-à-dire par le peuple lui-même, ils
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i;ont affectés à l'entretien des services de l'État ou à des travaux d'utilité publique, leur emploi est soumis au contrôle le plus minutieux et le plus actif; retenir ou détourner un argent légalement voté, légalement percu, légalement employé, ce n'est pas seulement po;ter préjudice à ses concitoyens et se vole!' soimême, c'est se mettre en révolte ouverte avec la volonté nationale, c'est violer à la fois la lof morale et la loi civile. Les mœurs sous ce rapport, comme sous bien d'autres, sont en retard sur les inslilutions, car il ne manque pas de prétendus républicains qui élisent fort consciencieusement leurs députés, leurs conseillers généraux, leurs conseillers municipaux, c'està-dire qui leur confèrent par l'élection le rlr0il rie Vl)· ter les impôts, et qui ensuite, par une contrarlir.tiou sans doute inconsciente, s'ingénient à ne point acquitler ces impôts votés par leurs représentants, c'est-à-dire par eux-mêmes. A force de parler et d'entendre parler de progrès, -On en arrive à se méprendre sur l'étal intellectuel de notre génération,on est dupe de l'apparence, on juge sur la surface sans regarder au fond. En r éalité nous sommes plutôt frottés de civilisation que civilisés, noussommes·républicains de nom plutôt que de prin-cipes et surtout que de mœurs. Ceux qui ne se contentent pas de lire les journaux et d'entendre les orateurs, ceux qui tiennent à se renseigner par euxmêmes, ceux qui s'éloignant du bruit qui se fait à la
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surface, descendent dans le peuple et vont écouter les ·ouvriers, les paysans, les bonnes femmes, ceux qui suivent avec une curiosité réfléchie les séances de nos tribunaux, ceux-là savent quelle couche épaisse d'ignorance il reste à enlever, combien de préjugés ridicules, de croyances absurdes, de superstitions tenaces il reste à déraciner, combien d'idées étranges fermentent encore dans les cerveaux malsains, combien de fantômes hantent encore les imaginations et non seulement dans les coins reculés des campagnes, mais au beau milieu des villes et des plus grandes villes. Là comme dans les plus petits villages fleurissent encore l'invincible croyance à la vertu fatale du fameux nombre treize, des salières renversées, des araignées malencontreuses; là, à la porte des écoles, des lycées, et des facultés, dans les quartiers de lumière, s'ouvre le cabinet de la somnambule et des diseuses de bonne aventure, et plus loin, dans quelque ruelle discrète, le réduit où l'on achète à beaux deniers comptants le moyen de conjurer les sorts et de vaincre l'émmasquement . Il y a dans les esprits un fond naturel de crédulité peureuse et sur ce fond un amas vivant de superstitions, où l'on retrouve des restes de paganisme mêlés aux plus grossières aberrations du moyen àge. Chose étrange, certains esprits cultivés n'échappent pas à cette tyrannie de l'absurdité unie à la peur, el le. racines inextirpables des superstitions héréditaires repous-
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sent vivaces à travers la floraison de la plus saine culture. C'est pourtant là ce qui gouverne la vie morale d'innombrables créatures humaines dont la raison ne peut se développer, étouffée sous ce lierre luxuriant et malfaisant. Dans les temps de crise, aux époques troublées, quand arrivent les désastres, quand les fléaux se déchaînent, toutes ces croyances, qui en temps ordinaire remuaient confusément et obscurément au fond des esprits, commencent à s'agiter au souffle de la peur et comme ranimées d'une vie intense et fiévreuse, sortent tout effarées au grand jour. C'est alors qu'on voit ce que l'ignorance peut engendrer de folie. Tout récemment encore, quand le choléra sévissait à Marseille, les médecins, comme partout, comme toujours en notre pays, les médecins se prodiguaient, se dévouaient pour les malheureux atteints par le fléau. Eh bien, à ce moment même, une idée étrange, inouïe, venue on ne sait d'où, née on ne sait comment, s'était répandue. On disait, on croyait que les médecins allaient empoisonnant les malades; et ce n'est pas seulement dans un ou deux cerveaux dérangés que cette idée s'était implantée; l'horrible bruit courait partout et trouvait créance dans une bonne partie de la population affolée. Sur plus d'une porte de docteur on lisait ces mots tracés en grosses lettres:« Empoisonneur. » Des médecins qui se présentaient pour donner leurs soins aux cholériques étaient renvoyés brutalement,
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parfois avec des injures, même avec des menaces. Chose affreuse! une mère dont les enfants agonisaient, se plaça en tra'vers de sa porte pour barrer le passage au docteur, aimant mieux laisser entrer la mort. Dans une autre ville·en proie au fléau, on entendit plus d'une fois retentir au milieu du silence funèbre de la nuit des menaces de mort con lre ceux qu'on appelait les semeurs de choléra· et qui n'étaient que d'honnêtes passants attardés, regagnant leur logis. Comme le mal frappait surtout dans les maisons étroites et malsaines, dans les taudis, dans les rédllits, quelques imaginations égarées .par la frayeur et l'exallation avaient conçu le soupçon d'une alliance monstrueuse entre le pouvoir et le fléuu pour la destruction ou l'affaiblissement du parti socialiste. Ainsi dans un temps où l'on a tant fait pour améliorer le sort du peuple, où chaque jour voit éclore quelque œuvre nouvelle de prévoyance et de bienfaisance, en un temps où l'on peut dire sans exagération que le sort de tous ceux qui travaillent et qui souffrent est la première et la constante préoccupation des gouvernements, des corps élus et de tous les bons citoyens, où la charité qui seule ou presque seule autrefois venait en aide à la souffrance et à la misère, est aujourd'hui secondée, étendue, transformée par l'effort permanent, actif, intelligent de la société tout entière impatiente et jalouse
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d'arriver à une ré!>artition plus équitable des biens et à un soulagement plus efficace de toutes les misères humaines, dans un pareil temps, ceux-là même qui sont l'objet de celte universelle sollicitude, peuvent se laisser égarer jusqu'à prendre leurs auxiliaires les plus dévoués pour les complices de je ne sais quel noir et effroyable complot, et leurs courageux bienfaiteurs pour des empoisonneurs soudoyés 1 Ne soyons donc plus si fiers de notre civilisation qui recouvre encore de ses dehors brillants de tels abîmes d'ignorance et de démence. Et pendant que toute une légion de vaillants écrivains et de citoyens éclairés poursuivent sans découragement la campagne depuis longtemps entreprise contre l'ignorance de la génération présente, c'est à nous, instituteurs, à préserver la génération qui grandit de cette contagion funeste, c'est à nous à prendre un à un tous les préjugés ineptes et dangereux, toutes les superstitions grossières, à les dissiper au jour de la raison, à en montrer, à en démontrer la vanité, l'absurdité, la cruauté, à élever les enfants daus l'intelligence du temps où ils vivent et dans les sentiments de reconnaissance qu'ils doivent à une société plus que jamais bienveillante et bienfaisante.
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SENTIMENTS A RANIMER
SOMMAIRE. - Du respect en général. - Causes de son affaiblissement. - Respect de l'autorité; - des grands hommes; - de la vieillesse; - de la mort; - des parents; - de la famille; - des femmes; - des enfants; - de la folie; - du malheur.
Nous avons passé en revue dans le chapitre précédent les principes fondamentaux sans l'intelligence et l'application desquels la République ne serait qu'une apparence trompeuse ; nous avons signalé les erreurs dontla propagation ruinerait la concorde entre les citoyens et compromettrait l'existence de la société, les préjugés et les superstitions qu'on reprochait aux régimes déchus et qui se perpétuent sous le régime républicain ; nous avons insisté sur la nécessité d'inculquer ces principes à l'enfance, de la préserver de ces erreurs, de l'arracher à ces superstitions. On ne refait pas les hommes, mais . on peul les former. Nous sommes, pour employer une expression tristement célèbre, nous sommes dans un moment psychologique et il n'y a pas de
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temps à. perdre. Si la génération, qui maintenant est entre nos ma.ins, en sort sans porter , dans la société où elle va se répandre, des principes sûrs, des idées saines, et la ferme volonté de les faire prévaloir, si elle ne donne pas à la République des mœurs vraiment républicaines, c'est-à-dire vertueuses, elle accroHra le mal qu'elle est appelée à combaltre, elle en rendra la guérison plus difficile encore. Mais pour former cette génération en qui reposent nos espérances, ce ne sont pas seulement les idées fausses qu'il faut rectifier, et les idées justes qu'il faut implanter, ce sont les bons sentiments qu'il importe de réveiller et de répandre, car ces sentiments n'ont pas moins d'action sur la volonté que les idées elles-mêmes ; et dans un pays comme le nôtre les mouvements de la sensibilité causent plus d'entraînements que la raison ne dicte de résolutions. Voyons donc parmi les sentiments qui font vivre la famille et prospérer l'État, qui sont le gage de la santé morale-chez les particuliers et dans les sociétés, voyons quels sont ceux que nos bouleversements politiques, que les changements produits dans nos mœurs par l'accroissement de la richesse, le développement de l'industrie, la liberté de la presse, la vulgarisation des lettres et des arts, ont pu affaiblir ou dessécher et qu'il faut vivifier et raffermir. Au premier r ang de ces sentiments appauvris je
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placerais le respect de l'autorilé. Il est aussi inulile d'en nier l'affaiblissement qu'aisé d'en trouver -les causes. Dans un pays qui, en moins d'un sii'cle, a été remué jusqu'en ses dernières profondeurs par cinq révolutions prévues ou imprévues, et maté à plusieurs reprises par des réactions violenies et des coups d'État sanglants, toutes les autorités, politiques, judiciaires, civiles, religieuses, militaires ou autres, ont été successivement et inévitablement compromises par leurs faiblesses ou leurs défections, leurs complaisances ou leurs complicités. Ajoutons à cela qu'entre les partis victorieux et les partis vaincus, a toujours régné une déplorable émulation de dénigrement réciproque; si bien que la rage de la défaite et l'abus de la victoire, ne laissant intacte aucune r éputation, même la plus pure, ont conspiré à détruire dans les âmes le respect de l'autorité. Et cependant dans cette période agitée de notre histoire, s'il y a eu des défections fameuses, ii y a eu bien des fidélités glorieuses; et au-dessous des trahisons retentissantes, bien d'obscurs dévoûments, bien des vertus muettes. Mais la gloire fait moins de bien que la honte ne fait de mal, et d'ailleurs toute l'attention de la foule se porte vers la scène et sur les grands acteurs. Or l'autorité n'est pas un principe purement abstrait, que sa nécessilé évidente mette à l'abri de toute atteinte. Ce principe prend un corps, il s'incarne, et les hommes qui le représentent ne sauraient faillir sans que Je principe
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lui-même ait à souffrir de leurs défaillances. Et quand ces défaillances se mulliplient, quand elles se renouvellent à des intervalles fréquents, l'estime diminue, la défiance augmente, et le respect s'en va. Il y a donc une sorte de fatalité historique dans l'affaiblissement de ce sentiment vital; cependant puisque l'instabilité de tant de gouvernements caducs lui a été si funeste, on peut raisonnablement espérer que la stabilité des institutions répub!icaines lui rendra force et vertu. L'enfant, par cela même qu'il est enfant, est enclin au respect. C'est dans la famille que ce sentiment prend naissance et qu'il se développe mêlé à la piété filiale. Mais il ne reste pas enfermé dans le cercle de la famille, il s'étend d'abord à toutes -les personnes qui à un titre quelconque représentent l'autorité paternelle et enfin, quoique à un degré moindre, à toutes les grandes personnes. C'est qu'en effet, dans son essence, le respect n'est que le sentiment et l'aveu de notre infériorité et de notre dépen · dance, et l'enfant a conscience de son infériorité visà-vis de tous ceux qui l'entourent; chaque instant lui démontre qu'ils le surpassent en force, en sa voir, en expérience; il est donc naturellement porté à le reconnaître et à le témoigner; toutefois peu à peu, à mesure qu'il grandit et que décroît la distance qui le sépare des hommes faits, il s'enhardit à la. comparaison, qu'il trouve parfois à son avantage. Tout à l'heure, le voilà leur égal et peu disposé à
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accorder aux autres ce qu'on lui refuserait à luimême. Dans cette évolution qui modifie insensiblement le caractère de ses sentiments à l'égard de ceux dont il se rapproche chaque jour davantage, il faut prendre garde de laisser s'affaiblir et se perdre le respect de l'autorité. Et pour cela il faut de bonne heure transformer ce sentiment instinctif en sentiment réfléchi; si on réussit à faire comdrendre à l'enfant que ce sentiment est à la fois une obligation morale et une nécessité sociale, il deviendra respectueux par devoir et par raison comme il l'était par instinct. Sans doute, pour être respecté, il faut être respectable, et les sentiments s'inspirent bien plus qu'ils ne s'imposent. Aussi les gouvernements doivent-ils ne confier les fonctions publiques qu'à des hommes qui commandent l'estime, et les électeurs doivent-ils n'accorder leurs suffrages qu'à des citoyens dont la réputation soit intacte. Mais, si scrupuleux que se montrent gouvernants et gouvernés, ils ne sauraient éviter des méprises et des surprises ; car, d'un côté, la vérité . n'est pas toujours facile à démêler, et, de l'autre, un passé irréprochable n'est pas une garantie d'une certitude entière. Les fonctions publiques ont des tentations inconnues à la vie privée, et auxquelles ne résistent pas toujours des hommes réputés jusque-là impeccables. Il importe donc qu'en dehors de l'estime qui tient à la personne, et que nous ne pouvons pas pluJ
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refuser à ceux qui la méritent qu'on ne peut nous l'imposer pour ceux qui ne la méritent pas, il importe, dis-je, que nous soyons de bonn e heure habitués à respecter les fonctions en elles-mêmes et l'autorité qu'elles confèrent. Ce respect dû à la fonction, à raison de sa nature, ne nous rendra que plus sévères pour ceux qui s'en montrent indignes, et plus circonspects dans nos choix ; de plus il rendra plus facile une obéissance nécessaire et restituera à l'autorité un prestige qui ne peut s'affaiblir sans danger pour les premiers intérêts du pays. Il y a dans toute autorité un principe de respect qu'il faut dégager et mettre en lumière. Ce principe a sa racine dans le caractère et l'importance des fonctions dévolues à l'autorité et dan la valeur intellectuelle et morale· qu'elle réclame de ceux qui en sont investis. Civile ou militaire, politique ou judiciaire, morale ou scolaire, elle représente l'intérêt public, l'État, la patrie qu'elle a pour mission de défendre. Il n'y a pas d'assimilation possible entre l'exercice de ces fonctions et les professions ou les métiers qui n'ont d'autre objet qu'un intérêt purement privé. D'autre part, pour rendre la justice, pour corn- . mander une armée ou une partie de 'l'armée, pour administrer un département ou une commune, pour instruire et former la jeunesse, il faut des qualités de caractère et d'esprit que n'exige point l'exercice d' un métier. Mais de même qu'une société ne peut
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vivre sans le secours de l'autorité, de même l'autorité ne peut être réelle et efficace que si elle est secondée par le respect. Appliquons-nous à faire comprendre aux enfants ces vérités élémentaires, et à faire naître en eux les sentiments dont elles contiennent le germe. S'il est une forme de gouvernement qui en ait plus particulièrement besoin, c'est assurément la forme r épublicaine; car un gouvernement absolu, sô.r d'inspirer la crainte, peut à la rigueur se passer du respect, ou se contenter de l'apparence; tandis qu'une républi·que, qui ne demande rien à la force, a du respect un besoin absolu. Il est plus nécessaire encore aux fonclions électives qu'à toutes les autres; car le mépris de l'élu retombe sur l'électeur, et l'on se rabaisse soi-même en rabaissant se>n choix; respecter ceux qu'a élevés le suffrage, -ce n'est pas autre chose que se r especter soi-même. C'est malheureusement une h abitude de tràiter plus que familièrement, et de juger sommairement les hommes revêtus de fonctions publiques et surtout de fonctions électives. On croit se grandir de toute la liberté qu'on prend à leur égard ; c'est un mal à guérir, car ce ne sont pas seulement les hommes qui y perdent, c'est la fonction elle-même et par suite la société. Habituons ~one les enfants à parler respectueusement de tous les hommes que la confiance de l'État ou des électeurs a investis de fonctions publiques. ou que leur mérite, leurs succès, leurs service3 ont portés à un rang
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élevé dans les diverses carrières; habituons-les à juger les hommes, non sur les défauls, dont aucun n'est exempt, mais sur les qualités dont ils font preuve et les services qu'ils rendent. Il est un autre sentiment qui devrait, ce semble, avoir besoin du frein plus que de l'aiguillon, c'est le respect de la grandeur intellectuelle ou morale. En effel, les peuples sont naturellement portés à l'orgueil, et cet orgueil des peuples trouve sa meilleure excuse ou pour mieux dire sa légitimité dans la gloire des grands hommes qui rejaillit sur la nation entière. Ce sentiment paraît si naturel et il est en réalité si puissant chez certains peuples, qu'il y engendre parfois des exagéralions ridicules. Admirer ses grands hommes, les exalter, les surfaire, c'est presque de l'égoïsme. Cet égoïsme patriotique et respectable jusque dans son excfs n'est pas un défaut français. Soit que la passion de l'égalité nous égare, soit que l'habitude de la critique nous domine, nos grands hommes n'ont guère à se louer de nous, et, à la façon dont on les traite, il leur est difficile de croire à l'amour de leurs con,:;i- ' toyens.
Et dans l'objet aimé tou t leur devient aimable,
dit Molière, en parlant des amants. Ce n'est point ainsi que nous en usons avec nos gloires. No.us ne nous laissons guère aveugler par l'affeclion ; à
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travers l'éclat qui les environne, nos regards scrutateurs et jaloux savent percer jusqu'aux défauts qui les déparent; et malheureusement on peut dire des hommP.s illustres ce que Corneille dit des rois:
Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes, Ils peuvent se tromper, comme les autres hommes.
Ces défauts inséparables de la nature humaine, au lieu de les voiler ou de les taire par un sentiment bien entendu de patriotisme et de reconnaissance, nous prenons plaisir à les mettre en lumière, à les gros.:ir même et à en triompher. Pauvre et misérable triomphe, qui rabaisse nos grands h ommes sans nous r elever nous-mêmes, car la distance entre eux et nous n'en est pas diminuée, et si notre dénigrement les rabaisse, il nous fait descendre d'autant. Il est vrai que cet acharnement cesse avec leur mort, que la réaction du sentiment public est presque instantanée, et qu'à ce tapage de la jalousie et de la calomnie • succède presque sans intervalle un concert de louanges et d'admiration. Une fois l'homme tombé, sa statue s'élève. Notre temps a en effet ceci de particulier qu'il est prodigue d'honneurs envers les morts illustres et d' outrages envers les vivants. De tous côtés sortent des statues pour réparer ces injustices et ces injures; mais ces réparations tardives n'ont pas encore adouci les mœurs, et l'on continue à faire expier aux grands hommes la célébrité dont ils jouissent et à
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leur faire acheter chèrement les honneurs qui les attendent. Et cependant quoi de plus contradictoire et de plus antidémocratique que d'exiger le respect pour les derni ers des hommes, parce qu'ils sont citoyens, el de le refuser à ceux qui, citoyens aussi, ont tant d'autres titres à nos hommages? Quel honnête homme n'est saisi de dégoût à voir des folliculaires rouler dans la boue les gloires les plus pures, et des pygmées insulter aux géants de la pensée et de l'action? Mauvaise est assurément l'idolâtrie des noms, et la République a raison d'y substituer le culte de la Loi; mais qu'est-ce donc que la loi sinon une image plus ou moins parfaite de la justice, et qu'a de commun la justice avec celte rage de dénigrement et d'injure qui s'acharne sur les supériorités de tout genre, avec ce ravalement de toute grandeur intellectuelle ou morale? Ce n'est pas de l'égalité républicaine, c'est, qu'on me passe un barbarisme pour une chose vraiment barbare, c'est de l'égalisation. Que l'instituteur ne néglige aucune occasion de déposer dans le cœur de l'enfant les semences de ce sentiment sain et vivifiant de l'admiration; qu'il voile par une sorte de pudeur respectueuse et fE~ale les quelques faiblesses qui sont comme l'alliage mêlé aux plus précieux métaux, qu'il apprenne à l'enfant à respecter l'humanité dans ses types les plus glc, rieux, à respecter la Pl!,trie dans ses plus dignes représentants. La critigue à outrance ne peut que déssécher
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la source des émulations fécondes et des nobles ambitions. Il est un sentiment délicat entre to.us et que je voudrais voir fleurir dans l'àme de nos enfants; ce sentiment qui a suffi à lui seul pour faire l'honneur de certaines r épubliques anciennes, c'estle respect de la vieillesse, Nous sommes sur ce point moins spartiates qu athéniens et plus enclins à rire des vieillards qu'à les plaindre. Chez nous non plus on ne se lève pas volontiers pour faire place à la vieillesse, et plus d'une fois dans la rue j'ai eu le cœur serré à voir des enfants, des jeunes gens même pousser droit devant eux, forçant des vieillards à se détourner pour leur livrer passage. La belle et sévère leçon donnée par La Fontaine aux trois jouvenceaux moqueurs n'est que trop souvent méritée de nos jours. Quel honneur pour nos modestes écoles si nous pouvions y faire renaître ce sentiment exquis! Aujourd'hui les enfants sont devenus l'objet de la sollicitude nationale, et il faut s'en fëliciter; mais de lu. part des parents ils sont souvent aussi l'objet d'une tendresse complaisante et d'une vanité déplacée et ruineuse ; on ne les élève pas, on les gàte; on ne les he.Dille pas, on les pare; c'est presque de l'idolàtrie. Par contre, la vieillesse n'est pas en faveur; notre temps a pour elle des termes durs, et où il entre moins de pitié que de dédain. Il y a sans doute des vieillesses imposantes et glorieuses, devant lesquelles tout s'incline, et notre pays en a sa bonne
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part; mais les vieillards en général, le commun des vieillards, ceux-là ne sont-ils pas traités avec indifférence et parfois avec mépris, comme objets de rebut? Et cependant, sans parler de notre intérêt bien entendu qui devrait nous faire songer à l'avenir et à ce qui nous attend, sans parler des prescriptions de la morale et des injonctions de nos codes, le vieillard n'a-t-il pas droit, comme tout ce qui est faible, triste et menacé à une sympathie attentive et affectueuse? Quel homme vraiment homme peut voir un vieillard sans songer à tout ce qu'il y a peut-êlre de misères et d'infirmités dans ce pauvre corp·s qui va s'affaiblissant, à tout ce que renferme de regrets amers, de souvenirs douloureux et funèbres, ce pauvre vieux cœur qui va se refroidissant, et enfin à cette menace perpétuelle de la mort suspendue sur cette tête blanchie? Il n'y a pas là matière à plaisanterie. Le vieillard est chose sacrée, comme l'enfant; que- . celui-ci apprenne donc à respecter son grand aîné. Du reste, la nature nous aidera dans cet enseignement. D'instinct, l'enfant aime le vieillard, qui le lui rend bien. Je ne sais rien de plus touchant que ce· rapprochement des extrêmes, que ces deux bouts dela vie qui se relient, que ce grand-père menant sonpetit-fils par la main. Aidons à notre tour la nature et prenons gardeque la grossièreté du langage ou la sécheresse du cœur ne viennent flétrir cet instinct délicat.
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La vieillesse m'amène tout naturellement à songer à la mort. Il est bon d'expliquer aux enfants pourquoi les hommes se découvrent silencieusement devant le corbillard qui passe; car les enfants ne s'associent pas spontanément à ces marques de respect. Sans doute il ne faut pas assombrir de pensées fun èbres l'aurore de la vie; mais serait-il sage de tenir systématiquement l'enfance dans une ignorance ou une indifférence complètes sur cette grande affaire de la mort qui remplit la vie? S'il est dangereux d'éveiller et de développer prématurément en lui une sensibilité énervante, on serait coupable de le laisser s'endurcir dans une insensibilité égoïste. Le mieux est de l'initier virilement et progressivement à l'intelligence de la destinée humaine, à ses caprices, à ses ri gueurs, de l'habituer à sortir de lui-même, à se mettre en pensée au lieu et place des autres, à se sentir en autrui, à vivre dans ses semblables. C'est presque là tout le secret de l'éducation. Ne craignons donc pas d'attacher un moment ses regards et son attention sur ce cercueil qui passe, sur ce père en larmes qui conduit son enfant à la dernière demeure, sur ces orphelins qui suivent les restes d'un père ou d'une mère enlevés à leur amour. La légèreté naturelle et nécessaire à l'enfant aura bientôt repris le dessus ; mais une pensée salutaire aura traversé son esprit et y laissera un souvenir que les circonstances feront par la suite r enaître utilement. Il en aura ou plus d'attachement pour
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ses parents, ou plus de pitié pour les orphelins. Oserai-je dire que le respect des enfants pour les parents est moindre qu'il n'était autrefois, et cela non seu1ement dans les familles pauvres, mais dans les familles aisées et même dans les familles opulentes? Cet affaiblissement d'un sentiment si nécessaire s'explique par le changement profond qui s'est opéré dans les esprits et qui n'a pas tardé à s'opérer dans les mœurs en tout ce qui touche à l'éducation du premier àge. Montaigne a été l'un des premiers à pousser un cri de pitié pour les enfants qu'on martyrisait dans les écoles ; les philosophes du dix-huitième siècle, J.-J. Rousseau surtout, ont éloquemment plaidé la cause de l'enfance, les pédagogues formés à son école ont conlribué à changer en une bonté attendrie la dureté des âges passés, et le mouvement profond de ces derniers temps en faveur de l'éducation populaire a achevé la conversion. Les enfants ne sont plus battus, et ils ne doivent pas l'être; ils sont entourés de soins, et nul ne saurait s'en plaindre. Mais là ~)é'~'est pas arrêté ce retour de sensibilité à l'égard di l'enfance; si dans notre pays les changements ,d'habitudes sonl difficiles à provoquer, les régler est plus difficile encore. Nous passons vile et volontiers d'un extrême à l'autre extrême, et les gens qui résistent à ce mouvement précipité, ceux qui essayent de l'enrayer, ceux-là perdent souvent et leur temps et leur peine.
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Dans la famille des siècles passés les enfants n'étaient rien ou pas grand'chose; dans la famille moderne ils sont tout ou peu s'en faut. Aulrefois les enfants étaient traités avec sévérité pour ne pas dire avec rigueur; on les tenait à l'écart, on les élevait dans la crainte, et la crainte est gardienne du respect. A table l'enfant ne parlait pas, aujourd'hui non seulement on Je laisse parler, mais on l'y invite, on l'écoute, et volontiers on l'admire. Il a, comme on dit, voix au chapitre, et souvent c'est son avis qui prévaut ou au moins sa volonté et parfois son capl'ice. Autrefois ce qu'il y avait de plus mauvais était bon pour lui, en fait d'aliments comme de vêtements; aujourd'h ui, entre lui et ses parents, pas de différence pvur la nourriture, ou, s'il y en a une, elle est en sa faveur, et, pour l'habillement, elles ne sont pas rares les familles où l'enfant est mieux vêtu que les parents; ceuN-ci y mettent presque de l'orgueil; la mère porte bonnet, la fille porte chapeau, et la famille voit dans cette différence la marque de son ascension dans l'échelle sociale. S'il y a encore dans le peuple des parenfs qui rudoient leurs enfants, c'est l'effet d'une brutalité naturelle ou des colères alcooliques, mais en général les enfants sont traités avec une douceur et avec des égards que leurs aînés n'ont pas· connus. Dans leur langage, le vous traditi onnel et respectueux qui maintenait les distances a cédé la place au tu familier; les enfants traitent d'égal à égal avec
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leurs père et mère; ce sont de petits personnages, qui prennent de jour en jour une plus haute idée de leur importance et dont la volonté, fortifiée par la faiblesse paternelle, finit par ne plus rencontrer de résistance. Je n'apprendrai rien à personne en disant que l'émancipation anticipée des enfants est passée en habitude, que l'autorité paternelle compose avec eux et abdique avant l'heure, et que ni le bonheur domestique, ni les mœurs publiques n'ont rien gagné à cet afJrancbissement prématuré et à ce renversement des rôles. Mais alors comment s'étonner que les enfants, qui sont si habiles à pénétrer les caractères, à surprendre les faiblesses et à en tirer avantage, perdent aussi prématurément quelque chose du respect filial, et que ce sentiment s'en aille avec l'autorité qu'on abandonne ? Le contraire aurait lieu de surprendre. Ajouterais-je que les parents ne se gênent guère en présence de leurs enfants, qu'ils abordent souvent devant eux des sujets délicats et scabreux, qu'ils les habituent auxj ugements sommaires sur les personnes et les choses, qu'ils ne se méfient pas assez de leur pénétration naturelle et de leur penchant si fort à l'imitation, que leurs réticences maladroites ou leurs regards d'intelligence ne .font qu'aiguillonner la curiosité ardente et active du jeune àge, et qu'enfin une association trop intime et trop précoce de l'enfance à la vie des grandes personnes les rend témoins de scènes qui ne sont pas toujours exemplaires.
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Concluons donc que si le respect filial a diminué,
la faute en est surtout à l'imprévoyance et à l'imprudence des parents eux-mêmes. Comme toujours, un changement excellent en principe, mais poussé trop loin dans la pratique, a produit des conséquences fâcheuses. C'est une raison de plus pour que nos maîtres inspirent de bonne heure aux enfants les sentiments qui conviennent à leur àge, pour qu'ils s'efforcent de lutter contre les habitudes régnantes et de soutenir l'autorité paternelle qui se désintéresse ou s'abandonne. Et dans cette lutte contre le courant du jour, ils ne doivent pas songer seulement au présent, qui pourrait les décourager, mais à l'avenir, qui doit soutenir leur courage. Dans l'enfant qu'ils élèvent, ils doivent envisager le futur père de famille et songer que les leçons d'aujourd'hui porteront leurs frui ts plus tard. Devenu père à son tour, l'enfant, irrespectueux aujourd'hui peut-être, se rappellera alors ses dr?its et ses devoirs; les souvenirs de l'enfance sont comme ces germes qui .peuvent dormir longtemps dans la terre, maie que des influences el des circonstances favorables viennent f.\conder et faire éclore. Il ne faut donc pas croire à l'inutilité des leçons parce qu'elles semblent perdues ; vienne le moment propice et la semence lèvera. Le sentiment de la tendresse filiale doit aller croissant avec l'àge des parents comme avec l'âge
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des enfants; des parents, parce que le temps a pour effet inévitable de faire le vide autour d'eux en les séparant de ce qu'ils ont de plus cher, et parce que, sujets aux infirmités, les secours commencent à leur manquer au moment même où ils leur deviennent le plus nécessaires; avec l'àge des enfants, parce que les progrès de leur raison et une intelligence plus nette de leurs devoirs ôteraient toute excuse à leur indifférence ou à leur ingratitude. Et, à ce propos, je ne puis m'empêcher de toucher, en passant, un sujet fort sérieux, mais qui a le don d'égayer la morosité contemporaine et d'exciter la. verve railleuse des romanciers et des chroniqueurs. Il y a dans la vie de famille un moment à la fois heureux et douloureux; c'est celui où des parents établissent leurs enfants; à la joie de marier une fille se mêle naturellement dans le cœur des parents, de la mère surtout, un sentiment de tristesse et de regret. C'est une séparation, et la raison ne suffit pas toujours à en adoucir l'amertume. Sans doute ce regret n'est pas exempt de tout égoïsme, mais dans ce monde est-il beaucoup de personnes qui ne vivent que pour les autres, et en tout cas la sévérité convient-elle à ceux qui ne vivent que pour euxrnêmes? Sans doute aussi ce regret n'est i,as toujours discret et maitre de lui-même, mais alors n'est-ce pas à celle qui trouve dans cette séparation inévitable une ample compensation, n'est-ce pas à la fille à se mellre en pensée à la place de sa mère, à lui réser-
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ver la part d'affeclion qui lui est due, et à la dédommager d'une perte qu'elle-même doit subir à son tour? N'est-ce pas à celui qui entre dans une famille à comprendre un sentiment naturel et respectable jusque dans ses exagérations? Il n'en est pas ainsi pourtant, et l'égoïsme à deux se dérobe bien vite à l'accomplissement d'un devoir incommode, et, dans ce brusque changement, la raillerie endémique trouve plaisant de faire rire aux dépens de ceux qui souffrent. Elle a enrichi le théâtre comique d'un personnage nouveau qui a nom la belle-mère. C'est une création dont le théâtre se serait bien passé, et dont la famille ne profitera guère. Il ne faut pa,: croire à l'innocuité des plaisanteries passées à l'état d'habitude; elles exercent une très réelle influence sur les esprits légers qui sont en somme les plus nombreux, elles disposent insensiblement à des actes qui n'auraient pas cessé de paraître blâmables, si la manie de tout ridiculiser ne leur avait préparé un semblant d'excuse dans l'indulgence de l'opinion et n'en avait insensiblement atténué la culpabilité. Tout ce qui est de nature à rompre le faisceau de la famille, à en détendre les liens est au plus haut point répréhensible; les hommes ne doivent pas ressembler à ces êtres d'un ordre inférieur, à moitié végétaux, à moitié animaux; qui se propagent en se partageant; l'union de la famille doit survivre à l'étab_issement des enfants, et leur mariage doit l l'étendre et non la déch irer.
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Il y a un autre sentiment, d'un carnctère moins paeLiculier et moins obligatoire que le respect filiftl, et que cependant une société ne pourrait, sans déchoir, laisser s'amoindrir. Ce sentiment a été l'âme de la chevalerie et l'un des traits les plus saillants du caractère français; il a fait le charme et la grâce de la société dans les siècles derniers; je veux parler du r espect des femmes. Il prend sa source dans la faiblesse même de la. femme, faiblesse qui l'expose à tous les dangers, surtout dans des temps rudes comme le moyen âge ; il s'accroît du prix qui s'attache à l'honneur desfamilles dont la femme est la dépositaire; il s'y mêle un· sentiment de pitié pour les terribles épreuves et les longues fatigues de la maternité, enfin il est comme une sorte d'hommage rendu à la grâce et à la beauté, et un tribut de reconnaissance pour le bonheur ou le charme que la femme prête à la vie humaine. Poussé d'abord jusqu'à une sorte de culte à, une époque de guerre permanente et d'aventures chevaleresques, il a dégénéré peu à peu en simple galanterie à mesure ·que les femmes, au lieu d'inspirer les grands dévoô.ments et les entreprises héroïques, devenaient dans une société plus tranquille la parure des salons el des cours. Mais, même sous cetteforme quelque peu suspecte, ce sentiment, bien qu'altéré et affadi, s'est pourtant conservé. Sans doute il ne vivait guère q'i.1'à la surface de la société et les masses populaires n'en ont jamais été pénétrées.
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Aussi, le monde étroit et fermé où il régnait encore, au moins en apparence, ayant été noyé dans les flots montants de la démocratie, ce sentiment semble avoir disparu. Il n'en est rien pourtant. Au-dessous d'une noblesse futile et sensuelle, une classe plus laborieuse et plus éclairée avait conçu de la femme un autre et pl us noble idéal où la vertu reprenait sa plâce, mais entourée des dons les plus brillant& de l'esprit. La femme devient un moment l'inspiratrice inspirée du génie ou du courage ; les Roland, les Récamier nous offrent l'image presque accomplie de cet idéal nouveau. Il n'a pas survécu au triomphe de la démocratie dont l'idéal indécis n'a pas encore été réalisé. Autant qu'on en peut juger par les aspirations qui se font jour et par les efforts qui sont tentés,la femme dans la société nouvelle paraît devoir être moins soucieuse des marques extérieures du respect que désireuse d'indépendance, moins jalouse d'égards pour sa faiblesse que pour des droits qu'elle juge méconnus; elle entend prendre part à la lutte pour l'existence, se faire sa place dans la vie publique exister par elle-même et non plus seulement comme la compagne de l'homme. Nul doute que si ces aspirations, en partie légitimes, sont contenues dans de sages limites, la société ne trouve dans les aptitudes intellectuelles et morales de la femme des ressources précieuses et longtemps négligées, et que cette
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attitude nouvelle, faite d'énergie et de dignité, ne commande l'estime et le respect. Quoi qu'il en soit, il est certain que dans les mouvements politiques qui ont abaissé et appauvri la classe autrefois dominante, fortifié et élevé les classes inférieures, la politesse traditionnelle envers les femmes a sinon disparu, au moins grandement diminué. Par cela même que la femme est sortie plus d'une fois du milieu et de la réserve dans lesquels sa mission naturelle semblait devoir la renfermer, par cela même qu'elle s'est mêlée aux luties politiques et sociales, qu'elle a pris une part plus large à la vie militante et publique, qu'elle s'est fait une place déjà corn,idérable dans la presse et dans les lettres, qu'elle a affiché ses prétentions à une égalité qui peut paraître à bon droit chimérique, elle s'est en quelque sorte découverte, elle s'est exposée aux attaques, aux critiques, aux railleries, elle a perdu quelque chose des égards qui semblaient comme une compensation légitime d'une situation effacée et modeste. Rien cependant ne justifie le sans-gêne dans le langage et le laisseraller dans les manières qu'une partie de la génération contemporaine croit pouvoir se permettre avec les femmes. Autant nous devons nous efforcer de faire prévaloir les principes de justice et de liberté qui sont le propre de la démocratie, autant nous devons nous efforcer de conserver ou de remettre en honneur
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-cette courtoisie proverbiale, celle politesse traditionnelle qui ont distingué l'ancienne société française et dont la perte serait une altération du caractère français. André Chénier, parlant des changements inévitables que le mouvement des esprits amèr.e dans la littérature disait:
sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Suivons ce conseil dans les relations de la vie; le fond des idées a changé, gardons la forme en ce qu'elle avait de noble et de délicat; la vraie démo-cratie consiste à élever, à ennoblir l'humanité, à appeler le plus grand nombre à l'exercice des droits et à la jouissance des biens qui font l'honneur et le bonheur de la vie, et non à propager la grossièreté et la rudesse. Ce serait une erreur de croire que le langage et les manières sont chose indifférente ou même secondaire ; ils sont une t~aduction expressive d_s idées et des sentiments. Ces libertés de ton e et d'allures prédisposent et enhardissent à des libertés plus grandes, et celles-là plus blâmables. Si l'établissement de la République n'est en réalité que le triomphe d'un long et patient effort de la dignité humaine méconnue dans le plus grand nombre de ses membres, le respect de cette dignité, surtout dans les êtres les plus faibles, doit être l'ambition et l'orgueil des mœurs républicaines. Que si la cor-
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ruption qu'engendre la richesse comme aussi la misère, a accru dans une nation elle-même accrue le nombre des femmes qui ne craignent pas d'étaler leurs vices et leur honte, ce n'est pas une raison pour que le mépris qu'elles encourent et qu'elles bravent diminue le respect que les autres méritent. Bien au contraire, ce respect doit être d'autant plus profond et d'autant plus marqué que l'opinion d'un certain monde se montre plus dangereusement indulgente envers certains désordres, et que les dangers qui entourent la vertu sont plus nombreux et plus grands. Le vice élégant est de nos jours bruyant et hardi, il abuse de la liberté commune, il a sa presse et ses réclames; il est en montre, en scène, en étalage ; mais il Lient heureusement moins de place dans la ~ociété que dans la publicité et la rue. La société est comme un profond et large courant d'eau saine encore qui coule . entre une couche d'écume à la surface et une couche de lie au fond. Le respect de la femme, mère ou fille, vit encore dans les familles; il faut l'y accroître, l'y développer, il faut l'amener à se traduire au dehors dans la tenue et le langage. Les témoignages du respect qu'on accorde sont à la fois utiles à celle qui le reçoit et tient par suite à s'en montrer di gne, et à celui qui les donne et sent par là même croître sa propre dignité. La femme du peuple, la fille du peuple a d'autant plus besoin de ce respect que
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chaque jour les nécessités de la vie l'arrachent au foyer \)Our l'amener dans des milieux difficiles, à la fabrique, à l'atelier, au marché, dans la rue; elle le mérite d'autant plus q'ue les travaux auquels elle se condamne sont souvent plus pénibles et plus rebutants. Que nos écoles primaires soient donc des écoles de respect à l'égard des femmes et que nos maîtres s'y prennent de bonne heure pour l'inspirer, qu'ils veillent aux rapports des garçon~ a_yec les fill~, rapports que l'accroissement des groupes scolaires a multipliés et qui peuvent, suivant la prudence ou l'imprudence des maîtres, tourner au profit de l'éducation ou au détriment des mœurs. Que ce sentiment si délicat et si pur prenne naissance dès le commencement de la vie scolaire, qu'il s'y développe avec l'âge et la raison, que les garçons soient habitués dès leurs jeunes années à entrer dans le rôle qui convient à leur sexe et où, à cette fierté qu'inspire la force qui va croissant, se mêle une vague intuition et comme un pressentiment de cette chose sacrée qui s'appelle I'.!10nneur d'une ~mme. Les enfants d'aujourd'hui ne sont ni meilleurs ni plus mauvais qu'autrefois: ce sont des enfants. Cet Age est sans pitié, ,disait La Fontaine. J'en demande pardon au fabuliste; la dureté de l'enfant est plus apparente que réelle, elle est chez lui l'effet de l'ignorance et de l'irréflexion, et non de la nature. Voyez avec quelle tendresse les sœurs soignent leurs
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petites sœurs, comme en l'absence de la mère elles s'efforcent de la remplacer, comme elles sont ingé· nie uses à les amuser, empressées à les consoler I Et le grand frère, avec quel air de mà.le assurance il veille sur son puîné, avec quel courage il le défend I C'est que l'un et l'autre ont été petits, c'est qu'ils se rappellent, qu'ils comprennent et qu'ils sentent les chagrins de leurs frères et sœurs. Ce même enfant qui ravissait sans pilié les petits oiseaux à leur mère, on en fait sans peine un protecteur de ces mêmes oiseaux, quand on a su l'initier à. leur vie, lui montrer dans le nid comme une image de la maison paternelle, lui peindre les dangers, les besoins, les alarmes des pauvres couvées, la sollicitude, les transes et la douleur des mères! L'homme en général, l'homme fait ne s'associe que difficilement aux souffrances des êtres qui n'ont avec lui aucune ressemblance ou que des analogies lointaines. L'enfant est comme lui, il tourmente sans scrupule un hanneton parce que la distance est trop grande de lui à l'insecte. Il y a donc une éducation de la pitié, et c'est un art d'apprendre à l'enfant à vivre en quelque sorte de la vie des êtres inférieurs, à étendre sa pitié jusqu'à eux, et à ne se permettre çlle les souffrances nécessaires ou au moins utiles à sa propre conservation. Si les enfants paraissent parfois insensibles aux souffrances des grandes personnes malades ou infirmes, c'est qu'ils ne trouvent pas eneux, dans leur mémoire, de point
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de comparaison et qu'ils ne se font pas une idée de ces souffrances. Nous ne connaissons et nous ne comprenons bien en fait de sentiments que ceux que nous avons éprouvés nous-mêmes. Alors nous nous mettons en esprit à la place de ceux qui souffrent, et nous sympathisons. C'est par la mêl!le raison ,que les enfants sont à peu près indifférents aux grands malheurs, aux grandes infortunes ; ils ne peuvent en comprendre l'étendue, en prévoir les eonséq uences; il leur manque en effet et heureusement l'expérience. Ne nous hàtons donc pas de les accuser de froideur ou de dureté, l'accusation serait injuste, du moins le plus souvent. La pitié du reste est un sentiment trop fort, trop douloureux, trop épuisant pour des àmes d'enfant; s'ils y devenaient trop accessibles, si tous les spectacles attristants qui 'passent so us leurs yeux devaient ,en tirer des larmes et saisir leurs cœurs, les enfants n'y résisteraient pas, ils mourraient d'une maturité prématurée. Est-ce une raison pour ne pas cultiver leur sensibilité? Non certes; mais il faut se garder de l::l surexciter; il faut surtout l'éclairer et la ré;;ler de manière à ce qu'elle ne se fourvoie pas, et n'aille pas trop loin; entre l'im,ensibilité et l'excès de sensibilité il y a un juste milieu. S'il est en ce monde des malheureux entre Jes malheureux, ce sont assurémer,1t les hommes qui se survivent à eux-mêmes, et qui, perdant la raison,
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ont conservé lo. vie. Voilà des objets de pitié. Eh bien, l'enfant ne comprend pas tout seul cet affreux malheur, il n'en voit pas les lamentables effets, il est porté à en rire. J'ai vu, et qui n'a vu des enfants attroupés autour de ces fous inoffensifs auxquels on laisse la liberté de la rue et qui l'expient chèrement?· Les enfants prennent plaisir à les suivre et à les poursuivre de leurs moqueries et même de leurs injures. Le pauvre fou s'arrête, il se retourne, il essaye de mettre· en fuite cette troupe qui le harcèle; mais à peine a-t-il repris sa marche que la meuterevient et s'élance sur ses pas. Ce ne sont pas assurément les meilleurs parmi les. enfants, ceux qui se font un jouet d'un malheureux,. qui prennent plaisir à entendre ses divagations, à Je3 provoquer, à l'exaspérer par leurs cris, par leursrires et leurs mauvais tours. Mais à part quelquesgarnements qui mènent la bande, ces enfants pour la plupart ne sont pas méchants, Ils ne savent pasce qu'ils font. Ils se laissent entraîner, ils suivent l'exemple, et cet exemple, ce ne sont pas toujoursdes enfants qui le donnent. Il n'est pas rare de voir de grandes personnes prendre part à ce jeu cruel, et en tout cas sous ce rapport l'éducation du peuple est encore à faire, car les passants qui ne se mettent pas, de la partie, regardent sottement passet- la troupemallaisante, et se croisent les bras. Si le peuple ressentait pour ies pauvres fous les sentiments qu'ilsdoivent inspirer, ne les prendrait-il Ifas sous sa,
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protection, et ne mettrait-il pas à la raison, ne disperserait-il pas bien vite ces petits persécuteurs? Mais en cela comme en beallcoup d'autres choses, l'indifférence égoïste du passant est vraiment inouïe; il laisse tout fairè ou peu s'en faut; l'on dirait que le plaisir de voir étouffe en lui tout autre sentiment; et si parfois il sort de sa neutralité curiellse et railleuse, s'il intervient, c'est rarement au profit des mœurs. S'il y a un coup de main à donner, ce n'est pas pour venir en aide aux gardiens de l'ordre et de la sécurité qu'il le donne, c'est pour tirer d'affaire les délinquants ou les gredins. Le sentiment de sympathie pour les fous est de date relativement r écente; il a longtemps été le privilège de quelques âmes d'élite ; il s'est propagé avec l'instruction, mais il est loin de s'être r épandu dans la société tout entière et d'en avoir atteint le fond. La dureté ou l'indifférence à leur égard semble provenir de deux erreurs : la première religieuse, la seconde scientifique. Sous l'influence d'une certaine morale, on a vu dans la folie une marque de réprobation divine ; et, d'un autre côté, on a cru sans preuves que la folie n'est ,pas une sollffrance. C'est la tâche de l'éducation de dissiper des préjugés cruels et de pénétrer l'âme de l'enfant d'Llne sympathie respectueuse pour un malhellr souvent immérité. Les maladies ordinaires sont aussi parfois l'effet des habitudes vicieuses et de l'inconduite; et
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cependant ·n ul ne songe à refuser aux malades les soins et la pitié qui leur sont dus. Tout malheur, toute souffrance a droit à nos égards; nous ne sommes pas chargés de faire à chacun la part de responsabilité qui lui revient dans son malheur, pour régler notre secours sur une appréciation qui souvent est fausse et souvent impossible. La recherche des causes n'est la plupart du temps qu'un calcul de l'égoïsme. Secourons d'abord les !Ilalheureux et laissons à qui de droit le soin de les juger. L'exemple est donné de haut; et, grâce aux pouvoirs publics, les fous trouvent presque dans tous les départements un asile et des soins ingénieux et touchants. L'instituteur n'a donc qu'à seconder les progrès de la raison et à répandre un sentiment qui fait honneur à notre temps. Qui peut se flaLLer de pénétrer dans l'âme de ces malheureux et savoir dans quelle mesure leur malheur même les met à l'abri de la souffrance? Je ne parle pas de ceux dont la folie tourne ':'Il fureur, et dont les tortures et l'agonie sont i:;i affreuses qu'on n'en peut supporter la vue ni même la pensée. Mais les autres, ceux qui vivent avec leur folie, combien ne sont-ils pas à plaindre, déchus de leur dignité d'hommes, privés des joies de la famille, relranchés vivants de la société humaine, n'ayant que le spectacle d'autres folies? Chez certains peuples les fous ont un carac, tère sacré; s'ils ne sont pas chez nous des objets de
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vénérati on, de pilié.
que du moins ils soient des objets
Inspiro ns de la pitié pour toutes les souffrances, qu'elles soient morales ou physiques, non pas cette pitié inerte qui s'exhale en exclamations banales ou s'écoule en larmes stériles; mais une pitié active et virile qui ne se borne pas à plaindre, qui cherche à soulager, qui se traduit moins par des paroles ou des regards que par des actes; qui, au lieu de se complaire dans un attendrissement dont on se sait bon gré, s'emploie et s'ingénie à trouver des adoucissements et des remèdes.
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DÉFAUTS DE L'ÉDUCATION SCOLAIRE
De l'utilité des r écompenses en matière d'éducation. - Qu'elle&' sont a ussi et plus utiles que les punitions. - Que le caractère national les r end particulièrement nécessaires. - Dusys lème actu el des r écompenses. - Qu'elles vont toutes au m ér ite intellectuel. - Causes de cette partialité. - Faiblesse· et indulgence pour l'esprit sous toutes les formes. - Vanité française. - Que l'éducation est bien plus difficile que l'enseignement et pourquoi. - Qu'à raison même de sa difficulté elle a été confiée à des hommes spéciaux, prêtres ou philo-~ sophes. - Que la famille et l'école s'en sont désintéressées. Conséquences fâcheuses de cette abdication et de la partialité en faveur de l'esprit. - Indifférence mcrale. - Que l'état actuel de la société et la nature des institutions républicaines r écla meut un changement complet dans nos h abitu des scolaires,
Punir est malheureusement nécessaire; mais ré-· compenser ne l'est. pas moins, et l'éducation consiste en grande parlie dans l'emploi judicieux des punitions et des récompenses; ces deux moyens, quoique· contraires, s'accordent cependant et concourent au. même but. Le règlement des écoles a fixé la nature, le nombre et la gradation des punitions ; s'il est muet sur le chapitre des récompenses, ce n'est certes pas qu'il les inlerdise, c'est qu'il laisse aux maîlres Je-
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soin de lùs choisir. Montrons-nous dignes de cette confiance et examinons s'il n'y aurait pas lieu, dans l'intérêt bien entendu de nos écoles et de la société même, d'élargir le cercle des récompenses, d'en enrichir la liste, d'en modifier la nature, et, sans compromettre le développement intellectuel de l'enfance, d'en mieux assurer le développement moral. Le système actuel répond-il suffisamment aux besoins généraux. de l'éducation, répond-il aux besoins particuliers du caractère français et du temps présent? Je n'ose le croire. Si jamais l'éducation fut nécessaire, c'est à l'heure présente, car le sort de la nation ne dépend plus aujourd'hui de quelques privilégiés de la naissance, de la fortune ou du talent, il dépend du peuple tout entier, c'est-à-dire de l'éducation nationale. Aussi disais-je naguère encore aux. instituteurs réu~is autour de moi : « Ce n'est pas sans émotion que je songe à la grandeur de la _ tâche que les circonstances vous imposent, car c'est sur vous que le pays compte pour lui préparer des générations plus instruites et meilleures. Et en ce sens on peut bien dire, comme on l'a fait, sans exagération, que le sort du pays est entre vos mains. C'est par vos mains en effet que passent les neuf dixièmes des futurs électeurs, et il n'est que trop évident que les destinées du pays reposent sur la valeur morale et intellectuelle du corps électoral. Aussi, en pensant â la responsabilité qui pèse sur nous, ce ne sont pas des
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bouffées de-vanité qui doivent nous monter à la tête, mais une crainte patriotique . qui doit nous saisir le cœur. Travaillons donc à nous rendre de plus en plus dignes de notre mission et soyons sûrs que les progrès que nous aurons accomplis en nous-mêmes se traduiront bientôt en progrès dans les enfants confiés à nos soins. « Je sais que les enfants ne restent pas assez à l'école el que le temps de la scolarité est court; mais, d'une part, les premières impressions sont aussi durables que vives, elles ont une sorte de vitalité r enaissante, et une énergie directrice qui se fait sentir jusque dans les dernières années de l'existence; d'un autre côté, le développement si rapide et si riche d'avenir de l'enseignement primaire supérieur retiendra désormais dans nos écoles un nombre toujours croissant d'enfants, qui resteront soumis plus longtemps à votre -salutaire influence, en qui nous pourrons poursuivre l'œuvre de l'éducation, et qui formeront un jour une des plus solides assises de l'édifice social. « Dernièrement, l'Académie française cherchait pour le concours poétique de l'année qui commence un sujet qui répondît aux plus vives et aux plus patriotiques préoccupations de l'heure présente; elle s'arrêta à ces deux mots significatifs : sui·sum coi·da. Nous n'avons pas nous, Instituteurs, à composer des pièces de vers, mais nous avons à faire germer, croître et fleurir dans les à mes les semences de toutes
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les vertus. La poésie qui prend sa source dans Je cœur et se r épand dans la conduite en bonnes, en belles actions, vaut bien assurément celle quis' exhale en strophes harmonieuses. Laissez-moi donc vous dire, à vous auosi : sursum corda, élevons nos cœurs, élevons ceux de nos enfants. » Pour développer ces sentiments qui font la dignité de la vie, l'honneur des familles et la force des États, on ne peut s'en remettre simplement à la bonté native, si grande qu'on la suppose, ni àla vertu des conseils, si efficace qu'elle puisse paraître; il faut y joindre l'attrait des récompenses. Ce secours est particulièrement nécessaire au caractère national. En effet, s'il est un peuple qui soit sensible à l'approbation, à la louange, à la récompense, c'est assurément Je nôtre. Le contentement intime et solitaire, le témoignage muet et froid de la conscience satisfaite ne suffisent pas aux exigences de notre nature expansive et chaleureuse. Nous ne savons pas, nous ne pouvons pas nous passer des autres, nous avons besoin de connaître les sentiments que nous leur inspirons, nous cherchons à les surprendre , à les lire dans leurs regards, nous prêtons une oreille inquiète à ce qu'ils disent pour apprendre ce qu'ils pensent de nous; rester au dedans de nous est au-dessus de nos forces ; nous voulons nous sentir dans les autres et vivre en quelque sorte à l'unisson. Aussi, plus que tous les autres peuples, sommes-nous sujets aux entraînements, et su bissons-
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nous d'une manière presque irrésistible la contagion de l'exemple. Ce caractère a ses dangers, sans nul doute, mais il a aussi ses avantages ; la crainte de l'opinion, le besoin d'estime, sont des freins puissants et des stimulants énergiques; avec nous il n'y a jamais à désespérer; si l'on peut nous entraîner au mal, on peut aussi nous ramener au bien ; il suffit souvent d'un mot, d'un geste, d'un regard, pour nous arrêter sur la pente où nous glissions, et l'espoir de la louange, la perspective des récompenses nous attire, nous enlève et nous transporte. Si ces sentiments naturels ont tant d'empire sur les hommes faits, que sera-ce sur des enfants, en qui la force des impulsions premières n'a pas encore été affaiblie par les déceptions ou par le calcul? Aussi pensons-nous qu'on pourrait et qu'on devrait tirer meilleur parti des besoins et des faiblesses même de notre nature, donner à ces utiles auxiliaires un rôle plus important dans l'œuvrc de l'éducation et établir au moins entre les punitions et les récompenses, entre la part faite aux études et la part faite à la conduite, un équilibre qui n'a jamais existé. Faire le bien pour lui-même est un idéal sublime, mais difficile à concevoir, presque impossible à réaliser; et s'il dépasse la portée moyenne de l'intelligence et la mesure ordinaire des forces humaines, est-il sage, est-il sensé de le proposer à l'enfance? C'est ce qu'a bien compris la Société du sou des -écoles laïques, fondée à Marseille depuis quelques
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années, société qui a déjà fait tant de bien à nos écoles et dont l'initiative à la fois prudente et hardie révèle une intelligence si nette et si vive des besoins les plus urgents de l'enseignement primaire à tous ses degrés. Dans sa dernière délibération, elle a pris une résolution qui fait honneur à sa clairvoyance. Ce n'est plus seulement aux élèves les mieux doués ou les plus heureux, mais aux plus méritants aux meilleurs qu'elle décide d'accorder ses encouragements; ce n'est plus seulement à l'intelligence, mais à l'effort, au progrès intellectuel, mais au progrès moral, qu'elle destine ses nouvelles récompenses. Nous sommes heureux de la trouver dans la 'Voie où nous voulons entrer, et nous la remercions bien sincèrement d'avoir prêché d'exemple. Examinons donc ce qui se passe actuellement dans la plupart des écoles primaires, recherchons les causes et les conséquences de la partialité qui a régné jusqu'ici en faveur de l'enseignement et au détriment de l'éducation, voyons quelles qualités on peut récompenser dans l'école et quelles peuvent être la nature et la forme de ces récompenses. Quel est le caractère du système d'éducation actuellement en vigueur ? La part des punitions y est bien plus grande que celle des récompenses; tandis que la première embrasse toutes les fautes que l'enfant peut commettre, la seconde est loin de s'étendre à tout ce qu'il peut faire de louable et de bien. De plus, tout semble
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calculé pour exciter l'émulation intellectuelle. presque rien n'y est prévu pour créer l'émulation morale. Ouvro~s un palmarès : nous y trouvons des prix pour tous les exercices de l'esprit, mais aucun pour les qualités de cœur. Quelquefois, ici ou là, dans les pensionnats surtout, un prix de bonne conduite, prix d'ordre inférieur, prix relégué presque toujours au dernier rang, fiche de consolation pour l'élève malheureux ou mal doué, dédommagement pour l'amour-propre exigeant et chatouilleux de certains parents. Toutes les semaines, dans toutes les classes, il y a des compositions pour tous les exercices scolaires ; mais peu d'instituteurs ·songent à classer les enfants d'après leur conduite et leur valeur morale. C'~st toujours l'image de la supériorité intellectuelle qu'on place sous leurs yeux, c'est toujours vers ce but qu'on tourne leurs regards et leurs efforts. Être le premier en histoire, en géographie, en grammaire, en calcul, voilà la grande affaire, voilà l'ambition suprême; le reste n'est rien. Au premier les éloges, au premier les récompenses; et si quelque personne autorisée, si quelque digne magistrat, entre dans une école, sa première question va nous révéler la nature de ses préoccupations et de ses préférences : « Quel est le premier de la classe, dira-t-il, qu'il se lève : » et le premier se lève et reçoit son tribut; les autres écoutent, admirent et envient. Mais le meilleur, mais le plus franc, mais le plus obligeaut,
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mais le plus honnête, oh ! celui-là reste assis : il n'est pas le premier. Cependant dans le nombre de ces enfants, qui jamais n'arrivent au premier rang, qui même n'y peuvent aspirer, il en est qui ont plus de mérite réel, plus dé valeur morale que les premiers de leur classe, et qui peut-être un jour surpasseront leurs brillants camarades et les dépasseront. Ces retours ne sont pas rares; la vie dérange et quelquefois renverse le classement de l'école; parmi ceux qu'on appelle aujourd'hui les déclassés, on trouverait plus d'un ancien élève à succès, comme parmi ces enfants qui n'ont '()Oint connu l'ivresse des proclamations solennelles, il en est qui parviennent plus tard aux plus hautes situations. C'est. que les uns n'avaient que des qualités brillantes gâtées bientôt par l'inconduite ou perdues par la vanité, tandis que les autres, à des qualités sans éclat, mais solides, ont joint la patience et le sentiment du dernir. Les succès faciles des premières années ressemblent parfois aux fleurs des arbres trop précoces, qui ne tiennent pas contre les intempéries du printemps. Les enfants, au contraire, · dont ltl développement est plus difficile et plus lent et dont la floraison est plus tardive, ceux-là onh plus de sève et de force, ils résistent, ils mûrissent et donnent des fruits. Mais combien ils seraient plus nombreux ces enfants réputés médiocres parce qu'i!s mettent plus de temps à mûrir et dont
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pourtant la maturité est féconde, s'ils étaient entourés de plus de soins, de bienveillance, de s0llicitude ! Qui pourrait dire ce que les familles, ce que la société eUe-même perdent de ressources morales et matérielles à cet engouement pour le mérite superficiel, à ce délaissement de la prétendue médiocrité, à cette prédilection avouée pour la valeur intellectuelle, à celte indifférence traditionnelle pour la valeur morale ? Avec un bon système d'éducation qui établirait l'ordre véritable, qui avant tout affirmerait la subordination du talent à la vertu, que de bien l'on pourrait faire, que de mal on pourrait éviter ! En refroidissant des vanités inconsidérément I1attées, 011 amènera~t bs enfants bien doués à faire dès efforts iilus patients et partant plus féconds, à_ juger moins avantageusement d'eux-mêmes et plus favorablement des autres; en relevant dans e l_ ur propre estime et dans celle de leurs camarades les enfants moins favorisés, on leur donnerait la confiance qui ouvre l'esprit, qui double les forces; on préserverait leurs cœurs des sentim_ nts amers . e . De là, même au point de vue intellectuel, un double profit; car d'un côté les terrains ingrats, aujourd'hui incultes ou mal cultivés, entreraient en i:apport, et, de l'autre, les terres fertiles, plus profondément labourées, produiraient davantage. A l'autre point de vue, il y aurait, entre les enfants d'abord et plus lard entre les hommes, plus d'union,
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plus d'accord; car l'accord repose sur la bienveillance et l'estime mutuelles, et ces sentiments ne peuvent naître et durer sans une appréciation équitable de qualités nécessairement différentes entre des êtres doués inégalement. D'ordinaire, nous n'estimons en autrui que les qualités que nous croyons avoir; aussi notre dédain et notre indifférence pour des talents qui nous sont étrangers, provoquent en retour des mépris ou des représailles qui nous tiennent les uns vis-à-vis des autres dans un perpétuel état d'isolement,_de fractionnement ou d'hostilité. Si l'on parvenait à créer dans l'école une émulatio,n morale semblable à celle qui y règne pour les succès scolaires, si les enfants s'efforçaient de se surpasser en vertu comme ils font en savoir, s'ils se portaient vers le bien avec la même ardeur que vers la science, si l'on travaillait autant à former leur cœur qu'à meubler leur esprit, à préparer à 1a pratique du bien qu'à préparer aux examens de tout genre, à faire d'honnêtes gens qu'à faire des brevets et des certificats, en un mol, si l'éducation allait de pair avec l'instruction, quelle abondante semence de bonnes actions pour l'avenir, quelle riche floraison de vertus en perspective, quel renouveau de moralité pour la vie publique et pour la vie privée, quel apport de force et de santé pour le corps social, quel gage de sécurité pour le pays, de stabilité pour la République et d'honneur pour
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la patrie! C'est le but auquel il fau1 tendre; mais nous sommes loin du but. Nombreuses sont les causes de notre partialité en faveur de l'instruction et de notre indifférence en matière d'éducation; je me bornerai à toucher les principales. La première et peut-être la plus importante, c'e~t notre goût naturel pour les dons de l'esprit, disons le mot, c'est notre vanité. Nous préférons les gens d'esprit qui nous amusent, aux honnêtes gens qui nous sont utiles. Ce faible est si fort qu'il nous porte à l'indulgence même pour les libertins spirituels, pour les fripons adroits, voire pour les grands criminels à facultés puissantes, pour les scélérats raffinés et aimables qui raisonnent et assaisonnent leurs coups ou qui innovent dans le crime. Quelle que soit leur per' versilé, nous trouvons toujours en leur faveur une circonstance atténuante. La seule excuse du crime devrait être dans l'obtuse brutalité de ceux qui le commettent; et nous, au contraire, c'est de leur intelligence, c'est-à-dire d'une circonstance aggravante que nous tirons une atténuation. Les annales judiciaires en font foi, comme aussi notre littérature, le théàtre surtout et les romans. Prenez le roman de Renart, qui nous en dit long sur les mœurs du temps; les honnêtes gens y sont moqués, bernés, dupés, et cela non par hasard ou par accident, mais par habitude et par système; c'est
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leur r"ôle; au gredin tout l'esprit, la bêtise à l'hon: nête homme. ' Mais sans remonter jusqu'au moyen â.ge, en plein dix-septième siècle, le théâ.tre classique nous donne d'étranges leçons. Il absout volontiers, que dis-je, il glorifie les attentats bien conçus, ceux qui révèlent de la hardiesse, qui marquent du génie. Écoutons Corneille, le grand Corneille, le poète de l'héroïsme; c'est lui qui met dans la bouche de Livie, une femme, une impératrice, les vers suivants:
Tous ces crimes d'État qu'on fait pour la couronne, Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne, Et, dans le sacré r ang où la fàveur l'a mis, Le passé devient juste et l'avenir·permis. Qui peut y pat·veuir ne peut être coupable, Quoi qu'il ait fait ou fasse, il est inviolable.
- Richelieu, lui, punissait de morl les conspirateurs découverts; mais le plus grand orateur de la chaire , chrétienne, Bossuet, noyait dans la gloire de Condé eoupable son crime de h aute trahison. De nos jours le théâ.tre, le roman, ne sont que trop riches de ces héros à rebours, à qui l'on sait gré .d'avoir accompli quelque progrès dans le crime, -d'avoir reculé les li miles de la perversité, fait avancer d'un pas l'œuvre de la décomposition morale; et l'on dirait que nos auteurs s'appliquent et s'ingénient à tourner en sympathie et en admiration l'horreur et le dégoût qu'ils doivent inspirer. L'histoire elle-même, la grave histoire, se fait
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parfois leur complice. Que ne pardonne-t-elle pas sous le rapport des mœurs, et même de la simple probité, aux hommes qui ont jeté sur leurs désordres ou leurs crimes l'éclat du talent ou du génie? Bref, sous quelque forme et en quelque lieu que l'esprit se montre, même mêlé à un impur alliage, même souillé de boue, taché de sang, il nous charme, il nous séduit. On· a même été jusqu'à inventer deux morales: l'une étroite pour les petites gens, pour le commun des mortels, l'autre large et complaisante pour les gens de haut vol. de large envergure. Étonnons-nous donc que, le bon exemple venant de si haut et sous de tels patronages, on en soit arrivé dans la vie ordinaire à une indifférence légèrement dédaigneuse ou Rceptique à l'endroit de ceux qui sont tout bonnement, tout simplement d'honnêtes gens. En effet, on dit couramment avec une nuance de pi lié ou d'ironie : c'est un brave homme I ce qui en bon français, trois fois sur quatre au moins, signifie : c'est un être borné ou médiocre, c'est un pauvre d'esprit. Il semble en vérité qu'on ne puisse être honnête sans être dupe, ni bor. sans être débonnaire. Et dans toutes les carrières, même dans la vie publique, où pourtant la sévérité devrait, ce semble, se mesurer à l'importance des fonctions exercées, que ne passe-t-on pas à ceux qui font preuve de quelque qualité brillante, d'habileté, d'éloquence ou simplement de compétence?
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Dans les épr~uves qui ouvrent l'entrée des carrières, peut-on' dire qu'on fasse à la valeur morale la part qui lui revient et qu'on exige autant de garanties que le voudraient la nature et la grandeur des intérêts à défendre? En somme, toutes les complaisances, tous les éloges, toutes les flatteries, toutes les faveurs vont à l'esprit; bien petite est la part faite à la vertu. L'école s'est naturellement modelée sur la société; elle s'est faite à son image; elle s'est efforcée de donner à la société des hommes tels que celle-ci les aime, à exercer toutes les facultés, à développer toutes les aptitudes; elle a habitué les enfants à aspirer aux premiers rangs, à disputer les couronnes, à rechercher les succès bruyants; quant à former le cœur, à tremper le caractère, à inspirer l'amour de la vertu, à former à la pratique du bien, si on ne peut pas dire qu'elle s'en soit désintéressée, on ne peut dire non plus qu'elle s'y soit consacrée; à l'école l'éducation est restée un sous-entendu; elle n'a jamais eu la place qui lui est due et qu'il faut absolument lui donner aujourd'hui, la première. Si l'on a fait jusqu'à ce jour la part si petite à l'éducation, ne serait-ce pas aussi parce qu'il est beaucoup plus facile d'instruire les enfants que de les élever, parce que l'enseignement, surtout élémentaire, ne demande que des connaissances, ~andis que l'éducation réclame, sinon des vertus, au moins des qualités assez rares? Ne serait-ce pas que l'au-
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torité morale est aussi indispensable à l'éducateur que l'autorité intellectuelle au maître, el, d'autre part, que l'enfant apprend plus aisément à bien écrire ou compter, qu'à bien faire et à se bien conduire? Pour enseigner une science, un art, un métier, il faut avoir acquis dans ce métier, dans cet art, dans celle science, une supériorité marquée sur ceux aux.quels on les enseigne; de même, pour élever l'enfance, c'est-à-dire pour l'amener à la pratique du bien, il faut une supériorité morale incontestable et incontestée. Le maître qui enseigne la grammaire ou l'arithmétique est sous ce rapport tellement audessus de son élève, que celui-ci s'incline devant une supériorité évidente· et qui se fait sentir à tout instant; aussi il écoute avec confiance, il suit a\•ec docilité ; mais peut-on dire qu'il en soit toujours de même pour l'enseignement de la morale? que le maître y soit aussi à l'aise et qu'il ait le même avantage sur ses élèves? Quel maître est sans dé-· faut? et quel est le défaut du maître que l'enfant n'ait bien vite aperçu ? Je ne parle pas de ceux qui crèvent les yeux, et ils ne sont pas rares, je parle de ceux que le maitre lui-même ignore ou se pardonne, mais que l'œil observateur e\. pénétrant de l'enfant a bien vile découverts, et que sa malignité quelque peu vindicative n'est pas disposee à excuser. N'est-ce pas pour cela que l'éducation dans les familles est si difficile et si chanceuse? Le moyen en
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effet de donner aux enfants les qualités qu'on n'a pas et ie ne pas leur donner les défauts que l'on a? Aussi, même dans les familles aisées, l'éducation n'est-elle souvent qu'un simple vernis; elle est toute en surface, toute en manières; mais savoir saluer avec aisance, tourner un compliment, s'habiller à la mode, c'est de l'éducation à la manière è.u Bour: geois gentilhomme. La vraie éducation est bien unfil autre affaire; elle n'a rien . de commun avec les formes changeantes de la mode et les formules banales de la politesse courante; elle n'est pas dans la mise, mais dans la conduite; elle ne consiste pas dans une tenue, mais dans une vie irréprochable; elle n'est pas répandue sur la personne, elle réside dans le cœur. Dans cette éducation-là, le tailleur et le maîlre de danse n'ont rien à faire. C'est sans doute à raison de sa difficullé même que presque dans tous les temps et chez tous les peuples on a cherché des hommes qui par leur caractère, par la dignité de leur vie, par l'autorité de l'exemple pussent mener à bien celte œuvre délicate et laborieuse. C'est pour cela que dans l'antiquité, les philosophes, et dans les temps mocl,ernes, les ministres des cultes ont été investis de ces fonction!? et que les familles royales, aristocratiques et même bourgeoises se soJlt débarrassées sur eux du p<;>ids incommode de cette responsabilité morale. Aristote est chargé de donner au jeune Alexandre les vertus qui manquaient à Philippe; Bossuet et Fénelon ont
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m1ss1on de donner au Dauphin et au duc de Bourgogne, des exemples meilleurs que les exemples paternels; J .-J. Rousseau, et pour cause, ne confie pas au père d'Émile le soin d'élever son fils. En général, le précepteur est ou doit être un modèle qui dispense le père d'être vertueux ; il a ou doit avoir de la vertu pour le compte d'autrui. Malheureusement celte substitution ne réussit guère; les regards de l'enfant reviennent toujours du modèle substitué au modèle naturel, qui est le père, el qui bon gré, mal gré, forme ses enfants à son image. Ce n'est pas seulement dans les familles assez riches pour payer des modèles que celte délégation morale est passée en habitt:de ; chez nous, dans le peuple tout enlier, prêtres, pasteurs et rabbins ont été presque les seuls éducateurs, parce que leurs fonctions et leur caractère leur imposent les vertus nécessaires à l'éducation. Avons-nous beaucoup gagné à cet abandon d'un dernir qui revient naturellement au chef de la famille, qui en constitue la plus noble prérogative, et qui donne à son autorité une sorte de consécration? Il est permis d'en douter. Le jour où l'autorité religieuse a vu décroitre son prestige et par suite l'efficacité de son action, l'autorité paternelle n'a pas toujours ressaisi l'exerçicc de son droit ni repris l'exercice de ses fonctions, et ce que l'éducation a perdu d'un côté, elle ne l'a pas regagné de l'autre. C'eRt ce qui rend si désirable aujourd'hui un effort
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et un accord de la famille et de l'école dans l'œuvre e l'éducation nationale. L'enseignement moral profite à celui qui le donne autant qu'à ceux qui le reçoivent; il oblige l'éducateur à de fréquents retours sur lui-même, à de salutaires examens de conscience. En effet, comment entreprendre de corriger dans les autres les vices ou les défauts dont on se sait atteint? Qui voudrait s'exposer au ridicule et à l'humiliation d' une contradiction flagrante entre sa conduite et son langage? Un ivrogne prêchera-t-il la sobriété? un avare la générosité? un paresseux le travail? Le maître dont la tenue est négligée, les vêtements malpropres, osera-t-il parler de propreté? Fera-t-il l'éloge de l'ordre, celui dont"Ia table ou le bureau offre constamment à sa classe la parfaite image du désordre ? Donnera-t-elle aux jeunes filles le gollt du naturel et de la simplicité, la maîtresse dont la mise est recherchée, dQJli.J.e...teint est_, \ fardé? Non, sans doute; les mauvais exemples dé' truisei'it l'effet des meilleures leçons comme ils ruinent le prestige et l'autorité des maîtres. Il faut posséder ce que l'on veut donner, et, pour améliorer, il faut être meilleur. L'efficacité de l'enseignement moral sur celui qui le donne n'est pas absolue, mais elle est réelle, et il y a un certain degré de contradiction entre les actes et les paroles qui est incompatible avec les fonctions d'éducateur. Je ne puis m'empê-
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cher de croire que bien des pères auraient une conduite meilleure, s'ils n'abandonnaient à un tiers le soin d'élever leurs enfants, que l'accomplissement de ce devoir exercerait sur eux une influence salutaire, et qu'ils tiendraient pour la plupart à donner à leur famille la plus efficace des leçons, celle de l'exemple. Il en a été longtemps de l'école comme de la famille, et le maître de l'école ne s'est pas considéré comme chargé spécialement de l'éducation des enfants, mais bien seulement de leur instruction. Du reste nombre d'enfanls n'allaient pas à l'école et pour une bonne raison, c'est qu'ils n'en avaient pas près êl'eux. Comme d'un côté l'éducation consiste à enseigner la morale et surtout à la faire pratiquer, comme de l'autre il n'y avait pas d'enseignement moral en dehors de l'enseignement religieux, et que. les deux ne faisaient qu'un, le maître d'école n'était pas en réalité l'éducateur. Sa part à lui, part ingrate et modeste, c'élait la récitation du catéchisme. Cet exercice d'ordre inférieur, d'un caractèr.e presque mécanique, n'exerçait qu'une influence médiocre sur le développement moral de l'enfance; à coup sôr il n'ajoutait rien au prestige du maître, réduit au simple rôle de répétiteur. La situation est changée, et le maître, maintenant véritablement maître de l'école, y est rentré dans la plénitude de ses droits; aussi il a vu croître l'éten-
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due de ses devoirs et doubler l'importance de sa mission. La pauvreté et l'insuffisance passées de l'éducation scolaire ont sans doute encore d'autres causes; cependant les défauts du caractère national, les difficultés inhérentes à cette œuvre et l'effacement presque complet de la famille et de l'école devant une autorité étrangère en sont assurément les causes principales. Quoi qu'il en soit, cette séparation de l'éducation d'avec l'instruction a eu pour effet d'assurer à celleci tous_les stimulants de l'émulation, tous les avantages des récompenses, au grand détriment de la première. Les conséquences de celte partialité sont graves. L'enfant n'apprécie que ce qu'il voit apprécié. Il n'a ni assez de maturité d'esprit pour se faire une opinion personnelle dans des questions de ce genre, ni assez de force et d'indépendance pour réagir contre l'opinion régnante, surtout quand cette opinion se révèle à ses yeux par des habitudes si générales et si ancienne.;;. L'enfant suit la direction qu'on lui imprime. Là où il voit briller les récompenses, là il porle ses efforts. Ce qui n'est pas récompensé ne lui semble pas digne de l'être, car il ne peut croire à une erreur ou à un oubli. Voilà comment il s'habitue et comment on l'habitue à ne voir dans l'éducation qu'une chose secondaire, accessoire, qui ne demande ni application ni efforts, qui s'apprend
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toute seule, ou plutôt qui ne vaut pas la peine d'être apprise. Plus lard ces enfants, devenus hommes, portent dans la vie les habitudes de jugement et de conduite qu'ils ont contractées dans l'école; indifférents à tout ce qui touche aux mœurs, indulgents à euxmêmes comme aux autres, ils ne recherchent que le plaisir, ou n'envient que le talent, ils n'aspirent ~u·au succès, et tandis qu'un certain nombre s'efforcent encore d'avancer dans l'étude des sciences et des arts dont on leur a enseigné les premiers éléments, combien peu se soucient d'avancer dans celle voie de proéjrès moral, qui, commençant à l'école, ne devrait finir qu'avec la vie l. Ils travaillent encore à devenir plus instruits, ils ne travaillent pas à devenir meilleurs. Et cependant jamais la société française n'a eu un plus grand, un plus pressant besoi,1, je ne dis pas seulement d'honnêtes gens, ce besoin est de tous les temps, mais d'hommes de bon sens et de bon conseil. Autrefois les erreurs de jugement ne nuisaient guère qu'à ceux qui les commettaient ; aujourd'hui elles nuisent à tout le monde; c'est qu'autrefois chaeun n'avait à s'occuper que de soi ou des siens, tandis qu'aujourd'hui chacun a sa part d'influence et partant de responsabilité dans la chose commune. En nous faisant citoyens, de sujets que nous ttions, la Rrpublique nous a rendus maîtres et arbitres de
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nos destinées et nous pouvons dire avec le poète Régnier:
Nous sommes du bonheur de nous tous artisans Et fabriquons nos jours ou fâcheux ou plaisants.
En effet, la vie moderne n'est qu'un continuel exercice de jugement sur les choses et sur les hommes. L'élection est partout, à tous les degrés de l'échelle : conseillers municipaux, conseillers d'arrondissement, conseillers généraux, députés, sénateurs, du haut en bas, nous choisissons et nommons ceux qui sont chargés de nos affaires. Et ce ne sont pas seulement les affaire.s publiques qui sont livrées à l'élection ; sociétés industrielles, commerciales, financières, agricoles, scientifiques, littéraires, artistiques, sociétés de secours mutuels, d'assurances, d'éducation, d'enseignement, partout c'est le suffrage qui règne en maître; presque toutes les professions, presque tous les métiers, ont leurs conseils, leurs syndicats élus; le suffrage est devenu sinon l'unique, au moins le principal dispensateur des pouvoirs de tout genre; et l'exercice de ce droit déjà si étendu, on doit s'attendre à le voir étendre encore plutôt qu'à le voir restreindre. Il est donc permis de dire, sans exagération aucune, que nous sommes aujourd'hui responsables de notre sort comme de notre honneur. Dans une société où tout dépend du vote, c'est-à~
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dire du choix, on peut comprendre combien il importe de former de bonne heure la raison des enfants, de leur donner une , règle st1re pour leurs jugements, de leur apprendre que ce qu'ils doivent par-dessus tout désirer et acquérir _ pour eux-mêmes, ce qu'ils doivent avant tout rechercher et priser dans les autres, c'est la moralité, c'est la vertu ; que l'accomplissement des devoirs dans la vie privée est la seule garantie d'honnêteté dans la vie publique; que, sans la moralité, le talent n'est qu'un danger, et le génie peut être un fléau ; que la probité scrupuleuse, la dignité de la conduite, l'élévation du caractère sont les premières qualités à exiger de nos mandataires, si nous voulons épargner à notre pays les dommages et les désastres, les humiliations et les hontes , Voilà la conviction qu'il faut enraciner dans l'esprit de nos enfants, voilà les sentiments dont il faut nourrir leurs cœurs pour qu'un jour ils soient moralement utiles à leur pays. Comme aujourd'hui les enfants ne font guère qu'apporter dans la société les habitudes et les sentiments qui y régnent, comme les générations se succèdent sans différer sensiblement les unes- des autres, le mal se perpétuerait sans fin, il serait sans remède, sil' école ne réussissait enfin à créer une génération meilleure, qui soit l'instrument d'une réforme et qui en assure la durée. Cherchons donc les moyens de former cette génération régénératrice.
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DES RÉCOMPENSES
Système gradué de récompenses. - Classement moral. - La première des récompenses, le témoignage de la conscience. Comment le maître peut s'y associer. - Témoignages divers d"estime et d'affection. - Appropriation des récompenses à la nature du mérite récompensé. - Exemples. - Témoignages de confiance. - Leur efficacité. - La délation du bien. Extension de la récompense à la classe, à l'école. - Rôle des inspecteurs et des magistrats. - Quelle conviction il importe d'engendrer dans l'esprit des enfants. - Extension des bons points aux qualités morales. - Que les récompenses doivent -être choisies de manière à développer le sentiment de la solidarité. - Les ordres du jour. - Les archives de l'école. - Son livre d'or. - Le livret moral de l'écolier. - La mention au Bulletin. - Des distributions de prix actuelles. Leurs inconvénients. - Moyens de les réformer à J'avantage de l'éducation. - liécompenae finale. - Comités de patronage et de placement. -Appel au concours de tous les instituteurs
J'ai exposé le mal, j'en ai Îl~ diqué les causes principales, il reste à en trouver les remèdes. _Un des meilleurs, à mon avis, serait de récompenser l'effort moral comme on récompense l'effort intellectuel. Je sais que la vertu pure est désintéressée, que la certitude de la récompense diminue le mérite, qu'il serait dangereux de substituer l'habi-
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tude du calcul à l"élan spontané vers le bien, et qu'il faut prendre garde d'altérer le principe même de la vertu, sous prétexte de rendre vertueux : mais je sais aussi que les enfants ne sont pas des hommes, que l'idée abstraite du bien a peu de prise sur leur esprit, que le devoir n'est d'abord pour eux qu'un mot vague et vide, qui ne se précise et ne se garnit de sens qu'à la longue et par des accroissements insensibles; enfin je crois que, si l'on récompense la vertu dans l'homme fait, il y a au moins inconséquence et imprévoyance à ne pas la récompenser dans l'enfant. La loi morale toute seule, l'impératiî catégorique tout. sec ne suffit pas à l'éducation du premier âge; la conscience elle-même ne se borne pas au commandement strict, elle qui récompense toute bonne action et presque toute bonne pensée d'une secrète douceur, et qui à la rigueur de ses ordres mêle une promesse et comme un avant-got1l du plaisir pressenti. Ne soyons donc pas plus exigeants que la conscience ,imitons-la, mais avec prudence et discernement. Récompensons l'enfant pour qu'il prenne le goût de la vertu et pour qu'il arrive un jour à se passer des récompenses, et à se contenter de la satisfaction du devoir accompli. C'est une affaire de tact et de mesure; gardons-nous de tout el toujours récompenser, faisons en sorte que la récompense soit le fruit et non l'unique but de l'effort, changeons la nature des encouragements suivant l' àge de l'enfant, diminuons-
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en le nombre à mesure que l'àge augmente, que l'idée du devoir s'éclaircit dans les esprits, et que le sentiment de l'obligation morale se fortifie dans les cœurs. Ainsi, sans croire à l'efficacité pas plus qu'à l'innocuité absolues des récompenses, j'estime qu'employées discrètement et à propos, elles peuvent amener les enfants au bien, leur en donner d'abord le goût, puis l'habitude et enfin leur en faire un besoin. / Au surplus, le problème n'est pas précisément facile à résoudre et la preuve, c'est que non seulement il n'a pas encore été résolu, mais que pas plus dans l'enseignement secondaire que dans l'enseignement primaire, il n'a été résolument abordé. Il n'y faut rien moins que l'effort de tous les esprits et le concours de toutes les volontés. On sent bien l'insuffisance du système actuel, sa pauvreté, sa sécheresse et sa stérilité, et déjà certains essais, quoique timides encore et isolés, révèlent la préoccupation des maîtres et le sentiment de nos besoins. Pour ma part, dans ma longue carrière de professeur, j'ai souffert plus d'une fois de mon impuis- , sance à modifier des habitudes tyranniques; j'étais las de ce roulement monotone des compositions de tout genre, de cet éternel classement des élèves qui ramenait périodiquement les mêmes noms aux mêmes rangs, enflant les uns d'une vanité dangereuse, engendrant dans les autres une jalousie amère,
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ul'l uue résignation humiliée, ou un dégoô.t funeste. Plus d'une fois je me suis mis par la pensée à la place de ces pauvres enfants, dont les efforts redoublés ne p0uvaient triompher d'une médiocrité estimable, el qui, après chaque élan généreux, retombaient toujours au même point; et j'aurais voulu pouvoir établir un classement compensateur, où les enfants auraient · élé classés non plus d'après leur savoir et leurs succès, mais d'après leur mérite et leur bonté, ~t qui plus d'une fois, renversant l'ordre habituel, eût fait descendre un élève brillant, mais plein de défauts, et monter un élève ordinaire, mais plein de qualités. Malheureusement ce classement réparateur présente des difficultés de tout genre; il peut bien se faire approximativement dans l'esprit du maître; mais en pratique comment l'établir avec précision et sûreté? Dans les exercices de l'esprit, le classement est le résultat d'un concours ou, comme on dit, d'une composition; est-il possible de faire composer les enfants en docilité, en franchise, en politesse, comme on les fait composer en écriture, en histoire ou en calcul? évidemment non. Une heure ou deux .suffisent à l'élève pour prouver qu'il a retenu ce qu'on lui a enseigné, ou compris ce qu'on lui a expliqué ; mais comment pourrait-il dans le même laps de temps prouver qu'il possède telle ou telle qualité, qu'il pratique telle ou telle vertu? il faut pour cela des actes, et les actes veùlent des occa-
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sions, qui ne se présentent qu'à des intervalles i_ égaux el parfois éloignés, occasions qu'on ne n pourrait remplacer par une épreuve imposée et commune, sans fausser la sincérité et même sans compromettre le sérieux du concours. Peut-on se représenter trente ou quarante enfants mis en demeure d'accomplir, séance tenante, un acte de vertu? et si, par impossible, on réussissait à trouver les moyens d'instituer ces concours, n'est-il pas évident que le stimulant de l'amour-propre et l'appât des récompenses provoqueraient des efforts de circonstance qui ne donneraient qu'une idée fort inexacte de la valeur réelle des concurrents? Si l'acte demandé est le même pour tous, on obtiendra deux séries d'élèves: l'une comprendra ceux qui l'auront accompli, et l'autre, ceux qui n'auront pu l'accomplir, et les nuances observées dans l'accomplissement même ne fourniront jamais les éléments nécessaires au classement. Si les actes exigés sont di!îérents, comment trouver une mesure commune et arriver à l'exactitude dans l'appréciation de mérites di vers? Il y a donc impossibilité manifeste soit à imposer simultanément à une classe entière une épreuve identique, soit à apprécier exactement des épreuves di!îérentes. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il ne se soit pas produit de tentatives de ce genre ou que ces tentatives n'aie.nt pas abouti. C'est à la longue, c'est à la suite d'observations faites au jour lé jour dans
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les divers incidents de la vie scolaire, ou dans des rapports personnels avec !'.enfant, c'est à l'aide des renseignements de ~oute nature puisés auprès des parents, auprès de ses collègues, c'est à l'aide aussi du jugement que les enfants portent les uns sur les autres et manifestent volontiers, que le maître arrive à se faire une opinion exacte sur la valeur morale de ses élèves. Du reste, si des concours réguliers et fréquents de morale pratique pouvaient être jétablis, on courrait le risque de créer un genre de vertu artificielle et superficielle, une vertu de parade et d'estrade, et par cette surexcitation permanente de la vanité, on corromprait le principe même de la vertu véritable. Il y a pourtant un genre de classement qui est de nature à corriger dans une certaine mesure ce qu'a d'exclusif et d'incomplet le classement purement intellectuel. Il consiste à donner des bons points pour l'assiduité, les efforts, la conduite, et à dresser à la fin de la semaine une liste où les enfants sont rangés d'après le nombre des bons points obtenus. Mises en regard, la liste des places et la liste de mérite se complètent et se redressent l'une l'autre; la comparaison établit une sorte de compensatio_}l, .et assure un dédommagement à l'élève malheureux et méritant. Ce classement est en usage dans quelques écoles, il a l'avantage de faire une part à des qualités purement morales; il pourrait s'étendre encore et embrasser d'autres q_ualités semblables, comme la
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propreté, l'ordre, la tenue, dont l'appréciation facile et quotidienne se prête à la même notation. Nous ne pouvons donc qu'en recommander l'emploi. Mais il est loin encore de comprendre toute la vie morale de l'enfance, et nous devons chercher d'autres moyens pour atteindre et développer les germes des sentiments vertueux et donner à la volonté naissante d'utiles auxiliaires dans sa lutte contre les mauvais penchants. La première des récompenses, c'est celle que donne la nature elle-même, c'est le témoignage de la conscience, c'est la satisfaction du devoir accompli. Cette satisfaction, le maître n'y est pour rien, il n'a pas le pouvoir de la procurer; il peut cependant s'y associer, il peut aider l'enfant à mieux goûter, à savourer ce plaisir exquis et noble. En effet, l'enfant est tout en dehors, il vit dans l'étourdissement de son propre mouvement, dans la turbulence et le bouillonnement d'une nature exubérante, en travail de croissance et de développement. Aussi n'a-t-il guère la force et n'éprouve-t-il guère le besoin de rentrer en lui-même, pour y goûter la douceur des jouissances intimes et morales. C'est au maitre à l'y ramener, à faire le silence et le calme dans cette conscience bruyante et agitée, afin que l'enfant apprenne peu à peu à se sentir en lui-même, à écouter la voix intérieure qu'il distingue encore à peine à travers le bruit d'une incessante fermentation. Tà,che d,élicate, je l'ayoue 1 mais que peut remplir
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tout homme honnête et bon. On prend l'enfant dans un de ces moments qui suivent une bonne ou une mauvaise action, et où l'âme s'épanouit dans une sorte de bien-être, ou se resserre dans un malaise indéfinissable. On prolonge ce plaisir ou cette souffrance, on la lui fait ressentir, pour que le souvenir en soit durable et engendre le désir ou la crainte du relour. C'est là une sorte d'initiation à la vie de conscience, d'acheminement vers le bien, et s'il est permis d'unir deux mots si contraires, de séduction morale. Une autre récompense d'un caractère analogue, c'estla bonne opinion que l'enfant donne de lui-même et qui est comme un écho agrandi de sa propre conscience, c'est l'estime et l'affection du maître. Être aimé, être estimé, ne sont-ce pas les plus grands biens de la vie ? et si les autres biens ont quelque valeur, n'est-ce pas surtout parce quïls servent à nous procurer les premiers ? les richesses, les talents, l'esprit, et la force, nous permettent en effet ,d'obliger nos semblables, nous aident à leur plaire et à former autour de nous cette almasphère de sympathie et de respect dans laquelle il est bon de vivre, comme il est bon de respirer dans un air pur et doux. Heureusement ces deux sentiments se touchent de près, et il est rare que l'estime n'engendre pas l'affection, comme il est rare que celle-ci survive à l'autre; heureusement aussi ces deux sentiments sont un besoin de notre nature, et
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œ besoin, l'enfant le ressent de bonne heure et vivement. S'il est d'abord plus jaloux d'affection, c'est à nous à lui faire de plus en plus désirer notre estime, à lui faire comprendre que l'une dépend de l'autre, el que nous l'aimerons d'autant plus que nous !'estimerons davantage. Au foyer, pour l'enfant la plus douce des réc·ompenses est le baiser maternel; sans doute l'affection du maître a quelque chose de moins tendre; elle n'est pas non plus une sorte de droit, il faut qu'elle soit méritée, et c'est ce qui en fait la moralité et le prix.. Mais, pour qu'elle ait toute sa vertu, il importe qu'elle soit désirée, et par conséquent que le maître sache en inspirer le désir. De ce que le cœur de l'enfant est naturellement aimant, ce n'est pas une raison pour s'en remeltre à la nature toute seule, il lui faut venir en aide, et se rendre aimable pour être aimé. Si le maître réussit à inspirer ce sentirnenl, il s'est assuré le plus utile et le plus sô.r des auxiliaires, il a trouvé la source de récompenses· la plus abondante et la plus pure. L'instituteur suivra donc l'enfant avec une attention bienveillante, et non seulement pendant la classe où celui-ci est contenu par la discipline, mais dans les récréations, dans les promenades, où son naturel se montre plus librement, et, si c'est possible, au dehors même, jusque dans la famille, où il pourra s'enquérir avec sollicitude de la conduite de l'enfant, se renseigner sur son caractère, sur .ses qualités, sur-
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~es défauts et se concerter avec Ie·s parents sur les mesures à prendre pour le rendre meilleur. Il s'attachera à le convaincre qu'il cherche non à le prendre en faute, mai_ à savoir tout ce qu'il peut s faire de bien; et il profitera avec empressement et asec une satisfaction visible de toutes les occasions qui pourront s'offrir, pour le soutenir et l'encoura7 ger. L'enfant souffre 'également et d'une surveillanée .étroite et sévère, où il sent la .d éfiance· et là menace, et d'un abandon qui.lui parait une preuve d'indifférence sinon de mépris. Il désire, il veut qu'on s'intéresse à lui, et i~ êst heureux de voir que ses moindres efforts ne passent point inaperçus. Avant les grandes récompenses qui ne doivent pas êtr.e prodiguées, et" , qui ne peuyent être accordées .q u'à l'ensemble de la conduite. ou à des actes. d'une valeur exceptionnelle, il y a tnil!e petits moyens d'.enconrager l'enfant, de le tenir en haleine, âe lui procurer d'utiles et douces satisfactions. Ta!1lôt ce sera un mot dit en passant, à demi-voix, et entendu de lui seul; ,quelquefoi.s un geste ri'approbaliqn , un signe de tête, ûn regard, ou, si la chose en vaut la peine, un éloge donné à bau te voix en . présence de ses camarades. Parfois aussi le maitre pourra prendre l'enfant à l'écart, faire quelques pas avec lui, lui adresser quelques paroles affectueuses, lui exprimer le plaisir qu'il éprouve à le voir se bien conduire. Les enfants sont particulièrement se~es à ces témoignages qui les relèvent à ,.wurs yeux et
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leur prouvent qu'ils comptent pour quelque chose dans la vie de leurs maîtres. Quelquefois aussi ce sera un de ces riens qui tirent tout leur prix de l'intention, et qui, donné à propos, avec une bonne parole, avec un sourire, quelque chose qui vienne du cœur, produira plus d'e!Tet qu'un objet précieux ou un éloge solennel. Pour bien et utilement récompenser, il ne faut jamais perdre de vue le but qu'on se propose, c'està-dire l'amélioration morale de l'enfance. Tout ce qui va au but est bon, .t out ce qui s'en éloigne est mauvais. Cette règle est générale, mais elle est sô.re. En éducation comme en toute chose, il y a des cas douteux, et alors il est sage de s'abstenir; car mieux vaut ne pas récompenser que de le faire à faux. Lorsqu'un enfant a fait preuve de quelque qualité, on peut lui fournir le moyen de l'exercer; s'il a élé charitable, il n'y a aucun danger à lui donner de quoi pouvoir l'être encore; s'il a partagé avec un camarade ses petites provisions de bouche, s'il a fait largesse de papier, de plumes, de quelques menues fournitures, on peut le mettre à même de recommencer; s'il a un camarade, un petit frère, une petite sœur malades, on peut s'enquérir de ce qui leur serait nécessaire ou agréable, et _ ui donner le 1 plaisir de leur porter ce don. Ce plaisir, l'enfant le devra à sa propre bonté autant qu'à la générosité du maître; il prendra goût au bien. De même que, dans l'ordre intellectuel, il convient de donher 1 ux enfants
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des prix appropriés à leurs facultés, au desoinateur des crayons, une boîte à couleurs, des modèles, au géomètre une boîte à compas,' au musicien un instrument ou des livres de musique, de même dans l'ordre moral on doit, autant que possible, chercher quelque rapport entre la récompense et le mérite à réco mpenser. / 7 Tantôt ce si=:~ une image représentant une action analogue à c~Ué' qu'on veut récompenser; tantôt le portrait d'un de ces enfants de\·enus célèbres par la vertu même dont l'écolier aura montré le germe; tantôt ce ~era un livre contenant des récits propres à développer dans l'enfant les bons sentiments qu'il aura révé lés. Dans ce livre, ce portrait, celte image, il verra moins une rémunération du bien qu'il a fait, qu'un encouragement à mieux faire encore. Il y a un moyen de récompenser sans récompense, et de rendre les enfants meilleurs; c'e3t de leur témoigner de la confiance. Les enfants sont comme les hommes, et souvent on réussit à leur inspirer des sentiments "obles, en les leur supposant; ils veulent devenir ce que l'on croit qu'ils sont; ils rougissent de rester au-dessous de la bonne opinion que l'on a conçu~ d'éux. Cette confiance peut se témoigner de bien des manières et la vie scolaire en offrira bien des occasions. Tantôt l'enfant sera exempté d'une surveillance que le maître juge encore nécessaire pourles / autres; tantôt il sera chargé de conduire ses cama-
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rades au jardin, à la cour; quelque fois le .maître se reposera sur lui du soin de maintenir l'ordre en son absence; ou:bien, si quelque enfant s'est mal conduit, il l'engagera à lui donner des conseils; ou bien j) l'enverra dans quelque famille prendre des nouyelles d'un enfant malade. L'emploi de ces moyens demande du tact et de la mesure, car il faut se garder.. ,d'exciter la jalousie ou la défiance envers r.elui qu'on -~eut honorer; il ne faut ni lui créer dans l'école une sorte de situation privilégiée, ni en faire un petit :Mentor qui deviendrait bientôt suspect et qui perdrl!,it en affection ce qu'on aurait voulu lui donner en autorité. Il est difficile de tracer sous ce rapport un,e règle de conduite; Je point essentiel est que les marques de confiance données par le maître paraissent justifiées aux yeux de la classe, et que sa conduite à l'égard d'un enfant s'accorde avec l'opinion qu'ontde lui ses camarades.Ceux-ci ne se trompent g1,1ère, et si l'on a parfois à rMresser leur ua le p us souvent on n'a qu'à le suivre. Si 'on doit détourner les enfants de se dénoncer les uns les autres, si l'on doit les en punir comme d'une faute grave, on peut au contraire les encourager à révél,er ce que leurs camarades ont pu faire de, bien et de méritoire. C'est ce qu'on pourrait appeler, si les deux mots ne juraient de se trouver en.s13mble, une louable délation. Elle prouve eu çlfet que le révélateur a le sentiment du bien, qu'il l'apprécie dans les autre~, qu'il en est capable lui-
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même et qu'il n'est pas jaloux, puisqu'il désigne un camarade à l'éloge ou à la récompense. En pareil cas les deux enfants devraient être loués ou récompensés ensemble, l'un pour avoir fait qHelque chose de bien, l'autre -pour l'avoir fait connaitre. Le da_ ger, n c'est de provoquer des actes intéressés et, pour l'éviter, s'il est bon que la récompense soit espérée, il ne faudrait pas qu'elle fût assurée; le maître se gardera donc de se lier à l'avance et de dresser une sorte de tarif des bonnes actions; il se réservera la faculté de ne pas récompenser les actes qui lui paraîtraient d'une valeur douteuse ou qu'il pourrait croire inspirés par le calcul. Ce qui importe, c'est de bien convaincre les enfants qu'à nos yeux la vertu a plus de prix que le talent, et qu'aux dons et aux qualités de l'esprit nous préférons les dons et les qualités du cœur. A cet âge on est trop irréfléchi pour avoir une opinion personnelle, et, autant que le permettent une volonté encore inexercée et les élans d'une nature encore indisciplinée, on règle s~ conduite sur l'opinion d'autrui. Faisons donc bien connaître nos préférences, saisissons toutes les occasions qui se. présentent pour les manifester hautement et en donner d'irrécusables preuves. Et ne craignons pas d'affaiblir· ainsi le ressort d'unti émulation nécessaire à l'école, car l'aceroissement de la moralité générale ne peut qu'aceroître la somme des efforts individuels et par suite assurer le progrès des études. Devenant plus conscien-
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cieux, les enfants bien doués rougiront de laisser perdre par leur paresse les facultés que leur devoir est d'exercer; d'autre part, les enfants moins favorisés par la nature trouveront dans l'estime accordée à leur valeur morale un stimulant précieux pour ajouter à leur valeur intellectuelle Si donc un inspecteur, un délégué cantonal, un magistrat vient visiter l'école, que l'instituteur signale d'abord à leur attention, non pas les élèves les mieux doués et les plus capables, mais les plus laborieux et les plus méritants. Avant l'intelligence et le succès, qu'il loue l'effort, la docilité, le caractère, la conduite, et s'il a par bonheur à citer quelque trait qui fasse honneur à l'école, qu'il en parle avec accent, je dirais presque avec fierté. Les visiteurs ne manqueront certainement pas d'entrer dans les vues du maître, de seconder son action, et d'ajouter à sa parole l'appui de leur approbation et le prix de leurs félicitations. Dans beaucoup d'écoles onaccordeauxenfantsdes bons points pour la conduite et ces bons points donnent droit à des prix qui sont distribués ou à la fin du mois ou à li!, fin du trimestre. Ne pourrait-on étendre cet usage, multiplier ces bons points, en donner non ,:eulement pour la conduite générale et l'application, mais pour les qualités diverses d.o nt l'enfant. aurait fait preuve, politesse, obligeance, franchise, etc., et indiquer sur le bon point luimême par un mot, par un vers, par une sentence, la nature de la qualité récompensée? Les prix accordés
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pour l'éducation arriveraient ainsi à égaler en nombre ceux qu'on décerne à l'instruction et l'équilibre si désirable s'établirait par degrés. Lorsque l'enfant a fait une bonne action, l'instituteur peut la raconter à la classe sans désigner l'auteur et en laissant à ses camarades le soin de le découvrir; il peut aussi, il doit même tenir ses élèves au courant de ce qui se fait dfl '•¾en dans les autres écoles, afin de leur inspirer ie désir d'une imitation louable et féconde. Au lieu d'une simple note consignée au carnet de correspondance, il vaudra mieux, dans l'occasion, écrire aux parents une lettre que l'enfant leur remettra lui-même, et qui, lue le soir en famille, y répandra la joie. De toutes les récompenses, les plus efficaces et les plus morales sont celles qui font sentir à l'enfant qu'il peut contribuer au bonheur de ceux qui l'entourent et qui l'habituent à désirer une récompense non pour lui-même, mais pour le plaisir qu'elle doit causer aux autres. Il apprend ainsi, avant d'agir, à se préoccuper non seulement du jugement qu'on portera sur lui, et des conséquences que ses actions doivent entraîner pour lui-même, mais aussi du bien et du mal qui peuvent en résulter pour ceux: qu'il aime; il comprend mieux de jour en jour que dans la société les hommes sont unis par mille liens à leurs semblables, qu'on n'est jamais seul à jouir et à souffrir de sa propre conduite, que nous ne pouvons pas être vertueux ou vicieux pour nous seuls, que
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l'étroite solidarité qui· nous attache aux ·autres accroît .n otre responsabilité et ajoute au mérite de~ bLJnnes actions comme à la gravité des fautes. Toul ce qui est de nature à rendre plus vif et plus fort ce sentiment de la soliiJa;·ité humaine, tout ce qui peut arracher l'enfant à une vie d'isolement, tout ce qui l'identifiè à la famille, à l'école, me sef!1bl11 avoir une vèrtu particulièrement moralisatrice. Aussi verrai-je avec plaisir que lorsque, dans une école,. un enfant s'est distingué par quelque trait de courage, de. charité, d~ dévoûment, la réconwense s'étendît à l'école ou au moins â la classe entière. Une lecture intéres~ante, un spectacle utile, une réci:éalion., une promena.de pourraient ass0cie-r· à la récompense . les caimaradcs de l'enfant récompensé et, les fa.ire profiter tous de la bonne action d'un seul. Lui-même verrait son plaisir accru du plaisir des autres et sera it plus joyeux. d'une joie commun\) dont il serait l'auteur. Dans une famille, quand quél; que chose d'heureux arrive à l'un des membres, c'est une fête pour lOlls· les autres; l'école ne doit7 élle pas avoii· ses joies et ses peines communes comme aussi son honneur?: , F,t pot1rquoi l'école n'aurait-elle pas ses archives, 1don livre d'or, où seraient inscrits les noms de ceu,x 'qui l'auraient honorée, avec un r écit succinct de :"1èurs bonnes ou belles ·actions ? Dans certaines instilulions ·on voit parfois des plaques commémoratives où se lisent en lettres d'or les noms des lau-
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réats au grand concours et des élèves admis aux grandes écoles? Sans aller jusqu'aux inscriptions fastueuses, sans recourir au marbre et à l'or, on pourrait fort bien consener fiJèlement dans un livre, qui, pour être modeste, n'en aurait pas moins de prix, le souvenir des traits vertueux, comme on expose ailleurs les témoignages rassemblés des succès scolaires. Les régiments ont leur histoire; ils ont leurs drapeaux. Le drapeau du régiment, emblème de la solidarité qui unit le présent au passé, élève, entraîne tour à tour les recrues qui se succèdent sous ·ses plis et leur inspire le désir d'accroître une gloire héréditaire. Ne pouvons-nous pas, aussi, mais sans bruit ni fracas, par des moyens plus simples et cependant puissants, conduire les enfants au bien? Je connais à Marseille une école de garçons où ce moyen est mis en pratique et non sans profit. Le dimanche toute l'école est rassemblée dans la cour, el là le Directeur lit à 'haute voix un ordre du jour où sont portés les élèves qui se sont signalés par quelque trait d'honnêteté, de moralité, ou de bonne camaraderie; ces ordres du jour sont ensuite déposés et conservés dans les archives. Je ne puis qu'engager les autres écoles à suivre cet exemple. Une récompense plus haute encore, c'est la mention au Bulletin départemental. Mais, pour sortir de l'enceinte de l'école et agrandir ainsi le cercle de la publicité, il faut avoir à louer quelque acte qui
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s'élève au-dessus de l'ordinaire; car on court risque, par une récompense disproportionnée, de donner à l'enfant une trop haute idée de lui-même et de le porter à croire qu'ayant si bien fait, il ne lui reste plus rien à faire. Indépendamment du livre d'or, destiné à garder le souvenir des actes qui honorent l'école tout entière, chaque enfant ne pourrait-il avoir, à partir d'un certain âge, 9 ou fO ans par exemple, un livre à lui ou plutôt un livret, où le maître consignerait, de sa propre main, ce que l'enfant aurait fait de bon et de bien, les défauts corrigés ou diminués, les qualités acquises ou accrues, les services rendus aux camarades, les traits de franchise, d'honnêteté, de courage, enfin qui r atracerait l'image de sa vie scolaire, qui le suivrait à travers les phases de son développement moral, qui le montrerait tel que l'école l'a pris au début et tel qu'elle l'a rendu à la fin? Ce serait le livre d'or de l'enfant, le sommaire ou le résumé de son histoire à lui. Il y trouverait, il y relirait plus tard avec charme et peut-être avec fruit le récit des premiers avantages obtenus, puis des victoires remportées sur l'égoïsme et tous les sentiments mauvais qu'il engendre et nourrit. Qui pourrait dire si même quelque jour ces souvenirs ne seraient pas pour lui un réconfort dans les heures de découragement, une lumière dans les moments de trouble, une leçon salutaire après les défaillances. Sans avoir la sécheresse d'un carnet de notes, celte
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chronique de l'élève faite par le maître devrait cependant être sobre et ne contenir que des faits significatifs. Ce serait comme une petite biographie marquant les pas faits en avant, les étapes parcou.rues dans la voie du progrès moral. Mais j'entends qu'on se récrie:« Encore un cahier à tenir 1 » Qu'on se rassure. Ce que je propose ne peut être imposé. Je suggère une idée : si l'idée est bonne, il se trouvera quelqu'un pour la mettre à l'essai; mais un essai de ce genre veut être fait de bon cœur et avec le cœur. Les distributions de fin d'année ont donné lieu a de nombreuses et justes critiques, et, plus d'une fois, on s'est demandé si ces distributions ne sont pas plus nuisibles qu'utiles et s'il ne conviendrait pas de les supprimer. Cette question a même été posée aux aspirants au certificat d'aptitude pédagogique. Je crois que ces solennités sont entrées trop avant dans nos mœurs pour être supprimées purement et simplement; mais je crois aussi qu'on peut en changer peu·à peu le caractère et les mettre en harmonie avec la nature de l'enseignement primaire et les besoins reconnus de l'éducation. En général elles sont trop solennelles, trop bruyantes, trop pompeuses; elles affectent un caractère théa.tral et contrastent par leur éclat, par leur fracas, avec la simplicité de l'enseignement primaire et l'humilité du mérite récompensé. Mettre l'orthographe, savoir calculer, faire une belle page d'écriture, sontH
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ce là des talents à couronner au bruit des fanfares, au son de la grosse caisse et des cymbales? On pourrait, ce me semble, ramener ces cérémonies à la simplicité qui leur convient. .On congédierait les musiques militaires et on les remplacerait par des chœurs chantés par les enfants eux-mêmes. L'école y paraîtrait s o ~ -divers aspects ; ce serait plutôt une exposition, un compte rendu qu'une distribution. Les cahiers des élèves, leurs dessins, leurs travaux manuels y seraient exposés ; au lieu d'un disco~l's d'ap_Q_arat _!'o ul__ant~ur des -~~Q,lij&s l!a11ales, l'lnst~l~teur ferait la r evue sornmaire_ e~n quelque sorte l'historiq_µe de l'année écoulée. Dans cet exposé il donnerait au mérite moral la place qui lui revient, c'est-à-dire la première ; i1 rappellerait le souvenir des enfants qui, après avoir donné le bon exemple dans l'école l'ont plus tard honorée par leurs talents ou leurs vertus. Je connais plus d'une commune des Bouches-du-Rhône où ces beaux souvenirs ne manqueraient pas. Il raconterait tout ce qui est de nature à toucher les familles, à marquer la direction morale donnée à l'enseignement, à montrer l'esprit des enfants, leurs progrès dans le bien. Il non1merait ceux qui se seraient distingués pendant l'année par leur conduite, leur caractère, leur pitié filiale, leur reconnaissance envers leurs maitres, leur bonté envers leurs camarades. En entendant ce récit, simple et sans apprêt, les parents comprendraient l'importance que nous
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attachons à l'éducaLion, ils r éfléchiraient sur leurs propres devoirs quelquefois négligés, ils se sentiraient plus disposés à seconder nos efforts. L'influence bienfaisante de l'école pénétrerait ainsi dans les familles; et, au lieu des jouissances éphémères de la vanité flallée par des succès bruyants, les parents goûteraient une satisfaction plus douce et plus durable causée par l'amélioration morale de leurs enfants. Ceux-ci de leur côté, voyant quel prix on allache à leur bonne conduite, suivraient tout naturellement la voie si nettement tracée, et feraient, pour devenir meilleurs, les mêmes efforts qu'ils font aujourd'hui pour devenir plus instruits. Une récompense finale, la plus grande et la meilleure, celle qui serait le fruit de la scolarité tout entière, consisterait à placer l'enfant sortant de l'école, d'après ses aptitudes et ses goûts. Il faudrait organiser à cet effet, dans les grandes villes surtout, où les débuts sont si pén ibles et si difficiles et les dangers si grands pour la moralité, de vastes comités de patronage et de placement. On achèterait à l'apprenti ses instruments de travail, on indemniserait le patron pour abréger les lenteurs calculées d'un fastidieux apprentissage. L'apprenti, l'employé resterait en relations avec le comité qui s'enquerrait de sa conduite et de ses progrès. La commune, le département, l'État même s'associerait peut-être volontiers pour couvrir les dépenses d'une œuvre aussi salutaire, et puisqu'on les voit associés déjà
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pour faire des maisons d'école, ne s'uniraient-ils pas aussi pour faire d'honhêtes gens et de bons citoyens? Voilà une série graduée de récompenses moralisatrices; nous n'avons pas la prétention d'en avoir épuisé le nombre ; nous avons simplement voulu marquer le but, tracer la route et planter quelques jalons. La chose n'est du reste pas facile, et le laconisme, pour ne pas dire le mutisme des meilleurs iraités de pédagogie sur ce chapitre prouve surabondamment la difficulté du sujet. Nous convions donc les instituteurs et les institutrices à un grand et commun effort; dans leur ardent désir d'être utiles1 :lans les inspirations de leur cœur, dans la variété renaissante des occasions, dans les expériences de chaque jour, ils trouveront de quoi enrichir cette liste première et grossir un trésor desliné à l'enfance.
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QUALITÉS A RÉCOMPENSER
SOMMAIRE. - Que certaines qualités ne doivent pas être récompensées,et que certaines autres doivent l'être particuliè· rement. - De l'honnêteté ou probité. - Des qualités qui se révèlent par la répétition fréquente des mêmes actes. Exactitude, ordre, propreté. - Vocabulaire des enfants. Manie qu'ils ont d'imiter l'homme fait. - Les petits fumeurs. - Les joueurs d'argent. - Les cartes. - Les jeux violents. - Le jeu de bataillon. - La grande ennemie de l'école. - ·La rue. - Son attrait. - L'école buissonnière et l'école de la rue. -Le vagabondage. - Les nervis.
La vie de l'écolier est une image de la vie de l'homme, et les rapports des enfants entre eux, avec leurs parents etleurs maitres ressemblent, à s'y méprendre, aux rapports des hommes faits avec leurs semblables. Presque toutes les qualités et tous les défauts, les vices et les vertus trouvent occasion de s'y manifester. Il y a entre les passions de l'enfance et celles de l'âge mûr des différences de degré plutôt que de nature ; l'homme est tout entier dans l'enfant, comme le fruit est dans la fleur; voilà pourquoi il faut veiller avec tant de sollicitude sur cette fleur, de peur qu'elle ne se dessèche avant le
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temps, ou ne produis qu'un fruit abortif ou gâ.lé. Toutes les qualités de l'enfant doivent être déreloppées, mais toutes ne doivent pus êtr-:- également récompensées. Parmi ces qualités il en est à qui la récompense serait plus nuisible qu'utile; il en est d'autres qu'il faut récompenser partout et toujours, parce qu'elles sont nécessaires à tout homme et en tout pays; il en est enfin qu'il faut r écompenser d'une manièr e particulière parce que les défauts du caractère national, les habitudes et les mœurs du temps en rendent l'acquisition plus difficile, et que la nature de nos institutions et la situation du pays en rendent le développement plus désirable; c'est à ces dernières que je m'attacherai de préférence. Au premier rang des qualités qu'il n'est pas toujours prudent de récompenser, je placerais la probité. Récompenser un acte de ce genre, n'est-ce pas en affaiblir et presque en détruire le mérite? La récompense en effet suppose au moins un effort, et ces actes sont de ceux qu'un enfant droit et honnête accomplit de lui-même et pour lesquels il n'a pa& de lutte à soutenir. Le soupçon même de l'hésitation a quelque chose d'humiliant et presque d'injurieux, parce que l'inaccomplissement d' un devoir si rigoureux emporterait la déchéance et le mépris. Les enfants sont hommes sur ce poinl. Trouvent-ils sur un chemin, dans la rue, un portemonnaie rempli, ils s'empressent de le remettre à leurs maîtres, et souvent ils refusent toute récom-
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pense. !\. l'argent ils préfèrent le plaisir d'avoir bien agi, ils sentent que l'argent corromprail ce plaisir et qu'ils perdraient à l'accepter; ils sentent que la récompense implique un doute sur ce qu'ils auraient pu faire et que l'encouragement cache la défiance. On fait parfois trop de bruit autour de ces actes d'honnêteté pure, on les loue trop haut et trop fort, on leur accorde les honneurs de la mention au Bulletin, parfois au journal. Il suffirait, je crois, de raconter lefait en classe, tout simplement, et d'ajouter qu'on craindrait de blesser la délicatesse de l'enfant en le félicitant de ne pas s'être approprié ie bien d'autrui. Des éloges trop libéralement dispensés, des récompenses inconsidérément accordées ne peuvent que tromper les enfants sur la valeur de l'acte accompli. Il ne faut pas qu'ils s'imaginent avoir fait merveille pour n'avoir pas commis un vol, et le mieux est de leur faire assez d'honneur pour ne pas même .admettre qu'ils en aient eu l'idée ou la· tentation. On peut au contraire récompenser certaines qualités dont l'acquisition exige des efforts de chaque jour, de chaque heure, de chaque instant, qualités que l'enfant ne peut feindre par calcul et par intérêt et qui sont d'une constatation facile et sôre. De ce nombre sont l'exactitude, l'ordre et la propreté. Elles se révèlent par la répétition fréquente de menus actes, qui, pris séparément, n'ont pas sans doute une haute valeur, mais dont l'ensemble constitue des
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habitudes précieuses, qui forment les meilleures conditions et comme les garanties de la moralité. En effet, l'exactitude et rassiduité témoignent d'une volonté qui sait se plier à la règle, et sont par là même une véritable préparation à la pratique de la vertu; l'ordre et le soin me semblent aussi le gage et la promesse d'une vie bien réglée, car il existe des affinités naturelles et par suite il s'établit des rapports sensibles entre la vie extérieure et matérielle de l'homme et sa vie intime et morale ; enfin la propreté en toutes choses et surtout dans la mise, propreté qui se concilie sans peine avec la simplicité la plus grande, et qui n'a rien de commun avec la recherche , développe et fortifie dans l'enfant, dans 1ejeune homme, le sentiment de la dignité personnelle, qui lui-même devient par la suite un préservatif contre les excès qui avilissent et dégradent. On peut récompenser ces bonnes habitudes sans enfler la vanité, et je ne crois pas qu'i( y ait d'inconvénients, au moins dans les petites classes, à les encourager par des prix. Une fois loin des regards et de l'oreille du maître, les enfants, livrés à eux-mêmes se mettent volontiers à parler un langage bien différent de celui qu'on leur enseigne et qui convient à leur àge. Eux en qui tout plait, la fraîcheur, la vivacité, la franchise, ils devraient, ce semble, avoir un langage qui fô.t d'accord avec leur grâce naturelle, avec le charme de leur figure et leur innocence. Cependant il n'en
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est pas toujours ainsi, et si l'on éprouve du plaisir à les voir, on éprouve parfois une impression pénible à les entendre. C'est que l'enfant joue à l'hJ)mme, et c'est ce qui le gàte ; il veut faire, ou, pour mieux dire, c_ ntreo faire l'homme~ il le regarde avec admiration à caus~ de sa force, avec envie à cause de sa liberté; il vou- rT) drait être grand, c'est sa passion la plus forte, il -t, croit se grandir par l'imitation,~ dans son modèle il prend d'abord non ce qu'il y a de meilleur, mais ce~'ily a de plus aisé à prendre, ce qui frappe les i,L y~ ~c; qui sonne à l'oreille, dans la rue, sur la plac ~ r la route, les gestes de moquerie, de menacef~e les mots crus, les jurons. Tout éfi, I cela es~ 'une imitation facile, tout cela est dans l'air, tout cela s'attrape sans qu'on y pense. Ces termes grossiers ou obscènes, dont on voudrait croire qu'il ignore le sens et qui composent presque tout le vocabulaire de la rue, qu'on entend voler et résonner au milieu des coups de fouet et des cris, les enfants des villes s'en emparent, ils se les envoient et renvoient entre eux avec raideur, avec crânerie et non sans quelque fierté. Alors ils se croient élevés à la dignité d'homme, il s'établit entre eux sur ce point une sorte d'émulation ; celui qui crie le plus fort et parle le plus cru acquiert de l'ascendant sur ses camarades, il établit son autorité, il devient une manière de chef de bande, et gare à l'enfant mieux élevé qui aurait l'air de blàmer ces
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preuves de virilité précoce ; il entendrait pleuvoir sur lui tous les quali(icatifs dont un charretier en colère accable sa bête récalcitrante. La contagion est si forte que ces grossièretés passent de la bouche du jeune garçon aux lèvres de la jeune fille, et même des femmes du peuple. Dans une ville qu'il n'est pas besoin de nommer, j'ai entendu des jeunes mères lancer à leurs enfants qui jouaient autour d'elles des mols à faire rougir. Il mérite récompense l'enfant qui s'interdit l'usage de ces mots orduriers ou grossiers que le défaut d'éducation et la rudesse ou la vulgarité de certains métiers peuvent bien expliquer sans les rendre excusables, mais qui font horreur dans une bouche enfantine, el qui flétrissent dans leur fleur les sentiments nobles el délicats. Malheureusement celte rrianie qu'ont les enfants d'imiter les hommes faits, ne s'arrête pas au lan· gage, elle va plus loin, elle s'étend jusqu'à certaines e,ctions, à certaines habitudes, au grand"aétrirnent de leur santé et de leur moralité même. Qui n·a vu des enfants, de tout jeunes enfants entrer résolument dans un bureau de tabac, et acheter non pour leurs parents, mais po.ur eux-mêmes, ciga.~ reltes, èigares ou tabac, el procéder ensuite à la dis3 tribution entre les camarades qui attendaient à la porte? qui n'en a vu passer crânement, la cigarelle aux lèvres, et lancer des bouffées à droite, à gau· che, sans s'inquiéter des passants qui s'arrêtent en
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haussant les épaules? Ce dédain précoce de l'opinion est un fâcheux symptôme; il n'est cependant pas rare dans les grandes villes, où l'enfant est perdu dans la foule, où tout le monde le voit et où personne ne le connaît. Presque siîr de n'être pas reconnu, et de rester impuni, comment ne s'enhardirait-il pas à mal faire? Il faut donc le secourir contre lui-même et l'aider par l'attrait des récompenses à résister aux tentations. Plusieurs instituteurs le font el non sans succès; ils ont créé dans leurs écoles des sociétés dont les m·embres prennent volontairement l'engagement de ne pas fumer tant qu'ils seront enfants. Voilà qui est excellent non seulement pour la santé physique, mais pour la santé morale; ils apprennent ainsi à se préserver eux-mêmes de la contagion de l'e_ xemple, à exercer leur volonté et à se conduire d'après leur propreraison. Un autre objet de leur imitation ambitieuse et prématurée, c'est le ~- Laissant là les divertisse~ ments et les exercices qui sont de leur age et que· leur santé r éclame, on en voit qui se groupent sur· le seuil de quelque maison écartée, dans un coin de· quelque place ou promenade, et qui là, pelotonné& ou rangés en cercle et pressés les uns contre les autres, jouent aux cartes pendant des heures entières, jetant de temps à autre un coup d'œil inquiet sur les passan[s distraits, et tenant leurs petits tripots en plein air. D'autres jouent à pile ou face et font sau-
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ter, non sans cris et querelles, entre deux haies de badauds, les quelques ~ous obtenus de la faiblesse paternelle. Pour les arracher à ces jeux, le maitre peut les engager à lui rendre compte de l'emploi de leurs loisirs, récompenser ceux qui les auront employés à des promenades utiles, à des travaux manuels, à des exercices gymnastiques, à la confection d'un herbier, d'une collection, d'un musée, à l'arpentage, à la musique, au dessin. Il pourra presque toujours s'en rapporter à l'enfant; ceux-ci sont plutôt portés à mentir pour s'excuser d'une faute et éviter une punition méritée que pour s'attribuer faussement une action louable et pour usurper une récompense. Du reste, en pareil cas, le maître demande, il n'exige pas; si l'enfant se lait, c'est qu'il n'a rien de bon à dire, et s'il essaye de tromper, ses camarades sauront bien le lui faire sentir, et d'ailleurs le contrôle n'est pas impossible. Il y a presque dans chaque pays des Jeux dangereux qui tiennent aux habitudes et aux mœurs locales; de ce nombre est le jeu de bataillon. Les enfants se rassemblent dans quelque terrain vague ou quelque rue écartée, ils se partagent en deux bandes et se ballent à coups de µierres. Plus d'un enfant est sorli grièvement blessé de ces vérilables combats et plus d'un passant inoffensif a reçu des coups qui ne lui étaient pas destinés. Casser un bras, crever un œil, et rendre un enfant infirme pour le
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reste de ses jours, ce n'est pas un jeu, c'est de la pure barbarie. Les amusements comportent l'émulation, mais non l'hostilité; des camarades d'école ne sont point des ennemis. Même à l'armée, dans les simulacres de combat, qu'on appelle la petite guerre, on s'arrange de manière à éviter les accidents. 11 faut à tout prix extirper cette habitude indigne d'un peuple civilisé, et surtout d'un peuple comme le nôtre, humain et généreux entre tous. Ce ne sont pas les plaintes répétée3 des journaux, ni même les arrestations de la police qui triompheront d'un préjugé brutal où se mêle une fausse apparence d'honneur, c'est le raisonnement, c'est la persuasion, c'est l'éducation. Dans les grandes villes l'école a une rivale et l'éducation une ennemie redoutable : c'est la rue. A la campagne, l'école buissonnière compense au "lloins ses inconvénients par quelques avantages; si l'esprit y perd, le corps y gagne; l'enfant respire un air pur et la nature n'est pas mauvaise conseillère; mais l'école de la rue n'offre que des dangers; l'enfant qui la fréquente est perdu ou bien près de l'être; il y a là trop de mauvais exemples, trop d'occasions de mal faire, trop de tentations de tout genre, pour que l'enfant y résiste. La rue est un théâtre aux personnages aussi divers que nombreux, aux décors incessamment renouvelés, aux scènes tour à tour tristes ou plaisantes, aux contrastes les
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plus violents. Dans un pêle-mêle curieux, dam; un va-et-vient continuel, la société tout entière y passe et repasse, oisive ou affairée, opulente ou misérable; mais elle ne s'y montre pas sous ses aspects édifiants; le vice y marche la tête haute, bravant le mépris, bruyant et provocant; la grossièreté s'y étale, la brutalité y éclate; à travers cette foule de promeneurs qui flânent, de curieux qui regardent, d'affairés qui courent, se faufile l'activité malfaisante, en quête d'occasions. Là s'offre aux regards, dans les mille combinaisons de savants étalages, tout ce que le commerce· a pu rassembler, tout ce que l'indu strie a pu fabriqu er, tout ce que l'art a pu créer pour satisfaire les besoins naturel~ ou factices, élev_ ou grossier.a., és pour allumër tous les déslfs, Il.alter toutes Îès passions, depuis les plus nobles jusqu'aux plus honteuses. Là, sous le nom d'art, la photographie encadre ses vitrines de nudités moins . artisli1ues qu'indécentes; avec une afi'êêtation de· ÏÏ~lité imm;;.al; o~galité révoltante, elle expose pêle-mêle les plus pures gloires de la France et les célébrités équivoques, tapageuses ou scandaleuses de la rampe et des coulisses. Heureux enccre quand ces contrastes heurtés et cherchés ne vont pas jusqu'à ln. profanation, et quand on ne trouve pas côte à côte l'image de la :Vi0r8'e et le 1?..9rtrait d'une Phcyn.éJ ûans un pareil milieu que va devenir l'enfant 't F,nhardi par cela même qu'il se sent inconnu, étourd•
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pa.r le bruit, grisé par le mouvement, attiré par tous ces étalages qui aiguillonnent sa curiosité et la fourvoient, qui provoquent en lui des désirs de tout genre, qui y éveillent des sensations nouvelles et sans cesse renouvelées, travaillé, tourmenté à la fois par ce qu'il voit et ne peut comprendre, par ce qu'il convoite et ne peut posséder, il va, il se glisse au milieu de ces passants qui se promènent, qui stationnent, qui courent, qui se croisent, qui s'abordent, qui causent, discutent ou se querellent sans faire attention à lui. Il éprouve une sorte d'entraînement, d'enivrement; il prend plaisir à ce spectacle mouvant et changeant, il prend goût à cette vie d'indépendance ; les heures passen t sans qu'il y pense, et la faim seule le ramène au logis. Le lendemain, quand arrive l'heure de se r endre à l'école, ses souvenirs se réveillent, la tentation le saisit. Combien l'école lui paraît nue avec ses pauvres tableaux atlachés au mur, combien elle lui parait monotone avec la succession régulière de ses exercices prévus, en comparaison de la rue si vivante, si animée, si amusante! critique est le moment. · S'il n'est r essaisi à temps, si le maître a manqué de vigilance, si les parents ont manqué de fermeté, l'enfant échappe, il passe entre la famille et l'école, ses absences vont se multipliant, elles tournent èn habitude, il fait de mauvaises connaissances qui combattent ses derniers scrupules, il cède
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à la fois à l'attrait du plaisir, à la crainte du _ blâ.me et au respect humain. Quand l'enfant s'est habitué ainsi par degrés à vivre à la fois dans la société et en dehors d'elle, à se soustraire à la règle commune, (s'affranchir des obligations de la vie scolaire, quand toute son acti·vité intellectuelle est employée à tromper la surveillance de ses maîtres, à dépister les recherches, à inventer des excuses, à forger des mensonges, c'en est fait de lui. Il ne tarde guère à entrer en lutte avec celte société à laquelle il échappe et à trouver dans celte vie de vagabondage des compensations aux reproches et aux coups qui l'attendent et qui le trouvent insensible et endurci ; il s'applaudit des ruses qui lui ont réussi, il éprouve un âpre plaisir d'amour-propre à tenir en échec et maîtres et parents; les liens de toute sorte vont se relâchant pour se briser bientôt. Lejouroù il n'ose plus reparaître àla. maison vers l'heure du repas, la faim, mauvaise conseillère, ne tarde pas à vaincre les derniers scrupules d'une conscience émoussée et affaiblie ; sa main furtive prélude et s'exerce par des vols d'abord insignifiants à des exploits plus dangereux. Il est maintenant à l'école du vice, il fait l'apprentissage du crime. Bientôt ce ne sera plus à ses maîtres, à ses parents qu'il aura affaire, et ce sont les limiers de la police qu'il lui faudra dépister. Ce que deviennent les enfants déserteurs de l'école et du foyer, la chronique· judiciaire nous l'apprend;
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et sans aller bien loin chercher des exemples Marseille nous en fournit assez. Il n'est guère de jour où les journaux de la ville n'enregist_ent quelques r nouveaux exploits de ces enfants perdus de la rue, qu'on nomme n ~ , véritable fléau des passants, terreur des boutiquiers et des marchands, éternel exercice d'une police aux abois; et quand, pris sur le fait, on les traine en justice, il n'est pas rare de les voir narguer leurs juges stupéfaits de leur cynisme gouailleur et de leur précoce perversité. Aussi je prie, je supplie nos maîtres de déployer la plus active vigilance, de signaler sans retard aux parents les absences de leurs enfants, de prendre avec eux les mesures les plus propres à en éviter le retour ; je les supplie de suivre attentivement les enfants, de les observer avec sollicitude, et", lorsqu'ils ont surpris sur leur visage et dans leur manière d'être les premiers symptômes de l'ennui et du découragement, de s'ingénier à ranimer en eux le goô.t de l'élude, à les intéresser, à les distraire, à leur rendre l'école agréable, afin de comballrf. l'attrait de sa malfaisante rivale. Par celte surveillance affectueuse, par les efforts qu'ils feront pour s'attacher les enfants, pour les retenir à l'école, pour la leur faire aimer, désirer, ils préserveront ces enfants du vice et du crime, les familles, de la honte, et la société, d'un fléau. J'appelle aussi de tous mes vœux et je ne cesserai de réclamer avec instance la création d'une
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police bienfaisante entre toutes, vraiment préservatrice et que je ne craindrai pas d'appeler paternelle, qui aurait pour mission de ramener sur les bancs les petits déserteurs. La police d'aujourd'hui aurait moins à faire, si on ne laissait grandir à l'aise et se multiplier sous ses yeux ses futurs ennemis.
�CHAPITRE XIV
QUALITÉS A DÉVELOPPER
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S0;\1MAIRE. - Qu'un régime de liber té absolue de la parole et. de la presse exige qu'ou développe surtout le .jugement. iSécessité d'avoa· une opinion à soi. - D'avoir le courage de son opinion. - Défauts de l'esprit et du caractère français : r espect humain, légèreté, besorn de se sentir appuyé, crainte de l'isolement- qu'il faut louer et récompenser l'enfant qui a su résister à l'entraînement. - De la franchise. - Qu'elle est une gar antie de progrès moral. - Qu'elle est la qualité r épublicaine par excellence. - Pourquoi les enfants sont portés au mensonge. - comment le maître doit s'y prendt·e pour les guérit' de ce défaut. - Du sérieux dans les choses sérieuses. - La blague. - Ses car actères. - ses efi'ets. - De la politesse. - Son principe sous u n gouvernement mouat·chique. - Qu'elle n'est pas en progrès . - Ce qu'elle devrait. être sous le r égime r épublicain. - De l'économie. - Que l'état social du I ays r end le développement de cette qualité particulièrement désirable. - Du patriotisme. - Le patrio tisme de parade. - Le patriotisme sincère. - A quoi on le reconnait. - Sur quel ton on doit parler de la patrie. - Qu'i l ne faut pas abuser du mot. - L'idée de la patrie en général. - De quels éléments elle se compose. - Comment on peut les faire trouver aux enfants. - Du caractère français. - ses qu alités. - Comment ces qualites se 1·évèlent dans notre histoire. - Ce qu'a été notre patt·ie. - Ce qu'elle est aujourd'hui. - Leçons de l'heure présente.
La qualité maîtresse dans la conduite, c'est le 1u.!:!;ement. Nécessaire à tous les hommes, en tout
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temps et par tous pays, elle l'est particulièrement à ceux qui sont destinés à vivre sous le régi me répu, blicain, où chacun a la légilime prétention de se conduire par lui-même, et où l'extrême variété, la diversité, la contradiction même des opinions q-ui se produisent librement est de nature à troubler, à déconcerter, à désorienter les esprits. faibles et incertains. La lecture des journaux si nombreux, si différents par les principes qu'ils représentent, par les intérêts qu'ils défendent, par le but qu'ils poursuivent, par l'importance de leur rôle, par le ton de leur polémique, par la valeur intellectuelle et morale de leurs rédacteurs, exige chez les lecteurs une sûreté de bon sens, une clairvoyance, une défiance même, que l'expérience de la vie ne donne pas toujours ou donne trop tard, et que l'éducation doit tendre à développer. Les mêmes faits, les mêmes hommes, les mêmes actes y sont jugés d'une manière non seulement différente, mais absolument contraire, et entre ces jugements extrêmes et contradictoires se range une multitude d'appréciations qui représentent toutes les nuances de l'approbation et de la désapprobation, tous les degrés de la passion depuis la haine la plus acharnée jusqu'à la plus aveugle admiration. Dans cette mêlée souvent furieuse des opinions de tout genre que peut dev~nir un esprit 'sans règle, sans force et sans ROlidilé? Le proverbe dit:« Qui n'entend qu'une clochP, n'entend qu'un son. » Le proverbe a raison sans doute, mais
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qui entend tro,t_de cloches finit par en être étour · ; de même qui entend trop d'ôpmions différentes ne sait plus à quoi s'en tenir, et s'il n'apporte. au milieu de ce pêle-mêle un jugement exercé, il devient le jouet de la contradiction ou la proie de la violence, ou il tombe dans le scepticisme et l'indifférence et va grossir 1~ nombre déjà trop grand de ceux qui laissent tout dire et finissent par laisser tout faire. Il importe donc que le lecteur soit en état de juger les jugements qui lui passent sous les yeux, de s'orienter et de se diriger à travers toutes les erreurs et les folies, tous les mensonges et toutes les calomnies, vers le bon sens et la vérité. Aussi l'école doit-elle être un perpétuel exercice de jugement pour que l'enfant s'habitue à discerner vite et stlrement, à fortifier sa raison, à prendre confiance en elle, à ne rien laisser passer sans contrôle, à ne pas croire à la légè!'e, enfin à avoir une opinion à lui en tout ce qui est à sa. portée ; mais ce n'est pas tout d'avoir une opinion à soi, il fa.ut dans l'occasion .avoir le courage de son opinion. C'est une chosêrare en France que d'avoir le courage de son opinion, et surtout le courage d'être, s'il le faut, ~ de son opinion. Nous avons le besoin de nous sentir soutenus, appuyés; si les autres nous donnent tort, si nous nous trouvons
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nous gagne, et nous passons parfois à l'avis contraire, non pas convaincus, mais entraînés. Il -semble que la raison soit toujours du côté du nombre; il n'en est pourtant pas ainsi, et il peut arriver qu'on ait raison, seul contre tous. Une autre cause de cette faiblesse, c'est notre légèreté naturelle; les Français, en général, ont 'esprit ouvert et vif, ils saisissent ~~' mais réfié-chissent~ Satisfaits de o"èmïprendre, ils ne se -donnent pas la peine de penser; d'où il suit que leurs opinions, n'ayant pas de racines, ne tiennent pas et cèdent au premier souffle. La pensée qui a germé lentement, qui a été mûrie par la réflexion, qui est le fruit de la recherche personnelle et de la méditation, celle-là est enracinée au plus profond de l'esprit, celle-là tient et nous y tenons, par cela même qu'elle est à nous, qu'elle est nôtre et qu'elle nous a coûté davantage. Une autre cause de cette inconsistance, c'est notre -sociabilité même. Nous ne pouvons nous passer des autres; l'isolement nous pè'Se, c'est pour nous un supplice. Ayant à ce point besoin de la société de nos semblables, nous sommes amenés à toutes les ~oncessions pour leur être agréables, et pour ne pas troubler cles relations dont le charme réside en grande 1pantie dans l'accord! des opinions. De là L'incroyable imsignifiance de la conversation wurante, qui n'est qu'un échange de ba-nalités; si par hasard on ,renr.ontre une opinion contra.ire, on
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tourne brusquement pour ne pas la heurter. Quoi qu'il en soit, cette légèreté d'esprit, ce besoin d'accord, exercent sur la volonté et sur la -conduite une fâcheuse influence, et nous devons dès Je principe réagir autant qu'il est en nous contre ce <léfaut du caractère et de l'esprit français. · Les enfants comme les hommes subissent ce qu'on peut appeler l'entraînement du mal. Quand ils vont par troupes, si quelque garnement a une mauvaise inspiration, il prend la tête, le gros suit et les meillenrs cèdent, tout en désapprouvant. En pareil <:as celui qui a le courage du bon sens, celui qui ne se laisse pas emporter par le courant et qui résiste, celui-là fait preuve d'une qualité rare partout, mais particulièrement en France. Si nous parvenons à obtenir de nos enfants qu'ils s'affermissent dans leur bon sens, qu'ils prennent leur point d'appui en eux-mêmes, dans leur conscience et leur raison, qu'ils prêtent une oreille moins inquiète à ce qu'on <lit ou pourra dira d'eux, ·qu'ils bravent le qu'en dira-t-on et la raillerie, qu'ils foulent aux pieds un sot respect humain, nous aurons contribué à faire des hommes propres à se gouverner eux-mêmes et partant gouvernables. Cette préoccupation constante de l'opinion d'autrui, cette défiance de son J)ropre jugement, cette crainte pusillanime de la · moquerie et de l'isolement, ce besoin de nous sentir les coudes, d'être toujours avec le nombre et à l'unisson des autres, alfaiblit _la ·volonté, détruit la
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personnalité; il fait des individus une sorte de poussière que le premier vent qui passe fait voler en tourbillons effarés; il ôte au;,. caractères cette trempe et cette solidité si nécessaires en pays de suffrage ; il livre la nation aux dangers des revirements soudains, des paniques inexplicables; il crée ces courants aveugles, irrésistibles qui emportent tour à tour les masses d'un extrême à l'autre et qui font désespérer de la stabilité des gouvernements et du progrès de la civilisation. Voilà une qualité à encourager, à louer, à récompenser chez les enfants; car si nous félicitons la classe tout entière de n'avoir pas suivi le mauvais ex:emple donné par un peul, à combien plus forte raison devons-nous louer l'enfant qui seul a résisté au mauvais exemple donné par tous les autres. Évitons seulement de donner dans l'autre extrême, et de développer chez les enfants la manie de la contradiction. Prendre systématiquement le contrepied de l'opinion d'autrui et aller toujours dans un sens contraire aux autres, affecter l'originalité et l'indépendance, n'est pas une preuve de la force de l'esprit et de la fermeté du caractère, c'est un simple tra~. Une qualité précieuse entre toutes les autres, qualité qui fait la noblesse du caractère, le charme et la sOreté des relations de tout genre, c'est la franchise. Elle est aussi une garantie de bonne conduite; car, pour mal faire, on se cache, et ce qu'on a
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fait de mal, on s'efforce de le tenir caché; la fran· chise au contraire répugne à chercher l'ombre; elle aime mieux avoir à rougir d'un aveu qu'à rougir d'un mensonge. Cette qualité généreuse implique un fond de courage et de bonté nativè; car d'une part il .faut du courage pour se livrer soi-même au blâme et donner aux autres prise et avantage sur soi; d'autre part, l'aveu des fautes est une preuve de repentir et un gage d'amélioration morale. Il n'est pas de qualité qui convienne mieux à des hommes libres, et, à ce titre, on peut l'appeler la qualité républicaine par excellence. Dans les Élats fondés sur l'esclavage, l'esclave est, par sa condition même, voué J!:!-1 mensonge et au vol: ses moindres fautes sontîrop sévèrement p~s pour qu'il ne s'efforce pas de les tenir secrètes; d'un autre côté, il a trop peu à attendre de la générosité de son maître pour se faire scrupule, ou plutôt pour ne pas se faire un malin plaisir de lui dérober tout ce qu'il peut. Aussi chez les poètes grecs et latins, l'esclave est-il le type obligé de la fausseté, de la fourberie, comme le parasite est celui de la gloutonnerie et de la bassesse. Les enfants sont pour la plupart enclins au mensonge, et, sans vouloir les assimiler à des esclaves, on peut ri.ire qu'il y a dans la dépendance où ils sont de leurs parents et de leurs maitres une condition peu favorable à la franchise. La crainte d'unti punition sinon certaine, au moins probable, les porie
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naturellement à mentir et les rend ingénieux à trouver des mensonges. Et puis les enfants sont comme les hommes, ils voudraient paraître meilleurs qu'ils ne sont; pour sauver la bonne opinion qu'on a {}'eux, ils s'exposent à en donner une mauvaise; pour tenir une faute cachée, ils en commettent une autre. C'est qu'il en coô.te étrangement à l'homme luimême d'avouer une faute, et les meilleurs ne r ésistent pas sans peine à la tentation de mentir ·dans l'intérêt de leur réputation. Ce qui arrête l'aveu sur leurs lèvres, ce n'est pas la crainte de l'expiation; car pour eux l'expiation est un soulagement; ils la -souhaitent et souvent se l'imposent à eux-mêmes : qu'est-ce donc? C'est la crainte de déchoir dans l'opinion de leurs semblables ; tant il est vrai que l'es time est le premier des biens I Pour conserver ce bien suprême, des coupables se condamnent au double supplice d'une crainte sans fin ni trêve et d'un remords sans adoucissement; plus d'un ne reculerait pas devant un nouveau crime, s'il pouvait à ce rrix -s'assurer, non pas l'impunité, mais le secret. Le catholicisme, auquel ou ne peut refuser une connaissance profonde de la nature humaine, mais qui est attaint à son endroit d'une défiance incurable, le catholicisme, pour tirer l'aveu des fautes, l'enveloppe d'ombre et de mystère, lui assure l'ano;. n~eUê_ secret; il considère comme une expiation 1a souffrance morale qui accompagne la confession
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même faite à un inconnu par un autre inconnu. Que le rnaîlre tienne donc compte de ces senti. ments, qu'il s'ingénie à rendre l'aveu plus facile, que dans l'occasion il se contente d'un derni·aveu, d'un silence consentant. Il ne faut pas aller jusqu'à promeLlre l'impunité, car, s'il est des fautes assez légères pour que l'aveu suffise à les racheter, il enest qui sont trop graves pour rester impunies. Mais, sans se lier par une promesse inconsidérée el tout en se réservant le droit de punir, il faut faire comprendre à l'enfant qu'en avouant sa faute, il ne perdra rien de notre estime et qu'il se relèvera dans la sienne, que la franchise honore et qu·elle accroîl la confiance et l'aITection; et quand l'aveu est tombé des lèvres, tout en blâmant la faute, il faut.louer l'aveu et le récompenser par un adoucissement de la peine proporlionné à l'effort qu'il a · coûté; il faut retenir l'enfant pendant quelques ins· tants su r sa faute et ne pas passer brusquement à autre chose ; il faut lui faire senlir ce qui se passe en lui el goûter ce senLiment de plaisir qui suit tout acte louable, cet allègement du poids qui pesait sur· son cœur, celte sorte de détente intérieure qui dis· sipe peu à peu le malaise d'une conscience chargée. Ah! cullivons bien cette exquise qualité; dans un, enfant la franchise a Je ne sais quel charme irrésis· tiblc; on a plaisir à regarder dans ces yeux candides où se pcinL la bonté de l'âme, el, au lieu de punir l'enfant qui s'accuse, on est tenté de l'embrassez.
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Si donc un enfant de l'école est naturellement franc, ou si, ce qui est plus méritoire, il a réussi à le devenir, nous pouvons le récompenser pour cette qualité naturelle ou acquise; nulle récompense ne sera mieux placée, nulle ne sera plus fructueuse et j'ajoute plus approuvée, car la franchise est une des .qualités qu'on aime le plus en France et qui répondent le mieux à la générosité du caractère national. La fausseté nous répugne, quelque forme qu'elle revête, quelque masque qu'elle prenne, religion ou patriotisme, et si le Menteur de Corneille nous fait rire par sa vanité naïve, les Tartufes no oütent, et l'espionnage que certain euple érige en système, ne noüsTrîspire que le mépris. Nous sommes d'un pays où l'on aime à rire, ce qui est bon et sain, mais ce rire n'est pas toujours celui de la gaieté ni même celui de la malice. Ces derniers temps ont vu naître ou du moins se développer un genre particulier de moquerie qui ne s'attaque pas simplement aux défauts et aux travers, mais aux actions elles-mêmes, dont elle fausse ou dénigre les intentions, aux convictions et aux croyances dont elle suspecte ou nie la sincérité, à l'autorité qu'elle tourne en ridicule, à toutes les choses sérieuses qu'elle affecte de trouver plaisantes. Pour elle le fond de la vie est vide et les dehors ne sont qu'une tromperie dont elle entend ne pas être la dupe, c'est là soi; unique souci; ne voyant partout que trompeurs, elle ne veut oas être tromoée.
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Cette moquerie monotone, plus triste que gaie, esit devenue un tour d'esprit, une habitude, une manie : s'il faut l'appeler par son nom, c'est la b]!J;. g'!:!;!. C'est une forme de scepticisme non pas philosophique ou scientifique, mais superficiel et banal; qui n'est pas né d'une étude approfondie de l'histoire et de la nature humaine, mais plutôt de l'instabilité politique et du spectacle trop fréquemment renouvelé des palinodies de tout genre; elle. accuse une entière défiance des hommes et des choses, défiance qui, au lieu de tourner à la satire amère ou à la misanthropie, se traduit, grâ.ce à la bonne humeur du pays, en une perpétuelle et universelle gouaillerie. La moquerie d'autrefois, celle de nos pères, n'était pas toujours inoffensive; mais, quoique piquante, -elle était en somme légère, elle frappait çà et là, choisissant ses coups; la blague s'attaque à tout et à tous sans distinction. La première s'en prenait aux individus en particulier ou aux défauts en général, laissant à entendre qu'à côté des gens et des choses dont elle se moquait, il y en a d'autres qui méritent le respect; la blague, elle, va plus loin, beaucoup plus loin; c'est l'homme lui-même, c'est l'humanité qu'elle atteint dans tout ce qu'elle a de noble et d'élevé, dans ses aspirations, dans sa· foi aux grandes choses, dans s~ confiance en ellemême, c'est la source de la vie morale qu'elle dessèche, c'est le ressort de l'activité qu'elle brise.
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Elle affecte en tout une incrédulité de parti pris, elle se pique d'une expérience prématurée de la vie, elle prend un air de supériorité qui en im pose, elle accable de sa ,Eltié railleuse les naïfs qu; ..c.roient encore en gueL~à..q_u,e.lque_coose. Mais, mal.g-ré sa défiance systématique elle accueille sans con· trôle les bruits les moins fondés, les nouvelles les plus invraisemblables et, sans scrupule, elle s'en fait des armes pour détruire les réputations les mieux établies. Ce mal contagieux s'est répandu dans la jeunesse qu'il vieillit et gâ.te; l'adolescence, l'enfance même n'est pas à l'abri de ses atteintes. Aussi l'éducateur doit-il veiller avec soin sur les enfants pour les préserver de la contagion, et, dès qu'il a surpris les premiers symptômes du mal, il doit le combattre. Parler sérieusement des choses sérieuses et respectueusement des choses respectables n'empêche ni de rire à l'occasion, ni de critiquer à propos; mais il· ne faut pas que le rire s'égare, ni que la critique dégénère en habitude. Sous le régime républicain la politesse change de caractère et de signification; elle se simplifie et s'inspire de sentiments nouveaux. Dans un État monarchique où les classes sont placées les unes au-dessus ou audessous des autres, où la noblesse déroule une longue hiérarchie de titres, où la bourgeoisie elle-même à l'imitation de la noblesse se nuance et se diversifie, où le clergé séculier et régulier s'ordonne el se dis-
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pose en séries ascendantes ou descendantes, la société tout entière offre l'image d'une montagneau sommet de laqueJle s'élève le trône et sur les flancs de laquelle montent et tournent des escaliersaux degrés innombrables. Sur ces degrés la population se distribue et s'étage. Là chacun a sa place marquée; chacun compte les degrés qu'il a au-des-· sus et au-dessous de lui, et mesure le respect qu'il, témoigne aux personnes sur la distance qui l'en sépare dans un sens ou dans l'autre. La société forme ainsi comme une immense gradation croissante et décro issante de rangs et de conditïons. La politesse s'y complique de nuances infinies; elle a des formules arrêtées, quoique nombreuses, des marques tranchées et des signes imperceptibles; elle egt une traduction étudiée et savante des différencestantôt énormes, tantôt insignifiantes que les de gr ésde l'échelle meltent entre les hommes; c'est une· étude, c'est une science et un art; et plus la personne est haut placée, plus l'art devient difficile, parce que la personne a plus de nuances à observer; aussi vante-t-on la politesse de certains rois et de certains princes comme des merveilles de tact, de· délicatesse et de mesure. Mais cette politesse ne peut être sincère. En haut elle respire souvent l'orgueil et le dédain;. en bas, la crainte et la servilité. Sous le régime républicain la politesse prend ua autre carac\ère et s'inspire d'a,11tres S.€:mtiments. Les-
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hommes étant libres, la politesse devient volontaire ; les citoyens étant égaux, elle devient plus simple et plus digne. En l'état de nos mœurs, et l'avènement de la démocratie ayant précédé son éducation, l'ancienne politesse a presque disparu, et la nouvelle ne l'a pas remplacée. Le titre de citoyen, que l'on prodigue aujourd'hui, n'est pas encore une garantie des égard_ que méritent des hommes libres. On dirait s même qu'un grand nombre de ces citoyens de fraîche date n'aient vu dans leur dignité nouvelle qu'un droit à l'incivilité. Sans parler du ton de la polémique actuelle, ni des aménités qui s'échangent dans les réunions publiques, rl est certain que la politesse acquiert le prix des choses rares/ et qu'à sa place on rencontre un peu partout ce sans-gêne et même cette rudesse de gens qui ne se doivent plus rien, étant égaux. C'est à l'éducation à réagir, à faire comprendre ce que doit être la politesse, d'abord partout et particulièrement dans un pays où elle a toujours été proverbiale, et sous un régime qui devrait l'accroitre au lieu de l'affaiblir. Ce qu'elle doit être, la devise r épublicaine nous l'enseigne; mais celte devise, il ne suffit pas de l'inscrire sur la taçade des édifices, nous devons l'imprimer dans les cœurs. Il ne faut pas qu'elle reste lettre morte, mais qu'elle dicte notre langage et règle notre conduite. Méditons donc celte "immortelle devise, elle nous apprendra le sens et la portée de la véritable polÜesse; elle rendra à ces formules, à
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ces souhaits avec lesquels les hommes s'abordent et se séparent, à ces saluts de la tête et de la main qu'ils s'envoient en se croisant, leuriforce et leur signification première; elle nous rappellera 1ue des hommes qui vivent ensemble doivent être animés d'une bienveillance mutuelle et que dans ces bonjour, ces bonsoir qu'ils échangent en toute rencontre, ils se souhaitent au moins les uns aux autres le bonheur qu'il ne dépend pas toujours d'eux de se procurer; elle nous rappellera que les hommes appartiennent à la même famille, _et qu'ils doivent se traiter en frères; qu'entre inconnus, la politesse est l'expression du respect que mérite la dignité humaine, que cette dignité a sa source dans le libre arbitre et dans les libertés qui en découlent; que les égards témoignés à nos semblables, à nos égaux sont en réalité un hommage rendu à nous-mêmes en la personne d'autrui; que respecter les autres, c'est s'honorer soi-même. L'on a beaucoup fait pour développer chez les enfants le goût de l'épargne, mais l'on ne saurait trop faire et il faut reda.ubler !_eff~ s; car des deux dangers auxquels un pays est exposé, l'un qui vient du dehors ne'. peut être conjuré que par le courage et la force, et l'autre qui vient du dedans ne peut être évité que par l'esprit de prévoyance et d'économie. Tout peuple a deux sortes d'ennemis, ceux du dehors qui convoitent le sol national, et ceux du dedans qui convoitent la fortune d'autrui; c'est de la
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misère, c est du chômage et des souffrances qu'il impose, c'est de l'incertilude du lendemain et des craintes qu'il inspire, que naissent les pensées coupables,. les rêves de partage, et les entreprises cri minelles. La science et l'industrie, en augmentant la richesse générale, ont créé une classe nombreuse dont la vie est précaire. Ce qu'étaient autrefois les paysans, les Jacaqes, 1dans les temps de famine, les ouvriers le -3 sont aujourd'hui dans les temps de chômage. Quand du jour au lendemain les machines s'arrêtent, des mi~mmes sont sanspru-;-ie paysan, grâce à la terre acquise, est aujourd'hui à l'abri du besoin, 1 n'en est pas ainsi de l'ouvrier; ce sera l'honneur e la fü~ _publigue d'arriver par des rrlesures libm'ales t équitables et par l'éducation du peuple à changer ne situation inquiète et précaire en -aisance et sécurité. Notre Lâche à nous instituteurs est de créer des habitudes qui préservent le futur ouvrier des dépenses inutiles et des excès nuisibles. La vie de l'ouvri~r engendre d'inévitables dégoûts et des découragements, dont l'ivresse procure un moment l'oubli, mais pour les rendre ensuite plus profonds et plus invincibles. Le goût de l'économie, l'habitude de l'épargne, en créant de bonne heure les ressources indispensables, sont d'efficaces préservatifs contre des excès funestes aux individus, funestes à lasociélé. Le proverbe dit : « Qui a bu boira. » On pourrait en dire autant de l'économie :qui a épargné, épargnera.
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Le grand point est de commencer. Les bonnes passions sont comme les mauvaises: le temps les fort,ifie. Plus l'épargne croît, plus on veut l'acceoître. A mesure qu'elle grossit, l'homme a l'esprit plus tranquille, il travaille avec plus de plaisir; il est moins à la merci de la volonté des autres et des accidents du sort; il sent grandir sa dignité, son indépendance et sa sécurité. La qualité ou, pour mieux dire, la vertu qui résume toutes les autres, c'est le patriotisme. Le patriotisme consiste à aimer sa patrie, surtout à la bien servir. Pour l'aimer, il faut la connaître; pour la servir, il faut l'aimer. Commençons donc par faire con:prendre aux enfants ce que c'est que la patrie; apprenons-leur ensuite ce qu'a été la France, et puis ce qu'elle est et ce qu'elle doit être. Mais tout d'abord qu'ils sachent distinguer le patriotisme de parade du patriotisme sincère; le premier est facile et banal, il a sa racine dans la vanité, il n'est qu'une forme de l'égoïsme, il éclate en fanfaronnades ridicules ou imprudentes, c'est un défaut; l'autre est difficile et rare, il prend sa source dans un légitime orgueil, il est la plus haute expression du devoir, il parle peu, il agit, c'est une vertu.
La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère?
dit le poète; le patriotisme en paroles n'est que
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tromperie et charlatanisme ; vienne le danger, il s'efface et disparaît. Pour juger du patriotisme, regardons à la conduite. Est patriote quiconque honore son paye par son caractère, par son mérite, par ses vertus, et, quand l'heure du danger sonne, par son courage. C'est chose sacrée que le patriotisme; il n'en faut point parler en termes vulgaires ou même familiers, non plus qu'en termes emphatiques et ronflants, mais avec une simplicité noble, une gravité recueillie, ou avec passion. Quand le maître aborde ce liaut sujet, je voudrais que sa voix devînt grave et pénétrante, qu'elle prît un caractère religieux, et qu'au seul accent de cette voix, l'enfant comprit qu'il s'agit de la grande chose, et sentit courir en lui le frisson du respect. Prenons garde aussi d'abuser du motet, en le prodiguant, de lui ôter sa vertu; prenons garde que le culte rendu à la patrie ne tourne en exercices de mémoire, ne dégénère en simples pratiques, en formules répétées machinalement et du bout des lèvres ; toujours le cœur doit y prendre part. Mais, pour qu'il vibre au nom de la patrie, il ne faut pas le prononcer à tout propos. L'idée de patrie est de toutes la plus large et la plus complexe; elle embrasse le passé, le présent, l'avenir; elle renferme la vie individuelle, la vie de famille, la vie nationale; elle évoque d'innombrables images ; elle réveille d'innombrables souvenirs, de lb.
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sa puissance vraiment magique et son retentissement jusqu'au fond des entrailles. Elle comprend avant tout l'idée du sol natal, patrimoine commun, héritage glorieux, acquis au prix de mille dangers, fécondé au prix: de sueurs infinies, mainte fois arrosé du sang de ses avides envahisseurs, et consacré par le sang de ses héroïques défenseurs. Vient ensuite l'idée d'une race qui se distingue des autres par certains traits de la physionomie, par certaines aptitudes physiques, par le tour de l'esprit, par la manière de sentir, par des goilts communs, par des qualités qui lui sont propres, qualités morales et intellectuelles, grâce auxquelles les individus qui la composent se ressemblent entre eux, se reconnaissent et se recherchent, ont plaisir à se trouver ensemble et forment comme les membres d'une famille immense; puis la communauté de la langue qui leur permet de s'entendre et de se comprendre, d'échanger leurs pensées et leurs ,enliments par la parole et l'écriture, de se connaître ~ans se voir et de resserrer ainsi à travers la distance les liens naturels qui les unissent; de cette langue qu'on appelle maternelle, parce que l'enfant l'apprend aux lèvres de sa mère au milieu des baisers, de cette langue si douce qu'eUe fond le cœur de l'exilé quand il vient à l'entendre résonner sur la terre étrangère; la communauté de religion qui unit · les hommes par le sentiment douloureux de leur destinée présente et par leurs espérances en une
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destinée meilleure; la communauté du gouvernement qui donne aux forces éparses d'un peuple l'unité et la cohésion nécessaires, et qui les tourne .à la prospérité, à la défense, à l'agrandissement du .p ays; la communauté des lois, qui assure à tous les mêmes avantages, qui étend sur tous la même protection; la communauté des intérêts qui fait que ,chacun profite de la prospérité publique, ou souffre odes maux du pays; la communauté des gloires de tout genre, littéraire, scientifique, artistique, militaire, qui ont porté la patrie à un rang élevé parmi les nations; la communauté des souvenirs consolants ou amers, des dangers de l'heure présente, des aspirations légitimes, des craintes et des espérances. La patrie, c'est un grand corps, qui a ses moments de malaise et de faibl esse, ses maladies, ses infirmités même, mais dont la Yilalité puissante a d'inépuisables ressources et ne connaît pas la vieillesse; la patrie, c'est une grande Ame qui anime d'innombrables êtres, les fait vivre de la même vie, souffrir des mêmes souffrances, jouir des mêmes joies et s'enorgueillir du même orgueil. Ainsi le sol, la race, la langue, la religion, les lois, le gouvernement, les intérêts, les rnuvenirs glorieux, les dangers présents, les craintes, les espérances et les ambitions, tels sont les principaux éléments qui entrent dans l'idée de patrie, tels sont les liens qui forment ces grands faisceaux d 1hommes qu'on nomme des peuples, telles sont les causes
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qui font vivre d'une vie commune les habitants d'un même pays et battre leur cœur à l'unisson. Par une série de questions méthodiquement posées on peut faire t~ouver aux enfants ces idées l'une après l'aulre, et leur donner l'intelligence claire et nette de ce qu'est la patrie en général. Mais ce n'est' pas assez.; leur patrie à eux, la France, il faut qu'ils la connaissent, qu'ils l'aiment, qu'ils l'admirent. Cherchons donc dans le passé, dans le présent, tout ce qui honore et ennoblit la France, et de ces traits pieusement recueillis, faisons une grande image, qui soit toujours présente et vivante en leurs cœurs. L'idée de la patrie résume tout ce qu'il y a de meilleur dans le caractère, dans l'esprit, dans l'âme de la nation, tout ce qu'il y a de plus beau et de plus grand dans son histoire et forme ainsi pour tous les citoyens un idéal"d'honneur, de gloire et de vertu. Et puisqu'on s'adresse à de petits Français, pourquoi n'essayerait-on pas de leur faire découvrir en eux-mêmes •les qualités qui distinguent le cara.ctère de leur race? Et qu'on ne craigne pas de l es rendr e ainsi vaniteux et de leur donner une trop ha ute opinion d'eux-mêmes. Il est facile en effet de dissiper les bouffées ,de vanité qui pourraient leur monter à la tête, en leur rappelant que ces qualités dont La France est juslement fière, ils ne les"' ont qu'en germe, que leur devoir est de les cultiver, de les développer, de les montrer dans leur conduite sous
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peine ~e déchoir et de paraître indignes du nom qu'ils portent et de leur pays. On peut demander à des écoliers s'ils n'estiment pas ceux qui ont le courage d'avouer leurs fautes au lieu de les cacher par le mensonge, ceux qui tiennent fidèlement leurs promesses; s'ils n'ont pas de plaisir à entendre bien raconter une histoire ou lire une belle pièce de vers, s'ils n'aiment pas ceux qui font du bien aux autres, qui secourent les pauvres, qui soignent les malades, qui consolent les malheureux, s'ils n'admirent pas ceux qui pardonnent à leurs ennemis, qui défendent le faible contre le fort, qui exposent leur vie pour sauver leurs semblables ou qui la sacrifient pour sauver leur pays. Et sur leur r éponse qui ne saurait être douteuse, on leur fait remarquer que cette franchise et cette loyau lé qu'ils estiment, ce goût pour les arts qu'ils commencent à ressentir, cette bonté, cette charité qu'ils aiment, cette générosité, ce courage, ce dévoûment qu'ils admirent, sont précisément les traits principaux du caractère français ; que ces qualités et ces vertus se révèlent à chaque pas dans notre histoirè, qu'elles y engendrent tour à tour des œuvres et des actes à jamais admirables. On leur dit que la loyauté fait si bien le fond et comme la moelle du caractère français que c'est à peine si pendant une longue suite de siècles on rencontre quelques exemples de trahison dans notre histoire ; que si les Gaulois, nos pères, ne craignaient qu'une
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chose, la chute du ciel sur leurs têtes, leurs des/ a dants n'ont pas dégénéré, et que dans lesy lus terribles épreuves, dans les plus ég,ouvantableb revers, ils ont donné des preuves éclatantes de feur courage et de leur constance ; que nos a~ a es ne sont qu'une longue et brillante chaîne de faits d'armes glorieux que la bravoure conte poraine enrichi_ de nouveaux chaînons; t Qu'il n'est terre au monde où l'o~ e trouve les . é ~ traces de notre séJour ou de notre passage, où notre intrépidité parfois aventureuse, presque_tou) jours chevaleresque, n'ait laissé d'ineffaçables empreintes et d'impérissables souvenirs ; Que les grandes époques de notre histoire ne sont , ; ( que d'irrésistibles mouvements de notre bonté nat relle, que nulle part ailleurs la chevalerie n'a p~ ~ duit des héros plus nobles et plus p.urs ; que c'est . un élan de notre cœur qui nous a entraînés à la. délivrance des lieux saints; que nous ne pouvons rester sourds à la voix des opprimés qui nous appellent, des malheùreux qui nous implorent, que nombre de peuples, les États-Unis, I1talie, la Grèce, nous ont vus accourir poûroriser leurs chaînes, et que l'ingratitude et l'indifférence n'ont pu nous guérir de notre incurable et admirable ardeur ; Que nos ennemis mêmes rendent à notre caractère un invûlontaire hommage, car leur jalousie et leur haine ne les empêche pas de venir se réchauffer à la douce et vivifiante chaleur de notre hospitalité;
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on voyage ailleurs, on séjourne chez nous, et la France est le rendez-vous du monde ; Qu'aucune gloire ne nous manque et ne nous a · manqué ; que nulle part, dans le monde entier, les lettres, les sciences, les arts, n'ont brillé d'un éclat plus vif et plus durable ; qu'aucun peuple de la vieil~ Europe ne peut présenter comme nous à l'admiration du monde quatre grands siècles de chefs-d'œuvre comme nos seizième, dix-septième, dix.-huilième et dix-neuvième siècles ; Que les premiers entre tous les peuples nous avons conçu un idéal de bonheur et de fraternité universels, et que nos déceptions et nos malheurs n'ont pu tarir en nous la source toujours jaillissante des aspirations sublimes ; Que dans nos derniers désastres, ce n'est pas le · courage qui nous a fait défaut, que nous avons _ lutté là où bien d'au Ires auraient jeté les armes, que nous avons espéré contre toute espérance, que depuis ces jours néfastes notre race a prouvé et prouve aujourd'hui même que le vieux sang français bout encore dans ses veines; Que nous avons li droit de nous enorgueillir de · notre passé, mais aussi que nous avons le devoir d'envisager l'avenir avec une fermeté virile et une froide et calme résolution. Ici commence la tâche la plus importante de l'ins- · tituteur. Il ne suffit pas d'avoir fait comprendre ce que c'est que la patrie, èt d'avoir monlré, l'histoire ,
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en main, que notre patrie est digne entre toutes d'amour et d'admiration ; il faut placer sous les yeux des enfants la situation présente, telle que nos erreurs, nos fautes, nos qualités même et nos révolutions l'ont faite, et de cette peinture tirer de fortes et fWtifiantes leçons . . ;É·n l'état actuel de l'Europe, avec la diffusion de 1 science et des ressources qu'elle crée incessamment pour l'attaque comme pour la défense, avec la constitution des États nouveaux que leur ingratitude rend déjà dangereux, avec le développement rapide et menaçant de certaines puissances plus ou moins voisines, avec les sentiments hostiles qu'une inévitable rivalité et une astucieuse politique ont suscités contre nous chez des peuples autrefois bienveillants, avec la persistance et l'ardeur des haines que des victoires inespérées et une incroyable fortune n'ont pu refroidir, le patriotisme impose de rigoureux et impérieux devoirs. Autrefois la sécurité de la patrie ne demandait que quelques milliers d'hommes, elle en exige aujourd'hui des millions ; et quand le principe même de nos institutions, quand l"égalit é r épublicaine ne ferait pas à chaque citoyen un devoir de contribuer à la défense commune, la situation présente lui en ferait une nécessité. Il faut le dire, et le redire: la puissance germanique a réussi à tourner contre le vainCu les haiM3et les déhances ~ · S devait inspirer le vaiTrëftieur. _ 'il y a là quelque sujet
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d'orgueil, s'il est permis d'y voir une preuve de notre vitalité, il y a surtout dans cet interverti_ses ment des rôles, et dans l'attitude des peuples qui nous entourent, un grave avertissement. Élevons donc les enfants dans cette pensée, que l'ambition, la jalousie; la puissance croissante des nations voisines ne nous permettent plus les illusions passées ; que les peuples plus encore que les individus ont à combattre pour la vie ; qu'à celte heure les victoires sont impitoyables et décisives, les défaites désastreuses et presque irréparables; que les alliances sont douteuses el souvent perfide!, que la puissance seule les noue et que le malheur les brise; que la France ne doit compter que sur elle-même, mais aussi qu'un pays comme le nôtre est invincible s'il est armé, exercé, discipliné et uni; que la patrie doit avoir autant de défenseurs qu'elle a de citoyens, que .chaque enfant doit lui donner un homme et un homme de cœur, qu'il doit tremper son corps et son âme, souhaiter d'être au plus tôt en état de lé. servir et considérer l'obligation sacrée du service moins encore comme un devoir que comme un honneur et comme un bonheur.
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PE'l'!TES LEÇONS DE L'ÉDUCATION SOMMAIRE. - Qu'il n'y a rien d'insignifiant en matière d'éducation. - Exemples. - Les peaux d'orange. - La branche brisée. - La porte ouverte. - La rampe de l'escalier. - La bouteille cassée. - La piene tombée au milieu du chemin. - Le cheval abattu. - La voiture à bras. - Les chanteurs nocturnes, - Le clairon des touristes. - Les feux et les danses en temps de choléra. - Les conscrit@ et le drapeau lllv lional. - Conclusion.
Les proportions de cet ouvrage ne nous permettent pas de descendre dans les détails ; cependant nous croyons devoir citer quelques exemples pour montrer que les petites choses ont souvent plus d'importance qu'elles n'en paraissent avoir et que les occasions manquent moins au maître que le maître aux occasions1 Il y a dans chaque pays des habitudes locales dont l'ancienneté et la ténacité prouvent que l'éducation générale est loin d'être achevée et qu'il faut plutôt compter sur l'école et les générations nouvelles que sur le bon sens public pour en élever progressivement le niveau et en combler les lacunes.
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A Marseille on mange beaucoup d'oranges et l'on n'a pas tort, car elles y sont bonnes, elles y sont à bon marché et la santé s'en trouve bienj Mais en mangeant le fruit, chemin faisant, dans la rue, on jette l;s ~aux sur le pavé, sur le trottoir, et ceci ne vaut ~ on ferait mieux de les jeter dans les bouches d'égoô.t qui ne sont pas rares, ou bien encore, de les mettre dans sa poche qui n'en sentirait que meilleur, ou de les rapporter à la mais~n. Mais quoi l Hest bien plus simple et plus commode d'en semer les morceaux sur son passage, advienne que pourra. Or il advient que maint passant distrait ou pressé, met le pied sur l'écorce, glisse, tombe et se blesse ou même se casse un bras, une jambe. Mais, dira-t-on, c'est aux passants à preudre garde et à voir où ils marchent. D'accord; cependant il ne serait pas mal, il serait même bien et charitable de prévenir les accidents qui peuvent par notre faute arriver au prochain, surtout quand il en caille si peu. Nous devons pardonner aux autres d'être étourdis ou préoccupés, nous devons admettre qu'on peut avoir à courir, nous devons surtout convenir qu'il y a des gens qui pour leur malheur ont la vue faible, et quelques-uns mêmes qui n'y,voient pas du tout. Irons-nous jusqu'à dire' . Tant pis pourles aveugles! Eh bien, l'on peut cependant être cruel par défaut de précaution, tout comme on arrive_à être homi~ cid~ par imprudence. Que de choses· qui sont,
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comme celle-là, insignifiantes en elles-mêmes et en apparence, mais qui deviennent singulièrement importantes si l'on veut bien regarder aux conséquences l En tout, comme dit le poète, il faut considérer la fin, et si la prévoyance est bonne et louable pour nous-mêmes, elle est meilleure encore pour nos semblables. On n'a pas tous les jours l'occasion d'accomplir un acte de haute vertu, de dévoô.ment et d'abnégation. La vie n'est après tout qu'une suite, un tissu de menues actions, mais dans lesquelles on trouve l'occasion d'appliquer les grands principes de la morale, pour peu qu'on veuille bien se donnerla peinè de trouver le lien qui les ratlache à ces principes/ Jeter une peau d'orange n'est pas assurément un crime, mais cela peut causer un malheur, et, si l'on se place à ce point de vue, la précaution, s'impose et devient un devoir. Dernièrement je me promenais dans un admirablevallon; c'était au printemps; tout était en fleurs. Un cytise attire mes regards. Vous connaissez ceravissant arbuste aux grappes d'or qui pendent légères et gracieuses à ses sveltes rameaux. Arrivé . au pied, je vois l'arbre mutilé; une branche gisait à , terre avec un reste de fleurs fanées ou foulées; unebande d'enfants s'éloignait en chantant, des fleursaux mains et sur la tête. C'est bien de cueillir desfleurs; au moins n'est-ce pas. mal; mais casser la, branche pour avoir les fleurs, n'y a-t-il pas là quel.:.. que chose comme de l'ingratitude, n'est-ce pas un
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acte d'imprévoyance, d'égoïsme el debarbarie?Oui, il y a de l'ingratitude, car c'est rendre le mal pour le bien. Les arbres nous ressemblent un peu; comme nous ils naissent, ils vivent, ils meurent; comml nous ils sont bons ou mauvais vivants, ils nous charment, nous donnent de l'ombre el des fruits; morts, ils _ nous réchauffent, ils soutiennent, ils meublent nos maisons. S'il y avait une société protectrice des arbres, dussé-je faire sourire, je le dis, j'en serais. C'est un acte d'imprévoyance; car les fleurs renaissent, mais les branches ne repoussent pas; c'est un acte d'égoïsme, car on prive les autres du plaisir que l'on a goüté soi-même; c'est de la barbarie, car le propre du barbare, c'est de ne pas se~tir la beauté, de ne pas la comprendre, et de détruire les belles œuvres de la nature, comme les chefs-d'œuvre des arts. En voyant celle branche étendue et souillée, je songeais au mol de Montesquieu; parlant du despotisme, il dit : « Les despolessonl comme les sauvages del' Amérique qui coupent l'arbre pour avqir les fruits.» Nos petits sauvages d'Europe, déjà frottés de civilisation, s'étaient contentés.,.. de casser la branche pour avoir les fleurs. Voilà, dira-l-on, de bien grands mots pour une petite chose; j'en conviens; mais le respect des belles choses est un sentiment délicat, j et l'éducation doit développer ces sentiments que j'appellerais, puisque le sujet m'y invite, les fleurs de l'â:ne;
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elle doit aussi habituer les enfants à prévoir les conséquences possibles, même lointaines, d'actes insignifiants ou indifférents en apparence. En réalité il n'y a rien ou presque rien d'insignifiant danb ce monde. Nous sommes si nombreux sur celle planète et nous sommes si près les uns des autres, que nous ne pouvons, pour ainsi dire, nous mouvoir sans être exposés à heurter ou à froisser le prochain. C'est notre devoir de regarder autour de nous, et de faire en sorte que nos mouvements ne gênent et ne blessent pas nos semblables.\ Les choses ne nous paraissent indifférentes que par notre propre indifférence, elles ne nous paraissent sans importance que par notre propre légèreté. Laisser la porte ouverte quand on entre ou qu'on sort, n'est pas un crime assurément; mais l'air qui vient du dehors est plus froid que celui du dedans et les courants d'air ne sont pas du goût de tout le monde; ils ne sont pas du reste sans inconvénient ni même sans danger. Un mal de gorge, un mal de dents, et autres maux semblables s'attrapent vite:: et s'en vont moins vite qu'ils n'arrivent. Un enfant mal élevé (et sous ce rapport combien d'hommes sont enfants 1 ) ne songe pas aux suites possibles, proba: bles de sa négligence ; c'est-à-dire qu'il songe à lui et non aux autres. L'incivilité est presque toujours de l'égoïsme, voulu ou involontaire. Tenir la rampe en montant l'escalier el forcer ceux qui descendent à la lâcher, ce n'est pas non
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plus un cas pendable; cependant il ne faudrait qu'un peu de réflexion pour comprendre qu'on a plus · besoin d'appui quand on descend que lorsqu'on · monte, que dans ce dernier cas une chute est sans gravité et que dans l'autre elle peut être mortelle. Que sera-ce si celui qui monte est un enfant, et celui qui descend un vieillard? · Un fiacre passe; une bouteille vole par la portière; naturellement elle se casse et les débris restent sur le pavé. Quel mal y a-t-il à se débarrasser d' u~e bouteille qui est vide el qui gêne? Aucun sans doute ; on e-C.t pu la donner; il n'y a pas de petit cadeau ; tout dépend de ceux à qui l'on donne; mais c'est être trop exigeant. Ce qu'on peul raisonnablement demander, aux enfants comme aux grandes personnes, c'est de vouloir bien réfléchir qu'une rue, qu'une route, est un lieu de passage, pour les bêles et pour les gens; et que si le verre cassé ne vaut rien même pour la corne des chevaux et les souliers des passants, il est plus dangereux pour les pieds nus; et il y a encore et il y aura longtemps des pieds nus. Voici une lourde charrette; elle est chargée de pierres; une de ces pierres tombe au milieu du chemin. Le charretier ne l'a pas vue; les passants la. voient tomber et passent. Il n'en coôterait pourtant. guère de la prendre et de la jeter dans le fossé qui borde la route. La nuit arrive, et il se pourrait bien que quelque voiture allât donner contre cette pierre,
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malencontreuse et verser. Une voiture verse d'ordinaire avec ceux qu'elle porte, et il est rare qu'on ,séfasse du bien en tombant. Un peu de prévoyance, un peu de complaisance, et il n'y eftt pas eu d'accidents. Nous sommes dans une grande ville et dans une grande rue; omnibus et tramways, chariots et charrettes, fiacres et équipages se croisent, se mêlent, s'embarrassent et parfois se heurtent. Quel est cet imprudent qui traverse la rue? Ne voit-il pas venir celte voiture lancée au galop des chevaux? N'entend-il pas le bruit des roues et du fouet? Peut-être. Il y a malheureusement des sourds, il y a aussi des aveugles; d'ailleurs il n'est pas rare de voir écraser des gens qui ne sont ni aveugles ni sourds, mais simplement distraits. Au lieu de hausser les épaules, QU simplement de regarder, ne vaudrait-il pasmieux avertir l'imprudent, crier pour atlirer l'attention du cocher, les cochers aussi sont sujetsaux distractions. {: ~ Un c~eval s'abat, vite on s'attroupe; le cocher . &'empresse, il essaye de dételer, de d~gager, de i:elever aa bête; on le regarde faire, avec .intérêt, ' peut-être avec bienveillance; ne pourrait-on l'aider? Et ce pauvre diable qui tire après lui son charreton chargé ; la pente est forte; arrivera-t-il au haut? il s'arrête pour souffler, il tourne son charreton en travers, il tire obliquement; on le suit du regard. Enfm le voilà arrivé! les passants reprennent leur :
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marche; n'auraient-ils pas mieux fait de pousser à la roue? Que de cas semblables où une sotte curio- _ J sité semble paralyser tout bon mouvement et étouffer la sensibilité ! S'amuser est bien, car on ne peut travailler toujours; mais encore faut-il s'amuser sans incommoder les autres et à plus forte raison sans leur nuire. Entre toutes les distractions le chant est assurément l'une des meilleures et, si l'on choisit bien les chants, l'une des plus morales. Mais chanter en pleine rue, chanter à nuit close, et chanter à tue-tête, de manière à réveiller les gens qui dorment et qui ont besoin de dormir, et surtout de manière à accroître les souffrances des malades et à rendre plus cruelle~ les heures de l'agonie, c'est une autre affaire. Ces chanteurs nocturnes pourraient bien comprendre, que dans ces rues des villes qu'ils font retentir de leurs voix sonores, il n'en est guère, il n'en est pas qui n'aient leurs malades et souvent aussi leurs mourants. Dans les villages suburbains on ne jouit pas toujours de la paix des champs. Souvent au beau milieu de la nuit, ou, bien avant le lever du jour, le village est réveillé en sursaut par le bruit du tambour et du clairon. On court aux fenêtres, on regarde, qu'est• ce donc? Ce sont des touristes qui passent, et qui n'ont pas voulu traverser le village sans avertir de leur passage Ne peut-on donc se promener sans tambour ni trompette, et si ces terribles instruments
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sont les compagnons obligés d'une excu:rsion nocturne, ne pe.ut-on les laisser dormir, au moins pendant la nuit, et avec eux les habitants paisibles des villages traversés? Au temps du choléra, temps néfaste et récent, pour assainir l'atmosphère à la nuit tombante, on allumait des feux; passe encore pour les feux; maiE on dansait autour et même l'on chantait, sans dout€ pour se donner du cœur. Je l'avoue, en entendant ces chanteurs dansant, en voyant ces danseurs chantant, j'avais le cœur serré et je ne pouvais m'empêcher de me dire : « Que doivent penser, que doivent sentir les malheureux dont ces feux (il y avait même des feux de Bengale) viennent éblouir les yeux mourants, dont ces chants à contre-sens vien· nent troubler la.,aernière heure? » C'est l'habifude de nos conscrits, d'arroser de libations copieuses, trop copieuses parfois, les nu· méros qui les font soldats. Ces numéros à la casquette, ils se promènent à pied, ils se promènent en _ voiture, ils chantent, ils crient même; jusque-là il n'y a pas grand mal. Mais voici qui est plus grave. Presque toujours ils portent à la main le drapeau tricolore ; or comme l'effet ordinaire des libations abondantes est de troubler la vue, d'alourdir les membres et de compromettre l'équilibre, on assiste parfois à des scènes attristantes. Le drapeau ·national veut être tenu d' une main ferme et porté d'un pas assuré; des
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mains tomoantes et des pas chancelants sont une offense pour le drapeau. L'instituteur peut le dire, il doit le dire aux enfants qui l'écoutent et qui seront un jour conscrits. Voilà un genre de leçons morales dont nos maîtres trouveront toujours des sujets à leur portée,. sous la main, et dont les incidents et les accidents de la vie journalière leur offriront une ample matière. Ils rentrent dans le domaine de l'éducation, car, ne l'oublions pas, le degré d'éducation se mesure au degré de prévenance, d'obligeance et de prévoyance que nous sommes ou devenons capables · de nous imposer dans l'intérêt et pour le plaisir de nos semblables, ce qui revient à dire que l'éducation se mesure à la bonté, et que l'homme le mieux élevé, c'est en réalité celui qui est le meilleur,
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DES PUNJTIONS
SOMMAIRE. - Punrr est chose facile en apparence, difficile en réalité. - Que la bienveillance et l'indulgence sent nécessaires, mais n'excluent pas la fermeté. - Inégalité originelle des enfants; qu'il en faut tenir compte çlans les punitions. But de; punitions. - Nécessité de l'étude directe de l'enfant. - La première des punitions - le remords; - rôle de l'instituteur daus l'éducation de la conscience. - Que ' nous punissons pour arriver à ne plus punir. - De la manière de punir; - privation des récompenses; - ses effets. - De la neut,·alité entre les punitions et les récompenses; ses dangers. - Solidarité dans le mal comme dans le bien; gradation; appropriation des punitions. - Faire comprendre la nécessité de la punition donnée. - Qu'il faut agir sur la conscience.-: Que l'opinion n'est que l'écho de la conscience individuelle. Nécessité de l'accord entre l'école et la famille. - De la limite, de la publicité des punitions. - De l'abus des punitions; ses dangers; qu'il vaut mieux parfois cesser de punir. - Du pensum; causes de sa persistance; moyens de l'amender. Des punitions humiliantes; la mise à genoux; le bonnet d'âne ; le coin. - L'élève appelé à se punir lui-même. Que le maître ait la classe de son côté. - Moyens de donner à la punition plus de portée morale. - Généralisation ; suspension. - De l'influence du milieu; sa vertu discipli· naire. - Des défauts que l'exemple ne suffit pas à corriger. - Puissance de l'opinion dans l'éducation publique.
Se flatle.r qu'on pour.ra obtenir et surtout maintenir la discipline par le seul charme de la. parole~ .
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par le seul attrait de l'enseignement est une pure illusion; il y faudrait bien autre chose qu'ïiïïlîrevet de '""C'"apacllé ou un certificat d'aptitude. Même avec des lég,ions de charmeurs et de fées, on ne réussirait • pas à captiver tous ces esprits mobiles, à fixer tous ces petits corps remuants, à arrêter toutes ces petites gues que l'envie de parler démange. Et quand on mettrait au service de l'enfance, quand on appellerait au secours de la discipline tous les dons de l'esprit, tous les talents, toutes les gràces, le but serait manqué; o~ aurait amusé les enfants, on ne les aurait pas disciplinés, on les aurait rendus plus exigeants, mais non pas plus dociles. La condition de l'enseignement collectif, c'est le silence et l'ordre, c'est-à-dire la discipline, el les fautes contre la discipline demandent une répression immédiate. Le maître ne peut pas s'interrompre à tout instant et couper ses leçons par de longues exhortatio~. Mais ces fautes dues pour la plupart à la légèreté naturelle sont sans gravité; un regard, un geste, un mot, un mauvais point suffisent souvent à les ·réprimer, et les véritables maîtres réussissent à établir la discipline, par leur tenue, par leur maintien, par une gravité douce et un~ meté cairn~ ils punissent sanp doute, mais rarement et sobrement. ( /2,,oœc.; Autre -chose est la discipline du r~giment, autre chose est celle de l'école; la première est sèche et rude, parfois brutale; son caractère s'exp!it1ue par
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son but, qui n'est pas de former des hommes, puisqu'ils arrivent formés, mais d'en faire les instrutruments dociles d'une volonté dirigeanleJElle se contente de l'obéissance passive; l'autre, au contraire, tient à obtenir une obéissance volontaire; l'une ne veut que briser toute résistance, l'autre s'effoi:ce d'y faire renoncer; à l'une il suffit de vaincre la volonté, l'autre tend à la ~ La première ne voit que l'acte accompli, la seconde cherche à lire dans la conscience, à démêler les mobiles de la conduite, à atteindre la cause pour supprimer l'effet; la première est presque toute matérielle, la seconde est surtout morale. Punir est chose facile, je dirais presque tentante, et la plupart des maîtres ne cèdent que trop vite à la tentation. C'es.t qu'en effet rien n'est plus commode qu'une punition, l'effet en est presque toujours immanquable et instantané; avec elle les bavards se taisent, les turbulents se calment, le silence et l'ordre se rétablissent, mais pour combien de temps? ) le devoir est refait, mais est-il mieux fait? L'enfant copie page sur page, mais avec quel profit? On l'envoie dans un coin, y est-il plus attentif? On le met à genoux (la chose n'est pas rare), se relève-t-il plus disposé à mieux faire? Si l'on ne considère que le résultat immédiat, il est atteint; si l'on se contente des apparences, on a lieu d'être satisfait; mais si l'on regarde au but que l'éducation se propose et si l'on se rend compl~
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de ce qui se passe dans le cœur de l'enfant, 011 a souvent lieu de regretter la punition donn,,ée. En ·réalité, punir est au moins aussi difficile que récompenser; une récompense donnée mal à propos fait moins de mal qu'une punition injuste~ dans le premier cas l'enfant profite ,de la récompense, mais il sait bien qu'il ne l'a pas méritée et sa raison redresse l'erreur du maîlre; dans le second cas il a pour lui sa conscience qui proteste. Une punition donnée à faux ou sans mesure aigrit, irrite et décourage. On a dit avec esprit et raison : « Aux qualités qu'on exige des domestiques, combien de mattres seraient dignes de servir ? » On peut bien en dire autant des élèves; à la pèrfection qu'en exigent certains maitres, feraient-ils eux-mêmes des élè;ves passables? Nous sommes tous d'ordinaire sévères aux autres, indulgents à nous-mêmes ; efforçons-nous d'être aussi sévères pour ,nous que pour- autrui, ou du moins· aussi indulgents pour -autrui que pour nom,mêmes; et, surtout quand nous avons ~ à des enfants, n'oublions pas qu'il serait injuste d'exiger d'eux ce qu'on est à peine en droit de demander à des hommes. /C'est donc avec une indulgence bienveillante qu'on doit traiter les enfants, se rappelant qu'ils sont des enfants, c'est-à-dire, des commencements, des ébauches d'hommes. Je ne saurais trop recommander à nos maîtres
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cette disposition d'esprit ; elle est. le gage et la condilion du succès en éducation. Cependant l'indulgence n'est pas la faiblesse; la première s'allie bien avec la fcrmet~; l'autre en est la négation ; l'indulgence est une qualité, la faiblesse un défaut. Sous la bienveillance il faut que l'enfant sente nne volonté arrêtée, il faut qu'il sache qu'à la liberté qu'on lui laisse il y a une limite fixe, et que, s'il la dépasse, la punition est inévitable. Ce qui perd les maîlres, c'tsst leµr inégalité d'humeut et de · u ement, c'est l'incertitude où 1 s laissent les enfants sur l tendue de -.-..;,..---~-:":"_,;.--:'-~:--e,-:............;......leur liberté~ et2 r suite l'espoir qu'ils leur dosent d'écha er aux punitions. Il ne suffit pas que le maître se rappelle sans cesse qu'il a affaire à des enfanls ; il devra aussi se rappeler sans cesse que ces enfants sont i ~ n l r e eux, et qu'il ne saurait sans injustice exi~s uns ce qu'il est en droit de demander anx autres. La naissance est une loterie ; peu nombreux sont les gros lots, et beaucoup d'enfants sont mal lotis. Dans une même classe, le maître n'a pas denx élèves semblables, il a les extrêmeJ et entre les extrêmes toutes les variétés de caractère et d'esprit. Une classe est une image réduite de l'humanité presque entière; c'est pour le maître uncl1àmp comple'td ëxpétietkes. Cette inégalité, avec laquelle la nature le met aux prises, sa mission est de 1a redresser, de la diminuer pour les dans la mesure du possible. é'est surtout • enfants mal doués qu'il doit avoir des égards et une
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bonté compâlissante, car ils sonL vraiment à plaindre, eux pour qui tout est difficile, tout est pénible ; eux qui ne connaissent point le plaisir si vif des esprits ouverts et prime-sautiers, de comprendre à demimot, d'aller à la découverte, de devancer les- explications, de deviner ce qu'on va dire ; ils sont à plaindre ceux en qui les mauvais penchants se révèlent avant que la raison ait eu le Lemps de s'éclairer el la volonté de s'affermir. Ne méritent-ils pas un peu de cet intérêt affectueux qu'inspirent les pauvres• les malades, les infirmes? Aussi, quand le maître punit, quand il récompense, qu'ilaiL toujours présente à l'esprit cette inégalité originelle, qu'il en tienne compte, qu'il fasse la part du naturel. C'est dans la comparaison de ce que l'enfant a fait avec ce qu'il est capable de faire, qu'il trouvera la mesure et l'équité. Les punitions et les récompenses sont deux moyens contraires qui concourent au même but, qui est de rendre l'enfant meilleur; ayant le même but, ils ont le même caractère. La définition du but donne aussi la règle qui doit présider au choix. EsL bonne toute punition qui a pour effet d'améliorer l'enfant, est mauvaise toute punition qui proëfüirun effet contraire ou qui ne produit pas d'effet. Il suit de là que l'éducateur qui veut s'instruire ne doit pas se borner à infliger la punition, même choisie avec réflexion, ma~s en suivre attentivement les effets, en observer 1es conséquences,
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Un livre donne des conseils, indique des méthodes ; il ne peut suppléer à l'étude directe, à l'observation de la nature. L'enfant, l'âme de l'enfant, voilà le véritable livre ; apprenons à y lire, car c'est un art; une fois le secret trouvé, il n'y a pas de lecture plus fructueuse, il n'en est pas non plus qui devienne plus altrayante, plus attachante. J'ai vu avec bien du plaisir que dans une école normale le directeur '. exi~ des élèves maîtres une élude de ce genre ; ~ c'est une heureuse innovation qui mérite de devenir ~ une obligation. La première des punitions est infligée par îa • nature elle-même, c'est-à-dire par la conscience : c'est le malaise qui suit toute faute même légère et le remords qui suit une mauvaise action\; mais la fougue de l'enfant, sa turbulence l'arrache vite à 1 ce malaise et émousse rapidement l'aiguillon du remords/ Gardons-nous de le laisser ainsi s'~chapper à lui-même et chercher dans l'étourdissement et dans des sensations nouvelles l'oubli ou l'adoucissement de sa souffrance. Le maître s'efforcera de retenir l'enfant en lui-mêmeJ de lui faire ressentir son mal,J de le livrer sans distraction à sa conscience, de l'isoler au dedans de lui, enfin de lui faire achever son expiation. IIMveloppera, il aiguisera, il affinera sa sensibilité morale, afin que l'enfant devienne de plus en plus impressionnable à ces troubles intérieurs, comme ces inslrumenlsde météorologie perfeclionnés qui accusent non seulement les perturbations, mais
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jusqu'aux moindres variations de l'atmosphère. C'est ce que j'appellerais l'éducation de la conscience, œuvre difficile, je l'avoue, mais bien utile, bi en nécessaire, et dont le succès décide du sort de l'e11!'ant. La conscience est un e s intime qui, comme les sens extérieurs, comme le toucher, comme le goôt, peul devenir plus obtus ou plus fin, plus grossier ou plus délicat, plus impressionnable ou plus indifférent; ,et si l'on n'y veille, si on ne l'avive et ne l'exerce, il finit par se blaser et s'endurcir. Pourquoi donnons-nous dns puni lions? C'est parce que la conscienceJJ trop faible encore, trop douce, trop anodineJ ne suffit pas à punir assez l'enfant pour le préserver ~es fautes et des rechutes.\ Nous venons donc en aide à la conscience, nous lui apportons du renfort, nous ne sommes que ses auxiliaires, et nous travaillons de tout notre pouvoir à nous rendre inutiles. Notre désir et notre but, c'est de la mettre en état de se passer de nous le plus tôt possible, c'est de la fortifier assez pour qu'elle . arrive à se suffire; bref nous punissons pour arriver à ne plus punir. En effet, lorsque la conscience a réussi à se faire assez craindre, lorsqu'elle est devenue la .maîtresse, alors l'éducation es( terminée, on peut abandonner l'enfant à lui-même, il est môr pour le ~ f-govemment, I c'est-à-dire qu'il trouve en lui-même sa punition comme sa récom-
pense.
Nous n'irons pas jusqu'à dire : la façon de punir
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vaut mieux que la punition; cependant il est certain qu'elle est poiir beaucoup dans la manière dont l'enfant la reçoit et dans le profil qu'il en tir~. Les remèdes pris à contre-cœur font souven_l JJlu~e mal que de hien; la punition est un remède; fai sons,., en sorte Jll!e 'enfant reconnaisse l'utilité ...de ce remède et l'accepte au lieu de le subir. Aussi convient- il de fdonnerlla punition et non de la jeter comme on j ette une pierre à un chien qui aboie. Le maître qui punit de la sorte ne son ge qu'à lui-m ême et non à l'enfant ; il se délivre d ' une incommod:té, il ne corrige point ; c'est une satisfaction qu'il s'accorde· à lui-même et non un service ·qu':I rend à l'enfant. Donc point d'impatience, point d'emportement, pas / d'éclats tle voix, pas de gestes violents ; mais une action lente et calme, une voix grave et posée. ), C'est déjà une punition de ne pas être récompensé. Lorsque, dans la_ di8tribution de3 récompenses, l'enfant n'a point de part, cette privation lui est sensible f car dans ce monde ·on ne souffre pas seulement des maux qu'on éprouve, mais au~ des. plaisirs dont l~ a ~ jouissent, surtout quand on s'est par sa faute privé de celle jouissance\ Celle privation est aussi un avertissement ; carl"enfant qui n'est pas récompensé sent qu'il est près d'être puni. Tl est aussi difficile de se tenir entre les récnmpenses et les punitions que de rester en place sur une pente rapide; si on ne remonte, on redescend.· Quand on ne contente pas son maître, on est.
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bien près de le mécontenter. 1 Il y a pourtant un certain nombre d'enfants qui r éussissent à nager entre ces deux eaux, et à éviter les punitions sans atteindre les récompenses~ e maître doit s'appliquer à en réduire le nombre,'-é't' à faire sortir l'enfant de cette espèce d'insignifiance morale qui finit par engendrer l'indifférence et la stérilité. Mieux vaut une certaine inégalité qui est une preuve de vie, et des fautes qui provoquent le repentir et l'effort, que cette neutralité entre le bien et le mal qui est l'indice de la somnolence intellectuelle et de l'inertie morale. Certains enfants se résignent assez aisément à passer entre les punitions et les r écompenses, parce que, s'ils n'ont pas la satisfaction d'avoir obtenu celles-ci, ils ont du moins vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs parents le mérite négatif et l'excuse de n'avoir pas encouru les autres. Gardons -nous de leur laisser prendre cette habitude, secouons leur apathie, stimulons en eux l'énergie qui est la condition du progrès. Efforçons-nous de leur faire comprendre que, lorsqu'on ne mérite pas d'éloges, on est bien près de mériter le blâme car il dépend de nous de bien faire, et n'avoir pas fait tout ce qu'on peut faire, c'est déjà être répréhensible. L'interdiction des châtiments corporels qui déshonoraient nos écoles impose aux maîtres une étude attentive et scrupuleuse des punitions morales. Elles demandent à être graduées avec méthode, \ appli~ guées avec tac1 appropriées avec art.
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Nous ne voulons pas refaire point par point, pow les punitions, ce que nous avons fait pour les récompenses, at en présenter une gradation corres- pondante, c'est un travail auquel chaque maître peut oµ plùtôt doit se livrer lui-même et qui lui profitera davantage, s'il en est l'auteur, que s'il en est simplement l'emprunteur. Nous nous contenterons de mettre en lumière les caractères communs à ces moyens contraires. Sous un certain rapport il en est du mal comme du bien ; et de même que nous ne pouvons rien faire de bien qui ne profite aux autres, ainsi nous ne pouvons rien faire de mal qui ne leur nuise plus ou moins./ C'est ce qu'il importe d'expliquer de mille manières et de rappeler sans cesse à l'enfant. Si l'on peut parfois étendre la récompense même à ceux qui ne l'ont pas méritée, et cela pour le plaisir et dans l'intérêt de l'enfant récompensé, il est clair qu'on ne pourrait sans injustice et sans inconvénients graves étendre aussi la punition à ceux qui ne l'ont point encourue,! Mais, quelle que soit la faute commise, il est facile de faire comprendre au coupable que le contre-coup de sa faute se fait sentir tout autour de lui, à son maitre, à ses camarades, à l'école et à la famille. Le moindre manquement à la discipline, sans parler de l'exemple, entraine déjà un ennui pour le maître, un trouble et une perte de temps pour la• classe entière. Que sera-ce de ces fautes qui, après avoir
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scandalisé l'école, vont porter la tristesse et l'inquiétude jusqu'au sein des familles? L'habitude de faire parc-0urir el embrasser à l'enfant tout le- cercle où se propage l'écho de ses fautes, et de lui en faire suivre point par point les conséquences bonnes ou mauvaises, est l'une des meilleures qu'on puisse faire contracter à !!enfance,· ear elle accroît de bonne heure en lui le senliment-de la responsabilité, elle fortifie les liens qui soutiennent la volonté, elle le dégage peu à peu de la servitude de régoïsme et le force à vivre hors de lui, dans les autres et pour les autres. On sera utile~ l'enfant en lui faisant lire des histoires et des ouvrages qui soient en rapport avec son état moral ; . à c~lui qui 'mh_ent'. l'hi,sloire d'un menteur, à ce1u1 qm vo1e, 1 1sto1re d un vo1eur, et· en exigeant qu'il la raconte ensuite de vive voix ou qu ïl en fasse le résumé écrit. eette punition n'est pas sans efficacité, parce qu'elle relient pendant des heures entières l'esprit de l'enfant sur une faute dont le souvenir l'importune et qu'elle déroule longuement à ses yeux les conséquences du vice ou du défa~t dont il est atteint; elle n'est pas non plus sans quelque douceur, puisque toute histoire bien racontée excite l'intérêt; mais le charme même du, récit est comme le miel qui fait boire au malade un breuvage d'une amertume salutaire. · Une punition ne profite que si elle est acceptée, consentie ;fce qui ne veut -pas dire qu'on dqive rete-,
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nir la punition jusqu'à ce que l'enfant en ait reconnu la justice et compris l ' ~ ; car à peine la faute estelle commise que l'enfant, se sentant menacé, se met sur la défensive, se raidit, et parfois se redresse, et que, par un sentiment inné d'amour-propre etje dirais presque de dignité mal comprise, il se prépare à tenir tête à l'orage. Il ne faut donc pas attendre quel' enfanl · vienne demander sa punition, car on ris~ ait d'att~ dre J ongtempst mais, quand le moment le comporte, il est bon d'accompagner la punition de quelques mots qui l'expliquent, sauf à prendre ensuitel'enfant à part, et l'amener à reconnaître la nécessitéoù le maître est de punir, d'abord dans l'intérêt bien entendu du coupable, puis dans l'intérêt des. aùtres enfants, que l'impunité de leur camarade· pousserait vile à suivre son exemple. Si ces explications ne produisent pas immédiatement leur effet, ce sera une semence que le temps et la réflexion feront lever plus tard.fQue l'institu teur · ne dise pas que nous lui demandons une chose difficile, nous le savons; mais, dans ce monde, ce qui est facile est par là même stérile; la· difficulté seuleest féconde. Il s'agit ici du plus grand intérêt de l'enfant et de l'État; plus la conscience individuelle- ·· a de verlu disciplinaire et de force directrice, moindre et plus rare est l'action gouvernante et coercitivede l'État. A quoi seryent toutes les barrières des lois, tout l'arsenal des peines, sinon à suppléer à l'insuffisance de la conscience? C'est parce que chez un
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trop _ grand nombre d'hommei' elle est émoussée, étourdie, inerle et sourde, que la loi vient du dehors imprimer la direction qui manque au dedans. L'idéal républicain doit être le développèment et la vivification de la conscience humaine. Que l'instituteur entre donc de bonne heure en relation directe avec la conscience de l'enfant, qu'il s'étudie à la bien connaître, à en apprécier comme à en accroître la force, que tantôt il la seconde et tantôt il la laisse un moment à elle-même, mais sans l'abandonner, comme fait la jeune mère qui laisse son enfant essayer ses forces et cesse de le soutenir, sans cependant le perdre du regard. Plus il aura réussi à rendre la conscience sensible et moins il aura besoin de punir. Pour les fautes légères et avec des natures délicates un regard sévère, un mot de blâme dit à part, la moindre marque de mécontentement et de refroidissement suffisent; ces enfants ont besoin de l'affection du maître, et la crainte de la diminuer ou de la perdre, la privation des témoignages d'estime auxquels ils sont habitués, leur causent une souffrance qui, jointe au malaise moral, les ont bien vite ramenés au bien. Le blâme en présence de la classe, en présence de personnes étrangères, des inspecteurs, des autorités, les lettre& écrites ou les visites faites par l'instituteur lui-même aux. parents de l'élève, doivent être réservées pour des fautes plus graves; ces
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moyens font sentir à l'enfanL l'accord qui s'établit autour de lm, entre personnes différentes, au sujet de sa conduite; elles l'habituent à compter de bonne heure avec l'opinion, qui est comme une _ image agrandie de sa propre conscience, et qui lui fait sentir dans les autres ce même mécontentement qu'il sent en lui-même. L'enfant se trouve, si je puis dire, entre deux feux; et tel qui prenait assez résolument son parti des reproches de sa conscience, ne tient pas contre ce concert de désapprobation qui l'entoure. Il rencontre au dehors l'ennemi qu'il croyait avoir laissé au dedans; force lui est de rentrer en lui-même, de réfléchir et de s'amender. Je n'ai pas besoin de dire combien l'alliance de l'école et de la famille, si utile pour les récompenses, est nécessaire pour les punitions. L'autorité paternelle, la tendresse maternelle surtout ont des . ressources infinies et une liberté qui manquent au maître. Quand celui-ci est réduit à lui-même, quand les parents lui refusent leur appui, ou que l'enfant ne trouve à la maison que la brutalité bannie de l'école, la tâche du maître est bien ingrate et sa bonn.e volonté presque paralysée. Il est diffir.ile d'aller dans la voie des punition~ aussi loin que dans la voie des récompenses; et notamment il serait imprudent de donner aux fautes graves la publicité même restreinte qu'on peut accorder aux bonnes actions; on risquerait de blesser ramour-propre des parents et d'attacher au nom
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de l'élève des souvenirs qui pourraient le suivre assez avant dans la vie. Je ne conseillerais donc pas de répandre d'école en école, ni d'exposer dam un compte rendu les méfaits d'un écolier_ mais ils ; peuvent sans inconvénient figurer comme contrepartie, dans l'ordre du jour où l'on mentionne les · traits qui font honneur aux enfants. Leur place est · tout indiquée dans ce iivret individuel dont j'ai parlé plus haut, et qui formerait l'histoire du développement moral de l'enfant. Plus lard, reprenant ce petit livre, et revenant sur ces années déjà lojntaines, le jeune homme, et même l'homme fait y · trouverait encore avec le souvenir des premières fautes et des premiers efforts d'utiles avertissements et des leçons profitables. Les punitions sont comme les remèdes; si l'on en abuse, on en affaiblit l'effet, et l'on finit par le détruire. L'enfant s'habitue aux punitions comme il s'habitue aux coups; vient un moment où il préfère une souffrance physique qui ne dure pas, ou d'autres punitions qui ne lui cot1tent qu'un travail matériel, à l'effort soutenu qu'exigent de lui l'accomplissement r égulier dfl ses devoirs ou l'amendement de défauts déjà anciens. Quand l'enfant en est arrivé à prendre son parti des punitions, alors il resté peu d'espoir, l'éducation est manquée, ce n'est plus le maître qui redressera l'enfant; celui-ci n'a plus rien à gagner à l'école et pas grand'chose à gagner dans la vie.
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Usons dbnc sobrement des punitions, comme on use de munitions qui s'épuisent vite et qui ne sont pas renouvelables. Prenons garde de laisser l'enfant en venir à cet état d'indifférence et d'insensibilité morale qui est le symptôme d'un mal incurable et le prélude des plus graves désordres. Ménageons les punitions; et si nous reJl)arquons qu'e!Jes commencent à ne plus agir," suspendons-les pour un temps, laissons l'enfant à lui-même, disons-lui qu'il ne mérite plus d'être puni; attendons qu'une détente se produise, guettons un retour de bonne volonté, et au moindre indice favorable, revenons avec douceur et sans rancune. Il s'établit parfois des luttes déplorables entre le maître et l'élève; on dirait un pari; c'est à qui restera le dernier mot; le maître redouble, accumule les punitions, et l'élève les reçoit sans broncher, ou d'un air de raillerie et de défi. Si, au contraire, le maître punit à froid, avec mesure, avec bienveillance, il évitera ces espèces de combats singuliers, d'où il ne sort pas toujours vainqueur, car l'exclusion qui les termine communémei1t n'est pas une victoire pour le maître, c'est une défaite. Il est vaincu et bien vaincu, puisqu'il renonce à la lutte; congédier son adversaire n'est pas triomphe . e raccourcir a iste des punitions Il est p us a 1 que de l'allonger, parce qu'on découvre plus aisément les inconvénients de celles qui sont en usage qu'on n'en découvre d'autres pour les remplacer. Cependant il faut bien se résigner à l'abandon des
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moyens inutiles ou nuisibles. De ce nombre sont les pensums. Le pensum pur n'est qu'une forme adoucie du châtiment corporel, puisqu'il n'a d'autre effet que de fatiguer la main et d'immobiliser le corps, sans profit pour l'esprit. Je me trompe, il n'y a pas seulement absence de profit, il y a dommage certain; car le pensum a pour inévitable effet d'engendrer le dégoût de l'élude; il est, par conséqu"nt, nuisible au corps, nuisible à l'esprit. Qu'a-t-il donc pour lui? l'habitude et la commodité. Dieu sait si une habitude est facile à déraciner l Dans l'individu, c'est déjà une rude tâche, mais dans un corps nombreux et ancien, c'est une entreprise presque téméraire. L'habitude professionnelle tire du temps et du nombre une force de résistance invincible et une sorte de consécration. La commodité des pensums en explique aussi la persistance. Cela s'envoie, en passant, en courant, comme un projectile. « Un tel, dix fois la leçon à copier, » et le maître poursuit, sans plus s'inquiéter. Mais cette punition si chère à la routine est odieuse à l'enfant, et je suis persuadé que, si on lui laissait le choix entre une bonne paire de soufflets, voire quelque chose de plus, et un pensum à faire, plus d'une fois l'écolier tendrait la joue pour éviter le pensum. Si le pensum est indestructible, du moins il est perfectible; d'interminable et d'abêtissant qu'il est pour ~·ordinaire, on peut le rendre intelligent et · court. L'instituteur digne de ce nom saura le faire
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tourner au profit intellectuel et moral de l'enfant par le choix du travail, et le mesurer non seulement à la gravité de la faute, mais aux forces de l'enfant et au temps dont il dispose. Le pensum doit être un devoir ordinaire par le sujet, extraordinaire seulement par le moment où il est fait, et le dernier des pensums, le plus machinal, la page d'écriture, doit encore servir à former la main, au lieu de la gâter. Il y a un autre genre de punitions dont l'efficacité me paraît douteuse, et. qui n'est qu'une variété du châtiment corporel aggravé par une cerlaine souffrance morale; ce sont les punitions humiliantes. De ce nombre est la mise à genoux. Plus d'une fois, entrant dans une classe, j'y ai trouvé des enfants dans cette posture, et, instinctivement, je les ai relevés; j'éprouvais, à les voir, une mpression pénible, et je lisais dans leurs yeux des ,entiments qu'il est dangereux d'éveiller. Si l'agenouillement n'est pas un acte d'humilité volontaire et d'un caractère religieux, il me semble une sorte de dégradation. L'enfant mis à genoux souffre dans son amour-propre, etles blessures de l'amour-propre, les slmples piqûres sont singulièrement cuisantes et lentes à guérir. Ce genre de punition est-il au moins de nature à améliorer l'enfant? Je ne le crois pas. Il est à craindre au contraire qu'agenouillé par force, il ne se relève aigri et la rancune au cœur. La dignité est un sentiment à respecter, à ménager même dans l'enfant. On comprendrait, à Ja rigueur,
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que le maître eût recours à cette peine, exceptionnellement, et pour punir un orgueilleux; il y aurait au moins quelque rapport entre le défaut et la peine; mais certains maîtres en usent et en abusent à tout . propos. Le même sentiment, ou, si l'on veut, la même délicatesse me ferait jeter le bonnet d'âne aux orties. Si l'ancienneté suffisait à mériter le respect, il n'y aurait guère de coiffure plus digne de respect que ce bonnet traditionnel. Mais sans compter qu'il a coiffé bien des têtes qui n'avaient rien de l'âne, il ne s'accorde· guère avec l'esprit nouveau qui anime et ennoblit la discipline scolaire. Son premier et immanquable effet, c'est de rendre le délinquant ridicule et d'amuser à ses dépens. Or, de deux choses l'une: ou l'écolier orné des longues oreilles prend luimême la chose en riant, Je malin entre de bonne grâce dans son rôle, il partage l'hilarité qu'il cause, et au besoin il la provoque et la réveille, et alors la peine tourne en plaisir et la punition en distraction~ ou l'enfant prend la chose au sérieux, il baisse la tête, il souffre, il est humilié; or ce sentiment amer de l'humiliation porte plus à la révolte qu'au repen-· tir. J'admettrais plutôt qu 'on infligeât cette punition à l'enfant qui aurait cherché à ridiculiser un de ses camarades; de la sorte il n'aurait aucun droit de se plaindre, ~ouffrant ce qu'il a fait souffrir, etla leç;in pourrait être profitable. Si l'enfant trouble la classe, le maître peut le:
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placer deb9ut, pendant quelques instants, au fond de la salle, là où, n'étant pas vu, il ne pourra ni gêner ni distraire. Cette punition, qui cesse dès que l'étourdi montre du repentir, est assez efficace sans être humiliante. Eh dépit de l'axiome que nul n'est bon juge dans sa propre cause, il m'est arrivé d'invile.r un enfant à fixer lui-même la punition qu'il croyait mériter. Tantôt l'enfant tout surpris hésitait comme devant un piège supposé et refusait dd faire usage d'une liberté suspecte; tantôt, après un moment d'hésitation, il en usait: mais, soit crainte de paraître trop indulgent pour lui-même et indigne de l'honneur qui lui était fait, soit manque de discernement, il se montrait plus sévère que je ne l'eusse été moi-même. C'est là évidemment un moyen délicat, et 11uquel. on ne peut recourir que de loin en loin et avec des enfants d'un jugement droit et d'un bon naturel; néanmoins, employé avec discrétion et avec tact, il est d'un grand effet sur l'enfant lui-même et sur ses camarades, car il prouve que l'élève et le maître sont au fond d'accord, et qu'ils jugent d'après une règle commune, et à peu de chose près de la même manière; de plus il fait faire un pas dans cette voie d'émancipation progressive au terme de laquelle l'enfant est en état de se punir lui-même, c'est-à-dire de se conduire. Une fois, pourtant, j'avais mal placé ma confiance, et le délinquant, abusant de la liberté offerte, s'était
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infligé une peine si légère et si peu en rapport avec la faute commise, que la classe tout entière partit d'un grand éclat de rire. Je fis comme la classe, et une fois l'accès de rire passé : « All?ns, dis-je à. l'enfant, vous donnez raison au proverbe: Nul n'est bon juge dans sa propre cause; et, àla façon dont ils ont accueilli votre sentence, vos camarades ont prouvé qu'ils sont meilleurs juges que vous. Je vous dispense même du semblant de punition que vous vous êtes si judicieusement infligé; vous êl~s assez puni sans l'être, asseyez-vous. » Le délinquant s'assit un peu confus. On peut donc à l'occasion mettre à l'essai le jugement de l'enfant dans sa propre cause, et profiter de l'excès soit d'indulgence, soit de sévérité où il tombe, pour lui montrer, en ramenant la peine à sa véritable mesure, qu'il n'est pas mllr encore pour se gouverner lui-même. C'est un grand point pour le maître, qu'il punisse ou qu'il récompense, d'avoir la classe de son côl( Un mouvement instinctif porte les enfants à prendre fait et cause pour leur camarade, et ce mouvement n'est pas mauvais en son principe; il part d'un bon naturel, comme dit LaFontaine,puisquedans l'espèce de lutte qui s'engage entre le maitre et l'enfant, ses camarades prennent parti pour le faible contre le fort. Cependant, quand le maître a raison, quand les enfants ont senti la justice de la punition, quand ils en ont reconnu la nécessité, alors un revirement.
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;;'opère dans leur esprit; ils passent du côté du maitre, et le coupable reste seul. Cela se fait sans bruit, sans manifestation; mais si le maître sail lire dans les yeux, s'il sait observer les contenances et saisir ces mouvements légers, ces frémissements presque insensibles, indices révélateurs de ce qui se passe dans les consciences, il sait bien vite aussi à quoi s'en tenir. Alors il est véritablement fort : le coupable ne résiste pas au maître derrière lequel il sent ses camarades, et cet accord, sur lequel il ne se méprend guère, le porte à réfléchir, à rentrer en lui-même, à s'avouer ses torts et à s'en corriger. Donnée dans ces conditions, une punition est toujours plus efficace; parfois elle devient inutile, et l'accord constaté équivaut à la punition, s'il ne vaut davantage. Une faute est un effet; avant de punir, il faut, autant que possible, en rechercher la.cause, car c'est la cause qui en fait la gravité, et si on ne la connait, on punit en aveugle, sans mesure et sans proportion. La plupart des enfants pèchent par légèreté, par étourderie, par entraînement. Comme en eux les sen.salions sont vives, la volonté faible et la prévoyan~e nulle, leurs fautes sont en général excusables et pardonnables. C'est leur raison qu'il faut fortifier, c'est l'habitude de la réflexion qu'il faut leur donner. Comme ils ne se rendent guère compte de ce qu'ils font et qu'ils n'en prévoient pas les suites, il est bon, avant de les punir, de faire un moment de silence, de les tenir en suspens, de prendre la faute
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en elle-même, de la considérer d'une manière générale, d'en montrer et mieux d'en faire trouver le caractère, la portée, d'en éclaircir les conséque~ces. Alors la punition arrive comme une conclusion naturelle, et prend un caractère d'impersonnalité. L'enfant comprend qu'il est puni comme tout autre . le serai L à sa place, et par tout autre maître; que c'est au mal qu'on en veut plutôt qù'à lui; c'est la règle, c'est la loi morale qui l'atteint, et il se sou met plus volontiers, sans aigreur, sans rancunè. Cette sorte de généralisation dépouille la punition de ce qu'elle a d'irritant ; pendant qu'on parle du mensonge, de la grossièreté, de la brutalité, l'enfant qui a donné lieu par sa conduite à cette petite digression morale, comprend bien qu'en somme c'est de lui ,qu'il s'agit, quoiqu'on se tienne dans la généralité; il est bien forcé de suivre les raisonnements dont il a fourni l'occasion, il voit venir la conclusion, qui, pour être retardée, n'en produit que plus d'effet. De toute manière, il est bon, quand les circonstances le permettent, de suspendre la punition et de la faire atlendre, ne fô.t-ce qu'un moment. Ce mo· ment d'atlente et en quelque sorte de recueillement donne plus de poids à la petite sentence que le rnaïtre va prononcer, car ce der nier fait bien un peu office dej uge, et en justice il y a toujours un moment d 'intervalle entre la clôture des dé bats et le prononcé du jugement. Le petit coupable sent bien
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qu'il ne perdra rien pour attendre. De son côté, Je maître se donne ainsi le temps de réprimer le mouvement d'humeur ou d'impatience qui pourrait l'entraîner à la sévérité. Ce qui importe surtout, c'est que l'enfant sente la bonté de celui qui punit et ne doute pas de sa justice. S'il est persuadé qu'on le punit à regret et par devoir, par nécessité, s'il est forcé de s'avouer à lui-même que la punition est méritée et proportionnée à la faute, il se soumet et il s'amende. Parmi les défauts les plus ordinaires à l'enfance il en est qui peuvent se corriger presque · sans le secours des punitions et par la seule influence_ de l'école, si l'école est ce qu'elle doit être; de ce nomb11e sont le bavardfill:,e, l'inexactitude, le défaut d'ordre, la saleté, l'impolitesse, la grossièr eté du langage. _ En effet, dans une école bien disciplinée, Qù la fréquentation est régulière, où la classe est bien tenue, où bancs et tables, murs et plancher, tout est net et luisant, où chaque chose est en son lieu et place, où, gràce aux soins du maître, les visages et les mains sont propres, les vêlements propres, et propres aussi les cahiers et les livres, où les manières sont polies et le langage convenable, dans une pareille école les quelque ; enfants qui font tache sur l'ensemble, ne peuvent longtemps résister aux leçons mueltes mais continuelles qu'ils reçoivent de toutes parts et par tous les sens. Involontairement ils se comoarentàl,eurs camarades, el insensiblement ils se
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font à leur image. Le milieu où ils vivent les pénètre, les façonne et les transforme; l'exemple qui leur vient du maître, de leurs égaux, des lieux mêmes, l'humiliation qu'ils ressentent, le désir qu'ils ~prouvent de faire comme les autres, désir si fort en notre pays, tout contribue à les guérir de leurs défauts personnels et à leur donner les qualités communes. Le bien, en général, l'emporte sur le mal ; sans cela il n'y aurait ni école, ni société possible. L'éducateur doit donc se préoccuper avant tout de grouper et d'organiser les bons éléments que lui fournit la nature, de manière à former un bon corps de classe qui réalise promptement le type qu'il a conçu, et qui, s'accroissant sans cesse, agisse sur les autres enfants par l'irrésitible vertu de l'exemple. Ce sera là son meilleur auxiliaire, et qui réduira par degrés la part toujours trop large faite aux punitions. Mais il y a d'autres défauts, presque des vices, si ce mot n'était pas trop fort pour des enfants, qui ne sont pas, comme les précédents, des défauts d'extérieur et de surface, mais dont les racines plongent au plus profond de la nature et sont une partie de la nature même; pour ceux-là l'exemple, sans être inutile, est insuffisant, et les punitions, même choisies, mesurées et appropriées, ne sont pas toujours d'une entière efficacité. C'est ici la partie la plus délicate et la plus importante de la tàche du maître, celle qui demande le
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plus d'attention, d'observation, de clairvoyance et de sollicitu<ie. , La brutalité, la dureté, la sensu~lité, le penchant à la colère, au mensonge ne se corrigent pa.l seule' ment par l'exemple des vertus contraires. li y faut autre chose, il y faut le raisonnement, la persuasion, la douceur, patience el longueur de temps. Cependant l'on ne doit pas se priver du secours des punitions, surtoJJt de celles qui sont en rapport avec la faute, et qui ont par là même un caractère plus moral. Si un enfant a commis un acte de brutalité, s'il a battu et blessé un autre enfant, on peut le priver pour un temps de la société de ses camarades, puisqu'il s'est montré insociable, on peut le conduire auprès de l'enfant victime de sa brutalité el le forcer à être témoin des souffrances dont il est l'auteur. S'il n'est tout à fait endurci, chose rare à cet âge, il éprouvera une émotion qui sera le prélude du repentir. Il sera bon aussi d'intéresser la classe ou l'école entière en faveur de l'enfant ma.ltraité; car si le coupable trouve parfois en lui-même la force de résister à son maître, il est rare qu'il résiste à l'accord établi entre ses camarades, et, quand il se sent condamné par eux, il est bien près de se condamner lui-même. L'opinion est une grande force, sinon la plus grande, dans l'éducation publique, et le maître doit s'attacher à la former pour s'en faire un appui. Il fera bien aussi de saisir les occasions t5.
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qui pourront s'offrir de rappeler .la faute commise; soit pour en empêcher le retour en ravivant un souvenir pénible, soit pour louer l'enfant coupable s'il. ~st devenu meilleur. C'est affaire de tact et de mesure; mais, en général, il ne faut pas trop vite a passer l'éponge, d'_ bord parce que l'enfant est oublieux par nature et ensuite parce que les impressions ne sont fécondes qu'autant qu'elles sont durables. En résumé, quelle que soit la punition suggérée, soit par la nature de la faute, soit par les circonstances, elle ne sera vraiment efficace que si elle trouve un complément et une sanction dans l'opinion et que si le coupable s'est senti isolé au milieu <le la désapprobation commune; ce qui revient à dire que c'est à l'aide de tous que chacun se corrige, et que l'éducation publique possède dans l'opinion une force moralisatrice et puisS8.nte aui manque à l'éducation privée.
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DU CHAPll'RG DB M, HERBERT SPENCER SUR TION MORALE L' EDUU·
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Bien que l'appréciation des systèmes d'éducation n'entre pas dans le plan de cet ouvrage, nous croyons devoir faire une exception pour celui de M. Herbert Spencer, d .ctbord parce que, venu le . dernier, il ·a fait naître des espéran_es naturelles, c ensuite parce qu'il est entre les mains d'un grand nombre d'instituteurs et que la grande et légitime réputation de l'auteur a pu faire illusion sur la portée et l'efficacité de ce système.\ M. Spencer traite de l'éducation domestique e~ non de l'éducation scolaire; mais si le principequ'il propose est bon, ce principe est applicable à l'école aussi bien qu'au foyer, car ce sont les mêmes enfants qui reçoivent en même temps les leçons de leurs maîtres et celles de leurs parents. Voyons donc quelle est la valeur du principe qui sert de hase au système.
(1) De l'Èàucatton par H. Spencer. Edition populaire. Librai• rie de Germer Baillière et C1•.
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Qu'il nous soit permis d'abord de nous étonner que, dans un traité sur l'éducation morale, le mot de devoir !)e se rencontre pas une seule fois. L'éduealion n'élant que l'ensemble des moyens adoptés pour amener la volonté de l'enfant à la pratique de la loi morale, c'est une conception assurément nouvelle que celle où cette loi ne trouve plus de place, et l'on est conduit à se demander ce que peut bien être une éducation à laquelle on enlève à la fois et sa règle et son but? M. Spencer commence par faire un exposé aussi piquant qu'exact des contradictions continuelles dans lesquelles tombent la plupart des parents, qui élèvent leurs enfants sans règle ni principe, au gré de leur humeur et de Jeurs caprices. Mais l'auteur, qu'on -n'accusera pas d'un excès ù'optimisme, ne compte pas outre mesure sur l'efficacité de ses doctrines, d'abord parce que les parents sont fort imparfaits, ensuite parce qu'en vertu de la fameuse loi de l'hérédité ils retrouvent leurs défauts dans leurs propres enfants, enfin parce que, la société étant très imparfaite aussi, l'homme qui aurait été élevé dans la perfection, c'est-à-dire suivant l'idéal de M. Spencer, ne pourrait vivre dans une société si éloignée de la perfection. Le philosophe anglais se montre donc assez résigné aux lenteurs inévitables de l'amélioration morale; cependant sa défiance envers notre société, si grossière encore, ne va pas jusqu'à lui faire croire à l'inutilité d'un idéal. Il le proposera
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donc, afin que cet idéal, bien qu'inaccessible, règle au moins la marche et la direction du progrès. Quel est donc cet idéal? Il n'est pas placé bien haut, ce semble, et nous n'avons pas à faire un grand effort et à lever la tête pour l'apercevoir, nous n'avons au contraire qu'à regarder à nos pieds. En voici les traits principaux. Je cite : « Le cnterium gui sert aux hommes, J en dernière analyse, à juger_leur conduite, c'est le bonheur ou le malheur qu'elle produit. » (Voir page i27.) Ce qui revient à dire que ce sont les conséquences de nos actes qui en déterminent le <'.aractère, ou end autres termes que nos actes n'ont par eux-mêmes aucun caractère moral, et qu'il faut en &ttendre et en connaitre les suites pour se prononcer sur leur valeur. Ce n'est point là un principe nouveau, mais bien le plus dangereux des principes, ei l'on veut lui donner ce nom; en réalité, c'est une erreur mainte et mainte fois réfutée et qu'il ne suffit pas heureusement de reproduire sous une forme nouvelle pour en fo.ire une vérité. Si un pareil principe pouvait être transformé en r è ~ condu~ il n'est pas d'acte répréhensible, coupable ou criminel qui ne tro~ son excuse dans une erreur de jugement ou un défaut de prévoyance. Sous sa forme bénigne et inoffensive, cette petite formule contient la ruine de la morale tout entière. · Autre trait : « Les réactions naturelles de actes sont les plus efficaces des leçons : » et ailleurs;
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les réactions accompagnées de peine sont toujours proportionnées aux transgress:ons. » Suiv~nt des exemples tirés de l'enfant qui tombe ou se brûle. Si la nature est intelligente, si elle se charge d'élever l'enfant en lui faisant sentir les conséquences inévitables de ses actes irréfléchis ou autres, il ne nous reste plus qu'à nous en remettre à elle du soin de l'éducation . et à la regarder fai.re. Mais il s'en faut que la nature ou les lois de la nature soient aussi douces et aussi équitables. Gardons-nous bien d'un excès de confiance. Si nous laissons à l'expérience le soin de corriger l'enfant, neuf fois sur dix elle ne le corrigera pas, elle le tuera. L'expérience n'a pas d'entrailles, l'expérience n'est pas une mère. Pour quelques épreuves inoffensives, elle en a mille qui peu;vent être mortelles. Et combien il s'en faut que les réactions soient, comme le dit Spencer, proportionnées aux transgressions l La moindre i mprudence, effet d'une ignorance inévitable dans l'enfant, peut causer la mort. Mortel aussi peut être l'accident le plus léger, le plus ordinaire. Dans ce premier âge de la vie, où chaque pas est un danger, où tant d'enfants succombent, victimes précisément de l'inhumanité des choses, comment la vigilance inspirée par la tendresse maternelle, et l'expérience parfois chèrement acquise, pourraient-elles s'abstenir ? La nature ne fait pas de différence entre l'homme et l'animal; elle ne change pas en faveur du premier la redoutable invariabilité de ses lois ;
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mais, gràce à l'éducation, l'homme ou l'enfant peuvent éviter la plupart de ces transgressions dont les réactions lui seraient funestes. Passant de la première enfance à la maturité, l'auteur prouve par des exemples que les réactions naturelles sont la meiÙeure et la plus efficace des leçons et des pénalités; l'oisif perd son emploi, le marchand trop avide perd ses pratiques, le médecin négligent perd sa clientèle, etc., et !"auteur conclut : « la fonction des parents est de veiller, comme ser« viteurs et interprètes de la nature, à ce que les « enfants éprouvent les vraies conséquences de leur « conduite» (p. 131). Voilà donc, d'après Spencer., le principe dirigeant de l'éducation morale. Ce système d'éducation me paraît sinon contraire, au moins absolument étranger à la morale; en effet, il ne s'occupe et ne se préoccupe que des avantages ou des inconvénients-qui peuvent ou doivent résulter de la conduite, il n'entretient l'esprit que de l'intérêt personnel, il réduit l'éducation à la prudence et à l'égoïsme bien entendu. Voyons donc en quoi consistent ces réactions naturelles que les parents ont pour mission de laisser se produire et de. produire au besoin, et les réactions artificielles avec lesquelles il faut bien se garder de les confondre. Notons, en passant, que la mauvaise conduite des enfants ayant pour effet ordinaire de provoquer le mécontentement, la colère et les violences des
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parents, de l'aveu de Spencer, les coups eux-mêmes que l'enfant s'attire, entrent dans le nombre des réactions naturelles. Comme cet aveu coûte quelque peu à son auteur, il ajoute que« les systèmes d'éducation sont en général aussi _ ons que le comporte le b degré de culture de l'humanité, » ce qui en d'autres termes signifie que les choses vont à peu près aussi bien qu'elles peuvent aller et que, jusqu'à nouvel ordre, il n'y a pas trop à se plaindre si les enfants sont battus. On voit que le philosophe anglais n'entend pas précipiter la marche du progrès, et qu'il compte plus, pour l'obtenir, sur le développement naturel des sociétés que sur la vertu de son propre système. Nous retrouvons ici un des traits dominants de la philosophie contemporaine et qui consiste dans l'effacement et la presque abdication de la volonté humaine devant les lois de la nature. Voici trois · exemples de réactions naturelles choisis par l'auteur. i Après avoir joué, un enfant a refusé de ramasser ses jouets et de les remettre à leur place. Réaction : quand il voudra jouer et demandera ses jouets, on les lui refusera. 2° Une petite fille n'est jamais prête pour l'heure de la promenade. Réaction: on la laisse à la maison. 3° Un enfant brise ou perd son canif. Réaction : avant qu'on lui en achète un autre, l'enfant devra prouver qu'il est devenu plus soigneux. Le premier avantage que trouve Soencer dans
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l'emploi de ces réactions, c'est qu'elles donnent aux enfants « des notions justes de cause et d'effet ». Sans nier qu'il y a entre ces punitions et les fautes un rapport naturel, nous nous demandons si le mécontentement des parents, de quelque manière qu'il se manifeste, n'est pas aussi une conséquence également naturelle des fautes d'un enfant, s'il est bien sage que les parents restent indifférents ou affectent l'indifférence, et si cette élimination systé- , malique des sentiments de plaisir ou de peine que les parents éprouvent et témoignent, n'entraînerait pas la perte d'un des meilleurs et des plus sûrs moyens d'éducation? Ces sentiments ont un caractère éminemment moral, car ils ont pour principe un jugement moral et pour cause l'affection, qui n'est pas précisément un facteur à dédaigner en matière d'éducation ; car ces réactions, dites naturelles, un étranger, un indifférent peut les appliquer tout aussi bien que le père le plus affectueux et la mère la plus tendre. L'emploi de ces punitions n'exclut pas le témoignage d'un mécontentement qui lui aussi est fort naturel et auquel l'enfant doit être sen- ' sible. Si celui-ci devenait lui-même indifférent à la · peine et au plaisir qu·il cause, croit-on que la famille et l'éducation y gagneraient beaucoup? D'ailleurs ces punitions. que propose Spencer ne sont pas à l'abri de toute objection; elles ont pour effet de priver / l'enfant d'un exercice qui lui est salutaire, néces- I '. saire peut-être, et d'un instrument oui lui est utile. j
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De plus, si l'enfant apprend à se bien conduire de peur d'attrister ses parents, il apprend par là même à agir par un motif désintéressé; si on l'habitue à ne considérer que les conséquences personnelles de ses actes, on le forme à 1'0goïsme. Du reste l'auteur sera avant peu amené à reconnaitre la puissance de l'affection. « Un autre avantage, dit Spericer, de cette discipline naturelle c'est qu'elle est celle de la stricte justice et que tout enfant le sentira. » Et il ajoute un exemple analogue aux précédents, celui d'un enfant qui, ayant à plusieurs reprises sali ou déchiré ses vêtements, se trouvera privé d'une excursion le ,dimanche ou d'une partie de plaisir. Ici encore il y a méprise de l'auteur. De ce qu'il existe entre la punition etla faute un rapport évident d'effet à cause, il ne s'ensuit pas du tout que la punition soit juste, car la justice consiste non dans ce lien purement logique, mais dans l'exactitude dela proportion entre la gravité de la faute et la gravité de la peine. N'en déplaise à l'auteur, danslesexemplesqu'il cite, dans les punitions qu'il indique, il peut fort bien y avoir injustice, et p endant le temps, le long temps que l'enfant passera enfermé à la maison seul avec lui-même, il pourra songer à bien autre chose qu'au rapport· de cause à effet ; la sévérité de la peine pourra l'aigrir et le désaffectionner. Sans compter qu'il n'est pas toujours prudent ni même possible d'enfermer ainsi des enfants dans la maison.
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Ces systèmes, qui paraissent si simples, n'ont sou vent que la seule apparence de la simplicité; cette apparence séduisante et trompeuse cache des lacunes nombreuses et des difficultés graves. Un autre avantage que Spencer attribue à son principe, c'est de substituer l'action impersonnelle de la nature à l'action personnelle des parents, par conséquent de prévenir d'un côté la colère, de l'a utre la rancune, et d'améliorer par là même-les relations
de famille.
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Je crois devoir faire remarquer que cette prétendue substitution est, sauf les cas d'accidents , plus apparente que réelle. Dans les exemples choisis par l'auteur lui-même et cités plus haut, ce n'est pas une volonté impersonnelle qui punit, c'est la volonté paternelle ; ce n'est pas la nature qui retient l'enfant à la maison et qui le prive de jeu, de jouets, _ de canif, de promenade, d'excursion, c'est le pèr e, et, malgré le rapport sensible q'ui lie la peine à la faute., il y aurait quelque naïveté à croire que l'enfant puni va s'en prendre à la seule nature. Pour toute faute vérital)le, pour toute punition d'un caractère moral, mettre l'enfant en présence de la . nature, comme le veut Spencer, est tout simplement impossible ou parfaitement inutile, parce que la nature est absolument étra ngère à la morale, elle l'i gnore et ne peut l'appliquer. Les lois de la nature traitent de la même manière tous les êtres, animés ou inanimés, raisonnables ou privés de raison ; le
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vent renverse l'homme comme il renverse l'arbre, le feu brûle l'enfant comme il brôle tout ce qui l'approche. Si l'enfantlaisse ses jouets en désordre, s'il casse ou perd un canif, s'il n'est pas prêt pour la promenade, s'il salit ou déchire son habit, le père intervient entre la nature, qui est et reste fort indifférente, et l'enfant à punir; c'est lui qui fait un choix plus ou moins judicieux de la peine, et l'enfant ne se méprend pas sur l'auteur de la punition. La nature n'agit que 1 pour l'application des lois qui lui sont propres, / c'est-à-dire des lois physiques. Les jouets sont restés par terre en vertu de la loi sur la pesan leur, le canif s'est cassé, l'habit s'est déchiré en vertu de la loi sur les forces, l'enfant a manqué sa promenade, parce que le temps ne s'arrête pas; voilà la part de ~ la nature ; le reste est le fait d'une volonté et d'une raison très personnelles. Il s'en faut donc que le père se borne, comme le dit Spencer,« à laisser la peine se produire par les voies naturelles » (page 1.42). Laisser l'enfant en présence de la nature ne servirait pas à grand'chose sans l'intervention active de \ la volonté paternelle. Il y a du reste <lans tout l'exposé du système, sur le sens et la portée du mot nature, une sorte d'équivoque, que la suite fera mieux re,;sortir encore. Jusqu'à présent du reste le système n'a été appliqué qu'à la punition de fautes légères et au développement de qualités secondaires, comme l'ordre,
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l'exactitude, l'attention. Nous allons voir le système aux prises avec des difficultés plus sérieuses, non plus avec des étourderies ou de simples défauts, mais avec des fautes graves ou des vices, comme la brutalité, le mensonge, le vol. Ici l'auteur se recueille un moment, et, pour se préparer à la partie la plus ardue de sa tâche et s'entraîner, il prend à son habitude, habitude d'ailleurs excellente, quelques exemples. Les voici : i O Un enfant a refusé à son oncle (l'oncle ici fait fonction de père) d'aller lui chercher un objet dont il avait besoin; le soir, le moment du jeu venu, quand l'enfant vient prier l'oncle de jpuer, celuici refuse simplement et froidement. Le lendemain l'enfant était aux petits soins pour l'oncle. 2° En l'absence de sa mère un enfant de cinq ans prend un rasoir, coupe une partie des cheveux de son frère- et se blesse. Le père rentre, l'apprend, et n'adresse pas la parole à l'enfant ni le soir, ni le lendemain. L'effet de ce silence fut souverain. Dans ces deux nouveaux exemples il ne s'agit encore que d'un défaut de complaisance et d'un acte d'imprudence. Cependant, ce n'est point le système des réactions naturelles qui a eu l'honneur dJ corriger les petits coupables, car l'auteur prend soin de nous dire, y:ue ces enfants aimaient tellement l'un son oncle, l'autre son père, qu'ils ne purent supporter, le premier, la froideur a vunculair~ et le second, le silence paternel. Nous voyons ici se
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glisser dans le système un agent qui avait d'abord été soigneusement écarté ou au moins relégué au second plan, dont l'arrivée dérange un peu la séduisante simplicité du système des réactions naturelles. Cet agent d'éducation, c'est l'affection filiale d'un côté, paternelle de l'autre. L'apparition assez inattendue d'un agent dont~ concours semblait avoir été d'abord refusé, ne laisse pas que de surpren·dre, mais elle nous ramène tout doucement vers les pratiques les plus ordinaires de l'éducation. Spencer r econnaît donc que l'affection mutuelle entre enfants et parents est l'!!:.uxiliaire indjspensi:/b)e de la nature; il ajoute que par l'abus et le mauvais choix des punitions, les parents pour la plupart finissent par perdre cette affection et ne plus être aux yeux de leurs enfants que des amis ennemis. Il n'en serait pas de même, croit Spencer, si les parents pratiquaient la méthode des réactions naturelles, la seule qui soit propre à leur concilier l'amour de leurs enfants. L'auteur prend encore un exemple: Un enfant s'amuse à côté de sa mère ; il fait brô.ler à la chandelle des bouts de papier. La mère doit se borner à l'avertir, car si l'enfant sebrô.le, il acquerra une connaissance utile et ne pourra se plaindre de sa mère qui l'aura averti. Nous ne demanderons pas si, à l'âge où l'enfant. peut allumer des bouts de papier à la chandelle, il en est encore à ignorer que le feu brûle, et s'il n'y aurait pas un moyen plus simple de le lui apprendre
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sans danger, qui serait de le faire approcher du feu, en lui fai sant remarquer que, plus il approche; plus la chaleur augmente et réciproquement ; mais laissant là ces questions qui pourraient parailre indiscrète, , nous nous bornons à demander ce que devient ici le système de l'auteur. Voilà l'enfant en présence de la nature et d'une de ses lois les plus importantes et les plus dangereuses. Pourquoi donc la mère vient-elle s'interposer, et par un conseil inopportun faire manquer à l'enfant une si belle occasion de s'instruire? Nous voyons par là que l'a pplication du principe comporte quelques adoucissements et quelques exceptions. Mais le but de l'auteur était de montrer par cet exemple comment les parents peuvent s'assurer une affection nécessaire au succès de l'éducation. Nous avons des doutes sur l'excellence du moyen, car l'enfant qui se sera brûlé, et nous savons par expérience qu'on n'éteint pas toujours le feu aussi aisément qu'on l'allume et surtout au point voulu, l'enfant, dis-je, à qui la douleur cuisante de la brûlure ôtera une partie de son jugement, pourrait bien s'étonner que sa tendre mère ne lui ait pas épargné cette douleur d'une utilité au moins contestable. Nous craignons même que le souvenir de celte souffrance ne soit pas de nature à accroître en lui la piété filiale Enfin, après tant d'ajournements, il faut pourtant se décider à appliquer le principe aux cas graves, aux actes de brutalité, au mensonge, au vol. L'auteur
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paraît avoir quelque peine à en arriver là. Il s'arrête encore,, après un faux élan, pour nous avertir que, si l'affection, dont il vient de montrer la puissance, règne dans la famille, les grandes fautes y seront beaucoup plus rares. Soit; mais cette rareté étant due à l'affection, et non au système, que devient l' efficacité ou la p_rétendue infaillibilité du système ? L'auteur répondra que, l'affection étant le fruit d'une sage application du principe, c'est en somme au principe que revient l'honneur du progrès? Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer qu'il y a dans. cette espèce d'évolution de l'auteur un véritable déplacement de la vertu éducatrice, qui est reportée du principe des réactions auquel elle était d'abord attribuée, à l'affection des enfants qui en serait la conséquence. Nous croyons superflu d'ajouter qw.e la piété filiale ne découle pas uniquement du système de Spencer, et que dans bien des familles où ce système était ou est inconnu, les enfants ont aimé et aiment leurs parents. Enfin nous arrivons, et, prenant son courage à deux mains, l'auteur applique enfin à une faute grave, au vol, la discipline des conséquences. Un enfant a volé; réaction : il restituera. Ici notre étonnement augmente. Il restituera! mais, quatre fois au moins sur cinq: l'objet volé a disparu, la reslitulion est impossible. Pardon, dit Spencer, on se rattrape sur l'argent de poche. Nous répondrons que si presque tous les enfants ont des
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poches, il s'en faut de beaucoup qu'ils aient tous de l'argent. Et puis quelle peut-être l'efficacité d'un pareil moyen ? Si l'enfant n'a en perspective que l'éventualité de la restitution, nous avons nous en espérance de belles générations de voleurs; car il n'est pas un bambin, si borné qu'il soit, qui ne puisse construire le raisonnement qui suit: « Si je suis pris, je n'y perds rien, puisque je n'ai qu'à rendre; si j'échappe, c'est tout profit. i> Du reste l'auteur sent si bien l'insuffisance par trop manifeste de la discipline des conséquences qu'il se rabat encore cette fois sur le mécontentement des parents, rappelant toutefois que l'efficacité de ce mécontentement sera proportionné à l'affection des enfant.;;, ce qui pour le fameux système des réactions/1 naturelles revient à un aveu complet d'impuissance. Le système se réduit donc à ceci : dans les cas graves, la discipline des conséquences n'a de vertu qu'a(.ltant que les enfants aiment leurs parents. J'ajouterai que cette vertu est bien petite, que dans le cas cité, la restitution est une punition insignifiante, et que la véritable punition de l'enfant est d'avoir affligé ceux qu'il aime. Il faut donc qu'il les aime. Spencer avance que l'appliCfl.tion de son système pour les fautes légères suffira à engendrer l'affection. C'est reconnaître que ce système esl par lui-même inefficace ; donné d'abord comme l'instrument principal et ·presque unique de l'éducation, il tombe au rang de simple auxiliaire. C'est l'affection
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qui devient la véritable éducatrice, le principe des réactions n'est plus qu'un simple moyen, moyen douteux, de produire l'affection nécessaire. Ajoutons que l'auteur se dispense et pour cause d'appliquer son principe déjà bien affàibli à des actes de brutalité et au mensonge. La réaction naturelle l'aurait peut-être amené à brutaliser l'enfant brutal et à tromper le trompeur. Après une démonstration si écourtée et si brusquement close, après cette espèce. de substitution d'un agent nouveau au principe qui se dérobe, on est surpris que l'auteur se croie en droit de conclure comme il le fait en ces termes (page 152): « Ainsi la discipline des consé« quences est aussi bien applicable aux grandes « fautes qu'aux petites. » Ce qui est démontré au contraire, c'est que ce prin~ cipe étroit n'est applicable et encore avec force restrictions et tempéraments qu'à quelques cas de l'éducation physique, et que la vie morale de l'enfant lui échappe et le déborde de toutes parts. 1 Suivent des conseils qui, pour n'être pas nouveaux, n'en sont pas moins bons, comme les suivants : i 0 Qu'il ne faut pas exiger des enfants une perfection prématurée. 2° Que les parents nedoivent pas laisser leur colère éclater en menaces ou en mauvais traitements, mais se contenir et se calmer en considérant quelle sera la conséquence normale de la faute corrimise et comment cette conséquence pourra être rendue sens~;
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3° Que, d'un autre côté, il ne faut pas rester impassible, car on se priverait ainsi d'un moyen d"action qui, pour être secondaire, n'en est pa-s moins d'une efficaci té réelle, l'approbation-ou la désapprobation des parents ; 4° Qu'il faut être sobre de commandements, mais dans le besoin, commander avec suite et décision ; _ Que le but de l'éducation étant d'amener 5° l'hom·me à se gouverner lui-même, la direction extérieure doit aller diminuant à mesure que l'enfant devient capable de se diriger tout seul; 6° Que celte méthode d'éducation convient particulièrement aux peuples libres ; 7° Que l'éducation est la chose la plus délicate, la plus difficile qu'il y ait au monde; qu'elle demande . de la sollicitude, de la clairvoyance, de l'empire sur soi-même, et que si l'on veut bien faire l'éducation d'un enfant, on est amené à refaire sa propre éducation. En résumé, par cet examen analytique et critique nous avons montré que le système de Spencer est surfait, qu'il se réduit à un principe étroit et rarement applicable même dans l'éducation physique, . que l'auteur s'est dispensé de la partie la plus difficile de sa tâche, qui consistait à prouver par des exemples nombreux et variés que son principe embrasse toute l'étendue de la vie morale; qu'il s'est borné à un seul et unique exemple, celui du vol, exemple peu concluant; qu'il se trouYe amené à reconnaître lui-même l'insuffisance, voire l'ineffica-
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cité de son principe sans le concours et le secours de l;affection ; que l'application du principe ,'st loin d'être un moyen infaillible de produire celte affection pourtant indispensable à son efficacité ; que l'auteur s'est enfermé lui-même et est resté enfermé dans un cercle vicieux évident, bien qu'il semble ne pas !;apercevoir; c'est en effet un cercle vicieux d'établir d'un côté que l'affection est nécessaire dans l'application du principe, et de l'autre que c'est l'application du principe qui produit l'affeclion; ou, en deux mots, que la conséquence du principe est la condition de son efficacité. Le bien y est ramené à l'utile, et l'obligation à un simple calcul. La loi morale n'y est même pas mentionnée à côté des lois physiques; le mot de devoir n'y est pas prononcé; du mérite et du démérite, il n'est plus question; la conscience tout entière, avec sa vie si riche et si intense, a disparu, et avec elle le principe et les conditions de la moralité. Dans le for intérieur, il ne reste plus qu'une place vide, l'homme n'y est plus. Avec un tel système on peut encore conseiller quelque chose à l'enfant, on ne peut plus rien lui commander ; car un ordre suppose. une autorit é, et l'on ne commande pas au nom de l'intérêt. Ce n'est pas la loi des r éactions naturelles qui engendrera jamais ni l'effort volontaire, ni l'abnégation, ni le 1dévoûment; elle pourra bi en fo rmer de prudents ~ égoïstes. mais des hommes vertueux, jamais.
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Si l'on demande ce qui a causé une illusion assez répandue sur la valeur" pratique de ce système, je répondrai que la clarté parfaite de l'exposition, l'appareil scientifique de la démonstration, le ton de l'auteur qui respire et inspire la confiance, sa légitime réputation fondée sur d'autres ouvrages, me paraissent les causes principales d'une vogue, que la valeur intrinsèque du traité est }oin de justifier.
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DE L'ÉDUCATION PAR LA FAMILLE SA PUISSANCE.
so:.IMAIRE. - De la fam ille. - Tant vaut la famille, tant vaut
la société. - Que l'enfant doit être élevé en vue du rôle qui l'attend. - Puissance éducatrice de la famille. - Qu'elle l'empor te sur l'influence de l'école par la priorité, la continuité et la durée de son action. - Parce qu'elle s'exerce sur les sens autant que sur l'esprit. - Parce que les exemples ont plus de force que les leçons. - Parce que l'affection dispose à l'imitation. - Parce que !"autorité paternelle est la plus gr ande et qu'elle a pour elle !"opinion et les lois. - Il faut donc agir s ur la famille autant et plus que sur l'école. - Que la parole vivante est préférable à la parole écrite pour exercer cette action nécessaire. - Fa iblesse de l"action morale exercée par l'État. - Comment l'école peut lui venir en a ide.
Tant vaut la famille, tant vaut la société. Si l'on veut juger de la valeur morale et par suite de la force véritable d' un pays, c'est à la famille qu'il faut regarder; c'est là qu'est la source de la moralité publique comme-de la moralité privée; pure, elle féconde et vivifie la société tout entière; corrompue, elle répand partout la corruption et la mort. El il est facile de comprendre l'énergie de celle action bienfaisante ou funeste. Est-il des liens plus étroits,
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plus forts plus sacrés que ceux qui nouent le faisceau de la famille, et par suite, est-il des devoirs plus impérieux que ceux qui naissent de ces liens naturels? Respectera-t-il les liens de conven.tion, l'homme qui aura brisé ceux de la nature? Remplira-t-il ses devoirs envers ses concitoyens, envers ses semblables, l'homme qui se sera affranchi de ses devoirs envers sa famille? Défendra-t-il sa patrie, . celui qui abandonne une mère? Sera-t-il bien sensible aux malheurs des autres celui qui reste indifférent aux souffrances de ses proches ?Pera-t-il pour des étrangers ce qu'il ne fait pas pour son propre sang? Non, des époux i ~ s , des pères égoïstes, des enfants ingrats, ne donneront pas, dans la vie, l'exemple de la loyauté, du dévoüment, de la re·c onnaissance; cependant la société ne peut se passer de vertu. C'est la famille qui est l'école de la vertu_; c'est là qu'èlTëseforme et s'éprouve; et l'accomplissement des devoirs que la famille impose est la condition et la garantie de l'accomplissement de tous les autres . Aussi n'est-ce pas seulement à l'enfant que nous devons songer, mais à la famille dont il n'est aujourd'hui qu'un membre et dont il sera un jour le chef. Faisons en sorte qu'il trouve à l'école les leçon,:: et les exemples qui parfois lui manquent au foyer; donnons-lui l'éducation pour qu'il puisse la donner à. son tour; élevons-le pour qu'il dt:vienne éducateur. Tournons fréquemment ses regards vers
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l'avenir, plaçons-le en imagination dans 1e rôle qu'il aura à remplir. Les enfants sont appelés à être un jour pères de famille, ils auront à rendre le service qu'on leur rend aujourd'hui. S'ils n'ont pas d'enfants à eux, ils pourront avoir des enfants adoptifs, ils auront des neveux, des nièces; beaucoup seront de;; patrons et devront faire de leurs apprentis non seulement de bons ouvriers, mais aussi d'honnêtes gens; plusieurs seront instituteurs; enfin de toute manière ils auront des conseils, des exemples à donner, ils devront contribuer en quelque manière à l'œuvre commune de l'éducation. Dès aujourd'hui ils ont des frères, des sœurs plus jeunes qu'eux, auxquels ils peuvent être utiles ou nuisibles selon qu'ils se conduisent bien ou mal. C'est en les entretenant dans ces pensées qu'on leur donnera dès l'enfance le souci de la dignité personnelle, et qu'on les pénètrera du sentiment d'une responsabilité morale qui va croissant avec. les années. Ramenons donc sans cesse leur esprit vers ce foyer à la flamme duquel s'allument tous les nobles sentiments, qui éclaire l'enfant, qui anime l'homme fait et nourrit au cœurdu vieillard un reste de chaleur. De toutes les influences au milieu desquelles l'homme se développe, l'influence de la famille est incomparablement la plus puissante et la plus durable. c·est qu'elle saisit l'enfant dès sa naissance ou . pour mieux dire dès le sein de sa mère; c'est que d'abord elle agit au dedans de lui par celte mysté-
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rieuse et redoutable verlu de l'hérédité morale, c'est qu'ensuite du dehors, elle l'enveloppe, elle le pénètre par une action lente et continue dans la suite de son long et insensible développement. La famille forme le premier fonds sur lequel les autres' influences viennent successivement déposer des couches diverses; mais ces sous couches plus ou moins épaisses, plus ou moins résistantes et dont plusieurs s'usent, changent ou disparaissent, le fonds subsiste inaltérable, indestructible. Après la famille vient l'école; l'enfant lui arrive déjà imprégné des influences premières. Elle garde bien l'enfant pendant le jour, mais le soir elle le rend à la maison qui ressaisit son empire et reprend son action. S'il y a désaccord entre l'école et la famille, si ces deux influences au lieu de s'unir et de se confondre, se séparent et se combattent, ce n'est pas l'école êjti'i a le dessus dans cette lutte inégale, c'est la famille qui-défait presque infailliblement l'œuvre de l'école, de telle sorte que ou elle est son meilleur auxiliaire ou elle devient son pire ennemi. Et lorsque l'enfant a quitté l'école, et il la quitte beaucoup trop tôt, au moment même où sa raison pl~s éclairée, sa volonté plus exercée assureraient aux leçons qu'il y reçoit une efficacité plus grande, la maison paternelle le reprend tout enlier ou le livre, à peine moralement ébauché, aux dangers de l'apprentissage. Ce qui fait la force de l'influence domesl ique, ce
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n'est pas seulement qu'elle a pour elle la priorité, la continuité et la durée, ce qui est beaucoup, mais qu'elle s'exerce pour ainsi dire sur les sens autant bue sur l'esprit; elle est moins un enseignement qu'un exemple permanent. C'est par l'imitation que se forme l'homme; il imite non seulement sans effort, mais par instinct et avec plaisir, et il imite le mal comme le bien, sinon mieux. Les parents n'ont qu'à faire et laisser faire; l'enfant se forme à leur image. La leçon orale est forcément courte et intermittente, la leçon vivante est continuelle. Bien plus, s'il y a désacëord entre les deux, si les parents parlent bien et agissent mal, la première leçon est perdue, l'autre seule est suivie. Et la chose est toute naturelle: en effet, l'enfant comprend instinctivement qu'il est plus aisé de bien dire que de bien faire, et de donner que de suivre un conseil; il comprend aussi qu'on ne peut pas exiger d'un enfant plus que d'une grande per:sonne; aussi le mal qu'il fait par imita/ tian lui paraît-il à bon droit excusable. Ce qui contribue encore à l'efficacité des exemples domestiques, c'est que même en des parents indignes l'enfant sent encore de l'affection, c'est qu'il aime et se sent aimé; or l'amour dispose à l'imitation; on n'imite pas ceux que l'on hait, puisqu'on ne veut à auëun prix leur ressembler. Quelle que soit parfois la brutalité des parents, quelque pénibles ou violentes que s_ ient les scènes dont l'enfant est le téo moin, c'est encore dans la famille qu'il se trouve le
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mieux; à travers ses tristesses, ses craintes er ses souffrances, c'est encore de là que lui viennent ses meilleurs moments; dans cette foule agitée, inconnue qui l'entoure et où il est noyé, au milieu des dangers invisibles dont il a le vague pressentiment, il comprend que là est encore son meilleur appui, son recours, son refuge, et que nulle part il n'a ' plus à attendre qu'au foyer. Du reste · en imitant ses père et mère, il est er r ègle avec sa conscience, avec l'opinion. L'a2toritb * paternelle est assurément la moins contestable et la moins contestée; les autres autorités, sous lesquelle~nfant se trouve momentanémenfplacé, ne sont en réalité que des espèces de délégations; c'est au nom du père que l'instituteur parle, c'est l'autorité du père qu'il invoque pour affermir la sienne; on sent si bien que cette autorité est nécessaire, et qu'aucune autre ne peut la remplacer, qu'on se_ garde d'y porter la moindre atteinte, et que lorsqu'elle se montre, les autres s'effacent. L'opinion la e10utient, l'État la consacre, il la maintient jusqu'à l'àge môr; il entend que la famille lui prépare et lui livre des hommes faits; il n'entre en rapports directs avecl'enfant que lorRque celui-ci est lui-même devenu capable d'exercer à son tour l'autorité paternelle Puisque l'action de la famille est si forte par ellemême et par l'appui qu'on 1ui prête, ·puisqu'elle a pour elle la nature, le temps, l'affection, l'opinion, les lois, c'est donc à régler, à moraliser cette action
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qu'il faudrait s'appliquer avant tout. Réformer l'école est bien, réformer la famille serait infiniment mieux. Ce s ~l~pl!J',.enl§ e!lx-mémes qu'il faudrait amener à l'école, ou encore ce sont des écoles qu'il faudrait ouvrir pour les parents. Excellente est la propagande par les livres, malheureusement ceux qui ont le plus besoin de livres sont aussi ceux qui lisent le moins. Et puis ce tout n'est pas de lire, il faut choisir se9 lectures; les mauvais !ivres pullulent, ils sont bruyants, remuants, hardis, entreprenants; ils arrêtent les passants, ils forcent l'entrée des maisons. Enfin le livre, le bon livre surtout, produit peu d'effet sur le peuple, il profite à ceux qui ont l'habitude, le besoin et l'art de lire. C'est la parole, la parole vivante qui agit sur les hommes incultes, c'es telle qui les prend, qui les remue, qui les ébranle, qui leur inspire le désir d'a_ller ensuite chercher dans les livres le renouvellement des émotions qu'elle leur a données. Quelle belle et grande croisade à entreprendre. ou plutôt à poursuivre, car en plus d un point elle est ~ommencée. Il y a bien des forces vives, bien des forces morales éparses dans notre pays, qu'on pourrait chercher, unir et diriger vers cet apostolat si nécessaire. Le grand malheur de l'État c'est qu'il est sans action sur les parents; son influence moralisatrice peut bien s'exercer par l'école sur les enfants, elle est nulle sur les hommes. Tout au plus se fait-elle sentir d'une manière indirecte par le plus ou moins
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de fermeté qu'il déploie à faire respecter la morale publique et à arrêter la propagande de l'immoralité, et sous ce rapport on ne l'accusera de commettre ni des excès de zèle ni des abus de pouvoir Mais cette action purement protectrice ou défensive ne saurait aucunement se comparer à celle des religions et de.s philosophies qui embrassent toute la durée de la vie humaine, et contiJ?-uent de parler à l'âge mü.r et même à la vieillesse avec la même autorité qu'à l'enfance. Voilà ce qui rend si difficile la régénération des familles où l'on a rompu avec toute tradition religieuse sans accepter en échange aucune discipline philosophique. En dehors de la croisade morale dont j'ai parlé plus haut, notre espoir est dans l'école, c'est-à-dire dans l'enfance. Dans plus d'une famille, dans celles où il reste un fonds d'honnêteté, l'enfant peut introduire l'éducation; par un touchant renversement des rôles, il peut, dans une certaine mesure,devenir l'éducateur de ses propres parents. Et pour cela, pas n'est besoin qu'il parle et donne des leçons; il n'a qu'à se montrer tel qu'on s'applique à le rendrè à l'école, c'est-à-dire, bien élevé. Sans le vouloir, sans le savoir, il exercera autour de lui une douce influence. Si ses manières sont polies, si son langage est convenable, s'il est affectueux, respectueux, si sa physionomie ouverte respire la bonté et la santé de l'âme, insensiblement, involontairement,lesparents seront amenés à faire un retour sur eux-mêmes et une comparaison
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entre eux etleur enfant; ils seront amenés à s'observer en sa présence, à se contenir, à le traiter avec plus de douceur, à prendre quelque chose des qualités qu'il montre. Alors naîtra peut-être dans leur âme ce sentiment si délicat du respect de.l'enfance et l'éducation remontera. Mais cette action aseendante et en quelque sorte renversée sera toujours d'une rareté extrême et d'une médiocre vertu. Ce qui est p~ sible autant qu~ désira e, c'est ds~er des enfants qui soie un · e ères de famille meiU que ne l'ont été leurs ];!ropres parents. Tel était le souhait d' Hector, embrassant son nouveau-né: « ~isse-t-il être meilleur que moi 1 » · âis il ne faut pas se borner à des vœux stériles; les temps demandent un effort énergique, général et prolongé.
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�CHAPITRE XIX
MOYENS DE FORTIFIER L'ESPRIT DE FAMILI.E SOMMAIRE. - Que la pensée de la famille doit toujours être présente , à l'école. - Que celle-ci doit devenir récole de la famille. ~ Qu'on peut très bien initier et former l'enfant aux devoirs d'un chef de famille. - Le placer en imagination dans le rôle qu'il aura plus tard à remplir. - Lui montrer que tout ce qu'il apprend aujoUI·d'hui lui servira à mieux accomplir sa mission. - Le plaisir du père qui peut s'associer aux études de ses enfants. - Le repas de famille. Que l'enfant travaille mieux quand le père s'intéresse à ses travaux, -Qu'il doit se rendre chaque jour plus utile à l'aide du savoir qu'il acquiert. - Que le maître doit s'enquérir de la profession des parents afin de mettre l'enfant en état de leUI' rendre des services. - Que l'instinct domestique est plus fort chez les filles; que cependant il a besoin d'être développé et dirigé par un enseignement approprié à la condition des femmes. - Moyens de faire naître le respect des garçons pour les filles. - Moyens d'entretenir le r esp ect filial même envers des par ents indignes. - Rapports de l'instituteur avec les familles. - Du célibat des maîtres, ses dangers. - Que l'instituteur marié devrait avoir une situation meilleure. - Du célibataire. - Sa vie. - sa vieillesse. - sa mort. - Que la presque totalité desprofessionss'accomrnode mal du célibat, - De son influence déplorable sur la-société contemporaine. - Tableau de la vie de fa.mille. - Que l'idéal est un besoin pour 'l'homme, et en · dépit du r éalisme, une indestructible réalité.
Puisque l'infl.uence de la famille est si puissante qu'elle va jusqu'à neuLraliser ou détruire celle de
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l'école, puisqu'elle ne règne pas seulement dans le présent, mais qu'elle s'étend dans l'avenir, et que le père qui l'a subie l'exerce à son tour sur ses propres enfants, nous devons redoubler d'efforts pour que cette influence devienne efficace el bienfaisante. Que nom: le voulions ou non, ce sont les parents qui sont el resteront les éducateurs de la nation; songeons donc aux parents, songeons à l'éducation des éducateurs. Il faut dans le présent envisager l'avenir, dans la tige naissante voir l'arbre mür qui donnera un jour des rejetons semblables à lui-même, en un mot;dans l'enfant il faut considérer le futur père de famille, et tourner en ce sens et vers ce but son esprit, son cœur et nos propres leçons. Que l'éducation se pénètre donc de l'esprit de famille, qu'elle soit sans cesse préoccupée de cet intérêt suprême, que l'enseignement du maître en inspire et en respire le respect et l'amour, qu'il y rapporte et reporte sans cesse ses pensées, que l'école soit comme entourée de l'atmosphère de la famille, qu'on la voie en perspective au bout de tous les enseignements, comme dans les beaux jardins, au fond de toutes les allées on aperçoit la maison; qu'elle soit toujours présente à l'ecole, que celle-ci n'en soit pour ainsi dire qu'une dépendance ou plutôt qu'elle devienne l'école même de la famille. Pour y réussir, nous devons habituer l'enfant à considérer la famille comme le milieu naturel de l'existence el le rôle de chef de famille comme le
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plus digne de tous et le plus désirable. Comment, dira-t-on, vous allez parler à des bambins des de voirs de la paternité? Je réponds : oui. Un labouleur apprend bien à son enfant à soigner, à atteler, à dételer les chevaux, il en fait de bonne heure un petit laboureur, qui sait dans quelle saison, par quel temps il faut fumer, semer, labourer, moissonner, battre, faucher, bref qui. a déjà dans sa petite tête tout le train de la vie des champs, et qui au besoin pourrait mener la maison. Eh bien, ce que Je père fait pour son métier de laboureur, nous pouvons le faire aussi pour le métier d'homme. Nom pouvons développer dans l'enfant les aptitudm morales qu'il exige, la prévoyance, l'économie, l'ha· bitude de songer aux autres avant de songer à soi de se priver pour le plaisir des siens, de s'identifier à eux, de vivre de leur vie, de souffrir, de jouir en eux, de se préserver ou de se corriger des défauts ou des vices qui seraient nuisibles ou funestes à la communauté, enfin d'envisager toujours, quoi qu'il fassè ou qu'il dise, les conséquences que peuvent entraîner pour la famille entière la conduite de son chef. Oui, on peut traiter les enfants en hommes, les pénétrer à l'avance de l'importance et de la dignité du rôle .,. les attend, et les préparer à le bien remqui plir. Je sais qu'il y a là matière à plaisanteries, mais je sais aussi que la plaisanterie s'attaque à tout et volontiers aux choses les plus graves. Le mieux est d'Pn prendre son parti, et de pousser au but. Aussi
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bien les plaisanteries déplacées retombent parfois sur les plaisants; etles vrais pères de famille ne riront pas. Faisons donc vivre l'enfant en imagination dans l'avenir; habituons-le à se metlre à la place de ses parents pour juger de ce point de vue ses actions d'enfant. Cette habitude de se dédoubler, de sortir de soi~même, de se substituer mentalement aux autres, pour de là s'observer et apprécier sa propre conduite avec l& jugement d'autrui, cette habitude, dis-je, est assurément l'une des meilleures qu'on puisse contracter dès l'enfance. Quand donc l'enfant a commis une faute, changeons pour un moment les rôles, élevons-le à la dignité paternelle et qu'il se juge comme le ferait son père lui-même. De ce point de vue il comprendra mieux que tous ces bons sentiments qu'on cherche à lui inspirer, affection, respect, dévoiîment, toutes ces qualités qu'on s'efforce de cultiver en lui, docilité, franchise, amour du travail, ses parents seraient heureux de les trouver en lui, comme il sera lui-même heureux de les trouver plus tard dans ses prôpres enfants. Disons-lui que tout ce qu'il fait de bien et de bon dans l'école, tout ce qu'il y apprend lui, servira un jour à mieux remplir ses devoirs de citoyen et de père; que, fortifié parla gymnastique, H supportera plus aisément les fatigues de la campagne ou de l'atelier; que, façonné par les travaux manuels, éclairé par la science, il sera cultivateur plus habile, ouvrier plus adroit, qu'il gagnera de meilleurs
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salaires, qu'il fera produire davantage à sa terre, et pourra ainsi nourrir plus aisément sa famille, et par ses économies lui constituer un capital. Disons-lui que chaque génération est un intermédiaire entre .celle qui la précède et celle qui la suit, qu'elle reçoit de l'une le trésor commun de l'éducation pour le transmettre à l'autre enrichi par ses soins; que ce qu'il amasse aujourd'hui sera le patrimoine de ses propres enfants; que, grâce au savoir qu'il aura acquis, il pourra les instruire à son tour, les suivre -les aider dans leurs études, s'intéresser à leur, travaux, : juger et apprécier leurs efforts et leur. progrès. Montrons-leur le père assis le soir à la table de famille, entouré de ses enfants, s'enquérant de ce qu'ils ont fait ou lu pendant le jour, réveillant ses propres souvenirs à leurs petits récits, heureux de · oir leur esprit s'ouvrir, leur mémoire se meubler, v leur jugement s'affermir, e.xpliq uant, racontant, complétant, tirant de wn propre fonds et de l'expérience de la vie les développements et les applications, en un mot achevant l'œuvre commencée par le maître. Quelle différence entre ces repas ennoblis par d'utiles causeries et ces repas tantôt muets et tristes, et tantôt affadis par des banalités, ou assaisonnés par la médisance 1 11 travaille bien mieux, avec plus de plaisir et de profit l'enfant qui travaille pour être agréable à ses parents, suivant en cela l'exemple de ·ses parents, qui eux aussi travaillent pour le bonheur de leurs enfants;
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et les parents eux-mêmes, combien plus aisément ne 'j portent-ils pas le poids des durs travaux et des longues fatigues, quand ils voient que leurs enfants : comprennent et sentent leurs sacrifices et leur en témoignent de la reconnaissance! L'enfant grandit en dignité par la part qu'il prend au travail commun; il est alors bien réellement de la famille, il ne reçoit pas sans retour, il paye son écot, il contribue au bonheur des autres, il resserre l'union des siens, il éclaire l'avenir d'ùne douce lumière, il s'habitue par degrés à remplacer son père dans ce rôle si noble ~t si touchant de protecteur et d'éducateur. Le maitre doit donc diriger en ce sens toutes les pemées de l'enfant, l'engager à rendre à ses parents mille petits services, et faire tourner au profit de la famille le savoir acquis à l'école. Il ne s'agit pas bien entendu de le pousser à quitter l'école avant l'heure pour entrer en apprentissage ou vaquer aux travaux des champs; ce serait sacrifier l'avenir au présent, et un intérêt capital à un minime intérêt. Mais par les services chaque jour plus nombreux et plus intelligents que l'enfant pourra rendre au père dans ses moments de liberté, il lui fera mieux comprendre combien il importe de le laisser jouir d'une éducation si féconde. Que le maître s'enquière du métier et de la profession qu'exercent les parents et qu'il montre à l'enfant comm~nt il peut se rendre utile, qu'il lui en suggère les moyens, qu'il les cherche de concert aYec
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lui ; il ménagera ainsi aux parents des surprises agréables et s'en fera d'utiles auxiliaires. Si le père est boutiquier, commerçant, l'enfant peut lui offrir de tenir le livre de comptes, de faire des factures, d'écrire des lettres; s'il est ouvrier, de lui dessiner un outil, un meuble, de lui dégrossir une planche, un morceau de fer; s'il est cultivateur, de lui mesurer un champ, une prairie; il peut demander au maître de lui enseigner ce qui a rapport au métier de son père afin de po1,1.voir l'aider, s'entretenir avec lui, s'intéresser à ses travaux. Le soir, à la veillée, il peut offrir de lire à haute voix quelque livre intéressant prêté par l'école, ou raconter quelque belle histoire, ou, dans l'occasion, chanter quelque beau chant moral ou patriotique. S'il trouve le moyen d'être utile à ses parents eux-mêmes, à combien plus forte raison pourra-t-il l'être à ses frères et sœurs, surloul ,1uand ils sont plus jeunes que lui 1 Cette utilisation des aptitudes de l'enfant, de ses premières connaissances, de ses gotlts naissants, au profit de la famille, outre la satisfaction qu'elle procure aux parents, est assurément une des meilleures préparations à la vie en général, et en particulier à l'accomplissement des devoirs de la paternité. Pour les filles, l'action de la maîtresse, sans être inutile, est beaucoup moins nécessaire. En elles la voix de la nature parle plus haut, l'instinct domestique s'éveille plus tôt. De bonne heure elles se créent
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une petile famille à côté de la grande, elles font les felites mamans, elles habillent, elles soignent leurs poupées, elles remplissent envers elles les devoirs d'une maternité imaginaire, et préludent par une imitation instinctive à l'accom lisse e de la maternilé_y rita,hle._ De ce qu ' elles entrent nalurellement dans leur rôle, ce n'est pas une raison pour les abandonner à elles-mêmes, et laisser agir la nature toute seule. D'abord, il en est dont l'esprit prend de bonne heure une autre voie; il en est en qui l'inslinct est faible, il en est qui s'arrêtent à la poupée et qu'il faut aider à passer du jeu au sérieux de la vie-; il en est en qui l'élude elle-même, s'y l'on n'y prend garde, étouffe l'inslinct domestique. Il faut le dire, dans beaucoup d'écoles, surtout d'écoles urbaines, les institutrices se bornent trop exclusivement à enseigner; elles s'enferment dans les programmes et ne regardent pas assez du côté dela vie réelle; elles sont trop maîtresses et pas assez maternelles; elles ne considèrent l'instruction qu'en elle-même, et pas assez dans ses applications; leur horizon est formé par l'enceinte de l'école et leur vue ne s'étend pas au delà, elles ne voient dans leurs élèves que des écolières et non de fulures ménagères et de futures mères de famille; leur enseignement a quelque chose de théorique et d'abslrait, au lieu d'être approprié à la condition, à la destinée de la femme; et cependant ce n'est pas pour le présent au'elles enseignent, ce n'est pas pour
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l'enfance qu'elles doivent former l'enfant, mais Lien pour la maturité, ce n'est pas pour que leurs élèves possèdent le savoir àlamanièredeslivres, mais pour qu'elles sachent en tirer profit, pour qu'elles le répandent autour d'elles, et en nourrissent un jour leur famille. Il ne s'agit pas de remplir des citernes, mais de faire jaillir des sources. -Si les filles elles-mêmes ont b·esoin d'être soutenues dans la voie où la nature les pousse, à combien plus forte raison faut-il y aider les garçons, en qui l'instinct paternel est pl:us sourd, et dont l'esprit est de bonne heure sollicitéâarisd'autres dired'i'ôns. La différenceêtîa variété de leurs jeux rndique assez d'autres tendances et d'antres préoccupations; leur esprit se tourne naturellement vers la vie du dehors, comme celui de la jeune fille vers la vie du foyer. Si nous réussissons à donner cet objectif à leur activité intellectuelle et morale, à rallier en ce sens leurs pensées éparses, à leur faire non seulement accepter, mais désirer cette destinée, nous aurons contribué efficacement à rendre à la famille sa force, son charme et si\ dignité. Dès l'école nous verrons changer les rapports des sexes et naître ce sentiment délicat du respect des garçons pour les filles, s'ils sont habitués à consirdéer en elles de futures mères comme à voir en eux-mêmes de futurs pères de famille, si on les entretient dans la pensée des égards dus à la faibless·e· et de la réserve que la force commande, si on lèur
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inspire la crainte de nuire moralement à des êtres pour qui l'opinion est si sévère, d o ~ o n est si facile à ternir, et la destinée si pleine d'incertitudes et de dangers, si on les engage à se conduire enve~ fille§'"t\~me ils se conduisent eux-mêmes ~ ;Oet comme ils veulent que les autre~comportent -u:)J à l'égard de leurs gropres sœurs. r--=::::::.. · Il faudra donc Tairëêonnaître aux enfants les devoirs qu'ils auront à remplir un jour, et que par conséquent leurs parents ont à remplir en vers eux. Mais ne craindrons-nous pas, en traçant ce tableau, de porter .atteint~ au respect filial? Entendant énumérer les devoirs de la paternité, maint· enfant ne va-t-il pas baisser la tête, devenir pensif et triste, et comparer involontairement l'idéal qu'on lui propose avec la réalité qu'il connaît? Pour éviter le dommage que pourrait causer au respect filial ce rapprochement inévitable, n'oublions pas de rappeler aux enfants que, quels ue soient~ leurs arents, ils n'o_E.t pas le droit de les juger avec sévérité, ni de se prévaloir de leurs faiblesses, ni de prendre leurs torts pour excuses de leurs propres manquements, ,ni de se départir du respect qui leur est dû. Indépendamment du respect qui s'attache à la personne et qui est la conséquence naturelle de sa conduite et de ses vertus, il y a un re1,_ ctobligatoire qu'exigent la fonction elle-même, p~_ . ~ le' r-ôlei fa mission, le principe sur lequel toute auto/~.:>. rité r;~P.ose, ~t qui est une obligation morale d'ordre .. ·,t "
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supérieur; au-dessus du père il y a la paternité. Un père, · a-t-on dit, est toujours un père, en faisant allusion à l'inépuisable trésor de la bonté paternelle. Le mot n'est pas moin;; vrai en ce sens qu'un père, fût-il répréhensible, fût-il coupable, fût-il criminel, doit conserver encore aux yeux de l'enfant un caractère s~en'estpasàl'enfantqu'il appartientde le condamner, ni de s'affranchir du sentiment qu'impose la paternité; et de même qu'il y a toujours au fond d'un cœur paternel un reste d'indulgence pour le fils le plus ingrat, ainsi faut-il qu'il reste toujours dans le cœur d'un fils un indestructible respect pour le père le plus indigne; un fils doit toujours être un fils; les fautes de l'un ne détruisent pas les devoirs de l'autre. Heureusement il en est presque toujourE ainsi; et c'est là une preuve de la puissance uniquE de ces liens formés par le sang. Au lieu que, dans les relations ordinaires de la vie, le moindre tort suffit à relâcher et parfois à rompre les nœuds de l'amitié, ceux de la famille résistent aux plus fortes secousses ; même séparés par les conséquences de leurs fautes, les membres de la famille restent
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cond uit à leur égard. Mieux renseigné sur ses qualités comme sur ses défauts, il sera plus à m ême de le çonduire sô.rement, il s'épargnera des tâtonnements i_nulilcs et des mP.prises dangereuses. Entre son père et son maître, l'enfant marchera d'un pils plus gal. . Que l'instituteur prêche d'exemple et vive luimême de la vie de famill~; qu'il se marie de bonn.e; 4'o. heure et apprenne à élever les enfants des a utres, en éle"vant seuror.res enfants. Nous n'avons que trop, d'instituteurs, surtout dans les villes, qui s'attardent dans un célibat aussi peu profitable à l'école qu'à eux-mêmes. Ils prennent, dans cette vi~onsislante et décousue, des goûts et des habitudes qui ne sont pas moins contraires à la vie de famille qu'à l'exercice de leur profession. Je voudrais que l'État assurât. des avantages sensibles à l'insti tuteur marié et père de famille. L'on me dira que le principe de l'égalité s'y oppose. Cette opposition est plus apparente que réelle; les traitements doivent être réglés sur les aptitudes et les services; or l'instituteur marié est. plus propre que rautre à l'œuvre de l'éducation. Je ne prétends pas que desjeunes gens qui ont l'esprit de far'.nille ne puissent être utilement associés à cette œuvre; je me borne à dire qu'un instituteur marié· ~t père, indépendamment des services qu'à ce double
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titre il rend à l'État, est plus apte qu'un célib1taire à donner l'éducation: il est donc plus ulile a u pays, el par conséquent il' mérite une situation rneilLeure. Si.
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eè n'est pas là de l'égalité civile, au sens strict du
mot, c'est de l'équité, ce qui vàut mieux. Pour que l'instituteur puisse parler aux enfants du bonheur domestique, il ne faut pas qu'il s'expose à s'entendre dire par quelque écolier malin: « Mais, monsieur, vous n'êtes pas marié.» ( ~"'t. Sans doute le célibataire peut se consacrer tout entier au bonheur de ses semblables, et sa vie peut n'être qu'un long dév01î.ment. Dans ce cas l'absen"ce de tout autre lien lui permet de se livrer sans réserve à sa noble passion. Mais, en dehors de ces vocations qui sont ra~es autant que belles, le· célibat n'a qu'un attrait passager, dangereux, et l'arrière go\î.t en est amer; et pourquoi ne ië"ferait-on pas comprendre à l'enfant? A la salutaire préoccupation des intérêts domestiques il substitue la constante el fastidieuse préoccupation de l'intérêt personnel; à des liens naturels et duralJles, il substitue des liens accidentels ou fragiles. Les relations, les amitiés q uÏ' 'en font quelque temps le charme, se relàchent, se brisent; le vide se fait par degrés autour di,i 'Célibataire, l'expérience le dégoûte des relations nouvelles, il est peu à peu ramené à lui-même et enfin réduit ou laissé à lui seul. S1il est Jas des·autres, les autres aussi se lassent de lui ; car il perd _ inévitablement dans le frottement et le froissement, des la vie cette premièr·e fraîcheur d'impressions celte vivacité d'esprit, cette belle humeur, et cette souplesse de caractère qui le rendaient aimable et le.
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faisaient rechercher. Il finit par être à charge à luimême; la solitude lui pèse; les quatre murs de sa chambre déserte l'étouffent. Il sort, il va chercher' au dehors des .Q_istractions parfois violen_ks, malsaines, pour s'arracher à Tui-même et secouer son enmif: Il rentre plus triste encore et plus dégoûté. Malade, personne à son chevet, ou quelque mercenaire inditférent et distrait; s'il est pauvre, l'hôpital l'attend; vieux, personne qui s'intéresse à lui, qui l'aide à supporter ses infirmités; mourant, personne à son lit de mort, pour lui fermer les yeux et adoucir l'amertume du moment suprême. Il meurt seul, ayant ;vécu pour lui seul; il ne laisse rien après lui, pas même un souvenir, sa tombe .elle-même, s'il a une tombe, reste solitaire. Sans doute il n'en est pas ainsi pour tous; mai11 pour combien, surtout dans la classe ouvrière, ce tableau est-il l'i mage de la triste réalité ? Excepté dans certaines situations où la vie n'est qu'un étourdissement continuel, où l'homme ne s'appartient pour ainsi dire qu'aux heures du sommeil, le célibat est un état dont l'apparente tranquillité recouvre un incurable fond d'ennui, de tr~ se et de dégoût. Les professions, et elfës sont les plus nombrenses, qui astreignent l'homme à une vie régulière, partagée entre les heures de travail et les heures de loisir, toutes ces professions sont naturellement ennemies du célibat. Et je n'en parle qu'au point de vue du bonheur
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personnel; que serait-ce donc si nous envisagions le célibat dans ses conséquences morales, ou pour mieux dire démoralisatrices? Mais ce n'est pas à l'école primaire qu'on peut achever ce tableau; ce n'est pas à des enfants qu'on peut dire ce que le célibat coüte à la société, comj:>ien de forces vivesjl· lui ~ de co~n de dan ers il entoure la vertu des jeunes filles et l'honneur des fam1 es, 1 quclles recrues chaque 1 jour plus nom ~e~ embauche pour les ménages honteux et la prostitution, et avec quelle effrayante actfvité: aidé de r ~ il travaille à l'affaiblissement du pays. A l'école, bornons-nous à présenter le célibat dans ses effets sur le caractère de l'homme, qu'il condamne à un égoïsme croissant, s'il ne le donne tout entier au dévoô.ment. Entre ces deux extrêmes, rares sont les exceptions. En regard de cette vie d'isolement volontaire plaçons l'image de la vie domestique, sa plénitude, ses joies doublées, ses douleurs allégées par le partage, chacun vivant dans les autres et pour les autres, cet ennoblissement des vulgarités et des misères de la condition humaine par le sentiment du devoir et l'affection, ce courant continuel qui passe par tous les cœurs et les fait battre à l'unisson. Représentons la mère douce, active, vigilante, prévoyante, prodiguant ses soins, répandant son amour, pensant à tout et à tous, excepté à elle-même, suivant du regard l'enfant qui est près d'elle et de la
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pensée celui qui est absent. Représentons le père rentrant au foyer, heureux d'y trouver l'ordre, la tendresse el la paix; heureux de voir que, tandis qu'il était à l'atelier ou aux champs, pensant aux siens, peinant pour eux, ceux-ci de leur côté songeaient à lui, et lui préparaient le délassement de ses fatigues et le dédommagément de ses peines. Mais, noils dira-t-on, c'est un idéal que vous placez-là sous les yeux de l'enfant. Sans doute toutes les familles n'offrent pas l'image parfaite de la-concorde et du bonheur; aussi n'avons-nous pas à donner aux enfants des leçons de réalisme; assez d'autres s'en chargent, et plût à Dieu que :nos littérateurs voulussent bien employer il. peindre les beaux côtés de la vie, le talent qu'ils dépensent à en retracer les laideurs et les hontes ! Ce que nous voulons, c'est inspirer de bonne heure aux enfants le désir et l'a,mour d'une vie saine et forte, remplie d'une artivité ,féconde et ennoblie par le devoir. L'idéal, d'ailleurs, est pour l'homme un besoin plus élevé que les autres, mais un besoin réel, je dirais une nécessité; sàns idéal la vie n'est qu'une ·vie animale ; c'est une terre sans ciel et sans ,étoiles. Quoi qu'en puissent dire une philosophie et ,une littérature fourvoyées, l'homme er- a le goût la soif, la passion ; ses yeux se tournent d'eux-mêmes et s'élèvent vers lui: partout où il · enlrevoit une image, une luem, une ombre, il la suit du regard avec ravissement, avec envie; c'est l'idéal q-ui dans
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·1es œu vres d'art fait couler des larmes plus douces que la joie et arrache à l'âme saisie des cris d'admiration; c'est à lui que nous devons nos plus pures jouissances, c'est lui qui nous soutient, qui nous ranime, qui nous console, qui fait le eharme et le prix de la vie humaine. En dépit de l'aveugle et brutal réalisme, l'idéal est la plus haute et la plus indestructible des réalités. L'homme l'adore, il maudit les passions basses qui l'en éloignent et l'empêchent d'y atteindre, et il méprise ces écrivains indignes, détracteurs blasés et corrupteurs corrompus de l'à.me humaine; illes méprise tout en les lisant, cqmme l'esclave de l'abrutissante absinthe maudit laliqueur funeste tout en la savourant.
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DE L'ÉD UCATION AU POINT DE VUE RÉPUBLICAIN
SOMMAIRE. - Quelle est l'âme du principe républicain 1 Le respect mutuel. - Source de ee respect. - Liberté morale et responsabilité. - · Rut de l'éducation républicaine. Former le citoyen. - Que la première qualité du citoyen est le respect de la loi et pourquoi 1 - Que le républicanisme consiste bien plui, encore dans l'accomplissement du devoir que dans \'.exercice du droit, et pourquoi 1 - Qu'il manque un pendant à la Déclaration des droits de l'homme; c'est par l'énumération des devoirs correspondants qu'il faut combler cette lacune à l'école. - De la liberté. - Ses limites. Devoirs qu'elle impose. - De la tolérance politique. - De l'égalité. - Des illusions qu'elle engendre. - Exemple tiré de l'histoire romaine. - La véritable égalité. - Ses limites. L'égalité à l'école. - Que la fraternité doit tempérer les enivrements de la liberté et modérer les prétentions de l'égalité. - La fraternité à l'école. - Moyens de la développer. De l'importance du jugement dans la vie politique. - Du jugement de l'enfant. - Moyens de l'exercer. - De la qualité la plus nécessaire dans les fonctions électives.
Qu'est-ce qui constitue le principe républicain, quelle en est l'essence et par conséquent quelle doit être l'à.me de la République et l'à.me de l'éducation qui prépare à la vie républicaine? · Je n'hésite pas à répondre: C'est le respect de
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l'homme pour l'homme, du citoyen pour ses conci· toyens. Tout principe politique est issu d'une conception de l'humanité. Quelle est la conception républicaine? C'est une conception analogue à celle du christianisme; pour celui·ci tous les hommes sont égaux, parce qu'ils ont tous été créés par Dieu et tous rachetés par lui; ils ont aux yeux de la Divinité une même valeur originelle. Dans la conception républicaine les hommes SQ..nt égaux parce qu'ils sont tous doués du libre arbitre, c'est-à.dire, libres de bien ou de mal faire, et par conséquent reêponsables. C'est là, c'est au fond de la conscience, dans le domaine inaccessible et inviolable où se meut la volonté, que gît la véritable, la seule et unique égalité naturelle, l'égalité dans la liberté morale et par suite dans la dignité personnelle; c'est là que se retranche l'homme qu'une puissance extérieure prétend contraindre; c'est là qu'il puise ce sentiment de fierté qui lui fait assumer la responsabilité de ses actes, quels qu'ils soient. Hors de là, commencent les innombrables et indestructibles différences physiques et morales contre lesquelles vont et iront se briser sans cesse les rêves insensés de l'égalité absolue. Par contre c'est sur ce fondement inébranlable de l'égalité dans la liberté morale que s'appuie la doctrine de l'égalité civile et politique: c'est parce que tous les hommes sont moralement libres qu'ils doiyent être
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placés tous dans les conditions indispensables à l'Pxercice normal de leur liberté; c'est parce qu'ils sont libres moralement, c'est-à-dire parce qu'ils ont des devoirs, qu'ils doivent aussi posséder les droits nécessaires à l'action de Jeur ·volonté, au développement de leurs facultés, à la plénitude de la vie intellectuelle et morale. Les républicains modernes sont-ils bien con~ vaincus de cette vérité pourtant élémentaire ? Est-ce par le respect mutuel qu'ils se distinguent des autres hommes? Dans leur conduite et leur langage ont-ils assez d'égards envers la dignité humaine? Se respectent-ils toujours eux-mêmes dans leurs sem-' blables? Ne traitent-ils pas quelquefois leurs égaux avec plus de dureté et de mépris que le noble d'autrefois n'en témoignait au vilain? Je crois inutile de répondre. Changer de gouvernement n'est pas toujours facile ; il y a pourtant quelque chose de plus difficile encore, ,c'est de chang·er les mœurs , ou, ce qui revient au même, de changer les hommes. Il y faut du temps, si l'on y travaille; que sera-ce, si ,l'on s'en remet à la seule 1veI1tu des principes•? Ces principes ·sont des abstractions ; pour les corwertir en règles de conduite, il est plus sûr de s'adresser aux enfants qu'aux hommes , et l'éducation est encore ,le meilleur moyen d'y réussir. Une éducation vraiment républicaine doit donc ·a vant tout inspirer aux enfants le respect dû à la personne humaine, puisqu.e la doctrine républicaine
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n'est après tout qu'une affirmation et une revendication de la di gnité personnelle méconnue et rabaissée. Pour former d e bons citoyens, elle doit aussi pénétrer les enfants d'un respect religieux pour la loi. C'est là en effet la première vertu du citoyen; car le régime républicain n'est que le règne de la loi; du moment qu'on cesse d'obéir à la volonté d'un seul, ou à la volonté de quelques-uns, il ne reste qu'à obéir à la volonté du plus grand nombre, ou à sortir de la sociélé; en d'autres termes, hors de la monarchie et de l'oligarchie, il n'y a de possible que la république. Aussi celui qui refuse obéissance à la loi, celui-là n'a-t-il plus le droit de se dire républicain. Comment donc se fait-il qu'il y ait en républiquE non seulement des particuliers, mais des corps élus, des conseils municipaux, voire des conseils géné- raux, qui tier.nent parfois la loi pour non avenue, et même qui la violent de parti pris? C'est que dane nombre d'esprits, l'idée de la loi n'est encore ni claire ni précise, et que pour eux la république est le régime où l'on fait prévaloir sa propre volonté et non celui où l'on se soumet àla volonté générale. Cef prétendus. républicains sont des roilelets qui disent chacun à la façon du grand roi: L'État, c'est moi. Faisons donc bien comprendre aux enfants que tant qu'une loi n'a pas été abrogée, elle doit être observée. Puisqu'elle est l'expression de l'opinion dominante, c'est l'opinion qu'il faut changer, si l'on veut arriver au changement de la loi. Les citoyens
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ont pleine et entière liberté de parler et d'écrire, c'est-à-dire· de modifier l'opinion ; mais, tant que cette modification ne s'est pas produite et traduite en une loi nouvelle, l'ancienne subsiste et a droit au respect. S'affranchir de ce respect, c'est subsjtuer une volonté individuelle à la volonté générale, c'est violer le principe fondamental des institutions républicaines, c'est se mettre soi-même hors de la république. Or, si l'on comprend la révolte de tous contre une volonté arbitraire, on ne peut comprendre la révolte d'un seul ou de plusieurs contre la volonté de tous. Sans ce respect nécessaire, il n'y a plus que conflits perpétuels de volontés individuelles, et par suite anarchie. On croit assez volontiers que le républicanisme consiste dans l'exercice des droits; il consiste bien plus dans l'accomplissement du devoir; le premier est chose relativement facile et même agréable; l'autre est chose difficile et souvent pénible. User d'un droit, c'est en somme s'accorder à soi-même une satisfaction légitime; remplir un devoir, c'est presque toujours se refuser une satisfaction illégitime. Dans le premier cas, il n'y a qu'à se laisser aller, dans le second il faut se retenir ou s'efforcer et même se forcer. Le droit représente l'intérêt personnel, le devoir, l'intérêt général; le droit c'est notre part, c'est nous; le devoir, c'est la part des autres, c'est le prochain; le droit, c'est l'égoïsme
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permis, le devoir, c'est l'altruisme obligé. Or, l'égoïsme est de sa nature a vide, insatiable; il faut le surveiller, le régler, le contenir, le mater, c'està-dire il faut une actjon énergique et incessante de la volonté sur l'instinct et la passion, en un mot il faut de la vertu. Ils se trompent étrangement ceux qui s'imaginent qu'une société républicaine peut se passer de vertu, grâ.ce à l'égalité. Sans la subordination volontaire de l'intérêt personnel et du droit au devoir, on n'a qu'une lutte aveugle, violente et bientôt sanglante de toutes les passions déchaînées; est-ce là la république? C'est pourtant en ce sens que sont tournés la plupart des esprits; faire valoir ses droits, tout est là. Beaucoup se croient des républicains modèles, parce qu'ils votent, discutent, écrivent à leur gré. Mais voter est un droit, bien voter est un devoir, et c'est chose plus rare; soutenir son opinion est un droit, et chacun en use ; respecter celle d'autrui est un devoir, et fort peu le remplissent. Combien il est regrettable que l'Assemblée constituante, en rédigeant son immortelle Déclaration des droits de l'homme, n'ait pas cru devoir y joindre une énumération des devoirs correspondants. C'eût été un complément naturel etj' ajouterai nécessaire; car par cetle omission, involontaire .sans doute, l'Assemblée n'a pas peu contribué à former celte erreur grossière autant que dangereuse, que le républicanisme consiste exclusivement dans l' exer18
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-cice des droits ; que par suite tout est pla1str et profit sous cette forme de gouvernement; que la république assure tous les avantages et dispense de tous les sacrifices, ~u'on a tout à en attendre et rie11 à lui donner en retour; elle a montré l'endroit de la médaille et caché le revers; elle a fait prendre à maint républicain cette altitude agressive, ce ton rogue particuliers aux gens qui réclament et aux.quels on n'a rien à réclamer. Cet oubli s'explique par les circonstances; quand on est dans l'enivrement de la victoire, on songe naturellement bien plus aux biens conquis qu'aux. moyens d'en affermir la conquête. Or, ces droits de l'homme que la Constituante enregistrait et proclamait avec orgueil, le peuple en avait été toujours privé; il entrait en jouissance, il oubliait les devoirs qui jusqu'alors avaient été son lot, sans compensation. Il n'est pas trop tôt de combler cette lacune et c'est dès l'école qu'il importe de commencer. Lorsque l'instituteur ,arrive à l'histoire de la Révolution française, lorsqu'il lit et explique la fameuse Déclaration des Droits de l'homme, qu'il ne .manque pas de mettre en regard de chacun d'eux le devoir qui y répond; qu'il habitue l'enfant, après avoir vu ce qui lui est permis, à considérer ce qui lui est prescrit, à c0mprendre que l'un ne va pas sans l'autre, que le devoir est la condition du droit, .et le droit la réc.ompense <iu dewir; qu'il l'habitue à ne jamais penser à soi .sans songer aussitôt aux
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autres, et à se conduire envers eux comme il veut qu'ils se conduisent envers lui. La justice est un équilibre, et il n'y a pas d'équilibre possible, si l'on charge un des plateaux sans rien mettre dans. l'autre. Ces vérités sont à la portée des enfants, et, bien que le temps de la scolarité soit court, ou. plutôt parce qu'il èst court, plus court que ne le voudrait l'intérêt du pays et de la République, mettons-le à profit et jetons dans les esprits unesemence saine et féconde. Ce n'est pas sans raison que dans la devise républicaine aux mots de Liberté et d'Égalité on a. joint le mot Fraternité. Bien comprise, la fraternité résume presque tous nos devoirs, elle modère les entraînements de la liberté, elle rabat les prétentions de l'égalité ; c'est à nous à faire en sortequ'elle ne reste pas un vain mot. La liberté fait songer plutôt à ce qu'on peut entreprendre et .se permettre sur les autres qu'à- ce que l'on doit se refuser et s'imposer à soi-même; elle· semble ouvrir à l'activité qu'elle stimule un champ sans limites et sans obstacles. Elle a pourtant des limites pa_rfaitement définies, d'un côté par les lois civiles qui en règlent l'exercice et en répriment l'abus, de l'autre par celte loi naturelle, qui domine toutes les autres et régit l'humanité tout entière, la loi morale. Elle rencontre aussi des obstaclessans nombre, et il est bon d'en avertir l'enfance, d'abord dans notre propre faiblesse. dans lP.s défail-
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lances et les contradictions de notre volonté, dans la hauleur démesurée de nos ambitions, dans la disproportion constante entre nos forces et nos désirs, dans l'effort des passions rivales ou contraires, dans la supériorité intellectuelle ou morale de nos adversaires ou de nos compétiteurs, enfin dans ce fonds de contrariété inhérente à la nature des choses et qui nous suscit~ à toute heure des difficultés nouvelles ou nous découvre des dangers imprévus. Énorme est la différence entre la liberté et le pouvoir de faire; ce qui est permis n'est pas toujours possible; entreprendre n'est pas réussir. Aussi l'usage de la liberté demande-t-il de la prudence, la connaissance de ses forces, et de la prévoyance. Mais ce qu'il demande avant tout, c'est le respect de la liberté d'autrui ; et par là je ne veux pas dire seulement que nous ne devons pas enlever à nos semblables l'exercice des droits qui leur appartiennent, car c'est là un act.e que la loi interdit et réprime, mais que nous ne devons pas, par notre intolérance et nos violences, leur faire expier l'exercice de ces droits et les en dégoûter. C'est pourtant là un abus qui n'est pas rare. Je prends un exemple. En république tous les ciloyens doivent jouir dela liber lé de penser et d ·exprimer leur pensée, mais cette liberté devient illusoire ou ingrate,si l'on n'en peut user contre l'opinion régnante sans s'exposer aux iniures. On comprend encore que les adversaires dé-
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clarés de la liberté ne respectent pas l'usage d'un droit qu'ils nient; mais que des partisans convaincus de la liberté de la presse s'emportent en invectives contre ceux qui n'ont d'autre tort que de penser autrement qu'eux, c'est à la fois une inconséquence manifeste et une intolérance coupable. Il faut de bonne heure habituer les enfants à souffrir la contradiction comme un effet de l'égalité civile et de la diversité des esprits, et leur bien faire comprendre que si la liberté comporte la discussion même vive, ardente, passionnée, elle exclut la menace et l'outrage, puisque par ces moyens on enlève aux autres l'exercice de leur droit, ou qu'au moins on les détourne d'en user. Si dans les relations ordinaires de la vie nous employions le langage familier à certains publicistes, ces relations deviendraient impossibles et tourneraient bientôt en rixes et en querelles; et cependant, l'homme qui écrit a le temps de peser ses termes et de les choisir; il devrait être plus mesuré que l'homme qui parle et s'échauffe en parlant. Il n'en est rien; les excès calculés de la presse égalent, s'ils ne les dépassent, les écarts souvent involontaires de la discussion orale. On traite en ennemi celui qui professe une opinion contraire et on lui rend impraticable en fait ou tout au moins pénibleetdangereux, l'exercice d'un droit qu'on lui accorde en principe et dont on abuse contre lui. Ce n'est point là de la liberté, mais de la licence, et une vérita.b le
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tyrannie. Celte manière de pratiquer la liberté rappelle la fable du lion en chasse; le lion fait la part de ses compagnons de chasse, mais s'ils y louchent, ils les étrangle. Ainsi en est-il de certains droits; si l'on en use, on est sûr de recevoir coups de griffes et coups de dents. Pas de vraie liberté sans la justice, sans cette réciprocité de la tolérance qui fait de l'exercice des droits un plaisir et non un danger. A quoi bon avoir combattu l'intolérance religieuse si on la remplace par l'intolérance politique? Soyons un peu moins sévères pour les opinions et un peu plus sévères pour la conduite ; et quand nous avons affaire à un honnête homme, permettons-lui même de n'être pas républicain, si nous voulons qu'il le devienne. L'égalité qui vient en seconde ligne dans l'immortelle devise, est un principe d'une simplicité redoutable ; suivant la valeur morale et l'intelligence des. hommes qui l'appliquent, il devient un instt Utnent de progrès ou de ruine, un levier puissant ou un pesant niveau. L'égalité a ceci de particulièrement. dangereux, qu'elle se conçoit en dehors de la liberté, et même en son contraire, dans l'esclavage, et qu'elle est si ardemment désirée que, pour la possé-der, les peuples vont jusqu'au sacrifice de la liberté même, c'est-à-dire, jusqu'à l'avilissement. C'est l'his-· toire du peuple romain ; il commandait encore au monde, que déjà il obéi_ ssait à un maître, roi au dehors, esclave au dedans. Cette histoire est courte,.
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mais instructive. Rome fut d'abord une monarchie, puis une aristocratie qui s'appelait république, mais n'en avait que le nom. Les patriciens possédaient tout. pendant quatre siècles, les plébéiens luttèrent sans trêve et conquirent un à un tous les droits civils et politiques. Une fois en possession de ces droits, ils s'aperçurent qu'ils s'étaient méprii> surleùr efficacité, et que, s'ils avaient gagné en dignité· et en pouvoir, ils n'avaient pas gagné en fortune; grande fut la déception. Ils crurent avoir lâché la proie pour l'ombre. Dès lors leur programme· politique se réduisit à un seul point, le partage des terres, et malgré des luttes terribles, n'ayant pu l'obtenir, ils finirent par se donner un maître qui, à défaut de terres, leur assura du moins le pain et le théâtre, panem et circenses . . La méprise des plébéiens de Rome ne leur est point particulière ; le peuple en général, faute· d'éducation politique, est porté à s'exagérer la vertu des droits politiques, et à croire qu'en l'éle-· vant à la dignité de citoyen, ils lui donneront par surcroît la fortune. C'est cette erreur, suivie d'iné\7Îlables déceptions, ce sont les colères qu'elles allument, qui engendrent toutes ces sectes, qui sous les noms divers de socialistes, anarchistes, collectivistes et autres, poursuivent en réalité le même but, c'est-à-dire le partage e la richesse publique et privée ; ces sectes seraien disposées à accepter un maître, quel qu'il fût, pourv u'il leur assurât le-
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partage; ce sont elles qui par la terreu:· qu'elles inspirent, ont relevé le second Empi,-e, perdu la liberté et failli perdre la patrie. Du reste telle ,est la force démoralisatrice de ces théories insensées, qu'elles en arrivent rapidement à la justification, et même à la glorification des crimes les plus odieux, des attentats les plus horribles, et ·à la négation, à la répudiation de la patrie elle-même. Elles ne voient dans la possession des droits et de la liberté politiques qu'une immense mystification, et concluent à l'anéantissement d'une société qui, les faisant libres, les a laissées pauvres. Heureusement la société française n'est pas la so· ciété romaine. Chez nous le travail des mains est en honneur; à Rome le citoyen ne travaillait pas, et le seul moyen de s'enrichir était le partage des terres conquises et l'acquisition des esclaves qui les culli· vaient. Grâce à la Révolution française qui a mulli· plié le nombre des propriétaires, grâce à la liberté du commerce et de l'industrie, le citoyen laborieux, économe, peut arriver sinon à la fortune, au moins.à l'aisance, et la société peut se défendre victorieusement contre les entreprises renaissantes des forcenés qui la menacent. Ce n'en est pas moins un devoir impérieux pour l'éducation de s'attacher à faire la lumière, la pleine lumière autour de ces mots décevants de liberté el d'égalité, d'en montrer le véritable sens, la véritable portée; de faire bien comprendre que la liberté
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ne constitue pas un privilège, qu'elle ne dispense pas de l'effort et du travail qui sont la condition commune de tout progrès et de toute amélioration des destinées individuelles; que prétendre mettre une partie de la société à la charge de l'autre, c'est détruire cette égalité même sur laquelle s'appuient ces revendications contradictoires. Mais laissons cette prétendue égalité inique et spoliatrice, et revenons à l'égalité véritable et honnête, à celle qui a sa ·place dans la devise r épublicaine entre la liberté et la fraternHé, celle qui doit se concilier avec la première et se tempérer par la se;:onde, celle qui doit régler les rapports des citoyens entre eux et dont l'enfant fait l'apprentissage et recueille les fruits dès son séjour à l'école. Entrons dans une école; voici sur les mêmes bancs des enfants venus de toutes les classes de la société. Si cette école n'existe pas encore en France, on la trouve en Suisse, on la trouve aux États-Unis, et nous l'aurons un jou.r, car c'est la véritable école républicaine. Donc parmi ces enfants les uns sont forts et vigoureux, les autres faibles et chétifs; les uns sont beaux et gracieux, les autres laids et gauches, ceux-ci sont bien faits, bien venus; quelques-uns boiteux ou difformes. En voici qui respirent la santé et la gaieté, et à côté en voilà qui ont l'air triste et souffrant. Ce n'est pas tout : les uns ont l'esprit vif et ouvert, les autres ont l'esprit lent et borné; ceux-ci ont de la
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mémoire, de l'imagination, du goût, de l'initiative, mais parmi leurs camarades les uns n'ont pas ces qualités, ou les ont à un moindre degré. En fin il en est qui sont riches, et d'autres qui sont pauvres. Sur cet amas d'inégalités créées par la naturP.et la naissance va s'établir la seule égalilé possible, celle qui est due à la société; celle qui est le fruit des efforts de l'homme et des progrès de la raison et de la justice humaines. Pauvres ou riches, intelligents ou bornés, laids ou bea ux, tous ces enfanls, tous, vont être traités de la même manière et mis sur le pied de l'égalité; tous prendront part aux mêmes travaux, aux mêmes jeux; tous recevront les mêmes leçons, les mêmes conseils, tous soumis à une règle commune seront récompensés et punis de la même manière pour les mêmes mérites ou les mêmes fautes; tous enfin auront la même part dans la bienveillance et les soins de leur maître. Mais voici que sous cette égalité bienfaisante se développe déja inévitablement dès l'école même · une inégalité d'un autre genre avec ses conséquences logiques, immédiates ou lointaines; c'est l'inégalité morale, celle du mérite et du démérite. Celle-ci n'est pas le fait de la nature, elle n'est pas davantage l'œuvre de la société: elle est une conséquence du libre arbitre dont tous sont également doués, et de l'usage que chaque enfant fait de sa liberté. Ils profiteront plus ou moins de l'instruction commune qu'ils reçoivent, ils suivront plus ou moins les con~
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seils qu'on leur donne; les uns avanceront, d'autres resteront staLionnaires, d'autres reculeront; les uns deviendront meilleurs , les autres pires. Cette inégalité qui va naître, et qui plus tard s'accusera dans la vie, élevant les uns, abaissant les autres, celte inégalité, dis je, c'est la justice même, c'est-àdire la conséquence de la conduite; celle-là n'est imputable qu'à l'enfant et à l'homme lui-même, elle 1 est une des sanctions de cette loi morale qu'il leur est . loisible de respecter on d'enfreindre. En un mot, elle dépend d'eux, elle est volontaire. Dès l'école elle porte ses fruits, doux pour les uns, amers pour les autres; mais qui songe à s'en plaindre, qui songe à protester? Quel ne serait pas au contraire le concert de plaintes, si les paresseux étaient récompensés à l'égal des enfants laborieux, ou si le travail était puni comme la fainéantise, si les mauvaises qualités étaient encouragées comme les bonnes et le bien loué comme le mal? Mais chacun se soumet à une inégalité juste et nécessaire, parce que chacun sent qu'on ne peut s'en prendre qu'à lui de ce qu'il fait de mal, parce que chacun veut qu'on n'attribue qu'à lui seul ce qu'il fait de bien, en un mot parce qu'il a dès l'enfance le sentiment de sa responsabilité. Ce qu il faut donc bien et nettement déterminer et faire toucher du doigt, ce sont les limites de l'égalité civile et politique comprise entre les inégalités naturelles et fatales qui la précèdent, et l'inégalité
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morale et volontaire qui la suit, afin qu'un Jour ces enfants devenus des hommes ne soient pas tentés d'imputer à la société qui n'en peut mais, des inégalités dont la nature est la source, ou dont ils sont eux-mêmes la cause. Ce n'est pas assez de circonscrire le domaine où se meut la liberté et de tracer le cercle où l'égalité doit s'enfermer. Ces limites, si bien marquées qu'elles puissent être, ne suffiront pas toujours à retenir et à contenir les élans de la passion. La liberté est un vin capiteux qui trouble l'esprit et dont les fumées empêchent de voir distinctement les bornes qui séparent les domaines, et de démêler dans l'avenir les conséquences des résolutions du moment; elle nous enfle d'un sentiment exagéré de notre puissance, elle _apetisse les obtacles qui r encombrent notre chemin, elle pousse au mépris de l'autorité, de la prudence et de ses conseils, de l'amitié et de ses prières; impatiente de tout frein, imprévoyante, agressive, elle s'exalte par l'idée même des dangers auxquels ell e court, et par l'illusion qu'engendre le courage; elle ne voit dans les droits qui l'entourent que gêne, rivalité, qu'hostilité même. L'homme qui prononce la formule sacramentelle : Je suis libre, se pose volontiers, en face du reste de l'humanité, dans l'attitude du défi. li faut tempérer cet enivrement dangereux. De son i:ôté l'égalité est rude, revêche, âpre; toujours sur le qui vive, toujours prête aux r écla-
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mations, aux revendications, aux récriminations; ' créancière impitoyable, elle tient le registre du Doit et Avoir; elle traite volontiers les autres en débiteurs de mauvaise volonté ou de mauvaise foi. Toujours elle se croit lésée, rabaissée, méprisée. Jalouse, ombrageuse, irritable, intraitable, elle toise les supériorités, exigeant le respect en retour du mépris. Il faut polir ces aspérités et adoucir cette humeur maussade et quinteuse; c'est le rôle de la fraternité. A côté de bien des défauts la nature a mis en nous un fonds de bonté, elle a pétri le cœur de douceur et de pitié; elle nous fait trouver du plaisir dans le commerce de nos semblables, elle fait de ce commerce un besoin, une nécessité ; elle met une 11aveur exquise dans le plaisir d'obliger et une volupté sublime dans l'abnégation même ; ce sont là les éléments et comme les sucs nourriciers de ce divin sentiment de la fraternité qui, s'il remplissait toutes les Ames, nous rendrait superflue la déclaration des droits et la déclaration des devoirs. Mais, à part quelques natures privilégiées, les unes inoffensives et débonnaires qui se laissent tout prendre et ne se plaignent point, les autres, généreuses et dévouées, qui donnent tout et ne demandent rien, la plupart des hommes n'apportent en naissant que le germe de ce sentiment exquis, germe qu'il faut cultiver avec soin, avec art, avec amour, et c14ltiver dès l'enfance.
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L'âme de l'enfant est merveilleus1::ment propre à recevoir celte culture ; elle n'a pas encore été endurcie par les souffrances, desséchée par le calcul, aigrie par les déceptions. C'est une terre vierge, fraîche et tendre, où la sève abonde, où tout prend, où tout pousse rapidement et vigoureusement; profitons de ce moment, unique dans la vie, pour y enfoncer le germe précieux. La fmternité consiste à donner plus qu'on ne doit; elle contient l'égalité et la dépasse. Elle consiste aussi à ne pas faire tout ce qu'on pourrait faire ; elle domine donc la liberté et la modère ; elle oublie ses droits ou feint de les ignorer; elle voit dans l'homme non un égal ou un _rival, mais un frère ; elle ne commande pas, elle demande; elle n'exige pas, elle offre, elle donne; · ce n'est pas dans la raison superbe qu'elle réside, mais dans le cœur; elle se résume en un mot: l'amour. Avec l'égalité et la liberté on n'a qu'une réunion d'hommes; avec la fraternité on a l'union; avec les premières on n'a que frottements,froissements,h_eurts et conflits; par l'autre naissent les relations, le commerce, la société enfin. L' école est assurément le lieu le plus propice au développement de la fraternité; le lien fraternel est plus fort entre les enfants, les différences sont moins nombreuses et moins accusées qu'entre des hommes mûrs, et ces différence, la vie commune tend encore à les amoindrir; l'école est presque une famille, et si le maître se
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conduit en père à l'égard des enfants, ceux-ci arriveront à se conduire en frères les uns em, ers les autres. Que font les frères entre eux? l'ainé protège le plus jeune, il veille sur lui, le relève s'il tombe, le console s'il pleure, le porte s'il a peine à marcher, prend sur sa part pour augmenter la sienne. Sont-ils du m~me àge, ils se soutiennent, s'entr'aident, se conseillent. Eh bien, qu'à l'école tous les enfant& soient habitués à sentir et à agir en frères. Dans les travaux, se réjouir du succès de ses cama· rades ; dans les jeux, se plier à leurs goûts, à leurs préférences; s'ils ne connaissent pas le jeu, prendre la peine de le leur apprendre, au lieu de les laisser ,'ennuyer à l'écart: s'ils ont des défauts, ne pas les relever; s'il ont quelque difformité ou quelque mfirmité, ne pas paraitre s'en apercevoir, et surtout ne pas s'en moquer, ne pas souffrir que les autres s'en moquent; s'ils sont trop bons enfants, ne pas en faire des jouets et des souffre-douleurs; s'ils sont malades, s'enquérir de leur santé, chercher à les voir; s'ils sont souffrants, les reconduire à la maison; s'ils ont le goût de la lecture, lem· prêter ses meilleurs livres ; s'ils font des herbiers, des musées, des collections, contribuer à les enrichir; s'ils ont la bourse mal garnie, les aider sans qu'il y paraisse; ne pas ,ouffrirqu'onles batte, qu'on leur cherche querelle ou qu'on les injurie, voilà comment les écoliers peuvent se for mer à la pratique de la fraternité. On devra donc inspirer aux enfants le respect de
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la loi, le respect des personnes et le sentiment du devoir, leur donner l'intelligence de la véritable liberté, de la véritable égalité et le goüt de la fraternité, si l'on veut en faire des citoyens utiles àleur pays, utiles à leurs semblables, utiles à eux-mêmes. Il est encore une qualité à développer en eux, qualité particulièrement nécessaire aujourd'hui, c'est la süreté du jugement. Dans notre société démocratique, qu'on le veuille ou non, les rôles personnels vont et iront diminuant en importance et en nombre, les rôles collectifs, ceux des conseils et assemblées de tout genre deviennent et deviendront plus nombreux et plus importants. Bientôt il n'y aura plus un seul citoyen, si modeste que soit sa fortune, si humbles que soient ses fonctions, qui n'ait sa part d'influence dans la gestion commune des affaires, et qui ne soit associé en quelque mesure à l'action politique, judiciaire ou administrative du pays. L'élection, c'est-à-dire le choix par en bas et par tous, tend à se substituer partout à la nomination, c'est-à-dire au choix par en haut et par un seul ou plusieurs. Il est donc sage et prudent de préparer les générations au rôle qui les attend, d'exercer, d'affermir ce jugement auquel la société doit par la suite avoir si souvent recours et qui fera sa force ou sa faiblesse, sa perte ou son salut. Il ne s'.agit point de transformer l'école en corps électoral, d'y mettre tout en discussion et aux voix, 1
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de faire voter à tout propos, d'initier prématurément les enfants aux mœurs et aux habitudes de la vie politique, d'en faire de petits orateurs, de petits conseillers, de petits personnages et de leur donner une idée fausse, exagérée de leur importance. Il s'agit de mettre de temps à autre leur jugement à l'essai, surtout dans les choses d'un caractère moral, là où les enfants sont déjà éclairés intérieurement par la conscience et où l'erreur, du reste sans conséquence, peut être redressée sur-lechamp par l'expérience et l'autorité du maître. En matière d'instruction et de science l'enfant est mauvais juge, puisqu'il est encore dans l'ignorance, et ne peut comparer: mais il n'en est pas de même si on lui donne à juger une action, à apprécier un caractère, et même l'ensemble d'une conduite, parce qu'il a au dedans de lui une règle pour ces jugements et que le sens moral et le bon sens y suffisent. De toutes les opérations de l'esprit, celle du jugement est la plus simple; de plus elle est la première en date, car, même dans la perception, il y a déjà une première ébauche de jugement; enfin elle est spontanée; de sorte que le maitre n'a pour ainsi dire qu'à la régler et à en provoquer l'expression. L'enfant ne peut rien voir faire de bien et de mal, sans se .dire intérieurement: Voilà qui est bien, voilà qui est mal. Il ne reste donc au maître qu'à faire arriver jusqu'aux lèvres ce jugement qui s'est formé dans l'esprit, afin d9 le redresser en cas d'erreur, et de le corri11;er
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dans un sens ou dans l'autre, s'il y a eu excès d'in-dulgence ou de sévérité. Comme une bonne conduite est pour l'homme la -chose la plus importante et la plus nécessaire, aussitôt que l'homme est en état d'agir, il _se trouve aussi en état de juger ses actions. Mais il juge mieux les autres que lui-même, parce que dans ce dernier -cas il est juge et partie. Cette faculté vraiment maîtresse, on peut à l'école lui fournir mainte et mainte - ccasion de s'exercer dans l'intérêt commun. o Elle s'exerce bien du reste sur les maîtres euxmêmes, tantôt à leur avantage, parfois aussi à leurs dépens. Je n'apprendrai rien à nos maîtres en leur -disant que les élèves sont juges et même assez bons juges de leur mérite moral ; ils ne sont même pas t - out à fait incompétents en fait d'enseignement. C'est -qu'il n'est pas malaisé de voir quand le maître s'embarrasse ou quand il reste court, ou quand il ne quitte pas le livre secourable. Ils savent également fort bien discerner si le maître est clair ou obscùr, c'est-à-dire s'il se fait ou non comprendre. Mais c'est surtout l'homme qu'ils excellent à juger; j'irais presque jusque à dire que sous ce rapport leur jugement est sans appel ; j'entends non pas le jugement de tel ou tel enfant qui peut avoir eu à se plaindre de trop de sévérité ou à se louer de trop d'indulgence, mais le jugement d'une classe prise ~lans son ensemble. La qualité qu'ils sont particulièrement aptes à
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juger, c'est la justice. Oh! sous ce rapport, ils sont sévères el ils ont raisori de l'être. Malheur au maître qui a deux poids et deux mesuresl :eût-il toutes les .autres qualités, il sera pesé dans la balance et trouvé léger. Et si le maître n'est pas consciencieux, s'il ne prépare pas sa classe, s'il ne corrige pas les devoirs ou s'il les corrige ma!, s'il ne s'intéresse pas à son enseignement, au progrès de ses élèves, qu'il ne se flatte pas de tromper leur clairvoyance, il sera jugé et condamné. Mais aussi un maître juste et consciencieux peut impunément être sévère ; non seulement les enfants lui. pardonneront sa sévérité, ils l'aimeront par surcroît. Il faut les entendre quand ils sont entre eux et qu'ils dissertent gravement sur nos qualités et nos défauts, sur nos tort<; et sur nos travers! Comme ils nous détaillent, comme ils nous épluchent I ils nous corrigent comme nous faisons leurs devoirs ; il8 nous donnent des notes et des places; c'est toute une petite revanche, Si les en fan ls peuvent juger leurs maîtres, à plus forte raison peuvent-ils se juger les uns les autres, et ils s'y entendent. fort bien, non qu'ils soient de justes appréciateurs en toute occasion et de tout genre de mérite, ou qu'ils soient assez sévères pour certains .défauts; mais dans l'ensemble ils ne se trompent pas beaucoup plus sur le compte de leurs camarades que sur celui de leurs maîtres. Grands admirateurs <le la force, de la h~rdiesse, de l'adresse, ils sont impitoyables pour la vanité, pour l'9rgueil, pour_la
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déloyauté. Leur vocabulaire d'écoliers est riche en termes expressifs pour qualifier ces défauts. Ils ont même leur justice, leurs tribunaux, leur code pénal; il n'est pas rare de voir un écolier frappé d'ostracisme pour avoir commis quelque grave infraction aux lois de l'honneur. On peut donc dans l'occasion mettre à l'essai leur jugemen~, et tantôt leur déférer un coupable, en les chargeant de prononcer la sentence, sauf à se réserver l'appel et le droit de grâce, tantôt leur soumeUre un trait de politesse, de complaisance, d'honnêteté, de bonté, ou même l'ensemble d'une conduite, les inviter à ·proposer une récompense ,sauf à en montrer l'insuffisance ou l' exagération, et à tout ramener à la vraie mesure. Lorsqu'on leur raconte une histoire, une fable, une anecdote, on ne manque jamais de leur demander quel est le personnage qui a tort, quel est celui qui a raison, quel est le coupable et quel. est l'innocent; pourquoi n'en userait-on pas avec eux comme avec ces personnages et ne les habituerait-on pas à porter des jugements les uns sur les autres? Mais, dira-t-o~, on court grand risque de semer la discorde sur les bancs de l'école et de provoquer des disputes, des querelles, voire des haines et des batailles. Je conviens que cette participation des élèves à l'appréciation mutuelle de leur conduite demande du tact et de l'à-propos, qu'il serait imprudent d'en user dans les cas douleuxou difficiles et qu'il ne faut yrecourirque lorsqu'on est sür d'avoir pour soi la presque unanimité. Alors
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le danger disparait etl'effetest certain; car une récom. pense ainsi décernée au nom de tous a on bien ·autre prix;comme le blâme infligé a un bien autre effet. Il va sans dire que la part faite aux enfants dans l'appréciation de leur conduite et de leur caractère doit être proportionnée à leur âge; en cela, comme en toute chose, il y a à trouver le point de maturité et à suivre une gradation réglée sur le développement moral de l'enfance. Ce qui importe, c'est de tourner·de bonne heure en ce sens l'esprit des enfants, c'est, une fois cette direction prise, de ne plus souffrir qu'ils s'en écartent; ce qui importe, c'est de les habituer de bonne heure et pour la vie à priser par-dessus tout les qualités du cœur, de la conduite et du caractère. Il faut aussi et surtout leur faire sen tir et comprendre l'importance de la probité, non seulement dans la vie privée, mais aussi et surtout dans la vie publique; il faut leur apprendre que les ressources des communes, des départements, du pays, sont entre les mains des conseillers communaux, des conseillers généraux et des députés, et que, par suite, les électeurs, dans leur choix, doivent avant tout se préoccuper et s'enquérir de la valeur morale des candidats. Lorsqu'un particulier veut placer un dépôt, il ne le jette pas dans les premières mains qu'il rencontre et qui se tendent vers lui :; à combien plus forte raison fautil y regarder de près quand il s'agit des deniers publics et du patrimoine commun.
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Dans une maison de commerce, dans une administration, avant de prendre un commis, un employé, un caissier, on se renseigne, on va aux informations; combien l'enquête serait plus nécessaire encore lorsqu'il s'agit de placer un candidat dans un conseil -0u dans une assemblée I La moraliLé privée est le gage de la moralité publique, et la valeur professionnelle une garantie d'aptitude politique; car la politique demande sans doute de l'instruction et des lumières, mais elle exige surtout de l'honnêteté et du bon sens. Ce n'est donc pas à .des hommes de mœurs dissolues ou relâchées, de situations irrégutières, ce n'est pas non plus à ceux qui ont échoué ,dans l'exèrcice de leur profession ou qui n'en ont .aucune, qu'il faut confier le dépôt de la fortune publique et le soin des affaires. Pour la sécurité du pays, pour l'honneur du suffrage, pour l'avenir de nos institutidns, les élus doivent être exempts de reproche, au-dessus du soupçon et en possession de l'estime et du respect de .tous. Formés par ces leçons, nos enfants, devenus ci,toyens, seront plus prudents et plus scrupuleux dans leurs choix ; ils auront un sentiment plus vif -de leur responsabilité et une intelligence plus nette de leurs devoirs; ils jugeront les candidats non plus - ur leurs déclarations et leurs promesses, mais sur s leurs actes et leur passé, et, ·avant de jeter un nom -dans l'urne, ils voudront s'a~surer quP. ce nom est .s ans tache.
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PARTJ QU 0N PEUT TIRER DE L'ENSEIGNEMENT AU PROFIT DE L ÉDUCATI0N
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SO}I MAIRE. - Qu'il n'est aucun gem·e d'enseignement dont on
ne puisse tirer quelque leçon de morale. - Que ces leçons demandent de l'à-propos, de la variété, de l'imprévu. Comment les sciences se prêtent à ces leçons. - Que lal poésie est une merveilleuse éducatrice. - Qu'elle paraît trop rarement à l'école primaire. - Que le peuple en a particulièrement besoin et pourquoi. - Que l'exercice de style ou composition peut être, par la discipline qu'il impose à l'esprit, et par le choix des sujets, un moyen d'éducation. Apprendre à d.iriger son esprit, c'est apprendre à se diriger J soi-même. - Que le maitre doit choisir lu i-m'me ses sujets; <lt les préparer. - Des proverbes et maximes. - De la grammaire et de la langue française. - Quel secours cet enseignement peut apporter à l 'éducateur. - Du choix des <'Jxemples donnés à l'appui des règles. - De la lecture. Qu'il n'est pas de meilleur auxiliaire que la lecture à haute voix. - Qu'elle exige une étude sérieuse. - Du choix des lectures. - De l'histoire. - Comment elle s'enseigne encore. Qu'elle doit être un perpétuel exercice de jugement. - Que la forme biographique convient à l'école primaire.
Tol!t enseignement a par lui-même une vertu moralisatrice,d'abord parce qu'en exerçant ou fortifiant i'esprit, il le rend plus apte· à se diriger lui-même, ensuite parce qu'en l'éclairant, ou le fécondant, il
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fournit à la volonté de puissants auxiliaires dans sa lutte contre les passions. Mais, indépendamment de cette vertu générale inhérente à l'enseignement, on peut dire qu'il n'est pas une science, pas un art, pas un métier même qui n'ait quelque rapport plus ou moins sensible avec la morale, et dont l'enseignement bien donné, bien compris ne puisse tourner au profit de l'éducation. Nous ne voulons pas dire que dans un enseignement quelconque il faille faire intervenir la morale à tout prix, ou la ramener régulièrement à la fin de chaque leçon, comme le refrain après chaque couplet d'une chanson. Il faut la dégager des lecons qui la contiennent et non la faire entrer dans celles qui ne la comportent pas. Elle perdrait de son efficacité à être ainsi introduite de vive force et comme on dit tirée par les cheveux. En la voyant revenir inévitablement comme une conclusion obligée, au bout de chaque exercice, les enfants n'y verraient bientôt plus que le signal du départ, ils ne lui prêteraient plus qu'une oreille distraite, comme on fait à ces orateurs qui s'obstinent à parler après la clôture de la discussion et retardent le moment impatiemment attendu. Le mieux est donc qu'elle se fasse sentir sans trop se faire remarquer, invisible et présente, ou qu'elle entre sans se faire annoncer, à son heure et sans bruit; qu'elle ne se croie pas toujours obligée aux: longs discours; parfois une réflexion, une allusion,
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un mot suffisent, jetés comme par hasard dans le courant de la leçon. L'enseignement littéraire est par sa nature essentiellement moral. La littérature, c'est l'étude ,. de l'homme, c'est l'homme même; la nature ne nous offre que le théâtre et la scène; elle ne nous intéresse guère que par ses rapports avec l'homme; tout l'intérêt se porte sur les acteurs et sur le drame, c'està-dire sur la vie humaine. Or la vie de l'homme n'est qu'une suite d'actions, rarement indifférentes, presque toujou s bonnes ou mauvaises, c'est la lutte éternelle du~ contre le mal, du t n.,r contre la passion; la morale en fait donc le fond et comme la substance. Il n'y a pas à la chercher, elle s'offre d'elle-même, ou, pour mieux dire, elle s'impose. Je ne parle pas de cette littérature qui voit dans l'homme non pas même un animal raisonnable, mais simplement un animal; cette littérature-là, si elle convient à certains hommes, n'est pas faite à coup sôr pour l'enfance et pour l'éducation. Autre est le caractère de l'enseignement scientifique; comme il a pour objet les êtres inanimés ou privés de raison, les phénomènes et les abstractions, la morale ne s'y trouve pour ainsi dire qu'à l'état latent ou diffus, dans les lois mêmes que les sciences découvrent, exposent et appliquent et dont la constance et l'harmonie révèlent une intelligence souveraine. Elle se retrouve aussi dans les considérations auxquelles peuvent donner lieu, la naissance, le dé-
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veloppement des sciences, leur utilité, leur passé, 'leur avenir, les dévoilments qu'elles engendrent, les bienfaits qu'elles répandent, les obstacles qu'elles -0nt rencontrés ·et surmontés, leurs luttes, leurs progrès, leurs triomphes. Il ne faut donc pas mêler in·discrètement et inopportunément la morale à l'en0 seignement scientifique; c'est seulement de loin en ·loin, quand on s'arrête pour reprendre haleine, ·quand on se retourne pour mesurer l'espace par-couru , quand on embrasse dans cette vue rétrospective une portion importante de la science enseignée, qu'on peut s'élever à des considérations générales, à moins que tel phénomène, telle loi, tel fait, par son caractère particulier, par les souvenirs qu'il réveille, ne provoque en quelque sorte une digression morale et une leçon d'éducation. Une merveilleuse éducatrice, c'est la poésie; elle -dépose dans les âmes des germes de vertu qu'amol· lissent et fécondent les larmes de l'émotion et de l'admiration; les beaux vers, ceux qui sont remplis de grandes pensées, de sentiments sublimes, entrent dans l'âme jusqu'au fond, ils n'en sortent plus; et ne ·,croyez pas qu'ils y restent inertes et stériles; ils assainissent l'âme, ils l'ennoblissent, et leur présence active s'y révèle dans l'occasion par des élans inatiendus. La poésie a\)paraît trop rarement dans l'enseignement primaire tt c'est une des causes de sa sécheresse -et du terre-à-t~rre auquel il semble condamné. Quel-
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<Jues fables apprises par cœur, quelques menus morceaux, souvent mal choisis, et c'est tout. N'estce pas un tort fait au peuple, un véritable dommage moral, que cette parcimonie avec laquelle on lui mesure un cÔrdial puissant et généreux ? Le peuple est sensible à la poésie; les beautés de) la nature le touchent, les grandes infortunes l'é·meuvent, les grandes vérités le saisissent, le dévoû, ment, l'héroïsme le transportent. La poésie, la vraie poésie, est une élévation de ·l'âme; elle n'est pas seulement agréable au peuple, elle lui est particulièrement bonne et salutaire; il en a d'autant plus besoin, que ses travaux étant presque tout matériels tendent à le matérialiser lui-même, que la lutle pour l'existence engendre une lassitude à la fois morale et physique, que le rude frottement de la réalité durcit peu à p1m le cœur, qu'à force de peiner et de souffrir on finit par ne plus voir dans ·Ia vie qu'un ensemble de nécessités douloureuses et de réalités triviales. 11 faut donc lui préparer une échappée vers les hauteurs, lui donner le goût et le .besoindecesfuites versl'idéal, lui ménager enfin au milieu des labeurs ces haltes réparatrices et rafraî·,chissantes d'où l'on redescend meilleur et retrempé. llfaut surtc;mt prendre les devants, occuper l'âme de l'enfant, la munir de sentiments nùbles, qui soient pour l'avenir un préservatif et une garantie de -·santé morale; il faut, par ces temps de plate et •>basse littérature, tenir l'esprit des enfants à une
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certaine hauteur, là où l'air est pur et vivifiant. De tous les exercices scolaires, le plus utile au point de vue moral, c'est l'exercice de style ou composition. D'abord par cela même qu'il force l'enfant à réfléchir, à trouver, à choisir, à ranger ses idées, et par suite à les comparer entre elles et à se rendre compte de leur valeur relative ,il constitue la meilleure préparation à la vie morale, à l'accomplissement de l'acte moral par excellence et par essence, c'est-à-dire à l'acte volontaire. En effet, accompli dans des conditions normales, l'acte volontaire implique une revue et un examen comparatif des motifs et des mobiles qui sollicitent la volonté, examen sans lequel la détermination n'est qu'un acte plus spontané que réfléchi, et parfois l'effet d'une surprise ou d'un entraînement. Or, le travail de la composition n'est lui-même qu'une série de menus actes volontaires, un choix attentif entre les idées qui se présentent à l'esprit, qui le sollicitent et l'assiègent au fur et à mesure qu'il avance dans le développement d'un sujet. De plus, en le forçant à embrasser des séries d'idées, à en rechercher le lien, l'enchaînement, tantôt à se porter en avant pour éclairer sa marche et la diriger vers un but marqué, tantôt à se reporter en arrière pour s'assurer-que la direction a été bien prise et le chemin bien tracé, en le forçant à voir d'ensemble un principe avec ses conséquences, un tout avec son commencement, son milieu et sa fin.
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il plie la volonté à une véritable discipline, il l'habitue à l'attention, à la circonspection, à_la prévoyance, toutes qualités aussi nécessaires dans la conduite de la vie que dans la conduite d'un sujet. La faiblesse intellectuelle provient surtout de l'incohérence des idées, de l'impuissance où l'on est d'en fixer la mobilité, d'en régler le désordre, de les coordonner et de les subordonner d'après la nature de leurs rapports, d'après leurs analogies ou leur dépendance, de convertir le mouvement spontané de l'esprit en mouvement volontaire, de suspendre parfois ce mouvement, d'attacher l'attention à telle ou telle idée importante, complexe ou obscure pour en dissiper l'obscurité, pour en compter les éléments, pour en mesurer la portée. Que peut-on attendre de ces hommes inconsistants, dont l'esprit saute sans cesse d'une idée à l'autre, ou tourne sans arrêt, également incapable et de rester en place et de se mouvoir en droite ligne, c'est-à-dire de réfléchir et de raisonner? Pour combattre ces défauts naturels, pour donner à l'esprit de la suite et du poids il n'est pas de meilleur exercice que celui de la composition ; apprendre à diriger sa pensée, c'est apprendre à se diriger soi-même. Mais si l'on veut conduire l'esprit des autres, fussent-ils des- enfants, il faut s'être rendu maître du sien, et si l'on donne un sujet à traiter, il faut l'avoir choisi et traité soi-même. Nous touchons ici un point faible, le plus faible
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peut-être de l'enseignement primaire. Ils sont rares, très rares, ]es.maîtres qui sayent corriger un exer-cice de style, et cela pour deux causes, d'abord parce "i,u'ils n'ont pas appris à le faire, ensuite parce qu'ils croient n'avoirpasbesoin de l'apprendre. -On compte les instituteurs qui choisissent euxmêmes leurs sujets et qui prennent la peine de les ,méditer. Sans doute un instituteur n'est pas un -professeur de faculté, et on ne peut lui demander de mettre des journées entières à préparer une leçon d'une heure. Mais, si humbles que soient ses exereices, si jeunes et si simples que soient ses auditeurs, . il ne peut pas, il ne doit pa.s se dispenser de choisir et de préparer. S'il le fait, cet exercice deviendra -entre ses mains un puissant instrument d'éducation. D'abord, en choisissant bien ses sujets, en les puisant tantôt dans la vie scolaire, tantôt dans la vie ordinaire, parfois dans l'histoire, quelquefois même dans le roman ou la fable, en les disposant, en les ordonnant, il arrivera à se former un cours -complet d'éducation qui ira s'enrichissant et se renouvelant d'année en année; ensuite, par la préparation, il réussira à donner de la vie, de l'intérêt et -de la vertu à cet exercice aujourd'hui si languissant, si fastidieux et si stérile. Quand on prend le premier sujet ve?,u dans l'un -de ces journeux complaisants, et du reste bien faits, qui apportent régulièrement à l'instituteur sa pro-vision de la semaine, et le dispensent obligeamment
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de toute recherche et de tout effort, lorsque ensuite on se borne à lire d'une voix indifférente et monotone un corrigé tout fait qu'on n'a pas même lu par avance, que peut être la correction, sinon ce qu'elle est en effet, c'est-à-dire un exercice aride et sec, presque purement grammatical ? Le maître prend une copie, se traîne de phrase en phrase, ici posant une virgule, là reboutant un membre boiteux, ressassant quelque r ègle de la syntaxe, prononçant ces jugements monosyllabiques, ces bien et ces mal, suprême effort d'une critique improvisée et vraiment puérile, Mais si l'instituteur a choisi son sujet, poussé paiquelque préféFence instinctive ou par quelque intention arrêtée, s'il s'est bien rendu compte du parti qu'il en peut tirer, s'il l'a fécondé par un peu de réflexion, s'il s'est remué et échauffé l'esprit, et si, avant d'entrer dans·le menu détail de la correction jndividuelle, il développe le sujet de vive voix et parle d'abondance, oh! alors il verra les oreilles se dresser, les yeux briller, il entendra le silence de l'attention, il sentira se former ces courants électriques qui mettent l'âme de celui qui parle en communication avec les âmes des auditeurs, il sera suivi, soutenu, porté ; la chaleur de la parole, le mouvement d'un esprit déjà entraîné, les regards et les mouvements du petit auditoire feront jaillir <les fdées nouvelles qui viendront se mêler aux idées déJa r~c\leillies et disposées, il se sentira convaincu
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el il trouvera l'accent de la conviction, il se sentira ému ~t saura émouvoir, el il conduira el il façonnera à son gré toutes ces petites âmes charmées. Il est maître dans toute la force du terme, celui qui sait parler, non pas pérorer ou déclamer ou réciter, mais simplement exprimer ses pensées à lui et les sentiments de son propre cœur. Il y a un instrument d'éducation trop négligé dans nos écoles et qui cependant par sa forme et sa nature me semble tout à fait approprié à l'enseignement primaire; c'est le proverbe. Le proverbe contient la morale condensée sous un petit volume; c'est une sorte de monnaie courante et qui a cours en tout pays; il y a bien queJques pièces fausses, mais elles sont faciles à reconnaitre ; dans les autres on trouve bien un peu d'alliage, mais l'or y domine. Grâce à son exiguïté, le proverbe pénètre partout; grâce à son tour net, vif, précis, il se loge aisément dans les mémoires et s'yconservesans altération. C'est sous cette forme brève, sonore, colorée, figurée, que le bon sens arrive d'abord à l'oreille et à l'esprit de l'enfant du peuple. Rare dans les maisons somptueuses, le proverbe court la rue, il court les champs; il habite la mansarde, l'atelier, la chaumière; il est dans l'air. Deux hommes se rencontrent, en passant, ils échangent un proverbe sur le temps, sur la saison, sur leurs travaux, sur tout. Le proverbe est sur les lèvres de la nou-rrice, il sort souvent de la bouche
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des vieillards, lié aux souvenirs du passé comme aux~sensations de l'heure présente, prologue ou conclusion de leurs longs récits. Les proverbes sont comme des points clairsemés et détachés, sur lesquels l'accord se fait entre les esprits les plus divers, et où se reconnaît et se retrouve l'unité de la raison humaine, au milieu de l'infinie variété des jugements. Pour les enfants qui n'ont qu·un aperçu de ia vie, le proverbe n'est qu'à demi clair; ils le répètent longtemps avant de le bien comprendre. A l'école, c'est un excellent exercice oral ou écrit ; soit que, la plume à la main, à tête reposée, faisant appel à sa précoce expérience, l'enfant cherche la solution de ce petit problème, soit que, proposé à la classe entière, le proverbe mette en mouvement tous les esprits, provoquant les efforts, exerçant la sagacité, piquant la curiosité comme une énigme. Le proverbe ne contient pas toujours une morale très pure, niais beaucoup de cette morale qu'on appelle vulgaire, c'est-à-dire un peu suspecte, douteuse et presque toujours mêlée d'une forte dose d'égoïsme. C'est affaire au maître d·y regarder de près, et de faire toucher du doigt la différence et l'écart entre la morale courante et la morale véritable. Indépendamment de ceux qui ont cours par tout pays, il y a les proverbes du cru, qui ont trait aux mœurs locales ; ceux-là aussi ont leur saveur et leur prix; l'instituteur fera bien de ne pas les dédaigner,
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de recueillir tous ceux qui sont à la portée de l'enfant; il puisera dans ce recueil à l'occasion; le train de la vie scolaire lui fournira plus d'une occasion de les appliquer et par conséquent de les mieux faire comprendre. L'enseignement de la grammaire et de la langue parait au premier abord entièrement étranger à la morale ; il peut cependant de temps à autre suggérer des réflexions propres à relever cette étude, à, stimuler le zèle des enfants et à leur inspirer de nobles sentiments. Pourquoi en effet ne leur ferait-on pas remarquer que dans la grammaire comme dans la vie tout est soumis à des règles qu'on doit apprendre et observer; qu'il ne faut faire de solécismes ni dans le langage ni surtout dans la conduite; (i) qu'un Français doit tenir honneur de bien parler la langue française, que le patriotisme lui en fait un devoir, et qu'il est honteux de se trouver sous ce rapport au-dessous d'un étranger; qu'illustrée par d'innombrables chefs- J'œuvre on doit la respecter et ne pas la salrr en y mêlant des termes grossiers ou abjects. Pourquoi ne leur dirait-on pas, qu'elle est le fruit d'un long travail des siècles l'œuvre du
Le moindre solécisme en parlant vous irrite, Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite (1).
()) Les r,mmes savantes. Acte II, scène TU.
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peuple tout entier, et par suite un bien corpmun sur lequel on doit veiller avec un soin jaloux; qu'elle a les qualités de notre race, la vivacité, la clarté, la franchise, qu'elle est universellement parlée et gotltée, qu'elle a été choisie entre toutes comme l'instrument diplomatique par excellence, et que notre devoir est de la maintenir à son rang et de la propager; que, lorsqu'on sait bien sa langue, on apprend plus aisément les autres, parce que toutes les langues ont entre elles des rapports sensibles et quelquefois des ressemblances frappantes, qu'on y· trouve les mêmes éléments et les mêmes lois, la nature et l'esprit étant partout les mêmes; enfin· qu'aujourd'hui . plus que jamais l'on doit tenir à bien parler, à bien écrire sa langue, tinisque sous un régime de liberté et de suffrage, il n'est pas un citoyen, si humble que soit sa condition, qui ne puisse être appelé à prendre la parole ou la plume soit dans un conseil communal, soit dans une société de bienfaisance ou autre, soit dans une réunion politique, et que le plus stlr moyen de faire préva-loir ses idées est encore de les bien exprimer. . Ainsi, sans vouloir à tout prix moraliser cet en.:.. seignement, on peut en dégager quelques idées qui l'éclairent et le dominent. J'ajouterai que dans le choix des exemples cités à l'appui des r ègles, exemples qu'on imprime dans les jeunes mémoires, on devrait donner la préférence aux maximes, aux sentences, aux pr.overbes, aux vers qui renferment..
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de bonnes et belles vérités, de bons et beaux sentiments. De toutes les ressources mises au service de l'éducateur, il n'en est pas de plus précieuse, de plus abondante, de plus variée que la lecture. C'est un trésor inépuisable et toujours ouvert, où l'on peut ~endre à son heure, à son gré, parmi: toutes les richesses du monde. Si le maitre a un avertissement à donner, un reproche à faire, un éloge à décerner, il peut toujours choisir une lecture qui réponde aux besoins du moment. Qu'il veuille corriger tel ou tel défaut, encourager telle ou telle qualité, inspirer tel ou tel sentiment, il trouvera toujours une page de prose, un morceau de poésie, pour amener ou appuyer ses leçons, pour leur donner plus de poids et d'intérêt. La lecture à haute voix, faite et commentée par le maître, est de toutes la plus féconde ; mais il faut qu'elle soit préparée, et malheureusement les instituteurs se dispensent ou croient pouvoir se dispenser de la préparation. Par excès de confiance en eux-mêmes, ou par ignorance des difficultés qu'offre cet exercice facile en apparence, ils s'aventurent dans un tex.te inconnu, et se trouvent impuissants soit à le faire goô.ter par le charme du débit, soit à le faire comprendre par la clarté du commentaire. Lire, après avoir lu, est déjà un art difficile; mais lire à livre ouvert, déchiffrer, comme disent les musiciens, est un talent rare, très rare. Il suppose,
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en effet, tout un ensemble de qualités distinguées, une grande vivacité d'esprit, une grande souplesse d'organe, et presque de la divination; car de même que l'orateur qui improvise doit songer à la fois et à ce qu'il dit et à ce qu'il va dire, ainsi le lecteur qui déchiffre doit voir d'un coup d'œil et ce qu'il lit et ce qu'il va lire. Il doit, pour éviter les hésitations, les surprises, pour ne pas broncher, fausser ou détoner, il doit toujours jeter les yeux en avant et éclairer sa marche. Une lecture est comme l'exécution d'un morceau de musique; suivant la valeur de l'exécutant et, il faut bien le dire aussi, de l'instrument, c'est un régal ou un supplice. Mal lire ou jouer faux, c'est tout un. Il y a un joli proverbe italien s11r les traducteurs, tmduttore, traditore; traduire, c'est trahir. Le mot peut s'appliquer à la plupart des lecteurs; leur lecture n'est pas une traduction, c'est une trahison. Mais co n'est pas seulement en lisant lui-même que l'instituteur peut être utile aux enfants, c'est en les faisant lire, c'est surtout en leur donnant le goüt de la lecture et des bonnes lectures. Chercher des livres qui soient en rapport avec leur â.ge, avec la nature de leur esprit et de leur caractère, avec le degré et les besoins de leur culture morale, quel service à leur rendre I Les livres ne manquent pas, car jamais on · n'a plus et mieux écrit pour l'enfance; née d'hier, cette littérature est déjà riche et variée. 20
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L'inslitutenr qui se composerait une bibliothèque d'éducation, qui prendrait la peine de suivre les enfants dans leur développement moral, de former des séries d'ouvrages cor.respondant aux phases diverses de ce développement, celui-là réussirait non seulement à préserver l'enfant des dangers qui le menacent dans le présent, mais à le prémunir contre les dangers de l'avenir. On a souvent appelé l'histoire la leçon des peuples et des rois; elle est aussi une source abondante de leçons pour les particuliers, et un précieux auxiliaire de l'éducation. C'est là, ce semble, une vérité banale; et cepen· dant à la façon dont l'histoire s'enseigne encore, on ne se douterait guère qu'elle soit si riche en enseignements. Presque partout, c'est la mémoire du maître qui parle et qui s'adresse à la mémoire de l'élève; des deux côtés, le jugement reste inactif. L'abrégé fait tous les frais de cet enseignement, et un abrégé que l'on abrège encore et que l'on réduit à de maigres arbres généalogiques et à d'arides tableaux chronologiques; ce sont des défilés de noms propres, des paquets de faits tout secs, liés avec des dates; c'est !'.histoire à l'état de squelette, sans chair, ni sang, ni vie. Cependant l'histoire n'est intéressante qu'à la condition d'être vivante et présentée sous forme de portraits, de tableaux, de récits; alors elle prend tout l'attrait d'un roman épique à grandes aventures, à grands personnages; au lieu,
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d'être un fardeau pour la mémoire, elle devient un aliment pour l'esprit, un stimulant pour l'imagination, un exercice pour le jugement. En effet, l'histoire n'est qu'une série d'actes individuels ou collectifs dont chacun peut servir à provoquer la réflexion. Si on les laisse passer comme dans un long défilé, ce mouvement uniforme et continu, cette succession monotone et ininterrompue, ne laissent dans l'esprit qu'alourdissement, fatigue et confusion; il faut ralentir et parfois suspendre celte marche, arrêter les personnages et se donner le temps de les voir, de les entendre, de les juger Tant que le·maître n'est pas arrivé à l'âme, qu'il n'a pas réussi à faire naître ces sentiments de haine ou d'amour, d'admiration ou de mépris qu'éveille la r eprésentation d'un drame, il n'a pas pénétré assez avant dans l'histoire, il ne l'a pas fait revivre, il n'a fait mouvoir que des noms, des formes vides et non des hommes. C'est l'être r esponsable qu'il faut atteindre, parce que c'est de la conscience que découle l'intéret, et que les actes dont on ne voit pas les mobiles, que les faits dont on ne voit pas les auteurs, sont sans signification aucune et partant sans attrait ni valeur. Assurément il y a dans l'histoire autre chose que des hommes; il y a de grands événements où la fatalité semble dominer; il y a ces grands êtres collectifs qu'ori nomme les nationalités et dans la vir desquels l'individu ne joue en apparence qu'un rôle inutile ou secondaire ; il y a des
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lois gén6rales, du reste encore obscures, sous lesquelles se meuvent la liberté et l'activité humaines; il y a les religions, les gouvernements, les sciences, les lettres, les arts, l'agriculture, le commerce, l'industrie, en un mot la civilisation. Que ne trouve-t-on pas dans l'histoire, et ne peut-on pas dire qu'elle est de toutes les sciences la plus vaste et la plus compréhensive? Ces grandes faces de l'histoire, on ne doit donr. pas les laisser dans l'ombre; mais j'estime qu'à l'école primaire c'est surtout aux hommes qu'il convient de s'attacher, c'est sous forme de biographies qu'il faut présenter cette science, parce qu'ainsi elle est plus à la portée des enfants, qu'elle les intéresse davantage, et qu'elle offre plus de ressources à l'éducateur. Racontées par le maître, à l'aide de ses souvenirs, avec des lectures ou citations bien choisies, ces biographies peuvent se terminer par un résumé auquel la classe tout e~tière est associée, où l'on passe en revue les qualités et les défauts, les vices et les vertus, les grandes actions ou les crimes du personnage et qui laisse dans les esprits une idée nette et durable de sa valeur morale et de son influence heureuse ou funeste. Arrêtons-nous surtout en présence des grands hommes, apprenons aux. enfants à pénétrer dans leurs àmes, à y décourvrir les sentiments qui les ont animés et soutenus dans leurs épreuves et dans leurs entreprises; mettons en lumière les qualités, les vertus qui en ont fait des bienfaiteurs, des héros,
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des martyrs. Si nous devons de la reconnaissance à ceux qui nous ont obligés, à quel degré ne doit pas être porté ce sentiment envers ceux qui ont étendu leurs glorieux services à 111 \latrie, à la société, à l'humanité tout entière? OdieL1se est l'ingratitude; effor., çons-nous d'en préserver la démocratie française.
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DU PARTI ou'oN PEUT TIRER DE L'ENSEIGNEMENT AU PROFIT DE L'ÉDUCATION (surm) .
SOMMAIRE. - De la science des nombres. - Qu'elle est une langue universelle,l'auxiliairede toutes les sciences, des arts et même des métiei·s. - Des sciences naturelles. Dangers que présente cet enseignement; moyens de les éviter. - Comment on peut vivifier, élever cet enseiguement. - Exemples. - De la vertu moralisatrice des a rts . De la musique scolaire. - Son insignifiance actuelle. - ce qu'elle devrait être. - De l'abus des hymnes patriotiques. La Marseillaise. - Le dessin. - Services qu'il rend. - De l'abus du crayon. - La caricature. - Devoir des maîtres.
Il n'est pas jusqu'aux sciences exactes elles-mêmes qui ne puissent fournir à l'éducateur un contingent d'idées morales et de considérations élevées. On peut faire remarquer aux enfants que la science des nombres est une lang ue universelle qui se comprend d'un pôle à l'autre, une preuve convaincante et permanente de l'unité de l'esprit humain, une r éponse pére_ ptoire et sans réplique aux paradoxes du m scepticisme; car ce qui est une fois démontré, l'est à tout jamais, et pour tous les hommes. On peut leur faire comprendre que cette science universelle
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est l'auxiliaire indispensable de toutes les autres, de tous les arls et même des métiers; leur faire retrouver le rôle de cette science souveraine dans l'histoire dont elle établit la chronologie, dans la géographie où elle mesure et fixe les distances, dans l'économie politique où elle sert à l'évaluation de la ·richesse, dans la physique dont elle représente les lois et les forces, dans la chimie à laquelle elle fournit ses coefficients et ses formules, dans l'astronomie dont elle prépare et conlrôle les découvertes, <lans l'architecture, dans la peinture, dans la sculplure et dans le dessin qui lui doivent l'harmonie -0.es formes et l'exactitude des proporlions, dans la musique où elle détermine la valeur et les rapports des sons, dans les plus humbles métiers qu'elle .guide et dans les plus simples outils qu'elle dirige et seconde. N'est-ee pas elle encore qui préside à toutes les opérations du commerce, à tous les travaux de l'industrie et de l'agriculture, qui sert à l'évaluation même de la valeur artistique et intellectuelle, à l'appréciation des délits et des peines, qui clôt les débats politiques par le dénombrement des suffrages, et qui par les tableaux de la statistique éclaire la marche du progrès et mesure les étapes de la civilisation? Science vraiment unique, support et ressort de toutes les autres, élément nécessaire et subtil mêlé à tous les mouvements de la pensée, comme à toutes les combinaisons de la malière. Il sera bon d'ajouter que, cultivée en elle-même et
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pour elle même, elle risque de donner à l'esprit de la sécheresse et de la raideur; que l'on ne pourrait sans danger porter dans la vie ordinaire la rigueur des raisonnements abstraits; que la riche et mobile complexité de la nature humaine diffère essentiellement de la constante simplicité des éléments numériques, et qu'on ne peut raisonner sur des hommes comme on le fait sur des nombres. L'introduction des sciences naturelles dans l'enseignement primaire. est une heureuse innovation; elle répond aux besoins du temps, elle assure un progrès nécessaire. Mais s'il n'est pas de sciences qui ouvrent à l'esprit des horizons plus vastes, de plus riches perspectives, qui soient plus propres à stimuler et à solliciter dans tous les sens la curiosité naturelle de l'enfance, il n'en est pas qui, sèchement et étroitement enseignées, risquent plus de fausser et de rapetisser l'esprit. En effet, si l'on s'en tient à l'étude du détail, si l'on n'observe et ne considère jamais les êtres qu'un à un, partie par partie, l'esprit se rétrécit, se resserre et se réduit aux proportions mêmes des objets auxquels il s'attache; il perd la notion de l'importance relative des choses, il perd la véritable règle du jugement, qui ne se trouve et ne se conserve que par la comparaison fréquente des parties entre elles et du tout avec les parties, par le passage alternatif et réitéré du détail à l'ensemble et de l'ensemble aux détails. Si au contraire, après avoir observé les
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merveilles que recèle tel ou tel organisme, tel ou tel objet, on le remet par la pensée en son lieu et place, si on l'envisage dans le tout dont il n'est souvent qu'une insignifiante parcelle, si l'on remonte au point de vue élevé d'où l'on embrasse l'ensemble des choses, alors l'esprit reprend son équilibre et son élasticité, et l'on n'est plus exposé à s'exagérer l'importance de ce qu'on vient d'apprendre, par une indifférence volontaire pour ce qu'on néglige ou qu'on ignore. Je connais deux hommes qui en sont arrivés à ne plus voir dans la nature, l'un que des oursins et l'autre des lichens, et qui professent une indifférence complète pour le reste de la création et un mépri!; Rouverain pour les aveugles qui peuvent vivre dans l'ignorance des lichens et des oursins. Sans doute il faut donner à l'esprit des · habitudes d'observation attentive et le goût des connaissances précises, mais il faut aussi l'habituer à sentir et à comprendre l'ordre et l'harmonie qui règnent dans la nature et à en admirer la grandeur et la beauté. Un autre danger de cet enseignement, quand il n'est pas de temps à autre ou relevé par des vues d'ensemble ou fécondé par la réflexion, c'est de matérialiser l'intelligence. _ force de décomposer, d'aA nalyser, de classer, l'esprit finit par s'arrêter aux formes visibles et tangibles, il s'attache à la surface; la vie et le principe de la vie lui échappent. Dans la fleur, par exemple, on compte les sépales,
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les pétales, les é·tamines, mais on ne se demande pas par · quelle force régulatrice et mystérieuse la sève puisée par les racines, aspirée par la tige, distribuée dans la plante arrive à former toujours eldans un ordre invariable feuilles, fleu-rs et frui ls; quelle est cette vertu secrète qui divise, répartit les sucs nourriciers pour en produire des effets si divers; celte volonté insaisissable et pourtant manifeste et constante qui dirige la sève et l'arrête toujours aux mêmes limites, aux mêmes contours, et la répand dans les mêmes formes, invisibles et immuables; qui avec ·celte sève commune à toute la plante nuance, nacre ou pointille les feuilles de la corolle, en peint les bords, en colore le fond et toujours des mêmes couleurs et toujours sur le même dessin, depuis que le monde est monde et que la fleur est fleur. N'y a-t-il pas cependant dans cette reproduction constante des phénomènes les plus compliqués et les plus délicats, dans celte marche secrètement réglée d'éléments subtils le long des lignes idéales qui les attendent, les arrêtent et les contiennent, dans cette intelligence muette et docile à refaire toujours sur le même plan des chefs-d'œuvre de fraîcheur et de gràce, fragiles et éphémères et pourtant indestructibles en leur type éternel et leur vitalité renaissante, n'y a-t-il pas, dis-je, une source de réflexions propres à vivifier et ennoblir un enseignement qui, réduit à l'application des procédés scientifiques et à la mécanique des classifications,
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perdrait son véritable sens et son efficacité morale? Cet enseignement s'adresse si'rrtout à de futurs paysans, puisque les enfants de la campagne forment les trois quarts au moins de la population scolaire. C'est un grand service à leur rendre que de leur inspirer le goût et de leur donner l'intelligence des beautés au milieu desquelles ils vivent sans les comprendre et presque sans les voir. En effet, le paysan, et ce n'est pas sa faute, ne voit la nature qu'à travers les dures nécessités de la vie; son regard ne cherche dans la terre que l'argent qu'il lui faut en tirer pour sa subsistance. A l'aspect des belles prairies, des belles moissons, des beaux vergers, il n'admire pas, il suppute. Longtemps élevé dans la misère et l'ignorance·, l'utile seul le touche, le beau lui échappe; l'habitude aussi le blase; c'est la ville qu'il admire, çomme le citadin la campagne L'enfant élevé dans nos écoles ne sera plus désormais aussi insensible aux merveilles qui l'entourent; grâce aux leçons g;u'il y reçoit, grâce à ces petits musées· scolaires qu'il contribue ui-même à former de ses trouvailles, grâ~e aux livres illustrés qui se répandent et qui resleron l entre ses mains, grâce aux promenades scolaires où on lui apprend à lire dans ce grand livre merveilleusement illustré de la nature, la terre sur laquelle il marche aujourd'hui sans la connaître, parlera à son esprit, le ciel qui l'entoure parlera à son cœur. Quand il se promènera pensif, la tête baissée, comme
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il a coutume de le faire, toute cette multitude d'êtres qui rampent, courent, volent à ses pieds et autour de lui, provoqueront sa curiosité, attireront, fixeront ses regards; la vue des montagnes qui l'entourent réveilleront parfois dans sa mémoire le souvenir des révolutions géologiques qui les ont suscitées; la nuit, ses yeux, en s'élevant vers le ciel, ne s'arrêteront plus à la voô.te apparente; il scrutera les profondeurs étoilées, sachant que tous ces points brillants sont autant de soleils, que ces blancheurs lactées sont des amas de mondes; il se fera une idée plus haute de la puissance divine ~L une plus juste idée de la valeur de l'homme. L'école l'aura initié non seulement aux merveilles de la terre et d11 ciel, mais à celles aussi de son propre organisme. Ici encore prenons garde que cette étude se borne à la forme et au jeu des organes, et se contente de satisfaire une curiosité banale, sans provoquer la réflexion, sans. éveiller l'admiration. Là où s:arrête la science, la morale poursuit; là où finit la tàche du physiologiste, commence celle de l'éducateW'. Je prends un exemple. Quand l'enfant aura appris que l'œil se compose du nerf optique, de la rétine, de la sclérotique ou cornée opaque, de la choroïde, de l'humeur aqueuse, du cristallin,~de l'humeur yitrée, quand il aura démonté et remonté les pièces de cet incomparable organe, il restera à en faire admirer l'incompréhensible puissance; il restera à se demander corn-
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ment dans un si élroit espace peuvent entr~r et tenir les images énormes des montagnes, les images infinies des plaines et des mers; comment dans ce microscopique miroir peuvent se refléler avec leurs proporlions et leurs distances, avec leurs formes, leurs mouvemenls et leurs couleurs, les innombrables objets que renferme le cercle de l'horizon Yisuel; comment un monde d'une immense étendue, d'une richesse incroyable peut se mouvoir à l'aise dans ce pelit globe de l'œil, sans confusion, sans a.li ération, sans réduclion; comment encore, à mesure r1ue l'homme arnnce, marche, cour~, vole, qu'il est emporté par le galop d'un cheval ou par un lrain lancé à toule vitesse, des milliers, des millions d'objets passent et se succèdent sans trouble et so.ns interruption dans cette pelite lunette vraiment magique qui concentre le monde extérieur et le met en communication avec l'àme. Il est bien d'apprendre à l'enfant comment il voit, comment il entend, comment il respire, mais n'oublions pas de lui rappeler que ces organes délicats et puissants ne sont pas le tout de l'homme. Il y a en lui quelque chose de plus admirable encore et de plus incompréhensible. Au centre de l'organisme il y a l'àme qui le meut et lui commande; il y a la conscience avec laquelle l'enfant doit compler de bonne heure, qui lui fait sentir si cruellement ses fautes et goûler si délicieusement ses bonnes aclions; il y a la raison qui lui fait concevoir un
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idéal de perfection morale, guide et lumière de la vie. Mais ni la conscience, ni la raison ne se voient, ne se touchent; à peine le doigt du savant peul-il indiquer vaguement le point où elles résident; et cependant elles nous dirigent et nous gouvernent, et leur invisible présence se révèle par d'éclatants effets. Le corps est une belle habitation dont on a réussi à connaitre les pièces, la distribution, l'arrangement; mais le maître qui l'habite, nul ne l'a jamais vu, nul ne peut le voir; et . cependant il est là toujours présent, et sa volonté se manifeste énergiquement à toute heure. C'est par des considérations de ce genre que nous empêcherons l'enfant de glisser insensiblement sur la pente d'un matérialisme grossier; c'est ainsi qu'à côté d'un monde admirable sans doute de réalités sensibles, nous lui rappellerons l'existence d'un monde bien autrement admirable encore de réalités invisibles. Le véritable éducateur ne se borne donc pas à enseigner, à exposer, à décrire ou à peindre, il va au fond, au cœur des choses; il cherche à atteindre le principe même de la vie, et partout où il entrevoit une image de beauté, il la met en lumière. Sous quelque forme que le beau se révèle, dans a puissance mystérieuse de l'âme ou dans les merveilles de la science, dans le tressaillement d'un acte héroïque ou dans le saisissement d'une pensée sublime, sùusles transparences sonores et rhvthmées
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de la musique et de la poésie, ou sous les contours précis du marbre et de l'airain, sous la chaude et brillante parure des couleurs ou sous le vêtement simple et froid de la gravure et du dessin, sous les grandes lignes sévères de l'architecture, toujours il touche, il émeut, il élève. L'admiration qu'il insr, ire n. une vertu singulièrement moralisatrice; c'est comme un assain;ssement, un épanouissement de l'âme, dans les hauteurs sereines, sous l'influence bienfaisante d'une lumière plus vive et d'un air plus pur. L'âme en sort comme d'un bain de rosée matinale, rafraichie ei, reposée. Nous sommes reconnaissants envers ceux qui ont ouvert aux enfants de nos humbles écoles le domaine de l'art qui jusqu'ici leur était presque fermé. Dans un Lemps où les arts comme les lettres s'abaissent et se défigurent sous prétexte de se mettre à la portée de tous, c'est une louable entreprise que d'élever l'âme du peuple jusqu'à l'intelligence des véritables chefs-d'œuvre et de la hau5ser jusqu'à l'idéal. Puisse ce mouvement généreux ramener les littérateurs et les artistes fourvoyés au sentiment de leurs devoirs envers une démocratie dont il faut épurer le goût et non flatter les instincts 1 La musique, comme tous les arts, peut être aussi utile que nuisible, suivant le caractère qu·on lui donne et les sentiments qui l'inspirent. Malheureusement les chants dont retentissent nos écoles sont encore pour la plupart d'une insignifiance extrême;
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airs et paroles y sont marqués au coin de la banalité. Combien il serait à souhaiter que nos bons compositeurs voulussent bien faire pour la mmique scolaire ce que plusieurs de nos bons écrivains ont déjà fait pour la langue! Si modeste qu'elle puisse paraître, l'œuvre a pourtant sa grandeur. C'est quelque chose de contribuer à la régénération d'un pays, et tout en songeant aux hommes faits, de travailler à faire des hommes. La simplicité qu'exige une musique destinée à l'enfance n·est pas du reste si aisée à trouver, qu'on ne puisse être tenté de chercher à l'atteindre. Rendre dans leur fraîcheur les sentiments qui s'éveillent dans l'àme encore naïve et tendre n'est peut-être pas moins difficile que de peindre les passions effrénées ou d'exprimer les sen li ments raffinés; c'est une tàche à coup sür aussi noble de faire vibrer de jeunes cœurs que de désennuyer un public blasé. La création d'une bonne, saine et forte musique scolaire serait d'autant plus désirable, que la musique ordinaire des lhéàlres et des cafés concerts n'est pas précü,ément faite pour épurer le goüt ni pour élever l'àme, et que les refrains de la rue, qui forcent l'oreille el, bon gré mal gré, se logent dans la mémoire, n'ont absolument rien de moralisateur. Pour un musicien qui aspire à la célébrité, ce n'est pas non plus un auxiliaire~à dédaigner que la mémoire de l'enfance, car elle est sûre et fidèle:; on oublie parfois les airs appris dans l'àge mür, mais ceux que l'oreille encore vierge
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a entendus tomber des lèvres d'une mère, ceux qui ont fait résonner l'école, ceux qui ont traduit les impressions premières et accompagné la naissance des premières passions, ceux-là restent gravés dans la mémoire, et les années passent sans les emporter. Il nous faudrait, dans nos écoles, des chants qui respirent à la fois l'honnêteté et la gaîté; de ces chants qui annoncent la sanlé de l'âme et la bonne humeur des consciences paisibles, des vies bien réglées, des devoirs facilement et résolument remplis. On entendait bien autrefois retentir dans les rues quelques accents fiers et généreux, quelques douces et touchantes mélodies, mêlées aux inévitables refrains bachiques, qui sont de tous les temps. Aujourd'hui il semble que la musique courante ait pris à tâche d'abêtir et d'abrutir. Ne cherchez dans les paroles ni la malice et la raillerie, ni la bonne et franche gaîté, ni l'ardeur des grandes passions, ni même l'épicurisme sceptique et rieur; les paroles sont simplement niaises quand elles ne sont pas grossières, et les airs, à l'avenant, respirent une sorte de bestialité. Reste un chant patriotique et puissant, mais dont on use et abuse, et qui serait usé s'il n'était d'une vitalM indestructible, qui serait défiguré s'il ne portait l'empreinte d'une inaltérable beauté: c'est la Marseilla'ise. Ce chant patriotique, il ne faut pas le prodiguer et l'entonner à tout propos ni surtout en
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tout lieu; il ne faut pas en dénaturer le caractère, ni en forcer lerhythme, ni en rabaisser la grandeur. J'éprouve une impression pénible quand j'entends des buveurs à moitié ivres entonner la Mai·seillaise, ou un orchestre forain en faire le prélude d'une danse ou d'une parade; c'est une véritable profanation. La Marseillaise veut la solennité et le recueillement; apprenons à nos enfants à respecter cet hymne sacré; rappelons-leur dans quelles tragiques circonstances elle a pris naissance; quels efforts gigantesques elle a secondés, quels héroïsmes elle a enfantés; ils ne seront plus tentés alors de la fredonner, de la siffler ou de la crier à tue-tête; la Marseillaise se chante et ne se braille pas. Indépendamment du secours qu'il prête aux autres arts, à la science, à l'industrie, à presque tous les métiers, le dessin peut rendre des services d'un ordre plus élevé, il peut venir en aide à l'histoire, à la poésie, à la morale, à l'éducation. N'est-il pas une véritable langue qui parle aux yeux et au cœur·, langue comprise sans étude, sans effort, avec une rapidité instantanée par ceux-là même qui ne savent pas lire, langue qui traduit avec une admirable clarté les sentiments, les passions, les pensées? Seul et sans le secours des couleurs, par la puissance de la forme et des traits, le dessin réussit à imiter la vie, il arrive à l'illusion, il atteint à la beauté; il peut toucher, émouvoir, ravir, il peut faire naître dans l'âme de nobles désirs , de grandes pensées, de géné-
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reuses ambitions. Grâce au dessin, à la sôreté de ses imitations, à l'exactitude et à la facilité de ses reproductions, nous pouvons contempler les portraits de ces hommes illustres dont le temps ou la distance nous dérobent la vue, et que l'on brûle de connaître, parce qu'ils sont les plus beaux types moraux de l'humanité; grâce au dessin, tous ces chefs-d'œuvre de la sculpture et de l'architecture que leur nature attache au sol et qui sont loin de nous et loin les uns des autres, ces chefs-d'œuvre nous arrivent de tous les points du monde et se rassemblent sous nos yeux; grâce au dessin, auxiliaire précieux des livres qu il illustre, l'enfant de nos écoles voit se transformer les noms en portraits, les récits en tableaux; autrefois vides et ternes, les pages s'animent, les abstractions prennent corps et vie, l'histoire devient un théâtre, la lecture un spectacle, les sciences naturelles et physiques une représentation. A son ulilité pratique et morale, cet art joint donc encore ·une utilité esthétique et didactique. Mais de tout ce qui est utile et bon on peut faire un mauvais usage; l'art du dessin peut donc être rabaissé, avili et perverti. Je ne parlerai pas de la prostitution trop fréquente du crayon mis au service d'une plume licencieuse; il n'est rien au monde de plus pernicieux. Sans descendre jusqu'à cette complicité dégradante, le crayon s'égaie volontiers, et non toujours innocemment ni sans dommage dans un genre
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DE L'ÉDUCATION
très frança:s et très populaire, je veux dire la caricature. Sans doute, il y a une espèce de caricature que l'art ne désavoue pas et que la morale approuve, qui a ses grands noms et ses chefs-d'œuvre, et qui est une des formes de la satire. Celle-là cache toujours une instruction morale, elle est utile aux mœurs. Par le relief saisissant qu'elle donne aux défauts ou a~x vices, par les laideurs, les difformités, les monstruosités qu'elle étale, et où nous reconnaissons les effets de la démoralisation, elle inspire un dégoût ou un mépris salutaires, elle est un avertissement, elle contient une leçon. Mais il y a une autre espèce de caricature qui est à l'art ce que la blague est à la littérature, et l'opérette d'Offenbach à l'opéra de Meyerbeer, qui s'attaque aux hommes illustres, aux belles choses pour les défigurer, les rendre ridicules et grotesques, et faire rire de ce qui devrait faire pleurer. Sans être précisément immorale, cette sorte de caricature est dangereuse à l'art; elle affaiblit, elle dessèche le sentiment de l'admiration ; car la vue du chef-d'œuvre réveille inévitablement le souvenir de sa caricature et ce souvenir gêne et gàle l'impression ressentie, il en détruit ou au moins il en compromet l'efficacité. Ce genre pourtant est fort à la mode, il répond à notre goôt naturel pour la moquerie, il flatte l'instinct secret de la jalousie, enfin il est à la portée des talents les plus médiocres
�CHAPITRE XXXII
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Un chef-d'œuyre, à quelque genre qu'il appartienne, devrait être sacré et préservé de toute pro- · fanation par le respect; l'art ne devrait pas se tourner contre l'art, et les types de perfection morale ou de beauté plastique créés par le génie des poètes et des artistes, ne devraient jamais avoir à subir ces altérations volontaires et ces déformations irrévérencieuses. C'est à nos maîtres à développer de bonne heure ce sentiment élevé et délicat du respect des belles choses, à réagir là comme ailleurs contre cette manie et cette habitude de chercher partout mati ère à rire, à seconder ainsi les efforts éclairés du Ministre qui, par l'institution de la commission de l'imagerie scolaire, par l'envoi dans les écoles primaires d'un certain nombre de reproductions des chefs-d'œuvre plastiques, s'efforce d'y faire naître le goô.t de la véritable beauté et commence ainsi l'éducation esthétique des classes populaires.
�CHAPITRE XXIII
RÉSUMÉ ET CONCLUSION
En résumé, nous avons constaté que l'affaiblissement de la foi religieuse lai.sse uJl vide qui tend à s'agrandir; que des symptômes fréquents et divers font craindre une certaine altération du sens moral et des idées régulatrices de la conduite privée comme de la vie publique, un certain appauvrissement des sentiments généreux qui sont le signe et la condition de la santé morale chez les particuliers et chez les peuples; nous avons dit que le temps presse et que celte situation réclame une large extension de l'enseignement moral et un puissant et général effort en faveur de l'éducation; que l'école n'a jamais été une véritable éducatrice, que la discipline y est purement répressive et presque exclusivement subordonnée aux intérêts de l'enseignement; nous avons essayé de faire voir comment elle pourrait s'étendre, s'enrichir et embrasser toute la vie morale de l'enfance; nous avonsJénuméré les qualités dont l'état de nos mœurs, les défauts de notre caractère et la nature de nos institutions rendent le développement parti-
�CHAPITRE XXIII
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culièrement désirable; enfin, comme la valeur morale de la famille et la stabilité des instit~tions sont les premiers intérêts et les premiers besoins d'un pays, nous avons montré comment l'enfant peut être préparé dès l'école à l'accomplissement des devoirs qu'il aura un jour à remplir comme chef de famille et comme citoyen. La conclusion qui sort tout naturellement de cet ouvrage, c'est qu'il faut des instituteurs qui puissent donner à l'enfance l'éducation reconnue nécessaire. Sans vouloir rabaisser nos maîtres, nous pouvons dire que, si, parmi eux, nous comptons de bons éducateurs, il en est beaucoup qui ne sont encore que capables de le devenir, et beaucoup aussi qui ne le deviendront jamais. Et il y aurait de l'injustice à le leur reprocher, comme il y aurait de la naïveté à s'en étonner. Les portes de l'enseignement primaire sont ouvertes à deux battants, et l'on peut dire sans ·exagération, qu'on y enlre sans frapper. Le modeste examen qui en garde l'entrée mérite à peine le nom d'épreuve. Que demande le programme à ceux qui se présentent? l'a b c du métier; d'éducation, il n'en est pas question. Quoi d'étonnant si les aspirants ignorent ce qu'ils n'ont pas appris, et s'ils n'apportent pas les garanties qu'on n'exige pas d'eux? Le certificat de bonne vie et mœurs autrefois demandé n'avait qu'une valeur négative; on y a renoncé. Que reste-t-il en fait de garanties? Les renseignements que les inspecteurs d'académie se
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DE L'ÉDUCATION
fournissent les uns auxautresne sont pour l'ordinaire qu'un témoignage de bonne conduite, quelquefois un certificat d'aptitude à l'enseignement, rarement, presque jamais, une preuve d'aptitude à l'éducation.A l'homme qui va prendre en main non-seulement la direction intellectuelle, mais la direction morale de l'enfance, en réalité, on ne demande rien qu'~n modeste parchemin. Il est vrai qu'on prend de tout jeunes gens, presque des enfants, auxquels on livre l'enfance. On ne manque aucune occasion de dire et de répéter à nos maitres: « Vous devez être des éducateurs. » Le conseil est bon, mais il ne suffit pas. Il y nurait des mesures à prendre pour développer chez ceux qui la possèdent l'aptitude à l'éducation et pour reconnaître et écarter ceux qui en sont dépourvus. Ne pourrait-on introduire dans l'examen une épreu,ve spéciale et éliminatoire? Ne pourrait-on choisir pour la composition française non pas une question d'instruction morale et civique, dont l'aspirant peut trouver la réponse dans sa mémoire, mais une question d'éducation dont il fût obligé de tirer la réponse de son propre fonds, et qui permît de voir s'il a quelque connaissance de la nature humaine, s'il sait ce qu'est l'enfance, s'il est en état de développer une qualité, de combattre un défaut, de redresser une idée fausse, de juger un principe, une règle de conduite (1 ).
(1) Le sujet donné à la dernière session s'est trouvé de cc
�CHAPITRE XXIII
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Ne pourrait-on aussi exiger les qualités extérieureE sans lesquelles un maître est sans action; une bonne tenue, de bonnes manières, une élocution convevenable, en un mot les dehors de l'homme bien élevé; car il ne suffit pas que l'éducation s'adresse à l'esprit, il faut qu'elle parle aux yeux. Je n'ignore pas les objections qu'on peut élever conlre ces exigences, el je n'en méconnais pas la portée. En ce sujet, comme en bien d'autres, c'est l'argent, ou pour mieux dire, le manque d'argent qui paralyse tout. Il eh est des hommes comme de toutes les choses précieuses ; pour les avoir ou les former, il faut y mellre le prix. Mais en fait d'éducation et dans les conjonctures présentes, il y va d'un si grand inlérêt qu'un sacrifice me semblerait un bénéfice, et la plus large dépense le meilleur des placements. Je voudrais donc que la condition de l'instituteur fût assez améliorée pour devenir enviable et pour êlre enviée, je voudrais qu'au prix de cette amélioralion nécessaire, on échappât à la nécessité présente du recrutement banal, qu'on acquit le pouvoir de ·choisir, le droit d'exiger des futurs maitres les preuves d'une maturité suffisante et d'une vocation véritable. L'apprentissage des maîtres et l'épreuve de la vogenre. Les résultats ont prouvé la nécessité de la réforme que je demande; l'immense majorité des candidats a pris pour vérité une grossière erreur de morale.
�DE L'ÉDUCATION
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cation se font au détriment du pays; i.l ne faut pas qu'on vienne à nous parce qu'on ne peut aller ailleurs et l'enseignement devrait être une carrière de choix et non un pis aller. Si, comme le dit M. Spencer, l'art de l'éducation est de tous les arts le plus difficile, ce n'est pas à des main1, novices ou malhabiles, qu'il convient d'en confier l'exercice. mars 1882, loi qui double En votant la loi du 28 _ le nombre des matières de l'enseignement obligatoire, le législateur a certainement prévu les conséquences que devait entraîner cette loi bienfaisante. C'est à lui qu'il appartient de prendre les mesures sans lesquelles elle risquerait de demeurer inapplicable ou ne serait qu'à demi appliquée. Comrr.encée dans l'instruction, la réforme se poursuivra dans l'éducation, et la pleine exécution de la loi du 28 mars sera le gage d'un progrès si nécessaire.
FIN
Sœaux. -
1mp. Chal'air.e el fils.
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1|TABLE DES MATIÈRES|15
2|CHAPITRE PREMIER - NÉCESSITÉ EXCEPTIONNELLE DE L'ÉDUCATION|25
3|Que l'établissement du régime républicain rend l'éducation plus nécessaire. - Etat moral de la société actuelle. - Affaiblissement des croyances religieuses. - Une société peut-elle vivre sans religion positive ? - Le catholicisme contemporain. - Disparition du catholicisme libéral. - Bourgeoisie cléricale et bourgeoisie républicaine. - La classe ouvrière. - Les paysans. - Les femmes. - L'aristocratie. - Le présent et l'avenir de la religion. - Les partisans de la morale philosophique. - Les partisans de la morale vulgaire. - Les gens sans morale. - Absence d'enseignement moral dans la société. - Philosophies anciennes et philosophies modernes ; leurs différences. - Nécessité d'un grand effort d'éducation nationale. - Nécessité de former une une génération d'éducateurs|25
2|CHAPITRE II - NÉCESSITÉ D'UN ENSEIGNEMENT MORAL A L'ÉCOLE|37
3|Que la neutralité religieuse ne doit pas tourner en indifférence morale. - Que l'enseignement moral doit changer de caractère avec l'âge de l'enfant. - Comparaison entre le rôle du prêtre et celui de l'instituteur|37
2|CHAPITRE III - DE L'ÉDUCATION, SA PORTÉE|43
3|Ce qu'elle est par rapport à l'instruction. - Sens ordinaire du mot. - Son véritable sens. - Les gens bien élevés. - Les honnêtes gens. - Les gens vertueux. - Que l'homme ne naît ni bon ni mauvais, mais avec le pouvoir de devenir l'un ou l'autre. - Qu'il n'y a pas de limites dans le bien ni dans le mal. - A quel point de vue l'instituteur doit se placer pour comprendre l'importance de l'éducation|43
2|CHAPITRE IV - LA RELIGION ET LA MORALE|49
3|De l'affaiblissement de la foi religieuse. - Son influence sur la morale. - Rôle de l'éducateur dans ces temps de transition. - Suppression de l'enseignement religieux à l'école. - Conséquences de cette suppression. -Nécessité du développement de l'éducation|49
2|CHAPITRE V - DE LA LOI MORALE, PRINCIPE ET INSTRUMENT DE L'ÉDUCATION|55
3|Caractères de la loi morale. - Qu'elle est en réalité la seule loi. - Que les lois civiles, politiques et religieuses lui empruntent toute leur autorité. - Comment elle se dégage de la conscience. - Qu'il serait impossible de donner l'idée du bien, si la raison n'en contenait le germe. - De la véritable méthode de l'éducation|55
2|CHAPITRE VI - DES INFLUENCES QUI TENDENT A ALTÉRER LE CARACTÈRE DE LA LOI MORALE|61
3|Que cette loi est l'âme de la religion et de la philosophie. - Dangers que lui fait courir l'abus de l'expérimentalisme. - De l'influence de cette manie sur les lettres et les arts. - Systèmes philosophiques contemporains. - Leur prétention commune. - Que l'obligation morale ne peut se tirer de l'expérience. - Equivoque dangereuse sur le sens du mot loi. - Concordance nécessaire entre les principes philosophiques et les principes politiques. - Que la liberté politique dépend de la liberté morale. - Que matérialisme et républicanisme impliquent contradiction. - Qu'un être soumis à la fatalité ne peut avoir ni droits ni devoirs. - Que la chute des tyrannies est l'œuvre du spiritualisme. Que ce ne sont pas les philosophes matérialistes du XVIIIe siècle qui ont préparé la déclaration des Droits de l'homme. - Empiètements de la méthode expérimentale. - Cause de la vogue dont elle jouit. - Ambition de la physiologie. - Que la notion du libre arbitre est faussée. - Littérature engendrée par l'expérimentalisme. - Du naturalisme. - Ses prétentions. - Ses caractères. - Ses effets. - De la petite presse. - Publicité faite au crime. - Comptes rendus des séances de cours d'assises. - Influence que cette publicité, exerce sur la moralité publique. - De l'aliénation mentale dans ses rapports avec le crime. - De l'indulgence systématique. - Ses effets|61
2|CHAPITRE VII - DE L'IDÉAL MODERNE|81
3|Que l'éducation est chose difficile entre toutes parce que l'instinct et la passion agissent d'une façon permanente, tandis que la volonté est une force intermittente. - Que l'éducation devient particulièrement difficile en certains temps et dans certains milieux. - Que la société aide ou contrarie, achève ou défait l'ouvre de l'éducateur - Que l'éducation suppose un type à réaliser. - Idéal des républiques anciennes. - Idéal social et national de la République française. - Sa supériorité morale. - Son respect pour la dignité humaine, pour la justice, pour le travail sous toutes ses formes. - Son humanité ; - sa prévoyance ; - sa sollicitude ; - sa largeur et sa générosité à l'égard des autres peuples ; - sa douceur; - sa conception de la Divinité qu'il identifie avec la justice et la bonté. - Idéal individuel|81
2|CHAPITRE VIII - IDÉES FAUSSES A REDRESSER. - L'ÉGALITÉ|90
3|Ce que deviennent les principes en passant dans l'esprit des masses. - Combien il importe de donner aux enfants des idées justes sur l'égalité et la liberté. - Des inégalités naturelles. - Des inégalités sociales. - Comment l'idée d'égalité a pris naissance. - Que sa source est dans la conscience. - Qu'elle doit son existence et son caractère à la liberté morale ou libre arbitre. - Des utopies égalitaires. - De la véritable égalité. - De l'inintelligence de l'égalité politique. - Ses conséquences. - De l'égalité en tant qu'elle s'applique au principe de l'admissibilité à tous les emplois. - Des influences qui gênent l'application de ces principes. - Des recommandations. - Rôle et devoirs de l'instituteur|90
2|CHAPITRE IX - IDÉES FAUSSES A REDRESSER (SUITE)|110
3|Des premiers effets de la liberté. - Intolérance retournée. - De l'idée de liberté. - Comment elle s'altère. - Que la liberté a un caractère essentiellement moral. - Que si les hommes devenant plus libres ne deviennent pas meilleurs, la liberté tourne au détriment de la société. - De la liberté de la parole. - Réunions publiques. -Utopies socialistes. - Du partage des biens. - Rôle de l'éducateur. - De la classe ouvrière, ses besoins, ses droits. - Nos devoirs. - Utopie de l'État industriel et commerçant. - Qu'elle conduirait à une tyrannie sans précédent, à une ruine inévitable. - De la bourgeoisie ; qu'elle n'est pas une classe à proprement parler. - Des crimes dits politiques. - Erreur à combattre. - Des vols commis au préjudice de l'État, des départements, des communes. - Des fraudes. - De la contrebande. - Ce que recouvre la surface brillante de la civilisation. -Préjugés et superstitions vivaces. - Des effets de l'ignorance dans les temps de malheur. - Bruits qui couraient pendant la dernière épidémie cholérique. - Médecins empoisonneurs. -Semeurs de choléra. - Devoir de l'éducateur|110
2|CHAPITRE X - SENTIMENTS A RANIMER|132
3|Du respect en général. - Causes de son affaiblissement. - Respect de l'autorité ; - des grands hommes ; - de la vieillesse ; - de la mort ; - des parents ; - de la famille; - des femmes; - des enfants ; - de la folie ; - du malheur|132
2|CHAPITRE XI - DÉFAUTS DE L'ÉDUCATION SCOLAIRE|163
3|De l'utilité des récompenses en matière d'éducation. - Qu'elles sont aussi et plus utiles que les punitions. - Que le caractère national les rend particulièrement nécessaires. - Du système actuel des récompenses. - Qu'elles vont toutes au mérite intellectuel. - Causes de cette partialité. - Faiblesse et indulgence pour l'esprit sous toutes les formes. - Vanité française. - Que l'éducation est bien plus difficile que l'enseignement et pourquoi. - Qu'à raison même de sa difficulté elle a été confiée à des hommes spéciaux, prêtres ou philosophes. - Que la famille et l'école s'en sont désintéressées. - Conséquences fâcheuses de cette abdication et de la partialité en faveur de l'esprit. - Indifférence morale. - Que l'état actuel de la société et la nature des institutions républicaines réclament un changement complet dans nos habitudes scolaires|163
2|CHAPITRE XII - DES RÉCOMPENSES|186
3|Système gradué de récompenses. - Classement moral. - La première des récompenses, le témoignage de la conscience. - Comment le maitre peut s'y associer. - Témoignages divers d'estime et d'affection. - Appropriation des récompenses à la nature du mérite récompensé. - Exemples. - Témoignages de confiance. - Leur efficacité. - La délation du bien. - Extension de la récompense à la classe, à l'école. - Rôle des inspecteurs et des magistrats. - Quelle conviction il importe d'engendrer dans l'esprit des enfants. - Extension des bons points aux qualités morales. - Que les récompenses doivent être choisies de manière à développer le sentiment de la solidarité. - Les ordres du jour. - Les archives de l'école. - Son livre d'or. - Le livret moral de l'écolier. - La mention au Bulletin. - Des distributions de prix actuelles. - Leurs inconvénients. - Moyens de les réformer à l'avantage de l'éducation. - Récompense finale. - Comités de patronage et de placement. - Appel au concours de tous les instituteurs|186
2|CHAPITRE XIII - QUALITÉS A RÉCOMPENSER|209
3|Que certaines qualités ne doivent pas être récompensées, et que certaines autres doivent l'être particulièrement. - De l'honnêteté ou probité. - Des qualités qui se révèlent par la répétition fréquente des mêmes actes. - Exactitude, ordre, propreté. - Vocabulaire des enfants. - Manie qu'ils ont d'imiter l'homme fait. - Les petits fumeurs. - Les joueurs d'argent. - Les cartes. - Les jeux violents. - Le jeu de bataillon. - La grande ennemie de l'école. - La rue. - Son attrait. - L'école buissonnière et l'école de la rue. - Le vagabondage. - Les nervis|209
2|CHAPITRE XIV - QUALITÉS A DÉVELOPPER (SUITE)|223
3|Qu'un régime de liberté absolue de la parole et de la presse exige qu'on développe surtout le jugement. - Nécessité d'avoir une opinion à soi. - D'avoir le courage de son opinion. - Défauts de l'esprit et du caractère français : respect humain, légèreté, besoin de se sentir appuyé, crainte de l'isolement - qu'il faut louer et récompenser l'enfant qui a su résister à l'entraînement. - De la franchise. - Qu'elle est une garantie de progrès moral. - Qu'elle est la qualité républicaine par excellence. - Pourquoi les enfants sont portés au mensonge. - Comment le maître doit s'y prendre pour les guérir de ce défaut. - Du sérieux dans les choses sérieuses. - La blague. - Ses caractères. - Ses effets. - De la politesse. - Son principe sous un gouvernement monarchique. -Qu'elle n'est pas en progrès. - Ce qu'elle devrait être sous le régime républicain. - De l'économie. - Que l'état social du pays rend le développement de cette qualité particulièrement désirable. - Du patriotisme. - Le patriotisme de parade. - Le patriotisme sincère. - A quoi on le reconnaît. - Sur quel ton on doit parler de la patrie. - Qu'il ne faut pas abuser du mot. - L'idée de la patrie en général. - De quels éléments elle se compose. - Comment on peut les faire trouver aux enfants. - Du caractère français. - Ses qualités. - Comment ces qualités se révèlent dans notre histoire.- Ce qu'a été notre patrie. - Ce qu'elle est aujourd'hui.- Leçons de l'heure présente|223
2|CHAPITE XV - PETITES LEÇONS DE L'ÉDUCATION|249
3|Qu'il n'y a rien d'insignifiant en matière d'éducation. - Exemples. - Les peaux d'orange. - La branche brisée. - La porte ouverte. - La rampe de l'escalier. - La bouteille cassée. - La pierre tombée au milieu du chemin. - Le cheval abattu. - La voiture à bras. - Les chanteurs nocturnes, - Le clairon des touristes. - Les feux et les danses en temps de choléra. - Les conscrits et le drapeau national. - Conclusion|249
2|CHAPITRE XVI - DES PUNITIONS|259
3|Punir est chose facile en apparence, difficile en réalité. - Que la bienveillance et l'indulgence sont nécessaires, mais n'excluent pas la fermeté. - Inégalité originelle des enfants ; qu'il en faut tenir compte dans les punitions. - But des punitions. - Nécessité de l'étude directe de l'enfant. - La première des punitions - le remords ; - rôle de l'instituteur dans l'éducation de la conscience. - Que nous punissons pour arriver à ne plus punir. - De la manière de punir ; - privation des récompenses ; - ses effets. - De la neutralité entre les punitions et les récompenses ; ses dangers. - Solidarité dans le mal comme dans le bien ; gradation ; appropriation des punitions. - Faire comprendre la nécessité de la punition donnée. - Qu'il faut agir sur la conscience. -Que l'opinion n'est que l'écho de la conscience individuelle. - Nécessité de l'accord entre l'école et la famille.- De la limite de la publicité des punitions. - De l'abus des punitions ; ses dangers ; qu'il vaut mieux parfois cesser de punir. - Du pensum ; causes de sa persistance ; moyens de l'amender. - Des punitions humiliantes ; la mise à genoux ; le bonnet d'âne ; le coin. - L'élève appelé à se punir lui-même. - Que le maître ait la classe de son côté. - Moyens de donner à la punition plus de portée morale. - Généralisation ; - suspension.- De l'influence du milieu ; sa vertu disciplinaire.- Des défauts que l'exemple ne suffit pas à corriger. - Puissance de l'opinion dans l'éducation publique|259
2|CHAPITRE XVII - DU CHAPITRE DE M. HERBERT SPENCER SUR L'ÉDUCATION MORALE|287
2|CHAPITRE XVIII - DE L'ÉDUCATION PAR LA FAMILLE. - SA PUISSANCE|306
3|De la famille. - Tant vaut la famille, tant vaut la société. - Que l'enfant doit être élevé en vue du rôle qui l'attend. - Puissance éducative de la famille. - Qu'elle l'emporte sur l'influence de l'école. - Par la priorité, la continuité et la durée de son action. - Parce qu'elle s'exerce sur les sens autant que sur l'esprit. - Parce que les exemples ont plus de force que les leçons. - Parce que l'affection dispose à l'imitation. - Parce que l'autorité paternelle est la plus grande et qu'elle a pour elle l'opinion et les lois. - Il faut donc agir sur la famille autant et plus que sur l'école. - Que la parole vivante est préférable à la parole écrite pour exercer cette action nécessaire. - Faiblesse de l'action morale exercée par l'Etat - Comment l'école peut lui venir en aide|306
2|CHAPITRE XIX - MOYENS DE FORTIFIER L'ESPRIT DE FAMILLE|315
3|Que la pensée de la famille doit toujours être présente à l'école. - Que celle-ci doit devenir l'école de la famille. -Qu'on peut très bien initier et former l'enfant aux devoirs d'un chef de famille. - Le placer en imagination dans le rôle qu'il aura plus tard à remplir. - Lui montrer que tout ce qu'il apprend aujourd'hui lui servira à mieux accomplir sa mission. - Le plaisir du père qui peut s'associer aux études de ses enfants. - Le repas de famille. - Que l'enfant travaille mieux quand le père s'intéresse à ses travaux. - Qu'il doit se rendre chaque jour plus utile à l'aide du savoir qu'il acquiert. - Que le maître doit s'enquérir de la profession des parents afin de mettre l'enfant en état de leur rendre des services. - Que l'instinct domestique est plus fort chez les filles ; que cependant il a besoin d'être développé et dirigé par un enseignement approprié à la condition des femmes. - Moyens de faire naître le respect des garçons pour les filles. - Moyens d'entretenir le respect filial même envers des parents indignes. - Rapports de l'instituteur avec les familles. - Du célibat des maîtres, ses dangers. - Que l'instituteur marié devrait avoir une situation meilleure. - Du célibataire. - sa vie. - Sa vieillesse. - Sa mort. - Que la presque totalité des professions s'accommode mal du célibat. - De son influence déplorable sur la société contemporaine. - Tableau de la vie de famille. - Que l'idéal est un besoin pour l'homme, et en dépit du réalisme, une indestructible réalité|315
2|CHAPITRE XX - DE L'ÉDUCATION AU POINT DE VUE RÉPUBLICAIN|332
3|Quelle est l'âme du principe républicain. - Le respect mutuel. - Source de ce respect. - Liberté morale et responsabilité. - But de l'éducation républicaine. - Former le citoyen. - Que la première qualité du citoyen est le respect de la loi et pourquoi ? - Que le républicanisme consiste bien plus encore dans l'accomplissement du devoir que dans l'exercice du droit, et pourquoi ? - Qu'il manque un pendant à la déclaration des droits de l'homme ; c'est par l'énumération des devoirs correspondants qu'il faut combler cette lacune à l'école. - De la liberté. - Ses limites. - Devoirs qu'elle impose. - De la tolérance politique. - De l'égalité. - Des illusions qu'elle engendre. - Exemple tiré de l'histoire romaine. - La véritable égalité. - Ses limites. - L'égalité à l'école. - Que la fraternité doit tempérer les enivrements de la liberté et modérer les prétentions de l'égalité. - La fraternité à l'école. - Moyens de la développer. - De l'importance du jugement dans la vie politique. - Du jugement de l'enfant.- Moyens de l'exercer. - De la qualité la plus nécessaire dans les fonctions électives|332
2|CHAPITRE XXI - PARTI QU'ON PEUT TIRER DE L'ENSEIGNEMENT AU PROFIT DE L'ÉDUCATION|359
3|Qu'il n'est aucun genre d'enseignement dont on ne puisse tirer quelque leçon de morale. - Que ces leçons demandent de l'à propos, de la variété, de l'imprévu. - Comment les sciences se prêtent à ces leçons. - Que la poésie est une merveilleuse éducatrice. - Qu'elle paraît trop rarement à l'école primaire. - Que le peuple en a particulièrement besoin et pourquoi. - Que l'exercice de style ou composition peut être, par la discipline qu'il impose à l'esprit, et par le choix des sujets, un moyen d'éducation. - Apprendre à diriger son esprit, c'est apprendre à se diriger soi-même. - Que le maître doit choisir lui-même ses sujets et les préparer. - Des proverbes et maximes - De la grammaire et de la langue française. - Quel secours cet enseignement peut apporter à l'éducateur. - Du choix des exemples donnés à l'appui des règles. - De la lecture. - Qu'il n'est pas de meilleur auxiliaire que la lecture à haute voix Qu'elle exige une étude sérieuse. - Du choix des lectures. - De l'histoire. - Comment elle s'enseigne encore. - Qu'elle doit être un perpétuel exercice de jugement. -Que la forme biographique convient à l'école primaire|359
2|CHAPITRE XXII - DU PARTI QU'ON PEUT TIRER DE L'ENSEIGNEMENT AU PROFIT DE L'ÉDUCATION (SUITE)|378
3|De la science des nombres. - Qu'elle est une langue universelle, l'auxiliaire de toutes les sciences, des arts et même des métiers. - Des sciences naturelles. - Dangers que présente cet enseignement ; moyens de les éviter. - Comment on peut vivifier, élever cet enseignement. - Exemples. - De la vertu moralisatrice des bras. - De la musique scolaire. - Son insignifiance actuelle. - Ce qu'elle devrait être. - De l'abus des hymnes patriotiques. - La Marseillaise. - Le dessin. - Services qu'il rend. - De l'abus du crayon - La caricature. - Devoir des maîtres|378
2|CHAPITRE XXIII - RÉSUMÉ ET CONCLUSION|394
-
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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L'éducation du caractère
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Education morale
Education des enfants
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MAG D 38 154
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Ecole normale de Douai
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
lisation qu'un tas de nos livres classiques, ou bien une liasse de nos compositions de collège, n'arrivait à la postérité, représentons-nous l'étonnement d'un antiquai1:e de l'avenir, en voyant que rien n'indique, dans ces papiers et dans ces livres, que les élèves qui s'en servaient dussent jamais avoir d'enfants. » « Bon, diraitil, cela devait être un cours d'études pour les célibataires. Je vois qu'on y portait son attention sur beaucoup de choses, particulièrement sur i'intelligence des ouvrages laissés par des peuples qui n'existaiept plus, . ou appartenant à des peuples qui existaient en~ore '(ce , qui semble indiquer que ce peuple n'en avait guère de bons lui-même); mais je ne trouve dans tout cela aucune allusion à l'art d'élever les enfants. Ces gens-là n'eussent pu être assez dénués de sens pour rester étrangers à un sujet qui implique la plus grave des responsabilités. Donc, évidemment, ceci était le cours d'études d'un de leurs ordres monastiques. » « Sérieusement, n'est-ce pas une chose iuconcevable que, bien que la vie et la mort de nos enfants, leur perte ou I.eur avantage moral, dépendent de la façon dont nous les élevons, on n'ait jamais donné dans nos écoles la moindre instruction sur ces matières à des élèves qui demain seront pères de famille? N'est-ce pas une chose monstrueuse que le sort d'une nouvelle génération soit abandonné à l'influence d'habitudes irréfléchies, à l'instigation des ignorants, au caprice des parents, aux suggestions des nourrices, aux conseils des grand'mamans? Si un négociant entrait dans le commerce sans connaître le moins du monde l'arithmétique et la tenue des livres, nous nous récrierions sur sa sottise ; nous en prévoirions les désastreuses conséquences. Si, avant d'avoir étudié l'anatomie, un homme _prenait en main le bistouri du chirurgien, nous éprouverions de la surprise de son audace et de la compassion pour ses malades. Mais que
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des parents entreprennent la tâche difficile d'élever des enfants sans avoir jamais songé à se demander quels sont les principes de l'éducation physique, morale, intellectuelle qui doivent leur servir de guides, cela ne nous inspire ni étonnement à l'égard des pères, ni pitié à l'égard des enfants, leurs victimes 1 ! » Faisons, dans celte critique si vive, la part _ exacte du vrai. Prenons d'abord un des cas les moins favorables, celui d'un ouvrier, d'un paysan qui n'a reçu que l'instruction la plus modeste à l'école primaire, et qui, à la suite de son mariage, se voit chargé d'élever des enfants. Bien que l'insliluteur ne lui ait point donné le moindre enseignement° de pédagogie élémentaire, il n'es t pas vrai de dire que notre homme soit, sur cette matière, dans un e ignorance complète. Il a, pour se guider, ses souvenirs d'enfance, les observations qu'il a faites pendant cet âge, et sur lesquelles il a réfléchi plus peutêtre qu'on ne le suppose; il a 1~ souvenir des lectures faites à l'école, non pas dans un livre spécial de pédagogie, mais dans les livres de lecture courante, de morale, d'histoire, et où il s·' agissait d'enfants et de parents; il a cette tradition pédagogique, qui n'est pas à dédaigner, quoiqu'elle se soit formée et se conserve en dehors de la science proprement dite; je la définissais ainsi dans l'introduction d'une étude sur la pédagogie des Grecs : « Nous ne pensons pas que les premiers paren Ls, si incultes et si grossiers qu'on les suppose, aient abandonné leurs enfants à la seule direction de la nature. La pédagogie naquit avecles premiers soins, les premiers conseils qu 'ils leur donnèrent. Comme tous les arts, elle fut d'abord bien informe et bien rudimentaire; corn me eux elle se perfectionna lentement. Grâce à
1. H. SPENCEH, Dt l'Éducalion, chap. 1•'.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
l'instinct, à l'imagination , au raisonnement, l'homme inventa des procédés no uveaux; à l'aide de l'observation il sut distingu er ceux qui lui réuss issaient, ceux qui échouaient, pour conserver et améliorer les uns, pour écarter les autres. Un penchant naturel le porta bientôt à eommuniquer les ré sultats de sa propre expérience à ses semblables, qui lui rendirent le même service. Il se forma dans chaque peuplade une tradition pour la pédagogie, comme pour l'agriculture, la métallurgie et les diITérents arts. » Que cette tradition soit, comme toutes les autres, fort imparfaite, qu'elle contienne un grand nombre de préjugés et d'erreurs, qu'ell e soit très inférieure à la vraie science, nous ne le nierons pas ; mais il nou s paraît excessif de la compter pour rien. Le père de famille qui appartient aux classes plus cultivées se trouve dans des conditions meilleures. La culture générale du monde dont il est, ses propres connaissances en physique, en hygiène, en morale, sont pour ses enfants des gages presque certains d'une éducation moins défectueuse. S'il n'a pas suivi au lycée, plus que l'autre à l' école primaire, un cours r égulier de pédagogie, il a cependant étud ié des passages d'auteurs, Xénophon, Platon, Quintilien, Montaigne, Fénelon, Rollin, où il a pu trouver d' excell ents conseils sur 1'6ducation des enfants. Toutefois, rèconnaissons-le, il n'y a pas été préparé par un enseignement régulier, et l'on peut dire que s'i l existe, dans nos écoles primaires, dans nos lycées, dans nos Facultés, des cours pour le cer tificat d'études, Je breve t, le b accalauréat, la licence, il n'y en a point dont l'obj et officiel soit de préparer à la paternilé. Faut-il donc, comme semble le demander Herbert Spencer, faire entrer la pédagogie dans le cadre des études classiques, pour cette raiso n, excellente en appa-
�INTRODUCTIOK
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rence, qu'il es l absolum ent nécessaire de donner aux jeunes gens les connaissances qui leur seront indispensables dans la vie qu'ils sont appelés à mener. S'il n'est p eul-être pas possible de les instruire, dès leurs premières années d'école, en vue de la profession spéciale qu'il s exerceront plus tard, parce qu 'il faud rait par trop multiplier les classes et les maîtres, on pe ut toujours les in struire en vue d'une profession qu'il est désirable que tou s exe rcent, cell e de père de famille. Prenons garde cependant à l'abus où des raisonnements semb lab les peuvent nous conduire et, à mon avis, nous ont déj à conduits. Cet abus consiste à la fois ·dans la surch arge excessive des programmes et dans la réduction, excessive a ussi, im posée à chac un e des maLi ères du programme pour faire place à toutes les autres . On apprend aujourd'hui un peu de tout; il y a des pessimistes qui disent que c'es t po ur se fatiguer inulilement l'esp rit et ne pas retenir grand'chose . On oublie le précepte de Montaigne, si sage, et l'on cherche trop à « meubler » la tête, lorsque l'essentiel est de la « forger ». Avec une bonne tête , une intelligence bien formée, bien ë,·eillée, à la fo is cu rieuse e t droite, il es t possible d'acquérir après le collège une foule de conn aissances dont on a besoin clans la vie; on est capable de trouver les livres nécessa ires et de les étud ier avec fruit. L'hygièn e, par exemp le, qui tient de si près à l' éducation , si, a rrivés à la maturité, nous en savo ns un peu, es t-ce parce qu'on nou s a fait là-d essus cinq ou six leço ns au lycée, ou bien parce que notre esprit curieux a.é prouvé plu s tard le besoin d'acqu érir des connaissances sur ce suj et. et a profilé des occasions qui lui étaient offertes par les a rti cles de journaux et de revues, par les livres, par les conférences et les co urs publics? Au lycée même, pourvu qu'on en mette les moyens à sa disposition et qu 'o n lui accorde dans une
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 6 certaine mesure la liberté nécessaire, le jeune homme ne peut-il pas· se meubler la tête, en dehors des cours réguliers, par son travail personnel, si fructueux, même lorsqu'il est un peu guidé par la fantaisie? Je suppose que notre lycéen, au lieu d'être un gamin qui ne demande qu'à réagir par la dissipation contre un régime trop étroit et trop sec, soit un esprit déjà curieux et capable de lectures solides : placez dans sa bibliothèque quelques ouvrages intéressants de pédagogie; dites-lui en un mot, et invitez-le à les lire dans ses moments de loisir. Cela vaudra mieux pour lui, même en vue de sa future famille, qu'un cours en quelques leçons qui lui prendrait un peu de son lem ps de travail officiel, si avi-· dement disputé par les autres éludes. N'oublions pas non plus que chaque étude doit être entreprise dans l'âge qui lui est propre, et qu'il n'est pas à propos de faire suivre un cours sur l'éducation des enfants à des auditeurs qui sont encore un peu enfants; ils n'ont pour cela ni le sérieux ni la maturité désirables. Contentons-nous des idées qu'ils puiseront euxmêmes dans leurs lectures et qu'ils s'approprieront lorsqu'elles seront à leur portée. Le moment favorable pour entretenir les jeunes gens de la pédagogie me paraît être celui où ils cessent d'être des écoliers pour devenir des étudiants. Alors la vie pratique se rapproche d'eux; ils sont sur le point d'y entrer et d'en contracter les sévères obligations. Leur esprit est plus formé, plus capable d'idées sérieuses. Ils ont même cet avantage d'avoir encore, tout en commençant à être des hommes, un souvenir assez frais de leur enfance. Car, il fout bien le reconnaître, un grand écueil pour les maîtres qui s'occupent de pédagogie, c'est d'oublier l'enfance dont l'éducation est leur objet, pour se placer trop exclusivement à leur point de vue d'hommes mûrs. Que se passe-t-il quelquefois, par
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exemple lorsqu'on élabore des programmes d'enseignement? Pénétré qu'on est de l'importance de certaines études, de l'excellence de certains auteurs, on fait entrer ces études et ces auteurs dans les programmes, avec l'entière conviction que l'on rend un indispensable service à la culture générale de l'esprit. Mais on néglige de se demander si l'étude qui contente notre curiosité scientifique ou qui sert nos intérêts pratiques, si l'auteur qui charme notre goût et fortifie notre pensée sont bien à la portée des jeunes gens auxquels nous les imposons. Je me trouvais un jour avec un de mes anciens élèves, devenu un très aimable et très intelligent médecin : nous causions de la classe de rhétorique que je lui avais fait faire, et en particulier de certaines versions de Sénèque sur la brièveté de la vie, sur le mépris de la mort. « Nous les expliquions, me disait-il, littéralement, et nous les traduisions en un français plus ou moins correct; mais au fond nous ne les comprenions pas; à seize ans on ne réfléchit pas sur la brièveté de la vie; on donnerait des mois de sa vie pour arriver plus vite aux vacances; on en donnerait des années pou1· arriver plus vite au baccalauréat; on ne craint ni ne méprise la mort; on n'y pense pas un instant. » Moi-même, lorsque, pour satisfaire aux exigences des programmes, j'expliquais avec mes élèves des épitres d"Horace, je me demandais avec quelque inquiétude s'ils pouvaient saisir les finesses de ces causeries d'un sceptique mûri par l'âge et l'expérience de la vie au milieu d'une grande capitale comme l'était Rome, causeries adressées à des esprits fins et mûrs comme le sien, à Torquatus, à Mécène, à Auguste. On néglige aussi quelquefois de se demander si le total des heures de travail intellectuel que l'on exige des jeunes gens n'excède pas la limite de leurs forces, et si un élève qui conserve souvent, et heureusement, l'étour-
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derie de son âge, le besoin de mouvement, d'exercice corporel, de distraction, ne pliera pas sous le fardeau qu'un homme plus mûr soulève courageusement et porte avec constance. Il y a chez Rabelais une suite de chapitres fameux dans l'histoire de la pédagogie; ce sont ceux où, en nous racontant « comment Gargantua feut institué par Ponocrates en telle discipline qu'il ne perdait heure du jour», il nous trace les règles de la bonne "' éducation telle qu'il la comprenait lui-même. Je ne puis m'empêcher de penser que Gargantua seul était capable de soutenir un lel régime, malgré les récréations et la gymnastique qui le tempèrent, et que la capacité de son intelligence, semblabfe à celle de Rabelais, et encyclopédique comme elle, égalait au moins l'extraordinaire capacité de son estomac. Je demande- pardon de m'être laissé entraîner iJ. cette digression sur un sujet qui me tient à cœur. Je reviens /t mon idée de tout à l'heure, et je crois que la jeunesse, en raison <le la fraîcheur des souven irs qu'elle conser ve de l'enfance, est un bon âge pour comprendre certaines questions de pédagogie dans lesquelles les intérêts des enfants sont en jeu. Pour ces motifs, un cours de pédagogie me semble bien placé dans une Faculté des lettres. Mais il y en a d'autres encore. J'estime que c'est nn bon moyen d'entretenir une littérature que je trouve utile entre toutes, la littérature pédagogique, celle qui comprend les ouvrages sur l'éd ucation, dont la lecture est assurément profitable pour les personnes chargées de la partie pratique d'une œuvre aussi importante, pour les pères, les mères, et aussi les instituteurs de la jeunesse. Cerles, ce genre compte déjà d'admirables ou d'estimables modèles. Il est possible que beaucoup de temps soit nécessaire pour qu'il sorte de nos cours des lines comme les Pensi!;es de Locke sur
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l' éducation, l'Jiducation des filles de Fénelon, l'Émile de Rousseau , ou même l'Éducalion p1°ogressiue de Mme Necker de Saussure. Cependant il en est de lap é- · dagogie comme de la philosophie, dont l' enseigne ment supérieur entretient le goût et pratique le culte , bi en que les professeurs de philosophie ne produisent pas chaque année des livre s qui se puisse nt co mparer à la Recherche de la vérité de Malebranche ou à !'Éthique de Spino sa. On ne doit pas s'immobiliser el s'endor mir dans l'étude indéfini e des mod èles , ni s'e n tenir éternelJ cme nt au rôle de co mm entateu r. Il faut essayer de produire soimême, ne fût-ce qne des œuvres modestes, reprendre les sujets déjà traités, tout en s'inclinant devant les maîtres et en s'inspira nt d'eux, parce qu'il n'es t pas, surtout en pédagogie, de si bon ouvrage qui ne porte la marque de son époqu e, et qui, à un certain mom ent, ne réponde plus enti èremen t aux nécessités de l'heure ac tuelle. J.-J. Rousseau, par exempl e, déclare qu e la République de Platon est le plus beau traité d'éducation qu'on ait jamais fait. Mais , comme j e me suis permis de le dire autre part, « un homm e de notre temps se tromperait sing ulièrement s'il allait demand er à la Rr'publique, sur la foi d'une telle recommandation , des conseils suivis pour l' éduca tion de ses enfants. Il y trouve rait un assemblage extraordinaire des idées métaphysiques les plus é levées et des utopies sociales les plus condamnables, l'intelligence et la passion des arts en lutle avec le souvenir et l'adm iration des lois faites par Lycurg ue ponr un peuple aussi brutal que borné, les grâces libres d'Athènes, la dure contra inte de Sparte, ce mélange de folie et de raiso n que les modernes ont désigné so us le nom de fan taisie, beaucoup d'obse rvations fines et justes sur l'enfance en m ême temps que le dédain du rêveur pour la réalité, et en somme un nombre assez restreint de règles cl 'un e application pratiqu e et
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1•
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durable » Locke a surtout en vue l'éducation des enfants de l"aristocratie anglaise à la fin du xvu 0 siècle. L'Émile, rrialgré l'originalité de Rousseau et l'utilité généràle d'un grand nombre de ses remarques, contient cependant bien des parties qui se sentent trop des paradoxes de l'auteur ou des préjugés de son temps pour que nous les étudiions autrement que par cu riosité. Rousseau croyait donner des règles universelles, qui pussent être appliquées en tout temps et à tous les hommes. « Dans l'ordre naturel, disait-il au commencement de son livre, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l'état d'homme; et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui s'y rapportent. Qu'on destine mon élève à l'épée, à.l'Eglise, au barreau, peu m'importe. Avant la vocation des parents, la nature l'appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que je lui veux apprendre .... Il faut donc généraliser nos vues, et considérer dans notre élève l'homme abstrait, l'homme exposé à tous les accidents de la vie humaine 2 • » Ne reconnaissons-nous pas là une des conceptions les plus caractéristiques de la fin du xvm• siècle, et aussi une des plus discutables, celle de l'homme abstrait, placé en dehors des conditions si · importantes de temp8, de lieu, de classe, de race, etc., pour lequel on fabrique de toutes pièces, avec une logique souvent désastreuse, des règles abstraites d'éducation, des constitutions politiques et des lois civiles abstraites, conformes à ce qu'on croit être la raison, et .d ont la force des choses concrètes, moins faciles à manier, se charge tôt ou tard de faire voir l'absurdité. Nous devons être aujourd'hui trop pénétrés par l'his1. Les clocfrines pédaqogiques cles G1·ecs, chap.
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2. Émile, liv. Je,.
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toire et par les sciences naturelles pour admirer l'Érnile, et surtout le système d'après lequel il a été conçu (ainsi que le Contmt social dans un autre genre), avec la même complaisance que les contemporains. On pourrait prouver par bien d'autres exemples encore que les grandes œuvres pédagogiques ont toutes leur côté faible, leurs imperfections, leurs lacunes, et ne sauraient constituer à e!Jes seules la littérature spéciale dont nous parlons en ce moment. Je ne pense pas non plus qu'.on doive se r:ontenter des nombreuses productions pédagogiques dont les auteurs appartiennent à l'enseignement primaire; sans doute, elles sont souvent des plus estimables, et leurs auteurs y font preuve de beaucoup de bonne volonté et d'expérience; mais ils s'adressent à un public trop spécial et se placent à un point de vue trop restreint pour que ces productions suffisent, avec les grandes œuvres du passé, à composer une vraie bibliothèque pédagogique. La pédagogie n'est pas exclusivement, comme certaines personnes le croient encore, du domaine de l'enseignement primaire. Il est vrai que l'enseignement primaire a devancé les autres clans cet ordre d'études, et que, jusqu'à présent, il s'y était à peu près seul établi. Ainsi ses examens professionnels les plus importants, ceux de la direction et du professorat des écoles normales, celui de l'inspection, comprennent des épreuves _crites de pédagogie. Les agrégations de l'ené seignement secondaire n'en comprennent point. Il y a encore des maîtres de l'enseignement secondaire qui se font de la pédagogie une idée bizarre, qui la considèrent comme une spéculation mystérieuse dont les initiés ont seuls le secret dans les écoles normales primaires. Je recevais dernièrement la visite d'un jeune homme, maître répétiteur dans un de nos lycées de l'Est. Il m'exposa que la licence ès lettres· était difficile,
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qu'elle ne conduisait pas sûrement à un bon poste dans les collèges communaux, qu'il avait songé à un autre examen, celui du professorat des écoles normales, dont il attendait de meilleurs résullats, mais qu'il y avait dans cet examen une composition écrite de pédagogie, et que, n'ayant pas la moindre idée de ce qu'était la pédagogie, il me priait de vouloir bien l'aid er de mes indications et de mes conseils. Ainsi voilà un universitaire chargé de fonctions que je trouve difficiles et importantes, bachelier, intelligent el, j'aime à le croire, laborieux, qui déclare n'avoir pas la moindre connaissance de la pédagogie! M'avancerai-je beaucoup en disant que la plupart de nos maîtres répétiteurs sont dans le même cas, et qu'ils ne se sont jamais, ni par l'enseignement ni par la lecture, initiés à la science de l'éducation? Et nos professeurs eux-mêmes? Dans quelles conditions, à cet égard, commencent-ils leur métier et fontil s leurs premières classes? Je garderai toujours le sou venir de mes débuts comme professeur de rhétorique devant quelques jeunes méridionaux très dociles et assez attentifs. Si je cite mon cas, c'est qu'il est encore un peu ce lui de la plupart des débutants . A cet égard, les choses n'ont pas sensiblement changé. Quelle préparation professionnelle apportai-je? Aucune. Du caractère des jeunes gens, je ne savais que ce que j'avais observé en moi-mèrne ou chez mes camarades, en y ajoutant quelques souvenirs d'auteurs classiq nes. Personne ne m'avait enseigné non plus comment on tient une classe sous Je rapport de la discipline, comment on en dirige les exercices, comment on corrige des devoirs d'écoliers, comment on fait réciter des leçons, comment on explique des auteurs. J'avais bien, pour me guider, le so uvenir de mes anciens maitres; mais, comme tous les co llégiens, je les avais jugés
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et appréciés avec beaucoup de présomption, et, à certains égards, autant d'inexactitude, plaçant très haut ceux qui m'avaient amusé, qui avaient su briller devant leur classe, moins haut des maîtres plus modestes et plus solides; ce souven ir , sur des points importants, était assez vague et ne pouvait pour moi se cônvertir en règles précises de condu ite . J'avais donc à faire presque tout mon apprentissage, à mes dépens et aux dépens de mes élèves. Quand on a des qualités naturelles de professeur, on le fait assez vite, cet app rentissage en pleine classe; mais, si l'on se rappe lle les fautes et les bévues qu'on a commises pendant sa durée, on ne peut s'empêcher de penser qu'il aurait mieux valu le faire ailleurs, et arriver devant les premiers élèves mieux préparé au métier, moins novice. D'autant plus qu'il y a des maîtres assez malheureux pour que ces fautes et ces bévues décident de toute leur carrière, et qui, moins assurés que d'autres, moins habiles, ne savent ni les dissimuler ni les réparer. On leur eût rendu, par une bonne préparation pédagogique qui les eût mis en garde, un très grand service . L'enseignement primaire est vraiment privilégié à cet égard. Les futurs instituteurs suivent, pendant les trois années d'école normale, des cours réguliers de pédagogie. En outre, à chaque école normale est annexée une éco le primaire où ils vont faire, à de fréquents intervalles, connaissance avec les enfants, et apprendre la pratique du métier, so us la direction d'un maître spécial. Aucune organisation de ce genre n'existe encore dans l'enseignement secondaire. Les _jeunes gens qui se destinent au professorat des lycées et des collèges auraient cependant besoin, aussi bien que les instituteurs, de suivre des cours de pédagogie et d'être initiés, sous la
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direction de maîlres capables, à la pratique de leur rnélier. Les élèves de l'Ecole Normale supérieure vont bien, quelqu es semaines avant leur sortie définitive, faire la classe dans les lycées de Paris; mais je doute fort qu'un e épreuve aussi courle, pendant laquelle ils sont presque toujours livrés à eux-mêmes, et, d'aulre part, fort distraits par le souci Je l'agrégalion, soit sufOsante et puisse être corn parée, pour les résultats, aux trois années d'apprentissage à l'école annexe. Quant aux boursiers des Facultés, qui constituent, au sein de chacune d'elles, une école normale plus modeste que celle de la capitale, mais appe lée cependant à rendre de très grands services à l'ensei gnement secondaire, il e~t temps, croyons-nous, de songer à eux pour la prép·a ration pédagogique, et dïnslituer, au profit de ces futurs maîtres, des conférences pratiques où on leur parlera d'une manière plus régulière et plus suivie, avec plus de méthode qu'autrefois, des enfants qu'ils vont bienlôt diriger, de la classe qu'ils vont bientôt faire. Je ne pense pas toutefo is que l' enseig nement de la pédagogie dans une Faculté des lettres doive se restreindre à ces conférences pratiques, destinées surtout aux boursiers de licence et d'agrégation , et fermées au grand public. Il y a dans la pédagogie une foule de questions générales, assurément les plus imporlantes, qui intéressent tout le monde et sur lesquelles il es t utile d'attirer l'attenlion des personnes cultivées, de tout âge et de toute profession, qui constituent l'auditoire des cours publics dan s les Facultés. Il est uti le, à mon avis, d'en· lretenir parmi elles ce mouvement d'études pédagogiques, presque nouveau en France, qui coïncide avec le relèvement de notre pays après les désastres de 1870, et dont certaines publications remarquables semblent avoir donné le signal; nous voulons parler du livre de
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M. Michel Bréal, intitul é Quelques mots sur l'instruction publique en France, de la célèbre circul aire ministérielle de M. Jul es Simon en 1872, de l'ouvrage du même auteur sur La réform e de l'enseignement secondaù-e, etc. Dep uis, des revues spéciales, fort estim ables, se sont fondées, avec l'intention d' étudier les questions pédagogiqu es qui se rapportent aux troi s degrés de l'en seignement, primaire, secondaire, supérieur. Les journaux politiques eux-m êmes réservent aujourd'hui à ces questions un e place parfois assez importante , ce qui p·r ouv e qu'elles intéresse nt le grand pub lic de leurs lecteurs. La pédagogie, si modeste autrefois, a fait invasion da ns la politique, ou, si l'o n veut, la politique a fait invasion chez elle; les c)Joses de l'éducation , de l'ense ignement entrent pour un e bonne part dans les préoccupations des homm es d'État; ell es font l'obj et de discussions arden les dans les Parlements, la presse, les r éunions, en un mot au sein du monde politique. Dans une chaire de Faculté on doit les envisager au point de vue élevé de la philosophie pédagogique, en laissant aux partis en lutle tout ce que certaines d'entre elles peuvent avoir d'irritant.
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Par so n objet, qui est pratique et qui consiste dan s l'éducation des enfants, la pédagogie est un art; ell e ne cherche pas seul ement à connaître la réalité, ce qui est le propre de la sc ience, elle a la prétention d'agir sur la réalité pour la modifier, ce qui est le propre de l'art. Mais, en pédagogie corn me ai lleurs, la science précède nécessairem ent l'art. Comment, en effet, agir sur la réalité, si on ne la con naît pas dans un e certa in e mesure?ll
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
est superflu, du reste, de démontrer que les progrès de l'art sont en rapport avec ceux de la science, ceux de la métallurgie, par exemple, avec ceux de la chimie, ceux de la médecine avec ceux de l'anatomie et de la physiologie, etc., et que l'étude de la science doit toujours marcher avec celle de l'art, et toujours en la précédant. Ainsi l'étudiant en médecine étudie d'abord l'anatomie, la physiologie, la pathologie, avant d'aborder la médecine proprement dite. L'homme d'État ne ferait pas mal d'étudier les difl'érentes branches de la science générale qu 'Auguste Comte désigne sous le nom, très mal fait, de sociologie, avant de pratiquer cet art si délicat qui s'appelle la politique. Quelle est donc la connaissance scientifique qui doil précéder la pratique de l'art en pédagogie? C'est celle de l'enfant. Mais l'éducation de l'enfant a un double but, qui est de former son corps et de former son âme. « L'éducation, dit Socrate dans la République de Platon, forme l'âme par la musique, qui comprend les exercices de l'esprit, et le corps par la gymnastique. » Aussi la connaissance du corps de l'enfant, de la structure et du fonctionnement de ses organes, estelle le préambule indispensable de l'étude pédagogique de la gymnastique; et la connaissance de l'âme de l'enfant, de la manière d'être et du fonctionnement de ses facullés, doit-elle précéder l'élude pédagogique des procédés à employer dans l'éducation intellectuelle et morale. La pédagogie, en tant que science, n'a donc pas un domaine absolument propre. Elle appartient, d'une part, aux sciences biologiques, à la somatologie, et, d'autre part, aux sciences philosophiques, à la psychologie. Ce qui semble la distinguer, c'est qu'elle étudie pl'us particulièrement le corps et l'âme de l'enfant. Mais cette étude plus particulière, si la somatologie et la
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psychologie se faisaient d'une manière complète, serait déjà comprise entièrement dans ces deux sciences, comme l'étude du corps et de l'âme du vieillard. Il y a dans le corps et dans l'âme de l'homme des faits généraux, qui commencent avec la vie et ne cessent qu'à la mort; il y a des faits spéciaux aux différents âges, qui doivent être relevés par la science aussi soigneusement que les autres, d'autant plus que souvent ils les éclairent et les expliquent. On pourrait dire que la pédagogie, comme science, n'a pas d'existence réellement distincte, et qu'elle emprunte toutes ses données à d'autres sciences. La psychologie de l'enfant est une des parties les plus difficiles de la psychologie en général. En effet, la psychologie procède par l'observation, intérieure et extérieure. Dans l'observation intérieure par la conscience, l'homme est à la fois sujet observant et objet observé. Dans l'observation extérieure il cherche à passer de la connaissance des actes d'autrui visibles pur les sens à celle des faits de l'âme dont ces actes sont le résultat. Les faits de l'âme chez autrui ne sont connaissables pour nous qu'uutant que nous les avons, dans une certaine mesure, observés en nous-mêmes; car nous ne pourrions pas plus en avoir l'idée que l'aveugle-né ne peut avoir l'idée des couleurs, ou le sourd de naissance l'idée des sons. L'enfant est un observateur très imparfait de lui-même; il est trop atliré par le monde extérieur, trop distrait, trop peu formé encore sous le rapport de l'intelligence, pour être capable de celte attention, de cette réflexion subjective par lesquelles s'exerce l'observation psychologique. Le !lot des phénomènes s'écoule en lui sans qu'il en reste dans sa mémoire aut_re chose que des souvenirs relativement rares, si l'on en compare le nombre à celui des phénomènes écoulés. L'activité de notre 2
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pensée est prodigieuse pendant les premières années de la vie, si l'on en juge par les résultats, c'est- à-dire par les innombrables connaissances qu'alors nous avons acquises. Quels procédés notre esprit a-t-il su iYis pour les acquérir, comment se so nt développés nos instincts primitifs, se sont exercées nos premières tendances, s'est cons titu é notre caractère, dont les traits principaux sont déjà visibles lorsque à peine nous arrivo ns à ce qu'on appelle l'âge de raison? Aucun de nous ne le sait en ce - qui le concerne. Un mot de Guizot, rapporlé par sa (ille, m'a beaucoup frappé, parce que j'y trouve, bien que sous une forme un peu trop abso lue, l'expression de ce que je crois la vérilé. « Mes souvenirs ne remontent pas plus loin , disait-il en parlant de son année de philosophie; c'est alors seu lement que j'ai commencé de vivre 1. » A ce lte observation in Lime de l' enfant par lui-m ême, qui serait la plus féconde en renseignements précieux, il faut donc que supplée en grande partie l'observalion des enfants pratiquée par les hommes d'âge mûr. Mais la principale difficulté, c'est que celui qui observe dans ces conditioru; se trouve dans un état d'âme très différent de celui qu'il observe; il doit faire les plus grands efforts, d'une part pour ne. pas attribu er aux enfants ses propres sentiments, ses propres pensées, d'aulre part pour comprendre et pénétrer des pensées et des sentimenls qui ne sont plus les siens et dont il a perdu, dont peut-èlre même il n'a jamnis eu le souvenir. Il y a des pensées d'enfants que les enfants seu ls peuvent penser, des sen tim ents d'enfants que les enfants seuls peuvent éprouver. Cette observation psychologique de l'enfance est le point de départ, le préambule indispensable de la péda1. M. r:ui:ol dans sa famille, par Mme
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gogie; mais elle apparLient à une science qui n'est pas la pédagogie elle-même. La pédagogie est un art. Elle prend la nature telle qu'elle la trouve et s'efforce d'agir sur elle par certains procédés en vue d'un certain but. Ce but même, ce n'est pas elle qui se l'assigne. Le hut de l'éducation est le même que celui de la vie; le déterminer appartient à la spéculation qui porte le nom de morale . On ne peut élever l'enfant qu'en vue des fins de l'homme lui- même et d'après la conception qu'on s'en est faite; or Ja question des fins de l'homme est essentiellement du domaine de la morale. La pédagogie se trouve donc placée entre la psycho logie, qui lui fournit la connaissance de son point de départ (n'oublions pas non plus les sciences biologi ques, en ce qui concerne l'éducation phy ique de l'en·· fant), et la morale, à laquelle elle doit sa conception du but où tend l'éducation. Aussi a-t-elle des rapports étroits avec les sciences philosophiques, et un professeur de pédagogie est-il forcé de pénétrer souvc11t dans le domaine de ces sciences. Elle n'est même pas étrangère à la politique, en prenant ce mot dans son acception la plus élevée. J.-J. Rousseau distingue l'ordre social de l'ordre naturel, et l'éducation donnée en vue du premier de celle qui est donnée en vue de l'autre; c'est cette dernière seulement que recevra son Émile; en sortant de ses mains, il ne sera, dit-il, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre , il sera premièrement homme. Il y a, dans une telle conception, une part de justesse, et aussi de l'excès. L'éducation ne doit pas être, il est vrai, uniquement professionnelle; mais elle ne doit pas non plus être uniquement générale et, comme dit Rousseau, abstraite, parce qu'il n'y a pas d'homme abstrait, et que tout homme, outre sa profession d'homme, doit en exercer une autre plus déterminée, qu'il est mauvais de
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ne pas avoir un peu en perspective lorsqu'on l'élève. C'est pourquoi il est désirable que la pédagogie ne soit pils entièrement étrangère aux éludes sociales, et que ceux qui la professent aient quelque idée des besoins, des tendances, des nécessités de la société à laquelle ils appartiennent. Rien ne serait, à mon a vis, pl us funeste que l'ignorance et l'erreur en pareille matière. Car on peut faire à cet égard de bien mauvaise besogne dans les écoles de tout ordre; on en peut faire sortir bien des inutiles et des déclassés. A la pédagogie proprement dite appartient l'étude des procédés par lesquels il est possible d'exercer, en vue d'un but déterminé, une action durable sur le corps, l'intelligence et le caractère de l'enfant. J'ai dit précédemment, lorsque j'ai parlé de la tradition en pédagogie, comment ces procédés avaient été à l'origine imaginés, choisis, améliorés et transmis. Il est évident que la pédagogie, comme les autres arts, a suivi les progrès de la civilisation. Un moment est aussi arrivé pour elle où,. à la tradition populaire, s'est ajoutée l'étude réfléchie, et où l'éducation des enfants est devenue l'objet de recherches plus ou moins sérieuses. Mais il a fallu un très long temps pour que l'enseignement pédagogique se constituât sous une forme véritablement didactique, pour qu'il fût donné suivant une marche régulière. méthodiquement. Ce progrès est à peu près contemporain de nous. Parcourons, en effet, d'un rapide regard les œuvres importantes du passé qui ont pour ohjet principal ou accessoire l'éducation des enfants. Chez les Grecs, ain si que je l'ai dit dans un travail sur leurs doctrines pédagogiques, « on trouve dans Platon, dans Aristote, dans Plutarque, d'utiles conseils, des aperçus ingénieux et quelques vues profondes : mais aucun d'eux ne nous a laissé une forte conception d'ensemble. Le trait
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commun que l'on remarque chez tous, c'est une sorte d'abandon, un certain dédain de l'analyse méLhodique et de la recherche approfondie. Leurs ouvrages (en ce qui regard e la pédagogie) ne sont encore que des essais, des esquisses parfois un peu con fuses, dans lesquelles il est plus ou moins facile de déterminer ce qui revient à l'originalité de l'auteur et ce qui appartient plutôt à son pays et à son temps. Il est regrettable que la pédagogie n'ait pas eu son Hippocrate, et qu 'elle n'occupe qu'un ran g assez inférieur dans ce que l'antiquité grecque nous a lég ué en spéculations de tout genre 1 .» Chez les Latins, nous avons Quintilien et son Institution oratoire, où la pédagogie n'occupe qu'une place restreinte et disparaît assez vile devant la toute-puissante rhétorique, à laquelle l'auteur a ttachait une bien aulre importance. On peut citer quelques ouvrages du moyen âge et de la Ren aissance, comme le petit traité de Gerson : De parvulis trahendis ad Christurn, le livre d'.tEg idius de Columna sur l'h'ducation des princes, le De liberorurn educatione, d'.tEneas Sylvius Piccolomini, les deux traités d'Érasme : De pueris statirn ac liberalitei· instituendis et De civilitate rnorurn pueriliurn; celui de Sadolet : De liberis recte instituendis liber, etc. Aucun d'eux n'est arrivé à une renommée durable et n'intéresse guère d'autres personnes que les purs érudits. Rabelais et Montaigne ont touché à la pédagogie par occasion seulement, et rien, dans ce qu'ils en ont dit, ne ressembl e à un tl'aité. Le xvu 0 sièc le luimême ne nous offre pas un seul grand livre où toutes les questions qui se rapportent à la pédagogie soient embrassées dans leur ensemble et examinées en délai!, avec les proportions qui conviennent à chacune d'elles;
'1. /,es Doctrines pédagogiques des Gi·ecs. Conclusion.
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les ouvrages de ce siècle qui traitent de l'éducation offrent de très intéressantes parties, mais sont ou trop incomplets ou écrits en vue d'un objet trop spécial pour qu'on leur demande un enseignement général et méthodique. Ainsi Port-Royal songe à élever dans ses Petites Écoles de jeunes chrétiens suivant l'esprit austère de sa doctrine; Mme de Main tenon pense, avant tout, dans ses Lettres, Avis, Enti'eliens et Conversations, aux dames et aux filles de Saint-Cyr; c'est à la prière du duc de Beauvillier, qui avait huit filles à élever, que Fénelon composa, en 1680, son petit traité JJe L 'Éducation des filles, après avoir médité sur ce sujet lorsqu'il était directeur du couvent des Nouvelles Catholiques, c'est-à-dire des jeunes protestantes converties à la suite des ordres royaux qui préludaient à la révocation de l'édit de Nantes. En pays protestant, les excellentes Pensées sur l'éducation, du sage Locke, parues à Londres en 1693, sont visiblement écrites au courant de la plume, sans grand souci de composer un ouvrage ordonné et complet. Le Traité des études de Rollin est un livre de collège, une paraphrase de Quintilien en beaucoup d'endroits, plus capable d'intéresser les régents que le grand public. Le premier livre sur l'éducation qui mérite véritablement le nom de traité, et qui se présente à nous avec un ensemble d'idées générales et de détail mûries, ordonnées, développées, de manière à former une œuvre suivie, complète et forte, c'est !'Émile, de J.-J. Rousseau, qui ne date que de 1762; aussi fait-il époque dans l'histoire de la pédagogie, et exerça-t-il une influence très grande, non seulement sur la nation française, pour laquelle il était écrit, mais aussi sur l'étranger; il a inspiré .presque tous les éducateurs allemands. Après lui, aucune œuvre pédagogique n'est arrivée à la gloire; aucune n'a mérité, par des qualités aussi puissantes, de remuer les esprits et d'agir sur
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l'éducation. Il a paru de nos jours un grand nombre d'œuvres sérieuses, qui tendent de plus en plus à faire de la pédagogie l'objet d'une étude méthodique et complète, mais qui ne parviennent pas à dépasser ce que l'on appelle le succès d'estime, ni à sortir d'une demiobscu rité pour arriver au grand jour et s'imposer à l'alten lion publique. En somme, la littérature pédagogique est loin de valoir, par l'abondance et l'éclat de ses productions, telles autres littératures spéciales, comme celles qui traitent de la phi losophie, des sciences physiques et naturelles, de la médecine. Est-ce donc que la pédagogie elle-même n'intéresse point autant le public, ou qu'elle ne so it pas l'objet d'un mouvement d'esprit aussi ac.tif que les autres spéculations, qu'elle languisse dans l'inertie, qu'elle ne fasse pas de progrès comme les sciences et les arts en général, que les découvertes y soient rares, qu'en dehors de quelques préceptes de bon sens, de quelques remarques faciles à faire sur les procédés de l'éducation, elle n'ait rien de bien nouveau à nous apprendre, qu'elle soit incapable de donner lieu à un enseignement vivant? Il serait trop long de rechercher les causes de cette infériorité relative où elle est restée clans le passé. J'en indiquerai seulement une, c'est la position intermédiai re qu'elle occupe, comme je l'ai montré tout à l'heure, entre deux spécu lations de premier ordre, la psychologie et la morale, et les limites mal déterminées qui l'en séparent; les grands psychologues et les grands moralistes onl fait souvent de la pédagogie avec un éclat qui a rejailli sur ces deux spéculations plutôt que sur la pédagogie ell e-même. Les recherches pédagogiques ne doivent pas, à mon. avis, se faire uniquement dans l'enceinte des Facultés (je laisse de côté l'enseignement, plus spécial et plus
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restreint, qui se donne sur ces matières dans les écoles normales d'instituteurs), pour venir ensuite à la connaissance du public. Il y a des cenlres d'étude où la pédagogie peut être cullivée avec le plus grand fruit; ce sont, dans les établissemenls secondaires, ces réunions des professeurs que M. Jules Simon a essayé de · remettre en honneur par sa circu laire du 27 septembre i872. Je n'oserais affirmer qu'elles n'ont pas un peu langui depuis, et j'ai entendu plus d'une fois l'une des critiques les plus graves que le personnel si dislingué et si dévoué de nos lycées ait élevées contre cette utile inslitulion , à savoir son peu d'effet pratique. Assurément, il est pénible, à cerlains égards, de se livrer à des discussions sérieuses, en ayant en vue un résullat pratique, et de se voir réduit au rôle académique d'un corps savant, qui n'a ni le pouvoir légi slatif ni celui de l'exécution. Mais en supposant même, ce que je ne crois point, que les résolutions prises par les réunions de professeurs soient fréquemment condamnées à ne pas aboutir, les questions qu'on y agite n'en perdent pas pour cela leur intérêt. Il en est de même dans tous les ordres d'études pratiques. Assurément ce ux qui recherchent. le meilleur syslème d'impôts et qui arrivent à des conclu sions précises ne s'allendent pas à les voir transform.e r sans délai en lois et en règlements officie ls. Que d'études et de discussions sont nécessaires pour que l'opinion se forme sur une question, pour qu'il en résulte un mouvement puissant, qui entraîne l'action définilive de l'État. C'est déjà rendre un grand service au pays et obtenir un résullat précieux que de ne pas laisser les questions lan gui r, pour ainsi dire, au milieu de l'indifférence généra le, ce qui se rt merveilleusement la routine. Celles qui se rapporlent à la pédagogie ont du reste en ellesmêmes un intérêt purement spéculatif, qui, sans autre
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préoccupation, suffit pour attirer sur elles l'attention des esprits sérieux. Il est une partie de la pédagogie pratique pour laquelle la collaboration des professeurs pourrait être utilement sollicitée, et serait, j'en suis sûr, accordée de grand cœur; c'est la discip line intérieure des établissements auxquels ils appartiennent, en prenant ce mot de discipline dans un sens noble et large , et en désignant par là ! 'étude, le maniement, l'amélioration des caractères. Dans un grand établissement secondaire, la tâche de l'éducation des enfants est vraiment écrasante pour celui qui le dirige, sinon impossible. Quels sont, pour celte tâche si importante, si redoutab le, ses collaborateurs intimes et de chaque instant? Ce sont, non pas les professeurs, qui passent chaque jour si peu de temps dans la maison, mais de jeunes maîtres répétiteurs; c'est avec eux que le chef s'entretient des qualités morales et des défauts de ses élèves, échange des observations pédagogiques, traite des questions essentielles et capitales d'un art aussi difficile. Si nos professeurs y prenaient une part plus grande, eux dont le talent d'écrivain s'exerce volontiers sur d 'autres questions, peut-être moins importantes, que d'observations fines, que de remarques précieuses, que de bons ouvrages viendraient enrichir la littérature pédagogique et serviraient à notre enseignement! Enfin nous irons jusqu'à dire que tout père de famille intelligent et cu ltivé peut se livrer avec succès à nos recherches dans le cercle restreint de sa famille. Qu'il observe attentivement ses enfants sur divers points de leur développement physiqu e, intellectuel, moral; qu'il se rende un peu comple de la manière dont se forment leur esprit et leur caractère, et qu'il consigne ses remarques dans des notes prises au jour le jour. Ce journal de pédagogie intime, rédigé simplement par un
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père de famille perspicace, serait un document des plus précieux et vaudrait, dans sa simplicité, plus que beaucoup d'ouvrages composés avec des prétentions d'autem. L'éminent helléniste M. Émile Egger nous en a donné l'exemple dans son opuscule si intéressant intitulé Le développement de l'intelligence et du langage chez les enfants. La Revue philosophique, dirigée par M. Ribot, publie de temps à autre de très curieux travaux de ce genre. La pédagogie est un art que tout le monde pratique plus ou moins , mais la plupart du temps, comme M. Jourdain. faisait de la prose, sans le savoir. Réfléchissons davantage aux procéd és, co mplé tons et redressons par un savoir convenablrment acquis ce que la tradition présente de défectueux et d'incomplet, nous rendrons le plus grand service à ce que nous avons, à ce que la patrie a de plu s cher, aux enfants. J e serais, quant à moi, fort heureux si cet otnragc pouvait y contribuer pour une petite part.
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CHAPITRE PREMIER
Définition du caractère. - L'éducation, œuvr,3 de la liberté de l'homm e, modifie la n ature. L'œ uvre de la ualure doit- elle êlr0 modifi ée? cs l- e .lc bonne ou mauvai se? Opinions optimiste et pessimi s te. - Recherche de cc qu'elle es l réellement. Instincts primitifs qui rapprochent l'ho mm e de la bê le et l'an iment dan s la lutte pour l'existence. -Classi ficalion théologi'jue des défauts : la triple concupiscence. - Classification des mobiles de la volonlé dan s Mme Necker de Sa uss nre. - Les in s lincls primitifs ci dess us dés ignés peuvent se ramener à l'égoïsme. - La double face de la natul'C humain e.
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En commençant une étude sur l'éducation du caractère, il convient de définir exactement ce que nous entendons par le mot de « caractère », si souvent employé. Ouvrons un dictionnaire usuel, le Littré abrégé par exemple; nou s y lisons : « Caraclère : ce qui distingue, au moral, une personne d'une autre; nature, naturel, mœurs, sentiments ». Cette définition, qui serait à peu près celle que donnerait le premier venu interrogé sur le sens qu'il attache au mot dont il s'agit, nous paraît un peu vague et confuse. On peut entendre par le naturel d' un homme, au moral, la manière d'être de son âme, telle qu'elle est naturellement, abstraction faite de l'action exercée sur elle postérieurement à la naissance par les autres hom-
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mes, par l'éducation, par les circonstances, par le monde extérieur. Encore est-il à peu près chimérique de croire que l'on peut connaître cette manière d'être à l'état exclusivement natif, puisque au moment de la naissance il est impossible de rien apercevoir du moral de l'enfant, et qu'à ce moment même commence à s'exercer sur lui l'action des autres hommes, de l'éducalion, des circonstancP.s, du monde extérieur. Il est certains traits qui, par suite de celte action, ne se manifesteront jamais, d'autres qui se manifesteront plus faibles ou plus accentués. Il faut une observation pénétrante et fine pour discerner, dans ce qu'on appelle le naturel d'un homme, la part exacte de la nature et les modifications apportées à la nature par différentes causes postérieurement à la naissance. Quoi qu'il en soit, tous les traits du naturel d'un individu ne constituent pas son caractère distinctif, puisqu'il y en a qui lui sont propres, et d'autres qni lui sont communs avec d'autres individus; ce sont les traits. généraux de la famille, Je la contrée, de la nation, de la race, de l'espèce auxquelles il appartient. Afin d'éviter toute confusion, nous dirons que nous entendons dans cette étude, par le mot « caractère », \' ensemble des qualités (en donnant à ce terme le sens de manière d' être, sans y attacher d'acception favorable ou défavorable) que présentent deux des trois granùes facultés de l'âme humaine, la sensibilité et la volonté. L'âme humaine est une. Aussi le domaine des facultés plus ou moins nombreuses qu'on lui reconnait ne peut-il être limité avec une précision rigoureuse. Prenons un exemple. L'imagination est particulièrement attribuée à la faculté de l'intelligence; c'est donc l'intelligence qui agit lorsque l'enfant conçoit un fantôme par l'imagination; mais c'est la sensibilité qui s'exerce lorsqu'il
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tremble et crie de peur à la suite de cette ·concepLion. Toutefois ne doit-on pas reconnaître qu'il y a entre les deux facultés un lien tellement étroit que, dans la plupart des cas, la vivacité de l'imagination est en rapport direct avec celle du sentiment, tandis que la langueur de l'une implique celle de l'autre? Cependant il y a dans l'intelligence des facultés secondair.es qui paraissent avoir des relations moins directes avec la sensibilité el la volonté. Tels sont la mémoire, le raisonnement, etc. Celles-là, nous ne les comprendrons pas dans ce que nous appelons le caractère. Nous ne faisons guère, du reste, qu'adopter la distinction vulgaire de la tête et du cœur, attribuant à la tête ce qui est du domaine de l'intelligence pure, et au cœur ce qui relève de la sensibiliLé et de la volonté. Remarquons toutefois que le mot tête, dans le langage vulgaire, est parfois employé pour désigner autre chose que la pure intelligence, comme dans l'expression de « mauvaise tête », qui désigne évidemment une manière d'être relevant en grande partie de la sensibilité et de la volonté. L'homme, en tant qu'âme, sent, pense et veut. Nous nous occuperons surtout de la manière dont il sent et dont il veut, au point de vue de l'action que l'éducation esl capable d'exercer sur lui à cet égard. Ici se présentent à nous plusieurs questions, pour ainsi dire préjudicielles, particulièrement les deux suivantes. L'homme est-il capable d'exercer librement sur luimême une action quelconque, et de modifier par son initiative l'action des causes naturell.es? La vie de chacun n'est-elle pas la conséquence nécessaire d'antécédents · qui la déterminent aussi impérieusement que le moindre mouvement mécanique est déterminé par une infini lé de mouvements antérieurs, tous liés les uns aux autres par une nécessité inGexible? Le caractère de chacun n'est-il pas lei qu'il doit être en raison de ces antécé-
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dents, et la prétenlion d'agir sui· lui pour le modifier, le sou straire dans une certaine mesure aux fatalités naturelles, n'est-elle pas chimérique? Cette première quesLion n'est autre que celle du libre arbitre; nous ne la soulevons pas pour la traiter, m ais seulement pour dire qu'à notre avis l'œuvre de l'édu cation suppose la croyance à la liberté, au pouvoir q·u'a l'homme de modifier dans de certaines limites l'œuvre de la nature, d'introduire dans l'univers des actes qui ne sont pas nécessairement produits et rigoureusement déterminés par leurs antécédents, mais qui auraient pu ne pas être produits, si la volonté de l'homme en eût décidé autrement. Certes, nous ne nions pas que le caractère d'un individu quelconque ne soit une résultante de causes innombrables, dont la plupart échappent à notre action et dont beaucoup même échappent à notre connaissance. Mais nous croyons fermement que, parmi ces causes, il peut y en avoir une, très puissante, qui dépend de nous; celle cause, c'est l'éducation. Sinon, pourquoi nous donnerions-nous tant de peine et chercherions-nous avec tant de sollicitude les meilleures méthodes dans l'éducation de la jeunesse? Un déterministe rigoureux répondra que cette peine elle-même est voulue par la nature, que les bonnes comme les mauvaises méthodes sont son œuvre, à laquelle nous concourons en esclaves, absolument soumis au fond, mais bercés par l'illusion singulière qu'ils commandent parfois, tandis qu'en réalité ils obéissent toujours. Nous résisterons quand même, et nous penserons qu'une illusion aussi tenace, à laquelle tous les raisonnements de la scienc·e déterministe sont incapables ùe nous faire renoncer, pourrait bien n'être autre chose qu'une indestructible vérité. La seconde question n'est pas sans quelques rapports avec la première. Y a-t-il lieu de modifier la nature? ne vaudrait-il pas mieux au contraire la laisser agir comme
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une mère bienfaisante, comme une directrice infaillible, qui sait mieux que nous ce qui convient à ses enfants? L'action de l'homme, au lieu d'être utile, n'est-elle pas plutôt nuisible? tout le mal moral ne vient-il pas de ce que l'homme n'a pas su éco uter docilement la nature, de ce qu'il a eu la prétention funeste de se so ustraire à sa direction, de ce qu'il a,subslitué à la simplicité, à la droiture, à la tranquillité , à la bonté naturelles, ses r affin ements, ses inquiétud es et ses malices? Montaigne fi gure au premier rang parmi ces admirateurs de la nature. Nous lisons dans son chapitre Des Cannibales 1 : « Ils sont sauvages, de mesmes que nous appelons sauvages les fruicts qu e nature de soy et de son progrez ordinaire a produicts; tandis qu 'à la vérité, ce sont ceulx que nous avons alterez par nostre artifice, et clestournez de l'ordre commun, que nous debvrions appeler plustost sauvages : en ceulx là sont vifves et vigoreuses les vrayes et plus utiles et naturelles vertus et proprietez; lesquelles nou s avons abbastardies eu ceulx cy, le5 accomodanls au plaisir de nostre goust corrompu; et si pourtant la saveur mesme et délicatesse se treuve, à notre goust mesme, excellente, à l'envi des noslres, en divers fruicts de ces contrées là, sans culture. Ce n'est pas raison que l'art gaign e le poinct d'honneur sur nostre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout cstoufîée : si est ce que partout où sa pureté reluict, elle faict une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles en treprinses. » Montaigne va plus loin dan s son apologie de Raimond Sebond 2 ; au lieu d'admirer clans l'homme l'effort qu'il
1. Essais, liv. J, cha p. xxx. 2. Essais, li v. lJ , cbup. x11.
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fait pour se donner lui-même ce qui lui est nécessaire et pour être lui-même en quelque sorte l'auteur de sa vie, il trouve plus beau de tout devoir à la nature et de se laisser aller à sa bonne loi : « Il est plus honorable d'estre acheminé et obligé à regleement agir par naturelle et inévitable condition, et plus approchant de la Divinité, que d'agir regleement par liber.té temeraire el fortuite; et plus seur de laisser à nature, qu'à nous, les resnes de nostre conduicte. La vanité de nostre présumption faict que nous aimons mieulx debvoir à nos forces, qu'à sa libéralité, nostre suffisance; et enrichissons les aullres animaulx des biens naturels, et les leur renonceons, pour nous honorer et ennoblir des biens acquis; par une humeur bien simple, ce me semble, car je priserois bien autant des grâces toutes miennes, et naïfves, que celles que j'aurois esté mendier et quesler de l'apprentissoge, il n'est pas en nostre puissance d'acquerir une plus belle recommendalion que d'estre favorisé de Dieu et de nature. » La conséquence toute simple, c'est que l'œuvre de l'éducation est inutile, et qu'il n'y a rien de mieux à faire que de laisser l'enfant se développer su ivant ses instincts naturels; aussi Montaigne prétend-il avoir suivi cette règle pour son propre compte 1 : « J'ay prins bien simplement et crûment, pour mon regard, ce precepte ancien que : - Nous ne scaurions faillir à suyvre nature;- que le souverain precepte, c'est de- Se conformer à elle. - Je n'ay pas corrigé, comme Socrate, par la force d 3 la raison, mes complexions naturelles, et n'ay :wlcunement troublé, par art, mon inclin ation : je me laisse aller, comme je suis venu; je ne combats rien ; mes deux maistresses pieces vivent, de lenr grâce, en paix et bon accord. »
1. Essais, liv. III, cbap.
x11.
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A ceux qui opposent volontiers, comme Montaigne, la nature et l'art dans l'éducation, et qui condamnent celui-ci pour donner à celle-là Lou te leur confiance, il est facile d'adresser l'objection suivante : « Puisque la nature es t si bonne, et puisque sa direction, à condition qu'on la suive docilement, est si sûre, elle aurait bien dû ne pas mettre en nous cette manie de la modifier et de l'altérer h. A moins qu'on ne prétende que ce tte manie r és ulte d'un mauvai s emploi de notre libre arbitre. Le libre arbitre ne nous aurait donc été donné que pour suivre la nature , auquel cas il est inutile; ou pour la modifier en mal, puisqu'il est impossible de la modit1er en bien, à cause de so n excell ence, auquel cas il est nuisible. Voilà celte prérogative, co nsidérée génêral ement comme la plus bell e, la plus précieuse de Lou les, qui devient un don inutile ou funes te. Il est impossible, du reste, de prendre tout à fait au sé rieux le déd~in de l'éducation qui se fait sentir dans les passages précédemment cités, puisque nous savons · que i\fontaigne a éc rit sur l'éducation mêm e un remarquable chapitre où il l'es time à son véritable prix. Pour J.-J. Rousseau , l'éducation est un mal nécessaire, co mme il résulte du début de so n Émile : « Tout est bien, sortant des mains de l'Auleur des choses; tout dégénère entre les mains de l'homme. Il for ce une terre à nourrir les productions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un autre; il m èle et confond les c1imats, les éléments, les saisons; il m ulile son chien, son cheval, son esclave; il bouleverse lout, il défigure tout : il aime la di!Tormilé, les monslres ; il ne veut rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homm e; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de man ège; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin. Sans cela, tout irait plus mal encore, et notre espèce ne veut pas être faço nn ée à demi. Dan s l'état où sont 3
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désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. ii Ainsi, d'après Rousseau, il eût mieux valu que l'homme restât toujours à l'état de nature, dans lequel il était parfait, puisque cc tout est bien, sortant des mains de !'Auteur des choses )) . Malheureusement l'art humain l'a tellement altéré et corrompu depuis l'origine de l'espèce, qu'aujourd'hui l'homme à l'état de nature serait le plus défiguré de tous et paraîtrait une sorte de monstre. Nous verrons bientôt ce qu'est au juste cet état de nature qui inspire à Rousseau tant de regrets, surtout, à notre avis, parce qu 'il s'en est fait, dans son imagination chimérique, une faus se idée . . En regard des opinions optimistes de Montaigne el de Jean-Jacques au sujet de la nature, il est intéressant d'entendre quelques-uns de ceux qui l'ont appréciée avec moins de complaisance et qui ont vu le mal chez l'homme dès l'o rigine, lorsqu'il sort, pour· ainsi dire, de ses mains. « Comment celui qui est né de la femme serait-il pur 1 ? )) s'écrie Bildad dans le poème de Job 1 • cc La faiblesse des organes est innocente chez les enfants, dit saint Augustin, mais non pas leur âme. J 'ai vu, j'ai vu moi-même un petit enfant dévoré par la jalousie : il ne parlait pas encore; mais, tout pâle, il regardait d'un œil haineux son frère de lait 2 )), La corruption nati,ve de l'homme est le fond de la doctrine janséniste, qui n'est, sur ce point, que celle de l'Église chrétienne tout entière, présentée sous des couleurs particulièrement sombres. « Aussitôt que les enfants, dit un janséniste, commencent à avoir la raison, on ne remarque en eax que de l'aveuglement et de la faiblesse : ils ont
1. Job, xxv, 4. 2. Confessions, liv. 1, chap,
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l'esprit fermé aux choses spirituelles et ne les peuvent _ comprendre. Mais, au contraire, ils ont les yeux ouverts p our le mal; leurs sens sont susceptibles de L oule sorte de co rrupti on, et ils ont un poid s na turel qui les y porte avec violence 1 • » « Vous devez con sidérer vos enfants, dit un autre janséniste, comme tout enclins el portés au mal. Leurs in clinations so nt toutes corrompues, et, n'é tant pas gouvernées par la raison , elles ne leur feront trouver de plaisir et de divertissement ·que dans les choses qui portent aux vices 2 • ,, Le Philinle de Molière n'appartient pas assurément à cette secte théologique, si sombre et si austère. Il a des dehors plus aimables et un langage plus indulgent. Mais ne nous y trompons pas: au fond, il n'es tim e g uère davantage l'espèce humain e ; pour lui, l'h omm e est un a nimal qui a sa méchanceté propre, comme le singe et le loup:
E t mon esprit enfin n'es t pas plus olîensé De vo ir un h omm e fourb e, inju ste, intéressé, Que de voir des vauto urs affa més de carnage, Des sin ges malfaisants et des loups pleins de rage.
La Bruyè re a écrit sur les enfants un e phrase dont on a ttribue parfois l'a mertum e à son pessimisme de célib ataire, mais qu e bien des pères de famill e observateurs signeraient volontiers : « Les enfants so nt ha uta in s, dédaigneux, colères , envieux , eurieux , intéressés, paresseux, volages, timides, intemp érants , menteurs, dissimulés ; ... il s ne veul ent point souffrir de mal, et aiment à en fa ire. Il s sont déjà des h omm es . » Le pessimisme concernant l' état naturel de l'homme
1. Cité par Compayré, Histoii·e c1·i tiq tte des doc t1'ines cle l'éclus cation en Fmnce, p. 26G, L, 1. :l . Id ., p, 266 .
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
ne peul, eroyons-nous, atteindre ~L une expression plus forte el plus nelte que celle qui lui est donnée par Scho- . pcnhauer : « L'homme est au fond une bêle sauvage, une bête féroce. Nous ne le connaissons que dompté, apprivoisé en cet état qui s'appelle civilisation : aussi reculons-nous d'effroi devantles explosions accidentelles de sa nalure. Que les verrous et les chaînes de l'o rdre légal Lombent n'importe comment, que l'anarchie éclate, c'est alors qu'on voit ce qu'est l 'homme 1 • » C'est la thèse tout à fait opposée à celle de Rousseau: d'après le philosophe ge nevois, la civilisation a gâlé l'homme, naturellement bon; d'après le pessimiste allemand, seule elle l'emp êche d'être ce que la nature l'a créé, une bête m échante et féroce. Pour nous faire une opinion nous-mêmes, cherchons dans l'enfant l'homme lei qu'il sort des mains de la nature, tout en renouvelant la réserve que nous avons faite précédemment, à savoir qu'il est, même dès le premier âge, difficile de distinguer l'œuvre de la nature et celle de l'homme , puisque, aussitôt qu'il est né, l'enfant subit l'action de l'homme, qui modifie immédiatement l'œuvre de la nalure. Il y a plu s. En supposant, hypothèse insoutenable, que l'enfant pût vivre sans que l'action de l'homme s'exerçât immédiatement sur lui par les soins de la première éducation, et que la nature seule pût lui servir de nourrice, son développement ne serait pas, en vertu des loi s de l'hérédité, l'œuvre de la pure nature ; car, s'il n'est pas l'élève de ses parents, de ses proches, il a derrière lui une série très longue d'ascendants qui lui ont transmis, avec la vie, un ensemble d'instincts, de sentiments, d'aptitudes, d'idées, inh érent, pour ain si dire, à son sang et à tout son être. Nous étudierons bientôt celte influence si puisi. Pensées, maximes et fragment s (édi t. Bourdeau), p. 152.
�INSTINCTS PR!i\f!TIFS. GOURMANDI SE
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sante de l'hérédité. Mais nous pouvons dire dès maintenant , ce qu e tout le mond e sait, que ces qu alités dont chaqu e enfant h érite ne so nt pas simpl ement le don, précieux ou funr ste, fait p ar la na ture à so n premier ascendant, et qui se serait transmi s, de génération en génération, comme un h éritage invari able; chacun des asce ndants y a plus ou moin s ajouté , et ce don de Ja nature au pr emi er homme a con stitu é une sorte de fond s qui s'es t, à travers les àges, singulièrement au gmenté. Con sidé rons donc, sans préjugé ni parti pris, l'enfant tel qu'il se montre à l' observa teur da ns so n âge le plus tendre, avec ses qualités et ses clé fauls, les derniers n'é tant souvent qu e l'exagé ra tion, l'altéra tion des autres . Il y a tout un cô té par lequ el l' enfant est se mbla bl e à l'a nimal. Qu e l'on ne soit p as ch oqué a u premi er abord pa r le rapprochement qu e n ous allon s faire ; assez de grand eurs nou s relèvent pour que nou s ayons la franchi se de reconnaîtt·e nos b assesses. Bien des fa its de Ja psychologie des a nimaux les plus avancés m us le r apport du développement cé rébral, le chien et le singe par exemple, peuvent être constalés chez l'e nfa nt. Co mm e eux, l' enfa nt est go urma nd ; il mange jusqu'à la sati été, jusqu'à l'indi ges tion ; il rec herche non se ulem ent la qu antité, mais la qualité de la nourriture, et préfère ce qui flatte son pal ais , au point de r efu ser tout le res te, à m oin s d' une vérita ble nécessité. Le besoin de m a nge r es t primordial ch ez l' homme comm e ch ez la b êle ; il Jomin e toute la vie ; les plu s imp orlants de nos arts en résultent ; l'immense majorité des homm es travaill ent presque exclusivement pour le satisfaire, soit cla ns ses ex igences les plu s simples, soit cl a ns ses excès sous le rapport de la qu antité, so it dans ses raffinem ents. Ses excès, ses ra ffinements so nt aussi naturels qu e ses ex ige nces simples ; ni l'a nim al ni l'h omm e primitif ne save nt s'a rrê ter lorsqu'ils ont assez man gé pour réparer
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Jeurs pertes; le chien préfère un os à un morceau de pain; nos ancêtres de l'âge de pierre fendaient les os des animaux ou des hommes qu'ils avaient tués, pour en extraire et en savourer la moelle. Sauf dans certains climats, l'homme n'est pas naturellement sobre. Aussi la gourmandise est-elle un des défauts essentiels de l'enfant. Un autre besoin primordial de l'homme comme de la bête, c'est de se garantir contre les souffrances qui peuvent résulter du climat dans lequel ils vivent, et, en général, contre toutes les so ulîrances, contre ce qu'on peut appeler le mal-être. A la limite où cesse le malêtre, le bien-être commence; il n'a de limites que lorsque ses excès ramènent le mal-être, la souffrance. Ainsi un chien qui a froid à cause de la pluie et du vent cesse de souffrir lorsqu'il est à l'abri; mais il s'approche du feu pour jouir de la chaleur jusqu'à ce qu'elle lui arrive trop ardente. Il est aussi naturel de rechercher le bien-être que d'éviter la soulîrance. A ces deux grands besoins s'en ajoutent d'autres qui sont communs à l'animal el à l'homme, même dans !;enfance. (Nous laisserons entièrement de côté celui qui résulte du sexe.) Tels sont ceux de posséder, de briller, de dominer. Un chien qui ronge un os et qui le laisse pour s'emparer de l'os que ronge son compagnon, ou qui entre le premier dans une niche qui lui est commune avec un autre, et où il y a pour les deux une place suffisante, afin d'avoir toute la place pour lui, manifeste évidemment l'instinct de possession. L'enfant n'a pas assez du fruit, de la friandise qu'on lui donne; pour étendre sa possession, il tâche d'en ravir à d'autres; il s'empare d'un objet quelconque pour en faire un jouet, et, tout le temps que sa fantaisie dure, il s'y attache au point que, pour le lui enlever, il faut le lui arracher et s'exposer à ses cris, à sa colère. Il serait facile de trouver
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dans l'histoire naturelle des faits qui montrent chez les animaux, chez les oiseaux en particulier, l'instinct de la parure, le besoin du brillant, de l'éclat. Mais cet instinct est encore plus visible chez l'enfant et chez le sau vagc. Celui de dominer, ou tout au moins de sentir les autres au-dessous de soi sous un rapport quelconque, n'est pas moins manifeste. Dans un jeu auquel prennent part plusieurs enfants, il y en a un qui conduit les autres, un second qui l'aide dans son commandement, et ainsi de suite. Le dernier ne tient ce rang que parce qu'il est, pour quelque raison, le plus faible, el ne peut se placer au-dessus d'un plus faible que lui. De ces besoins et de ces instincts résultent nécessairement la lutte, l'hostilité naturelle des animaux et des hommes entre eux. En eITet, la nature ne met pas à leur disposition des ressources suffisantes pour que chacun trouve de quoi satisfaire sa faim, son besoin de bienêtre, de luxe. Ces ressources insuffisantes, ils se les disputent par la force et par la ruse, chacun tâchant non seulement de ne pas être parmi ceux qui resteront dépourvus, mais même d'augmenter sa part au détrimerit des autres, afin d'étendre sa possession et d'augmenter sa sécurité pour le lendemain. Quand même, ce qui n'est point, il y aurait une part pour tout le monde, les hommes à l'état primitif sont incapables de se foire tout d'abord entre eux une répartit.ion équitable et pacifique; leur premier mouvement est la lutte. Jetez de la. nourriture en abondauce à une troupe d'animaux domestiques; c'est à qui arrivera le premier à la pâture et se fera la part la plus abondante au détriment des autres; il en est de même dans une curée de chasse. Paraissez devant une troupe d'enfants avec un sac de dragées et faites le geste de le répandre : ils ne songeront guère à vous prier de leur distribuer les dragées pour que chacun en ait le même nombre; ils s'apprêteront à se
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bousculer pour se disputer vos largesses, et celui qui en prendra le pl us montrera sa part avec un ges L de e triomph e. Profond ément vrais sont les vers de la moralité par laquelle La Fontain e termin e une de ses fables les plu s saisissantes, cell e de l'Araign ée et l'flii·ondelle 1 ; c'est du darwinisme anticipé :
Jn pin pour chaq ue état mi t deux tables au monde: L'ad r oit, le v igil ao t et le fo rt so nt ass is A la premi ère; et les pe tits Mangent leur reste à la seconde.
Quant à l'in stinct de domination, il implique la lutte; ceux chez lesquels il est le plus marqué se disputen t entre eux la préé minence, et les plus mous ne se laisse nt pas domin er sans un e velléité de résista nce qui va parfoi s jusqu'à la révolte. L'é tat naturel de lutte enge ndre des sentim ents dont le germ e ex isL et tend à se développer dans tout cœ ur e humain, l'envie, la hain e, la vengeance, la colère, la violence, la cru auté. L'histoire des différents peuples en est plein e ; chez ce qu'o n a ppell e les pe uple s enfan ts , ils se donn ent fra nchement carrière, et , si l' édu cati on n'agissait pas, il en serait de même ch ez les enfa nts ; d 'innombrabl es traits, qu e relève une étude a ltenLi ve de cet âge, l'indiqu ent avec évidence . Nous avons déj à cité l'obse rvation si vraie de saint Au g ustin co nce rnant l'enfant qui regardait son frère de lait d'un œil haineux. Dans combi en de famill es, où certain s enfa nts paraissent l'o bj et d 'une préférence, n'o bse r verait-on pas chez les frères et sœ urs <l.es exemples d'un e envie qui peut aller jusqu 'à la haine ! Les enfa nts se querellent, se battent, se portent des co ups qu e la fa ibl esse se ul e de leurs moyens empêche d'ê tre dangereux .
1. Li v. X, fab le S.
�CRUAUTÉ, ME NS ON GE. ACTIVITÉ . PARES SE
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Les traitements qu'il s font subir pa rfoi s à des anima ux inoffensifs m ontrent qu 'il s sont cap ables d'un e cru auté d'autant plus maligne qu' elle es t gratuite;
..... Ce t âge est sans pi li é,
a dit La Fonta ine. Dans la lutte où la vie nou s engage , la force n'est pas le seu l moyen de succès ; ell e peut être secondée ou suppl éée pa r la ruse, qu 'emploient les fo rts quand la force n e suffit pas ou n'est pas de m ise , et les fa ibles pour lulter contre les fo rts par des moyens à leur portée. L'enfant, à l'égard des grandes perso nnes qui l'entourent, est un faible : comm e il est imp ossible qu 'e ll es ne lui fassent pas se ntir , sou vent pour son bien, l'autorité et la contrainte, il ru se contre ell es; en particulier, il ment a ussi volon tiers que le sauvage; so n menson ge n'es t pas toujours un e ressource de sa faiblesse ; comme l'a dulte, il ment p ar vanilé. · La n a ture a encore mis en nou s deux instin cts qui sembl ent en quelque so rte contradictoires : le besoin d'action et la pa resse. On peu t obse rver le premier même chez les anim a ux qui n'ont pas reç u le p rivilège de passer dans. le somm eil tout le temps qu 'ils ne con• sacrent poin t à la pâ ture et a u sexe : ain si le chi en n'est pas cnpable d'un so mmeil continu ; son beso in d'agir se traduit pa r des signes ma ni fes tes ; il éprouve é vid emment l'e nnui. L'en fo nt en bas âge, lorsqu 'il ne dor t pas , a besoin de remu er, d'avoir une occ up a ti on quelconqu_e , de ma nier un obj et, un jouet, d'agacer un a nim al fa milier ou les personnes qui l' a ppro chent; il fo ut, co mm e on dit, l'a mu ser ; r ien n'es t plu s in supportable qu'un enfa nt qui ne s'amuse qu' en absorba nt l' a ttention de tout le monde. Avec l 'âge, les objets ch angeront, le
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besoin d'action restera le même, et le manque complet d'occupation, le désœuvrement produira nécessairement cet état pénible qui s'appelle l'ennui. Mais l'action, si nécessaire à l'homme, s'exerce dans des conditions diverses : ou elle n'exige point d'efforts, ou elle n'exige que des efforts faciles, ou elle exige des efforts pénibles. Par exemple on cause ou l'on joue aux cartes sans fatigue; on supporte gaiement la fatigue de la chasse; on doit se contraindre pour travailler sans distraction à une tâche continue comme un travail manuel ou une œuvre de l'esprit, et surtout pour la commencer. L'effort pénible, le labeur n'offre aucun attrait à la plupart des hommes; ils le déclineraient volontiers, si la nature, qui les a faits paresseux, ne les y contraignait par la nécessité ou par l'ennui. L'enfant, moins capable d'attention que l'adulte, se fatigue plus vite; il éprouve davantage la peine du travail; il est encore plus porté à la paresse, qui est un de ses grands défauts. Voilà, ce nous semble (en omettant même des traits qui ont leur importance), l'homme tel qu'il sort des mains de la nature, si on le considère par le côté où il ressemble le plus à l'animal, c'est-à-dire surtout comme un combattant dans la lutte pour l'existence. · Notre peinture n'est pas complète; mais nous ne la croyons pas inexacte. Nous croyons que ceux qui nous parlent d'un état de nature où l'homme est exclusivement doux, bon, juste, sincère, ne font qu'imaginer la plus chimérique et la plus fade des utopies. Ce n'est pas la civilisation qui donne leurs instincts au !ou p, à l'hyène, au tigre. Le loup, l'hyène, le tigre sont des bêtes très naturelles, nullement corrompues, qui font ce qu'elles doivent faire par la volonté mystérieuse de la cause productrice. Ce n'est pas non plus la civilisation, l'éducation qui ont fait dégénérer l'homme et qui ont mis
�RESTES D'ANIMALITÉ
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en lui les instincts déclarés mauvais par l'homme luimême. Il est possible qu'à un degré de son évolution l'homme n'ait été qu'un pur animal. Si l'on admet cette hypothèse, on peut dire qu'il s'en souvient encore aujourd'hui et qu'il garde encore une large part de son • organisation d'autrefois, même au point de vue moral. Nous l'étudierons bientôt sous un aspect différent, et nous rechercherons les instincts supérieurs que la nature a mis dans son âme en même temps que les autres. C'est ce qui fait que la conception pessimiste n'est pas vraie, parce qu'elle ne lient pas compte de tous les . éléments. Mais elle n'est pas entièrement fausse non plus, et la conception optimiste, en ce qui reg:irde l'œuvre de la nature , n'est pas vraie davantage, parce qu'elle non plus n'est pas complète, et que l'optimiste ferme les yeux devant certains traits de la réalité, fort importants et fort visibles. La pédagogie janséniste n'avait pas tout à fait tort lorsqu'ell e considérait les enfants comme « enc lin s et portés au mal »; mais, si l'on se place au point de vue exclu sivement scientifique, on ne peul pas dire, avec elle, que Jeurs inclinations soient corrompues. L'homme a des inclinations semblables à celles de l'animal; si sa fin était la même, il ne serait pas plus immoral que lui en s'y abandonnant. li est possible qu e son état initial soit le même, avant la différenciation des espèces; on ne l'appe ll e pas corruption chez l'animal; ce qu'on en retrouve chez l'homme n'est pas une corruption, mais un vestige du passé. Voilà au j usle, dans la mesure où la science positive peut l'admettre, et en restant exclusivement sur son terrain, le péché originel de l'homme. La théologie a fait une étude approfond ie des mauvais instincts; elle en a donné une classification intére8sante, qui mérite d'être rappelée, d'autant mieux qu'on la retrouve dans un ouvrage de pédagogie
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remarquable, l' Enfant, de Dupanloup. Le chapitre dixième de ce livre a pour tilre: « Cause profonde de nos défauts; le péché originel; la triple concupiscence». L'auteur rappelle d'abord les paroles de saint Jean qui • servent de tcxle à l'admirable Traité de la concupiscence de Bossuel : « Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et orgueil de la vie». Pour lui, voilà l'explication la plus complète des choses humaines , et la philosophie antique n'a rien dit qui égale en profondeur le verset de saint Jean. Il ajou·le : « Chose bien remarquable, ces trois paroles profondes où l'évangéli ste a résumé tout le mal du cœur humain, c'est aux jeunes gens, c'est aux enfants même qu'il les adresse, non moins qu'aux hommes faits, parce que cette concupi cence est clans les enfants et les jeunes gens aussi bien que dans les hommes; parce que les jeunes gens et les enfants sont les hommes de l'avenir; parce que toute la vie est en germe dans l'enfance et la jeunesse, et que là, dans ces jeunes cœurs, sont les semences de tout ce qui doit se lever et éclatel' plus tard. C'est donc dans ce premier âge qu'il faut combattre la triple concupiscence, sous peine de la voir pousser des jets vigoureux et terribles.» L'auteur s'allaque d'abord à l'orgueil, qui est pour lui le premier et le plus fécond des péchés capitMx « C'est la tentation de toute créature. S'exalter, s'enivrer de sa propre exce llence, monter, monter toujours dans sa pensée, dans son cœur, dans sa vie, c'est le rêve de l'orgueil en toule âme. » Ce vice est ce lui qui éclale le plus vite en nous; « il y a des enfants qui sont déjà, littéralement, des prodiges d'orgueil à dix ans, et même plus tôt >>. L'orgueil est tristement fécond. De lui naissent : La désobéissance, car on ne veut avoir pour règle que
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sa volonté, on se croit supérieur à tout et parfaitement capable de se gouverner soi-méme; L'envie , ln. jalou sie, à l'égard de la supériorité d'autrui, qui nous rabai sse, le secret désir de le rabaisser luiméme par les médisances, les calomnies, la secrète joie du mal qui lui arrive; L'égoïsme et l 'ingratitud e, - celui qui est orgueilleux rapportant tout à lui-m ême, n'admirant ri en, n'aimant pas; Le ressentiment profond, la vengeance féroce de l'orgueil humili é; La folle ambition, qui, déçue, laisse dans le cœur un fond de tristesse chagrine et de hain e sourde; La colère, l'insolence, éclats de l'orgueil qui s'exaspère contre ce qui le blesse ; La vanité, l'ostentation, la susceptibilité, même l'hypocrisie,« qui vent cacher sou s un manteau d'honneur les honteuses passions qui la dévorent », etc. La seconde concupiscence, celle de la chair, s'appelle aussi la , sensualité, c'est-à-dire l'inclination déréglée aux plaisirs des sens. Il est inutile d'énumérer tous les désordres qui en r és ultent. Enfin la troisi ème concupiscence, moins coupable peut-être, celle que l'apôtre appelle<< des yeux», n'est autre que la vaine curiosité , la légèreté, la « propension indisc rète et sans retenu e à tout voir, à tout connaître, à tout posséder, à jouir de lout »; l'inattention, l'irréflexion, l'inconstance, l'é tourderie en sont les suites. Telle est celte classification remarquable des défauts inh érents à l'homme et qui se montrent dès l'enfance. On n'en trouverait, croyons-nous, nulle part ailleurs une aussi complète, aussi détaillée et, tel est du moins notre avis, aussi exac te. Mme Necker. de Saussure, clans le y c chapitre du liHe 1er de l'Education pi·ogress·ive, étudie ce qu'elle
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appelle « les mobiles de la volonté ». Pour elle, le principal de ces mobiles n'est pas la raison, comme le pensent les utopistes. « Soumis, dit·elle, à l'obligation de raisonner, aussilôt que notre espril, sc repliant sur luimême, veut juger de notre état intérieur, nous sommes enclins, ce me semble, à nous exagérer le pouvoir du raisonnement. Une trop grande foi à son influence en morale est peut-être l'erreur d'un siècle fier des lumières que la raison a répandues sur mille objets. Il nous est en général agréable de croire que nous agissons d'après des principes raisonnés : établir ces principes, les appliquer à notre situation particulière, et prouver que notre vie y est conforme, est la chaîne que nous cherchons constamment à former. Celte chaîne se déroule avec facilité dans notre esprit; mais il n'en est pas de mème du fil délicat qui rattache nos actions à nos sentiments. L'influence de nos instincts secrets, des goûts, des répu· gnances, des dépits, des désirs bons ou mauvais qui nous animent, est difficile à saisir, souvent embarras~ sanle à s;a vouer, et cependant ces mouvements de l'âme sont la source inconnue de la plupart de nos décisions. » Dans son style un peu mou et trop dépourvu de relief, Mme Necker essaye de donner une classification de ces mobiles de la volonté qui déterminent presque tous nos actes. « Il y a des mobiles de divers genres qu'il n'est pas inutile de distinguer. Les uns, plus particulièrement nommés instincts, veillent à la conservation de notre existence matérielle; d'autres, non moins égoïstes, mais alliés de plus près au moral, sont préposés à la garde de celte partie de notre bonheur qui dépend de l'opinion des hommes : tels sont l'amour-propre et ses nombreuses modifications. » Viennent ensuite, dans une troisième classe, les sentiments du juste, du vrai, du beau; dans une quatrième, les affections « qui semblent
�L'ÉGOÏSME
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transporter nofre existence hors de son centre et nous faire vivre dans d'autres âmes »; enfin, au-dessus de tout le reste, « un mobile qui élève l'âme non seulement au -dessus de sa propre sphère, mais de la vie >J, c'est le sentiment religieux. Nous ne nous arrêterons, pour le moment, qu'aux deux premières des classes établies par Mme Necker, parce que les instincts et les inclinations dont elle les compose sont ceux qui, mal dirigés ou abandonnés à eux-mêmes, constituent les défauts de l'enfant. Leur caractère commun, comme celui des défauts que les théologiens rap· portent à la triple concupiscence, c'est l'égoïsme. L'égoïsme est, dans le fonds que nous tenons de la nature, ce qui nous est commun avec la bête, ce qui nous met, par rapport à la moralité, non pas sur le même rang qu'elle, puisque, n'ayant ni la conception d'une manière d'être supérieure à l'égoïsme ni la possibilité d'y arriver, la bête ne peut être dite immorale, mais au-dessous d'elle, puisque l'égoïsme a en nous, capables de lutter contre lui et de nous élever à un état supérieur, une laideur morale qu'il n'a pas chez la bête. L'égoïsme est le grand, l'unique mobile de la lutte pour l'existence, loi suprême qui régit le monde animal et en grande partie l'espèce humaine, et qui développe en elle tous les instincts de lutte, depuis le mensonge jusqu'à la cruauté. Pascal l'a dit dans une de ses plus profondes pensées : « Le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre du tout; il est incommode aux autres, en ce qu'il les veut asservir : car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres ». Tous les instincts égoïstes sont-ils des défauts chez l'homme? Pour répondre à celte question, il est nécessaire d'examiner maintenant l'homme naturel sous un autre aspect que celui sous lequel nous l'avons montré jusqu'à présent. Nous continuerons à le prendre, dans
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la mesure du possible, tel qu'il sort des mains de la nature, c'est-à-dire, sauf rése rves, dans l'état d'enfance. Nous assisterons à l'éveil en son âme des sentiments aITectueux, délicats, généreux, par lesquels il se dégage de l'état inférieur où notre analyse l'a laissé. Il y a longtemps que les philosophes et les moralistes ont montré dans l'homme la double nature. Chacun, pour peu qu'il y réOéchisse, ne la sent-il pas en lui, et n'est-ce pas mal voir la réalité que de s'estimer trop bas ou trop haut? « Il est, dit Pascal, dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse . Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. Mais il est lrès avantageux de lui r eprésenter l'un el l'autre. » Presque tous les enfants pourraient être l'objet de l'allégorie charmante qu'un grand maître en pédagogie, Fénelon, composa un jour pour son élève le duc de Bourgogne. Il suppose qu'il reçoit une lettre de Hollande par laquelle le savant journaliste Bayle l'informe qu'on vient de trouver en ILalie une médaille antique dont il lui fait une description aussi fidèle que possible. cc D'un côté, cette médaille, qui est fort grande, représente un enfant d'une figure très bell e et très noble : on voit Pallas qui le couvre de son égide; en même temps, les trois Grâces sèment son chemin de Oeurs; Apollon, suivi des Muses, lui offre sa lyre, etc .... Le revers est bien différent. Il est manifeste que c'e3t le même enfant, car on reconnaît d'abord le même air de lête; mais il n'a autour de lui que des masques grotesques et hideux, des reptiles venimeux, comme des vipères et des serpents, des insectes , des hiboux, enfin des harpies sales qui répandent de l'ordure de tous côtés et qui déchirent tout avec leurs ougles crochus. » L'œuvre de l'éducation est pour ainsi dire de donner
�LES DEUX CÔTÉS DE LA NATURE Hm[AINE
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plus de reli ef au beau côlé de la médaille et d'en effacer Je revers. Mais il faut d'abord bien connaitre chacune des deux faces, l'une avec ses la ideurs, l'autre avec ses beautés. Au premier coupd'œil, la laid eur frapp e davantage. Dans l'enfant, la beauté morale n'es t qu'une promesse; il appartient à l' éducation de la réaliser.
�CHAPITRE Il
Les inslin cts altrui stes da ns l'e nrao t : attachement a ux personnes qui le soig nent, beso in de caresses, s ympa thi e pour la souffrance, dés ir d'éviter de la pe in e et de faire plaisir a ux a utres, libéralité, protecti on de la faibl esse , bi ed aisance. - Premi è res maoi[es ta tion s de la moralité. - L' enra n t a-t-il , da ns les premi ers te mps, un co mme nce ment de se ns moral? - La moralité de sy mpa thie. - Les croyan ces morales de l'enra nt ne sont d'abo rd qu e des acte s de foi, su r la paro le des per so nn es qui l'élèvent. - Innu ence de l'amour-p ropre. - Critérium pour a pprécier les ins tin cts de l'e nfant. li n'es t a utre qu e nolre co nception des fln s de l'homm e. - La loi morale. Opposition de l'ordre ph ys iqu e el de l'ordre moral. -Au point de vue de la morale, class ifl calio n des instin c ts en bons, ma uvai s et indifîérents ou ambi gus. - Il faut, pa r l'éducation , agir sur la na ture . .
A l'égoïsme , qui fait du « moi » l'obj et et co mme le centre de nos sentiments et de nos pensées, s'oppose ce que l'école posiliviste app ell e l'a!Lruisme, qui nous porte vers autrui et qui est, si l'on peut s'exprim er ainsi, centrifu ge . L'e nfant n'est d'abord occup é que de lui-m ême, ne cherche qu'à satisfaire ses besoins impérieux de nourriture et de bien- être; de la non-salisfaclion de ces besoins résultent en lui la doul eur, l'agilalion, les larmes, les cris , l'impatience , la colère ; de leur sali sfaclion au . contraire résultent le plaisir, le calme, la j oie même et le sourire.
�INSTINCTS ALTRUISTE S
Les premiers sig nes de plaisir chez l'enfant, ses premiers sourires, qui nous r éjouissent si dou ctm ent le cœur ; peuvent être pris comme la première manifestation de son altrui sme. Il n e faut pas cepend ant y attacher à cet égard une trop g rand e imp ortance; car l'enfant est capable de les prodigu er à des obj ets inanim és. « C'est tantôt, dit Mm e Necker de Sau ss ure, un bouton de métal poli , t a ntôt un verre écl airé du soleil, a uxqu els il parle ; il se mbl e leur dire qu 'ils sont jolis, qu 'ils lui font plaisir; il leur montre de la bienv eill a nce; qu elqu efoi s il pou sse de p etits cris joyeux et perçR nts, co rn me pour attirer leur attention 1 • » Ces actes ne ma nquent pas d'analogie avec les transports des j eun es a nima ux, qu e certains obj ets allirent e t qui s'en servent pour jouer avec t ous les sig nes du contentement, sauf le rire, qui est, comme dit Rabelais, « le propre de l 'homm e » . Mais l'e nfant ma nil'este auss i celte bienveillance, tout égoïste au fond , à ceux qui l'entourent, et en particulier à la mère, à la nourrice. Il n'a pas é vid emm ent l'inten tion de les remercier pour leurs soins , qu 'il n' a pprécie point encore : il montre se ulement qu'il conn ait déjà un peu la relation qui existe entre son bien-êlre el la cau se dont ce bien-être provient. Que le bien-ê tre cesse brusquem ent, pour une raison quelconqu e, l'enfant. est très capabl e do faire succéder a ussitàt à sa bienveill a nce un sentim ent visibl e de colère et de hain e, de fra pp er sa mère ou sa nourrice : ain si, sou s le co up d'un vif déplaisir, l'anim al déchirera la main qu'il léchait tout à l'heure. La symp a thi e vague pour la mère et la nourrice, ù'abord purement égoïste, et qu'on a vu certains enfants témoi gner à leur biberon , devient, avec le temps, plus caractéristique ; on sent qu e l'enfant disting ue plu s nettement la différence entre les personnes et les choses, la
1. L' É duca l ion p?'Ogi·essive, li v. lT , c hap .
11 .
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L'ÉDU CATION DU CAR ACTÈRE
différence enlre les personnes elles-m êmes, qu'il s'attache à certaines d'entre ell es , un peu pour elles-m êmes, et non pas exclusivement pour le bien-être qu'elles lui procurent. Ainsi, au point de vu e de l'alimentation lactée et des soins gé néraux , deux nourrices qui se succèdent auprès du même enfant peuvent se valoir; cependant il arrive assez souvent qu e l'enfant s'attache à la première et n'en change qu'avec répugnance. On dira peut- être que c'est un effet de ce tte force mystérieuse de l 'habi lud e, qui nous attache non se ulement aux personnes, mais aux lieux, aux habitations, aux vêtements, aux ustensiles, et qui agit sur les animaux eux -mêmes. On connaît les be aux vers où Virgile peint la douleur du bœuf séparé de son comp agnon de charru e. Je possède deux chiens, dont l'un , plus fort et plus vif, mord ait volontiers l' aulre jusqu'au sang et s'é tait atLiré de sa part une véritable haine ; pourtant, une sé paration complète ayant eu lieu pendant qu elques mois, Je second la supporta , ce qui ne me surprit point, avec une parfait e indifférence, mais le premier en perdit d'abord la gaieté et même l' appéti t, et fut plu sieurs semain es avant de se remettre ; lorsque son comp agnon lui fut ram ené, il lui témoi gna sa j oie par de vives caresses. « Son père étant parti en voyage , dit Bern ard P erez, Fern and, alors âgé de onze moi s, s'était difn cilement h nbilué à ne pas Je voir. Qu a nd on passait , l'enfant sur les bras, devant la chambre du père, il di sait d'un air triste : << P apa ! « papa! » Quand son père fut de r etour, il ne voul ait pas le quitter, il voul ait touj ours être avec lui ou le suivre 1 • » Parmi les besoin s dont l'enfant attend la satisfaction de ceux qui le soignent , il y en a un en pal'ti culier que l'on doit distin guer des autres, parce qu'il est un e manifestation évidente de la tend ance altruiste : j e veux parl er
1. /,' l ducation dès /e be1•ceau, cha p .
V.
�BESOIN DE CARESSES
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du besoin de caresses. Il peut y avoir dans la caresse un élément de sensualité; alors le désir d'être caressé peut n'être que purement égoïste. Mais l'enfant, croyons-nous, désire surtout la caresse parce qu'elle est un signe de la sympathie qu'on lui accorde. Certains animaux aussi sont très friands de caresses, et il est facile de distinguer les cas où l'animal y trouve une jouissance sensuelle, comme celle du chat auquel on passe doucement la main sur le dos, et ceux où il y voit surtout un témoignage de bienveillance, comme les petites tapes données sur la tête d'un chien , ou même simplement certaines inflexions de la voix qui lui parle. L'enfant prend volontiers l'habitude du baiser maternel. J 'emprunte à Bernard Perez deux faits intéressants à cet égard : « Un enfant de deux ans et demi a toujours été mis au lit par sa mère, qui ne lui a refu sé son baiser que dans des occasions graves. Souvent, quand il est couché et que sa mère cherche quelque objet dans la chambre avant de s'en aller, il craint qu'elle n'oublie de l'embrasser. « Maman, lui dit-il, je t'en prie, je ne l'ai « pas fait le baiser du soir, je ne peux pas m'endormir.» Un enfant de trois ans s'étant endormi sur les genoux de sa tante, sa mère en profita pour aller dans une chambre voisine. L'enfant s'éveille, s'étonne de ne pas voir là sa mère et, apprenant qu'elle se trouve dans cette chambre, va la chercher en se lamentant de ce qu'elle l'a laissé seul. Ne pouvant ouvrir la porte, il y frappe à coups de pied, et, comme la mère n'arrivait pas, il se fàche, pleure , hurle presque; sa mère arrive enfin et lui dit : « Eh bien, tu me commandes maintenant? « Vilaine !-C'est à moi que tu dis cela?- Oui, oui. -Eh « bien, tu es un mauvais petit garçon , je ne veux plus t'ai" mer.~ Alors je n'aimerai plus Charlot (son frère aîné, « pour lequel il est plein d'affection). -Je ne te donnerai « pas mon baiser ce soir.- Oh si! j'aimerai toujours Char-
�54
« Et «-
L ' ÉDUCATIO N D U CAHACT È HE
« lot, j e ne le dirai plu s, q uc je n 'aimerai pas Charlot. -
lu ne crieras pas qua nd je m'abse nterai un mom ent ? J e te le promets. - Viens alors m'embrasser. » L'enfant en a rrive assez vite à r endre lui-m ême les car esses. Ici enco re nous devons distin g uer celles qu'il fai t parce que ses sens, et surtout celui du tou cher , y trouvent du pl aisir, comm e lorsqu'il passe la main sm· la p ea u douce d' un visage fé minin, et celles qui ont pour but de tém oigner son attach ement. Un progrès se nsibl e da ns l'altruisme est m arqué par l'apparition chez l'e nfant des sentim ents de sympathie pour la so uffrance. Du ga ld Stewart a remarqu é qu e la sy mp athie com patissante (qu'o n n ous perm ette cet app a rent pléo nasme, nécessaire à cause du sens gé néral qu'a pris le m ot de sy mp a thie) es t en rapp ort avec l'imagin ation , et qu'o n s'apitoie plus sur les ma ux que l'on se représente vivement. Da ns le premi er àge , Jes a pparences de se nsibilité p euvent êlre lrorn pe uses. Voici un e curi euse obse rvation de Mme Necker de Sauss ure : « Chez un enfant de neuf m ois, j 'ai é té témoin d' un faiL que j e rappo rterai co mme exemple. Cet enfan t jou ait avec gaieté sur les genoux de sa m ère, lorsqu'il enlra dans la chambre un e femme dont la physionomie exp rimait une tristesse m arqu ée, m ais calm e. Celte perso nne, qu'il conn aissait, sans avoir pour elle d'affection particuli ère, fixe dès lors son a ttention. P eu à peu so n visage se décomp ose , ses joujoux tombent de ses mains, et enfin il se jett e en pleura nt da ns le sein de sa mère . Il n 'avait point de peur , point de pilié, point d 'a tten drisse ment : il souffra it, et il so ulageait so n mal p ar des la rmes 1 • » Da ns ce t exe mpl e je verrais volontiers un fait de sugges tion analogue so us ce rta in s r ap po rts à ceux que l'on étudie en ce moment a vec tant d'intérêt
1. L'Éducution p1·og1·es,ive, Ji v. ll, chap. 1v.
�SYMPA'rHIE
55
chez les hypnotisés. L'attitude de la femme triste excite l'attention de l'enfant et frappe vivement son imagination; elle fait naître dans son âme, elle lui suggère un sentiment de tristesse sans raison, qui s'exprime immédiatement par la décomposition du visage et par les larmes. La gaieté aurait pu tout aussi bien, s'il eût été d'abord dans un état de tristesse , lui être suggérée par une personne dont l'attitude eût exprimé la gaieté. A l'observation précédente, Mme Necker de Saussure en ajoute une autre, où le fait de la suggestion apparaît aussi clairement que chez les hypnotisés qui conçoivent des sentiments religieux aussitôt qu'on leur a fait. prendre l'altitude de la prière et de 'l'adoration. « A l'âge de quinze à seize mois, dit-elle, un enfant qui assiste à une lecture sérieuse et voit sur tous les visages l'expression du recueillement, est bientôt saisi d'un certain respect, et, si vous ne prolongez pas trop cette épreuve, le même eifet se reproduira dans chaque occasion semblable. » Miss Edgeworth donne un exem pie assez amusant de cette sensibilité trompeuse qui peut être suggérée aux enfants sans que leur cœur soit réellement ému. « Veuton un exemple de l'abus de cette méthode qui tend à faire étaler des sentiments avant que les enfants puissent les éprouver? il n'y a qu'à lire Mme de Genlis. Quand la duchesse d'Orléans était malade, les enfants étaient instruits à écrire des billets d'heure en heure pour savoir de ses nouvelles. Un jour, un messager va partir de Saint-Leu: la gouvernante demande aux enfants s'ils n'ont point de commissions pour Paris.« Oui, dit le « petit duc de Chartres, je voudrais qu'on m'apportât « une cage». Il oubliait sa mère; il fallut le lui dire à l'oreille. L'affection ne s'apprend pas par cœur 1 • »
1. Essays on pruclical Education, chap. x.
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L'.ÉD UCATIO N DU CARAC'l' ÈRE
La compassion de l'enfant pour la peine qu'il a faite lui-m ême à ses parents nous se mble plus sincère, bien qu'elle puisse n'ê tre en core, en dernière analyse, que d e la sensibilité par imitation et suggestion. Car c'est bi en à l'enfant qu'on peut appliqu er le vers d'Horace :
Ut rid entibu s a rrident, ila fl entibus a dsunt Hum a ni v ultu s. ,,, . 1
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La sincérité de la sy mpathie se prouve mieux par les faits que par les apparences. Ain si dirons-nous que les enfants sont r éellement sensibles seulem ent lorsque nou s constaterons en eux le désir effectif d'éviter de la peine et de faire plaisir a ux autres . Ce désir se mani fes te en particulier par ce qu'on appelle les bons procédés, les égards qui con stitu ent la civilité, la politesse . Locke attachait le plus grand prix à la civilité dans l'éducation, et il lui consacre un ch apitre plein de finesse. Pa rmi les causes qu'il assigne à l'incivilité, férocité naturelle, mépris, raill erie, esprit de contradiction , su sceptihilité, attachons-nous à la première. « La première, dit Lo cke, est cette férocité naturelle qui fait qu ' un homm e est sans complaisance pour les autres homm es , de sorte qu'il n'a aucun égard à leurs inclination s, à leur tempéra ment ou à leur état. Le vrai caractère d'un homm e grossier et rustiqu e, c' es t de ne point faiL·c de réfl exion sur ce qui plaît ou déplaît à ceux avec qui il se trouve .... Quic onqu e veut persuader aux autres· qu'il a la moindre teinture d' édu cation ne saurait se rendre coupabl e d' un tel vice, puisque l'esse nce et la vraie fin de l' éduèalion, c'est d'adoucir la féro cité naturelle des homm es et de vain cre la rudesse de leur tempéram ent, afin qu'il s pui ssent s'ajuster à ce ux avec qui ils ont affaire 1 • »
i. De l'èdacation des en fants, trad . Cos le, § 1!t4.
�POLJTESSE
57
Cette férocité naturelle n'est autre que l'égoïsme naturel, l'unique souci de soi. Les enfants, par le fait même qu'ils ne sont guère, au début, que des égoïstes, sont au début, parfaitement grossiers; ils le sont, en particulier, là où se satisfait le besoin primordial de l'égoïsme humain et où se montre le mieux la grossièreté native, c'est-à-dire à table. L'animal, lui aussi, n'est jamais plus féroce que lorsqu'il s'agit de sa pâture. Les premiers procédés de la politesse doivent donc être remarqués avec soin chez l'enfant comme une précieuse manifestation de l'altruisme, comme l'éveil de l'attention à ne pas froisser autrui et à même lui faire plaisir. La politesse chez les enfants peut -aller jusqu'à une délicatesse fort gracieuse dans sa gaucherie. Une petite fille souffrante envoyée chez sa tante à la campagne est d'abord enchantée du changement; sa joie éclate, son appétit renaît; au bout de quelques jours elle est triste, elle ne mange plus: « Qu'est-ce que tu as? lui dit sa tante; tu regrettes ta maman? » L'enfant fond en larmes et répond : « Oh! tante, c'est bien gentil ici, je ne m'ennuie pas du tout. » L'enfant n'a pas eu la force de maîtriser le sentiment tout naturel du regret de sa mère; mais elle a senti que l'expression crue de son ennui pourrait faire de la peine à sa tante, et elle l'a dissimulé par un innocent mensonge. Les égards que la politesse réclame des enfants, les petites gênes qu'elle leur impose ne sont pas bien pénibles. Il y a des sacrifices plus difficiles qu'ils font parfois afin d'être agréables, comme celui de quitter un j eu très amusant pour rendre un service, pour « aller chercher ou porter un objet dans une chambre, aller faire une commission à une personne éloignée, aider quelqu'un dans une besogne un peu ennuyeuse 1 ,,. Là
1. Bernard Perez, l'Éducalion dès le berceau, chap.
I" .
�58
L ' É DUCATIO N DU CARACTÈRE
se montre un réel effor t à la suite d' une impulsion altr uiste don t l' ani mal le plu s app rivoisé serait incapabl e. La lib ér:i lilé, la facilité à donner , la protec tion des fa ibl es, la vé ritable bienfaisance, c'es t-à-dire l'ac ti on de che rcher à so uInger la souffra nce et la misè re , a pparaissent tôt ou ta rd, suiva nt l'éd ucalion qu'ils ont reçue, ch ez les enfa nts convena bleme nt doués. Tel enfa nt de q uin ze mo is, qu a nd il a q uelqu e chose de b on, dit à sa mère : « Oh! m aman, c'es t si b on, j e voudrais que tu en goûtes» . Si on lui do nne q uelq ue ch ose, il r écla me po ur son frère Lolo, pou r maman, pour pa pa, pour g rand' mère 1 • L'a ute ur auqu el j 'e mprunte ce fait es t d'avis qu'o n en peut co nsta ter de se mbl ables ch ez les an im aux. J e les cro is fo rt ra res, et j 'ai toujours vu les a nim aux se di sp uler pour la nourrilure et pour le gtte, sauf, bien entend u, quand il s'agit de la mère à l'égard des pe tits; m ais les pe tits s'a ffa mer aient volonti ers réciproque ment po ur avoir meill e11 re part. L'en fa nt, si disposé en maintes occasions à faire abu s de sa fo rce co ntre de plu s fa ibles q ue lui, et capable d'all er, dans ce sens, jusqu'à la cru auté, en particulier avec les anim a ux, devient cependa nt t rès vol ontiers protec teur de la fa ible3se; il se ra, si l' on sait s'y prend re, et suivan t les circo nstances, un gard ien a ttentif et un souti en dévoué d' un peti t frère, d' une pe tite sœ ur, d'un camarade. P eut- être es t-ce là un curieux mélange d'égoïsme et d'altruisme ; et l'orgueil d'exe rcer une prolec ti on sur des faibl es, ce qui reh ausse la fo rce et la <li gnité de celui qui l'exe rce, se mêle-t-il a u charme de la sympa thie. Il ne fa ut pas s'éton ner de ce que la bienfaisance es t peu développée chez les enfants. Ce ux des famill es
1.
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J
1
Bern ar d Perez, l'Éducat-ion dès le bei·ceau, cbap. v.
�BIENFAISANCE
59
pauvres ne voient autour d'eux que la gêne , et ne peuvent guère encore compatir à des pri vations semblables aux leurs ; ceux des familles plu s aisées so nt tellement habitu és au bien-être dont on les entoure qu'il leur semble un e condition naturell e de la vie; ils se trouvent r a rement en conlact avec les misérab les, et, lorsqu'ils les rencontrent, la vue de la misère les étonne et les effraye plutôt qu'elle ne les touche, parce qu 'ils n'ont pas encore l'id ée des souffrances qu 'ell e comporte. « J'ai vu, diL Bernard P erez, donner bien m aladroitement un e leçon de charit.é par un e mère à son fils âgé d'environ deux a ns. Ayan t aperçu un vieux mendiant sous une porte cochère, ell e s'arrêta, mit un so u dans la main de l'e nfa nt, et, le tirant par le bras, lui dit : « Donn e à ce pauvre h om me! » Le petit, qu'e ffrayaient le visage et l'acco utre men t du misérable, recula d'abord avec un e horrible g rimace, se co lla cont re les jupes de sa mère, et lui remit le so u dans la main 1 . » Dans un autre fait, cité par le même a uteur, la mère, plus intelli ge nte, et d'un cœur plus déli cat, explique à son enfant ce que c'est que la pa uvreté d'un pelit ra moneur. « Il travaille tou s les jours, lui dit- elle; il prend beaucoup de peine, il n'a pas, comme to i et ton frère, une bonne mère pour lui donner de quoi manger, pour l'habiller, le promener, le caresse r et s'am user avec lui. » Alors l'enfant se fait une idée de celle misère, qui lui était in co n1me; sa compassion s'éveill e, elle ne reste pas stérile, ell e al'rive Lout de suite à la bienfaisance et il dit à sa mère : « Alors, quand on est pauvre, on est bien m alheure ux! Maman , j e voudrais lui donner une t artin e et un joli pantalon : veux-tu, maman? il ne sera plus pauvre 2 • » Cet enfant aurait-il élé capable,
1.. L'Éducation clds le be1·ceazt, chap. 2. fcl em.
111 .
�60
L'ÉDUCATION DU CARACT:ÈHE
spontanément, de se priver d'une tartine et d'un jQli pantalon pour les donner au ramoneur? Je n'oserais l'affirmer; il est déjà bon qu'il songe à une libéralité qui ne lui causera aucun sacrifice, et qu'il n'écoute pas seulement l'instinct égoïste de possession dont nous avons précédemment parlé. 'fout ce qui vient d'être dit montre suffisamment l'éveil, dans la première enfance, des sentiments altruistes, qui, grâce à l'éducation, prendront un développement plus ou moins large. Nous arrivons maintenant à une question fort vaste et fort délicate, celle de la moralité dans l'enfance. Si nous voulions· la traiter avec toute l'ampleur qu'elle comporte, nous définirions d'abord ce que l'on entend par la moralité, le devoir; nous examinerions les différents systèmes qui affirment ou qui nient la loi morale, et ceux qui, reconnaissant son existence en tant que concept de l'esprit humain et règle pratique de la vie, lui donnent comme origine soit le raffinement des sentiments égoïstes en vue de l'intérêt bien entendu, soit l'évolution des sentiments égoïstes et altruistes, soit une révélation faite à la raison par un être transcendant, à la fois législateur et juge, qui est son auteur et sa sanction . Ces questions ne sont nullement étrangères à la psychologie enfantine et à la pédagogie. L'école évolutionniste en biologie prétend retrouver les formes successives du développement embryonnaire des animaux les plus- parfaits, la trace des formes successives par lesquelles l'évolution les a fait passer à travers les âges pour les amener à l'état où ils sont aujourd'hui. De · 'étude du développement de la conscience ie,.t1 ~ a - z l'enfant est précieuse pour éclairer la '\ ~ra q 'es 'on de l'origine de la morale. v' Mais ,not ~ ·ntention est de nous restreindre. Sans Q:nous occupe1• â l'origine de la loi morale, nous consioO 0
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�RUDIMENTS DE LA MORALITÉ
6'1
dérerons cetle loi comme un fait, comme un concept pratique qui existe dans la raison de tout homme adulte, à partir d'un certain degré de ci vilisalion et de culture, et nous nous contenterons d'en rechercher les rudiments dans le premier âge de la vie. L'enfant, pendant les premières années, a-t-il un commencement du sens moral, c'est-à-dire distingue-t-il le bien du mal par un jugement de sa propre raison, est-il capable de choisir l'un plutôt que l'autre par une décision éclairée de sa libre volonté? Rousseau ne le pense pas. « Connaître, dit-il, le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l'homme, n'est pas l'affaire d'un enfant 1 • » Pour mieux faire ressortir la justesse de son idée, il imagine le dialogue suivant entre un enfant el son maître. cc Le maîtn. Il ne faut pas faire cela. - L'enfant. Et pourquoi ne faut-il pas faire cela? - Le maît1°e. Parce que c'est mal fait. - L'enfant. Mal fait? Qu'est-ce qui est mal fait? - L e maît1·e. Ce qu'on vous défend. - L'enfant. Quel mal y a-t-il à faire ce qu'on me défend? - Le maître. On vous punit pour avoir désobéi - L'enfant. Je ferai en sorte qu'on n'en sache rien. - Le maître. On vous épiera. - L'enfant. Je me cacherai. - Le maître. On vous questionnera. - L'enfant. Je mentirai. - Le maîti'e. Il ne faut pas mentir. - L'enfant. Pourquoi ne faut-il pas mentir? - Le maître. Parce que c'est mal fait», etc. On trouvera peutêtre que ce maître est peu ingénieux, et qu'il ne sait pas donner à l'enfant de bonnes et solides raisons empruntées à la morale. Mais, selon Rousseau, et nous partageons son opinion, l'enfant ne les entendrait point. Si, en vous plaçant à un autre point de vue, et pour lui parler un langage qu'il est en état de comprendre, vous lui dites de ne pas faire une action parce qu'il causera
1. Émile, liv . JI.
�ti2
L'ÉDU CATION DU CAR ACTÈRE
de la peine à ses parent s, pa rce qu'o n ne l'embrassera plus, parce qu 'on le prendra en ho rreur, alors vous faites a ppel à des sentim ents qu'un e philosop hie exacte ne doit pas con fondre avec le sens m oral. Au ssi trouvons-n ous qu'il est facile de critiquer à cet égard les faits cités pa r ce rtain s auteurs pour montrer l' a pp ariLion de la moralité chez le pelit enfant et même chez l'anim al. En voici quelques-un s. << É Lant allé, dit Roma nes, dans la maison d'un ami , j 'avais enferm é un terrier dans ma ch a mbre. F urieux d'avo ir é té laissé à la maiso n, il mit les rid eaux en la mb eaux . A mon reto ur , il m'acc ueilli t avec j oie. Mais, dès qu e j e ramassai les la mbeaux et qu e je les lui prése ntai, l' a nimal se mit à hurl er et à gémir en s'enfuyant vel's l'esca lier. Le fait est d'autant plu s remarqu a ble que l'animal n 'avait jamais été ch â tié . J e ne puis don c y voir qu'un certain sentiment de repentir 1 • >l La connaissance de l'esp èce canine peut y faire voir a utre chose. Il es t probable qu e Romanes pr ésenta les lambeaux à son terrier avec l 'allitude de l'irrita tion, ou tout au moins du repro ch e. Or on sait par exp érience combien ce tte a tLitud e a d'ac tion sur les chiens, même sur ce ux qui so nt traités avec la plu s grande douceur et qui n 'ont, p our le mom ent, a ucun re proche à se faire. Le chi en , en général, est dans un éta t de crainte perm anente, soit qu e son maître l' ait ha bitu é a ux pro cédés brutaux, soit que ce lte crainte lui vienne de !11érédilé ; un e pass ion violente est se ule ca pabl e de la lui faire ou blier. Si Rom anes lui avait prése nté les lamb eaux d' un air riant , il n'aurait co nsta té chez so n terrier aucu ne ap pa rence de t ristesse, à moins qu e, pa r une li aison d'idées qui est possible, la vue de ces la mbeau x
1. Cité pa r la Revue p hilosophique, nove m b re 1818, p . 503.
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�. MORALITÉ DE SYMPATHIE
63
ne rappelât au chien le vif déplaisir qu'il avait eu tout
à l'h eure d'être laissé par son maître.
Le jeune Tiedemann, âgé de dix-sept mois, se cache pour man ger du .sucre. F aut -il y voir l'aveu implicite d'un e faule de gourmandise et de la rcin dont il compren d la laideur et qu'il essaye de dissimuler, ou tout simplement l'intention de manger, sans être dérangé, le produit de son petit vol? Le cas du jeune Darwin, fils du grand naturaliste, n'est pas plus concluant. « Dodd y, à treize mois, paraît sensible a ux rep roches de son père, qui l'appell e méch ant. A deux ans et cinq mois, Doddy, resté seul, prend du sucre, ce qu'il sait lui être défenuu; son père le rencontre au moment où il so rt de la sa lle à manger el lui trouve dans l'allilude qu elqu e chose d'étrange. ,, EL Darwin, qui a soigneu sement releYé celle observation, pourtant si banale, croit que l'altitude de l'enfant doit êlre attribuée à la lutte entre le plaisir de manger du sucre et un commencement de remords l C'est un remords qu'il es t facile d'obser ve r Lous les- j ours, non seulement chez les enfants, mais même chez les animaux dom es liqu es pris en flagrant délit de ce que Rabelais appelle « larrecin furtivement faict »; il n 'es t autre que la crai nte de recevoir des co ups ou des reproches, ou même de se voir enlever l' obj et dérobé. Mme Necker de Saussure pense qu'il n'y a qu 'une so rte de moralité dont les tout petits en fa nts so ien t susceptibleR, c'est celle qu'e lle appelle, dans une expression qui nous semble heureuse ment trouvée , la « moralilé de sympathie ». Pour eux, le bien, c'es t de satisfaire ceux qu'ils aiment; le mal , c'est d'être blâ mé d'eux, de leur causer de la pein e. Ils peu vent épro uver du mal qu'il s ju ge nt a voir fait dans ces co nditi ons un remords qui pent aller jusqu'au désespoir; tel est le cas d'un enfant vu par Mme Necker, et qui avait frapp é sa mère;
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
« sans êlre menacé ni grondé même, il renonçait à Lous ses jeux et, le cœur gros de sanglots, allait se cacher dans un coin obscur, le visage tourné contre la muraille 1 ». Mais l'âme de l'enfant est déjà bien complexe, et on risque de se tromper en altribuant à un seul mobile une altitude qui peut exprimer plusieurs sentiments très mélangés. Il me revient un souvenir d'enfance; je me cachai, un jour, moi aussi, dans un coin, contre la muraille, étendu dans l'atlilude du plus morne désespoir, parce qu'on m'avait séparé d'un camarade avec lequel je me battais et que je frappais de toutes mes forces; qu'est-ce qui m'accablait ainsi? élait-ce le remords de ma violence à l'égard d'un ami, ou les reproches qu 'on m'avait adressés, ou la honte d'avoir reçu, en même temps que ces reproches, quelques bourrades, ou même le regret de n'avoir pu triompher jusqu'au bout de mon adversaire? Je ne sais; mais je n'ai pas oublié l'impression que j'éprouvais alors d'un vif déplaisir mêlé de honte. · A trois ans, d'après Mme Necker, on constate déjà un commencement de vérilable moralité. << Rien sans doute, dit-elle, ne parait plus irrégulier, plus versatile que le sentiment moral à trois ans. Ce sentiment existe néanmoins et se manifeste à cet âge aussitôt que les passions cessent d'être en jeu. L'enfant a une idée vive du bien et du' mal, quoiqu'il ne l'exprime pas en termes généraux. Il reconnaît une loi commune à tous, une convention tacite ·qu'on doit respecter; toute atteinte à la vérité, au droit de la propriété, aux jouissances d'autrui, le choque et le blesse, lors même qu'il n'en souffre pas personnellement; mais il faut que son attention soit excitée 2 .v »
1. L'Éducation progi·essive, liv. Hl, chap. 2. Idem, chap.-vc.
11.
�SUGGESTION DE LA MORALE
Les derniers mots de ce passage doivent être relevés, parce qu'ils contiennent une objection implicite de l'auteur contre sa propre théorie. Le sens moral de l'enfant à cet âge ne s'exerce, dit Mme Necker, que si son attention est éveillée . Mais, en éveillant son atlen tion au sujet de certains ac tes, que fait-on souvent, si ce n'es t de lui suggérer un juge ment moral qu'il n'aurait pas porté de lui-m ême ? Alors c'est bien plutôt le sens moral des grandes personnes qui s'exprime par sa bouche que le sien propre. Nous croyons, quant à nous, que la conception rationnelle et la pratique du devoir pour I ni-même ne se constatent qu'assez tard chez l'enfant, lorsque l'enseignement moral qu'il reçoit de sa famille et de ses maîtres commence à porter des fruits; mais pendant longtemps la co nception du devoir considéré com me un « impératif catégorique », pour nous servir de l'expression kantienne, est au-dessus de sa raison. Sous l'influence de l' éducation, elle apparaît dans l'âme de l'enfant,· comm e, sous l'influence de la civilisation, elle peut se manifester dans l'âme du sauvage, parce que ces âmes élaient prédisposées à la recevoir. Il y a cette différence spécifique entre l'homme et la bête, que la bête ne pourra jamais être amenée à concevoir la distinction du bien et du mal, tandis que l'homme enfant .et l'homme sauvag·e, chez qui elle peut manquer lorsqu'ils en sont .encore au plus bas degré de culture, sont susceptibles d'y être amenés. Voilà pourquoi nous trouvons peu solide, parmi les arguments employés contre l'existence de la loi morale, celui qui consiste à en objecter l'absence chez l'enfant en bas âge, chez le sauvage et même, dans un . état de civilisation avancée, chez certaines brutes qui appartiennent au monde des miséra1:iles et des criminels. Socrate, Marc-Aurèle, Benjàmin Franklin, et tant d'autres, pèse nt beaucoup plus dans la .
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
question qu'un enfant moralement abandonné ou un Papou . Pour expliquer l'apparition relativement tardive de la: moralité dans l'enfance, Mme Necker de Saussure donne une raison qui nous paraît fort juste, c'est ce qu'elle appelle« l'absence de la notion du temps». Le passage est excellent et mérite d'être cité. « La nullité du passé exclut les regrets; celle de l'avenir exclut les craintes; et, tandis que l'idée des conséquences de chaque action pourrait être un bon auxiliaire pour la conscience, l'enfant, qui ne voit pas distinctement comment les faits influent les uns sur les autres, ne met point d'importance à ses déterminations. Son extrême légèreté livre ses impressiom; au vent qui souffle; ses souvenirs, sur lesquels il ne revient point, s'envolent bientôt; et, si les événements restaient dans sa mémoire, ses motifs passés seraient toujours oubliés. Trop mobile pour se croire le . même, il ne répond pas de l'enfant d'hier, qui n'est plus celui d'aujourd'hui. Il n'a pas ce sentiment de la succession des pensées qui donne l'idée dn moi et celle du temps, deux idées assez dépendantes l'une de l'autre. Un moi, spectateur immobile des variations d'un autre moi, sans cesse modifié, dont il enregistre les changements, voilà ce qui constitue notre identité, et par là notre mora lité dans la vie, mais rien n'est encore fixé chez l'enfant 1 • » On pourrait étendre la portée de celle observation si juste, et dire que le petit enfant n'est pas capable de moralité parce qu'il ne peut saisir encore les rapports très complexes de toute sorte dont l'intelligence plus ou moins nette est. impliquée dans un jugement moral. Ce qui fait, par exemple, qu'un vol est une action mau-vaise, c'est qu'il est une atteinte au principe de la pro1. L'Èducation progi·essive, liv. HI, chap.
v,.
�EFFET DE L'IGNORANCE
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priété; mais ce principe lui-même n'est pas un de ceux qni s'imposent à la raison avec la même rapidité et avec la même force que tel axiome de la géométrie ; il faut, pour s'y attacher, savoir comment la propriété se forme, se transmet, et quels droits le propriétaire possède par son travail ou par celui de ses ascendants. L'enfant prendra, par ignorance, un raisin dans une vigne, un morceau de sucre dans un sac, comme on prend de l'eau dans une fontaine ou une fleur sur le bord de la route. Pourquoi ne frapperait-il pas un petit camarade comme son père frappe un cheval ou un chien? est-il capable de se faire une idée de ce qu'est la personne humaine au point de vue de la dignité, de l'inviolabilité? Aussi la morale ne peut-elle, à mon avis, être connue de l'enfant que par voie d'autorité. Ses croyances morales ne peuvent être, au début, que des actes de foi. Pour lui, une action est mauvaise parce qu'elle lui est donnée comme telle par des personnes qui ont acquis sa sympathie et sa confiance. Il en résulte que sa moralité vaut ce que vaut celle des personnes qui l'élèvent. Par l'enseignement qu'elles lui donnent, par le jugement qu'elles portent sur ses actes, par les sentiments qu'elles en éprouvent, elles sont sa ·loi morale vivante, la seule qu'il soit d'abord capable de comprendre et de suivre. Mme Necker de Saussure prétend même qu'il y en a parmi elles une à laquelle l'enfant croit, à cet égard, dépendre d'une manière particulière et presque exclusive. « C'est envers elle qu'il se sent responsable de sa conduite; ses rapports avec les autres sont beaucoup moins intimes. li se Lire d'affaire comme il peut avec les autorités moins rapprochées, mais les reproches de son vrai maître retentissent au fond de son cœur. C'est lui qui est sa conscience . C'est lui qu'il voit en imagination au mom ent déc isif de l'épreuve; souvent il se 'lo
•
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 68 représente si vivement qu'il ne peut pl us 1ui désobéir, et. que, par l'effet assez naturel d'une illusion forle, il croit même en être vu. Aussi ne s'étonne-t-il point quand celte personne a l'air d'ê tre informée de ce qu'il a fait loin de ses yeux; l'idée d'un invisible témoin n'a rien qui répugne à cet âge. Mais si par oubli ou par faiblesse l'enfant a succombé à la tentation, c'est lorsqu'il retrouve son maître que le remords entre dans son cœur. Il pourrait revoir sans émotion le propriétaire des fleurs ou des fruits qu'il a <.lérobés; mais son front se couvre de rougeur aussitôt qu'il vient à r encontrer le représentant de sa conscience. C'est avec lui qu'ont lieu les aveux, les exp lications tendres et touchantes; c'est auprès de lui qu'il éprouve ce besoin d'expiation si naturel à un cœur coupable 1 • » L'auteur a peut-être exagéré en généralisant une observation qui est vraie dans un certain nombre de cas; mais, que la conscience de l'enfant soit incarnée en une ou en plusieurs personnes, on ne doit pas accorder à la crainte du jugement de cette co nscience une influence préventive très forte. « Il faut, dit Bernard Perez , que l'impression de la tentation actuelle soit bien faible, pour que l'imagination de l'enfant lui représente son rémunérateur-vengeur se dressant entre lui et son acte. Une fois l'acte accompli, la tentation passée, le désir assouvi, la nature de l'acle peut lui suggérer l'idée de la sanction. Un petit enfant de dix-huit mois, s'étant élancé dans le jardin en l'absence de sa bonne qui le gardait, se mit à ravager quelques plates-bandes, sachant bien qu'on lui a~ait défendu de toucher aux fleurs : il commit son acte de vandalisme avec un entrain et une insouciance admïrables; mais, quand il vit tous ces débris jonchant l'allée, il se rappela tout à coup la défense faite;
i. L'Éducation pl'Ogi·essive, liv. III, chap. v1.
�69 il se mit à rougir, quoiqu'il ne se crût vu par personne, et alla d'un air confus se cacher derrière la cage aux poulets 1 • )) Outre l'impression et le jugement des personnes qui le touchent de très près, auxquels l'enfant attache une grande importance, les opinions, les préjugés du monde au milieu duquel il vit, et dont il est de bonne heure un observateur très perspicace, agissent assez puissamment sur sa direction morale, ainsi que Je désir de s'y faire une réputation favorable, de s'attirer l'estime et )a louan ge, de briller et de primer. L'enfant gui, élevé par d'honnêtes gens, sera tout fier de rendre au possesseur un objet qu'il aura trouvé, pourrait bien, s'il était éleYé parmi des voleurs, être tout fier de son premier vol et des compliments qu'il lui vaudrait; il se constituerait facilement une morale à rebours. Dans son livre immortel des Maximes, La Rochefoucauld a essayé de montrer, par une analyse subtile, que toutes les vertus « se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer )), Il faut reconnaître au moins qu'un certain amour-propre, en particulier chez les enfants, est le mobile de beaucoup d'entre elles, et que telle bonne action, telle bonne parole, qui pourraient frapper comme un indice marqué de sens moral, doivent être attribuées au souci, déjà très éveillé, de l'opinion. Le jeune Tiedemann, à deux ans et cinq mois, disait, quand il croyait avo ir fait quelque chose de bien: c< Le monde dira : C'est un bon garçon >). Et son père affirme que, dès l'âge de quinze mois, il avait « jusqu'au sentiment de l'honneur)), En résumé, nous pensons que la moralité de l'enfant tient presque exclusivement aux grandes personnes au milieu desq uelles il se développe, et que c'est d'elles que
INFLUENCE DU MILIEU
1.
L'Éducation dès le berceau, chap. vn.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dépendent ses manifestations tardives ou promptes, rares ou nombreuses. Il n'y a guère, au fond, de morale proprement enfantine; la morale des enfants n'est autre que celle des grandes personnes, inculquée par celles-ci dans des intentions plus ou moins pures, pratiquée par ceux-là, dans la mesure de leurs forces, par intérêt, par sympathie, par obéissance, par amour-propre, jamais, pensons-nous, par le sentiment austère du seul devoir, dont nous les croyons absolument incapables . . L'étude q~li vient d'être faite des instincts, des inclinations, des sentiments de l'enfance, nous fournit les éléments nécessaires pour décider si l'homme, tel qu'il sort des mains de la nature, est bon ou mauvais. Cependant il nous en manque encore un, le plus nécessaire de tous, à savoir le criterium d'après lequel nous prononcerons notre jugement. En vertu de quel principe déclarerons-nous que l'homme naturel est bon ou mauvais, entièrement ou par parties, et que l'éducation doit se contenter de suivre la nature, ou qu'elle doit Iulter contre elle, ou qu'elle doit la seconder sur certains points, la corriger et l'améliorer sur d'autres? Ce principe ne peut être que notre conception des fins de l'homme. Notre jugement variera suivant l'opinion que nous aurons adoptée en ce qui concerne la destinée humaine, le rôle que l'homme est appelé à jouer sur la terre, le but de la vie. Si pour nous, par exemple, la vie est essentiellement une lutte où il s'agit de remporter le plus d'avantages possible sur ses concurrents, nous estimerons surtout et nous chercherons à développer les instincts égoïstes, en vue de préparer dans l'enfant un combattant redoutable par sa force et par sa ruse; nous réprimerons, au contraire, les instincts altruistes qui seraient capables de l'amollir, de lui enlever cette rudesse nécessaire pour<< jouer des coudes dans la foule », suivant l'expression vulgaire, et se frayer un
�CRITERIUM MORAL
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passage; nous ne cultiverons pas bien attentivement en lui la moralité qui lui donnerait de vains scrupules et le rendrait hésitant. Pour nous, le plus beau type humain sera l'homme fort et habile, à qui tous les moyens .sont bons pour arriver à ses fins, dont la main est successivement de fer et de velours, ce qu'était César Borgia pour Machiavel. Si nous avons adopté la règle donnée par Gœlhe, qu'il faut chercher à faire de soi une créature toujours plus noble, ce dilettantisme moral, d'une nature très élevée et d'un égoïsme supérieur, nous fera juger sévèrement des inclinations personnelles qui nous .paraîtront basses, et cultiver des sentiments allruistes dont la présence dans notre âme contribue à lui donner plus de noblesse et de beauté ; mais il accordera aux considérations esthétiques une importance telle, qu'il verra de l'humiliation et de la laideur dans certains états où se complaît l'âme qui doit au christianisme une conception de la vie non moins élevée, quoique différente, et, à quelques égards, contraire. Les inclinations naturelles de l'homme ne peuvent être appréciées ni traitées de la même manière, au point de vue de l'éducation, par un Gœthe et par un Pascal. Notre intention n'est point de passer en revue toutes les manières de concevoir les fins de l'homme et de nous prononcer après examen. Contentons-nous d'adopter la morale, pour ainsi dire, courante, celle qu'on appelle parfois universelle, comme on la trouve en général dans les esprits droits, éclairés et honnêtes, sans nous dissimuler ce qu'il y a encore de vague, de flottant, d'obscur dans celte morale, qui ne serait pas aux prises avec une analyse subtile et profonde sans éprouver quelques dommages, quoique, en somme, elle dure depuis longtemps, quoique la vie des sociétés repose en grande partie sur elle, et quoiqu 'elle nous paraisse devoir survivre à toutes les critiques dont elle peul être l'objet.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Jamais, croyons-nous, elle ne revêtira un caractère absolument scientifique et ne recevra une expression définitive; jamais elle ne sera complètement arrêtée dans ses contours; cependant tout le monde en a une conception plus ou moins nette, et elle est la règle, sinon effective, du moins idéale de la vie. Eh bien, celte règle idéale est en contradiction complète, pour ce qui regarde les individus, avec la loi que la science semble dégager aujourd'hui de l'étude des faits de la nature, avec la loi de la concurrence vitale. D'après la science, le prix, dans la vie, c'est-à-dire le succès et la part de bonheur compatible avec les conditions qui sont faites par la nature, est décerné au plus fort el au plus habile; celui-là détruit les autres, ou les réduit à un état inférieur et les asservit. D'après la morale, le succès n'importe point, le bonheur n'est que secondaire; ce qu'il faut avant tout, c'est se conformer aux ordres d'un maître impérieux qui réside dans notre conscience, et qui s'oppose à la satisfaction de nos instincts les plus puissants, les plus naturels, pour nous imposer des devoirs envers nous-mêmes et envers les autres. Dans l'ordre physique, il n'y a pas de devoirs pour les individus; ou, si l'on veut, le seul devoir esl de vivre avec le plus de jouissances, le plus de puissance, le plus de durée possible, et de transmettre la vie à sa postérité avec la plus grande somme possible de résistance et d'énergie. Dans l'ordre moral, le bien de la vie, qui, pour le pur égoïsme, surpasse de beaucoup tous les. autres par son prix, n'a lui-même qu'une importance secondaire, et il est des circonstances où il doit être sacrifié; les autres .biens, auxquels l'égoïsme attache un prix moindre, il est vrai, mais encore très grand, les jouissances matérielles, les distinctions sociales, la richesse, le p.ouvoir, doivent être sacrifiés aussi, lorsque notre conscience juge qu'ils sont incompatibles avec la verlu. '
�CLASSIFICATION DES INCLINATIONS
Donc, si le but d' une éducation honnête et droite est d'élever l'enfant suivant les principes d'une morale qu'il entrevoit à peine et avec laqu elle beaucoup de ses. inclinations naturelles sont en opposition, mais que les adultes connaissent plus nettement et se croient obligés. de pratiquer eux-mêmes, la r éponse nous sera maintenant facile, puisque nous avons le criterium que nous. cherchions tout à l'heure . Nous rangerons les inclination s naturelles de l'enfance en trois classes : celles qui sont indifférentes au point de vue de la morale; celles qui sont contraires à la morale; celles que la morale approuve parce qu'elle trouve en elles des auxiliaires. Par exemple, en observant cette règle, nous placerons parmi les mauvaises la gourmandise, l'envie , la tendance au mensonge, la paresse ; parmi les bonnes, la sympathie, la pitié, la bienfaisance. Quant aux indifférentes, nous en trouverons peu, et peut-être conviendrait-il de remplacer ce terme par celui d'ambiguës ou à double face. Beaucoup d'inclinations, en effet, seront bonnes ou mauvaises suivant les conditions dans lesquelles elles s'exercent. Ainsi le besoin d'action est mauvais lorsqu'il entraîne l'homme à une agitation sans suite, sans but ou même malfaisante; il est bon lorsqu'il produit une série continue d'actes utiles, lorsqu'il a pour but notre propre bien et celui des autres . Le désii· de primer engendre l'émulation et peut conduire à la puissance; or il y a l' émulation dans le mal comme dans le bien, la puissance égoïste, stérile et oppressive comme la puissance féconde et bienfaisiJ,nte. Demandons-nous, pour finir cette étude, s'il convient, ainsi que le demande Montaigne dans les passages cités précédemment, de « laisser à nature les resnes de notre conduicte », de ne pas« corriger nos complexions naturelles», de ne pas« troubl er, par art, notre inclination », ou, en d'autres termes, de laisser se développer spon-
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
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tanément dans \'enfant toutes les énergies qu'il Lient de la nature, s'en remettant à cette même nature du soin de les équilibrer, de les contre-balancer les unes par ies autres. Elles ne sont pas toutes bonnes, l'examen auquel nous venons de nous livrer nous l'a montré. li faudrait donc espérer que la nature se prêtera, en quelque sorte, à nos combinaisons, qu'elle adoptera notre morale et qu'elle dirigera pour le mieux, en vue de nos fins, telles que nous les concevons, le développement de l 'àme de l'enfant. Cette espérance, qui rendrait l'œuvre de l'éducation inutile, nous paraît tout à fait chimérique, et nous plaindrions le père de famille qui, s'y laissant aller, adopterait pour ses enfants ce système négatif. Le « laissez faire, laissez passer » peut être un bon principe d'économie politique; la pédagogie ne saurait l'admettre. Nous déclarons, pour notre part, que, s'il nous fallait choisir entre deux conceptions qui nous paraissent fausses toutes deux parce qu'elles sont incomplètes, l'optimisme et le pessimisme à l'égard de la nature humaine, nous inclinerions du côté de celle qui nous semble la moins fausse, c'est-à-dire vers le pessimisme, et nous penserions plutôt avec Schopenhauer que l'homme doit à l'éducation et à la civilisation de n'être pas une bête féroce, qu'avec Rousseau que sa perfection primitive a été corrompue par elles. Mais il y a paradoxe des deux côtés; nous aimons mieux dire qu'on trouve dans l'homme un mélange de qualités et de défauts naturels, sur lesquels l'éducation peut exercer, pour le mal comme pour le bien, une action puissante. C'est plus banal peut-être, mais c'est plus vrai.
�CHAPITRE III
La volonté dans l'enfance considérée comme faculté de se déterminer entre plusieurs actes, comme activité personnelle, comme autonomie, comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations. - L'habitude. - L'imitation. - Variété des caractères. - Une classification scientifique des caractères est-elle possible? - Le système de la faculté maîtresrn. Dirficulté de définir un caractère, et même les éléments qui le constituent. - Le diagnostic dans l'éducation. - Difficulté de l'obsen·ation morale pratiquée sur les enfants.
Les différents instincts peuvent entrer en lutle les uns avec les autres dans le même homme. Non seulement il y a souvent conflit entre l'égoïsme et l'altruisme, mais les instincts égoïstes eux-mêmes nous poussent vers des actes différents, qu'il est difficile ou impossible de concilier, et parmi lesquels il faut choisir. Une remarque semblable s'applique aux animaux. La faim, par exemple, attire le renard vers un poulailler; mais les observations qu'il a déjà faites et la crainte héréditaire qu'il a de l'homme lui insp rent des inquiétudes sur sa conservation personnelle et l'éloign ent. Le chien se trouve partagé entre sa gourmandise et la peur des coups. L'enfant est tiraillé en divers sens par la gourmandise, le besoin d'action, la crainte des réprimandes, la paresse, le désir des louanges, etc.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
On dit généralement que l'instinct le plus fort l'emporte. Ici encore, nous nous abstiendrons de faire une incursion sur le domaine de la philosophie pour étudier la question du déterminisme et du libre arbitre. Contentons-nous d'affirmer une fois de plus notre croyance à la liberté. Pour nous, si, dans certaines occasions, un instinct est le plus fort, celte force par laquelle il l'emporte n'est pas intrinsèque; c'est la volonté qui a choisi et la lui a donnée. Sinon, pourquoi la force d'un instinct serait-elle variable suivant les moments et les circonstances? Ce qui varie, n'est-ce pas plutôt la force de la volonté ,? Un même acte de gourmandise sollicite plusieurs fois un enfant; il résiste d'abord et finit par succomber. Est-ce parce que la relation de force entre les mobiles en lulte a varié pendant le cours de cette expérience, ou parce que la volonté elle-même a varié? La prédominance d'une impulsion sur l'autre, sans intervention de la volonté, pourrait être admise à la rigueur lorsque l'intérêt seul est en jeu, et qu'il ne s'agit que de se procurer un plaisir ou de s'éviter une souffrance. Mais, lorsque l'intérêt est sacrifié au devoir, et lorsque nous choisissons une privation, une souffrance certaine, non point par calcul, pour nous procur·e r un plaisir qui est à ce prix ou éviter une privation, une souffrance plus pénibles, mais simplement pour obéir ~ des principes en quelque sorte abstraits, on ne peut guère nier, à moins de recourfr à des subtilités vaines, qu'il intervient dans notre choix un agent autre que les impulsions fatales de l'instinct. Cet agent est la volonté. On confond sous le terme de volonté des idées qu'il importe de distinguer. Lorsqu'un homme, au lieu de se laisser diriger par les autres et d'adopter le parti qu'ils lui proposent, a l'habitude de se décider par lui-même, on dit qu'il a de la volonté. Souvent cette volonté persiste en dépit des meilleurs avis, des faits les plus défa-
�LA VOLONTÉ
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vorables; elle est alors de 1'enlêtement; souvent, non contente de garder avec un soin jaloux son autonomie, elle cherche à s'imposer; l'homme volontaire est facilement autoritaire. On dit aussi que celui-là a de la volonté qui s'est rendu maître de lui-même, qui domine les mouvements de sa chair et de son .esprit, qui est capable de leur imposer les plus dures contraintes. Volonté désigne également l'énergie et surtout la continuité de l'eJiort en vue d'un but plus ou moins lointain; le mot est alors synonyme de. fermeté, de constance. La psychologie emploie ce terme tantôt pour désigner !.a faculté de se déterminer enlre plusieurs actes qui sollicitent l'esprit avec des forces diverses, tantôt pour désigner l'activité lorsqu 'elle n'est pas une simple activité de suggestion et de contrainte, une activité passive, si l'on peut s'exprimer ainsi, mais lorsqu'elle produit des actes où se dépense plus ou moins spontanément l'énergie personnelle. Si nous le prenons dans le sens de faculté de se déterminer enlre plusieurs actes, nous reconnaîtrons des rudiments de volonté presque dès le début de la vie. Par exemple, l'enfant qui crie pour qu'on satisfasse une fanitaisie, et qui se tait subitement sous le coup d'une menace ,de son père, s'il n'institue pas une délibération en règle pour décider lequel vaut mieux de cesser de crier ou de s'exposer à un châtiment, n'en fait pas moins un choix entre les deux partis el il en a vaguement conscience. La volonté, considérée comme activité personnelle, -s'exerce aussi de bonne heure. L'auteur d'un travail sur ,<c le développement psychique de l'enfant » 1, Sikorski, l'étudie d:abord comme c< principe moteur » et comme {c principe répressif des mouvements ». Disons en passant que, même dans la volonté considérée ainsi par
L Revue philosophique, mars, avril, mai i885.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
rapport à ses manifestations extérieures, une analyse psychologique très élémentaire distingue autre chose ; car un mouvement ou une répression de mouvement peuvent n'être que le signe extérieur d'un acte mental bien plus important. Par exemple, il faut le même mouvement à l'enfant pour frapper un meuble ou pour frapper sa mère, et l'enfant qui réprime, par un commencement de sensibilité reconnaissante, un mouvement violent dirigé contre sa mère, exerce sa volonté autrement que comme« principe répressif des mouvements,,. Quoi qu'il en soit, l'auteur signale d'abord chez le nouveau-né cette espèce de contractions musculaires, sans but et non coordonnées, que Bain appelle mouvements- automatiques el Preyer mouvements impulsifs; ils tiennent probablement à l'excitation immédiate des centres moleurs par l'effet de la nutrition et de la croissance. Puis viennent les mouvements réflexes, et apparaissent les premiers signes de suppression, émanant du cerveau, des mouvements réflexes, d'un cri par exemple excité par un motif quelconque et arrêté sous l'influence d'un son entendu par l'enfant, d'une menace, d' une caresse, d'un léger coup. Bientôt la volonté proquit des mouvements plus imporlants. Preyer en a relevé quelques-uns d'après les observations faites sur ses propres enfants : suivant lui, la tenue de la tête commence à la seizième semaine de la vie, les mouvements de préhension à la dix-septième, l'acte indicateur de la main à la trente-sixième, l'altitude assise et la station verticale à la quarante-huitième 1. L'enfant ne larde pas à coordonner ses mouvements pour des actes plus complexes, et, quand il se croit capable de ces actes, il veut les faire seul, sans le secours d'autrui. Ainsi, lorsqu'il a compris le mécanisme de la
1. Die See le des. Kindes, p. 206.
�ACTIVITÉ PERSONNELLE
manipulation, il veut manger seul, bien que le secours d'autrui lui rende encore celle action plus facile; il essaye de manger seul uniquement pour le plaisir d'exercer sa volonté, et au bout d'un certain temps il ne réclame assistance que parce qu'il sent sa volonté fatiguée. D'autres fois il met brusquement fin à tous ses. mouvements et prend une pose immobile, avec l'attitude de l'attention; c'est alors la volonté qui s'essaye comme principe répressif des mouvements, sans but déterminé. L'activité volontaire de l'enfant a, dans les premiers temps de la vie, un champ plus étendu que celui des mouvements. Nous ne pouvons pas affirmer qu'alors l'enfant ail une conscience nette de lui-même, puisqu'il est incapable de nous manifester à cet égard son état mental, et qu'il ne lui en reste aucun souvenir auquel on puisse recourir plus lard. Mais il est certainement attentif, d'une attention spontanée, que personne ne lui recommande ni ne lui impose, et commence avec ses sens un examen du monde qui l'entoure. I~st-ce sans but, par exemple, qu'il fixe son regard encore un peu vague, qu'il promène ses mains encore hésitantes sur un objet? Preyer a remarqué que son enfant soulevait soixante-dix-neuf fois de suite le couvercle d'une cruche sans se reposer; pour lui , c'est là une observation physique évidente: le petit observateur semble rechercher comment se produit Je son 1 • Si l'on se place à ce point de vue, un grand nombre <l 'actions qui paraissent sans raison à des personnes peu perspicaces exciteront au con traire la sollicitude des personnes plus éclairées; elles verront ainsi s'exercer dans l'enfant, et de plus en plus avec les progrès de l'àge, une attention, mobile il est vrai, mais toujours en éveil, dans le but d'acquérir
1. Die Seele cles Kindes, p. 20:5.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
une multitude de connaissances pratiques. « Avant de parler, dit Rousseau, avant que d'entendre, il s'instruit d éjà. L'expérience prévient les leçons; au moment qu'il connaît sa nourrice, il a déjà beaucoup appris. On serait surpris des connaissances de l'homme le plus grossier, si l'on suivait son progrès depuis le moment où il est né jusqu'à celui oü il est parvenu. Si l'on partageait toute la science humaine en deux parties, l'une commune à tous les hommes, l'autre particulière aux savants, celleci serait très petite en comparaison de l'autre 1 • » La volonté, en tant que revendication de l'autonomie, n'est pas non plus absente chez le petit enfant. « Quand il avait fait quelque chose de lui-même, dit Tiedemann au sujet de son fils âgé de quinze mois, il se réjouissait visiblement et trouvait du plaisir à réitérer.» De là naissent la désobéissance de l'enfant, sa résistance à la direction constante que l'entourage lui impose; il veut, lui aussi, à certains moments, agir par lui-même et montrer son indépendance. Cette réaction naturelle à l'égard d'une contrainte dont on finit par se lasser, si douce qu'elle soit, peut aller jusqu'à produire des actes extravagants et désordonnés, mais oü l'enfant affirme d'autant plus son i"llitiative qu'ils sont plus en contradiction avec la règle qu'il suit d'habitude. Ainsi un peuple trop gouverné sera capable, en temps de sédition, des plus grands excès. Ainsi un internat révolté, un jeune homme libéré de la tutelle trop assujettissante de sa famille, se livreront aux folies de tout genre. Mme Necker de Saussure raconte l'histoire d'une petite fille qui, docile d'habitude, et paraissant se plaire à l'obéissance, trouvait parfois du plaisir à y manquer ouvertement. « Restée seule avec sa mère, qui était retenue au lit par la maladie, elle entra un jour sans le
1. Émile, liv. I.
�POUVOIR DOilfiNATEUR
Si
moindre motif en révolte déclarée. Les robes, les chapeaux, les écrans, les petits ouvrages, tout ce qui lui tomba sous la main fut porté au milieu de la chambre sur le plancher; elle chantait et dansait autour du monceau avec des joies indicibles; le courroux assez réel de sa mère ne l'arrêtait point. Elle avait bien l'idée du mal, sa rougeur trahissait bien les reproches de sa conscience, mais le plaisir consistait à en étouffer la voix 1 • Comme nous l'avons fait remarquer tout à l'heure, la volonté ne se contente pas de réclamer son autonomie; souvent, par une tendance naturelle, elle cherche à imposer sa domination. 11 y a bien des enfants exigeants, capricieux, impérieux. Rousseau en a vu« qui voulaient qu'on renversât la maison d'un coup d'épaule, qu'on leur donnàt le coq qu'ils voyaient sur un clocher, qu'on arrêtât un régiment en marche pour entendre les tambours plus longtemps, et qui perçaient l'air de leurs cris, sans vouloir écouter personne, aussitôt qu'on tardait à leur obéir. Tout s'empressait vainement à leur complaire; leurs désirs s'irritant par la facilité d'obtenir, i,ls s'obstinaient aux choses impossibles, et ne trouvaient partout que contradiction, qu'obstacles,' que peine, que clou leurs. Toujours grondants, toujours mutins, toujours furieux, ils passaient les jours à crier, à se plaindre 2 • » Certes un pareil tableau n'est pas exact pour tous les enfants volontaires; mais la tyrannie de ces faibles peut prendre des formes plus douces, moins désagréables, sans perdre de son exigence. Examinons plus attentivement encore dans l'enfance la volonté considérée comme pouvoir dominateur, régulateur, des instincts et des inclinations. Sikorski l'appelle « volonté inhibitoire » lorsqu'elle exerce une action
i. L'Éducat'ion p1·091·essive, liv. III, chap. vr. 2. Émile, liv. lll.
(j
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
répressive, et Preyer remarque que le caractère de l'enfant est surtout défini par le degré de ses capacités répressives. Voici un exemple. « Si, assis, un livre à la main, ou occupé à écrire, vous enjoignez à votre enfant de tâcher de rester aussi tranquille que vous-même, il commence par vous obéir avec plaisir; mais vous vous absorbez dans votre travail, et quelques secondes après il s'abandonne déjà à sa mutinerie habituelle. Si vouslui rappelez qu'il est bien plus turbulent que vous-même, il réprime, de nouveau pour quelques instants, tous ce& actes impulsifs et instinctifs, toute sa mécanique psychique, sous l'influence de l'idée que vous venez de lui souffler. C'est déjà beaucoup de volonté ferme pour ce petit cerveau 1 • » La volonté enfantine est capable aussi de réprimer la, sensation de la faim sous l'influence d'une autre impression, par exemple de l'attrait exercé par un jeu, une· occupation quelconque. Elle peut aller jusqu'à ce qui est pour elle un commencement de courage, jusqu'àJ triompher d'une répugnance, d'une souffrance véritable. « Ma fille, dit Sikorski, âgée de deux ans, après avoir goûté quelque chose d'amer, n'en voulut plus. L'observation de la lutte qui eut lieu chez cette enfant est · assez instructive. Elle repoussait instinctivement le verre contenant sa potion amère, comme le font souvent lesenfants; alors on exerçait sur elle une pression morale, en cessant de manger et en lui disant que personne ne pouvait manger parce qu'elle ne voulait pas prendre· une médecine amère. La résistance durait plus d'une minute, puis l'enfant, encore indécise, approchait sa main du verre pour la retirer de nouveau; mais l'hésitation était de peu de durée, la résolution s'affermissait, et, les encouragements aidant, elle finissait par prendr.e.
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1. Sikorski, l'Évolution psychique de l'enfant,. chap. m.
�EMPIRE SUR LA DOULEUR
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la médecine amère, sans laisser paraîlre aucune trace de sensation désagréable. Au contraire, on lisait sur son visage le plaisir évidemment produit par le triomphe de la volonté 1 • » Lorsqu'un enfant se résigne à subir une opération désagréable, ou même cruelle et dangereuse, a-t-il l'idée nette de la douleur qui l'attend, du danger qui va le menacer, et les affronte-t-il de parti pris par un effort véritablement héroïque de sa volonté ? On n'ose répondre affirmativement, si l'on se rappelle les circonstances des petites opérations que l'on a pu subir dans son enfance, comme l'avulsion d' une dent, l'ouverture d'un abcès, etc. On y est allé aYec un sentiment de terreur vague, eton s'est laissé faire sous l'influence de volontés plus fortes, avec un mélange d'ignorance, de défaillance, de révolte, et aussi d'acquiescement; car il est rare que l'enfant essaye de témoigner sa colère à l'opérateur par un acle de violence, comme le chien ne manque presque jamais de le faire. Mme Necker de Saussure cite à ce sujet un fait touchant. « Ceux qui soignent les enfants malades dans les hôpitaux, dit-elle, les trouvent souvent beaucoup plus doux, plus patients que les adultes. Une couper la petite fille à laquelle on s'était vu ob · · jambe avait subi toute l'opérati._,"""".,. •• Lf,i·<ifa une seule plainte, en serrant étroite..,,..,..-,,,,. poup es bras. << Je m'en vais, à présent /4fJ er la jambe ~ e « poupée, » lui dit le chirurg rt:J n Aant quand rj. t achevé l'amputation. La pan œ nf1m~.4vp.it t souffert sans dire mot, à c ~ 1 pos cruel fon if,; n larmes 2 • » Que s'était-il passé u' j te dans cet ~ te âme? Avait-elle dominé sa cloule r au . · e- s'· terdire les cris et les larmes? Était•elle plon ~......i~L
tt;
·l . L'É_volution p sychique de l'enfant, chap. m. 2. L'Education p?'Ogressive, liv. III, chap. v.
�L'ÉDUCATION DU CA!lACTÈRE
même de cette douleur, dans une stupeur momentanée dont la sotte parole du chirurgien la tire tout à coup? Nous ne pouvons le dire. Mais que d'enfants, mis en présence d'un léger désagrémeni pour leur sensibilité, celui qui est causé par l'eau froide par exemple, ne savent pas se contenir et jettent des cris! Il y a d'autres efforts de la volonté pour dominer des instincts naturels qui leur paraissent, en général, fort pénibles, même quand ils ont déjà passé l'âge de la première enfance : tel est le travail de l'attention soutenue, la lutte contre la distraction, la légèreté, la paresse. La volonté, considérée comme patience et constance, n'est qu'une forme de la volonté considérée comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations et des passions. En effet, le manque de patience et de constance vient de ce que l'action que la volonté s'efforce de rendre suivie et continue est interrompue à un certain moment par les passions, d'abord réprimées, et qui finissent par reprendre l'offensive. On sait qu'un long exercice est nécessaire afin de donner à la volonté une force suffisante de résistance. Il ne faut donc pas s'étonner si elle est encore exposée chez l'enfaI_lt à des défaillances fréquentes, si elle ne s'exerce souvent chez eux qu'avec un sentiment de peine qui aboutit vite à la fatigue. Ceci nous amène à dire quelques mots du pouvoir mystérieux qui influe sur la sensibilité, tantôt pour l'émousser, tantôt pour l'aiguiser, sur les inclinations pour les affaiblir ou leur donner une énergie redoutable, et sur la volonté pour lui rendre sa tâche plus facile en lui adoucissant chaque jour davantage l'effort: nous voulons parler de l'habitude. Les enfants contractent de très bonne heure des habitudes. « J'ai vu, dit Mme Necker de Saussure, un enfant de neuf mois pleurer amèrement et refuser son déjeuner
�L'HABITUDE
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parce que la tasse, la soucoupe et la cuiller n'étaient pas dans leur position accoutumée 1 • » Déjà dans cet enfant semble prendre racine l'habitude de l'ordre. Re~arquons à ce sujet les rapports étroits qui existent entre l'habitude et la moralité, et combien l'habitude, en supprimant peu à peu l'effort demandé par certaines actions, en y attachant même du plaisir, déplace pour ainsi dire chez les différents individus le champ d'exercice de l'énergie morale. Telle personne a pris dès son enfance l'habitude de l'ordre; ranger est devenu pour elle une occupation qui ne lui demande aucun effort et qui lui procure une sorte de plaisir; peut-être devr ai-elle faire attention à ce que cette occupation ne prenne pas trop souvent la place d'autres plus importantes et qu'elle se laisserait aller volontiers à négliger parce que ces dernières exigent d'elle plus d'effort; l'ordre ne serait alors qu'un prétexte honorable pour la paresse. Telle autre personne, au contraire, qui n'a pas pris l'habitude de l'ordre, devra s'imposer fréquemment, pour l'établir autour d'elle, un effort pénible et méritoire. Suivant Mme Necker, des sentiments moraux importants commencent par provenir d'une habitude, le respect de la propriété par exemple. « La vie de l'enfant est surtout dans ses yeux; les objets qu'il voit constamment en regardant la personne qu'il aime font partie d'elle-même dans son souvenir; les habits, les petits meubles dont elle se sert, ont pour lui beaucoup d'importance; il se la représente accompagnée de ses attributs, comme nous voyons les dieux de la Fable; et, quand il observe qu'elle seule fait usage de ces objets, il se persuade qu'ils lui appartiennent. Il peut même en devenir jaloux pour cette personne, les garder comme un chien fidèle, et empêcher les autres d'en
1. L'Éduca.tion p1·og1·essive, liv.
m, chap.
r.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 86 approcher. J'ai vu une petite fille de dix-huit mois qui pleurait si quelqu'un touchait le panier de sa bonne à la promenade. Un jour que cette même enfant vit une femme inconnue emporter de la maison une robe de sa mère, elle poussa des cris affreux, scène qui se répéta le lendemain. Depuis lors, elle a conservé de l'inquiétude à la vue des étrangers, elle les reconduit avec une politesse affectée qui cache mal son soulagement. Ce sentiment, qu'il est aisé d'augmenter par l'exercice, peut donner une probité précoce à de très jeunes enfants 1 • » Tout peut devenir habitude, tantôt avec le concours des instincts naturels, tantôt malgré eux. Suivant que la table de ses parents sera plus ou moins abondante et délicate, l'enfant, naturellement porté à la gourmandise, comme nous l'avons vu, contractera ou non l'habitude d'une nourriture choisie et recherchée. L'habitude est même capable de lui faire trouver du plaisir à prendre des médicaments qui répugnent d'abord à son palais et lui soulèvent le cœur; témoin ce fait, rapporté par Maxime Du Camp, je crois, que, dans un hospice d'enfants, l'une des punitions en usage est la privation d'huile de foie de morue. Suivan~ qu'on lui ménagera ou qu'on lui prodiguera l'éloge et l'admiration, qu'on se mettra en garde contre ce qu'un pédagogue appelle justement la « népiolâtrie ii (l'adoration du marmot), ou qu'on s'y livrera sottement, ainsi qu'il arrive dans un si grand nombre de familles, l'orgueil naturel de l'enfant languira faute d'aliment ou prendra un développement excessif par l'effet de l'habitude. cc Souvent, dit Fénelon, le plaisir qu'on veut tirer des . jolis enfants les gâte; on les accoutume à hasarder tout ce qui leur vient dans l'esprit et à parler des choses dont ils n'ont pas encore de connaissance;; distinctes; il leur
i. L'Éducation progressive, Jiv. III, chap. ,.
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,en reste, toute leur vie, l'habitude de juger avec prec1pitation, et de dire des choses dont ils n'ont point d'idées claires; ce qui fait un très mauvais caractère d'esprit 1 • » D'après les circonstances, et l'inclination y aidant ou résistant, les enfants sont susceptibles de prendre l'habitude du mensonge, de l'insolence, de la peur, ou bien de la sincérité, de la modestie, du courage. A quoi bon multiplier les exemples? tout le monde en connaît. L'habitude fortifie l'instinct naturel, ou l'affaiblit, ou même 'crée des instincts qu'on peut appeler acquis, à moins qu'ils ne soient que des instincts naturels qui sommeillaient et qu'on éveille. On sait qu'elle pousse des racines profondes qu'il est parfois for~ difficile et parfois impossible d'extirper. Il y a dans l'âme de l'enfant un autre pouvoir que nous aurions pu étudier lorsque nous avons parlé des instincts, mais que nous avons négligé alors, parce qu'il n'avait pas un caractère nettement marqué d'égoïsme -0u d'altruisme; nous voulons parler de l'imitation. Cependant nous y avons déjà touché en parlant de la suggestion de certaines attitudes et de certains sentiments; il y a bien des rapports entre la suggestion et l'imitation. « L'ignorance des enfants, dit Fénelon, dans le cerveau desquels rien n'est encore imprimé, les rend souples et enclins à imiter tout ce qu'ils voient 2 • " D'après Aristote, cette tendance est naturelle à l'homme en général; « l'homme, dit-il, est un animal imitateur. » Darwin l'observe dès l'âge de quatre mois chez son fils, qui paraît imiter des sons. Tiedemann, chez le sien, au même âge, croit en saisir aussi la première manifestation : « S'il voyait quelqu'un boire, il faisait avec la
1. De l'éducation des filles, chap. m. 2. Idem, chap. v.
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bouch e un mouvement comme s'il goûtait quelque chose. >> Egger pense l'avoir vue neltement vers neuf mois dans l'ac tion de se cacher et de se montrer tour à tour par manière de jeu, de jeter une balle après l'avoir vu jeter, de souffler sur une bougie, d'essayer d'éternuer en singeant la personne qui vient d'éternuer, etc. 1 • Sans préciser l'époque, nous pouvons dire que l'imitalion s'exerce de très bonne heure, et que l'enfanl lui doit une grande parlie de ses acquisitions les plus précieuses, en ce qui concerne les mouvements, le langage, les opérations des sens et de l'intelligence. Elle a aussi une grande influence sur le développement de ses facultés mor_les, de son caractère. L'imitation d'une a certaine attitude, d'un certain langage, suggère à l'enfant les sentiments que celte attitude et ce langage expriment. << Il se peut, dit Mme Necker de Saussure, que l'intérieur se moule chez l'enfant sur l'extérieur. Il voit une action qu'il copie, accompagnée d'une certaine expression de physionomie qu'il copie aussi, et bientôt il s'ouvre je ne sais quel jour au dedans de lui. Il devient grave par l'imitation du sérieux, tendre par celle de la sensibilité, et, une fois sur la voie de ces impressions, son âme est de plus en plus modifiée 2 • » Bernard Perez en donne un exemple significatif. « Une petite J1lle a commencé à prendre, seulement à l'âge de quinze mois, les froncements de sourcils de son père, ses habitucles d'irascibilité, son ton de voix criard, et bientôt ses formules expriment l'impatience ou la colère. A trois ans elle disait gravement à un visiteur avec lequel elle s'était mise à discuter, selon la manie paternelle :
1. Le Développement de l'intelligence et du lan_r;age che::. les enfants, p. 10 et suivantes. 2. L'Éducation progressive, liv. IT, chap. 1v.
�CLASSIFICATION DES CARACTÈRES
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<' Mais tais-toi donc, tu ne me laisses jamais achever ma phrase 1 ! » Les effets du bon et du mauvais exemple, que tout le monde connaît, appartiennent entièrement à l'imitation. On voit, sans qu'il soit nécessaire d'insister, quelle influence morale elle peut avoir sur l'âm e des enfants. Ainsi dès les premières années de la vie, par l'action latente de l'habitude, combinée avec celle des inclinations naturelles, de la volonté, de l'imitation, se constitue le caractère de chaque homme, ce facteur important de sa destinée. L'infinie variété des existences humaines ne tient pas seulement à la différence des conditions matérielles et sociales dan s lesquelles elles se déroulent; elle tient aussi à la différence des caractères. La natûre n'a pas mis en chacun de nous des instincts doués de la même énergie, par exemple la même dose de gourmandise, d'o rgueil, d'envie, de sympathie, de libéralité, de bienfaisance. On pourrait, à ce point de vue, établir d'abord une classification des individus, enfants ou adultes, en deux grandes catégories : ceux en qui dominent les instincts égoïstes, et ceux en qui dominent les instincts altruistes. Les uns et les autres se subdiviseraient ensuite d'après l'instinct ou le groupe d'instincts qui dominent dans leur égoïsme ou leur al truisme. Il est rare, en effet, que les égoïstes aient tous les défauts qui se rangent sous la dénomination générale d'égoïsme, et qu'on puisse dire de chacun d'eux ce que Suint-Simon disait du llardinal Dubois, que tous les vices se disputaient en lui à qui demeurerait le maîlre. L'altruisme, non plus, n'est pas parfait chez tous les gens de bien. En se plaçant à un autre point de vue, celui de la
L L'Éducation das le bei·ceau, chap. v.
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
volonté, il y aurait lieu d'établir une classification nouvelle, les individus à volonté forte d'un côté, ceux à volonté faible de l'autre. Si l'on voulait classer les individus en se plaçant à la fois à ces deux points de vue, la tàche serait complexe et embrouillée. Des instincts égoïstes très forts peuvent, pa1· exemple, coexister avec une volonté faible. Il y a, nous ne craignons pas de le dire, des monstres cachés dans la peau de gens qui passent pour très honnêtes, qui le sont en effet, à n'en juger que par leurs actes, mais qui ne se révèlent point ce qu 'ils sont parce que les circonstances, la puissance, surtout la volonté leur manquent. L'ambition d'un César peut se rencontrer dans des àmes dont l'intelligence est médiocre et l'énergie nulle. On voit combien la variété, en nombre et en puissance, des éléments qui constituent les caractères, rend difficile, sinon impossible, le travail d'une classification scientifique de ces derniers. Il y a bien un système qui simplifierait ce travail, s'il était vrai : c'est celui qui prétend qu'il existe dans chaque homme une qualité maîtresse dont les autres dépendent, autour de laquelle elles s'assemblent, pour ainsi dire, d'après une loi déterminée, et qui peut servir à caractériser non seulement l'individu, mais le groupe d'individus chez lesquels elle se montre, de même qu'un caractère général sert à constituer les ordres, les familles, les genres, les espèces en histoire naturelle. C'est le système soutenu, on le sait, par Taine avec une rare vigueur. « Les facultés d'un homme, dit-il, comme les organes d'une plante, dépendent les unes des autres; elles sont mesurées et produites par une loi unique; il y a en nous une faculté maîtresse, dont l'action uniforme se communique différemment à nos différents rouages, et imprime à notre machine un système nécessaire de mouvements prévus .... Une fois
�LA FACULTÉ MAÎTRESSE
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qu'on a saisi la faculté maîtresse, on voit l'homme se développer comme une fleur. » Sainte-Beuve a critiqué ce système dans son application à l'histoire littéraire; mais les objections qu'il présente peuvent être entendues d'une manière plus générale. « Le dernier mot d'un esprit, lisons-nous dans une Causerie du lundi, d'une nature vivante! certes il exis'te, mais dans quelle langue le proférer? ... Il s'agit de trouver une juste nomenclature à des esprits et des talents humains, matière essentiellement ondoyante et flottante, diversité et complication infinies .... Arriver ainsi à la formule générale d'un esprit est le but idéal de l'étude du moraliste et du peintre de caractères .... Efforçons-nous de deviner ce nom intérieur de chacun, et qu'il porte gravé au fond du cœur. Mais, avant de l'articuler, que de précautions, que de scrupules! Pour moi, ce dernier mot d'un esprit, même quand je serais parvenu à réunir et à épuiser sur son compte toutes les informations biographiques de race et de famille, d'éducation et de développement, à saisir l'individu dans ses moments décisifs et ses crises de formation intellectuelle, à le suivre dans toutes ses variations jusqu'au bout de sa carrière, ce dernier mot, je le chercherais encore, je le laisserais deviner plutôt que de me décider à l'écrire, je ne le risquerais qu'à la dernière extrémité 1 • » Leçon d'une justesse exquise adressée aux présomptueux qui osent exprimer et déterminer un caractère dans une courte formule, où ressort sur tout la prétendue qualité maîtresse. Ne pourrait-on point s'appuyer sur un grand nombre d'expériences pour retirer la concession faite par Sainte-Beuve, et dire que non seulement cette qualité maîtresse est des plus difficiles à découvrir et à exprimer, mais même que dans une foule d'indiv"dus
:l. Cause1·ies du lundi, t. III •.
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elle n'existe point, que leur caractère est un assemblage incohérent des qualilés les plus diverses, souvent opposées, qui se heurtent, se gênent, se secondent, s'équilibrent entre elles, et que leur vie, au lieu d'ê tre un développement mécanique et logique suivant une loi dont il s'agit de trouver la formule, « un système nécessaire de mouvements prévus », n'est qu'une suite d'actions di verses, parfois incoh érentes, où il y a bien des facteurs différents, parmi lesquels il faut accorder une large place aux circonstances, aux hasards, à l'éducation, etc. Il n'y a peut-être pas dans la réalité autant de logique que dans les esprits à systèmes. cc Certes, dit Montaign e, c'est un subject merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l'homme : il est malaysé d'y fond er jugement constant et uniforme .... Il faut considérer comme nos âmes se treuvent souvent agitées de diverses passions. Et tout ainsi qu'en no s corps ils disent qu'il y a une assemblée de diverses humeurs, desquelles celle-là est maitresse, qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions; aussi en nos âmes, bien qu'il y ait divers mouvements qui les agitent, si faut-il qu'il y en ait un à qui le champ demeure; mais ce n'est pas avec si entier advantage que, pour la volubilité et soupple!3se de notre âme, les plus faibles par occasions ne regaignent encore la place, et ne facent •ne courte charge à leur tour 1 • » Ce qui est vrai Je l'homme en général l'est encore plus de l'enfant, chez lequel le caractère se forme et peut être si profondément modifié par l' éducation. Assurément il y a dans chaque enfant des traits plus ou moins saillants. Mais il faut faire attention et ne point se laisser tromper par les apparences. Voici, par exemple, un enfant de trois ans, auquel il vient de naitre un petit frère, et qui,
L Essais, Jiv. I, cbap. r et xxxvn.
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jaloux de voir le nouveau venu accaparer les caresses de la mère, l'attention du frère, se laisse aller à dire : « Est-ce qu'il ne va pas bientôt mourir, le petit Fernand? >i Bernard Perez, à qui j'emprunte le fait, ajoule : cc Quand le nouveau venu se mit à marcher et à parler, l'autre lui faisait mille méchants tours; il le battait, le tirait d'une chaise pour se mettre à sa place, lui criait dans les oreilles, l'appelait vilain, lui prenait des mains les jouets, contrefaisait son langage et sa marche 1 • » Ne serons-nous pas tentés de mettre cet enfant dans la classe des méchants et des envieux, et ne ferons-nous pas sur lui, à cause d'un tel caractère, le plus sombre pronostic? Attendons quelque temps : l'enfant sera devenu, par le jeu d'autres instincts, et grâce à l'action de sa mère, un protecteur attentif et aimant de son petit frère, qu'il semb lait haïr à mort, on peut le dire. Voici un aulre enfant dont un observateur profond du cœur humain, Saint-Simon, nous trace le portrait. cc Le duc de Bourgogne était né avec un naturel à faire trembler. Il élait fougueux jusqu'à vouloir briser ses pendules lorsqu'elles sonnaient l'heure qui l'appelait à ce qu'il ne voulait pas, et jusqu'à s'emporter de la plus étrange manière contre la pluie quand elle s'opposait à ce qu'il voulait faire. La résistance le mettait en fureur. Tout•ce qui est plaisir, il l'aimait avec une passion violente .... De la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n'avait aucune ressemblance quels qu'ils fussent; à peine Messieurs ses frères lui paraissaient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain. ii Dans un pareil caractère semblent dominer la violence et l'orgueil, qui seront, d'après les conjectures les plus vraisembla))les, les facteurs principaux d'une vie désordonnée; il y a tout à craindre d'un tel
1. L' Éducation dès le bei·ceau, chup. v1.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 94 enfant,« né terrible ». Or le même écrivain ajoute : « Le prodige est qu'en très peu de temps la dévotion et la grâce en firent un autre homme, el changèrent tant et de si redoutables défauts en vertus parfaitement contraires ». On croira peut-être qu'il porta dans la vertu, comme il menaçait de l'employer au vice, la violente énergie qui paraissait le trait dominant de sa nature. Nullement : sa vertu est de telle sorte qu'elle fait concevoir aux contemporains les doutes les plus regrettables sur son énergie, sa décision, et même sur son courage. En 1708, commandant une armée française, il s'attire la leçon suivanle de son ancien précepteur : « Quand un · grand prince comme vous, Monseigneur, ne peut pas acquérir de la gloire par des succès éclatants, il faut au moins qu'il tâche d'en acquérir par sa fermeté, par son génie et par ses ressources dans les tristes événements ». Cette leçon sévère produit sur lui un si médiocre effet, qu'au milieu des préoccupations d'un chef d'armée il demandera bientôt à Fénelon s'il ne croit pas « qu'il soit absolument mal de loger dans une abbaye de filles». Voilà où en était venu le terrible enfant de tout à l'heure. L'histoire met ces faits en lumière; mais n'en constate-t-on point d'analogues dans la·vie privée, et les prédictions que l'on fait sur le caractère d'un enfant ne sont-elles pas souvent démenties, sans qu'intervienne une éducation aussi remarquable que celle où Fénelon réussit trop bien? Aussi faut-il, à notre avis, être très circonspect lorsqu'il s'agit de définir et de classer le caractère dans l'enfance. Il ne nous semble même pas qu'une classificaMon des caractères ait grand intérêt en pédagogie. Si l'on anivait, ce que nous croyons impossible, à déterminer nettement un certain nombre de types de caractères , dans la constitution desquels entreraient un nombre déterminé d'éléments moraux, croit-on qu'on
�LES ÉLÉMENTS DU CARACTÈRE
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pourrait également déterminer un nombre correspondant de types d'éducation? Cela faciliterait certainement la tâche des éducateurs; mais cela est impraticable. Il faut se contenter de ce qui est possible, c'est-à-dire de distinguer les éléments moraux qui entrent dans la constitution d'un caractère, et d'agir sur eux suivant les règles établies par l'expérience. Mais, comme nous l'avons dit, leur mélange dans chaque individu est variable à l'infini. Nous irons plus loin, et nous dirons que, en y réfléchissant bien, il est souvent difficile de définir ces éléments eux-mêmes avec une netteté parfaite, et de déterminer les règles générales du traitement qu'il convient de leur appliquer, tant est complexe d'un côté cette psychologie du caractère qui est le point de départ de l'éducation morale, et d'un autre côté tant est confuse, sur certains points, la morale proprement dite, qui doit en être la directrice. Vous entendez dire : « tel enfant est orgueilleux, ... tel enfant est bon, ... il faut combattre l'orgueil, ... il faut développer la bonté ». En examinant les idées que l'on croit exprimer nettement ainsi, nous y trouverons encore du vague ou même de l'erreur. On appelle parfois orgueil des sentiments qui ne doivent pas être confondus avec l'orgueil, par exemple ceux de l'indépendance, de la dignité personnelle, ou qui, tout en tenant de près à l'orgueil, n'en doivent pas moins être cultivés parce qu'ils seront très utiles à l'enfant pour stimuler son activité et le préserver de la bassesse. Il y a dans beaucoup d'âmes humaines une si grande disposition à la nonchalance, et aussi à l'adulation des forts, au culte intéressé de la puissance et du succès, qu'un peu d'orgueil ne nuit pas pour réveiller celui qui serait tenté de s'endormir, et lui faire donner plus que n'obtiendrait de lui le pur sentiment du devoir, ou pour tenir droites quelques échines, lorsque trop d'autres se
�L'ÉDUCA'rION DU CARACTÈRE 96 courbent. Quant à la bonté, c'est sans doute une vertu divine;« lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l'homme, il y mit premièrement la bonté», a dit Bossuet à propos d'un héros dans l'àme duquel la bonté n'était pas précisément la qualité dominante. Mais on sait qu'elle peut être alliée à des défauts qui lui donnent souvent des apparences plus sympathiques encore, à la faiblesse, à l'imprévoyance, à la négligence d'intérêts très sérieux; pour être vraiment une vertu précieuse et parfaite, il faut qu'elle soit ferme, prudente, perspicace, altentive. Réprimer l'orgueil, développer la bonté, voilà donc deux règles d'éducation empruntées à la morale, qui sont très imparfaites dans leur généralité et dans leur brièveté, de même que les deux mots : orgueil, bonté, employés par la psychologie enfantine, ont besoin d'être longuement définis pour ne pas éveiller dans 1'esprit des idées inexactes et incomplètes, et pour que la même épithète, celle d'orgueilleux ou de bon, appliquée à différents enfants, ne désigne pas des états d'àme très différents les uns des autres, puisqu 'il y a bien des manières d'être orgueilleux ou d'être bon. On le voit, il est impossible, en pédagogie, de classer les caractères comme les savants classent les plantes et les animaux en histoire naturelle; et il est difficile de traiter par la culture le·s divers éléments qui constituent ces caractères d'après des règles générales et fixes. Assurément il faut des règles dans cet art comme dans les autres; sinon on ne sortirait pas d'un vulgaire empirisme; mais il faut aussi les appliquer avec beaucoup de souplesse, de finesse, de sentiment des nuances. « Ceulx qui, comme porte nostre usage, dit Montaigne, entreprennent d'une même leçon et pareille mesure de conduicte, regenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes; ce n'est pas merveilles si en tout un peuple d'enfants ils en rencontrent à peine deux ou trois qui
�LE 'DIAGNOSTIC DANS L'ÉDUCATION
1•
O"' ~ I
rapportent quelque juste fruict de leur discipline » Un médecin habile n'a pas une thérapeutique invariable dont les remèdes s'appliquent à des cas pour ainsi dire abstraits; il ne soigne pas des maladies avec des formules qu'il Lrouve en nomhre déterminé dans ses livres; !il soigne des malades, et varie ses moyens à l'infini', ~omme les cas varient aussi à l'infini, d'après les constitutions individuelles. En continuant la comparaison, je dirai que le premier soin de l'éducateur, comme du médecin, doit être d'établir son diagnostic par une observation attentive et de chercher à bien connaître le caractère de l'enfant qu'il veut élever. J.-J. Rousseau dit, en recommandant l'éducation négative pour les premiers temps de la vie : « Une considération qui confirme l'utilité de cette méthode est celle du génie particulier de l'enfant, qu'il faut bien connaîlre pour savoir quel régime moral lui ,convient. Chaque esprit a sa forme propre selon laquelle il a besoin d'être gouverné; et il importe au succès des soins qu'on prend qu'il soit gouverné par celte forme et non par une autre. Homme prudent, épiez longtemps la nature, observez bien votre élève avant de lui dire le premier mot; laissez d'abord le germe de son caractère en pleine liberté de se montrer, ne le contraignez en quoi que ce puisse être, afln de le mieux voir tout ·enlier .... Le sage médecin ne donne pas étourdiment des ,ordonnances à la première vue, mais il étudie premièrement le tempérament du malade avant de lui rien prescrire; il commence tard à le traiter, mais il le guérit, tandis que le médecin trop pressé le tue 2 • » J'ai parlé précédemment des difficultés que présente .en principe l'observation psychologique de l'enfance.
'1. Essais, liv. I, chap. xxv. 2. Emile, liv. 11.
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L'ÉDUC ATION D U CA RACTÈRE
L'exp érien ce nou s fait faire à ce suj et d'autres remarques inquiétantes. 11 y a J es raisons qui s'opposent à ce qu e les parents, les premiers éduca teurs en da te, soient de bons observateurs à l' égard des enfants. C'est d'abord leur compl aisanc e naturelle pour leur pro géniture. L'ai gle, dan s une fabl e de La Fontain e, dema nde au hibou de lui peindre.ses « nourrissons » :
Le hibo u r epar tit : « Mes p etits sont mi gnons, Beaux, bien fa its, et j olis sur tous Jeurs compagnons Vo us les reco nn a itrez sans pe in e à ce lle ma rqu e » .
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Une m ère trouve qu e so n enfant, qui ou vre les yeux: depui s qu elqu es jours, montre de l'intelli ge nce, de la gentillesse. Ce tte illu sion fait sourire ; m ais ell e peut se prolonger et devenir dangereuse . J e l' ai Jit ailleurs ~ « De petits êtres âgés d'un an à peine ont J éj à en eux les rudim ents de toutes leurs passions de l'âge mûr, aveccet avantage immense , qu e t out cela es t encore t endre, fl ex ibl e, et peut être modifi é, extirp é ou hesoin sans g rand e peine, mais auss i avec cet immense da nge r , qu e to ut cela se dissim ule so us les apparen ces du besoin , se pa re des grâces du premi er âge , trompe ou même flatte l'indul gence excess ive, l' affcc lion vo lonti ers aveugle de la famill e 1 >>. Cho se sin g ulière ! ch ez les parents mobiles, passionn és , peu maîtres d'e ux-mêmes , et le nombre en es l g ra nd, à ce lte affection aveugle succède par moments· une sé vérilé excessive, au ssi peu raisonnable, qui leur fait trouver alors dans leurs enfants les plu s tristes dé-·· l'au ls ; cela peut arriver so us le coup d'un e g rosse étourderi e de ces derniers, lorsqu e la p a ti en ce des pilrents es t po ussée à bout, lorsqu e leur fa ti g ue es t extrême. De plus , l 'enfant , qui Lient beauco up de ses pa rents, et p ar
1. Les Docil'ines pédagor;iques des Grecs, l oLro ducti on.
�L'OBSERVATION MORALE
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l'hérédité, dont nous parlerons bientôt, et par l'imitation, dont nous avons parlé déjà, reproduit, dans une certaine mesure, leurs qualités, leurs défauts, leurs manières, dont ils sont mauvais juges, par l'effet de l'habitude et de l'indulgence qu'on a toujours pour soi-même. C'est ce qui fait qu'un simp le visiteur, un invité, observe souvent chez les enfants de la famille où il se trouve pour quelques instants des traits que les parents n'apercevront jamais. Une raison du même ordre fait que parfois les étrangers observent mieux une nation que les nationaux eux-mêmes. En général, l'observation morale est un don assez rare. Elle demande des qualités de pénétration, de finesrn, d'attention, de sang-froid, de patience, de mesure qui ne sont pas très répandues. Dans l'histoire de la pédagogie il est plus facile de trou ver des idées préconçues, des théories, des systèmes, que des observations nombreuses et bien faites. Or, si des hommes, remarquablement doués du reste, et attirés par un goût particulier vers cet intéressant sujet, l'enfance, qu'ils ont étudié clans leurs ouvrages, n'ont pas toujours été, pour la connaissance de l'àme enfantine, à la hauteur de leur tâche, que dire du vulgaire, de cette foule innombrable de parents, d'amis, de connaissances, de précepteurs, d'instituteurs, de professeurs, qui dirigent l'éducation des enfants ou influent sur elle? Celle grande œu vre réclame, comme condition nécessaire, une connaissance sérieuse de leur corps et de leur âme. Cl1 ez combien la trouve-t-on et combien en sont capables? Lorsque, parvenus à la maturité, et plus en état de nous connaître nous-mêmes, mieux instruits sur nous el sur la vie, nous nous rappelons notre propre histoire, nous constatons plus d'une erreur d'observation commise à notre sujet par nos parents ou par nos maîtres, el plus d'une faute de conduite qui a résulté de celte erre,ur.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Cependant il ne serait pas raisonnable de tomber dans le scepticisme el de ne pas croire à l'œuvre de l'éducation, parce qu'elle est des plus ardues dès son point de dép:ul, la connaissance des enfants. Il faut voir les difficullés, non pour se laisser aller au découragement, mais pour être plus attentif, plus sérieux, et pour redoubler d'efforts.
�CHAPITRE IV
L'influence de l'hérédité sur le caractère. Faits qui la montrent. Hérédité des instincts d'ivrognerie, d'avarice, du vol, du meurtre. Exemples historiques. - Hérédité du caractère provincial et national. - Constitution des éléments du caractère par l'hérédité. - La question du proRrès par l'évolution . Oppositi on du progrès clans l'ordre na turel par la sélec tion et dans l'ordre moral pa1· l'amélioration du caractère. - Les lois de l'hérédité. - Importance de la question de l'hér édité en pédagogie.
L'éducalion se propose d'agir sur les différenls pouvoirs que nous avons étudiés jusqu'ici dans l'âme de l'enfant, pour les modifier, ou de se servir d'eux pour arriver à ses fins. Il est nécessaire qu'elle les connaisse bien, el surtout qu'elle se rende bien compte de leur énergie. La qu es tion de leur origine, leur histoire, doit avoir , à cet égard, une grande importance. Le temps influe beaueoup, lout le monde le sait, sur la force de résistance que les choses peuvent présenler à l'homme. Il est plus malaisé de déraciner un vieil arbre qu'un jeune. Les habitudes récentes changent facilement, les habitudes invétérées résistent souvenl à tous les efforls . Or la plupart des éléments qui const ituent notre caractère sont plus anciens que nous; ils existaient avant nous chez nos parents, qui nous les ont transmis et qui les
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
avaient eux-mêmes reçus de leurs · ascendants. C'est un héritage qui passe de génération en génération, par la loi de l'hérédité, dont une multitude de faits démontrent rexistence. Attachons-nous particulièrement à ceux qui se rapportent au caractère 1 • Nous pouvons, sur ce point encore, rapprocher les animaux de l'homme. « Un cheval naturellement hargneux, ombrageux, rétif, dit Buffon, produit des poulains qui ont le même naturel. » Girou de Buzareingues remarque que l'hérédité s'étend chez les bêtes aux dispositions les plus bizarres. « Un chien de chasse pris à la mamelle et élevé loin de son père et de sa mère était d'un entêtement incorrigible, et, chose remarquable, il craignait au point de n'en plus chasser l'explosion de la poudre, qui excite tant d'ardeur chez les autres chiens. Sur la surprise qu'une personne en témoignait, on lui répondit : « Rien n'est moins surprenant, son père était « ainsi . » Étudiez attentivement le caractère des enfants d'une famille qui vous est connue, ainsi que celui de leurs parents, et recueillez le plus de renseignements possible sur leurs ancêtres : vous constaterez que les traits du caractère se sont transmis des uns aux autres comme les traits du visage, suivant des combinaisons variées. On dit parfois d'un enfant : « C'est tout le portrait de son père, ou de sa mère, ou de son grand-père », etc. Rarement celte assertion est exacte, et en général il serait plus juste de dire : « Il tient ceci de son père, cela de sa mère, cela de son grand-père », etc. La ressemblance des traits du visage frappe tous les yeux; celle du moral n'échappe même pas au vulgaire. La ressemblance physique tient évidemment à l'hérédité. La res1. Voir sur celte question le remarquable travail de Ribot, l'Hérédité psychologique, auquel j'ai fait de nombreux emprunts.
�HÉHÉDITÉ DES INSTINCTS
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semblance morale pourrait être attribuée à l'influence de l'imitation, s'il n'arrivait souvent qu'un enfant reproduit certains traits du caractère d'un aïeul qu'il n'a jamais connu et que, par conséquent, il ne peut imiter. Du reste, si l'imitation était seule en jeu, on ne s'expliquerait pourquoi l'enfant aurait reproduit certains traits de préférence à d'autres : il faut faire intervenir une prédisposition naturelle, qui résulte de l'hérédité. Chaque famille pourrait donc être, à ce point de vue, l'objet d'une intéressante monographie, qui apporterait, pour confirmer l'existence de l'hérédité, des faits soit entièrement nouveaux, soit analogues à la mullitude de ceux que l'on connaît déjà. Parmi ces derniers nous choisirons quelques-uns des plus saillants. Il en est toute une catégorie qui offre aujourd'hui, malheureusement, un grand intérêt; ce sont ceux où se montre l'hérédité de celte forme de l'instinct de gourmandise qui s'appelle l'ivrognerie. « Gall parle d'une famille russe où le pèi·e et le grand-père avaient péri tous deux prématurément, victimes de leur penchant pour les liqueurs fortes; le petit-fils, dès l'àge de cinq ans, manifestait le. même goût au plus haut degré .... De nos jours , Magnus Huss et Morel ont recueilli tant de faits sur l'hérédité de l'alcoolisme, que nous n'avons qu'à choisir. Un homme adonné aux boissons alcooliques a un fils qui montra dès l'enfance les instincts les plus cruels. Contraint de s'engager, il vendit ses effets militaires pour se procurer de l'eau-de-vie, et n'échappa à la peine de mort que sur les rapports des médecins, qui conclurent à l 'irrésistibilité du penchant 1 • » Remarquons, dans cet exemple, que le fils d'un alcoolique manifeste dès son enfa_ ce les instincts les plus cruels. C'est que le n penchant est transmis, non pas seulement sous forme
1. Ribot, l'llérédilé psycholo,qique, 1r e partie, chap. ,..
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d'ivrognerie, mais avec les plus tristes modifications, cruauté précoce, paresse, besoin de vagabondage, qui sont, d'après un célèbre aliéniste, Morel, le partage des enfants d'alcooliques. Une statistique américaine, citée par Despine, a montré qu'ils sont dix fois plus exposés que les autres à commettre des crimes et des délits. L'avarice ainsi que les instincts qui lui font pour ainsi dire cortège sont souvent héréditaires. « J'ai remarqué, dit Maudsley, que, quand un homme a beaucoup travaillé pour arriver de la pauvreté à la richesse et pour établir solidement sa famille, il en résulte chez les descendants une dégénérescence physique et mentale, qui amène quelquefois l'extinction de la famille à la troisième ou à la quatrième génération. Quand cela n'a pas lieu, il reste toujours une fourberie et une duplicité instinctives, un extrême égoïsme, une absence de vraies idées morales. Quelque opinion que puissent avoir d'autres observateurs expérimentés, je n'en soutiens pas moins que l'extrême passion pour la richesse, absorbant toute& les forces de la vie, prédispose à une décadence morale, ou intellectuelle et morale tout à la fois 1 • » Voici une curieuse généalogie qui montre l'hérédité des instincts du vol et du meurtre. Jean Chrétien a trois enfants, Pierre, Thomas et Jean-Baptiste; le premier, Pierre, a pour fils Jean-François, condamné aux travaux forcés à perpétuité pour vol el assassinat; le second, Thomas, a pour fils François, condamné aux travaux forcés pour assassinat, et Martin, condamné à mort pour assassinat, dont le fils, voleur, est mort à Cayenne; le troisième, Jean-Baptiste, a eu sept petits-fils et petites-filles, tous voleurs, et un arrière-petit-fils, condamné à mort pour assassinat et vol 2 • Gall cite le cas
i. Patholor;y of Mind, p. 234. 2. Despine, Psychologie naturelle, l. 11, p. 1 . ,10
�EXEMPLES HISTORIQUES D'HÉREDITÉ
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d'une femme très perverse des États-Unis d'Amériquedont les quatre-vingts descendants en ligne directe ont été, pour un quart, frappés par la justice, et, pour les. trois autres quarts, ivrognes, fous. idiots et mendiants. L'histoire nous offre un grand nombre de cas où apparaît nettement l'influence de l'hérédité sur le caractère.« Le physique, ce père du moral, dit Voltaire, transmet le même caractère de père en fils pendant des siècles. Les A:ppius furent toujours fiers et inflexibles, les Catons toujours sévères. Toute la lignée des Guises fut audacieuse, téméraire, factieuse, pétrie du plus insol ent orgueil et de la politesse la plus séduisante. Depuis François de Guise jusqu'à celui ciui, seul, sans êlre attendu, alla se mettre à la tète du peuple de Napl es , tous furent d'une figure, d'un courage et d'un tour d'esprit au-d essus du commun des hommes. J'ai ,,u les portraits en pied de François de Guise, du Balafré et de son fils; leur taille est de six pieds : mêmes traits, même courage, même audace sur le front, dans les yeux et dans l'attitude 1 • >, L'étude des quatre Césars, Tibère , Cali gula., Claude et Néron, faite par Wiedemeister uu point de vue de l'hérédité morbide, élait facile; leu rs vices prodigieux. éclatent dans Tacite et dans Suétone, qui en ont déjà signalé la transmission héréditaire. Vespasien, dont l'avarice est célèbre, comptait parmi ses ascendants un commis de banque el un percepteur usurier. « Chez presque tous les princes de la famille de Condé, dit Saint-Simon, on note une chaude et naturelle intrépidité, une remarquable entente de l'art militaire, de brillantes facultés de l'intelligence, mais, à côlé de ces dons, des travers d'esprit voisins de la folie, des vices odieux du cœur et du caractère, la malignité, la bassesse, la fureur, l'avidi lé du gain, une avarice sordide, le goût
1. Diclionnaii'e philosophique, art.
CATON.
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de la rapine et de la tyrannie, et celle sorte d'insolence qui fait plus délester les tyrans que la tyrannie ellemême. » Sainte-Beuve dit à propos du livre où Loménie a étudié la famille des Mirabeau : « Il a révélé une race à part, des caractères d'une originalité grandiose et haute, d'où notre Mirabeau n'a eu qu'à descendre pour se répandre ensuite, pour se précipiter comme il l'a fait, et se distribuer à Lous, tellement qu'on peut dire qu'il a été l'enfant perdu, l'enfant prodigue et sublime de sa race». Les plus belles vertus sont elles-mêmes héréditaires, témoin celte famille des Lamoignon, dont l'un des derniers représentants, Malesherbes, a un rôle si noble Jans notre histoire, el que Fléchier appelle avec raison« une ,de ces familles où l'on ne semble naître que pour exercer la justice et la charité, où la vertu se communique avec le sang, s'entretient par les conseils, s'exalte par les .grands exemples ». Remarquons les dernières expressions de l'orateur chrétien, dans lesquelles les diverses .influences de l'hérédité, de l'éducation, de l'imitation, sont distinguées avec beaucoup de justesse. · Il y a donc des traits de caractère communs à chaque famille, et dont l'existence s'explique non seulement par l'influence, très réelle, du milieu, de l'imitation, mais encore, et surtout, par celle du sang. Il y a aussi des traits de caractère communs aux provinces, aux nations, aux races; ces traits se constituent à l'origine pour diverses raisons et, par l'influence - e l'hérédité, se transmettent à travers les âges, plus d ou moins modifiés, mais presque toujours reconnais·sables. Le Lorrain, le Champenois, le Picard, le Gascon, le J~rovençal conservent, malgré la centralisation et l'unité nationale de la France, des qualités et des défanls qui leur sont propres; ils les doivent à plusieurs causes, dont les unes ont disparu, par exemple des guerres, <les invasions, des conquêtes, certaines institutions et
�HÉfiÉDITÉ DU CAfiACTÈRE NATIONAL
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certains usages, dont les autres persistent, comme le sol, le climat, elc.; quelles que soient les causes, transitoires ou permanentes, les e!îets restent en partie et sont conservés par l'hérédité. Aussi peut-on affirmer d'avance, avec peu de chances d'erreur, sans les connaîlre individuellement, que tel Gascon et tel Lorrain par exemple, dans la physionomie et dans le caractère, offriront certains traits généraux de leur province qui les feront distinguer. Quoique assez éloignés l'un de l'autre, et vivant sous un ciel di!îérent, à proximité de peuples aussi peu ressemblants que les Allemands et les Espagnols, ce Lorrain et ce Gascon offriront aussi, surtout sous le rapport du caractère, des traits généraux de leur nation commune, la France, par lesquels ils se ressembleront; car il y a un caractère national, ·qui se forme en grande partie sous l'influence de l'hérédilé. « Si noll,'l possédions, dit Ribot, quelque bonne psychologie ethnographique, nous verrions plus dairement le rôle de l'hérédité dans la formation du caractère d'un peuple. Les historiens ont fait depuis longtemps des remarques décisives sur le caractère des peuples et l'impossibilité de le transformer. Ainsi, le Français du xix. 0 siècle est, au fond, le Gaulois de César. On trouve dans les Commentaires, dans Strabon et Diodore tous les traits essentiels de nolre caractère national : l'amour des armes, le goût de tout ce qui brille, l'incroyable légèreté d'esprit, la vanité incurable, la finesse, une grande facilité à parler et à se laisser prendre par les mols. Il y a dans César des réflexions qui sembleraient dater d'hier 1 . » · Ce passage peut soulever des objections sérieuses; on peut dire que le Français y est imparfaitement défini, qu'il faut se défier de ces généralisations dans lesquelles
. !. L' Hérédité psychologique, i rc partie, chap. vH.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
il est impossible de faire rentrer une foule de cas particuliers, que les Gaulois primitifs, qui ne formaient peut-être pas eux-mêmes une race homogène, se sont mélangés, sur divers points, avec des Ibères, des Latins, des Germains, Francs, Visigoths, Burgondes, Norm:mds, etc. Je n'entrerai pas dans l'examen d'une question ethnographique. Mais, quel que soit le sang primitif d'un peuple, du moment que ce peuple se constitue, il accumule peu à peu un fonds d'habitudes, d'idées et de sentiments communs qui pénèl:rent dans tous les esprits, qui finissent par en faire partie intégrante, qui se transmettent par le sang et qui constituent un caractère ethnique. Il y a ainsi un caractère français, un caractère anglais, distincts l'un de l'autre, mais capables, par mélange du sang de se pénétrer réciproquement. Nul doute que de quelques unions consécutives entre des familles françaises et anglaises ne résultent, au bout d'un certain temps, des. enfants qui différeront sensiblement el des purs Français et des purs Anglais, et qui présenteront sur certains points un caractère mixte où se mêlerontles qualités et les défauts des deux peuples. Toutefois reconnaissons qu'on doit se mettre en garde, dans ces matières délicates, contre les inductions défectueuses, les généralisations précipitées, et qu'on ne fait pas l'analyse ou la synthèse d'un caractère avec la précision et la certitude d'une opération chimique. ll est évident que les él émenls transmis par l'hérédité qui constituent en totalité ou en partie le caractère d'un individu, d'une famille, d'une nation, d'une race, ont eu un commencement, qu'ils ont été nouveaux à un certain moment de la durée et non héréditaires. L'hérédité peut, en ce qui concerne les divers éléments du caractère, commencer son œuvre avec chaque génération; mais l'œuvre, une fois commencée, ne s'anéantit pas avec cette génération, et elle passe aux suivantes.
�CONSTITUTION DU CARACTÈRE PAR L'HÉRÉDITÉ
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Expliquons-nous par des exemples. Il y a beaucoup de chances, en vertu même de l'hérédité, pour que, dans une famille où règnent depuis longtemps des traditions ·d'économie, de tempérance et de dignité, ne se manifeste pas le vice de l'ivrognerie chez un des membres; mais le fait, bien qu'inattendu, peut se produire. Voilà, dans le caractère de la famille, un élément nouveau, perturbateur, et qui, malheureusement, ne sera peut-être pas transitoire; l'ivrogne, en se mariant, pourra le transmettre, soit sous cette forme, soit transformé, comme nous l'avons vu. De même, une parlicularilé de l'organisme, une maladie du corps, après avoir fait une première fois son apparition dans une famille, passera aux descendants. Y a-t-il, après un certain temps, disparition de l'élément nouveau et qu'on peut appeler souvent perturbateur? Pour ce qui regarde le physique, la question est encore très obscure; des éléments se fixent, d'autres semblent disparaître. On connaît la persistance de certains traits d·1 visage dans les familles historiques, du nez bourbonien, par exemple, de la lèvre des Habsbourg. L'union d'un blanc avec une négresse produit un mulâtre; si les descendants de celui-ci ne s'unissent qu'avec des blanches, le sang noir disparaîtra graduellement, et la famille reviendra t9ut à fait au type de la race blanche après quelques générations. Quant à ce qui regarde le moral, une qualité ou un défaut de caractère pe1·sistent-ils indéfiniment dans une famille, après avoir commencé à s'y manifester, s'atténuent-ils ou se fortifient-ils par la transmission? Sont-ils destinés à une extinction lente, mais certaine? Problème difficile, presque insoluble dans l'état actuel de nos connaissances l Le caractère spécifique lui-même n'est pas entièrement fixe; la culture peut produire en · lui, avec le temps, des modifications profondes. Les animaux
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
domestiques, l'homme civilisé, descendent d'ancêtres sauvages doués d'instincts qu'on ne retrouve guère dans leur lointaine postérité. Socrate, Washington, Gœthe ont comme nous, parmi leurs ascendants, les brutes de l'époque quaternaire, qui étaient probablement anthropophages. Mais ces brutes se reconnaîtraient assez facilement, sous le rapport du caractère, dans les membres de la famille de voleurs et d'assassins dont je parlais tout à l'heure. Faut-il admettre, en vertu des lois de la concurrence vitale el de la sélection naturelle, que les éléments nouveaux se fixent pour un Lemps plus ou moins long lorsqu'ils contribuent au triomphe des mieux doués, ét qu'ils disparaissent au contraire bientôt avec les êtres dans lesquels ils se manifestent, lorsqu'ils sont une cause de faiblesse, de dégénérescence? Ainsi l'espèce humaine, et même toutes les espèces, seraient continuellement en progrès par l'effet de cette sélection de la nature qui distingue le bon pour le fixer, et le mauvais pour l'anéantir. Malheureusement il s'en faut que l'on soit d'accord sur toutes ces questions, et en particulier sur celle du progrès continu. Si l'on compare l'homme primitif, tel qu'on se le figure d'après les données, bien insuffisantes, de la science, à l'homme actuel, en laissant de côté les exceptions défavorables, et en prenant une sorte de moyenne, on doit assurément reconnaître qu'à beaucoup d'égards le ,progrès est évident, au physique comme au moral, et que l'homme semble de plus en plus se dégager de la bête. Cependant ne serait-il pas cbimérique d'espérer que par l'action des lois darwiniennes l'homme ne cessera de s'améliorer, et que la terre verra un jour le règne universel•de l'honnêtelé, de la douceur, de la bonté, de l'intelligence? D'abord , l'histoire ne nous y encourage
�LE PI\ 0(;1u;;s PAR L'ÉVO LUT IO:'s
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nullement. Elle nous montre qu'une civilisation avancée peut, à la suite de grand s événements , faire place à une barbarie relative. Un peu avant les invasions ge rmaines, l'Italie et la Gaule offraient un état de civifüation qui, inféri eur au nôtre sur certains points, par exemple la science et l'indu strie, le valait peut-être s ur d 'au tres; quelques siècles se pasf:ient, nous a rrivo ns en plein moyen âge, et tout , dans ces mêmes pays, a rétrog rad é. En outre, comme nou s l'avons déjà dit, il n'y a pas acco rd entre nos concep tions morales et les volontés mystérieuses de la nature. Nous ne so mm es nullement certains, en développant par l' éd ucation les plu s nobles qualités du carac tère, d'armer le mieux possible pour la concurrence vitale ceux sur lesqu els nous agissons ainsi. Ce n'es t peut-être pas à eux que la nature destine le prix du com bat, el lesraces qu'elle se propose de faire triomph er ne son t peut-èlre pas celles qui, par l'honn ête té, la douce tir , la bonté, l'intelli gence même, parai se nt valoir mieux que les autres. Un savant de la célèb l'e famille genevoise desCandolle, dans un e ét ude su r l'hérédité, s'all ache à la race juive co mme à u11 exemp le frapp ant du pouvoir de l'atavi sme; il définit le ca ractère des Israélites, et cherche ce que pour rait être l'Europe s' ils étaient se ul s à la peupler. « Si l'Europ e, dit-il, était uniqu ement peuplée cl"Israélites, voici le sin g ulier spectacle qu 'elle présente rait. li n'y a urait plus de guerre; des million s d'hommes ne seraient pas arrachés aux trava ux uti les ,de toute espèce, et l'on verrait diminu er les dettes publiques et le irnpots. D'après les ten da nces co nnues des isra élites , la cullure des sciences , des lettres, des a rts, s urtout dé la musique , serait poussée très loin . L'industrie et le commerce se raient florissa nts. On verrait peu d'attentats contre les perso nn e~, et ceux co ntre la propriété se raient rarement accompagnés d e violence.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
La richesse augmenterait énormément par l'effet d'un travail intelligent et régulier uni à l'économie. Celte richesse se répandrait en charités abondantes. Le clergé n'aurait pas de collision avec l'État, ou seulement sur des points secondaires. Il y aurait des concussions et peu de fermeté chez les fonctionnaires -publics. Les mariages seraient précoces, nombreux, assez généralement respectés; par conséquent, les maux résultant du désordre des mœurs seraient rares. Ceci, joint à quelques règles d'hygiène, rendrait la population saine et belle. Les naissances seraient nombreuses et la vie moyenne prolongée », etc. Sauf quelques traits, ce tableau ne répond-il pas à l'idéal qu'on se fait d'une société civilisée, heureuse, bonne et honnête en somme? Ne nous parnil-il pas fort désirable que le progrès continu de la nôtre nous mène à un semblable état? N'est-ce pas, avec quelques corrections, le but où tendent les aspirations des politiques et des économistes raisonnables, des éducateurs bien intentionnés? Or le même savant continue en ces termes: « Après ce tableau, qui n'a pas demandé beaucoup d'imagination, puisqu'il repose sur des faits connus, je me hâle d'ajouter que la société ainsi composée ne serait pas viable. Pour peu qu'il restât en Europe ou dans les pays voisins quelques enfants des anciens Grecs ou Latins, des Celtes, des Germains, des Slaves ou des Huns, l'immense population serait bientôt soumise, violentée ou pillée. Plus les richesses seraient grandes, plus vite on les dépouillerait; plus la race serait belle, plus on la traiterait comme celle des Circassiennes et des jeunes captives qui pleuraient jadis à Babylone. Si les Barbares manquaient en Europe, il en viendrait d'au delà des mers. En un mot, supposer une grande population très civilisée, c'est-à. ,dire très humaine, très douce, très intelligente et très riche, sans pillards et sans despotes pour en profiter, est
�LE PROGRÈS PAR L'ÉVOLUTION
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aussi contraire aux faits connus que d'imaginer un continent peuplé d'herbivores sans carnivores. Théoriquement on peut concevoir une société extrêmement civili ée, c'est-à-dire éloignée deTélat barbare; mais ce ne serait pas une perfection, puisqu'elle ne pourrait plus se défendre. » On serait tenté de dire, en appliquant .::es réflexions aux individus et aux familles : « Théoriquement on peut concevoir un homme excellemment cultivé, réunissant les plus belles qualités de l'intelligence et du cœur; mais cette culture ne serait en définitive pour lui qu' une cause de faiblesse, parce .qu'elle aurait diminué en lui certaines énergies brutales el immorales, la violence et la ruse nécessaires pour l'emporter dans le combat de la vie; et, en la transmettant par l'hérédité à ses enfants, ne leur ferait-il pas un don funeste? » Si la nature fixe, à l'aide de l'hérédité, les qualités qui sont les meilleures pour triompher dans la concurrence vitale, son choix est souvent en contradiction absolue avec nos idées morales et avec l'œuvre éducative dirigée selon ces idées. Il y a là. de quoi inquiéter les éducateurs d'un e haute et sévère moralité, et aussi ceux dont l'âme tendre regarde la bonlé à la fois comme le meilleur moyen et comme le meilleur but de l'éducation. En se plaçant au point de vue des nouvelles théories scientifiques, n'ont-ils pas à craindre que la culture exquise de l'esprit et du cœur, affinant l'un et l'autre et développant la délicatesse de la conscience, ne mette ceux qui la reçoi\'ent trop au-dessus des réalités grossières, ne les rende incapables des folies, des vilenies et des violences qui sont en partie les éléments indispensables de l'action el du succès, et n'amène la Lléfaite des familles dans lesquelles se transmet un héritage lrop beau et trop pur? Si nous en avions le loisir, nous nous étendrions sur
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
ce problème, sur celte antinomie entre l'ordre naturel et l'ordre moral, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois; nous trouverions peut-être qu'il est impossible d'en sortir autrement que par conception d'un ordre surnatul'el, gràce auquel tout s'explique, se corrige, se compense, s'achève, et qui seul empêche la vertu de n'être qu'une illusion, l'éducation dont la vertu est le but de n'être qu'une duperie. Pour le moment, nous nous en tiendrons aux fait& d'expérience, aux apparences positives, et, revenant à la question qui nous occupe, nous verrons que l'hérédité, si tant est que l'on puisse se reconnaître dans l'extrême complexité de ses c[ets, tend sans cesse à se corriger elle-même, parce qu'elle agit dans les sens les. plus divers. Il n'y a pas à craindre, en général, qu'elle accumule les éléments vel'lneux ou vicieux dans une seule famille d'une manière tellement exclusive qu'elle· condamne cette famille à l'impossibilité de vivre et de se perpétuer par l'excès même de ses vertus ou de ses vices. L'union de générateurs différents par le sang, l'esprit et le caractère produit une infinie variété, une modification incessante des familles et des races; chacun d'eux lègue à l'enfant des éléments plus ou moins dissemblables, qui se combinent pour former des tempéraments, des esprits, des caractères nouveaux à certain& égards. La nature elle-même veut cette variété, puisqu'elle n'a pas fait deux êtres entièrement semblables, el que dès l'origine elle a mis entre les deux générateurs, l'homme et la femme, des différences profondes. L'enfant diffère nécessairement de chacun d'eux par le fait même qu'il tient de chacun d'eux, et réunit en lui seul les traits différents de deux personnes. « Un peu de réflexion, dit Ribot, montre que l'action unique de ces deux facteurs peut donner lieu aux résultats les plus dissemblables; moyenne entre les deux parents, pré-
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pondérance du père à tous les degrés possibles, prédominance de la mère à tous les degrés possibles. » Mais, outre son père et sa mère, l'enfant a comme ascendants ses innombrables ancêtres, dont il hérite au physique comme au moral. « Remarquons, dit encore Ribot, que dix générations, c'est-à-dire pour l'homme environ trois siècles, représentent 2048 générateurs dont l'influence plus ou moins marquée est possible. » Or ces générateurs sont loin d'avoir été identiques; et l'influence de chacun d'eux, relativement aux autres, peut s'exercer avec des variétés et des nuances fort nombreuses sur le descendant. Darwin a essayé de ramener à un petit nombre de lois les faits si complexes de l'hérédité; Ribot, qui adopte ces lois en général, les formule de la manière suivante, en ce qui concerne l'hérédité psychologique : i O Les parents ont une tendance à léguer à leurs enfants tous leurs caractères psychiques, généraux et individuels, anciens et nouvellement acquis. 2° L'un des parents peut avoir une influence prepondérante sur la constitution mentale de l'enfant. Dans ce cas, il peut arriver ou bien que la prépondérance suive le sexe, du père au fils, de la mère à la fille, ou bien qu'elle aille d'un sexe au sexe contraire, du père à la fille, de la mère au fils. 3° Les descendants héritent souvent de qualités mentales propres à leurs ancêtres et leur ressemblent sans ressembler à leurs propres parents. L'hérédité en retour est très fréquente en ligne directe, du grandpère au petit-fils, de la grand'mère à la petite-fille, etc. Elle est plus rare en ligne indirecte ou collatérale, du grand-oncle ou de l'oncle au neveu, de la tante à la nièce, etc. 4° Certaines dispositions mentales, d'une nature très nettement déterminée, le plus souvent morbides, se
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manifestent chez les descendants au même âge que chez les ascendants 1 • Bien que la première de ces lois affirme la tendance de chacun des parents à transmettre tous ses attributs à l'enfant, en fait il n'arrive jamais, et il est complètement impossible que l'enfant reproduise à la fois tout son père et tout sa mère. Il reproduit certains attributs de l'un et certains attributs de l'autre. La règle est même que l'un des deux ait sur lui, au point de vue de l'hérédité, une influence prépondérante, mais non exclusive. D'après Schopenhauer, la volonté, faculté essentielle et primordiale, qui comprend les instincts, les passions, le caractère en un mot, est transmise par le père; l'intelligence, faculté rl u second ordre, est transmise par la mère. Il cite, comme exemples du caractère transmis du père au fils, les Décius, la gens Fabia, la gens Claudia, Philippe et Alexandre, etc.; et, comme exemples de l'intelligence transmise de la mère au fils, J.-J. Rousseau, d'Alembert, Buffon, Hume, Kant, etc. Cette théorie est des plus discutables. D'autres ont soutenu que l'influence du père est prépondérante sur les filles, el celle de la mère sur les fils. Michelet en trouve des preuves nombreuses dans l'histoire. « Nul roi, dit-il en parlant de Louis XVI, ne montra mieux une loi de l'histoire qui a bien peu d 'exceptions. Le roi, c'est l'étranger. Tout fils tient de sa mère. Le roi est le fils de l'étrangère et en apporte le sang. La succession presque toujours a l'effet d'une invasion, les preuves en sont innombrables. Catherine, Marie de Médicis nous donnèrent de purs Italiens; Louis XVl fut un vrai roi saxon et plus Allemand que l'Allemagne 2 • » ·BuITon remarquait volontiers qu'il tenait de sa mère,
1. !}Hérédité psychologique, 2° partie, chap. 2. Histoire de France, t. XVll.
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« qui avait beaucoup d'esprit, des connaissances étendues, une tête bien organisée ». Mais, si les faits sur
lesquels s'appuie la thèse de la prépondérance héréditaire d'un sexe sur l'autre sont nombreux, il y a d'autres faits, non moins nombreux, par lesquels on peut prouver la prépondérance d'un sexe sur le sexe du même nom. On appelle atavisme la transmission par le sang d'un attribut, physique ou moral, qui passe des ancêtres à leur postérité plus ou moins reculée, sans se manifester chez un certain nombre de descendants intermédiaires. Ainsi tel trait du caractère d'un enfant, qu'il n'.a reçu ni de son père ni de sa mère, existait chez un de ses aïeuls. « On observe souvent, dit Ribot, entre des parents fort éloignés et en dehors de la ligne directe, entre les oncles et les neveux, les nièces et les tantes, les cousins, les cousines, les arrière-neveux et même les arrière-cousins, des rapports saisissants de conformation, de figure, d'inclinations, de passions, de caractère, de monstruosité, de maladie 1 . » Lorsque des rapports de ce genre existent, par exemple entre un oncle et· un neveu, si l'influence de l'imitation ne peut être invoquée, il faut évidemment les attribuer à celle d'un ascendant dont le sang coule clans les veines du neveu et de l'oncle. Ribot trouve dans son expérience personnelle un cas frappant de ressemblance morale entre un neveu et son oncle maternel:« Tous deux ont eu un développement d'esprit précoce qui s'est arrêté vers quinze ans. Depuis ils sont tombés dans une sorte d'inertie qui les rend impropres à tout travail suivi. Ils ont tenté toutes les carrières, sans se fixer à aucune . Ce qui rend ces ressemblances encore plus probantes pour notre sujet, c'est qu'il est impossible de les attribuer à l'éducation ou à des influences de famille. L'oncle a passé la
1. L'Hé1·éclilé psycholggique, 2° partie, chap. u.
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plus grande partie de sa vie en Algérie; le neveu a vécu en France dans une famille rangée et extrêmement laborieuse. Je doute que tous les deux aient passé ensemble plus de dix jours de leur vie. Ces ressemblances dérivent d'un ancêtre commun 1 • '> Dans l'état actuel de la science, il n'es t pas possible de dire d'une manière certaine, surtout pour Le moral, quel estle maximum du temp s pendant lequel un attribut de l'ancêtre reste latent chez un certain nombre de ses descendants pour reparaitre ensuite. L'histoire seule nous fournit à ce sujet des faits intéressant.s, et ils sont trop rares, souvent trop discutables, pour qu'on puisse en induire une loi. Dans les familles restées obscures, et même dans beaucoup de celles qu'un ou plusieurs de leurs membres ont illustrées, le souvenir des ancêtres disparaît si vite qu'il est impossible de rien savoir d'eux au bout de quelques générations. C'est un véritable mal aux yeux de ceux qui, co mme nous, attachent le plus grand prix à la conservation des souvenirs et des traditions de famille, et qui y voient pour un pays l'une des meilleures garanties de stabilité et de force. No s mœurs et nos institutions actuelles ne feront que l'aggraver. La famille d'aujourd'hui est ém inemment instable; à peine formée, elle se déplace et se disperse avec une extrême facilité. Combien y a-t-il de Français, surtout à la ville, qui vivent dans la maison de leurs ancêtres? Combien même y en a-t-il qui, arrivés à l'âge adulte, vivent dans la maison de leur père? Avec la funes te tendance qui nous pousse aux grandes agglomérations urbain es, la possession du foyer deviendra un jour l'exception, si peut-être elle ne l'est déjà. Que de Parisiens connaissent à peine l'appartement loué où le hasard les a fait naître et auquel ne les attache aucun souvenir de famille 1
1. L'Héi'édilé psychologique, 2• partie, chap. u.
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Comment, dans de telles conditions, pourraient se former et se conserver des archives familiales? Je suppose qu'un père recueille ses souvenirs et ceux de ses aïeuls pour les transmettre à ses enfants; on peut prédire presque .avec certitude que ce legs se perdra bien vite au milieu ·des déménagements, des changements de résidence, des .partages. Aussi l'histoire des familles est-elle à peu près nulle, et ne fournit-elle en général aucun document utile sur ces graves questions d'hérédité physique et morale par atavisme. Il nous reste à dire quelques mots de la loi d'hérédité .à des périodes correspondantes de la vie. « Quelquefois chez l'ascendant, un caraclère, une disposition apparaît brusquement à l'âge adulte; chez le descendant, le même caractère, la même disposition apparaît brusquement au même âge, sous la même forme. C'est ce que Darwin .appelle l'hérédité aux périodes correspondantes de la vie, et Hœckel la loi d'hérédité homochrone .... Il n'y a ~uère de fait qui montre sous une forme plus saisissante .le caractère fatal de la transmission héréditaire. Un déterminisme latent amène chez le père ou la mère une ,i nfirmité physique, une disposition organique qui se traduit par le suicide ou par quelque forme de folie. L'enfant est sain, adulte; qu'a-t-il à craindre? Mais le Jegs fatal était en lui bien avant qu'il s'en révélât chez les parents la moindre trace. Il était dans cet ovule fécondé d'où il est sorti. A travers l'évolution de l'œuf, la vie embryonnaire, l'enfance, l'adolescence, un déterminisme inexorable, où chaque état commande celui qui suit, mène insensiblement à la date fatale. Est-il rien .qui montre mieux combien l'hérédité pèse sur nous de tout son poids, même quand nous n'en avons nulle .conscience et nul souci 1 ? » L'hérédité homochrone pouri. Ribol, l'llé,·édité psychologique, 2c parlie, chap.
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rait ex pliquer, dans plu sieurs cas, les modiflcali ons inaltendu es qui se produise nt parfois, à un certain i'tge, dan& le caractère de l'enfant, malgré l'édu cation, de même qu 'elle expliqu e celles qui se produi sent dans sa santé, en dépit de l'hygiène; les prom esses sont ex cellentes, on augure bien de l'avenir ; mais lu dépravation s'exer ce à l' éta t latent et doit se manifes ter à un mom ent détermin é. Toute cette élude sur l'hérédité a des rap po rts très directs avec la p édagogie. On a souvent comparé l' enfant à une cire moll e qu e l' on pe ut p élrir à volonlé_p our lui don ner les fo rmes les p lus diverses . Ce tte comp araiso n ma nqu e de ju stesse, e t les édu cateurs qui croiraient a u princi pe qu'elle impliqu e, c'es t- à-dire à leur pouvoir absolu sur l' enfan t, s' ex poser aient à de cru elles déceptions. Sa ns être l' esclave de la science positive, surtout lorsqu 'ell e en es t encore sur beauco up de p oints aux hypothèses, il faut cepend ant lui faire sa p art et ne p as ferm er obstinément les yeux devant ses théo ries. J 'e mprunte volontiers les li gnes suivantes à un savant dont j e n 'adopte nulle ment l'esprit phil osophique , p a rce qu'elles font bien resso rtir l'im portance de la ques ti on de l'hérédité en pédagogie. « Si grand que soit le po uvoir de l' éduca ti on, dit Maudsley, ce n'es t cependan t qu'une force rigo ureuse ment limitée. Elle es t limitée par la capacité inh érente à la n ature de l'individu et ne peul agir qu e dans le cercle plu s ou moins resserré d'une nécessité préexi stan le. Il n'y a p as d'éducation au m on de qui pui sse faire porter des r aisins à un pru n ier ou des fi g ues à un ch a rd on ; de même a ucun ê tre mortel ne peut aller au delà de sa n ature, et il sera touj ours impossible de co nstruire avec qu elq ue stabilité une intelli gence 0 11 un carac tère sur les fond ations d'une nature ma uvaise ... _ Dans ch aqu e œ uf en pa rti culier , l'h érédité in dividu ell e prép are la des tin ée propre de l 'individu .. .. Pl acez dès la
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naissance deux personnes dans des conditions identiques , soumettez-les à la même éducation; à la fin, elle& n'auront pas plus l'esprit exactement fait sur le même moule ou de la même capacité qu'elles n'at;ront lesmêmes traits et le même visage. Chacune d'ell es est sous l'empire de la loi d'évolution, sous l'empire des antécédents dont elle est le conséquent .... Il y a pour l'homme une destinée que ses ancêtres lui ont faite, et nul, fût-il capable de le tenter, ne peut échapper à la tyrannie de son organisation 1 . » Sauf la dernière phrase, les partisans du libre arbitre peu vent souscrire à tout ce qui précède. Ce qui fait la moralité de l'homme , et par conséquent son mérite, c'est précisément la lutte contre les instincts naturels et héréditaires lorsqu'ils sont contraires au devoir.Lorsq ue· l'enfant es t encore incapabl e de se diriger lui-mème, l'éducation se sert des énergies diverses qu'elle trouve en lui pour lui faire commencer cette lutte; elle l'y conduit, et l'y aide d'abord , pour le rendre ensuite capable de la soutenir seul. Mais il évident que la différence des forces engagées dans le combat rend les résultats différen ts pour chaque individu ; celui dont les passions mauvaises sont puissantes et la volonté faible y réussira moins bien que celui qui est heureusement doué so us le rapport du moral. Si l'on veut rendre l'éducation efficace, il faut croire en elle, et l'on doit croire en elle non seulement par un acte de foi aveugle, mais parce qu'une multitude de faits déposen t en sa faveur aussi fortement que d'autres faits démontrent l'influence de l'hérédité. Il n'est pas juste, il n' es t pas conforme aux faits de sotitenir comme Maudsley que nul ne peut échapp er à la tyrannie de son organisation. Le déterminisme scientifique, lorsqu'il exclut complètement la
1. Le C1·ime et la Folie, lnlroduclion.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 122 iiberté humaine, ne vaut pas mieux que le fanatisme mahométan. Nous ne nous étonnons pas de voir adopter -ce déterminisme exclusif surtout par les méd ecins et les psychologues qui étudient l'homme dans les hôpitaux, dans les asiles d'aliénés, dans les prisons, et qui ne voient guère en lui que le malade, le fou, le criminel. Ces états sont justement ceux dans lesquels, par des lois mystérieuses dont la raison morale nous échappe, la liberté humaine se voile ou disparaît entièrement. Aussi la justice ac lu elle, chez les peuples civilisés, en tient- elle eompte, pour atLénuer la culpabilité des actions qu'ils peuvent faire com mettre, ou même pour la supp rimer et ne voir dans les auteurs de ces ac tions que des irresponsables. Celui qui fonderait sa pédagogie sur les observations qu'on peut faire dans les maisons de correction, parmi les malheureux enfants à l'égard desq uels toutes les tentatives d'amélioration morale restent impuis·santes , raisonnerait fort mal; il n'aurait même qu' une ·Chose à faire, ce serait de prêcher l'abstention et de refuser toute inlluence à l'œu vre éducative. Dans ce milieu, en effet, la tyrannie de l'organisation paraît s'imposer avec un e force inéluctable. Il suffit d' envisager la réalité tout entière, de ne pas se cantonner dans les régions désolées de la folie et du crime, pour retrouver l'espérance et la foi. l\Iais, d'autre part, il serait puéril de croire que l'homme, en tant qu 'ê tre libre, es l le seul facteur de sa destinée, et que les enfants so nt uniquement ce que l'éducation les fait. Leur carac tère n'est pas celui d'un être qui sortirait tout nouveau, tout original dAs mains de la nature. Chacun de nous plonge par ses racines dans les générations antérieures; il a en lui, avec leur sang, leurs instincts, leurs passions, leurs vertus el leurs vices. 11 n'est pas cet homme abstrait dont parle Rousseau, d'après une conception tout à fait inexac te et
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antiscientifique. Les influences héréditaires de sa race, de son pays, de sa province, de sa caste, de sa famille se mélangent à des degrés infiniment divers, pour lui donner une originalité individuelle il est vrai, mais qui se décompose en éléments empruntés pour la plupart à la série des individus qui ont vécu avant, éléments dont la combinaison particulière en lui fait seule son originalité propre. Mais, dira-t-on peut-être, pourquoi la pédagogie se préoccuperait-elle, en définitive, de ces questions d'hérédité? Pourvu que l'éducateur connaisse bien les caractères des enfants dont il a la charge, que lui importent ') les origines? En quoi cette recherche, qui est du domaine de la science pure, intéresse-t-elle son action pratique? L'objection serait bien superficielle. Des instincts, des passions, des habitudes héréditaires, \ en vertu même de leur durée, qui dépasse celle de l'individu chez lequel on les constate, et qui leur donne une grande puissance, ne demandent pas le même traitement que s'ils dataient de cet individu lui-même. Il importe beaucoup, pour cette raison, de sa voir non seulement qu'ils sont héréditaires, mais, sic 'est possible, depuis quand ils le sont. Un attribut qui ne s'est manifesté que depuis peu de temps dans une famille est plus facilement modifiable qu'un attribut qui remonte à des ascendants éloignés. Il y en a qu'on ne peut modifier que dans une certaine mesure. Il y en a qui sont, par l'action de l'hérédité, tellement entrés dans le caractère d'une famille, d'une classe, d'une nation, qu'ils sont devenus une de ces forces naturelles contre lesquelles on ne lutte pas et qu'il faut subir. Aussi serait-il déraisonnable de prétendre établir des règles uniformes pour tous les enfants. Que de nuances, d'habiletés, de concessions, de précautions sont nécessaires, non seulement suivant les cas individuels, mais aussi suivant les
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familles, les classes, les nations, les races! Irez-vous, par exemple, exiger le même effort d'attention scientifique d'un enfant dans la famille duquel l'ignorance et la paresse d'esprit sont héréditaires, et d'un enfant dont les ascendants ont reçu depuis longtemps une culture raffinée? Il y a, on le sait, des exceptions: de futurs savants naissent dans des familles ignorantes, et, de savants ou de lettrés, proviennent des faibles d'esprit; mais, dans ces questions, il faut s'attacher surtout à la moyenne. Irez-vous prêcher avec pleine confiance l'humilité au descendant d'une race o_ rgueilleusc et habituée au commandement, et le désintéressement absolu à celui qui n'a dans sa famiIJe que des traditions de négoce et de lucre? L'insuccès trop fréquent des éducateurs s'expliquerait souvent par l'ignorance des conditions où l'hérédité place les enfants à· qui ils ont affaire, et par la présomption, l'impatience avec lesquelJes, sans le savoir, ils luttent contre des natures dont ils ne s'expliquent pas les résistances obstinées. A cet égard comme à d'autres, il convient de rapprocher l'éducateur du médecin. Un médecin consciencieux et habile ne se contente pas d'examiner l'état de son malade et de le questionner sur sa vie passée : il l'interroge aussi sur ses parents, sur sa famille, dans le passé de laqueIJe il remonte aussi loin qu'il le peut, pour y trouver, sur le cas qui l'occupe, de précieuses ii1dications. De même l'éducateur, pour mettre de son côté toutes les chances de succès, ne devrait pas se contenter d'étudier le caractère des enfants : il lui faudrait recueilJir sur leurs ascendants des renseignements aussi nombreux que possible, constituer pour chacun ce q uc j'appellerai son dossier d'hérédité. La tâche, je ne me le dissimule pas, est des plus difficiles. Quoi qu'il en soit, j'estime que la pédagogie a intérêt à connaître ces questions, qui ont pris de nos jours.
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une importance énorme et qui jouent un rôle capital dans les sciences biologiques. Elle n'en tirera pas, comme on le fait trop souvent, des conclusions découragées et sceptiques au point de vue de l'éd ucation et de la morale. Mais elle y trouvera de nouvelles lumières. Il ne faut jamais, nous le répétons, fermer les yeux à la vérité; d'autant mieux que, pour les esprits prudents, fermes et hauts, elle n'est pas toujour5 triste, et que, pour qui saiL voir, Jes théo ries scientiflques ne sont nullement mortelles aux grandes croyances morales.
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Influence du physique sur le moral des enfants. - Manifestations de la folie gui peuvent faire croire chez les enfants à des vices du caractère. - Influence des diverses névroses et de l'état général appelé nei·vosisme. Influence constante du corps · sur le moral, même en dehors de la maladie. - Nécessité de l'équilibre entre le corps et l'âme. Dangers d'une culture intellectnelle excessive. - Influence favorable des exercices physiques sur le caractère.
Une petite fille jusqu'à l'âge de six ou sept ans avait été intelligente, aimable, pleine d'affection; tout à coup un grand changement se produit dans son caractère : elle devient grossière, sauvage et intraitable; elle ne fait plus rien, court les champs et, si on la réprimande, répond par des injures; ses parents n'ont plus aucune autorité sur elle, elle est constamment méchante pour ses sœurs; elle fait en tendre des jurements affreux; elle vole tout ce qu'elle croit précieux, pour le cacher ou pour le détruire. Il est probable que dans sa famille on s'en prend d'abord au moral, et que parents et maîtres usent avec elle de conseils, de réprimandes, de punitions, jusqu'à ce que, poussés à bout et désespérés, ils songent à recourir au médecin. Celui-ci examine l'enfant; il lui trouve les yeux brillants, les conjonctives rouges, la tête chaude, les extrémités froides, les intes-
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tins dérangés; on lui apprend que son appétit est perverti, qu'elle aime mieux dormir sur la terre humide que dans son lit, qu'elle se plaît à vivre dans l'ordure, etc. Plusieurs membres de la famille ont été aliénés. Le doute n'est pas possible : cette enfant n'est pas vicieuse, elle est atteinte de folie; il faut chercher, non pas à la corriger, mais à la guérir; de fait, elle guérit au bout de deux mois 1 • Un petit garçon, dès l'âge de deux ans, était méchant et intraitable; il déchirait ses vêtements, brisait ce qui lui tombait sous la main, et souvent refusait de prendre sa nourriture; un de ses amusements était de saisir un chat, de lui arracher les moustaches avec une adresse et une rapidité étonnantes, et de le jeter dans le feu ou par la fenêtre; il était complètement insensible à l'amitié et ne jouait jamais avec les autres enfants; il fut l'élève sans espoir de plusieurs maîtres; · on se décida enfin à l'enfermer dans un asile, où aucune amélioration ne se produisit 2 • Un autre petit garçon, d'un extérieur et d'une intelligence ordinaires, était de temps en temps sujet à de graves désordres de conduite; il devenait alors incorrigible, ce qui l'avait fait chasser de différentes écoles; ses actes de violence avaient un caractère si excessif, qu'on était porté à penser qu'ils pouvaient aller jusqu'au meurtre; dans les intervalles, il était doux et affectueux; lorsque ses accès le prenaient, la sensibilité cutanée était complètement abolie; on dut également l'enfermer dans un asile a. Pourquoi ai-je cité ces trois faits, pris parmi beaucoup d'autres analogues? C'est parce qu'ils montrent
1. Prichard, On the ditferent forms of insanity. 2. J\laudsley, Pathologie de l'esp,·it, chap. v1. 3. Moreau, Psychologie moi·bide, p. 31.3.
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bien une situation spéciale de l'enfant que je veux étu·dier tout d'abord au point de vue de l'influence du physique sur le moral : c'est celle où la folie, éviden Le pour ,le médecin, ne l'est pas pour les personnes peu ou point versées dans la science de l'aliénation mentale, et où ~ette ignorance de la vraie cause leur fait attribuer à .<les défauts de caractère des actes dont la folie Sl;)ule est responsable. Dans le premier des cas cités tout à l'heure, la folie est transitoire; elle n'affecte que pendant un Lemps très court le caractère de l'enfant; peut-être alors -est-elle plus visible, mème pour les personnes incompétentes, auxquelles un changement aussi subit, suivi d'une amélioration aussi prompte, peut faire soupçonner une cause purement morbide. Dans le troisième cas, la folie est intermittente et se dissimule davantage; les alternatives de bonne et de mauvaise conduite sont bien faites encore pour éto'nner; mais comme Ja mauvaise conduite revient souvent, on peut l'attribuer à des caprices d'un caractère variable, sur lequel il convient d'agir pour lui donner un peu plus de èonstance et faire disparaître les éléments perturbateurs. Enfin, dans le second cas, la folie est continue, et c'est là qu'elle se dissimule le mieux; l'enfant aliéné n'est pendant longtemps aux yeux de tous qu'un monstre dont les vices font horreur, jusqu'à ce que l'on finisse par s'apercevoir qu'il n'est qu'un malade digne de pitié. L'erreur peut, nous le répétons, durer longtemps. Il y a beaucoup de familles el d'écoles dans lesquelles se rencontrent ces malheureux qui sont le désespoir des parenls et des maîtres, et dont la maladie mentale n'est pas assez caractérisée pour qu'on la soupçonne et pour qu'on songe à les mettre en traitement dans un asile. La science médicale elle-même, ou bien s'y trompe, ou bien n'ose pns avouer ses soupçons à la famille, surtout lorsque, au milieu de leur incontestable dépravation, les enJants donnent des preuves d'une
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-certaine intelligence. Car on ne sait pas encore assez, même parmi les personnes éclairées, que folie n'est nullement dans tous les cas synonyme de démence, qu'il y a des cas de folie partielle alTectant seulement les actes et les produisant sans aucune adhésion de la volonté, ·ou affectant la volonté et les sentiments tout en laissant l'intelligence plus ou moins intacte. On se fait vulgairement une idée fausse de la folie : on lui attribue un caractère délirant qu'elle n'a pns toujours, tant s'en faut, -et, quand ce caractère manque, on ne songe pas à la folie, ou l'on refuse de la reconnaître. « Il y a, dit Maudsley, une catégorie d'enfants qui sont pour leurs parents et les personnes qui ont alTaire avec eux une -cause de trouble ou d'anxiété. Affligés d'une véritable imbécillité morale, ils sont profondément vicieux; ils mentent et volent instinctivement, avec une adresse et une ruse qu'ils n'auraient jamais pu acquérir; ils n'ont aucune trace d'affection pour leurs parents, aucun bon ·sentiment pour les autres personnes; leur unique souci, c'e t de trouver le moyen de satisfaire leurs passions et leurs tendances vicieuses; et ils le font avec une Onesse et une subtilité singulières. Leur intelligence est également défectueuse, car, à seize ans, ils ne 1isen t pas mieux qu'un enfant de six ans bien portant; et cependant ib sont adroits à tromper et à satisfaire les désirs de leur nature vicieuse. Chez d'autres, il n'y a aucun trouble apparent · de l'intelligence; leur éducation générale peul être bonne, et quelques - uns font preuve parfois d'une dextérité extraordinaire d'un ordre part.i·Culicr; la chose surprenante, c'est qu'avec une intelligence aussi vive ils soient aussi complètement incapables de voir combien leur conduite est contraire à leurs intérêts. Cependant il en est ainsi : le sentiment de leu personnalité est si absorbant et si intense qu'ils ne peuvent voir au delà de la satisfaction immédiate, et leur 9
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 130 intelligence est complètement engagée à son service .. Parfois ils sont dignes d'approbation, se tiennent bien, s'imposent habilement aux personnes avec lesquelles ils se rencontrent et se tirent d'embarras avec une grande adresse. Quand ils sont embarrassés, ils expriment les regrets les plus amers, écrivent les lettres les plus repentantes, et font la promesse solennelle de s'amender sans la moindre sincérité ou sans raire le moindre effort à la première occasion qui se présente 1 • » Mai5, dira-t-on au sujet de celle remarquable peintureempruntée à un médecin aliéniste, où voit-on que cesenfants-là aient un germe de folie? Sur quoi s'appuiet-on pour attribuer à la folie le retard de leur intelligence, les vices de leur caractère, les fautes de leurconduite? On s'appuie sur les analogies frappantes que leur état présente avec certains états de folie confirmée,. sur leurs antécédents héréditaires, qui révèlent souvent chez leurs ascendants soit une névrose transformable en folie, soit la folie elle-même, sur certains signes qu'un regard perspicace aperçoit dans leur constitution physique, el sur certain détails de leur santé, enfin surles conséquences que leur étal amène souvent dans. l'âge adulte. Beaucoup d'entre eux, s'ils ne disparaissent! pas rapidement victimes· de leur constitution physique et mentale, s'en vont finir dans les prisons, dans les asiles ou dans les maisons de santé. D'après les aliénistes, et je crois qu'ils voient juste sur ce point, il existe, entre la véritable folie et la véritable santé de l'esprit, une zone mixte, dans laquelle· vivent et s'agitent un grand nombre d'individus qu'on appelle vulgairement maniaques, bizarres, excentriques, et dont les singularités de conduite tiennent à des particularités de leur tempérament qui se manifestent aux
1. La Pathologie de l'esprit, chap. v1.
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bons observateurs, ou qui restent inconnues. Mais les limites de celte zone se franchissent assez facilement, surtout du côté de Ja folie. Alors se produisent des actes affligeants, qu'on attribue à un vice, à une faute de la volonté, lorsque le seul coupable est le système nerveux de ceux qui les commettent. Mon expérience personnelle me fournit un cas intéressant de ce genre. J'avais en 1874, dans ma classe, un élève interne médiocre, mais dont l'intelligence, quoique peu distinguée, ne me paraissait nullement atteinte; il était d'une famille aisée, instruite et jouissant de l'estime générale; je n'avais à lui faire aucun reproche pour sa conduite, je le trouvais poli, tranquille, assez attentif, et la seule chose qui m'eût frappé dans sa personne, c'était une espèce ùe contorsion nerveuse de la bouche, que j'observais même assez rarement. Le correspondant qui le faisait sortir constata chez lui, à plusieurs reprises, des vols d'argent, dont il accusa d'abord sa bonne; cette fille, très honnête, fut inquiétée par la juslice, et finalement on découvrit que le coupable était mon élève. L'enquête à laquelle on se livra fit connaître que ce jeune homme recevait largement de son père de quoi satisfaire aux menues dépenses d'un collégien de son âge, qu'il ne s'était livré à aucun excès, à aucune dépense extraordinaire au lycée ni au dehors, et que les sommes provenant de ses différents vols étaient soigneusement conservées par lui dans une cassette, enveloppées chacune dans un morceau de papier avec l'indication exacte de la date du vol. Comme il y avait eu effraction, la cour d'assises fut saisie. Le malheureux père eu beau recourir au talent d'un brillant avocat et à la science de deux célèbres médecins aliénistes; bien que ces derniers eussent prouvé qu'il y avait des fous parmi les ascendants de l'accusé, qu'il avait été atteint
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dans son enfance d'une fièv re 1y phoïde, qu'il avait un jour, sans motif sérieux, frapp é un camarade d'un coup de couteau, et surtout qu e ses vo ls avaient été effec tu és dans des conditions qui leur donnaient une grande r essemblance avec ceux d'aliénés atteints d'une folie bien connue, la kleptomanie, le jury admit la culpabilité. Malgré ce verdict, je ne doutai pas un seul instant qu'il n 'y eût là une erreur judiciaire, très excusable, du r es te, et que mon élève ne fût tout simplement un kleptomane. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Des enfants qui se trouvent dans des conditions analogues, ou dont la tare morbid e est encore plu s visible, sont parfoi s victimes d'une ignorance du même genre. « Ces enfants, dit Mauclsley , ont la mauvaise chance d'ê tre confiés, a pr'ès avoir échoué dan s les écoles ordinaires, à des individus qui demand ent des élèves indomptables et qui prétendent posséder un spécifique infaillible pour les dresse r et les instruire. Il y a quelques années, un de ces enfants fut tellement frap p é par so n maître, qu'il en mourut. ... On trouva après la mort une quantité anormale de sé rum dan s les ventricules, et le médecin légiste émit l'o pinion que c'était le ré sultat des mauvais traitements auxqnels l' enfant avait été sou mis, et que c'était l a cause probable de la mort. En r éalité, l'état morbide peut avoir eté la cause de la stupidité de l' enfant, et sa mort peut avoir été occasionnée par une punition qui n'eût pas sérieuseme nt affecté un en fant bien portant. Si nous r éflechisso ns à l'é tat du cerveau, il es t clair que des mes ures sévères ne peuvent produire aucun bon résultat, mais bten plutôt des effets fâch e ux : la patience et l'amabilité, la douceur et les encournge menls, un bon régim e et aes habitudes rég uli ère , des exercices corporels convenabl es, le co ntrôl e rég ulier d' un e personn e judicieuse sont les meilleurs moyens à employer. Avant tout, il es t bon de ne pas vouloir
�NERVOSISME
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donner à ces êtres mal organisés un degré de développement mental dont ils sont incapables 1 • » Nous ne tomberons pas dans le travers de certains aliénistes qui, à force d'étudier les fous, ne voient plus partout que folie. Mais rions estimons qu'il est bon de s'initier à leurs études, parce qu'on peut y trouver des indications utiles, des lumières nouvelles, pour distinguer la vérité, qui, dans sa complexité infinie, se cache à l'ignorance, à l'instruction superficielle, el pour éviter de regrettables erreurs. Ainsi, grâce à ces études, l'éducateur verra parfois la marque d'une lésion grave du système nerveux, souvent héréditaire, chez des erifants que l'ancienne psychologie eût envisagés sous un autre jour, comme autrefois on accusait la possession diabolique d'accidents qui sont aujourd'hui du domaine de la pathologie nerveuse. Malgré les progrès constants faits de nos jours par l'aliénation mentale , et qu 'o n attribue en grande partie soit à l'état de surexcitation cérébrale qui résulte d'une civilisation avancée, soit à l'alcoolisme, les enfants chez lesquels la folie se dissimule sous les apparences de graves défauts du caractère sont encore, nous l 'espérons, la petite minorité. Mais il y a d'autres maladies du système nerveux qu 'on appelle des névroses (épilepsie, hystérie, hypocondrie, etc.) et surtout un état morbide général, assez vague, auquel on a donné le nom de nervosisme, qui sont fort communs aujourd'hui, surtout dans les villes. Combien de fois entend-on dire qu'en enfant est nerveux, que ses parents sont ner:... veux, etc.! Or cet état physique agit beaucoup sur le moral. « L'agacement, dit Bouchut, et une extrême irritabilité lraduïts par le changement d'humeur et une disposition morale nouvelle s'observent chez tous les
1. La Pathologie de l'esp1'it, chap.
YI.
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L'EDliCATION DU CARACTÈRE
malades. Ces phénomènes sont d'une mobilité excessive, et ils disparaissent un moment sous l'influence d'une di version imprévue, pour revenir et disparaitre encore. Les uns sont mécontents de ce.qui les environne; ils se plaignent de tout; ils s'attristent; ils boudent contre leur souffrance et ils voient tout en noir; les autres, plus violents, s'emportent au moindre prétexte, et le bruit, la contradiction ou la contrariété déterminent chez eux de véritables accès de colère. On ne .ait comment les satisfaire, car tout leur devient une occasion de manifester lïrrilabililé de leur caractère, et ceux qui ne pement maîtriser celte impulsion intérieure deviennent les gens les plus désagréables qu'il soit possible de rencontrer. Celle fàcheuse disposition de l'esprit se manifeste également par une grande sensibilité morale, par un extrême besoin d'affection et par une exaltation particulière du langage 1 • » Bien des traits de cette peinture pounaient se vérifier chez les enfants dont leurs parents ou leurs maîtres disent. qu'ils sont difficiles. Or, si les nerfs en sont cause, sans qu'on le sache, et si l'on emploie, pour venir à bol:ll de ces enfants, les moyens de rigueur, qui sont souvent, et dans certains cas, justement recommandés, à quelle erreur pédagogique ne s'expose-t-on pas, par suite de l'ignorance où l'on est d'un état maladif qui réclame presque toujours, au contraire, de la douceur et de la patience! « Ils sont, lisons-nous dans un traité, sensibles aux encouragements, aux bonnes paroles, à l'intérêt affectueux qu'on leur témoigne. C'est bien là celle disposition du caractère qu'exprimait par ces parole8 un méùecin névropathe : Depuis que l'homme existe et qu'il souffre, le langage de la pitié a· été une de ses meilleures assistances, et souvent il obtient plus d'adoui. De l'étal nerneux ou nei·vosisme, cbap. 1v, sect. 2.
�IN~'LUENCE DE LA SANTÉ SU!l LE MORAL
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-<:issement à ses maux par un coup d'œil, par une pression de main, par une phrase, par une interjection charitable, que par tous les ingrédients que nous faisons bouillir, filtrer, concasser et moudre 1 • » Je n'ai pas l'intention de passer en revue les diverses affections qui peuvent réagir sur le caractère des enfants. Il est d'observation vulgaire que l'état de leur corps, même lorsque la santé n'est pas sérieusement compromise, influence à chaque instant leur moral. Voici une ·scène à laquelle on assiste fréquemment : Un jeune enfant, à peine au sortir des langes, s'agite, pleure, crie ·sans motif visible; le père, impatienté, se fâche et menace; la mère recourt aux caresses; mais menaces et caresses n'y font rien, et l'enfant continue à crier; c'est qu'un malaise physique qu'on ne voit pas, et qu'il ne peut pas encore expliquer aux aulres, le tourmènte, ,l 'empêche d'être calm e, docile et affectueux. Rousseau prétend même que dès les premiers jours ·on altère l'humeur des enfants par l'usage du maillot. « Une contrainte si cruelle pourrait-elle ne pas influer sur leur humeur ainsi que sur leur tempérament? Leur premier sentiment est un sentiment de douleur et de p eine : ils ne trouvent qu'obstacles à tous les mouvements dont ils ont besoin: plus malheureux qu'un criminel aux fers, ils font de vains efforts, ils s'irritent, ils ,crient. Leurs premières voix, dites-vous, sont des pleurs . .Je le crois bien : vous les contrariez dès leur naissance; les premiers dons qu'ils reçoivent de vous sont des chaînes; les premiers traitements qu'ils éprouvent sont -des tourments 2 • » Il y a dans I'Émile des pages excellentes sur la disposition des jeunes enfants à l'emportement, au dépit, à
1. Axcnfeld cl 1-Iucharcl, T1·aité des névi·oses, liv. III, sect. 3.. .2. Emile, liv. 1.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
•
la coitire, qui n'est pas un véritable défaut de leu1~ caractère dont on doive chercher à les corriger par la: rigueur, mais qui demande au contraire des ménagements extrêmes, parce qu'elle résulte de leur santé. Un bon moyen de faire naître en eux des passions violentes, ce serait justement de les traiter avec une rigueur maladroite. « Je n'oublierai jamais, dit Rousseau, d'avoir vu· un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur-le-champ : je le crus intimidé. Je me disais : Ce sera une âme servile dont on n'obtiendra, rien que par la rigueur. Je me trompais: le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cri& aigus; Lous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât dans celte agitation 1 • » Aussi Rousseau recommande-t-il d'éloigner des enfants avec le plus grand soin les personnes qui les agacent, les irritent, les impatientent et qui « leur sont cent fois . plus dangereuses, plus funestes que les injures de l'air et des saisons ». Quand l'âge est venu de les envoyer en classe, il faut que le maître ait reçu de son inslrucliou pédagogique quelques idées exactes touchant l'influence du physique sur le moral, et qu'il connaisse les relation& étroites qu'il y a sur certains points entre l'hygiène de l'école et le maniement du caractère des élèves. Je suis convaincu qu'un grand nombre des difficultés qui se présentent dans la discipline des collèges tiennent à ce qu'on y néglige des règles d'hygiène importantes. Par exemple, dans certains établissements, le temps consacré au repas est trop court, et, dans la plupart, les élèves doivent manger en silence. Or on sait que la masi. Emile, liv. I.
�JNFLUEI\CE DE L'EXERCICE PHYSIQUE
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tication lente et une certaine animation pendant lesrepas sont de bonnes cond itions pour une digestion rapide, et que, d'autre part, la lenteur de la digestion dispose mal l'esprit; aussi ne faut-il pas s'étonner si certains élèves sont lourds et endormis, ou remuants et agités, pendant la partie de la journée où ils se trouvent sous cette mauvaise influence. Une température trop .chaude ou trop froide dans la classe, un air épais et vicié, influent aussi sur la discipline. La claustration, l'insuffisance des exercices corporels, le manque de grand air agissent à la longu e sur les caractères, produisent en eux un sourd malaise qui peut s'aggraver et se traduire par des fautes sérieuses, des tendances à l'insubord ination. Je connais un proviseur qui, sentant, à certains symptômes, l'imminence d'une révolle, la conjura par une promenade extraordinaire. Qui n'a éprouvé, même dans la maturité de l'âge, l 'io.fluence salutaire des fortes marches sur la fatigue de l'esprit, sur la tendance nux idées tristes, sur la dépression de l'intelligence et de la volonté? Un grand savant anglais, qui est en même temps un grand ascensionniste, dit, en parlant des Alpes: « C'est au milieu d'elles que, chaque année, je viens renouveler mon bail avec la vie et rétablir l'éq uilibre entre l'espr it et le corps, équilibre que l'excitation purement intellectuelle de Londres est surtout propre à détruire 1 • )) Le docteur Lortet s'exprime ainsi en pré~entant au public le livre auquel je viens d'emprunter ces lignes : « C'est là une de cesœuvres à part qui caractérise celte race anglo-saxonne jeune et forte, rude même encore quelquefois, qui aime et qui comprend la nature. Au milieu des Alpes. et de leurs scènes grandioses, ces hommes énergiques viennent retremper leur corps, leur esprit el leu~
i. Tyndall, Dans les montagnes, trac!. Lortet, préface.
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
-cœur en luttant contre les difficultés du monde matériel ,et en triomphant des émo tions qu'on éprouve à chaque pas dans ces région s sauvages, quelquefois terribles. C'est là que la jeunesse anglaise s'envole chaque année, qu'elle trouve ce courage froid et indompla ble qui la distin gue, eelte patience à toute ép reuve, celte volonté de fer qui sait surmonter tous les obstacles; là tous vienne nt se ,débarrasser de ce virus des gra ndes villes, qui, au moral comme au physique, lu e les populalions de nos cilés où la vie dévorante ne permet plus à l'âme el au corps de s'équilibrer dans une ha rmonie commune. » Notre syslème d'éducation privée et publique en France ne mérite-t-il pas, à ce point de vue, de graves reproches? En particulier, dans les classes aisées, on traite les enfants co mme de purs corps lorsqu'o n les en toure de toutes les recherches d'un bien-être animal qui risque d' a ITaiblir pour toujours leur énergie, et on les traite .co mme de purs esprits lorsqu'o n les pousse à l'élude avec une ardeur impatien te , en vue du succès, de la posilion qu'il s'agit de conq uérir, et avec une négligence excessive des exercices physiqu es. La mère, aux heures de loisir, habille sottement ses j eu nes enfants en grande toilette pour leur faire faire un e petite promenade dans un jardin public, où ils sont censés prendre l'air, et elle Jes garde auprès d'e lle en leur recommandant bien de ne pas se salir, de ne pas s'éc hauffer. Mollement élevés dans leurs premières ann ées , ils iront ensuite au collège; pour y satisfaire aux exige nces de pro grammes qui vont sans cesse en s'élargissant, et dont un émin ent universitaire a dit « qu'il n'es t pas un e réforme qui n'ait eu pour -obj et de les restreindre el pour effet de les étendre 1 », ils verront la pl us g rande par lie de leur temps réclamée Jlar le travail inlellecluel, el les exercices du corps, qui
1. Gréard, l'Espril cle cliscipline dans l'écluca tion.
�SURMENAGE INTELLECTUEL
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sont précisément les plus nécessaires à celte époque de la vie, relégués à un rang inférieur. S'ils sont internes, ils passeront leurs récréations entre les murs d'une cour, trop souvent à se promener comme des hommes; leurs promenades du jeudi et du dimanche se feront pendant deux heures, le long d'une roule, dans un rayon d'une lieue à peine, avec des haltes pour se reposer d'un pareil déploiement de forces l Assurémenl la sanlé générale ne paraîtra pas en souffrir; des statistiques très sincères montreront qu'elle est meilleure dans nos internats qu'au dehors. Mais ce qu'une slatislique ne relève pas, c'est l'affaiblissement de la force physique et de l'énergie virile, dont on peut avec raison rendre responsables en partie l'insuffisance de l'éducalion du corps et la prédominance excessive de la culture inlellectuelle. « Ce n'est pas une âme, dit Montaigne, ce n'est pas un corps qu'on dresse; et, comme dict Platon, il ne fault pas dresser l'un sans l'autre, mais les conduire égualement, comme une couple de chevaulx attelez à mesme timon 1 • » Si le corps souffre par la faute de l'àme, il ile tarde pas à se venger sur elle. Ainsi que l'a fait remarquer un médecin, il ne faut jamais meltre les nerfs contre soi. Du resle, le mal dont nous nous plaignons n'affecte pas seulemenl l'éducation française. Nous lisons dans un rapport adressé en 1882 par une commission de médecins au gouverneur impérial d'Alsace-Lorraine : « Des plainles générales s'élèvent dans les assemblées de médecins aussi bien que dans les parlet'nenls de l'Empire et des Élats confédérés. Des associations se forment pour protéger la jeunesse menacée 2 », etc.
1. Essais, liv. I, chap. xxv.
2. Rapport sw· les écoles publiques mpérieu1·es d'Alsace-L01·-
raine, t rad. Roth .
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Le docteur russe Sikorski signale ce qu'il appelle « des déviations dans l'évolution névro-psychique », produites par le manque d'équilibr·e dans le développement physique el intellectuel. « La déviation la plus nuisible, ditil, consiste dans le développement prématuré ou trop rapide des facultés intellectuelles, qui sont alors en disproportion avec la faible croissance du corps. Il m'est arrivé d'observer de pareils désaccords chez des enfants de tous les àges. Ils amènent avec eux la faib_lesse , l'anémie, et ils gàtent le caractère, en le rendant irritable. Les premiers-nés de parents intelligents sont ordinairement l'objet de soins attentifs, ce qui naturellement est très utile à l'e 1, fant, mais risque d'amener un développement trop précipité. C'est ce que produit nécessairem ent l'influence constante des adultes, qui, poussés par l'affection et l'intérêt qu'excite en eux un enfant bien doué, ne l'abandonnent jamais à lui-même, et contribuent, par leur conversation surtout, à éveiller en lui une foule d'idées nouvelles qui, sans cela, n'auraient pas surgi de si bonne heure. Dans ces conditions, l'attention . et le travail intellectuel de l'enfant sont excités outre mesure. Plus tard ces conditions rendent l'enfant extraordinairement intelligent, impressionnable, et développent en même temps l'irritabilité de son caractère 1 • » Il est piquant, par contraste, de remonter en imagination le cours des âges, et de se transporter chez ce peuple grec qui nous valait bien, sinon par la science, du moins par l'intelligence et l'esprit. La profonde conviction où il était qu'un développement équilibré du corps et de l'àme est nécessaire pour la santé des deux, et que l'àme est la première à souffrir de la négligence qu'elle apporte au soin bien compris du corps,.lui faisait
1.. Le développement psychique de l'enfant, 3, Revue philosophique de mai 1885.
�GYMNASTIQUE CHEZ LES GRECS
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donner dans l'éducation des enfants, et même dans les habitudes des adultes, une la rge place à la gym nastiqu e; il dissertait et écrivait moins que nous sur l' hygiène; mais, grâce à un heureux instinct, il la pra tiquait mieux. J e ne saurais trop r ecommander , à ce sujet, la lec ture d'un dialogue intitulé c, Anacharsis ou les gy mnases », dans lequel Lucien s'est plu à retracer , en un tableau plein de vivacité, l'éd ucation que recevait -autrefois la jeunesse grecque · avant la décadence des 1nstitntions et des mœurs. Le Scythe Anacharsis se prom ène avec Solon dans un gym nase d'Athènes, et ,ce qu 'il y voit faire le re mplit d'étonnem ent. Devanl lui les jeunes gens ont commencé par quitter leurs vêlements, et se frotter d'huile avec le plus grand calme; puis ils se so nt diri gés ve rs un espace couvert de boue, et là, dans un accès de fureur bizarre, ils se sont rués 1es uns sur les autres. Celui-ci tient son adversaire étroitem ent embrassé et cherch e à le plier comme une tige ·d'o sier; ce lai-là l'enlève par les j ambes, le jette à terre, se précipite sur lui , le pou sse dans la boue, lui presse le ventre avec ses ge noux e t lui appliqu e le coude sur la -gorge . D' autres se battent à co ups de poing et à coups -de pied. D'autres enfin, quoique solitaires, ne paraissent pas moins in sensés; il s s'agitent avec violence, saut ent comm e s'ils co uraien t, tout en restant à la même place, et lancent des co up s de pied en l'air. Tout cela se passe so us les ye ux d'un magistrat en robe de pourpre -qui, au lieu de meltre fin à ces ac les de démence , les considère avec une a ttention mêlée de plaisir. Solon explique alors au Scythe la raison d' être de CflS exe rcices en a pp arence si bizarres ; il montre les excellents effets d'une éd uca tion intelli gente du corps par la gymnas -tique, non se ul emen t pour le co rps lui-même , mais aussi et surlout pour l'àme, qui lui doit la vigueur, la ferm eté el le cou r:ige . c, Nos jeunes gens , dit-il, colorés et
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L'ÉDUCATION DU CAilACTÈRI,
brunis par le soleil, ont un air mâle et plein de vie qui annonce l'ardeur et le courage, fruits d'une santé florissante; aucun d'eux n'est ridé ni maigre; aucun n'est chargé d'embonpoint; ils ont toutes les proportions d'un corps bien dessiné; le superflu, l'excès des chairs s'est fondu par les sueurs; Je reste est demeuré sans mélange d'aucune humeur vicieuse. Ce que le vanneur fait au blé, nos exercices le font au corps des jeunes gens : ils jettent au vent la paille et les barbes dont ils séparent le froment pur qu'ils gardent en dépôt 1 • » Comme je le faisais remarquer dans une étude consacrée à !'intéressant opuscule de Lucien, cet éloge convaincu des exercices du corps, cette démonstration de leur utilité au point de vue de la morale et du patriotisme, sont particulièrement propres à nous faire réfléchir. Plus instruits que les jeunes Grecs, nos enfants ne répondent pas malheureusement au portrait que Lucien a tracé d'une jeunesse au sang riche, élégante et robuste. Nous avons beaucoup trop d'adolescents « dont le teint est pâle et qui sont élevés à l'ombre», suivant les expressions de l'auteur. Une réaction vigoureuse contre des habitudes de mollesse et de langueur est seule capable de leur donner du sang, des muscles et, par suite, certaines vertus morales qui n'habitent pas d'ordinaire dans des corps énervés. Nos voisins d 'outre-Manche semblent avoir sur ce point de meilleures habitudes que les nôtres dans leurs grandes institutions d'enseignement secondaire, si j'en juge d'après ce qu'on lit dans le remarquable rapport présenté en 1867 par MM. Demogeot et Montucci sur l'enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse. A Eton, à Rugby, à Harrow, qui correspondent, avec des différences considérables cependant, à nos grands lycées, « une part essentielle de l'éducation, la plus importante
1. Anachai·siB, édition Tanchnitz, p. 279 et 280.
�GYMNASTIQUE ANGLAISE
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aux yeux des élèves, et peut-être même à ceux des maîtres », ce sont les exercices athlétiques, paume , ballon, canotage, course, « et surtout le roi des jeux, le noble et savant cricket». Les jeux viennent au premier rang, d'après la remarque d'un maître d'Eton, les livres au second. A Harrow, le cricket occupe quinze heures par semaine; à Eton, il en exige vingt-sept; à Winchester, on consacre au èricket an moins trois heures par jour. Qu'il y ait là quelque excès, nous nous résignons à en convenir, pour ne pas trop choquer nos habitudes françaises. Avec un pareil régime il serait peut-être difficile de se préparer au baccalauréat et à !'École Polytechnique, ce rêve de toutes les familles en France. Mais écoutons ce que disent Dernogeot et Montucci sur le résultat final: « Grâce à son éducation physique, soutenue par une forte et simple nourriture, la jeunesse anglai se se développe avec une énergie triomphante. C'est plaisir de voir ces beaux et jeunes corps, si grands et si bien faits, toutes les forces de l'homme avec la taille frêle encore de l'adolescent, ces muscles si pl eins et si souples, ces couleurs de santé si fraîches, ces poses à la fois si modestes et si fi ères. On lit d'un r egard sur ces jeunes figures viriles l'habitude de braver la fatigue et le danger, le courage simple et noble qui existe naturellement et sans orgueil, parce qu'il n 'a pas seulement conscience de lui-même .... Et quelle habileté de la part des maîtres d'avofr su opposer ·Ja nature à la nature, et placer celte salutaire dépense de force physique au moment où ils en devaient craindre la dan gereuse surabondance! Aussi tous s'accordent-ils à voir dans les jeux athlétiques une sauvegarde puissante, un auxiliaire indispensable de la morale 1 • » C'est là une des profondes convictions de la
1. De l'enseignement secondail·e en i' 0 pa rti e, 1re secli on, chap. 1v.
Anqlete1·1·e et en Ecosse.
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· L'ÉDUCATION DU CARACTÙRE
pédagogie anglaise. On la retrouYe dans l'un des meilleurs livres dont la lecture puisse être recommandée aux jeunes gens et à leurs maîtres, !'Éducation de soimême, par John Stuart Blackie. Au commencement de la partie consacrée à l'éducation physique, se lit cet aphorisme: « Le premier devoir de l'élève est de veiller à la parfaite santé de ses mu scles et de son sang». Puisse une pareille conviction pénétrer aussi dans notre pédagogie française, et surtout y produire des effets pratiques! 11 importe peu de proclamer les plus beaux principes, si l'on s'en lient là. « S'il ne s'agit que de poser les principes, dit Jules Simon en parlant de l'éducation physique, c'est un chœur général d'applaudissements; si vous parlez de passer à l'application, tout le monde secoue les épaules et retourne à ses affaires. Ce n'est pas la philosophie, c'est la routine qui est notre maîtresse 1 • » Il est absolum ent nécessaire que les parents et les maîtres de l'enfance soient avertis, par des connaissances sérieuses en hygiène et en pédagogie, que le caractère des enfants a Jes rapports étro its avec leur constitution physique; que bien des traits de l'un s'expliquent par des particularités de l'autre; que, dans beaucoup de cas, pour modifier le caractère, il faudrait d'abord modifier l'état de santé; qu'il est maladroit, injuste, parfois même cruel de s'en prendre au moral de l'enfant. lorsque son physique seul est coupable, et -d'agir par des réprimandes ou des punitions lorsqu'il conviendrait d'appliquer un traitement médical ou simplement des règles hygiéniques; que soigne r le corps de l'enfant, c'es t aussi soigner son âme; qu'il faut faire au corps, dans l'éducation, une large part; que cléve1.
La Réfo,·me de l'enseignement secondaire, 2• partie, Inlroduc-
lion.
�L'ÉDUCATION VŒILE DU CORPS
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lopper l'âme , surtout dans ses facultés intellectuelles, aux dépens du corps, est un e grave imprudence qui retombera sur ell e plus tar d, peul-être très lourdem ent; qu'au contra ire l'édu ca tion viril e du corps a sur le caractère la plus h eureuse influ ence. Tout cela n'attaque en rien les croyances les plus spiritu ali stes, et se concilie fo rt bien avec elles. Le co rps, « celte guenille », co mm e disent les femmes savantes dans Molière , r écla me une attention intelli gen te . Mais, je l'ai remarqué, ce ux qui le négligent le plus lor qu'il s'agit de lui accorder les soins virils d'un e gy mnastiqu e appropriée , sont parfois ee ux qui le choi ent jusqu 'à l' énerver par tous l es r affinements du bi en- être. La gymn as tiqu e sérieu se demande de l'énergie et du courage . Qu oiqu'ell e s'appliqu e au corps, ell e est essentiell ement une œ uvre de l'âm e. « L'esprit, dit Blackie, est la force motrice. »
NOTE
E XTR AIT DES C OMPUS R ENDUS DE L'ACADÉMIE DES S CIENCES MORAL ES ET POLITIQ UES
(Séance du 16 janvier 1886)
Le surmenage intellectuel et les habitudes sédentail'es dans tes écoles . - Au n om de l'hygiène, M. Gustave Lagneau vient protester contre les usages en vigueur dans nos écoles et les fun estes conséqu ences qui en résultent pour produire l'abâtardissement de la race et la propagation des mala dies con stitutionnell es et héréditaires . Déjà MM . Thiers, Carnot, de Lapra de , Duruy, Jules Simon, Gréard ont insisté sur la nécessité de limiter le travail intellectuel des écoliers . En dépit de ces remontrances, auxquelles on aurait dû déférer, car elles venaient d'hommes dont l'expérience était consommée et la clairvoyance non suspecte, il semble qu'on n'ait eu d'autre souci que d'augmenter le fardeau déjà trop lourd des jeunes étudiants : les program10
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
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mes se sont ·étendus; les représentants de toutes les connaissances ont rivalisé d'ardeur pour introduire leurs études dans l'enseignement et donner à cet enseignement la sanction des examens. Le catalogue des questions auxquelles doit pouvoir répondre l'infortuné qui brigue les diplômes des baccalauréats constitue une effrayante encyclopédie où la chimie, l'algèbre, la physique, la géométrie, l'histoire universelle, le latin, le grec, l'all emand, l'anglais, la rhétorique et la philosophie se donnent la main. · C'est abs urde et, de plus, extrêmement dangereux. S'appuyant sur de nombreuses statistiques portant sur plus de 40 000 élèves et empruntées à vingt observateurs de tous pays, parmi lesquels il suffira de citer MM. Wave ," Cohn,, Durr, Key, Giraud-Teulon, Java!, Maurice Perrin, Motais, M. Lagneau démontre que les elfets du mauvais éclairage des salles et de l'encombrement des dortoirs, des attitudes videuses, des habitudes sédentaires, de lïmmobililé prolongée, sont la myopie, la scoliose, les déviations de la colonne vertébrale, les maux d'estomac, la carie dentaire, enfin la tuberculose. Le surmenage inlellecluel détermine des céphalalgies r ebelles, des ép istaxis r éitérées, la fatigL1e mentale, un véritable épuisement cérébral. M. Lagneau conclut en demandant qu'on modifie les plan s d'enseignement et les programmes d'examen en vue d'alléger le fardeau trop lourd à portet· qu'on impose à des enfants et à des jeunes gens; il demande surtout que les · h eures en levées au travail int!:lllecluel soient données à des exercices militaires en plein air, à des promenades instructives, à la gymnastique, etc.; il réclame enfi n, pour les j eunes gens plus âgés, un supplément d'espace, de liberté et d'exercices physiques. ·
�CHAPITRE VI
L'influence de l'intelligence sur le caractère. - L'ignorance et le mal. - Le progrès de la moralité est-il en rapport avec celui de la civilisation et en particulier de l'instruction? La criminalité n'est pas le crilerium de la ruoralité. - L'enseignement moral.- Objections de Herbert Spencer.-Inlluence des lettres, des arts et des sciences sur le caractère. - Paradoxe de J.-J. Rousseau. - Dangers de la mauvaise littérature.
« Du foyer des sentiments tendres et généreux, dit Mme Necker de Saussure, il rayonne sur l'intelligence je ne sais quelle vie, quelle douce chaleur dont elle est intimement pénétrée .... Une aridité, un froid mortel, accompagnent les plus beaux discours des êtres égoïstes, secs, remplis d'eux-mêmes 1 • » Si tel est le pouvoir de la sensibilité sur l'intelligence, celle-ci, de son côté, a sur les sentiments, sur la vol on té, sur le caractè1·e en un mot, une influence qu'il .convient d'étudier avec al tenlion. Nous avons déjà cité la remarque de Dugald Stewart sur les rapports de l'imagination et de la sympathie. « Beaucoup d'hommes, dit Marion, en la commentant, ne manquent de bonté que parce qu'ils manquent d'imagination. Ils s'apitoieraient sur les maux des
1.
L'Éducation progi·essive, liv. IV, chap. m.
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L'iDUCATION DU CARACTÈRE
aulres, s'ils se les représentaient assez vivement. Tout homme est plus semible aux souffrances plus voisines de lui; on est ému malgré soi de celles dont on est témoin. Un accident qui arrive dans not,·e quartier, dans notre maison, nous bouleverse; mais il faut plus d'imagination pour prendre à èœur les catastrophes lointain es; il en faut beaucoup pour travailler avec suite à adoucir les misères ou à réparer les injustices dans une autre partie du mond e 1 • » Nous n'attachons pas plus d'importance qu'il ne convient à cette sensibililé cosmopolite, et nous nous soucions assez peu que les enfants prennent part à des souscriptions destinées à soulager les maux des Espagnols, des Américains ou des Chinois. Mais il nous paraît fort désirable qu'on leur fasse connaitre et même observer de bonne heure, dans la mesure de leurs moyens, la société au milieu de laquelle ils vivent, au point de vue des maux que produit le paupérisme, afin que cette connaissance intellectuelle éveille en eux le sentiment moral d'une compassion active. On peut attribuer à l'égoïsme, à la dureté du cœur une indifférence à l'égard des misères humaines qui n'est parfois que le résultat de l'ignorance. Un enfant qui vit dans le bien-être ne soupçonne pas naturellement que beaucoup de ses semblables soulîrent du froid, de la faim, des privations de toute sorte. Pour échauffer son cœur, il faut d'abord éclairer son .esprit. Nous venons de parler des inconvénients de l'ignorance à un point de vue bien restreint. Donnons à la question plus d'ampleur. D'abord, est-il vrai, comme l'affirme Platon, que la vertu soit identique à la science, le vice à l'ignorance, que les hommes se portent au mal par ignorance du bien, et que, s'ils voyaient leur vrai
1.
De la solidai·ité morale, p. 61.
�L'IGNORANCE ET LE MAL
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bien, qui n'est autre que le bien en soi, ils le rechercheraient naturellement avec l'ardeur qu'ils mettent à en suivre les apparences trompeuses? Celle question philosophique est tout à fait du domaine de la pédagogie, puisque la théorie de Platon, si on la fait descendre des _ hauteurs de la métaphysique dans les régions plus humbles de la sociologie, est fort en honneur chez la plupart de nos pédagogues aussi bien que de nos politiques contemporains, aux yeux desquels l'instruction est l'instrument le plus sûr et le plus rapide de la moralisation universelle. On répète volontiers un mol dont je ne connais pas l'auteur, mais qui exprime bien l'opinion dont il s'agit dans ce qu'elle a de plus affirmatif: (( Pour toute école qui s'ouvre, une prison se ferme ». Celte opinion repose à la fois sur des faits cerlaiqs et sur des hypothèses discutables. Il est constaté que, dans ce qu'on peut appeler le monde du crime, parmi ces vagabonds, ces voleurs et ces assassins de prnfession qui récidivent toujours après une première faute, l'ignorance est générale. Il est constaté aussi que chez les peuplades sauvages qui sont placées au plus bas degré de l'espèce humaine, et qui pratiquent sans aucun remords les actions les plus c,·iminelles, mensonge, vol, meurtre, l'ignorance est absolue. On peut dire de ces malheureux, avec le procureur général Renouard : « L'ignorant complet est un être neutre, aux actes duquel, œuvres d'un instinct sans règle et sans guide, manque la responsabilité. Il est juste de lui beaucoup pardonner, car il ne sait ce qu'il fait; mais il est un fléau pour la sociélé, que sa brulalité menace. C'est un impérieux devoir de travailler à introduire quelques rayons de lumière dans ce chaos inintelligent 1 • n Nul doute que le progrès de la civilisation, qui est insépai. De l'impartialité. Pari~, 18H, p. 24.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
rable de celui de l'instruction, ne nous ait amenés d'un état primitif semblable à celui-là, où dominaient la ruse et la violence animales, à l'état de douceur et de paix relatives où nous vivons aujourd'hui. L'hypothèse commence lorsqu'on prétend que la civilisation nous amènera sûrement, dans l'avenir, à des étals de moralité de plus en plus parfaits, grâce au progrès constant de ce qu'on appelle les lumières. Il y a des faits qui sont de nature à nous inspirer quelques doutes à ce sujet. Je lis dans un travail où l'on corn. mente les données de la statistique criminelle : « Un peuple en train de se civiliser présente un accroissement proportionnel de la criminalité astucieuse ou voluptu euse et une diminution relative de la criminalité violente .... La contagion civilisatrice fait diminuer dans son nouveau séjour la criminalité cruelle, qui auparavant y sévissait, et elle y fait augmenter la criminalité perflde ou lascive, qui naguère éta it inférieure à la première 1 • » La Corse, pays peu instruit, comparée à la France, donne un chiffre considérable d'homicides et un chiffre très faible de vols, ce qui confirme la remarque précédente. En Prusse, le progrès de la civilisation n'a même pas diminué la criminalité violente, puisque l'homicide y est en voie d'accroissement notable. En France, les régions des grandes villes, foyers de civilisation et de lumière, prése ntent sur les cartes annexées à la statistique criminelle de 1880 des teintes sombres, non seulement pour les attentats contre les personnes, mais aussi poul· ceux qui sont commis contre les propriétés. La criminalité n'est qu'un des éléments du problème qui nous occupe, car il n'est nullement permis de dire
i. Tarde, Problèmes de criminalité, 2, Revue philosophique de janvier 1886.
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qu'elle est un sûr criterium de la moralité. Il y a une foule d'actes contraires à la morale que la loi ne connait point, contre lesquels elle reste impuissante , et qui ne sont pas relevés par la statistique. Une vi e très im mo. raie, pleine d'égoïsme, d'avarice, de cupidité, de débauches, peut se dérouler au grand jour, sans que la ju stice humaine intervienne, et sans que ceux qui se livren·t à tous ces vices cessent d'être sans reproche à ses yeux, puisqu'il est impossibl e de leur constituer un casier. L'instruction est même fort utile à certaines gens pour faire le mal sans violer la loi. La question prin ci pale serait de savoir si le nombre des actes immoraux qui ne so nt pas du ressol' t de la justice diminue par l'eITet de l'in struction , et si l'amélioration morale avance parallèlement avec la culture intellectuelle. Il est extrêmement difficile, sinon impossible, de répondre par un jugement sur la moralité général e qui s'app uie assez solidement sur un nombre suffisant de faits bien éta blis pour ne pas êll'e disc uté. Chacun ne peut guère qu'interroger là-dessus so n expérience en même temps que l'histoire, et donner son opinion personnelle, toujours suje tte à contes tati on. Pour moi, j e pense assez volontiers que nous sommes moins violents, moins rudes qu'autrefois, que nous valon s mieux moralement que les sauvages, qui représe ntent encore aujourd'hui, à quelques égards, l'éta t primitif de l'humanité, mais qu'à partir d'un certain degré de civilisation, relativeme nt assez inférieur, où l'humanité se dégage de la brutalité bestiale, il reste dans l'âme humain e un fonds de mauvais instincts sur lesq uels l'instruction proprement dile n'a guère de prise que pour modiller la manière dont ils se sa tisfo nt, sans les détruire le moin s du monde. Celui qui, par d'habiles calcul s, amène sciemment la ruine d'autrui pour édiller sa fortune, ne vaut pas mieux, moralement, que celui
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L'ÉDUCATION DU CARACTERE
qui tue pour voler; c'est le même instinct, avec des manifestations différentes. La concurrence commerciale est une forme, adoucie en apparence, de la concurrence vitale; mais il y a bien des cas où cette douceur apparente cache une cru au lé féroce. Un juge des consciences · qui lirait au fond de toutes, et qui apprécierait leurs déterminations d'après les principes d'une haute et pure morale, trouverait-il qu'elles valent mieux aujourd'hui qu'au lrefois, chez les peuples très civilisés que chez ceux qui passent encore pour grossiers, chez les hommes instruits que chez les ignorants? Nous n'osons répondre par l'affirmative. Est-ce sans raison que au progrès de la civilisation on attribue des lumières, du bien - être, la disparition graduelle des formes religieuse et guerrière de l'enthousiasme, qui se concilient parfaitement avec la rudesse et la violence des mœurs, mais qui n'en sont pas moins très nobles au point de vue moral, parce qu'elles déterminent le sacrifice des biens les plus chers, de la vie même, à un sentiment désintéressé ou à des espérances ullralerrestres? Quoi de plus absurde, aux yeux de la raison positive, que de se faire tuer pour une croyance théologique, pour un chef militaire? Et que d'atrocités l'enthousiasme religieux ou guerrier n'a-t-i1 pas fait commettre! Si on peut le remplacer par un. autre qui résiste à la critique et qui produise les mêmes actes d'énergie et de dévouement, rien de mieux. Sinon, la disparition de tout enthousiasme, de toute foi n'amènera-t-elle point une dépression morale dont les progrès du bien-être, de la sécurité et même de la science ne seront pas capables de consoler les âmes un peu hautes? Quoi de plus immoral, en somme, malgré la paix matérielle et la cullure scienlitique, qu'une humanité sans énergie désintéressée et sans idéal? Herbert Spencer soumet à une critique très vive l 'opi-
�OBJECTIONS DE HERBERT SPENCER
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nion dominante, absurde selon lui, qui a une confiance si grande dans les effets moralisateul's de la culture intellectuelle. D'abord il y a toute une série de connaissances qui n'influent en rien sur le caractère. << Quel rapport, dit Spencer, peut.-il y avoir entre apprendre que certains groupes de signes représentent certains mots, et acquérir un sentiment plus éleYé du devoir? Comment la connaissance de la table de multiplication, ou la pratique des additions et des divisions, peuvent-ell es développer les sentiments de sympathie au point de réprimer la tendance à nuire au prochain? Comment les dictées d'orthographe et l'analyse grammaticale peuvent-elles. développer le sentiment de la justice? Pourquoi enfin des accumulations de renseignements géographiques, amassées avec persévérance, accroîtraient-elles le respect de la vérité 1 ? » Cet argument était facile à trouver. En voici un autre plus profond, et qui contient, à notre avis, une grande part Lie justesse. On prétend que la connaissance de la conséquence des actes, donnée par l' instruction, est de nature à influer puissamment sur la coud uite, et par là sur le caractère. L'ignorant; que rien n'éclaire, cherche aveuglément à satisfaire ses instincts; faites pénétrer dans sa cervelle quelques notions claires sur les conséquences les plus certaines de ses actes, il corn men ce à réfléchir, à réprimer le premier mouvement, qui est souvent le mauvais; il exerce sur lui-même le pouvoir· inhibitoire de la volonté; c'est le début d'un travail d'amélioration du moral par l'intelligence, travail qui produira des e1Tets de plus en plus grands, à mesure que· l'instruction se développera et fera connaître les conséquences lointaines et complexes des actions. Or, d'après la remarque de Herbert Spencer, les idées, en tant que1. lnt?'Ocluction à la science sociale, chap. x,·.
�L'ÉDUCATION I;)U CARACTÈRE
conceptions de l'intelligence pure, n'ont sur la conduite qu'une très faible influence, et les vrais mobiles de l'action sont les sentiments qui accompagnent les idées ou qu'elles excitent. « L'ivrogne a beau savoir qu'après la débauche d'aujourd'hui viendra le mal de tête de demain, le sentiment de cette vérité ne l'arrête pas, à moins que son imagination ne lui représente distinctement la punition qui l'attend, à moins qu'il ne surgisse dans sa conscience une idée nette de la souffrance qu'il faudra endurer, à moins que quelque chose n'excite assez fortement en lui un sentiment opposé à son désir de boire. Il en est de même de l'imprévoyance en général. Si l'on se représente clairement les maux à venir et que l'on re~sente par l'imagination les souffrances dont on est menacé, la disposition à se livrer sans retenue aux jouissances du moment est réprimée; mais, en l'absence de celte conscience des maux futurs constituée par les idées vagues 011 distinctes de douleurs, il n'y a pas résistance efficace au désir passager. On a beau reconnaître que l'insouciance amène la misère, on ne tient aucun compte de celle vérité. La connaissance pure n'aITecte pas la conduite; la conduite n'est aITeclée que lorsque la connaissance passe de la forme intellectuelle, dans laquelle l'idée de misère n'est guère que verbale, à une forme dans laquelle ce terme de la proposition devient une représentation vivante de la misère, un sentiment douloureux 1 • » Je me rappelle à ce sujet une conférence que je Ds à un public d'ouvriers sur l'assurance en cas de décès. Je leur démontrai assez clairement, je crois, le mécanisme de cette assurance, les facilités qui leur étaient offertes pour en profiter, les bons effets qu'elle aurait pour eux et pour leurs familles. Cependant le résultat pratique fut à peu
1. lnti-oduction à la science sociale, chap. x,·.
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près nul; bien que je me fusse mis à leur disposition pour toutes les démarches nécessaires, aucun d'eux ne s'assura. C'est qu'au lieu de porter presque tout mon effort sur une démonstration, et de m'adresser à leu1· intelligence, j'aurais dû Lâcher de remuer leurs sentiments; une peinture palhéliq ue, effrayanlc, de la misère qui attend l'ouvrier imprévoyant aurait produit plus d'effet que mes raisonnemenls et mes chiffres. Le don d'agir ainsi sur les cœurs par le pathétique est plus rare que celui d'éclairer les esprils par l'enseignement précis et méthodique des faits el par le raisonnement exact. De plus, il y a là une sorte de cercle vicieux. Pour exciler par l'éducation un bon sentiment dans une âme, il faut que ce sentiment y existe déjà et qu'il y ait même une certaine force; sinon, l'éducation est impuissante; les plus beaux discours ne feront pas naître la charité dans un cœur sec, la délicatesse dans une âme grossière. Les époques où l'on parle le plus éloquemment sur le devoir, la vertu, le patriotisme, ne sont pas celles où on les pratique le mieux. D'après Herbert Spencer, l'enseignement moral n'est guère qu'une illusion, et les espérances qu'on fonde sur lui sont chimériques. Elles partent du principe que l'action d'accepter par l'intelligence certains préceptes de morale produit l'obéissance à ces préceples. L'expérience de la vie montre cbaque jour qu'il n'en est rien. Un poète latin a dit, bien avant Spencer :
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Le philosophe anglais estime que l'enseignement religieux, quoiqu'il soit donné depuis de longs siècles dans des conditions meilleures, au point de vue de l 'efficacité sur la conduite, que l'enseignement moral, n'a
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
produit que des résultats assez faibles. « Les commandements et les défenses formulés par un prêtre en surplis devant un auditoire dont l'esprit était préparé par le chant et les orgues, ont été méconnus; voyons si, répétés machinalement sur une mélopée traînante et monotone, devant un maîlre d'étude râpé, au milieu du bourdonnement des leçons et du cliquetis des ardoises, ils seront mieux obéis. Voilà, à ce qu'il semble, des propositions qui ne promellent guère; elles procèdent de l'idée qu'un précepte moral produira d'autant plus d'effet qu'il sera reçu sans accompagnement d'émotion, ou de celle que son efOcacité sera proportionnée au nombre de fois qu'il aura été répété. Ces idées sont toutes deux en contradiction directe avec les résullals de l'analyse psychologique et de l'expérience journalière. L'influence qu'on peut exercer en adressant à l'intelligence des vérités morales est certainement bien plus grande dans un milieu qui éveille des émotions du même ordre, comme le fait un service religieux. Par contre, il n'est pas de plus sûr moyen d'empêcher ces vérités morales de faire une impression profonde que de les associer à des ch oses prosaïques et vulgaires, au spectacle que présente une réunion d'enfants, aux bruits et aux odeurs qui s'en élèvent. Et il n'est pas moins certain que les préceptes qu'on entende fréquemment sans y prêter grande attention perdent, par la répétition, le peu d'influence qu'ils pouvaient avoir 1 • " Laissons de côté les détails accessoires de cette critique, bien qu'ils soient importants et que la question des circonstances, en particulier des conditions esthétiques dans lesquelles l'enseignement moral est donné, ne soit nullement à dédaigner. Le grand danger qu'on ( peut signaler avec Herbert Spencer, c'est que l'enseigne1. Introduction à ta science sociale, chap. xv.
�L'INTELLIGENCE ET LE SENTIMENT
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ment moral ne prenne un caractère purement intellec- · tuel, et que l'on se croie quitle, à l'égard de l'enfant, avec -des expositions plus ou moins dogmatiques, enrichies -d'exemples, des raisonnemenls, des tirades éloquentes -et des lectures. Tout cela n'a aucune valeur s'il n'arrive -dans une âme bien disposée, tout cela n'est qu'un adjuvant. Une harangue militaire ne donne pas du ,courage aux soldats; elle n'excite que ceux qui brûlaient -de se battre et qui, à la rigueur, auraient pu se passer -d'être harangués; qnant aux pollrons, s'ils finissent par Î/ marcher, c'est grâce à un entraînement qui n'a aucun , apport avec l'éloquence du général. r Lorsque l'intelligence seule dispute au sentiment une / ( -détermination de la volonté, elle est vaincue d'avance. 1 Elle est même tellement subordonnée au sentiment, que celui-ci peut presque toujours compter sur sa complicité, sur son empressement à lui fournir des excuses, des raisons, des théories de complaisance; grâce à elle, l'égoïsme, la dureté, la faiblesse, la paresse, les défauts et les vices de toute sorle se justifient ingénieusement. Que de systèmes politiques et économiques très bien déduits et appuyés sur des raisonnements et sur des faits ne doivent l'existence qu'à des sentiments plus ou moins avouables! Mais, si le sentiment exige volontiers en sa faveur la collaboration de l'intelligence, il est sourd à ·sa voix lorsqu'elle lui est contraire. Les meilleures raisons n'arrêteront pas un homme que la passion ,emporte. Celui qui souffre dans un état social où il ne trouve point le bien-être qu'il désire, que ce soit sa faute ou non, pourra se laisser séduire par de fausses ·doctrines qui flatteront son mécontentement et ses ran-cunes; les plus claires et les plus irréfutables démonstrations de la science économique ne l 'eftleureront même pas; qu'il devienne subitement intéressé au maintien <i'un état social qui le révoltait tout à l'heure, sa corn-
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
plaiS'ante intelligence saura bien vite lui en démontrer la justice. Toutefois, de ce que l'enseignement moral est nécessairement stérile s'il ne s'adresse qu'à l'intelligence, et de ce que l'intelligence ne joue, à cet égard, qu'un rôle secondaire dans l'éducation, on ne doit pas en conclure que ce rôle est nul. Ne nous contentons pas de parler aux hommes de leur devoir; mais ne tombons pas dans le paradoxe, et ne soutenons pas qu'il est inutile de leur en parler. C'est déjà leur rendre un grand service que de le leur faire· connaître. Cicéron pense très sagement là-dessus dans les lignes suivantes de son traité Des devoÙ's : « Comme ni les médecins, ni les généraux, ni les orateurs, tout instruits qu'ils sont dans les préceptes de l'art, n'obtiennent jamais de grands succès sans la pratique et l'usage, de même les préceptes des devoirs, que nous donnons nous-mêmes, ne suffisent pas; une chose aussi importante demande encore de l'usage et de l'exercice 1 • " La question générale des rapports de la culture intellectuelle avec la moralité est donc fort complexe; il faut se garder, en ces matières, de prononcer un jugement absolu. Examinons-la encore, en nous plaçant au point de vue plus modesle de l'expérience pédagogique. Un groupe d'e nfants étant donn é , demandons-nons si les plus intelligents, ceux qui ont le mieux profité de l'instruction, sont aussi les meilleurs sous le rapport du caractère, et, pour chacun des enfants en particulier, si l'amélioration de son caractère a été en rapport avec les progrès de son instruction. Il y a tant de cas différents, et même contradictoires, qu'il semble impossible d'établir la moindre loi. Voici deux enfants d'humble famille qui se font remar1.
Des devoirs, liv. T, chap. xvm.
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quer par leur intelligence et leur travail, et qui s'élèveront certainement à une condition supérieure à celle dans laquelle ils sont nés : l'un reste simple, modeste et affectueux; l'autre devient orgueilleux, dédaigneux et dur. l'instruction a laissé l'un comme elle l'a trouvé; peut-être même a-t-elle donné à ses bons sentiments plus de délicatesse. On dira qu'elle a gâté l'autre; ce ne serait pas entièrement exact; mais elle a faYOrisé l'éclosion de mauvais sentiments qui étaient en germe et qui, sans elle, ne se seraient peut-être pas autant développés. Voici un autre enfant qui fait ses éludes avec profit; toutes les belles leçons de morale qui abondent dans les chefs-d'œuvre des grandes littératures lui sont prodiguées; il semble se les assimiler; il les répète avec élégance et chaleur. Quelques années après, point de fautes de conduite qu'il ne commette, point de mauvaises passions auxquelles il ne s'abandonne. Tels de ses camarades qu'il effaçait par son éclat, et qui étaient mis parmi les enfants bornés, sont les meilleurs des hommes. J.-J. Rousseau nous raconte, au début de ses Confessions, que Plutarque était la lecture favorite de son enfance. « De ces intéressantes lectures, dit-il, se forma cet esprit libre el républicain, ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et de servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie. Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes, vivant, pour ainsi dire, avec leurs grands hommes ... , je me croyais Grec ou Romain; je devenais le personnage dont je lisais la vie : le récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendait les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l'histoire de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour représenter son action 1 • » Nous savons
,J. les Confessions, 1" partie, liv, J.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 160 malheureusement, par ses aveux mêmes, bien qu'ils ·soient arrangés, que Rousseau oublia en maintes occasions l'exemple des héros de Plutarque; nous savons aussi que des éléments fort divers entraient dans ce qu'il appelle l'indomptable fierté de son âme. Peutêtre ne convient-il pas de trop compter sur l'influence des premières lectures pour former le moral de l'enfant. Nous ne contesterons pas cependant qu'elles n'aient leur utilité, non point pour éveiller des sentiment absents, mais pour entretenir et fortifier ceux qui existent déjà. Maudsley pense que l'élude des sciences physiques agit heureusement·sur le caractère. « La nature morale, dit-il, éprouve l'influence bienfaisante de l'application aux études scientifiques. C'est une tâche dans laquelle il n'est qu'un moyen de réu:1sir, et ce moyen c'est l'obéissance. Pour pénétrer les secrets de la nature et se rendre maître de ses lois, la patience, l'humilité et la véracité sont les qualités essentielles. Et par véracité, ici, je veux dire non seulement l'expression sincère des -opinions qu'on s'est formées, mais aussi la sincérité dans la poursuite de la vérité, un entier affranchissement des inclinations individuelles, une absolue sincérité dans les motifs aussi bien que dans l'expression du jugement. On dira, sans doute, que la formation d'un caractère implique autre chose qu'un accroissement de savoir pat la méthode inductive ou un accroissement de puissance intellectuelle résultant de cette première acqui- · ·sition. Ce n'est pas ce qu'il s'agit de discuter en ce moment; présentement, mon but est simplement de démontrer que la méthode scientifique réclame et, par consé-quent, fortifie certaines qualités de la nature morale 1 • » Pour apprécier cette opinion de Maudsley, il y a des .distinctions à faire : le savant qui étudie la nature avec
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L Le Crime et la Folie, chap.
1x .
�INFLUENCE n:i;: L' ESPRIT SUR LE COEU R
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une entière b onn e foi pour découvrir de nouvelles lois ou de nouveaux faits ne doit pas ê tre co nfon du a vec l'écolier qui étudi e les sciences p hysiq ues. Évid emm ent le premier, pour arriver à la vérité e t pour mériter la co nfi a nce, ne peut se départi r un in stant des h abi tud es de sin cérité qui s'impo sent à la recherche scientifiqu e; mais l'autre, pa r le fait m ême qu'il s'approprie les rés ulta ts de ce tte rec herche, ne contracte pas nécessairement les h a bi tudes de sin cérité qu 'elle implique. De même, il a fallu d'admira bles vertu s a u célèbre voyageur Livin gs tone pour fa ire ses déco uve rtes en Afriqu e; mais il n'e n faut aucune p our füe le r écit de ses voyages . Si ce lte lec ture suscite qu elque nouvea u Livin gs tone, elle n e ser a, comm e on dit en philosophie, qu 'un e ca use occasionnell e, et ne servira qu'à ma nifes ter un e voca tion qui était en p uissance; car des milliers d'autres lec teurs de Li ving5 L one ne so nge ront pas à quiller le coin de leu r feu. De p lus, l'expé rience de la vie montre que le savant lui-m êm e p eut fort bien , en dehors de ses élud es spéciales , ne p as montrer les qu alités qui lui so nt n écessaires pour y réussir; t el qui es t très sin cère comm e chimiste ou entomologiste sera 1 ~usé, intrigant et hypo crite dans la vie ordin aire. On dit que l'é tude des lettres, des a rts e t des scien ces en général donne à l'àme un e certain e ha uteur qui l' élève au-dess us d'un e fo ul e de mi sères et de bassesses où le vul gaire se consume. Lu crèce a exprim é ce tte id ée en t erm es magnifiques, pour ce qui regarde la philosophie et la science. « Rien n 'es t plus agréable, dit-il , que d'occ uper les citadell es élevées p ar la science, asile in expugnable des sages, d 'o ù l'on peut voir so us ses pieds les autres hommes errant à l'aventure 1 )) ' etc.
1. De natui·a rerum, liv. II, trad. Crous!é.
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L'ÉDUCA'l'ION DU CARACTÈRE
Dans le Songe de Scip·ion, la co ntemplation des sphères célestes inspire à Cicéron de très belles paroles touchant les vanités de la terre. Qu e d'amplifications on a faites sur l'in !luence moralisatrice des arts, sur ce culte de la beauté qui fait prendre en dégoût toutes les laideurs, sur le beau qui est la splendeur du vrui, la p arure du bien, etc. Or une étude assez sup erficielle de l'histo.i re nous montre que les beaux- arts , les belles-lettres et les sciences peuvent prendre un très grand essor au milieu d'une société immorale, et que les vices les plus divers peuvent élire domicil e dans une âme avec le génie du poète, de l'artiste, ou avec le goût pur et délica t du dilettante. Qu'on lise, par exemple, la vie si curieu se de Benvenuto Cellini écrite par lui-même, et l'on verra jusqu'à quel point un sentiment artistique puissant et exquis se concilie chez le même homme avec toutes so rtes de vices et de petitesses. Ici encore il est, croyons-nous, plus juste de dire que le ·fonds primitif de l'âme, le caractère, résiste à l'influence de la culture, esthétique ou scientifiqu e, lorsqu'ell e lui est contraire, mais qu'il en profile lorsqu'elle s'exerce dans le même sens que ses inclinations naturelles. Ainsi l'âme d'un ·Benvenuto Cellini gardera sa violence, sa ridicule vanité, ses ruses, tous ses vices, lorsque l'art exaltera encore l'âme naturellement sublime d'un Michel-Ange. Le président de Brosses éc rivait un jour à Voltaire: « Malgré vos faiblesses, vous resterez toujours un très grand homm e ... dans vos écrits. Je voudrais seulement que vous missiez dans votre cœur le demi-quart de la morale et de la philosophie qu'il s contiennent .... En vérité, je gémis pour l'hum anité de voir un si grand génie avec un cœur si petit, sans cesse travaillé par des misères de jalousie ou de lésine 1 . »
1. Cité par Sainte-Beuve,
Cause1·ies clu luncli, t. VII.
�PARADOXE DE ROUSSEAU
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Si l'on doit, pour rester dans la vérité, se mettre en garde contre les préjugés optimistes qui accordent à la cullure intellectuelle une influence trop bienfaisante sur le développement du caractère, il ne faut pas accueillir non plus le paradoxe qui lui attribue la dépravation de l'homme. J.-J. Rousseau, on le sait, l'a développé avec complaisance. « L'élévation el l'abaissement journalier des eaux de l'Océan, dit-il dans son discours sur les sciences et les arts, n'ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur lumière s'élevait à notre horizon, et le même phénomène s'est observé dans tous les temps et dans Lous les lieux. » L'ignorance e t donc la plus sûre protectrice des mœurs; l'inévitable exemple de Sparte se présente à l'esprit de notre auteur et lui fournit l'occasion d'une belle apostrophe : « 0 Sparte, opprobre éternel d'une vaine doctrine! tandis que les vices conduits par les beaux-arts s'introduisaient en• semble dans Athènes, tandis qu'un tyran y rassemblait avec tant de soin les ouvrages du prince, des poètes, tu chassais de les murs les arts et les artistes, les sciences et les savants ! » Ce n'est pas qu'un tel paradoxe soit tout à fait dépourvu de vé rité. Il est certain qu'on voit souvent dans l'histoire le progrès des lettres, des arts et des sciences coïncider avec l'apparition des vices propres aux sociétés dont la civilisation se raffine, et qui arrivent do ucement à la décadence au milieu des jouissances du bien-être, du luxe et de l'esprit. Mais il ne faut pas s'en prendre surtout à ce progrès, qui n'est qu'un effet, ou qu i, du moins, dans ses excès, n'est qu'un des facteurs de la décadence, mais non le principal. Au sujet de l'opinion contraire, qui, s'appuyant sur
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
la statistique, fait de l'ignorance la cause du vice, Herbert Spencer présente les piquantes remarques qui suivent : « Il ne leur vient pas à l'esprit de se demander si d'autres statistiques, établies d'après le mêmé système, · ne prouveraient pas d'une façon tout aussi concluante que le crime est causé par l'absence d'ablutions et de linge propre, ou par la mauvaise ventilation des logements, ou par le défaut de chambres à coucher séparées. Entrez dans une prison quelconque et demandez combien de prisonniers avaient l'habitude de se baigner le matin; vous trouverez que la criminalité va habituellement de pair avec la saleté de la peau. Faites le compte de ceux qui possédaient un costume de rechange; la comparaison des chiffre;; vous montrera qu'une bien faible proportion de criminels ont habituellement de quoi changer 1 >>, etc. Le vice et le crime ne doivent être attribués, en réalité, à aucun de ces motifs, et il ne faut pas plus compter d'une manière exclusive sur l'ouverture des écoles pour .les faire disparaître que sur l'établissement de bains à bon marché, de logements populaires établis suivant les règles de l'hygiène, ou sur des distributions de chemises. La vraie cause est une infériorité originelle de nature, d'où résulte un genre de vie inférieur. L'ignorance, suivant l'expression d'Herbert Spencer, n'est qu'un« concomitant » . De même, le progrès des lettres, des arts et des sciences n'est qu'un concomitant dans un état de civilisation qui, à force de se raffiner, tend à la décadence. Voilà au juste, selon nous, ce qu'il y a de vrai dans le paradoxe de Rousseau, qui n'est pas, du reste, original, et que l'on trouve chez bien des auteurs avant lui. Comme tous les paradoxes qui ne sont pas entièrei. lntroduction à la science sociale, chap.
xv.
�INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE
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ment faux, il peut attirer notre attention sur une quesLion importante et nous faire réfléchir utilement. En ce qui regarde les sciences, nous ne croyons pas qu'elles puissent avoir une action dangereuse sur le caractère, si elles ne détruisent pas, en aboutissant au matérialisme et, au déterminisme universel, ce fonds dé croyances religieuses el morales dont le maintien nous paraît nécessaire pour que la plupart des hommes ne finissent point par s'émanciper de tout devoir et s'abandonner sans scrupule à tous les vices qui ne craignent rien des lois, Quant aux arts et surtout aux lettres, il y a réellement lieu de concevoir des inquiétudes. Par son action sur les mœurs générales, et en particulier sur celles de la jeunesse, la mauvaise littérature peut faire beaucoup plus de mal que la bonne ne peut, à notre avis, faire de bien. A cet égard, la poésie, le .th éâtre et le roman contem porains ne sont pas à l'abri de tout reproche. Nous ne croyons pas trop à l'efficacilé des tragédies de Corneille pour faire des héros; nous pensons qu'on peut vibrer aux accents de la plus noble musique, concevoir un instant sous son influence des sentiments très virils, pour rentrer immédiatement après dans sa pusillanimité habituelle. En revanche, il y a des lectures et des spectacles d'où l'on sort déprimé, moins bon, moins généreux, plus accessible aux tentations dangereuses; si leur effet se renouvelle, cela peut amener à la longue de tristes résultats. Il ne faut pas s~ulement signaler à la défiance des éducateurs les livres et les spectacles plus ou moins grossiers ou obscènes; contre ceux-là on pourrait croire que tout le monde est en garde, si l'on ne constatait parfois la négligence des familles, qui laissent parvenir jusqu'aux enfants. les pires lectures, et leur complaisance à les conduire au théâtre pour y voir des pièces dont ils
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
sont les spectateurs aussi éveillés qu'attristants pour le moraliste. Mais il y a d'autres productions littéraires oü s'expriment le désenchantement, le scepticisme moral, l'expérience amère de la vie; celles-là ne valent rien pour la jeup.esse, car elle risque d'y perdre ses charmantes et fécondes illusions, son ardeur et sa foi dans le bien. Après Werther il y eut, on le sait, une sorte de contagion du suicide. Le mal n'était pas profond, il était légèrement ridicule, et il guérit vite. Avec ses impitoyables analyses et son parti pris de ne voir dans la vie réelle que la laideur, l'ignominie et la corruption, la littérature dite réaliste ou naturaliste est capable, croyons-nous, de faire dans les cœurs plus de ravages. Je ne crains rien pour les âmes fortes et viriles; elle excitera peut-être leur curiosité, peut-être leur dégoût; mais elle ne les aLLeindra point. Je crains davantage pour les âmes médiocres ou faibles. On dit bien que la littérature est l'image de la société au milieu de laquelle elle se produit, et que, si cette société souffre d'un mal profond, la mauvaise littérature n'en est que le symptôme. Il faut, croyons-nous, lui reconnaître une action plus puissante. Les héros d'une littérature sont faits à l'image des hommes du temps, mais il arrive aussi que les hommes du temps façonnent leur caractère sur celui de leurs héros favoris. Quand même ils n'iraient pas aussi loin, l'inspiration générale d'une littérature énervante et déprimante peut se foire sentir dans les mœurs, surtout au moment Lie la jeunesse, où elles se forment. Il y a dans la République de Platon un jugement sévère des poètes au point de vue pédagogique. Ils montrent les dieux sous un jour défavorable, avec leurs violences, leurs caprices et même leur libertinage. Les fables relatives aux enfers amollissent !_es cœurs et ne sont propres qu'à entretenir la crainte de la mort. Les
�INFLUENCE DE LA LITTÉ R AT URE
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œuvres dra ma tiqu es présentent des perso nn ages vulgaires, grotesqu es et h onte ux; il est à craindre qu e le spec ta teur ne se laisse aller à l'imit a tion. « Or l'imitation, lorsqu' on en contracte l'habitude dès la jeun esse, p asse da ns les mœ urs , se ch ange en n ature et fait prendre l' altilud e, le ton et le carac tère de ses modèles 1 • » Pluta rqu e et saint Basil e ont étudi é a ussi cette qu es tion de l'influence de la lec ture sur les mœ urs. On t ro uve de bonn es observations dans le p etit traité de Plutarqu e « sur la manière de lire les poè tes ». Le sage de Chéro née sait très bien que les œ uvres po étiques ne sont pas exemp les de dangers. Ce pendant il ne croit pas qu 'il faill e les écarter de pa r li pri s, mêm e lorsqu'elles ne so nt point irrép roch abl es au p oint de vue de la morale . « En duirons-nous, dit-il , d'une cire imp énétrable les oreilles des jeun es gens, co mm e Ulysse fit aux llha ciens ?.. . Ou plutôt n e vaut-il p as mieux prémunir leur raiso n et l'e nchaîn er par de sages co nseils? Dirigés ainsi et surveillés, ils ne céderont pas à cette voix séd uisante q ui les perdrait. » Comm e Pluta rqu e, nous penson s qu 'il ne faut pas être, sur ce poin t, tro p pudibo nd et t rop timid e, et dissim uler entièrement à la jeunesse les laideurs de la réalité. L'éducati on qui consisterait , co mm e j e l'ai dit aill eurs, « à les retenir dans une so rte d' a tmosphère spéciale et fac tice oü ib ne respirero nt q u'un air pur, dans un milieu fe rm é oü il s ne ve rront que des exemples h onn êtes », ce lle édu cation n 'es t guère p ossibl e ; elle n'es t même ni virile ni sûre el offre de réels da ngers. Mais la co nn aissan ce de la r éalité doit a ussi avoir des limi tes p our l'en fa nt , peut-être même pour l'h omme fait, lorsqu e cert ain es nécessités ne l'exige nt pas tout entière. Déterminer ces limites, et consid érer comm e
1. République, édili on . Tau chnilz, p. 87.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dangereux tout ce qui les dépasse est un point important de la pédagogie et de la morale . En ce qui regarde la culture de l'intelligence et ses rapports avec le développement du caractère, tenonsnous dans un juste milieu entre un obscurantisme qui serait intolérable et que, du reste, nos mœurs ne comportent plus, et un libéralisme excessif, qui permettrait à l'enfant de tout voir et de tout lire, sous le prétexte que la Yérité doit passer avant le reste. 11 y a dans ce monde autre chose que la vérité, ou, pour mieux dire, que la vérité telle qu'elle est connue par la pure intelligence. Il est des choses essentielles, délicates et saintes, qu'on ne doit pas compromettre par un amour exclusif de la vérité entendue dans un sens trop étroit, amour qui peut devenir grossier et funeste quand il méconnaît certaines réserves. L'éducateur sage fait la part de l'esprit et celle du cœur. Il tâche de diriger l'un et l'autre; mais il n'a pas dans l'esprit une confiance sans li miles; il n'est pas l'adorateur fanatique de l'intelligence et de la science.
�CHAPITRE VII
Importance du rôle du caractère dans la vie des individus. Ce rôle est méconnu dan s la pratique de l'éducat.ion, et celui de l'intelligence est exagé ré. - DifTérence de point de vue chez les anciens et chez les modern es. - L'effort moral; !"énergie du caractère. - La vertu consiste dans celte énergie mise au service du bien. - Le rôle du caractère dans la vie des nations. - Les nations en décadence. - Le caractère et la vertu dans leg sociétés démocratiques.
Dans un des nombreux passages du De natura rerwn où s'exprime en admirables vers le sentiment mélancolique et pessimiste du poète, Lucrèce décrit ainsi la naissance de l'enfant : « Semblable au nautonier jeté sur le rivage par la fureur des ondes, voyez-le nu, à terre, sans langage, dénué de tout ce que la vie réclame, au moment où la nature, le chassant avec effort du sein Je sa mère, l'expose à la lumière du jour! Il remplit l'espace de vagissements lamentables, et c'est justice: il lui reste tant de maux à traverser dans le cours de la vie 1 ! » Nous trouvons des idées analogues dans une conférence faite par l' AmÙicain Horace Mann sur l'importance de l'éducation dans une République. « S'il était
1. De natw·a 1·erum, liv. V, 222-221, trad. Crouslé.
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L' É DUCATI0 "1 DU CAR ACTÈRE
donné, dit-il, à un homme intelligent et sensible de voir pour la première foi s un doux enfant re posant dans son bercea u ou sur le se in de sa mère, et si on lui disait : Cet enfa nt est constitu é de telle so r te que chac un des membres, des organes de son être peul devenir le rendez-yous des so uŒrances, des tortures les plus a troces ; sa stru cture intern e est telle, q ue ch acun des nerfs, chacun e des fi bres que sa peau reco uvre est destin ée à palpite r par le fait d' un e do ul eur propre; da ns la série indéfini e des malheurs, des désastres , des hontes de l'hum anité, peut-ê tre n'est-il pas de misè re qui doive lui être épa rgnée; da ns le Co de civil de la société, dans le Code divin , plus compréhe nsif encore et q ui s'appliq ue sponta nément , il n 'es t pas un crim e auqu el son cœur ne doi ve se résoudre à u n mo ment donné et q ue sa main ne doive accomplir; dans la cohorte des passions tragiques, crain te, envie, j alousie, h aine, remords , dés espoir, il n'en es t pas un qui ne doive déchirer so n âme et déterminer une catas trophe spéciale ; si le se nsible spectateur que j 'ai s upp osé voyait celte armée de Iléa ux se presser a u-desso us, au to ur, a u-dess us de leur fa ible et inconsciente victim e, épiant en quelque sor te le moment de se ruer sur ell e et d'e n faire leur proie, ne serait-il pas excusa bl e de fo rme r le vœu qu e ce lte àme à peine éclose pût être r end ue à la paix du néant ? » La naissance d' un enfa nt ne doit pas inspirer des réfl exions a ussi lugub res ; mais ell e es t to ujours un événement sérieux, prop re à suscite, en nous des pensées qui ne so nt exe mptes ni de grav ité, ni même d'inqui étude. Il y a là un inconnu, toute la vie à veni r de ce nouveau-n é; elle va se déro ul er dans des co ndi tions qui, en grnnde parti e, ne dépenden t pas de nous ; l' en fa nt apporte des instincts, des passions en germ e, des fac ullés, qu 'il tient soit des ascenda nts dont il h érite, soit de ce tte fo rce mystéri euse dont il émane, et que les uns
�LES DONS DE L'ENFANT
17'1
appellent la nature, que d'autres appellent le Créateur. Ces différents pouvoirs qui existent en lui se développeront; ils seront, avec les circonstances extérieures et avec l'éducation, les facteurs de sa destinée. Est-il bien, ou médiocrement, ou mal doué? Question inquiétante , à laquelle nul n'ose répondre à ce moment, si ce n'est ses parents, qui caressent de touchantes illusions dès le principe et qui fondent les plus belles espérances sur un être chez lequel l'intelligence et le sentiment ne se manifestent encore par aucun signe. Peul-être est-il né pour une brillante destinée; peut-être une vie douce et calme l'attend-elle; peut-être, si l'on pouvait voir en lui les éléments moraux qui y sont en germe, aurait-on le droit de lui prédire une existence agitée et misérable. Le bon Perrault nous raconte que l'on donna pour marraine à la Belle au Bois dormant « toutes les fées que l'on put trouver dans le pays (il s'en trouva sept), afin que, chacune d'elles lui faisant un don, comme c'était la coutume des fées en ce temps-là, la princesse eût, par ce moyen, toutes les perfections imaginables». Si ce beau temps durait encore et si les fées entouraient le berceau de nos enfants, quels dons leur demanderions-nous? Il est facile de dire à l'avance quelles seraient les prières des parents légers; quant aux sages, à ceux qui connaissent bien la vie, nous croyons que d'abord leur embarras serait grand et qu'ils ne se décideraient point sans d'assez longues réflexions. Horace écrit dans une épître à Tibulle : « Que peut souhaiter de plus une nourrice à son cher nourrisson que d'être sage, de bien exprimer ce qu'il pense, d'avoir la faveur, la réputation, la santé, une vie délicate et suffisamment d'argent 1 ? >> Il y aurait beaucoup à dire sur cet idéal du po ète. En réalité, dans une telle question est impliquée toute la
1. Epître 4, livre I•r, trad. Leconte de Lisle.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
question de la morale. Mais, quelque idéal que nous nous formions de la vie, nous ne nous tromperons pas en affirmant qu'elle dépend en majeure partie du caractère que chacun y apporte, et que la vie d'un homme, comme celle d'un peuple, est surtout ce que la font ses sentiments, ses passions, sa volonté. Prenez dans la période actuelle de votre vie une suile de journées qui vous ont laissé des souvenirs assez vifs; considérez la série des actions qui les ont remplies, et recherchez-en les causes; vous verrez que la plupart de celles qui dépendaient de vous ont été déterminées par votre caractère, par l'ensemble des énergies, instincts, sentiments, volonté, qui le constituent. Analysez toute votre vie pa 0 sée, et vous arriverez au même résultat. En dehors de l'influence exercée sur elle par les circonstances et par les hommes, vous constaterez que ce qui lui a donné sa physionomie propre, que ce qui a dirigé votre conduite, ce sont les énergies plus ou moins visibles de votre caractère. L'influence même des circonstances et des hommes s'exerce, non pas sur un objet indilTérent en soi, mais sur un être moral qui, suivant son caractère, est modifié par elle, la subit ou réagit contre elle en divers sens. La vie de tout homme pourrait être expliquée, en dernière analyse, par un petit nombre de sentiments principaux qui inspirent ses actes, et la variété infinie des existences humaines tient à la variété infinie des caractères, composés, comme nous l'avons dit, d'éléments qui diffèrent en chaque individu par le nombre et par la puissance. Pourquoi tel enfant, très bien doué sous le rapport du physique, de l'intelligence et même des qualités morales, ne donnera-t-il point plus tard tout ce qu'on se promettait de lui? pourquoi sa vie avortera-t-elle en quelque sorte? C'est qu'un défaut du caractère a été pour lui une cause de faiblesse, souvent cachée à ses
�RÔLE PRÉPONDÉRANT DU CARACTÈRE
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yeux. « On passe ainsi, dit Dupanloup, de longues années avec des défauls que tout le monde aperçoit, dont tout le monde souffre, qui ont produit en mille occasions des fruits d'amertume, et l'on ne s'en doute même pas. C'est de Ja sorte qu 'on trouve des personnes parvenues à l'âge de quarante, cinquante ans et au delà, sans jamais avoir eu le moindre soupçon d'un défaut qui a fait Je malheur de leur vie. Un ami courageux ose-t- il enfin, un jour, dans une circonstance favorab le, leur révéler le mal : Vous croyez? lui disentelles tout étonnées. - Oui. Examinez-vous à ce point de vue, et vous verrez qu'il y a là de quoi expliquer telle imprudence, tel malheur, peut-être tous vos chagrin s et toutes vos fautes 1 • n Ce ne sont pas seulement les graves im prndences et les grandes fautes qui gâtent une vie; les petites fautes quotidiennes, résultant de l'action constante d'un défaut, ont à la longue, en s'accumulant, une action aussi funeste. De petits efforts quotidiens, produits par une énergie vigilante, qui s'exerce sans éclat, mais aussi sans défaillance, finissent au con traire par mener au succès. Ce rôle prépondérant du caraclère, que chacun, en -y réOéchissant bien, pourrait vérifier dans sa vie, semble pourlant être méconnu. A entendre le langage des familles, à suivre les préoccupations des éducateurs, on croirait que l'intelligence tient de beaucoup la première place. Lorsque des parents me disaient de leur fils : <c Il est très inLelligent, il a beaucoup de facilités pour apprendre, mais il est insouciant et paresseux n, que de fois me suis-je aperçu, à leur sourire plein d'indulgence, que la satisfaction vaniteuse qui leur était causée par les cc facilités » plus ou moins réelles de l'enfant était à peine troublée par son insouciance et sa paresse l Il y a
1. L'Enfant, chap. vrn.
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L ÉDUCA1'I0N DU CARACTÈRE
1
plus : on éprouve un réel orgueil à dire que les résultats obtenus par un enfant lui coûtent peu d'efforts, qu'il réussit en se jouant, et l'on parle avec une compassion dédaigneuse des camarades qui, moins bien doués sous le rapport de l'esprit, ont le travail difficile. Dans la plu part des établissements où l'on élève la jeunesse, presque tout l'effort porte sur l'intelligence, presque tout le temps de la journée est consacré aux exercices de l'esprit, qui sont, au fond, la grande préoccupation des maîtres. Les prospectus, les discours officiels disent peut-être le contraire; ils reconnaissent, ils proclament l'importance de l'éducation morale; mais, bien qu'on soit, à cet égard, très sincère, on laisse s'établir, par la force du préjugé, le désaccord entre les discours et les actes. Les enfants auxquels on réserve les récompenses brillantes et flatteuses, ce sont ceux qui réussissent Jans les concours de l'intelligence. Ce succès, il est vrai, est dû souvent aux qualités morales d'application, d'énergie et de suite dans le travail; mais il n'est pas nécessairement en rapport avec elles, et ce ne sont pas elles que l'on admire, mais bien ce don brillant et séduisant de l'intelligence. La question des programmes d'enseignement paraît capitale; il semble que de ce qu'on enseignera dans les collèges dépende, tant on y atlache d'importance, l'avenir des jeunes gens et celui mème de leur pays. Mais la question de l'éducation morale, pour laquelle il est beaucoup moins facile de rédiger des programmes, est reléguée au second plan. On discutera longuement, par exemple, pour savoie s'il convient de remplacer les langues mortes par les langues vivantes, . d'enseigner les sciences naturelles dans les classes inférieures, de donner à la géographie une large place. Mais on s'occupe moins de rechercher les moyens de développer chez les enfants des qualités comme la
�MÉCONNAISSANCE DE CE RÔLE
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fermeté, la modération, la dignité, le respect, le courage, l'initiative; on s'en remet, pour cela, aux excellentes leçons de morale qu'ils trouveront dans les auteurs et aux exhortations que de temps en temps on . leur adresse avec éloquence. Cependant leur vie individuelle dépendra plus de ce qu'ils seront par le cœur, par le caractère, que des connaissances qu'ils auront accumulées dans leur esprit. Tel brillant lauréat, la tête « bien pleine", comme dit Montaigne, attendra sa sortie du collège pour commettre toutes sortes de sottises, qu'on lui eût peut-être évitées par une éducation morale plus intime et plus profonde. Les exigences encyclopédiques de notre éducation intellectuelle réclament un emploi du temps si ingénieux à la fois et · si rigoureux que, pour éviter toute perte d'instants dans la journée, on règle aux enfants leur besogne dans les plus petits détails, en diminuant autant que possible la part du travail libre, de la fantaisie, du loisir. On se met ainsi en garde contre la paresse, et on le fait dans l'intérêt même des enfants, auxquels on évite les punitions qu'ils ne manqueraient pas d'encourir par d'innombrables manquements, ·si on les laissait davantage à eux-mêmes. Le souci constant des acquisitions intellectuelles que l'on juge nécessaires domine ici encore. De l'emploi du temps à l'étude et en classe, le besoin de réglementation s'étend à toute la vie scolaire. << A dix-huit ans, dit Michel Bréal, le lycéen n'a pas plus la libre direction de sa personne, de son temps, de ses facultés, de son avoir, qu'à dix : la responsabilité n'existe pas pour lui,. le collège s'étant fait son tuteur pour toute chose. Il ne faut donc pas s'étonner si nos enfants, une fois sortis du collège, ressemblent à des chevaux échappés, se butant à toutes les bornes, commettant toutes les sottises .... Bien des parents et des
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L'ÉDUCAT!ON DU CARACTÈRE
maîlres accusent la dépravation des temps, qui devraient avant tout s'accuser eux-mêmes, puisqu'ils ont mieux aimé enchaîner la liberté de leur fils ou de léur élève que de la diriger, et puisqu'ils l'ont laissé arriver à l'âge d'homme sans lui donner une occasion d'exercer son initiative et sa force de résistance 1 • » Affirmez que ces deux éléments du caractère, l'initiative et la force de résistance, ont la plus grande importance dans la conduite de la vie, personne ne vous contredira. On ne reconnaîtra peut-être pas aussi facilement qu'ils importent bien plus encore que les qualités brillantes et les acquisitions de l'intelligence . Mais, quant à les cultiver avec suite et méthode, en vue de l'action pratique, quant à diriger dans ce but les occupations de l'école, combien d'éducateurs y songent! Où sont 110s programmes pour l'éducation des habitudes morales et de la volonté? Croit-on qu'il suffise d'imposer une règle uniforme de discip line tout extérieure à des caractères di!îérents, et de réprimer les manquements à celle règle par des punitions, par des réprimandes, des semonces paternelles? Dans ces conditions, la régularité de la conduite ne prouve rien pour l'avenir en faveur des enfants les mieux notés; l'obéissance à la discipline peul dissimuler de très graves défauts, qui se manifesteront plus tard, lorsque les jeunes gens seront devenus leurs maîtres. On affüme bien haut la nécessité d'une forte éducation morale; puis, sauf ! 'institution d'une discipline qui n'impose qn'une régularité d'apparence, on porle tout son e!îort sur la culture de l'esprit. L'explication et même, jusqu'à un certain point, l'excuse de cette erreur de pédagogie qui, en pratique,
1. Quelques mols et 309.
SU?'
l''insti·uction publique en Fi·ance, p. 308
�OPINION DES ANCIENS
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met au premier rang ce qui ne devrait être qu'au second, se trouvent peut-être dans le développement indéfini que prend le savoir humain, dans l'extension sans cesse croissante de nos connaissances, à laquelle ne correspond nullement l'extension de nos facultés morales. Des qualités comme le courage, l'énergie, la bonté sont exactement les mêmes aujourd'hui qu'il y a des milliers d'années. Mais, dans l'antiquité, la science était très bornée; il était alors plus facile d'embrasser le cercle des plus hautes connaissances qu'll ne l'est aujourd'hui d'en apprendre les simples éléments. On avait du temps de reste pour l'éducation morale, et l'instruction proprement dite semble n'avoir tenu qu'une place assez restreinte dans les préoccupations des pédagogues. Aujourd'hui elle a tant d'exigences qu'elle nuit à l'éducation morale et qu'elle réclame une grande partie du temps et des efforts qu'il faudrait consacrer à cette dernière. Notre supériorité sur les anciens est plus manifestfl da ris la science que dans la vertu; il est naturel que nous soyons surtout fiers de notre science et qu'elle passe pour nous avant le reste. Si l'on veut constater, à cet égard, la différence de point de vue entre les anciens et les modernes, on n'a qu'à lire, après certains traités modernes, celui de Bain. par exemple, sur la Science de l'education, où la ri:ueslion des éludes tient une si large place, des ouvrages comme la Cy1·opedie et la Republique de Spa?·te, où !'Athénien Xénophon a exprimé ses idées pédagogiques. Il n'y est pas dit un mot sur l'instruction des enfants. Xénophon nous raconte, dans son roman sur l'éducation de Cyrus. que les enfants el les adolescents forment deux classes. Dans la classe des enfants, l'éducation comprend la pratique de la justice, l'exercice de l'arc et du javelot, l'enseignement de la tempérance par l'exemple des vieillards et par un régime austère de nourriture qui n'admet que
12
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
le pain et le cresson. La classe des adolescents s'exerce
à l'arc, au javelot, à la chasse, qui est un apprentissage
du métier de la guerre, à la poursuite des malfaiteurs et, en général, aux actions qui demandent de la vigueur et de la célérité 1 . Dans la République de Sparte est exposé le système d'éducation inslilué par Lycurgue. Les enfants, confiés à un pédonome, qui marche toujours avec des acolytes armés de ve1·ges, ne portent pas de chaussures et n'ont qu'un habit pour toute l'année; leurs repas sont extrêmement sobres; lorsqu'ils passent. dans la classe des adolescents, la contrainte est encore plus rigoureuse; leur plus important exercice, ce sont les combats de vertu, que Xénophon explique assez longuement 2 • · La République de Platon ne considère dans l'instruction, sauf en ce qui concerne les futurs magistrats de la cité, que la poésie, la musique et la danse. Aristote, qui expose sa méthode pédagogique dans les septième et huilième livres de la Pol-itique, interdit d'appliquer les enfants jusqu'à l'âge de cinq ans à aucune sorte d'instruction; c'est à peine s'il parle d'instruction jusqu'à l'adolescence; et ce qu'il en dit à partir de cet âge est fort bref, excepté pour la musique; mais, en revanche, l'Éthique à Nicomaque et la Politique contiennent un grand nombre d'observations sérieuses et profondes sur l'éducalion ùu caractère. Il ne nous est plus permis de traiter aussi sommairement une question qui a pris, par le progrès des sciences, une importance extrême, et la pédagogie moderne doit mettre l'instruction au rang qui lui est dû. Mais ce rang n'est pas le premier, parce que l'intelligence n'est pas la première de nos facultés et qu'elle est, dans la coni. Voir la Cyropédie, liv. I, chap. rr. 2. Voir République de Spm·te, chap. rr, m el 1v.
�L'EF'FORT ET LA VOLONTÉ
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duite de la vie, subordonnée aux facultés motrices de l'âme et productrices de l'action, à la sensibilité e t à la volonté. Nous lisons dans la conclusiou d'une histoire de la philosophie les lignes sui vantes, que nous citerons parce qu'elles exposent ce que l'auteur appelle un « spiritualisme concret » auquel il nous semble bon de rattacher .notre pédagogie : « La science moderne a ramené l'idée de matière à celle de force, et déjà Leibniz a dit excellemment : Point de substance sans effort. Or faire effort, c'est vouloi1·. Si l'effort est l'essence de la matière, c'est donc la volonté qui est le fond, la substance et la cause génératrice de la matière. D'autre part, l'effort est aussi la source de la perception, car il n'y a ni perception sans attention, ni attention sans effort. C'est de la volonté que proc.ède la perception, et non vice versa. C'est donc, en définitive, la volonté qui est l'unité su périe ure et la cause première de ce que nous appelons la matière et de ce que nous nommons l'esprit. ... La volonté est au fo11d de tout (Ravaisson), elle n'est pas seulement l'essence de l'à.me humaine (Duns Scot, Maine de Biran, Bartholmess), le phénomène prcmie1· ùe la vie psychique (W. Wundt), mais le phéno mène universel (Schopenhauer), le fond et la substance de l'ètre (Secrétan), le seul principe absolu (Schelling). A ce principe, comme dit Aristote, sont suspendus le ciel et toute la nature 1 • » L'effort suppose la résistance. Nos instincts, nos inclinations tendent à différents buts; pour y arriver, il nous faut souvent lutter contre la résistance que nous opposent le monde extérieur ou nos semblables, et aussi contre la résistance que nous nous opposons à nousmêmes. Car d'abord on doit distinguer parmi les in1. Weber, Histoii·e de la philosophie eul'opéenne,
conclusion.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
stincts qui existent en nous ceux qui nous poussent à agir et qu'on pourrait appeler les instincts d'action, et ceux au contraire qui tendent au repos et qu'on pourrait appeler les instincts d'inertie. L'effort pour agir est nécessité non seulement par la résistance que nous opposent le monde extérieur et nos semblables, mais aussi par celle qu'opposent nos propres instincts d'inertie. Remarquons ensuite que rarement nos instincts d'action sont en harmonie et tendent au même but; il y a lutte entre eux, non seulement entre les instincts égoïstes et les instincts altruistes, mais même enlre plusieurs de ceux qui appartiennent soit au groupe de l'égoïsme, soit au groupe de l'altruisme. Dans l'âme de !'Harpagon de Molière, riche bourgeois à qui sa situation impose un assez grand train de maison, Ja vanité est en lutte contre l'avarice. Analysez les mouvements qui agitent certaines personnes pour aboutir à un acte de charité : il a fallu qu'elles sortissent de leur inertie pour s'occuper d'affaires qui ne s'imposaient pas à elles, que la compassion pour la misère triomphât de leur avàrice et aussi de cette tendance que nous avons à tout réserver pour les objets de nos affections intimes et familiales. Ainsi dans l'àme humaine, comme dans le monde des êfres organisés, règne en permanence l'état de guerre; la vie de l'àme, à sa plus haute expression, est, comme on l'a dit, un « combat spirituel », qui ·semble finir à chaque instant, puisque à chaque instant, en prenant une détermination, nous faisons cesser la l ulte des instincts aux prises, mais qui recommence sans cesse. Nous avons conscience de l'effort plus ou moins grand qui a précédé la détermination, el du mérite moral qui est en rapport avec lui. Le bien spontané, à moins qu'il ne résulte de l'habitude de la vertu péniblement contractée, n'est pas plus méritoire que le mal spontané, commis par suite de ce que la médecine appelle une
�L ' EFF ORT
ET LA VOLONTÉ
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impulsion irrésistible, n'es t coupable, à moins que l'impul sion ne r ésulte d'une sé rie d'actes antérieurs dan s lesqu els la responsabilité de celui qui la subit est engagée . Pour qu 'il y ait mérite ou démérite, il faut qu'il y ait délibération, c'est-à-dire lutte intérieure, victoire du bien récomp ensant l' effort , ou victoire du mal punissant la défaill ance. On le sent, c'est là ce qui fait la grandeur et l'intérêt de la vie, bea uco up plu s encore que la pensée pure, dont Pascal, dans un morceau bi en connu , fait le plus noble privilège de l'h omm e. « Toute notre d ignité, ditil, consiste en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever , non de l'espace et de la d urée, que nou s ne saurions remplir. Travaill ons donc à bien penser : voilà le prin cipe de la morale. » Notre plus haute dignité co nsiste dans la vo lonté libre, dans l' effort moral, et Pascal le savait bien, puisque, da ns l' admirable passage · où il corn pare les trois ordres de grand eur, il met celle de l'es prit si fo rt au-d esso us de celle de la charité. « Tous les co rp s, le firm amen t, les étoiles, la terre el ses royaum es ne valen t pas le moindre des esp rits ; car il connaît tout cela , et soi; et les co rp:i, rien. Tous les corps ense mble , .et tous les esprits ensemble, et toutes leurs produ ctions, ne valent pas le moindre mouvement de charité ; cela es t d'un ordre infinim en t plu s élevé 1 • » Peut-être ce mot de charité est-il trop th éologique pour nous. La charité rentre elle-même dans le devoir, qui_ es t notre id éal et notre véritabl e fin. Nous avon s opposé plu sieurs foi s déj à la loi de la concurrence vitale à la loi du devoir , l'ordre de la nature et celui de la morale. Nou s avons dit que, dans le combat pour la vie, le triomphe a ppartenait à des instincts de viol ence et de ruse r éprouvés par la morale, et que l'hon1. Pensées, édit. Have l, art. 17.
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L 'ED UCATI ON DU CARACTÈRE
nêtelé, la bon lé, la déli catesse exquise du cœ ur pouvaient ê tre une cause de da ngereuse faiblesse. Cependant il es t un point sur lequ el les deux ordres se mblent conco rder : dans tous les de ux , ce qui est nécessaire avant tout, c'est l'énergie, l'aptitud e à l'effort. La nature ainsi que la m orale co ndamn ent les faibl es , ceux qui ne trouvent p as et ne développ ent pa s da ns leur ca rac lère l'énergie et la co nsta nce nécessaires pour une action diffi ci le e t incessante, ceux chez qui les instincls d'action ne p arviennent p as à triompher des in stin cts d'in erti e. P our r éussir dan s la vie, n 'eût- on en vu e que l'intérêt perso nn el, il fa ut se donn er beaucoup de mouve ment et beau co up de mal. Ne nous arrêtons pas aux exceptions qui se mblent contredire la règle. Nou s verrons q u'en général la mollesse , la pa resse , la négligen ce, l'imprévoyance, l' étourderie, la légèreté so nt sé vèrement punies p ar la fo rce des choses , et que le succès presqu e toujours s' ex pliqu e par les qu alités co ntraires, l'ac tivité, l'appli calion, l'a ttention . Nous verrons que ce ux qui so nt a rriv és à la puissance el à la gloire étaient doués d' un e vo lonté éminemm ent énergique et patienle, qui peut exister da ns une âme avec des vices très bl â mables, m ais qui la relève et qui l' aurait porlée à la vé ritable gra ndeur si ell e eût été mi se au service de la vertu. César n 'é tait peut-être pas plus intellige nt qu e son contemporain Atticus, mais celui- ci n'a été qu' un épicurien distin gué, tandis que César a conquis l'empire. Ses vices étaient rnns mesure; m ais il est facile de relever da ns le portrait qu e Suéton e trace de lui un ense mble de qualités morales a ux qu elles il a dû sa gra nd eur et qu'il avait à un ùegré é minent, résistance à la fa tig ue, rapidité, pruden ce, hardiesse, courage, fe rmeté. Lisez le portrait de Catilin a par Sallu ste, et vous Lrouverez a u premier rang, parmi les qualités qui firent de lui le ch ef d'une
�IMPORTANCE DES QUALITÉS MORALES
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redoutable conjuration contre la république romaine, la résistance incroyable de son corps à la faim, au froid, au sommeil, l'audace de son âme. Tels sont les dons qu'il fout surtout souhaiter à l'enfant et s'attacher à développer en lui, si on désire l'armer pour la victoire dans le combat de la vie, sans méconnaître cepe.ndan t l'importance de certains dons de l'esprit, comme la justesse, la pénétration, la finesse. S'il y joint l'honnêteté et la bonté, ses succès seront légitimes, il sera grand dans l'ordre naturel et clans l'ordre moral. Celle loi qui donne la prépondérance au rôle du caractère dans la vie individuelle s'étend à la vie des nations. L'admirable chapitr:e du Discours su1· l' histofre univei·selle où Bossuet parle des Romains montre très bien qu'il faut attribuer la puissance de ce peuple à son caractère national. « De tous les peuples du monde, dit Bossuet, le plus réglé dans ses conseils, le plus avisé, le plus labol'ieux et enfin le plus patient a été le peuple romain .... Tite-Live a raison de dire: qu'il n'y eut jamais de peuple où la frugalité, où la pauvreté aient été plus longtemps en honneur», etc. De nos jours surtout, où la facilité et la rapidité des com m unicalions internationales contribuent de plus en plus à mettre en commun, chez les peuples civilisés, les ressources de l'industrie et de la science, ce qui paraît devoir assurer le succès, dans la concurrence vitale qui existe entre les nations comme entre les individus, ce sont les qualités morales bien plutôt que les qualités intellectuelles, et particulièrement l'énergie, l'esprit d'initiative, la vigilance, la résistance à l'amollissement causé par les progrès du bien-être et du luxe . L'industrie d'un pays battra par la concurrence celle d'un autre où les patrons seront moins hardis, moins attentifs, plus indolents, où les ouvriers seront moins sobres, moins résistants aux privations, moins laborieux.
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Quant à la guerre, qui sera longtemps encore le principal arbitre de lu destinée des nations, il est certain que les armées qui l'emporteront par leur valeur morale y réussiront le mieux; et cette valeur morale résulte de qualités nombreuses et diverses, parmi lesquelles le courage, il est vrai, et le sentiment de la discipline, vertus essentiellement militaires, tiennent le premier rang, mais dont beaucoup d'autres sont les mêmes que celles qui donnent le succès dans les travaux de la paix. A la fin d'un livre remarquable qui a pour titre la Nation armée , un écrivain militaire allemand fait bien ressortir le rôle que joue à la guerre ce qu'il appelle cc les forces morales » ; les conseils qu'il adresse à ses compatriotes ne valent pas seulement, pour eux. « La souveraine sagesse politique, dit-il, sera longtemps _encore pour nous de travailler sans relâche à perfectionner notre organisation militaire nationale. L'augmentation des forces morales, dont tout dépend à la guerre, devra marcher de pair avec ce perfectionnement. L'augmentation, disons-nous, et non simplement le maintien; car les forces morales sont sans cesse en mouvement, elles n'ont pas d'arrêt, et, si elles ne tendent pas à monter, c'est qu'elles tombent el faiblissen l.... On devra sans cesse, par l'exemple qu'on donne, par la parole, par les écrits, faire en sorte que l'amour passionné de la patrie, la résolution de ne pas fuir les plus dures épreuves, le renoncement et la résignation sereine visà-vis des plus grands sacrifices, que tous ces sentiments grandissent sans cesse dans nos cœurs et dan·s ceux de nos enfants 1 • » La question des causes de la décadence d'un peuple est souvent complexe et obscure, parce que ces causes sont multiples et qu'il est difficile soit de les discerner,
1. Von der Goltz, la Nation et1'1née, lrad. Jreglé, conclusion.
�LA VERT U DANS L A DÉ MOCR-ATiE
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soit de marquer exactem ent l'action de chacun e d'elles . .Mais l'un e des plus ce rtain es dans la plu par t des cas es t la décadence des mœurs, et, en particuli er, la diminution de l'énergie, de la capacité pour l' effort d'ac tion ou de r ésistance. D'a utres causes, qui semblent purement matériell es , la dépopulati on par exempl e, ont des r app orts étroits avec la morale ; si la dépopulation se produit da ns un pays , n'est -ce po int so uvent parce qu e ce pays a perdu le co urage et la confi ance avec lesquels on assume les charges d'u ne nom breuse fa mille, parce qu'on y est devenu inca pable des privations et des sacrifi ces qu'elle exige? La dése rtion des camp agnes, l' afflu ence vers les villes , avec le dévelop pement des vices qu e les grandes agglomérations entretienn ent et développe nt, ne sont pas d ues uniquement à des cau ses éco nomiqu es; l'indu strie moderne for ce bien les travailleurs à se grouper autour des usines , dans les faub ourgs des g randes villes ; mais ils y _ nt attirés aussi par l' espé rance so d'un e vie plus facile et pa r les jouissances grossières qui se mullipli ent autour d'eux. Si l'o n adop te la célèbre th éorie de Montesquieu , le carac tère es t loin de perdre son rôle prépondérant da ns les sociétés démo cratiqu es . L'auteur de l' E spr it des lois, on le sait, co nsidère la vertu com me r esso rt princip al d 'un État populaire 1 • No us lison s da ns le livre qua trième de cet ou vrage, où il s'o cc up e des lois de l'éducation par rappo rt au p rincipe du gou ve rn ement : « C'est dans le go uvernement républicain qu e l' on a besoin de la toute-puissance de l'édu cation . La crainte des gouvernements des potiqu es naî t d'e lle- même parmi les menaces et les châtiments ; l'homme des monarchies est favorisé par les passion s et les favorise à so n tour ; mai s la vertu politique est un r enoncement à soi-même qui est tou1. Vo ir Esprit des lois, li v. llI, chap.
ll!.
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jours une chose très pénible. On peut définir celte vertu l'amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l'intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières; ell es ne sont que celte préférence 1 • >i Remarque profonde, malgré son apparence de paradoxe! Car, parmi les nombreuses définitions que l'on peut donner de la vertu, celle-là n'est-elle pas une des meilleures qui la fa it consister dans l'effort que demande le sacrifice des jouissances personnelles qui résulLent de la satisfaction des instincts égoïstes, à un idéal supérieur, que cet idéal soit scientifique, patriotique, humanitaire ou reli gieux? Un publiciste éminent, Tocqueville, au milieu du tableau vaste, nouveau el confus que présente la démocratie moderne, entrevoit quelques traits principaux qui se dessinent et qu'i l indique. On sent qu'à ses yeux la vertu, considérée comme l'énergie morale au service du bien, n'est pas le trait dominant. « Les désirs, dit-il, e t les jouissances se multiplient. ... Les particuliers font de petites choses, et l'État d'immenses .... Les âmes ne sont pas énergiques .... Il se rencontre peu de grands dévouements, de vertus très hautes, très brillantes et lrès pures .... Presque Lous les extrêmes s'adoucissent et s'émoussent; presque tous les points saillants s'effacent pour faire place à quelque chose de moyen .... Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d'êtres pareils, où rien ne s'é lève ni ne s'abaisse. Le spectacle de celte uniformité universelle m'attriste et me glace 2 • » Ce tableau mélancolique est tracé par un publiciste trop perspicace pour ne pas voir le progrès invincible de la démocratie et pour caresser des idées de réaction
1. Espi·it des lois, li v. IV, chap. v.
2. De la démocratie en Améi·ique, 4° parlie, chap. vm.
�LA VERTU bANS LA DÉMOCRATIE
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chimérique, mais trop attaché encore à l'ancienne société par ses origines et ses traditions pour ètre un juge favorable de la nouvelle. Il est intéressant d'entendre après lui un homme qui plonge, pour ainsi dire, en pleine démocratie, né d'ouvrie rs sous un gouvernement populaire, aux États-Unis, n'ayant reçu dans son enfance qu e l'in struction d'une misérable école, obli gé de tresser de la paill e pour acheter des livres, arrivé peu à peu par son travail personnel à une haute situation dans son pays, n'ayant par conséquent aucune raison pour regretter par tradition de famille ce que nous appelon s chez nous l' « ancien régime » et pour en vouloir au nouveau, puisqu'il y a trouvé la récompense de son mérite: je veux. parler d'Horace Mann, le réformateur des écoles d'Amérique. Eh bien, Horace Mann est peut-être moins indulgent, moins rassuré encore qu'Alexis de Tocqueville, lorsqu'il ex.amine au point de vue moral Ja société qui l'entoure et lorsqu'i l la juge sous Je rapport du caractère . Il voit toutes les passions déchaînées qu i trouvent dans les institutions des instruments et des stimu lants, « la pu issance du nombre excluant de plus en plus toute appréciation des puissances morales dans l' admin istration et le gouvernement », la poursuite de la richesse et des honneurs sans mesure et sans scrupu le, entraînant des duperies sans nombre, des fraudes, des banqueroutes, des injures, des calomni es, une véritable curée de l'argent et des places, tout enfin li vré, dans la République, au vote universel, mal éclairé, égaré par des idées fausses qui sont pires que la complète ignorance. Après avoi r longuement tracé ce tableau, où les cou leu rs sombres ne sont point ménagées, il se demande avec la plus vive anxiété de quelles institutions assez puissantes, assez efficaces la démocratie dispose pour se protéger contre les dangers qui surgissent de son propre sein. Il passe successivement
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en revue l' armée, laj us lice, le go uvern ement, la science, la religion, la presse, les moyens de rigueur, les moyens de douceur, e t il les trouve tous sans force pour« faire prévaloir les id ées de modération, de sacrifice, et assurer le triomphe de l'o rdre et des lois ». Tous, excepté un cependant, l'é ducation de l'enfance, dans laquelle il a une foi profonde. Mais, à ses yeux comme aux nôtres, l' éd ucation doit s'adresser surtout au, caractère, parce que les énergies du caractère sont les grands mobiles des actions humain es el qu'il dépend de nous de les laisser tendre indifférem ment au bien ou au mal , plutôt au mal, puisque le fond de l'homm e es t, comme nous l'avo ns vu, loin d'être bon, ou de les diriger vers le bien par une éducation vraiment efficace, qui pénètre dans l'intimité de l'âm e et y agisse réellement sur les instin cts, les passions, les habitudes, la volonté. C'est maintena nt de ce cô té qu'il co nvient de diri ger nos recherch es. Nous avons étudié les différe nts pouvoirs clc l'âme humain e, tels qu'ils se manifestent chez l'e nfant, leurs rapports , leur influence r éciproque. Bien convaincus que, dans celte â me qu e nous avons ch erché à connaître, ce qui importe le plus pour la conduite de la vie, c'est le caractère, nous ·allons aborder la partie pratiqu e de notre suj et.
�CHAPITRE VIII
Les principaux collaborateurs clans l'œuvre de l'éducalion. Le père et la mè re. Les grands parents. Les domestiqu es .
Parmi les œuvres qui comportent la collaboration de plusieurs personnes, s'il en est une qui exige entente, union des esprits et des cœurs, direction ferme et suivie, c'est sans doute cell e de l'éducation. Pourtant on n'y constate trop sou vent qu'incertitude, désaccord et incohérence. Le père et la mère sont désignés par la nature pour y travaill er les premiers. Ils apportent en général la même bonne volonlé, mais il est rare ;qu'on trouve chez eux une compétence égale et les mêmes vues concernant les moyens de former le corps, l'intelligence et le caractè re de leur enfant. Le manque d'entente se manifes'te parfois dès le début de la vie du nouveau-né pour les premiers soins que son corps réclame ; il s'accentuera dans la su ite, en maintes occasions, et les conséquences en seron t plus ou moins sé rieuses. Il y a au fond si peu d'harmonie dans notre état social actuel, après les révolutions qui l'ont agité et les grands changements d'idées qui s'y sont produils, qu'un grave désaccord peut éclater, pour une qu eslion religieuse, près du berceau de l'enfant. Mais si à ce moment, et plus tard encore,
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dans quelques circo nsla nces, des co ncession s sonl faites à des usage;; respectabl es, l'abse nce d' une fo i religieuse co mm une aux de ux épo ux peu t en traîner chaqu e j our des disc uss ions pénibl es . Ce lle q uestion capit ale mise à part, qu e d' occasions en co re se présente ront où il y a ura co nflit entre l' un e t l'autre, l 'un , par exem ple, tena nt pour la rig ueur , l'autre pour l' indul ge nce, l' un montran t da ns son œ uvre éduca tive de la réfl exion et de la suite, l'aulre de l'in altcntion et de la légère lé, to us deux ayant , à cause de la différence de leur carac tère el de leur espri t, un e idée différente de la vie, et, a u lieu de s'ap puye r r éciproqueme nt dans l'éJ ucalio n d' un êt re qu 'ils chérisse nt, se contredisan t da ns le la ngage qu 'ils lui adressent, la direction qu'ils lui impriment, les exempl es qu'ils lui donn ent. Que ce soit là un e imperfec tion, perso nn e n e le co ntestera, aucune entre prise ne p ouvant être menée à bi en p a r des moyens inco hére nts el contrad ictoires. Mais, à moins qu'on ne s'y résigne, comme à d 'autres faiblesses hum ain es, et qu'o n ne se di se q u'après tout il y aura un r ésultat te l q uel à ce tte éd ucalion si balloltée, à quels remèdes peut- on reco urir ? Aux unions bien asso rties, princi pa iement sous le rappor t de l'es prit et du ·cœ ur ? Ce serait se faire une illu sion naïve que de croil'e qu'on diminuera dans ce lle qu es tion , pourtant si g rave , du ma riage la p art du hasard , du sentimen t mal éclairé, des calculs intéressés, compl ète ment étrangers à la moral e et à la pédagogie. Du res te, la resse mblance des p arents sous le r apport des q ualités intell ec tuelles et morales n'es t peut-ê tre pas à désirer en v ue de leur fulure fa mille, car il a rrive que les élémen ts tra nsm is par l'un s'op posent he ureuse ment à ce ux que transm et l' a utre, et les co rrige nt . Dira-t-on que, du pè re et de la mère, celui -là doit,
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dans l'éducation des enfants, avoi r l'autorité qui a le plus de sagesse, et que l'aulre doit n' être que son collaborateur docile? Mais qui, à ce point de vue, décidera? et comment, une fois la décision rendue, assurer l'obéissance à la règle? Le droit romain, en conférant la toute-puissance au père dans la famille, proclamait ainsi l'infériorité morale de la mère. Notre Code civil en a conservé l'esprit lorsqu'il édicte, dans le chapitre des droits et des devoirs respectifs des époux, que la femme doit obéissance à son mari. Nu l doute que le devoir de l'obéissance ne soit prescrit pour l'œuvre de l'éducation des enfants comme pour tout le reste i. Mais cette disposition de la loi at-elle la même puissance dan s les mœurs que dans les institutions? En ce qui concerne particulièrement l'éducation des enfants, est- elle applicable, est-elle juste? Le père est-il toujours digne d'exercer l'autorité que la loi lui confère? Je trouve dans une produclion de l'école positiviste, qui a pour titre Principes d' éducation posit·ive, une longue étude de cette question, avec des conclusions pe11 favorables à la femme. Après des considérations historiques destinées à montrer que, depuis l'antiquité jusqu 'à nous, et même malgré l'influence du christianisme, la femme n'a jamais été considérée comme l'égale de l'homme, on arrive aux faits. « Aucune œuvre réellement sérieuse, dit-on, en philosophie, en science, en indu strie ou en esthétique, n'est encore sortie de leur cerveau à plis moins nombreux ou de leurs mains plus délicates. » Le cerveau féminin paraît être aussi, comme poids, inférieur à celui de l'homme; d'ap rès certains relevés, la moyenne du poids du cerveau, à l'âge de lrente à quarante ans dans la race blanche, serait de
1. Article 213.
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141.0 grammes pour les hommes et de 1262 pour les femmes 1 . Chez les femmes,« les conceptions abstraites, opérées par les facultés de synthèse et d'analyse, manquent de vigueur et de suite, et, tandis que la science chez l'homme se convertit en raison, elle se transforme en sentiment chez les femmes. On ne leur doit aucune invention dont le point de départ ait élé puisé dans les éléments déjà importants de leur instruction actuelle; et, depuis l'époque où elles ont commencé à connaître le calcu l, la cosmographie, un peu de physique et de mécanique et les applications de ces sciences dans les affaires de commerce et d'industrie, on ne les a vues coopérer à aucun perfectionnement de fabrication ou de métier. Sur 54 000 brevets d'invention, il n'y en a que 6 réclamés par des femmes, pour modes et confections 2 • >> D'autre part, l'infériorité de ses forces matérielles et de son intelligence a pour conséquence chez la femme, d'après l'auteur, une certaine infériorité morale. cc Les femmes sont condamnées, en raison de leur faiblesse, à remplacer tout ce qui leur manque par des efforts de séduction, <le flatterie et de dissimulation .... L'égoïsme presse si étroitement la femme, qu'elle se laisse toucher par un crime commis pour elle plus que par une vertu qui la dédaigne 3 », etc. Le dénigrement de la femme, qui s'exprime assez lourdement chez le médecin positiviste., prend une forme vive et piquante chez le pessimiste a ll emand Schopenhauer. Nous n'avons que l'embarras de choisir parmi ses nombreuses invectives. cc La raison et l'intelligence de l'homme, dit-il, n'atteignent guère tout leur développement que vers la vingt-huiti ème année; chez la femme, au contraire, la maturité de l'esprit arrive à la
L Topinard, Anthropologie, 1.817, p. 122. 2. Docteur Bourdet, Principes d'éducation positive, chap. m. 3. Même ouvrage.
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dix-huitième année. Aussi n'a-t-elle qu'une raison de dix-huit ans, bien strictement mesurée. C'est pour cela que les femmes restent toute leur vie de vrais enfants. Elles ne voient que ce qui est sous leurs yeux, s'attachent au présent, prenant l'apparence pour la réalité et préférant les niaiseries aux choses les plus importantes. Ce qui distingue l'homme de l'animal, c'est la raison; confiné dans le présent, il e reporte vers le passé et songe à l'avenir : de là sa prudence, ses soucis, ses appréhensions fréquentes. La raison débile de la femme ne participe ni à ces avantages ni à ces inconvénients; elle est affligée d'une myopie intellectuelle qui lui permet, par une sorte d'intuition, de voir d'une façon pénétrante les choses prochaines; mais son horizon est borné, ce qui est lointain lui échappe 1 . » Quant aux qualités morales, s'il leur accorde la pitié, l'humanité, la sympathie pour les malheureux, Schopenhauer trouve les femmes inférieures aux hommes en tout ce qui touche à l'équité, à la droiture et à la scrupuleuse probité. L'injustice est leur défaut capital, ainsi que la dissimulation, la fourberie instinctive et un invincible penchant au mensonge 2 • Il serait facile de réunir en quelques instants un ensemble imposant de textes sacrés et profanes où l'opinion pessimiste au sujet de la nature féminine s'expr·Î merait sous les formes les plus variées. Il serait facile aussi de leur opposer d'autres textes, non moins nombreux, qui les contrediraient. ·Je citerai les lignes su ivantes, parce qu'elles ont été écrites par une femme d'une rare clistinclion, mère excell ente d'un fils qui a compté parmi les hommes éminenls de notre époque, et aussi parce qu'on y trouve
1. Pensées, max imes et fragments, édil. Bourd eau , p. 120. 2. Même ouvrage, p. 121 et 122.
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l'appréciation qui est peul-être la plus juste dans cet éternel débat sur la situation respective des deux sexes au point de vue de la valeur intellectuelle et morale. « Rarement, dit Mme de Rémus. t, on nous a mises à a notre véritable place; rarement on a songé à ne voir dans une femme qu'un être sensible, raisonnable et borné, la compagne de l'homme et l'ouvrage de Dieu. La femme est sur Ja terre la compagne de l'homme, mais cependant elle existe pour son propre compte; elle est inférieure, mais non subordonnée. Le souffle divin qui l'anime et qui, par son immortalité, l'appelle à la progression, la connaissance du mal, le sentiment du devoir, le besoin d'un avenir, tous ces dons accordés aux femmes aussi bien qu'aux hommes leur permettent de revendiquer une certaine égalité. l\lais, pour toutes les choses de celte vie, l'homme a été doué d'une portion de force et dévoué à une sorte d'activité refusées à sa compagne. Tout indique que dans nos rapports avec ce monde notre destinée nous place sans appel au second rang. Une constitution physique plus délicate et plus fragile, un continuel besoin de secours matériel et de bien moral, nos qualités comme nos défauts, notre faiblesse comme nul re force, tout indique que la solitude, qui n'est point bonne pour l'homme, serait mortelle pour la femme. Celte dépendance est un signe certain d'infériorité, Dans ce qui concerne les intérêts essentiels de la société, dès que nous prétendons donnet· le mouvement, tout dégénère. La suite et la profondeur nous manquent quand nous voulons nous appliquer à des questions générales. Douées d'une intelligence vive, nous entendons sur-le-cJ?.amp, devinons mieux et voyons souvent aussi bien que les hommes. Mais, trop facilement émues pour devenir impartiales, trop mobiles pour nous appesantir, apercevoir nous va mieux qu'observer. L'attention prolongée nous fatigue; nous sommes
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enfin plus douées que patientes; la privation nous est plus supportable que l'attente d'une espérance retardée 1 • » En résumé, d'après Mme de Rérnusat, les femmes vaudraient mieux par la spontanéité de l'esprit et la vivacité du sentiment, les hommes par la réflexion, la volonté et la constance. Pourquoi ne pas faire concourir au même but, avec harmonie, des qualités si diverses, également précieuses? Mais celle question de prééminence, particulièrement en ce qui concerne l'éducation de l'enfant, se décide entre le père et la mère, dans la vie réelle, lorsque la loi civile ne peut intervenir, autrement que par des discussions théoriques. En matière d'éducation comme en tout le reste, l'autorité appartient à celui des deux qui sait la prendre et qui, par la fermeté de son caractère, impose sa direction à l'autre. Si une telle autorité ne finit pas par s'établir, s'il y a, d'une part, deux caractères également fermes ou, ce qui revient au même à ce point de vue, également faibles, et, d'autre part, divergence ou absence d'idées touchant l'éducation, alors l'enfant est élevé d'une manière inégale, capricieuse, sans méthode et sans suite. Il assiste même assez souvent à des querelles dont il est l'objet, et il attend pour savoir qui, de son père ou de sa mère, l'emportera ·dans telle ou telle circonstance, auquel des deux il devra obéir, ce qui est.., remarquons-le en passant, une bien mauvaise école d'obéissance et de discipline. Dans le passage de son chapitre sur l'éducation morale où il expose son système de discipline par les réactions naturelles, Herbert Spencer parle d'une petite fille qui s'attirait chaque jour des réprimandes parce qu'elle n'était jamais prêle pour la promenade quoti1. Essai sm· {éducation des femmes, p. 2-4.
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dienne ; si on l'eût laissée à la maison, dit-il, et si elle eût été, une ou deux fois, privée ainsi de la promenade par sa faute, elle se fûl bien vite corrigée 1 • Ri en de mieux. Mais je suppose que le père soit partisan de ce système et qu'il ordonne qu'on parte avec les autres enfants sans attendre la petite retardataire; si la mère se confoi·me à cet ordre, le r ésultat sera excellent; si elle résiste, il sera très mauvais; les enfants entendront une discussion plus ou moins aimable et verront mettre en échec la volonté de leur père ou de leur mère. Pour que ce système réussisse, une seule épreuve souven-t ne suffit pas; il faut une fermeté constante; si l'un des deux époux en manque, si la mère, comme il anive, fini.t par faiblir, la première épreuve devient inutile; de là des récriminations et un mécontentem ent réciproque. Des scènes analogues se passent à chaque instant dans les familles. En supposant qu 'il y ait entre eux des divergences, les parents doivent, dit-on, les dissimuler aux enfants et s'expliquer en leur absence. La règle est fort bonne, mais elle suppose chez les parents un e sagesse dont ils feraient bien d'user, si elle existait en eux, pour se mettre préalablement d'accord, ne se di sputer jamais, prévoir toutes les circonstances délicates, et ne montrer à leurs enfants qu'un e seule volonté en deux personnes. La lutte entre deux sentiments dans la même âme reste en général silencieuse, et il est possible que personne ne s'en aperçoive. Mais la lutt e entre les idées et les volontés du père et de la mère éclate au foyer dom estique, et il est impossible qu'à un mom ent ou à un autre les enfants n'en so ient pas les témoins de plus en plus attentifs avec l'âge. En peut-il être autrement dans nos demeures si étroites, où la place nous est si petitement mesurée et où les enfants sont sans cesse
L De l'educa tion intellectuelle, momle et physique, chap. m.
�ATTRIBUTION S DES DEUX ÉPOUX
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mêlés à notre vie ? Les r essources de la plupart des familles n e leur perm ettent point de faire vivre les enfants à part; quand même elles le pourraient, elles n e le voudraient pas. Car n os habitudes modern es ne le comportent plu s, sauf da ns ce rta ines classes . Le remède qui consiste à se priver d 'e ux e n les internant dans les pensionnats est encore pire qu e le m al. La différence d'a ttributions entre les de ux époux tend à donner la prépond éra nce à la mère pour l' édu cati on de l' enfa nt, surtout dans les premières années, p end ant lesqu elles il es t gardé à la m aison, car il se trouve bien plu s consta mm ent en co ntac t a vec sa m ère qu 'avec so n p ère. Xé nophon, en un charm ant p assage de son Économique, définit le rôle de l'un et de l'autre dans la fa mill e ; je n e crois pas qu'en so mm e, malgré les différences profondes qu 'il y a entre notre état social e t celui de la Grèce au vr0 siècle a va nt J.- C., les remarques de !'écrivain attique aient cessé d'être vraies. Il distin g ue les occ u pali ons du dehors et celles de la maison . cc Or, dit-il, comm e ces doubles occ upations de l'intérieur et de l'extéri eur dem andent de l'activité et du soin, la divinité a d'ava nce approprié, selon moi, la na ture de la fe mm e pour les soin s et les trava ux de l'intérieur , et celle de l'h omm e pour les travaux et les soins du dehors. Froit.l, ch ale ur, voyages, guerre, le corps de l'homm e et son âme ont été mis en é tat de lout supp orle r, et la di vinité pour cela l'a cha rgé des tra vaux du dehors ; quant à la femm e, en lui donna nt une plus faible co mpl exion, la divinité m e se mble avoir voulu la r es treindre aux travau x de l'intérieur. C'es t pour une raiso n se mblabl e que , la femm e ayant la mission de nourrir ses enfants nou veau-n és, la divinité lui a donn é bien plu s qu'- l'homme le besoin d'aim er ces à petits êtres. » La première éducation a ppartient don c princip ale-
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L' ÉDUCATIO N DU CAR ACTÉRE
ment à la mère, par la volonté de la nature. C'est ell e qu i soigne le co rps du nouveau-né, qui préside à l'éveil de ses sens, de son esprit, de son cœ ur, qui lui enseigne la la ngue qu 'on ap pell e si justement m a tern elle, ainsi q ue les prin cip es de la morale. << On sait, dit le P. Girard, qu ' un an cien a si vivement saisi ce tte émin ente prérogative, qu 'il a urait volontiers ôté la dénomina tion de pa trie à notre pays na tal p our l' éch a nger dans sa la ng ue co ntre celle de ma trie 1 • » La mère appo rte alors à sa tâc he un dévouement ex trême, dont le père serait peut-ê tre incapabl e; mais il est bien des cas où ce dévo ueme nt a besoin d 'ê tre éclairé et diri gé, parce q u' il s'exerce dans les co nditions défa vorables où la mère es t pl acée par lïn sufflsance de son savo ir. Sous ce r apport, Herbert Spe nce r fa it subir à l 'é ducati on de la fe mm e une critiqu e a uss i vive qu 'à ce ll e de l'autre sexe . « On n'a ja ma is appelé sa p ensée sur les graves respon sa bilil és de la m aternité ; on ne lui a guère do nn é celte solid e cul Lure int ellec tuell e qui eùt pu la préparer à porte r ces responsab ilités. Voyez-la do nc ma intenant aux prises a vec un caractère qui se développ e et dont le développement lui est co nfié? Voyez so n ignorance profond e des phénomènes a ux quels elle a affaire, et comm e elle intervie nt ave uglé ment da ns des faits au xqu els on ne saurait touc her d'une main sùre, p ossédâ t-o n la science la plu s h a ute! Ell e ne sait rien de la na ture des émoti ons, de l'ord re qui préside à leur évoluti on , du point précis où elles cessent d'être sa lutaires p our devenit· nuisibles . . . . Ne conn aissant pas l'organi sme qu 'elle a devant ell e, ell e ne co nn aît p as davantage l'influen ce qu e p eut exe rcer sur ce t organi s me tel ou tel traite ment. Quoi de plus in évitabl e qu e les rés ult a ts
1.. De l'enseignement 1 ·égulie1 cle la langue maternelle, li v. I , · chap. 1.
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désastreux dont nous sommes journellement témoins! Ignorant, comme elle les ignore, les phénomènes mentaux, leurs causes et leurs effets, son intervention est souvent plus nuisible que ne l'eût été son abstention absolue .. .. Dépourvue de toute lumière théorique, in capable de se guider elle-même par l'observation des faits de développement qui s'accomplissent chez son enfant, la jeune mère suit l'impulsion du moment d'une manière légère et funeste 1 • » Sans doute il y a bien du vrai dans ces remarques. Nous ne croyons pas, pour les raisons que nous · avons déjà données au sujet de l'enseignement de la pédagogie dans les écoles primaires et secondaires de garçons, qu'il convienne d'introduire cet enseignement dans les écoles de jeunes filles. Mais il se placerait assez bien, à notre avis, dans cette période de la vie des femmes qui s'écoule entre la sortie des écoles et le mariage. La maternité les trouverait moins novices en ce qui concerne .la connaissance du caractère de l'en fant et des moyens d'agir utilement sur son évolution. Nous ne voyons pas non plus pourquoi on ne leur donnerait pas, dès le temps de l'école, des notions de physiologie, d'hygiène, et surtout pourquoi l'on n'exciterait pas en elles le désir de pénétrer davantage ensuite dans le domaine de ces sciences, qui ont des rapports étroits avec la science de l'éducation. Comme le dit Spencer, nombreux sont les exemples des résultats dép lorables produits par une erreur d'éduc:üion physique ou morale dont l'enfant a été victime au début de la vie; toute une existence peut se traîner maladive pour une faute commise dans l'alimentation du premier âge. Mais la situation n'est peut-être pas aussi inquié1. De l'éducation intellectuelle, moi-ale et physique, chap. r.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
lante que le prétend le philosophe anglais. La mère a des conseillers tout désignés dans les personnes instruiles qu'elle peut appeler à son aide, dans le médecin, et surlout dans son mari, lorsque le mariage n'a pas uni deux êtres également ignorants de ce qu'il leur importerait le plus de savoir. On exagère aussi en la donnant comme incapable d'étudier son enfant, de se guider d'après les observations qu'elle aura faites, de suivre autre chose que l'impulsion du moment, sans réflexion et sans méthode. Enfin il y a ce que la science positive ne saurait donner, ce qu'ell e traitera peut-être légèrement et avec dédain, l'inslinct de la femme et de la mère, qui ne mérite pas une confiance absolue et qui ne saurait remplacer tout le resle, mais qui doit compter cependant et pour beaucoup, parce qu'il donne des lumières et des inspirations qu'on ne trouverait point dans le savoir le plus méthodique. « On dirait, écrit le P. Girard, qu'elle agit par un instinct supérieur qui tient à la maternité, et qu'elle n'est, clans cette belle fonction, qu'un instrument docile en d'autres mains .... Elle se sent elle-même pleine de souvenirs, elle observe, raisonne, invente et ne cloute pas que tout ce qu'elle trouve en elle-m ême ne se trouve aussi dans son enfant, comme la rose dans son bouton, et qu'avec le temps tout se montrera .... Elle croit bien faire, celte première institutrice, et elle s'inquiète peu si des raisonneurs et des savants ne trouvent en ce qu'elle fait que désordre et déraison 1 • » Dans l'un des chefs-d'œuvre du cé lèbre romancier russe Tolstoï 2 un passage m'a vivement frappé; la pénétration singulière de cet écrivain à la fois réaliste
ri!gulie1· de la langue matemelte, liv. I,
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et mystique lui a fait voir dan s la femm e ce qui échapp e au pur philosophe : l'un des personnages est avec sa j eune femm e et un e vi eille ser vante a u li t de son frère mourant ; il s'étonn e de nê pas trouver , avec toute sa science puisée à l'Université et dans les livres, avec sa maturité d' homm e réfléchi , et même avec l'affec ti on profonde qui l' attach e à son fr ère, les soins déli cats, les dou ces parol es qui r end ent l'agonie moin s cru elle el que trouve nt tout na turell emen t ces deux femm es. Voilà bien longtemps que l'o n élève des enfants; si les mères , presqu e toujours pl us ou i::n oin s ignorantes au point de vue de la science posifü e, n'eu ssent apporté à cette œuvre , comm e le dit Herbert Spencer, qu e légèreté, inco hérence et déraison , l'humanité, qui es t loin d'être parfaite, vaudrait moin s encore. Ceci n'est pas toutefois pour diminu er l'importan ce de l'in struction pédagogique. Le rôle du père, d'abord un peu effacé, grandit à mesure que l'en fant avance en âge. Toutefois, si le père intervi ent dès lors plu s souve nt et d'un e manière plus intime dans. l' édu cation de l'enfant, s'il doit même en avoir la direction générale, pa rce qu'il es t plu s capab le de suivre u11 dessein, de prévoir les con séquences, moins sensibl e aux impressions du moment , peut-ê tre co nvient-il qu'il ne se prodigue pas trop et qu 'il sauvegarde avec tact son autorité patern ell e, en évitant les deux ex trêmes d'un e fa mili arité sa ns p res tige et d'une sévé rité san s tendresse. Il n'es t pas bon qu e les enfants t remblent devant leur père ; rien ne glace comm e le spec tacle de ces famill es où les enfants, craintifs , to ujours sous le coup d'un e parole dure ou d' un châ tim ent, répriment en sil ence les impul sions de leur âge et se confo rment tri s tement à un e r ègle qui s' impose par une sorte de terreur du chef de la fam ille. Telle est la puissance d' une idée fa usse, lorsqu'ell e
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es t accompa gnée de bonnes intention s , que certains pères sont capabl es de réprim er leurs élan s naturels de tendresse pour a ffe cter une ri gueur sans détente qui leur se mbl e nécessaire à l' égard des enfants. « Feu Monsieur le marescbal de Montluc , nous raconte Montaigne, aya nt perdu son fil s, qui mourut en l'i sle de Madères, b rave ge ntilhomme, à la vérité, et de grand e espérance, me faisoit fort valoir , entre ses aultres r egrets, le desplaisir et crèvecœur qu'il sen toit , de ne s'estre j a mais co mmuni qué à luy; et d'avoir perdu, sur cette hum eur d'une gravit{: et grimace paternelle, la commodité de gou ster et bien cognoi stre son fils , et aussi de luy déclarer l'extrême amitié qu'il lui portoit, et le digne jugement qu'il fai soit de sa vertu. Et ce pauvre garson, disoit-il, n'a rien veu de rn oy qu'un e contenance renfron gnée et pl eine de mespris; et a emporté celte créance, qu e je n'ay Eceu n'y l'aim er, ny l' estimer selon son mérite .... Je me suis contrainct et gehenné pour maintenir ce vain masque ; et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonlé quant et quant, qu'il ne me peult avoir portée aultre que bi en froide, n'ayant j amais r eceu de moy que rudesse, ny se nty qu 'une façon tyrannique 1 • >i Mais, de nos j ours, ce n'es t pas en général contre un e telle rigueur qu'il faut mettre les pères en garde. Tout tendrait plutôt à l'a utre excès, c'es t- à -dire à une familiarité avec les enfants qui risque . de corn prom ettre pour le moins l'autorilé du père, lorsque sa di g nité el~emême n'en es t pas atteinte. On admire un trait de la vie de Henri IV faisant chevaucher ses enfants sur son dos en prése nce de l'ambassadeur d'Espag ne ; il faut être bien sûr de soi pour servir ainsi, sans s'abaisser, à de pareils jeux. La tend ance toute naturell e et humaine
1. Essais, liv. II, cbap . vm.
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au manque de respect, à la désobéissance, à l'indiscipline est telle, qu'on ne saurait veiller avec un soin assez attentif à ce qu'il y ait dans la famille au moins une personne devant laquelle les enfants ne se sentent pas entièrement à l'aise, et qui agisse sur eux non par la rudesse et la force, mais par le pouvoir de l'autorité personnelle, pouvoir instable, sans cesse menacé, qu'on ne maintient qu'avec beaucoup de vigilance à l'égard des autres et de soi. Non seulement le père a le devoir de se faire respecter lui-même, afin de conserver dans le gouvernement de la famille l'autorité qui lui est indispensable, mais il doit aussi faire respecter la mère, pour qui l'affection tendre et indulgente qu'elle porte aux enfants est parfois une cause de faibles se. Tacite, en parlant de ses beaux-parents, Agricola et sa femme, dit qu'ils vécurent dans un admirable accord et avec un amour mut uelquiles faisait se préférer sans cesse l'un à l'autre.Nul dou Le qu'un tel spectacle au foyer domestique n'ait sur les enfants, au point de vue de l'autorité du père et de la mère, une influence profonde, tandis que celui du désaccord et des querelles nuit à tous les deux et diminue singulièrement leur prestige. Marmontel, dans ses Mémoires, où l'on trouve tant de renseignements intéressants sur la vie sociale au xvm 0 siècle, parle en ces termes de son père, qui n'était qu'un petit tailleut· limousin : « Mon père, un peu rigide, mflis bon par excellence sous un air de rudesse et de sévérité, aimait sa femme avec idolâtrie .... Mon père avait pour elle autant de vénération que d'amour. » Aussi ne faut-il pas s'étonner si, parmi les nombreux enfants dont Marmontel était l'aîné, régnaient les sentiments d'amour et de respect ·à l'égard des parents, d'affection entre les frères et sœurs, qui, au milieu des traverses inévitables, font la force et la dignité des familles.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Dans ceJie dont Marmontel nous entretient avec un souvenir attendri, le même toit abritait, outre le père, la mère et les enfants, une tante, une grand'mère et trois grand'tantes. « C'était, dit-il, au milieu de ces femmes et d'un essaim d'enfants que mon père se trouvait seul : avec très peu de bien, tout cela subsistait. » Ce trait de mœurs était g6néra l autrefois dans la plupart des familles urbaines ou rurales; autour du chef, de sa femme et de ses enfants vivaient un certain nombre d'ascendants et de collatéraux . Peut-être ces habitudes sociales, à peu près disparues aujourd'hui, sont - elles regrettables au point de vue pédagogique. Car la vie commune entretenait dans Lou te la famille une communauté de traditions, de sentiments et de discipline morale qui ne pouvait, en beaucoup de cas, qu'exercer une bonne influence sur l'éducation des enfants . Le père et la mère ne sont point, parmi les parents, les seuls éducateurs; l'enfant fréquente d'autres membres de la fami ll e, qui habitent de différents côtés, souvent avec des idées et des habitudes bien différentes. Si cette fréquentation est rare, passagère, elle n'aura sur lui qu'une action assez faible; cependant il pourra être exposé à entendre un langage, à voir des exemples qui contrediront la discipline suivant laquelle il est élevé à la maison paternelle et qui, dans une certaine mesure, en souffrira. Mais les grands parents en particulier ont, à l 'égard de leurs petits-enfants, des droits qu'ils réclament, qu'il serait injuste et cruel de leur dénier. JI arrivera clone souvent que l'enfant passera de longues heures auprès d'eux, en l'absence de son père et de sa mère. Ce temps suffit pour qu'une action efficace soit exercée sur lui; alors l'œuvre éducative entreprise à la maison paternelle peul être secondée par les aïeuls; mais elle peut aussi être modifiée et compromise sur des points très impor-
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tants. La pratique de la vie donne aux vieillards l'expérience; ell e a développé en eux des qualités précieuses de prudence et de sagesse; mais l'âge amor tit l'é nergie et dispose à un e indulgence enver s les enfants qui va facil ement jusq u'à la faiblesse, défaut qui n'est pas , chez les a'ie ul s, toujours exempt d'égoïsme, puisqu'il fait souvent subordonner les ex ige nces d'une éducation ferme au désir du repos, à l'envie de s'attirer, par toutes so rtes de concessions et de gâteries, l'affec tion intéressée des enfants. Il n'es t pas besoin de r épéte r les co nse ils qu 'o n trouve partout concernant les relations d'amitié et de camaraderie dans le j eun e âge . Mais on ne saurait trop éveiller la sollicitud e des parents sur les humbles collabora teurs qui vivent dans un g rand nombre de fa milles en qualité de dom es tiques et qui, mal gré l'infériorité de leur position sociale, sont capables d'avoir sur le caractère et s ur les m œu rs de l'enfant une grande influ ence, p arfois des plus mauvaises. La par t. que prennent les dom estiqu es dans l' éd ucation d es enfants n'est pa s, comme beauco up trop de parents sem blen t le penser, un e quantité négli geabl e ; elle a, depuis lon g temps , attiré l'attention des pédagogues . Platon et Plutarque ne dédaig nent pas de donner des conseils sur le choix de la nourrice, et recommandent de veiller soigneuse ment à ses propos, qui pourraient, dès le déb u·t, emp lir une jeune â me de so ttise et de co rruption. « Ce qui arrive aujourd'hui à beaucoup de pères, dit Plutarque, est bi en ridi cule . De leu rs bon s esclaves, ils désignent les uns comme cultivateurs, ,les autres co mm e matelots, ' d 'autres comme marchands, intendants, éco nomes. Mais, lorsqu 'ils trouvent un esclave ivrog ne, glouton , incapable de toute fonction util e, c'est à lui q u ïl s confien t leurs enfants 1 • »
L De l'éducation des enfants, éd it. Ta.uchniLz, p. 1.
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L'ÉDUCATION bU CARAC'l'EHE
Si nos mœurs ne donnent plus lieu à une semblable critique,il n 'en est pas moins vrai que l'on constate souvent dans les familles une regrettable négligence touchant les rapports qui existent entre lP.s enfants et les domestiques, ces témoins muets et envieux de notre vie intime, prompts à saisir nos ridicules et nos faiblesses, et toujours disposés à r echercher auprès des enfants, par de mauvais moyens, la familiarité qui leur est in terdite au près des maîtres. Locke a signalé le mal que les domestiques font aux enfants lorsqu 'ils ·rendent inutiles par leur,, flalleries les ré(Jrimandes des parents, dont ils diminuent ainsi l'autorité. « En voir.i, dit-il, un autre fort dan gere ux qui vient du même li eu , je veux parler. des impressions que peuvent faire sur l'esprit des enfants les mauvais exemples qu'ils r encontrent dans la compagnie des domestiques. Il faut les empêcher, s'il est possible, d'avoir absolument aucun commerce avec eux; car la contagion de ces exemples, également contraires à la politesse et à la vertu, gâte étrangement leur esprit toutes les fois qu'ils y sont exposés. Ils apprennent souvent d'un valet mal élevé ou débauché des discours, des manières indécentes et des vices qu'autrement ils auraient peut- être ignorés toute leur vie. Il est fort difficile de prévenir tout à fait cet inconvénient. Vous serez sans doute bien heureux si vous n'avez jamais des domestiques grossiers ou vicieux, et que vos enfants ne prennent j amais d'eux aucune mauvaise habitude. Mais on ne doit rien négliger pour parer ce coup 1 • » On le voit, il y a plusieurs collaborateurs, assez différents les uns des autres, dans l'éducation que l'enfant reçoit au sein de la famille, avant de fréq uenter les écoles. C'est une œ uvre commune, où l'entente parfaite est rare, dont la direction est difficile et _réclame beau1. De l'éducation des enfants, trad. Coste, seclion 6.
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coup de réflexion et de vigilance. Heureuses les familles où un père apte à ce grand rôle par son caractère et par ses lumières sait la prendre d'une main assez ferme pour la mener à bien, malgré les tiraillements nombreux auxquels il faut s'attendre, et cependant assez doucement et avec assez de tact pour ne pas froisser par une volonté trop absolue les prétentions, à beaucoup d'égards légitimes, des autres proches parents, surtout de la mère. Malheureusement beaucoup trop de pères, absorbés pendant tout le jour par ce qu'on appelle les affaires, se font de la famille l'idée d'une société intime et charmante où ils viennent se reposer des fatigues et des soucis que leur cause l'àpre lutte pour la vie; lorsqu 'ils s'aperçoivent que ces moments qu'ils croyaient consacrer au repos sont réclamés par de nouveaux efforts, que l'éducation donnée en dehors de leur action n'est point parfaite, qu'elle présenle de sérieux défauts et de grandes lacunes, qu'elle demande leur intervention suivie et constante, effrayés par la perspective de la peine qu'il leur faudrait encore prendre, et croyant avoir assez fait pour les enfants par un travail professionnel destiné en grande partie à leur donner les moyens de vivre, ils se résignent, ils ferment les yeux, ils laissent faire. Ou, s'ils interviennent, c'est d'une manière intermiltente, capricieuse, qui risque de soulever l'opposition de la mère et qui étonne les enfants. Nous ne saurions les blâmer bien sévèrement, car les forces de l'homme ont des limites. Nous ne pouvons que souhaiter à ceux qui ne sont pas trop absorbés un sentiment de leur devoir paternel q.ui les anime à l'égal de ce Calon le Censeur, dont Plutarque nous raconte le dévouement à l'égard de son fils : « Il en prit un soin particulier dès le berceau, de sorte qu'il quittait toutes sortes d'affaires, excepté celles qui intéressaient le public, pour se rendre chez lui
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lorsque sa femme, qui allaitait elle-même cet enfant, devait le laver et le remuer. Et, quand il fut parvenu à l'âge cle rai son, et qu'il commença à être capable d 'apprendre, Caton lui enseigna lui-même la grammaire, le droit et toutes sortes d'exercices nécessaires à un homme de g uerre .... On dit outre cela qu'il composa des histoires et les écrivit de sa propre main en gros caractères, a!1n que son fil s connût, avant d'entrer dans le monde, les grands hommes des siècles passés et leurs belles actions, pour se form er sur ces grands modèl es 1 • » Le sentiment du devoir paternel a-t-il augmenté ou a-t-il baissé chez nous avec les progrès de la civilisation et de l'instruction générale~ L'éd ucation de la famille es t-elle mieux ou moins bi en dirigée qu'autrefois? Cette question pourrait faire l'objet d'une longue et intéressante étude d'histoire pédagogique, dans laquelle nous ne voulons pas entrer. Nous dirons se ulement que nous avons entendu chez les maîtres de la jeunesse des plaintes fort nombreuses et fort vives sur un excès d'indulgence qui se manifeste dans les familles à l'égard des enfants, et qui tend à dégénérer en une faibl esse extrême. « Qu 'on accepte le fait ou qu'on y résiste, dit M. Gréard dans une de ses belles études pédagogiques , qu'on s'en applaudisse ou qu'on s'e n effraye, le monde moral autour de nous se transforme. Serviteurs et maitres, ouvriers et patrons, enfants et parents, go uvernés et go uvernants, ne sont plus attachés les uns aux autres par les mêmes liens qu'autrefois. Tous les rapports sociaux changent de caractère. L'autorité n'est plus le principe souverain qui les r ègle 2 • >> Que l'autorité paternelle ne soit plu s rigid e et d'asi . Vie de Caton. 2. L'Espi·it de discipline dans l'éducation .
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pect maussade comme autrefois chez le maréchal de Montluc, rien de mieux. Mais qu'elle s'affaisse et s'amoindrisse au point de disparaître, et que le père devienne pour ses fils un camarade sans dignité, comme il n 'arrive que trop souvent, voilà une siLuation à laquelle il est difficile de se résigner. Ni la famille ni l'État ne peuvent, sans menacer ruine, ressembler à cette abbaye de Thélème à l'entrée de laquelle Rabelais met l'inscription : « Fais ce que veulx ». Le progrès consiste seulement à rendre l'autorité de plus en plus raisonnable et éclairée; mais elle sera toujours, croyons-nous, l'un des principes, sur lesquels reposeront les sociétés humaines, ·grandes ou petites, et en particulier la famille, dans laquelle il ne convient point que le père abdique son principat.
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�CHAPITRE IX
L'éducation dans la famille et réducalion en commun. -- Quelques iuconvénienls de l'éducation dans la famille. - Avantages attribués à l'éducation en commun. - Faiblesse de la culture morale dans celle éd ucation. - Les maitres.
Nous avons montré les divergences, les tiraillements qui peuvent se produire dans l'éducation de la famille, et la nécessité d'une direction éclairée, ferme et constante, qui revient au père, lorsqu'il est capable d'exercer sa prérogative. L'éducation familiale, pour ces motifs, a éveillé depuis longtemps la défiance de beaucoup de législateurs et philosophes; certains d'entre eux, afin de prévenir les dangers qu'elle présente, n'ont vu rien de mieux à faire que de la supprimer. Les lois de Lycurgue enlevaient les enfants à leur famille au sortir des langes. Plato'n va plus loin: il charge l'État du soin des enfants dès leur naissance; on les réunit dans un bercail commun sous la direction de gouvernantes qui y conduisent elles-mêmes les mères pour l'allaitement, « en ayant bien soin qu'aucune d'elles ne puisse recounaître sa progéniture »; quant aux veilles et aux menus soins, on en charge ces mêmes gouvernantes et les nourrices supplémentaires qu'ell es ont sous leurs ordres 1 • Après un tel début il va sans dire
1. Républi que, édit. Tauchnilz, p. 16R et 169.
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que la famille, depuis le premier âge jusqu'à la fin de l'adolescence, n'intervient pas un instant dans l'éducation de l'enfant, qui est entièrement confiée à des magistrats spéciaux . Platon a même, dans ses Lois, l'idée d'une sorte de ministère de l'éducation publique, et détermine la manière dont il faut choisir le titulaire de ce département, qu'il regarde, non sans raison, comme l'une des plus hautes charges de l'État. c< Que celui sur qui tombe ce choix, et ceux qui Je font, se persuadent qu'entre les grandes charges de l'État celle-là tient le premier rang .... Le législateur doit faire de l'institution des enfants le premier et le plus sérieux de ses soins. S'il veut s'acquitter convenablement de ce devoir, il commencera par jeter les yeux sur le citoyen le plus accomp li en tout genre de vertu, pout· le mettre à la tête de l'éducation de la jeunesse 1 • » Du reste, les lois doivent régler dans les plus petits détails la lâche de ce ministre et de ses subordonnés, comme ell es règlent tout dans la vie publique et privée des citoyens . Platon éprouve, à l'égard de l'initiative privée et de la liberté, une défiance insurmontable. « Chacun se laissant entraîner par le chagrin, le plaisir ou toute autre passion, les mœurs des citoyens n'ont rien d'uniforme ni de ressemblant entre elles, ce qui est un grand mal pour l'État.. .. Si l'administration domestique n'est pas réglée comme il faut dans les cités, en vain compterait• on que les lois qui ont pour objet le bien commun puissent donner à l'État la stabilité qu'il attend d'elles 2 • » Que peut-il résulter de la variété infinie des éducations privées, sinon le manque d'harmonie et la division chez les citoyens qu'elles auront formés? On voit que ceux qui combattent la liberté de l'enseignement et qui affiri. Lois, édit. Tauchnilz, p. 1.81. 2. Lois, édit. Tauchnilz, p. 208.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
ment le droit exclusif de l'État à instru·re la jeunesse, ont un précieux auxil iaire dans le philosophe grec, dont ils ne font guère que reproduire les arguments sous une autre forme. La tendance à rem placer la famille par l'État se trouve chez la plupart des utopistes qui ont songé à l'éducation dans leur~ chimères. Qui a lu Platon connaît d'avance le fond de leurs théories. Nous n'y insisterons pas. Mais il est intéressant de comparer, au point de vue de leur influence sur le caractère, l'éducation privée et l'éducation en commun. Nous n'aboutirons certainement pas à l'exclusion de l'une ou de l'autre. Elles ont toutes deux leurs avantages et leurs défauts. Dans notre état social actuel, presque tous sont appelés à passer successivement par l'une et par l'autre, ou à les recevoir toutes les deux en même temps. Remarquons d'abord que l'éducation en commun, bien qu'elle soit soumise, en général, à des programmes et à des règlements qui prétendent lui imprimer une direction uniforme, ne présente nullement, dans la pratique, cette uniformité rêvée par les utopistes. Il faut bien faire appliquer les programmes et les règlements par des maîtres, qui sont des hommes et non des machines, qui diITèrent profondément entre eux par les sentim ents et par les idées, et dont l'action, bien qu'officiellement déterminée à l'avance, s'exerce pourtant dans des sens assez divers, par l'effet de la spontanéité individuelle, qui tient au caraclère et à l'esprit de chacun . Par exemple, la consigne de faire observer une discipline sévère peut être imposée à des maîtres dont les uns s'y conformeront. très volontiers, parce qu'ils y seront portés par une sévérité natul'elle, et dont les autres ne pourront se défendre de tempérer par une indulgence parfois excessive les rigueurs du règlement.
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L'équité, l'impartialité sont recommandées à tous; mais il est plus facile d'en faire l'objet d'une prescription officielle que de les faire passer dans le caractère des maîtres disposés aux préférences et aux injustices. Il est un ordre religieux célèbre dont tous les membres sont entre les mains de leurs chefs« perinde ac cadaver », ~ ';:.~ """-suivant une expression bien connue, et doivent abdiquer toute individualité pour prendre l'esprit ùe la compagnie. Marmontel, dont nous avons déjà parlé, fut élève dans un de leurs collèges, et il nous trace le portrait de quelques-uns de ses ·régents : « Celui-ci avait dans son regard, dans le son de sa voix, dans sa physionomie, un caractère de bienveillance si naturel et sensible, que son premier abord annonçait un ami à l'inconnu qui lui parlait»; celui-là était« aussi sec, aussi aigre que l'autre était liant et doux »; un troisième élait « injuste et violent»; un autre, quoique d'une trempe d'àme moins douce que celle du premier, avait le caraclère ferme et franc; « l'impartialilé, la droiture, l'inflexible équité qu'il portait dans sa classe, et une estime noble et tendre qu'il marquait à ses écoliers », lui avaient gagné leur respect et leur arfection. Combien chacun de ces maîtres, malgré les efforts faits par la discipline de l'ordre pour identifier leurs âmes, devait donner d'impulsions dirférentes au caractère d'un même élève qui étudiait successivement sous eux. Aujourd'hui les maîtres de nos établissements sont loin de présenter, en général, un esprit de corps aussi puissant que celui des jésuites; par devoir, ils se conforment à la règle; mais il y a bien des manières d'appliquer la même règle; et les mêmes institutions pédagogiques peuvent produire, pour cette raison, des effets assez divers. Donc l'éducation en commun est loin d'être aussi uniforme, aussi suivie, aussi harmonique
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qu'on pourrait le croire. Tout ce qui tend à augmenter la liberté des maîtres, à émanciper leur esprit à l'égard de l'autorité et des traditions, ne fait qu'augmenter les possibilités de discordance dans l'œuvre commune. Mme Necker de Saussure conseille aux parents de garder auprès d'eux leurs fils jusqu'à l'âge de dix ou douze ans, si les circonstances le permettent. Elle constate que, chez beaucoup d'enfants, il se produit vers sept ou huit ans une crise d'indocilité que bien des parents n'ont pas le courage de traverser; mais ils devraient faire tous leurs efforls pbur prolonger autant qu'ils le peuvent le séjour des enfants dans la famille. « Prolonger la vie de famille : que de choses dans ces simples mots! La prolonger jusqu'au temps où l'enfant en goûte avec vivacilé les plaisirs et où il n 'en connaît point d'autres; que de souvenirs, que d'affections , que d'images à la fois douces et favorables à la moralité ne se forment pas dans ces années que je réclame en faveur du toit paternel!. .. quel courage ne faut-il pas pour se séparer de fils encore inconnus auxquels on reste inconnu soi-même .... De quel bonheur, d'ailleur3, ne seraitce pas priver son enfant! Quelle obscure nuit ne se répandrait pas pour lui sur tous les rapports de famille! Il n'y a plus vraiment de frères et de sœurs quand les traces du temps où l'on a partagé les mêm es plaisirs, les mêmes chagrins, s'enfoncent trop profondément clans les nuages de l'enfance. Et ces diverses particularités dont· se compose l'idée de famille, ce qui en fait un certain tout et non pas un autre, ces traits qui la caractérisent à la manière d'un individu, le logis, la position de fortune, les rel a tions d'amitié ou de voisinage, les plans pour l'avenit·, toutes ces choses auxquelles on ne prend pas d'intérêt à sept ans, seraient à jamais ignorées d'un fils! Il ne viendrait du moins à les
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connaîlre qu'à l'âge où tout le cours de .ses pensées serait déjà dirigé ailleul's 1 ! » Cet excellent observateur du jeune âge remarque qu'il arrive cependant un moment où l'éducation de la famille semble ne plus convenir autant à l'enfant qui grandit. Il trouve trop uniforme le cours régulier des choses, et il s'en ennuie. Connaissant très bien la discipline qui lui est imposée, il sait jusqu'à quel point il peut l'enfreindre sans inconvénient, « du moins avec un inconvénient si léger, qu'en courir la chance n'est qu'un atlrait de plus ». Il devient plus espiègle, il a une tendance à l'insubordination, au dénigrement, à la raillerie. L'autorité des parents, trop souvent capricieuse, a fini par s'user. « Tout languit, tout se relâche, tout va au jour le jour, et les abus s'introduisent en foule. L'arrêt par lequel un père envoie son fils au collège est le dernier acte d'un empire que la lassitude lui fait abdiquer 2 • » L'éducation familiale trop prolongée présente d'autres inconvénients, dont plusieurs sont encore signalés par Mme Necker avec beaucoup de finesse. Au point de vue des études, l'absence d'émulation empêche l'enfant de faire, en vue du succès, des efforts aussi énergiques que dans les écoles; pourvu qu'il montre quelque application, on se décla1:e satisfait de sa volonté, et l'on n'ose le gronder, quand même le résullat serait pitoyable. Or, dans la vie réelle, ce qu'on apprécie, ce n'est point la bonne volonté, c'est le succès, qui, du reste, presque tonjoul's récompense l'énergie de l'effort. La vie de famille ne tend pas, en général, à développer l'énergie de l'enfant. « Dans un paisible ménage il n'y a aucune énergie à déployer. Tous les faibles sont protégés, nul
1. L'Education p1·ogressive, livre Vll, chap. r.
2. Idem, chap.
III.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
n'a besoin de se défendre lui-même ou de défendre d'autres que lui : condilion fort heureuse sans doute, mais où la force d'âme ne s'acquiert pas 1 • » Ajoutez qu'au logis, les hommes étant souvent dehors pour leurs affaires, l'enfant se trouve davantage dans la société des femmes; il passe avec elles des heures oisives, s'associe à leurs occupations, à leurs intérêts; il s'effémine. Ce n'est pas sans raison qu'on se moque de celui qui n'a jamais quitté les jupes de sa mère. Le monde au milieu duquel vit l'enfant qui ne quitte point sa famille est si -restreint que, d'une part, l'expérience de la vie sociale ne peut lui venir dans la mesure où i.l convient qu'elle lui vienne, et que, d'autre part, son caractère et son intelligence risquent de n'être, par l'effet de l'imitation, qu'une copie trop fidèle de ses parents, de se laisser pénétrer trop intimement par leurs préjugés et par leurs défauts. Tous les inconvénients signalés ci-dessus se font principalement sentir lorsque l'enfant arrive à ce qu'on appelle l'âge de raison, qu'il est impossible de fixer et même de définir d'une manière précise. Disons seulement que c'est l'âge où l'enfant corn mence à prendre plus nettement conscience de lui-même, à se sentir une personne capable d'autonomie, et aussi à exercer sur le monde qui l'entoure une observation plus large. Il convient alors de corriger, en l'envoyant à l'école, les inconvénients de l'éducation exclusivement familiale. L'éducation en commun lui donnera l'idée d'une égalité qu'il n'a pas encore trouvée dans la famille. « Sous le toit paternel, dit Mme Necker de Saussure, il n'est sur un pied d'égalité avec personne; des différences d'àge ou de condition le séparent de tous les êtres avec qui il vit. On lui dit de céder aux petits
1. L'Éducation p1'0g1·essive, liv. VII, chap. m.
�AVANTAGES DE L'ÉDUCATION EN C0~1MUN
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parce qu'ils sont petits, aux grands parce qu'il leur doit de la déférence. Comment alors se ferait-il une idée nette de la justice? Au collège il n'en est point ainsi: là l'égalité est complète; là le jeune homme apprend à connaître ses droits comme ceux des autres. Aucun de ses camarades n'étant pour lui un objet de respect ou de générosité particulière, il s'accoutume à résister aux tentations comme aux menaces, quand il croit avoir l'équité pour lui.» Il acquiert ainsi le courage moral, que Mme Necker de Saussure définit bien« celte qualité si rare . et si précieuse qui consiste dans le pouvoir de résister aux caresses, aux flatteries ou à la violence des autres 1 ». Pour accommode!" ces remarques au goût du jour, on peut faire intervenir les théories de la science contemporaine et dire qu'au collège l'enfant commence à connaitre la lutte pour l'existence, que les soins prolongés de la famille lui avaient jusqu'alors dissimulée. Non qu'il ait à peine1· déjà pour se procurer les moyens de vivre; ses parents y pourvoient encore. Mais il commence à sentir le rude contact de la vie, l'indifférence des uns, 1'hostilité sourde ou déclarée des autres, l'envie, l'insulte, la raillerie, toutes sortes d'aiguillons qui le pénètrent et le font sortir de la douce quiétude dans laquelle il était resté jusque-là. 11 ne s'agit pas encore de luller contre des hommes pour leur disputer la considération, l'argent et le pouvoir; mais il faut lutter avec des camarades pour leur disputer le succès dans les éludes, avec des maîtres souvent impatients, parfois malveillants, avec une règle de discipline qui prétend comprimer les impulsions irréfléchies de l'enfance et qui représente assez bien ces conventions sociales, cette force des choses contre lesquelles les étourdis, les imprudents, les enthousiastes se heurteront plus tard.
1. L'Éducation progressive, liv. VII, chap. ru.
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L ' ÉDUCATION DU CARACTÈRE
La justice du collège, dans les études, accorde le succès aux plus intelligents, et, en dehors des études, dan s les rapports des collégiens entre eux, l'assure aux plus forts, a ux plus adroits, à ceux qui ont, dès l'enfan ce, le don de s'attirer la sympathie et. la considération des autres, sans que cette qualité du caractère, des plus précieu ses pour la conduite de la vi e, soit, tant s'en faut , touj ours accomp agnée d'une droiture et d'une bonté véritables. Un e telle justice r essemble . assez à cell e de la société au milieu de laquell e les éco liers vivront quand ils se ront devenus des hommes; le coll ège les .Y prépare et les endurcit contre les froisse ments ultérieurs. · · Voilà, ce me sembl e, comment on doit entendre cette assertion , souvent répétée, que l' éducation en commun développ e le sentiment de l'égalité et de la justice. Il ne s'agit que d'une sorte d'égalité et d 'un e sorte de justice. L'égalité absolue n'existe null e part ; il n'y a pas deux êtres entièrement égaux par leurs qu alités physiques, intellectu elles et morales . Les soc iétés politiques qui pro clament le plu s haut le prin cipe de l'égalité consacrent cependant l'inégalité en accordant aux plu s capables des avantages qu' ell es refu se nt à ceux qui le sont moins. Les avantages sociaux attachés à la naissance ne portent g uère plus alteinte, pour le philoso phe, au principe de l'égalité, que ceux qui so nt attachés à l'intelligence , à la beauté, à la force, qu alités na turell es , pour la possession primitive desqu elles il ne faut qu e se donner, suivant un mot fam eux , « la peine de naître ». Assurément la culture de l'intelli ge nce native exi ge des efforts qui constitu ent le vrai mérit e; mai s les mêmes efforts, et de bien plu s grands, peuvent être fait s par des individus peu doués, qui mériteraient da vantage le sui.:cès, si l'on se plaçait au point de vue de la pure justice, et qui cependant ne l'obtiennent pas. Deux écoliers
�ÉGALITÉ. JUSTICE
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de la même classe sont voisins d'étude; l'un travaille héroïquement et n'arrive qu'à un résultat médiocre; l'autre fait avec aisance des devoirs qui désespèrent son voisin par leur difflcullé; celui qui est intelligent remporte des succès; l'autre n'oLtient, à meltre les choses au mieux, qu'une fro ide estime, heureux quand il ne s'attire pas les railleries des camarades et les reproches du maître. Tel étourdi, poussé par un camarade qui se dissimule habilement, commet une grosse sottise dont il est sévèrement puni, tandis que le conseiller perfide s'en tire sans aucun dommage, après avoir satisfait un mauvais instinct, une rancune. Tel autre, pour quelque ridicule innocent, est bafoué et doit souffrir en silence, s'il n'est pas assez robuste pour impose1· le respect en faisant craindre les coups. Le collège, où de pareils faits se voient souvent, est-il, autant qu'on le dit, une école d'égalité et de justice? On pourrait même constater, en allant au fond des choses, que l'égalité, considérée au point de vue social, n'existe guère, dans nos collèges, qu'en apparence, qu'elle n'est pas en réalité dans les idées et dans les cœurs. Sans doute, le collège réunit des enfants de toutes conditions; ceux qui appartiennent à des familles pauvres y entrent comme boursiers, et les boursiers ne subissent pas les mépris dont l'oppidan, l'élève payant, accable le colleger ou tug, le boursier, dans les collèges d'Angleterre. « Nos boursiers, dit M. Gréard, connus comme tels par tous ceux au milieu desquels ils vivent, maîtres et camarades, ne sont ni moins bien traités que les autres ni moins honorés . On serait même disposé parfois à les considérer avec plus d'égards, par cela seul que leur situation mérite plus d'intérêt 1 • >> Tous vivent sous le même régime, se tutoient, jouent ensemble, et
1. L' Espi·it cle discipline dans l'éducation, p. 30.
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aucun d'eux ne reçoit des autres, à cause de la condition de sa famille, la moindre marque de déférence ni de respect. Celui qui manifesterait des prétentions à cet égard serait accablé sous les railleries et les mauvais procédés de ses camarades. Comment se fait-il pourtant qu'après plusieurs années de cette vie égalitaire par laquelle passent presque tous les enfants, se retrouvent ensu'ite parmi eux, lorsqu'ils sont entrés dans la véritable vie sociale, des préjugés très visibles sur la supériorité que donnent la naissance, la fortune et certains autres avantages? Comment se fait-il qu'une hiérarchie très compliquée se maintienne encore dans les mœurs, en dépit des institutions? Un étranger, assez bon observateur, a écrit sur nous les lignes suivantes, qui ne sont point sans quelque vérité : « Le Français se vante de son goù.t pour l'égalité; aucune prétention n'est moins justifiée. Du bas en haut, cela est vrai, chacun se croit l'égal de celui qui est au-dessus; de haut en bas, il n'y a rien de pareil. Dans aucune contrée les classes ne sont plus nettement séparées, les préjugés sociaux plus enracinés. Aujourd'hui encore, dit Tocqueville, la jalousie et la haine entre les différentes classes survivent à leur existence juridique; il n'y a que la politesse réciproque et générale qui donne à l'observateur superficiel la fausse impression de l'égalité 1 • » S'il en est réellement ainsi, comme nous le croyons,si l'influence de l'égalité au collège n'a pas été assgz forte pour faire disparaître les préjugés anti-égalitaires chez ceux q1.ü l'ont subie, n'est-il pas permis de croire que ces préjugés se maintenaient en eux, même alors, à l'état plus ou moins latent. c< Ici, disait Rollin, les rangs sont réglés non par la naissance ou les richesses, mais
1. K. IIillebrand, la France et les Français pendant la seaonde moiti!! du xrx0 siècle, 1,0 partie, chap. 1.
�LOYAUTÉ. SOLIDARITÉ
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par l'esprit ou le savoir. Le roturier se trouve de niveau avec le prince, et pour l'ordinaire le devance beaucoup 1 . » Mais, après la sortie du collège, l'un se retrouvait prince et l'autre roturier, parce qu'en réalité chacun, même au collège, avait gardé son rang. Les choses ontelles complètement changé aujourd'hui? Il faut plaindre les lauréats des distribu lions de prix qui s'imaginent qu'ils seront les premiers dans la vie comme dans leurs compositions scolaires. « La fausse idée, dit Michel Bréal, que les hommes ont droit à être classés d'après leur valeur person nelle, comme si la société était la continuation du collège, leur prépare de nombreuses déceptions 2, » S'ils étaient plus perspicaces, ce qu'ils pourraient voir dès Je collège les mettrait en garde contre des espérances trop naï ves . Je ne me fais guère plus d'illusions touchant l'influence qu'on attribue à l'éducation en commun sur le caractère, pour ce qui r egarde l'esprit de loyauté et de franchis e, ainsi que le sentiment de la solidarité. c< La feintise et la politique, dit M. Gréard, ne sont pas de cet âge, suivant la judicieuse remarque de Montaigne : l'escholier a de soi le cœur ouvert et droit. Celui qui se ferme, qui se retranche et dissimule, qui ne se montre pas, en un mot, tel qu'il est, celui-là.est mal vu et durement qualifié : c'est dans ces so rtes de sévérilé qu'ils exercent les uns contre les autres que les enfants sont vraiment sans pitié. Le monde corrige plus tard ces âpretés de langage; mais, lorsque le fond de probité sur lequel cetle loyauté repose a été bien établi par l'éducation publique, ce qu'elle a d' éminemment moral résiste et demeure 3 • » Les écoliers au collège ne res1. Trnité des études, liv. VIII, 2• pa rt .. chap. 1, art. 2. 2. Quelques mots sur l'in struction publique en France, p. 321. 3. L' Espi·it de discipline clans l'éducation, p. 31.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
sembleraient-ils point aux hommes réunis pour voir une pièce de théâtre? Ils applaudissent en masse la loyauté, la vertu, et honnissent le traître : une fois la toile baissée, chacun reprend son vrai caractère et n'est ni meilleur ni pire. Voyez au bout de quelques années ces condisciples qui semblaient si bons camarades, si ou verts, si disposés à la confiance et à l'as· sistance mutuelles. La vie réelle les a entraînés dans ses âpres luttes, où les instincts naturels d'égoïsme, de ruse et de violence se réveillent et se donnent carrière; il ne reste des sentiments d'autrefois que des « associations amicales )> où l'on fraternise à certains anniversaires. En donnant aux enfants l'habitude d'une vie réglée, moins exposée au laisser-aller que celle de la famille, l'éducation en commun présente pour eux un avantage qui ne paraît pas aussi sujet à discussion. « Mon père, dit le président de Mesmes, cilé par I-lollin, disait qu'en cette nourriture du collège il avait eu deux regards : l'un à la conversation de la jeunesse gaie et innocente; l'autre à la discipline scolastique, pour nous faire oublier les mignardises de la maison, et comme pour nous dégorger en eau courante. Je trouve que ces dix-huit mois de collège me firent assez bien ..... J'appris la vie frugale de la scolarité, et à régler mes heures. » Toutefois, en regard de cet avantage, il convient de mettre l'inconvénient, déjà signalé par nous, d'un excès de régularité qui enlève à l'enfant toute liberté personnelle et le déshabitue de l'initiative lorsqu'il a une volonté faible, ou, s'il a un caractère énergique, provoque en lui un besoin de réagir, d'où résultent souvent des fautes graves contre la discipline au collège el des fo lies au dehors. « Soumis en tout, dit Rousseau, à une autorité toujours enseignante, le vôtre ne fait rien que sur
�INCONVÉNIENTS
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parole; il n'ose manger quand il a faim, ni rire quand il est gai, ni pleurer quand il est triste, ni présenter une main pour l'autre, ni remuer le pied que comme on le lui prescrit; bientôt il n'osera respirer que sur vos règles 1 • » Je voyais un jour sorlir du lycée pour rentrer dans leurs familles les externes de la petite classe; le maître chargé de les conduire les avait fait ranger en rang dans la rue, el, par des paroles brèves prononcées d'une voix rude, il leur ordonnait de se taire, de presser le pas, de le ralentir; je n'y aurais attaché aucune importance si je n'eusse vu là un signe de cette manie de la réglementation qui se retrouve partout dans nos établissements d'instruction publique, et qu'on défend en disant que l'on donne ainsi aux enfants des habitudes d'ordre et de discipline. La véritable raison est, à mon avis, tout autre. Les règlements minutieux sont, je crois, nuisibles au caractère des enfants, chez lesquels ils diminuent, comme je l'ai dit, l'initiative, l'énergie du caractère, et développent, par réaction, une tendance à l'insubordination et au désordre lorsqu'ils échappent au regard de l'autorité qui ordinairement les surveille avec tant de sollicitude. l\fais, en revanche, surtout dans ces grands étabfüsements où les élèves sont agglomérés par centaines, ils fac;ilitent beaucoup la tâche des maîlres et diminuent leur responsabilité. Pour empêcher un enfant de tomber et pour éviter les désagréments qui résulteraient de sa chute, il n'est rien de plus commode que de le tenir en lisière. Mais c'est là un point sur lequel nous aurons l'occasion de revenir plus tard. Le plus grave reproche qu'on ait fait à l'éducation en commun, c'est qu'elle néglige la culture morale. « La considération vraiment importante, dit Mme Necker de
i. Émile, liv. II.
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Saussure, c'est que l'éducation du cœur est comme nulle dans les collèges 1 . » Nous avons vu qu'il ne fallait pas admettre sans bien des réserves ce qu'on dit sur l'éducation indirecte que donnent au caractère des enfants les habitudes, les mœurs, les sentiments qui règnent dans les écoles; nous avons vu que cette éducation ne développe peut-être pas autant qu'on l'affirme l'égalité, la justice, la franchise, la loyauté, la solid arité . Quant à l'action directe des maitres sur le caractère des élèves, s'exerce-t-elle d'une manière vive et profonde, condition nécessaire pour qu'elle soit efficace? Il ne faut pas mettre, nous l'avons montré, une confiance trop grande dans l'enseignement moral, qu'il soit donné directement, sous forme de conseils, de préceptes et de leçons, ou à l'aide des beaux exemples, des développements éloquents qui abondent dans les auteurs classiques . Cet enseignement n'est certes pas stérile; mais il court un grand danger, celui de devenir purement intellectuel, de ne pas pénétrer au fond des cœurs, de remplacer les bonnes actions par les belles paroles. Pourtant, procéder par voie d'enseignement général, d'une part, et, d'autre part, veiller à l'observation d'une règle uniforme, c'est à peu près tout ce que les maîtres peuvent faire. Le nombre des enfants qui leur sont confiés s'oppose à ce que chacun reçoive d'eux l'éducation individuelle qui serait nécessaire pour agir sérieusement sur son cœur. Rousseau fait remarquer avec raison qu'il faut bien connaitre ce qu'il appelle le « génie particulier » de l'enfant pour savoir quel régime moral lui convient. «Chaque esprit a sa forme propre selon laquelle il a besoin d'être gouverné; et il importe au succès des soins qu'on prend qu'il soit gouverné par cette forme et non par
L L'Education pro,q1·essive, liv. VII, chap. r. ·
�225 une autre • » La plupart du temps, cette connaissance intime de chaque enfant es t impossible d'aborù, et, fûtelle acquise, il serait également imposs ibl e d'établir un régim e moral particulier pour chaque cas. On doit donc procéder par des moyens généraux; en y réfléchissant bien, on ne trouve g uère qu e l'enseignement moral et les règles d'un e disciplin e presqu e en tièrement n égative, qui contient surtout des prohibitions. Mais, sin gulier résultat! en opposant un si grand nombre de défenses aux impulsions na turelles du jeune âge, la disciplin e fait naître da ns le cœu r des élèves à l'égard des maîtres des sentiments qui son t le contraire de la sym pathie et de la co nfi a nce. Il faut qu'un enfant soit foncièrement bon pour ne pns en vouloir un insta nt à so n père, et même à sa m ère, lorsqu 'il éprouve d'eux un refu s, lorsqu e sa volonté doit s'annihiler devant la leur; mais les bienfaits qu 'il reçoit d'eux sans cesse le ramènent à l'affec tion et à la reco nnaissance . Ceux qu'il reçoit de ses maîtres sont moins visibles, plus mêlés d' exigences e t de rigueurs. Dan s maintes circonsta nces il les croit hostil es. Une telle situ a tion, à laqu elle s'appliquerait bien le vers de La Fontaine,
1
DISCIPLINE PROHIBITIVE
Notre enuemi, c'est not re mallre,
dispose assez peu l 'enfant à ces effusions clans lesq uelles il ouvre son cœ ur à ses parents; les maîtres reçoivent très rarement ses confidences; son â me reste pour eux fermée. Comment, dans de pareilles conditions, pourraient-ils entreprendre une sérieuse culture morale? La discipline impose à tous les mêmes r ègles, les mêmes exigences, les mêmes défenses, les mêmes punitions; .et il est fort difficile a ux maîtres de l'approprier
L Emile, liv. J[.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
aux caractères différents des enfants qu'ils dirigent, sans s'exposer au reproche de partialité et d'injustice. L'action qu'elle leur donne sur ce caractères manque ainsi de souplesse et peut aboutir à de médiocres résultats. Si l'on punit, par exemple, un enfant paresseux qui ne sait pas sa leçon, il n'est guère possible d'épargner son camarade qui, malgré tous ses efforts, n'a pu l'apprendre. J'avais un jour pour voisin, dans une composition en allemand où le succès devait décider pour moi du prix d'excellence, le plus mauvais élève de ma classe; il copia sur moi, et, comme nos deux devoirs étaient identiques, la règle nous fut appliquée, nous fùmes mis hors de composition l'un et l'autre; je pro testai vivement auprès du proviseur, j'osai prononcer le mot d'injustice, et je n'y gagnai que d'être chassé de son cabinet, avec une verte semonce pour mon insolence. Peut-êlre avait-on raison d'agir ainsi pour le principe; mais ce n'était certes pas d'une bonne éducation morale. Michel Bréal l'a remarqué : « Les fautes ne sont pas jugées en elles-mêmes, mais d'après la nécessité de maintenir l'ordre, d'après le besoin de foire des exemples. La raison morale est dominée par la raison politique 1 . » Sans doute, la justice du collège connaît, elle aussi, les circonstances atténuantes, les circonstances aggravantes, la sévérité pour les récidivistes. Mais la bonne éducation réclamerait une discipline spéciale pour chaque enfant; ce qui est praticable dans la famille ne l'est plus du tout à l'école. Nous avons précédemment, dans notre étude sur les rapports de l'intelligence et du caractère, donné l'une des raisons principales qui font la faib lesse de l 'éducation morale dans les établissements où l'on élève la jeunesse; c'est la préoccupation excessive de la culture
1. Quelques mots sw· l'insfruction publique en Fl'(tnCe, p. 301.
�LE S MAÎTRE S
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inlell eclu elle, et la place démesurée qu'occupent les exercices de l'esprit dans la vie des écoliers, nous pouvon s ajouter dans celle des maî tres. Ce qu e Lo cke dit d_s gouverneurs ou p récepteurs me paraît fort se nsé, et e pourrait , j e crois, être mi s à p rofit par tous les maîtres. « La grand e a ffaire d' un gouvern eur, c·es t de donner à son élève des manières polies, de lui faire prendre de bonnes habitudes , de lui inspirer des princip es so lid es de ver tu et de sagesse, de lui apprendre insen siblem ent à connaître les homm es, el de l'engager à a imer et à imiter ce qui est excell ent et digne d'es time, mais avec ce degré de vigueur , d'acLi vilé et cl 'application dont il a besoin pour en venir heureuse ment à bout. Qu e s'il l 'attach e à qu elqu es études particulières, ce n'est que pour mettre en œuvre les facultés de son esprit, l'accoutum er au travail , et lui do nn er quelque go ût pour les choses qu'il doit ensuite apprendre plu s exactement de luimême .... Un gouvern eur se rait bl â mable d'attacher trop longtemps l'esprit de son disciple à la plupart des sciences et de l'y engager trop avant. Il n'en es t pas de même de la politesse, de la conn aissanc e du mond e, de la vertu, de l'application au trava il et de l'a mour de la réputation : ce ne sont des choses dont un j eune homm e ne saurait être surchargé 1 • » Cependant les garanties que nous exige ons en général de nos maî tres sont bien plutôt la sûreté et l'é tendu e des connaissan ces, l'aptitude à l'ense ignement des sciences et des lettres , que l' aptitude à l'éducation moral e . Pe utêtre n'en saurait-il être autrement. M. de Laprade, si peu favo rable à notre sys tème d'éd ucation publique, avoue qu ' « on ne peut pas fair e des classes de car actère, comme on fait des classes de latin, d'histoire et de
L De !'Éducation des enfants,
chap. XCVII,
trad.
Cos te, sec lion IX,
�228
L 'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
mathé matiques 1 ». Il n'est pas facile non plus de faire subir aux maîtres de la j eunesse des examens de caractère, et de constater par des épreuves officielles leur capacité dans le maniemen t des âmes . Leur succès dans les examens difficiles a uxquels ils so nt soumis prouv·e leur intellige nce et leur a pplication au travail, mais rien de plus. De ces succès et des rés ultats qu'ils obtiennent dans la pratique de l' enseigneme nt dépend leur carrière. On s'occupe moins de savoir si les enfants sortent de leurs classes l'âme meilleure et le cœur plus h au t. L'éclat des qualités de l'esp rit nous rend même indulgents sur bien des choses; et , s'il est vrai, comme l'af~ firm e Pascal, qu e « tous les esprits ensemb le et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité », on peut uire que ce tte manière de voir n ·es t pas celle du mond e. Même chez les maîtres de l' enfance, on semble mettre la valeur de l'esprit au-dess us de celle de l'âme, qui pourtant n 'est pas toujours, ta nt s'en faut, en rapport avec la première . Le bon Rollin dit naïv ement : « Parmi ceux qui sc cha rgen t de l'éducation de la j eunesse, il y en a plusieu rs que l'état se rré de leurs affaires, ou même souvent un e pauvreté entiè re, obligent d'entrer dans ce lle profession, et ils ne doivent point en rou gir .... Le salaire qu'ils retirent de leurs peines est cer tain ement bien légitime et bien mérité. Je voudrais cepend ant que ce ne fùt point là le se ul motif, ni même le motif dominant qui les y enga geâ t; mais qu e la volonté de Dieu· el le dés ir de se sanctifi er y eussent la principal e el lu, première part 2 • » Sans doute, ce so nt là des considérations qui ne peuvent plus avoir a uj ourd'hui la même force qu'autrefois pour déterminer l'une des plus nobles
1. L'Éducalion libé1'ale, 20 pa rti e, chap . 1v. 2. Traité des études, liv. VJII, 2° partie, chap. v.
�LES MAÎTRES
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vocalions qui exislent. Mais il serait fort désirable qu'avant de se destiner à l'instruction, comme on dit et il vaudrait mieux dire à l 'éducnlion - on se demandât si l'on a bien les qualités nécessaires pour connaître les enfants, les aimer, s'intéresser à leur vie morale, cultiver en eux non seulement l'intelligence, qui est peut-être secondaire, mais les dons du cœur, et les former à la vertu.
�CHAPITRE X
L'internat. - Nécessité de remplacer dans l'inte rn at la fam ill e absente. - On n' y arrive point dans le systè me français act uel. - Les chambri ers en Allemag ne et autrefois en France. - Le sys lèrne tutori al. - Réfo rm es à opérer dan s l'interna t françai s.
La famille doit suppléer à l'insuffi sance de la culture morale dans l' éducation en commun. « L'éducation que le père et la mère se uls peuvent donner, dit Victo r de Laprade, est tout à fait distincte de l'in stru ction ; c'est l'édu ca ti on morale propremen t dite, cell e du cœur et de la volon lé, du caractère, cell e de la r aison elle-m ême, cette faculté supérieure à l'intelli gence et de laquelle dépend la valeur de l'esprit tout enlier ... . C'es t dan s la famille que toutes ces qualités qui font le vrai mérite et la dignité de l'homm e s'acquièrent et s'accroissent le plus sûrement. En dehors de la vie de famille et dans le régim e des collèges, elles n'o nt que des risques à courir 1 . » Les parents seuls sont capables d'acquérir cette connaissance intime des enfants qui es t nécessaire afin d'établir le régime spéc ial qui convi ent à chacun,
1. L'Éclucation libérale, 2° partie, ehap.
1.
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d'abord parce que les sujets d'étude sont pour eux en nombre très restreint, et ensuite parce qu'ils obtiennent des enfants une sympathie et un e confiance que les maitres n'auront presque jamais au même degré. Seuls ils sont capables d'appliquer ce régime, d'en suivre les effets, de le modifier au besoin, enfin de manier l'âme enfantine avec le tact et la souplesse que réclame une œuvre aussi délicate. Malheureusement tous les enfants qui reçoivent l'éducation en commun ne rentrent pas chaque jour au logis pour jouir pendant une bonne partie de la journée des bienfaits de la vie de famille; un grand nombre, plus de la moitié, restent à demeure au collège en qualité d'internes. Il faudrait clone que l'on s'appliquât à remplacer pour eux, autant que possible, la famille dont ·ils sont éloignés. Mais nous ne saurions reconnaître que l'on y soit arrivé dans notre système national d'internat, et même, en nous appuyant sur des autorités très compétentes, nous regrettons de dire qu'on ne paraît pas y songer suffisamment. L,'intcrnat, tel qu'il est pratiqué en France dans les établissements de l'État et clans beaucoup d'établissements libres, a été l'objet de critiques très sérieuses clans trois ouvrages pédagogiques remarquables, parus à la même époque, un peu après les désastres de '1870 : Quelques mots sur l'instntction publique en France, de Michel Bréal; La Réforme de l'enseignement secondaire, de Jules Simon, et l'Éducation libérale, de Victor de Laprade . Ces ouvrages ne sont point, tant s'en faut, passés inaperçus; les partisans du système qu'ils condamnent se sont tus ou n'ont fait que des réponses assez médiocres. Les idées contenues dans ces livres souffriraient peu, je crois, si elles étaient soumises à la discussion des pères de famille intelligents et réfléchis, ou des maîtres les plus disiingués de la jeunesse
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
réunis en un de ces congrès pédagogiques assez fréquents chez certains peuples étrangers, mais à peu près inconnus parmi nous. Les maux de l'internat qui y sont signalés ne sont ignorés de personne. Cependant la situation s'est peu modifiée. Les réformes profondes qu'elle appelle sont difficiles à réaliser, parce qu'elles exigeraient une transformation de nos mœurs scolaires qui ne peut être obtenue qu'avec beaucoup de temps et d'efforts. Je m'attacherai ici au point principal. Voyons combien la vie de l'internat diffère de la vie de famille, el place par conséquent l'enfant dans des conditions défavorables pour son éducation morale en empêchant le bienfait d'une action particulière et intime sur le développement de son caractère, et cherchons quels sont les moyens de la rapprocher de la vie de famille dans la mesure du possible. Les plus distingués des membres du personnel attaché à nos grands établissements, c'est-à-dire les professeurs, restent à peu près étrangers à la vie morale des élèves; ils viennent faire la classe, enseignent, apprécient surtout l'intelligence et l'application, et, s'ils sont observateurs, peuvent, d'après certains jndices, se faire une idée du caractère des enfants; mais ils demeurent trop peu de temps avec eux pour les pénétrer à fond et exercer sur eux une action efficace. Quel est le professeur qui peut se vanter d'avoir corrigé l'égoïsme, la sensualité, l'orgueil, la fausseté d'un élève? Cette besogne, tout à fait distincte de l'enseignement du laLin ou de la physique, incombe aux administrateurs de la maison et aux maîtres d'étude. « Que dire de nos proviseurs, lisons-nous dans Michel Bréal, qui ne sont pas seulement responsables des études, mais qui ont à veiller sur la vie matérielle et intellectuelle d'une population égale souvent à celle
�ADMINISTRATEUR S, MAÎTRE S D'ÉTUDE
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d'un gro s vill age? Combien de mom ents par jour peuvent-ils consacrer à chacun de leurs élèves, après avoir terminé toute la besogne r églementaire, et en supposant que leurs forces ne fl échisse nt pas sou s un tel fardeau ? C'est un événement quand un élève est appelé chez le provi seur. Il app araît d'ordin aire dans les étud es une fois par semain e pour la lecture du bull etin hebdom adaire, et il accompag ne de quelqu es paroles les notes lues par le censeur 1 • » Celui- ci es t également fort occup é ; « ce ux qui le voient vaquer à ses multiples et in gra tes fonction s save nt qu'il lui es t diffi cile d'y aj outer celle d'édu ca teur. Ses rapp orts essenti els avec la jeunesse du lycée se bornen t à confirm er les punitions donn ées par le professe ur et le maître d'é tude , à priver de sortie le mauvais élève ou à le fa ire monter en prison, à di stribu er des exemptions aux élèves méritants. Quelques paroles de bl âme ou d'approbation, lrop générales pour être bien effic aces, accompagnent d'ordinaire ces actes de justice ou de bi enveillance 2 • » Les maîtres d' étud e se uls viven t presqu e continuellement avec les internes et se trouvent ainsi dans les conditions favorables pour les observer et pour agir sur eux. Mais nous savons bi en quelles raisons les empêchent de mettre ces co nditions à proflt ; il es t inutile cl 'insister sur ce suj et délicat; perso nne ne se fait illusion touchant l'influence morale qu e les m aîtres d'étud e peuvent exercer autour d'eux; le mi eux qu'on pui sse souhaiter dans l'état ac tuel des choses, c'est qu'ils aient une tenue correcte , un e vie régulière au dehors, laborieuse à l'intérieur de la maison ; qu e, dans leurs rapp orts avec les élèves, il s montrent du tac t ; qu'ils évitent l'excès de rigueur qui les rend odieux aux
1. Quelques mots sw· l'insfruction Jntblique en Fi-ance, p. 296 . 2. l bicl ., p. 29 7,
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈHE
enfanLs, ou l'excès d'indùlgence qui leur enlève taule autoriLé. Quant à compter sur eux pour remplacer la famille.auprès des internes, nul n'y songe . . En réalité, cette famille absente, personne, dans nos gr,a nds internats, ne la remplace, et l'on ne saurait trop -lQ regretter. Cependant l'internat est un mal nécessaire. 11 est facile de dire aux familles : « Gardez vos enfants auprès de vous », mais, dans une foule de cas, cela équivaudrait à les priver de l'insLrucLion qui leur est indispensable pour exercer la profession à laquelle ils se croient appelés ou que l'on désire pour eux. Un de nos contemporains dit que le baccalauréat est « la porte majesLueuse et stupide qui donne accès aux foncLions publiques»; il n'en est pas moins vrai qu'on doit passer par cette porte, qu'on ne prépare le baccalauréat qu'au collège, lorsque la famille n'est pas assez riche pour faire venir un précepteur, et que la nécessité d'étudier au collège force un grand nombre d'enfants à être internes. Sans doute, il vaudrait mieux souvent qu'ils restassent à la maison, et que, sans se laisser aller à des visées ambitieuses, ils prissent le sage parti de continuer le métier de leur père; cela ne nuirait ni à leur bonheur ni à la prospérité du pays. Combien d'observaLions aLtristantes j'ai recueillies à ce sujet dans le cours de ma carrière! Mais, après avoir inutilement donné des conseils qui ne sont jamais suivis, que peuton f~ire, sinon de rester spectateur impuissant du mouvement général qui emporte une société à de nouvelles et inquiétantes destinées? Nos campagnes ne connaissent plus . les nombreuses familles d'autrefois, qui vivaient, non sans un rude labeur, il est vrai, en cultivant leur patrimoine. Des paysans relativement aisés n'ont souvent qu'un flls, qu'ils destinent aux carrières dites libérales; ils se condamnent ainsi à des sacrifices
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très lourds et, au point de vue s.ocial, stériles, sinon funestes : car on peut envisager dans l'avenir, quand ces parenls imprudents seront morts, un foyer délaissé au village, des champs vendus au-dessous de leur valeur, et, à la suite d'un grand nombre de sottises du même genre, l'agriculture lan guissant faute de bras, de capitaux et d'intelligence: triste situation dont le recrutement de plus en plus assuré des fonctionnaires, des avocats, et l'augmentalion du nombre de ceux qu'on pourrait appeler les parasites sociaux ne nous consolent que médiocrement! Mais qu'y faire? Si l'ÉLal fermait ses internats, comme on le lui demande souvent, nos mœurs n'en seraient point modifiées; tout de suite l'initiative privée en ou vrirait d'autres, qui n'offriraient pas plus de garanties. De grands établissements libres se sont fondés et ont eu la vogue, sans avoir la moindre supériorité sur les lycées au point de vue de l'éd ucation morale des internes. ll ne faut pas compter beaucoup sur le succès d'efforts qu'on pou nait faire pour développer un usage qui existe à peu près partout en Allemagne, et y remplace l'internat: je veux parler de l'admission des enfants éloignés de leur pays dans· les familles de la ville où est placé le collège. « 011 s'enq uiert, dit Michel Bréal, de quelque famille de bonne vo lonté, jouissant d'une réputation honorable, qui veuille donner à l'enfant le vivre et le couvert. Il y est reçu comme le camarade des enfants de la maison, et il y a sa place au foyer. Beaucoup de familles bourgeoises, rentiers modestes, petits employés, veuves ayant elles-mêmes des enfa nts à élever, trouvent dans un ou deux pensionnaires un utile supplément de revenu; non que la rémunération soit grande; quelquefois elle est éton namm ent petite; mais une chambrette inoccupée peut servir au nouvel hôte de la maison; sa place à table n'augmente pas beaucoup la dépense.
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L'ÉDUCATIO N D U CAR AC TÈRE
L'affec tion qui ne tard e pas à. na ître fait oublier ce qu e le march é peut avoir de méd iocre .. .. En gé néral, on s'appliqu e à trouver une famill e du mêm e niveau social que la m aison pa tern elle .... Dans ce système d'édu cation , la mère ad opLive joue un rôle esse nti el 1 • » Cet usage, qui nou s pa raît si é trange r aujourd'hui , était pourtant fort répandu dan s notre pays avant la Révolution. J e fe rai encore ici un emprunt aux curi eux Mémoires de Marm ontel, qui m 'ont déjà servi deux fois ; la p etite bourgeoisie provin ciale du xvm 0 sièc le s'y retrouve toute viva nle. « Je fu s logé , di t -il , selon l'usage du collège , a vec cinq a utres écoli ers, chez un h onn ête artisan de la ville; et m on père, assez triste de s'en all er sans moi, m'y laissa avec mon paque t e t des vivres pour la semain e. Ces vivres con sistaient en un g ros pain de seigle, un p etit from age , un m orceau de la rd et deux ou trois livres de b œuf; ma m ère y a vait ajouté un e douzaine de pommes. Voilà, po ur le dire un e fois, qu ell e était, toutes les se maines, la provi sion des écoliers les mie ux nourri s du coll ège . No tre bourgeoise nous fai sait la cuisine ; et pour sa pein e, son fe u, sa lampe, ses lits, son logem ent, et même les légum es de son petit jardin, qu'ell e mettaiL au pot, nous lui donnions par tête vin g t- cinq sou s par mois ; en so rte qu e, tout calculé, hormis mon vêlement, j e pouvais coûter à mon père de quatre ou cinq louis p ar a n. » Les pages où l' auteur raco nte la vie intim e des écoliers dans les chambrées sont plein es d'intérêt; nous voudrions pouvoir les citer en entier. Mais ce qui précède suffit pour montrer qu e, si les écoliers r etrouvaient un peu de la vie de famill e dans les maison s où ils demeuraient, les braves gens qui les logeaient ne remplaçaient
1.
288.
Quelques mots sm· l'instruction publique en Fmnce, p. 287,
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point le père et la mère pom leur éducation morale et n'avaient pas une autorité suffisante pour diriger leur conduite. Si cette conduite restait bonne, le mérite en revenait surtout aux écoliers eux-mêmes, aux rnœurs générales du tern ps, au milieu sain et droit dans lequel ces enfants avaient grandi ; cependant il convient de r ec on naîlre aussi l'influence bien faisan te d'une liberté assez grande, qui, tout en les exposant à quelques dangers, leur laissai t l' entrain, la bonne humeur, l'iniliative, le sentiment de la responsabilité, toutes choses que ! 'on ne connait pas au même point dans les tristes murs d'un collège. L'institution des chambi·iers, qui n'es t pas, comme on. le voit, propre à l'Allemagne, a presqu e entièrement disparu de chez nous, et nous croyons qu'il serait difflcile de la faire renaître. Il ne faut attribuer sa disparition à •aucun r èglement officiel autre que les décrets imp éri a ux de 1811, qui n 'o nt pu avoir un effet bien durable. Tout lycée qui reçoit des externes serait forcé de recevoir des chambriers, s'il plaisait aux parents de confier leurs enfants à des familles demeurant dans la ville où le lycée est situé, et surtout s'ils découvraient des familles présentant des . garanties suffisantes et prêtes à se charger d'un tel office. En s uppo sant qu'il s'en trouvât, l' effort qu 'ell es feraient pour s'imposer ce que presque toutes, en raison de nos habitudes privées; co nsidéreraient comme une gène, demanderait à être réco mpensé par des avantages pécuniaires qui entraîneraient pour les parents des chambriers des dépenses plus lourd es que celles de l'internat proprement dit. Cependant l'État pourrait faire un essai sérieux du sys tème dans les conditions suivantes, qui nous paraissent les plus favorables. Il faudrait choisir un petit lycée situé dan s une ville de médiocre importance, où la vie est à bon marché , et oü un certain nombre de
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familles appartenant à la bourgeoisie honnête et digne, mais peu aisée, seraient capables de se laisser tenter par la perspective d'un léger bénéfice . Le proviseur qui dirigerait le lycée, et qui serait disposé, condition essentielle, à lout faire pour mener l'essai à bonne fin, rechercherait lui-même ces familles et serait l'intermédiaire entre elles et les parents des élèves. On ne viserait pas à transformer d'un seul coup Lous les internes en chambriers; on commencerait par les plus jeunes, ceux qui entrent au lycée, qui n'ont pas encore pris les habitudes de l'internat et qui retrouveraient un peu dans leur famille d'adoption celle qu'ils viennent de quitter. Car prendre, pour en faire des chambriers, des collégiens déjà soumis pendant quelques années à la discipline qu'on pourrait appeler« inhibitoire », et qui comprime l'initiative et la volonté des enfants en même temps qu'elle développe en eux des tendances à l'insubordination et aux légèretés de toutes sortes, ce serait s'exposer à un échec presque certain. Si l'essai, ainsi dirigé, réussissait une première année, on pourrait le prolonger dans la même ville, puis 1'étendre à cl 'autres. Il y faudrait, on le voit, de la suite el de la constance. Des précautions du même genre devraient être prises si l'on voulait établir en France le système tulorial qui est en vigueur dans les grands collèges anglais. Le beau rapport de MM . Demogeot et 1\fontucci nous donne sur ce système de très intéressants détails. « Les écoles publiques, disent-ils, sont presque toutes placées loin des grandes villesj à la campagne, dans un site agréable, près d'un cours d'eau, au milieu de vertes pelouses, de collines boisées et de larges horizons .... L'éJucalion publique, telle y_ue les Anglais la comprennent, ne paraît pas compatible avec l'étroit casernement qu'impose le séjour d'une ville populeuse ... . L'école anglaise est un hameau dont les divers bâtiments, dispersés çà
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et là, se groupent dans un désordre capricieux et pittoresqu e, autour de l'édifice qui contient les salles de classe .... Les élèves se rassemblent au bâtiment central à l'heure des classes. Après la leçon, chacun quitte l'école pour se rendre dans la maison où il réside, où il trouve le couvert, la table, l'é tude, la direcli on intellectuelle et moral e. C' es t là le point essentiel de l'éd ucation anglaise, la clef de voùte de tout Je système .... Les élèves que leurs familles envoient comme pensionnaires à une école publique sont confiés par elles à l'un des maîtres, dont la maison devient la leur. Il y a autour de chaque école plusieurs de ces pensions, autorisées par le princip al, et dont le nombre est fixé d'a près le chiffre total des élèves .... Le directeur de la pension est ordinairement, mais non pas toujours, tuteur, c'est-à-dire répétiteur, directeur intellec tuel des élèves qui l'habitent. Les prin cipaux, quand ils tiennent des pensions, sont trop occupés néanmoins pour foire répéter eux-m êmes leurs pensionnaires; les maitres de mathématiques, de langues vivantes, les personnes étrangères au profes· sorat, sont obligés de confier leurs pensionnaires à la direction d'un professeur classique de l'é tablissement, répétiteur externe, qui, sous le nom de tuteur, vient dans la maison à des heures déterminées pour faire l'appel, dire la prière, corriger les devoirs de la classe et diriger les travaux particuliers qui la complètent 1 • » Cette distribution des élèves en petites pensions, dirigées toutes par des perso nnes respec tables qui ont pour la plupart la double qualité de maître de pension et de tuteur, permet de témoig ner aux élèves un e ce rtaine confiance et de leur laisser une certaine liberté que nos grands in ternals, dans le,;quels '. les pensionnaires sont
1. De l'enseignement secondaù·e en Angleten·e et en Ecosse, partie, i c section, chap. m.
1re
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agglomérés comm e les soldats à la caserne, ne pourraient admeltre. Les professe urs du collège, à la fois m aîtres de pension et tuteurs , vivent avec leurs élèves dans un e intimité qui leur perm et d 'être les rempl açants de leurs p ères, in loco p arentis, comm e disent les sta tuts. « Je crois, dit le révérend Stephens Ha wlrey (cit é par Dem ogeot e t Monl.ucci comm e un juge compétent et au cou ra n t des différents sys tèmes d'éducati on adoptés en Euro pe) , qu'o n n e p eut a ttacher trop de valeur à cette li aiso n et à l'i nflu ence qu'elle exerce, soit sur l 'enfant , soit sur le tuteur. Celui-ci est en r a pport d'amitié et en co rresponda nce intime avec les parents de son élève; . il est a u fait de toutes les circonsta nces particulières dans lesqu ell es il se trouve . Le pupille ne l'ignore pas, et il s'attache bienlôl à son tuteur avec un sentim ent d'affection et de confia nce. Quand le tuteur est da ns la chambre de l' enfant, ou quand il le reçoit da ns so n cabinet, il sait al ors dépose r le rôle de maître et n'être plus qu'un ami. " Malgré les différe nces profondes qui sépare nt les deux peuples, Anglais et F rançais, je ne voi s rien, dans notre caractère et dans n os mœ urs, qui s'oppose en prin cipe à l'institution du sys tème tutorial parmi n ous ; il y existe m ême, bien res treint, il es t vrai ; qu elqu es professe urs de Paris· ont a uprès d'e ux , comm e pensionnaires , des jeunes ge ns qu'il s co nduise nt a ux co urs du lycée et aux· quels ils donnent des soins pa rtic uli ers. Mais ce régime, employé dans un e gra nde ca pital e; ne peut produire, a u point de vue moral, tou s les résultats qu 'on a le droit d;e n a ttendre, et, de plus; il coûte assez cher a ux parents. En Angleterre, quoiqu e les gra nds coll èges soient à la campagne, il nécessite, de la part des fam ill es , des dé penses q ue nos resso urces, en gé néral beaucou p plus m odes tes, ne nous permettraient point de supporter . Un élève de Rugby, de flarrow, d'Eton coûte à ses parents
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pour son entretien au collège une somme annuelle qui n'est jamais inférieure à 2000 francs, et qui, surtout à Eton, peut dépasser 5000. Les frais de premier établissement pour un professeur maître de pension, avec les exigences de représentation et de confortable qui s'imposent à lui, sont très élevés. Il faudrait donc, si l'on voulait faire en France un essai méthodique du système tutorial, l'accommoder à nos habitudes et à nos ressources. L'entreprise, dont l'État prendrait l'initiative, serait d'abord modeste. On commencerait par construire, aux environs d'une grande ville, où résident en nombre des familles intelligentes et riches, un petit bâtiment pour l'école proprement dite, et deux ou trois maisons de campagne pour loger dans cha,cunc un professeur avec sa famille et une dizaine de pensionnaires; les professeurs seraient choisis parmi les maitres qui présentent toutes les qualités nécessaires non seulement pour donner un bon enseignement, mais pour diriger le moral des élèves et tenir une maison; quant aux enfants, comme je l'ai dit précédemment à propos des chambriers, ils devraient être tout jeunes, sortir de leur famille, et n'avoir pas encore reçu l 'éducation publique dans un internat. Un administrateur de confiance, sans être spécialement attaché à ce collège d'un nouveau genre, suivrait de près l'essai et serait le conseiller et le guide des professeurs, tout en leur laissant une large initiative. Si les premiers résultats étaient bons, le col lège grandirait peu à peu, pour devenir avec le temps un établissement de plein exercice, qui servirait de modèle à d'autres. Il faut se défier, en général, des entreprises précipitées et trop vastes; les insuccès partiels, les tâtonnements y aboutissent à la confusion et au désarroi, tandis qu'ils peuvent aboutir au perfectionnement et au succès final lorsque le champ d'expérience est plus restreint.
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Quoi qu'il en soit, le type actuel d'internat durera longtemps enco r e dans les maisons de l'État et dans les institutions libres. Mais on pourrait y apporter, en vue de la culture morale des enfants, des modifications utiles et supprimer de regrettables abus . « La situation, dit M. Gréard, appelle des remèdes énergiques. Le premier de tous, celui sans lequel tous les autres se raient inutiles et impuissants, c'est la diminution du nombre des élèves 1 • n Cet éminent pédagogue demande la limitation des cadres de tout établisse ment à 500 jeunes gens au plus. A notre avis, la question du nombre des élèves est intimem ent liée à d'autres. Si le proviseur et le cenceur d'un lycée continuent à avoir seuls la charge de l' éducation morale des enfants avec la collaboration stérile de jeunes maîtres d'étude sans compétence. et sans autorité, ce n'es t pas à 500 qu'il faudrait r éduire le nombre des élèves, mais à 50 ou 60, qui suffiraient largement à occuper l' esprit de deux éducateurs. A Eton, au contraire, il y a 800 élèves; mais qu'importe, si ces élèves sont répartis en un grand nombre de petites pensions dans chacune desquelles un tuteur spécial remplace le père de famille? Comme le disent fort bien MM. Demogeot et Montucci, " les inconvénients du nombre disparaissent devant les sages mesures de l'organisation n . Sans doute il serait bon de restreindre dans nos lycées français le nombre des internes. Mais le plus important, à notre avis, serait de donner aux chefs de ces établissements, pour leur tâche d'éducateurs, qui est au-dessus de leurs forces , des auxiliai res sérieux . Les trouvera-t-on parmi les professeurs? Nos mœurs scolaires actuellement. n 'admettent pas cette combinaison; comme nous l'avo,ns dit, les professeurs viennent au lycée pour
1. L' Esprit de discipline dans l'éducation, p. 41.
�RÉFORME S A OPÉRER
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faire la classe, donn er clos leçons pa r'liculières; quant a u r es te, il s y so nt à peu près étran ge rs; p ar exempl e, il s apprenn ent souvent a vec surprise qu ' un de leurs bons élèves s'es t rendu à l'intérieur coupabl e d'une faute . gra ve et a été frapp é d'un e p uniti on exceptionnelle, ou même exclu, sa ns qu'il s aient été co nsultés en quoi que ce soit da ns ce lte circo nstance . Serait-il imp ossible, lorsque l'a utorité et l'expérience acquises pa r l' àge les rend ent dig nes d'exe rcer les fon cti ons Luloriales, de les a ttac her p ar ce rta in s avantages à des petils g roupes d'internes en qu alilé de tuteurs, de chercher à établir entre eux e t ces éli\ ves les rela tion s d'intimité e t de confia nce qui existent da ns les g rands coll èges a nglais, de faire d'e ux, à cô té du prov ise ur et du ce nse ur , ma is n on pas t out à fait en dehors de l'action de ces chefs, les représenta nts des famill es. Il y D. lieu, qu and o n y réOéchit , d'être surpris et a fOi gé de voir ex ister ain si entre les fon cti onn aires de l'admini stration des lycées et ce ux de l' enseig ne ment une lig ne de démarcation a ussi tran chée . Da ns notre systè me actu el, les professe urs exp érim entés a uraient , ce se mbl e, plu s de titres à se mêler des choses de P~ducali on m orale qu e les admi n istra teurs, en gé néral, n 'e n ont à s'immisce r dans ce ll es de l' enseig nement. En All emag ne , le direc teur d'un gymn ase es t touj ours choi si p a rmi les professe urs les plu disting ués, non se ul ement en raison de ses ca pacités administratives, mais surtout à cau se de sa valeur comm e savant, comm e maître et comm e p édagog ue. Il n'es t p as, ain si qu e cela se vo it so uvent en France, inférieur p ar les litres unive rsitaires à plu sieurs de ses subord onnés; il est réellement, e t à tous égards , suivant une expression souvent citée, primus inter pares. Il ne se rése rve p as avec un soin j aloux l' exa men de t a ules les affaires qui intéressent la direction de la m aison , mais il prend, en maintes
�L'ÉDUCATIO N DU CARACT È RE 244 circo nstances, l' avis des professeurs réuni s en co nse il. « Pour toutes les afîaires imp ortantes, dit Michel Bréal, le direc teur doit assembler le co nseil des professe urs et .s'entretenir avec lui des détermination s à prendre . Ce n'est pas qu e les gymnases a ient une constit ution républicaine ; mais il est toujours bon de prendre l'avis d'hommes exp érimentés 1 • n Dans ce noble rôle de tuteur des enfants il y aurait de qu oi séduire les hommes de cœur et de dévouement, qui sont nombreux parmi nos universitaires. Peut-être ces m œurs nouvelles seraient-elles un peu lon gues à établir; m ais, en ou vrant la voie d'une manière fran che el libérale, et en faisant co mprendre à ce rtain s opp osants, qui n'ont pas pour mobile dans leur résistance les intérêts de la j eunesse, qu 'on ve ut que toLll soit fait pour qu e l'essa i réussisse, on arriverait à des résultats dont les enfants, pour qui , en somm e, existent les lycées, seraient les premiers à s'aperce voir et à se féli citer. Beaucoup ont dans leur vie d'in te rn es des moments de crise ; tout le monde, provise ur , ce nseur, maîtres d' étude, semble se tourner co ntre eux ; alors il s tombent. dans un profond déco urage ment, ou, ce qui arrive so uvent, se cabrent et s'endurcissent. Si la fa mille est invo qu ée par eux , celle- ci , qui ne connaî t rien de la situation q ue par les pl aintes des admini strateurs ou par les récriminations des enfants, ap prouve la sé vérité des un s ou, par un e regretta ble faibl esse, la résistance des autres. Dans ce cas, Je tuteur, mieux au co urant , et qui a ura it par ses bons soin s gagné la sy mpathie de l' élève, serait un interm édiai rn excellent, un con se ill er éc outé. Dans les jours de so rtie, penda nt lesqu els nos coll égiens disent ou font parfois L de so tti ses, il se rait le co rresant po ndant respec té, auprès du quel l'enfa nt trouverait la
1. Excursions pédagogiques, p. 1,1.
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vie de famille, les avis salutaires, les remontran ces affectueuses. Tout cela n'es t pas de l'utopie ; en le voulant bien, on pourrait en faire une r éalité. L'institution des maîtres d'é tud e demande au ssi un e réform e profonde. Tout le temps que la place ne vaudra pas mieux qu 'aujourd'hui , non seul ement sou s le rapport du traitement, mais surtout au point de vue de la co nsidéra tion qui y es t attachée et du service qu'elle exige, on ne trouvera pas mieux pour l' occup er que de j eunes débutanls, souvent très dignes d'intérêt , mais qui ne demandent qu'à la quitter le plus tôt possible et qui ne présentent pas du tout les qualilés nécessaires pour exercer les belles fonctions d'édu cateul', ou de vieux maîtres qui , pour la plupart, n'ont pu , faute /intelligence ou de travail , se faire un e positi on plus bril lante, qui ont blan chi dans la routine de l'intern at, et qui ne peuvent prétendre à l'autorité morale nécessaire pour agir en bien sur les enfants. J e voudrais que les fonctions de maître d'é tude (le nom devrait être changé) fuss ent aussi dés irables qu e celles de professe ur , jouisse nt d e la même considération et des mêmes avantages, exige assent par con séqu ent les mêmes garanties et les mêmes titres. P ourquoi la classe paraîtrait- elle moins pénibl e et plu s digne d'eslime que la surveillance des enfants p end ant les études et les prom enades, exercée par un maître qui les entoure d' une sollicitude à la fois affec tueuse et ferme, et qui inter vient a vec tact et autorité dan s leurs travaux et clans leur vie moral e? Les professe urs surveillent bien sans déroger des compositions et des co ncours; un professe m d'his toire naturelle conduit bien ses élèves dans les h erb orisations et dans les excursions gé ologiqu es. Nous ose rons même demander pourquoi existerait toujours cette distinction absolue entre les fonctions de professe ur enseignant et cell es de maître surveillant,
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L 'ÈilUCATIO N DU CARACTÈRE
pourquoi la làche de la surveillance ne serait point r épar lie entre les nombreux professeurs d'un lycée, en l'all~geant toutefois du service au dortoir, ce qui serait indisp ensable, mais ne nuirait pas beaucoup à l'éducation des élèves? Au dorloir il ne s'agit que d'imposer un e discipline rigoureuse ; des sous-officiers bien choisis y suforaient. Mais il faudrait que la disc iplin e de l'inlernat subît, elle auss i, de grandes modifications, si l'on confiait le soin de l'appliqu er à de vrais maître s, dignes de considération et de respect. Il faudrait qu'elle ne fùt pas exclusivement inhibitoire, qu'elle ne pesâ t pas sa ns cesse comme un lourd fardeau sur la ga ieté et sur l'activité du j ~une àge , que le maître n'apparût pas uniquement aux enfants comme un surveillant désagréable, dispensateur des pensums et des consignes. Je ne suis nullement un optimiste r empli d'illusion s . .Je sais que le mal existe à l'ori gine clans le cœur de l'enfant , et que celui-là s'exposerait à des déceptions cruelles qui n'aurait recours qu'à la liberté, aux moyens de douceur et de raison , pour lutter co nlre l'ac tion incessante des mauvais in stincts inn és dans l'homme. Mais je crois aussi que la discipline de nos internats penche trop du cô té de la prohibition, qu'elle ne seconde pas assez, qu 'elle contrarie même le développement norm al de l'activité juvénile, que, pour emp êcher que le collège ne dégénère en une rép ublique bruyante et désordonnée, elle s'expose trop au re proche de le faire r esse mbl er au cou vent ou à la caserne, qu'elle n'a pas sur les cœurs cette action intime , délicate, profonde, qui seule peut être salutaire, et qu' elle n'obtient qu 'une régularité d'app arence, d ont l'insubordina lion et la révolte viennent varier parfois la lourde monotonie. « Comme s'il y avait trop d'énergie dans le monde, dit Jean-Paul, il n'y a de récompenses que pour
�247 l'abstention. Les châtiments ne manquent pas pour imprimer la crainte de mal faire : mais où est l'enseignement, où sont les récompenses pour l'initiative et le .courage? ... Pourtant un bras cassé guérit plus vite que la volonté brisée. Aucune ·force ne doit être atténuée dans l'homme ; il faut seulement augmenter la force op· posée 1 • >> Je ne sais point si j'exagère, mais je dirai que j'ai toujours trouvé la jeunesse de nos internats, après quelques années de pension, plutôt ennuyée et sournoise que franche, vive et de bonne humeur. Ce n'est pas là cependant notre caractère national, tel qu'il se montre en pleine liberté. Conserve-t-on un souvenir riant et affectueux des années d'internat? Peut-on appliquer à nos écoliers français ce qui nous est dit de ceux des collèges d'Angleterre, comme Eton, Rugby, Harrow, cc qu'ils conservent de l'école oü il., ont passé leur enfance le souvenir le plus cher et le plus reconnaissant? Hommes faits, ils en parlent avec affection comme d'une patrie; ils en restent les amis, les protecteurs .... Nous avons vu, dans les bibliothèques de plusieurs écoles, des collections d'objets précieux envoyées par d'anciens élèves du fond de l'Inde ou de la Chine, comme présents, comme souvenirs. Il y avait quelque chose de touchant dans ces gages d'affection-venant de si loin et·après tant d'années d'absence 2 • >> Si l'on vou lait effectuer dans la discipline de l'internat les réformes qui nous paraissent nécessaires, malgré le vif désil' avec lequel nous les souhaitons, nous sommes d'avis qu'il convient de procéder ici encore avec méthode et réserve, par voie d'essais sucRÉFORMES A OPÉRER
1. Cilé par Bréal, Excursions pédagogiques, p. 99. 2. Demogeot et l\iontucci, ouvrage cité, 1'• partie, 1re section, chap. w.
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L 'EDU CATIO N DU CAR ACTÈRE
cessifs. Il ne s'agit pas d'accorder à nos lycées une ch arte d'affranchissement, ni d'o pérer dans les mœurs scolaires une révolution sembl able à celle qu'Edmond About a raco ntée avec tant de charm e dan s son Roman d'un bJ'ave homme. On risquerait de t out comprom ettre. Qu e les provise urs qui n'ont pas cl ans le système actu el de discipline une foi entière et qui so nt capables d' une initiati ve libérale examinent leurs r èglements avec attention, et qu'ils aient le droi t d'y introduire modes tement les petites lib ertés qui leur parait ront les moins dangereuses, d'e n supprimer les prohibitions do nt l'utilité es t très discutable. Qu'ils tentent quelques essais avec le désir sincè re de les voir r éussir et la pa tience qui leur fe ra supp orter, en vue du su ccès fin al, des désagréments inévitab les. Ou je me trompe fo r t, ou ils s'apercevro nt bientôt qu'o n peut, sans péril , marcher dans cette voie, non pas à l' étou rdie, mais en se soutenant, au milieu des difflcullés qu e l' on pourra r enco ntrer , par la conviction qu e l'on est da ns le vrai, el en la faisant partage r aux autres. Il y a chez nous des édu cateurs qui inclinen t toujours à la répression , ·à la prohibition ; je connais un établissement où le j eu de paum e, qui passionnait les élèves de la grande cour, fut défendu pa rce qu ïl s avaient cassé quelques vitres: on aurait mieux fait de mettre un grillage en treillis aux fen êtres, et de les laisser animer par un jeu excell en t la langueur habitu elle de leurs r éc réations. Il y a d'autres éd ucateurs, plus r ares, qui ressembl ent à ce maî tre anglais a uquel on demandait si ses élèves n'abu saient pas de leur liberté au détriment de leurs devoirs : « Il est vrai , répon dit-il, qu e quelqu esuns en abusent : nous aimons mieux cela qu e si t ous ensemble n'apprenaient pas à en use r 1 » .
1.
Demogeot, etc, , même chapitre.
�RÉFORMES A OPÉRER
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Par des réformes comme celles que nous venons d'indiquer, en augmentant dans une juste mesure la liberté, l'ac livilé des enfants, en leur faisant aimer le collège par Lous les moyens honnêtes, en surveillant avec une sollicitude plus aITectueuse et plus pénétrante le développement de leur caractère, en mettant auprès d'eux, au milieu d'eux, sous le nom de professeurs, régents, tuteurs, peu importe, <les conseillers sympathiques et respectés, en faisant concourir sérieusement tous les fonctionnaires du collège à l'œuvre de l'éducation morale, plus nécessaire et plus difficile que celle de l'instruction, on atténuera beaucoup les graves défauts qui ont été vivement et justement reprochés à l'internat en Prance. Quelques lycées se distinguent par leurs succès dans les concours de l'intelligence; des administraleurs sont notés comme prudents et habiles à faire venir dans les maisons qu'ils dirigent le flot des élèves. Nous souhaiterions qu'il pût y a voir entre nos lycées un concours permanent pour l'excellence de l'éducation donnée aux enfants; qu'il n'y eût pas entre eux, sous ce rapport, une trop monotone ressemblance, et qu'on employât plus largement les forces vives qui existent chez les élèves et chez les maîtres. Tout notre effort doit tendre, non pas à développer chez les enfants des habitudes passives d'obéissance et de travail, mais à exciter leur énergie dans la lutte pour l'existence, relevée et ennoblie par l'idéal du devoir.
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CHAPITRE XI
Moye ns gé néraux d'éducati on : l'obéissa nce. - Lèg ilimilé du pou voir de co mm a nd er exe rcé pa r les èdu caleurs. - Règles à s uivre. - L' obéissa nce ne diminue pas l'énergi e. - Sentiments q ui dé terminent l'o béissance. - La conlrainle.
Nous all ons éludier maintenant les moyens généraux dont les éduca teurs , so it dans la fa mille, soit dans les écoles , disposent pour form er le caraclère de l'enfant. La p édagogie scolaire, sur certains points, diffère de la péd agogie familiale ; elle a ses règles particuli ères ; mais toutes deux présentent un grand nombre de traits communs, et les remarques qui s' adressent aux parents peuvent, la plupart du temps, être mises à profit par les maîLres. L'enfant, dans les premiers temps de son existence, n'est guère entre nos main s qu'un être passif, qui dépend entièrement de nous et qui se laisse faire. Mais sa perso nn alilé n e ta rde pas à se manifester; nous nous a percevons bientôt qu'il n 'es t pas, comm e on le dit, un e cire molle, prête à prendre toutes les formes , mais qu 'il est un être actif, qu'il p ossède un e énergie propre, qui résiste souvent à la nôtre, et que nous ne pouvon s pas laisser se développer en pleine lib erté, puisque l' enfant, enco re ignorant de la vie, de ses véritables intérê ts et· de ses devoirs, est inca pable de se diriger lui-m ême.
�L'OBÉŒSANCE
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Parmi les moyens dont nous nous servons pour le diriger, figure au premier rang l'obéissance, qui fait plier la volonté naissante de l'enfant devant la nôtre, et qui le détermin e soit à s'abstenir des actes qui lui sont défendus, soit à exécuter ceux qui lui sont ordonnés. L'acte défendu lui aurait été agréable, parce qu'il aurait servi à la satisfaction de l'un de ses instincts; l'acte ordonné, au contraire, lui est fréquemment désagréable, parce que ses instincts ne l'y portent point d'eux-m êmes et qu'il doit, pour l'exécuter, s'imposer un effort; l'obéissance implique donc pour lui un rncrifice consistant à renoncer à un plaisir espéré ou à. se donner quelque peine. Elle en implique aussi un autre, très sensible à l'orgueil inn é dans tout homme et déjà vivace chez l'enfant, ce! ui qui consiste à incliner sa volonté devant celle <l'autmi. Un grand nombre d'actes de désobéissance ont pour cause la difficulté qu'éprouve l'enfant à subir ce que son orgueil considère comme une humiliation, plutôt que l'attrait du plaisir ou la crainte de l'effort. Ces petits êtres sont capables, en maintes circonstances, d'un entêtement extrême à résister lorsque l'ordre qui leur est donné semble cependant pour eux d'une exécution facile; c'est qu'il s'agit d' une chose bien autrement difficile que de se priver J'un petit pl aisir ou d'imposer un petit effort à sa paresse naturelle: il s'agit d'abaisse r un orgueil qui a jeté des racines profondes longtemps avant que l'enfant ait une conscience nette de sa penonne : mais le sentiment personnel, quoique confus, est déjà puissant en lui. Dans le Ruy Blas de Victor Hu go , lorsqu e don Salluste ordonne de ramasser un mouchoir et de fermer une fenêtre à l'homme qui n'est pour lui qu'un laquais, lorsqu'il est pour tous les autres le premier ministre de l'Espagne, assurément ce n 'est pas l'acte de
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L'ÉDUCAT10 N DU CARACTÈRE
fermer une fenêtre, insignifiant en lui-m ême, qui torture le cœur de Ruy Blas, c'est l'humiliation de se trouver dans l'état dépendant ù'un laq uais avec un e â me d'homme libre et d'ambitieux, sans la haute vertu stoïcien ne ou sans l'humilité chrétienne qui lui feraient co nsidérer sa bassesse avec inpifférence, ou même avec joie. La dépendance forcée où l'on se trouve à l' égard d'un a utre homm e engend re naturellement des sen timen ts de révolte, d'envie et de haine, à moins qu'elle ne soit adoucie par d'autres sentiments, co mme celui de la reconnaissance qui attache l'enfant à ses parents, ou celui du dévouement, d'autant plus profond qu'il est moins raisonné, des suje ts enve rs le prince, dan s certains Étals monarchiques. J.-J. Rousseau, qui avait été laquais, n'adm ettait point la dépendance d'homme à homme : pour lui , le système social devrait êlre organisé de telle façon que nulle vo lonté particulière n'y pùt être ordonnée. « 11 y a, dit-il, deux sor tes de dépendances : celle des cho ses, qui est de la nature; celle des hommes, qui est de la société. La dépenda11ce· des choses, n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté et n' engendre point de vices; la dépendance des hommes, étant désordonnée, les engendre tous, et c'est par ell e que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement. S'il y a qu elque moye n de remédier à ce mal dan s la so ciété, c'est de substituer la loi à l'h omme et d'armer les volontés générales d'une force réelle, sup érieure à l' ac tion de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient avo ir, co mm e celles de la nature, une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre, la dépendance des hommes deviendrait alors celle des choses ; on réunirait dans la république tous les avantages de l'état naturel à ceux de l' état civil : on joindrait à la liberté qui maintient
�THÉORIE DE J.-J . RO USSEAU
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l'homme exempt de vices , la moralité qui l'élève à la vertu 1 • >> Ces id ées donnent lieu à bi en des obj ections. Il est inexact d'abord qu e la dépendance des choses ne nuise point à la lib erté, puisqu e les races énergiques qui la se ntent pese r sur elles font tout ce qu 'elles peuvent pour s'en affranchir, et qu'elles ne se rés ignent à la subir que quand leurs efforts demeurent impuissants. Les découvertes de l'industrie hum ain e sont autant d~ conquêtes sur la na ture, autant d'affranchi ssements à l'égard des choses . La dépendance des h omm es, co nsidérée d'un e certaine façon , n'es t elle-m ême qu e la dépe ndance des choses; car il faut attribuer en g ra nde partie à la nature la faiblesse et la fo rce qui fo nt que les un s obé isse nt et que les autres com mandent. En fi n ce lte fo rce infl exibl e que Rou sseau désire voir donn er à la loi, exp ression de la volon té gé nérale, ne pèserai telle pas en ce rtain es circo nstances sur la liberté individu elle d'une manière tout à fait oppressive? C'est un dangereux so phiste que celui qui, so us prétexte de supprim er la dépend ance des hommes, aboutit dans so n Contrat social à l'organisation du des potisme démocr atique le plu s lourd et le plus intolérable ! Il appli que sa théorie à l' éducation. « Maintenez l'enfa nt, dit-il , dans la seul e dépendance des choses, vo us aurez suivi l' ordre de la nature .... Qu 'il ne sac he ce que c'es t qu' obéissance quand il agit, ni ce qu e c' es t qu'empire qu and on agit sur lui. Qu'il sent e également sa liberté dans ses actions et dans les vô tres 2 • >> Dans l'état social a u milieu duquel il a véc u, l' imagination de Rousseau ne voyait partout que des maîtres et des valets ; il se r eprésentait sou s les pl us tristes coul eurs
1. Emile, li vre II. 2. Ibid.
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L'ÉDUC ATIO N DU CARA CT È RE
l'in solence des uns, la bassesse des a utres; confondant l'obéissan ce avec la se rvilité, il voulait qu e t oute idée , tout e habitud e de subordin a tion fût so ig neusem ent écar tée dès l'enfa nce , et que l' on préparâ t ainsi pour l'âge adulle des citoyens égaux et libres . Suivant la rem arqu e très se nsée de Ka nt , « il ne faut p as essayer de donn er à un en fa nt le carac tè re d'un citoye n, mais celui d'un enfant 1 » . P our exa miner la ques ti on de l'ob éissance, on doit se pl ace r surtout au point de vue de l 'enfa nt, se de mander s'il y a , da ns les pre mi ères ann ées, un m eilleur moyen d 'agir sur son ca ractère p our le modifier en bien, comba tt re les tendances ma uvaises et lui donn er de b onnes hab itu des . Le pe tit enfant ne peut g uère connaitre q u' un seul « impératif catégo riqu e » , une seule loi m orale : c'est la volonté de ceux dont il dépend; ain si qu e le dit l 'épi g ra phe placée p ar Mme Necker de Sa uss ure en tête du chapitre o ù ell e tra ite de l'o béissance penda nt le premi er âge, le devoir de l'obéissance es t le se ul qu'il puisse co mprend re. Il obéit à la volonlé de ses parents co mm e il se co nforme plus. ta rd à la loi m orale, en s'impo sant un effort, une peine, un sac riû ce . La volonté des parents, deva nt laquell e il doit s'in cliner sans disc uss io n, représe nte al o rs pour lui les p rin cipes de mora le qui devront dirige r sa vie dans l'a ve nir. On peut m ême dire qu e les p a rents, qu a nd il s so nt h onnêt es, servent simpl ement clïnLerm édiaires entre l'e nfant et la loi mora le, dont il n'entend pas encore directement les prescriptions da ns sa co nsc ience. Lorsqu 'ils lui défendent, p ar exe mpl e, la gou rma nd ise, le m ensonge , le lar cin, a uxqu els il est natu re lle ment p orté, lorsqu'ils ·tui ord onnent le res pect de l'âge ou de la faiblesse, qu 'il ne p ra tiq uerait pas de lui-mè me, font-ils
1. Tmilé cle pédagogie, éd it. Tham in , p. 95.
•
�LÉGITIMITÉ DU COMMANDEMENT
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autre chose que de parler à l'enfant le langage que sa conscience lui parlera plus tard? Les réprimandes, les châtiments, les éloges, les réco mpen ses, le plaisir qu 'il fait à ses parents, la peine qu'il leur cause, sont de véritables sanctions, les seules auxquelles il puisse être sensible. Quant aux actions indiITérentcs au point de vue de la morale, c'est encore la volonté des parents qui remplace pour l'enfant l'expérience qui lui manque. On lui défend de toucher aux objets tranchants, de s'appro cher trop près du feu, parce qu'il ne conné!ît pas encore le danger des coupures et des brtilures. Qu 'es t-ce qu'un homme honnête et expérimenté a de mieux à faire que d'obéir à sa propre raison, lorsqu'elle oppose aux impulsions de la sensibilité la règle du devoir et les . conseils de l'expérience personnelle? La raison de l'enfant ne pouvant connaître encore cette règle et ces consei ls, ses éducateurs les lui snggèrent avec le ton de l'autorité et sous la forme d'ordres. C'est un devoir que la nature leur impose, puisqu'elle ne fait pas naître l' enfant avec une raison adulte, et un droit qu 'ils tiennent d'elle. « (.)u'on ne croie pas, dit Mm e Necker de Saussure , qu'un froid système puisse jamais à cet ég:ud pénétrer au fond du cœur. Rousseau a beau vous avoir inquiété sur la légitimité de votre empire, aussitôt que votre enfant s'exposera, je ne dis pas à un danger réel, mais à un inconvénient léger, imaginaire peut-être; lorsque seu lement il vous impatientera à un certain point, vous le prendrez dans vos bras, vous l'emporterez. Vos scrupu les, vos résolutions, vos prin cipes puisés dans Émile seront oubliés, et la nature sera la plu s forte 1 • » Si le droit des parents à imposer leur volonté à l'eni. L'Éduca tion prog1·essive, li v. llI, chap. u.
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L'É DU CATION DU CARACTÈRE
fant n'est pas contestable, il s'en faut que tous en usent bien et puissent se passer de conseils à ce sujet. Trop so uvent, au contraire, l' exercice de l'autorité des parents est plein de maladresses, de caprices; l' effort de la pédagogie doit tendre à y mettre le plus possible de réflexion et de méthod e. Il faut d'abord faire tout ce qu'on peut pour qu e les défenses et les prescriptions aient co mme résultat final, malgré les résistances de l'enfant, l'emp êchem ent de l'ac te défendu, ou l'exécution de celui qui est prescrit. Vous défendez, par exemp le, à l'enfant de s'approcher du feu; s'il n'obéit pas imm éd ia tement, vous l' en écartez vous-même, et vous le mettez dans l'impossibilité d'y retourner. Vous lui ordonnez de fermer la porte; s'il refuse, vous l'y contraignez en dépit de ses larmes et de ses convulsiom. Que de fois, au contraire, voyons- . nous gronder ou même punir un enfant pour sa désobéissance, en lui laissant la satisfa ction, très vive pour so n petit org ueil, d'avoir fait ce qui lui était interdit, ou d'avoir échappé à l'acte qui lui était commandé! Cette r ègle implique la précaution de n'interdire à l'enfan t que ce qu'on peu t empêcher , et de ne lui prescrire en gé néral que les actes auxquels on peut le co ntraindre. Il faut mettre de la suile cl de la constance dans les prohibitions ainsi que dans les ordres positifs. Vous ne voulez pas, en général, que votre enfant s'approche du feu; ne J' en laissez jamais approcher, et réitér ez-lui votre défense cent fois, s'il est nécessaire. « Il es t inutil e, remarque justeme nt Mme Necker de Saussure, d'espérer qu e le petit enfant croie d'abord vos défenses permanentes; il n'y voit que l' expression de votre volonté du moment. Vous avez beau vouloir enchaîne r son avenir, il n'entend rien à vos prétentions. cc Il ne faut cc jamais monter sur les chaises », est pour lui : cc Je ne
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«veux pas à présent que vous montiez sur celte chaise». Aussi vous désobéira-t-il longtemps sans révolte réelle en votre présence, et à plus forte raison loin de vos yeux, car il ne craint que de vous déplaire. Mais lors~u'il au,.souvent associé l'idée de votre mécontentement à ffle ·d'un certain acte, à la fin il s'abstiendra de l'exécuter. Et s'il ne passe de vos mains que dans celles d'une personne qui empêche les mêmes choses par les mêmes moyens que vous, peu à peu il se sentira sous l'empire d'une loi qui lui en interdira jusqu'à la pensée 1 • )) Le manque de suite, au contrail'e, empêchera vos efforts partiels d'aboutir, et compromettra votre autorité aux yeux de l'enfant, qui saisira bien vite ce qu'il y a de capricieux dans votre discipline. Rien n'est plus mauvais que d'établir une défense pour l'oublier ensuite et la rétablir après une négligence plus ou moins .longue. Les ordres doivent toujours être donnés sérieusement, en évitant l'air ou le ton de la plaisanterie. Non pas qu'il soit nécessaire de montrer constamment un visage grave et de s'interdire de partager la joie de ces petits êtres, qui a pour nous tant de charmes; il faut seulement savoir, au besoin, y mettre fin, et faire sentir aux enfants qu'en jouant avec. eux on n'est pas descendu au rang de camarade, qu'on reprend, quand il ne s'agit plus de jouer ensemble, mais de commander d'un côté, d'obéir de l'autre, l'attitude de l'autorité qui exige la soumission. Les enfants connaissent bien cette faiblesse de l'homme qui se laisse si facilement désarmer par le rire; ils remplacent au besoin la résistance ouverte par une malicieuse bouffonnerie; c'est à nous de nous tenir sur nos gardes et, dans ces circonstances, de les décourager par notre froideur. Ils sont
1. L'Èducation p1·og1·essive, liv. UJ, chap. rr.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
déjà capables de sentir tout ce qu'il y a de piteux dans une plaisanterie manquée. Mais ils connaissent d 'antres moyens encore pour faire fl échit· notre volonté, dont ils redoutent bien plus la constance que les caprices autoritaires . .rés par des périod es de faibl esse et de gâterie . Ils nous montrent de la mauvaise humeur, de l'aversion ; il s affectent de témoigner à d'autres la sympathie qu 'il s nou s retirent; en désespoir de cause, ils ont recours aux larmes, aux cris, à l'expression d' un désesp oir navrant. Ces moyens ont trop souvent un plein succès ; pour ramener la joie sur le visage d e l'enfant, reconqu érir son affection, calm er sa doul eur, les parents mollissent, et, dans cette lutt e du faible contre le fort , où le faibl e .déploie in stinctivement toutes sortes de ru ses pom éluder l'ob éissan ce, c'est lui qui finit par l'emporter. Il aurait fallu, au contraire, en gardant une atLitud e indifférente et froide, lui faire voir qu 'on n'est pas sa dupe et qu e tout échou era devant un e ferme volonté d' être obéi. « Reprenez tranquillement vos occupations, dit Mme Necker de Saussure, et soyez certain qu e bientôt les larm es cesseront ou chan ge ront ·de nature ; bientôt ell es seront un lége r appel à votre piti é, et le moindre regard déterminera le coupabl e à venir se j eter dans vos bras . Alors il y aura un moment d'effu sion, un e réconciliation tendre et cordiale. L' enfant dira qu'il est fâch é, mot plus aisément obtenu et plus sincèrement prononcé qu'une triste demande de pardon. Vous voulez l' expression d'un tendre regret, celle d' un retour réel à la sagesse ; vous ne voulez pas l'humilia tion de votre enfant 1 • » Le meilleur moye n de se prémunir contre les conces· sions que peut a mener la tendresse à l'égard des enfants,
1. l 'Éducation progi·essive~ li v. llI, chap. u.
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c'est d'ériger en règle invariable que l'obéissance, volontaire ou forcée, sera immédiate, qu'on ne tolérera aucun atermoiement, que pour l'enfant un acte ordonné sera un acte exécuté, ou qu'il sera mis fin sur-le-champ au commencement d'exécution d'un acte défendu. Lorsqu'un enfant est en âge de discuter avec ceux qui le dirigent, on n'admettra point la discussion, on ne justifiera point les ordres qu'on lui donne; ce serait se mettre avec lui sur un pied d'égalité, abdiquer le pouYOir en vertu duquel on commande, et même s'exposer parfois à des débats humiliants, dans lesquels on n'est pas sûr de trouver toujours les réponses décisives qui imposent le silence; si, embarrassé et impatienté, vous Ol'donnez à l'enfant, après une discussion plus ou moins longue, de se taire et d'obéir, il trouve singulier de vous voir changer aussi brusquement d'attitude; pourquoi, l'ayant d'abord traité en égal, vous dressez-vous ensuite devant lui comme un despote qui n'admet point la réplique? Est-ce parce que vous vous sentez battu par ses raisons, et que, ne pouvant lui en opposer de meilleures, vous recourez à la force? Il est impossible de justifier devant l'enfant tous les ordres et toutes les défenses qu'on lui adresse; il faudrait pour cela, dans une foule de cas, lui communiquer une expérience de la vi.e que la maturité seule comporte, et qui serait souvent très mauvaise pour lui, qui risquerait d'atteindre sa pudeur, sa délicatesse. Si tantôt vous faites appel à sa raison pour justifier vos commandements, tantôt au contraire vous lui refusez toute explication : ne lui paraîtrez-vous point inégal et capricieux? N'aura-t-il pas l'idée de vous refuser sa soumission, lorsque vous ne le mettez pas en état de la raisonner? Jamais un ordre donné d'un ton impératif ne doit, lorsque l'enfant résiste, se transformer en une prière;
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ainsi que cela se voit si souvent dans les familles. Mme Necker de Saussure conseille surtout aux mères de ne jamais employer la forme de la prière pour obtenir ce qu'elles veulent de leurs enfants. « La prière, dit-elle, adressée par les mères, renverse les rapports naturels et produit un échange de rôles. A force de s'entendre solliciter, lès enfants se croient faits pour accorder des faveurs; ce sont eux qui ont pour nous des bontés, et c'est nous qui sommes des ingrates 1 • » Malheureusement ce conseil pourrait s'adresser maintenant aux pères eux-mêmes : le proviseur d'un lycée me racontait un jour qu'un père de famille, venu spécialement pour infliger à son fils une verte semonce, n'avait pu soutenir longtemps le ton du reproche et de la fermeté, et qu'il était arrivé bien vile à Ja supplication, pour aboutir à la promesse d'une belle partie de chasse. Des maîtres dans leur classe, lorsqu'ils ont perdu toute autorité et qu'ils ne savent plus se faire obéir, recourent à la prière pour obtenir, non plus le respect et la soumission , mais l'indulgence et la pitié des élèves. Comment peuvent-ils se résigner à une situation aussi humiliante? et quel exemple pernicieux pour les enfants! Il y a, je le sais, des fatalistes en pédagogie, qui prétendent que l'autorité est un don de nature, qu'elle ne s'enseigne pas, que, parmi les éducateurs, les uns sont faits pour être obéis et respectés, d'autres pour être, malgré tous leurs efforts, des objets de dédain et de risée. Assurément le don naturel a, ici comme ailleurs, la plus grande importance. Des éducateurs plus favoi'isés que d'autres apportent dans leur œuvre ces « qualités nécessaires pour commander aux hommes» , suivant l'expression de Voltaire, qui leur auraient aussi bien
1.
L'Éclucntion progressive, liv. V, chap. v1
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donné l'autorité dans l'exercice du pouvoir politique, ou à la tête d'un groupe social quelconque. Il n'en est pas moins vrai que l'on compromet souvent son autorité par des fautes que l'on aurait pu éviter et contre les.quelles ceux qui n'ont pas, comme quelques rares privilégiés de la nature, la science innée du commandement, feront bien de se mettre en garde. On peut, en suivant de bons conseils et en profitant de l'expérience personnelle, gagner beaucoup comme éducateur, se sentir, avec le temps, plus sûr de soi et plus maître des enfants. Lorsque l'œuvre éducatrice se fait en collaboration, ce qui est le cas le plus fréquent, dans la famille comme à l'école, les observations générales que nous avons faites précédemment sur la nécessité de l'entente entre les collaborateurs doivent s'appliquer d'une manière toute spéciale à ce qui regarde l'obéissance. Un ordre donné à l'enfant par un de ses éducateurs doit être strictement rnaintenu par les autres, quand même il serait mauvais, à moins que son exécution ne présente des inconvénients graves, ou qu'on ne puisse l'éluder, s'il ne vaut rien, sans que l'enfant s'en aperçoive. La meilleure manière de ruiner l'autorité d'un éducateur, c'est de le contredire devant son élève. Que l'on s'explique en l'absence des enfants; que celui qui a une autorité supérieure trace des règles fixes et adresse au besoin des observations sérieuses à ceux de ses collaborateurs qui lui sont subordonnés; mais que les enfants ne soupçonnent aucun désaccord, qu'ils croient à l'unanimité chez ceux qui leur commandent; c'est une condition essentielle pour leur obéissance. Ni dans la famille ni à l'école il ne doit y avoir pour eux une cour d'appel. Le droit de commandement que possèdent les parents et les maîtres, despotique en apparence, a son tempéra-
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ment et ses limites dans un certain nombre de règles que nous dictent le bon sens, le sentiment du devoir, l'affection pour les enfants. D'abord il ne faut point leur défendre ni leur ordonner des actes qui ne sont pas réellement en leur pouvoir. On ~e défendra pas à un enfant d'avoir mal, ni même de se plaindre pour attirer l'attention sur sa souffrance. Qu 'on se rappelle ce qui a été dit touchant l'influence . de l'état physique sur le caractère : bien des fois nous sommes impatientés par les cris et l'agitation d'un enfant qu'il ne s'agit pourtant pas de faire taire ni de rendre immobile, mais de soigner et de soulager. Lorsque les enfants auront commencé leurs études, on ne leur imposera pas des tâches au-dessus de leurs forces, ni une attention, une immobilité, un silence prolongés, qui ne sont pas de leur âge. D'une manière générale, on n'abusera pas de leur soumission et l'on ne s'exposera pas plus qu'il ne faut à leur désobéissance, en multipliant outre mesure les prohibitions et les prescriptions; sur ce point, on ne dépassera pas le strict nécessaire, et l'on ne consultera exclusivement que leur propre intérêt. La discipline doit être faite pour corriger les enfants de leu ra mauvais instincts et améliorer leur caractère, non pour procurer aux parents et aux maîtres une tranquillité que l'œuvre difficile de l'éducation ne comporte point et diminuer le plus possible leur responsabilité. Celui qui a charge d'enfants doit s'attendre à une foule d'ennuis, d'agacements et de misères; s'il fait peser le joug sur eux dans le but égoïste de se ménager luimême, il ressemble à ces malheureuses femmes qui donnent de l'opium à leurs nourrissons pour les tenir tranquilles et n'être pas dérangées. Les enfants ont un besoin perpétuel de mouvement, d'investigation, de diver. tissement, d'expansion et même de sympathie qui les
�RÈGLES A SU IVRE
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pou sse à nou s déranger sans cesse pour nou s occuper d'eux e t qui les rend in supportab les à ceux qui ne les aiment point. Mettez un petit enfant à votre table : vous courez grand risq ue qu'il n e vous laisse ni man ger ni causer en paix, et qu'en attira nt mille fois votre attention par des ac tes très naturels pour lui, mais très désagréables pour vous, il vous gâ te le plaisir du r epas familial. Mieux vaut alors s'armer de patience que de lui imposer un e sagesse et un e tenue qui ne sont point de son âge. Vos défenses et vos ordres ne doivent intervenir qu e quand vou s vous !),percevez qu'il commence à con tracter de mauvaises habitudes, ou que vous pouvez com mencer vous-même à lui en faire con tracter de bonnes, en conciliant les ex igences de son âge et cell es de la vie sociale et morale qui l'attend dan_s l'avenir. Il est infiniment préférable, en maintes ci rconstan ces, de le laisse r faire, lorsqu'on n'y voit pas un rée l dange r, que de lui imposer une discipline minutieuse et tracassière qu 'il ne cessera de tra nsgresser, ce qui vous forcera so it à le reprendre continuellement, soit à compromettre votre discipline ell e-m ême par des alternatives d'indul gence et de rigueur. Le devoir de l' éducateur est d'établir une règle à la fois très simple et très sévère, que l'enfant n 'aura pas trop souvent l'o ccasion de violer, mais qu'il ne violera jamais impun ément lorsq u'il saura qu e vous co nnai ssez sa faute . L'éducateur ne doit point ignorer l'art de fermer les yeux , qui peut êlre pratiqué même par des personnes très fe rm es. La désobé issance manifeste sera toujours relevée; mais s'il faut s'effo rce r de tout vo ir, il est parfois opportun de paraître ignorer; sinon il serait nécessaire d'intervenir, èe qui présenterait des inconvénients au point de vue même de l'autorité, qu'on doit maintenir avant tout. << Il faut un e conduite ferme, disait
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Mme de Maintenon aux dames de Saint-Cyr, mais il ne faut point tr.o p gronder; il faut souvent fermer les yeux et ne point tout voir, et surtout prendre garde à ne point aigrir vos filles et ne pas les pousser à bout indiscrètement. Il y a des jours malheureux où elles sont dans une émotion, dans un dérangement, prêtes à murmurer; tout ce que vous feriez alors, toutes les remontrances, toutes les réprimandes ne les remettraient pas dans l'ordre. Il faut couler cela le plus doucement que l'on peut, afin de ne point commettre son autorité, et il arrivera quelquefois que le lendemain elles feront des merveilles. Il y a des enfants si emportés et qui ont des passions· si vives que, quand une fois ils sont fâchés, vous leur donneriez dix fois le fouet de suite que vous ne les mèneriez pas à votre but; ils sont incapables en ce temps-là de raison, et le châtiment est inutile. Il faut leur laisser le temps de se calmer, et se calmer soimême 1 • » Le pouvoir presque arbitraire que nous possédons sur les enfants est légitimé par leur intérêt même; c'est ce qu'il leur est souvent impossible de comprendre, et nous avons vu qu'on ne doit point s'efforcer de justifier devant eux les ordres qu'on leur donne. Mais, pour éviter de leur rendre la discipline odieuse, nous devons par nos soins, notre attachement, notre tendre sollicitude, leur avoir bien fait sentir qu'ils nous sont plus chers que tout au monde, et que nos exigences, désagréables et pénibles pour eux, se concilient avec une vive affection. Sinon, ils ne seraient que des esclaves, et leur âme, pour peu qu 'elle eût d'énergie, nourrirait des idées de révolte. Rien n'est plus pénible que d'obéir à un maître sec et dur; mais l'observation de la discipline est facilitée lorsqu'au sentiment de la contrainte
i. Ex traits su.i· l éducation, écl iL. Gréard,
p. 41.
�RÈGLE S A S UIVRE
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s'en joignent d' aut res plu s doux, l'affecti on filiale, la confiance , la reconnaissance. Enfin, n'oublions point qu e l' obéissance n' est pas un but, ma is un moyen, dont la faibl esse des facultés de l'enfant rend seul e l'emploi nécessaire. Si tou s les hommes étaient égaux en r aison et en sagesse , il n'y aurait ni supérieurs ni subordonnés ; le pouvoir ne serait pas légitime, parce qu'il ne serait pas nécessaire, et, du res te, personn e ne chercherait à le conqu érir. Le pouvoir qu e l'homme fait exerce sur l' enfant est éminemm ent légitim e; il existe en vertu d'un droit qui rés ulte lui-m ême d'un devoir, celui de diriger l'enfant tout le temp s qu'il est incapabl e de se dirige r lui-même. « Nous répond ons de ces êtres si chers devant Di eu comme devant la so ciété entière, dit Mm e Necker de Saussure, et l'autorité, se ul moyen simple de r emplir nos obli gations, nou s serait refusée 1 ! » Mais ce pouvoir n 'est légitime qu e t ant qu'il est nécessaire, et les éducateurs ne doivent l'exercer qu'avec le désir de l'abdiquer le plus tôt possibl e. Il ne faut même pas le conserver tout enti er jusqu 'à la fin, pour s'en débarrasser d'un se ul coup . Il faut initier petit à petit l'enfant à la liberté , et lui laisser de plus en plu s l'initiative de ses actes . Jusqu 'au mom ent de l'éman cipation complète, le jeune homme doit rester assez respectueux de ! 'autorité de ses éduca teurs pour ob éir aux ordres qui pourraient lui être donn és; mais, quand l'édu cation a été bien diri gée, ces ordres sont alors devenus rares, et le jeune homme ne passe pas bru squ ement, ainsi qu e cela se fait trop souvent en France, surtout chez ceux qui ont r eçu comm e intern es l'édu ca tion publique, d e l' extrême assuj ettissement à l' extrême lib erté. Se servir fréqu emment de l'obéissance pour donner
1. UÉditcationp1 ·og1·essive, li v III , c lrnp. 1r.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
aux enfants de bonnes habitudes morales el les préserver des mauvaises; puis, au fur et à mesure que leur raison se forW1e et que leur expérience s'étend, non pas relâcher l'obéissance, mais rendre de plus en plus rares les occasions de la mettre en pratique; enfin n'y plus recourit· que dans des circonstances exceptionnelles : telles sont les trois périodes de l'éducation sur Je point qui nous occupe. Ceux qui ont le mieux obéi pendant leur enfance ne sont pas ceux qui, une fois entrés dans la vie sociale, montreront le moins d'énergie, à condition qu'on n'ait pas énervé leur volonté en ne lui laissant pas, par une intervention trop constante, les moyens de faire, pour ainsi dire, son apprentissage. Un éducateur qui se montre rude et despotique toutes les fois qu'il intervient, mais qui n'intervient pas sans cesse, et qui laisse à l'enfant des moments nombreux de liberté, fait peu de tort à l'énergie de son élève. A cet égard, on doit déclarer bien plus mauvaise l'action de celui qui en Loure l'enfant d'une sollicitude maladroite, et qui, par un excès de tendresse, lui épargne les ennuis de l'obéissance, en même temps qu'il lui relire toutes les occasions d'exercer son énergie et de s'endurcir. Les enfants gâtés sont toujours désobéissants, et presque toujours la gâterie indique chez les parents de la faiblesse de caractère, un manque général d'énergie. L'enfant qui s'est trouvé aux prises avec une volonté forte a reçu un bon exemple, dont les effets dureront. « Un vieux sergent, dit Mme Necker de Saussure, qui a toute sa vie obéi à son capitaine, ne manque pas de fermeté avec ses soldats : ceux-ci, rentrés dans leurs foyers, ont plutôt des habitudes trop impérieuses, et, dans les siècles d'énergie, le pouvoir des parents sur les enfants était illimité. La force de la volonté, comme la plupart de nos qualités, se propage par l'exemple, et
�SENTIMENTS DÉTERMINANT L'OBEISSANCE
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il en est de même de la mollesse . » On peut donc dire . que celui qui, dans .son enfance, apprend à obéir, apprend aussi · à commander. L'idéal pour l'éducateur serait d'obtenir l'o-béissance des enfants par sa seule autorité morale, de leur inspirer une telle déférence et un tel respect, qu'ils ne concevraient même point l'idée de résister et s'empresseraient de se conformer à toute volonté manifestée par lui. Mais les enfants, surtout dans les premières années de leur vie, sont trop légers, trop étourdis, trop peu raisonnables, pour être capables d'une pareille obéissance. Il faut donc s'adresser à d'autres sentiments, dont ils sont plus susceptibles d'être touchés. Je mettrai en première ligne, parce qu'il est le plus noble, ce sentiment de sympathie dont j'ai déjà pnl'lé, par lequel l'enfant désire éviter de ln peine à ceux qui l'élèvent et leur causer du plaisir. Quand il obéit pour être agréable, rien de mieux. Mais dans beaucoup de cas ce sentiment ne suffit point pour empêcher la désobéissance. L'ennui qu'un ordre donné, une défense imposée, causent à l'enfant, est souvent assez fort pour faire disparaître momentanément en lui toute sympathie à l'égard de ceux auxquels il est soumis; loin de songer à leur être agréable, il leur en veut, et son premier mouvement est <Je leur faire de la peine : il n'y résiste pas toujours, et, dans sa désobéissance, entre fréquemment de la malice. Je n'aime pas beaucoup le moyen, fort usité dans les familles, qui fait de l'obéissance un calcul intéressé, par lequel l'enfant se soumet grâce à la promesse d'une friandise, d'un jouet, d'une jouissance quelconque dont il a le désir. Il y a, pour moi, de l'humiliation dans ·ce rôle des parents qui achètent, pour ainsi dire, l'obéis1. L'Éducation JJl'Ogrcssive, !il'. III, cbap.
Il.
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sauce, au lieu de l'imposer; et il faut, à cet égard, se défier de la ruse enfantine; car l'enfant arrive à se faire. payer son obéissance le plus cher possible. Au début, ce qu'il convoite le plus souvent, c'est le plaisir de la gourmandise; le gâteau, le boribon prennent dans sa vie une place vraiment excessive, et ce n'est pas au profit de son estomac, ni même de sa moralité naissante. Plus tard il convoitera des plaisirs plus dispendieux, et assez souvent on verra ce singulier spectacle de parents délibérant sur les moyens d'être agréables à un enfant qui mériterait tout le contraire, le supplier de vouloir bien travailler, se conduire décemment, être soumis à ses maîtres, moyennant quoi on lui procurera toutes les distractions qui pourront lui plaire, la chasse, les bains de mer, les voyages. En dernière analyse, il faut reconnaître que l'obéissance est, dans un grand nombre de cas, inséparable de la contrainte. « L'obéissance, dit Kant, peut venir de la contrainte, et elle est alors absolue; ou bien de la confiance, et elle est alors volontaire. Cette dernière est très importante, mais la première est extrêmement nécessaire; car elle prépare l'enfant à l'accomplissement des lois qu'il devra exécuter plus tard comme citoyen, alors même qu'elles ne lui plairaient pas 1 • » La con train te, qu'il nous pai:aît indispensable d'admettre, consistera d'abord, ainsi que nous l'avons dit, à empêcher par la force l'acte défendu, et à faire exécuter par la force l'acte prescrit, toutes les fois qu'on le pourra; et, en second lieu, à faire suivre d'une punition tout manque d'obéissance. L'enfant est déjà très sérieusement puni pour avoir été forcé de renoncer à ce qu'il prétendait fait·e, ou d'exécuter l'ordre auquel il prétendait se dérober. Dans certains cas même cette
i. Traité de pèclago,qie, trad. Barni, édit. Thamin, p. 95.
�LA CON'tRAINTE
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première puniLion suffit. Mais si l'on pense qu'elle n'a pas produit sur lui une impression assez forte, que son àme est encore mal disposée, qu'elle est prête à la récidive, il faut y ajouter les punitions proprement dites. La question des punitions se rattache donc étroitement à c.elle de l'obéissance. Toute faute de l'enfant qui mérite d'être punie n'est qu'une désobéissance: car on peut dire que pendant longtemps il est innocent, lorsqu'il ne transgresse pas les ordres de ses éducateurs, dont la volonté est son unique loi morale, jusqu'à cc qu'il entende vraiment la voix de sa conscience; il serait injuste et absurde de punir un enfant pour une action qui ne lui a jamais été défendue.
�CHAPITRE XII
Les p uniti ons dans la famill e el à l'école. - Règles de Benth am co nce rn a nt la péna li té. - Différence e ntre la péna li té da ns la soc iété el la pé na lité dans l'ccluca ti o n. - Puni tions morales. - Punit ions so us forme de p ri va ti on. - Ma la ise mora l produit par les dive rses pun itions. - Les châ tim ents co rp orels en F ra nce, en Angleterre et en All emag ne. - La punition n'es t qu' un moyen ex trême.
La société réprime les délits et les crim es a u moyen de peines qui sont édictées par le législa teur et formu· lées d'une mani ère précise dans les codes. Le but qu'elle se propose en punissànt est multiple. Pour assurer sa propre sécurité, d'une part elle met le coup abl e hors d'état de nuire pendant un temps plus ou moins long, et d'autre part elle tâche d'e mpêch er des fautes analogues à celle qu'il a commise par l'ac tion préve ntive de l'exemple qu'ell e fa it sur lui . La pein e est aussi un e ex piation imp osée au coupable a fin de satisfaire le sentim ent de justice inné dans le cœ ur hu main, qui exige que tout manqu ement au de,·oir entraîn e une souffrance, et qui , abstrac tion faite de l'intérêt social , se r évolte lorsqu e le crim e r es te impu ni. E nfin la pein e es t un moyen d'a mende ment, lrès in ce rtain , il es t vrni , et so uvent inefficace . Le célèbre publiciste anglais Bentham a. fait une
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étud e approfondie de ce lle grave ques tion de la peine , surtout au point de vue juridique. « Tou s ceux, dit Bain , qui exercent un e autorité, de quelque na ture qu'elle so it , devraient connaîlre à fond les conditions et les princip es gé néraux de la punition tels q u'ils sont exposés dans le code pénal de Benth am 1 • » Indiquons d'abord les circon stances dans lesquelles il ne convi ent pas, d'après lui, d'y avoir recours : c'est lorsqu 'il n'y a pas eu rée ll ement de parti e lésée; lorsque le coup able ignorait la loi, qu'il ne co nnaissait pas les conséqu ences de so n ac tion, qu 'il n'a pas agi librem ent ; lorsque les mauvais effets de la punition surpassent ceux de la fa ute; enfin, lorsqu e la puniti on n'es t pas nécessaire et q u'on peul obtenir autrement le rés ultat qu e l' on désire. E n seco nd lieu, la puniti on doit être mesurée d'a près ce rtaines règles, dont les prin cip ales so nt les suivantes. Elle doit faire plu s que co ntre-balan cer le bénéfi ce de la faul e, et non seulement le bénéfi ce imm édiat , • mais encore tous les ~va ntages réels ou im agin aires qui ont poussé le co upabl e à la comm ettre. Elle ne doit pas dépasser la mes ure indispensable po ur arriver au but que l'on se propose. Il faut tenir co mpte de toutes les circo nstances qui rendent les co upables plus ou moins se nsibl es à la p unition, âge, sexe, fortun e, position, et par suite desquell es la même pein e pe ut frap per d' une manière inégale. La punition doit être d' autant plus forte qu'elle es t moin s cer taine ou plu s éloignée . En troisième lieu, il faut que la peine rem plisse ce rtaines co ndilions; qu'elle soit variable , c'est- à -dire qu 'ell e co mp orte différents degrés d'intensité et de durée ; commensurabl e, c'es t-à-dire si bien pr oporti onnée qu e le co upable co mprenne clairement qu e la so uffrance es t en r apport a vec la gravité de la faute ; caractéristiqu e,
1. La Science de l'éduca tion, liv. I, chap. v •
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L ÉDUCATION DU CARACTÈRE
1
c'est-à-dire qu'elle ait en soi quelque chose dont l'idée soit en rapport avec la faute commise; exemplaire; réformaLrice; réparatrice à l'égard de la partie lésée; populaire, c'est-à-dire qu'elle doit être approuvée par l'opinion publique; formulée clairement; et enfin, rémissible en cas d'erreur 1 • Plusieurs des observations qui précèdent peuvent être mises à profit par la pédagogie. Mais il ne convient pas de pousser trop loin le rapprochement entre la société qui frappe ceux de ses membres qu'elle déclare coupables d'un délit ou d'un crime, et l'édu.c ateur qui punit son élève en faute. La pénalité de l'éducateur beaucoup plus variable, plus souple, plus délicate que celle qui est établie par les lois; il doit entrer dans son application un élément qui est à peu près inconnu à l'âme de ceux qui rendent la justice, je veux dire l'affection sincère, la vive sollicitude pour le justiciable. Ainsi, en ce qui concerne le but de la punition, nous lJ remarquerons que l'on a surtout en vue d'améliorer les enfants que l'on punit, et qu'on y réussit mieux que la société ne le fait à l'égard des criminels qu'elle frappe. On peut même dire que, plus la pénalité dans l'éducation ressemblera à celle qui est en usage dans la société, moins forte sera son action moralisatrice. Un père constate lui-même la faute de son fils; il est entièrement maitre de la peine; il la prononce comme un juge qui connaît à fond le caractère de son justiciable, qui sait quel est le moyen le plus sûr d'agir sur lui pour l'amener au repentir et le corriger ; enfin il en surveille l'application; il peut l'aggraver, l'adoucir, en faire la remise. La pénalité à l'école se trouve dans des conditions bien moins favorables, parce qu'elle res-
est1
n
1. Voir, pour le résumé des idées de Bentham, Bain, la Science cle l'éducation, liv. Ij chap. v.
�LA P ÉNA LIT É DANS L'É DUCATION
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se mble déj à b eau coup plus à la pénali té sociale ; so uvent la personn e qui co nslale la fau te n'est pas cell e qui prononce la peine, qu'une autre personne encore est chargée de faire ex éc u ter ; il y a un code scolaire, qui ressemble un peu, p a r sa ri gidité, au cod e p énal. Aussi les p uni lion s de l' éco le agissent-elles en général par la crainte qu 'elles inspirent à l'égoïsme des enfants plu s qu'ell es ne le co rrigent. J'é tais un jout· en chemin de fe r dans le co mpartim ent voisin de celui qu'occ up aient des intern es en sortie; il s p arl aient si for t qu e, m algré la cloiso n, je pus assister à un e véritable débauche de la ngage grossier et ordurier ; je savais cepend ant qu 'aucun d'e ux , à l'intéri eur du coll ège, n'aurait osé, par crainte des punitions, faire entendre à ha ute voix un seul des mols qu'il s prodig ua ient alors avec un e jouissance brutale. Dans la fa mill e, la défense d'e mploye r des mots g rossiers, lorsqu 'elle e5t m aintenue a tten tivement et à ! 'a ide des moye ns r épress ifs dont le père dispose, produit un résulta t t out autre ; n on seulement l'enfant s'a bstien t de ces m ots en p résence de ses pa rents, m ais l'ac tion de la di sciplin e famili a le es t assez fo rte po ur les lui fa ire prendre en a ve rsion. C'est p a rce que, dans ce cas, co mm e da ns une foul e d 'autres, les punitions n e so nt point à peu près l'uniqu e moyen d'éd ucation, et qu'elles so nt employées simulta nément avec d'autres moyens qui concourent avec ell es à l'ac tion moralisatrice. ( To,utc punition consiste en un e so uffrance imposée \i. li sen sibilité ph ysiqu e ou moral€ de l'enfant. Un coup, pa r exempl e, produit un e souffra nce pbysique; il peut être aussi un e humiliati on qui s' adresse a u moral. On montrerait facil em ent du reste que l' â me souffre touj ours plu s ou moins quand le co rps es t atteint. ,, La puniti on,dit Kant, est m orale lorsqu e l'on froisse otre pen chant à être honorés et aimés, par exempl e 18
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
~orsqu'on humilie l'enfant, qu'on accueille avec une ,~roideur glaciale. JI faut autant que possible entretenir ce penchant. Aussi cette espèce de punition est-elle la meilleure, car elle vient en aide à la moralité, par exemple si un enfant ment, un regard de mépris est une punition suffisante, et c'est la meillenre 1 • » Bain pense même que dans certains cas le simple exposé de la faute, fait devant l'enfant, sans observations ni commentaires, est par lui-même un moyen de punition, et qu'il est plus éloquent que toutes les épithètes qu'on pourrait y ajouter. Les punitions morales agissent principalement sur les natures délicates et sensibles. Mais beaucoup d'enfants, sans être foncièrement mauvais, s'endurcissent assez vite contre elles et ne paraissent pas souffrir bien fort lorsqu'on les humilie ou qu'on leur témoigne de la froideur; du reste, les éducateurs, surtout dans la famille, sont rarement capables de garder aussi longtemps qu 'il serait nécessaire l'attitude froide el sévère à l'égard de l'enfant coupable. Celui-ci sait, par expérience, que toujours vient un moment où leur visage s' éclaircit et reprend son expression habituelle; alors la faute est oubliée, sans avoir entraîné pour le coupable de grands inconvénients. Aûn de rendre plus pénible le sentiment de la honte, 0n a imaginé pour les enfants des postures humiliantes : on les fait mettre à genoux; on les place dans un coin, la figure tourn ée vers le mur; on leur couvre la tête d'un bonnet d'âne; on.leur pose entre les épaules un écriteau qui indique le défaut pour lequel on les punit. Parmi les punitions édictées par le statut universitaire du 19 septembre 1809, deux sont de ce genre : d'abord les arrêts, qui consistent à ètre placé pendant la récréa1
1. Ti·ailé de
pédagogie, édit. Tamin. p. 97.
�PUNITIONS SOUS FOR~m DE PRIVATION
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Lion à l'extrémité de la cour, sans pouvoir sortir d'un cercle donné; ensuite et surtout la privation de l'uniforme, remplacé par un habit d'étoffe grossière et d'une, forme particulière. On sait qu'une punition employée parfois dans quelques écoles consiste à faire porter à. l'élève sa veste retournée. « Ces moyens, remarque Bain, produisent un grand effet sur les uns et sont sans action sur d'autres; leur puissance varie selon la manière dont la classe les envisage, et aussi selon la sensibilité du coupable. Ils sont suffisants pour les fll,utes légères, mais non pas pour les plus graves; ils peuvent être efficaces au début, mais la répétition leur enlève rapidem ent tout leur pouvoir 1 • » Je ne vois, quant à moi , aucune raison sérieuse pour ne pas en user, quand ils sont efficaces, et tout le temps que l'âge de l'enfant le permet; car il est évident qu'à partir d'un certain moment on ne doit plus songer à y recourir 2 • La privation de ce que l'enfr.nt désire est, d'après Kant, intermédiaire entre la souffrance physique et la souffrance morale. Il y a sur ce point bien des nuances à distinguer. Le besoin de manger, par exemple, peut être considéré comme tout physique; il s'impose à nous, et la nature exige impérieusement qu'il soit satisfait. Priver l'enfant de toute nourriture serait donc une punition très forte, et d'un succès à peu près cerlain pour le réduire à l'obéissance dans les cas graves; c'est ainsi que l'on en use parfois avec des animaux que l'on veut dompter. Mais qui oserait recourir à ce moyen extrême? Le désir de se procurer le plus largement possible la
1. La Science 2. Voir dans très péné trante teau humiliant
de l'éducation, liv. I, chap. v. David Copperfield de Dickens, chap. v, l'analyse des sentiments d'un enfant au dos duquel un écria été attaché.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
jouissance qu'on éprouve lorsqu'une nourriture friande flatte le sens du goût, qui a son siège dans le palais et dans la langue, s'appelle gourmandise et constitue un défaut moral. Si nous étions dégagés de tout iimon terrestre, nous mangerions pour apaiser la faim, rien de plus; et, afin de ne pas tomber dans le péché de gourmandise, nous imiterions l'exemple de Pascal. « Il avait un soin très grand de ne point goûter ce qu'il mangeait, dit Mme Perier; lorsqu'il arrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvait soulTrir; il appelait cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes; parce qu'il .disait que c'était une marque qu'on mangeait pour contenter le goût, ce qui était toujours mal. » Si l'on adoptait celte morale austère, la privation de friandises, d'aliments superflus ne serait pas pour les enfants une exception dans le but de les punir, mais une règle excellente, qu'ils accepteraient comme telle, en voyant les adultes s'y conformer eux-mêmes. Il n'en est pas ainsi, on le sait; même dans les familles et rlans les pensionnats qui croient éviter tout excès de table, un janséniste comme Pascal trouverait beaucoup à blâmer et à retrancher. « La réunion des plaisirs très vifs du goût, dit Bain, avec la satisfaction de l'estomac et le bien-être que cause l'abondance des aliments nutritifs dans un corps vigoureux, constitue une somme considérable de sensations agréables. Entre le minimum nécessaire à la conservation de la vie et la nourriture luxueuse que permet la richesse, l'échelle est fort étendue et offre un vaste champ d'influence pour l'éducation des enfants. Comme leur régime ordinaire est fort au-dessus du strict nécessaire, tout en restant bien au-dessous du superflu exagéré, le maître peut agir soit en réduisant, soit en accroissant le bienêtre, sans risque d'affaiblir ou de trop donner; et,
�LA'. RETENUE
comme les enfants sont généralement friands, ce mobile exerce sur eux une grande influence. Le maître qui voudra s'assurer ce moyen d'action sur ses jeunes élèves aura soin de régler leur régime de manière que des changements en bien ou en mal soient faciles 1 • » Le statut du 19 septembre 1809 prescrivait parmi les punitions « la table de pénitence », dont nos règlements universitaires ne font plus mention aujourd'hui. Je crois qu'ils méritent d'être approuvés sur ce point. ,T'aime mieux que les aliments donnés aux enfants soient considérés comme le strict nécessaire, qu'il ne convient pas plus de réduire que de dépasser. Je verrais volontiers supprimer de la table des lycées tout ce qui est dessert et friandise. Mais lorsqu'on ne donne aux enfants que ce qui est nécessaire afin de répondre aux justes exigences de leur appétit, en suivant les règles d'une hygiène intelligente, je préfère que l'on s'adresse, pour les punir, à d'autres sentiments qu'à ce vilain défaut de gourmandise. Pour d'autres raisons, je considère comme une punition détestable en général la privation de mouvement · qui résulte de ce qu'on appelle la retenue. Si, avec nos mœurs modernes, les enfants passaient une bonne partie de leur temps à se mouvoir et à jouer, j'admettrais fort bien qu'on leur imposât l'immobilité pour les punir. Mais comme le temps des récréations, c'està-dire du mouvement, leur est très parcimonieusement mesuré, et que celui de l'étude, c'est-à-dire de l'immobi lité du corps avec contention de l'es9rit, dure beaucoup trop pour eux, diminuer leurs trop courtes récréations et allonger leurs études déjà trop longues me paraît être non seulement une cruauté, mais encore et surtout une sottise. La récréation, venant à propos,
1. La Science de l'éducation, Iiv. J, chap.
IV,
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L'ÉDUCATION DU CÀRACTÉRE
-peut être pour l'enfant un utile dérivatif, en lui permettant de satisfaire le besoin de dissipation, de légèreté, de bavardage, de bruit, dont il est tourmenté aux heures de classe et d'étude; s'il n'a pas eu, pour s'amuser, la sagesse d'attendre ce moment bienfaisant, vous l'en privez! Croyez-vous que vous avez réprimé le besoin dont je viens de parler? C'est tout le contraire; et plaise à Dieu que vous n'y arriviez pas, que vous restiez impuissant à donner aux enfants celte morne sagesse qui rendrait votre discipline si facile! La retenue est une punition très sérieuse pour le bon élève, parce qu'elle ne le frappe qu'exceptionnellement; mais le médiocre et le mauvais s'y habituent assez vite et finissent par la supporter avec philosophie; elle ne les corrige pas, et leur tempérament, leur caractère aussi en souffrent. « On peut bien contraindre le corps, dit Rollin, faire demeurer un écolier à sa table malgré lui, doubler son travail par punition, le forcer de remplir une certaine tâche qui lui .est imposée, le priver pour cela du jeu et de la récréation. Est-ce étudier que de travailler ainsi comme un forçat? Et que reste-t-il de cette sorte d'étude, sinon la haine et des livres, et de la · science, el des maîtree, souvent pour tout le reste de la vie 1? » Cependant les huit peines établies par le règlement universitaire du 7 avril 1854 ne sont, sauf la dernière, l'exclusion du lycée, que des formes de la retenue ou y aboutissent comme à une conséquence forcée. La première, en effet, la mauvaise note, n'afflige guère les élèves qu'au tant qu'elle entraîne, en se répétant, une punition plus grave; la seconde et la troisième consistent dans la retenue pendant la récréation ou pendant la promenade; la quatrième, l'exclusion momentanée de
L T,·aité des éludes, Iiv. VIII, 1ro partie, art. 10.
�LA RETENUE
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la classe ou de l'élude, ne serail qu'un plaisir pour le mauvais élève, si elle ne menait droit à une grande retenue tout au moins; la cinquième, qui consiste dans la privation de sortie chez les parents, est une retenue d'un genre spécial, quand elle ne se complique pas d'une retenue ord inaire; la sixième, qui est la mise à l'ordre du jour du lycée, a la retenue comme accompagnement; la septième, que le règlement appelle « les arrêts avec tâche extraordinaire dans un milieu isolé», n'est encore que la retenue aggravée. La retenue, c'est-à-dire l'immobilité forcée avec pensum, voilà donc le fond de la pénalité de nos établissements d'enseignement secondaire. Il serait à désirer que l'on essayât d'autre chose, que l'on cherchât par exemple si l'on n'obtiendrait pas uri résultat meilleur du travail manuel forcé, du peloton de punition dans le genre de celui qu'emploie la discipline militaire, et, en général, des punitions qui, an lieu d'imposer aux enfants l'immobilité et le travail intellectuel dans un endroit fermé, les contraindraient à exercer leurs muscles en plein air. Si j'approuve peu les privations infligées à la gourmandise, qui semblent consacrer le droit de satisfaire ce défaut en cas de bonne conduite, si je condamne la privation de mouvement, j 'eslime que l'éducateur peut recourir en maintes circonstances à des privations d'un autre genre, qui seront très sensibles à ses élèves. Telles sont, par exemple, celles qui consistent à exclure l'enfant de la table commune pendant un ou plusieurs repa,;, à ne point l'admettre dans une partie de plaisir à laque lle prend part le reste de la famille, à lui refuser un jouet, un livre qu'il désire vivement. Toutes ces punitions manqueraient complètement leur but si elles n'aboutissaient qu'à des calculs intéressés, à une sorte de délibération qui se passerait dans l'âme de l'enfant pour savoir s'il veut renoncer à la satisfac-
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tian qu'il allend de sa mauvaise conduite par crainte des conséquences pénales qu'elle entrainera pour lui. « Faut-il, pour obéir à mon père, sacrifier le plaisir de jouer avec les petits po lissons de ma rue, ou ce plaisir n'est-il pas préférable à la partie de campagne qu'on fera demain, et dont je serais certainement privé?. Lequel des deux ennuis faut-il choisir, celui d'apprendre ma leçon, ou de manger seul dans une chambre?» Ce n'est point ainsi, heureusement , qu'un enfant qui n'est pas vicieux au fond raisonne d'habitude. Les diverses punitions qu'on lui inflige le mettent dans un étal général d'inquiétud e, de malaise, qui lui es t extrêmement pénible, et dont il a hâte de sortü· en revenant à une conduite meilleure; alors il retrouve avec délices la paix de la conscience, la sécurité, la sympathie de ses parents et de ses maîtres. Ceux qui persistent, à moins d' être de francs mauvais sujets, ne trouvent pas dans leur situalion irrégulière une véritable jouissance; pourquoi ne se corrigent-ils point? Il serait souvent impossible au psychologue le plus pénétrant de découvrit· les mobiles qui les dirigent. Je me rappelle une de mes anllées de collège qui fut particulièrement diffici le el agitée, et dont peu de semaines se passè rent sans que mes parents reçussent le fatal bulletin qui me convoquait à la grande retenue du jeudi; la veille au soir, je restais des heures en Li ères à ma fenêtre dans des transes fort désagréables , pom voir si le concierge porleu1· du maudit papier n'apparaissait pas au bout de la rue. J'étais très malheureux, et cependant je récidivais! Deux mois de vacances et un changement de professeur suffirent pour faire de moi un élève convenable. J 'ai réservé, pour la traiter en dernier lieu, l'intéressante question des châtiments corporels. En France, elle est officiellement résolue. L'article 17 du règlement scolaire modèle pour les écoles primaÎl'es publiques en
�CHATIMENTS coaPORELS
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date du 18 juillet 1882 est ainsi conçu : cc Il est absolument interdit d'infliger aucun châtiment corporel »; et il ne fait que reproduire une défense contenue depuis longtemps dans les règlements antérieurs. Pour l'enseignement secondaire, le slatut de 1809 soumet ft la juridiction des tribunaux universitaires le maître qui frapperait les enfants. L'interdiction absolue d'avoir recours aux châtiments corporels est mieux observée dans nos collèges que dans nos écoles primaires; les instituteurs qui louchent les enfants d'une main plus ou moins légère ne sont pas tellement rares que l'on n'en puisse trouver encore sur divers points du pays, sans que l'administration soit amenée à sévir par la connaissance du délit et les plaintes des victimes; un maître qui se laisserait aller à frappet· un élève de lyr.ée n'échappc;·ait pas à une sévère punition. Cette horreur pour les coups n'existe pas à un aussi haut degré dans l'éducation privée. cc Celui qui ménage la verge hait son fils », si nous en croyons !'Écriture sainte 1 • Nous avons presque tous des souvenirs d'enfance où figurent quelque peu la main du père ou de la mère, et même les verges et le martinet; peut-être nous les rappelons-nous sans éprouver une indignation rétrospective bien forte, el sans penser que notre dignité enfantine ait reçu alors une incurable atteinte; peut-être) même jugeons-nous qu'en certaines circonstances un châtiment corporel nous a fai.t le plus grand bien, comme remède lopique et punition rapide d'une incarlade qui demandait à être immédiatement relevée. Jusqu'à la fin du siècle dernier, le fouet, la férule et les verges figurèrent parmi les moyens de correction employés dans les écoles françaises. Au livre quatrième de son Pantagruel, I-labelo.is parle d'un certain Tempes le
1. Prnverbes, Xlll, 24.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈI\E
qui « feut un grand fouelteur d'escholiers au college de Montagu ,>; et dans le Gargantua il maudit ce « college de pouillerie »; « car trop mieulx sont traictez les forcez enlre les Maures et Tartares, les meurlriers en la prison criminelle, voire cerles les chiens, que ne sont ces malautruz audict college ». Montaigne appelle les collèges de son temps « une vraye geaule de jeunesse captive ». « Arrivez-y, dit-il, sur le poinct de leur office, vous n'oyez que cris, et d'enfants suppliciez, et de maistres enyvrez en leur cholere . Quelle maniere pour esveiller l'appetit, envers leur leçon, à ces tendres ames et craintifves, de les y guider d'une trongne effroyable, les mains arméez de fouels 1 ! » Les grands maîtres de la pédagogie pratique au xvn° siècle, les oratoriens, les jansénistes et les jésuites, différaient sensiblement d'avis sur celle question. « Il y a, dit le P. Lamy, de l'Oratoire, plusieurs autres voies que le fouet pour ramener les enfants à leur devoir; une caresse, une menace, l'espérance d'une récompense, ou la crainte d'une humiliation, font plus d'effet que les verges 2 • » Port-Royal s'interdisait les punitions corporelles. Mais les jésuites leur donnaient une assez large place dans la discipline de leurs collèges. Un correcteur spécial, qui ne faisait point partie de l'ordre, élait chargé de les administrer, aux grands comme aux petits 3 • Le fils aîné du maréchal de Boufflers, raconte Saint-Simon, âgé de quatorze ans, fut lellement désespéré d'avoir élé foueùé sur l'ordre des Pères, qu'il lomba malade et mourut au bout de quatre jours. En i764 un pamphlet anonyme fut publié sous le titre de « Mémoires historiques sur l'orbilianisme et les cori. Essais, liv. I, chap. xxv.
2. Entretiens su1· les sciences, i c, entretien. 3. Ratio studio1·1tm Sodetatis Jesu, i635, p. i01.
�L 0RBILIANISME
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recteurs des jésuites ». Le mot « orbilianisme » était inventé en souvenir du grammairien-fouetteur Orbilius, que le poète Horace, son élève, a flétri par l'épithète de « plagosus ». On racontait dans ce pamphlet, entre autres barbaries, qu'au collège de Rodez « les jésuites choisissaient un écolier bien planté, gaillard solide, un pauvre diable du reste, qu'ils nourrissaient, qu'ils élevaient gratuitement, à condition qu'il leur rendît le service de fouetter ses camarades .... La victime était attachée aux barreaux d'une chaise, et l'exécution avait lieu en pleine classe .... Le nombre de coups, pour chaque correction, était de soixante-dix à quatre-vingts; on n'en donnait jamais moins de quarante;._. il était défendu au patient de crier, et ordonné à l'exéc uteur de mettre quelques secondes d'intervalle d'un coup à l'autre, afin qu'ils fussent plus sensibles 1 • » Le sage Rollin n'allait pas jusqu'à défendre tout à fait le châtiment des verges, mais il insiste sur ses inconvénients et ses dangers; il expose longuement les règles à observer lorsqu'on y a recours en désespoir de cause, et il le réserve pour l'opiniâtreté dans le mal, « mais, dit-il, une opiniâtreté volontaire, déterminée et bien marquée ». Il ne tolère pas que la punition corporelle ait une autre forme, et il interdit aux maîlres « les soufflets, les coups et Iehutres traitements pareils 2 ». Cette répugnance de celui qui fut recleur de l'Université de Paris à l'égard des châtiments corporels n'a fait que s'étendre et grandir en France, pour aboutir, dans les écoles, à une suppression complète et certainement déflnili ve. D'autres pays, aussi éclairés et civilisés que le nôtre,
1. Compnyrè, llistoire c1·ilique des c/ocl1·ines de l'éducation, etc., livre VII, chap. r. 2. Tmité des éliutes, livr.e VlII, 1re partie, ar L. 5.
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n'ont pas encore suivi l'exemple de mansuétude qui leur a été donné par notre législation scolaire. En Angleterre, la tradition des coups e t des verges remonte aussi h a ut qu'en France et s'est mieux conservée. Dans son truité De pueris instituendis, Érasme donne à ce sujet de curieux détails. « J 'ai connu, dit-il, un théologieQ. célèbre qui ne pouvait se r assasier de cruels traitements à l'égard de ses élèves, quoiqu'il eût sous ses ordres des maîtres bravement fouetteurs. Il pensait que c'é tait là le moyen uniqu e de rabaisser l'orgueil des enfants et de dompter la fougue de leur âge. Il ne donnait pas de banqu et dans son école sans qu e, pour le couronner gaiement, il fit traîner dans la salle un ou J eux enfan ts à fouetter. Parfois il punissait même des innocents pour les habitu er a ux co ups. J 'ai assisté moimême à une de ces exécuti ons. Après le dîner, il fit venir, selon sa coutume, un enfant, qui me sembla avoir dix ans : c'était un nouveau venu, qui venait de quitter sa mère. II commença par me dire que ce tte mère était un e femm e distinguée par sa piété, et qu'elle lui avait recommandé son fils d'un e façon toute particulière . Puis, pour avoir un prétexte de punition, il se mit à lui reprocher je ne sais quel org ueil, quoiqu e l'aspect du pauvre enfant fùt loin d'annoncer rien de pareil, et il fit signe au so us-maî tre de l'éco le de le fouetter. Celui-ci j eta l' enfant par terre et le frapp a comme s' il eû t commis un sacril ège . Le th éologien interpella une ou deux fois l'exéc uteur en lui disan t : C'est a~sez. Le bourreau, so urd cl 'entraînement, continua sa b esogne jusqu'à ce que le patient fût su r le point de s'é vanouir. Alors le théologien, se tournant vers nous : Il n'a rien fait de mal, dit-il , mais il fallait l'humilier. Ce fut le mot dont il se se r vit. » L'usage du fouet, le cc flo gging )) , existe encore dans les écoles anglaises. Au collège, le principal a seul le
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droit de fouetter, et il s'en acquitte en •personne; il fouette de confiance tout enfant qui lui est envoyé par un professeur. Dans la salle des classes de la grande école publique de Winchester figure l'in scription suivante, qui s'adresse à l'enfant: Aut clisce, aut discede; manet sors tertia, cœdi. Un jeun e gentleman de six pieds de haut était à la veille de quitter le collège d'Eton; il avait acheté une commission dans la cavalerie et devait rejoindre le régiment dans dix jours au plus' tard; il était prêt. Dans l'ivresse de son affranchissement, il eut le malheur de faire des libations trop copieuses avant son départ, il dut subir douze coups d'é trivières 1 • En certains endroits, le fouet traditionn el est remplacé par des procédés moins barbares. « Nous avons assisté, disent MM. Demogeot et Montucci, à une petite exécution à Christ's Hospital, où la peine infligée n 'avait rien de dégradant. Le professeur, armé d'un jonc flexible, ordonna à l'élève de tenir la main ouverte, et il le frappa nin si sur la paume à plusieurs reprises. Quelquefois il manquait le coup, mais ce n'était pas la faute de l'élève, qui tenait bravement étendue tantôt la main droite, tantôt la main gauche, sans faire mine de la retirer. On voyait qu'il mettait de l'orgu eil à ne pas crier, bien que ses yeux fussent un peu humides 2 • » Ces châtiments corporels ne sont impopulaires ni parmi les maîtres ni même parmi les élèves . Un des grands pédagogues de l'An gleterre, le docteur Arnold, a écrit une éloquente dissertation en faveur du fouet. Un principal de la célèbre éco le de la Chartreuse, ennemi du châtiment corporel, s'était avisé de le rem1. Brin sley-Richard, Sept ans à Eton, ci Lé par Gréard, l'Esp1·it de discipline clans l'éducation, p. 3. 2. De L 'enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse, i" partie, 1,0 section, chap. vn.
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placer par l'amende ; les élèves se soulevèrent au cri de : cc A bas l'amende! Vive le fouet! >l Le fouet fut rétabli. cc Alors nous en eûmes à cœur joie, dit l'élève de la Chartreuse qui raconte ce curieux épisode. Le lendemain du jour où l'amende fut abolie, au moment où nous entràmes en classe, nous y trouvâmes une superbe forêt de verges, et les deux heures de la leçon furent consciencieusement employées à en faire usage. n Toutefois des protestations commencent à s'élever contre le cc flogging >i, mais en dehors des écoles. Herbert Spencer le condamne. Bain dit, avec quelque exagération peut-être : « Dans les maisons où l'on maintient les châtiments [corporels, il faut les mettre tout au bout de la liste des punitions; le moindre de ces châtiments doit être considéré comme un véritable déshonneur et accompagné de formes humiliantes. Tout châtiment corporel doit être présenté comme une injure grave pour la personne qui l'inflige et pour ceux qui sont forcés d'en être témoins, comme le comble de la honte et de l'infamie 1 . n L'histoire du rôle joué par les châtiments corporels dans la pédagogie allemande est pleine de détails piquants; nous en choisirons quelques-uns presque au hasard, sans remonter plus haut que la Réforme. L'auteur de ce grand mouvement, Luther, se souvenait d'avoir été battu à l'école jusqu'à quinze fois dans une même journée. A la même époque, le maître d'école Trotzendorf employait dans son étab lissement de Goldberger tout un arsenal : la verge, le bâton, la vielle (Fiedel, instrument de torture scolastique), le chevalet. En 1548, le règlement scolaire d'Essling interdisait une série de punitions en usage, comme les coups de savate, l'anachement des cheveux, l'emploi du gourdin, et
'I. La Science de l'éducation, liv. I, chap. v.
�LE FOUET EN ALLEMAGNE
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autorisait « l'application des verges sur le derrière ». En 1583, le règlement de Nordhausen réglait le nombre des coups d'après les fautes commises . Au xvu 0 siècle, un maître cl 'école de la Hesse faisait prononcer aux enfants la formule suivante :
0 du lie/Je Ruth', llfach' du mich gut, Mach' clu mich fromme, Dass ich nicht zwn ffenke,· komme : « 0 loi, verge chérie, - Rends-moi bon, - Rendsmoi sage, - Pour que le bourreau ne me prenne pas.» A lorphelinat de Francfort-sur-le-Mein il y avait le banc de discipline (Zuchtbank), sur lequel l'enfant était maintenu pendant la fustigation, et la cage aux ours (Barenkasten), où l'on ne pouvait se tenir ni assis ni debout. Au xvm 0 siècle, le règlement du gymnase de la mêm e ville, où étudia Gœlhe, soumettait les petits à la férule, et accordait aux grands le privilège d'être châtiés avec le bâton, mais en présence des classes réunies. Pn maître d'école de Souabe, dont parle Raumer dans son Histoire de la pédagogie, avait, pendant cinquante et un ans et sept mois, tenu registre des châtiments corporels infligés par lui; le total général se décomposait ainsi : 9H 257 coups de bàton, 124 000 coups de verge, 10 235 soufflets sur la bouche, 7 905 calottes sur les oreilles, 20 909 coups de règle sur les doigts, 1115 000 coups de poing sur la tête, 22 763 coups donnés avec des livres pour réveiller l'attention des enfants, l'agenouillemen.,t, 77 777 fois sur des pois secs, 813 fois sur une barre triangulaire, etc. Un conhemporain, qui a publié en 1875 un intéressant travail sur les punitions corporelles, M. Freimund, avoue qu'à ses débuts dans l'enseignement il éprouvait fréquemment une colère
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L'ÉDUCATION DU CAR ACTÈRE
qui lui se mbl ait ne pouvoir être soulagée qu'en tirant qu elques pa ires d'oreill es; mal g ré les conseils de ses coll èg ues. il s'éta it fait une r ègle de ne jamais empl oye r les voies de fait ; il se soul ageait en se frapp a nt violemm ent les doigts sur la tabl e. Le même auteur cite deux exempl es très signifi catifs r ecueillis autour de lui : d'abord celui d' un maître de Kœ nigsberg qui demand ait comm e un e fa veur à ses collègues de lui aba ndonner l' exécution des correc ti ons corr orelles ; puis celui d' un re cteur de la même ville qui, tous les j ours, avant l'ouverture de la cla sse , frappait l'un après l' autre la plu part des élèves , sans a ucune raison, parce que c'é tait devenu ch ez lui un besoin 1 • La législation scolaire des différents Éta ts d'Allemag ne a utori se encore p artout l' empl oi des châ tim ents co rpor els; mais il y a, p our réglementer ce tte importa nte m a tière, un g rand nombre de circulaires et d'ac tes officiels qui entrent dan s les détail s les plus minuti eux . Topf, cit é pa r d' Ar ve rs dans la Revue pédagogique, a g roupé, da ns un ouvrage paru à Vienn e et à Leipzig, en 1884 2, les données de se pt de ces doc um ents app a rt enant à di ve rses régions de l' Allemag ne du Nord (D essau, Meinin gen , Liegnitz, Bade, Lippe, W eim a r, Breslau) ; on p eut se faire, d'après son travail, un e id ée assez ex acte de la situ a tion sco laire sur le point qui nous occ upe. Les cas p assibles de peines corporell es sont l'indi sc iplin e, l'obstination. l'ha bitud e du menson ge, la p aresse incorrigible, la cru a uté envers les bêtes ou les faibl es, l'in conduite, le bris d'arbres avec r écidive, le vo l d'un e certain e imp ortan ce. En ce qni concerne l 'âge et le sexe, les enfants au-d essou s
1. J'a i e mprunté ces dé ta il s à l' inléressa ot ar ti cle publi é pa r Fran ck cl'Arve rs cl a ns la Revue pédagogique, n° du 15 juille t 1885. 2. Das Stmfrecht der deutschen Volksschuten.
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de sept ans ou huit ans sont exempts des punitions corporelles, qui ne doivent être appliquées aux filles que par exception et avec les plus grands ménagements pour la cc délicatesse féminine » . Les instruments de supplice sont le jonc léger, la canne flexible de la grosseur du petit doigt, les verges, la férule. La partie du corps qui doit recevoir les coups est soigneusement déterminée en raison du sexe et de l'âge. Le nombre de coups est aussi plus ou moins déterminé; en général, il est prescrit de les administrer sans colère, à la fin de la classe. S'ils ont entraîné pour la santé de l'enfant des conséquences graves, le maître est passible de peines judiciaires; lorsque les suites sont seulement des meurtrissures, des boursouflures, une raideur passagère de la partie frappée, il n'est passible que de peines disciplinaires; encore un arrêt de la haute cour de Prusse déclare-t-il que la présence de meurtrissures et de boursouflures sur le corps de l'élève ne prouve pas que le maître ait excédé son droit. L'opinion pédagogique en Allemagne se prononce généralement en faveur des châtiments corporels; on les regarde comme un moyen de discipline regrettable, mais nécessaire. La question de leur utilité est revenue cinq fois depuis trente ans dans les assemblées générales des chefs d'établissements d'instruction secondaire ; chaque fois elle a élé résolue dans le sens de l'affirmative. En 1874 les directeurs d'écoles publiques de Dresde ont fait paraître sur cette question une consultation de dix grandes pages; cc ils y soutiennent que la correction physique est indispensable; ils s'expliquent fort au long sur les précautions à prendre, sur l'instrument à préférer, sur la partie du corps qu'il convient de frapper. Ils revendiquent enfin pour l'instituteur le droit de frapper ·même les grandes filles, à condition que les coups tombent sur le clos (on sait qu'en Allemagne et
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
en Autriche les classes ·de filles, comme les classes de garçons, sont généralement dirigées par des instituteurs) 1 • » Dans le R ecueil des conférences pédagogiques tenues par les instituteurs allemands de 1879 à 1882, parmi les plus importantes qu estions figure celle des châtiments corporels; non seulement ils n'en proposent pas la suppression, mais ils réclament le droit de les appliquer plus librement. Ils signalent une recrudescence des vices tels que le mépris de la vie et de la propriété d'autrui, la brutalité et l'amour de la jouissance, le manque d'inclination pour une activité énergique. « L'école, disent-ils, a dans ces vices sa part de respon-' sabilité; elle doit chercher à les combattre. Si la douceur ne suffit pas, on ne doit pas reculer devant l'emploi des châtiments corporels; mais ces châtiments ne peuvent être efficaces que si le droit qu'a l'instituteur de les infliger n'est pas trop restreint .... Quoiqu'on ne puisse pas former par le bâton des hommes moral ement bons, on peut cependant par là les habituer au bien 2 • » Ce serait vraiment le cas d'appliquer le mot fameux de Pascal : « Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà 1>, qui n'est du reste qu'une forme plus vive donnée à l'idée qu'exprime en ces termes le grand sceptique Montaigne : « Quelle vérité est-ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au delà? >1 Car il ne s'agit pas simplement ici d'usages scolaires que des peuples moins changeants que nous conserveraient par tradition, et qui seraient destinés à tomber bientôt en désuétude, comme toutes les vieilles coutumes. Il s'agit d'un principe de pédagogie qui est en même
1. F. Buisson, Bappoi·t sui· l'instn,ction primaire à l'Exposilion 1 universelle de Vienne en • 873, chap. v, § 4. 2. Voir FaLaloL, les Confèi·ences pédagogiques des inslituleui·s allemands, Bevue pédagogique, numéro du 15 juillet 1884.
�LE CHÂTIMENT CORPOREL MOYEN EXTRÊME
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temps un principe de morale. En France nous considérons les châtiments corporels comme une cruauté digne des temps barbares, un abus du fort à l'égard du faible, un emploi avilissant de la terreur qui ne convient qu'envers les animaux, une atteinte coupable à la dignité de l'homme qui existe déjà dans l'enfant. Les Anglais et les Allemands ne voient point de la même manière que nous; chez eux, des pédagogues savants, éclairés, humains et dévoués à l'enfance considèrent comme une nécessité, c'est-à-dire comme un devoir, des actes qui, chez nous, sont condamnés comme des fautes graves lorsqu'ils se produisent. Cependant il est un point sur lequel on s'accorde aujourd'hui : c'est pour mettre les châtiments corporels au plus bas degré de l'échelle des punitions, et pour y voir une extrémité à laquelle les uns se résignent et les autres se refusent à recourir. Nous sommes certains que les pédagogues des trois nations dont nous avons parlé souscriraient tous à ces belles paroles, qui se lisent dans le règlement rédigé en 1769 pour les exercices intérieurs du collège Louis-le-Grand : 7c°'Comme le bien de l'éducation ne consiste pas tant à corriger les fautes des jeunes gens qu'à les prévenir, autant qu'il sera possible, tous les maîtres se feront de leur exactitude et de leur surveillance un premier moyen de faire éviter à leurs élèves les fautes que leur négligence pourrait occasionner .... Ils n'useront de sévérité qu'après avoir épuisé tous les moyens qui peuvent faire .impression sur une âme honnête et sensible. » Qu'on pousse la sévérité plus ou moins loin, il y a là matière à discussion; mais que la bonté vaille mieux, et qu 'o n doive la préférer toutes les fois qu'elle ne nous condamne point à l'impuissance, c'est là un principe de pédagogie et de morale qui s'impose à tous les esprits bien faits et qui vit dans tous les cœurs aimants .
•
�CHAPITRE XIII
Le système de la discipline des conséquences naturelles dans J.-J. Rousseau et dans Herbert Spencer. -Exemples. - Arguments à l'appui. - Objections.
Dans l'étude sévère qu'il consacre à J.-J. Rousseau et où il montre que tous les écrits du philosophe genevois portent la marque de ce qu'il appelle l'esprit d'utopie, M. Nisard constate que le système de !'Émile peut se résumer en ceci : prendre le contre-pied de ! 'usage. « Règle générale :·laissez faire à l'enfant tout ce qu'il veut .... Par une conséquence naturelle, là où le maître n'a le droit de rien commander ni de rien défendre, l'obéissance est supprimée .... On punissait les enfants. Plus de châtiments, dit Rousseau 1 • » La nature doit être leur unique maitresse; ils ne recevront de leçons que de la simple expérience. « Ne donnez pas à votre élève des leçons verbales : il n'en doit recevoir que de l'expérience .... N'offrez jamais à ses voiontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes et qu'il se rappelle dans l'occasion .... Il ne faut jamais infliger aux enfants le châtiment comme châtiment; il doit toujours leur
1. 1/islofre de la litlémlu re fi·ançaise, liv. lV, chap.
11.
�SYSTÈME D'HERBERT SPENCER
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arriver comme ûne suite naturelle de leur mauvaise action 1 • » Ce système de Rousseau a été repris et longuement développé par Herbert Spencer dans son chapitre « de l'éducation morale », et il lui accorde une telle importance que, pour lui, l'éducation morale consiste presque entièrement dans la discipline des conséquences naturelles. Une telle pédagogie ressemble assez à ce qu'on appelle la médecine expectante, qui laisse agir la nature; elle diminue beaucoup le rôle de l'art et, en apparence, la responsabilité de ceux qui le pratiquent. Herbert Spencer part du principe, éminemment utilitaire, que la conduite est bonne ou mauvaise selon qu'elle produit des résultats bienfaisants ou nuisibles. Ainsi, l'i\Tognerie est mauvaise parce qu'elle entraîne des conséquences funestes pour l'ivrogne et pour sa faD;1ille. Le vol ne serait pas un délit s'il ne causait aucun désagrément au volé. La bonté ne serait pas une vertu si elle multipliait les souffrances humaines. Or la nature nous montre elle-même clairement le caractère des actions bonnes ou mauvaises, des défauts et des qualités, des vices et des vertus, par les sanctions qu'elle y attache. « Si le jeune homme qui entre dans la vie, dit Spencer, perd son temps dans l'oisiveté, ou remplit mal et lentement les fonctions qui lui sont confiées, le châtiment naturel ne se fait pas attendre; il perd son emploi, et il souffre, pendant un temps, les maux d'une pauvreté relative. L'homme qui n'a point de ponctualité, qui manque continuellement ses rendez-vous de plaisir et d'affaires, en supporte les conséquences, qui sont des pertes d'argent et des privations de jouissances. Le marchand qui veut faire de trop gros profits perd ses pratiques et est ainsi arrêté dans son avidité. Les
1.. Emile, Jiv. II.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
malades qui le quiltent apprennent au médecin distrait
à se donner plus de peine pour ceux qui lui restent. Le
créancier crédule, le spéculateur trop confiant reconnaissent, par les embarras dans lesquels ils se jettent, la nécessité d'être plus prudents à l'avenir dans les affaires. Il en est ainsi dans la vie tout entière 1 • » Les conséquences naturelles de nos actions constituent donc la pénalité la plus sùre, la plus efficace, célle qui présente le mieux cette condition importante que Bentham veut trouver dans la peine, à savoir d'être réformatrice. Les peines artificielles, au contraire, ne la présentent jamais; elles n'amendent point les coupables et produisent même parfois une recrudescence de criminalité. Pourquoi celle discipline, qui tient sous sa loi les hommes faits et exerce sur eux une action morale si salutaire, ne serait-elle pas employée avec les enfants, exclusivement à toute autre? Herbert Spencer nous donne, à l'appui de sa Lhèse, de nombreux exemples, habilement choisis. La recommandation de faire attention à ses mouvements vaudra-t-elle, pour rendre l'enfant attentif, la douleur que lui cause une chute ou un heurt de sa tête contre la table? C'est en se brûlant qu'il apprendra à ne plus se brûler, en se piquant et en se coupant qu'il se défiera des objets tranchants ou pointus. Le philosophe anglais appelle ces soulTrances des empêchements bienfaisants mis aux actions qui contrarient essentiellement les intérêts de notre corps, empêchements sans lesquels la vie serait bientôt anéantie par les outrages qui lui seraient faits. Il estime qu'elles sont toujours proportionnées aux fautes dont elles résultent, quoique l'expérience ne lui donne pas tout à fait raison; car un enfant peut se blesser grièvement ou même se tuer dans une chute
i De l'éclucation inlellecluette, mo1·ale et physique, chap. m.
�EXEMPLES
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amenée par une légère élourderie; j'en connais un qui, pour avoir agacé un coq, a eu un œil crevé par l'animal, a ensuite perdu l'autre, et expie ainsi depuis longtemps une faute bien légère par la plus terrible des punitions. J.-J. Rousseau nous recommande, si l'enfant casse les vitres de sa chambre, de ne pas les remplacer, de laisser le vent souffler sur lui nuit et jour, sans nous soucier des rhumes; il ne songe pas que cette expérience pédagogique peut coûter fort cher en portant une incurable atteinte à la santé du petit coupable. Le cas que voici, supposé par Spencer, est moins délicat, et je ne vois pas le moindre inconvénient à suivre son conseil : « Quand un enfant, assez âgé pour avoir un canif, s'en sert avec si peu de précaut.ion qu'il en brise la lame, ou quand il le laisse dans l'herbe au pied de quelque haie, après avoir coupé une baguette, un père irréfléchi ou un parent complaisant va tout de suite lui en acheter un autre, sans voir qu'il enlève ainsi à l'enfant l'occasion de recevoir une leçon ulile. En pareil cas, un père doit expliquer que les. canifs coûtent de l'argent; que, pour avoir de l'argent, il faut l'acquérir par le travail, et qu'il ne peut acheter des canifs pour quelqu'un qui les casse ou qui les perd; que par conséquent, jusqu'à ce que l'enfant ait donné la preuve qu'il est devenu plus soigneux, il ne réparera point la perte. Une discipline semblable servira à arrêter les prodigalités chez son enfant 1 • » Le manque de complaisance, défaut plus grave que la négligence et l'étourderie, sera puni d'après le même principe : dans la vie ordinaire, les services s'échangent, et l'on pratique généralement la règle « donnant donnant » ; si un enfant vous refuse un petit service que vous lui aurez demandé, ne lui faites pas de repro1. De l'éducation, elc., chap. u1.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
ches, ne lui infligez ni blâme ni châtiment; mais lorsqu'il viendra lui-même vous adresser une demande quelconque, refusez avec froideur. Dans un cas de ce genre, emprunté par Herbert Spencer à l'expérience d'un de ses amis, la discipline des conséquences naturelles eut un succès complet. « Le lendemain matin, à l'heure de son lever, notre ami entendit à la porte de sa chambre une voix qu'il n'avait pas coutume d'entendre à cette heure. C'était son petit neveu qui lui apportait de l'eau chaude. Regardant autour de la chambre, l'enfant cherchait ce qu'il pourrait faire encore, et il s'écria : Oh! vous n'avez pas vos bottes! en se précipitant dans l'escalier pour aller les chercher. De celte façon et de plusieurs autres, il montra un vrai repentir de sa conduite. Il essaya de compenser son refus de service par des services inaccoutumés 1 • » Mais l'enfant peut commettre des fautes beaucoup plus graves encore, telles que mensonges, larcins, actes de violence contre les personnes, etc. Spencer pense d'abord que l'emploi exclusif de la discipline des conséquences naturelles agit assez heureusement sur le caractère de l'enfant pour rendre très rares les fautes de cette sorte; il estime que les enfants traités avec une douceur intelligente sont meilleurs, et que ceux qui sont gouvernés sévèrement contractent une irritation chronique qui les pousse à se mal conduire. Mais si, comme cela peut arriver quelquefois sous le meilleur régime, l'enfant commet une vilaine action, la discipline des conséquences naturelles ne cesse pas d'être supérieure à toutes les autres. Par exemple, celui qui s'est rendu coupable d'un vol doit en subir les conséquences, qui sont de deux sortes, directes et indirectes; la conséquence directe, c'est la restitution de l'objet volé, ou le
1. ,De l'éducation,
etc., chap. m.
�AVANTAGES OU SYSTÈME
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payement par le voleur d'une somme équivalente, qui sera prise sur l'argent de poche de l'enfant; la conséquence indirecte, c'est le mécontentement des parents. Spencer développe avec complaisance les avantages de son système. D'abord il engendre dans l'esprit les notions justes de cause et d'eITet, que l'enfant acquiert, non pas sur les leçons de ses parents et de ses maîtres, mais par l'expérience personnelle. La moindre brûlure qu'il se sera faite lui en apprendra bien plus que tous les discours sur le danger des brûlures et toutes les réprimandes infligées lorsqu'il s'y est exposé. Lui dire que le désordre es t un défaut et le punir par un pensum lorsqu'il s'est montré négligent, est beaucoup moins efficace que de lui faire subir tous les ennuis qui résultent naturellement du désordre. Celte habitude de constater soi-même les bonnes ou les mauvaises conséquences de ses actions, au lieu d'y croire sur l'autorité des autres, s'acquiert ainsi dans l'enfance très ulilement pour le reste de la vie. Autrement les enfants ne considèrent pas les actions comme bonn es ou mauvaises en elles-mêmes, par rapport aux conséquences naturelles qu'elles entrainent et qui sont constanles; ils ne les consi1tèrent comme bonnes ou mauvaises qu'autant qu'elles produisent le mécontentement des parents et des maîtres et qu'elles aboutissent à des punitions; lorsque ce mécontentement et ces punitions ne sont plus à craindre, alors rien ne les retient plus, et ils se livrent à tous les écarts, jusqu'à ce qu'ils aient été sévèrem ent disciplinés par l'expérience de la vie. Un autre avantage, c'est que la discipline des conséquences naturelles est éminemment juste et qu'elle ne peut pas ne point paraître telle à l'enfant. « Celui qui ne supporte d'autres maux, dit Spencer, que ceux qui, • dans l'ordre naturel des choses, résultent de sa mauvaise conduite, ne se trouvera point injustement traité,
J
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L'ÊDUC.I.TION DU CARACTÈRE
comme celui qui supporte un châtiment artificiel; et cela est vrai des hommes aussi bien que des enfants. Prenez pour exemple un enfant qui est habituellement négligent dans le soin de ses habits, qui traverse les haies sans précaution, qui ne fait point attention à la boue. Si on le bat ou si on le met au lit, il se trouvera maltraité; et il sera plus occupé à ruminer sur ses griefs qu'à se repentir de sa faute. Mais supposez qu'on l'oblige à réparer autant que possible le mal qu'il a fait, à netloyer la boue dont il s'est couvert, à raccommoder les déchirures de ses vêtements, ne saura-t-il pas que c'est là un ennui qu'il s'est causé à lui-même 1 ? » Il ne pourra donc s'en prendre qu'à lui; quelque impatience qu'il éprouve, il n'accusera pas les autres de malveillance et d'injustice. En troisième lieu, l'emploi de la méthode ordinaire, qui repose sur l'obéissance et sur les punitions, entretient entre les éducateurs et les enfants une aigreur, une irritation réciproques. Les éducateurs se fâchent contre les enfanls de ce qu'en transgressant leurs lois, ils ne respectent ni leur autorité ni leur dignilé; les enfants se fâchent contre les éducateurs qui les irritent constamment par leurs prohibitions et par les punitions qui en sont la suite. Supposez une mère dont l'enfant se brûlerait pour avoir, malgré les défenses, touché à la bouilloire, et qui, si cela lui était possible, prendrait pour elle la douleur de la brûlure, mais donnerait un coup à l'enfant afin de le punir; ne serait-ce pas une double souffrance provoquant une mauvaise humeur absurde des deux côtés? Cependant, suivant Spencer, c'est là ce qu'on fait d'habitude. « Un père qu~ but son fils parce qu'il a, par insouciance ou par malice, brisé le jouet de sa petite sœur, et-qui ensuite achète à celle-ci un autre
...... :~ ,)·· · . · 1.. De l'i!ducalwn, etc., chap. m.
,
.
...
.
�299 jouet, ce père-là fait tout à fait la même chose : il inflige une peine artificielle au transgresseur, et prend pour lui la peine natll!'elle de la transgression, ce qui exaspère à la fois le père et l'enfant, tout à fait inutilement. S'il disait à son fils qu'il doit acheter à ses frais un nouveau jouet à sa sœur, et qu'on lui retiendra pour cela son argent de poche jusqn'à concurrence de la somme nécessaire, il y aurait beaucoup moins d'aigreur des deux côtés 1 • » Cette mauvaise humeur que les éducateurs et les enfants éprouvent si souvent les uns contre les autres finit par altérer leurs rapports de la manière la plus fàcheuse; les uns sont regardés comme des tyrans, les autres comme des fléaux. Avec la discipline des conséquences naturelles, les relations entre les éducateurs et les enfants seraient plus affectueuses et, par conséquent, plus fécondes. Le système emprunté par Herbert Spencer àJ.-J. Rousseau soulève d'assez . nombreuses objections; quelquesunes des plus fortes ont été développées par M. Gréard dans son mémoire sur « l'esprit de discipline ». l!Jxaminons sans parti pris ce que vaut la discipline des conséquences naturelles et dans quelle mesure la pédagogie peut user de son action. D'abord il nous est impossible de reconnaître à la nature cette jus lice que Spencer trouve si exacte . Trop souvent les conséquences naturelles sont, par leur gravité, hors de toute proportion avec les actions dont elles résultent. L'enfant qui Louche au feu, tantôt ne se fera qu'une brûlure légère, et tantôt se brûlera cruellement, se défigurera pour toute la vie; une chute n'entraînera pour celui-ci qu'une bosse au front : celui-là se cassera la jambe et restera estropié. De petites imprudences amènent, tout le monde le sait, des maladies mortelles .
OBJEC'l'JONS
l. De l'éducation, etc., chap.
•1
111.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Pendant que le jury, en lui accordant des circonstances atténuantes, épargne la vie d'un misérable assassin, la nature condamne à la peine de mort, sous forme de fluxion de poitrine ou de rhumatisme articulaire, un brave homme qui a commis la faute de prendre froid. Que dire de l'hérédité naturelle, celte odieuse injustice, qui fait expier par les descendants les sottises et les vices de leurs ancêtres? Dans l'ordre moral, ne voyonsnous pas tous les jours les fautes les plus légères entraîner les conséquences les plus redoutables? Par un propos un peu trop franc, par un trait d'esprit qu'on aurait pu retenir, il est vrai, mais qui ne prouve aucune malveillance, on peut se faire un ennemi mortel; en laissant trainer un papier par une négligence qui n'est même pas habituelle, on peut amener une catastrophe; le ridicule tue, dit-on; qui ne sait pourtant quels menus incidents peuvent couvrir un homme de ridicule? Au contraire, des actes monstrueux, dans certaines conditions , n'entraînent pour leurs auteurs que des conséquences avantageuses. La justice des choses est, , comme celle des hommes, très équitable dans beaucoup de cas, très imparfaite dans beaucoup d'autres; il ne faut ni la nier, ni l'admirer outre mesure. L'éducateur prudent, qui sait combien, sous le rapport de la graviLé, les conséquences peuvent être hors de proportion avec les actes, se gardera bien d'y exposer les enfants, lorsqu'il y a pour eux un réel danqer, et, par les moyens ordinaires, c'est-àdire par les défenses accompagnées au besoin de punitions, il préviendra les actes pour prévenir les conséquences. Par exemple, il laissera un enfant taquiner un chat, pourvu que cet amusement n'aille pas trop loin, et attendra la correction naturelle, qui consiste dans un bon coup de griffes; mais il ne le laissera pas agacer un chien hargneux; après lui avoir intimé la défense d'ap-
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procher de ce chien, il le grondera vertement et le punira s'il la transgresse. Dans les deux cas, la faute de l'enfant serait la même; mais les conséquences naturelles pourraient être très différentes et avoir, dans le second cas, une bien autre gravité que dans le premier. La nature serait donc alors, comme elle l'est souvent, fort injuste. Encore ne faut-il pas seulement considérer la faute en elle-même, mais apprécier l'intention du coupable. Ainsi, pour m'en tenir à l'exemple que je viens de prendre, l'enfant qui agace un chien hargneux peut le faire par simple besoin de mouvement el de distraction, ou pour le plaisir d'enfreindre une défense qui lui ?- été intimée, ou par pure méchanceté, pour faire souITrir l'animal. La discipline des conséquences naturelles ne punira que l'acte, sans avoir égard à l'intention, et elle le punira aussi sévèrement si l'intention est innocente que si elle est coupable au plus haut degré. Est-ce là de la justice? Peut-on raisonnablement préférer ce système à celui qui recherche, au contraire, l'intention du coupable, apprécie d'après cette intention la gravité de la faute, et détermine seulement alors la mesure de la punition qu'elle mérite? Ainsi que le remarque M. Gréard, la discipline des conséquences naturelles, qui peut s'appliquer dans les petites circonstances de la vie enfantine, ne mérite plus notre confiance lorsque nous avons affaire à des adolescents. « Assurément, dit-il, il n'y a pas grand inconvénient à laisser l'enfant qui s'entête briser le canif qu'on est décidé à ne pas lui rendre, mettre en désordre la chambre qu'on lui fera ranger, manquer la promenade pour laquelle il ne s'est pas assez diligemment préparé. Mais donnera-t-on à l'adolescent le temps de voir le résultat de sa mollesse lui apparaître dans un avenir perdu? Il est facile. de dire : l'homme qui ne fait
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pas ses affaires est puni de sa négligence par cela seul que ses affaires sont mal faites; il peut se relever. Mais si l'écolier ne fait pas ou fait mal son métier d'écolier, s'il ne discipline pas son esprit et son caractère, si, autour de lui, on ajourne la réforme de ses défauts jusqu'à ce que ses défauts éclatent en leurs conséquences, c'est sa vie entière peut-être que l'on compromet. Qu'à côté du raisonnement ou de l'exemple d'autrui, trop souvent impuissant, on fasse la part de l'expérience personnelle, rien de mieux ; elle est la rançon de la liberté. Mais attendre que le jeune homme s'instruise exclusivement par ses propres fautes, n'est-ce pas la plus dangereuse des utopies 1 ? » Il y a entre l'enfant et l'adolescent élevés dans la famille ou à l'école, et l'homme adulte qui est entré dans la vie réelle, cette différence capitale, que ce dernier, par cela même qu'il est indépendant et jouit de tous ses droits, de toutes ses facultés, doit ne plus compter que sur lui et s'attendre à subir sans atténuation la conséquence de ses actes, tandis que les autres, justement considérés comme des mineurs, doivent être traités et ménagés en raison de leur dépendance et de leur faiblesse. Rien n'est donc plus faux que de rapprocher les. actes de l'enfant ou de l'adolescent et ceux de l'adulte au point de vue des conséquences naturelles. Dans la vie réelle, un homme sans fortune qui se refuse à travailler tombe dans la misère noire et meurt de faim ou vole; voilà les conséquences naturelles de l'extrême paresse. Si un enfant se refuse à travailler, irez-vous le priver de toute. nourriture et lui laisser porter des vêtements en loques, le forcer à coucher dans un taudis ou dans la rue, comme les vagabonds? Tout le temps que vous lui
i. L'Esp1·il de discipline dans l'éd1J,calion, p. 1G.
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donnerez à manger, qu'il portera des vêtemenls convenables, et qu'il demeurera dans un vrai logis, la discipline des conséquences naturelles ne lui sera pas strictement appliquée. Si vous arrangez vous-même ces conséquences, alors elles ne sont plus naturelles, et vous retombez dans la discipline artificiel!~, contre laquelle Herbert Spencer proteste. Qu'y a-t-il de plus artificiel que les scènes imaginées par J. -J. Rousseau pour échapper à l'emploi des procédés ordinaires? Aussi n'est-il pas nécessaire d'aller jusqu'à l'adolescence pour montrer que le syslème exclusif de Spencer est inapplicable; il l'est dès le premier âge dans une foule de cas. Comment s'y prendra, par exemple, un partisan de ce système en présence du premier mensonge de son petit enfant? L'éducateur sans parti pris, et qui recourt aux procédés habituels, lorsqu'ils lui semblent bons, reprendra.vivement le coupable, lui témoignera toute l'aversion que lui inspire la laideur de son mensonge, et tâchera de produire sur lui une impression assez forte, assez désagréable, pour que l'idée du mensonge s'associe dans son esprit à l'idée de quelque chose de très vilain et de très pénible. Ce n'est pas ainsi que l'on traite les menteurs dans la vie réelle : suivant le cas, on les plaisante ou on leur témoigne une défiance froide, ou on leur inflige un affront sanglant. Ces procédés n'auraient pas du tout la même aclion sur un petit enfant que sur un homme; la défiance prolongée pourrait, en particulier, donner d'assez mauvais résultats. Dans la vie réelle, les conséquences nat)lrelles ne punissent en général que les défauts confirmés; elles se font attendre, puis, à un certain moment, elles se produisent avec une sévérité extrême. La conséquence naturelle du premier acte par lequel un vice s'acquiert peut être imperceptible pour celui chez qui le vice s'im -
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plantera jusqu'à devenir indéracinable. C'est justement ce premier acte que l'éducateur habile tâche de saisir, pour le faire suivre d'une conséquence artificielle, d'une punition qui affectera l'enfant et sera le début du traitement auquel il convient de le soumettre. « Le secret de l'éducation, dit M. Gréard, est d'intervenir à temps. C'est à ce diagnostic, pris de haut et de loin, que se reconnaît l'œil du maîlre; c'est à la façon dont il suit et traite le mal encore latent que se révèle la sûreté de sa main. Élever, ce n'est pas seulement prévoir, c'est aussi prévenir 1 • » Herbert Spencer compte trop sur son système pour obtenir l'adhésion des enfants à la discipline à laquelle il les soumet, en raison du caractère de justice qu'il lui attribue, et pour prévenir entre eux et leurs éducateurs toute irritation réciproque. Cette discipline, nous l'avons montré, n'est pas conforme à la justice; mais, quand elle le serait, les enfanls ne l'en subiraient pas davantage avec la soumission qui, aux yeux des hommes éclairés, convient seule devant la force irrésistible des choses. La célèbre parole du poète grec, « qu'il ne faut pas s'indigner contre les choses, parce que cela leur est égal », n'est pas du tout à la portée des enfants. « La tendance anthropomorphique, dit Bain, c'est-à-dire le penchant à tout personnifier, ayant sa plus grande force dans l'enfance, tout mal naturel est attribué à quelqu'un de connu ou d'inconnu. L'habitude de regarder les lois de la nalure, lorsqu'elles nous font souffrir, comme froides, sans passion et sans intenlion, ne s'acquiert que très tard et avec beaucoup de peine; c'est un des triomphes de la science ou ùe la philosophie. Nous commençons ordinairement par en vouloir à tout ce qui nous fait du mal, et nous ne sommes que trop disposés à
1. L'Espi·it de discipline, etc., p. 16.
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chercher autour de nous un être réel sur lequel nous puissions décharger notre colère 1 • » Cette remarque est des plus justes; l'être réel sur lequel l'enfant déchargera sa colère, ce sera l'un de ses éducateurs. Il a déchiré un vêtement et vous le condamnez à le porter ainsi, ce qui l'humilie beaucoup : cette humiliation l'irritera contre vous, quoiqu'il sache qu'il est lui-même l'auteur responsable de l'accident. Il y a là une difficulté inhérente aux punitions en général, et à laquelle les punitions naturelles n'échappent pas plus que les autres; à moins d'être immédiates et instantanées, l'impression ii:ritante qu'elles produisent sur le cœur de l'enfant efface trop souvent le souvenir de sa faute; alors il ne se considère plus que comme une victime, et il a pour ceux qui l'ont puni un sentiment qui est le contraire de la sympathie. La sincérité grâce à laquelle nous nous avouons nos fautes il nousmêmes et nous faisons antérieurement notre mea culpa, n'est pas une vertu sur laquelle on doive trop compter avec lui. Spencer lui accorde aussi trop de prévoyance en supposant que les leçons de l'expérience le mettent en garde contre des fautes nouvelles, parce qu'elles lui font prévoir les suites que ces fautes comportent. « Dès que les enfants, dit Bain, sont sous l'influence de quelque mauvais penchant, les conséquences n'existent plus pour eux »; nous ajouterons : surtout quand elles ne sont pas évidemment immédiates et inévitables. La remarque est applicable même aux hommes faits, bien que dans l'âge adulte le sentiment des conséquences se développe et s'oppose plus souvent à l'envie de mal faire. Celui qui s'est brûlé une ou deux fois prendra garde au feu; celui qui est tombé à l'eau fera plus altenlion en marchant près
1. La Science de !'.éducation; li v. I, chap. v.
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du bord; mais celui dont un mets délicat rend la digestion difficile retombera facilement dans le péché de gourmandise; le plaisir de faire de l'esprit aux dépens d'autrui résiste aux conséquences désagréables que ce travers entraîne parfois; en général, ainsi qu'on l'a remarqué, nous ne profitons de l'expérience acquise qu'au déclin de la vie, lorsqu'il est trop tard pour recommencer et pour réparer nos fautes. Tâchons au moins d'en faire profiter la jeunesse, et ne la laissons pas recommencer cette rude école, s'il y a moyen de faire autrement pour lui éviter des sottises semblables aux nôtres. L'objection la plus grave qui puisse être élevée contre le système que nous discutons en ce moment, c'est qu'il repose tout entier sur la doctrine utilitaire et qu'il ne suppose pas un instant l'existence d'une morale désintéressée. « Dans la doctrine sur laquelle Spencer établit son système d'éducation, dit M. Gréard, il n'existe ni bien ni mal en soi. On chercherait vainement dans ses déductions l'idée d'une obligation morale; il ne prononce pas une seule fois le mot de devoir. C'est le résultat d'un acte qui en détermine la nature et la valeur. Supposez qu'un enfant ait la main assez leste pour échapper à la réaction d'une imprudence, l'esprit assez délié pour esquiver les conséquences d'une foule, le voilà quitte. Il s'agit non de bien faire, mais d'être adroit, non d'être sage et honnête, mais de réussir. Toute la morale se résout ainsi en une question d'habileté avec l'intérêt pour mobile. Certes, l'intérêt et l'habileté ont leur place légitime dans le monde, mais à la condition de se subordonner à une règle su périe ure 1 • » Nous avons dit précédemment que l'enfant était, à notre avis, incapable, dans les premières années, de connaître la loi morale, mais qu'en attendant que sa con1. L'Esprit de discipline,
etc., p.
n.
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science fût en état de la lui révéler, la volonté de ses éducateurs en tenait lieu pour lui, et que par conséquent la pratique de l'obéissance à une volonté raisonnable et honnête était l'apprentissage du devoir. La discipline d'Herbert Spencer remplace le devoir par la force des choses, et la loi morale par la loi naturelle. Aussi s'explique-t-on facilement que les exemples dans lesquels le philosophe anglais montre avec le plus de bonheur l'application de son système rentrent dans l'ordre des réactions physiques. L'enfant se heurte la tête par étourderie, il perd un canif par négligence et on ne lui en achète point d'autre, il manque la promenade par ses lenteurs, tout cela es t matériel. Mai s lorsqu'on arrive à des fautes plus graves, qui intéressen t davantage la moralité, notre auteur semble moins heureux. En cas de larcin , par exemple, il distingue, comme nous l'avons vu, parmi les conséquences qu 'il croit naturelles, celle qu'il appelle directe, à savoir la restitution de l'obj et volé ou l'indemnité éq uivalente, et celle qu'il appelle indirecte, à savoir l'expression du mécontentement des parents. Or, à notre avis, ni l'un e ni l'autre de ces conséquences ne doit être appelée naturelle et ne peut le paraître à l' enfant. Ce n'est pas la restitution qui est co nforme à la loi de nature, c'est le vol, œuvre de violence et de ruse; si on le laisse faire, si on ne le met pas en garde par une défense formelle, accompagnée, au besoin, d'une sanction pénale, l' enfant y est, comme l'animal, comme le sauvage, naturellement porté. On a beau dire qu'il a dans son cerveau l'héritage physique des idées morales de ses asce ndants; ne dites pas à votre enfant un se ul mot du péché de vol, et il y a beaucoup de chances pour que, spontanément, il y tombe sans le savoir; car ce ne sera pas pour lui une mauvaise action, mais simplement l'action indifférente de prendre un objet qu'il désire et qui est à sa
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 308 portée. Comme il n'est pas encore capable de comprendre Cf que c'est que le droit de propriété et qu'une atteinte à ce droit, il faut, ou bien que vous le laissiez aux impulsions de sa nature, qui le porlent à prendre tout ce qui lui fait plaisir, auquel cas l'obligation de restituer lui paraîtra quelque chose de bizarre, une contrainte gênante que lui impose votre arbitraire, ou que vous lui défendiez nettement de toucher à tout ce que vous ne mettez pas vous-même à sa disposition. Qu'est-ce, dans ce second cas, sinon recourir à l'obéissance? Dans les deux cas, à quoi l'enfant se soumet-il? Ce n'est pas à la loi de nature, mais purement et simplement à votre volonté. Et plus lard, lorsqu'il sera déjà capable de raisonner, lorsqu'il aura quelque connaissance de la vie réelle, quelles discussions singulières ne devrez-vous point soutenir avec lui, quelle confusion d'idées et de sentiments ne mettrez-vous point dans son esprit et dans son cœur ! Par exemple, s'il est paresseux, comme vous ne vous résoudrez point à lui faire supporter les conséquences naturelles qu'entraîne assez souvent la paresse pour celui à qui la nécessité du travail est imposée, c'est-àdire le dénuement de tout, la faim, le vagabondage, vous ne pourrez guère, si vous ne voulez point recourir aux punitions habituelles, que lui montrer ces conséquences dans l'avenir, ainsi que la perspective de la déconsidération, du mépris public. Mais peut-être ne sera-t-il pas assez naïf pour ignorer que dans le monde il y a beaucoup de paresseux qui vivent dans l'abondance et dans la joie, et que la hiérarchie sociale place beaucoup plus haut l'oisif riche que le travailleur pauvre. Si vous êtes riche vous-même, il comptera sur votre héritage; si vous n'avez point de fortune à lui laisser, il rêvera de ces places, comme il s'en trouve encore quelques-unes, dont on lui a parlé, et qui per-
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mettent de vivre avec une très petite somme de travail. J'assistais il n'y a pas longtemps à un colloque entre un collégien paresseux et l'un de ses plus proches parents : celui-ci, recourant, sans le savoir, au système spencérien des conséquences, essayait de démontrer à l'autre qu'il faisait mal l'apprentissage de la vie, qu'on devait partout se donner beaucoup de peine; mais le jeune homme lui citait une place à laquelle il se destinait, parce qu'on n'y avaiL rien à faire. « Oui, répliquait le premier, c'est peut-être vrai; mais, pour y arriver, il faut d'abord passer des examens; tâche d'y réussir, et ensuite tu flâneras tout à ton aise. » En se plaçant au seul point de vue de la réalilé, ce langage n'avait rien d'inadmissible. Tel n'est point, il est vrai, celui que parle une conscience droite et ferme; mais il ne s'agit poinl de conscience, de langage du devoir dans la pédagogie d'Herbert Spencer. Cependant, comme M. Gréard le montre, il se garde bien de pousser à fond les conséquences de son principe; averti par le sentiment exact de la réalité morale, il arrive à s'amender lui-même, et mérite que celui qui l'a critiqué d'une manière si pressante le juge définitivement en ces termes : « Aucun pédagogue, peut-être, n'a donné de la personnalité morale de l'enfant une idée plus ferme; aucun n'a mieux établi, assurément, que l'objet propre de l'éducation est de faire un être apte à se gouverner. C'est par cette définitiOJ1 qu'il conclut; en est-il qui réponde mieux aux besoins de la société moderne 1 ? » En ce qui concerne J.-J. Rousseau, le vrai créateur du système d'éducation morale que Spencer préconise, sa , vie nous expliquerait facilement ses idées. « Il suffit,
1. L' Esprit de discipline, etc., p. 26.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dit un critique sévère, mais perspicace, de noter le trait qui en marque toute la suite; ce trait, c'est le dégoùt du devoir. Rousseau ne s'est pas fait faute de s'en confesser. Toutes les fois que le devoir était la seule issue d'un mauvais pas, il y restait engagé ou s'y enfonçait plus avant. Il n'est que le plus éloquent des gens qui ne veulent point se gêner, et qui rêvent toutes les immunités pour eux dans une société oü toutes les charges seraient pour les autres. C'est presque au lendemain du jour où il avait manqué au premier et au plus doux des devoirs, qu'il s'éveilla d'un sommeil sans remords, réformateur public de son temps. C'est après avoir commis la moins pardonnable de toutes les fautes, qu'éclata dans sa tête cette effervescence de vertu durant laquelle il fit le procès à toutes choses et la leçon à tout le monde 1 • » Peut-être aurait-il eu une conscience .plus exigeante s'il avait pris au foyer domestique, dès le premier âge, l'habitude du devoir tel qu'il convient aux enfants, c'est-à-dire de l 'obéissance. Mais sa mère était morte en le mettant au monde, et son père, « né tendre et sensible », passait des nuits entières à lire des romans avec lui! En dépit de Rousseau et de Spencer, nous ne croyons pas que les idées sc modifient beaucoup dans les familles et dans les écoles touchant le principe de l'obéissance avec sanctions pénales. Mais nous ne sommes pas aussi rassurés en ce qui regarde la pratique. Les éducateurs n'ont pas encore des doutes sérieux au sujet des droits qu'ils possèdent sur les enfants; peut-être en usent-ils généralement avec quelque mollesse. Quoique Spencer accuse la discipline qui repose sur l'obéissance de nuire à l'affection mutuelle des éducateurs et des enfants, nous ne pensons pas que le progrès de la pitié filiale et du
1. Nisard, Jfistofre de la litlératw·e française, liv. TV, chap. x11.
�LA DISCIPLINE FAi\ULJALE
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respect affectueux pour les maîtres soit en rapport avec la diminution de la fermeté à l'égard de l'enfance. Il y a encore des familles où n'a pas pénétré l'influence amollissante de nos mœurs, et où les parents savent commander, où les enfants sont habitués à obéir. Ce ne sont pas, croyons-nous, celles où l'on s'aime le moins.
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�CHAPITRE XIV
Des récompenses. - Discussion du principe. - La pratique. Récompenses diverses. - Des jouets en particulier. - L'éloge. - L'émulation dans la famille et à l'école.
Les punitions, qui affeetent péniblement la sensibilité physique et morale de l'enfant, ont surtout pour but d'établir dans son esprit une association d'idées durables, par laquelle le manquement au devoir lui paraît inséparable d'une souffrance. Les récompenses au contraire sont destinées à unir dans son esprit l'idée de l'accomplissement du devoir avec celle d'un plaisir qui en résulte. Aussi ont-elles, en principe, excité la défiance des moralistes austères, aux yeux desquels le devoir s'impose par lui-même. << Devoir 1 mot grand et sublime, dit Kant, toi qui n'as rien d'agréable ni de flatteur et commandes la soumission en te bornant à proposer une loi, qui d'ellemême s'introduit dans l'âme et la force au respect (sinon toujours à l'obéissance), et devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils travaillent sourdement contre elle, quelle origine est digne de toi? Où trouver la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute alliance avec les penchants 1 ? » Comme, en dernière
1. Ci·itique de la i·aison pi·atique,
1re
partie, livre T.
�DISCUSSION DU PRINCIPE DE LA RÉCOMPENSE
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analyse, un plaisir n'est que la satisfaction d'un penchant, et, comme toute réco·mpense est destinée à faire naître un plaisir, il s'ensuit, d'après Kant, que le devoir repousse fièrement la récompense. C'est pourquoi le même philosophe disait encore : « Si l'on récompense l'enfant quand il fait bien, il fait alors le bien pour être bien traité ». Il est évident qu'un semblable calcul est tout égoïste, qu'il est étranger à la vertu, si la vertu existe par elle-même, si elle est autre chose que l'intérêt bien compris, ainsi que le prétend l'école utilitaire. Port-Royal écarte les récompenses en principe, par une considération non moins élevée, mais d'un caractère différent, et qui emprunte toute sa force au système théologique de la grâce. Tout ce qu'il y a de bon dans ,l'homme étant un pur don de Dieu, lorsqu~ l'homme fait ·· te bien, ce n'est pas lui qu'il faut féliciter et récompen. ser, c'est à Dieu seul qu'il faut exprimer sa gratitude, par une adoration silencieuse. « Quand il y avait quelque bien clans quelqu ' un de ces enfants, raconte Fontaine en rapportant un entretien avec M. de Saci, il me conseillait toujours de n'en point parler et d'étouffer cela clans le secret. Si Dieu y a mis quelque bien, disait-il, il l'en faut louer et garder le silence, se contentant de lui en rendre dans le fond du cœur sa reconnaissance. » Pascal, animé de cet esprit, se plaint que l'admiration gâte tout dès le premier ùge, et qu'on s'exclame sans ces e, au sujet des enfants : « Oh I que cela est bien dit! qu'il a bien fait! qu'il est sage! » Il ajoute, et c'est pour lui une preuve de la misère humaine, que « les enfants de Port-Royal, auxquels on ne donne point cet aiguillon d'envie et de gloire, tombent dans la nonchalance 1 ». Oui, assurément, c'est une marque de notre misère que la vue claire du devoir ne suffise pas pour déter1. Pensées, édit. Louandrc, 66, art. 26.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
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miner notre volonté, et qu'il faille presque toujours y ajouter les aiguillons de la souffrance et du plaisir pour nous détourner du mal et nous pousser au bien. Par quelques côtés, nous ressemblons assez aux bêtes; en effet, on les dresse tantôt avec le fouet, tantôt avec des friandises. Mais ce qui distingue la véritable éducation du dressage, c'est d'abord que le but en est tout autre, et ensuite que les moyens de punition ou de récompense employés par elle tendent à différer le plus possible de ceux dont on use dans le dressage. Le fouet, type de la punition corporelle, est absolument condamné dans certains pays; et ailleurs on n'y recourt que parce qu'on juge les autres punitions insuffisantes. Quant à la friandise, nous la condamnerons tout à l'heure comme récompense. Mais s'interdire en principe la punition et la récompense, sous prétexte que le devoir repousse fièrement toute alliance avec la sensibilité, comme dit Kant, ou que, comme le pense Port-Royal, Dieu, étant le seul maître des cœurs, est seul capable d'agir sur eux par sa grâce, c'est, à force d'élévation religieuse ou morale, se priver de ressources fort utiles et, ainsi que le remarque M. Gréard, briser dans le cœur de l'enfant deux des plus précieux ressorts de la vie intérieure. L'enfant ne sera jamais, quoi qu'on fasse, un stoïcien, ni un saint. L'homme, a dit Pascal, n'est ni ange ni bête; mais pendant l'enfance il est bien plus près encore de la bête que de l'ange. Si, pour le former à la vertu, nous usons alors de procédés qui ont avec ceux dont on use avec la bête cette ressemblance qu'ils s'adressent surtout à la sensibilité, du moins pouvons-nous dire pour nous justifier que l'idéal auquel nous aspirons les relève, et qu'en raison même de nos aspirations nous nous attachons à les dégager le plus possible de l'élément matériel. Ainsi nous préférerons les punitions et les récompenses qui s'adressent à ce qu'il y a de plus
�DISCUSSION DU PRINCIPE DE LA RÉCOMPENSE
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noble dans la sensibililé morale, et nous écarterons celles qui ravaleraient l'enfant au rang de la bête. Mais nous savons que nous n'avons pas affaire à un pur esprit, à une raison libre de toute attache avec les penchants, et qu'en nous plaçant trop haut, nous risquons de nous condamner à l'i[l?puissance. « On est en droit de penser, dit Guizot, que le sentiment du devoir, réduit à ses propres ressources, ne saurait être pour l'enfance un mobile suffisant : dans tous les états d'ailleurs et à tout âge, ce sentiment est plutôt la règle que le principe de notre activité; il nous indique ce que nous devons éviter, la route que nous devons tenir, les bornes que nous ne devons pas dépasser, les conditions enfin que la vertu prescrit à l'action des facultés; mais rarement ces facultés lui doivent leur première impulsion : sa destination est de nous apprendre à marcher droit plutôt que de nous faire marcher .... Pourquoi exigerait-on des enfants ce qu'on ne saurait prétendre des hommes? ... Pourquoi refuseriez-vous de profiter, en les élevant, de ces principes d'activité plus pressants et plus immédiats que Dieu a rendus inséparables de la nature humaine, en donnant aux hommes des besoins, des intérêts, des passions 1 ? » Nous admettrons donc le principe de la récompense comme une concession qu'il est indispensable de faire à la faiblesse du cœur humain, et qui, sagement mesurée, peut servir à l'amélioration de l'enfant, au lieu de le dépraver. Occupons-nous maintenant de la pratique. Il faut d'abord marquer la distinction importante, mais trop souvent négligée, qui existe entre la récompense promise à l'enfant au préalable, en vue d'un acte déterminé, promesse qui constitue pour lui une sorte de
1. Conseils cl'un
pèi·e sui· l'éclucalio11: des moyens cl'émulatio11.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
droit, pour ses parents une sorte d'engagement, et la récompense accordée en toute liberté par ceux-ci, après l'acte, comme un témoignage de satisfaction auquel l'enfant pouvait bien penser el aspirer, mais qu'il n'avait aucun droit de réclamer comme son dû. On peut faire de celle du second genre un usage excellent; mais, pour plusieurs moLifs, l'autre ne vaut rien. D'abord, par la récompense ainsi entendue, on fait presque toujours appel à l'instinct dangereux qui porte l'enfant au plaisir, et on le fortifie, ce qui n'est pas prudent. Comme le remarque Locke, un grand nombre de nos prohibitions ont précisément pour but de combattre cet instinct; il est donc assez peu raisonnable de dédommager l'enfant de la contrainte qu'on impose à son goût pour le plaisir en lui promettant des objets capables de le sati,sfaire. On répète à l'enfant qu'il ne faut être ni gourmand ni cupide, qu 'il faut aimer les vêtements simples. << Mais, dit Locke, si vous le portez à faire une chose raisonnable en elle-même, en lui présentant de l'urgent, si vous le récompensez de la peine qu'il a d'apprendre sa leçon par Je plaisir de manger quelque bon morceau, si vous lui promettez une cravate à dentelle ou un bel habit neuf, pourvu qu'il s'acquitte de quelques-uns de ses petits devoirs, n'est-il pas visible qu'en proposant ces choses en forme de récompense, vous les faites passer pour des choses bonnes en elles-mêmes, que votre enfant doit tâcher d'obtenir, et que par là vou s l'excitez à les désirer avec d'autant plus d'ardeur, et l'accoutumez à mettre son bonheur dans leur jouissance 1 • » De plus, on remplace la véritable obéissance, qui est, comme nous l'avons dit, l'apprentissage du devoir, par un calcul intéressé; l'enfant ne se conduit pas bien parce
1. De l'éducation des enfants, trac\.
Coste, section 4.
�LA PROMESSE DE LA RÉCOMPENSE
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que son devoir l'y oblige, mais parce que son intérêt l'y invite; si le plaisir de mal faire lui agrée plus que celui qu'üpeut se promettre des récompenses qui lui sont proposées, il les dédaignera. Il finira peut-être par débattre avec vous le prix de son obéissance, et ne vous la donnera que comme un service qu'on échange contre un autre de même valeur. En tout cas, il ne prendra pas l'habitude de faire le bien pour lui-même , avant toule considération d'intérêt personnel.<< Si vous ne savez animer sa volonté, dil Guizot, que par la promesse d'un plaisir, le plaisir deviendra la loi suprême de l'enfant; ce sera le seul but de ses travaux : faire son devoir ne sera pour lui qu'un moyen d'arriver à ce but, une idée secondaire qui n'acquerra à ses yeux ni la hauteur ni la gravité qu'elle doit avoir 1 • » Autre est la récompense qui, sans être déterminée à l'avance ni promise comme une espèce de salaire du devoir satisfait, arrive à la suite de ce devoir, et aug~ mente le plaisir que l'enfant trouve dans sa conscience, plus salutaire des punitions est de même que l'effet d'augmenter le malaise général de l'enfant, le mécontentement de lui-même à la suite de ses fautes. Faisons mieux comprendre encore cette différence par un exemple. C'est s'y prendre mal que de dire à l'enfant : « Si tu travailles bien cette semaine, je te ferai faire dimanche telle partie de plaisir » . A la fin de la semaine il réclamera de vous, comme un créancier, le payement de votre dette; si, par hasard, il ne trouve pas dans la récompense tout le plaisir qu 'il en avait attendu, il se considérera comme lésé; il pensera en lui-même : « Ce n'était vraiment pas la peine de me donner tant de mal »; et, comme les parties de plaisir ne peuvent se répéter sans cesse, il y a des chance,; pour qu'il travaille
le
L Conseils, elc.; des moyens cl'énwlatio11.
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L 'EDUCATION DU CARACTÈRE
moins bien les jours suivants. Au contraire, rien de plus naturel et de plus admissible que de dire à l'enfant : « Tu étais en bonnes dispositions cette semaine, tu as bien travaillé ; aussi serai-je content de faire demain avec toi telle partie de plaisir ». Certes, si l'enfant était arrivé à la hauteur morale d'un vrai stoïcien ou d'un vrai chrétien, ce témoignage de satisfaction serait inutile pour entretenir son zèle. Mais il faut avoir égard à sa faiblesse, sans l'augmenter par de maladroites complaisances. Car, en ne lui témoignant jamais par des récompenses la satisfaction qu'on éprouve de sa bonne conduite, on risquerait fort de le décourager. Les récompenses dont les éducateurs disposent pour témoigner de la satisfaction aux enfants et encourager leur application au devoir sont de bien des sortes; mais il y a un choix à faire. Les raisons que nous avons données plus haut nous feront écarter presque entièrement celles qui consistent en friandises, en objets destinés à la parure, en dons d'argent et autres de même genre. « On peut, dit Rollin, récompenser les enfants par des jeux innocents, et mêlés de quelque industrie; par des promenades, où la conversation ne soit pas sans fruit; par de petits présents qui seront des espèces de prix, comme des tableaux ou des estampes; par des livres reliés proprement; par la vue de choses rares et eu~ rieuses dans les arts et dans les métiers .... L'industrie des parents et des maîtres consiste à inventer de telles récompenses, à les varier, à les faire désirer et attendre, en gardant toujours un certain ordre, et commençant toujours par les plus simples, qu'il faut faire durer le plus longtemps qu'il est possible 1 • n Ce dernier conseil du bon Rollin s'appliquerait bien en particulier aux jouets. Il y a depuis quelque temps,
L T1·aité des études, liv. VlU, trc ·partie, art. 7.
�LES JOUETS
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pour les jouets, un luxe ridicule, qui fait préférer les plus brillants, les plus compliqués et les plus chers aux simples jouets d'autrefois, qu'on procurait aux enfants à peu de frais et qui les amusaient davantage. Car ce qui leur cause un vif plaisir, ce ne sont pas tant les jouets en eux-mêmes que les combinaisons infinies de mouvements, d'idées, d'imaginations surtout auxquels ils peuvent donner lieu. De modestes soldats en plomb ou en papier, par exemple, serviront à des évolutions sans nombre dans lesquelles la stratégie enfantine s'exercera avec délices. L'enfant, qui rêve tout éveillé, et dont l'imagination est capable d'inventer avec une fécondité extrême, se sert même souvent, comme jouet, du premier objet venu, qu'il soumet à des métamorphoses merveilleuses le plus facilement du monde. Un morceau de bois recouvert de quelques chiffons deviendra pour la petite fille un poupon charmant auquel elle prodiguera des soins empressés; je me souviens d'avoir joué tout un après-midi sur une charrette que, la tête farcie de récits ma1·itimcs, j'avais transformée en un vaisseau .à trois rnùts. « Un enfant de deux ans et demi, de ma connaissance, raconte Mme Necker de Saussure, passe une partie de ses journées à jouer le rôle de cocher. Ses chevaux sont deux chaises, dont il fait un attelage au moyen de rubans. Lui-même, assis derrière sur une troisième, les rênes clans une main, un petit fouet dans l'autre, mène ses paisibles coursiers. Un léger balancement de son corps montre qu'il les croit en marche .. .. Si quelqu 1un vient à se placer devant les chaises, alors il tempête, il se désole : Oh empêche ses chevaux d'avancer 1 • » L'imagination des enfants est capable d'aller encore plus loin et d'inventer des objets entièrement imagi1. L'Education progi·essive, liv. Ill, chap. v.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
naires avec lesquels ils jouent les mains vides; elle s'exerce alors si vivement qu'elle est en pleine hallucination. J 'en trouve un exemple curieux chez le même observateur. cc Un père, dit Mme Necker de Saussure, entend de sa fenêtre que ses enfants tirent de l'arc dans le jardin. L'un est juge des coups; d'autres en appellent à ses décisions. On se dispute, on crie, on applaudit aux vainqueurs, on insulte aux maladroits. Le père conçoit quelque inquiétude. Où ont-ils pris des arcs? peuvent-ils en tirer à leur âge? ne se feront-ils pas de mal? N'y pouvant plus tenir, il descend dans le jardin et les observe. Il les voit rouges, animés, pleins de cette ardeur sérieuse qui accompagne les grands plaisirs. Toute la pantomime était parfaite; mais il n'y avait ni arcs, ni flèches, ni but; un mur formait tout le matériel de l'exercice 1 • » Laisser les enfants s'amuser simplement, avec l'aide de leur imagination toujours en éveil, vaut donc mieux que de leur acheter des jouets dispendieux dont ils n'apprécient que le luxe, au risque de les rendre dédaigneux à l'égard des autres jouets et de leur enlever une source inépuisable de plaisir. Un pédagogue fort estimable, Bernard Perez, a eu l'idée assez paradoxale de juger sévèrement l'usage des poupées. Il reproche à ce jouet classique des petites fllles, en raison de la toilette dont on l'affuble, de favoriser presque dès le berceau le débordement du luxe, l'instinct de vanité et même celui de l'envie. « Toute belle poupée, dit-il, fait une orgueilleuse et cent jalouses. » Il estime que les récréations dont la poupée est le prétexte et l'instrument sont faites pour enniaiser les petites fllles, qui jouent avec une imitation servile et ridicule les rôles de grandes personnes. Il trouve que celles dont la sensibilité est très vive prennent au sérieux
1. L'éducation pi·ogi·essive, liv. III, chap. v.
�LA POUPÉE
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leur rôle de maman, qu'elles en sont obsédées jusqu'à en perdre l'appétit, le sommeil et la santé, que les prétendues maladies, les migraines, les blessures, les ennuis de leur enfant imaginaire les affolent de pitié et de terreur. « Avoir, ajoute-t-il, les yeux et l'esprit fixés sur une petite caricature insensible et inerle, lorsqu'on devrait les avoir sans cesse éveillés sur toute chose autour de soi; croupir dans lïmmobilité comme un oiseau sans ailes, lorsqu'on devrait toujours être en mouvement; parodier avec la mémoire seule les gestes, les attitudes, les inflexions de voix, les formules de conversation des grandes personnes, alors qu'on devrait vivre en enfant naïf que l'on est: est-ce là une situation d'esprit et de corps désirable pour un petit enfant 1 ? » Ces critiques, sans doute exagérées, contiennent cependant une part de vrai. L'usage des poupées est tellement ancien, tellement général, et paraît encore si vivace, qu'on est forcé d'admettre qu'il résulte d'une tendance innée dans le cœur des enfants et qu'il est voulu par la nature elle-même. La petite fille, destinée· à la maternité, en fait pai- instinct, dès le bas âge, une sorte d'apprentissage; elle soigne sa poupée maternellement, comme il lui arrive si souvent de soigner une sœur plus jeune qu'elle; dans ce dernier cas, comme l'instinct est plus satisfait encore, il arrive que les soins donnés à l'être vivant font délaisser l'être imaginaire. Quant à la tendance à l'imitation des grandes personnes, elle est tellement naturelle chez les enfants, qu'elle se mêle à la plupart de leurs jeux : les petites filles jouent à la maman, à la marchande, à la mailresse de maison, comme les garçons jouent au soldat, au voiturier, au maître d'école. Mais il n'en est pas moins utile de signaler l'excès. Ce que nous avons dit en général sur les jouets
'.l. l'Education clè.s
~
be1'cemt 1 chap. Ill.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dispendieux touche aussi bien le luxe des poupées. Les parents sensés, lorsqu'ils voient que leur fille s'absorbe trop ilans son rôle de maman, s'efforceront de la distraire. Si, dans son imitation, elle se montre sotte et affectée, ils trouveront assez facilement le moyen de la redresser. Nous n'avons que peu de chose à dire des caresses employées comme récompenses. Elles sont trop naturelles et trop douces pour ne pas occuper une grande place dans l'éducation des enfants, surtout pendant le premier âge. Mais il ne faut pas en abuser, ni développer par elles une sensibilité passionnée, ni s'en servir comme d'un moyen banal pour calmer les enfants désagréables. Nous n'aimons pas l'expression « dévorer un enfant de caresses», et nous croyons qu'il faut se défier de l'excès qu'elle désigne. L'expérience ne montre pas que les mères les plus caressantes soient les meilleures éducatrices. Locke recommande a'vant toutes les autres une récompense qui satisfait la tendance naturelle de l'homme à ·rechercher l'estime de ses semblables, c'est-à-dire l'éloge donné d'une manière intelligente. « De tous les motifs propres à toucher une âme raisonnable, dit-il, il n'y en a point de plus puissant que l'honneur et l'infamie, lorsqu'une fois elle se trouve disposée à en ressentir les impressions. Si donc vous pouvez inspirer aux enfants l'amour de la réputation et les rendre sensibles à la honte et à l'infamie, dès lors vous avez mis dans leur âme un principe qui les portera continuellement au bien 1. » Les principales autorités pédagogiques sont loin d;être d'accord à ce sujet. Nous avons vu que PortRoyal interdisait l'éloge par des considérations d'humilité chrétienne. Mme Necker de Saussure ne lui est
1. De l'éducation des enfants, trad. Coste, sec tion 4.
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pas beaucoup plus favorable; se plaçant à un point de vue moral très élevé, elle le condamne en ces termes, comme les autres récompenses : « Quand la rémunération serait uniquement honorifique, l'effet n'en serait pas meilleur pour le cœur. La sensualité morale, nommée vanité, ne vaut pas beaucoup mieux que la sensualité matérielle, et son apparence plus noble là rend bien autrement difficile à corriger. Si malgré nous la vanité se nourrit de tous les succès, restreignons-lui sa part le plus que nous pourrons .... Lorsque le devoir lui-même commande, estimons trop l'enfant pour le récompenser d'en suivre l'appel.. .. L'amour-propre bien placé est encore celui que je crains le plus. J'y vois une tache indélébile, un mélange impur qui adhère aux meilleures qualités dans le cœur humain. Aucune vraie grandeur, aucun oubli de soi-même n'est plus possible : l'éternel moi se retrouve toujours 1 • n Nous avons dit, au commencement de celte étude, qu'il y a, suivant nous, dans cette manière d'envisager les récompenses, et en particulier l'éloge, une concep- . tion trop haute du devoir, eu égard à la faiblesse de l'enfant et même de l'homme. Combien y a-t-il d'hommes qui méprisent sincèrement l'éloge et qui se contentent d'être approuvés par leur conscience? Ce dédain est presque toujours un signe d'envie, d'impuissance ou une pose. Ainsi que l'a remarqué un ancien, les philosophes inscrivent leur nom en tête des livres qu'ils écrivent contre l'amour de la gloire. Rollin est plus dans la mesure lorsque, tout en reconnaissant que le désir de la louange est un faible, il conseille d'en profiter et d'en faire une vertu. << Il faut, dit-il, tâcher de s'en servir pour animer les enfants sans les enivrer 2 • »
1. L'Éducation pi·o.qi·essive, liv. VI, chap. 1v. 2. Traité des études, liv, VIII, i" partie, arL. 7.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Là est la juste limite, que malheureusement les parents, et même les maîtres, dépassent en maintes circonstances; les parenLs surtout se complaisent dans leur progéniture, et aiment à penser, avec un sentiment plus ou moins exact de l'hérédité, que les qualités vantées chez l'enfant sont un legs qu'il a reçu d'eux. J'oserai dire que la vanité entre souvent pour une bonne part dans les motifs qui déterminent certains parents peu aisés à faire des sacrifices pour l'instruction de leurs enfants; on n'est pas bien sûr qu'ils seront plus heureux dans une situation plus élevée que celle où ils sont nés, mais l'essentiel est qu'ils s'élèvent et qu'ils fassent naître dans leur milieu des sentiments d'admiration, de jalousie peut-être. Rien n'est plus fréquent, et aussi plus insupportable, que les éloges accordés à l'intelligence des enfants.« On peut poser en principe, dit Guizot, qu'on ne doit jamais les louer de ce qui n'a pas dépendu de leur volonté, de èe qui ne leur a pas coûté un effort ou un sacriGce. Si vous les louez de quelques dons naturels, comme de leur intelligence ou de leur figure, vous les accoutumez à mettre un grand prix à ce qui peut être un bonheur, mais non un mérite, et, dès lors, leur amourpropre prend une direction dangereuse; car c'est en se portant sur des avantages purement accidentels qu'il devient plus tard présomption, vanité et sottise 1 • >> L'éloge doit donc être réservé au véritable mérite, qui, comme nous · 1·avons déjà dit à plusieurs reprises, résulte exclusivement de l'effort, c'est-à-dire d'un acte de volonté plus ou moins difficile et soutenu. L'homme est ainsi fait que la considération de ses semblables lui est bien plus chère encore lorsqu'ils lui reconnaissent, après comparaison, la supériorité sur
1. Conseils cl'un père, etc.; des moyens d'émulation.
�L'ÉMULATION
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d'autres. Être le premier, voilà le désir des âmes sensibles à l'aiguillon de la gloire; et, de fait, personne, ou à peu près, n'y est insensible. Tel qui ne prétend pas à la primauté dans les œuvres de l'intelligence, et qui n'aspire pas aux premiers rangs dans la hiérarchie politique, est heureux d'être proclamé le meilleur tireur, le possesseur des plus beaux bestiaux, de remporter le prix dans un de ces i1:mombrables concours où l'on ne cesse de classer les mérites les plus divers. Assurément le plaisir qu'on éprouve à être le premier n'est pas inspiré par la pure charité chrétienne, car il faul compter parmi les éléments qui y entrent le chagrin que les concurrents éprouvent d'être mis à un rang inférieur. Mais ce plaisir n'en est pas moins vif. La pédagogie se demande s'il convient d'y faire appel et de proposer la primauté qui le cause comme but aux efforts des enfants. · Ceux qui condamnent les récompenses en principe ne peuvent pas admettre, pour les mêmes motifs, l'émulation dans la concurrence. Tout en admirant leur élévation morale, nous trouvons qu'ils se privent d'un moyen précieux, dont il s'agit seulement de bien régler l'emploi. Guizot distingue avec raison « l'émulation d'un à plusieurs », qui existe à l'école, et « l'émulation d'un à un », qui ne peut guère exister que dans la famille, et qui présente de graves inconvénients. Il faut se garder, par exemple, d'établir une sorte de concours permanent entre deux frères qui sont à peu près du même âge. « Dans les familles, dit Guizot, où les parents ont l'habitude d'exhorter et de sermonner beaucoup leurs enfants, ils ne manquent pas, en génér&l, lorsque l'un a mieux fait que l'autre, de développer longuement à celui-ci sou tort, c'est-à-dire son infériorité.... Lorsqu'une rivalité s'établit ainsi entre deux enfants, le père
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 326 ou le précepteur a à traiter avec deux amours-propres, un amour-propre mécontent et un amour-propre satisfait: de l'amour-propre satisfait peuvent naître l'orgueil, l'arrogance, la dureté, toutes les passions hautaines; l'amour-propre mécontent peut conduire au découragement, à l'indifférence, à la jalousie, à l'aigreur, aux passions basses et faibles 1 • » Rappelons-nous nos souvenirs /le collège : il est rare que l' émulation entre plusieurs élèves qui se disputent le premier rang produise d'aussi mauvais effets. On n'éprouve guère envers ses concurrents des sentiments d'aigreur et d'envie. Les facultés dans lesquelles on concourt sont assez nombreuses; tel qui se laisse battre dans l'une se relève dans l'autre. cc Il y a toujours, dit Guizot, dans les triomphes mêmes des meilleurs élèves, une fluctuation, des alternatives qui ne permettent guère à l'un d'entre eux de devenir spécialement le rival mécontent ou orgueilleux d'un autre; ils brûlent tous de dépasser des concurrents, aucun ne songe à terrasser un adversaire; le vaincu d'ailleurs rempo1·te une victoire qui le console de sa défaite : Edouard est forcé de céder à Alphonse le premier rang, mais il a obtenu le second sur Henri, celui-ci le troisième sur Auguste, et ainsi de suite 2 • » L'Université française, ainsi que le remarque Michel Bréal, pour entretenir l' émulation parmi la jeunesse, suit encore en partie les traditions des Jésuites. Nous lisons dans leur plan d'études : « Honesta œmulatio, quœ magnum ad studia incitamentum est, fov enda ..... Un des plus sûrs moyens d"exciter les enfants à l'étude, c'est d'entretenir parmi eux une honnête émulation. » Les meilleurs elèves recevaient des croix, des rubans,
1. Conseils d'un pere, etc.; des moyens d'émulation.
2. Même ouvrage,'_ même article.
�LES PRIX
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des insignes. Dans chaque classe, l'élite formait une académie. Mais le stimulant le plus actif était demandé aux compositions périodiques; l'élève classé le premier était investi de la magistrature souveraine, summo magistratu; les suivants recevaient des honneurs gradués. Les prix donnés à la suite des compositions sont dans nos lycées la plus enviée des récompenses. Les compositions, on le sait, son t très fréquentes. Ce système, outre le défaut qu'on peut reprocher en général à la récompense, et qui consiste à substituer le mobile de l'intérêt à celui du devoir, présente des inconvénients particuliers. Le principal, déjà signalé par nous dans une précédente étude, c'est qu'il est fait pour mettre en lumière certains dons de l'intelligence beaucoup plus que ceux du caractère, qui ont cependant une bien autre importance dans la vie des individus et dans celle des nations. Souvent, chez les brillants élèves, les dons du cœur vont de pair avec ceux de l'intelligence; mais les cas sont tellement divers qu'il est impossible de dire que c'est la règle générale. En fait, la vie modifie parfois beaucoup le r,lassement du collège. Et quand même elle le confirmerait, ceux qui sont les premiers dans le monde comme ils l'ont élé au collège, ces hommes en vue, ayant le privilège de fixer constamment sur eux l'afü;ntion publique, ne sont pas toujours les serviteurs les plus utiles de leur pays. Il y a tel de nos condisciples fort obscur dans sa classe, fort obscur dans la vie, qui u su appliquer à l'agriculture des qualités d'esprit qu'on ne lui soupçonnait guère, et qui rend plus de services que d'autres camarades arrivés à de très hautes situations. Les conditions qui assurent le succès au collège ne sont pas des garanties sufJ1santes pour qu'on puisse affirmer que les lauréats sont de ces hommes comme un pays a intérêt à en compter beaucoup. Si l'on a pu, non sans de bonnes raisons, critiquer
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
les compositions et les distributions de prix en usage dans les collèges, on a le droit, à notre avis, de se montrer plus sévère encore pour les concours généraux, dont les récompenses éclatantes semblent hors de proportion avec le mérite réel de ceux qui les obtiennent. Tout le monde connaît la part du hasard dans ces sortes d'épreuves . Sans doute, cette part n'est pas assez grande pour que les premiers prix puissent être remportés par des élèves qui n'appartiennent point à l'élite. Mais Je premier rang n'est pas assuré au mérite le plus solide, et il ne paraît pas juste qu'une heureuse inspiration de quelques instants procure une distinction si grande, qui peut enivrer ceux auxquels elle est accordée. « Que peut leur offrir la. vie, dit Michel Bréal, pour répondre à de tels débuts?» La vie réelle a aussi ses hasards : il est des hommes que les circonstances favorisent, qui ont la chance de se produire au bon moment, et qui jouissent longtemps des fruits d'un seul effort fait à propos. Mais, en vue du succès, la patience et la constance· dans l'effort sont des qualités plus sûres. Aussi voudrions-nous que, sans renoncer à stimuler les jeunes gens par la concurrence, on cherchât les moyens de restreindre le plus possible dans les concours qui se font à l'école le rôle du hasard, de l'effort momentané; qu'au lieu d'être périodique, la lutte fùt permanente, et que le classement résultât de la supériorité montrée, non pas dans quelques épreuves, mais dans les exercices quotidiens de la classe. On serait moins exposé à voir la vie de l'écolier se partager en périodes alternatives de langueur et de fièvre; le travail se soutiendrait mieux, et l'on ne constaterait pas à époques fixes cette préoccupation extrême du SJICCès, qui a frappé certains moralistes et leur a fait condamner d'une manière absolue notre système d'émulation. Enfin, sans demander que l'on distribuât des prix
�LES PRIX
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d'application, de bonne volonté, destinés à consoler les écoliers laborieux, mais moins favorisés que d'autres sous le rapport de l'esprit, nous voudrions que les maîtres s'appliquassent à les encourager, non pas avec la compassion assez dédaigneuse qu'on leur témoigne trop souvent, mais avec une bienveillance pleine de tact. Il y a moins de mérite à pousser les bons élèves qu'à s'intéresser aux médiocres et à obtenir d ·eux tout ce qu'ils peuvent donner.
�CHAPITRE XV
Rôle de l'eITort dans la vie morale. - Il est nécessaire d'habituer l'enfant dès le premier fige à faire eITort sur lui-même pour r éprim er les impulsions des penchants. - Éducation des habitudes morales. - Rôle de l'exe mple. - Les exemples cité~ et les exempl es donn és par les éducateurs. - Influence gé nérale du milieu social clans lequel l'e nfant se développe.
Si nous observons attentivement ce qui se passe en nous lorsque, dans une circonstance déterminée, nous sommes incertains sur la conduite à tenir, nous verrons que notre hésitation résulte de ce que nous sommes sollicités par plusieurs mobiles. Tantôt l'un d'eux l'emporte sans qu'il y ait eu grande lutte, et sans que nous devions faire un effort sensible pour lui maintenir la victoire; tantôt au contraire la lutte entre les différents mobiles a été vive, et celui qui l'emporte ne triomphe point sans être exposé au retour agressif des vaincus. Par exemple, partagés entre la crainte de la pluie et le désir de la promenade, nous nous décidons à rester au logis; celte décision est assez facile à prendre et à maintenir. Mais, sollicités à la fois par la paresse et le besoin d'agir, par la douceur du repos et le sentiment du devoir, nous nous mettons, non sans peine, à un travail difficile; pl us d'une fois la paresse reviendra pour nous faire sentir la fatigue de l'attention et nous inviter au divertissement. ·
�L'EFFORT
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Si l'on pousse l'analyse encore plus loin, on verra d'aboru que tous les actes peuvent être classés en deux grandes catégories : ceux qui se font sans effort t, comme de manger lorsqu'on est en appétit devant une table servie, de parler dans une conversation intéressante, de lire un livre amusant; et ceux qui demandent un effort quelconque ; ensuite, que, parmi ces derniers, il y a des différences pour ainsi dire infinies, suivant que l'effort à faire est plus ou moins considérable; enfin, que l'hésitation morale existe généralement lorsqu'il y a un choix à faire entre deux actes dont l'un ne demande aucun e!fort et dont l'autre en exige, ou bien entre deux actes dont chacun demande un effort différent de l'autre en intensité. L'effort apparent peut di!férer de l'effort réel. L'homme d'un esprit lent ou distrait qui s'applique chaque jour pendant quelques heures à un travail intellectuel se donne réellement plus de peine que celui qui, emporté par l'inspiration ou la curiosité scientifique, ne sent pas marcher le temps au milieu des recherches qui l'absorbent. Celui qui, comme Socrate l'avouait de lui-même, est né avec un penchant à l'intempérance, se donne plus de peine pour rester sobre que celui qui n'apporte pas en naissant des goô.ts semblables. L'effort est inséparable de la peine ; par exemple, celui quf trouverait dans le travail autant de plaisir que d'autres dans l'oisiveté, ne ferait pas plus d'efforts quand il travaille que ceux-ci lorsqu'ils restent oisifs. Les hommes, qui ont naturellement de l'aversion pour la peine, tendent naturellement au moindre elfort. Cependant, quand même il n'y aurait que des intérêts dans la
1. II est à peine besoin de dire que nous employons ce mot dans un sens moral et qu'il ne s'agit point ici de l'effort musculaire,
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L'ÉDUCATIOC'I DU CARACTÈRE
' vie, des efforts de toute sorte n'en seraient pas moins nécessaires. Mais il y a de plus le devoir, avec les nombreux sacrifices qu'il nous impose. On ne saurajt donc développer de trop bonne heure chez les enfants l'aplitude à se donner de la peine, à faire effort, qui est le vrai criterium de la valeur morale, et aussi la plus sûre garantie du succès au point de vue de l'intérêt. Sans être dur pour les enfants, il ne convient pus cependant de donner dans leur vie une part trop large au plaisir. Le plaisir est le contraire de la peine, de l'effort; nous sommes aussi instinctivement portés à l'un que nous nous détournons de l'autre, et il est toujours à craindre qu'en faisant une concession à notre goût pour le plaisir, nous ne diminuions notre énergie en vue de la peine. ,La faiblesse de notre tempérament moral, incapable d'un effort continu, exige l'intervention du plaisir sous forme de récl'.éation; en surmenant l'enfant, on l'épuiserait. Mais on doit exiger de lui tout l'effort qu'il est capable de donner sans compromettre en rien la santé de son corps et de son esprit. Le plaisir est un compagnon dangereux de la peine, plein de séductions, capable d'attirer lentement à lui toute l'âme. On C'onnaît l'apologue de Prodicus, raconté par Xénophon dans les Mémoires sur Socrate : à l'âge où Hercule, maître de lui-même, doit choisir lé chemin par lequel il entrera dans la vie, deux femmes se présentent à lui; l'une, la Volupté, s'efforce de l'attirer par l'appât des plaisirs; l'autre, la Vertu, lui parle le langage austère du devoir. La volupté n'attend pas la jeunesse pour exercer sa séduction sur l'homme; elle l'attire dès la première enfance; aus;;i faut-il, dès ce moment, se mettre en garde contre elle, et, sinon parler à l'enfant le langage du devoir, qu'il ne .pourrait comprendre encore, du moins lui faire pratiquer autant
�LA VERTU
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qu'on le peut la règle capitale du devoir, qui commande l'effort et le sacrifice, pour qu'il ne se fasse de la vie une fausse et dangereuse idée, celle d'une fête perpétuelle à laquelle il est convié. Dans son chapitre sur « l'institution des enfants », Montaigne a parlé de la vertu en termes auxquels il est difficile de donner une adhésion sans· réserves. « La vertu, dit-il , n'est pas plantée à la teste d'un mont coupé, rabolteux et inaccessible : ceulx qui l'ont approchée la tiennent, au rebours, logée clans une belle plaine fertile et fleurissante, d'où elle veoid bien soubs soy toutes choses; mais si peult on y arriver, qui en sçait l'adresse, par des routes ombrageuses, gawnnées et doux Ileurantes, plaisamment, et d'une pente facile et polie comme est celle des voulles célestes. Pour n'avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d'aigreur, de desplaisir, de crainte et de contraincte, ayant pom guide nature, fortune et volupté pour compaignes; ils sont allez, selon leur foiblesse, feindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuEe, et la placer suP un rochier à l'escart, emmy des ronces, fantosme à estonner les gents 1 • » Le passage est charmant; maîs on y trouve la fantaisie de l'écrivain qui joue avec les mots et les idées plutôt que l'autorité du moraliste sérieux. S'il n'est pas vrni que la vertu soit « triste, querelleuse, despite », il ne l'est pas non plus qu'elle ait fortune et volupté pour compagnes, et il y a une contrainte dont elle ne saurait être ennemie, sans cesser d'exister, à moins qu'on ne joue sur son nom, comme Montaigne semble le faire; c'est la contrainte souvent désagréable et pénible que l'homme doit exercer à l'égai·d de lui-même, sur ses
1. Essais, liv. I,. chap. xxv.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
passions, et ;dont il importe beaucoup que les enfants prennent de bonne heure l'habitude. J.-J. Rousseau, qui, malgré ses 'effusions d'enthousiasme pour la vertu, avait un .assez médiocre sentiment du devoir, prend prétexte des exigences trop grandes dont les enfants sont parfois victimes pour nous donner des conseils assez dangereux, parce qu'ils ressemblent beaucoup à ceux de la molle philosophie épicurienne, et parce que beaucoup de parents, se faisant le même raisonnement que lui, ne sont que trop disposés à les suivre. « Pourquoi, dit -il, voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d'un temps si court qui leur échappe, et d'un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser? Pourquoi voulez-vous remplir d'amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants? Ne vous préparez pas des regret,: en leur ôtant le peu d'instants que la nature leur donne. Aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites qu'ils en jouissent; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle, ils·ne meurent point sans avoir goülé la vie 1 • » Sous une forme plus grave, c'est, au fond, le même langage que celui qui nous est tenu dans une foule de poésies épicuriennes où, de la brièveté de la vie, l'on conclut à la jouissance et au plaisir. Carpe diem, quam minimum credula poste1'o, disait Horace à Leuconoe. Avec ce raisonnement on vivrait au jour le jour et l'on ne ferait rien en vue de l'avenir, parce qu'on n'est jamais sü.r de recueillir le fruit de son travail. Sans doute, si l'enfant n'est pas destiné à vivre, notre éducation, à ne voir que les apparences, sera perdue, et les gênes que nous aurons cru devoir lui
1. Émile, liv. Il.
�APPRENTISSAGE DE L'EFFORT
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imposer n'auront servi qu'à le priver de plaisir. Mais il vaut mieux appliquer à la pédagogie ces réflexions de Vauvenargues : « On ne peut juger de la vie par une plus fausse règle que la mort.. .. Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir. » Nous devons donc considérer l'enfant, non comme un être dont la vie ne tient qu'à un fil et qu'il convient de laisser s'amuser le plus possible, afin qu'il ne la quitte pas sans l'avoir goûtée, mais comme un futur homme, appelé à prendre sa part des épreuves et des luttes de la vie, et dont les premières années ne sont qu'une préparation, un apprentissage en vue de l'avenir. Il commence cet apprentissage le jour où il fait son premier effort pour réprimer l'impulsion d'un instinct. Par exemple, il est seul, et une friandise à laquelle on lui a défendu de toucher se trouve à sa portée; il est alors partagé entre sa gourmandise naturelle et le devoir de l'obéissance; si ce dernier l'emporte, cette petite victoire marque le commencement d'une série d'efforts par lesquels l'enfant se rendra peu à peu maître de lui. Au contraire, la défaillance serait dangereuse, non à cause de l'acte en lui-même, qui n'est rien, mais parce qu'elle en amènerait d'autres. On prend beaucoup plus facilement l'habitude de la faiblesse que celle de l'énergie. Les éducateurs surveilleront avec une attention vigilante les débuts de l'enfant dans la vie morale, et principalement la formation des habitudes de faiblesse ou d'énergie à l'égard des inclinations naturelles. Les défauts et les qualités n'existent pas toujours au début avec toute leur force; il est rare qu'on naisse entièrement bon, menteur, gourmand, laborieux; on le devient par une série d'actes de la volonté, victoires ou défaillances, dont les effets s'accumulent et finissent par constituer un tempérament moral en
�336
L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
grande parlie acquis, et qu'on aurait pu, avec une autre conduite, rendre bien différent. Ainsi les défauts et les qualités s'enracinent, se fortifient par l'habitude. Notre pouvoir sur les actes de l'enfant étant très grand, nous sommes, dans la mesure de ce pouvoir, les maitres de ses habitudes, et notre responsabilité est forlement engagée dans celles qu'il contracte. Toutes ., les./ois qu'il se trou:v.e,. à . no.tr~ co1maissance, placé · d'entre· une concession à faire ou une rési_tance à opposer s aÙx mauvais instincts, ne soyons pas les spectateurs inactifs de cetle lutte, ni surtout les témoins résignés de la défaite. Par un emploi méthodique des moyens dont nous disposons, ordres, défenses, récompenses, punitions, empêchons les mauvaises habitudes de naître , et faisons naître et développons les bonnes. oc Un enfant de vingt-devx mois, raconte Bernard Perez, mala~ dif, gâté et volontaire, se trouvait en wagon à côté de moi. Sa mère lui donna un morceau de poulet à manger : la peau ne lui plaisant pas, il l'enleva et la donna à sa mère, en lui disant: Tiens, mange la peau. Quelques instants après, il mangeait un grappillon de raisin, et quelques grains dont il ne voulait pas furent aussi présentés à la mère 1 • » Qu e l'égoïsme naturel à l'homme ait été de naissance assez fort chez cet enfant, nous ne le nierons point; mais on · ne l'aurait pas vu arriver en si peu de temps à une telle grossièreté si l'on avait eu soin de le réprimer dès sa première manifestation et d'imposer à l'enfant, d'une mani ère suivie, des procédés tout différents : si, par exemple, la première fois qu'il a choisi pour lui le meilleur morceau à la table de famille, on l'avait réprimandé et si on l'avait habitué à offrir aux autres ce qu'il trouvait de meilleur; ce petit sacrifice, d'abord très pénible, lui aurait ensuite
i. L'Éducation dès le bei·ceau, chap. v11.
�L'EXEMPLE
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coûté moins d'efforts et aurait fini par passer en habitude. Des moyens analogues peuvent être employés pour faire contracter aux. enfants un grand nombre de bonnes habitudes morales, et empêcher la naissance des mauvaises. Mais tout est compromis si, afin de leur être agréable, de ne leur causer aucune peine et de les faire jouir de la vie, comme le demande Rousseau, on les laisse à leurs impulsions et on n'exige jamais d'eux. une suite d'eŒorts pour les réprimer. Celui qui a pris dès l'enfance l'habitude de vaincre ses passions pour obéir au devoir trompe rarement les espérances qu'on peut fonder sur une éducation aussi ferme. Mais il ne peut recevoir cette éducation que dans un milieu sain, lorsqu'il grandit parmi des personnes habituées elles-mêmes à dominer leurs penchants, à résister aux. séductions du plaisir et à diriger leur vie sans faiblesse vers le but du devoir. Rien ne vaut l'action de l'exemple. Au commencement de ces admirables pensées qu'il écrivait cc pour lui-même », l'empereur Marc-Aurèle rappelle les exemples qu'il a reçus de ses parents et de ses maîtres; si l'on en croyait son extrême modestie, aucune de ses vertus ne lui appartiendrait en propre; toutes lui auraien.t été transmises par l'exemple. Distinguons bien les exemples que l'on cite et ceux que l'on donne. cc Mon excellent père, dit Horace, m'a enseigné à remarquer les mauvais exemples afin de les fuir. Quand il m'exhortait à vivre avec économie et frugalité et à me contenter de ce qu'il m'avait amassé : Ne vois-lu pas combien le fils d'Albius vit mal? combien Barrus est pauvre? Grande leçon pour qui ne veut pas dissiper son bien paternel!. .. S'il m'ordonnait de faire quelque chose : Tu as un exemple à suivre; et il me citait un des juges choisis; ou s'il me faisait une
22
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
défense Douterais-tu que ceci soit malhonnête et inutile, quand cette mauvaise rumeur assiège celui-ci et celui-là? De même que les funérailles du voisin épouvantent le malade affamé et le forcent de se ménager par la crainte de la mort, de même l'opprobre d'autrui fait souvent peur du vice aux jeunes esprits 1 • » Ce moyen d'éducation est fréquemment employé; Locke le met parmi les plus faciles et les plus efficaces. « Les paroles, dit-il, quelque touchantes qu'elles soient, ne peuvent jamais donner aux enfants de si fortes idées des vertus et des ·vices que les actions des autres hommes, pourvu que vous dirigiez leur esprit de ce côté-là et que vous leur recommandiez d'examiner telle et telle bonne ou mauvaise qualité, dans les circonstances où elles se présentent dans la pratique 2 • » Mais il est un exemple dont l'action est beaucoup plus efficace encore, c'est celui que donnent les éducateurs eux-mêmes. En ce qui concerne la famille, on peut dire que l'exemple continue l'œuvre de l'hérédité, car les parents transmettent aux enfants leurs qualités et leurs défauts d'abord par le sang, et ensuite par l'exemple. Aussi est-on effrayé parfois en songeant aux conditions défavorables dans lesquelles, en maintes circonstances, se fait l'éducation au sein de la famille. Comment, pense-t-on, les parents combattraient-ils des vices qu'ils ont donnés aux enfants avec la vie, auxquels ils ne cessent de se livrer devant eux, et dont il leur arrive même, souvent de ne pas avoir conscience? Comment dans une famille aux idées basses, étroites, aux sentiments cupides et vils, se développeraient des âmes élevées et généreuses? Comment les enfants seraient-ils simples, modestes, énergiques, si le milieu
1. Satire 4 du livre I, traduction Leconte de Lisle. 2. De l'éducation des enfants, sect. 8, trad. Coste.
�L'EXEMPLE
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où ils grandissent a des habitudes de faste, de luxe et de mollesse? Ce grave inconvénient a été depuis longtemps signalé. « Plût aux dieux, s'écrie Quintilien, qu'on n'eût pas à nous imputer à nous-mêmes de perdre les mœurs de nos enfants!. .• S'il leur échappe quelque impertinence ou quelques-uns de ces mots qu'on se permettrait à peine dans les orgies d'Alexandrie, nous accueillons toutes ces gentillesses d'un sourire ou d'un baiser; et tout cela ne me surprend pas; ce ne sont que de fidèles échos : ils sont témoins de nos impudiques amours; tous nos festins retentissent de chants obscènes, et nous y étalons des spectacles qu'on aurait honte de nommer. De là l'habitude, qui devient en eux comme une autre nature. Les malheureux! ils apprennent tous les vices avant de savoir ce que c'est que des vices. Aussi n'est-ce pas des écoles qu'ils en rapportent, mais bien dans les écoles qu'ils les introduisent, tant ils y arrivent pervertis et gâtés 1 ! » Nous trouvons des plaintes semblables dans le Dialogue SU?' les oratew's attribué à Tacite : « Nul dans la maison ne prend garde à ce qu'il dit ni à ce qu'il fait en présence du jeune maître. Faut-il s'en étonner? les · parents mêmes n'accoutument les enfants ni à la sagesse ni à la modestie, mais à une dissipation, à une licence qui engendre bientôt l'effronterie et le mépris de soi-même et des autres 2 • » Juvénal a écrit sur ce sujet l'une de ses plus belles satires, qui vaut les meilleurs chapitres des traités de pédagogie sur l'exemple. « Il est, dit-il, bien des vices déshonorants et capables de flétrir à jamais les plus heureux caractères, que les parents eux-mêmes ensei1. De l'institution oratoire, liv. I, chap. u, trad. Panckoucke. 2, Dialogue su1· les orateurs, 29, trad. Burnouf.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 340 gnent et passent à leurs enfants. » Tel leur transmet son goût pour le jeu, tel autre sa gourmandise, un autre sa cruauté à l'égard des esclaves, un autre son avarice, presque tous la passion des richesses, effrénée et sans scrupules. Le satirique latin remarq·ue avec raison que « les exemples domestiques nous corrompent plus sûrement et plus vile que les autres, parce qu'ils ont pour eux l'autorité des parents », et que le maître se voit bientôt surpassé par son disciple : cc Va, ne t'inquiète pas; ton fils l'emportera sur toi, autant qu'Ajax l'emporta sur Télamon, et Achille sur Pélée .... Jamais, diras-tu quelque jour, je ne lui conseillai de tels forfaits. Ils n'en sont pas moins le fruit de tes leçons. Quiconque allume les passions dans un jeune cœur a lâché les rênes à des coursiers fougueux; en vain il voudrait les retenir; méconnaissant sa voix, ils emportent loin des bornes et le char et le maître. L"homme, naturellement disposé à étendre la liberté qu'on lui accorde, ne croit jamais avoir assez profité de la permission de faire le mal. » Juvénal connaissait trop bien ses contemporains pour espérer une restauration des mœurs antiques; mais il demande aux parents de s'interdire le mal afin de préserver de la corruption ceux qui leur doivent la vie. « Écartez, dit-il, des murs qu'habite l'enfance ce qui pourrait souiller ses oreilles ou ses yeux .... On ne saurait trop respecter l'innocence de l'enfant; médites-tu quelque action dont tu doives rougir, songe à ton fils au berceau, et que cette image t'arrête dans le mal que tu vas faire 1 • » Admirables paroles, qu'il sera toujours utile de répéter! Sans doute, dans la plupart de nos familles françaises, les vices sont plus atténués, plus discrets qu'ils ne l'étaient au milieu . de cette prodigieuse décadence
1. Juvénal, salire 14, passim.
�INFLUENCE DU MILIEU SOCIAL
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des Romains. Mais ce qui en arrive à la connaissance des enfants suffit pour exercer sur eux une très mauvaise influence. Aussi beaucoup de parents devraientils refaire leur propre éducation avant de commencer celle de leurs enfants. L'influence de l'habitude, combinée avec celle de l'exemple, voilà, croyons-nous, le plus puissant moyen de culture morale. L'éducation des enfants vaut donc ce que vaut le milieu social où ils se développent, et ils sont soumis,. comme leurs parents et leurs maîtres, à l'action de ces causes générales et profondes dont résultent la grandeur morale ou l'abaissement d'une nation, d'une époque. Chez les Romains, par exemple, l'enfant du temps des Fabricius et des Cincinnatus ne pouvait être élevé comme le contemporain de Domitien et d'Héliogabale. Juvénal rappelle les discours que les vieux Latins, le l\farse, l'Hernique, devaient tenir à leurs enfants : « Sachez vous contenter de ces cabanes et de ces coteaux. Gagnons, en labourant la terre, le pain qui suffit à nos besoins .... Jamais il ne sera criminel; celui qui ne dédaigne pas une chaussure grossière pour affronter les glaces, et qui brave l'aquilon avec des toisons retournées. C'est la pourpre étrangère, inconnue à nos climats, qui conduit à tous les crimes 1 • ,i Rien de plus vrai. Tout le temps qu'un peuple vit isolé des autres, occupé de ses champs et de ses troupeaux, avec une industrie rudimentaire, il mène une existence simple, rude, laborieuse, où le mal n'est pas sans tenir quelque place, parce que dans aucune condition le cœur humain n'est exempt du vice originel, mais dans laquelle les raffinements sont inconnus. Les enfants sont alors élevés à la dure; les faibles succombent, mais les autres grandissent au milieu d'habitudes
1. Satire 14.
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T.'ÉDUCATION DU CARACTÉRE
et d'exemples qui ne peuvent en rien les amollir et qui développent au contraire l'énergie, la résistance à la fatigue, toutes les vertus qu'on appelle primitives et antiques, parce qu'elles se montrent surtout au début de la vie des peuples et qu'elles semblent diminuer lorsqu'ils mût'Ïssent. Tels sont en certains endroits les paysans, qui, à cause de leur éloignement des centres de civilisation, restent plus près de l'état primitif, et parmi lesquels Rousseau voulait élever son Émile, cc loin de la canaille des valets, les derniers des hommes après leurs maîtres; loin des noires mœurs des villes, que le vernis dont on les couvre rend séduisantes et contagieuses pour les enfants; au lieu que les vices des paysans, sans apprêt et dans toute leur grossièreté, sont plus propres à rebuter qu'à séduire 1 ». Mais le jour arrive fatalement où, pour me servir de l'expression de Juvénal, la pourpre étrangère commence à pénétrer chez ce peuple grossier et primitif dont nous parlions tout à l'heure; il noue avec les peuples voisins ou même éloignés des relations qui deviennent de plus en plus fréquentes et intimes; l'industrie et le commerce se développent chez lui; il est envahi par les vices des civilisations plus raffinées en même temps que par leurs produits matériels, ou bien ces vices se développent naturellement dans ses mœurs par le progrès de sa propre civilisation, qui ne se fait pas toujours dans le sens de la moralité, comme nous l'avons dit précédemment. Un publiciste français, Prevost-Paradol, a résumé en quelques pages admirables lea causes de la grandeur et de la décadence des peuples. cc On oublie trop, dit-il, que les causes de ces grands événements sont purement morales, et qu'il faut toujours en revenir à les expliquer
1.
Émile, liv. li.
�INFLUENCE DU MILIEU SOCIAL
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par un certain état des âmes dont les changements matériels, qui frappent plus tard l'imagination du vulgaire, ne sont que la conséquence visible autant qu'inévitable 1 • » La condition essentielle de la grandeur d'un pays, c'est un sacrifice perpétuel et volontaire de l'intérêt particulier à l'intérêt général; voilà le fonds de toute moralité et de toute bonne conduite humaine. Or, en dernière analyse, on trouvera que trois grands mobiles seulement peuvent porter les hommes à ce sacrifice : la religion, le devoir, l'honneur. Les sentiments religieux s'affaiblissent peu à peu par l'effet du raisonnement, la diffusion des sciences positives et les attaques constantes de la philosophie. Le pur dévouement au devoir suppose une âme trop élevée pour devenir un mobile général de conduite. Le sentiment de l'honneur, c'est-à-dire la crainte d'encourir le mépris des autres et le désir de remporter leurs élogès, est le seul mobile qui, lorsque celui de la religion a perdu sa force, soit capable d'agir encore vigoureusement sur les âmes; il est le dernier et puissant rempart des sociétés vieillies. « Le point d'honneur fait tourner toutes les forces de l'amour-propre au profit du bien public et défend de la sorte le grand appareil de la société et de l'Etat contre une ruine qui autrement serait inévitable. On voit souvent, au bord de quelque ruisseau, un arbre profondément atteint par le temps; le tronc est largement ouvert, le bois y est détruit, il ne contient guère qu'un peu de pourriture; mais son écorce vit encore, la sève y peut monter, et chaque année il se couronne de verdure, r,omme au beau temps . de sa jeunesse; il reste donc fièrement debout et peut même braver plus d;une tempête. Voilà l'image fidèle d'une nation que le point d'honneur sou-
f. La France nouvelle, liv. III, chap. u.
�3li4.
L'ÉDUCATION DU CARAC'rÈRE
tient encore après que la religion et la vertu s'en sont retirées 1 • » Ces idées seront peut-être discutées en ce qui concerne l'importance et la force relatives des mobiles; mais la disposition de l'àme qu'ils excitent et qu'ils entretiennent, c'est-à-dire l'esprit de sacrifice en vue d'un intérêt plus élevé que l'intérêt particulier, me paraît être incontestablement, ainsi que le veut l'auteur que nous venons de citer, la base de la moralité des individus et de la grandeur des nations, comme l'égoïsme en est le dissolvant. Si cet esprit s'est affaibli chez les éducateurs, parce qu'il a diminué en général dans la masse, comment les enfants n'éprouveraient-ils point les funestes effets d'une telle décadence? On aura beau leur prodiguer les conseils, les belles leçons de morale qu'on emprunte à la littérature et à la philosophie parce qu'on ne les trouve point dans son cœur, les exemples tirés de l'histoire: il y aura entre le langage et la conduite un désaccord qui leur sautera aux yeux. Ils vivront, pour ainsi dire, dès le berceau dans une atmosphère d'égoïsme, de relâchement et de mollesse, et ne prendront point l'habitude d'un effort constant sur soi-même dont personne ne leur donnera l'exemple. Est-ce à dire que, en présence de ces courants qui emportent tout un peuple vers la grandeur ou vers la décadence, l'éducation des individus n'ait que des résultats insignifiants, et que les efforts faits pour élever un enfant en particulier soient impuissants à réagir? Ce fatalisme historique serait mortel pour la pédagogie comme pour la morale. Mais les causes profondes qui mènent les hommes pendant qu'ils s'agitent ne leur enlèvent point toute leur liberté. Quand même nous
1. La France nouvelle, liv. HI, chap. u.
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serions bien sûrs d'appartenir à une époque de décadence, il dépend toujours de nous de lutter contre le courant et de tenir bon. Sans doute, lorsqu'une société entière présente des signes manifestes de la décadence des mœurs, il est plus difficile de garantir l'enfant contre les exemples qui l'assiègent et qui tendent à le dépraver. Mais chacun de nous peut tâcher de pratiquer au foyer domestique les vertus qui, autour de lui, se font plus rares, et de donner un exemple qui servira d'abord à sa famille, peut-être ensuite aux autres. Ne nous laissons pas gagner par les théories énervantes, et croyons à l'efficacité de l'effort personnel.
�CHAPITRE XVI
De l'action de l'éclucalion sur quelques qualités el quelques défauts du caractère en particuli er. - L'application au travail et la paresse. - La sincérité el le mensonge. - La vanité. Le courage moral et le courage physique. - La timidité. La bonté.
Nous avons étudié jusqu'à présent les principes de l'éducation morale. Il resterait à entrer dans le détail des qualités et des défauts du caractère sur lesque ls · l'éducation doit agir suivant les principes qui ont élé posés. Mais, si l'on voulait être complet, ce détail serait presque infini; car longue est la liste des vertus et des vices que présente l'espèce humaine et qui se trouvent en germe chez les enfants. De plus, à propos de chaque qualité, de chaque défaut en particulier, nous serions forcés de répéter sans cesse les conseils généraux que nous avons déjà donnés. Contentons-nous de passer en revue quelques-unes des principales qualités du caractère, ainsi que les défauts qui leur sont opposés, et d'indiquer brièvement de quelle manière l'éducation peut agir sur les unes et sur les autres. Bain considère le travail comme la base et la condition des autres vertus; un adage bien souvent répété dit que l'oisiveté est· la mère de tous les vices. Il faut distinguer soigneusement l'activité du travail. L'acti-
�L'APPLICATION AU TRAVAIL
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vité, c'est-à-dire le besoin de ne pas rester complètement en repos quand on le pourrait faire, existe plus ou moins chez tous les hommes, même chez les Orientaux, qui passent de longues h eures dans cet état de rêverie somnolente qu 'ils appellent le kief, même chez les plus désœuvrés de nos oisifs; elle est surtout un impérieux besoin de l'enfant, et elle ne lui est jamais pénible, tout le temps qu'elle est spontanée, lorsqu 'il choisit luimême ses occupations en vue de son plaisir; l'activité devient pénible lorsque l'occupation est imposée. « Au moment de partir pour la promenade, un enfant . de deux ans et demi dit à son frère aîné : « Va me chercher << mon chapeau, je te prie ». Sa mère lui dit : « Va le « chercher toi-même ». L'enfant de repartir : « Où estil? » sachant bien qu'il se trouve dans une chambre d'en haut, et à tel endroit. « Tu le sais bien•, ajo ute la mère. L'instinct de paresse ne se rend pas encore. « L'esca« lier est trop grand; je ne peux pas monter 1 • » S'il s'était agi d'un j eu, l'enfant aurait fait sans y penser cette ascension qui lui inspirait alors tant de répugnance. La paresse, au point de vue moral, n'est pas tant l'aversion pour l'action en général que pour l'action imposée soit par une contrainte extérieure, soit par celle de notre raison. Locke le comprenait bien, lorsqu'il donnait l'excellent conseil qui suit : << C'est une chose importante et bien digne µe nos soins d'apprendre à l'âme à vaincre sa paœsse, toutes les fois qu'elle voudra, pour s'attacher vigoureusement à ce que sa raison ou quelques personnes sages lui proposeront. C'est à quoi il fatlt accoutumer les enfants en les mettant quelquefois à l'épreuve, c'est-à-dire en leur proposant quelque objet à considérer, et en tâchant de fixer entièrement leur attention
i. B. Perez, l'Éducation dès le bei·ceau, chap. rr.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
de ce côté-là, lorsqu'ils ont l'esprit détendu par paresse, ou fortement appliqué ailleurs 1 • n Nous irons plus loin que Locke, et nous dirons que cette épreuve ne doit pas seulement revenir à certains intervalles, mais qu'elle doit être constante et se répéter plusieurs fois dans la journée, par l'institution d'un règlement de travail qu'on imposera le plus tôt possible à l'enfant, et qu'on lui fera exécuter avec une stricte ponctualité. On peut être sûr qu'il lui arrivera souvent, en commençant tel ou tel exercice, d'éprouver .un sentiment de contrainte plus ou moins pénible; mais ce qui est salutaire, et ce qu'on doit le plus désirer, c'est qu'il prenne l'habitude d'en triompher et de s'appliquer à un travail qui ne l'attire par aucune séduction. Grande est donc, à notre avis, l'erreur pédagogique de ceux qui veulent que le travail soit toujours attrayant pour lui. « N'use pas de violence envers les enfants, dit Platon, dans les leçons que tu leur donnes; fais plutôt en sorte qu'ils s'instruisent en jouant 2 • n Nous retrouverons ce précepte sous bien des formes dans Plutarque, Sénèque, Quintilien, Montaigne, Locke, Rousseau. Il ne faudrait pourtant pas le prendre trop à la lettre. Stuart Mill nous paraît avoir un sentiment beaucoup plus juste des nécessités de l'éducation, lorsqu'il doute qu'on puisse uniquement, par la douceur et le plaisir, amener les enfants à s'appliquer avec énergie et persévérance. « Il y a, dit-il, beaucoup de ch9ses que les enfants doivent faire et beaucoup qu'ils doivent apprendre, qu'ils ne font et n'apprennent que par la contrainte d'une discipline sévère. Sans doute, on fait de louables efforts dans l'enseignement moderne pour rendre autant qu'il est possible les études des enfants
1. De l'éducation cles enfants, sect. S, trad. Coste. 2. République, édition Tauchnitz, p. 242.
�L'APPLICATION AU TRAVAIL
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faciles et intéressantes. Mais si l'on voulait aller jusqu'à ne leur demander d'apprendre que ce qu'on peut rendre facile et intéressant, on sacriûerait l'un des principaux objets de l'éducation. Je vois avec plaisir tomber en désuétude la brutalité et la tyrannie de l'ancien système d'enseignement, qui pourtant réussissait à donner des habitudes d'application; mais le nouveau, à ce qu'il me semble, concourt à former une génération qui sera incapable de rien faire de cc qui lui sera désagréable 1 • » Bain trouve, non sans raison, qu'on a tort d'afûrmer que le travail est par lui-même un bonheur; sans doute, tout être humain a une somme d'énergie disponible, et il trouve à la dépenser un véritable plaisir, mais quand il choisit lui-mème, à son gré, l'occupation dans laquelle il la dépense; au contraire, il éprouve parfois une très grande répugnance à employer son activité de telle ou telle façon. « Cependant, dit Bain, il faut que cette répugnance soit vaincue, et même que la dépense de force soit poussée souvent jusqu'à un état de fatigue pénible. Mais comme nous ne pouvons, sans subir ces ennuis, nous procurer ni ce qui est nécessaire à notre existence ni surtout les plaisirs de la vie, la sagesse nous conseille de nous soumettre au mal pour obtenir le bien. Tel est le résumé exact des conditions du travail 2 • » On ne craincl ra donc pas de faire connaîlre à l'enfant la fatigue pénible qui résulte de l'effort soutenu; la mesure à garder, c'est de ne point lui imposer, comme on le fait trop souvent, une application au travail qui soit au-dessus de sa force et de ne pas compromettre la santé d'un corps et d'un esprit en voie de développement. Comme il n'est pas encore capable d'une attention très prolongée, on mettra de la variété dans les exercices
1. Mémoires, tro.d. Co.zelles, p. 50.
2. La Science de l'éducation, liv. Ill, chap. n.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
entre lesquels sera réparti son temps de travail; mais on ne le laissera pas non plus éparpiller son activité. « L'acti vilé désordonnée, ou dépourvue de plan, qui voltige d'un objet à l'autre, vaut à peine mieux que l'oisiveté absolue 1 • » Nous avons dit que le mensonge esl, comme la paresse, un défaut naturel chez les enfants. Ainsi que le remarque Mme Necker de Saussure, il y a en eux un mélange singulier de fin esse et d'abandon; ne se faisant pas encore une idée bien nette du devoir qui oblige l'homme à la sincérité, ils regardent le mensonge comme un excellen t moyen dont se sert leur faiblesse pour plaire, pour obtenir ce qu'ils convoitent et pour éviter ce qu'ils redoutent. Ils sont parfois d'excellents comédiens. « Un enfant, dit Mme Necker de Saussure, emprunte un bel éventail d'un e personne étrangère, puis, dans l'espoir qu'elle oubliera de le reprendre, il lui apporte successivement des fleurs, ses vieux joujoux, mille objets divers, les lui offrant avec l'empressement de la politesse la plus marqu ée. Un autre demande du bonbon, ou la jouissance de tel plaisir, pour son petit frère 2 • ,> Toutes les passions portent au mensonge, et elles sont en germe chez l'enfant, même l'envie, une des plus mauvaises. « Une petite fille de trois ans, voyant que sa mère caressait son jeune frère depuis quelques minutes sans faire attention à elle, se mit à dire : « Tu ne sais « pas, maman, Henri a fait une grosse méchanceté au cc perroquet». C'était un mensonge par jalousie 3 • » Les mensonges de l'enfant sont assez souvent si ingénieux qu 'au lieu de les relever avec sévérité, on en rit, comme on ferait des tours d'un animal amusant par sa
1. Blackie, l'Education de soi-nu!me, trad. Pécaut, p. 16.
2. L'Éducation pl·o,qressive, liv. III, chap. 1v. 3. B. Perez, l'Education des le berceau, chap.
11.
�LA SINCÉRITÉ
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malice, ou des contes d'un gascon tel que ce « bon garçon de tailleur » dont nous parle Montaigne, et auquel il n'avait jamais entendu dire une vérité 1 • On devrait au contraire être, dès le début, impitoyable pour ce vice, et recourir à tous les moyens dont on dispose pour le réprimer. Chaque fois que l'on constate un mensonge, une ~·use chez l'enfant, il faut lui montrer que l'on n'est pas sa dupe, empêcher absolument qu'il relire aucun bénéfice de sa faute, lui en faire supporter au contraire les plus désagréables conséquences. Mais il ne suffit pas de l'intéresser ainsi à éLre franc. Locke recommande de parler devant lui du mensonge lorsque l'occasion s'en présente, « comme de la chose la plus monstrueuse du monde, comme d'une qualité si indigne d'un homme de bonne famille, qu'il n'y a personne en quelque estime dans le monde qui puisse sou!frir qu'on l'accuse de mentir, en un mot comme d1un vice qui déshonore entièrement un homme, qui le dégrade et le met au rang de ce qu'il y a de plus bas et de plus méprisable, et qui, par conséquent, ne peut être souffert dans une personne qui veut fréquenter d'honnêtes gens ou qui a quelque réputation à ménager i ». La confiance qu'on lui inspire et qu'on lui témoigne est aussi un bon moyen de le rendre sincère. Qu'on tâche d'obtenir l'aveu de ses fautes, et, quand elles ne sont pas trop graves, que cet aveu en soit l_ seule a punition. Que les éducateurs se montrent eux-mêmes à son égard entièrement sincères, et qu'ils ne se servent jamais de la ruse avec lui, fût-ce pour son bien, sauf dans des cas exceptionnels; par exemple, lui faire une promesse et ne pas la tenir est un manque de
1. Essais, liv. I, chap. 1x. 2. De l'éducation des enfants, trad. Coste, sect. 19.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
bonne foi dont il se souvient. Il ne suffit pas de lui inspirer de la confiance, il faut encore lui en témoigner et lui faire comprendre que cette confiance est d'autant plus grande que ses procédés sont plus francs. « Notre estime, dit Mme Necker de Saussure, qui se mesure sur le d~gré d'exactitude des assertions, rend l'enfant attentif à ses paroles. Et quand nous ne doutons plus de ce qu'il affirme, quand son plus simple témoignage produit à l'instant chez nous une pleine conviction, le sentiment de joie et de dignité qui remplit son âme lui montre le prix de la bonne foi 1 • » Car l'enfant est rarement capable de cette perversité si fréquente chez l'adulte, qui consiste à abuser de la confiance d'autrui et à n'y voir qu'une facilité de plus pour le tromper. Je trouve dans Blackie une observation morale très juste : c'est que chez les jeunes gens le mensonge tient, la plupart du temps, à la paresse,. à la vanité et à la lâcheté. Le paresseux cherche à excuser sa fainéantise, à simuler le travail par des lrom peries bien connues de tous les maîtres; telle est celle qui consiste à copier un devoir, à s'aider d'une traduction; un jour le devoir d'un élève médiocre et nonchalant présente des qualités qui vous surprennent; le français de sa version est excellent; un paragraphe de sa composition française tranche sur tout le reste par les idées et par le style; si vous faites appel à sa sincérité, il est rare qu'il vous avoue d'abord son plagiat, qui est un premier mensonge, et que, pour le nier, il n'en ajoute un autre. La vanité, le désir de se faire valoir et de paraitre aux yeux d'autrui avec toutes sortes d'avantages est aussi une source inépuisable de mensonges. « Les enfants, dit Bernard Perez, sont tous plus ou moins poseurs, quelquefois par timidité, pensant qu'on les observe, et
1. L'Éducation progresoive, liv. III, chap. 1v.
�LA VANITÉ
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pour distraire notre attention par leurs jeux, leurs saillies, leurs drôleries, mais le plus souvent aussi par une inconsciente fatuité, pour se faire remarquer, caresser et louer 1 • » L'éloge prodigué à tort et à tra vers ne fait qu'accroître celte fatuité natu relie; aussi avons-nous conse illé d'en être très ménager;:;, de ne l'accorder qu e comme récompense des elîorls sérieux . Non seulement l'enfant est lrès fier de la supériorité qu'il croit devoir à la situation de ses parents, au genre de vie qu'i l mène, aux vêtements dont on le pare, à l'instruction qu'il r eçoit, mais enco re il aime à la faire sentir, à. humilier les autres. Des parents sages ne manqueront jamais l'occasion de rabaisser ce sot orgueil, en rappelant l'enfant au sentime nt de sa faiblesse, en lui montrant qu'il a reçu d'autrui tout ce dont il est fier, et que si on l'abandonnait à lui-m ême, il serait un petit être malheureux, en lui faisant voir chez ceux qu'il cherche à humilier des qualités supérieures riux siennes: par exemple, tel enfant mal vêtu qu'i l dédaigne est un des premiers à l'école. Tel autre rend déjà des services à ses parents et commence à gagner sa vie. Le pédantisme apparaît de bonne heure chez l'enfant, et c'est là un des effets les plus déplaisants de sa première instruction; Montaigne recommande de le dresser « à estre espargnant et mcsnagier de sa sufli sance, quand il l'aura acqu ise; à ne se formaliser point des sottises et fables qui se diront en sa présence : car c'est une incivile importunité de ch ocquer tout ce qui n'est pas de nostre appétit 2 » . · Enfin on d issimule souvent la vérité par lâcheté, parce qu'on n'ose pas la dire. « Il y a telle occasion où un homme doit jeter la vé rité à la face des gens, au
i. L'Éclw:ation dès le berceau, chap. vr. 2. Essais, li v. I, chap. xxv.
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L' ÉD UCATION DU CATIACTÈRE
risque de blesser gri èvement l'autorité la plu s ha ute. S'il manque à ce devoir, il est un lâche, et cela en dépit des milliers et des millions de cou ard s qui l'imitent 1 • » Le courage moral qui est nécessaire pour dire ainsi la vérité au péril de ses intérêts, et qui constitu e, lorsqu 'il n'est point gâté par l'orgueil, une des pln s b. lles e vertus de l'homme, a beaucoup moin s d'occasions de s'exercer pendant l'enfance qu e plu s tard. Il y a cependant maintes circonstances où l'enfant est accessibl e au sentiment faible et lâche qu'on appelle le r espec t hum a in. L' éducateur qui attachera du prix à cette bell e et rare vertu du courage moral trouvera donc un jour ou l'autre l'occasion de la signaler à son élève et d'en jeter dans son cœur les premi ères semences. Quant au mépris du dan ger , auqu el on donne plu tôt le nom de courage physique, bien qu'il ti enn e autan L qu e l'autre au moral , il faut y am ener l'enfant en luttant contre un e di sposition naturelle toute contraire, la ,pollronn erie, qu'il a reç ue de l'h érédité et qui lui est commune avec les a nim aux. Touj ours menacé pc ses lr con currents dans la lutte pour l'existence, l'animal es t continuell ement aux aguets ; le moindre signe qui lui semble l'annonce d'un dan ge r lui inspire de la crainte; son premier mouvement est, lorsquïl le peut, de se cacher ou de fuir. Sous ce rapport, nos premiers ancêtres devraient ressembler beaucoup aux animaux. La vive imagination de l'enfant augm ente encore en lui celte disposition h éréditaire; un danger r éel, comm e celui de tomber à l'eau , l' elfraye bea ucoup moins qu'un bruit so udain, un e grim ace . J e rne r app elle a voit· éprouvé, certain soir qu'on veill ait à la lu eur de la lampe, un sentiment de terreur extrême à la vu e de mon ombre qui se proj etait sur une porte ; j e croyais probabl ement
1. Blac ki e, l '.Éducal io n de soi - m!Jme, p. 75.
�LE COURAGE
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qu'un mystérieux. inconnu s'introduisait sans bruit dans la chambre. Si l'enfant craint l'obscurité, eest que, ne pouvant plus se rendre compte de ce qui l'environne, il y suppose des êtres qui le menacent. cc J'ai beau savoir, dit Rousseau, que je suis en sùreté dans le lieu où je me trouve, je ne le sais jamais aussi bien que si je le voyais actuellement : j'ai donc toujours un sujet de crainte que je n'avais pas en plein jour. Je sais, il est vrai, qu'un corps· étranger ne peut guère agir sur le mien sans s'annoncer par quelque bruit; aussi, combien j'ai sans cesse l'oreille alerte! Au moindre bruit dont je ne puis discerner la cause, l'intérêt de ma conservation me fait d'abord supposer tout ce qui doit le plus m'engager à me tenir sur mes gardes, et par conséquent tout ce qui est le plus propre à m'effrayer. N'entends-je absolument rien, je ne suis pas pour cela plus tranquille; car enfin, sans bruit, on peut encore me surprendre .... Forcé de mettre en jeu mon imagination, bientôt je n'en suis plus le maître, et ce que j'ai fait pour me rassurer ne sert qu'à m'alarmer davantage. Si j'entends du bruit, j'entends des voleurs; sije n'entends rien, je vois des fantômes : la vigilance que m'inspire le soin de me conserver ne me donne que sujets de crainte 1 • » Sachant que l'imagination entre pour la plus grande part dans les terreurs de l'enfant, nous connaissons le meilleur moyen de les dissiper et de les prévenir : il faut d'abord nous interdire absolument tous les sots contes oü figurent des ogres, des loups-garous, des croquemitaines, des fantômes, des revenants, parce qu'ils surexcitent une imagination déjà trop vive; il faut ensuite mettre le plus possible l'enfant en présence de la vérité et en contact avec elle, l'habituer à se rendre
1. Emile, liv. Il.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
compte de tout ce qui éveille sa frayeur, à marcher vers le danger mystérieux qu'il soupçonne. Rousseau veut « qu'on l'habitu e à voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu à peu, de loin , jusqu'à ce qu 'il y soit accoutumé, et qu'à forc e de les voir mani er à d'autres, il les manie en fin lui-m ême. Si, durant son enfance, il u vu sans effroi des crapauds, des serpents, des écrevisses, il verra sans horreur , étant grand , quelqu e animal qu e ce soit. Il n'y a plu s d'obj ets affreux pour qui en voit tous les jours. » On ne se contentera pas de prémunir ainsi l'enfan t contre des terreurs puériles; on saisira toutes les occasions de lui faire faire l'apprentissage du courage véritable; par exe mpl e le soi r un bruit in solite se produit dans la maison : le père piquera son fils d'honneur, et le prendra comme compagnon pour faire une rond e; il le cond uira la nuit dans les bois, clans les ru es désertes de la ville. « Comme il est impossible, dit Bernard Perez, qu'il n'entend e pas parler tout jeune de la mort, cet effroi suprême des adultes, il fa ut le familiariser avec cette id ée et ne la lui présenter que sous la forme d'un repos étern el ou d'un sommeil tranquille 1 • » On ne pousse ra pas les exercices d'endurcissement contre l'instinct naturel de poltronnerie jusqu'à l'exposer ù la mort, mais on ne l'entourera pas non plus d'une so llicitude énervante pour lui év iter jusq u' à la plus petite douleur. Toutefois c'est là un point dé lica t, et celui qui conseille aux parents d'exposer leurs enfants ~ la douleur risque fort de froisser leur tendresse ; les accid ents, dira -t-on, arrivent trop facilement pour qu'on nille les chercher; quant aux souffrances artificiell es, l'idée se ul e en est révoltante. Aussi ne citerai-j e qu'à titre de curio1. !)Éducation dès le bei·ceau, chap.
111.
�LA TIMIDITÉ
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sité l'expérience pédagogique que Locke nous raconte dans les termes suivants : « On doit exposer les enfants tout exprès à la douleur. Mais il faut prendre son temps, et n'en venir là que lorsque l'enfant est de bonne humeur et qu'il est persuadé de l'affection de celui qui le traite de cette manière .... J'ai vu donner de bons coups de gaule avec le ménagement et dans les circonstances que je viens de marquer à un enfant qui n'en faisait que rire, quoiqu'il n'eût pu s'empêcher de verser des larmes ù'êlre sensiblement affligé si la même personne qui lui donnait ces coups lui eût dit un mot un peu rude ou l'eût regardé avec froideur pour le punir de quelque faute 1 • » Sans recourir à de tels moye_ns, on peut fortifier le courage des enfants en écartant d'eux tous les raffinements du confortable, en leur faisant mener une vie simple et même un peu dure, en ne leur conseillant pas toutes sortes de précautions pour ménager leur santé, et en ne leur témoignant pas une inquiétude et une compassion maladroites au moindre accident qui leur arrive. Disons quelques mols d'un défaut très fréquent chez les enfants, la timidité, qui n'est nullement compagne de poltronnerie et de làchelé, mais qui n'en déprime pas moins le carnclère et peut avoir dans la vie des conséquences fâcheuses. J.-J. Rousseau l'a observé profondément chez lui-même; il raconte, en plusieurs endroits de ses Confessions, combien ce défaut le rendait parfois bizarre et stupide . Voici une admirab le analyse morale clans laquelle Benjamin Constant nous montre jusqu'à quel point la timidité peut gâter les relations les plus étroites de la famille, en supprimer Loule la douceur, et exercer une mauvaise influence sur le caractère de l'enfant : « Les lettres de mon père, dit-il dans le roman
1. De l'éducation des en fants, scc t. 14, traù. Coste.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
d' Adol7Jhe, qui est une autobiographie, étaient pleines de conseils raisonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous en présence l'un de rautre qu'il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m'expliquer et qui réagissait sur moi d'une manière pénible .. Je ne savais pas alors ce que c'était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l'âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire; ... je ne savais pas que, même avec son fils, mon père était timide, et que souvent, après avoir longtemps attendu de moi quelques témoignages d'affection que sa froideur apparente semblait m'interdire, il me quHtait les yeux mouillés de larmes et se plaignait à d'autres de ce que je ne l'aimais pas. Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j'étais plus jeune, je m'accoutumai à renfermer en moi-même tout ce que j'éprouvais, à ne former que des plans solitaires, à considérer les avis, l'intérêt et jusqu'à la seule présence des autres comme une gêne et comme un obstacle 1 • » Ce malheureux défaut de la timidité, souvent dissimulé sous les apparences de la hauteur, de la froideur, du sarcasme, est dans la vie sociale une source de souffrances et d'ennuis. Mais n'est-il pas bien difficile de le combattre lorsqu'il se forme, puisque l'expérience nous montre qu'un enfant timide le devient encore davantage quand l'attention se fixe sur son défaut, et que, si on l'en reprend, si on l'engage à essayer de réagir par une manifestation de sociabilité, d'assurance, il s'enfonce de plus en plus dans une sorte de stupidité farouche?
'I. Adolphe, chap.
1.
�LA BONTÉ
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« Lève les yeux, regarde-moi, n'aie pas peur, parle», autant d'excitations vaines, qui ne font que redoubler le ·malaise de l'enfant timide. Dans ces circonstances, il ne convient pas d'insister, parce qu'on n'arriverait qu'à provoquer une crise de désespoir. Les personnes avec lesquelles l'enfant se sent à l'aise, c'est-à-dire, en général, celles qui l'approchent de plus près, pourront seules l'habituer petit à peLit à se produire devant le monde, et lui faire prendre un peu d'assurance; mais c'est une œuvre qui demande beaucoup de ménagements. Un homme qui pratique ces grandes vertus de l'application au travail, de la sincérité, de la modestie, du courage, a déjà une élévation morale qui le met audessus d'une foule de ses semblables. Mais il peut manquer d'une auLre vertu, la bonté, qui est supérieure encore; consistant en effet dans une disposition active à s'oublier soi-même pour penser aux autres et leur faire du bien, elle est ce qu'il y a de plus beau dans l'homme au point de vue moral, le triomphe des sentiments désintéressés sur les passions égoïstes. La bonté n'est pas une vertu banale et facile. << Être bon el rester tel, dit Michelet, entre les inj us lices des hommes et les sévérités de la Providence , ce n'est pas seulement le don d'une généreuse nature, c'est de la force et de l'héroïsme .... Garder la douceur et la bienveillance parmi tant d'aigres disputes, traverser l'expérience sans lui permettre de toucher à ce trésor, cela est divin. Ceux qui persistent et vont ainsi jusqu'au bout sont les vrais élus. » Tâchons donc de donner à nos enfants celle force, d'échauffer leur âme afin qu'il s traversent l'expérience, suivant la belle expression de Michelet, sans y contracter le sec et dur mépris des hommes qui existe dans tant de cœurs. Il faut, dès leur naissance, les entourer, pour ainsi dire, ,]'une atmosph ère de calme. Mme Necker de Saus-
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sure insiste, avec raison , sur la nécessité de maintenir autour des enfants le calme extérieur, d 'où résulte celui de 1'àrn e; elle demande qu'on lem épargne les pleurs, que l'on melle de la rég ularité dans l'ordonnance de leur vie, que l'on n'excite pas leurs désirs et que l'on satisfasse leurs besoins dan s la m es ure qui convient. « Avec ces soins, dit-elle, et d'autres pareils, on maintiendra chez les enfants le calme habituel de l'àme, bien imm ense et facile à p erd re , le plus nécessaire peut-être ù. leu r constitution morale, enco re si frêle et si ind écise .... Il est tout un ordre de facultés, el les plus éle·vées peut-être, qui ne crnissent qu'à l'ombre tutélaire du repos.... Il n'est rien de grand dans la nature morale, dont la sérénité ne favorise le développement.. .. De la sérénité naîtra naturellement la bienveillance .... Dans l'état le plus sain de l'enfant, quand le sentiment de l'existence es t à la fois animé et calme, toutes les sympathies naturelles agisse nt en lui . Un invin cibl e a urait l'unit à ses se mbl ables, le lien de l'hum a nité rapproche son âme de la leur 1 • » Maintenir le calme autour Je l'enfant ne suffit pas; il faut enco re qu 'un milieu bienveilla nt et a ffectueux agisse sur lui par la force de l'habitude et de l'exem ple. Malheureusement, sous ce rapport, les milieux so nt très différents; il y a des familles où la bienveillance pénètre si intimement tou s les cœu rs, qu e les étrangers e uxmêmes en reçoivent le témoignage; il en est d'autres où existe une disposition constante au méco nlenlement, à la critiqu e, au reproche, à la défianc e; l' enfant y entend des plaintes et y assi~te à des querell es qui ont sur son caractère une mauvaise influence. « Tous ce ux qui ont réfléchi sur l'éduca tion, dit Mme Necker de Saussure, ont se n li l'extrème importance d'éviter qu'au1. L'Éducalion J.,rogressive, liv. II, cha p.
IU.
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cun acte d'impatience ou de colère, aucun accent aigre, aucun regard farouche, ne vienne frapper les sens des petits enfants .... Les enfants ont une inconcevable facilité à recevoiL· le mouvement, à partager des impressions dont ils sont encore incapables d'apprécier la cause .... En entourant les enfants de visages riants, d'expressions de douceur et de bienveillance, on leur communique bientôt des sentiments affectueux 1 • » Arrivés à l'âge adulte, nous pouvons, en recueillant nos souvenirs, nous rendre compte de l'influence profonde exercée, en ce qui concerne les sentiments sympathiques, par le caractère des parents, par leur manière cl'être entre eux et avec nous, et constater qu'alors notre sensibilité a pris une direction qui ne sera plus que difficilement changée. Mais l' enfant n'est pas seulement un être passif subissant le contre-coup de notre conduite. Il faut faire appel à son activité pour développer ses qualités effectives; car s'il a besoin que nous l' entourions de bienveillance, c'est pour le mettre dans une disposition favorable à l'éclosion de sentime11ts qui sont en lui à l'état de germe. J..J. Rousseau, toujours paradoxal, voudrait qu'on se contentâl de lui apprendre à n e pas faire le mal. « Qui est-ce qui ne fait pas du bien? tout le monde en fait, le méchant comme les autres; il fait un heureux aux dépens de cent misérables; el de là viennent toutes nos calamités. Les.plus sublimes vertus sont négatives; elles sont aJssi les plus difficiles, parce qu'elles sont sans ostentation, et au-dessus même de ce plaisir si doux au cœur de l'homme, d'en renvoyer un autre content de nous. 0 quel bien fait nécessairement à ses semblables celui d'entre eux, s'il en est un, qui ne leur fait jamais
1. L'Éducation /J1°og1·essive, liv. II, chap.
111.
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de mal 1 ! » Ces observations, quoique l'auteur en tfre des conséquences excessives, ne manquent pas de justesse, ni même de profondeur; elles s'appliqueraient bien en particulier à ceux chez qui les apparences de la bonté dissimulent une réelle faiblesse, et qui se donnent trop facilemeut le plaisir de faire des heureux, sans se demander si les bienfaits qu'ils accordent aux uns ne pèseront pas lourdement sur d'autres. Reconnaissons que c'est déjà beaucoup qu'un enfant s'abstienne du mal, ne cause point de pein'} à ses parents par sa méchanceté, ne tourmente pas ses frères et sœurs, ne maltraite pas ses camarades. Étendons même le cercle de la sympathie, et tâchons qu'il épargne les animaux. « La pitié qui s'adresse à l'animal, dit Bernard Perez, doit être surveillée avec le plus grand soin, pour elle-même, dans l'intérêt des animaux avec lesquels l'enfant doit être en rapport, et pour son influence indirecte sur l'humanité proprement dite .... Certains enfants sont d'une innocente et terrible cruauté, surtout quand ils sont en colère .... Le fait le plus ordinaire est celui d'un défaut de sensibilité inconscient, que beaucoup de naturalistes contemporains regardent comme un caractère primitif de l'animalité 2 , )) C'est précisément sur ce point particulier que l'expérience nous montrera ce qu'il y a d'inexact dans l'opinion de Rousseau, et combïen la bonté négative, pour ainsi dire, qui c:onsiste à ne pas faire de mal, est liée à la bonté active, celle qui fait du bien. En effet, pour obtenir que l'enfant ne soit point cruel à l'égard des animaux, le meilleur moyen est de lui apprendre à les soigner, à les caresser, à les traiter comme des êtres
1. Emile, li v. li. 2. L'Èducation dès le hei·ceau, chup. v.
�3û3 sensiblca, capables d'allachement et de connaissance. L'idée de la souITrance épargnée est trop négative, trop froide, elle ne parle pas à son cœur; on y fera mieux pénélrer la bonté en lui donnant le plaisir ùe faire du bien, qu'en lui recommandant de s'abstenir du mal. Il s'habituera plus doucement ainsi à penser aux autres, ce pclit être qui naît avec de si terribles instincts d'égoïsme, mais aussi avec des instincts de sympathie auxquels l'éducation peut donner une énergie assez grande pour contre-balancer et même dominer les premiers. Le plaisir très vif que tout homme, à moins d'être un monstre cl 'égoïsme, éprouve à faire naître le conten tement auprès de lui, à obtenir des éloges et des remerciements pour sa complaisance, est donc un moyen précieux dont il faut user avec l'enfant dans la plus large mesure. D'abord, sans sortir de la famille, mille occasions se présentent de lui fafre témoigner son a!Tection, non pas SE 11lement par des paroles et des caresses, mais par des attentions matérielles, par de pelils services, de pelils cadeaux, et même de l'amener à s'imposer de vrais sacrifices, comme de renoncer à une partie de plaisir pour resler auprès d'un membre de la famille qui est malade. A quoi bon insister sur le détail? le principe suffit; les parents intelligents ne seront pas embarrassés pour l'application. Puis viendra la bienfaisance au dehors, celle dont on lui donnera l'exemple, et celle qu'il exercera lui-même, non pas celle bienfaisance dont nous avons déjà parlé, qui ne coûte à l'enfant aucun effort, parce qu'elle ne lui demande aucun sacrifice, mais celle qu'il peut exercer aux dépens de ses propres jouissances. « Un enfant, dit Rousseau, donnerait plutôt cent louis qu·un gâteau. Mais engagez ce prodigue distributeur à donner les choses qui lui sont chères, des jouets, des bonbons, son goûter, et nous saurons bientôt
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
si vous l'avez rendu vraiment libéral 1 • » Lorsqu'il sera plus grand, on le mellra plus intimement en contact avec la misère. Je trouve que les élèves de nos écoles restent en général trop étrangers aux œuvres de bienfaisance; je voudrais que chaque établissement d'instruction publique eût sous son patronage un certain nombre de familles, qu'il les visitât, qu'il fût initié à l'art difficile de rechercher la vraie misère, qui se cache et ne se fait pas un métier d'exploiter la charité. La quête pour les indigents une ou deux fois dans l'année ne suffit pas; les jeunes gens, comme beaucoup de grandes personnes du reste, croient trop facilement s'acquitter avec quelques aumônes de leur devoir de bienfaisance. Signalons pour finir un déplorable travers de l'éducation qui nuit plus que tout le reste au développement de la bonté . nous voulons parler de la gâterie. Certains enfants gâtés semblent témoigner par leurs manières tendres et aimables une reconnaissance affectueuse qui trompe les parents et les fait redoubler de caresses et d'attentions. Mais, comme le remarque un bon observateur de cet âge, « bientôt les grâces trompeuses de l'enfant s'effacent, la tendresse apparente du cœur se perd : tout à coup on découvre en eux, avec effroi, une désolante sécheresse d'âme, une dépravation profonde : et, en fin de compte, ces jolis enfants deviennent véritablement effroyables; on s'aperçoit alors, mais trop tard, qu 'il n'y a pas d'êtres plus durs, plus méchants, plus hautains, plus violents, plus égoïstes, plus ingrats, plus injustes, plus odieux, que les enfants gâtés par la mollesse 2 ! >i Comment n'en :serait-il pas ainsi? On a tout fait pour
1. Émile, liv. IL -
2. Dupanloup, l'Enfanl, chap. m.
�L'ENFANT GATÉ
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leur épargner l'effort, le sacrifice,' qui sont les éléments esse ntiels de toutes les vertus, et en parti culier de la b onté, à laqu elle n'appartient le premier r ang qu e parce qu'ell e exige le sac rifice le plus diffi cile, celui de l 'intérêt perso nn el. Les paren ts qui gâtent l'e nfant n'ont même point, dans beaucoup de cas, l'excuse de lu bonté ; ca r il s le font p ur une faiblesse qui n'est pas exempte d'égoïsme; ils croient s'a ttirer ain si son uITection, les marqu es si dou ces de sa tendresse ; ils sont in ca pables de s'exp oser, qu and il le faut, à ses rancun es passagères , et ils s'é pargnent l'effort soutenu que réclame la bonté ferme et vi gilante, la seule vraie. La sécheresse de cœur <le l'enfant gâté est alors, on peut le dire, la punition d'un égoïsme des parents qui s'i g norait lui-m ê me.
�CHAPITRE XVII
L'exa men de consc ience. - Quelle co nception de la vie il convi ent de donner aux enfants. - Le sen timent pratique de l'idéal.
Une des conditions essentielles pour se corriger et s'améliorer, c'est de se bien connaitre, de se rendre un compte exact de sa situation morale. « Si vous ne voulez pas vivre au hasard, dit Blackie, Dxez les heures régulières où vous ferez vos comptes avec vous-même. Dans les tran sac tions commerciales, c'est une grande sauvegarde contre les dettes qu e de tout payer comptant, quand on le peut; si cela est impossible, il faut du moins ne pas làisser s'allonger les comptes et avoir soin d'établir la balance à époque fixe. Il en est ainsi pour les comptes que nous avons à rendre à Dieu et à nousmêmes. » Tel est le principe qui guidait Benjamin Pranklin lorsque, vers l'âge de vingt-deux ans, ayant formé le dessein d'a rriver à la perfection morale, il imagina le procédé qui suit. D'abord il fixa au nombre de treize les vertus qui lui paraissaient désirables, à savoir : la tempérance, le silence, l'ordre, la résolution, l'économie, le travail , la sincérité, la justice, la modération, la propreté, la tranquillité, la chasteté, l'humilité.
�L'EXAMEN DE CO~SCIENCE
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Puis il flt un petit livre, dont il régla chaque pnge de manière à avoir sept colonnes verticales, une pour chaque jour de la semaine, et treize colonnes horizontales, une pour chaque vertu. Tous les soirs il faisait son examen de conscience, et pointait sur la case correspondant à la fois au jour et à la vertu le manquement qu'il avait pu commettre dans !ajournée 1 • Celle comptabilité peut paraître un peu singulière; mais la méthode est excellente; elle consiste à voir chaque jour ses fautes, à constater chaque jour qu'on avance vers le bien, ou qu'on rétrograde, ou qu'on piétine sur place. L'enfant n'a pas encore cette pleine conscience de lui - même qui lui permettrait de s'examiner à fond et de savoir au juste où il en est au point de vue moral. Cependant, lorsque nous lui avons suggéré par notre enseignement, par un système intelligent de punitions et de récompenses, par l'habitude, et surtout par l'exemple, des règles flxes ùe conduite, lorsque, grâce à nous, une conception nette du bien et du mal s'est établie dans sa pensée, qui était peut-être incapable de l'acquérir spontanément, il est alors_possib le de mettre l'enfant en présence de ses actes, de les lui faire appré cier, non pas seulement un à un, au fur et à mesure qu'i ls se produisent, mais en les groupant dans un certain ensemble. On procédera d'abord avec lui à l'examen d'une période très courte de sa vie, par exemple de l'heure qui vient de s'écou ler, et pendant laquelle sa conduite peul être caractérisée par une note bonne, passable ou mauvaise, suivant le nombre et la nature de ses bons mouvements ou de ses manquements au devoir. L'heure qui suivra sera comparée à la précécl-ente. Puis vien dront des relevés de journées, de semaines entières.
1. Mémoires cle Ji'1'Clnlclin, trac!. Laboulayc, cbap. v,.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Qu'on se garde bien de les faire devant l'enfant sans qu'il y prenne part; qu'il ne reste point comme un auditeur muet qui baisse la tête avec une expression de honte plus ou moins sincère devant l'énumération de ses fautes. Dans ces conditions, l'altitude des enfants est peu significative : quelques-uns écoutent avec un ai r indifférent ou même insolent; mais presque tous ont une apparence contrite, sous laquelle peuvent se dissi-. mu Ier des sentiments bien différents du repentir. L'aveu des fautes amené par un éducateur adroit et bienveillant produit un effet plus salutaire. Tout aveu est humiliant pour les natures qui ne sont pas perverties; or l'humiliation devant autrui qu'on s'impose à soimême après la faute demande un très grand effort; mais, précisément parce qu'elle est pénible, elle réagit heureusement sur le moral, pour lequel elle est une véritable expiation. Qu'un enfant soit amené à la nécessité d'adresser des excuses à une personne qu'il a offensée : il s'y décidera sans trop de peine si l'on commet la maladresse de parler pour lui, quelle que soit l'humilité de la posture qu'on lui fern prendre et des sentiments qu'on lui prêtera; le vrai supplice est de parler lui-même, parce qu'il sent qu'alors seulement il acquiesce bien à son humiliation, et qu'elle l'atteint au fond du cœur. Tel, c'est-à-dire actif et personnel, doit être son rôle dans l"exnmen de conscience; c'est lui-même qui doit reconnaître ses fautes, les avouer sans réticences. L'éducateur est pour lui le directeur de conscience, à la fois sévère et affectueux, qui le force tendrement à ouvrir son cœur, à revoir le passé avant qu'il se plonge dans l'oubli , qui lui montre, pour nous servir des expressions d'un ancien, où il a dirigé ses pas, ce qu'il a fait de meilleur, les bonnes actions qu'il a négligées, et qui, une fois le compte établi, passe l'éponge
�CONCEPTION DE LA'V!E
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sur le mal avec un doux reproche, mais le félicite et le rend heureux de ses progrès dans le bien. Ainsi l'enfant acquiert peu à peu une idée des plus précieuses, à savoir que la vie est, non pas une suite d'actions sans lien, qui se succèdent au hasard, mais un ensemble dont loules les parties se tiennent, et dans lequel chaque acte, influencé par ceux qui le précèdent, doit influer à son tour sur ceux qui le suivront. Il ne s'agit pas de montrer à l'esprit mobile et léger de l'enfant les conséquences lointaines de sa conduite; nous avons déjà dit qu'il est à peu près incapable de p·r évoir ainsi à longue échéance. Mais on peut très bien lui faire comprendre comment telle semaine, telle année de sa vie se relient à celles qui précèdent, comment les progrès qu'il a faits se sont accumulés et lui ont rendu la tâche de plus en plus facile, comment au contraire les fautes ont élé non seulement mauvaises en elles-mêmes, parce qu'elles sont ùes manquements au devOÎI', mais maurnises aussi par leurs conséquences, qui pèsent forcément sur le coupable. A cet âge, où le caractère se forme, l'œuvre du perfectionnement moral peut être à chaque instant compromise par une rechute. Tel enfant par exemple était en train de se corriger du mensonge; il gagnait de plus en plus, par une suite d'efforts sur lui-même pour être sincère, la confiance de son entourage; un moment de défaillance a suffi pour tout remettre en question. L'examen de conscience, bien dirigé, lui fera sentir la gravité de son nouveau mensonge, plus léger peut-être en lui-même que les précédents, mais très regretlable cependant, parce qu'il vient mal à propos interrompre' une série heureuse et qu'il risque d'être le point de départ d'une série mauvaise. · A l'idée dont nous venons de parler s'en ajoute nécessairement une autre, qui résulle de la première : c'est 24
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L'ÉDUCATION DU CAR.ACTÈRE
que la vie, où tout s'enchaîne ainsi, est une œuvre, à laquelle nous nous mettons dès la première heure pour la poursuivre sans interruption, et dont nous sommes les ouvl'iers responsables. Je ne vois pas de mal à ce qu'on imprime celle idée jusqu'à l'exagération dans l'esprit de l'enfant. Pour le spéculatif, elle n'est pas entièrement exacte el comporte de sérieuses réserves : au dedans de nous le pouvoir de l'hérédité, qui détermine en partie la constitution de notre organisme et même de notre esprit, au dehors le pouvoir des circonstances extérieures, influent grandement sur notre destinée, dont notre libre effort n'est pas, tant s'en faut, le seul facteur. Mais l'éducation, qui est éminemment pratique et qui n'a pas de raison d'être si elle ne procède point d'une foi profonde en la liberté humaine, l'éducation doit s'attacher à fortifier le plus possible cette foi chez les enfants et à développer en eux l'énergie morale. Or rien n'est mortel pour l'énergie comme le sentiment de notre faiblesse, sinon de notrn impuissance, en présence des forces qui pèsent sur nous. On ne peut pas tout ce qu'on veut; mais le meilleur moyen de ne pas vouloir tout ce qu'on peut, de se laisser aller à la mollesse et à l'inertie, c'est de considérer les difficultés et les obstacles de préférence aux ressources dont on dispose pour les surmonter. A quoi sert d'éclairer l'enfant sur les fatalités qui prendront une trop large part dans la direction de sa vie, sinon à augmenter cette part, à réduire celle de son activité propre? Il vaudrait bien mieux, fût-ce en entretenant quelques illusions, illusions bienfaisantes 1 le convaincre qu'il est le principal artisan de sa destinée, qu'elle sera ce qu'il l'aura faite, que toutes ses actions concourent à cette œuvrc, tantôt pour l'améliorer et la mener à bien, tantôt pour la compromettre et la faire ayorler. Loin de nous ces
�LE SENTIMENT PRATIQUE DE L'IDEAL
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pensées énervantes, où se complaît l'esprit moderne, sur la vanité de l'effort humain, sur les duperies dont la nature nous rend victimes, nous, ses jouets, qui avons la naïveté de nous croire libres! Ne nous lassons pas au contraire de répéter devant les enfants les affirmations encourageantes, comme celle-ci, de Rousseau : « C'est la seule tiédeur de notre volonté qui fait notre faiblesse, et l'on est toujours fort pour faire ce qu'on veut fortement. » · Tâchons de mettre en eux la conviction qu e l'œuvre de la vie ne doit finir qu'avec la vie même, que l'homm e n'es l pas sur la terre pour acheter un long repos par l\Jl court travail , mais que son activité doit s'exercer jusqu'à la fin, pour amé[orer sa situation matérielle, étendre son intelligence, perfectionner son âme, et aussi pour contribuer à l'amélioration du sort, au perfectionnement de l'âme des autres. Ce souci constant du mieux pour soi et pour autrui, c'est le sentiment pratique de l'idéal, qui doit animer notre cœur, en même temps que notre raison doit nous prémunir contre l'impatience et la chimère. Il ne faut pas trop exiger de l'enfant, pour ne pas le décourager; mais il faut l'habituer à exiger le plus possible de lui-même, à ne pas s'endormir dans le contentement que lui causent des résultats partiels, à ne voir en tout qu 'un commencement, un achemin~ment vers un but très éloigné, qui recule à mesure qu 'on avance dans la vie. Si satisfaisant que soit, à un moment donné, l'examen de conscience, il ne doit jamais attirer à l'enfant, de la part de l'éducateur, une approbation sans réserves : sa conduite, son caractère s'améliorent, on est heureux de le reconnaître, on rend justice à ses efforts et l'on y applaudit; mais on lui en demande de nouvea ux , parce qu'on le sait capable de mieux faire encore . Si l'on ne trouve pas autour de lui d'autres
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
enfants auxquels on puisse le comparer pour lui montrer son infériorité à leur égard, qu 'on le compare à ce qu'il peut êlre lui-m ême. Nous ne doulons pas qu'on n'arrive n.insi à développer en lui un sens moral exigeant et délicat, une ardeur pom le Lien, grâce à laquelle la vie lui présentera sans cesse un objet nouveau, un inlérêt toujours renaissant. Devant le mal qui existe en nous, même chez les meilleurs, devant les misères dont on souffre autour de nous, il faut rougir, comme d'une lâche faiblesse, de trouver la vie monotone cl vaine . Il y a immensément à faire. Ouvrons les yeux, et voyons la lâche qui nous appelle, qui réclame Ioule notre énergie. Le plus beau résultat que puisse obtenir l'éd ucation, c'est de faire que Je5 enfants voient de bonne heure cetlc lâche et qu'ils s'y appliquent avec une foi vaillante .
FIN
•
�TABLE DES MATIÈRES
LNTHOD UC TIO N .. • •... , ... •. •. , .•.•. . • . . ... ...•.• .•..• .•• . • ,
1
CHAPITRE PREMIER
Définition du caractère. - .L'éducation, œuvrJ de Ja liberté de l'homme, modifie la n ature. L' œ uvre de la nature doitelle être modifi ée? es t- elle bonn e ou mauvaise? Opinions optimi ste et pessimiste. - Recherch e de ce qu'ell e es t réellement. In stincts primitifs qui rapproch ent l'h omm e de la bête et l'anim ent dan s la lutte pour l'exi stence. Classifi ca tion théologique des défauts : la tripl e concupi scence. - Class ificati on des mobiles de la volonté dans Mm e Necket· de Saussure. - Les instincts primitifs cidessus désignés peuvent se ramen er à l'égoïsme. - La double face de la nature hum ain e.. .. ... . ... .. ........ . .
CHAPITRE II
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Les in stincts altruistes dan s l'enfant .' : attachement aux perso nnes qui le soignent, beso in de caresses, sympathi e pour la souITrance, dés ir d' év iter de la peine et de faire plai sir aux a utres , libéralité, protection de la faibl esse, bienfaisance. - Premi ères manifes tations de Ja moralité. - L'enfant a-t-il, dans les premi ers temp s, un co mme ncement de se ns moral? - La moralité de sy mpa thie. Les croyances morales de l'e nfan t ne so nt d'a bord qu e des ac tes de foi, sur la parole des perso nn es qui l'élè-
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TABLE DES MATIÈRES
vent. - Influence de l'amour-propre. - Critérium pour apprécier les instincts de l'enfant. Il n'est autre que notre conception des fins de l'homme. - La loi morale. Opposition de l'ordre physique et de l'ordre moral. - Au point de vue de la morale, classification des instincts en bons, mauvais et indilîérents ou ambigus. - Il faut, par l'éducation, agir sur la nature......................
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CHAPITRE JlI La volonté dans l'enfance considérée comme faculté de se déterminer entre plusieurs actes, comme activité personnelle, comme autonomie, comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations. - L'habitude. - L'imitation. - Variété des caractères. - Une classification scientifique des caractères est-elle possible? - Le système de la faculté maîtresse. - Difficulté de définir un caractère, et même les éléments qui le constituent. - Le diagnostic dans l'éducation. - Difficulté de l'observation morale pratiquée sur les enfants... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . .
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CHAPITRE IV L'influence de l'hérédité sur le caractère. Faits qui la montrent. Hérédité des instincts d'ivrognerie, d'avarice, du vol, du meurtre. Exemples historiques. - Hérédité du caractère provincial et national. - Constitution des éléments du caractère par l'hérédité. - La question du progrès par l'évolution. Opposition du progrès dans l'ordre naturel par la sélection et dans l'ordre moral par l'amélioration du caractère. - Les lois de l'hérédité. - Importance de la question de l'hérédité en pédagogie......... 101
CHAPITRE V Influence du physique sur le moral des enfants. - Manifestations de la folie qui peuvent faire croire chez les enfants à des vices du caractère. - Influence des diverses névroses et de l'état général appelé nei·vosisme. Influence constante du corps sur le moral, même en dehors de la m,iladie. - Nécessité de l'équilibre entre le corps et
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l'âme. Dangers d'une culture intellectuelle excessive. Influence favorable des exercices physiques sur le caractère ....-....... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . 126 CHAPITRE VI L'influence de l'intelligence sur le caractère. - L'ignorance et le mal. - Le progrès de la moralité est-il eu rapport avec celui de la civilisation et en particulier de l'instruction? - La criminalité n'est pas le critérium de la moralité. - L'enseignement moral. - Objections de Herbert Spencer. - Influence des lettres, des arts et des sciences sur le caractère. - Paradoxe de J.-J. Rousseau. - Dangers de la mauvaise littérature.,................. 147 CHAPITRE VII Importance du rôle du caractère dans la vie des individus. - Ce rôle est méconnu dans la pratique de l'éducation, et celui de l'intelligence est exagéré. - Dilîérence de point de vue chez les anciens et chez les modernes. L'elîort moral; l'énergie du caractère. - La vertu consiste dans cette énergie mise au service du bien. - Le rôle du caractère dans la vie des nations. - Les nations en décadence. - Le caractère et la vertu dans les sociétés démocratiques.......................................... 169 CHAPITRE VIII Les principaux collaborateurs dans J'œuvre de l'éducation. Le père et la mère. Les grands parents. Les domestiques. 189 CHAPITRE IX L'éducation dans la famille et l'éducation en commun. Quelques inconvénients de l'éducation dans la famille. - Avantages attribués à l'éducation en commun. Faiblesse de la ctùture morale dans cette éducation. Les maitres............................................
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TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE X L'internat. - Nécessité de remplacer clans l'internat la famille absente. - On n'y arrive point dans le sys tème français actuel. - Les chambriers en Allemagne et autrefois en France. - Le système tutorial. - Réformes à opérer clans l'internat français............... . . . . . . . . 230 CHAPITRE XT Moyens generaux d'éducation : l'obéissance. - Légitimité du pouvoir de commander exercé par les éducateurs. Règles à suivre. - L'obéissance ne diminue pas l'énergie. - Sentiments qui déterminent l'obéissance. - La contrainte......... .. ................ . .. .... ..... . . . . . . 250 CIIAPJTRE Xll (Les punitions dans la famille et à l'école.- Règles de Bentham concernant la pénalité. - Difîérencc entre la pénalité clans la société et la pénalité clans l'éducation. Punitions morales. - Punitions sous forme de privation. - Malaise moral produit par les diverses punitions. Les châtiments corporels en France, en Angleterre et en Allemagne. - La punition n'est qn'nn moyen extrême.. ... . .......... . ..................... ... .. . ...... 270 CHAPITRE Xlll '\ Le système de la discipline des conséquences naturell es clans J.-J . Rousseau et clans Herbert Spencer. - Exemples. - Arguments à l'appui. - Objections ..... ,.. ... .. 292
ClIAPITnE XIV Des récompenses. - Discussion du principe. - La praliquc. - Récompenses diverses. - Des jouets en particulier. - L'éloge. - L'émulation dans la famille et à l'école....
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�TABLE DE S MATIÈRE S
CHAP IT RE XV Rùle de l'effor t dan s la vie morale. - 11 es t nécessaire d'habitu er l'e nfant dès le pr emier âge à fa ire effort sur l!]i-m ême pu ur r éprimer les impulsions des penchants. Educa tion des habi tud es morales . - Rùle de l'exe mple. - Les exe mples cites et les exe mpl es donn és par les édu cateurs. - Iufluence gé nérale d u mil ie u social dans lequel l"enfant se développe .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • 330 CHAP ITRE XVI De l'ac ti on de l'éducati on sur quelq ues qualités et quelq ues défauts du caractèr e en particuli er. - L'appli cn.ti on an trava il et la paresse . - La sin cérité et le mensonge. La vanité. - Le co urage moral et le co urage physique. La timidité. - La bonté. . . .. . .. . .. . ... . . .. . .... . .... . .. 346 CHAPITRE XV!l L'ex am en de co nscience. - Qu elle co ncep ti on ùe la vie il convient de donner aux enfants. - Le sen liment pratiq ue de l'idéal ... .. .... . .. . . .... . .. .. . ... . . , . . . . . . • . . . . . . . . . 366
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1|TABLE DES MATIÈRES|377
2|INTRODUCTION|5
2|CHAPITRE PREMIER|31
3|Définition du caractère. - L'éducation, œuvre de la liberté de l'homme, modifie la nature. L'œuvre de la nature doit-elle être modifiée ? est-elle bonne ou mauvaise ? Opinions optimiste et pessimiste. - Recherche de ce qu'elle est réellement. Instincts primitifs qui rapprochent l'homme de la bête et l'animent dans la lutte pour l'existence. -Classification théologique des défauts : la triple concupiscence. - Classification des mobiles de la volonté dans Mme Necker· de Saussure. - Les instincts primitifs ci-dessus désignés peuvent se ramener à l'égoïsme. - La double face de la nature humaine|31
2|CHAPITRE II|54
3|Les instincts altruistes dans l'enfant . : attachement aux personnes qui le soignent, besoin de caresses, sympathie pour la souffrance, désir d'éviter de la peine et de faire plaisir aux autres, libéralité, protection de la faiblesse, bienfaisance. - Premières manifestations de la moralité.- L'enfant a-t-il, dans les premiers temps, un commencement de sens moral ? - La moralité de sympathie. - Les croyances morales de l'enfant ne sont d'abord que des actes de foi, sur la parole des personnes qui l'élèvent. - Influence de l'amour-propre. - Critérium pour apprécier les instincts de l'enfant. Il n'est autre que notre conception des fins de l'homme. - La loi morale. Opposition de l'ordre physique et de l'ordre moral. - Au point de vue de la morale, classification des instincts en bons, mauvais et indifférents ou ambigus. - Il faut, par l'éducation, agir sur la nature|54
2|CHAPITRE III|79
3|La volonté dans l'enfance considérée comme faculté de se déterminer entre plusieurs actes, comme activité personnelle, comme autonomie, comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations. - L'habitude. - L'imitation.- Variété des caractères. - Une classification scientifique des caractères est-elle possible ? - Le système de la faculté maîtresse. - Difficulté de définir un caractère, et même les éléments qui le constituent. - Le diagnostic dans l'éducation. - Difficulté de l'observation morale pratiquée sur les enfants|79
2|CHAPITRE IV|105
3|L'influence de l'hérédité sur le caractère. Faits qui la montrent. Hérédité des instincts d'ivrognerie, d'avarice, du vol, du meurtre. Exemples historiques. - Hérédité du caractère provincial et national. - Constitution des éléments du caractère par l'hérédité. - La question du progrès par l'évolution. Opposition du progrès dans l'ordre naturel par la sélection et dans l'ordre moral par l'amélioration du caractère. - Les lois de l'hérédité. - Importance de la question de l'hérédité en pédagogie|105
2|CHAPITRE V|130
3|Influence du physique sur le moral des enfants. - Manifestations de la folie qui peuvent faire croire chez les enfants à des vices du caractère. - Influence des diverses névroses et de l'état général appelé nervosisme. Influence constante du corps sur le moral, même en dehors de la maladie. - Nécessité de l'équilibre entre le corps et l'âme. Dangers d'une culture intellectuelle excessive. -Influence favorable des exercices physiques sur le caractère|130
2|CHAPITRE VI|151
3|L'influence de l'intelligence sur le caractère. - L'ignorance et le mal. - Le progrès de la moralité est-il en rapport avec celui de la civilisation et en particulier del'instruction ? - La criminalité n'est pas le critérium de la moralité. - L'enseignement moral. - Objections de Herbert Spencer. - Influence des lettres, des arts et des sciences sur le caractère. - Paradoxe de J.-J. Rousseau.- Dangers de la mauvaise littérature|151
2|CHAPITRE VII|173
3|Importance du rôle du caractère dans la vie des individus.- Ce rôle est méconnu dans la pratique de l'éducation, et celui de l'intelligence est exagéré. - Différence de point de vue chez les anciens et chez les modernes. - L'effort moral ; l'énergie du caractère. - La vertu consiste dans cette énergie mise au service du bien. - Le rôle du caractère dans la vie des nations. - Les nations en décadence. - Le caractère et la vertu dans les sociétés démocratiques|173
2|CHAPITRE VIII|193
3|Les principaux collaborateurs dans l'œuvre de l'éducation. Le père et la mère. Les grands parents. Les domestiques|193
2|CHAPITRE IX|214
3|L'éducation dans la famille et l'éducation en commun. Quelques inconvénients de l'éducation dans la famille.- Avantages attribués à l'éducation en commun. - Faiblesse de la culture morale dans cette éducation. -Les maîtres|214
2|CHAPITRE X|234
3|L'internat. - Nécessité de remplacer clans l'internat la famille absente. - On n'y arrive point dans le système français actuel. - Les chambriers en Allemagne et autrefois en France. - Le système tutorial. - Réformes à opérer clans l'internat français|234
2|CHAPITRE XI|254
3|Moyens generaux d'éducation : l'obéissance. - Légitimité du pouvoir de commander exercé par les éducateurs. - Règles à suivre. - L'obéissance ne diminue pas l'énergie.- Sentiments qui déterminent l'obéissance. - La contrainte|254
2|CHAPITRE Xll|274
3|Les punitions dans la famille et à l'école.- Règles de Bentham concernant la pénalité. - Différence entre la pénalité dans la société et la pénalité dans l'éducation. - Punitions morales. - Punitions sous forme de privation. - Malaise moral produit par les diverses punitions. - Les châtiments corporels en France, en Angleterre et en Allemagne. - La punition n'est qu'un moyen extrême|274
2|CHAPITRE Xlll|296
3|Le système de la discipline des conséquences naturelles dans J.-J Rousseau et dans Herbert Spencer. - Exemples. - Arguments à l'appui. - Objections|296
2|CHAPITRE XIV|316
3|Des récompenses. - Discussion du principe. - La pratique. - Récompenses diverses. - Des jouets en particulier. - L'éloge. - L'émulation dans la famille et à l'école|316
2|CHAPITRE XV|334
3|Rôle de l'effort dans la vie morale. - Il es t nécessaire d'habituer l'enfant dès le premier âge à faire effort sur lui-même pour réprimer les impulsions des penchants. - Éducation des habitudes morales. - Rôle de l'exemple.- Les exemples cités et les exemples donnés par les éducateurs. - Influence générale du milieu social dans lequel l'enfant se développe|334
2|CHAPITRE XVI|350
3|De l'action de l'éducation sur quelques qualités et quelques défauts du caractère en particulier. - L'application au travail et la paresse . - La sincérité et le mensonge. - La vanité. - Le courage moral et le courage physique. - La timidité. - La bonté|350
2|CHAPITRE XVII|370
3|L'examen de conscience. - Quelle conception de la vie il convient de donner aux enfants. - Le sentiment pratique de l'idéal|370
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Title
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L'éducation morale
Subject
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Education morale
Sociologie de l'éducation
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Durkheim, Emile (1858-1917)
Publisher
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Librairie Félix Alcan
Date
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1925
Date Available
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2017-07-17
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Fauconnet, Paul (préface)
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����L'ÉDUCATION
MORALE
�LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
BlBLIOTHÈQUfiJ DE PHILOSOPRJE CONTEMPORAINE
OUVRAGES DE M. ÉMILE DURKHEIM
L 'Année Sociologique: F• à H • année épuisées. ToME XII. Analyses des travaux sociologiques publiés de f 909 à f9f2, f vol. in-8° . Les règles de la méthode sociologique , 1 vol. in-16, 5° édition. Le Suicide (Etude de sociologie), i vol. in-8°. De la division du Travail social, f vol. in-8", 4° édition. Les formes élémentaires de la vie religieuse . Le système totémique en Australie, avec une carte, i vol. in-80, 2° édition. E duéation et Sociologie, 1 vol. in-f 6. Sociologie et Philosophie, 1 vol. in-16 .
OUVRAGE DE M. P. FAUCONNET
La Responsabilité . Etude de sociologie (Travaux de l'Ann ée Sociologique). f vol. in-8°.
�hacrit à l'iD.ventaire soua le N• ./ ff
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TRAVAUX DE L'ANNÉE SOCIOLOGIQUE
PUBLIÉS SOUS LA D!Rl!CTION DE
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MARCEL MAUSS
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Fondateur :
ÉMJLE D URKHF.llt
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l\'Mdiathèque
stœ dis 0{)ual
161 , rue d'Esquerchin B.P. 827 ,1 58508 DOUAI J Tél. 03 27 93 51 78
PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
i 925
Tou , droits de ropro J uction, d'adaptation el de traduction réservés pour tous pays. ·
��AVERTISSEMENT
C:e cours sur L'Éducation morale est le premier cours sur la Science de !'Éducation que Durkheim ait fait à la Sorbonne, en 1902-1903. Il l'avait, dès longtemps, ébauché dans son enseignement à Bordeaux . Il l'a répété ultérieurement, par exemple en 1906-1907, sans modifier la rédaction. Le cours comprenait vingt leçons. Nous n'en donnons ici que dix-huit. Les deux premières' sont des leçons de méthodologie pédagogique. La première est la leçon d'ouverture, publiée, en janvier 1903, dans la Revue de métaphysique et de morale, et reproduite dans le petit volume : Éducation et sociologie, publié par nous en 1922. Durkheim rédigeait ses leçons in-extenso. On trouvera ici la reproduction textuelle de son manuscrit. Nos corrections sont de pure forme ou insignifiantes. Nous -avons cru inutile de les _signaler. En aucun cas, elles n'intéressent la pensée. Le lecteur est prié d'accepter de bonne grâce un défaut inévitable de ce livre. Presque toujours, le début d'une leçon chevauche sur les dernières pages
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AVERTISSEMENT
de la leçon antérieure : soit que Durkheim résume pour mieux re~ier, soit qu'il écrive une seconde fois un développement qu'il n'a pas eu le temps de faire oralement la semaine précédente. Pour corriger ce défaut, il nous aurait fallu procéder à des remaniements étendus, inévitablement arbitraires. Nous avons pensé que des scrupules purement littéraires ne devaient pas prévaloir sur le respect dû au texte original. Souvent, d'ailleurs, les deux rédactions successives diffèrent par des détails intéressants. La première partie du Cours est ce que Durkheim a laissé de plus complet sur ce qu'on appelle la cc morale théorique JJ : théorie du devoir, du bien, de l'autonomie. Une partie de ces leçons a passé dans la communication , sur La Determination du fait moral, insérée dans le Bulletin de la Societé française de philosophie de 1906, et réimprimée dans le volume intitulé: Philosophie et Sociologie (1924). Les mêmes questions auraient été reprises dans les Prolég or mènes de La Morale, auxquels Durkheim travaillait dans l~s derniers mois de sa vie, et dont M. Mauss a donné un fragment dans la Revue Philosophique de 1920, t. 89, p. 7~. Il n'est pas douteux que, sur certains points, la pensée de Durkheim avait progressé, de 1902 à 1917. La deuxième partie du Cours, symétrique à la première, devrait comprendre trois sections : une sur l'esprit de discipline, la seconde sur l'esprit d'abnégafüm, la troisième sur l'autonomie de la volonté, étudiée cette fois d'un point de vue proprement pédagogique. La dernière de ces trois sections manque ici.
�AVERTISSEMENT
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C'est que l'éducation de l'autonomie est l'affaire de L'enseignement de la morale à !'École primaire, sujet auquel Durkheim a consacré plusieurs fois, notamment en 1907-1908, un cours annuel tout entier. Le manuscrit de ce cours n'est pas établi dans des conditions qui en permettent la publication. On remarquera que les leçons ne correspondent pas exactement à des chapitres, et que c'est souvent dans le courant d'une leçon que se fait le passage d'un sujet au suivant. Nous donnons, dans une Table des Matières, le plan de l'ouvrage.
P. F.
��L~ÉDUCATION MORALE
PREMIÈRE LEÇON
INTRODUCTION. LA MORALE LAÏQUE
Parce que c'est en pédagogue que nous allons parler de l'éducalio~ morale, il nous a paru nécessaire de bien déterminer ce qu'il fallait entendre par pédagogie. J'ai donc montré tout d'abord qu'elle n'était pas une science. Ce n'est pas qu'une science de l'éducation ne soit possible, mais la pédagogie n'est pas cette science. Cette ., distinction est nécessaire, afin que l'on ne juge pas des théories pédagogiques d'après les principes qui ne conviennent qu'aux recherches proprement scientifiques. La science est tenue de chercher avec le plus de prudence possible; elle n'est pas tenue d'aboutir dans un temps donné. La pédagogie n'a pas le droit d'être patiente au même degré; car elle répond à des nécessités vitales qui ne peuvent attendre. Quand un changement dans le milieu réclame de nous un acte approprié, l'acte ne peut être ,ajourné. Tout ce que peut et doit faire le pédagogue, c'est de réunir, le plus consciencieusement qu'il est possible, toutes les données que la science met à sa disposition, à chaque moment du temps, pour guider l'action ; . et on ne peut rien lui demander de plus. Mais, si la pédagogie n'est pas une science, elle n'est pas nori plus un art. L'art, en effet, est fait d'habitudes, de pratiques, d"habileté organisée. L'art de l'éducation,
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L'Éducation morale.
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L ÉI>UCATION )JORALE
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ce n'est pas la pédagogie, c'est le savoir faire de l'éducateur, l'expérience pratique du maître. Et il y a là deux choses si nettement différentes, qu'on peut être assez bon maître, tout en étant peu· propre aux spéculations pédagogiques. Inversement, le pédagogue peut manquer de toute habileté pratique. Nous n'aurions volontiers confié une classe ni à Montaigne ni à Rousseau, et les échecs répétés de Pestalozzi prouvent qu'il ne possédait qu'incomplètement l'art de l'éducation. La pédagogie est donc· quelque chose d'intermédiaire entre l'art et la science. Elle n'est pas l'art, car elle n'est pas un système de pratiques organisées, mais d'idées relatives à ces pratiques. Elle est un ensemble de théories. Par là, elle se rapproche de la science . Seulement, tandis que les théories scientifiques ont pom but unique d'exprimer le réel, les théories pédagogiques ont pour 0bjet immédiat de guider la conduite. Si elles ne sont pas l'action elle-même, elles y préparent et en sont toutes proches. C'est dans l'action qu'est leur raison d'être. C'est cette nature mixte que j'essayais d'exprimer, en disant qu'elle est une théorie pratique. Par là se trouve déterminée la nature des services qu'on en peut attendre. Elle n'est pas la pratique, et, par conséquent, elle n'en peut dispenser. Mais elle peut l'éclairer. Elle est donc utile dans la mesure où la réflexion est utile à l'expérience professionnelle. Si elle excède les limites de son domaine légitime, si elle entend se substituer à l'expérience, édicter des recettes toutes faites que le praticien n'aura qu'à appliquer mécaniquement, elle dégénère en constructions arbitraires . Mais, d'un autre côté, si l'expérience se passe de toute réflexion pédagogique, elle dégénère à son tour en routine aveugle, ou bien elle se met à la remorque d'une réflexion mal informée et sans méthode . Car la pédagogie, en définitive, n'est pas autre chose que la réflexion la plus méthodique et la mieux documentée
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possible, mise au service de la pratique de l'enseignement. Cette question préjudicielle vidée, nous pouvons en venir au sujet qui doit nous occuper cette année, c'està-dire au problème de l'éducation morale. Pour pouvoir le traiter avec méthode, il convient, je crois, de déterminer les termes dans lesquels il se . pose aujourd'hui. Car il se présente à nous dans des conditions particulières. C'est, en effet, dans cette partie de notre système pédagogique traditiomiel quelacTise dont je parlais dans la dernière leçon,atteint son maximum d'acuité. Il importe d'en bien comprendre les raisons. Si j'ai pris pour sujet de cours le problème de l'éducation morale, ce n'est pas seulement en raison de l'importance primaire que lui ont toujours reconnue les pédagogues, mais c'est qu'il se pose aujourd'hui dans des conditions de particulière urgence. En effet, c'est dans cette partie de notre système pédagogique traditionnel que la crise, dont je parlais dans notre dernière leçon, atteint so.n maximum d'acuité. C'est là que l'ébranlement est peut-être le plus profond, en même temps qu'il est le plus grave; car tout ui eut a · ur clt <le diminue1· l'efficacité de l'éducation morale, tout ce qüi risque d'en rendr e l'action plus- incertaine, mena~ë la moralit é puhliqu e à sa source même. Il n'est donc pas · de fuestion qui s'impose d''hne manière plus pressante à l'attention du pédagogue. Ce qui a, non pas créé, mais rendu manifeste cette situation, qui, en réalité, était depuis longtemps latente et même plus qu'à demi réalisée, c'est la grande révolution pédagogique que notre pays poursuit depuis une vingtaine d'années. Nous avons décidé de donner à nos enfants, dans nos écoles, une éducation morale qui fût purement laïque : par là, il faut entendre une éducation qui s'interdise tout emprunt aux principes sur lesquels reposent les religions révélées, qui s'appuie exclusive-
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ment sur des idées, des sentiments et des pratiques justiciables de la seule raison, en un mot ui;i..e éducation purement rationaliste. Or, une nouveauté aussi importante ne pouvait pas se produire sans troubler des idées reçues, sans déconcerter des habitudes acquises, sans nécessiter des réarrangements dans l'ensemble de nos procédés éducatifs, sans poser par suite des problèmes nouveaux, dont_ilimpôrte de prendre conscience. Je sais que je touche ici à des questions qui ont le triste privilège de soulever des passions contradictoires. Mais il est impossible que nous n'abordions pas ces questions résolument. Parler de l'éducation morale, sans préciser dans quelles conditions il s'agit de la donner, ce serait se condamner par avance à ne pas sortir des généralités vagues et sans portée . Nous n'avons pas à chercher ici ce que doit être l'éducation morale pour l'homme en général, mais pour les hommes de notre temps et de notre pays . Or, c'est dans nos écoles publiques _ que _se forment la majorité de nos enfants, ce sont elles qui sont et q_ui_ doivent être les gardiennes par excellence de notre type · national; quoiqu'on fasse, elles sont comme le rouage régulateur de l'éducation générale; c'est donc d'elles sùrtout que nous avons à nous occuper ici, et, par consé-· quent, de l'éducation morale telle qu'elle ·y est et doit y être entendue et pratiquée. J'ai, d'ailleurs, l'assurance que, quand on apporte à l'examen de ces questions un peu d'esprit scientifique, il est facile de les traiter sans éveiller aucune passion, sans froisser aucune susceptibilité légitime : Tout d'abord, qu'une éducation morale entièrement rationnelle soit possible, c'est ce qui est impliqué dans le postulat même qui est à la base de la science; je veux dire le postulat rationaliste, lequel peut s'énoncer ainsi: il n'y a rien·dans le réel que l'on soit fondé à considérer comme radicalement réfractaire à la raison humaine . En appelant ce principe un postulat, je me sers, à vrai dire,
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d'une expression fort impropre. Il avait bien c~ caractère, quand l'esprit entreprit pour la première fois de se soumettre la réalité, si du moins on peut dire que cette première conquête du monde par l'esprit ait eu un premier commencement. Quand la science commença à se constituer, elle dut néce~sairement postuler qu'elle était possible, c'est-à-dire que les choses pouvaient s'exprimer en un langage scientifique, ou autrement dit rationnel, car les deux termes sont synonymes. Mais ce qui n'était alors qu'une anticipation de l'esprit, une conjecture provisoire, s'est trouvé progressivement démontré par Lous les résultats de la science. Elle a prouvé que les faits pouvaient être reliés les uns aux au lres suivant des rapports rationnels, en découvrant ces rapports. Sans doute, il en est beaucoup, ce n'est pas assez dire, il en est une infinité qui restent ignorés; rien même ne nous assure qu'ils puissent jamais être tous découverts, qu'un moment puisse jamais venir où la science sera achevée et exprimera d'une manière adéquate la totalité des choses. Tout incline plutôt à croire que le progrès scientifique ne sera jamais clos. Mais le principe rationaliste n'implique pas que la science puisse, en fait, épuiser le réel; il nie seulement que l'on ait le droit de regarder aucune partie de la réalité, aucune .catégorie de faits comme invinciblement irréductible à la pensée scientifique, c'est-à-dire comme irrationnelle dans son essence. Le rationalisme ne suppose nullement que la science puisse jamais s'étendre jusqu'aux limites dernières du donné; m~is qu'il n'y a pas, dans le donné, de limites que la science ne puisse jamais franchir. Or, on peut dire qu 'ainsi entendu, ce principe est prouvé par l' histoire même de la science. La manière dont elle a progressé démontre qu'il est impossible de marquer un point au delà duquel l'explication scientifique deviendrait impossible . Toutes les bornes dans lesquelles on a essayé de la contenir, elle s'est fait un jeu de les franchir.
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Toutes les fois où l'on a cru qu'elle était parvenue à la région extrême où elle pût avoir accès, on l'a vue·, au bout d'un temps plus ou moins long, reprendre sa marche en avant et pénétrer dans des régions qu'on lui croyait interdïtes. Une fois que la physique et la chimie furent constituées, il semblait que la science dût s'arrête·r là. Le monde de la vie paraissait dépendre de principes mystérieux qui échappaient aux prises de la pensée scientifique. Et cependant, les sciences biologiques finirent par se constituer à leur tour. Puis ce fut la psychologie qui, en se fondant, vint démontrer la rationalité des phénomènes mentaux. Rien donc n'autorise à supposer qu'il en soit autrement des phénomènes moraux. Une telle exception, qui serait unique, est contraire à toutes les inférences. Il n'y a pas de raison pour que cette dernière· barrière, qu'on essaie encore d'opposer aux progrès de la raison, soit pius insurmontable que les 11utres. En fait, une science s'e.stfondée, qui en est encore à ses débuts, mais qui entreprend de traiter les phénomènes de la vie morale comme des phénomènes naturels, c'est-à-dire rationnels. Or, si la moralé est chose rationnelle, si elle ne met en œuvre que des idées et des sentiments qui relèvent de la raison, pourquoi serait-il nécessaire, pour la fixer dans les esprits et les caractères, de recourir à des procédés qüi échappent à la raison? ~on seulement une éducation purement rationnelle apparaît comme logiquement possible, mais encore elle est commandée par tout notre développement historique. Sans doute, si l'éducation avait brusquement pris - ce caractère, il y a quelques années, on pourrait douter qu'une transformation aussi soudaine fût bien impliquée dans la nature des choses. Mais, en réalité, elle n'est que le résultat d'un développement graduel dont les origines r~m~ntent, pour ainsi dire, aux origines mê,!!!.es -de 1'1îlstoire. lly à des siècles que l'éducation se laïcise. On ·a dit quelquefois que les peuples primitifs n'avaient
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pas de morale. C'était une erreur hisforique. !!_n'y a pas de peuple qui n'ait sa morale: seulement, celle des sociétés inférieures n'est pas iâ"nôtre. Ce qui la caractérise, c'est précisément qu'elle est essentiellement religieuse. J'entends par là que les devoirs les plus nombreux et les plus importants sont, non pas ceux que l'homme a envers les autres hommes, mais ceux qu'il a envers ses Dieux. Les obligations principales ne sont pas de respecter son prochain, de l'aider, de l'assister, mais d'accomplir exactement les . rites prescrits, de donner aux Dieux ce qui leur est dû, et même, au besoin, de se sacrifier à leur gloire. Quant à la morale humaine, elle se réduit alors à un petit nombre de principes, dont la violation n'est que faiblement réprimée. lls sont seulement sur le seuil de la morale. Mêm~ en Grèce, le meurtre occupait, dans l'échelle des crimes, une place bien inférieure aux actes graves d'impiété. Dans ces conditions, l'éducation morale ne pouvait être qu'essentiellement religieuse comme la morale elle-même. Seules, des notions religieuses pouvaient servir d'assises à une éducation, qui avait avant tout pour objet d'apprendre à l'homme la manière dont il doit se comporter envers les êlres religieux. Mais, peu à peu, les choses changent. Peu à peu, les devoirs humains se multiplient, se précisent, passent au premier plan, tandis que ies autres, au contraire, tendent à s'effacer. On peut dire que c'est le christianisme lui-même qui a contribué le plus à accélérer ce résultat. Religion essentiellement humaine, puisqu'il fait mourir son Dieu pour le salut de l'humanité, le christianisme professe que le principal devoir de l'homme envers Dieu est d'accomplir envers ses semblables ses devoirs d'homme. Quoiqu'il subsiste encore des devoirs· religieux proprement dits, c'est-à-dire des rites qui ne s'adressent qu'à la divinité, cependant la place qu'ils occupent, l'importance qui leur est attribuée vont en se réduisant. La
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faute par excellence n'est plus le péché, mais le véritable péché tend à se confondre avec la faute morale. Sans doute, Dieu continue à jouer un rôle important dans la morale. C'est lui qui en assure le respect et qui en réprime la violation. Les offenses dirigées contre elle sont des offenses dirigées contre lui. Mais il n'en est plus que le gardien: La discipline morale n'.a pas été instituée pour lui, mais pour les hommes, et il n'intervient que pour la rendre efficace. Dès lors, le contenu de nos devoirs se troµvait, dans une large mesure, indépendant des notions religieuses, qui les garantissent, mais ne les fondent pas. Avec le protestantisme, l'autonomie de la morale s'accuse -encore, par cela seul que la p'a rt du culte proprement dit diminue. Les fonctions morales de la 'divinité deviennent son unique raison d'être; c'est l'unique argument allégué pour démontrer son existence. La philosophie spiritualiste continue l'œuvre du protestantisme. Même parmi les philosophes qui croient actuellement à la nécessité de sanctions supra:-terrestres, il n'en est guère qui n'admettent que .la morale peut être construite tout entière indépendamment de toute conception théologique. Ainsi, le lien qui, primitivement, unissait et même confondait les deux systèmes, est allé de plus en plus en se détendant. Il e-st donc certain que , le jour où nous l'avons brisé définitivement, nous étions dans le sens de l'histoire. Si jamais .une révolution a été préparée de longue main, c'est bien celle-là. Mais, si l'entreprise était possible et nécessaire, si elle devait tôt ou tard s'imposer, si même il n'y a aucune raison de croire qu'elle a été prématurée, elle ne va . pas sans difficultés. Il importe de s'en rendre compte : car c'est à condition de ne pas se les dissimuler, qu'il sera possible d'en triompher. Tout en admirant l'œuvre accomplie, il n'est pas interdit de penser qu'elle serait peut-être plus avancée et mieux consolidée,'.si l'on n'avait
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commencé par la croire trop facile et trop simple. On l'a surtout conçue, en effet, comme une opération purement négative. Il a paru que, pour laïciser, ·pour rationaliser l'éducation, il suffisait d'en retü:er tout ce qui était d'origine extralaïque . Une simple soustraction devait avoir pour effet de dégager la morale rationnelle de tous les éléments adventices et parasitaires, qui la recouvraient et l'empêchaient d'être elle-même. Il suffirait d'enseigner, comme on a dit, .la vieille morale de nos pères, mais en s'interdisant de recourir à aucune notion religieuse. Or, en réalité, la tâche était beaucoup plus complexe. Il ne suffisait pas de procéder à une simple élimination, pour atteindre le but qu'on se proposait; mai.s une transformation profonde était nécessaire. Sans doute, si les symboles religieux s''é taient simplement superposés du dehors à la réalité morale, il n'y aurait eu en effet qu'à les retirer pour trouver à l'état de pureté et''d 'isolement une morale rationnelle, capable de se suffire à elle-même. Mais, en fait, ces deux systèmes de croyances et de pratiques ont été trop étroitement unis dans l'histoire, ils ont été pendant des sièclestrop enchevêtrés l'un dans l'autre, pour que leurs rapports aient pu rester aussi extérieurs et superficiels, et que la séparation en puisse être consommée par une procédure aussi peu compliquée. Il ne faut pas oublier , que, hier encore, ils avaient la même clef de voüte, puisque Dieu, centre de la vie religieuse; était aussi legarant suprême de l'ordre moral. Et cette coalescence partielle n'a rien qui doive surpr<rndre, si l'on réfléchit. que les devoirs de la religion et ceux de la morale ont ceci de commun que les uns et les autres sont des devoirs, c'est-à-dire des pratiques moralement obligatoires. Il est donc tout naturel que les hommes aient été induits à voir, dans un seul et même être, la source de toute obligation. Mais, alors, on peut facilement prévoir, en
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raison de cette parenté et de cette fusion partielle, que certains éléments de l'un et de l'autre système se soïent rapprochés, au point de se confondre et de n'en faire plus qu'un; que certaines idées morales se soient unies à certaines idées religieuses, au point d'en devenir indistinctes, au point que les premières aient fini par ne plus avoir ou paraître avoir (ce· qui revient au même) d'existence et de réalité en dehors des secondes. Par suite, si, pour rationaliser la morale et l'éducation morale, on se borne à retirer de la discipline morale tout ce qui est religieux, sans rien remplacer, on s'expose presque inévitablement à en retirer du même coup des éléments proprement moraux. Et alors, sous le nom de morale rationnelle, on n'aurait plus qu 'une morale appauvrie et décolorée. Pour parer à ce danger, il ne faul donc pas se contenter d'effectuer une séparation extérieure. Il faut aller chercher, au sein même des conceptions religieuses, les réalités morales qui y sont comme perdues et dissimulées; il faut les dégager, trouver en quoi elles consistent, déterminer leur nature propre, et l 'exprimer en un langage rationnel. Il faut, en un mot, découvrir les substituts rationnels de ces notions religieuses qui, pendant si longtemps, ont servi de véhicule aux idées morales les plus essentielles. Un exemple va préciser l'idée. Sans qu'il soit nécessaire de pousser bien loin l'analyse, tout le monde sent assez facilement qu'en un sens, tout relatif d'ailleurs, l'ordre moral constitue une sorte de régime à part dans le monde. Les prescriptions de la morale sont marquées comme d'un signe qui impose un respect tout particulier. Tandis que toutes les opinions relatives au monde matériel, à l'organisation physique ou mentale, soit de l'animal, soit de l'homme, sont aujourd'hui abandonnées à la libre discussion, nous n'admettons pas que les croyances morales soient aussi librement soumises à la critique. Quiconque con-
�LA MORALE LAÏQUE
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tesle devant nous que l'enfant a des devoirs envers ses parents, que la vie de l'homme doit être respectée, soulève en nous une réprobation très différente de celle que peut susciter une hérésie scientifique, et qui ressemble de tous points à celle que le blasphémateur soulève dans l'âme du croyant. A plus forte raison, les sentiments qu'éveillent les infractions aux règles morales ne sont aucunement comparables aux sentiments que provoquent les manquements ordinaires aux préêeptes de la sagesse pratique ou de la technique professionnelle . Ainsi, le domaine de la morale est comme entouré d'une barrière mystenéuse qui en tient à l'écart les profanateurs, tout comme le domaine religieux est soustrait aux atteintes du profane . C'est un domaine sac1·é ~ Toutes les choses qu'il comprend sont comme investies d'une dignité particulière, qui les é1ève au-dessus de nos individualit~s empiriques, qui leur confère une sorte de réalité transcendante. Ne disonsnous pas couramment que la personne humaine est sacrée, qu'il faut lui rendre un véritable culte? Tant que religion et morale sont intimement unies, ce caractère sacré s'explique sans peine, puisque la morale est alors conçue, aussi bien que la religion, comme une dépendance et une émanation de la divinité, source de tout ce qui est sacré. Tout ce qui vient d'elle participe de sa transcendance, et se trouve, par cela même, mis hors de pair par rapport au reste des choses. Mais, si l'on s'interdit méthodiquement de recourir à cette notion, sans la remplacer par quelque autre, il y a lieu de craindre que ce caractère quasi religieux de la morale n'apparaisse alors comme dénué de tout fondement, puisqu'on renonce à l'idée qui en était le fondement traditionnel, sans lui en assigner d'autre . On est donc presque inévitablement enclin à le nier; il est même impossible qu'on en sente la réalité, alors que, pourtant, il peut très bien se faire qu'il soit fondé dans la
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raison de cette parenté et de cette fusion parlielle, que certains éléments de l'un et de l'autre système se soïent rapprochés, au point de se confondre et de n'en faire plus qu'un; que certaines idées morales se soient unies à certaines idées religieuses, au point d'en devenir indistinctes, au point que les premières aient fini par ne plus avoir ou paraître avoir (ce· qui revient au même) d'existence el de réalité en dehors des secondes . Par suite, si, pour rationaliser la morale et l'éducation morale, on se borne à retirer de la discipline morale tout ce qui est religieux, sans rien remplacer, on s'expose presque inévitablement à en retirer du même coup des éléments proprement moraux. Et alors, sous le nom de morale rationnelle, on n'aurait plus qu'une morale appauvrie et décolorée. Pour parer à ce danger, il ne faul donc pas se contenter d'effectuer une séparation extérieure. Il faut aller chercher, au sein même des conceptions religieuses, les réalités morales qui y sont comme perdues et dissimulées; il faut les dégager, trouver en quoi elles consistent, déterminer leur nature propre, et l'exprimer en un langage rationnel. Il faut, en un mot, découvrir les substituts rationnels de ces notions religieuses qui, pendant si longtemps, ont servi de véhicule aux idées morales les plus essentielles. Un exemple va préciser l'idée. Sans qu'il soit nécessaire de pousser bien loin l'analyse, tout le monde sent assez facilenienl qu'en un sens, tout relatif d'ailleurs, l'ordre moral constitue une sorte de régime à part dans le monde. Les prescriptions de la morale sont marquées comme d'un signe qui impose un respect tout particulier. Tandis que toutes les opinions relatives au monde matériel, à l'organisation physique ou mentale, soit de l'animal, soit de l'homme, sont aujourd'hui abandonnées à la libre discussion, nous n'admettons pas que les croyances morales soient aussi librement soumises à la critique. Quiconque con-
�LA. MORA.LE LAÏQUE
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tesle devant nous que l'enfant a des devoirs envers ses parents, que la vie de l'homme doit être respectée, soulève en nous une réprobation très différente de celle que peut susciter une hérésie scientifique, et qui ressemble de tous points à celle que le blasphémateur soulève dans l'âme du croyant. A plus forte raison, les sentiments qu'éveillent les infractions aux règles morales ne sont aucunement comparables aux sentiments que provoquent les manquements ordinaires aux préèeptes de la sagesse pratique ou de la technique professionnelle . Ainsi, le domaine de la ]Jlorale est comme entouré d'une barrière mysterieuse qui en tient à l'écart les profanateurs, tout comme le domaine religieux est soustrait aux atteintes du profane. C'est un _domaine sac1'é. Toutes les choses qu'il comprend sont comme investies d'une dignité parliculière, qui les é1ève au-dessus de nos individualit~s empiriques, qui leur confère une sorte de réalité transcendante. Ne disonsnous pas couramment que la personne humaine est sacrée, qu'il faut lui rendre un véritable culte? Tant que religion et morale sont intimement unies, ce caractère sacré s'explique sans peine, puisque la morale est alors conçue, aussi bien que la religion, comme une dépendance et une émanation de la divinité, source de tout ce qui est sacré. Tout ce qui vient d'elle participe de sa transcendance, et se trouve, par cela même, mis hors de pair par rapport au reste des choses. Mais, si l'on s'interdit méthodiquement de recourir à cette notion, sans la remplacer par quelque autre, il y a lieu de craindre que ce caractère quasi religieux de la morale n'apparaisse alors comme dénué de tout fondement, puisqu'on renonce à l'idée qui en était le fondement traditionnel, sans lui en assigner d'autre . On est donc presque inévitablement enclin à le nier; il est même impossible qu'on en sente la réalité, alors que, pourtant, il peut très bien se faire qu'il soit fondé dans la
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nature des choses. Il peut très bien se faire qu'il y ait dans les règles morales quelque chose qui mérite d'être appelé de ce nom, et qui pourtant puisse se justifier et s'expliquer logiquement, sans impliquer pour autant l'existence d'un être transcendant et de notions proprement religieuses. Si la dignité éminente attribuée aux règles morales n'a guère été exprimée jusqu'à présent que sous la forme de concep.tions religieuses, il ne s'en suit pas qu'elle ne puisse pas s'exprimer autrement, et, par conséquent, il faut prendre garde qu'elle ne sombre avec ces idées, dont une longue accoutumance l'a rendue trop étroitement solidaire. De ce que les peuples, pour se l'expliquer, en ont fait un rayonnement, un reflet de la divinité, il ne s'en suit pas qu'elle ne puisse être rattachée à quelque autre réalité, à une réalité purement empirique, où elle trouve une explication, et dont l'idée de Dieu, d'ailleurs, n'est peut-être bien que l'expression symbolique. Si donc, en rationalisant l'éducation, on ne se préoccupe pas de retenir ce caractère et de le rendre sensible à l'enfant sous une forme rationnelle, on ne lui transmettra qu'une morale déchue de sa dignité naturelle. En même temps, on risquera de tarir la source à laquelle le maître lui-même puisait une part de son autorité et de la chaleur nécessaire pour échauffer les cœurs et stimuler les esprits. Car le sentiment qu'il avait de parler au nom d'une réalité supérieu·re l'élevait au-dessus de lui-même, et lui communiquait un surcroît d'énergie. Si nous ne parve:p.ons pas à lui conserver ce même sentiment, mais en le fondant d'autre manière, nous nous exposons à ne plus avoir qu'une éducation morale sans prestige et sans vie. Voilà donc un premier ensemble de problèmes éminemment positifs et complexes, qui s'imposent à l'attention, quand on entreprend de laïciser l'éducation morale. Il ne suffit pas de retrancher, il faut remplacer. Il faut découvrÎL' ces forces morales que les hommes, jusqu'à
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présent, n'ont appris à se représenter que sous la forme d'allégories religieuses; il faut les dégager de leurs symboles, les présenter dans leur nudité rationnelle, pour ainsi dire, et trouver le moyen de faire sentir à l'enfant leur réalité, sans recourir à aucun intermédiaire mythologique. C'est à quoi l'on doit tout d'abord s'attacher, si l'on veut que l'éducation morale, tout en devenant rationnelle, produise tous les effets qu'on en doit attendre. Mais ce n'est pas tout, et ces questions ne sont pas les seules qui se posent. Non seulement il faut veiller à ce que la morale, en se rationalisant, ne perde pas quelques-uns de ses éléments constitutifs, mais encore il faut que, par le fait même de cette laïcisation, elle s'enrichisse d'éléments nouveaux. La première transformation dont je viens de parler n'atteignait guère que la forme même de nos idées morales. Mais le fond luimême ne peut rester sans modifications profondes. Car les causes, qui ont rendu nécessaire l'institution d'une morale et d'une éducation laïques, tiennent de trop près à ce qu 'il y a de plus fondamental dans nolreorganisation sociale, -pour que la matière même de la morale, pour que le contenu de nos devoii.·s n'en soit pas affecté . Et, en effet, si nous avons senti, avec plus de force que pères, "]anécessité d' une éducation morale entièrement rationnelle, c'est évidemment que nous sommes devenus plus rationalistes . Or, le rationalisme n'est qu'un des aspects de l'individualisme: c'en est l'aspect intellectuel. Il n'y a pas là deu'x étals d'esprits différents, mais l'unn' estque l'envers de l'autre,etréciproquement. Quand on sent le besoin de libérer la pensée individuelle, c'est que, d'une manière générale, on sent le besoin de libérer l'individu. La servitude intellectuelle n'est qu'une des servitudes que combat l'individualisme. / Or, tout développement de l'individualisme a pour effet d'ouvrir la conscience morale à des idées nouvelles
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et de la rendre plus exigeag,le. Car, comme chacun des progrès qu'il fait a- pour conséquence une conception plus haute, un sens plus délicat de ce qu'est la dignité de l'homme, il ne peut se développer sans nous faire apparaître comme contraires à la dignité humaine, c'est-à-dire comme injustes, des relations sociales dont naguère nous ne sentions nullement l'injustice. Inversement, d'ailleurs, la foi rationaliste réagit sur le sentiment individualiste et le stimule . Car l'injustice est déraisonnable et absurde, et, par suite, nous y dev-enons d'autant plus sensibles que nous sommes plus sensibles aux droits de la raison . Par conséquent, un progrès quelconque de l'éducation morale dans la voie d'une plus grande rationalité ne peut pas se produire, sans que, au même moment, des tendances morales nouvelles ne se fassent jour, sans qu'une soif plus grande de justice ne s'éveille, sans que la conscience publique ne se sente travaillée par d'obscures aspirations. L'éducateur qui entreprendrait de rationaliser l'éducation, 's ans prévoir l'éclosion de ces sentiments nouveaux, sans la préparer et la diriger, manquerait donc à une partie de sa tâche. Voilà ptmrquoi il ne peut se borner à commenter, comme on l'a dit, la vieille morale de nos pères. Mais il faut, de plus, qu'il aide les jeunes générations a prendre conscience de l'idéal nouveau vers lequel elles tendent confusément, et qu'il les oriente dans ce sens. Il ne suffit pas qu'il conserve le passé, il faut qu'il prépare l'avenir. Et c'est, d'ailleurs, à cette condition que l'éducation morale remplit tout son office. Si l'on se contente d'inculquer aux enfants cet ensemble d'idées morales moyennes, sur lequel l'humanité vit depuis des siècles, on pourra bien, dans une certaine mesure, assurer la moralité privée des individus. Mais ce n'est là que la condition minimum de la moralité, et un peuple ne peut s'en contenter. Pour qu'une grande nation .comme la
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nôtre soit vraiment en état de santé morale, ce n'est pas assez que la généralité de ses membres ait un suffisant éloignement pour les attentats les plus grossiers, pour les meurtres, les vols, les fraudes de toute sorte . Une société où les échanges se feraient pacifiquement, sans conflit d'aucune sorte, mais qui n'aurait rien de plus, ne jouirait encore que d'une assez médiocre moralité. Il faut, en plus, qu'elle ait devant elle un idéal auquel elle tende. Il faut qu'elle ait quelque chose à faire, un peu de bien à réaliser, une contribution originale à apporter au patrimoine moral de l' humanité. L'oisiveté est mauvaise conseillère, pour les collectivités comme pour les individus. Quand l'activité individuelle ne sait pas où se prendre,- elle se tourne contre elle-même. Quand les forces morales d'une société restent inemployé-es, quand elles ne s'engagent pas· dans quelque œuvre à accomplir, elles dévient de leur sens moral, · et s'emploient d'une manière morbide et nocive. Et , de même que le travail est d'autant plus nécessaire à l'homme qu'il est plus civilisé, de même aussi, plus l'organisation intellectuelle et morale des sociétés devient élevée et complexe, plus il est nécessaire qu'elles fournissent d'aliments nouveaux leur activité q_tre ne peu.!.,J!Qpc s'en accrue. U~ socié~ comme l.2:._n_ tenir à la tranquille posse_ ssion des résultats moraux qu'on peut regarder comme acquis . 11 faut en conquérir d'autres : 11.1 fau't, par conséquent, que le maître prépare les enfants qui lui sont confiés à ces conquêtes nécessaires, qu'il se garde donc de leur transmettre l'évangile moral de leurs aînés comme une sorte de livre clos depuis longtemps, qu'il excite au contraire chez eux le désir d'y ajouter quelques lignes, et qu'il songe à les n:i-ettre en état _ satisfaire cette légitime ambition. de Vous pouvez mieux comprendre, maintenant, pourquoi je disais, dans ma dernière leçon, que le problème pédagogique se pose-pour nous d'une manière particu-
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lièrement pressante. En m'exprimant ainsi, je pensais surtout à notre système d'éducation morale, qui est, comme vous voyez, à réédifier en grande partie de toutes pièces. Nous ne pouvons plus nous servir du système traditionnel, qui, d'ailleurs, nese maintenait plus depuis longtemps que par un mir.acle d'équilibre. par la force de l'habitude. Depuis longtemps, il ne reposait plus sur des assises solides; depuis longtemps, il ne s'appuyait plus sur des croyances assez fortes pour pouvoir s'acquitter efficac·e ment de ses fonctions. Mais, pour le remplacer utilement, il ne suffit pas de le démarquer. Il ne suffit pas d'enlever quelques étiquettes, au risque d'ailleurs d'enlever du même coup des réalités substantielles . C'est à une refonte de notre technique éducative qu'il faut procéder. A l'inspiration d'autrefois, qui, d'ailleurs, n'éveillerait plus dans les cœurs que des. échos de plus en plus affaiblis, il faut en substituer une autre. Il faut, dans le système ancien, découvrir les forces morales qui y étaient cachées sous des formes q.ui dissimulaient aux regards leur nature véritable, faire apparaître leur réalité vraie, et trouver ce qu'elles doivent <levenir dans les conditions présentes: car ellesmêmes ne sauraient rester immuables. Il faut, de plus, tenir compte des changements que l'existence d'une éducation morale rationnelle suppose et, à la fois, suscite . La tâche est donc beaucoup plus complexe qu'il ne pouvait sembler au premier abord. Il n'y a d'ailleurs rien là qui doive nous surprendre ou nous décourager. Au contraire, l'imperfection relative de certains résultats s'explique ainsi par des raisons qui autorisent de meilleurs espoirs. L'idée des progrès qu'il reste à faire, loin de déprimer les cœurs, ne peut qu'exciter les volontés à se tendre davantage. Il faut seulemeut savoir regarder en face les difficultés, qui ne deviennent dangàeuses que si nous cherchons à nous les dissimuler à nous-mêmes et à les esquiver arbitrairement.
�PREMIÈRE PARTIE
LES ÉLÉMENTS DE LA MORALITÉ
DuRKst1w . -
L'Éducation morale.
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��DEUXIÈME LEÇON
LE PREMIER ÉLÉMENT DE LA MORALITÉ L 'ESPRIT DE DISCIPLINE
On ne peut traiter utilement une question de pédagogie, quelle qu' elle soit, que si l'on commence par en préciser les données, c'est-à-dire par déterminer, aussi exactement que possible, les conditions de temps et de lieu dans lesquelles se trouvent placés les enfants dont on entend s'occuper. Pour satisfaire à cette règle de méthode, je me .suis efforcé, d,ans la dernière leçon, de bien marquer les termes dans lesquels se pose, pour nous, le problème de l'éducation morale. On peut distinguer deux âges, deux périodes dans l'enfance: la première, qui se passe presque tout entière dans la famille ou à l'école maternelle, succédané de la famille, comme l'indique son nom; la second<::, qui se passe à l'école primaire, où l'enfant commence à sortir du cercle familial, à s'initier à la vie ambiante. C'est ce qu'on appelle la période de la seconde enfance . C'est de l'éducation morale, à celte période de la vie, que nous aurons principalement à traiter . C'est d'ailleurs l'instant critique pour la formai.ion du caractère moral. Plus tôt, l'enfant ~st encore trop jeune; sa vie intellectuelle est encore trop rudimentaire et sa vie affective trop pauvre et trop simple; il n'offre pas une matière mentale qui puisse suffire à la constitution des notions et des
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sentiments relativement complexes qui sont à la base de notre moralité. Les bornes étroitement resserrées de sou horizon intellectuêl limitent en même temps son horizon moral. Il n'y a de possible, à cette époque, qu'une propédeutique très générale, une initiation préalable à un petit nombre d'idées simples et de sentiments élémentaires. Inversement, au delà de la seconde enfance, c'est-à-dire de l'âge scolaire, si les bases de la morale ne sont pas dès lors constituées, elles ne le sont jamais. A partir de ce moment, tout ce qu'on peut faire, c'est de parachever l'œuvre commencée, en affinant davantage les sentiments, en les intellectualisant, c'est-à-dire en les pénétrant de plus en plus d'intelligence. Mais l'essentiel doit être fait. C'est donc surtout sur cet âge qu'il convient d'avoir les yeux fixés . D'ailleurs, précisément parce qu'il est intermédiaire, ce que nous aurons à en dire pourra facilement être appliqué, mutatis mutandis, aux âges anlérieur ou suivant. D'une part, pour bien marquer en quoi doit consister l'éducation morale à ce moment, nous serons amenés nous-mêmes à montrer comment elle complète l'éducation domestique et la rejoinl; de l'autre, pour savoir ce qu'elle est appelée à devenir plus tard, il suffira de la prolonger par la pensée dans l'avenir, en tenant compte des différences d'âge et de milieu. Mais cette première détermination n'est pas suffisante. Non seulement je ne parlerai ici, au moins en principe, que de l'éducation morale de la seconde enfance, mais encore je limiterai plus étroitement mon sujet; je traiterai surtout de l'éducation morale de la seconde enfance dans nos écoles publiques; etje vous en ai dit les raisons. C'est que, normalement, les écoles publiques sont et doivent être le rouage régulateur de l'éducation natio:nale. D'ailleurs, contrairement àl'orinion lr9p.rép_andue d'après laquelle l'éducation morale ressortirait avant tout à la famille,j'estime, au ~ontraire, que l'œuvre de
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l'école, dans le développement mora} de l'enfant, peut et doit être de la plus haute importance. Il y a toute une partie de cette culture, et la plus haute, qui ne peut être donnée ailleurs. Car, si la famille peùtbien et peut seu.le éveiller et consolider les sentiments domestiques nécessaires à la morale et même, plus généralement, ceux qui· sont à la base des relations privées les plus simples, elle n'est pas constituée de manière à pouvoir former l'enfant en vue de la vie sociale. Par définition, pour ainsi dire, elle est un organe impropre à une telle fon~·tion. Par conséquent, en prenant l'école pour le centre de notre élude, nous nous plaçons du même coup au point qui doit être regardé comme le centre par excellenoe de la culture morale à I'âge considéré. Or, nôus nous sommes engagés, vis-a-vis de nous-mêmes, à ne - onner dans nos d écoles qu'une éducation morale entièrement rationnelle, c'est-à-dire exclusive de tous principes empruntés aliX religions révélées. Par là, se trouve nettement déterminé le problème de l'éducation morale tel qu'il se pose pour nous, au moment de l'histoire où nous sommes arrivés. Je vous ai montré que, non seulement l'œuvre à tenter était possible, mais encore qu'elle était nécessaire, qu'elle était commandée par tout le développement historique . Mais, en même temps, j'ai tenu à vous en faire voir toute la complexité. Ce n'est pas que cette complexité puisse à aucun degré nous décourager. Il est tout naturel, au contraire, qu'une entreprise de cette importance soit difficile; cela seul est facile qui est médiocre et sans portée. Il n'y a donc aucun avantage à diminuer à nos propres yeux la grandeur de l'œuvre à laquelle nous collaborons, sous prétexte de nous rassurer. l est plus digne et plus profitable de regarder en face les difficultés qui ne peuvent pas ne pas accompagner une aussi '.g rande transformation. Ces d.ifficultés., je vous ai indi.·qué quelles elles me paraissaient être . En premier lieu,
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par suite des liens ét~s qui se sont établis historiquement entre 'là morale et la religion, on peut prévoir qu'il 'existe des é éments é~ntielifde -la morale qui ne se sont jamaise xprim~s que sous forme religieuse; si, donc, on seoÔrne à retirer, du système traditionnel, tout ce qui est religieux, sans remplacer ce qu'on retire, on s'expose, du même coup, à en retirer des idées et des sentinients proprement moraux. En second lieu, une morale rationtllelle ne peut être iaentique, âanss on êontenu,- à- un;morale qui s'appuie ur une .autre autorité que celle de là' raison. Car les progrès du rationalisme ne vont pas sans des progrès parallèles de l'individualismë et, p&r conséquent, sans un affinement' de la -sensibilité morale qui nous fait apparaître comme injustes des relations sociales, une répartition des droit~ et des devoirs qui, jusque-là, ne froissaient pas nos consciences., D.3illeurs, divid]ialisme et le rationalis(!le, il n'y a pas e~tre l\n_ seulement développement parallèle, mais le second réagit sur le premier et le stimule. Car la caractéristique de l'injustice, c'est qu'elle n 'est pas fondée dans la nature des ch.oses, c'est qu'elle n'est pas fondée en raison. Il est donc inévitable que nous y devenions plus sensibles, dans la mesure où nous devenons plus sensibles aux droits de la raison. Ce n'est pas en vain qu'on provoque un essor du libre examen, qu'on lui confère u·ne autorité nouvelle ; car les forces qu'on lui donne ainsi, il ne peut pas ne pas les tourner contre des traditions qui ne se maintenaient que dans la mesure où elles étaient soustraites à son action. En entreprenant d'organiser une éducation rationnelle, nous no,us trouvons donc en présence de deux. sortes, de deux séries de problèmes aussi urgentes l'une que l'autre. Il nous faut veiller à ne pas appauvrir la morale en la rationalisant; il nous faut prévoir les enrichissements qu'elle appelle, par cela seul qu'elle est plus rationnelle, et les préparer. , P.our répondre à la première difficulté, il nous faut
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retrouver les _ forces morales qui sont à la base de toute morale, de celle d'hier, comme de celle q'aujourd'hui, sans dédaigner a p1·iori celles-là même, qui, jusqu'à présent, n'ont eu d'existence que sous forme religieuse, mais en nous obligeant à trouver leur expression rationnelle, c'est-à-dire à les atteindre en ellesmêmes, dans leur véritable nature dépouillée de tous ;ymboles. En second lieu, une fois ces forces connues, nous devrons rechercher ce qu'elles doivent devenir dans les conditions présentes de la vie sociale, et dans quel sens elles doivent être orientées. De ces deux problèmes, c'est le premier qui, de toute évidence, doit nous retenir tout d'abord. Il nous faut d'abord déterminer, dans ce qu'ils ont d'essentiel, les éléments fondamentaux de la moralité, avant de rechercher les modifications qu'ils peuvent être appelés à recevoir. Se demander quels sont les éléments de la moralité, ce n'~ t pas entreprendre de dres~er une liste complète <le toutes les vertus, ni même des plus importantes : c'est rechercher les dispositions fondamentales, 1es états d'esprit qui sont à la racine de la vie morale; car, former moralement l'enfant, ce n'est pas éveiller chez lui telle vertu particulière, puis telle autre, et encore telle autre, c'est développer et même constituer de toutes pièces, par des moyens appropriés, ces dispositions générales qui, u;e fois créées, se diversifient aisément d'elles-mêmes suivant le détail des relations humaines. Si nous parvenfons à les découvrir, nous aurions écarté du même coup un des principaµx obstacles auxquels vient se heurter notre éducation scolaire. Car, ce qui fait que l'on doute parfois de l'efficacité que peut avoir l'école pour ce qui concerne la culture morale, c'est que celle-ci nous semble impliquer une telle variété d'idées, de sentiments, d'habitudes, que le maître, pendant les instants relativP-ment courts où l'enfant est placé sous son influence, ne paraît pas avoir le temps
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( nécessair_e 1pow Jes éveiller et les développer. Il y a une telle ,d,iv.ei:aité de _ vertus, alors même qN'on ohexohe à s~ tenir aux ,plus importaJ1tes, ,q.ue.., si 1 en chacune d'teJJles doit .êke Qulti v,é,e .à part, :l'action dispersé.e -sur une trop la,rge·surface devr.a, nécessairemeB.,t, rester impuissante. Pour agir ,effic.aoement, su• u t q-uand l'action :ne pent nbo, s exercer ,que pendan1 t.un:temp_s assez court, il faut a;voi,r un ouf .dêfim,,nëttement représenté; il fa.ut avoir -une ~· idée .&:e, 0.11 ,un petiit gnoupe ,d'idées dixes qwi serve de _ · pôle. 1 Dans ,ces conditions, l'action, se r,épëtant toujcmrs , dans le même sens, suivant toujours les mêmes voies , pourra produir,e to.utsoneffeL Il faut bien vouloir cequ'oll veuit, et pour cela vo:uloir peu de en.oses. Pour ·d onner .à l'cac.tion éducatrice l' é,ner;gJe 'q ui lui.est si nécessaiire, id nous d'au.t ,donc chercher à a,t tei;dre les sentiments fondam.e.n.taJJJ.x ,qÙi s0nt ;à labase de notre tempérrum.ein,t
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IDCl'raJ. .
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Mais .comment s'y prelll.dre? V.ous savez .comment les morafü,,tes ·r,ésohr.ent d'ordinaire la question.. Ils parte,rut de ce principe, qu.e .chaoli1.n de nous po.r te en lui tout l'esseni iel de la œ,orale. Dès lors, il n'y a qu'à regarder au dedans <le soi avec une suffisante attention, pour l'y découvrir ,d 'un coup d'œil. Le moraliste s'interx0ge donc, et, p,a,rmi les :notions qu'il aperçoit plus ou moins clairement dans sa conscience, il se saisit de telle ou par.aît être la notion cardinale cl.e la morale. telle qui lui 1 Pour ce.ux....ci, c'est la notion de l'uli1e, pour ceu.'X.-là, la notion du ,parfait, pour d'autres, c'est l'idée de la d~gni.té .hum.aine, etc ... je ne veux pas discliJ.ter p>our l'instant la question de savoi.r si vraiment la morale est to.u.t entiè.re dans chaque individu, si chaque consci,ence indiividaelle contient en elle tous les germes dont le sysitème moral :n'est qae le développement. Tout ce · qui .s uivra nous menera à une c. nclusion différente, 8 mais qui ,ne doit .pas être anticipée . Pour rejeter la méthode c,o uramment employée, il me suffit de remar-
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qu.reritGu.t ce qu'elle a d'arbitraire et de subjectif. Tout ce que le moraliste peut dire après qu'il s'est interrogé lui-même, c'est la manière dont il conçoit la morale, c'est l'idée qu'il s'en fait personnellement. Mais pourqm1i l'idée qu'il s'en fait serait-elle plus objective que l!l'est @bjective l'idée que le vulgaire se fait de la chaleur, ou de la lumière, ou de l'électricité . Admettons qure la morale soit tout entière immanente dans chaque conscience. Encore faut-il savoir l'y découvrir. Encore faut-il sa':'_oir distinguer, parmi toutes les idées qui sont en nous, celles . qui sont du ressort de la morale, et celles qui n'en sont pas . Or, d'après quel critère feronsnous cette distinction? Qu'est-ce qui nous permet de . dire : ceci est moral et ceci ne l'est pas? On dira que cela est moral qui est conforme à la nature del' homme? Mais, à supposer que nous connaissions d'une connaissanceass-ez sûre ce en quoi consiste la nature de l'homme, qu'est-ce qui prouve que la morale ait pour objet de réaliser la nature humaine, et pourquoi n'aurait-elle pas pour fonction de satisfaire des intérêts sociaux? Substituera-t-on cette formule à la précédente? Mais, d'abord, de quel droit; et puis, quels intérêts sociaux la morale aurait-elle à sauvegarder? Car il en est de toute sorte, d'économiques, de militaires, de scienlifiques, elc ... Ce n'est pas sur des hypothèses aussi subjectives quel ' on peut asseoir le pratique. Ce 'n 'est pas d'après des constructions aussi purement dialectiques qu'il est possible de régler l'éducation que nous devons à nos enfants. CeHe méthode, d'ailleurs, à quelque conclusion qu'elle mène, repose partout sur un même postulat : c'est qm~ la morale, pour être construile, n'a pas besoin 'être observée. Pour déterminer ce qu'elle doit être, il ne paraît pas nécessaire de rechercher d'abord ce qu'elle est ou ce qu'elle a été. On entend légiférer immédiatement. Mais d'où lui viendra un tel privilège? On s'entend aujourd'hui pour dire que nous ne pouvons savoir
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.en quoi consistent les faits économiques, juridiques, religieu·x, linguistiques,etc., que si nous commençons par les observer, les analyser, les comparer. Il n~ a pas de y raison pour qu'il en soit autrement des faits moraux. Et, d'autre part, on~ne peut rechercher ce que la morale ~it êlre, que si l'on a d'abord déterminé ce qu'est l'ensemble de choses que l'on appelle de ce nom, quelle en est la nature, à quelles fins, en fait, _ elle répond. Commençons donc par l'observer comme un fait; et voyons ce que nous pouvons actuellement en savoir. En premier lieu, il y a un caractère commun à toutes les actions que l'onappelle communément morales, c'est qu'elles sont toutes conformes à des règles préétablies. Se conduire moralement, .c'est agir suivant une norme, déterminant la conduite à tenir'dans le cas donné, avant ' même que nous n'ayons été nécessités à prendre un parti. Le domaine de la morale, c'est le domaine du devoir, et le devoir, c'est une action prescrite. Ce n'est pas que des questions ne puissent se poser pour la conscience morale; nous savons même qu'elle est souvent embarrassée, qu'elle hésite entre des partis contraires. Seu~ lement, ce qu'il s'agit alors de savoir, c'est quelle est la règle particulière qui s'applique à la situation donnée, et comment elle doit s'y appliquer. Car, comme toute règle consiste en une prescription générale, elle ne peut pas s'appliquer exactement et mécaniquement de ' la même manière, dans chaque circonstance particulière. C'est à l'agent moral qu'il appartient de voir comment il convient de la particularis~r. Il y a toujours là une marge laissée à son initiative; mais cette marge -est restreinte ~ :essentiel de la conduite est déterminé par la règle. Hy a plus: dans la mesure où la règle nous . laisse libres, dans la mesure où elle ne prescrit pas le -détail de ce que nous devons faire, et où notre acte dépend de notre arbitre, dans cette mesure aussi il ne relève pas de l'appréciation morale. Nous n'en sommes
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pas comptables, en raison même de la liberté qui nous est laissée. De même qu'un acte n'est pas un délit, au sens usuel, réel du mot, quand il n'est pas prohibé par une loi instituée, de même, quand il n'est pas contraire à une règle préétablie, il n'est pas immoral. Nous pouvons donc dire que la morale est un système de règles d'action qui prédéterminent la conduite. Elles disent comment il faut agir dans des cas donnés; et bien agir, ~ est bien obéir. · Cette première remarque, qui n'est presque qu'une observation de sens commun, suffit pourtant à mettre en relief un fait important et trop souvent méconnu. 'La plupart des moralistes, en effet, présentent la morale comme si elle tenait tout entière dans une formule unique et très générale; c'est précisément pour cela qu'ils admettent si facilement que la morale réside tout entière dans la conscience individuelle, et qu'un simple coup d'œil en dedans de nous-même suffit pour l'y découvrir. Cette formule, on l'exprime de manières différentes: celle des Kantiens n'est pas celle des utilitaires, et chaque moraliste utilitaire a la sienne. Mais, de quelque façon qu'on la conçoive, toutle monde s'entend pour lui assigner la place éminente. Tout le reste de la morale ne serait qu'application de ce principe fondamental. C'est cetle conception que traduit la distinction classique entre la morale dite théorique et la morale appliquée. La première a pour objet de déterminer cette loi supérieure de la morale, la seconde de rechercher comment la lqi ainsi énoncée doit s'appliquer dans les principales combinaisons et circonstances que présente la vie. Les règles de détail que l'on déduit par celte méthode n'auraient donc pas par elles-mêmes de réalité propre; elles ne seraien~ que des prolongements, des corollaires de la première, le produit de sa réfraction à travers les faits de l'expérience. Appliquez la loi générale de la morale aùx différentes relations domestiques, et
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vous aurez la morale familiale, aux différentes relations politiques, et vous aurez la morale civique, etc ... Il n'y aurait pas des devoirs, mais un devoir unique, une règle unique qui nous servirait de fil conducteur dans la vie. Etant donné l'extrême diversité et complexité des situations et des relations, on voit combien, de ce point de vue, le domaine de la morale apparaît comme indéterminé. Mais une telle conception intervertirait les véritab1es rapports des choses. Si nous observons la morale telle qu'elle exisle, nous voyons qu'elle consiste en une infinité de règles spéciales, précises et définies, q'ui fixent la conduite des hommes pour les différentes situations qui se présentent le plus fréquemment. Les unes déterminent ce que doivent être les rapports des époux entre eux; les autres, la manière dont les parents doivent se conduire avec les enfants; d'autres, quelles sont les relations des choses avec les personnes. Certaines de ces maximes sont énoncées dans les codes et sanctionnées d'une manière précise; d'autres sont inscrites dans la conscience publique, se traduisent dans les aphorismes de la morale populaire, et sont simplement sanctionnées par la réprobation qui s'attache à l'acte qui les viole, et non par des châtiments définis. Mais les unes et les autres ne laissent pas d'avoir une existence propre et une vie propre. La preuve, c'est que certaines d'entre elles peuvent se trouver dans un état morbide, alors que les autres, au contraire, sont en état normal. Dans un pays, les règles de la morale domestique peuvent avoir toute l'autorité, toute la consistance nécessaires, alors qu'au contraire les règles de la morale civique sont affaiblies et indécises. Il y a donc là des faits non seulement réels, mais encore relativement autonomes,. puisqu'ils peuvent être atteints différemment par les événements qui se péJ.ssent dans les sociétés. Tant ils' en faut que l'on soit en droit d'y voir de simples aspects
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d'un seul et même précepte, qui serait toute leur substance et toute leur réalité. Tout au contraire, c'est ce précepte général, de quelque façon qu 'on l'ait conçu ou qu'on le conçoive, qui ne constitue pas un fait réel, mais une simple abstraction. Jamais aucun code, jamais aucune conscience sociale n'a reconnu ni sanctionné ni l'impératif moral de Kant, ni la loi de l'utile, telle que l'ont formulée Bentham, Mill ou Spencer. Ce sont là généralités de philosophes et hypothèses de théoriciens. Ce qu'on appelle la loi générale de la moralité, c'est tout simplement une manière plus ou moins exacte de représenter schématiquement, approximativement, la réalité morale, mais ce n'est pas la réalité morale elle-même. C'est un résumé plus ou moins heureux des caractères communs à toutes les règles morales; ce n 'est pas une règle véritable, agissante, instituée. Elle est, à la morale réelle, ce que les hypothèses des philosophes destinées à exprimerl'unité de la nature sont à la nature elle-même . Elle est de l'ordre de la science, non de l'ordre de la vie. Ainsi, en fait, dans la pratique, ce n'est pas d'après ces vues théoriques, d'après ces formules général es que nous nous dirigeons, mais d'après les règles particulières qui visent uniquement la situation spéciale qu'elles régissent. Dans toute~ les ren,contres même importantes de la vie, pour savoir ce que doit être notre conduite, nous ne nous reportons pas au soi-disant principe général de la moralité, pour chercher ensuite comment il s'applique au cas particulier. Mais il y a des maet.spéciales, qui s'imposent à nous. nières d'agir, définies_ Est-ce que, quand nous obéissons à la règle qui nous prescrit d'observer la pudeur el qui prohibe l'inceste, nous savons seulement le rapport qu'elle soutient avec l'axiome fondamental de la morale? Sommes-nous père, et nous trouvons-nous, par le fait d'un veuvage, chargé de l'entière direction de notre famille? Pour savoir corn-
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ment nous devons agir, nous n'avons pas besoin de remonter jusqu'à la source ultime de la moralité, · ni même jusqu'à la notion abstraite de la paternité, pour ~n déduire ce qu'elle implique dans la circonstance. Le droit et les mœurs fixent notre conduite. Ainsi, il ne faut pas se représenter la morale comme quelque chose de très général, qui ne se détermine qu'au fur et à mesure que cela est nécessaire. Mais, au contraire, c'est un ensemble de règles définies; c'est co.mme autant de moules, aux contours arrêtés, et dans lesquels nous sommes tenus de couler notre action. Ces règles, nous n'avons pas à les construire au moment où il faut agir, en les déduisant de principes plus éle- · vés; elles existent, elles sont toutes faites, elles vivent et fonctionnent autour de nous. Elles sont la réalité morale soùs sa forme concrète. Or, cette première constatation est pour nous d'une grande importance. Elle montre, en P.ffet, que le rôle de la morale est, en premier lieu, de déterminer la conduite, de la fixer, de la soustraire à l'arbitraire individuel. Sans doute, le contenu de ces préceptes moraux, c'.est-à-dire la nature des actes qu'ils prescrivent, a bien aussi une valeur morale, et nous aurons à en parler. Mais puisque, tous, ils tendent à régu \ariser les actions des hommes, c'est qu'il y a un intérêt moral à ce que ces actions, non seulement soient telles ou telles, mais encore, d'une manière générale, soient tenues à une certaine régularité. C'est donc, en d'autres termes, que régulariser la conduite est une fonction essentielle de la morale . Voilà pourquoi les irréguliers, les hommes qui ne savent pas s'astreindre à des occupations définies, sont toujours regardés avec défiance par l'opinion. C'est que leur tempérament moral pèche par -la base, et que, par suite, leur moralité est au plus haut degré incertaine et contingente. En effet, s'ils refusent de se livrer à des fonctions régulières, c'est qu'il. répugnent
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à toute habitude définie, c'est que leur activité résiste à-
se laisser prendre sous des formes arrêtées, c'est qu'elle épeouve le besoin de rester en liberté. Or, cet état d'indétermination implique aussi un état de perpétuelle instabilité. De pareils r;ujets dépendent de l'impression présente, des dispositions du moment, de l'idée qui occupe la conscience à l'instant où il faut agir, puisqu'il n'y a pas en eux d'habitudes assez fortes pour 'empêcher le présent de prévaloir contre le passé. Sans doute, il peut se faire qu'une heureuse poussée incline leur volonté dans le bon sens; ,mais c'est le résultat de rencontres dont rien n'assure le retour. Or, la morale est, par essence, une chose constante, toujours identique à elle-même, tant que l'observation ne s'étend pas à des périodes de temps trop étendues. Un acte moral ·doit être demain ce qu'il était aujourd'hui, quelles que puissent être les dispositions personnelles de l'agent qui l'accomplit. La moralité suppose donc une certaine aptitude à répéter les mêmes actes dans les mêmes circonstances, et, par conséquent, elle implique un cer- 1 tain pouvoir de contracter des habitudes, un certain besoin de régularité. L'affinité de l'habitude et de la pratique morale est même telle que toute habitude collective présente presque inévitablement quelque caractère· moral. Quand une manière d'agir est devenue habituelle dans un groupe, tout ce qui s'en écarte soulève un mouvement de réprobation très voisin de celui que soulèvent les fautes morales proprement dites. Elles participent en quelque manière à ce respect particulier don._t les pratique·s morales sont l'objet. Si toutes les habitudes collectives ne sont pas morales, toutes les pratiques morales -sont des habitudes collec~ives. Pa: suite, quiconque est réfractaire à tout ce '> qui est habitude, risque aussi d'être réfractaire à la moralité. Mais la régularité n'est qu'un élément de la moralité,
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La notion même de règle, bien analysée, va nous en révéler un autre, non moins important. La régularité, pour être assurée, n'a besoin que d'ha·bitudes assez fortement constituées. Mais les habitudes, par définition, sont des forces intérieures à l'individu. C'est de l'activité accumulée en nous qui se déploie d'elle-même par une sorte d'expansion spontanée. Elle va du dedans vers le dehors, par voie d'impulsi@,n , à la manière de l'inclination ou du penchant. Or, tout au contraire, la règle est, par essence, quelque chose d'extérieur à l'individu. Nous ne pouvons la concevoir que sous la forme d'un ordre ou tout au moins d'un conseil impératif qui vient du dehors. S'agit-il des règles de l'hygiène? Elles nous viennent de la science qui les édicte, ou, d'une manière plus concrète, des savants qui la représentent. S'agit-il des règles de la technique professionnelle? Elles nous viennent de la tradition corporative et, plus directement, de ceux de nos aînés qui nous l'ont transmise, et qui l'incarnent à nos yeux. C'est pour cette raison que les peuples ont vu, pendant des siècles, dans les règles de la morale, des ordres émanés de la divinité. C'est qu'une règle n'est pas une simple manière d'agir habituelle, c'est une manière d'agir que nous ne nous sentons pas libres de modifier à notre gré. Elle est, en quelque mesure, et dans la mesure même où elle est une règle, soustraite à notre volonté. Il y a en elle quelque chose qui nous résiste, qui nous dépasse, qui s'impose à nous, qui nous contraint. Il ne dépend pas de nous qu'elle soit ou ne soit pas, ni qu'elle soit autre qu'elle n'est. Elle est ce qu'elle est, indépendamment de ce que nous sommes. Elle nous domine, bien loin de nous exprimer. Or, si elle était tout entière un état intérieur, comme un sentiment ou une habitude, il n'y aurait pas de raison pour qu'elle ne suivît pas toutes les variations, toutes les fluctuations de nos états intérieurs. Sans doute, il arrive que
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nous nous fixions à nous-mêmes une ligne de conduite, et nous disons alors que nous nous sommes fait une règle d'agir de telle ou telle façon. Mais, d'abord, le mot n 'a plus ici, au moins en général, tout son sens. Un programme d'action que nous nous traçons nousmêmes, qui ne dépend que de nous, que nous pouvons toujours modifier, est un projet, non une règle. Ou bien, si vraiment il est à quelque degré soustrait à notre volonté, c'est que, dans la même mesure, il s'appuie sur autre chose que notre volonté, c'est qu'il tient à quelque . chose qui nous est extérieur. Par exemple, nous adoptons tel plan d'existence, parce qu'il a pour lui l'autorité de la science; et c'est l'autorité de la science qui fait son autorité. C'est à la science que nous obéissons, en l'exécutant, et non pas à nous-mêmes . C'est devant elle que nous inclinons notre volonté. On voit, par ces exemples, ce qu'il y a dans l'idée de règle, outre l'idée de régularité. C'est la notion d'autorité. Par autorité, il faut entendre l'ascendant qu'exerce sur nous toute puissance morale que nous reconnaissons comme supérieure à nous. En raison d-e cet ascendant, nous agissons dans le sens qui nous est prescrit, non parce que l'acte ainsi réclamé nous attire, non parce que nous y sommes enclins par suite.de nos dispositions intérieures naturelles ou acquises, mais parce qu'il y a, dans l'autorité qui nous le dicte, je ne sais quoi qui nous l'impose. C'est en cela que consiste l'obéissance consentie. Quels sont les processus mentaux qui sont à la base de la notion d'autorité, qui font cette force impérative que nous subissons? C'est ce que nous aurons à rechercher un jour. Pour l'instant, la question ne se pose pas; il suffit que nous ayons le sentiment de la chose et de sa réalité. Il y a, dans toute force morale que nous sentons nous Nre supérieure, quelque chose qui fait plier notre volonté. Or, en un sens, on peut dire qu'il n'y a pas de règle proprement dite, à quelque sphère de l'acD uR KH E111. -
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tivité qu'elle se rattache, qui n'ait à quelque degré cette vertu impérative. Car, encore une fois, toute règle commande; c'est là ce qui fait que nous ne nous sentons pas libres d'en faire ce que nous voulons. Mais il est une catégorie de règles où l'idée d'autorité joue un rôle absolument prépondérant, ce sont les règles morales. Préceptes d'hygiène, préceptes de la technique professionnelle, préceptes variés de la sagesse populaire doivent, sans doute, une partie du crédit que nous ' leur prêtons à l'autorilé que nous prêtons à la science et à la pratique expérimentée. Le trésor des connaissances et des expériences humaines nous impose, par lui-même, un respect qui se communique à ceux qùi en sont les détenteurs, comme le respect que le croyant a pour les choses religieuses se communique aux prêtres . Cependant, dans tous ces cas, si nous nous conformons à la règle, ce n'est pas seulement par déférence pour l'autorité dont elle émane; mais c'est aussi parce que l'acte prescrit a toutes les chan.ces d'avoir pour nous des conséquences utiles, tandis que l'acte contraire en aurait de nuisibles. Si, quand nous sommes malades, nous nous soignons, si nous suivons le régime qui nous est ordonné, ce n'est pas seulement par respect pour l'autorité de notre médecin, mais c'est aussi parce que nous espérons guérir ainsi. Il entre donc ici un sentiment autre que le respect de l'autorité, il y enlre des considérations tout utilitaires, qui tiennent à la nature intrinsèque de l'acte qui nous est recommandé, à ses suites possibles ou probables. Mais il en va tout autrement des règles morales. Sans doute, si nous les violons, nous nous exposons à des conséquences fâcheuses; nous risquons d'être blâmés, mis à l'index, frappés même matériellement dans notre personne ou dans nos biens. Mais c'est un fait conslant, in con testable,. qu'un acte n'est pas moral, alors même qu'il serait matéi:iellement conforme à la règle, si c'est la perspec-
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tive <le ces conséquences fâcheuses qui l'a déterminé. Ici, pour que l'acte soit tout ce qu'il doit être, pour que la règle soit obéie comme elle doit être obéie; il faut que nous y déférions, non pour éviter tel résultat désagréable, tel châtiment matériel ou moral, ou pour obtenir telle récompense; il faut que nous y déférions tout simplement parce que nous devons y déférer, abstraction faite des conséquences que notre conduite peut avoir pour nous. Il faut obéir au précepte moral par respect pour lui, et pour cette seule raison. Toute l'efficacité qu'il â sur les volontés, il la tient donc exclusivement de l'autorité dont il est revêtu. Ici, l'autorité est seule agissante, et un autre élément ne peut s'y mêler sans que .la conduite, dans la même mesure, perde son caractère moral. Nous disons que toute règle commande, mais la règle morale est tout entière commandement et n 'est pas autre chose. Voilà pourquoi elle nous parle de si haut, pourquoi, quand elle a parlé, toutes les autres considérations doivent se taire. C'est qu'elle ne laisse pour ainsi dire pas de place à l'hésitation. Quand il s'agit d'apprécier les conséquences éventuelles d'un acte, l'incertitude est inévitable, il y a toujours dans l'avenir quelque chose d'indéterminé. Tant de combinaisons diverses de circonstances peuvent se produire qu'on ne saurait prévoir. Quand il s' agit du devoir, parce que tous ces calculs sont interdits, la certitude est plus facile, le problème est I?lus simple. Il ne s'agit pas de scruter un avenir toujours obscur et _ indécis; il s'agit de savoir ce qui est prescrit : si le devoir a parlé, il n'y a qu'à obéir. D'où lni vient cette autorité extraordinaire, je ne le recherche pas pour l'ihstant; je me borne à l'observer, et elle est incontestable. La morale ·n'est donc pas simplement un système d'habitudes, c'est un système de commandements. Nous disions en premier lieu que l'irrégulier est un incom-
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plet moral; il en est ainsi /de l'anarchiste : je prends le mot dans son sens étymologique, entendant par là l'homme qui est constitué de manière à ne pas sentir la réalité des supériorités morales, l'homme qui est atteint de cette espèce de daltonisme, en vertu duquel toutes les forces intellectuelles et morales lui apparaissent comme situées au même niveau. Nous voici maintenant en présence d'un autre aspect de la moralité : à la racine de la vie morale, il y a, outre le goût de la régularité, le sens de l'autorité morale. D'ailleurs, 1 entre ces deux aspects, il y a une étroite affinité, et ils , trouvent leur unité dans une notion plus complexe qui ::::;: les embrasse. C'est la notion de discipline. La discipline, en effet, a pour objet de régulariser la conduite; elle implique des actes qui se répètent eux-mêmes dans des conditions déterminées; mais elle ne va pas sans autorité. C'est une autorité régulière. Nous pouvons donc dire, pour résumer celte leçon, que Le premier élément de la moralité, c'est l'esprit de discipline. Mais faisons bien attention au sens de cette proposition. D'ordinaire la discipline n'apparaît utile que parce qu'elle nécessite certains actes qui sont considérés comme utiles. Elle n'est qu'un moyen de les déterminer en les imposant. C'est d'eux qu' elle tient sa raison d'être. Si l'analyse qui précède est exacte, il faut dire que la discipline a sa raison d' être en elle-même, qu'il est bon que l'homme soit discipliné, abstraction faite des actes auxquels il se trouve ainsi tenu. Pourquoi? Il est d'autant. plus nécessaire de traiter la question que la discipline, la règle apparaît souvent comme une gêne, peutêtre nécessaire, mais regrettable, comme un mal qu'il faut savoir supporter, mais en les réduisant au minimum. Qu 'est-ce donc qui en fait un bien? C'est ce que nous verrons la prochaine fois.
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(suite)
Nous avons commencé, dans la dernière leçon, à rechercher quelles sont les dispositions fondamentales du tempérament moral, puisque c'est sur elles que doit s'exercer l'action de l'éducateur. C'est ce que nous avons appelé les éléments essentiels de la moralité. Pour les connaître, nous nous sommes appliqués à observer la morale du dehors, telle qu'elle vit et fonctionne autour de nous, telle qu'elle s'applique sans cesse sous nos yeux aux actions de l'homme, afin de démêler, parmi les caractères multiples qu'elle présente, ceux qui sont vraiment essentiels, c'est-à-dire qui se retrouvent partout identiques à eux-mêmes sous la diversité des devoirs particuliers. Car il est évident que ce qu'il y a de vraiment fondamental, ce sont les aptitudes qui nous inclinent à agir moralement, non pas dans tel ou tel cas particulier, mais dans la généralité drs relations humaines. Or, considérée de ce point de vue, la morale nous a présenté tout d'abord un premier caractère qui, pour être extérieur et formel, ne laisse pas d'avoir une très grande importance. La morale, non seulement telle qu'on l'observe aujourd'hui, mais encore telle qu'on peut l'observer dans l'histoi~e, consiste en un ensemble de règles définies et spéciales qui déterminent impérativement la conduite. De cette première constatation sort, à titre de corollaire immédiat, une double conséquence .
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D'abord, puisque la morale détermine, fixe, régularise les actions des hommes, elle suppose chez l'individu une certaine disposition à vivre une existence régulière, un certain goût de la régularité . Le devoir est régulier, il revient toujours le même, uniforme, ·monotone mêm~. Les devoirs ne consistent pas en actions d'éclat, accomplies de loin en loin, dans des moments de crises intermittentes. Les vrais devoirs sont quotidiens, et le cours naturel de la vie les ramène périodiquement. Ceux-là donc chez qui le goût du changement et de la diversité va jusqu'à l'horreur de toute uniformité risquent fort d'être des incomplets moraux. La régularité est l'analogue moral de la périodicité organique. En second lieu, puisque ·les règles morales ne sont pas simpleme~t un autre nom donné à des habitudes intérieures, puisqu'elles déterminent la conduite du dehors, et impérativement, il faut, pour leur obéir, et, par conséquent, pour être en état d'agir moralement, avoir le sens de cette autorité sui genel'is qui leur est immanente. Il faut, en d'autres termes, que l'individu soit constitué de manière à sentir la supériorité des forces morales dont la valeur est plus haute que la sienne, et à s'incliner devant elles. Nous avons, même vu que, si ce sentiment de l'autorité fait une partiê de la force avec laquelle toutes les règles de 'conduite, quelles qu'elles soient, s'imposent à notre volonté, pour tout ce qui concerne les règles morales, il joue un rôle exceptionnellement considérable; car, ici, il est seul agissant. Aucun sentiment différent ne vient mêler son action à la sienne. Il est dans la nature de ces règles qu'elles doivent être obéies, non en raison des actes qu'elles prescrivent et des conséquences vraisemblables que peuvent avoir ces actes, mais en raison de ce seul fait qu'elles commandent. C'est donc leur autorité seule qui fait leur efficacité, et, par conséquent, l'impuissance à sentir et à reconnaître cette autorité là où elle
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existe, ou à différer quand elle est reconnue, est la négation même de toute moralité véritable . Sans doute, quand, comme nous faisons, on s'interdit à soi-même de recourir à des conceptions théologiques pour s'expliquer les propriétés de la vie morale, on peut trouver surprenant, au premier abord, qu'une notion purement humaine soit susceptible d'exercer un aussi extraordinaire ascendant. Mais le fait, en lui-même, est incontestable . Nous n'avons qu'à .en prendre conscience; nous verrons plus tard à en donner une représentation qui le rende intelligible. Nous tenons donc, ainsi, un second élément de la moralité . Mais vous avez vu qué ces deux éléments au fond, n'en font qu'un. Le sens de la régularité et le sens de l'autorité ne sont que deux aspects d' un seul et même élat d'esprit plus complexe, que l'on peut appeler l'e8prit de discipline. L'esprit de discipline, voilà donc la première disposition fondamentale de tout tempérament moral. Mais une telle conclusion vient se heurter à un sentiment humain et, par suite, très répandu. La discipline morale vient de se présenter à nous comme une sorte de bien en soi; il semble bien qu'elle doive avoir une valeur ·en elle-même et pour elle-même, puisqu'elle doit être obéie, non en raison des actes qu'elle nous commande d'accomplir et de leur portée, mais parce qu'elle nous commande. Or, on tend plutôt à y voir une gêne, peut-être nécessaire, mais toujours pénible, un mal auquel il faut se résigner parce qu'il est inévitable, mais qu'il faut essayer de réduire au minimum. Et, en effet, la discipline, toute discipline n'est-elle pas essentiellement un frein, une limitation apportée à l'activité de l'homme? Mais limiter, refréner, c'est nier, c'est empêcher d'être, c'est donc détruire partiellement, et toute destruction est mauvaise. Si la vie est bonne, ~omment pourrait-il être bon de la contenir, de la gêner, de lui assigner des bornes qu'elle ne puisse pas
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franchir? Et si la vie n'est pas bonne, qu'est-ce qui pourrait avoir de la valeur en ce monde? Car être, c'est agir, c'est vivre, et toute diminution de vie, c'est une diminution d'être . Qui dit discipline, dit contrainte, matérielle ou morale, il n'importe. Or, est-ce que toute contrainte n'est pas, par d-éfinition, une violence faite à la nature des choses? C'est pour ces raisons que déjà Bentham voyait, dans toute loi, un mal qui n'était tolérable, qui ne pouvait se justifier en raison que quand il était indispensable. Parce qu'en fait les activités individuelles, en se développant, se rencontrent, et qu'elles risquent, en se rencontrant, de se trouver aux prises, il est nécessaire de marquer les justes limites qu'elles ne peuvent pas dépasser; mais cette limitation a, par elle-même, quelque chose d'anormal. Pour Bentham, la morale, · comme la législation, consistait dans une \ sorte de pathologie . La plupart des économistes orthodoxes n'onf pas tenu un autre langage. Et c'est sans doute sous l'influence du même sentiment que, depuis Saint-Simon, les plus grands théoriciens du socialisme ont admis comme possible et désirable une société d'où toute réglementation serait exclue. L'idée d'une autorité, supérieure à la vie et qui lui fasse la loi, leur paraît être une survivance du passé, un préjugé qui ne saurait se maintenir. C'est à la vie qu'il appartient de se faire sa loi elle-même. Il ne saurait rien y avoir en dehors et au-dessus d'elle. On en arrive ainsi à recommander aux hommes, non pas le goftt de la mesure et de la modération, le sens de la limite morale, qui n'est qu'un autre aspect du sens de l'autorité- morale, mais le sentiment directement opposé, je veux dire l'impatience de tout frein et de toute limitation, le désir de se développer sans terme, l'appétit de l'infini . Il semble que l'homme soit à l'étroit, dès qu'il n'a pas devant lui un horizon illimité. Sans doute, on sait bien que nous ne serons jamais én état
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de le parcourir; mais on estime que la perspective, au moins, nous en est nécessaire, qu'elle seule veut nous donner le sentiment de la plénitude de l'être. De là vient l'espèce de culte avec lequel tant d'écrivains, au cours du x1x• siècle, ont parl é du sentiment de l'infini. On y voit le sentiment noble par excellence, puisque, par lui, l'homme tend à s'élever par-dessus toutes les bornes que la nature lui oppose, et s'affranchit, au moins idéalement, de toute limitation qui le diminue. Un même procédé pédagogique devient tout différent de lui-même, selon la manière dont il est appliqué; et il est appliqué très différemment, selon la manière dont on le conçoit. La discipline produira donc des effets très dissemblables, suivant l'idée qu'on se fera de sa nature et de son rôle dans la vie en général et, plus particulièrement, dans l'éducation . Il importe donc que nous cherchions à préciser quel est ce rôle, et que nous ne laissions pas irrésolue la très grave question qui se pose à ce sujet. Faut-il voir dans la discipline une simple police extérieure et matérielle, dont l'unique raison d'être serait de prévenir certains actes, et qui n'aurait aucune utilité en dehors de cette action préventive? Ou bien, au contraire, ne serait-elle pas, comme notre analyse le lai&:;erait supposer, un instrument sui generis d'éducation morale, qui a sa valeur intrinsèque, et qui marque d'une empreinte spéciale le caractère moral? Tout d'abord, que la discipline ait une utilité sociale, par elle-même et indépendamment des actes qu'elle prescrit, c'est ce qu'il est facile de démontrer. En effet, la vie sociale n'est qu'une des formes de la vie organisée, et toute organisation vivante suppose des règles déter- · minées dont elle ne peut s'écarter sans troubles morbides. Pour qu'elle puisse se maintenir, il faut qu'elle soit à chaque instant en état de répondre aux exigences
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du milieu; car la vie ne peut rester suspendue, sans que la mort ou la maladie en résulte. Si donc, à chaque sollicitation des forces extérieures, il fallait que l'être vivant tâtonnât à nouveau pour trouver le mode deréaction qui convient, les causes de destruction qui l'assaillent de toutes parts auraient vite fait de le désorganiser. C'est pourquoi le mode de réaction des organes est, dans ce qu'il a de plus essentiel, prédéterminé; il y a des manières d'agir qui s'imposent régulièrement, toutes les fois que les mêmes circonstances sont données. C'est ce qu'on appelle la fonction de l'organe. Or, la vie collective est soumise aux mêmes nécessités, et la régularité ne lui est pas moins indispensable. Il faut qu'à chaque instant le fonctionnement de la vie domestique, professionnelle, civique, soit assuré; et, pour cela, il est indispensable qu'on ne soit pas obligé de chercher perpétuellement sa forme. Il faut que des normes soient établies, qui déterminent ce que doivent être ces relations, et que les individus s'y soumettent. C'est cette soumission qui constitue le devoir quoti_dicn. Mais cette explication et cette justification sont insuffisantes. Car on n'a pas expliqué une institution quand on a fait voir qu'elle était utile à la société. Encore faut-il qu'elle ne vienne pas se heurter à des résistances irréductibles de la part des individus. Si elle fait violence à la nature individuelle, elle aura beau être socialement utile, elle ne pourra naître, ni surtout se maintenir, puisqu'elle sera hors d'état de prendre racine dans les consciences. Sans doute, les institutions sociales ont pour fin immédiate les intérêts de la société et non ceux des individus en tant que tels. Mais, d'un autre côté, si elles troublent la vie de l'individu à sa source, elles troublent aussi du mêmP. coup la sburce de laquelle elles tirent elles-mêmes leur propre vie. Or, nous avons vu que la discipline avait été souvent accusée de violenter la constitution naturelle de l'homme, puisqu'elle en entrave le
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libre développement. Ce reproche est-il fondé? Est-il vrai que la discipline soit pour l'homme une cause de diminution· et de moindre puissance? Est-il vrai que l'activité cesse d'être elle-même, dans la mesure où elle est soumise à des forces morales qui la dépassent, la conLiennent et la règlent? Or, tout au contraire, l'impuissance à se contenir dans des bornes d.éterminées est, pour toutes les formes de l'activité humaine, et même plus généralement pour toutes les formes de l'activité biologique, un signe de morbidité. L'homme normal cesse d'avoir faim quand il ' a pris une certaine quantité de nourriture; c'est le boulimique qui ne peut être rassasié. Les sujels sains, normalement actifs, aiment la marche; mais le maniaque de la déambulation, lui, éprouve le besoin de se démener perpétuellement, sans trêve ni repos, sans que rien parvienne àle contenter. Même les sentiments les plus généreux, comme l'amour des animaux et même l'amour d'autrui, quand ils dépassent une certaine mesure, sont l'indice incontesté d'une altération de la volonté. Il est normal que nous aimions lès hommes, il est normal que nous aimions les bêtes, mais à condition que l'une et , l'aulre sympathie n'excèdent pas certaines limites; si, au contraire, elles se développent au détriment des autres sentiments, c'est le signe d'un déréglement intérieur, dont le clinicien connaît bien le caractère pathologique. On a cru parfois que l'activité purement intellectuelle était affranchie de cette nécessité. Si, a-t-on dit, on satisfait sa faim avec une quantité déterminée de nourri'ture, « on ne satisfait pas sa raison avec une quantité déterminée de savoir». C'est une erreur. A chaque moment du temps, notre besoin normal de science est étroitement déterminé et limité par tout un ensemble de conditions. D'abord, nous ne pouvons pas mener une vie intellectuelle plus intense que ne le comport_e l'état, le degré de développement où se trouve parvenu, au moment con-
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sidéré, notre système nerveux central. Car, si nous essayons d'excéder cette limite, le substratum de notre vie mentale en sera désorganisé, et notre vie mentale elle-même par contre-coup. De plus, l'entendement n'est qu'une de nos fonctions psychiques; à côté des facultés purement représentatives, il y a les facultés actives. Si les premières se développent outre mesure, il est inévitable que les autres en soient atrophiées, et il en résulte une impuissance maladive à agir. Pour que nous puissions nous conduire dans la vie, il faut que nous admettions bien des choses sans chercher à nous en faire une notion scientifique. Si nous voulons avoir raison de tout, nou s n'avons pas trop de toutes nos forces pour raisonner et répondre à nos perpétuels« pourquoi» . 1 C'est là ce qui caractérise ces sujets anormaux que le médecin appelle douteu1's. Et ce que nous disons de l'activité intellectuelle pourrait se dire également de l'activité esthétique. Un peuple impropre aux joies de l'art est un peuple barbare. Mais, d'un autre côté, quand, dans la vie d'un peuple, l'art prend une place excessive, il se déprend, dans la même mesure, de la vie sérieuse, et dès lors ses jours sont comptés . C'est qu'en effet, pour vivre, il nous faut faire face à des nécessités multiples avec une somme limitée d'énergies vitales. La quantité d'énergie que nous pouvons et devons mettre dans la poursuite de chaque fin particulière e~t donc nécessâirement limitée : elle est limitée par la somme totale des forces dont nous disposons, et l'importance respective des fins poul'suivies. Toute vie est donc un équilibre complexe, dont les divers éléments se limitent les uns les autres, et cet équilibre ne peut se rompre sans produire la douleur et la· maladie. Il y a · plus. Même, la forme d'activité, au profit de laquelle cet équilibre se rompt, devient, en raison même du développement excessif qu'elle reçoit ainsi, une source de souffrances pour l'individu. Un besoin, un désir qui s'est
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affranchi de tout frein et de toute règle, qui n'est plus attaché à un objet déterminé et, par cette détermination même, limité et contenu, ne peut plus être pour le sujet qui l'éprouve qu'une cause de perpétuels tourments. Quelles satisfactions, en effet, pourrait-il nous apporter, puisque par définition, il ne peut plus être satisfait? Une soif insatiable ne peut être apaisée. Pour que nous éprouvions quelque plaisir à agir, encore faut-il que nous ayons le sentiment que notre action sert à quelque chose, c'est-à-dire nous rapproche progressivement du but où nous tendons. Mais on ne se rapproche pas d'un but qui, par définition, est situé à l'infini. La distance à laquelle on en reste éloigné est toujours la même, quelque chemin qu'on ait fait. Quoi de plus décevant que de marcher vers un point terminal qui n'est nulle part, puisqu'il se dérobe à mesure qu'on avance ? Une aussi vaine agitation ne se distingue pas d'un simple . piétinement sur place ; aussi ne peut-elle manquer de laisser derri ère elle la tristesse et le découragement. Voilà pourquoi les époques comm e la nôtre , qui ont connu le mal de l'infini, sont nécessairement des époques tristes . Le pessimisme accompagne toujours les aspirations illimitées. Le per- L sonnage littéraire qui peut être regardé comme l'incarnation par excellence de ce sentiment de l'infini, c'est le 1 Faust de Gœthe. Aussi n'est-ce pas sans raison que le J 1 poète nous l'a peint comme travaillé par un perpétuel \ tourment. Ainsi, bien loin que l'homme, pour avoir le plein sentiment de lui-même, ait besoin de voir se développer devant lui ces horizons illimités, en réalité, rien ne lui est douloureux comme l'indétermination d'une Lelle perspective. Bien loin qu'il ait besoin de se sentir en face d'une · carrière sans terme assignable, il ne peut être heureux que quand il s'emploie à des tâches définies et spéciales. Cette limitation n'implique nullement, d'ailleurs, qu'il doive jamais parvenir à un état stationnaire, où il trouve
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définitivement le repos. On peul, d'un mouvement ininterrompu, passer de tâches spéciales à d'autres tâches également spéciales, sans, pour cela, s'abîmer dans cette sensation dissolvante de l 'illimité. L'important est que l'activité ait toujours un objet précis auquel elle puisse se prendre, et qui la limite en la déterminant. Or, toute force qu'aucune force contraire ne· contient tend nécessairement à se per.dre à l'infini. Comme un corps gazeux remplirait l'immensité de l'espace, si aucun autre corps ne venait s'oppdser à son expansion, toute énergie physique ou morale tend à se développer sans terme, tant que rien ne l'arrête. D'où la nécessité d'organes rég~lateurs, qui contiennent l'ensemble de nos forces vitales dans de justes limites . Pour ce qui concerne la vie physique, le système nerveux est chargé de ce rôle. C'est lui qui provoque les organes à se mouvoir, et qui leur distribue la quanti lé d'énergie qui revient à chacun d'eux. Mais la vie morale leur échappe. Ni le cerveau, ni aucun ganglion ne peut assigner des bornes aux aspirations de notre intelligence ou de notre volonté. Car la vie mentale, surtout dans ses formes supérieures, déborde l'organisme.' Elle en dépend sans doute , mais librement, et les liens qui l'y rattachent sont d'autant plus indirects et lâches qu'il s'agit de fonctions plus élevées. Les sensations, les appétits physiques ne font qu'exprimer l'état du corps, non les idées pures et les sentiments complexes. Sur ces forces toutes spirituelles, il n'y~ qu'un pouvoir également spirituel qui puisse agir. Ce pouvoir spirituel, c'est l'autorité inhérente aux règles morales. En effet, grâce à cette autorité qUi est en elles, les règles morales sont de véritables forces auxquelles viennent se heurter nos désirs, nos besoins, nos appétits de toute sorte, quand ils tendent à devenir immodérés . Sans doute, ces forces ne sont pas matérielles; mais, si elles ne meuvent pas les corps directement, elles meuvent les esprits. Elles ont en elles-mêmes tout ce qu'il
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faut pour faire plier les volontés, les contraindre, les contenir, les incliner dans tel ou tel sens. Et, par conséquent, on peut dire sans métaphore qu'elles sont des forces. Nous les sentons bien comme telles, toutes les fois que nous entreprenons d'agir contre elles; car elles nous opposent une résistance, dont il ne nous est pas toujours possible de triompher. Quand l'homme, sainement constitué, essaye de commettre un acte que blâme la morale, . il sent quelque chose qui l'arrête, tout aussi bien que quand il essaye de soulever un poids trop lourd pour ses forces. D'où leur.vient cette vertu singulière? Encore une fois, c'est un problème que nous ajournons, et que nous retrouverons à son heure. Pour l'instant, nous nous bornons à constater le fait, qui est incontestable. D'un autre côté, puisque la morale est une discipline, puisqu'elle nous commande, c'est évidemment que les actes qu'elle réclame de nous ne sont pas selon la pente de notre nature individuelle. Si elle nous demandait simplement de suivre notre nature, elle n'aurait pas besoin de nous parler sur un ton impératif. L'autorité n'est nécessaire que pour arrêter, contenirdes forces rebelles, non pour inviter des forces données à se développer dans leur sens. On a dit que I-a morale avait pour fonction d'empêcher l'individu d'empiéter sur des domaines qui lui sont interdits, et, en un sens, rien n'est plus exact. La morale est un vaste système d'interdits. C'est dire qu'elle a pour objet de limiter le cercle dans lequel peut et doit normalement se mouvoirl'activité individuelle, et nous voyons maintenant à quoi sert cette limitation nécessaire. L'ensemble des règles. morales forme vraiment autour de chaque homme une sorte de barrière idéale, au pied de laquelle le flot des. passions humaines vient mourir, sans pou voir aller· plus loi.n. Et, par cela même qu'elles sont contenues, il devient possible de les satisfaire. Aussi, que, sur un point quelconque, cette barrière vienne à faiblir, et aus--
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sitôt, par la brèche ouverte, les forces humaines jusque là contenues se précipitent tumultueusement; mais, une fois lâchées, elles ne peuvent plus trouver de terme où elles s'arrêtent; elles ne peuvent que se tendre douloureusement dans la poursuite d'un but qui leur échappe toujours. Que, par exemple, les règles de la morale con' jugale perdent de leur autorité, que les devoirs auxquels les époux sont tenus l'un envers l'autre soient moins respectés, et les passions, les appétits que cette partie de la morale contient et réglemente, se déchaîneront, se dérégleront, s'exaspéreront par ce déréglement même; et, impuissantes à s'apaiser parce qu'elles se seront affranchies de toutes limites, elles détermineront un désenchantement, qui se traduira d'une manière visible dans la statistique des suicides. De même, que la morale qui préside à la vie économique vienne à s'ébranler, et les ambitions économiques, ne connaissant plus de bornes, se surexciteront et s'enfièvreront; mais, alors, on verra s'élever le contingent annuel des morts volontaires. On pourrait multiplier les exemples. C'est d'ailleurs parce que la morale a pour fonction de limiter et de contenir, que la trop grande richesse devient si facilement une source d'immoralité. C'ést que, par le pouvoir qu'elle nous confère, elle diminue réellement les résistances que nous opposent les choses; par suite, elle donne à nos désirs un surcroît de force qui les rend plus difficiles à modérer . Ils se laissent moin~ aisément renfermer dans la limite normale. Dans ces conditions, l'équilibre moral est plus instable; il faut un moindre choc pour le troubler. Et, par là, il est possible d'entrevoir en quoi consiste et d'où provient ce mal de l'infini qui travaille notre temps. Pour que l'homme s'imagine avoir devant lui des espaces illimités librement ouverts, il faut qu 'il ne voie plus cette barrière morale qui, normalement, devrait arrêter ses regards; il faut qu'il ne sente plus ces forces morales qui le contiennent et qui
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bornent son horizon. Mais, s'il ne les sent plus, c'est qu'elles n'ont plus leur degré normal d'autorité; c'est qu'elles sont affaiblies; c'est qu'elles ne sont plus ce qu'elles doivent être. Le sentiment de l'infini ne peut ' donc apparaître qu 'à s:es moments où la discipline morale a perdu de son ascendant sur les· volontés; et il est le signe de cet affaiblissement qui se produit à des époques où le système moral en vigueur depuis des siècles est ébranlé, ne répond plus aux conditions nouvelles de l'existence humaine, sans qu'un système nouveau se soit encore formé pour remplacer celui qui ,.i disparaît . Ainsi donc, gardons-nous de voir, dans Ja discipline à laquelle nous soumettons les enfants, un instrument de compression, auquel il ne faut recourir que quand c'est indispensable afin de prévenir le retour d'actes blâmables. La discipline est, par elle-même, un facteur sui generis de l'éducation; il y a, dans le caractère moral, des éléments essentiels qui ne peuvent être dus qn'à elle. C'est par elle, et pat· elle seule, que nous pouvons apprendre à l'enfant à modérer ses désirs, à borner ses appétits de toute sorte, à limiter, et, par cela même, à définir les objets de son activité; et cette limitation est condition du bonheur et de la santé morale. Assurément, cette limitation nécessaire varie selon les pays et les époques; elle n'est pas la même aux différents âges de la vie. A mesure que la vie mentale des hommes se développe, à mesure qu'elle devient plus intense et plus complexe, il est nécessaire que le cercle de leur activité morale s'étende dans la même mesure. Ni en fait de science, ni en fait d'art, ni en fait de bien-être, nous ne pouvons plus aujourd'hui nous contenter aussi facilement que faisaient nos pères. L'éducateur irait donc contre les fins mêmes de la discipline, s'il essayait de resserrer artificiellement la limite . Mais, s'il faut qu'elle varie, et s'il faut tenir compte de ses variations,
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.il n'en faut pas moins qu'elle soit, et c'est, pour l'ins1 tant, tout ,ce que je veux établir. Mais on se demandera peut-être si ce bonheur n'est pas bien chèrement acheté. En effet, toùte borne assignée à nos facultés n'est-elle pas, par la force des choses, un amoindrissement de puissance; toute limitation n'implique-t-elle pas une dépendance? Il semble .donc qu'UJ1e activité circonscl'ite ne puisse être qu'une activité moins riche, en même terrips que moins liprè et moins maîtresse d'elle-même. La conclusion paraît s'imposer comme un truisme. En réalité, ce n'est qu'une illusion du sens commun, et, pour peu qu'on y réfléchisse, il est facile de s'assurer que, tout au contraire, la toute-puissance absolue n'est qu'un autre nom donné à l'extrême impuissance. Représentez-vous, en effet, un être affranchi de toute · limitation extérieure, un despote plus absolu encore que ceux dont nous parle l'histoire, un despote qu'aucune puissance extérieure ne vienne contenir et régler. Par définition, les désirs d'un tel être sont irrésistibles. Dirons-nous donc qu'il est tout-puissant? Non certes, car lui-même ne peut leur résister. Ils sont maîtres de lui comme du reste des choses. Il les subit, il ne les domine pas . En un mot, quand nos tendances sont affranchies de toute mesure, quand rien ne les borne, elles devienne.nt elles-mêmes tyranniques, et leur premier esclave, c'est le sujet même qui les éprouve. Aussi, vous- savez quel triste spectacle il nous donne. Les penchants les plus contraires, les caprices les plus antinomiques se suécèdent les uns aux autres, entraînant ce souverain soi-disant absolu dans les sens les plus divergents, si bien q.ue cette toute-puissance apparente se r.ésoutfinalement en une véritable impuissance. Un despote est comme un enfant; il en a les faiblesses, et pour la même raison. C'est qu'il ~·est pas maître de lui)D~m.e. La maî-trise ·de soi, voilà la première condition
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de tout pouvoir vrai, de toute liberté digne de ce nom. Mais on ne peut être maître de soi, quand on poTte en soi des forces qui, par dé-finition, ne ·peuvent être maîtrisées. C'est pour la même raison que les partis politiques trop forts, ceux qui n'ont pas à compter avec des • minorités suf-fisammentrésistantes, ne peuvent pas durer. -' Ils ne tardent pas à être ruinés par l 'excès même de leurs forces. Car, comme rien n'est Bil état de les modérer, ils se laissent inévitablement aller aux violences extrêmes qui les désorganisent eux-mêmes. Un parti trop puissant s'échappe à lui-même, et ne peut plus sediriger, parce qu'il est trop puissant. Les Chambres introuvables sont mortelles aux doctrines dont elles parais,/ sent d'abord annoncer le triomphe . Mais, dira-t"'on, n'est-il pas possible que nous nous contenions de nous-mêmes, par un effort intérieur, sans qu'une pressi9n extérieure vienne perpétuellement s'exercer sur nous? Assurément,- et cette aptitude à se maîtriser soi-même est un des principaux pouvoirs que doive développer l'éducation. Mais, pour que nous apprenions à nous résister à nous-mêmes, encore f;ut-il que nous P,D sentions la nécessité, par la résistance même que nous opposent les choses. Pour que nous nous bornions, encore faut-il que nous sentions la réa:lité des bornes q·ui nous enserrent. Un êtrè qui serait ou se croirait illimité, soit ·en fait, soit en droit, ne pourrait pas songer à se limiter lui-même sans contradictions: ce serait faire violence à sa nature. La résistancé interne ne peut être qu'un reflet, une e:xprPssion intérieure de la résistance externe. Or, si, l)OUr tout ce qui concerne la vie physique, le milieu physique est · là qui nous arrête et qui nous rappelle que nous ne sommes qu'une partie dans un tout qui nous enveloppe et qui nous limite, pour tout ce qui regarde la vie morale, il n'y a que des forces morales qui puissent avoir sur nous cette action et nous donner ce senti-
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ment . Ces forces morales, nous avons dit quelles elleR étaient. ~ Nous arrivons donc à cette importante conséquence . C'est que la discipline morale ne sert pas seulement à la vie morale proprement dite ; son action s'étend plus loin . Il résulte, en effet, de ce que nous venons de voir, qu'elle joue un ·rôle considérable dans la formation du caractère et de la personnalité en général. Et, en effet, ce qu'il y a de plus essentiel dans le caractère, c'est l'aptitude à se maîtriser, c'est cette faculté d'arrêt ou, comme on dit, d'inhibition, qui nous permet de contenir nos passions, nos désirs, nos habitudes, et de leur faire la loi. Car un être personnel , c'est un être capable de mettre, sur tout ce qu'il fait, une marque qui lui est propre, qui est constante, et par laquelle il se reconnaît, se distingue de tout autre . Or, tant que les tendances, les instincts, les désirs règnent sans contrepoids, tant que notre conduite dépend exclusivement de leur intensité respective , ce sont de perpétuelles sautes de vent, de brusques à-coups, comme ceux qui se produisent chez l'enfant ou chez le primitif, et qui, en divisant sans cesse la volonté contre elle-même, en la dispersant à tous les vents ,du caprice, l'empêchent de se constituer avec cette unité et de se suivre avec cette persévérance qui sont les conditions primordiales de la personnalité. C'est précisément à cette maîtrise de soi que nous dresse la discipline mornle. C'est elle qui nous apprend à agir autrement que sous la poussée d'impulsions intérieures et en laissant notre activité descendre spontanément sa pente naturelle. Elle nous apprend à \ à agir avec effort; car il n'est pas d'action morale qui n'implique que nous ne contraignions quelque penchant, que nous ne fassions taire quelque appétit, que nous ne modérions quelque tendance. En même temps, comme toute règle a quelque chose de fixe et . d'invariable qui la met au-dessus de tous les caprices
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individuels, et comme les règles morales sont plus immuables encore que toutes les autres, apprendre à agir moralement, c'est apprendre aussi à se conduire avec suite, d'après des principes constants, supérieurs aux impulsions et aux suggestions fortuites . C'est donc communément à l'école du devoir que se forme la volonté.
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(fin).
LE SECOND ÉLÉMENT DE LA MORALITÉ: L'ATTACHEMENT AUX GROUPES SOCIAUX
Après avoir déterminé en quoi consiste le premier élément de la. moralité, nous en avons recherché la fonction, afin de préciser l'esprit dans lequel il convient , de l'inculquer à l'enfant. La morale, -avons-nous dit, est essentiellement une discipline. Or, toute discipline a un double objet : réaliser une certaine régularité dans la conduite des individus, leur assigner des fins déterminées qui, du même coup, limitent leur horizon. La discipline donne des habitudes à la volonté et elle lui impose des freins . Elle régularise et elle contient. Elle répond à ce qu'il y a de régulier, de permane:nt dans les relations des hommes entre eux. Puisque la vie sociale est toujours, dans une certaine mesure, semblable à elle-même, puisque les mêmes combinaisons de circonstances s'y reproduisent périodiquement, il est naturel que certaines manières d'agir, celles qui se sont trouvées le mieux en rapport avec la nature des choses, se répètent avec la même périodicité . C'est la r.égularité relative des . conditions diverses dans lesquelles nous sommes placés qui implique la régularité relative de notre conduite . Mais la raison d'êt.r e utile de la limitation apparaît au premier abord comme moins immédiatement évidente. Il sem.ble qu'elle implique
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une violence faite àla nature humaine. Limi,t er l 'homme, mettre obstacle à sa lib1·e expansion, n'est-ce. pas l'em-. pêcher d'être lui;.même? Nous avons vu pourtant que cette limitation était condition de notre santé morale et de notre bonheur. L'homme, en effet, est fait pour vivre dans un milieu déterminé, limité, si vaste, d'ailleurs, qu'il puisse être; et l'ensemble des.actes qui constituent la vie a pour objet de nous adapter à ce milieu, ou de l'adapter à nous. Par suite, l'activité qu'il sollicite: de nous participe de la même détermination. Vivre, c'est nous mettre en harmonie avec le monde physique, qui nous entoure, avec le monde social dont nous sommes· membres, et l'un et l'autre, si étendus qu'ils puissent être, sont cependant limités . Les fins que nous avons normalement à poursuivre sont donc également définies, et nous ne pouvons nous affranchir de cette limite, sans nous mettre aussitôt dans un état contre nature. 11 faut qu'à chaque moment du temps nos aspirations, nos sentiments de toutes sortes soient bornés. Le rôle de la discipline est d'assurer cette limitation. Que cette borne nécessaire vienne à manquer, que les forces morales qui nous entourent ne soient plus en état de contenir et de modérer nos désirs, l'activité humaine, n'étant plus retenue par rien, se pe1'd dans le vide, dont elle se dissimule à elle-même le néant en le décorant du nom spécieux d'infini. La discipline est donc utile, non pas seulement dans l'intérêt de la société, et comme le moyen indispensable sans lequel il ne saurait y a voir de coopération régulière, mais dans l'intérêt même de l'individu . C'est par elle que nous apprenons cette modération, du désir sans laquelle l'homme :ne saurait être heureux, Et, par là, elle contribue même, pour une large part, à fo11mer ce qu'il y a de plus essentiel en c·hacun •de nous, je veux dire notre personnalité. Car cette faculté de contenir nos tendances, de résister à nous-mêmes, que nous
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acquérons à l'école de la discipline morale, est la condition indispensable à l'apparition de la volonté réfléchie et personnelle. La règle, parce qu'elle nous apprend à nous modérer, à nous maîtriser, est un instrument d'affranchissement et de liberté. J'ajoute que c'est surtout dans des sociétés démocratiques comme la nôtre qu'il est indispensable d'apprendre à l'enfant cette modération salutaire. Car, parce que les barrières conventionnelles, qui, dans les sociétés organisées sur d'autres bases, contenaient violemment les désirs et les ambitions, sont en partie tombées, il n'y a plus que la discipline morale qui puisse exercer cette action régulatrice dont l'homme ne peut se passer. Parce qu'en principe toutes les carrières sont ouvertes à tous, le désir de s'élever est plus facilement exposé à se surexciter et à s'enfiévrer au delà de toute mesure, jusqu'à ne plus connaître pratiquement de limites. Il faut donc que l'éducation fasse sentir de bonne heure à l'enfant qu'en dehors de ces bornes artificielles, dont l'histoire a fait et continue à faire justice, il en est d'autres qui sont fondées dans la nature des choses, c'est-à-dire dans la nature de. chacun de nous. Il ne s'agi_ nullement de t le dresser insidieusement à une résignation quand même, d'endormir en lui les ambitions légitimes, de l'empêcher de regarder au delà de sa condition présente; tentatives qui seraient en · contradiction avec les principes mêmes de notre organisation sociale. Mais il faut lui faire comprendre que le moyen d'être heureux est de se proposer des objectifs prochains, réalisables, en rapport avec la nature de chacun, et de les atteindre, non de tendre nerveusement et douloureusement sa volonté vers des fins infiniment éloignées et par conséquent inaccessibles. Sans chercher à lui cacher les injustices du monde, communes à toute époque, il faut lui faire sentir que le bonheur ne croît pas sans limites, avec Je pouvoir, le savoir ou la
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richesse; mais qu'il peut se rencontrer dans des conditions très diverses, que chacun de nous a ses misères en même temps que ses joies, que l'essentiel est de trouver une fin d'activité qui soit en harmonie avec nos facultés et qui nous permette de réaliser notre nature, sans chercher à l'outrer, en quelque sorte, et à la pousser violemment et artificiellement en dehors de · ses limites normales. Il y a là · tout un ensemble d'habitudes mentales que l'école doit faire contracter à l'enfant, non parce qu'elles servent tel ou tel régime, mais parce qu'elles sont saines et qu'elles auraien_ ·sur t le bonheur public la plus heureuse influence. Indiquons, de plus, que les forces morales protègent contre les forces bru tales et inintelligentes . Et, encore une fois, qu'on se garde de voir, dans ce goût de la modération, je ne sais quelles tendances à l'immobilité; marcher vers une fin définie, que remplace une autre fin également définie, c'est avancer d'une manière ininterrompue, et non pas s'immobiliser. Il ne s'agit pas de savoir s'il faut marcher ou non, mais de quel pas et de quelle manière. Nous arrivons donc à justifier rationnellement l'utilité de la discipline, tout aussi bien que les morales les plus en vue. Seulement, il faut remarquer que la conception que nous nous faisons de son rôle est très différente de celle qu'ont proposée certains de ses apologistes attitrés. Il est arrivé, en effet, bien souvent, que, pour démontrer les bienfaits moraux de la discipline, on s'est appuyé sur le principe que j'ai combattu et qu'invoquent ceux-là mêmes qui ne voient dans la discipline qu'un mal regrettable, quoique nécessaire. Comme Bentham et les utilitaires, on pose comme évident que la discipline consiste dans une violence exercée sur la nature; mais, au lieu d'en conclure que celttt violence·est mauvaise, étant contre nature, on estime, au contraire, qu'elle est bonne, parce qu'on juge que
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la nature est mauvaise. La nature, de ce point de vue, c'est la matière, la chair, source du mal et du. péché. Elle n'a donc pas été donnée à l'homme pour qu'il la développe, mais, au contraire, pour qu'il en triomphe, pour qu'il la vainque et la fasse taire. Elle n'est pour lui que l'occasion d'une belle lutte, d'un glo~ rieux effort contre soi-même. La discipline est l'instrument même de la victoire. Telle est la conception ascétique de la discipline, telle qu'elle s'est accréditée dans certaines religions. - Tout autre est la notion que je vous en ai proposée. Si nous croyons que la discïpl ine est utile, nécessaire à l'individu, c'est qu'elle nous paraît réclamée par la nature elle-même. Elle est le moyen par lequel la nature se réalise normalement, et non le moyen de la réduire ou de la détruire. Comme tout ce qui existe, l'homme est un être limité; il est la partie d'un tout : physiquement, il est padie de l'univers; moralement, il est partie de la société. Il ne peut donc, sans contredire sa nature, chercher à s'affranchir des limites qui s'imposent à toute partie. Et, en fait, tout ce qu'il y a de plus fondamental en lui, tient précisément à sa qualité de partie. Car, dire qu'il est une personne, c'est dire qu'il est distinct de tout ce qui n'est pas lui; or, la distinction implique la limitation. Si, donc, de notre point de vue, la discipline est bonne, ce n'est pas que nous regardions d'un œil défiant l'œuvre de là nature, ce n'est pas que nous y voyions une machination diabolique qu'il faut déjouer, mais c'est que la nature de l'homme ne peut être ellemême à moins d'être disciplinée. Si nous jugeons indispensable que les inclinalions naturelles soient contenues dans de certaines bornes, ce n'est pas qu'elles nous paraissent mauvaises, ce n'est pas que nous leur déniions le droit d'. être satisfaites; au contraire, c'est qu'a~trement elles ne pourraient pas recevoir leur juste satisfaction. D'où cette première con-
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séquence pratique que tout ascétisme n'est pas bon en soi. De cette différence initiale, entre les deux concep· tions, en résultent d'autres qui ne sont pas moins importantes. Si la discipline est un moyen de réaliser la nature de l'homme, elle doit changer avec la nature de l'homme qui, on le sait, varie suivant les temps. A mesure que l'on avance dans l' histoire, par l'effet même de la civilisation, la nature humaine devient plus riche en énerg-ies plus intenses, elle a plus besoin d'activité; c'est pourquoi il est normal que le cercle de l'activité individuelle s'étende, que les bornes de notre horizon intellectuel, moral, affectif aillent toujours en rP-culant plus loin. De là, la vanité des systèmes qui, soit en fait de science, soit en fait de bienêtre, soit en fait d'art, prétendent nous interdire de dépasser le point où s'étaient arrêtés nos pères, O}l voudraient nous iramener. La limite normale est dans un devenÎl' perpétuel, et toute doctrine qui , au nom de prindpes absolus, entreprend de la fixer une fois pour toutes d'une manière immuable, vient lôt ou tard se heurter à la force des choses. Non seulement le contenu de la discipline change, mai.s aussi la manière ·dont elle est et doit être inculquée. Non seulement la sphère d'action de l'homme varie, mais . les forces qui nous retiennent ne sont pas tout à fait. les mêmes aux différentes époques de l'histoire. Dans les société8 inférieures, comme l'organisation sociale est très simple, la morale a le même caractère, et, par suite, il n'P-st ni nécessaire ni même possible que l'esprit de discip.line soit très éclairé. La simplicité même des pratiques morales fait qu'elles prennent facilement la forme habituelle de l'automatisme, et, dans ces conditions, l'automatisme est sans inconvénients; car, puisque la. vie sociale est toujours semblable à elle-même, qu'elle diffère peu d'un point à l'autre ou d'un moment à
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l'autre, l'habitude et la tradition irréfléchies suffisent à tout. Aussi ont-elles un prestige, une autorité qui ne laissent aucune place au raisonnement et à l'examen. Au contraire, plus les sociétés deviennent complexes, plus il est difficile que la morale fonctionne par un mécanisme purement automatique. Les circonstances ne sont jamais les mêmes, et les règles morales demandent, en conséquence, à être appliquées avec intelligence; la nature de la société est en perpétuelle évolution : il faut donc que la morale elle-même soit assez souple pour pouvoir se transformer au fur et à mesure que cela est nécessaire. Mais, pour cela, il faut qu'elle ne soit pas inculquée de tellè sorte qu'elle se trouve mise au-dessus de la critique et de la réflexion, agents par excellence de toutes les transformations. Il faut que les individus, tout en s'y conformant, se rendent compte de ce qu'ils font, et que leur déférence n'aille pas jusqu'à enchaîoet· complètement l'intelligence. Ainsi, de ce qu'on croit que la discipline est nécessaire, il ne s'en suil pas qu'elle doive être aveugle et asservissante. Il faut que les règles morales soient investies de l'autorité sans laquelle elles seraient inefficaces, mais, à partir d'un certain moment de l'histoire, il ne faut pas que cette autorité les soustraie à la discussion, en fasse des idoles sur lesquelles l'homme n'ose, pour ajnsi dire, pas lever les yeux. Nous aurons à chercher plus tard comment il est possible de satisfaire à ces deux nécessités, en apparence contradictoires; pour l'instant il nous suffit de les indiquer. Cette considération nous amène à examiner une objection qui a pu se présenter à vos esprits. Nous avons dit que les irréguliers, les indisciplinés sont des incomplets moraux. Cependant, n'ont-ils pas à jouer un rôle :moralement utile dans la société? Est-ce que le Christ n'était pas un irrégulier, aussi bien que Socrate, ét n'en est-il pas ainsi de tous les personnages histo-
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riques aux noms desquels se rattachent les grandes révo- ) lutions morales par lesquelles a passé l'humanité? S'ils avaient eu un. trop vif sentiment de respect pour les règles morales suivies de leur temps, ils n'auraient pas entrepris de les réformer. Pour oser secouer le joug de la discipline traditionnelle, il ne faut pas en sentir trop fortement l'autorité. Rien n'est plus certain. Mais, tout d'abord, de ce que, dans des circonstances critiques, anormales, le sentiment de la règle et l'esprit de la discipline doive être affaibli, il ne s'en suit pas que cet affaiblissement soit normal. De plus, il faut se garder de confondre deux sentiments très différents : le besoin de remplacer une réglementation vieille par une réglementation nouvelle, et l'impatience de toute réglementation, l'horreur de toute discipline. Dans des conditions déterminées, le premier de ces sentiments est naturel, sain et fécond; le second est toujours anormal, puisqu'il nous incite à vivre en dehors des conditions fondamentales de la vie. Sans doute, en fait, chez les grands révolutionnaires de l'ordre moral, le besoin légitime de nouveauté a souvent dégénéré en tendance anarchique . Parce que les règles en usage de leur temps les froissaient douloureusement, ils s'en prenaient, du mal ressenti, non à telle ou telle forme particulière et temporaire de la discipline morale, mais au principe même de timte discipline. Mais, précisément, c'estce qui atoujours renduleurœuvre caduque; c'est ce qui fait que tant de révolutions ont été stériles, ou n'ont pas donné de résultats en rapport avec les efforts qu'elles ont coûtés. C'est qu'il faut sentir, plus vivement que jamais, la nécessité des règles, au moment où on s'élève contre elles. C'est au moment où on les ébranle, qu'on doit avoir toujours présent à l'esprit qu'on ne peut s'en passer; car c'est à cette condition qu'on fera œuvre positive . Et, ainsi, l'exception qui paraissait contredire le principe ne fait que le confirmer.
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En résumé, les théories qui célèbrent les bienfaits de la liberté irréglementée font l'apologie d'un état morbid~. Même on peut dire que, contrairement aux appa. rences, ces mols de liberté et d'irréglementation jurent d'être accouplés, car la liberté est le fruit de la réglementation. C'est sous l'action, c' est par la pratique des règles morales que n·ous acquérons le pouvoir de nous maîtriser et de nous régler, qui est tout le réel de la liberté. Ce sont encore ces mêmes règles qui, grâce à l'autorité, à la force qui est en elles, nous protègent contre les forces immorales ou amorales qui nous assaillent de toutes parts . Bien loin donc que règlP. et liberté s'excluent comme deux termes antinomiques, la seconde n'est possible que · par la première; et la règle ne doit plus être simplement acceptée avec une docilité résignée; elle mérite _ d'être aimée. C'est une vérité qu'il importait d,e rappeler aujourd'hui, sur laquelle on ne saurait trop attirer l'attention publique. Car nous vivons précisément à une de ces époques révolutionnaires et critiques, où l'autorité normalement affaiblie de la discipline traditionnelle peut facilement donner naissance à- l'esprit d'anarchie. Voilà d'où viennent ces aspirations anarchiques qui, conscientes ou non, se retrouvent aujourd'hui, non pas seulement dans la secte spéciale qui porte ce nom, ·mais dans · des doctrines très diverses qui, opposées sur d'autres points, se rencontrent dans un commun éloignement pour tout ce qui est réglementation. \ Nous avons ainsi déterminé te premier élément de la moralité, et nous en avons montré le rôle. Mais ce premier élément n'exprime que ce qu'il y a de plus forv mel dans la _ie morale. Nous avons constaté que la morale consiste en un corps de règles qui nous commandent, et nous avons analysé la notion de règle ainsi dégagée, sans nous préoccuper de savoir quelle est la nature d·es
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actes qui nous sont ainsi presorits . Nous l'avons étudiée comme une forme vide, par une abstraction légitime. Mais, en fait, elle a un contenu qui a, lui aussi, on peut le ·prévoir, une valeur morale. Les préceptes moraux nous prescrivent certains actes déterminés, et, puisque ous ces actes sont moraux, puisqu'ils appartiennent à un même genre, puisqu'en d'autres termes, ils sont de même nature, ils doivent, présenter quelques caractères communs. Ce ou ces·caractères communs co.nsli- tuent d'autres éléments essentiels de la moralité, puisqu'ils se retrouvent dans toute action morale, et, par conséquent, il nous faut chercher à les atteindre. Une fois que nous les connaîtrons, no~s aurons déterminé du même -coup une autre disposition fondamentale du tefnpérament moral; à savoir, celle qui incline l'homme à accomplir des actes qui répondent à cette définition. Et un nouvel objectif sera assigné à l'action de l'édu_ac teur. Pour résoudre cette question, nous procéderons comme nous avons fait, quand nous avons déterminé le premier élément de la moralité. Nous ne nous demanderons pas d'abord ce que doit être le contenu de la morale; pas plus que nous ne nous sommes · demandé quelle en devait être a priori la forme. Nous ne rechercherons pas ce que <loi vent être ces actes moraux pour mériler cette appellation, en partant d'une notion du moral posée avant toute observation et on ne sait comment. Mais, au contraire, nous observerons quels sont les actes auxquels, en fait, la conscience morale attache universellement cette qualification. Quelles sont les manières d'agir qu'elle approuve, et quels caractères ces manières d'agir présentent-elles? Nous n'avons pas à former l'enfant en vue d'une morale qui n'existe pas, mais en vue de la morale telle qu'elle est ou telle qu'elle tend à être. En tout cas, c'est de là qu'il nous faut partir.
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Les actes humains se distinguent les uns des autres d'après les fins qu'ils ont pour objet de réaliser. Or, les fins poursuivies par les hommes peuvent toutes se classer dans les deux catégories suivantes. Ou bien elles concernent l'individu même qui les poursuit et lui seul, et nous dirons alors qu'elles lui sont personnelles. Ou bien elles concernent autre chose que l'individu qui agit, et nous les appellerons dans ce cas impersonnelles. On entrevoit aisément que cette dernière catégorie comprend un grand nombre d'espèces différentes, suivant que les fins poursuivies par l'agent se rapportent à d'autres individus, ou à des groupes, ou à des choses. Mais il n'est pas nécessaire, pour l'instant, d'entl'er dans ces détails. Cette grande distinction posée, voyons si les actes qui poursuivent des fins personnelles sont susceptibles d'être dits moraux. Les fins personnelles elles-mêmes sont de deux sortes. Ou bien nous cherchons purement et simplement à nous maintenir en vile, à conserver notre être, à le mettre à l'abri des causes de destruction qui le menacent, ou bien nous cherchons à l'agrandir ou à le développer. Les actes que nous accomplissons dans le seul et unique but d'entretenir notre existence peuvent assurément n'être aucunement blâmables; mais il est incontestable qu'aux yeux de la conscience publique ils sont et ont toujours été dénués de toute valeur morale. Ils sont moralement neutres. Nous ne disons pas de quelqu'un qui se soigne bien, qui pratique une bonne hygiène, et cela dans le seul but de vivre, qu'il se conduit moralement. Nous trouvons sa conduite avisée, sage, mais nous n'estimons pas qu'il y ait à y appliquer une qualification morale quelle qu'elle soit. Elle est en dehors de la morale. Sans doute, il en est autrement quand nous veillons sur notre vie, non pas simplemefit pour nous la conserver à nous-mêmes et
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pouvoir en jouir, mais, par exemple, pour pouvoir nous conserver à notre famille, parce que nous sentons que nous lui somme's nécessaires. Alors, notre acte est unanimement considéré comme moral. Seulement, dans ce cas, ce n'est pas un but personnel qu'il a en vue, mais l'intérêt de la famille. Ce n'est pas pour vivre que nous agissons, mais pour faire vivre d'autres êtres que nous. La fin poursuivie est donc impersonnelle. J'ai l'air, il est vrai, de m'éleyer contre la conception courante, d'après laquelle l'homme a le devoir de conserver sa vie. Il n'en est rien. Je ne nie pas que l'homme n'ait le devoir de vivre, mais je dis qu'il ne remplit un devoir, par le seul fait de vivre, que quand la vie est pour lui un moyen d'atteindre une fin qui la dépasse. Mais il n'y a rien de moral à vivre pour vivre. On en peut dire autant de tout ce que nous faisons en vue, non plus simplement de conserver, mais d'agrandir et de développer notre être, du moins quand ce développement ne doit servir qu'à nous-mêmes et qu'à nous seuls. L'homme qui travaille à cultiver son intelligence, à affiner ses facultés esthétiques, par exemple, dans le seul but de réussir ou même tout simplement pour la joie de se sentir plus complet, plus riche en connaissances et en émotions, pour jouir solitairement du spectacle qu'il se donne à lui-même, n'éveille chez nous aucune émotion proprement morale . Nous pouvons l'admirer, comme on admire une belle œuvre d'art; mais, dans la mesure où il ne ·p oursuit que des fins personnelles, quelles qu'elles soient, nous ne pouvons pas dire qu'il remplit un devoir. Ni la science, ni l'art n'ont une vertu morale intrinsèque susceptible de se communiquer ipso facto au sujet qui les possède. Tout dépend de l'usage qu'on en fait ou qu'on en veut faire. Quand, par exemple, on recherche la science en vue de diminuer la quantité des souffrances humaines,
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alors, d'un aveu ,manime, l'acte est moralement louable . Mais il n'en est pas de même quand on la recherche en vue d'une satisfaction personnelle . Voilà donc un premier résultat acquis : les actes qui poursuivent des fins exclusivement personnelles à l'agent sont sans valeur morale, quels qu'ils puissent être. Il est vrai que, d'après les moralistes utilitaires, la conscience morale se trompe, quand elle juge ainsi la conduite humaine; suivant eux, les fins égoïstes sont les fins recommandables par excellence. Mais nous n'avons pas à nous préoccuper ici de la manière dont ces théoriciens apprécient la morale effectivement pratiquée par les hommes; c'est cette morale même que nous voulons connaître, telle qu'elle est entendue et appliquée par tous les peuples civilisés. Or, posée dans ces termes, la question est facile à résoudre . Non seulement il n'y a pas aujourd'hui, mais il n'a jamais existé un seul peuple où un seul acte égoïste, c'est-àdire visant l'intérêt individuel de celui qui l'accomplit. ait été considéré comme moral. D'où nous pouvons conclure que les actes prescrits par les règles de la morale présentent tous ce caractère commun qu'ils poursuivent des fins impersonnelles . · Mais que faut-il entendre par ce mot? Dirons-nous que, pour agir moralement, il suffit de rechercher, non pas notre intérêt personnel, mais l'intérêt personnel d'un autre individu que nous-même. Ainsi, veiller à ma santé, à mon instruction n'aurait rien de moral; mais mon acte changerait de nature, quand c'est à la santé d'un de mes semblables que je veille, quand c'est son bonheur ou son instruction que j'ai en vue. Mais une telle appréciation de la conduite est inconséquente avec elle-même et se contredit dans les termes. Pourquoi ce qui n'a pas de valeur morale chez moi en auraitil chez autrui? Pourquoi la santé, l'intelligence d'un être qui, par hypothèse, est semblable à moi (car je
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laisse de côté les cas où il y aurait inégalité flagrante) serait-elle plus sacrée que ma santé à moi et mon intelligence à moi? La moyenne des hommes est à peu près sur le même niveau, leurs personnalités sont semblables, égales et, pour ainsi dire, substituables les unes aux autres . Si un acte qui est destiné à conserver ma personnalité ou à la développer est amoral, pourquoi en serait-il autrement d'un acte identique, sauf qu'il a pour objet la personnalité d'autrui? Pourquoi l'une aurait-elle plus de prix que l'autre? D'ailleurs, ainsi que l'a fait remarquer Spencer, une telle morale n'est applicable qu'à condition de n'être pas appliquée par tout le monde . Supposez, en effet, une société où chacun serait prêt à renoncer à soi en faveur de son voisin, pour la même raison, nul ne pourrait accepter le renoncement des autres, et le renoncement deviendrait i~possible, parce qu'il serait général. Pour que la charité puisse être pratiquée, il faut que quelques-uns acceptent de ne pas la faire, ou ne soient pas en état de la faire. C'est une vertu réservée à quelques-uns; la morale, au contraire, par définition, doit être commune à tous, accessible à tous. On ne saurait donc voir dans le sacrifice, le dévouement inter-individuel, le type de l'acte moral. Les caractères essentiels que nous cherchons doivent être ailleurs. Les trnu verons-nous dans l'acte qui a pour objet, non l'intérêt d'un sujet autre que l'agent, mais de plusieurs, et dirons-nous que les fins impersonnelles, qui seules peu vent conférer à un acte un caractère moral, sont les fins personnelles de plusieurs individus? Ainsi, j'agirais moralement, non quand j'agis pour moi, non quand j'agis pour un autre homme, mais quand j'agirais pour un certain nombre de mes semblables . Mais comment serait-ce possible? Si chaque individu pris à part n'a pas de valeur morale, une somme d'individus ne peut en avoir davantage. Une somme de zéros est et ne peut
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ê.treégalequ'à zéro. Si un intérêt particulier, soit le mien, soit ·celui -d'autrui est amoral, plusieurs intérêts particuliers sont amoraux. Ainsi, l'action morale est celle qui poursuit des fins impersonnelles. Mais les fins impersonnelles de l'acte moral ne peuvent être ni celles d'un individu différent de l'agent, ni celle de plusieurs. D'où il .suit qu'elles doivent nécessairement concerner autre chose que des individus. Elles sont supra-individuelles. Or, en dehors des individus, il ne reste plus que les groupes formés par leur réunion, c'est-à-dire les sociétés. Donc, les fins morales sont celles qui ont pour objet une société. Agir moralement, c'est agir en vue d'un intérêt collectif. Cette conclusion s'impose à la suite des éliminations successives qui précèdent. Car, d'une part, il est évident que l'acte moral doit servir à quelque être sensible et vivant, et même plus particulièrement, à un être doué de conscience. Les relations morales sont des relations entre des consciences. Or, en dehors et au-dessus de l'être conscient que je suis, en dehors et au-dessus des êtres conscients que sont les autres individus humains, il n'y a rien d'autre, sauf l'être conscient qu'est la société. Et, par là, j'entends tout ce qui est groupe humain, aussi bien la famille que la patrie ou que l'humanité, dans la mesure du moins où elle est réalisée . Nous aurons à rechercher par la suite si, entre ces différentes sociétés; il n'existe pas une hiérarchie, si, parmi ces ·fins collectives, il n'en est pas qui soient plus éminentes que d'aulr(:ls. Pour l'instant, je me borne à poser le principe, à J savoir que le domaine de la morale commence là où , commence le domaine social. Seulement, pour comprendre la portée de cette proposilion capitale, il faut se rendre bien compte de ée que c'est qu'une société. Si, suivant une conception qui a été pendant longtémps classique et qui reste répan-
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due, on ne voit dans la société qu'une collection d'individus, on retombe dans les difficultés précédentes, sans pouvoir en sortir. Si l'intérêt individuel n'a pas de valeur morale chez moi , il n'en a pas davantage chez mes semblables, quel qu'en soit le nombre, et, par conséquent, l'intérêt collectif, s'il n'est qu'une somme d'intérêts individuels, est lui-même amoral. Pour que la société puisse ,être considérée comme la fin normale de la conduite morale, il faut donc qu'il soit possible d'y voir autre chose qu'une somme d'individus; il faut qu'elle constitue un être sui gene1·is qui a sa nature spéciale, distincte de celle de ses membres, et une personnalité propre différente des personnalités individuelles, Il faut, en un mot, qu'il existe, dans \ toute la force du terme, un être social. A cette condition, et à cette condition seule111ent, la société pourra jouer en morale le rôle que l'individu ne saurait remplir. Ainsi, cette conception de la société comme un être distinct des individus qui la composent, conception que la sociologie démontre par des raisons d'ordre théorique, se trouve ici confirmée par des considérations pratiques. Car l'axiome fondamental de la conscience morale n'est pas explicable autrement. Cet axiome, en effet, pres.,. crit que l'homme n'agit moralement que quand il poursuit des fins supérieures aux fins individuelles, quand il se fait le serviteur d'un être supérieur à lui-même et à tous les autres individus. Or, du moment où l'on s'interdit de recourir à des notions théologiques, audessus de l'individu, il n'existe qu'un seul être moral, empiriquement observable, c'est celui que les individus forment en s'associant, c'est la société . Il faut1 choisir. A moins que le système des idées morales ne soit le produit d'une hallucination collective, l'être auquel la morale attache nos volontés et dont elle fait l'objectif éminent de la conduite ne peut être que l'être divin ou l'être social. Nous écartons la première des hypo-
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thèses, comme n'étant pas du ressort de la sience. Reste la seconde qui, comme nous le verrons, suffit à tous nos besoins et à toutes nos aspirations, et qui, d'ailleurs, contient, moins le symbole, tout le réel de ia première. Mais, dit-on, puisque la société n'est faite que d'individus, comment peut-elle avoir une nature différente de celle des individus qui la composent? Argument de sens commun qui a arrêté pendant longtemps, qui arrête encore .et l'essor de la sociologie et le progrès de la morale laïque, - car l'un est solidaire de l'autre, - ' et qui pourtant ne méritait pas tant d'honneur. L'expérience, en effet, démontre de mille manières qu'une combinaison d'éléments présente des propriétés nouvelles que ne présentent aucun des éléments, quand ils sont isolés. La combinaison est donc quelque chose de nouveau par rapport aux parties qui la composent. En combinant, en associant du cuivre et de l'étain, corps essentiellement mous et flexibles, on obtient un corps nouveau qui présente une propriété tout à fait différente : c'est le bronze, qui est dur. Une cellule vivante est exclusivement composée de molécules minérales, non vivantes. Mais par le seul fait de leur combinaison, elles dégaglmt les propriétés caractéristiques de la vie, l'aptitude à se nourrir et à se reproduire, que le minéral ne possède pas même à l'état de germe perceptible. C'est donc un fait constant qu'un tout peut être autre chose que la somme de ses parties. Et il n'y a rien là qui doive surprendre. Car, par cela seul que des éléments, au lieu de rester isolés, sont associés flt mis en rapport, ils agissent et réagissent les uns sur les autres, et il est naturel que, de ces actions et de ces réactions, qui sont le produit direct de l'association, qui n'avaient pas lieu avant qu'elle ne fût;- se dégagent des phénomènes entièrement nouveaux, qui n'existaient pas tant qu'elle n'était pas. Appliquant cette remarque
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générale à l'homme et aux sociétés, nous dirons donc : parce que les hommes vivent ensemble au lieu de vivre séparés, les consciences individuelles agissent les unes sur les autres, et, par suite des relations qui se nouent ainsi, des idées, des sentiments apparaissent qui ne se seraient jamais produits dans les consciences isolées. Tout le monde sait comment, dans une foule ou dans une assemblée, des émotions, des passions éclatent, parfois tout à fait différentes de celles qu'auraient éprouvées les individus ainsi rapprochés et groupés, si les mêmes événements avaient affecté chacun d'eux séparément, au lieu de les affecter en corps. Les choses apparaissent sous un tout autre aspect, sont senties d'une toute autre façon. C'est donc que les groupes humains ont une manière de penser, de sentir, de vivre différente de celle qui est propre à leurs membres, quand ceux-ci pensent, sentent, vivent isolément. Or, tout ce que nous disons des foules, des assemblées passagères, s'applique, a fortiori, aux sociétés qui ne sont que des foules permanentes et organisées. Un fait, entre bien d'autres, qui rend bien sensible cette hétérogénéité de la société et de l'individu, c'est la manière dont la personnalité collective survit à la personnalité de ses membres. Les générations premières, elles, sont remplacées par des générations nouvelles, et cependant la société reste avec sa physionomie propre et son caractère personnel. Entre la France d'aujourd'hui et la France d'autrefois, il y a. des différences, sans doute, mais ce sont, pour ainsi dire, des différences d'âge. Nous avons vieilli, certes, les trai'ts de notre physionomie collecli ve se sont, par suite, modifiés, comme se modifient les traits de notre physionomie individuelle, à mesure que nous avançons dans la vie. Et, pourtant, entre la France actuelle et celle du Moyen âge, il y a une identité personnelle que nul ne peut songer à méconnaître. Ainsi, tandis que
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des générations d'individus succédaient à d'autres générations, par-dessus ce flux perpétuel des personnalités particulières, il y avait quelque chose qui persistait, c'est la société, avec sa conscience propre, son tempérament personnel. Et ce que je dis de la société ·politique, dans son ensemble, p11-r rapport aux citoyens, peut se répéter de chaque groupe secondaire par rapport à ses membres . La population de Paris se renouvelle incessamment; des éléments nouveaux y affluent sans cesse. Parmi les Parisiens d'aujourd'hui, il y en a bien peu qui descendent des Parisiens du commencement du siècle. Or, la vie sociale de Paris présente actuellement les mêmes caractères essentiels qu'il y a cent ans. Ils se sont seulement plus acr.usés. Même aptitude relative aux délits, aux suicides, à la nuptialité, même faiblesse relative de la natalité; les proportions entre les différentes couches d'âge sont analogues . C'est donc bien l'acte propre du groupe qui impose ces ressemblances aux individus qui y rentrent. Ce qui est la meilleure preuve que le groupe est autre chose que l'individu.
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LE SECOND ÉLÉMENT DE LA MORALITÉ : L 'ATTACHEMENT AUX GROUPES SOCIAUX
(suite)
Nous avons commencé à déterminer le second élément de la moralité. Il consiste dans l'attachement à un groupe social dont fait partie l'individu. Nous nous demanderons tout à l'heure si, entre les di vers groupes sociaux auxquels nous appartenons, il existe ou non une hiérarchie, s'ils servent tous, au rp.ême degré, de fins à la conduite morale. Mais, avant d'entrer dans èette question spéciale, il importait d'établir ce principe général que le domaine de la vie vraiment morale ne commence que là où comme·nce le domaine de la vie coilective, ou,· en d'autres termes, qne nous ne sommes des êtres moraux que dans la mesure où nous sommes des êtres sociaux. Pour démontrer cette proposition fondamentale, je me suis appuyé sur un fait d'expérience que chacun peut vérifier chez soi-même, chez autrui, ou bien encore par l'étude des morales historiques. C'est que jamais, ni dans le présent, · ni dans le passé, l'humanité n'a attaché une valeur morale à des actes qui n'ont d'autre objet que l'intérêt personnel de l'agent. Sans doute, la conduite morale a toujours été conçue comme nécessairement productrice de conséquences utiles pour quelque être vivant et conscient, dont elle augmente
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le bonheur ou diminue les souffrances. Mais il n'est pas de société où l'on ait admis que l'être dont elle servait les intérêts fût l'individu même qui agissait. L'égoïsme a été universellement classé parmi les sentiments amoraux. Or, cette constatation très élémentaire est riche en conséquences. En effet, si l'intérêl individuel est sans valem chez moi, il est évident qu'il ne saurait davantage en avoir chez autrui. Si mon individualité n'est pas digne de servir de fin à la conduite morale, pourquoi en serait-il autrement de l'individualité de mes semblables, qui n'est en rien supérieure à la mienne · D'où il suit que, s'il existe une morale, elle ? doit nécessairement attacher l'homme à des fins qui dépassent le cercle des intérêls individuels. Cela posé, il ne restait plus qu'à chercher ce que sont ces fins 1 supra-individuelles, et en quoi elles consistent. Or, nous avons vu, et il est de toute évidence, qu'en dehors de l'individu, il n'existe qu'un, seul être psychique, un seul être moral empiriquement observable, auquel notre volonté puisse s'attacher: c'est la société. Il n'y a donc que la société qui puisse servir d'objectif à l'activité morale. Seulement, il faut, pour cela, qu'elle remplisse plusieurs conditions. Tout d'abord, il faut de toute nécessité qu'elle ne se réduise pas à n 'être qu'une simple collection d'individus; car, si l'intérêt de chaque individu pris à part est dénué de tout caractère moral, la somme de tous ces intérêts, si nombrem: qu'ils soient, ne saurait en avoir davantage. Pour qu'elle puisse jouer en morale un rôle que l'individu ne peut remplir, il faut qu'elle ait une nature propre, une personnalité distincte de celle de ses membres. Nous avons vu qU:'en effet elle satisfait à cette condition . De même que la cellule vivante est autre chose que la simple somme des molécules non vivantes dont elle est formée, de même que l'organisme lui-mêmc:i est autre chose qu'une somme de cellules, de même la société est un
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être psychique qui a sa manière spéciale de penser, de sentir et d'agir, différente de celle qui est propre aux individus qui la composent. Il y a un fait, notamment, qui rend très sensible ce caractère spécifique de la société; c'est la manière dont la personnalité collective se maintient et persiste, identique à elle-même, en dépit des changements incessants qui se produisent dans la masse des personnalités individuelles. De même que la physionomie physique et morale de l'individu reste la même dans ses traits essentiels, bien qu'au bout d'un temps très court les cellules, qui sont toute la matière de l'organisme, aient été totalement renouvelées, de même, aussi, la physionomie collective de la société subsiste semblable à elle-même, sauf les diffé-. rences secondaires qui tiennent à l'âge, malgré le renouvellement incessant des générations. Ainsi, à condition de concevoir la société comme un être distinct de l'indivitlu, nous avons enfin quelque chose qui le dépasse, sans qu'il soit nécessaire de sortir du domaine de l'expérience. C_pendant, cette première condition ne suffit pas e pour que l'on puisse comprendre comment la société peut jouer le rôle que nous lui avons attl'ibué. Encore faut-il que l'homme ait un intérêt à s'y attacher. Si elle était simplement autre que l'individu, si elle était distincte de nous au point de nous être étrangère, un tel attachement serait inexplicable; car il ne · serail possible que dans la mesure où l'homme renoncerait, en quelque sorte, à sa nature, pour devenir autre chose que lui-même. En effet, s'attacher à un être, c'est toujours, en quelque mesure, se confondre avec lui, ne faire qu'un avec lui, c'est même être disposé à le substituer à soi, si l'attachement va jusqu'au. sacrifice. Or, une telle abdication de soi ne serait-elle pas inintelligible? Pourquoi nous subordonnerions-nous à ce point à un être dont nous différerions radicalement? Si la société
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plane au-dessus de nous sans qu;aucun lien de chair l'unisse à nous, pourquoi la prendrions-nous comme objectif de notre conduite, de préférence à nous-mêmes? Parce qu'elle a une valeur plÙs éminente, qu'elle est plus riche en élémepts variés, plus hautemeut organisée, parce que, en un mot, elle a plus de vie et de réalité que n'en peut avoir notre individualité toujours médiocre au regard d'une personnalité aussi vaste et aussi complexe? Mais pourquoi cette organisation plus haute nous toucherait-elle, si elle n'est pas nôtre par quelque endroit? Et, si elle ne nous touche pas, pourquoi en ferions-nous Je but de nos efforts? On dira peutêtre, et on a dit, que la société est nécessairement utile à l'individu en raison des services qu'elle lui rend, et qu'à ce titre il doit la vouloir, parce qu'il y a intérêt. Mais, alors, nous retombons dans la conception que nous avions abandonnée, parce qu'eJle est contredite par la conscience morale de tous les peuples. C'est l'intérêt individuel qui, de nouveau, devrait êlre considéré comme la fin morale par excellence, et la société ne serait plus qu'un moyen en vue d'atteindre cette fin. Si nous voulons ,·ester conséquents avec nous-mêmes et avec les faits, si nous entendons maintenir ce principe si formel de la conscience commune, qui se refuse à déclarer moraux les actes directement ou indirec.:tement égoïstes, il faut que la société soit voulue en ellemême et pour elle-même, et non pas seulement dans la mesure où elle sert l'individu . Mais comment est-ce possible? Nous nous retrouvons ainsi en face d'une difficulté tout à fait analogue à celle que nous avons rencontrée déjà, en traitant du premier élément de la moralité. Parce que la morale est une discipline, elle nous a paru impliquer une limitation de la nature humaine, et, d'autre part, il pouvait sembler au premier abord qu'u?e telle limitation était contraire à la nature. De même, ici, les fins que nous assigne la morale
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nous imposent une abnégation qui, au premier abord, paraît avoir pour effet d'abîmer la personnalité humaine dans une personnalité différente. Et cette apparence est encore renforcée par de vieilles habitudes d'esprit, qui opposent la société à l'individu, comme deux termes contraires et antagonistes qui ne peuvent se développer qu'au détriment l'un de l'autre. Mais, cette fois encore, ce n'est qu'une apparence. Assurément, l'individu et la société sont des êtres de natures différentes. Mais, bien loin qu'il y ait entre eux je ne sais quel antagonisme, bien loin que l'individu ne puisse s'attacher à la société sans abdication totale ou partielle de sa nature propre, il n'est vraiment lui-même, il ne réalise pleinement sa nature qu'à condition de s'y attacher. Ce qui nous a bien montré que la nécessité de se contenir dans des bornes déterminées était reclamée par notre nature elle-même, c'est que, là où cette limite fait défaut, là où les règles morales n'ont pas l'autorité nécessaire pour exercer sur nous leur action régulatrice au degré voulu, nous voyons la société saisie d'une tristesse, d'un désenchantement qui se traduisent dans la courbe des suicides. De même, là où la société n'a plus sur les volontés la vertu attractivé qu'elle doit normalement avoir, là où l'individu se déprend des fins collectives pour ne plus poursuivre que ses intérêts propres, nous voyons le même phénomène se produire et les morts volontaires se multiplier. L'homme est d'autant plus exposé à se tuer qu'il est plus détaché de toute collectivité, c'est-à-dire qu'il vit davantage en égoïste. Ainsi, le suicide est environ trois fois plus fréquent chez les r,élibataires que chez les .gens mariés, deux fois plus fréquent dans les ménages stériles que dans les ménages féconds; il crnît même en raison inverse du nombre des enfants. Ainsi, suivant qu'un individu fait ou non partie d'un groupe domestique, suivant que celui-ci se réduit au seril couple con-
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jugal, ou bien au contraire qu'il a plus de consistance par suite de la présence d'enfants plus ou moins nombreux, par conséquent, suivant que la société familiale est plus ou moins cohérente, corn pacte et forte, l'homme tient pfus ou moins à la vie . Il se tue d'autant moins qu'il a plus à penser à autre chose qu'à l:ui-même. Les crises qui avivent les sentiments collectifs produisent les mêmes effets. Par exemple, les guerres, en stimulant le patriotisme, font taire les préoccupations privées; l'image de la patrie menacée prend dans les consciences une place qu'elle n'y occupe pas en temps de paix; par suite, les liens qui rattachent l'individu à la société se renforcent, et, du même coup, se renforcent aussi les liens qui le rattachent à l'existence. Les suicides diminuent. De même encore, plus les communautés religieuses sont fortement cohérentes, plus, par conséquent, lems membres y sont attachés, et plus aussi ils sont protégés contre l'idée du suicide. Les minorités confessionnelles sont toujours plus fortement concentrées sur elles-mêmes, en raison même des oppositions contre lesquelles elles ont à lutter; aussi, une même Église compte-t-elle moins de suicides, dans les pays où E)lle est en minorité, que là où elle comprend la généralité des citoyens. Il s'en faut donc que l'égoïste soit un habile qui entend mieux que personne l'art d'être heureux. Tout au contraire, il est dans un état d'équilibre instable qu 'un rien suffit à compromettre . L'homme tient d'autant moins à soi qu'il ne tient qu'à soi. D'où cela vient-il? C'est que l'homme est en majeure partie le produit de la société. C'est d'elle que nous vient tout ce qu'il y a de meilleur en nous, toutes les formes supérieures de notre activité. Le langage est chose sociale au premier chef; c'est la société qui l'a élaboré, et c'est par ,elle qu'il se transmet de génération en génération. Or, le langage n'est pas seulement un système de mots; chaque langage
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implique une mentalité propre, qui est celle de la société qui le parle, où s'exprime son tempérament propre, et c'est cette mentalité qui fait le fond de la mentalité individuelle . Et, à toutes les idées qui nous viennent de la langue. il faut ajouter toutes celles qui viennent de la religion. Car la religion est une institution sociale; c'est même elle qui, chez une multitude de peuples, a servi de base à la vie collective; toutes les idées religieuses sont donc d'origine sociale; et l'on sait, d'autre pa.rt, qu'elles restent encore pour la grand·e majorité des hommes la forme éminente de la pensée publique et privée. Aujourd'hui, il est vrai, chez les esprits cultivés, la science a remplacé la religion. Mais, précisément, et parce qu'elle a des origines religieuses, la science est, comme la religion, dont elle est partiellement l'héritière, l'œuvre de la société. Si les individus avaient vécu isolés les uns des autres, elle n'eût pas.été utile. Car, dans ces conditions, l'être humain n'eût été en rapport qu'avfc le milieu physique qui l'entoure i~médiatemcnt, et, comme ce milieu est simple, restreint, sensiblement invariable, les mouvements nouveaux pour s'y adapter eussent été eux-mêmes simples, peu nombreux, et, se répétant toujours les mêmes en raison de la permanence du milieu , ils eussent pris facilement la forme d'habitudes automatiques. L'instinct eût suffi à tout, comme chez les animaux, et la science, qui ne se développe que quand l'instinct recule, ne fût pas née. Si elle a pris naissance , c'est que la société en a besoin. Car une organisation aussi complexe, aussi variable, ne pouvait guère fonctionner grâce à un système rigide d'instincts aveugles. Pour en faire marcher harmoniquement les multiples rouages, le concours de l'intelligence réfléchie a été vite indispensable. Ainsi, on la voit apparaître, mais encore enveloppée et mêlée de toute sorte d'éléments contraires, dans les mythes des religions, sorte de science grossière etnaissante . Peu à
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peu, elle s'est dégagée de toutes ces influences étrangères pour se constituer à part, sous un nom propre et avec ses procédés spéciaux. Mais c'est parce que la société, en se compliquant davantage, la rendait plus nécessaire. C'est donc en vue de fins collectives qu'elle s'est formée et développée. C'est la société qui l'appelle à l'existence, en contraignant ses membres à s'instruire. _ Or, que l'on retire de la conscience humaine tout ce qui vient de la culture scientifique, quel vide on y ferait du même coup. Et ce que je dis de l'intelligence peut se répéter de toutes nos autres facultés. Si nous avons un besoin toujours plus inténse d'activité, si nous pouvons de moins en moins nous contenter de la vie -languissante et morne que l'homme mène dans les sociétés inférieures, c'est que la société exige de nous un travail de plus en plus intensif et de plus en plus assidu, que nous en avons pris l'habitude, et qu'avec le temps l'habitude devient un besoin. Mais il n'y avait primitivement rien en nous qui nous incitât à ce perpétuel et douloureux effort. Il s'en faut donc qu'il y ait entre l'individu et la société cet antagonisme que tant de théoriciens ont. trop facilement admis. Tout a~ contraire, il y a en nous une multitude d'états qui expriment en nous-mêmes autre chose que nous-mêmes, à savoir la société; ils sont la s~ciété même vivant et agissant en nous. Sans doute, elle nous dépasse et nous déborde, car elle est infiniment plus vaste que notre être individuel, mais, en même temps, elle nous pénètre de toutes parts. Elle est hors de nous et nous enveloppe, mais elle est aussi en nous, et, par tout U:n côté de notre nature, nous nous confondons avec elle. De même que notre organisme physique se nourrit d'aliments qu'il emprunte au dehors, de même notre organisme mental s'alimente d'idées, de sentiments, de pratiques qui nous viennent de la société. C'est d'elle que nous tenons la plus importante
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partie de nous-mêmes. De ce point'de· vue, on s'explique sans peine comment elle· peut devenir lJobjet de notre attachement. Nous :ne pouvons pas,, en ~et, nous en détacher, sans nous détacher <le nom;-m~mes. Entre elle et nous, il y a les liens les plus étroits et les plus forts, puisqu'elle fait partie de notre propre substance·, pliliis:qu'en un sens elle est le meilleur de nous-mêmes-. Dans ces condilionSi, 011 comprend ce • qu'il y a: d·e précaire dans une existence d'égoïstei. C'est qu'il est contre nature. L'égoïste vit comme s'i'létait un tout, qui a en soi sa raison d'être, et qui se suffit à soi-même. Or, un tel état est une impossibilité, car il est· co:etradictoire da:n.s les termes. Nous avons beau faire, nous avons beau essayer de détendre les liens qui nous rattachent au reste du monde, nous ne pouvons y parvenir. Nous tenons forcément au milieu qui nous entoure; il·nous pénètre-, i,l se mêle à nous. Par" conséquent, il y a en·nous autre chose que nous, et, par cela seul que·nous tenons à nousm,êmes, nous ten011s à autre chosequemms. Même, on peut dire plus : l'~goïsme absolu est une abstractien irréalisable. Car, pour vivre d'une vi'e·purement égoïste, il nous faudrait m0us dépouiller de· notre•nirture sociale, ce qlilli nous est tout aussi impossible que de sauter hors de notre ombre. Tout ce que nous pouvons faire, . c'est de nous rapprocher plus ou moins de cette limite idéale. Mais aussi, plus nous nous en rapprochons, plus nous sortons de la mature, plus notre vie fonctionne dan:s des c.onditions amormales. Ce qui explique qu'elle nous devienne facileme:nt intolérable. Des fonctions ainsi faussées, ainsi détournées de leur destination normale ne peuvent jeuer sans froissements et sans souffrances que grâce à des combinaisons de circonstances excepfamnellement favorables. Qu'elles manquent, et tout manque. Aussi, les époques où la société désintégrée attire moins fortem:ent à elle, en raison de sa déchéance, les v0lontés particuli!ères, et où ; par· suite, l'égoïsme a
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plus librement carrière, sont des époques tristes. Le culte du moi et le sentiment de l'infini sont fréquemment contemporains. Le bouddhisme est la meilleure preuve de cette solidarité. Ainsi, de même que la morale, en nous limitant et en nous contenant, ne faisait que répondre aux nécessités de notre nature, en nous prescrivant de nous attacher et de nous subordonner à un groupe, elle ne fait que nous mettre en demeure de réaliser notre être. Elle ne fait que nous ordonner de faire ce qui est réclamé par la nature des choses. Pour que nous soyons un homme, .digne de ce nom, il faut que nous nous mettions en rapport, et d'aussi près que possible, avec la source éminente de cette vie mentale et morale qui est caractéristique de l'humanité. Or, cette source n'est pas en nous; elle est dans la société. C'est la société qui est ouvrière et détentrice de toutes ces richesses de la civilisation, sans lesquelles l'homme tomberait au rang de l'animal. Il faut donc que nous nous ouvrions largement à son action, au lieu de nous replier jalousement sur nousmêmes pour · défendre notre autonomie. Or, c'est précisément celte occlusion.stérile que condamne la morale, h quand elle fait de l'attac- ement au groupe le devoir par excellence. Aussi, bien loin que ce devoir fondamental, principe de tous les autres, implique je ne sais quelle abdication de nous-mêmes, la conduite qu'il nous prescrit ne peut avoir pour effet que de développer notre personnalité.Nous disions récemment que la notion de personne suppose d'abord, comme premier élément, une maîtrise de soi que nous ne pouvons apprendre qu'à l'école de la discipline morale. Mais cette première et nécessaire condition n'est pas la seule. Une personne, ce n'est pas seulement un être qui se contlent, c'est aussi un système d'idées, de sentiments, d'habitudes, de tendances, c'est une conscience qui a un contenu; el \ l'on est d'autant plus une personne que ce contenu est
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plus riche en éléments. Est-ce que, pour cette raison, le civilisé n'est pas une personne à un plus haut degré que le _ rimitif, et l'adulte que l'enfant? Or, la morale, en p nous tirant hors de nous-mêmes, en nous ordonnant de nous plonger dans ce milieu nourricier de la société, nous met précisément à même d'alimenter notre personnalité. Un être qui ne vit pas exclusivement de soi et pour sCii, un être qui s'offre ·et se donne, .qui se mêle au dehors et se laisse pénétre1· par lui, vtt certainement d'une vie plus riche et plus intense que l'égoïste· solitaire -qui se renferme en lui-même, qui s'efforce de rester extérieur aux choses et aux hommes. C'est pourquoi un homme vraimen.t moral, non pas de cette moralité médiocre et moyenne qui ne va pas au delà des abstentions élémentaires, un h.omme moral d'une moralité positive et active ne peut manquer de constituer une forte personnalité. Ainsi, la société dépasse l'individu, elle a sa nature propre, distincte de la nature individuelle, et, par là, elle remplit la première condition nécessaire pour servir de fin à l'activité morale. Mais, d'un autre côté, elle rejoint l'individu; entre elle et lui, il n'y a pas de vide; elle plonge en nous de fortes et profondes racines. Ce n'est pas assez dire; la meilleure partie de nous-mêmes n'est qu'une émanation de la collectivité. Ainsi s'explique que nous puissions nous y att~cher et même la préférer à nous. Mais, jusqu'ici, nous n'avons parlé de la société que d'une manière générale, comme s'il n'y en avait qu'une. Or, en fait, l'homme vit aujourd'hui au sein de groupes multiples. Pour ne parler que des plus importants, il y a la famille où il est né, la patrie ou le groupe politique et l'humanité. Doit-on l'attacher à l'un de ces groupes, ·à l'exclusion de tous les autres? Il n'en saurait être question. Quoi qu'en aient dit certains simplistes, il n'y a pas, entre ces trois sentiments collectifs,
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d'antagonisme nécessai:re, comme si l'on ne pouvait appartenir à sa patrie que dans la mesure où l'on s'est détaché de la famille, comme si l'orr ne pouvait remplir ses devoirs d'homme à moins d'oublier ses devoirs de " citoyens. Famille, patrie, humanité représentent des phases différentes de notre évolution sociale et morale, qui se sont préparées les unes les· autres, et, par conséquent, les groupes correspondants peuvent se su, perposer sans s'exclure. De même que chacun d'eux a son rôle dans la suite du développement historique, ils sè·complètent mutuellement dans le présent; chacun,a sa· fonction. La famille enveloppe l'individu d~ une tout autre manière que la patrie, et répond à d'autres besoins moraux. Il n'y a donc pas à faire un choix exclusif entre eux. L'homme n'est moralement complet q-ue- s'il est soumis à cette triple action . Mais, si ces trois groupes peuvent et doivent coexister concurremment, si chacun d'euxl'onstitue une fin morale digne d'être poursuivie, cependant ces différentes fins n'ont pas la même valeur. Il existe entre elles une hié'rarchie. De toute évidence, les- fins domestiques sont et doivent être subordonnées aux fins nationales , par·cela seul que la patrie est un groupe · social d'un 1 ordre plus élevé. Parce que la famille est plus près de l'i:n:dividu, elle constitue une fin moins impe· sonnelle, r par conséquent moins haute. Le cercle des intérêts domestiques est si restreint qu'il se confond en grande partfe avec le cercle des intérêts individuels. O'·a meurs, en fait, à mesure que les sociétés progressent et se centralisent, la vie générale rle la société, celle qui est commune à tous ses membres, et qui a da:ns le·groupe politique son origine et sa fin, prend toujours plus de place dans les esprits individuels, tandis que la part relative et même absolue de la vie familiale va en dimi:nuant. Affaires publiques· de toute sorte, politiques, judiciaires, internationales, etc., événements
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économiques, scientifiques, artistiques qui affectent·de corps enlier de la nation, tout cela tire l'individu ho, s r du milieu domestique pour attac.h er son attention à d'autres objets. Même l'activité proprement familiale ·a plutôt décru, puisque l'enfant quitte souvent le foy-er très jeune, pour s'en aller recevoir au dehors une éducation publique, puisqu'il s'en éloigne en tout cas du jour où lui-même est devenu adulte, et, à son tour, n.e garde que peu de temps autour de lui la famille qu'il fonde. Le centre de gravité de la vie morale, qui résidait jadis dans la famille, tend de plus en plus à se déplacel'. La famille devient un organe secondaire d-e l'Etat. Mais, si, sur ce point, il ne saurait y avoir de contestations, la question de savoir si l'humanité doit être ou non subordonnée à l'Etat, et le cosmopolitisme au nationalisme, est, au contraire, une de celles qui soulèvent aujourd'hui le plus de controverses. Et il n'en est pas, en effet, de plus grave, puisque, selon que la primauté sera accordée à l'un ou à l'autre groupe, le pôle de l'activité morale sera très différent, et l'éducation morale entendue de ma~ière presque opposée. Ce qui fait la gravité du débat, c'est la force des arguments échangés de part et d'autre. D'un côté, on. fait valoir que, de plus en plus, les fins morales les plus abstraites et les plus impersonnelles, celles qui sont les plus détachées de toute condition de temps et de lieu, comme de toute condition de race, sont aussi celles qui tendent à s'élever au premier rang. Par-dessus les petites tribus d'autrefois, se sont fondées les nations; puis les nations · elles-mêmes se sont mêlées, sont entrées dans des organismes sociaux plus vastes. Par suite, les fins morales des sociétés ont été de plus en plus en se généralisant. Elles se détachent toujours davantage des partJcularités ethniques ou géographiques, précisément parce que chaque société, devenue plus
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volumineuse, comprenâ. une plus grande diversité de conditions -telluriques ou climatériques, et que loutes ces influences différentes s'annulent mutuellement. L'idéal national des Grecs ou des Romains primitifs était encore _ étroitement spécial à ces petiles sociétés · qu'étaient les cités de Grèce el ,d'Italie; il était, en un sens, municipal. Celui des groupements féodaux, au Moyen âge, avait déjà une plus grande généralité, qui est allée en croissant et en se renforçant, à mesure que lés sociélés eu1:Ôpéennes se sont étendues et concentrées. Il n'y a pas de raison pour assigner à un mouvement aussi progressif et ininterrompu des limites qu'il ne puisse dépasser. Or, les fins humaines sont encore plus hautes que les fins nationales les plus élevées . N'est-ce donc pas à elles que doit revenir la suprématie? Mais, d'un autre côté, l'humanité a,. sur la patrie, cette infériorité qu'il est impossible d'y voil' une société constituée. Ce n'est pas un organisme social ayant sa conscience propre, son individualité, son organisation. Ce n'est qu'un terme abstrait par lequel nous dési~nons l'ensemble des États, des nations, des tribus, dont la réunion forme le genre humain. L'État est actuellement le groupe humain organisé le plus élevé qui existe, et, s'il est permis de croire qu'il se formera dans l'avenir des États plus vastes encore que ceux d'aujourd'hui, rien n'autorise à supposer que jamais un État se constituera qui comprenne en lui l'humanité . tout entière. En tout cas, un tel idéal est tellement lointain qu'il n'y a pas lieu d'en tenir compte aujourd'hui. Or, il paraît impossible de subordonner et de sacrifier un groupe qui exïste, qui est dès à présent une réalité vivante, à un groupe qui n'est encore, et qui, très probablement, ne sera jamais qu'un être de raison. D'après ce que nous avons dit, la conduite n'est morale que quand elle a pour fin une société ayant sa physionomie propre et sa personnalité. Comment l'humanité pour-
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rail-elle avoir ce caractère et remplir ce rôle, puisqu'elle n'est pas un groupe constitué? Il semble donc que nous soyons _ présence d'une en véritable antinomie. D'une part, nous ne pouvons pas nous empêcher de concevoir des fins morales plus hautes que les fins nationales; d'autre part, il ne semble pas possible que ces fins plus hautes puissent prendre corps dans un groupe humain qui leur soit parfaitement adéquat. Le seul moyen de résoudre cette difficulté, qui tourmente notre conscience publique, c'est de demander la réalisation de cet idéal humain aux groupes les plus élevés que nous connaissions, à ceux qui sont les plus proches de l'humanité, sans pourtant se. confondre avec elle, c'est-à-dire aux États particuliers. Pour que toute contradiction dispal'aisse, pour que toutes les exigences de notre consciènce morale soient satisfaites, il suffit que l'État se donne comme principal objectif, non de s'étendre matériellement au détriment de ses voisins, no.n d'être plus fort qu'eux, plus riche qu'eux, mais d~ réaliser dans son sein les intérêts généraux .de l'humanité, c'est-à-dire d'y faire régner plus de justice, une plus haute moralité, de s'or·ganiser de manière à ce qu'il y ait un rapport toujours plus exact entre les mérites des citoyens et leur condition, et à ce que les souffrances des individus soient adoucies ou prévenues. De ce point de vue, toute rivalité disparaît entre les différents États; et, par suite, aussi, toute antinomie entre cosmopolitisme et patriotisme. En définitive, tout dépend de la façon dont le patriotisme est conçu, car il peut prendre deux formes très différentes. Tantôt il est centrifuge, si l'on peut ainsi parler, il oriente l'activité nationale vers le dehors, stimule les États à empiéter les uns sur les autres, à s'exclure mutuellement; alors il les met en conflit, et il met du même coup en conflit les sentiments nationaux et les sentiments de l'humanité. Ou bien, au con-
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traire, il ,se tourn~ tout entier vers le dedans, .s'atta~he à améliorer la vie intérieure de la société; et, alors, U fait commun.ier dans une même fin tous les Etats parv,enus au ,même degré de développement moral. Le premier est agt·essif, militaire; le secon.d. est scientifiqill-e, artistique, in<iustrie!, en un mot, essentiellement pacifique. Dans ces conditions, il n'y a plus à se demander si l'iol.éal national doitMre sacrifié à l'idéal humain, puisque les deux se confon.dent. Et, cependant, cette fusion n'implique nullement que la personnalité des États padiculiers soit destinée à disparaître. Ca1· chacun peut avoir sa manière per:sonnelle de concevoir cet idéal, conformément à son tempérament propre, à son humeur, àson. passé historique. Les savants d'une même société et même d.u monde entier ont tous un même objectif qui est d'étendre l'intelligence humaine; et, cependant, chaq:!le sœvant ne laisse pas d'avoir une l individualité intellectuelle et morale . Chacun d'eux voit le même monde, ou mieux encoœ la même port!Ïon du monde de son point de vue propre; mais tous ces points de vue div.ers, loin de s'exclure, se corrigent et se complètent mutuellement. De même, chaque État particulier est, ou tout.au moins peut être un point de vue spécial sur l'humanité; et ces manières diverses de concevoir le même objet, loin d'être antagonistes les unes des autres, s'appellent, au contraire, en raison de leurs différences; car elles ne sont que des aperçus différents sur une même réalité, dont la complexité infinie ne peut être exprimée que par une infinité d'apprnximations successives ou simultanées. Ainsi, de ce que, pardessus les sociétés particulières, plane un même idéal qui sert de pôle ~ommun à leur activité morale, il ne s'en suit nullement que leurs diverses indiv.idualités doivent s'évanouir ~t se perdre les unes dam les autres. Mais cet idéal est trop riche en élémeDts vaTiés pour
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que chaque per- onnalité collective puisse l'exprimer s et le réaliser dans soR intégralité. Il faœl: donc qu'il y ait entre elles une sorte de division du travail, qui est et reste1·a leur raison d'être. Sans doute les personnalités socia1e.s, . aujmird'!lrni existantes, mourront; el.les seront remplacées par d'autres prohablement plus vastes. Mais, si vastes qu'elles puissent être, il y aura toujours, selon toute vraisemblance, une pluralité d'États dont le concours sera nécessaire pour réaliser l'humanité. · Ainsi se trouve déterminé, avec plus de précision, le second élément de la moralité . En principe, il consiste dans l'attachement à 1,1n groupe social, quel qu'il soit. Pour que l'homme soit un être moral, il faut qu'il tienne à autre chose qu'à lui-même; il faut qu'il soit et se sente solidaire d'une société, si humble soit-elle. C'est pourquoi la première tâche de l'éducation morale est de relier l'enfant à la société qui l'entoure immédiatement, je veux dire à la famille. Mais, si, d'une manière générale, la moralité commence dès que commence la vie sociale, il y a cependant des degrés divers de moralité, par cela seul que toutes les sociétés dont l'homme fait ou peut faire partie n'ont pas une égale valelll' morale. Or, il en est une qui jouit sur toutes les autres d'une véritable primauté, c'est la société politique, c'est la patrie, à condition, toutefois, qu'elle soit conçue, non comme une personnalité avidement égoïste, uniquement préoccupée de s'étendre et de s'agrandir au détriment des personnalités semblables, mais comme un des multiples organes dont le conà cours est nécessaire _ la réalisation progressive de l'idée d'humanité. Surtout, c'est à cette société que l'école a pour fonction d'attacher spécialement l'enfant . Pour ce qui est de la famille, la famille elle-même suffit à éveiller et à entretenir dans le cœur de ses membres les sentiments nécessaires à son existence . Au contraire,
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pour ce qui est de la patrie, mais de la patrie ainsi entendue, l'école est le seul milieu moral où l'enfant puisse apprendre méthodiquement à la connaître et à l'aimer. Et c'est là précisement ce qui fait aujourd'hui l'importance primordiale du rôle qui revient à l'école dans la formation morale du pays.
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LE SECOND ÉLÉMENT DE LA MORALITÉ : L'ATTACHEMENT AUX GROUPES SOCIÀUX
(fin).
RAPPORTS ET UNITÉ DES DEUX ÉLÉMENTS
Nous avons achevé de déterminer le second élément de la moralité. Il consiste dans l'attachement de l'individu aux groupes sociaux dont il fait partie. La moralité commence par cela seul que nous faisons partie d'un groupe humain, quel qu'il soit. Mais, comme, en fait, l'homme n'e~t complet que s'il appartient à des sociétés multiples, la moralité elle-même n'est complète que dans la mesure où nous nous sentons solidaires des sociétés di verses dans lesquelles nous sommes .,. engagés (famille, corporation, association politique, patrie, humanité). Toutefois, comme ces différentes sociétés n'ont pas une égale dignité morale, parce qu'elles ne jouent pas toutes un rôle également important dans l'ensemble de la vie collective, elles ne sauraient tenir une place égale dans nos préoccupations. Il en est une qui jouit, sur toutes les autres, d'une véritable prééminence, et qui constitue la fin par excellence de la conduite morale, c'est la société politique ou la patrie, mais la patrie conçue comme une incarnation partielle de l'idée d'humanité. La patrie, telle que la réclame la conscience moderne, ce n'est pas l'État jaloux et égoïste, qui ne connaît d'autres règles que son· intérêt propre, qui se considère cogime affranchi
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de toute discipline morale; mais, ce qui en fait la valeur morale, c'est qu'elle est l'approximation la plus haute possible de cette société humaine, actuellement irréalisée et peut-être irréalisable, mais qui constitue la limite idéale dont nous tendons à nous rapprocher indéfiniment. Car, qu'on se garde de voir, dans cette conception de la patrie, je ne sais quelle rêverie d'utopiste. Il est aisé de voir, dans l'histoire, qu'elle devient de plus ea plus une réalité. Par cela seul que les sociétés deviennent de plus en plus vastes, l'idéal social se détache de plus en plus de toutes les conditions locales et ethniques, pour pouvoir être commun à un plus grand nombre d'hommes recrutés dans les races et dans les habitats les plus divers; par cela même, il devient plus général et plus abstrait, plus rapproché par conséquent de l'idéal humain. Ce principe posé nous permet de résoudre une difficulté que nous avons rencontrée au cours des leçons précédentes, mais dont nous avions- ajourné la solu. hon. . De ce que l'intérêt individuel de l'agent ne consfüue pas une fin morale, nous avons conclu que l'intérêt individuel d'autrui ne saurait en avoir davantage; car il n'y a pas de raison pour qu'une personnalité semblable à la mienne ait sur celle-ci un droit de préférence, Cependant, en fait, il n'est pas douteux que la conscience morale confère un certain caractère moral à l'acte par lequel un individu se sacrifie à l'un de ses semblables. D'une manière générale, la charité interindividuelle, sous toutes ses formes, est universellement considérée comme une pratique moralement louable. ( Est-ce donc que la conscience publique s'abuse, en appréciant ainsi la conduite des hommes? Une telle supposition est évidemment inadmissible. Étant donné la généralité de cette appréciation, on ne saurait y voir le produit de je ne sais quelle aberration
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fortuite. Une erreur est chose accidentelle, et ne peut avoir ni cette universalité, ni cette permanence. Mais il n'est nullement nécessaire de donner ainsi une sorte de démenti à l'opinion morale des peuples, pour mettre les faits d'accord avec ce que nous avons dit. Car tout ce que nous avons établi, c'est que la charité, au sens ordinaire et vulgaire du mot, la charité d'individu à individu n'a pas de valeur morale par eUe-mème, et ne saurait par elle-même constituer là fin normale de la condl!lite morale. Mais il reste possible pourtant qu'elle intéresse indirectement la morale. Bien que l'intérêt individuel d'autrui n'ait rien de moral par soi et n'ait droit à aucune primauté, cependant il peut se faire que la tendance à le rechercher de préférence au nôtre soit de celles que la morale a intérêt à développer, parce qu'elles préparent et inclinent à la recherche de fins vraiment et proprement morales. Et c'est, en effet, ce ql!li arrive. Il n'y a de fins vraiment morales que des fins collectives; il n'y a de mobile vraiment moral que , l'attachement au groupe. Mais, quand on est attaché à la société dont on fait partie, il est psychologiquement impossible de n'être pas attaché par contre-coup aux individus qui la composent et en qui ·elle· se réalise. Car, si la société est autre chose que l'individu, si elle n'est tout entière en aucun de nous, cependant il n'est aucun de nous en qui il ne s'en retwuve un refleL; et, par conséquent, il est tout naturel que les sentiments que nous avons pour elle se.reportent sur ceux en qui elle s'incarne partiellement. Tenir à la société, c''est tenir à l'idéal social; or, il y a un peu de cet idéal en chacun de nous. Chacun de noas parlicipe à ce·lype coll'ectif qui fait l'unité du groupe, qui est la chose sainte par excellence, et, par conséquent, chacun de nous participe aussi au respect religieux que ce type inspire. L~attachement au gFoaipe implique donc, d'une manière indirecte, mais presque nécessaire, l'attachement amr individus, et,
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quand l'idéal du groupe n'est qu'une forme particulière de l'idéal humain, quand le type du ciloyen se confond en grande partie avec le type générique de l'homme, c'est à l'homme en tant qu'homme que nous nous trouvons attachés, tout-en nous sentant plus étroitement solidaires de ceux qui réalisent plus spécialement la conception particulière que notre société se fait de l'humanité. Voilà ce qui explique le caractère moral qui esL attribué aux sentiments de sympathie inter-individuelle et aux actes qu'ils inspirent. Ce n'est pas qu'ils constituent par euxmêmes des éléments intriI;J.sèques du tempérament moral; mais ils so1_1t assez étroitement liés aux dispositions morales les plus essentielles pour que leur absence puisse être, non sans raison, considérée comme l'indice très probable d'une moindre moralité. Quand on aime sa palrie, quand on aime l'humanité en général, on ne peut pas voir les souffrances de ses compagnons, ou plus généralement de tout être humain, sans en souffrir soi-même, et sans éprouver, par suite, le besoin d'y porter remède. Inversement, qua1.1d on sait trop se défendt·e de toute pitié, c'est qu'on est peu capable de s'attacher à autre chose qu'à soi-même, et, par conséquent, a fortiori, de s'attacher au groupe dont on fait partie. La charité n'a donc de valeur morale que comme symptôme des étals moraux dont elle est solidaire, et parce qu'elle indique une disposition . morale à se donner, à sortir de soi, à dépasser le cercle des intérêts personnels, qui ouvre les voies à la moralité véritable. C'est, d'ailleurs, la même signification qu'ont les sentiments divers qui nous attachent aux êtres individuels, autres que les hommes, avec lesquels nous sommes en rapports, comme les animaux ou les choses qui peuplent notre milieu ordinaire, notre lieu de naissance, etc. Il n'y a évidemment rien de moral à tenir à des êtres inanimP-s. Et, cependant, quiconque se détache trop facilement de& objets qui ont été associés
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à sa vie, témoigne, par cela même, d'une aptitude, inquiétante au point de vue moral, à rompre les liens qui l'attachent à autre chose que lui-même, c'est-à-dire en somme d'une moindre aptitude à s'attacher. Il est vrai que la charité d'individu à individu se , trouve ainsi occuper une place secondaire el subordonnée dans le système des pratiques morales. Mais il n'y a pas à s'en étonner. Elle n'a pas droit à une place plus élevée . Il serait, en effet, facile de démontrer que cette forme de désintéressement est généralement pauvre en résultats. En effet, l'individu à lui seul, réduit à ses seules forces, est incapable de modifier l'état social. On ne peut agir efficacement sur la société qu'en groupant des forces individuelles de manière à opposer forces collectives à forces collectives. Or, les maux, que cherche à guérir ou à atténuer la charité particulière, tiennent essentiellement à des causes sociales . Abstraction faite de cas particuliers exceptionnels, la nature de la misère, dans une société déterminée, tient à l'état de la vie économique et aux conditions dans lesquelles elle fonctionne, c'est-à-dii'e à son organisation même. S'il y a aujourd'hui beaucoup de vagabonds sociaux, de gens sortis de tout cadre social régulier, c'est qu'il y a dans nos sociétés européennes quelque chose qui pousse au vagabondage. Si l'alcoolisme sévit, c'est que la civilisation intensifiée éveille un besoin d'excitants, qui ·se satisfait avec l'alcool, si quelque autre satisfaction ne lui est assurée. Des maux aussi manifestement sociaux demandent à être traités socialement. Contre eux, l'individu . isolé ne peut rien . Le seul remède efficace se trouve dans une charité collectivement organisée. Il faut que les efforts particuliers se groupent, se concentrent, s'organisent pour produire quelque effet. Alors, en même temps, l'acte prend u~ plus haut caractère moral, précisément parce qu'il sert à des fins plus générales et plus impersonnelles. Sans doute,
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da.ns ce, cas, on n'a pl,as le plaisir de voÎll' de ses yeux les effets du sacrifice consenti; mais, préciS'ément paree que le d:ésintéressement est plus difficile, parce qu'il est moins facilité par des imp ressrons sensibles, il a ainsi plus de valeur . Procéder aut.ll'ement, traiter chaque misère particulièrement, sans. chereher à agir s·ur les causes dont elle dépend, c'est' faire comme· un médecin qui traiterait les symptômes extérieurs d'~ne maladie, sans chercher à atteindre la cause profonde d1m1 le symptôme n'est que la manifestation extérieure. Sans doute, l'on est bien obligé parf©is de . se bomer·à e, faire de la médecfoe symptomatiq:a1 q11and on est impuissant à rien faire de mieux : aussi ne sauraiit-il être question de condamner et de décourager toute charité individuelle, mais seulement de déteTminer le degré de moralité qui lui appartient.
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Voilà donc constitués les deux premiers éléments de la moralité. Pour les distinguer et les définir, notrs avons dû les étudier séparément. Il en résulte qu~ils nous ont apparu jusqu'à présent comme distincts et indépendants. La discipline semble être une chose, et l'idéal collectif auquel nous sommes attachés une autre chose, très différente de la première. En fait, pourtant, il existe entre eux d-'étroits rapports-. Ils ne sont que deux aspects d'une seule et même réalité. Pour apercevoir ce qui fait leur unité, et pour avoir ainsi de .la vie morale une vue plus synthétique et plus concrète, il va nous suffire de rechercher en quoi consiste et d'où provient cette autorité que nous avons reconnue aux règles morales, et dont le respect constitue la discipline: question réservée jusqu'à présent, mais que nous sommes maintenant en état d'aborder. Nous avons vu, en effet, que les règles morales possèdent un prestige particulier, en vertu duquel les volontés humaines se conforment à leurs prescriptions,
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simplement parce qu'elles commandent, et abstraction faite des conséquences possibles que peuvent avoir les actes ainsi prescrits. Faire son devoir par respect pour le devoir, c'est obéir à la règle parce ·qu'elle est la . règle. Mais d'où vient qu'une règle, qui est d'institution humaine, puisse avoir un tel ascendant qu'elle fasse ainsi plier les volontés humaines d'où elle émane? Assurément, çomme le fait est incontestable, il pouvait être posé, avant que nous ne fussions en état d'en donner une .explication; et, même, il devrait être maintenu, alors même, que nous ne serions pas en état de l'expliquer. Il faut se garder de nier la réalité morale, pour cette seule raison que l'état présent de la science ne permet pas d'en rendre comp.te. Mais, en fait, ce qui a été établi dans les précédentes leçons va nous permettre de dissiper ce mystère, sans recourir à aucune hypothèse d'ordre supra-expérimental. Nous venons de montrer, en effet, que la morale a pour objet d'attacher l'individu à un ou plusieurs groupes sociaux, et que la moralité suppose cet attachement même. C'est donc que la morale est faite pour la société; dès lors, n'est-il pa.s, a priori, évident qu'elle est faite par la société? Quel en serait, en effet, l'auteur? L'individu? Mais, de tout ce qui se passe dans cet immense milieu moral qu'est une grande société comme la nôtre, des actions et des réactions en nombre infini qui s'échangenl à chaque instant entre ces millions d'unités sociales, nous ne percevons que les quelques contre-coups qui viennent retentir dans notre sphère person.nelle. Nous pouvons bien apercevoir les grands événements qui se déroulent à la pleine lumière de la conscience publique; mais l'économie intérieu.re de la machine, le fonctionnement silencieux des organes intestins, en un mot, tout ce qui fait la substance et la continuité de la vie collective, tout cela est hors de notre vue, tout cela nou, échappe. Sans doute, nous s
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en~endons le sourd bruissement de la vie qui nous enve.~ loppe; nous sentol).s bien qu'il y a Il)., tout autour ife nous, une réalit, énorme et complexe. Mais nous n '.e n é avons pas directement conscience, non plus que des force.~ physiques qui peuplent notre mHieu matériel. Seµl~, les effets en parviennent jusqu'à nous. Il est.donc iwpossible que l'individu ait été l'auteur de ce système d'idées et de pratiques qui ne _ co;ncernent pas directement le lui-même, IJ}ais qui visent une réalité autre que lui, et dont n'a qu'un si obscur sentiment. Seule, la sopiété dans son ensemble a d'elle-même une suffisante conscience pour avoir pu instaurer cette discipline dont l'objet est de l'exprjmer, telle, du moins, qu'elle se pense. Par conséquent, la conclusion s'impose logiquement. Si la société est la fin de la morale, elle en est aussi J'ouvrière. L'individu ne porte pas en lui les préceptes de la morale, dessinés comme par avance, au moins sous forme schématique, de telle sorte qu'il n'ait plus par la suite qu'à les préciser et à les développer; mais ils ne peuvent se dégager que des relations qui s'établissent entre les individus associés; de même qu'ils traduisent la vie du groupe ou des groupes qu 'ils concernent. Cette raison logique se trouve d'ailleurs confirmée par une raison historique qui peut être regardée comme décisive. Ce qui montre bien que la morale est l'œuvre de la société, c'est qu'elle varie comme les sociétés. Celle des cités grecques et romaines n'était pas la nôtre, de même que celle des tribus primitives n'était pas celle de la cité. Il est vrai qll-'on a essayé parfois d'expliquer cette diversité des morales comme le produit d'erreurs dues à l'imperfection de notre entendement. Si la morale des Romains, a-t-on dit 1 était différente de la nôtre, c'est que l'intelligence humaine était alors voilée et obseurcie par toute sorte de préjugés et de superstitions qui depuis se sont dissipés. Mais , s'il est un fait que l'histoire a mis hors de doute, c'est que la morale de
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chaque peuple est directement en rapport avec la structure du peuple qui la pratique. Le lien est tellement étroit qu'étant donnés les caractères généraux d'une morale observée par une société, sous la réserve des cas anormaux et pathologiques, on peut en inférer la nature de cette société, quelles sont les parties dont elle se forme et la manière dont elles sont organisées. Dites-moi ce qu'est le mariage, ce qu'est la morale ' domestique chez un peuple, et je vous dil'ai les traits principaux de sa constitution. L'idée que les Romains auraient pu pratiquer une morale différente de la leur est une véritable absurdité historique. Non seulement ils ne pouvaient, mais ils ne devaient pas en avoir une autre. Supposons, en effet, que, par un miracle, ils se fussent ouverts à des idées analogues à celles qui sont à la base de notre morale actuelle, la société romaine n'aurait pas pu vivre. Or, la morale est œuvre de vie, non de mort. En un mot, chaque type social a la morale qui lui est nécessaire, comme chaque type biologique a le système nerveux qui lui permet de se maintenir. C'est donc que la morale est élaborée par la société même dont elle reflète ainsi fidèlement la structure. Et il en est ainsi même de ce qu'on appelle la morale individuelle. C'est la société qui nous prescrit jusqu'à nos devoirs envers nous-mêmes. Elle nous oblige à réaliser en nous un type idéal, et elle nous y oblige parce qu'elle y a un intérêt vital. Elle ne peut vivre, en effet, qu'à condition qu'il existe entre tous ses membres de suffisantes similitudes, c'est-à-dire à condition qu'ils reproduisent tous, à des degrés différents, les traits essentiels d'un même idéal qui est l'idéal collectif. Et voilà pourquoi cette partie de la morale a varié comme toutes les autres, suivant les types et suivant les pays. Cela admis, la question que nous nous sommes posée trouve tout naturellement sa solution. Si c'est la société
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elle-même qui a institué les règles de fa morale, ce doit être ~lle aussi qui leur a communiqué cette autorité qui leur appartient, et que nous cherchons à expliquer. Et, en effet, qu'est-ce qu'on appelle autorité? Sans vouloir trancher en quelques mots 11n problème aussi complexe, on peut cependant proposer de l'autorité la définition suivante : c'est un caractère dont un être, réel ou idéal, se trouve investi par rapport à des individus déterminés, et par cela seul qu'il est considéré par ces derniers comme doué de pouvoirs supérieurs à ceux qu'ils s'attribuent à eux-mêmes. Peu importe, d'ailleurs, que ces pouvoirs soient réels ou imaginaires : il suffit qu'ils soient, dans les esprits, représentés comme réels. Le sorcier est une autorité pour ceux qui croient en lui. Voilà pourqu0i cette autorité est dite morale : c'est qu'elle est, non dans les chos~s, mais dans les esprits. Or, cette définition posée, il est aisé de faire voir que l'être qui remplit le mieux toutes les conditions nécessaires pour constituer une autorité, c'est l'être collectif. Car, de tout ce que nous avons dit, il résulte que la société dépasse infiniment l'individu, non seulement en ampleur matérielle, mais encore en puissance morale. Non seulement elle dispose de forces incomparablement plus considérables, puisqu'elle est due à la coalescence en un même faisceau de toutes les forces individuelles, mais c'est en elle que se trouve la source de cette vie intellectuelle et morale à laquelle nous venons alimenter notre mentalité et notre moralité . Se former, pour une génération qui arrive à la lumière, c'est se pénétrer peu à peu de la civilisation ambiante, et c'est au fur et à mesure que s'opère cette pénétration que l'homme se constitue, dans l'animal que nous sommes en naissant. Or, c'est la société qui est détentrice de toutes les richesses de la civilisation; c'est elle qui les conserve et qui les accumule; c'est elle qui les transmet d'âge en âge; c'est
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par elle qu'elles parviennent jusqu'à nous. C'esl donc à elle que nous les devons, c'est d'elle que nous les recevons. On conçoit, dès lors, de .quelle autorité doit se ' trouver investie, à nos yeux, une puissance morale , dont notre conscience n'est en partie qu'une incarnation. Même cet élément de mystère, qui est presque inhérent à toute idée d'autorité, ne fait pas défaut au sentiment que nous avons de la société. Il est naturel, ' en effet, qu'un être qui a des pouvoirs surhumains déconcerte l'intelligence de l'homme, et ait par là quelque chose de mystérieux; et c'est pourquoi c'est surtout sous sa forme religieuse que l'autorité arrive à son maximum d'ascendant. Or, nous voyions tout à l'heure que la société est remplie de mystère pour l'individu. On ne sait pas ce qui se passe, disait Poë. Et, en effet, nous avons perpétuellement l'impression qu'il y a autour de nous une multitude de choses en train de se produire, dont la nature nous échappe. Toutes sor..tes de forces se meuvent, se rencontrent, se heurtent tout près de nous, nous frôlent presque au passage, sans que nous les voyions, jusqu'au jour où quelque grave éclat nous fait entrevoir qu'un travail clandestin et mystérieux s'est produit tout près de nous, do:i;i.t nous ne nous doutions pas, et dont nous n'apercevons que les résultats. Mais il y a surtout un fait qui entretient perpétuellement en nous ce sentiment : c'est la pression que la société exerce à chaque instant sur nous, et dont nous ne pouvons pas n'avoir pas conscience. Toutes les fois où nous délibérons pour sa voir comment nous devons agir, il y a une voix qui parle en nous et qui nous dit: voilà ton devoir. Et quand nous avons manqué à ce devoir qui nous a été ainsi présenté, la même voix se fait entendre, et proteste contre notre acte. Parce· qu'elle nous parle sur le ton du comman- C\ dement, nous sentons bien qu'elle doit émaner de \ quelque être supérieur à nous; mais, cet être, nous ne
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voyons pas clairement qui il est ni ce qu'il est. C'est ur pourquoi l'imagination des peuples, po_ pouvoir s'expliquer cette voix mystérieuse, dont l'accent n'est pas celui avec lequel parle une voix humaine, l'imagination des peuples l'a rapportée à des personnalités transcendantes, supérieures à l'homme, qui sont devenues l'objet du culte, le culte n'étant en définitive que le témoignage extérieur de l'autorité qui leur était reconnut'\. Jl nous appartient, à nous, de dépouiller cette conception des formes mythiques dans lesquelles elle s'est enveloppée au cours de l'histoire, et, sous le symbole, d'atteindre la réalité. Cette réalité, c'est la société. C'est la société qui, en nous formant moralement, a mis en nous ces sentiments qui nous dictent si impérativement notre conduite, ou qui réagissent avec cette énergie, quand nous refusons de déférer à leurs injonctions. Notre conscience morale est son œuvre et l'exprime; quand notre conscience parle, c'est' la société qui parle en nous. Or, le ton dont elle nous parle est la meilleure preuve de l'autorité, exceptionnelle dont elle est investie. Il y a plus : non seulement la société est une autorité morale, mais il y a tout lieu de croire que la société est le type et la source de toute autorité morale . Sans doute il nous plaît de croire qu'il y a des individus qui ne doivent leur prestige qu'à eux-mêmes et à la supériorité de leur nature. Mais à quoi le devraient-ils ? A leur plus grande force matérielle? Mais, précisément parce que la société se refuse aujourd'hui à consacrer moralement la supériorité purement physique, celle-ci ne confère par elle-même aucune autorité morale. Non seulement on n'a pas de respect pour un homme parce qu'il est très fort, mais encore c'est à peine si on le redoute : car notre organisation sociale tend précisément à l'empêcher d'abuser de sa force, et, par conséquent, le rend moins redoutable. Une plus grande intelligence,
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des aptitudes scientifiques exceptionnelles suffiront-elles à' donner à ceux qui en ont le privilège une autôrité proportionnelle à leur supériorité mentale? Mais encore faut-il que l'opinion reconnaisse une valeür morale à la science. Galilée était dénué de toute autorité pour le tribunal qui le condamna. Pour un peùple qui ne croit pas à la science, le plus grand génie scientifique n:e saurait donneT lieu à aucun ascendant. Une plus grande moralité serait-elle plus effi'cace? Mais encore fa.ut-il que cette moralité soit précisément celle que réclame la société. Car un acte qu'elle n'approuve pas comme moral, quel qu'il puisse être, ne saurait profiter à la considération de celui qui l'accomplit. Le Christ et Socrate furent des êtres immoraux pou'r la plupart de leurs concitoyens, et nejouiren't auprès d'eùx d'aucu'n e àutorité. En un mot, l'autorité ne réside pas dans un fait extérieur, objectif, quï l'impliquerait logiquement et ' la produirait nécessairement. Elle est tout entière dans l'idée que les hommes ont de- ce fàit; elle est une affaire d'opinion, et l'opinion est chose collective. C'est le sentiment d'un g'roupe. Il est, d'aîlleurs,aisé de comprendre pourquoi toute autorité morale doit être d'origine sociale. L'autorité est le caractère d'un homme qui est élevé au-dessus des hommes ; c'est un surhomme. Or l'homme le plus intelligent, ou le plus fort, où le plus droit, est encore un homme; entre lui et ses semblables, il n'y a que des différencesdedegré. Seule, la société est au-dessus des indîvidus. C'est donc d'elle
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moral~, et l'autorité dont elles sont investies s'expliquera sans peine. C'est parce que la morale est chose sociale qu'elle nous apparaît, qu'elle a toujours apparu aux hommes comme douée d'une sorte de transcendance idéale; nous sentons qu'elle appartient à un monde qui nous est supérieur, et c'est ce qui a induit les peuples à y voir la parole et la loi d'une puissance surhumaine. Si même il y a des idées et des sentiments sur lesquels se concentre plus éminemment l'autorité de la collectivité, ce sont certainement les idées morales et les sentiments moraux. Car il n'en est pas qui tiennent aussi étroitement à ce qu'il y a de plus essentiel dans la conscience collective _: ils en sont la partie vitale. Et, ainsi, s'explique et se précise ce que nous avons dit précédemment sur la manière dont les règles morales agissent sur la volonté. Quand nous en parlions comme de forces qui nous contiennent et nous limitent, il pouvait sembler que nous réalisions et que nous animions des abstractions. Qu'est-ce en effet qu'une règle, sinon une simple combinaison d'idées abstraites? Et comment une formule purement verbale pourrait-elle avoir une sous telle action? Mais nous voyons maintenant que, _ la formule, il y a des forces réelles qui en sont l'âme, et dont elle n'est que l'enveloppe extérieure. « Tu ne tueras pas », « tu ne voleras pas » : ces maximes, que les hommes se passent de génération en génération depuis des siècles, n'ont évidemment en elles aucune vertu magique qui les impose au respect. Mais, sous la maxime, il y a les sentiments collectifs, les états de l'opinion dont elle n'est que l'expression, et qui font son efficacité. Car ce sentiment collecti( est une force, aussi réelle et aussi agissante que les forces qui peuplent le monde physique. En un mot, quand nous sommes contenus par la discipline morale, c'est en réalité la société qui nous contient et nous limite. Voilà l'être concret et vivant qui nous assigne des bornes, et,
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quand on sait ce qu'il est, et de combien il dépasse les énergies morales de l'individu, on ne s'étonne plus de la vuissance de son action. · Du même coup, nous apercevons comm,mt les deux éléments de la moralité se relient l'un à l'autre, et ce qui fait leur unité . Bién loin qu'il faille y voir deux choses distinctes et indépendantes, qui se rencontrent on ne sait comment à la racine de notre vie morale, ils ne sont, au contraire, que deux aspects d'une seule et même ch~se qui est la société. Qu'est-ce, en effet, que la discipline, sinon la société conçue en tant qu'elle nous commande·, qu'elle nous dicte des ordres, qu'elle nous donne ses lois? Et, dans le second élément, dans l'attachement au groupe, c'est encore la sociét~ que nous retrouvons, mais conçue. cette fois. comme une chose bonne et désirée, comme une fin qui nous attire, comme un idéal à réaliser. Là, elle nous apparaît comme une autorité qui nous contient, qui nous fixe des bornes, qui s oppos.e à nos empiétements, et devant laquelle nous nous inclinons avec un sentiment de respect religieux; ici, c'est la puissance amie et protectrice, la mère nourricière, de laquelle nous tenons tout le principal de notre substance intellectuelle et morale, et vers laquelle nos volontés se tournent dans un éla~ de gratitude et d'amour. Dans un cas, elle est comme le. Dieu jaloux et redouté, le législateur sévère qui ne permet pas que ses ordres soient transgressés; dans l'autre,. c'est la divinité secourable, à laquelle le croyant se sacrifie avec joie. Et la société doit ce double aspect et ce double rôle à cette seule et unique propriété en vertu de laquelle elle est quelque chose de supérieur aux individus. Car c'est parce qu'elle est au-dessus de nous · qu'elle nous commande, qu'elle est une autorité impérative : si elle était à notre niveau, elle ne pourrait que nous suggérer des conseils qui ne nous obligeraient pas, qui ne s'imposeraient pas à notre volonté. Et, de même,
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c'est parce qu'elle est au-dessus de nous qu'elle constitue la seule fin possible de la conduite morale. Car, précisément parce que cette fin est au-dessus de nos fins individuelles, nous ne pouvons chercher à la réaliser, sans, dans la même mesure, nous élever au-dessus de nous-mêmes, sans dépasser notre nature d'individu, ce qui est la suprême ambition que puissent poursuivre et qu'aient jamais poursuivie les hommes. Et voilà pourquoi les plus grandes figures historiques, celles qui nous apparaissent comme dominant infiniment toutes · \ les autres, ce ne sont celles ni des grands artistes, ni des grands savants, ni des hommes d'État, mais celles des hommes qui ont accompli ou qui sont censés avoir accompli les plus grandes choses morales : c'est Moïse, c'est Socrate, c'est Bouddha, c'est Confucius, c'est le Christ, c' est Mahomet, c'est Luther, pour ne citer que quelques-uns des plus grands noms. C'est que ce ne sont pas seulement de grands h·o mmes, c'est-à-dire des individus comme nous, quoique doués de talentssupérieurs aux nôtres. Mais, parce qu'ils se confondent dans notre esprit avec l'idéal impersonnel qu'ils ont incarné et les grands groupements humains qu'ils personnifient, ils nous apparaissent comme élevés au-dessus de la condition humaine et transfigurés. Et c'est pourquoi l'imagination populaire, quand elle ne les a pas divinisés, a cependant senti le besoin de les mettre à part, et de les rapprocher aussi étroitement que possible de la divinité . Le résultat auquel nous venons d'arriver, loin de faire violence aux conceptions usuelles, y trouve au contraire une confirmation, en même temps qu'il leur apporte des précisions nouvelles. Tout Je monde, en effet, distingue plus ou moins nettement, dans la morale, deux éléments qui correspondent exactement à ceux que nous venons de distinguer nous-mêmes : c'est ce que les moralistes appellent le bien et le devoir.
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Le devoir, c'est la morale en tant qu'elle ordonne et qu'elle prohibe; c'est la morale sévère et rude, aux t prescrip,io,n,s coercitives; c'est la consigne à laquelle il faut obéir. Le bien, c'est la moralité en tant qu'elle nous apparaît comme une chose bonne, comme un idéal aimé, auquel nous aspirons par un mouvement spontané de la volonté. Seulement, l'idée du devoir comme l'idée du bien sont, par elles-mêmes, deux abstractions qui, tant qu'on ne les rattache pas à une réalité vivante, restent en l'air, pour ainsi dire, et, par conséquent, manquent de tout ce qui est nécessaire pour parler aux esprits et aux cœurs, surtout à des cœurs et à des esprits d'enfants. Sans doute, quiconque a un vif sentiment des choses morales peut en parler chaleureusement, et la chaleur est communicative. Mais, est-ce qu'une éducation rationnelle doit consister dans une prédication chaleureuse qui ne fait appel qu'aux passions, si nobles que puissent être les passions que l'on éveille? Une telle éducation ne différerait pas de celle que nous aspirons à remplacer, puisque la passion est non seulement une forme du préjugé, mais est la forme éminente du préjugé. Et, sans doute, il est nécessaire d'éveiller les passions, car elles sont les forces motrices de la conduite. Mais encore faut-il les éveiller par des procédés justiciables de la raison. Encore faut-il que ce ne soient pas des passions aveugles. Encore faut-il mettre à côté l'idée qui les éclaire et les guide. Mais, si l'on se borne à répéter et à développer, dans un langage ému, des mots abstraits comme ceux de bien et de devoir, il n'en pourra résulter qu'un psittacisme moral. Ce qu'il faut, c'est mettre l'enfant en contact avec les choses, les réalités concrètes et vivantes dont les termes abstraits ne font qu'exprimer les caractères les plus généraux. Or, cette réalité, nous avons montré ce qu'elle était. Et, ainsi, l'éducation morale a une prise certaine; .e lle ne se trouve pas sim~
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plement en présence de concepts mal déterminés; elle a dans le réel un point d'appui; elle sait quel1es sont les forces qu'elle doit employer et qu'elle doit faire agirsur l'enfant, pour en faire un être moral.
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CONCLUSIONS SUR LES DEUX PREMIERS ÉLÉMENTS DE LA MORALITÉ. LE TROISIÈME ÉLÉMENT : L'AUTONOMIE DE LA VOLONTÈ
La méthode que nous suivons dans l'étude des faits moraux a pour objet de transformer en notions distinctes et précises les impressions confuses de la conscience morale commune. Notre but est de l'aider à voir clair en elle-même, à se reconnaître au milieu des tendances diverses, des idées confuses et divergentes qui la travaillent. Mais il ne saurait s'agir de nous substituer à elle. Elle est la réalité morale dont il nous faut partir et vers laquelle il nous faut toujours revenir. Elle est notre unique point de départ possible : car où pourrions-nous observer ailleurs la morale, telle qu'elle existe .. . ? Et une spéculation morale qui ne commence pas par observer la morale telle qu'elle est, afin d'arrive1; à comprendre en quoi elle consiste, de quels éléments essentiels elle est faite, à quelles fonctions elle répond, manque nécessairement de toute base. Ce sont les jugements de la conscience commune, tels qu'ils se présentent à l'observation, qui constituent le seul objet possible de la recherche. Mais, d'autre part, c'est à la conscience commune qu'il faut revenir au terme de· la re.cherche, afin de tâcher de l'éclairer, en substituant à ses représentations confuses de- idées plus définies s
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et méthodiquement élaborées. C'est pourquoi, à chaque pas en avant que nous faisons, à chaque notion distincte que nous constituons, je me fais une règle de rechercher ce qui y correspond dans les conceptions morales usuelles, quelles sont les impressions obscures dont ces notions sont la forme scientifique. C'est ainsi qu'après avoir distingué les deux éléments essentiels de la morale, je me suis attaché à montrer que, sous des formes différentes, une distinction, non pas identique, mais analogue, est faite par tout le monde. Il n'est guère de moraliste, en effet, qui n'ait senti qu'il y avait dans la morale deux sortes de choses assez différentes, que l'on désigne couramment par les mots de bien et de devoir. Le devoir, c'est la morale en tant qu'elle commande; c'est la morale conçue comme une autorité à laquelle nous devons obéir, parce qu'elle est une autorité et pour cette seule raison. Le bien est la morale conçue comme une chose bonne, qui attire à elle la volonté, qui provoque les spontanéités du désir . Or, il est aisé de voir que le devoir, c'est la société en tant qu'elle nous impose des règles, assigne des bornes à notre nature; tandis que le bien, c'est la société, mais . en tant qu'elle est une réalité plus riche que la nôtre, et à laquelle nous ne pouvons nous attacher, sans qu'il en résulte un enrichissement de notre être. C'est donc, de part et d'autre, le même sentiment qui s'exprime, à savoir que la morale se présente à nous sous un double aspect : ici, comme une législation impérative et qui réclame de nous une entière obéissance, là, comme un magnifique idéal auquel la sensibilité aspire spontanément. Mais, si c'est le même sentiment qui s'exprime, il est très différent dans les deux cas; et cette différence n'a pas seulement un intérêt théorique. Bien et devoir, en effet, sont des mots abstraits, un adjectif et un verbe substantifiés, qui résument les caractères d'une réalité qui est bonne, et qui
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a la vertu d'obliger nos volontés. Quelle est cette réalité? La morale? Mais la morale est, elle-même, un ensemble de jugements généraux., de maximes générales . Quelle est la réalité qu'expriment ces jugements, dont ils traduisent la nature? Cette question, que la conscience commune ne se pose pas, nous avons essayé de la résoudre; et, par cela même, nous avons fourni à l'éducation le moyen, et le seul, de former rationnellement le tempérament moral de l'enfant Car il n'y a qu'une méthode pour éveiller dans l'esprit de l'enfant des idées et des sentiments, sans recourir à des artifices irrationnels, sans faire exclusivement appel àla passion aveugle: c'est de mettre l'enfant en rapports, en contacts aussi directs que possible avec la chose même à laquelle se rapportent ces idées et ces sentiments. C'est elle et elle seule qui doit provoquer, par son action dans la conscience, des états d'esprit qui l'expriment. L'éducation par les choses s'impose, pour la culture morale comme pour la culture intellectuelle. Maintenant que nous savons quelles sont les choses, quelle est la réalité concrète que les sentiments moraux expriment, la méthode pour procéder à l'éducation morale est toute tracée. Il suffira de faire pénétrer cette chose dans l'école, d'en faire un élément du milieu scolaire, de la présenter aux enfants sous ses différents aspects, de manière qu'elle s'imprime dans leur conscience. Tout au moins le principe de la pratique éducative est trouvé . En même temps que les deux éléments de la morale se trouvent ainsi rattachés au réel, on voit mieux ce qui fait leur unité. La question de savoir comment le bien se reliait au devoir, et réciproquement, a souvent embarrassé les moralistes, et ils n'ont vu d'autres moyens de résoudre le problème que de déduire l'une de ces conceptions de l'autre. Pour les uns, le bien est la notion primitive dont le devoir est déri,vé; nous
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avons, disent-ils, le devoir de nous conformer à la règle, parce que l'acte qu'elle prescrit est bon . Mais, alors, l'idée du devoir s'efface et disparaît même complètement. Faire une chose parce que nous l'aimons, parce qu'elle est bonne, ce n'est plus la faire par devoir. Le devoir, au contraire, implique presque nécessairement l'idée d'un effort nécessité par une résistance de la sensibilité; au fond de la notion d'obligation, il y a la notion d'une contrainte morale . D'autres, au contraire, ont essayé de déduire le bien du devoir, et ont dit qu'il n 'y .avait d'autre bien que de faire son devoir. Mais, alors, inversement, la morale se dépouille de tout .ce qui est attrait, de tout ce qui parle au sentiment, de tout ce qui peut provoquer les spontanéités de l'action, pour devenir une consigne impérative, purement coercitive, et à laquelle il nous faut obéir, sans que les acles qu'elle nous impose correspondent à rien dans notre nature, sans qu'ils aient pour nous d'intérêt d'aucune sorte. C'est la notion du bien qui s'évanouit, et elle n'est pas m·oins indispensable que l'autre : car il est impossible que nous agissions, sans que notre action nous apparaisse comrrie bonne à quelques égards, sans que nous soyons intéressés en quelque mesure à l'accomplir. Ainsi, toutes ces tentatives pour réduire ces deux concepts à l'unité, en les déduisant l'un de l'autre, ont pour effet de faire disparaître soit l'un, soit. l'autre, d'absorber soit le devoir ,dans le bien, soit le bien dans le devoir : ce qui ne laisse plu.s survivre qu'une . morale appauvrie et incomplète . Posé dans ces termes, le problème est insoluble. Au contraire, il se résout sans peine, du moment où l'on a bien compris que ces deux éléments de la morale x;i.e sont que deux aspects diffé. rents d'une même. réalité. Car, alors, ce qui fait leur unité, ce n'est pas que celui-ci est un corollaire de celui-là, ou inversement; c'est l'unité même de l'être réel dont ils expriment des modes d'action différents.
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Parce que la société est au-dessus de nous, ,elle nous commande; et, d'autre part, parce que tout en nous étant supérieure, elle nous pénètre, parce qu'elle fait partie de nous-mêmes, elle nous attire de cet attrait spécial que nous inspirent les fins morales . Il n'y a donc pas à chercher à déduire le bien du devoir ou réciproquement. Mais, suivant que nous nous représentons la société sous l'un ou sous l.'autre aspect, elle nous apparaît comme une puissance qui nous fait la loi ou comme un être aimé auquel nous nous donnons; et, suivant que notre action est déterminée soit par l'une, soit par l'autre représentation, nous agissons par respect pour le devoir ou par amour du bien. Et, comme nous ne pouvons probablement jamais nous représenter la société sous l'un de ces points de vue à l'exclusion complète de l'autre, comme nous ne pouvons jamais séparer radicalement deux aspects d'une seule et même réalité, comme, par une association naturelle, l'idée de l'un ne peut guère manquer d'être présente, quoique d'une manière plus effacée, quand l'idée de l'autre occupe le premier pian de la conscience, il s'en suit que, à parler à la rigueur, nous n'agissons jamais complètement par pur devoir, ni jamais complètement par pur amour de l'idéal; toujours, dans la pratique, un de ces sentiments doit accompagner l'autre, tout au moins à titre auxiliaire et complémentaire. Il est bien peu d'hommes, s'il en est, qui puissent faire leur devoir, uniquement parce qu'il est le devoir, et sans avoir au moins une conscience obscure que l'acte qui leur est prescrit est bon à quelques égards; en un mot, sans y être enclins par quelque penchant naturel ,de leur sensibilité. Inversement, bien que la société soit en nous et que nous nous confondions partiellement avec elle, les fins collectives que nous poursuivons, quand nous agissons moralement, sont tellement au-dessus de nous que, pour parvenir à leur hauteur, pour nous dépasser
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à ce point nous-mêmes, il nous faut généralement faire quelque effort, dont nous serions incapables, si l'idée du devoir, le sentiment que nous devons agir ainsi, que nous y sommes obligés, ne venait renforcer notre attachement à la collectivité et en soutenir l'effet. Mais, si étroits que soient les liens qui unissent l'un à l'autre ces deux éléments, si impliqués qu'ils soient en fait l'un dans l'autre, il importe de remarquer qu'ils ne laissent d'être très différents. La preuve, c·est que, chez l'individu comme chez les peuples, ils se développent en sens inverse l'un de l'autre. Chez l'individu, c'est toujours l'un ou l'autre de ces éléments qui domine et qui colore, de son coloris spécial, le tempérament moral du sujet. A cet égard, on peut distinguer, dans les tempéraments moraux des hommes, deux types extrêmes et opposés, que rattache bien entendu, l'un à l'autre une multitude de nuances intermédiaires. Chez certains, c'est le sentiment de la règle, de la discipline qui est prépondérant. ils font leur devoir dès qu'ils le voient, tout entier et sans hésitation, par cela seul qu'il est leur devoir, et sans que, par lui-rrfême, il parle beaucoup à leur cœur. Ce sont de ces hommes de solide raison et de robuste volonté, dont Kant est l'exemplaire idéal, mais chez qui les facultés affectives sont beaucoup moins développées que les forces de l'entendement. Dès que leur raison a parlé, ils obéissent; mais ils tiennent à distance les influences de leur sensibilité. Aussi, leur physionomie a-t-elle quelque chose de ferme et de résolu, en même temps que de froid, de · sévère et de rigide. Leur caractéristique, c'est la puissance de contention qu'ils peuvent exercer sur euxmêmes. C'est pourquoi ils n'excèdent pas leurs droits, n'empiètent pas sut· ceux d'autrui; mais aussi ils sont peu capables de ces élans spontanés, dans lesquels l'individu se donne, et se sacrifie dans la joie. Les autres, au contraire, au lieu de se contenir et de se concentrer,
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aiment à se dépenser et à se répandre au dehors; ils aiment à s'attacher, à se dévouer; ce sont les cœurs aimants, les âmes généreuses et ardentes, mais dont l'activité, par contre, se laisse difficilement régler. Aussi, s'ils sont capables d'actions d'éclat, ils s'astreignent plus malaisément à la pratique du devoir quotidien. Leur conduite morale n'a donc pas cette suite logique, cette belle tenue morale que l'on observe dans les premiers. On est moins sûr de ces passionnés, parce que les passions, même les plus nobles, soufflent successivement, et sous l'influence de circonstances fortuites, dans les sens les plus divergents . En somme, ces deux types s'opposent comme les deux éléments de la morale. Les uns ont cette maîtrise de soi, cette puissance d'inhibition, cette autorité sur eux-mêmes que développe la pratique du devoir; les autres se caractérisent par cette énergie active et créatrice que développe une communion aussi continue et aussi intime que possible avec la source même des énergies morales, c'est-à-dire la société. Il en est des sociétés comme des individus. Chez elles aussi, c'est tantôt l'un et tantôt l'autre élément qui domine; et, suivant que c'est l'un ou l'autre, la vie morale change d'aspect. Quand un peuple est arrivé à l'état d'équilibre et de maturité, quand les diverses fonctions sociales ont trouvé, au moins pour un temps, leur forme d'organisation; quand les sentiments collectifs, dans ce qu'ils ont de plus essentiel, sont incontestés de la grande majorité des individus, le goût de la règle, de l'ordre est. naturellement prépondérant. Les velléités, même généreuses, qui tendraient à troubler d'une manière quelconque, le système des idées reçues et des règles établies, fût-ce pour le perfectionner, n'inspirent qu'éloignement. Même, il arrive que cet état d'esprit est tellement accentué qu'il fait sentir son influence, non seulement dans les mœurs, mais
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aussi dans les arts et les lettres, qui expriment à leur manière la constitution morale du pays. Tel est le trait caractéristique des siècles, comme celui de Louis XIV par exemple, comme celui d'Augusle, où la société est arrivée à la pleine posRession d'elle-même. Au contraire, aux époques de transition et de transformation, l'esprit de discipline ne saurait garder sa vigueur morale, puisque le système des règles en usage est ébranlé, au moins dans certaines de ses parties. Il est inévitable qu'à ce moment les esprits ,sentent moins l'autorité d'une discipline qui est réellement affaiblie. Par suite, c'est l'autre élément de la moralité, c'est le besoin d'un objectif auquel on puisse s'attacher, d'un idéal auquel on puisse consacrer, c'est en un mot l'esprit de sacrifice et de dévouement qui devient le ressort moral par excellence . ' Or, - et c'est à cette conclusion que nous voulions en venir, - nous traversons justement une de ces ; phases critiques. Même, il n'y a pas dans l'histoire de crise aussi grave que celle où l'es sociétés ' européennes sont engagées depuis plus d'un siècle. La discipline collective, sous sa forme traditionnelle, a perdu de son autorité, comme le prouvent les tendances divergentes qui travaillent la consci~nce publique et l'anxiété générale qui en résulte. Par suite, l'esprit de discipline lui-même a perdu de son ascendant. Dans ces conditions, il n'y a de ressource que dans l'autre élément de la morale. Sans doute, à a_ucun moment, l'esprit de discipline n'est un facteur négligeable. Nous avons dit nous-mêmes qu'il fallait plus que jamais sentir la nécessité des règles morales au moment où on travaille à les transformer. Il est nécessaire d'en entretenir le sentiment chez l'enfant, et il y a là une tâche que l'éducateur ne doit jamais abandonner. Nous verrons sous peu comment il doit s'en acquitter. Mais la discipline morale ne peul avoir toute son action utile que quand
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la morale est constituée, puisqu'elle a pour objet de fixer, de maintenir les traits essentiels que cette morale suppose fixée. Quand, au contraire, la morale est à constituer, quand elle se cherche, il faut bien, pour la faire, recourir, non aux forces purement conservatrices, puisqu'il ne s'agit pas de conserver, mais aux forces actives et inventives · de la conscience . Bien qu'il ne faille assurément pas perdre de vue la nécessité de discipliner l'énergie morale, cependant, c'est \ surtout à l'éveiller, a la développer que doit alors s'appliquer l'éducateur. Ce sont surtout les aptitudes à se donner, à se dévouer qu'il faut stimuler, et auxquelles il faut fournir des aliments. Il faut entraîner les individus à la poursuite de grandes fins collectives auxquelles ils puissent s'attacher; il faut leur faire aimer un idéal social à la réalisation duquel ils puissent travailler un jour. Autrement, si la seconde source de la \\ moralité ne vient pas compenser ce que la première a de provisoirement, mais de nécessairement insuffisant, 1 la nation ne peul manquer de tomber dans un état d'as- \ thénie morale, qui n'est pas sans danger même pour son \ existence matérielle. Car, si la société n'a ni cette unité qui vient de ce que les rapports entre ses parties sont exactement réglés, de ce qu'une bonne discipline assure le concours harmonique des fonctions, ni celle qui vient de ce que toutes les volontés sont attirées vers un objectif commun, ce n'est plus qu'un monceau de sable que la moindre secousse ou le moindre souffle suffira à disperser. Par conséquent, dans les conditions f présentes, c'est surtout la foi dans un commun idéal \ qu'il faut chercher à éveiller. Nous avons vu comment un patriotisme spirilualisé peut fournir cet objectif nécessaire. Des idées nouvelles de justice, de solidarité sont en train de s'élaborer qui, tôt ou tard, se susciteront des institutions appropriées. Travailler à dégager ces idées encore confuses et inconscientes d'elles-
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mêmes, les faire aimer des enfants, sans provoquer chez eux des sentiments de colère contre les idées ou les pratiques que le passé nous a léguées, et qui ont été la condition de celles qui se forment sous nos yeux, voilà quel est aujourd'hui le but le plus urgent de l'éducation morale. Avant tout, il faut nous faire une âme, et cette âme, il faut la préparer chez l'enfant. Et, sans doute, la vie morale qui se dégagera ainsi risquera fort d'être tumultueuse, puisqu'elle ne s'organisera pas du coup; mais elle sera, et, une fois suscitée, tout permet d'espérer qu'avec le temps elle se réglera et se disciplinera. ;,.. Nous sommes, maintenant, en état de nous assurer si les résultats de l'analyse, à laquelle nous venons de nous livrer, sont bien conformes au programme que nous nous étions tracé. Nous nous sommes proposé tout d'abord de trouver les formes rationnelles de ces croyances morales qui, jusqu'à présent, ne se sont guère exprimées que sous forme religieuse. Y avonsnous réussi? Pour répondre à cette question, voyons quelles sont les idées morales qui ont trouvé dans les symboles religieux une expression relativement adéquate. Tout d'abord, en rattachant la morale à une puissance transcendante, la religion a rendu facilement représentable l'autorité inhérente aux préceptes moraux. Ce caractère impératif de la règle, au lieu d'apparaître comme ure abstraction, sans racine dans le réel, s'.expliquait sans peine, du moment où la règle ellemême était conçue comme une émanation de la volonté souveraine. L'obligation morale a un fondement objectif, du moment où il y a au-dessus de nous un être qui nous oblige, et, pour en donner le sentiment à l'enfant, il suffisait de lui faire sentir, par des moyens appropriés, la réalité de cet être transcendant. Mais
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l'être divin n'est pas is.eulement conçu comme le législateur et le gardien de l'ordre moral : c'est aussi un idéal que l'individu s'efforce de réaliser. 'Op.olwaLç 't'<ÎÎ 8e<ii; arriver à ressembler au dieu, à se confondre avec lui : tel est le principe fondamental de toute morale religieuse. Si, en un sens, le dieu existe, en un autre, il devient sans cesse, il se réalise progressivement dans le monde, en tant que nous l'imitons et le reproduisons en nous-mêmes . Et, s'il peut ainsi se1;vir de modèle et d'idéal à l'homme, c'est que, si supérieur qu'il soit à chacun de nous, cependant il y a quelque chose de commun entre nous et lui. Il y a en nous une parcelle de lui-même; cette partie éminente de notre être, que l'on appelle l'âme, vient de lui et l'exprime en nou s. Elle est l'élément divin de notre nature, et c'est cet élément que nous avons à développer. Par là, la volonté humaine se trouvait suspendue à une fin supra-individuelle, et, cependant, les devoirs de l'individu envers les autres individus n'étaient pas pour cela proscrits, mais rattachés à une source plus haute dont ils découlent. Puisque nous portons tous la marque divine, les sentiments que nous inspire la divinité doivent naturellement se reporter sur ceux qui concourent avec nous· à réaliser dieu. C'est encore le dieu que nous aimons en eux, et c'est à cette condition que notre amour aura une valeur morale. Or, on a pu voir que nous avons réussi à exprimer en termes rationnels toutes ces réalités morales; il nous a suffi de substituer, à la conception d'un être supra-expérimental, la notion empirique de cet être directement observé qu'est la société, pourvu du moins qu'on se représente la société, non comme une somme· arithmétique d'individus, mais comme une personnalité nouvelle, distincte des .personnalités individuelles. Nous avons montré comment la société ainsi conçue nous oblige, parce qu'elle nous domine, et comment elle attire à
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mêmes, les faire aimer des enfants, sans provoquer chez eux des sentiments de colère contre les idées ou les pratiques que le passé nous a léguées, et qui ont été la condition de celles qui se forment sous nos yeux, voilà quel est aujourd'hui le but le plus urgent de l'éducation morale. Avant tout, il faut nous faire une âme, et cette âme, il faut la pl'éparer chez l'enfant. Et, sans doute, la vie morale qui se dégagera ainsi risquera fort d'être tumultueuse, puisqu'elle ne s'organisera pas du coup; mais elle sera, et, une fois suscitée, tout permet d'espérer qu'avec le temps elle se réglera et se disciplinera.
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Nous sommes, maintenanl, en état de nous assurer si les résultats de l'analyse, à laquelle nous venons de nous livrer, sont bien conformes au programme que nous nous étions tracé. Nous nous sommes proposé tout d'abord de trouver les formes rationnelles de ces croyances morales qui, jusqu'à présent, ne se sont guère exprimées que sous forme religieuse. Y avonsnous réussi ? Pour répondre à cette question, voyons quelles sont les idées morales qui ont trouvé dans les symboles religieux une expression relativement adéquate . Tout d'abord, en rattachant la morale à une puissance transcendante, la religion a rendu facilement représentable l'autorité inhérente aux préceptes moraux. Ce caractère impératif de la règle, au lieu d'apparaître comme ure abstraction, sans racine dans le réel , s'expliquait sans peine, du moment où la règle ellemême était conçue comme une émanation de la volonté souveraine. L'obligation morale a un fondement objectif, du moment où il y a au-dessus de nous un être qui nous oblige, et, pour en donner le sentiment à l'enfant, il suffisait de lui faire sentir, par des moyens appropriés, la réalité de cet être transcendant. Mais
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l'être divin n'est pas &,eulement conçu comme le législateur et le gardien de l'ordre moral : c'est aussi un idéal que l'individu s'efforce de réaliser. 'Op.o(wa~ç 't'<ji 8e<ji; arriver à ressembler au dieu, à se confon\lre avec lui : tel est le principe fondamental de toute morale religieuse. Si, en un sens, le dieu existe, en un autre, il devient sans cesse, il se réalise progressivement dans le monde, en tant que nous l'imitons et le reproduisons en nous-mêmes. Et, s'il peut ainsi se1;vir de modèle et d'idéal à l'homme, c'est que, si supérieur qu'il soit à chacun de nous, cependant il y a quelque chose de commun entre· nous et lui. Il y a en nous une parcelle de lui-même; cette partie éminente de notre être, que l'on appelle l'âme, vient de lui et l'exprime en nous. Elle est l'élément divin de notre nature, et c'est cet élément que nous avons à développer. Par là, la volonté humaine se trouvait suspendue à une fin supra-individuelle, et, cependant, les devoirs de l'individu envers les autres individus n'étaient pas pour cela proscrits, mais rattachés à une source plus haute dont ils découlent. Puisque nous portons tous la marque divine, les sentiments que nous inspire la divinité doivent naturellement se reporter sur ceux qui concourent avec nous· à réaliser dieu. C'est encore le dieu qne nous aimons en eux, et c'est à cette condition que notre amour aura une valeur morale. Or, on a pu voir que nous avons réussi à exprimer en termes rationnels toutes ces réalités morales; il nous a suffi de substituer, à la conception d'un être supra-expé- . rimental, la notion empirique de cet être directement observé qu'est la société, pourvu du moins qu'on se représente la société, non comme une somme· arithmétique d'individus, mais comme une personnalité nouvelle, distincte des .personnalités individuelles. Nous avons montré comment la société ainsi conçue nous oblige, parce qu'elle nous domine, et comment elle attire à
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elle les volontés, parce que, tout en nous dominant, elle nous pénètre. De même que le croyant voit dans la partie éminente de la conscience une parcelle, un reflet de la divinité, nous y avons vu UI).e parcelle et un reflet de la collectivité. Le parallélisme est même si complet qu'il constitue déjà, à lui seul, comme une première démonstration de cette hypothèse, plusieurs fois indiquée ici, à savoir que la divinité est l'expression sym- · bolique de la collectivité. On objectera peut-être que la perspective de sanctions d'outre-tombe garantit mieux l'autorité des règles morales que les simples sanctions sociales; dont l'application, sujette à l'erreur, esl toujours incertaine? Mais, tout d'abord, ce qui montre bien que là n'est pas la raison vraie de l'efficacité des morales religieuses, c'est qu'il y a de très grandes religions qui ont ignoré ces sanctions : c'est le cas du judaïsme jusqu'à une époque très avancée de son histoire. Et, de plus, tout le monde s'entend aujourd'hui pour reconnaître que, dans la mesure où la considération relative à des 8anctions, de quelque nature qu'elles soient, contribue à déterminer un acte, dans la même mesure cet acte manque de valeur morale. On ne peut donc attribuer aucun intérêt moral à une conception qui ne peut intervenir dans la conduite sans en altérer la moralité. Nous sommes donc assurés de n 'avoir pas appauvri la réalité morale, en l'exprimant ainsi sous forme rationnelle. Mais, de plus, il est aisé de voir, comme nous l'avions fait prévoir, que ce changement de formes en implique d'autres dans le contenu. Sans doute, ce n'est pas un mince résultat, étant donné surtout le but que nous poursuivons, d'avoir démontré que la morale pouvait, sans diminution ni altération, être ramenée tout entière à des réalités empiriques, et que, par suite, l'éducation par 'les choses était applicable à la culture morale comme à la culture intellectuelle. Mais, en
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outre, cette substitution d'une forme à l'autre a aussi pour effet de faire apparaîlre des caractères et des éléments de· la morale, qui, autrement, seraient restés ina-perçus. Non pas, sans doute, qu'une simple opération logique et scientifique, comme celle que nous avons entreprise, puisse les créer de rien et suffire à leur donner existence. La science explique ce qui est, mais ne crée pas. Elle ne peut pas, par elle-même, doter la morale de propriétés que la morale n'aurait eues à aucun degré . Seulement, elle peut aider à rendre apparents des caractères d'ores et déjà existants, mais que le symbolisme religieux était impropre à exprimer, parce qu'ils sont d'origine trop récente, et qu'il tendait, par suite, à nier ou, tout au moins, à rejeter dans l'ombre. Déjà, pa1· cela seul qu'elle est rationalisée, la morale est débarrassée de l'immobilisme, auquel elle est logiquement condamnée, quand elle s'appuie sur une base religieuse. Quand elle est considérée comme la loi d'un être éternel et immuable, il est évident qu'elle doit être conçue comme immuable, comme l'image de la divinité. Au contraire, si, comme j'ai essayé de le démontrer, elle constitue une fonction sociale, elle participe, et de la permanence relative, et de la variabilité relative que présentent les sociétés . Une société reste, dans une certaine mesure, identique à elle-même dans toute la suite de son existence. Sous les changements par lesquels elle passe, il y a un fond constitutionnel qui est toujours le même, Le système mural qu'elle pratique présente donc le même degré d'identité et de constance. Entre la morale du Moyen âge et celle de nos jours, il y a des traits communs. Mais, d'un autre côté, comme Ia société, tout en restant elle-même, évolue sans cesse, !amoralité se transforme parallèlement. Mais, à mesure que les sociétés deviennent plus complexes et plus flexibles, ces transformations deviennent plus rapides et plus importantes. C'est ainsi que nous avons pu dire
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tout à l'heure qu'actuellement notre principal devoir était de nous faire une morale. Ainsi donc, la vie morale, si elle exprime avant tout la nature sociale, sans être d'une fluidité qui l'empêche à tout jamais de se fixer provisoirement, est cependant susceptible de se développer indéfiniment. Mais, si considérable que soit ce changement dans la manière de concevoir la morale,' par cela seul qu'elle est laïcisée, il en est un autre plus important. Il y a tout un élément de la moralité, dont nous n'avons pas parlé jusqu'à présent, et qui, logiquement, ne peut prendre place que dans une morale rationnelle. Jusqu'à présent, en effet, nous avons présenté la morale comme un système de règles extérieures à l'individu et qui s'imposent à lui du dehors, non sans doute par la force matérielle; mais en vertu de l'ascendant qui est en elles. Il n'en est pas moins vrai que, de ce point de vue, la volonté individuelle apparaît comme régie par une loi qui n'est pas son œuvre. Ce n'est pas nous, en effet, qui faisons la morale. Sans doute, comme nous faisons partie de la sociélé qui l'élabore, en un sens chacun de nous concourt à l'élaboration d'où elle résulte. Mais, d'abord, '1a part propre de chaque génération, dans l'évolution morale, est très réduite. La morale de notre temps est fixée dans ses lignes essentielles, au moment où nous naissons; les changements qu'elle subit au cours d'une existence individuelle, ceux, par conséquent, auxquels chacun de nous peut participer sont infiniment restreints. Car les grandes transformations morales supposent toujours beaucoup de temps. De plus, nous ne sommes qu'une des innombrables unités qui y collaborent. Notre apport personnel n'est donc jamais qu'un facteur infime de la résultante complexe dans laquelle il disparaît anonyme. Ainsi, on ne peut pas ne pas reconnaîlre que, si la règle morale
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est œuvre collective, nous la recevons beaucoup plus que nous ne la faisons. Notre attitude est beaucoup plus \ passive qu'active . Nous sommes agis plus que nous n'agissons. Or, celte passivité est en contradiction avec une tendance actuelle, et qui devient tous les jours plus forte, de la conscience morale. En effet, un des axiomes fondamentaux de notre morale, on pourrait même dire l'axiome fondamental, c'est que la personne humaine est la chose sainte par excellence; c'est qu'elle a droit au respect que le croyant de toutes les religions réserve à son dieu; et c'est ce que nous exprimons nousmêmes, quand nous faisons de l'idée d'humanité la fin et la raison d'être de la patrie. En vertu de ce principe, toute espèce d'empiétement sur aotre for intérieur nous apparaît comme immorale, puisque c'est une violence faite à notre autonomie personnelle. Tout le monde, aujourd'hui, reconnaît, au moins en théorie, que jamais, en aucun cas, une manière déterminée de penser ne doit nous être imposée obligatoirement, fût-ce au nom d'une autorité morale. C'est une règle, non seulement de logique, mais de morale, que notre raison ne doit accepter comme vrai que ce qu'elle a reconnu spontanément être tel. Mais, alors, il n'en peut être autrement de la pratique: Car, puisque l'idée a pour but et pour raison d'être de guider l'action, qu'importe que la pensée soit libre, si l'action est serve? Certains, il est vrai, contestent à la conscience morale le droit de réclamer une telle autonomie. On fait remarquer qu'en fait nous subissons de perpétuelles contraintes, que le milieu social nous modèle, qu'il nous impose toutes sortes d'opinions que nous n'avons pas délibérées, sans parler des tendances qui nous viennent fatalement de l'hérédité. On ajoute que, non seulement en fait, mais en droit, la personnalité ne peut être qu'un produit du milieu. Car d'où viendrait-elle? Ou bien il faut dire qu'elle est née de rien, qu'elle exi::;te de toute
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éternité, une et indivisible, véritable atome psychique tombé on ne sait comment dans le corps; ou bien, si elle a eu une naissance, si elle est fol'mée de parties comme .. tout ee qui existe dans le monde, il faut bien qu' elle soit un composé et un résultat de forces diverses, venues de la race ou de. la société. Et nous avons montré nousmêmes comment elle ne pouvait s'alimenter à une autre source. Mais, si incontestables que soient tous ces faits, si certaine que soit cette d·épendance, il est tout . aussi certain que la conscience morale proteste de plus en plus énergiquement contre cette servitude, et revendique avec éaergie, pour la personne, une autonomie de plus en plus grande. Etant données la généralité et la persistance de cette revendication, la netteté toujours croissante avec laquelle elle s'affirme , il est impossible d'y voir le produit de je ne sais quelle hallucination de la conscience publique. Il faul bien qu'elle corresponde à quelque chose . Elle est elle-même un fait, au même titre que les faits contraires qu'on lui oppose, et, au lieu de la nier, de lui contester le droit d'être, puisqu'elle est, il faut en rendre compte. Kant est certainement le moraliste qui a eu le plus \ vif sentiment de cette double nécessité. D'abord, nul n'a plus fortement senti que lui le caractère impératif de la loi morale, puisqu'il en fait une véritable consigne à laquelle nous devons une sorte d'obéissance .passive « Le rapport de la volonté humaine à cette loi, dit-il, est un rapport de dépendance (Abhangichkeit); on lui donne le nom d'obligation (Verbindlichkeit) qui désigne une contrainte (Nôthigung) ». Mais, en même temps, il se refuse à admettre que la volonté puisse être pleinement morale, quand elle n'est pas autonome, quand elle subit passivement une loi dont elle n'est pas elle-même législatrice.« L'autonomie de la volonté, dit-il, est l'un~que principe de toutes les lois morales et de tous les devoirs qui y sont conformes: toute
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hétéronomie de la volonté ... est opposée ... à,la moralité de la volonté 1 » . Voici comment Kant croyait résoudre cette antinomie. Par elle-même, dit-il, la volonté est autonome. Si la volonté n'était pas soumise à. l'action de la sensibilité, si elle était constituée de manière ·.à ne se conformer qu'aux préceptes de la seule raison, elle irait au devoir spontanément, par le seul élan de sa nature. Pour un être purement rationnel, la loi · perdrait donc son caractère obligatoire, son aspect coercitif; l'autonomie serait complète. Mais, en fait, nous ne sommes pas de pures raisons; nous avons une sensibilité, qui a sa nature propre, et qui est réfractaire aux ordres de la raison. Tandis que la raison va au général, à l'impersonnel, la sensibilité a, au contraire, une affinité pour ce qui est particulier et individuel. La loi de la raison est donc un joug pour nos penchants, etc' est pourquoi nous la sentons comme obligatoire et contraignante. C'est qu'elle exerce sur eux une véritable contrainte. Mais elle n'est obligation, elle n'est discipline impérative que par rapport à la sensibilité. La raison pure, au contraire, ne relève que d'elle-même, elle est autonome; c'est elle-même qui fait la loi qu'elle impose aux parties inférieures d~ notre être. Ainsi, la contradiction se résout par le dualisme même de notre nature : l'autonomie est l'œuvre de la volontéraisonnée, !'hétéronomie, de la sensibilité. Mais, alors, l'obligation serait un caractère en quelque sorte accidentel de la loi morale. Par elle-même, la loi ne serait pas nécessairement impérative, mais elle ne \ se revêtirait d'autorité que quand elle se trouve en conflit avec les passions. Or, une telle hypothèse est tout à fait arbitraire. Tout prouve, au contraire, que la loi morale est investie d'une autorité qui impose le respect même à la raison. Nous ne sentons pas seulement
1. Critique de la. Raison pratique, des Principes, §§ 1 et 8, trad. Ba.roi, pages 1. 77 et 1. 79,
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qu'elle domine notre sensibilité, mais toute notre nature, même notre nature rationnelle. Kant a mie~x montré que personne qu'il y avait quelque chose de religieux dans le sentiment que la loi morale inspire même à la raison la plus haute; or, nous ne pouvons avoir de sentiment religieux que pour un être, réel ou idéal, qui nous apparaît comme supérieur à la faculté qui le conçoit. C'est qu'en effet l'obligation est un élément essentiel du précepte moral; et nous en avons dit la raison. Notre nature tout entière a besoin d'être limitée, contenue, bornée; notre raison, tout aussi bien que notre sensibilité. Car notre raison n'est pas une faculté transcendante : elle fait partie du monde, et, par conséquent, \ elle subit la loi du monde. Tout ce qui est dans le monde est limité, et toute limitation suppose des forces qui limitent. Pour pouvoir concevoir, même dans les termes que je viens de dire, une autonomie pure de la volonté, Kant était obligé d'admettre que la volonté, au moins la volonté en tant qu'elle est purement rationnelle, ne dépend pas de la loi de la nature. Il était obligé d'en faire une réalité à part dans le monde, sur laquelle le monde n'agit pas, qui, repliée sur elle-même, restait soustraite à l'action des forces extérieures. Il nous paraît inutile de discuter aujourd'hui cette conception métaphysique, qui ne peut que compromettre les idées avec lesquelles on l'a solidarisée.
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LE TROISIÈME ÉLÉMENT DE LA MORALITÉ L'AUTONOMIE DE LA VOLONTÉ
(fin).
A plusieurs reprises, déjà, nous avons rencontré d'apparentes antinomies entre les divers éléments de la moralité, antinomie entre le bien et le devoir, entre l'individu et le groupe, entre la limitation imposée par la règle et l'entier développement de la nature humaine. La fréquence de ces antinomies n'a rien qui doive nous surprendre. La réalité morale est à la fois complexe et '- une.Mais, ce qui en fait l'unité, c'est l'unité de l'être conèret qui lui sert de substrat et dont elle exprime la nature; c'est-à-dire de la société. Quand, au contraire, on se représente dans l'abstrait les éléments dont elle est formée, sans les rattacher à rien de réel, les notions que l'on s'en forme apparaissent comme nécessairement discontinues, et il devient à peu près impossible, sans miracles logiques, de rejoindre les uns aux autres et de faire à chacun sa place. De là ces points de vue antithétiques, ces oppositions ou ces réductions forcées dans lesquelles s'est souvent embarrassée la pensée des théoriciens . C'est ainsi qu'a pris naissance l'antinomie nouvelle que nous avons rencontrée à la fin de la leçon dernière. D'une part, les règles morales nous apparais~ent de toute évidence comme quelque chose d'extérieur à la volonté; elles ne sont pas notre œu vre, et, par consé-
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quent, en nous y conformant, nous obéissons à une loi que nous n'avons pas faite. Nous subissons une contrainte qui, pour êlre morale, n'en est pas moins réelle. D'un autre côté, il est certain que la conscience proteste contre une telle dépendance. Nous ne concevons comme pleinement moral qu'un acte que nous avons accompli en pleine liberté, sans pression d'aucune sorte . Or; nous ne sommes pas libres, si la loi, d'après laquelle nous réglons notre conduite, nous est imposée, si nous ne l'avons pas voulue librement. Cette tendance de la conscience morale à lier la moralité de l'acte à l'autonomie de l'agent est un fait que l'on ne peut nier et dont il faut rendre comp{e. On a vu quelle solution Kant proposait de ce problème, dont il a bien senti les difficultés, et qu'il est même le premier à avoir posé. Suivant lui, c'est l'autonomie qui est le principe de la moralité. En effet, la moralité consiste à réaliser des fins impersonnelles, générales, indépendantes de l'individu et de ses intérêts particuliers. Or, la raison, par sa constitution native, va d'elle-même au général, à l'impersonnel; car elle est la même chez tous les hommes et même chez tous les êtres raisonnables . Il n'y a qu'une raison. Par conséquent, en tant que nous ne sommes m.us que par la raison, nous agissons moralement, et, en même temps, nous agissons avec une pleine autonomie, parce que nous ne faisons que suivre la loi de nolre nature raisonnable. Mais, alors, d'où vient le sentiment d'obligation? C'est que, en fait , nous ne sommes pas des êtres purement rationnels, nous sommes aussi des êtres sensibles. Or, la sensibilité~ c'est la faculté par laquelle les individus se distinguent les uns des autres. Mon plaisir ne peut appartenir qu'à moi et ne reflète que mon tempérament personnel. La sensibilité nous incline donc vers des fins individuelles, égoïstes, irrationnelles, immorales. Il y a donc, entre la loi de raison et
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notre faculté sensible, un véritable antagonisme, et, par suite, la première ne peut s'imposer à la seconde que par une véritable contrainte. C'est le sentiment de cette contrainte qui donne naissance au sentiment de l'obligation. En Dieu, où tout est raison, il n'y a place pour aucun sentiment de ce genre : en lui, la morale se réalise avec une spontanéité absolument autonome. Mais il n'en est pas ainsi de l'homme, être composite, hétérogène et divisé contre lui-même. Seulement, on remarque qu'à ce point de vue l'obligation, la discipline ne serait qu'un caractère accidentel des lois morales. Par elles-mêmes, elles ne seraient pas nécessairement impératives; elles ne prendraient cet aspect que quand elles se trou vent ' en conflit avec la sensibilité et qu'elles doivent, pour triompher des résistances passionnelles, s'imposer d'autorité. Mais ~ette hypothèse est tout à fait arbitraire. L'obligation est un élément essentiel de tout précepte moral; et nous en avons dit la raison. Notre nature tout entière a besoin d'être contenue, bornée, limitée, notre nature raisonnable tout comme notre nature passionnelle. Notre raison, en effet, n 'est pas une faculté transcendante; elle fait partie du monde, et, par conséquent, elle subit la loi du monde. Or, l'univers est limité, et toute limitation suppose des forces qui limitent. Aussi, pour concevoir une autonomie pure de la volonté, Kant est-il obligé d'admettre que la volonté, en tant qu'elle est purement rationnelle, ne dépend pas de la loi de nature . Il est obligé d'en faire une faculté à part dans le monde, et sur laquelle le monde n'agit pas; repliée sur elle-même, elle serait soustraite à l'action des forces extérieures. Il nous paraît inutile de discuter une conception trop évidemment contraire aux faits, et qui ne peut que compro~ettre les idées morales avec lesquelles on la solidarise. On a beau jeu à nous dénier toute espèce
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d'autonomie, si la volonté ne peut être autonome qu'à condition de se détacher aussi violemment de la nature. D'ailleurs, comment une raison qui, par hypothèse, est en dehors des choses, en dehors 'du réel, pourrait-elle instituer les lois de l'ordre moral, si, comme nous l'avons établi, celui-ci exprime la nature de cette chose réelle et concrète qu'est la Société? Aussi bien, une telle soh;Ition est-elle toute abstraite et dialectique. L'autonomie qu'elle nous confère est logiquement possible; mais n'a rien et n'aura jamais rien de réel. Car, puisque nous sommes et serons toujours des êtres sensibles en même temps que rationnels, il y aura toujours conflit entre ces deux parties de nous-mêmes, et !'hétéronomie sera toujours la règle en fait, sinon eri droit. Or, ce que réclame la conscience morale, c'est une autonomie effective, vraie, non pas seulement de je ne sais quel être idéal, mais de l'être que .nous sommes. Même, le fait que nos exigences sur ce point vont toujours en croissant indique bien qu'il s'agit non d'une simple possibilité logique, toujours également vraie d'une vérité tout abstraite, mais de quelque chose qui se fait, qui devient progressivement, qui évolue dans l'histoire. Pour voir en quoi consiste cette aùtonomie progressive, observons d'abord comment elle se réalise dans nos rapports avec le milieu physique. Car ce n'est pas seulement dans l'ordre des idées morales que nous aspirons à une plus grande indépendance, et que nous la conquérons. Nous nous affranchissons de plus en plus de la dépendance où nous étions vis-à-vis des choses, et nous ne sommes pas sans en avoir conscience. Cependant, il ne saurait être question de regarder la raison humaine comme la législatrice de l'univers physique. Ce n'est pas de nous qu'il a reçu ses lois. Si , donc nous nous en libérons à quelques égards, ce n'est pas qu'il soit notre œuvre. C'est à la science que nous
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devons cette libération relative. Supposez, en effet, pour simplifier l'exposition, que la science des choses soit intégralement achevée, et que chacun de nous la possède . Dès lors, le monde n'est plus, à proprement parler, en dehors de nous; il est devenu un élément de nous-mêmes, puisqu'il y a en nous un système de représentations qui l'exprime adéquatement. Tout ce qui est en lui est représenté dans notre conscience par une notion, el comme ces notions sont scientifiques, c'est-àdire distinctes et définies, nous pouvons les manier, les combiner librement, comme nous faisons, par exemple, pour les notions géométriques. Par conséquent, pour savoir ce qu'est le monde à un moment donné et comment nous devons nous y adapter, il n'est plus nécessaire de sortir de nous-mêmes, pour nous mettre à son école. Il suffit de regarder en nous-mêmes, et d'analyser les notions que nous avons des objets avec lesquels il s'agit d'entrer en rapports, tout comme le mathématicien peut déterminer les rapports des grandeurs par un simple calcul mental, et sans être obligé d'observer les rapports réels des grandeurs objectives qui existent en dehors de lui. Ainsi, pour penser le monde, et pour régler ce que doit être notre conduite dans nos relations, avec lui, nous n'aurions qu'à nous penser attentivement, qu'à prendre bien conscience de nous-mêmes : ce .qui constitue un premier degré d'autonomie. Mais ce n'est pas tout. Parce que nous savons alors- les lois de tout, nous savons aussi les raisons de tout. Nous pouvons donc connaître les raisons de l'ordre universel. En d'autres termes, si, pour reprendre /une expression un peu archaïqÙe, ce n'est pas. nous qui avons fait le plan de la nature, nous le retrouvons par la science, nous le repensons, et nous comprenons pourquoi il est ce qu'il est. Dès lors, dans la mesure où nous nous assurons qu'il est tout ce qu'il doit être, c'est-à-dire tel que l'implique la nature des choses, nous pouvons nous y
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soumettre, non pas simplement parce que nous y sommes matériellement contraints, incapables sans danger de faire autrement, mais parce que nous jugeons qu'il est bon et que nous ne pouvons rien faire de mieux. Ce qui fait que. le croyant admet que le monde est bon en principe, parce qu'il estl'œuvre d'un être bon, nous pouvons le faire a poste1·iori, dans la mesure où la science nous permet d'établir rationnellement ce que la foi postule a priori. Une telle soumission n'est pas une résignation passive, c'est une adhésion éclairée. Se conformer à. un ordre de choses, parce qu'on a la certitude qu'il est tout ce qu'il doit être, ce n'est pas subir une contrainte, c'est vouloir cet ordre librement, c'est y acquiescer en connaissance de cause. Car vouloir librement, ce n'est pas vouloir ce qui est absurde; au contraire, c'est vouloir ce qui est rationnel, c'est-à-dire, c'est vouloir agir conformément à la ' nature des choses. Il arrive, il est vrai, qu'elles dévient de leur nature, sous l'influence de circonstances contingentes et anormales . Mais, alors, la science nous en avertit, et, en même temps, elle nous donne le moyen de les redresser, de les rectifier, parce qu'elle nous fait connaître ce qu'est normalement cette nature, et les causes qui déterminent ces déviations anormales. Assurément, l'hypothèse que nous venons de faire est toute idéale. La science de la nature n'est pas et ne sera jamais complète. Mais ce que je viens de considérer comme un état réalisé est une limite idéale dont nous nous rapprochons indéfiniment. C'est dans la mesure où la science se fait que, dans nos rapports avec les choses, nous tendons toujours davantage à ne plus relever que de nous-mêmes. Nous nous en affranchissons en les comprenant, et il n'est pas d'autre moyen de nous en affranchir. C'est la science qui est la source de notre r autonomie. m Or, dans l'ordre moral, il y a place pour la _ ême
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autonomie, et il n'y a place pour aucune autre. Comme la morale exprime la nature de la société, et que celleci n'est pas plus connue directement de nous que la · nature physique, la raison de l'individu ne peut pas plus être la législatrice du monde moral que celle du monde matériel. Les représentations confuses que le vulgaire se fait de la société ne l'expriment pas plus adéquatement que nos sensations auditives ou visuelles n'expriment la nature objective des phénomènes matériels, son ou couleur, auxquels elles correspondent. Mais cet ordre, que l'individu, en tant qu'individu, n'a pas créé, qu'il n'a pas voulu délibérément, il peut s'en emparer par la science. Ces règles de la morale que nous commençons par subir passivement, que l'enfant reçoit du dehors par l'éducation, et qui s'imposent à lui en vertu de leur autorité, nous pouvons en chercher la nature, les conditions proches et lointaines, la raison d'être. En un mot, nous pouvons en faire la science. Supposons cette science achevée. Notre hétéronomie prend fin. Nous sommes les maîtres du monde moral. Il a cessé de nous être extérieur, puisqu'il est dès lors représenté en nous par un système d'idées claires et distinctes, dont nous ·apercevons tous les rapports . Alors, nous sommes en état de nous assurer dans quelle mesure il est fondé dans la nature des choses, c'est-àdire de la société; c'est-à-dire dans quelle mesure il est ce qu'il doit être. Et, dans la mesure où nous le reconnaissons tel, nous pouvons le consentir librement. Car vouloir qu'il soit autre que ne l'implique la constitution naturelle de la réalité qu'il exprime, ce serait déraisonner sous prétexte de vouloir librement. Nous pouvons voir aussi dans quelle mesure il n'est pas fondé, - car il peut toujours renfermer dés éléments anormaux. Mais nous avons alors en main, grâce à la science même que nous supposons faite, le moyen de le ramener à l'état ·normal. Ainsi, à condition de posséder une intel-
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ligence adéquate des préceptes moraux, des causes dont ils dépendent, des fonctions que chacun d'eux remplit, nous sommes en état de ne nous y conformer qu'à bon escient et en connaissance de cause. Un conformisme ainsi consenti n'a plus rien de contraint. Et, sans doute, nous sommes encore plus éloignés de cet état idéal pour ce qui concerne notre vie morale que pour ce qui concerne notre vie physique; car la science de la morale date d'hier, et ses résultats sont encore indécis. Mais il n'importe. Il n'en.reste pas moins qu'il existe un moyen de nous libérer, et c'est ce qu'il y a de fondé dans l'aspiration de la conscience publique à une plus grande autonomie de la volonté morale. , Mais, dira-t-on, du moment que nous savons la raison d'être des règles môrales, du moment que nous nous y conformons volontairement, est-ce qu'elles ne perdent pas du coup leur caractère impératif? Et, alors, ne pourra-t-on nous reprocher à nous-même ce que nous reprochions tout à l'heure à Kant, à. savoir de sacrifier un des éléments essentiels de la morale au principe de l'autonomie. Est-ce que l'idée même d'un consentement librement donné n'exclut pas x_elui ,,d'un co.mmandement impératif, alors que. pourtanl-1'lous avons vu dans la vertu impérative de la règle un de ses traits les plus distinctifs? Il n 'en est rien pourtant. En effet, une chose ne cesse pas d'être elle-même, parce que nous en savons le pourquoi. De ce que nous connaissons la nature et les lois de la vie, il ne suit nullement que la vie perde un seul de ses caractères spécifiques. De mêm·e, parce que la science des faits moraux nous apprend quelle est la raison d'être' du caractère impératif inhérent aux règles morales , celles-ci ne laissent pas pour cela d'être impératives . De ce que nous savons qu'il y a utilité à ce que nous soyons commandés, il résulte que nous obéis~ons volontairement, non que nous n'obéissons pas. Nous pouvons très bien comprend1;e
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qu'il est dans notre nature d'être limité par des forces qui nous sont extérieures; par suite, accepter librement cette limitation, parce qu'elle est naturelle et bonne, sans qu'elle cesse d'être réelle. Seulement, par le fait de notre consentement éclairé, elle cesse d'être pour nous une humiliation et une servitude. Une telle autonomie laisse donc aux principes moraux tous leurs caractères distinctifs, même celui dont elle semble être, dont elle est, en un sens, la négation. Les deux termes antithétiques se réconcilient et se rejoignent. Nous continuons à être bornés, parce que nous sommes des êtres finis ; en un sens, nous sommes donc encore passifs à l'égard de la règle qui nous commande. Seulement, cette passivité devient en même temps activité, par la part actiYe que nous y prenons en la voulant délibérément; et nous la voulons, parce que nous en savons la raison d'être. Ce n'est pas l'obéissance passive qui, par elle-même et par elle seule, constitue une diminution de notre personnalité; c'est l'obéissance passive à laquelle nous ne consentons pas en pleine connaissance de cause. Quand, ' au contraire, nous exécutons aveuglément une consigne dont nous ignorons le sens et la portée, mais en sachant pourquoi n0us devons nous prêter à ce rôle d'instrument aveugle, nous sommes aussi libres que quand nous avons seuls toute l'initiative de notre acte. Telle est la seule autonomie à laquelle nous puissions prétendre, la seule aussi qui ait quelque prix pour nous. Ce n'est pas une autonomie que nous recevons toute faite de la nature, que nous trouvons à notre naissance au nombre de nos attributs constitutifs. Mais nous la faisons nom-mêmes, à mesure gue nous prenons une intelligence plus complète des choses. Aussi n'implique-t-elle pas que l~ personne humaine échappe, par quelqu'un de ses côtés, au monde et à ses lois. Nous faisons partie intégrante du monde; il agit sur nous, il nous pénètre de toutes parts, et il faut qu'il en
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soit ainsi; car, sans cette pénétration, notre conscience serait vide de tout contenu. Chacun de nous est le point où viennent se rencontrer un certain nombre de forces extérieures, et c'est de cet entre@roisement que résulte notre personnalité. Que ces forces cessent de s'y rencontrer, et il ne reste plus que le point mathématique, le lieu vide où une conscience et une personnalité auraient pu se constituer. Seulement, si, en quelque mesure, nous sommes le produit des choses, nous pouvons, par la science, soumettre à notre entendement, et ces choses qui exercent sur nous leur action, et cette action elle-même. Et, par là, nous redevenons nos maîtres. C'est la pensée qui est libératrice de la volonté. , Cette proposition, que tout le monde admettra volontiers pour ce qui concerne le monde physique, n'est pas moins vraie dans le monde moral. La société est un produit de forces innombrables, - dont celle que nous sommes n'est qu'une infime fraction, - de forces qui se combinent d'après des lois et suivant des formes que nous ignorons, loin de les avoir voulues ,et concertées; nous la recevons, d'ailleurs, en grande partie, toute faite du passé. Et il en est nécessairement ainsi de la morale, expression de la nature sociale . Aussi est-ce une dangereuse illusion de nous imaginer qu'elle est notre œuvre;. que, par suite, nous la tenons tout entière et dès le principe sous notre indépendance, qu'elle n'est jamais que ce que nous voulons qu'elle soit. C'est une illusion analogue à celle du primitif qui, par un acte de sa volonté, par un désir exprimé, par une injonction énergique, croit pouvoir arrêter la marche du soleil, contenir la tempête ou déchaîner les vents. Nous ne pouvons conquérir le monde moral que comme nous conquérons le monde physique : en faisant la science des choses morales. · Nous arrivons ainsi à déterminer un troisième élément de la moralité. Pour agir moralement, il ne suf-
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fit pas, surtout il ne suffit plus de respecter la discipline, d'être attaché à un groupe; il faut encore que, soit en déférant à la règle, soit en nous dévouant à un idéal collectif, nous ayons conscience, la conscience la plus claire et la plus complète possible, des raisons de notre conduite. Car c'est cette conscience qui confère à notre acte cette aulonomie que la conscience publique exige désormais de tout être vraiment et pleinement moral. Nous pouvons donc dire que le troisième élément de \\ la morale, c'est l'intelligence de la morale. La moralité ne consiste plus simplement à accomplir, même intentionnellement, certains actes déterminés; il faut encore que la règle qui prescrit ces actes soit Jibrement voulue, c'est-à-dire librement acceptée, et cette acceptation libre n'est autre chose qu'une acceptation éclairée. C'est là peut-être la plus grande nouveauté que ( présente la conscience morale des peuples contemporains; c'est que l'intelligence est devenue et devient de plus en plus un élément de la moralité. La moralité, J qui, primitivement, résidait tout entière dans l'acte luimême, dans la matière des mouvements qui le constituaient, remonte de plus en plus vers la conscience. Depuis longtemps, déjà, nous ne reconnaissons de valéur sociale à un acte que s'il a été intentionnel, c'est-à-dire que si l'agent s'est représenté par avance en quoi consistait cet acte et quels rapports il soutenait avec la règle. Mais voici que, outre cette première représentation, nous en exigeons une autre, qui va plus au fond des choses : c'est la représentation explicative de la règle elle-même, de ses causes et de ses raisons d'être. ~ Et voilà ce qui explique la place que nous faisons dans nos écoles à l'enseignement de la morale. Car ensei- ) gner la morale, ce n'est pas la prêcher, ce n'est pas l'inculquer : c'est l'expliquer. Or, refuser à l'enfant toute explication de ce genre, ne pas chercher à lu faire comprendre les raisons des règles qu'il doit suivre~
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c'est le condamner à une moralité incomplète et inférieure. Bien loin qu'un tel enseignement doive, comme on l'en a parfois accusé, nuire à la moralité publique, c'en est désormais la condition nécessaire. Assurément, il est très difficile à donner; car il doit s'appuyer sur une science qui est seulement en train de se faire. Dans l'état où sont encore les études sociologiques, il n'est pas toujours facile de rattacher chaque devoir particulier à tel trait défini de l'organisation sociale par lequel il s'explique. Cependant, il y a dès _ présent des indià cations générales, qui peuvent être utilement données, et qui sont de nature à faire comprendre à l'enfant, non seulement quels sont ses devoirs, mais quelles sont les raisons de ces devoirs. Nous reviendrons sur cette question, quand nous traiterons directement de ce que doit être l'enseignement de la morale à l'école. Ce troisième et dernier élément de la moralité constitue la caractéristique différentielle de la morale laïque; car, logiquement, il ne1 peut prendre place dans une \ morale religieuse. Il implique, en effet, qu'il existe une science humaine de la morale, et, par conséquent, que les faits moraux sont des phénomènes naturels qui relèvent de la seule raison. Car il n'y a de science possible que de ce qui est donné dans la nature, c'està-dire dans la réalité observable. Parce que Dieu est en dehors dti monde, il est en dehors et au-dessus de la science; si donc la morale vient de Dieu et l'exprime, elle se trouve par cela même hors des prises de notre raison. En fait, par suite de l'étroite solidarité qui l'a unie pendant des siècles aux systèmes religieux, la morale a gardé je ne sais quel caractère prestigieux, qui, maintenant encore, aux yeux de certaines personnes, la met en dehors de la science proprement dite. O.n refuse à la ·pensée humaine le droit de s'en saisir comme du reste. du monde. Il semble qu'avec elle on entre dans le mystère, où les procédés ordinaires de l'inves
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tigation scientifique ne seraient plus de mise, et celui qui entreprend · de la traiter comme un phénomène naturel soulève une sorte de scandale, analogue au scandale que soulève une profanation. Sans doute, ce scandale se justifierait, si l'on ne pouvait rationaliser la morale sans la dépouiller de cette autorité, de cette majesté qui est en elle. Mais on a vu qu'il était possible d'expliquer cette majesté, d'en donner une expression purement scientifique, sans la faire ,é.v anouir, sans même la diminuer. Tels sontles principaux éléments de la moralité, ceux:, . du moins, que nous apercevons actuellement. Avant de chercher pal' quels moyens ils peu vent être formés chez l'enfant, essayons de rassembler en un coup d'œii les résultats auxquels nous venons d'arriver successivement, et de nous faire de là. morale, telle qu'elle se dégage de notre analyse, une conception d'ensemble. On a pu remarquer tout d'abord quelle multiplicité d'aspects elle présente. C'est une morale du devoir, car nous n'avons cessé d'insister sur la nécessité·de la règle et de la discipline; mais c'est, en même temps, une morale du bien, puisqu'elle assigne à l'activité de l'homme une fin qui est bonne, et qui a en elle tout ce qu'il faut ponr éveiller le désir et attirer la volonté. Le goût de l'existence régulière, le goût de la mesure, le besoin de la limite, la maîtrise de soi s'y sont conciliés sans pei:o.e avec le besoin de se donner, avec l'esprit de dévouement et de sacrifice, en un mot avec les forces actives et expansives de l'énergie morale. Mais, avant tout, c'est une morale rationnelle. Non seulement, en effet, nous en avons exprimé tous les éléments en termes intelligibles, laïques, rationnels, mais encore nous avons fait de l'intelligence progressive de la morale elle-même mi élément sui generis de la moralité. Non seulement nous avons montré que la raison
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pouvait s'appliquer aux faits moraux, mais encore nous avons constaté que cette application de la raison à la morale tendait de plus en plus à devenir une condition de la vertu, et nous en avons dit les motifs. On a parfois objecté, à la méthode que nous suivons dans l'étude des faits moraux, d'être impuissante pratiquement, d'enfermer l'homme dans le respect du fait acquis, de ne lui ouvrir aucune perspective sur l'idéal, et cela, parce que nous nous sommes fait une règle d'observer objectivement la réalité momie telle qu'elle se présente dans l'expéri~nce, au lieu de la déterminer a p1·iori. On peut voir maintenant combien cette objection est peu fondée. La morale no s est apparue, au contraire, comme essentiellement idéaliste . Qu'est-ce en effet qu'un idéal, sinon un corps d'idées qui planent au-dessus de l'individu, tout en sollicitant énergiquement son action. Or, la société, dont nous avons fait l'objectif de la conduite morale, dépasse infiniment le nivea"u des intérêts individuels. D'autre part, ce que nous devons surtout aimer en elle, ce à quoi nous devons nous attacher par-dessus tout, ce n'est pas son corps, mais son âme; et ce qu'on appelle l'âme d'une société, qu'est-ce autre chose qu'un ensemble d'idées, que l'individu isolé n'aurait jamais pu concevoir, qui débordent sa mentalité, et qui ne se sont formées et ne vivent que par le concours d'une pluralité d'individus associés? Mais, d'un autre côté, tout en étant essentiellement idéaliste, cette morale a son réalisme propre. Car l'idéal qu'elle nous propose n'est pas en dehors du temps et de l'espace; il tient au . réel, il en fait partie, il anime ce corps concret et vivant, que nous voyons et que nous touchons, pour ainsi dire, et dans la vie duquel nous sommes nous-mêmes engagés: la société. Aussi un tel idéalisme ne risque-t-il pas de dégénérer en méditations inactivès, en rêveries pures, stériles. Car il nous attache, non à de simples choses
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intérieures que la pensée contemple plus ou moins paresseusement, mais à des choses qui sont en dehors de nous, qui jouissent et qui souffrent comme nous, qui ont besoin de nous comme nous avons besoin d'elles, et qui, par conséquent, appellent tout naturellement notre action. On prévoit aisément quelles seront les conséquences pédagogiques de cette conception théorique. De ce point de vue, en effet, le moyen de former moralement l'enfant n'est pas de lui répéter, même avec chaleur et conviction, un certain nombre de maximes très générales, valables pour tous les temps et tous les pays, mais de lui faire comprendre son pays et son temps, de lui en faire !>entir les besoins, de l'initier à sa vie, et de le préparer ainsi à prendre sa part des œuvres collectives qui l'attendent. Enfin, par cela même que la morale est idéaliste, il est évident qu'elle impose à l'homme le désintéressement. Et, en effet, qu'il s'agisse du respect de la règle, ou de l'attachement aux groupes, l'acte moral ne va jamais, alors même qu'il répond le mieux aux spontanéités du désir, sans un effort plus ou moins pénible, en tout cas désintéressé. Mais, par un curieux retour, l'individu trouve son compte à ce désintéressement. Les deux termes a11tagonistes que les moralistes ont opposés l'un à l' autre depuis, des siècles se réconcilient sans peine dans la réalité. Car c'est par la pratique du devoir que l'homme apprend ce goût de la mesure, cette modération des désirs qui est la condition nécessaire d~ son bonheur et de sa santé. De même , c'est en s'attachant au groupe qu'il participe à cette vie supérieure dont le groupe est le foyer; qu'il essaye, au contraire, de se fermer au dehors, de se replier sur luimême, de tout ramener à soi, et il ne peut plus mener qu'une existence précaire et contre nature . Ainsi, le devoir et le sacrifice cessent de nous apparaître comme une sorte de miracle, par lequel l'homme, on ne sait comment, se ferait violence à lui-même. Tout au con-
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traire, c'est en se soumettant à la règle et en se dévouant au groupe qu'il devient vraiment un homme. La moralité est chose éminemment humaine, car, en incitant l'homme à se dépasser lui-même, elle ne fait que l'inciter à réaliser sa nature d'homme. Vous voyez combien grande est la complexité de 'ia vie morale, puisqu'elle abrite même des contraires. On se rappelle ce passage, où Pascal essaye de faire sentir à l'homme toutes les contradictions qui sont en lui. « S'il se vante, je l'abaisse, s'il s'abaisse, je le vante,-et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible. » En un sens , la morale fait de même. L' idéal qu'elle nous trace est un singulier mélange de dépendance et de grandeur, de soumission et d'autonomie. Quand nous essayons de nous rebeller contre elle, elle nous rappelle durement à la nécessité de la reg le; quand nous nous y conformons, elle nous affranchit de cette dépendance, en permettant à la raison de se soumettre la règle même qui nous contraint. Elle nous prescrit de nous donner, de nous subordonner à autre chose que nous-mêmes; et, par cette subordination qu'elle npus impose, elle nous élève au-dessus de nous-mêmes. Vous voyez, par là, combien sont exiguës les formules des moralistes qui veulent ramener la moralité tout entière à l'un de ses éléments, alors qu'elle constitue une des réalités les plus riches et les plus compléxes qui soient. Si même je me suis arrêté si longtemps à cette analyse préalable, c'était surtout pour vous donner l'impression de cette richesse et de cette complexité. Car, pour pouvoir prendre avec cœur l'œuvre qui incombe à l'éducateur, il faut s'y intéresser el l'aimer, et, pour l'aimer, il faut sentir tout ce qu'elle a de vivant. Quand on la fait tenir toutentière dans quelques leçons de morale que le programme prescrit, qui reviennent périodiquement au cours de la semaine, à des intervalles plus ou moins
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rapprochés, il est bien difficile de se passionner pour une tâche qui, en raison de son intermittence, ne paraît guère propre à laisser chez l'enfant ces traces profondes et durables, sans lesquelles il ne saurait y avoir de culture morale. Mais, si la leçon de morale a sa place dans l'éducation morale, ce n'en est qu'un élément. L'éducation morale ne saurait être localisée avec cette rigueur dans l'horaire de la classe; elle ne se donne pas à tel ou tel moment; elle est de tous les instants. Elle doit se mêle!' à toute la vie scolaire, comme la morale ellemême se mêle à toute la trame de la vie collective. Et c'est pourquoi, tout en restant une à sa base, elle est multiple el variée comme la vie elle-même. Il n'est pas de formule qui puisse la contenir et l'exprimer adéquatement. Si même il y a une critique fondée qui puisse être admise à notre analyse, c'est d'être très vraisemblablement incomplète. Très certainement, une analyse plus approfondie fera apercevoir dans l'avenir des élé- . ments et des aspects que nous n'avons pas aperçus. Nous ne songeons donc pas à présenter les résultats auxquels nous sommes parvenus comme s'ils formaient un système clos et fermé: ce n'est, au contraire, qu'une approximation provisoire de la réalité morale. Mais, si imparfaite que soit cette approximation, elle nous a cependant permis de dégager quelques éléments de la moralité qui sont certainement essentiels. Des buts définis sont ainsi assignés à la conduite de l'éducateur. Les fins étant ainsi posées, le moment est venu de chercher par quels moyens il est possible de les atteindre.
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��DEUXIÈME PARTIE
COMMENT CONSTITUER CHEZ L'ENFANT LES ÉLÉMENTS DE LA MORALITÉ
DuaKuuM. -
L'Èducalion morale.
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��1. -
L'ESPRIT DE DISCIPLINE
NEUVIÈME LEÇON
LA DISCIPLINE ET LA PSYCHOLOGIE DE L'ENFANT
Après avoir déterminé les différents éléments de la moralité, nous allons rechercher de quelle manière il est possible de les constituer ou de les développer chez l'enfant. Nous commencerons par le premier de ceux qu_e nous avons distingués, c'est-à-dire par l'esprit de discipline . La nature même de la question détermine la méthode que nous suivrons. Nous connaissons le but à. atteindre, c'est-à-dire le Lerme où il faut mener l'enfant. Mais la manière dont il convient de l'y mener, le chemin par uù il faut le faire passer dépendent nécessairement de ce qu'il est au point de départ. L'action ·éducative, en effet, ne s'exerce pas sur une table rase. L'enfant a une nature propre, et, puisque c'est cette nature qu'il s'agit d'informer, pour agir sur elle en .connaissance de cause, il nous faut avant tout chercher à la connaître. Noqs devrons donc nous demander, tout d'abord, dans quelle mesure et de quelle façon l'enfant est accessible à l'état d'esprit que nous voulons susciter en lui; quelles sont, parmi ses aptitudes naturelles, celles sur lesquelles nous pourro;ns nous appuyer pour obtenir le résultat désiré. Le moment est donc venu d'interroger la psy-
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chologie de l'enfant, qui seule peut, sur ce poinl, nous fournir les informations nécessaires. Nous disions, dans notre première leçon, que les états mentaux que l'éducation doit éveiller chez l'enfant n'y existent que sous la forme de virtualités très générales, très éloignées de la forme définie qu'elles sont appelées à prendre. Cette proposition va se vérifier tout spé.c ialement pour ce qui concerne l'esprit de dist cipline. On peut dire, en effet, qu'aucun des élém{;\nls dont il se compose n'existe tout constitué dans la conscience de l'enfant. Ces éléments sont au nombre de deux. Il y a, d' abord, le goût de l'existence régulière. Parce que le devoir est toujours le même dans les mêmes circonstances, et que les circonstances pl'incipales de notre vie sont déterminées une fois pour toutes par notre sexe, notre étaJ civil, notre profession, notre condition sociale, il est impossible que l'on aime à faire son 'devoir, quand on est impatient de tout ee qui est habitude régulière. Tout l'ordre moral repose sur cette régularité. Car la vie collective ne pourTait fonction ner harmoniquement, si chacun de ceux qui sont char-· gés d'uue fonction sociale quelconque, domestique, civique ou professionnelle, ne s'en acquittait au moment prescrit de la manière prescrite. Ot, ce qui caractérise, au contraire, l'activité infantile, c'est l'absolue irrégularité de ses manifestations. L'enfant passe d'une impression à l'autre, d'une occupation à l'autre, d'un sentiment à l' autre, avec la plus extraordinaire rapidité. Son humeur n'a rien de fixe; la colère y naît et s'y apaise avec la même instantanéité; les larmes succèdent aux rires, la sympathie à la haine, ou réciproquement, sans raison objective ou, tout au plus: sous l'influence de la plus légère circonstance. Le jeu qui l'occupe ne le retient pas longtemps; il s'en lasse vite pour passer à un autre. On retrouve cette même mobilité dans cette
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curiosité inlassable dont l'enfant poursuit ses parents et ses maîtres . On y a vu parfois comme une première forme de l'instinct scientifique. La_ comparaison ne peut pas être acceptée sans réserves. Sans doute, quand l'enfant interroge, c'est qu'il éprouve le besoin de classer les choses qu 'il voit, les impressions qu'il éprouve, dans ce petit système d'idées en voie de formation qui constitue son esprit ; el ce besoin de coordination est bien à la base de la connaissance scientifique. Mais comme, chez l'enfant, il est volage et mobile! L'objet quelconque qui a attiré l'attention de notre petit observateur ne la retient que quelques instants. Il ne s'y arrête pas jusqu'à ce qu 'il s'en soit fait ou jusqu'à ce qu'on lui en ait donné une notion qui Je satisfasse. A peine iui a-t-on répondu, que sa pensée est déjà ailleurs . « Le sentiment de l'ignorance, dit Sully, n'est pas encore complètement développé chez l'enfant; le désir de connaître n'est pas soutenu, n'est pas fixé sur chaque objet particulier par un intérêt suffisamment défini; de sorte que les parents constateront sou vent que la pensée du pelit questionneur est déjà loin de son sujet et qu e son imagination se promène ailleurs, avant même que la réponse lui ait été donnée». (The Teacher Handbook of Psychol., 1886, p. 401). Ce qui domine dans la curiosité infantile, c'est donc son instabilité, sa fugacité. Sur ce point, d'ailleurs, comme sur bien d'autres, l' enfant ne fait que reproduire un des caractères distinctifs de l'humanité primiti ve. Les peuples qui n'ont pas encore dépassé les formes les plus inférieures de la civilisation se font, en effet, remarquer par cette même mobilité d'idées et de sentiments, la même absence de suite dans la conduite individuelle. L'incident le plus insignifiant suffit pour opérer, dans la conscience de l'adulte, les plus surprenantes révolutions . Un geste heureux, une grimace, un mot, et la colère la plus farouche se transforme en sentiments bienveillants; ou
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bien, au contraire, des menaces de mort succèdent aux plus chaudes démonstrations d'amitié. C'est une particularité psychologique que les explorateurs connaissent bien, et qu'ils ont souvent exploitée dans l'intérêt de leurs desseins. Il est, d'ailleurs, assez facile de comprendre comment le goût de la régularité, de l'activité suivie et continue n'a pu être le produit que d'une ci vilisation assez avancée. Dans les sociétés très sim pies de l'origine, il n'y a pas beaucoup de mouvements concertés : par conséquent aussi, il n'y a pas beaucoup de mouvements réglés. La vie collective, en effet, n'a pas alors la suite et la continuité qu'elle a maintenant. Elle s'affirme toutes les fois que la tribu s'assemble pour procéder en commun à quelque cérémonie r eligieuse, ou pour délibérer sur une affaire publique, ou pour organiser soit une chasse, soit une expé.dition militaire. Mais, en dehors de ces circonstances intermittentes., l'individu est abandonné à lui-même, à toutes les suggestions de son caprice, il n'est pas chargé de fonctions déterminées, qu'il doit remplir au moment fixé, et d'une façon définie; la société se désintéresse de l'emploi qu'il fait de son temps, et, par conséquent, ne l'oblige pas à une régularité qui suppose toujours un effort plus ou moins pénible. Mais il n'en est pas de même dans de grandes sociétés comm~ les nôtres . Parce que le travail y est très divisé, les différentes occupations auxquelles se consacrent les individus s'affectent mutuellement; ce sont comme autant de fonctions qui se supposent, et qui agissent les unes sur les autres . Par suite, il est impossible qu'elles soient abandonnées à la fantaisie individuelle; mais il Pst nécessaire qu'elles soient réglées pour pou voir coopérer. De là vient la régularité compassée de notre existence; c'est qu'il . n'y a guère d'instants dans le jour où ·nous n'agissions comme des fonctionnaires de l'ord_re social; car les professions économiques elles-mêmes, bien qu'elles soient moins
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dircdement réglementées que les fonctions publiques, sont collectives elles aussi. On a souvent raillé le petit employé qui accomplit chaque jour les mêmes mouvements; mais ce n'est que la caricature, la forme exagérée d'un genre d'existence que nous menons tous à quelque degré. Le programme de nos fonctions est prédéterminé en majeure partie, et le sera toujours davan..., ' tage . Mais le fait même que cette régularité est le pro- • duit de la civilisation explique sans peine comment elle manque à l'enfant. · __J;. A un second point de vue, l'esprit de discipline, c'est, avons-nous dit, la modération des désirs et la maîtrise de soi. L'expérience courante suffit à prouver qu'il fait complètement défaut avant un âge assez avancé. L'enfant n'a nullement le sentiment qu'il y a des bornes normales à ses besoins; quand il aime quelque chose, il en veut à satiété. Ni il ne s'arrêle de lui-même, ni il ne veut facilement qu'on l'arrète. Il n'est même pas contenu par cette notion qu'a l'adulte de la nécessité des lois naturelles : car il n'a pas le sentiment de leur existence . Il ne sait pas distinguer le possible de l'impossible, et, par conséquent, il ne sent pas que la réalité oppose à ses désirs des limites infranchissables. Il lui semble que tout devrait lui céder, et il s'impatiente des résistances des choses aussi bien que de celles des hommes . Il y a une émotion qui manifeste, avec une évidence toute particulière, ce caractère du tempérament enfantin. C'est la colère. La colère est, comme on sait, très fréquente chez l'enfant, et elle revêt souvent chez lui ses formes les plus extrêmes. « Quand les jeunes enfants sont en fureur, dit Darwin, ils se roulent par terre, sur le dos, sur le ventre, criant, donnant des coups de pied, égratignant, frappant sur tout ce qui est à leur portée. >> On dirait vraiment qu'ils ne produisent pas assez de mouvement pour se soulager. Or, il n'est pas d'état mental qui s'oppose plus
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nettement à cette maîtrise de soi qu'implique la discipline·; car il consiste précisément dans une aliénation passagère de la personnalité. On dit de celui qui est en colère qu'il ne se sent plus, qu'il ne se connaît plus, qu'il est hors de lui. C'est qu'il y a peu de passions aussi exclusives; quand elle éclate, surtout si elle est intense, elle chasse toutes les autres; elle chasse toutes les impressi<ms différentes qui peuvent la contenir, elle tient toute la conscience. Rien donc ne la neutralise; et ainsi s'explique sa tendance à l'illimitation. Elle va toujours devant elle, tant qu'elle a de l'énergie pour aller plus loin. La fréquence de la colère chez l'enfant et la violence qu'elle a souvent chez lui prouve donc, mieux que toute observation, sa naturelle immodération. Au reste, sur ce point encore, l'enfant ne fait que reproduire un trait bien connu de l'esprit du primitif. On sait, en effet, l'incoercibilité de la passion chez les sauvages, leur impuissance à se contenir, leur tendance naturelle à tous les excès. On voit quelle distance il y a entre le point d'où part l'enfant et le point où il faut l'amener : d'une part, une conscience perpétuellement mouvante, védtable kaléidoscope qui ne se ressemble pas à lui-même d'un ins-· tant à l'autre, des mouvements passionnels qui vont / droit devant eux jusqu'à épuisement; de l'autre, le goût d'une activité régulière et mesurée. Cette énorme distance, que l'humanité a mis des siècles à parcourir, l'éducation doit la faire franchir à l'enfant en quelques années. Il ne s'agit donc pas simplement de porter à l'action et de stimuler des tendances latentes, qui ne demandent qu'à s'éveiller et à se développer. Mais il nous faut constituer de toutes pièces des états originaux que nous ne frouvons pas tout préformés dans la constitution native de l'enfant. Cependant, si la nature ne l'incline pas par avance dans le sens qui convient, de telle sorte qu'il n'y ait qu'à surveiller et diriger son
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développement naturel, si elle nous a laissé presque tout à faire, il est évident, d'un autre côté, que nous ne saurions réussir dans notre œuvre, si nous l'avions contre nous, si elle était absolument réfractaire à l'orientation qu'il est nécessaire de lui imprimer. Elle n'est pas chose tellement malléable qu'on puisse lui faire prendre des formes qu'elle n'est aucunement apte à recevoir. Il faut donc qu'il y ait chez l'enfant, sinon les états mêmes qu'il s'agit de produire, du moins des prédispositions générales dont nous puissions nous aider pour atteindre le but, et qui soient comme les leviers par _ lesquels l'action éducative se transmet jusqu'au fond de la conscience infantile. Sinon, elle nous i;;era fermée. Nous pourrons bien contraindre matériellement l'enfant, du dehors, à accomplir certains actes; mais les ressorts de sa vie intérieure nous échapperont. Il y aura dressage; il n'y aura pas éducation. Il y a, en effet, au moins deux: prédispositions fondamentales, deux caractères constitutionnels de la nature infantile qui l'ouvrent à notre influence; ce sont : :l le traditionalisme enfantin; 2° la réceptivité de l'enfant à la sug- estion, surtout à la suggestion impérative . g Par un contraste qui peut paraitre singulter, mais qui est certain, et que nous expliquerons d'ailleurs dans quelques instants, l'enfant, qui vient de nous apparaître comme la mobilité même, est en même temps un véritable routinier. Une fois qu'il a contracté des habitudes, elles ont sur lui un empire beaucoup plus considérable que sur l'adulte . Quand il a répété plusieurs fois un même acte, il éprouve le besoin de le reproduire de la même façon; la plus légère variante lui est odieuse. On sait, par exemple, combien l'ordre de ses repas , une fois établi, devient pour lui sacré et inviolable . Il pousse même le respect de l'usage jusqu'à la manie la plus pointilleuse. Il veut que sa tasse, son couvert soient à la même place; il veut être servi par la même personne.
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Le moindre dérangement lui est douloureux. Nous avons vu tout à l'heure avec quelle facilité il passait de 'jeu en jeu. Mais, d'un autre côté, une fois qu'il a pris l'habitude d'un certain jeu, il le répétera indéfiniment. Il relira à satiété un même livre, regardera les même.s images, sans se lasser ni s'ennuyer. Que de fois avonsnous conté à nos enfants les mêmes histoires traditionnelles; on dirait qu'elles sont toujours neuves pour changeeux. Même, le nouveau, quand il implique un _ ment un peu important dans les habitudes quotidiennes, leur inspire un véritable éloignement. « Une des choses qui déconcertent le plus l'enfant, dit Sully, c'est un subit changement d'endroit. Tout petit, l'enfant ne · manifeste aucune inquiétude lorsqu'il est porté dans une nouvelle chambre; mais, plus tard, une fois qu'il sera accoutumé à une certaine chambre, il aura l'im.. pression de quelque chose d'étrange, si on le transporte dans une autre. >> (Études sur l'enfance, trad. fr., 1898,p. 274.) Un changement dans !e cercle des personnes qui l'entourent d'ordinaire produit le même effet. Preyer prétend que, vers le sixième ou septième mois, son fils se mit à pleurer en voyant une figure inconnue. Une simple modification dans le costume peut donner naissance à un malaise du même genre. Le même fils de Preyer fut bouleversé, à l'âge de dix-sept mois, en voyant sa mère en robe noire. Et la couleur n'est pour rien dans l'effet produit '; car, d'après une information reçue par Sully, « un enfant se met à pleurer en voyant sa mère avec une robe d'une couleur et d'un dessin tout nou~eaux pour lui; un ~utre manifeste, depuis l'âge de dix-sept mois jusqu'à deux ans et demi, une répugnance si marquée à mettre de nouveaux vêtements qu'on avait toutes les peines du monde à les lui faire .endosser». Ainsi l'enfant, en même temps qu'un instable, est un véritable misonéiste. Ce n'est pas seulement de ses habitudes individuelles
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que l'enfant est à ce point respeclueux, mais aussj de celles qu'il observe chez ceux qui l'entourent . Quand il remarque que tout le monde ~utour de lui se comporte toujours de La même manière dans les mêmes circonstances,· il considère qu'il est impossible de se c9inporter autrement. Toute dérogation à l'usage est pom: lui un scandale, qui soulève une surprise dans laquelle il entre facilement des sentiments de révolte et d'indignation. Sans doute, l'adulte, lui aussi, est enclin à ces fétichismes; mais l'enfant beaucoup plus que l'adulte. Les gestes, même les plus insignifiants, s'ils sont toujours répétés devant lui de la même façon, deviennent à ses yeux des éléments intégrants de cel ordre immuable auquel il ne doit pas être dérogé. C'est de là que vient le goût de l'enfant pour le formalisme cérémoniel. Ses parents l'embrassent d'une certain<' façon : il embrasse exactemeut de la même manière ses poupées qui sont ses enfants. Ce traditionalisme a déjà une portée plus haute que le précédent parce qu' elle est plus générale. L'enfant l'applique non seulement à lui et à sa conduite, mais à tout son petit monde. Il en vient presque à y voir une sorte de loi générale valable pour tout ce qui constitue à ses yeux l'humanité. Si curieuse que puisse être cette coexistence du miso- 1 néisme et de l'instabilité, elle n'est pas particulière à l'enfant. On la rencontre également chez les primitifs. ' Nous avons vu combien le sauvage était léger, mobile de caractère, si bien qu'il est impossible de faire fond sur lui. Or, on sait également que, nulle part, le traditionalisme n'est plus fort. Nulle part, la ·\ coutume n'a une telle autorité. Tout ce à quoi elle s'applique est réglementé jusque dans le détail. Les moindres gestes, les intonations sont fixées par avance, et tout le monde se conforme religieusement à l'usage. De là vient le développement considérable du cérémonial dans ces sortes de sociétés. Tl en r~sulte que les
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nouveautés, les innovations ont grand mal à se produire La pratique, une fois établie, est répétée sans variations pendant des siècles . Mais il n'est pas nécessaire de remonter jusqu'aux origines de l'histoire pour constater la juxtaposition de ces deux états d'esprit, qui semblent au premier abord inconciliables. Les peuples dont l'humeur est le plus mobile, ceux dont la conscience passe le plus facilement d'un extrême à l'autre, ceux, par conséquent, où les révolutions sont les plus fréquentes, et où elles se font successivement dans les sens les plus opposés, ne sont pas ceux qui font preuve de la plus grande initiative . Au contraire, il n'en est pas où les vieilles trnditions, les vieilles routines restent plus solidement enracinées. Ils ne changent qu'en apparence; le fond reste toujours le même. A la surface, c'est une suite ininterrompue d'événements toujours nouveaux, qui se pressent les uns derrière les autres : mais celte mobilité superficielle recouvre la plus monotone uniformité. C'est chez les peuples les plus révolutionnaires que la routine bureaucratique est souvent la plus puissante. C'est que l'extrême mobilité et la routine extrême ne s'excluent qu'en apparence . En effet, des idées, des impressions passagères, précisément parce qu'elles ne durent pas, qu'elles sont aussitôt remplacées par d'autres, ne sont pas en état de résister à une habitude, dès que celle-ci est constituée. Car il y a, dans une habitude, une force accumulée par la répétition, donl ne sauraient venir à bout des étals aussi fugitifs et aussi inconstants, qui s'effacent aussitôt apparus, qui se poussent les uns les autres hors de la conscience, qui se contredisent et se neutralisent mutuellement. Que l'on compare cette trame ténue, diaphane d'états de conscience fluides et éphémères, à la consistance, à la densité, pour ainsi parler, d'une habitude constituée, et l'on comprendra sans peine que le sujet se dirige
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nécessairement Jans le sens où cette dernière l'incline. Elle règne donc en maîtresse, parce qu'elle est la seule force motrice constituée. C'est une nécessité mécanique, { en quelque sorte, que le centre de gravité de la conduite se trouve alors dans la région des habitudes . Si l'adulte, et surtout l'adulte cultivé, n'est paM à ce point placé sous la dépendance de ses habitudes, c'est que les idées et les sentiments qui se succèdent chez lui ont plus de suite et de persistance; ce ne sont pas de simples feux follets, qui s' allument un instant pour s'éteindre aussitôt après. lls tiennent la conscience pendant un temps appréciable : ce sont des forces réelles qui peuvent s'opposer aux habitudes et les contenir. Parce que la vie intérieure a plus de suite, parce qu'elle n'est pas à chaque instant bouleversée, l'habitude n'est plus seule maîtresse. Ainsi la mobî!ilé excessive, loin d'être incompatible avec la routine, lui fraye les voies et en renforce l'empire. Or, si cette tendance au traditionalisme ne constitue pas en elle-même un état moral, c'est pourtant un point d'appui pour l'action que nous ~vons à exercer sur l'enfant. Car ce pou voir qu'a sur lui l'habitude, par suite de l'instabilité de sa vie psychique, nous pouvons nous en servir, pour corriger et pour contenir cette instabilité même. Il suffit de l'amener à prendre des habitudes régulières pour tout ce qui concerne les principales circonstances de son existence. A cette condition, sa vie n'offrira plus ce spectacle contradictoire d'une extrême mobilité alternant sans cesse avec une routine presque maniaque; mais ce qu' elle a de fugace et de mouvant se fixera; elle se régularisera et s'ordonnera dans son ensemble : ce qui est comme une première initiation à la vie morale. Déjà, dans cet attachement que ressent l'enfant pour ses manières d'agir habituelles, dans le malaise qu'il éprouve quand il. ne retrouve pas à leur place accoutumée les objets et les gens de son
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entourage, il y a comme le sentiment obscur qu'il existe un ordre normal des choses, qui seul est fondé dans la nature, qui, à ce titre, s'oppose à ces arrangements accidentels, et doit, par suite, leur être préféré. Or, c'est une distinction de ce genre qui est à la base de l'ordrê mQral. Assurément, une notion aussi confuse, aussi inconsciente d'ell_ -même, a l>esoin d'être prée cisée, éclairée, consolidée, et développée. Il n'en reste pas moins que nous avons, cette fois, une ouverture par où l'action proprement morale pourra s'introduire dans l'âme de l'enfant, et que nous connaissons un des ressorts de sa vie intérieure, dont nous pouvons ·nous aider pour l'orienter dans le sens qui convient. Mais le goût de la vie régulière n'est pas, nous le savons, tout l'esprit de discipline. Il y a en outre le goût de la mesure, l'habitude de contenfr ses désirs, le sens de la limite normale . Il ne suffit pas que l'enfant soit accoutumé à répéter les mêmes actes dans les mêmes circonstances; il faut qu'il ait le senliment qu'il y a en dehors de lui des forces morales qui bornent les siennes, avec lesquelles il doit compter, devant lesquélles sa volonté doit s'incliner. Or, ces forces, l'enfant ne les voit pas avec les yeux du corps, puisqu'elles sont morales . Il n'est pas de sens qui lui permette d'apercevoir les caractères distinctifs d'une autorité morale. 1 Il y a là tout un monde qui l'entoure de toutes parts, et , qui pourtant, en un sens, lui est ·invisible. Sans doute, il voit bien les corps matériels des gens et des choses qui remplissent son milieu immédiat, je veux dire sa famille; il sent bien que les adultes qui s'y trouvent, je veux dire ses parents, sont en état de lui faire subir leurs volontés. Mais cette contrainte physique ne saurait, à aucun degré, lui donner l' impression de cette attraction sui generis qu'exercent les forces morales, et qui fait que la volonté défère à leur impulsion spontanément, par un mouvement d'acquiescement respectueux,
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et non par pure coercition matérielle. Comment donc éveiller en lui cette sensation nécessaire? C'est en utilisant sa grande réceptivité aux suggestions de toutes sortes. Guyau est le premier à avoir fait remarquer que l'enfant se trouve naturellement dans une situ·ation mentale fort analogue à celle où se trouve anormalement un sujet hypnotisé. Quelles sont, en effet, les conditions de Ja suggestion hypnotique? Il y en a deux principal<-ls : i°) Le sujet hypnotisé est dans un état de passivité aussi complète que possible. Sa volonté est paralysée; son esprit est comme une table rase; il ne voit plus, n'entend plus que son hypnotiseur . Tout ce qui se passe autour de lui le laisse -indifférent. L'idée qui est suggérée dans ces conditions s'établit dans sa conscience avec d'autant plus de force qu'elle n'y rencontre aucune résistance. Elle n'y est combattue par aucf1e autre, puisque le vide parfait s'est réalisé. Par suite elle tend d'elle-même à passer à l'acte . Car une idée n'est pas un pur état intellectuel et spéculatif; elle entraîne toujours à sa suite un commencement d'action qui la réalise, et l'action ainsi commencée se poursuit, si aucun état contraire ne vient l'inhiber. 2°) Cependant, pour que l'acte suggéré se réalise avec certitude, cette première condition ne suffit généralement pas. 11 faut que l'hypnotiseur dise: je veux; qu'il fasse sentir que le refus n'est pas concevable, que le sujet doit obéir. S'il faiblit, s'il entre en discussion, c'en est fait de son pouvoir. Or, ces deux conditions sont remplies par l'enfant, dans ses rapports avec ses parents et ses maîtres. 1°) Il se trouve tout naturellement dans cet état de passi- , vité où des procédés artificiels mettent l'hypnotisé. Si sa conscience n'est pas une pure table rase, elle est, cependant, pauvre en représentations et en tendances déterminées. Par suite, toute idée nouvelle introduite
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dans ce milieu mental peu dense, y rencontre peu de résistances, et, par conséquent, tend facilement à passer à l'acte. C' est ce qui fait que l'eafant est si facilement accessible à la contagion de l'exemple, qu'il est si enclin à rimitation. Quand il voit faire un acte, la représentation qu'il en a tend d'elle-même à se réaliser au dehors en un acte similaire. 2°) Quant à la sec0nde condition, elle se trouve tout naturellement remplie par le ton impératif que l'éducateur donne à ses commandements. Pour que sa volonté s'impose, il faut qu'elle soit ferme et affirme avec fermeté. Sans doute, c'est seulement au début que la suggestion éducath1 doit toute e , sa puissance d'action, tout son empire à ces manifestations extérieures. Quand l'enfant est arrivé à eomprendre plus nettement l'état de dépendance morale où il se trouve vis-à-vis de ses parents et de ses maîtres, le besoin qu'il a d'eux, la supériorité intelleetuelle qu'ils ont sur lui et le prix de cette supériorité, l'ascendant, dont ils sont dès lors investis d'une manière chronique, se communique à leurs prescriptions, et vient alors la renforcer. Il n'en est pas moins vrai que c?est le caractère .impératif de la suggestion qui constitue la source originelle de son efficacité, et il en reste, pendant longtemps, tout au moins un facteur important. MM. Binet et Henry ont démontré par un.e. intéressante expérience cette suggestibilité naturelle de l'enfant. Voici comment ils ont procédé. Des lignes de différentes longueurs sont présentées aux enfants d'une école qui les regardent attentivement. Une fois qu'ils s'en sont bien fixé l'image dans la mémoire, ils doivent les retrouver sur un autre tableau ,qui contient, outre les lignes représentées, d'autresdetoute longueur. Lorsque l'enfant crnit avoir trouvé et qu'il a désigné la ligne qu'il pense être celle de la première expérience, l'observateur lui pose, sans autre insistance, cette seule question : êtes-vous sûr que ce soit la seule ligne exacte?
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Cette seule interrogation suffirait pour déterminer 89 p. 100 des enfants du cours élémentaire à changer leur réponse primitive. Dans le cours moyen et le cours supérieur, la proportion était respectivement de 80 p . 100 et de 54 p. 100: Même quand les enfants ont trouvé juste, ils abandonnent, au moins dans la proportion considérable de 56 p. 100, leur première opinion. Ici, le revirement est donc tout enlier le produitde la suggestion. On remarquera, d'autre part, l'inégale suggestibilité de l'enfant suivant son âge. A mesure que son esprit se meuble, il acquiert aussi plus de force de résistance. Le fait est donc certain et n'est plus guère contesté des pédagogues. « L'étonnante crédulité, la docilité, la bonne volonté, l'obéissance et le peu de consistance de la volonté, qui se traduisent par une foule de petits traits chez les jeunes enfants, rappellent les phénomènes que l'on observe chez l'adulte hypnotisé. Si, par exemple, à l'enfant de deux ans et demi, qui vient de manger un premier morceau de son biscuit, el qui s'apprête à y mordre de nouveau, je dis catégoriquement, sans donner de raisons, avec une assurance qui ne permet aucune contradiction, à très haute voix et sans pourtant l'effrayer: « Maintenant l'enfant a bien mangé, il est rassasié))' il arrive que l'enfant, sans achever de mordre son biscuit, éloigne celui-ci de la bouche, le pose sur la table et termine là son repas. Il est facile de per-· suader aux enfants, même de trois à quatre ans, que la douleur consécutive à un coup, par exemple, est dissipée, qu'ils n'ont plus soi~, qu'ils ne sont plus fatigués, à condition que ... l'assertion opposée à leurs plaintes soit tout à fait péremptoire »·. Il y a donc là un frein extérieur qui peut êlre opposé aux désil's, aux passions de l'enfant; et, par là, on peut l'accoutumer de bonne heure à se contenir, à se modérer; on peut lui faire sentir qu'il ne doit pas
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s'abandonner à ses penchants sans réserve, mais qu'il y a toujours une borne au delà de laquelle il ne doit pas aller. Et l'enfant sent bien, dans ce cas, qu'il est soumis à l'influence d'une force qui n'agit pas à la manière des forces physiques, mais qui a des caractères tout particuliers. Il a, en effet, clairement conscience que cette force lui est extérieure, en un sens, qu'il n'aurait pas agi de la même manière, s'il avait eu toute l'initiative de son acte, puisqu'il a cédé à un ordre reçu; mais, d'un autre côté, il se rend bien compte qu'il n'a pas subi de contrainte matérielle. La cause déterminante de son acte n'a pas été une pression physique, comme quand on luj. impose de force telle ou telle altitude, mais un état tout intérieur, à savoir l'idée suggérée; et ce sont des caractères intrinsèques de cette idée qui ont déterminé son efficacité. C'est avec ces éléments que s'est constituée, vraisemblablement, la première notion que les hommes se sont faite, et que se font aussi les enfants, de ce que nous appelons une force ou une autorité morale. Car une autorité morale a précisemenl pour caractéristique qu'elle agit sur nous du dehors, et pourtant sans coercition matérielle, ni actuelle, ni éventuelle, par l'intermédiaire d'un état intérieur. Sans doute, autour de ce premier noyau, viennent peu à peu et très vite s'agréger bien d'autres élP-ments. Déjà, par cela seul que l'tmfant a obéi plusieurs fois aux ordres d'une même personne, il est tout naturellement induit à prêter à cette même personne des attributs en rapport avec l'action qu'elle exerce sur lui; il se la représente comme ayant un pouvoir sui gene1·is qui la met hors de pair dans son imagination. Mais nous n'avons pasà suivre pour l'instant l'évolution de l'idée; il suffit ' de montrer quel en est le point d'attache dans la nature infantile. Il s'en faut donc que nous soyons désarmés. Grâce à l'empire que l'habitude a si facilement sur la cons-
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cience de l'enfant, nous pouvons l'accoutumer à la régularité et lui en faire prendre le goût; grâce à sa suggestibilité, nous pouvons, en même temps, lui donner comme une première impression des forces morales qui l'entourent et dont il dépend. Nous avons donc entre les mains deux puissants leviers, si puissants même qu'ils demandent à être maniés avec la plus grande discrétion. Quand on songe à ce qu'est la conscience de l'enfant, comme elle est accessible à l'action, avec quelle facilité elle garde la marque de toute pression un peu énergique, un peu répétée, on se prend à craindre les abus de pouvoir, beaucoup plus qu'à redouter l'impuissance de l'éducateur. Il y a toutes sortes de précautions à prendre pour protéger la liberté de l'enfant contre la toute-puissance de l'éducation. Comment, dans ces conditions, songer, ainsi qu'il en a été récemment question, 'à laisser l'enfant passer, pour ainsi dire, sa , vie entre les mains d'un même maître? Une telle éducation, par la force des choses, deviendrait aisément asservissante. L'enfant ne pourrait manquer de reproduire passivement l'unique modèle qu'on lui aurait mis sous les yeux. Le seul moyen de prévenir cet asservissement, d'empêcher que l'éducation ne fasse de l'enfant ainsi élevé· une copie des défauts du maître, ef?t de multiplier les maîtres, afin qu'ils se co,mplètent, et afin que la diversité des influences ne permette pas à l'une d'elles d'être trop exclusivement prépondérante. Cependant, si puissants que soient nos moyens d'action, nous sommes encore bien éloignés du but. Quelle distance entre cette réceptivité très générale de l'enfant à l'habitude et à ]a suggestion, d'une part,_el la représentation claire de la règle morale, de l'autre! Pour que ces germes indistincts, ces tendanées indéterminées puissent devenir les sentiments définis et complexes qu'il faut provoquer chez l'enfant, il est
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nécessaire que l'éducation vienne les féconder et les transformer. Par quels moyens doit être obtenue cette transformation, c'est ce que nous verrons dans la prochaine leçon .
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LA DISCIPLINE SCOLAIRE
Nous avons cherché, dans la dernière leçon, quelles sont les prédispositions naturelles de l'enfant, dont nous pouvons nous aider pour lui inculquer l'esprit de discipline. Nous avons vu comment, grâce à sa très grande réceptivité à l'habitude, nous pouvons contenir sa mobilité, son instabilité constitutionnelles, et lui faire prendre goût à la vie régulière; comment, grâce à son extrême suggestibilité, nous pouvons lui donner comme un premier sentiment de ce qu'est l'autorité morale. Nous avons donc entre les mains, deux puissants moyens d'action , si puissants même qu'ils demandent à n'être employés qu'avec réserve et discrétion, Quand on se représente, en effet, ce qu'est la conscience de l'enfant, son peu de densité et de résistance, comme la moindre pression extérieure peut y laisser des marques durables et profondes, on se prend à craindre les abus de pouvoir auxquels l'éducateur peut se laisser facilement entraîner, beaucoup plutôt que son impuissance. Bien loin que l'action du maître ou des parents ne risque jamais d'être excessive, des mesures sont indispensables pour protéger contre eux la liberté de l'enfant. Une des précautions les plus efficaces qui puissent être prises à cet égard est d'empêcher que les enfants ne soient formés dans un seul et unique milieu, et, plus encore, par une seule et unique
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personne. C'est une des nombreuses raisons 1 rendent qui insuffisante l'éducation domestique. ,L'enfant, exclusivement élevé dans sa famille, devient la chose de celleci; il reproduit toutes les particularités, tous les traits et jusqu'aux tics de La physionomie familiale; mais il ne pourra pas développer sa physiono!P-ie personnelle. L'école le libère de cette dépendance trop étroite. A l'école même, et pour le même motif, il faut qu'il soit confié successivement à des maîtres différents . Si, comme on l'a récemment proposé pour nos établissements publics d'enseignement secondaire, il restait plusieurs années de suite soumis à l'action d'un seul et même professeur, il deviendrait nécessairement une copie servile de l'exemplaire unique qu'il aurait ainsi constamment sous les yeux. Or, cet assujettissement de l'homme à l'homme . est immoral; c'est seulement devant la règle impersonnelle et kbstraite que la volonté humaine doit apprendre à se soumettre. Mais, si puissants que soient les moyens d'action que nous offre ainsi la nature infantile, il s'en faut qu'ils puissent produire d'eux-mêmes les effets m 1.naux qu'on en peut attendre. Par elles-mêmes, ces.prédispositions ne constituent pas des états moraux proprement dits, d'ores et déjà acquis et réalisés; mais, suivant la manière dont on les emploie, elles peuvent servir aux fins les plus opposées. On peut utiliser l'empire que l'habitude a si facilement sur l'enfant pour lui donner le goût de la vie régulière ; mais, inversement, si l'on n'intervient pas à temps et de la manière qui convient, l'enfant pourra très bien s'accoutumer à l'irrégularité, et, une fois l'habitude contractée et enraèi'née, il lui sera difficile de s'en défaire. De même, comme nous venons d'en faire la remarque, on pourra pro.filer de son extrême suggestibilité pour l'asservir à quelque volonté particulière, pour lui enlever toute initiative, et non pour le rendre p_lus . accessible à l'action libéra-
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trice d'une discipline impersonnelle. Ainsi, nous n 'entendons pas dire que l'enfant reçoive héréditairement des prédispositions morales déterminées. Les armes que la nature met à notre disposition sont à deux tranchants : tout dépend de la manière dont on les emploie. C'est ce qui fait la vanité de~ discussions, tant de fois renouvelées, sur la question de savoir si l'enfant naît moral ou immoral, ou s'il possède, tout au moins, en lui des éléments positifs de moralité ou d'immoralité . Le problème, ainsi posé, ne comporte pas de • solution définie . Agir moralement, c'est se conformer aux règles de la morale. Or, les règles de la morale sont extérieures à la conscience de l'enfant; elles sont élaborées en dehors de lui; il n'entre en contact avec elles qu'à un moment déterminé de son existence. Il est donc bien impossible qu'il en ait, à l'instant de sa naissance, je ne sais quelle représentation anticipée, de même qu'il ne saurait avoir, avant d'ouvrir les yeux, je ne sais quelle image héréditaire du monde extérieur. Tout ce qu'il peut apporter en naissant, ce sont des virtualités très générales, qui se détermineront dans un sens ou dans l'autre, suivant l'action qu'exercera l'éducateur, suivant la façon dont il les mettra en œuvre. Nous avons eu déjà l'occasion de dire que cette mise en œuvre pouvait et devait commencer dans la famille et dès le berceau. Nous avons indiqué, cheminfaisant,comment il y avait déj~ comme un commencement d'éd_ ucation morale, par cela seul quel' on faisait contracter tout de suite à l'enfant des habitudes régulières; comment aussi les pa.r ents avaient le moyen d'éveiller très tôt en lui comme un premier sentiment de l'autorité morale. Nous avons donc le droit de supposer que, quand il entre à l'école, il n'est plus dans cet état de neutralité morale où il se trouve à sa naissance; que ces prédispositions très générales, dont nous venons de parler, ont déjà reçu un commencement de détermination. Il est
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certain, notamment, qu'à vivre d'une vie domestique régulière, l'enfant contractera plus facilement le goût de la régularité; plus généralem,ent, s'il est élevé dans une famille moralement saine, il participera, par la contagion de l'exemple, à cette santé morale . Cependant, bien que l'éducation domestique soit une première et excellente préparation à la vie morale, l'efficacité en est très restreinte, surtout pour ce qui concerne l'esprit de discipline; car ce qui en est l'essentiel, à savoir le respect de la règle, ne peut guère se développer dans le milieu familial. La famille, en effet, est, aujourd'hui surtout, un très petit groupe de personnes, qui se connaissent intimement, qui sont en contacts personnels de tous les instants; par suite, leurs relations ne sont soumises à aucune réglementation générale, impersonnelle, immuable; mais elles ont toujours et doivent normalement avoir quelque chose de libre et d'aisé, qui les rend réfractaires à une détermination riKide. Les devoirs domestiques ont ceci de particulier qu'ils ne sauraient se fixer une fois pour toutes en préceptes définis qui s'appliquent toujours de la même manière; mais ils sont susceptibles de se plier à la diversité des caractères et des circonstances : c'est affaire de tempéraments, d'accommodements mutuels, que facilitent l'affection et l'aceoutumance. C'est un milieu qui, par sa chaleur naturelle, est parlicul ièrement apte à faire éclore les premiers penchants altruistes, les premiers sentiments de solidarité; mais la :murale qui y est pratiquée y est surtout affective . L'idée abstraite du devoir y joue un moindre rôle que la sympathie, que les mouvements spontanés du cœur. Tous les membres de cette petite société sont trop près. les uns des autres; ils ont trop, en raison de cette proximité morale, le sentiment de leurs besoins réciproques; ils ont trop conscience les uns des autres, pour qu'il soit nécessaire, ou mêm~ utile, d'assurer régle·m entai-
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rement leur concours . Sans doute, il en était autrement autrefois, quand la famille formait une grande société, comprenant dans son sein une pluralité de ménages, des esclaves, des clients; alors, il était nécessaire que le père de famille, chef de ce groupe, fût investi d'une autorité plus haute. C'était un législateur et un magis. trat, et toutes les relations familiales étaient soumises à une véritable discipline. Mais il n'en est plus de même aujourd'hui; parce que la famille ne compte plus qu'un tout petit nombre de personnes, les relations domestiques ont perdu leur impersonnalité première, pour prendre un caractère personnel et relativement électif, qui s'accommode mal d'une réglementation. Et cependant, il faut que l'enfant appren~e le respect de la règle; il faut qu'il apprenne à l'aire son devôir parce que c'est son devoir, parce qu 'il s'y sent obligé, et sans que la sensibilité lui facilite outre mesur e la tâche. Cet apprentissage, qui ne samait être que très incomplet dans la famille, c'est à l'école qu'il doit se faire. A l'école, en effet, existe tout un système de règles qui prédéterminent la conduite de l'enfant. Il doit venir en classe avec régularité, il doil s'y présenter à heure fixe, dans une tenue et une altitude convenables; en classe, il ne doit pas troublev l'ordre; il doit avoir appris ses leçons, fait ses devoirs, et les avoir faits avec une suffisante application, etc ... Il y a ainsi une multitude d'obligations auxquelles l'enfant est tenu de se soumettre. Leur ensemble constitue ce qu'on appelle la discipline scolaire. C'est par la pratique de la discipline scolaire qu'il est possible d'inculquer à l'enfant l'esprit de discipline. Trop souvent, il est vrai, l'on s'est fait de la discipline scolaire une conception qui ne permet pas de lui attribuer un rôle moral aussi important. On y voit un simple moyen d'assurer l'ordre extérieur et la tranquillité de là classe. De ce point de vue, on a pu, non sans
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raison, trouver barbares ces exigences impératives, cette tyrannie de la règle compliquée à laquelle on soumet l'enfant. On a protesté contre celte gêne qui lui était imposée dans le seul but, semblait-il, de faciliter la tâche du maître en l'uniformisant. Un tel système n'est-il pas de nature à éveiller chez l'élève, pour le maître, des sentiments d'hostilité, au lieu de la confiance affectueuse qui devrait régner entre eux? Mais, en réalité, tout autre est la nature et tout autre 11 la fonction de la discipline scolaire. Elle n'est pàs un simple artifice en vue de faire régner dans l'école une paix extérieure, qui permette à la leçon de se dérouler tranquillement. Elle est la morale de la classe, comme. la morale proprement dite est la discipline du corps , social. Chaque groupe social, chaque espèce de société a, et ne peut pas ne pas avoir sa morale, qui exprime sa constitution. Or, la classe est une petite société : il est donc naturel et nécessaire qu '~lle ait une morale propre, /en rapport avec le nombre, la nature des éléments qui la composent et avec la fonction dont elle est l'organe. La discipline est cette morale. Les obligations que nous énumérions tout à l'heure sont les devoirs de l'élève, au même titre que les obligations civiques ou profeso sionnelles, que l'État ou la c_ rporation impose à l'adulte, sont les devoirs de ce dernier. D?un autre côté, la société scolaire est bien plus voisine de la société des adultes que ne l'était la famille. Car, outre qu'elle est plus nombreuse, les individus, maîtres et élèves, qui la composent, y sont rapprochés, non par des sentiments personnels, des affinités électives, mais pour des raisons tout à fait générales et abstraites, je veux dire la fonction sociale des uns et la: conditioh mentale où se trouvent les autres par suite de leur âge. Pour toutes ces raisons, la règle de l'école ne saurait se plier, avec la même souplesse que celle de la famille, à toutes les combinaisons de circonstances; elle ne saurait s 'accom-
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moder des mêmes tempéraments . Le devoir scolaire a déjà quelque chose de plus froid et de plus impersonnel; il s'adresse davantage à la raison et parle moins à la sensibilité; il demande plus d'efforts, une plus grande contention. Et, bien qu'on doive, airisi que nous aurons l'occasion de le dire, se garder d'outrer ce caractère, il est indispensable, pour que la discipline scolaire soit tout ce qu'elle doit être, et remplisse toute sa fonction. Car c'est à cette condition qu'elle pourra servir d'intermédiaire entre la morale affectueuse de la famille et la morale plus sévère de la vie civile. C'est en respectant la règle scolaÎL'e que l'enfant apprendra à respecter les règles, qu'il prendra l'habitude de se contenir et de se gêner, parce qu'il doit se gêner et se contenir. C'est une , première initiation à l'austérité du devoir: C'est la vie sérieuse qui commence. oilà la vraie fonction de la discipline. Ce n'est pas un simple procédé destiné à faire travailler l'enfant, à stimuler son désir de s'instruire, ou à ménager les forces du maître. C'est essentiellement un instrument, difficilement remplaçable, d'éducation morale. Le maître qui en a la garde ne saurait donc y veiller avec trop de soins. Ce n'est pas seulement de son intérêt et de sa tranquillité qu'il s'agit. Maia on peut dire, sans exagération, que c'est sur sa fermeté que repose la moralité de la classe. 11 est certain, en effel, qu'une classe indisciplinée est une classe qui se démoralise. Quand les enfants ne se sentent plus contenus, ils entrent dans une sorte d'effervescence qui les rend impatients de tout frein, et leur conduites' en ressent, m,ême en dehors de la vie scolaire. On peut déjà observer des faits analogues dans la famille, quand l'éducation domestique est trop relâchée. Mais, à l'école, cette effervescence malsaine, produit de l'indiscipline, constitue un danger moral beaucoup plus grave, parce que cette effervescence est collective. Il ne faut jamais perdre de vue,
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en effet, que la classe est une petite société. Chacun des membres de ce petit groupe ne se comporte donc pas comme s'il était seul; mais il y a une influence exercée par tous sur chacun, et dont il faut tenir le plus grand compte. Or, l'action collecli ve, suivant la manière dont elle s'exet"ce, amplifie le mal comme le bien. Est-elle anormale? Précisément parce qu'elle excite, intensifie les forces individuelles, elle leur imprime alors une direction funeste avec d'autant plus d'énergie. C'est ce qui fait, par exemple, que l'immoralité se développe si facilement dans les foules, et y atteint même très souvent un degré de violence exceptionnel. La foule, on le sail, tue facilement. C'est que la foule est une société, mais une société instable, cahotique, sans discipline régulièrement organisée. Parce qu'elle est une société, les forces passionnelles que la foule développe sont, on le sait, particulièrement intenses; elles sont donc naturellement promptes aux excès . Pour les renfermer dans les limites normales, pour en prévenir le déchaînement, il faudrait une réglementation énergique et complexe. Mais, par définition, il n'y a dans une foule, dans une cohue, ni règle constituée, ni organe régulateur d'aucune sorte. Les forces ainsi dégagées sont donc abandonnées tout entières à elles-mêmes, et, par conséquent, il est inévitable qu'elles se laissent emporter au delà de toutes les bornes, qu'elles ne connaissent plus aucune mesure, et se répandent en désordres tumultueux, destructifs et, par suite, presque nécessairement immoraux. Or, une classe sans discipline est comme une foule. Parce qu'un certain nombre d'enfants sonl rapprochés dans une même classe, il y a une sorte de stimulation générale de toutes les activités individuelles , qui vient de la vie commune, et qui, quand tout se passe normalement, quand elle est bien dirigée, se traduit simplement par plus d'ardeur, plus d'entrain à bien faire que si chaque élève travaillait isolément.
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M:iis, si le maître n'a pas su acquérir l'autorité nécessaire, alors, celte suractivitê se dérèg·le; elle dégénère en une agitation morbide et une véritable démoralisation, d'autant plus grave que la classe est plus nombreuse. Un des faits qui rendent alors bien sensible cette démoralisation, c'est que les éléments de la classe qui ont le moins de valeur morale prennent, dans la vie commune, une place prépondérante, de même que, dans les sociétés politiques, aux époques de grande perturbation, on voit monter à la surface de la vie publique une m~1Itilude d'éléments nocifs qui, en temps normal, restent dissimulés dans l'ombre, Il importe donc de réagir contre l'espèce de discrédit dans lequel tend à tombei· la discipline depuis un certain nombre d'années. Sans doute, quand on examine, en elles-mêmes et par le détail, ces règles de conduite à l'observation desquelles le maître doit tenir la main , on est tenté de les juger inutilemfmt tracassières, et la bienveillance qu'inspire sinaturellementl'enfance nous porte à en trouver la rigueur exagérée. N'est-il pas possible d'ètre un lrè's bon enfant, et de ne pas savoir arriver à heure fixe, de n'être pas prêt au moment voulu nour son devoir ou sa leçon, etc. ?.. • Mais tout change d'aspect, si, au lieu d'examiner en détail la nature de cette réglementation scolaire, on la considère dans son ensemble , comme le code des devoirs de l'élève. Alors, l'exactitude à remplir toutes ces petites obligations apparaît comme une vertu; c'est la vertu de l'enfance, la seule qui soit en rapport avec le genre de vie que l'on mène à cet âg·e, la seule, par suite, qu'on puisse réclamer de l'enfant. C'est pourquoi on n~ saurait la cultiver trop attentivement. Si, dans une classe déterminée, l'ébranlement de la discipline a pour coméquence une sorte de démoralisation partielle, du moins on peut es· pérer qu'elle ne sera que passagère; mais, si l'ébranlement est général, si c'est le système tout entier qùi esl
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déconsidéré dans l'opinion publique et aux yeux des maîtres eux-mêmes, alors, c'est la moralité publique qui est atteinte à une de ses sources vives. Et, d'ailleurs, ce qui doit contribuer à nous empêcher de céder trop facilement à une complaisance excessive pour la faiblesse infantile, c'est que les enfants sont les premiers à se bien trouver d'une bonne discipline. On a dit souvent que les peu pies, pour être heureux, avaient besoin de se sentir bien gouvernés; il en est des enfants comme des hommes. Eux aussi ont besoin de sèntir audessus d'eux une règle qui les contienne, et qui les soutienne. Une classe bien disciplinée a un air de santé et de bonne humeur. Chacun est à sa place et s'y trouve bien." L'absence de discipline produit, au contraire, une confusion donl souffrent · ceux-là mêmes qui ont l'air d'en profiter. On ne sait plus ni ce qui est bien, ni ce qui est mal, ni ce qu'il faut faire, ni ce qu'il ne faut pas faire, ni ce qui e5t licite, ni ce qui est illicite. De là un état d'agitation nerveuse, d'enfièvrement mutuel qui est douloureux à l'enfant. C'est alors qu'on voit sa · mob.ilité d'humeur atteindre son maximum; il passe avec une extrême rapidité d'un extrême à l'autre, du rire aux larmes ou inversement. C'est que l'enfant, tout comme l'homme, n'est plus dans les conditions normales, quand il ne sent plus rien en dehors de lui qui le borne, qui le modère et qui l'oblige à ne pas excéd~r sa nature. Et cela est surtout vrai de l'enfant chez qui le besoin de mesure et de modération n'a pas encore eu le temps de s'organiser de manière à pouvoir fonctionner spontanément. Toutefois, la discipline scolaire ne peut produire les effets utiles qu'on esten droitd'en,attendre qu'à condition de se renfermer elle-même dans de certaines limites. Il est nécessaire, en effet, que dans ses grandes lignes, la vie de.la classe soit fixée; d'un autre côté, il ne faut pas que la réglementation descende jusque dans les
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minuties du détail. Il est indispensable qu'il y ait des règles; il est mauvais que tout soit réglé . Toutes les actions de l'adulte ne sont pas soumises à la réglementation de la morale; il en est qu'il a la faculté de faire ou de ne pas faire, ou de faire comme il l'entend, qui, en un mot, ne relèvent pas de l'appréciation morale . De même, il ne faut pas que la discipline scolaire s'étende à toute la vie scolaire. Il ne faut pas que l'attitude des enfants, la manière dont ils doivent se tenir, dont ils doivent marcher, réciter leurs leçons, rédiger leurs devoirs, tenir leurs cahiers, etc .. . soit prédéterminée avec un excès de précision. Car une discipline aussi étendue est aussi contraiPe aux intérêts de la vraie discipline que la superstition est contraire aux intérêts de la vraie religion; et cela pour deux raisons . D'abord, ' l'enfant est exposé à ne voir dans de telles exigences que des mesures odieuses ou absurdes, destinées à le gêner et à l'ennuyer; ce qui compromet à ses yeux l'autorité de la règle. Ou bien, s'il s'y soumet pas&ivement et sans résistance, il s'habitue à ne plus rien faire que par ordre; ce qui éteint en lui toute initiative. Or, surtout dans les conditions morales actuelles, où l'individu est tenu d'agir par lui-même et de jouer un rôle personnel dans la vie collective, une réglementation aussi envahissante ne peut manquer d'avoir sur la moralité de l'enfant la plus mauvaise influence. Aussi, quand elle n'en fait pas un révolté, elle en fait un déprimé moral. Et, cependant, quelque graves que soient les conséquences de cet abus, le maître n'est que trop facilement enclin à le commettre, et il importe qu'il s'en rende compte. Comme 'toute force que rien ne contient tend à se développer sans terme, le pouvoir réglementaire dont il dispose a besoin d'être contenu. Or, à l'intérieur de la classe, il est seul en face des enfants, qui sont hors d'état de lui résister. Il faut donc qu'il se résiste à lui-même. Et ce sont vraisemblablement les
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excès de réglementation scolaire, auxquels on s'était laissé aller pendant de longues années, qui ont déterminé cette réaction contre la discipline que je signalais tout à l'heure, et qui, elle-même, risque de dépasser la juste mesure. Maintenant que nous savons ce qu'est la discipline scolaire et quelle en est la fonction, voyons de quelle manière il faut s'y prendre, pour amener les enfants à la pratiquer. Il ne suffit pas, en effet, de la leur imposer de force, de les y accoutumer mécaniquement, pour leur en faire prendre le goût. Il faut que l'enfant vienne à sentir de lui-même ce qib'il y a dans la règle qui doit le déterminer à y déférer docilement; en d'autres termes, il faut qu'il sente l'autorité morale qui est en elle, et qui la rend respectable. Son obéissance n"est naiment morale que si elle est la traduction extérieure de ce sentiment intérieur de respect. Mais ce sentiment, comment le lui inculquer? Puisque c'est par le maître que la règle est révélée à l'enfant, c'est du maître que tout dépend. La règle ne peut avoir d'autre autorité que celle qu'il · lui donne, c'est-à-dire celle dont il suggère l'idée aux enfants. La question posée revient donc·. à ce! le-ci : quelles conditions doil remplir le maître pour rayonner de l'autorité autour de lui? Assurément, certaines qualités individuelles sont pour cela nécessaires. Il faut notamment que le maître ait de la décision dans l'esprit et quelque énergie de volonté . Car, comme un précepte impératif a pourcarac·téristique essentielle de faire taire les doutes et les hésitations, la règle ne saurait apparaître comme obligatoire à l'enfant, s'il la voit appliquèr avec indécision, si celui qui a pour charge de la lui faire connaître ne paraît pas toujours certain de ce qu'elle doit être. Mais ce sont là, en somme, des condition s
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secondaires. Ce qui importe avant tout, c'est que l'autorité qu'il doit communiquer, dont il doit donner le sentiment, le maître la sente réellement présente en lui. Elle constitue une force qu'il ne peut manifester que s'il la possède effectivement. Or, d'où peut-elle lui venir? Est-ce du pouvoir matériel dont il est armé, du droit qu'il a de punir et de récompenser? Mais la crainte du châfiment est autre chose que le respect de l'autorité. Elle n'a un caractère moral, une valeur morale que si la peine est reconnue c~mme juste par celui qui la subit, ce qui implique que l'autorité qui punit est elle-même reconnue comme légitime. Ce qui est en question. Ce n'est pas du dehors, de la crainte qu'il inspire, que le maître doit tenir son autorité : c'est de lui-même. Elle ne peut lui venir que d'un for intérieur. Il faut qu'il croie, non en lui, sans doute, non aux qualités supérieures de son intelligence ou de sa volonté, mais à sa tâche et à la grandeur de sa tâche. Ce qui fait l'autorité dont se colore si aisément l'attitude et la parole. du prêtre, c'est la haute idée qu'il a de sa mission. Car il parle au nom d'un Dieu qu'il sent en lui, duquel, tou.t au moins, il se croit beaucoup plus proche que la foule des profanes auxquels il s'adresse. Et bien! le maître laïque peut et doit avoir quelque chose de ce sentiment. Lui aussi, il est l'organe d'une grande réalité morale qui le dépasse, et avec laquelle il communique plus directement que l'enfant, puisque c'est par son intermédiaire que l'enfant.communique avec elle. De même que le prêtre est l'interprète de Dieu, lui est l'interprète des grandes idées morales de son temps et de son pays. Qu'il soit attaché à ces idées, qu'il en sente toute la grandeur, et l'autorité, qui est en elles et dont ,il a conscience, se communique nécessairement à lui et à tout ce qui vient de lui, puisqu'il les exprime et les incarne aux yeux des enfants. Dans cette autorité, qui découle d'une
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source aussi impersonnelle, i.l ne saurait entrer ni .orgueîl, ni vànité, ni pédanterie . .Elle .est faite t<imt enti'ère du respect qu'il a .de sa fonction, ou, si l'on peut ain~i parler, de son ministère. C'est ce respèct qui, par le canal dé la parole, du geste, ,passe de sa conscien~e dans celle de l'en'fant où il s'imprirne. Et, sans dout~, je n'entends pas dire qu'il faille prendre je ne sais quel ton sacerdobal p()ur .dioter un devoir ou pour expliquer une leQon. Pour produire son ,effet, il n'est nullement nécessaire que oe ,sentin:rnn.t soit toujours en acte. Il suffit qu'il s'affirme au mt)ment voulu, et que, alors même qu'il n'est que latent, alors même qu'il ne se manifeste pas d'une manière ouvei'tement ostensible, C"ependant il colore d'une manière .générale l'attitude du: maître. part prépondérante qu-e Mais, d'un auti.'e côté, la r prend le ma'ître dans la genèse de ce sentiment, le rôle personnel qu'il joue, constitue un danger qu'il importe de prévenir. Il y a lieu dtl craindre, en effet, que Uenfànt ne pr~nne l'habitud~ d'associèr trop étroitement, ·à l'idée de sa personne, l'id·ée .m ême de règle, et ne se représente la réglementation scolaire sous une forme trop concrète,'~omme l',eocpression dela volonté du maître. C1est àinsi, d'ailleurs, que les peuples, œe tout temps, r ·o.nt 'éprou,vé le besoin de ,se .rep, é:senter la loi de la con.duite ·comme in·s titnée .par 1 personnalité divine. Une la teUe oona~ptitm irait contre le but que noMs voulo:ns atteindre. Gar la règle cèsse d'être elle-même, si elle n'~st pa.s impersonnelle, et si elle n'est pas représentée ·comnre telle aux tesprits . Il faut donc que le maître s',a ttadre à la p,r ésenter, n<i>Jil. C<i>mme une œuvre qui lui -est personnelle, mais ·oommè un pouvoir moral supérieur -à lui, dont il est :l'or@ane et non l'auteur. U füut qu'il fasse compreadre aux e.nfants qu'elle s'imtmse -à lui ~omme à eux, rqu'iil ne peut pas la lever ou la mQ{ii,fiee,r., qu'il t~st ·tœou de .l'appliquer., qu'elle le
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domine et l'oblige, comme elle les .oblige. Gar c'est à cette condifüm, et à cette condition seul-ement, qu~ il . pourra éveiller chez .eux un sentimenit qui, dans une société démocratique comme la ,nôtre, est 0u de~rait être à la base même de la consoience ,puhliq,ue: c'est le respect de la léga1ité, le T.espect de la loi im pers0noo1le, \ tirant son ascendant de son impersonnalité même. ,Car, du moment où la loi ne s'incarne plus dans un personnage déterminé qui la figure d'une manière sensible aux yeux, il faut, de toute nécessité, que l'esprit apprenne à la concevoir sous une forme générale et abstraite, et à la respecter comme telle. L'autorité impersonnelle de la loi n'est-elle pas, en effet, la seule qui survive, et qui puisse normalement survivre dans une société où ·le prestige des castes et des dynasties n'est plus reconnu? Car elle ne peut s'affaiblir sans que toute la discipline collective se relâche. Malheureusement, il ne faut pas se dissimuler qu'une telle idée vient se heurter à de vieilles habitudes enracinées depuis des siècles, et que toute une culture est nécessaire pour la faire pénétrer dans les esprits. L'école manquerait à l'un de ses principaux devoirs, si elle se désintéressait de, cette tâche. Nous venons de voir, successivement, et ce qu'est la nature de la discipline scolaire, et comment il est possible de faire sentir à l'enfant l'autorité qui est en elle. Nous avons pu traiter l'une et l'autre question, sans faire intervenir aucune idée relative aux sanctions qui sont attachées à la règle. C'est donc que les sanctions n'ont pas, dans la formation de l'esprit de discipline, le rôle prépondérant qu'on leur a parfois attribué. Cependant, puisqu'il n'y a pas de règles sans sanctions, il faut bien qu'il y ait un lien entre l'idée de règle et l'idée de sanction, et que celle-ci serve en quelque manière àu fonctionnement de celle-là. Ce lien, quel est-il?
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Pour répondre à cette question, il convient d'examiner séparément les deux sortes de sanctions qui sont attachées aux règles scolaires, comme d'ailleurs aux règles morales et juddiques : les punitions d'une part, les récompenses de l'autre. Nous commencerons par les premières. Quelle est la fonction de la pénalité scolaire?
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Après avoir montré en quoi consiste le rôle moral de la discipline scolaire, comment elle doit servir à inculquer à l'enfant le respect de la règle impersonnelle et abstraite, l'habituer à se dominer et à se contenir, nous avons cherché de quelle manière et à quelles conditions elle pouvait atteindre ce but qui est Sa raison d'être. Pour que l'enfant en vienne à déférer de lui-même aux prescriptions de la règle, il faut qu'il sente ce qu'elle a de respectable, c'est-à-dire l'autorité morale qui est en elle. Or, puisque c'est par le maître qu'il apprend à la connaître, puisque c'est le maître qui la lui révèle, elle ne peut avoir d'autre autorité que celle que le maître lui communique. Car l'acte qu'elle prescrit, acte plutôt ennuyeux et gênant, n'a rien, par lui-même, qui l'impose à la volonté. L'ascendant dont elle a besoin ne peut donc venir que du dehors. C'est du maître qu'elle le reçoit. Et, dès lors, toute la question es~ de savoir d'où cette autorité peut venir au maître lui-même. Nous avons vu que la seule source à laquelle il puisse la puiser est en lui, c'est-à-dire dans l'idée qu'il a de sa tâche , dans l'idéal moral auquel il est attaché, et auquel il s'efforce d'attacher les enfants. Ce qui fait qu'un homme parle avec autorité, c'est l'ardeur de ses convictions, c'est la foi qu'il a, non pas seulement dans la vérité abstraite des idées qu'il exprime, mais surtout dans leur
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valeur morale. Car l'autorité morale, c'est-à-dire cet ensemble de caractères qui nous élèvent au-dessus de notre individualité empirique, au-dessus de la moyenne de nos semblables, ne peut venir que de notre attachement plus étroit, plus intime à la seule réalité qui soit vra1ment au-dessus de nous, je veux dire de notre attachement à la réalité morale. Les signes extérieurs peuvent être défectueux : si le sentiment intérieur est présent et vivant, il saura, au moins le plus souvent, s'affirmer et se communiquer. Voilà pourquoi on fait, non sans raison, de l'autorité, la qualité primordiale du maître. Ce n'est pas seulement parce qu'elle est la condition du bon ordre extérieur, mais c'est que d'elle dépend' la vi'e morale de la classe. Sans doute, cette autorité q1.1e le maître porte en lui, par cela seul qu'il se, rend compte de sa tâche, de sa grandeur, cette autorité peut être accrue, dès qu'il enlre en contact aviec les enfants, par la confiance respectueuse qu'il leur inspire. 11 croit davantage en ce qu'il fait, parce qu'il n'est pas s-eul à y croire, parce que les enfants y croient avec lui. Leur foi vient renforcer et réconforter sa foi. De même qu'un homme d'État ne peut gouverner un peuple que s'il a pour lui l'opinion, le maître ne peut gouverner sa classe que si la classe croit en lui. Mais ce sentiment collectif qui le soutient est déjà un produit de cette autorité qui est en lui; c'est le sentiment qu'en ont les enfants qui se traduit de celte manière. Parce qu'elle est comme r-épercutée par toutes les petites consciences avec lesquelles il est en rapports, elle lui revient ensuite grossie de toutes ces répercussions. L'effet réagit sur la cause et en accroît l'intensité. L'autorité que le maître possè~e n'en reste pas moins la cause initiale, le grand moteur qui met tout le reste, en branle; et, quelle que soit l'importance de ces répercussions, elles ne constituent pourtant que des phénomènes secondaires.
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Est-il besoin d'ajoute1• que, quand nous parlons d13 l'autorité du maître, de sa nécessité, nous n'entendons nullement dire qu'il faille mener une classe 09mme un régiment. Certes, rien n'est plus opposé à l'esprit de la discipline que de la dissimuler sous des dehors trop plaisants; c'est la dénaturer que de la présenter-, ainsi que le voulait Montaigne, comme aimable et facile. Tout n'est pas jeu dans la v,ie; il faut donc que l'enfant se prépare à l'effort, à, la peine, et, par conséquent, il serait désastreux de h!li laisser croire que tout peut se faire en jouant. Mais, d'abord, la vie sociale n'est pas une vie de camp, et, d'un autre côté, si l'enfant doit être initié à la vie sérieuse, il ne faut jamais perd·r e de vue qu'il ne s'agit que d'une initiation, d'une première introduction, que l'enfant n'est pas un homme, et doit être traité conformément à sa nature d'enfant. L'autorité du maître doit donc se tempérer de bienveillance, de manière que la fermeté ne dégénère pas en rudesse et en dureté. Nou;s avons dit, bien souvent, que le devoir avait deux aspects : par l'une de ses faces, il apparaît comme sévère et impératif; par l'autre, comme désirable et attrayant. Dans la famille, c'est le second. élément <]Ui est prépondérant; à l'école, au contraire, le premier doH prendre plus d'importance; cependant, la constitution morale de l'enfant est encore trop tendre et trop vacillante pour pouvoir affronter u'tilement la pure austérité du devoir. Quoi qu'il en soit de ce point, on voit que le respect de la discipline n'a pas son origine dans Ja crainte des sanctions qui 1:épriment les violations de la règle. Et, en effet, quiconque a l'expérience de la vie scolaire sait bien qu'une classe bien disciplinée est une classe où l'on punit peu. Punitions et indiscipline marchent généralement de pair. C'est donc que les sanctions n'ont pas dans le fonctionnement de Ja discipline - aussi bien à l'école que dans la vie - le rôle prépondérant
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que certains théoriciens leur ont parfois attribué. Cependant, d'un autre côté, il est bien certain qu'il doit exister quelque connexité étroite entre l'idée de règle et l'idée de punitions qui répriment l'infraction à la règle. Ce n'est pas sans raison que, toujours et de touttemps, aux règles qui déterminent la conduite de l'enfant tout comme à celles qui déterminent la conduite de l'adulte - des sanctions ont été attachées. Quel est donc le lien qui unit l'un à l'autre ces deux termes? En d'autres mots, pourquoi faut -il punir? A cette question, qui peut paraître simple au premier abord, des solutions très différentes et mêm.e contraires ont été proposées. Il importe de les examiner, dans un intérêt tout pratique . Car la manrère dont on punit dépend évidemment de l'idée qu'on se fait de la pénalité scolaire et de sa fonction. Deux théories sont en présence. Pour les uns, la punition est un simple moyen de prévenir l'inobservation de la règle. Il faut, dit-on, punir l'enfant pour qu'il ne recommence plus à mal faire, et pour empêcher les autres de l'imiter. Il s'agirait uniquement d'associer étroitement, dans les esprits, à l'idée de chaque faute, l'idée d'une douleur dont la perspective redoutée prévienne le retour de l'acte prohibé. En d'autres termes, le rôle de la punition serait essentiellement préventif, et cette action préventive serait due tout entière à l'intimidation qui résulte de la menace du châtiment. Assurément, la punition n'est pas sans produire en guelque mesure l'effet qui lui est ainsi attribué. On ne peut songer à nier a priori que la crainte du châtiment ne puisse exercer sur certaines volontés une influence salutaire. Mais ce n'est ni l'unique, ni même la principale raison d'être de la punition. Car, si elle n'avait pas d'autre objet, les services qu'elle rendrait seraient d'importance tout à fait secondaire, et l'on pourrai,t
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se demander s'ils compensent les très graves inconvénients qu'elle présente par ailleurs . En effet, parce que la peine agit·du dehors et sur le dehors, elle ne saurait atteindre la vie morale à sa source. Elle peut, dans une mesure que nous déterminerons tout à l'heure, dresser machinalement l'enfant à éviter certains actes; mais, en regard du penchant qui l'entraîne à mal faire, elle ne saurait susciter un penchant contraire qui l'incline au bien. L'intimidation, alors même qu'elle est efficace, n'est pas, par elle-même, moralisatrice. Si donc la peine n'avait pas d'autre fonction que de contenir, en intimidant, les velléités coupables, on pourrait bien y voir un moyen d'assurer une légalité externe et matérielle, un procédé de police; mais elle ne serait à aucun • degré un instrument de moralisation. Mais, de plus, même à ce point de vue particulier, son efficacité est très restreinte. Les criminaliste~ italiens ont montré, par · des exempl~s frappants, que l'influence prophylactique, qu'on a si souvent attribuée à la peine, a été exagérée au delà de toute vérité ; et il est aisé de comprendre pourqu@i elle doit nécessairement être très limitée. Sans doute, la souffrance qu'elle cause est un mal, et c'est un mal dont la perspective n 'est pas sans entrer en ligne de compte dans les délibérations de l'agent moral. Mais c'est un mal aussi que de se contenir et de se gêner pour faire son devoir. Dans tout devoir, il y a une privation, un sacrifice, un renoncement, et qui coûte, surtout quand on n'y est pas naturellement enclin. Pourquoi, de ces deux maux, est-ce le premier qui apparaîtrait comme le plus redoutable? Tout au contraire, parce qu'il est éloigné dans le temps, parce que bien des combinaisons diverses permettent d'espérer qu'on l'évitera, il est dans les plus mauvaises conditions pour faire contrepoids au mal certain que l'on s'impose, quand on résiste à une tentation présente, quand on renonce à une jouissance immédiate. En
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somme, la peine, c'est le risque professionnel de la carrière du délinquant. Or, il y a une multitude de 1 carrières où le risque professionnel est autrement considérable, et qui, pourtant, se recrutent sans aucune diffi1 cuité. Les mineurs, les ouvriers des induslries dangereuses, les pêcheurs d'Islande, etc ... ne se laissent pas arrêter par l'exemple de leurs compagnons ou de leurs prédécesseurs que la mort ou la maladie ont frappés. Ils aiment mieux s'exposer à un danger certain et grave que de renoncer à une profession, à une forme d'activité qu'ils · aiment . Pourquoi le risque que court le délinquant l'empêcherait-il davantage de suivre ses penchants? Sans doute, la peine pouna bien arrêter ceux qui n'ont pas la vocation, si l'on peut ainsi parler, les natures médiocres qui oscillent, hésitantes, entre les deux directions; mais là se borne son action. Or, ce que nous disons du délinquant adulte peut se répéter identiquement de ce qu'on pourrait appeler le délinquant scolaire. Quand la paresse naturelle de l'enfant n'a pour contrepoids que la perspective du pensum possible, il y a tout lieu de craindre qu'elle n' ait facilement le dessus, dans la plupart des cas. Si donc la pénalité scolaire n'avait d'autre raison d'être que de nous épargner ainsi quelques délits, les services qu'elle .Pourrait rendre de ce chef ne seraient. certainement pas en rapport avec la place qu'elle occupe et a toujours occupée dans tous les systèmes d'éducation; surtout, si l'on songe à tout ce qu'elle coùte, aux pertes de forces, aux gaspillages de temps qu 'elle implique, et, plus encore, aux mauvais sentiments qu'elle ri sque d'éveiller chez l'enfant. Il y a, d'ailleurs, un fait qui montre bien que la peine doit avoir une autre fonction. Nous savons tous qu'elle doit être proportionnelle à la faute. Pas plus à l'école que dans la vie réelle, la conscience morale ne saurait adm ellre qu'à des fautes inégales, des sanctions égales fussent attachées, ou inversement. Cependant,
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si, comme le veut la théorie que nous examinons, la punition n'a d'autre objet que de pTévenir l'acte défendu, en contenant, par la menace, la tendance à le commettre, elile doit être proportionnelle, non à la gravité de cet acte, mais à l'intensité de cette tendance. Or, la tendance aux petites fautes, à celles· qui passent pour vénielles, peut être beaucoup plus intense, beaucoup plus résistante que le penchant à commettre les grands délits scolaires. Par exemple, il y a bien peu d.1 'enfants qui soient fortement prédisposés à se révolter ouvertement contre le maître, à l'offenser en face, à fa.ire du mal à leurs compagnons. Au contraire, ils sont rrombreux, ceux qui sont enclins à ne pas s'appliquer, a se laisser distraire, etc ... Pourtant, il ne saurait être question de punir la simple légèreté, même là où elle est chronique el presque con;;titutionnelle, plus sévèrement qu'un acte de rébellion ouverte. Une peine aussi disproportionnée apparaîtrait c0mme injuste au coupable, et risquerait de le· révolter contre le maître et l'ordre moral qu'il représenle. Mais, alors, si la peine est tenue d'être juste, c'est~ à-dire d'être proportionnelle à la gravité de l'infraction commise, c'est qu'elle n'a pas pour unique objet d'intimider. Le rapport qu'elle soutient avec la valeur morale de l'acte qu'elle réprime témoigne qu'elle doit avoir quelque autre fonction. D'après une école de moralistes, opposée à la· précéd-ente, cette fonction consisterait, non à prévenir le retour de la faute commise, mais à effacer celle-ci. La peine aurail, par elle-même, une vertu compensatrice du mal moral qui est conlenu dans la faute . Il faut punir, dit-on, non pour intimider, mais pour réparer l'infraction et ses conséquences. « Le châtiment, dit M. Janet, ne doit pas seulement ètre une menace qui assure l'exécution de la loi, mais une réparation ou une expiation qui en corrige la violation. » La peine, ainsi entendue, est une sorte de contre-délit qui annule le délit, et qui
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remet les choses en l'état. Elle ne serait pas tournée vers l'avenir, mais vers le passé; grâce à elle, le passé serait comme s'il n'était pas. La faute a troublé l'ordre; la pP.ine rétablit l'ordre troublé. Comment donc parvientelle àce résultat? C'est par la souffrance qu'elle implique. « L'ordre troublé par une volonté rebelle, dit le même auteur, est rétabli par la souffrance qui est la conséquence de la faute commise.» Ce serait la douleur infligée au coupable qui réparerait le mal dont il a été la cause; elle le répare, parce qu'elle l'expie. La peine serait essentiellement une expiation. De ce point de vue, la proportionnalité de la punition et de la faute s'explique sans difficulté. Car, pour que la peine puisse effacer, contre-balancer la faute, il faut qu'elle en soit l'équivalent; il faut nécessairement qu'elle croisse comme le mal qu'elle a pour fonction de neutraliser. A cette conception, on a objecté, non sans raison , que le principe sur lequel elle repose est déraisonnable et absurde. La doulem, par elle-même, est toujours un mal, dit-on. En quoi donc le mal, qui est ainsi infligé au coupable, peut-il compenser le mal qù'il a fait? Le premier de ces maux se surajoute au second, mais ne se soustrait pas. On ne peut réaliser· ainsi qù'une fausse symétrie. C'est, dit Guyau, comme si un médecin, pour guérir un bras malade, commençait par amputer l'autre bras. En un mot, la peine conçue comme une expiation ' n'est plus qu'un! forme à peine rajeunie du talion an<l cien, et la loi du talion, dit-on, ne peut plus être 1 1 admise par la conscience morale de nos contemporains. Et, cependant, il y a quelque chose à garder de cette théorie. Ce qu'il en faut conserver, c'est ce principe que la peine efface ou, tout au moins, répare autant que possible la faute. Seulement, cette vertu réparatrice ne lui vient pas de ce qu'elle implique une souffrance; car une souffrance est un mal, et il est évidemment absurde qu'un mal puisse compenser un mal et l'annuler. Mais
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la peine n'est pas tout entière dans la douleur qu'elle cause. Celle-ci joue dans la répression un rôle beaucoup plus secondaire qu'on ne croit. L'essence de la peine et de la punition est ailleurs. Pour comprendre comment la peine peut compenser 1 la faute, voyons d'abord en quoi consiste le mal moral / que cause cette dernière, et qu'il s'agit de réduire ou ' d'effacer. Chez l'enfant, comme chez l'adulte, l'autorité morale est chose d'opinion, et tire toute sa force de l'opinion. Par conséquent, ce qui fait l'autorité de la règle à l'école, c'est le sentiment qu'en ont les enfants, c'est la manière dont ils se la représentent comme une c~ose inviolable, sacrée, soustraite à leurs atteintes; et tout ce qui pourra affaiblir ce sentiment, tout ce qui pourra induire les enfants à croire que cette inviolabilité n'est pas réelle, ne pourra manquer d'atteindre la discipline à sa source. Or, dans la mesure où la règle est violée, elle cesse d'apparaître comme inviolable; une chose sacrée qui est profanée cesse d'apparaître comme sacrée, si rien de nouveau n'intervient qui lui restitue sa nature primitive. On ne croit pas à une divinité sur laquelle le vulgaire peut porter impunément la main. Aussi, toute violation de la règle tend, pour sa _ part, à entamer la foi des enfants dans le caractère intangible de la règle. Ce qui fait qu'ils s'y soumettent, c'est qu'ils lui prêtent un prestige, une sorte de force morale dont l'énergie se mesure à la puissance de son action. La voient-ils unanimement obéie : elle leur apparaîtra comme très puissante, d'après l'importance même de ses effets . Au contraire, voient-ils que les volontés s'y dérobent facilement, ils la sentiront faible et sans action. Voilà le véritable mal moral causé par la faute. C'est qu'elle ébranle la foi de l'enfant dans l'autorité de la loi scolaire, de même qu'elle ébranle la foi de l'adulte dans l'autorité de la loi morale, et pàr
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c0nséque:nt, diminue réellement cette autorité. En UJll mot, l'infraction moTale, si rien n',en vient ,neutraliser les effets, démoralise; l'acte d'indiscipline affaiblit .la discipline. Que faut-il pour compenser le mal ainsi pv@duit? Que la loi vi@lée témoigne ,que, malgré les apparences, el.le est toujours elle-même, qu'elle n'a rien perd.u ,de sa force, de son aut0rité, en :dépit d.e l'acte qui l'a niée; en d'autres termes, il faut qu'elle s'affirme en face de l'oflens.e, ,e t réagisse de manière à manifester une énergie proportionnée à l'énergie de l'attaqèlle qu'elle a .subie. La peine n'est rien autre chose que cette manifestation significativ:e. Il est v,rai qu'en parlant d'une loi qui s"affirme, qui réagit, j'ai l'air de réaliser des abstractions. Mais tout ce qui vient d'être dit peut se traduire .aisément en des termes très concrets. ,Assurément, ce n'est pas la règle qui réagit et s'affirme d'elle-même; mais elle réagit et s'affirme par !'.intermédiaire de celui qui en est l'organe, c'est-à-dire par l'intermédiaire du maître. Nous savons, en effet, que si l'enfant croit à la règle, c'est pance qu'il croit en son maître. Il la respecte, parce que son maître l'affirme respectable et la respecte lui-même. Mais, si .le maître 1a laisse violer sans i,n tervenir, une telle tolérance apparaîtra comme .la preuve qu'il n'y croit plus av.e.c la même fermeté, qu'il n'en s.e nt plus au même degré le caractère res.pectable; et, dans la même mesure, l'élève cessera d'y croire. Le doute, même simplement apparent de l'un, entraîne le doute de l'autre; et le dout.e de ce dernier ébranle la disciplime à sa base. Il faut dom: qu'en face de l'infnaction le maître atteste d'une manière non équiv@.que que .son sen.liment n'a pas varié, qu'il a toujom:s la même force, qu'à s.es yeux la règle est t@ujours la règle, qu'elle n'a rien perdu de son prestige, qu'elle a toujours droit au même .respect, en dépit de l'offense dont elle a ·été l'objet. Pour cela il faut qu'il blâme d'une façon osten-
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sible l'acte ,qui a été commis, qu'il Je réprouve avec énergie; cette réprobation énergique, voilà ce qui constitue essentiellement,la peine. Ainsi, la fonction essentielle de la peine n'est pas de faire expier au coupable sa faute· en le faisant souffrir, ni _ d'intimider, par voie comminatoire, ses imitateurs possibles, mais de rassurer les consciences que la vi0lation de la règle a pu, a dû nécessairement troubler dans leur foi, alors même qu'elles ne s'en rendent pas compte, de leur montrer .que cette foi a toujours la même raison d'être, et, pour parler plus spécialement de l'école, qu'elle est toujours ressentie par celui dè qui les enfants l'ont re·çue. Elle joue .donc, dans le fonctionnement de la morale ·scolaire, un rôle important. Assurément, ainsi que nous l'avons montré, ce n'est pas elle qui donne à la discipline son autorité; mais c'est elle qui empêche la discipline de perdre cette autorité, que lei;, infractions commises lui soutireraient progressivement, si elles restaient impunies. Il est donc bien i vrai qu'elle compense, qu'elle corrige le mal qu_ résulte de la faute. Mais on voit que ce qui produit cette compensation, ce n'est pas la douleur infligée au patient. Ce qui importe, ce ,n'est pas que l'enfant souffre; c'est que sonactesoiténer.giquement réprouvé . C'~st le blâme porté sur la conduite tenue qui seul est réparateur. Sans doute, il est à peu près inévitable que le blâme fasse souffrir celui sur lequel il tombe. Car le blâme de l'acte impliq,ue le blâme de l'agent; et il n'y a ·q u'une manière d·e témoigner qu'on blâme quelqu'un : c'est de le traiter autrement • tmoins hienque les · ersonnes qu'on estime. e p Voilà pourquoi la peine implique presque nécessairement un traitement de rigueur, par suite douloureux à celui qui le subit. Mais ce n'est là qu'un contre-coup de la peine; ce n',e n est pas l'essentiel. .C'est le signe par lequel se traduit 8dérieuremen.t le senti.ment qu.i -doit s'aftirm·e.r en frace de la faute; mais c'.est le senti-
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ment exprimé, et non le signe par lequel il s'exprime, qui a la vertu de neutraliser le désordre moral causé par la faute. Aussi le traitement de rigueur n'est-il justifié que dans la mesure où il est nécessaire pour que la réprobation de l'acte ne laisse place à aucun doute. La souffrance, qui serait ,Je tout de la peine, si celle-ci avait pour fonction principale d'intimider ou de faire expier, est donc en réalité un élément secondaire, qui peut même faire totalement défaut. Ni le pensum à ' l'école, ni la peine proprement dite dans la vie civile ne font vraiment souffrir les natures foncièrement rebelles . Il n'importe; ils n'en gardent pas moins toutes leurs raisons d'être. Etablir une échelle pénale, ce n'est pas imaginer des supplices savamment hiérarchisés. Je me contente pour l'instant d'indiquer l'idée, dont nous verrons prochainement les conséquences pratiques. Maintenant que nous savons à quoi sert la peine, quelle est sa fonction, voyons ce qu'elle doit être pour remplir sa fin . D'après une théorie, qui compte encore d'importants défenseurs, la punition devrait se borner à laisser l'acte répréhensible produire ses conséquences naturelles. é On en a attribué la paternit_ à Rousseau; et l'on trouve, en effet, dans le livre II de l'Émile, des propositions qui paraissent en admettre le principe. cc Il ne faut jamais infliger aux · enfants le châtiment comme châtiment, il doit toujours leur arriver comme une suite naturelle de leur mauvaise action.» Et ailleurs: cc Maintenez l'enfant sous la seule dépendance des choses; vous aurez suivi l'ordre véritable de l'éducation. Émile a cassé les carreaux de sa chambre; on se bornera à ne pas réparer le dégât qu'il a causé, et le froid de la nuit lui fera attraper un rhume· qui sera toute sa punition.» , Seulement, Rousseau ne recommande cette méthode que pendant la premike période de l'enfance, jusqu'à
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douze ans. Et, s'il la trouvé applicable jusqu'à ce moment, c'est que, suivant lui, la vie morale ne commencerait qu'après cet âge. Jusqµe-là, l'enfant est, comme l'était l'homme à l'origine, étranger à toute idée morale, il vit, comme l'animal, une vie purement physique. Or, les animaux ne sont pas soumis à un système de sanctions artificielles; ils se forment sous l'action des choses; ils ne reçoivent d'autres leçons que celle de l'expérience. Tant que l'enfant vit d'une vie purement «animale», il n'a lui-même pas besoin d'une-autre discipline. Le soumettre à une action coercitive, ce ser~it violer l'ordre de la nature. Mais, à partir de douze ans, une vie nouvelle commence pour lui; et, dès lors, une discipline proprement dite devient nécessaire. « Nous approchons par degrés des notions morales qui distinguent le bien du mal. Jusqu'ici nous n'avons connu de loi que celle de la nécessité; maintenant, nous avons égard à ce qui est utile (de douze à quinze ans) ; nous arriverons bientôt à ce qui est convenable et bon (au delà de quinze ans). » Ainsi, la méthode des réactions naturelles ne s'applique, suivant Rousseau, qu'à l'éducation purement physique. Dès que l'éducation proprement morale commence, il faut que le système change et que l'éducateur intervienne directement. C'est seulement avec Spencer que la théorie a été étendue à l'éducation tout entière. Voici quel est le principe de la doctrine : « De quelque hypothèse qu'on parte, dit Spencer, toute théorie morale accorde qu'une cond1c1ite, dont les résultats immédiats et éloignés sont, en somme, bienfaisants, est .u ne bonne conduite; tandis qu'une conduite, dont les résultats immédiats et éloignés sont, en somme, malfaisants, est une mauvaise conduite; le .criterium qui sert aux hommes, en dernière analyse, à juger leur conduite, c'est le bonheur ,ou le malheur qu'elle produit. Nous regardons
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l'ivrognerie comme mauvaise, parce que la dégénération physique et les mauxqui l'accompagnen.tsont, pour qu.'elle entraJn.e. l'ivrogne et pour sa famille, les suites ~ Si le vol faisait autant de plaisir à celui qui perd qu'à oelui qui dérobe, il ne figurerait pas sur la liste -des délits. » Cela admis, il n'est p,Lus nécessaire de recourir à un système artificiel de punHions pour former moralement l'enfant. Il n'y a qu'à laisset· faî,re les choses. Q,uan.d la conduite sera mauvaise, il e.n résultera une réaction douloureuse pour l'agent, qui viendra l'avertir de sa faute, et dont le souvenir l'empêchera d,e recom' mencer . Le rôle du maîrtre en matière de punition sera , donc très simple : il lui suffira de veiller à ce que des interventions artificielles n'empêchent pas l'enfant d'éprouver les conséquences naturelles de sa conduite. Une telle méthode, dit notre auteur, a sur les systèmes ordinairement suivis, un double avantage. D'abord, elle donne une base plus sol,ide au tempérament moral de l'enfant. On est ibien plus sûr de se conduire comme il faut dans la vie, quand on comprend les bonnes et les mauvaises conséquences de son action, que quand on ne fait qu'y croire sur l'autorité des autres. Or, quand l'enfant agit ou s'abstient pour éviter un châtiment artificiel, il agit sans Vl'aiment se rendre compte de sa conduite, mais uniquement par respect pour l'autorité . Aussi y a-t-il lieu de craindre qu.e, quand l'âge sera venu où cette autorité cessera de faire sentir ::on action, l'enfant, devenu. adulte, ne soit pas en état de se bien co:nduire par lui-même . En second lieu, parce que cette pu.nition vient des dwses, parce qu'elle est suite naturelle, nécessaire de la oond.uite> l'enfant ne peut s'en prendl·e à person,De ~ il ne peut se plafodre que de luimême . On évite a.h1si ces accès de ooi>ère, ces mouv,em. nts d'aigreur qui se produisent trop, souv,e nt entre e parents et enfants, maîtres et él~v.es, et qui altèrent iieurs ravports. Un châtiment impersonnel ne les o@m-
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porte pas. Par conséquent, au lieu d'intervenir, il n 'y aura qu'à attendre que l'acte déconseillé produise ses effets. Un enfant n'est jamais prêt à l'heure pour la promenade? On partira sans lui. Il détédore facilement ses objets? On ne les lui remplacera pas . Il refuse de ranger ses jouets? On les rangera à sa place, mais, quand il voudras'enservir,ilnelesrelr<'rnveraplus, etc ... Tel est le système . Avant même d'examiner le principe sur lequel il repose, .il n'est pas sans intérêt de remarquer que les avantages qu'on lui attribue sont très incertain's, s'ils ne sont pas illusoires. On dit que l'enfant Iie pourra s'en prendre ni à ses parents ni à ses maîtres de punitions qui :ae seront pas leur œuvre . Mais c'est supposer qu'il est en état d'interpréter correctement l'expérience dont il est la victime; ce qui, en réalité, n'est possible que quand il est parvenu à un certain degré de culture intellectuelle. C'est qu'en effet il n'y a pas, entre un phénomène et sa cause, un lien tellement apparent, si matériellement .ostensible, que même des yeux' inexpérimentés puissent à coup sûr l'apercevoir. Un enfant qui a trop mangé a une indigestion. Il souffre; cela, il le sait. Mais d'où lui vient sa souffrance? C'est un problème que l'adulte lui-même, dans des .cas similaires, ne peut pas résoudre toujours sur-le-champ et d'un coup d'œil. Tant d'explications diverses sont possihles! A bien plus forte raison en sera-t-il ainsi de. l'enfant, et son inexpérience le mettra plus à l'aise, pom· donner du fait une explication qui le justifie. Le primitif ne songe même pas à attribuer à la :nécessité des lois naturelles les événements désagréables qui lui arrivent, pour l'excellente raison qu'il ne sait pas ce que c'est qu'une loi naturelle. Il impute le mal dont il souffre, la mort de ses proches, non à une cause objective et impersonnelle, mais à quelque personne dont i1 se croit haï, à un sorcier, à un ennemi. L'enfant, pour les mêmes raisons, n'est que trop facilement enclin à rai-
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sonner de même. Nous le voyons sans cesse imputer, à quelques-unes des personnes qui l'entourent, les petits désagréments dont,. en fait, il e!>t le seul auteur respon·sable. Il s'en faut donc que, par cette méthode, on fasse sûrement l'économie de ces mauvais sentiments, qu'on voudrait éviter. Et, d'un autre côté, par cela même que cette interprétation de l'expériencen'arien de facile, parce qu'elle laisse une large place à l'arbitraire, il est impossible de compter sur elle seule pour apprendre à l'enfant comment il doit se coud uire dans la vie. Et, en fait, Spencer lui-même ne peut pas s'en contenter, flt, contrairement à la règle qu'il a posée, il fait subrepticement intervenir les parents et recourt à des punitions proprement dites à peine déguisées. Quand, l'enfant ayant laissé ses jouets en désordre, les parents les lui retirent sous prétexte de les ranger, la privation qui lui est ainsi imposée ne constitue-t-elle pas une punition véritable, parfaitement artificielle?.Car, si l'on avait laissé les choses produire leurs conséquences naturelles, les jouets ne seraient pas sortis d'eux-mêmes de la circulation, ils seraient restés dans le désordre où l'enfant les .avait laissés et dont il se serait très facilement accommodé. Mais remontons jusqu'au principe même de la théorie. Un acte mauvais, dit Spencer, est celui qui a des conséquences malfaisantes pour l'enfant ou pour son entourage, ou pour l'un et l'autre à la fois, et ce sont ces conséquences qui expliquent sa mise en interdit; l'enfant, qui a fait l'épreuve de ces conséquences, sait donc pburq,uoi il doit s'en abstenir. Si c'est lui-même qui est directement atteint, il . est aus~itôt averti par la douleur ressentie; si c'est son entourage, il perçoit les contre-coups, qui ne sont pas moins significatifs. Afin de ne pas prolonger inutilement la discussion, admettons ce principe, bien qu'il appelle d'importantes réserves. En un sens large, tout au moins, on peut dire, en effet, qu'un acte mauvais a toujours des réper-
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cmsions mauvais~s. Seulement, il s'en faut que ces répercussions soient toujours de nature à pouvoir être aperçues par l'enfant. Car, très souvent, elles ont lieu hors de sa vue, hors de ce petit cercle, de ce petit monde où il vit, mais que son regard ne dépasse pas. Comment, dès lors, les lui rendre sensibles? Par exemple, il doit respecter son père. Pourquoi? C'est que le respect de l'autorité paternelle, dans les limites, bien en• tendu, où elle est légitime, est indispensable au maintien de la discipline et de l'esprit domestiques, et que, d'un autre côté, un affaiblissement grave de l'esprit domestique aurait des conséquences désastreuses pour la vitalité collective. C'est pourquoi la société fait , du respect filial un devoir strict qu'elle impose à l'enfant. Mais comment l'enfant pourrait-il apercevoir ces contre- , coups éloignés de son acte; comment peut-il comprendre que, par sa désobéissance, il contribue, pour sa part, à ébranler un des principes de l'ordre social? L'adulte, lui-même, est bien souvent hors d'état <le s'en rendre compte. C'est que la morale n'est pas une chose aussi simple que l'imagine Spencer. ,Faite pour régler les rapports sociaux dans des sociétés aussi complexes que les nôtres, elle est elle-même très complexe. Les actes qu'elle réprouve doivent ce caractère aux répercussions diverses qu'ils ont dans toute l'étendue de ces vastes organismes, répercussions qui ne sauraient s'apercevoir à l'œil nu, mais que la science seule, grâce aux procédés spéciaux et aux informations spêciales dont elle dispose, arrive à découvrir progressivement. Mais c'est surtout quand il s'agit de morale scolaire que le principe Spencer apparaît comme inapplicable. En effet, la plupart des obligations · auxquelles est soumis l'écolier n'ont pas leur fin en elles-mêmes, ni même dans un avenir très prochain, car ce sont de simples exercices destinés à préparer l'enfal).t en vue de la vie qu'il mènera une fois adulte. Si on lui demande
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de s'appliquer, de ne pas se laisser aller à sa paresse, à sa distraction naturelles, ce n'est pas simplement pour qu'il fasse de bons devoirs, qui sont la gloire du maître et de la classe, c'est pour qu'il acquière la culture qu'il utilisera plus tard, l'habitude de l'effort dont un travailleur a besoin pour se faire une place dans la société. C'est donc seulement quand . il sera sorti de l'école, quand il sera en~agé dans la vie sérieuse que se dérouleront les conséquences naturelles de la conduite qu'il aura tenue, tant qu'il était écolier. Est-il besoin de dire que, s'il attend jusque-là pour se rendre compte de ses actes, il sera trop tard? Et, d'un autre côté, pour qu'il s'en rende compte à temps, il faut devancer la marche naturelle des choses; il faut quel' éducateur intervienne, et attache aux règles de la discipline des sanctions qui anticipent celles de la vie. La méthode conseillée par Spencer n'est donc utile que dans des cas très particuliers, et ne saurait nous fournir le principe fondamental de la pénalité scolaire.
�DOUZIÈME LEÇON
LA PÉNALITÉ SCOLAIRE
(suite ) .
Après avoir déterminé ce qu'est la discipline scolairn, quelle en est la nature P-t la fonclion, nous avons recherché de quelle manière il convient de s'y prendre pour en donner le sentiment aux enfants, c'est-à-dire pour le!'\, amener à reconnaître l'autorité inhérente à la règle, de manière qu'ils y défèrent spontanément; et nous avons vu que ce sentiment peut et doit leur être communiqué, non par la menace des châliments qui répriment les actes d'où il est absent, mais directement et en lui-même . Le respect de la règle est fout autre chose que la crainte des punitions et le désir de les éviter : c'est le sentiment qu'il y a dans les préceptes de la conduite scolaire quelque chose qui les renrl intangibles, un ascendant qui fait que la volonté n'ose pas les violer. Cette autorité, c'est du maître qu'ils la reçoivent; c'est lui qui la leur communique, et il la leur communique parce qu'il la sent, c'est-à-dire parce qu'il rend compte de l'importance de sa tâche, parce qu'il voit, dans ces règles multiples de la discipline scolaire, les , moyens nécessaires pour atteindre l'idéal élevé qu'il poursuit. Ce sentiment qu'il éprouve, il le suggère aux élèves par la parole; par le geste, par l'exemple. Mais alors, à quoi servent les punitions? Ne sont-elles qu'une sorte de superfétation parasitaire et morbide, ou bien, au contraire, jouent-elles un rôle normal dans la
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vie morale de la c)asse? C'est la question que nous avons examinée dans la dernière leçon. Nous avons vu que, si ce n'était pas la punition qui faisait l'autorité de la règle, du moins, c'est elle qui empêche la règle de perdre son autorité, que les infractions commises journellement lui soutireraient progressivement, si elles restaient impunies. Car ce qui fait son autorité, c'est que l'enfant se la représente comme inviolable; or, tout acte qui la viole tend à faire croire que cette 'inviolabilité n'est pas réelle. Si les élèves s'y soumettent et la respectent, c'est sur la foi de leur maître qui l'a affirmée comme respectable. Mais, si le maître laisse manquer à ce respect sans intervenir, une telle indulgence témoigne ou paraît témoigner, ce qui revient au même, qu'il ne la croit plus respectable au même degré, et l'hésitation, les doutes, la moindre conviction, que trahit son attitude, se communiquent nécessairement 1!,UX enfants. 11 faut donc qu'en face de la faute le maître prévienne cet affaiblissement de la foi morale de la classe, en manifestant, d'une manière non équivoque, que ses sentiments n'ont pas varié, que la règle est toujours sacrée à ses yeux, qu'elle a droit au même respect en dépit de l'offense commise; il faut qu'il montre bien qu'il n'accepte aucune solidarité avec cette offense, qu'il la repousse, qu'il l'éloigne de lui, c'est-àdire, en somme qu'il la blâme, d'un blâme proportionné à l'importance du· délit. TeJle est la fonction principale de la punition . Punir, c'est réprouver, c'est blâmer. Aussi, la forme principale de la punition a-t-elle consisté de tou~ temps à mettre · le coupable à l'index, à le tenir à distance, à l'isoler, à faire le vide autour de lui, à le séparer des gens honnêtes. Comme on ne peut blâmer quelqu'un sans le traiter moins bien que ceux que l'on estime, comme il n'y a pas d'autre manière de traduire le sentiment qu'inspire l'acte réprouvé, toute réprobation aboutit généralement à infliger quel-
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que souffrance à celui qui en est l'objet. Mais ce n'est là qu'un contre-coup plus ou moins contingent de la peine; ce n'en est pas l'essentiel. Et la punition garderait toute sa raison d'être, alors même qu'elle ne serait pas sentie comme douloureuse par celui qui la subit. Punir, ce n'est pas torturer autrui dans son corps ou dans son âme; c'est, en face de la faute, affirmer la règle que la faute a niée. Telle est la grande différence qu'il y a entre les rôles que joue le châtiment dans l'éducation de l'enfant et dans le dressage de l'animal. C'est que les punitions que l'on inflige à l'animal pourle dresser ne peuvent produire leurs effets que si elles consistent en souffrances effectivement ressenties. Pour l'enfant, au contraire, le châtiment n'est qu'un signe· matériel par lequel se traduit un état intérieur : c'est une notation, un langage, par lequel soit la consciencepublique de la sociélé, soit la conscience· du maître à l'école expriment le sentiment que lui inspire l'acte· réprouvé. Le rôle principal de la punition étant ainsi déterminé, nous étions en mesure de rechercher ce qu'elle doit être et comment elle doit être administrée, pour pou voiratteindre le but qui est sa raison d'être. Or, sur ce point, nous avons rencontré tout d'abord une théorie qui voudrait faire consister exclusivement la punition dans les.. conséquences naturelles que produit spontanément l'acte coupable. C'est la théorie des réactions naturelles, telles que Spencer l'a, notamment, formulée. Il est inutile de revenir sur les objections que soulève cette doctrine; il me paraît plus utile de signaler l'idée intéressante et juste qui en est le point de départ, idée· que nous pouvons garder, sauf à l'appliquer tout autrement que les ·pédagogues dont nous discutons le système. . Cette idée, c'est qu'il existe une éducation de !'intel-· ) ligence et de la volonté qui se fait directement sous.
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l'action des choses, sans aucune intervention artificielle de l'homme, et que cette éducation spontanée, automatique .pom ainsi dire, est le type normal dont doit se rapprocher tout système pédagogique. Ainsi, c'est de lui-même que l'enfant apprend à parler et à se diriger au milieu des choses qui l'entourent. Ce ne sont pas ses parents qui peuvent lui enseigner de quelle manière il doit s'y prendre pour mouvoir ses membres, ni qnelJ'e quantité d'effort est nécessaire pour qu'il puisse se rapprocher ou s'éloigner des objets extérieurs suivant leur plus ou moins grande proximité. Toute cette scienct;, si complexe en réalité, il l'a acquise sp'o ntanément, par expérience personnelle, par tâtonnements, au contact même des réalités. C'est la douleur, suite des mouvements manqués, inadaptés, qui l'avertit de ses échecs et de la nécessité de recommencer, de même que le plaisir est le signe, en même temps que la récompense naturelle, du succès. C'est de la même manière qu'il a appris sa langue, et, avec les mots qui en composent le vocabulaire, la grammaire qui la caractérise et la logique qui est immanente à cette grammaire. C'est de lui-même, en effet, qu'il s'est essayé à reproduire nos manières de parler, de prononcer, de combiner nos mots, de construire nos phrases, et ce que l'enseignement proprement dit vient lui apprendre dans la suite, goût de la correction, de l'élégance, de la propriété, tout cela est relativement peu Je chose, comparé à ces connaissances fondamentales qu'il ne doit qu'à lui-même. Il y a plus : cette éducation des choses se prolonge bien au delà de ]' enfance et de l'adolescence. Elle dure autant que la vie. Car l'adulte a encore, a toujours à apprendre, et il n'a pas d'autres maîtres que la vie elle-même; les seules sanctions des actes auxquels il s'essaye, ce sont très souvent les conséquences mêmes de ces actes. C'est en tâtonnant, en essayant, en échouant, en se reprenant, en rectifiant peu à peu nos manières de faire que nous
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apprenons la technique de notre métier et tout ce que nous pouvons posséder de cette sagesse pratique, que l'on appelle d'un mot qui est significatif : l'expérience. Mais, alors, si cette méthode est à ce point efficace, si l'humanité lui doit tant, pourquoi ne serait-elle pas applicable à toute l'éducation? Pourquoi l'enfant ne pourrait-il pas acquérir la culture morale de la même manière que l'adulte acquiert sa culture technique? Dès lors, inutile d'inventel' un,. système savant de punitions graduées. Il n'y a qu'à. laisser faire la nature; il n'y -a qu'à laisser l'enfant se former au contact des choses : d'elles-mêmes, elles l'avertiront quand il se trompera, c'est-à-dire quand ses actes ne seront pas ce qu'ils doivent être, ne sont pas appropriés à la nature des choses . C'est sur la même idée que repose la pédagogi,e de Tolstoï . Suivant Tolstoï, en effet, l'enseigne- lililent modèle, idéal est celui que les hommes vont spontanément chercher dans les musées, les bibliothèques, les laboratoires, les conférences, les cours publics, ou simplement dans le commerce des savants. Dans tous ces cas, aucune contrainte n' est exercée, et, pourtant, que n'apprenons-nous pas de cette nianière? ·Or, pourquoi l'enfant ne jouirait-il pas de la même liberté? Il n'y a donc qu'à mettre à sa disposition les connaissances que l'on croit lui être utiles; mais il faut simplement les lui offrir, sans le forcer à les acquérir. Si vraiment elles lui servent, l' expérience lui e'n fera sentir la néeessité, el il viendra les reehercher de lui-même. C'est pourquoi à l' école d' Iasnaïa Poliana, les punitions sont choses inconnues. Les enfants viennent quand ils veulent, apprennent ce qu'ils veulent, travaillent comme ils veuleat. Si surprenantes que puissent nous paraîtrn, el non sans raison, ces conséquences extrêmes de la doctrine, le principe d'où elles sont tirées est en lui-même in.contestable, et mérite d'être conservé. Il est Men certain
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que nous ne pouvons apprendre à nous conduire que sous l'action du milieu auquel nos actes ont pour objet de nous adapter . Car les ressorts de notre activité nous sont intérieurs; ils ne pe·uvent être mis en branle que par nous-mêmes et du dedans. Nul ne peut nous dire du dehors quels sont ceux qu'il faut presser ou contenir, quelle quantité d'énergie il faut appliquer à chacun d'eux, comment il faut combiner leurs actions, etc. C'est à nous à le sentir, et no.us ne pouvons le sentir qu'en entrant en contact avec le milieu, c'est-à-dire avec les choses que vise notre action, et en essayant. C'est la manière dont le milieu réagit à notre action qui nous avertit; car cette réaction est agréable ou désagréable, suivant que notre acte est ou n'est pas approprié . On peut donc bien dire, d'une manière générale, que les réactions spontanées des choses ou des êtres de toute sorte qui nous entourent constituent les ·sanctionsnaturelles de notre conduite. Mais ce principe, une fois admis, n'implique nullement que la punition proprement dite, c'est-à-dire la punition infligée par les parents à l'enfant, par le maître à l'élève, doive disparaître de nos systèmes d'éducation morale. Quelle est, en effet, la conséquence natm·elle de l'acte immoral, sinon le mouvement de réprobation qu'il soulève dans les consciences? Le blâme qui suit la faute en résulte nécessairement. Et, puisque, d'un autre côté, la punition elle-même n'est rien autre chose que la manifestation extérieure de ce blâme, la punition, élle aussi, est la suite naturelle de la faute. C'est la manière dont le / milieu,réagil spontanément contre l'acte coupable. Sans doute, au premier abord, il peut se faire que l'on n'aperçoive pas clairement le lien qui unit l'un à l'autre ceS' deux termes. Qu'y a-t-il de commun entre une peine et une faute? Il semble que ce soient deux choses hétérogènes qui ont été accolées l'une à l'autre artificiellement. Mais c'est qu'on ne voit pas le moyen terme
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qui les relie, qui fait le passage de l'une à l'autrn : c'est, à savoir, le- sentiment que la faute éveille et d'où la peine résulte, le sentiment qui est l'effet de l'acte et l'âme de la punition. Une fois qu'il est aperçu, l'enchaînement continu des faits apparaît avec évidence. Si Spencer a méconnu cette continuité, si, par suite, il n'a vu dans la punition qu'un système artificiel, c'est qu'il n'a pas vu que le mal de la faute n'était pas tout entier dans les suites nocives, douloureuses qu'elle peut avoir, soit pour le coupable lui-même, soit pour son entourage. Il y a de plus le mal, et très grave, qui vient de ce que l'acte incriminé menace, compromet, a~aiblit pour sa part l'autorité de la règle qu'il viole et qu'il nie. Or, c'est ce mal qui donne naissance à la peine, qui la nécessite. Si l'enfant commet une faute en détruisant ses jouets, pour reprendre l'exemple de Spencer lui-même, ee n'est pas parce qu'il n'a pas réfléchi qu'il se privait ainsi et assez sottement de moyens de distraction; mais c'est qu'il a manqué à la règle générale qui lui défend de détruil'e inutilement, de détruire pour s'amuser. Aussi ne se rendra-t-il pas comptedetoute l'étenduede . son tort, par cela seul qu'on ne lui achètera pas de nouveaux jouets. La privation qu'on lui imposera ainsi pourra lui faire comprendre qu'il a agi avec irréflexion, qu'il a méconnu son propre intérêt, - non qu'il a mal agi, au sens moral du mot. Il ne sentira qu'il a , commis une faute morale que s'il est moralement urra l'avertir que non seuleblâmé. Seul, le blâme po_ ment il s'est conduit en étourdi, mais qu'il s'est mal conduit, qu'il a violé une règle qu'il devait respecter. La vraie sanction, comme la vraie conséquence naturelle, c'est le blâme. Il est vrai que, contre Tolstoï, l'objection ne porte pas. Car tout ce que nous venons de dire suppose qu'il existe une règle scolaire, une morale scolaire que la punition protège et fait respecter. C'est parce que l'enfant a 'le
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devoir de travailler, que la paresse, la négligence sont des fautes morales qui doivent être punies. Or, suivant Tolstoï, cette morale, cet ensemble d'obligations imposées à l'enfant serait sans raison d'êLre; ce serait une institution toute artificielle, une construction des hommes, sans fondement dans la nature des choses. Suivant lui, il n'y aurait pas lieu de faire, du travail, de l'instrnclion, une obligation morale, un devoir sanctionné. Les spontanéités du désir suffiraient à tout. La science n'a pas besoin d'être imposée; elle est assez utile pour être recherch• e pour elle-même. Il suffit que é l'enfant ou l'homme se rende compte de ce qu'elle est pour qu'il la désire . Mais je ne m'arrêterai pas à discuter one conception qui va manifestement contre tout ce que nous apprend l'histoire. Si les hommes se sont instruits, ce n'est pas d'eux-mêmes, par amour du savoir, du travail; mais c'est qu'ils y ont été obligés; ils y ont été obligés par la société qui leur en fait un devoir de plus en plus impéeatif. Parce qu'elles ont besoin de pins de science, les sociétés réclament plus de science de leurs membres; parce qu'à mesure qu'elles deviennent plus complexes, elles ont besoin pour se maintenir d'une plus grande quantité d'éne1·gie, elles réclament ùe chacun de nous plus de travail. Mais c'est par devoir que les hommes se sont cultivés et instruits; c'est par devoir qu 'ils ont pris l'habitude du travail. La légende biblique ne fait que tradµire soùs une forme 1 mythique ce qu'il y a eu de laborieux et de douloureux dans le long effort qu'a dû faire l'humanité pour t'>ortir 1 de sa torpeur initiale. Or, ce que l'homme n'a fait qu e par devoir au début de l'histoire, l'enfant rie peut le faire que par devoir en entrant dans la vie; et nous verrons, dans cette leçon même, combien ce devoir a commencé par être rude, et avec queHe lenteur il s'est peu à peu adouci. Ainsi, tout :nous ramène à la même conclusion : c'est
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·1 que l'essentiel de la peine, c'est le blâme. Cherche-t-on
par l'analyse quelle est la fonction de la peine? On trouve que sa vraie raison. d'être est dans la réprobation qu'elle implique. Part-on de cette idée que la punition doit être une ,conséquenœ naturelle de l'aete et non un artifice surajouté conventionnellement à l'acte? On arrive au même résultat, puisque le blâme est la manière dont le· milieu réagit spontanément en face de la faute, et que les législations, soit scolaires, soit civiles n'ont jamais fait que ,codifier, organiser, systématis~r ,ces réactions spontanées. Nous avons donc ainsi un principe auquel nous pouvons nous fier pour déterminer ce que doit être !a pénalité scolaire . Puisque punir, c'~âmer, la meilleur,e punition est celle qui traduit de la manière la pl1.ts expressi:ve _ possible, mais aux moindres frais possibles, le blâme qui la eonstitue. Sans doute, pour les raisons -que nous av-0ns dites, un hlâm.e aboutit à un traitement de rigueur . Mais ces traitements de riguearn'ontpa.s leursfinseneux-mêmes; ils ne sont que des moyens, et, par conséquent, ils ne sont justifiés qu'autant qu' ils sont néeessaires pour atteindre le but qui ,e st leur raison d'êh'e, c'est-à-dire donner à l'enfant l'impression la plus adéquate possible d~s sentiments dont sa t:ond.uite est l'objet. Il ne s'agit pas de le faire sou-Jfrfr, ,comme si la souffrance avait je ne sais quelle vertu mystique, ou comme si t'essenfail était d'intimider et cl.- terroriser. Mai-s il s'agit avant e tout <le réaffirmer le dev,ofr au mome111.t où il est violé, atin d'en raffermir le sentimient et chez le coupable et chez .ceux q:uii. oa.t .été témoins de la faute et qu' elle tend à .cl,émoraliser . Tottt ,ce ,q:ui, dans la peine, ne sert pas à .ce but, foutes les ri.,gueurs q1J1i ·ne contTibuent pas à pr,@duirè cet effet sont mattvaises et doivent être proscrit.es. Ge principe ainsi ,posé, appliquons-le. Tout d' abord, il va nous permettre de justifier sans diffi.e1 t1.lté l.e pr-é-
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-0epte qui est à la hase de notre pénalité scolaire : je veux dire l'absolue prohibition des châtiments corporels. Les coups, les mauvais traitements méthodiquement infligés peuvent bien se comprendre, quand on fait de la punition une expiation, quand on lui assigne eomme but principal de faire souffrir. Mais, si elle a avant tout pour objet de blâmer, il faudrait démontrer ,que ces souffrances sont :µécessaires pour faire sentir à l'enfant le blâme dont il est l' objet. Or, il y a aujour.d'hui bien d'autres manières de lui donner ce sentiment. Sans doute, dans des sociétés encore incultes où la -sensibilité individuelle, difficile à émouvoir, ne réagit que sous l'action d'irritants très intenses, il peut y avoir une nécessité à ce que le blâme, pour être fortement senti, se traduise sous cette forme violente : et, par là, s'explique en partie -mais en partie seulement comme nous le verrons sous peu - l'emploi qui a été .si largement fait des corrections matérielles à certaines époques de l' histoire. Mais, chez des peuples parvenus à un certain degré de culture, dont le système nerveux plus délicat est sensible même à de faibles irritants, ces - rocédés grossiers ne sont plus nécessaires. L'idée, le p sentiment, pour pouvoir être communiqués, n' ont pas besoin de s'exprimer par des signes aussi grossièrement. matériels, par des manifestations d'une énergie aussi outrée. Pour qu'on fût fondé à y recourir, .il faudrait donc, tout au moins, qu' elles fussent inoffensives. Or, en fait, elles présentent aujourd' hui un très grave inconvénient moral. Elles froissent, en effet, un sentiment qui est à la base de toute notre morale, je veux parler - respectreligieux dontla-personne humaine est l' objet. du En vertu de ce respect, toute violence exercée sur une personne nous apparaît, en principe, comme sacrilège. Il y a donc dans les coups, dans les sévices de toute sorte, quelque chose qui nous répugne, qui révolte notre conscience, en un mot quelque chose d'immoral.
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Or, c'est un singulier moyen de protéger la morale que de la défendre par des moyens que la morale réprouve. C'est affaiblir d'un côté les sentiments que l'on veut raffermir de l'autre. Un des principaux objets de l'éducation morale est de donner à l'enfant le sentiment de sa dignité d'homme. Or, les peines corporelles sont de perpétuelles offenses à ce sentim'ent. Elles ont donc à cet égard un effet démoralisant. Voilà pourquoi elles disparaissent de plus en plus de nos codes; mais à combien plus forte raison doivent-elles disparaître de notre pénalité scolaire! Car, en un sens, quoique, assurément, l'expression soit cruellement inexacte, on peut dire, jusqu'à un certain point, que le criminel :n'est plus un être humain, que nous sommea fondés à ne plus voir en lui un homme. Mais jamais nous n'avons le droit de désespérer ainsi de cette conscience débutante de l'enfant, jusqu'au point de le mettre d'0res et déjà en dehors de l'humanité. La peine corporelle n'est admissible que quand l'enfant n'est encore qu'un petit animal. Mais il s'agit alors d'un dressage, non d'une éducation. Et c'est surtout à l'école que ce genre de punition doit êlre .proscrit. Dans la famille, les mauvais effets en sont facilement atténués, neutralisés par les manif'Èstalions de tendresse, par - es effusions affectueuse~ qui s'échangent sans cesse l entre parents et enfants, par l'intimité ·de l'existence qui ôte à ces violences leur signification ordinaire. Mais, à l'école, il n'y a rien qui puisse adoucir la rudesse, la brutalité; car il est de règle que les peines s'appliquent avec une certaine impersonnalité. Ce qu'ont de moralement haïssables les sévices physiques est donc ici sans aucun tempérament, et c'est pourquoi il convient de les interdire, sans réserve d'aucune sorte. Mais, après avoir montré pour quelles raisons les châtiments corporels doivent être totalement prohibés, il n'est pas sans intér.ê t de rechercher pourquoi, dans
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les systèmes éducatifs du passé, ils ont tenu au contraire une place absolument prépondérante . La recb.erche, comme on va le voir, n'est pas sans donner des résultats assez inattendus. A priori, on pourrait croire que c'est la rudesse des mœurs primitives, la barbarie des premiers âges qui a donné naissance à ce système de punition. Mais les faits sont loin de concorder avec cette hypothèse, si naturelle qu'elle puisse ·paraître au premier abord. Un ethnographe, M. Steinmetz, a rassemblé, dans un article de laZeitschrift (ür Sozialwissenschaft(août i898, p. 607) et dans ses Ethnologische Studien zw· ersten Entwicklung der Strafe (tome II, p. i 79, Leiden, i892), beaucoup de documents sur l'éducation chez les peuples dits primitifs ; et il a fait cette constatation remarquable que, dans la très grande majorité des cas, la discipline est d'une grande douceur. Les Indiens du Canada aiment tendrement leurs enfants, ne les battent jamais, et ne les réprimandent même pas. Le vieux missionnaire Lejeune, qui connaissait bien ses Indiens, dit des Indiens Montagnais: « ils ne peuvent pas voir qu'on punisse les enfants ni même qu'on les blâme; à un enfant qui pleure ils ne savent rien refuser.» D'après le même observateur, il en est de même des Algonquins . Un chef Siou trouvait les Blancs barbares de frapper leurs enfants. On retrouve la même ~bsence de peines corporelles chez un très grand nombre de tribus américaines du Nord et du Sud. Mais les sociétés de l' Amérique sont déjà, pour la plupart, parvenues à une certaine culture, quoique évidemment bien inférieure à la nôtre et même à celle du Moyen âge. Mais descen. dons d'un degré l'échelle de la civilisation. S'il n'est plus permis de voir dans les indigènes d'Australie le type parfait de l'homme primitif, il est cependant certain qu'ils doivent, être classés parmi les peuples les plus infél'ieurs que nous connaissions. Or, l'enfant, loin d'y
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être maltraité, y est plutôt l'objet de gâteries excessives. Dans la presqu'île de Cobourg (Australie du Nord), « les enfants sont traités très affectueusement, ils ne sont jamais ni punis, ni blâmés. » A la Nouvelle-Norcie, les parents ne refusent rien à leurs enfants, et, après qu' ils ont cédé, c'est tout au plus s'ils font quelque reproche à l'enfant qui s'est mal conduit. Chez les indigènes de la Baie Moreton, l' idée de frapper un enfant passe pour une véritable monstruosité, etc .. . Sur cent quatre sociétés qui ont été ainsi corn parées, il en est treize seulement où l'éducation est assez sévère . Cette sévérité n'a d'ailleurs rien de bien excessif. Le traitement le plus rigoureux qui y soit en usage consiste simplement en coups donnés soit avec la main, soit à l'aide d'une baguette, ou encore en une privation d' aliments. Mais ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ces l treize peuples, où l'éducation a ce caractère, sont relativement avancés en civilisation. Ils sont, dans l' en- 1 semble, beaucoup plus cultivés que ceux où l'enfant est , traité avec l'extrême indulgence dont nous avons parlé. Ce renforcement de la sévérité, à mesure que la civilisation se développe, peut d'ailleurs s'observer dans d'autres cas . A Rome, l'histoire de l'éducation comprend deux périodes distinctes : avant et après Auguste. AvantAuguste, elle paraîtavoÏl' été très douce. On raconte qu' un sophiste, ayant réveillé d'un coup de poing l'un de ses élèves qui dormait à la leçon, ce fut, dans Rome, un scandale inouï. C'est donc que les coups n'étaient pas en usage . Suivant Caton, c' est commettre un véritable sacrilège de frapper sa femme ou son fils. Mais, à cette douceur succéda une plus grande sévérité, quand l'enfant fut élevé, non plus par son père, mais par des précepteurs appelés pédagogues, ou dans des écoles (ludimagùter). A partir de ce moment, les coups deviennent la règle. Horace nous parle quelque part de son maître d'école Orbilius,
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qu'il qualifie de l'épithète très sig~ificative de plaqosus (donneur de coups). Une peinture murale retrouvée à Pompéi (Voir : Boissier, Revue des Deux Mondes, i5 mars 1884), nous montre une scène de la vie scolaire du temps : un écolier, dépouillé de ses vêtements, est hissé sur le dos d'un de ses camarades qui lui tient les mains, tandis qu'un autre lui tient les pieds, et qu'un troisième personnage lève les verges et (apprête à frapper. La punition la plus douce sïnfligeait au moyen de la ferula qui était appliquée un cel'tain nombre de fois sur les mains. Les plus grosses fautes étaient punies du flaqellum, sorte de fouet qui était employé contre les esclaves. Sans doute, Cicéron, Sénèque, Quintilien, surtout ce dernier, élevèrent bien quelques protestations, m.ais qui n'affectèrent pas la pratique. Celle-ci, d'ailleurs, avait des théoriciens pour la défendre, tel le stoïcien Chrysippe, qui trouvait légitime l'emploi des coups én matière d'éducation. Mais, si dur qu'ait pu êlre cc régime, ce n'était rien à côté de celui qui s'établit et se généralisa au Moyen âge. Il est probable que, dans les premiers temps du 'christianisme, l'éducation à l'intérieur de la famille fut assez douce. Mais, dès que les écoles monacales se furent constituées, le fouet, la verge, le jeûne devinrent les peines les plus usitées. Et, ici encore, la sévérité fut moindre au début que dans la suite .' C'es·t vers le xm• siècle qu'elle atteint son maximum d'intensité, c'està-dire au moment où les universités, les collèges se fondent et se peuplent, où la vie scolaire du Moyen âge arrive elle-même à son plus haut point de développe·ment et d'organisation. Alors, les corrections matérielles prennent une telle importance, qu'on sent partout la nécessité de les réglementer. Et les bornes dans lesquelles on essaye de les renfermer témoignent éloquemment des abus qui se commettaient. Car ce qui était autorisé permet de juger de c~ qui était en usage. Le Sachsen-
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spiegel (i2i5- i2i8) permet jusqu'à i2 coups de fouet de suite. Un règlement de l'école de Worms n'interdit formellement que les coups pouvant avoir pour conséquence de véritables blessures ou la fracture d'un mem.bre. Les principaux procédés de correction étaient la gifle, les coups de pied, de poing, de bâton, de fouet, l'incartération, le jeûne, la veÜicatio, et la mise à genoux. Le fouet, surtout, jouait un tel rôle qu'il était devenu une sorte d'idole. On le trouve gravé sur certains sceaux. Il y avait dans certains pays d'Allemagne une fête annuelle en son honneur . Les élèves s'en allaient solennellement au bois cueillir les verges qui serviraiimt à· les frapper. Et, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ces mœurs scolaires paraissent avoir réagi sur les mœurs domestiques et les avoir rendues plus rudes. Dans la famille aussi, l'éducation devie~t plus sévère. Luther nous raconte qu'il recevait jusqu'à 15 coups dans sa matinée. A la Renaissance, les protestations éclatent. Tout le monde connaît les cris d'indignation poussés par Rabelais, Erasme et Montaigne. Mais, tout comme à Rome, ces éloquentes revendications restent sans grande influence sur la pratique. Tout au moins, celle-ci ne s'adoucit qu'avec mie extrême lenteur. Bien que les Jésuites eussent inscrit dans leur Ratio studiorum la défense de recourir aux coups, sauf dans les cas les plus graves, le fouet reste, jusqu'en plein xvm• siècle, l' instrument de correction préféré. Raumer, dans sa \ Geschichte der Piedagogik (11, 6° édit., 1889, p. 24:1.J, nous parle d'un maître qui, en plein xvm• siècle, se glorifiait d'avoir au cours de sa carrière ad~inistré 2.227 .302 corrections corporelles. C'est seulement à la fin du siècle que le m~l s'atténua. Depuis, la législation prohibitive des punitions corporelles a gagné constamment du terrain . Et, pourtant, il ne faut pas perdre de vue .que ni l'Angleterre, ni le duché de Bade, ni là Saxe, ni la Russie n'admettent encore la prohibition absolue. Les princi~
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paux pédagogues de l'Allemagne, ceux qui se sont efforcés de codifier logiquement un système complel de pédagogie, Rein, Baumeister, estiment encore qu'il convient de ne pas s'interdire complètement ce mode de correction. Et il n'est pas douteux que la pratique n'excède singulièrement les limites ainsi marquées par la loi ou la théorie. Au reste, même en France, en dépit de toutes les prescriptions réglementaires, les anciens errements ont persisté jusqu'à ~otre récente rénovation sco !aire. Tels sont les faits. Voyons maintenant les enseignements qui s'en dégagent. Les partisans des corrections corporelles ont sou vent allégué, à l'appui de leur dire, qu'elles sont de droit dans l'éducalion domestique, et que le père, d'autre part, en en voyant ses enfants à l'école, délègue, par cela même, son droit au maître qui devient son représentant. La courte histoire que nous venons de faire de la pénalité infantile démontre qu'en tout cas ces explications et cette justification des châtiments physiques à l'école sont dépourvues de tout fondement historique. Ces punitions ne se sont pas constituées dans la famille pour passer de là à l'école, par suite d'une délégation exprimée ou tacite . Mais elles sont tout entières, en tant que système régulièrement organisé, d'origine purement scolaire. Quand l'éducation est exclusivement familiale , elles n'existent que d'une manière sporadique, à l'état de phénomènes isolés. La règle générale est plutôt, dans ce cas, l'extrême indulgence; les mauvais traitements sont rares . Ils ne deviennent réguliers, ils ne constituent une méthode disciplinaire que quand l'école apparaît, el, pendant des siècles, cette méthode se développe comme l'école elle-même. L'arsenal de ces peines s'enrichit, leur application est plus fréquen.te, à mesure que la vie scolaire devient plus riche, plus complexe, plus organisée. Et il y a dans la nature de
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l'école quelque chose qui incline si fortement à ce genre de punitions qu'une fois établies, elles persistent pendant des siècles, en dépit de toutes les protestations dont elles s.o nt l'objet, en dépit des mesures de prohibition légales les plus répétées. Ce n'est qu'avec la plus extrême lenteur qu'elles reculent, sous la pression de l'opinion publique. Pour qu'il en soit ainsi, il faut évidemment qu'il y ait, dans la vie scolaire, des causes puissantes qui incitent le ml}ître, avec une force pendant longtemps irrésistible, à pratiquer une discipline violente . Quelles sont donc - ces causes, et d'où ' vient que l'école, ce foyer de la culture humaine, ait été, par une sorte de nécessité constitutionnelle, un foyer de barbarie? Que l'éducation soit nécessairement plus austère chez le civilisé que chez le primitif, c'est ce qu'on peut expliquer aisément. La vie du primitif est simple : ses pensées sont peu nombreuses et peu complexes; ses occupations, peu variées, reviennent toujours les mêmes. Par conséquent, il est naturel que l'éducation, qu i prépare l'enfant à la vie, qu'il doit mener un jour, ait alors la même simplicité. On peut même dire que, dans ces sortes de société, elle est presque inexistante. L'enfant apprend aisément tout ce qu'il a besoin d'apprendre par l'expérience directe et personnelle; c'est la vie qui l'instruit, sans que ses parents aient, pour ainsi dire, à intervenir. C'est donc le principe du laisser faire qui domine et, dès lors, la sévérité systématique, organisée est sans raison d'être. L'éducation véritable ne commence que quand la culture mentale et morale, acquise par l'humanité, est devenue trop complexe, et joue un rôle trop important dans l'ensemble de la vie commune pour qu'on puisse laisser au ·h asard des circonstances le soin d'en assurer la transmission d'une génération à la génération qui suit. Alors, les aînés sentent la nécessité d'intervenir, d'effectuer eux-mêmes cette trans1
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mission indispensable, par des voies abrégées, en faisant directement passer les idées, les sentiments, les connaissances de leur conscience dans la conscience des jeunes. Au lieu de laisser ceux-ci s'instruire d'euxmêmes, spontanément, sous la suggestion de la vie, on les instruit. Or, une telle action a nécessairement quelque chose de coercitif et de laborieux : car elle contraint l'enfant à dépasser sa nature d'enfa:nt, à la violenter, puisqu'il s'agit de la faire mûrir plus rapidement que cette nature ne le comporte; puisque, désormais, au lieu de laisser son activité flotter librement au gré des circonstances, il faut que l'enfant la concentre v:olontairement, péniblement, sur des sujets qui lui sont imposés. En un mot, la civilisation a donc eu nécessairement pour effet d'assombrfr quelque peu la vie de l'enfant, tant il s'en-faut que l'instruction l'attire spontanément, comme le prétend Tolstoï. Si, d'autre part, on songe qu'à cette phase de ]'histoire les procédés violents sont d'usage constant, qu'ils ne froissent aucunement la conscience, qu'ils ont seuls l'efficacité nécessaire pour agir sur des natures grossières, on s'explique sans peine que les débuts de la culture aient · été signalés par l'apparition des peines corporelles. Mais celle explication ne rend compte que partiellement des faits observés. Elle permet bien de comprendre comment les peines corporelles apparaissent à l'aube de la civilisation. Mais, si aucune autre cause n'était intervenue, on devrait voir l'emploi de ces châtiments perdre progressivement du terrain, à partir du moment où ils s,ont entrés en usage. -Car, comme, progressivement,la conscience morale des peuples s'affinait, comme les mœurs s'adoucissaient, ces violences devaient répugner de plus en plus. Et pourtant, nous avons vu que ce système répressif, loin de régresser, se développe au cont_raire pendant de longs siècles, à mesure que les hommes se civilisent davantage. C'est à la fin du Moyen
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âge qu'il atteint son apogée, et, pourtant, il n'est pas douteux que les sociétés chrétiennes du commencement du XVI" siècle étaient parvenues à une plus haute moralité que lasociétéromaineau temps d'Auguste. Surtout, on ne peut s'expliquer ainsi la force de résistance que ces pratiques barbares ont opposée jusqu'à nos jours à toutes les interdictions prononcées contre elles. Il faut donc qu'il y ait, dans la constitution même de l'école, quelque chose qui incline dans ce sens. Et, en effet, nous verrons que la persistance de cette discipline n'est que l'effet d'une loi plus générale, que nous détermi~erons dans la prochaine leçon, et qui nous permettra de mettre en relief un des caractères distinctifs de cette vie sociale sui generis que constitue la vie scolaire.
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(fin).
LES RÉCOMPENSES
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Nous avons vu, dans la dernière leçon, que la méthode des punitions corporelles n'était pas née dans la famille pour passer de là à l'école, mais s'était constituée à l'école même, et que, pendant un temps, elle s'était développée à mesure que l'école se développait ellemême; et nous avons commencé à rechercher quelles pouvaient être les eau ses de celte remarquable connexité. Sans doute, on comprend bien que, à partir du moment où la culture humaine eut atteint un certain degré de développement, les méthodes destinées à la transmettre aient dû s' empreindre d'une plus grande sévérité. Car, parce qu'elle était devenue plus complexe, il' ne fut plus possible de laisser au hasard des rencontres et des circonstances le soin d'en assurer la transmission; il fallut gagner du temps, aller vite, et l'intervention humaine devint indispensable. Or, une telle opération a nécessairement pour effet de violenter la nature, puisqu'elle a pour but de- porter l'enfant à un degré de maturité artificiellement hâtée; on s'explique donc que des moyens d'une assez grande énergie aient été nécessaires pour obtenir le résultat désiré. Et, comme la conscience publique n'avait alors qu'une faible répugnance pour les procédés violents, que même ils étaient seuls susceptibles d'agir sur des natures gros-
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sières, on. comprend qu'ils aient été employés. Et c'est ainsi que la méthode des corrections corporelles ne se constitua qu'une fois l'humanité sortie de la barbarie primitive, une fois, par suite, que l'école eut fait son apparition; car l'école et la civilisation sont choses contemporaines et étroitement solidaires. Mais on n'explique pas ainsi que ces méthodes disciplinaires aient été en se renforçant pendant des siècles, à mesure que, pourtant, la civilisation progressant, les mœurs allaient en s'adoucissant. Cet adoucissement des mœurs aurait dû faire apparaître comme intolérables les sévices en usage. Surtout, on n'explique pas de cette manière le véritable luxe de supplices, la débauche de violences que les historiens signalent dans ces écoles des x1v•, xv• et xv1• siècles, où, suivant le mot de Montaigne, on n'entendait « que cris, et d'enfants suppliciés, et de maîtres enyvrés en leur colère » (1, xxv). On a quelquefois imputé ces excès à la morale monacale, à la conception ascétique qui faisait de la souffrance un bien, qui attribuait à la douleur toutes sortes de vertus mystiques. Mais nous avons retrouvé les mêmes errements dans les écoles de la protestante Allemagne . Il se trouve même qu'aujourd'hui le principe du système a été complètement aboli dans les pays catholiques : France, Espagne, Italie, Belgique et Autriche; tandis qu'il survit encore, sous des formes atténuées, en Prusse et en Angleterre. C'est donc qu'il tient, non pas à telle ou telle particularité confessionnelle, mais à quelque caractère constitutionnel de l'école en général. Et, en effet, il semble qu'on soit fondé à y voir un cas particulier d'une loi qui pourrait s'énoncer ainsi. Toutes les fois que deux populations, deux groupes d'individus, mais de culture inégale, se trouvent en contacts suivis, certains sentiments se développent qui inclinent le groupe le plus cultivé ou se croyant tel à violenter l'autre. C'est ce que l'on observe si couram-
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ment dans les colonies et les pays de toute sorte où les représentants de la civilisation européenne se trouvent aux prises avec·une civilisation inférieure. Sans que la violence ait aucune utilité, et bien qu'elle ne soit pas sans de graves dangers pour ceux qui s'y abandonnent, et qui s'exposent ainsi à de redoutables représailles, elle éclate presque inévitablement. De là, celle espèce de folie sanglante qui saisit l'explorateur en rapports avec des races qu'il juge inférieures. Cette supériorité que l'on s'arroge tend, comme d'elle-même, à s'affirmer brutalement, sans objet, sans raison, pour le plaisir de s'affirmer. Il se produit une véritable griserie, comme une exaltation outrée du moi, une sorte de mégalomanie qui -entraîne aux pires excès, et dont il n'est pas difficile d'apercevoir les origines. Nous avons vu, en effet, que l'individu ne se contient que s'il se sent contenu, s'il est en face de forces morales qu'il respecte et sur lesquelles il n'ose pas empiéter. Sinon, il ne connaît plus de bornes, et se développe sans mesure et sans terme. Or, du moment où les seules forces morales avec lesquelles il est en rapports sont dépréciées à ses yeux, du moment où il ne leur reconnaît aucune autorité qui les impose à son respect, en raison de l'infériorité qu'il leur attribue, elles ne sauraient jouer ce rôle modérateur. Par suite, ne se sentant arrêté par rien, il se répand en violences , tout comme le despote à qui rien ne résiste. Ces violences sont pour lui un jeu, un spectacle qu'il se don:1_1e à lui-même, un moyen de se témoigner à lui-même cette supériodté qu'il se reconnait. C'esttrèsvraisèmblablementun phénomène du même genre que l'on peut observer dans les pays civilisés, toutes les fois qu'un groupe d'anciens et un groupe de jeunes se trouvent. en contact d'une manière continue, et associés à une même vie. Alors, en effet, on voit éclater entre les deux: groupes une sorte d'hostilité d'un
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genre très particulier : c'est ce qu'on appelle la brimade. La brimade n'est pas simplement une fantaisie maladive, le produit de je ne sais quels caprices déraisonnables. Autrement, elle ne serait pas aussi générale, ni aussi difficile à extirper. Elle est, en réalité, l'effet nécessaire de causes définies, qui ne peuvent manquer de produire leur action, tant qu'on ne leur oppose pas des forces morales de direction contraire, mais d'intensité au moins égale. Les anciens se sentent supérieurs aux nouveaux, parce qu'ils sont les anciens, parce qu'ils sont les dépositaires des usages et des traditions que les nouveaux ignorent, parce qu'ils forment déjà un groupe cohérent, ayant un esprit de corps, une uhité collective, tandis que les nouveaux venus n'ont rien de commun, n'ayant même pas eu le temps de se constituer et de s'organiser. Parce que celte supériorité n'a pas de fondements très solides, parce que l'écartmoral entre les deux générations ainsi rapprochées se réduit au fond à peu de chose, parce qu'il est tout provisoire, qu'il est destiné à disparaître rapidement, les violences qui se produisent ainsi ne sont pas elles-mêmes tri>s sérieuses; elles prennent davantage un air de j.eu inoffensif. Il n'en reste pas moins que c'est un jeu p,articulier, qui se caractérise par un certain besoin de violences et de tourments. Sons des formes légèrement différentes, se retrouve donc ici la même cause produisant le même effet. Je me demande si les rapports entre maîtres et élèves ne sont pas, à .bien des égards, comparables aux précédents. Entre eux, en effet, il y a le même écart qu'entre deux populations de culture inégale. Même, il est difficile qu'il puisse jamais y avoir, entre deux ., groupes de conscience, une distance plus considérable, puisque les uns sont étrangers à la civilisation, tandis que les autres en sont tout imprégnés. Cependant, par sa nature même, l'école les rapproche étroitement, les
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met en contact d'une manière constante. Mais, alors, il n'y a rien d'extraordinaire à ce que ce contact suscite des sentiments tout à fait analogues à ceux que nous venons de décrire. Déjà, est-ce qu·au fond de la pédanterie, ce trait caractéristique de notre physionomie professionnelle, il n'y a pas une sol'le de mégalomanie? Quand on est perpétuellement en rapports avec des sujets auxquels on est · moralement et intellectuellement supérieur, comment ne pas prendre de soi un sentiment exagéré, qui se traduit par le geste, par l'attitude, par le langage. Or, un tel sentiment est prompt aux manifestations violentes; car tout acte qui l'offense fait aisément l'effet d'un sacrilège. La patience est bien plus difficile, réclame un bien plus grand effort sur soi, vis-à-vis d'inférieurs qu 'entre égaux . Même les résistances involontaires, la simple difficulté à obtenir les résultats désirés étonnent, irritent, sont vite considérées comme des torts et traitées comme tels, sans compter que la supériorité que l'on s'attribue tend, comme nous l'avons dit, à s'affirmer pour le plaisir de s'affirmer. Même dans la famille, nous voyons souvent des phénomènes de ce genre se produire entre frères et sœurs d'âges différents. Il y a comme une sorte d'impatience chronique de la part des aînés, comme une tendance à traiter les plus jeunes en êtres inférieurs . Cependant, ici, les sentiments familiaux suffisent, en général, à prévenir les excès. Mais il n 'en est plus de même à l'école, où cet utile antagonisme n'existe pas. Il y a donc, dans les conditions mêmes de la vie scolaire, quelque chose qui incline à la discipline violente . Et, tant qu'une force contraire n'intervient pas, on conçoit très bien que cette cause devienne de plus en plus agissante, à mesure que l'école se développe et s'orga- • nise. Car, à mesure que le maître prend de plus en plus d'importance sociale, que soq caractère professionnel s'accentue, la force de ses sentiments professionnels
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ne peut manquer de s'accroître, parallèlement. Le modeste chantre, qui, pendant le premier Moyen âge, remplissait les fonctions d'instituteur dans les écoles paroissiales, avait une bien moindre autorité que les régents des grands collèges des x1v et xv• siècles qui, membres d'une puissante corporation, se sentaient entretenus, dans leur foi en eux-mêmes et en leur éminente dignité, par la foi commune de leurs pairs. Jamais peut-être, la mégalomanie scolaire, dont je parlais tout à l'heure, n'a été portée à un si haut degré, et l'on commence ainsi à comprendre le régime disciplinaire du temps . Il y a bien une force qui est, qui était dès lors en état de contenir cet état d'esprit: c'est l'opinion morale ambiante . C'est à elle qu'il appartient de protéger l'enfant de son autorité, de rappeler le caractère moral, qui est en lui au moins en germe, et qui doit le rendre respectable. C'est ainsi que les abus auxquels se laisse facilement aller le civilisé dans ses rapports avec les sociétés inférieures commencent à être contenus, depuis que l'opinion, mieux informée, est plus en état de surveiller et de juger ce qui se passe dans les pays lointains. Mais les écoles médiévales étaient précisément organisées de telle sorte que l'opinion publique ne pouvait guère y avoir d'écho. La corporation des maîtres était, comme toutes les corporations d'ailleurs, une sorte de sociêté fermée, close au dehors, repliée sur ellemême, presque une société secrète . L'État lui-même n'avait pas, en principe, à y intervenir. L'élève des collèges était ainsi complètement séparé du milieu extérieur; les communications entre lui et ses parents étaient rares, parfois interdites. Dans ces conditions, les progrès de la conscience publique ne pouvaient. , guère avoir d'action sur la pratique de la discipline. Et voilà pourquoi celle-ci s'est. obstinée si longtemps dans ses vieux errements. En dépit des protestations. éloquentes qui se font entendre (et il y en eut en plein
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Moyen âge), en dépit des tentatives de réforme émanées de l'autorité civile, les anciens usages persistent comme dans les autres corporations, jusqu'au jour où l'école commence enfin à sortir de l'ombre dans laquelle elle se dérobait aux regards, et ne craint plus de s'ouvrir à la vie du dehors et à la lumière du jour. Ainsi, c'est la constitution de l'école qui est la cause du mal. Et, si j'ai cru utile de traiter cetle question, ce n'est pas seulement à cause de son intérêt historique, mais c'est aussi- qu'elle me fournit l'occasion de mieux déterminer un trait particulier de cette société qu'est l'école et de la vie spéciale qui s'y développe. Parce que cette société a naturellement une forme monarchique, elle dégénère aisément en despotisme. C'est un danger sur lequel il importe d'avoir toujours les yeux fixés, afin de nous prémunir contre lui; et ce danger est d'autant plus grand que l'écart est plus considérable entre le maître et les élèves, c'est-à-dire que ceux-ci sont plus jeunes. Le vrai moyen de prévenir ce danger, c'est d'empêcher que l'école ne se renferme hop en elle-même, ne vive trop exclusivement de sa vie propi·e·, n'ait qu'un caractère trop étroitement professionnel. Elle ne peut se garder d'elle-mêm,e qu'en multipliant les points de contact avec le dehors. Par elle-même, comme tout groupe constitué, elle tend vers l'autonomie; elle n'accepte pas facilement le contrôle; et, cependant, il lui est indispensable, non pas seulement au point de vue intellectuel, mais au point de vue ; moral. Non seulement il ne faut pas frapper, mais encore il .faut s'interdire toute punition susceptible de nuire à la santé de l'enfant. Pour cette raison, les privations de récréation ne doivent être employées qu'avec beaucoup de discrétion, et ne doivent jamais être complètes. La privation de jeu pendant la récréation n'a pas les mêmes
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inconvénients, et présente même de sérieux avantages. On doit poser en principe qu'un enfant qui vient de mal faire et qui a été l'objet d'un blâme n'a pas le cœur à jouer. Le jeu, avec la joie et l'expansion qui l'accompagnent, doivent être considérés comme la manifestation extérieure d'un sentiment intérieur de satisfaction, que l'on ne peut pas éprouver quand on a manqué à son devoir . Il y a donc là une punition légitime, efficace, très apte à susciter ou à entretenir chez l'enfant le sentiment de ·conlrilion qui doit suivre la faute, et qui n'a contre elle que certaines difficultés d'application . Mais ce n'est pas assez d'exclure les punitions qui nuisent; il faut chercher de préférence celles qui peuvent servir à celui qui les subit. D'une manière générale, la discipline pénale de l'adulte tend, de plus en plus, à s'inspirer de sentiments humanitaires; elle devient, de plus en plus, une sorte de pédagogie du coupable. La pédagogie proprement dite ne saurait donc se soustraire à ces mêmes préoccupations. C' est pourquoi les pensums inintelligents d'autrefois, qui n'avaient d'autre but que d'ennuyer l'enfant en l'occupant de force à une besogne fasti dieuse, ont définitivement disparu. D'ailleurs, ils' étaient dépourvus de toute efficacité morale. Or, pour qu'une .., peine puisse avoir quelque action éducative sur celui à qui elle esl intligée, il faut qu'elle lui paraisse respectable. Mais le pensum est chose absurde, dépourvue de tout sens, el on méprise ce qui est absurde . Il faut donc que les tâches supplémentaires, auxquelles est astreint l'enfant qui a commis une faute, aient le même caractère que ses devoirs ordinaires, et qu'ils soient traités et corrigés comme tels. Il arrive que l'on réunit ensemble tous les élèves d'une ou de plusieurs classes qui ont été ainsi punis, afin de leur faire exécuter, sous les yeux du maître, la tâche extraordinaire qui leur a été imposée. Je vois mal l'utilité de celte pratique qui, quoique réglementaire et
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usitée dans les établissements scolaires de presque tous les pays, n'est pourtant pas sans présenter de sérieux inconvénients. Il est toujours mauvais de rapprocher étroitement, de mettre intimement en contact des sujets de médiocre valeur morale; ils ne peuvent que se gâter mutuellement. Là promiscuité de ces classes artificielles, composées tout entières de petits délinquants, n'est pas moins dangereuse que la promiscuité des prisons . Il y règne toujours un esprit sourd de désordre et de rébellion. De plus, les enfants n'y sont généralement pas, ou, du moins, n'y sont pas tous sous la direction de leur maître habituel. L'exercice supplémentaire risque donc de n'être pas contrôlé avec .le même intérêt que les devoirs ordinaires, et, pa1· cela même, se rapproche davantage de l'ancien pensum. Privation de jeux, tâches supplémentaires, voilà donc, avec les blâmes et les réprimandes, les principaux éléments de la pénalité scolaire. Mais, quelle que soit la nature des peines employées, il y a un prin- .. cipe qui domine toute la matière. Le système des punitions doit constituer une échelle graduée avec le plus grand soin, qui commence aussi bas que possible., et l'on ne doit passer d'un degré à l'autre qu'ave'c la plus grande prudence. En effet, tout châtiment, une fois appliqué, perd, par le fait même ùe son application, une partie de son action. Car ce qui fait son autorité, ce qui fait qu'il esl redouté, c'est non pas tant la douleur qu'il cause que la honte morale qu 'implique le blâme qu'il exprime. Or, ce sentiment de pudeur morale, qui protège contre les fautes, est des plus délicats. ,Il n'est fort, il n'est tout entie1· lui-même, il n'a toute Ra puissance d'action que chez les sujets où il n'a rien perdu de sa puretépremière . On a dit souvent qu'une première faute en entraîne toujours d'autres. C'est qu'en effet on est moins sensible à cette honte, une fois qu'on l'a ressentie .
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La punition a donc ce tort Lrès grand de froisser un des principaux ressorts de la vie morale, et de diminuer ·. ainsi sa propre efficacité dans l'avenir. Elle n'a toute sa vertu que quand elle est simplement à l'état de menace. O'est pourquoi le maître expérimenté hésite à , punir un bon él'ève, même s'il le mérite. Car la punition ne pourrait que cônlribuer à le faire tomber en récidive. Rien donc n'est dangereux comme d'avoir une échelle \ trop courte de punitions : car, comme on est exposé à l'avoir trop vite parcourue, cette force comminatoire de la peine, qui ne subsiste tout entière qu'autant qu'on ne l'a pas encore subie, risque d'être rapidement épuisée. Et, alors, on se trouve désarmé . C'est ce qui fait la faiblesse de toutes les législations dra'Conie~mes. Comme elles vont tout de suite aux sévérités extrêmes, elles sont très tôt acculées à se répéter, et la punition a d'autant moins d'action qu'elle se répète davantage. C'est donc un principe très important que, sous la réserve de quelques exceptions assez rares, la punition ne doit pas être administrée à dose massive, mais a d'autant plus d'effet qu'elle est diluée plus savamment. Voilà pourquoi il faut s'ingénier à multiplier les degrés de l'échelle pénale. Pour cela, il conviendra de ne recourir aux punitions proprement dites qu'après avoir essayé toutes les formes du blâme et de la réprimande, et il en est d'infiniment nombreuses. Il y a le blâme individuel, presque secret, pour ainsi dire, par lequel il faut toujours commencer; le blâme public devant la classe, le blâme communiqué aux parents, la punition avec sursis. Et, a.v ant le blâme lui-même, que de moyens pour avertir l'enfant, lui faire sentir qu'il se met en faute, et l'arrêter ! Un coup d'œil, un geste, un silence, quand on sait s'en servir, sont des procédés très significatifs, et l'enfant sait les comprendre. Avant même d'en venir aux châtiments véritables, le
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maître a entre les mains mille moyens d'action, qu'il peut varier et nuancer à l'infini. Il y a, d'ailleurs, une autre raison pour ne parcourir qu'avec une sage lenteur l'échelle des punitions. C'est qu'elles produisent d'autant moins d'effet qu'elles sont plus élevées. El, en effet, c'est une loi générale en psychologie que les impressions causées par un excitant ne croissent pas indéfiniment, à mesure qne cet excitant devient plus intense. Il arrive un moment, il y a une limite au delà de laquelle les accroissements nouveaux ne sont plus perçus. Ainsi, passé un certain degré de souffrance, toute souffrance nouvelle cesse d'être ressentie. Passé une certaine hauteur, les sons cessent d'être perceptibles. De plus, à mesure qu'on se rapproche de cette limite, le retard de l'intensité de l'impression sur l'intensité de l'excitation va, de plus en plus, en croissant; c'est-à-dire qu'une part toujours plus grande de la force excitatrice cesse d'affecter la conscience, est pour nous comme si elle n 'était pas. Un homme d'une aisance modeste jouit du moindre enrichissement. Le même enrichissement laissera parfaitement insensible un homme dont la fortune esl très considérable. Seuls, des bénéfices tout à fait exceptionnels peuvent lui causer quelque plaisir, et un plaisir qui ne vaudra pas celui que procure à un homme de condition moyenne un gain infiniment moindre. La même loi s'appliquenaturellementaux peines. A mesure qu:on s'élève dans la gamme des punitions, une partie toujours croissante de l'énergie qui est employée à les produire est perdue; il faut les renforcer de plus en plus poUl' obtenir quelque ·effet, et cet eftet est de moins en moins en rapport avec la gravité accrue de la peine. Par conséquent, plus les punitions sont élevées, moins elles sont économiques : de plus en plus leur utilité est disproportionnée avec les pertes de forces qu'elles impliquent. C'est pourquoi il faut, en quelque
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sorte, se ménager du champ, pour n'avoir pas à recourir trop aisément à des punitions aussi dispendieuses et aussi inefficaces. Mais il ne suffit pas de bien choisir, de bien graduer les punitions. Il -y a, de plus, un art de les appliquer qui leur fait rendre tous les effets utiles. La manière de punir importe tout autant que la punition même. On a souvent dit qu'il ne faut pas punir« ab irato ». Et, en effet, il ne faut pas que l'enfant puisse croire qu'il a été frappé dans un ~ouvement de colère irréfléchie., d'impatience nerveuse: cela suffirait pour déconsidérer la peine à ses yeux et lui enlever toute signification morale. Il faut qu'il sente bien qu'elle a été délibérée, et qu'elle résulte d'un arrêt rendu de sang-froid. Aussi est-il bon de laisser s'écouler un temps, si court soit-il, entre l'instant où la faute est constatée et celui où la punithm est infligée; un temps de silence réservé à la réflexion. Ce moment d'arrêt n'est pas un simple trompe-l'œil, destiné à donner à l'enfant l'illusion d'une délibération; mais c'est un moyen, pour le maître, de se prémunir contre les résolutions précipitées, qu'il est aussi difficile ensuite d'abroger que de maintenir. Toute · la procédure judiciaire, avec ses lenteurs et ses complications, a précisément pour objet d'obliger le juge à se garder de la précipitation, et à ne rendre son arr'êt qu'en connaissance de cause. Il faut que le maître prenne contre lui-même des précautions analogues. C'est toujours un petit problème., el assez compliqué, que de savoir s'il faut punir, et surtout comment il faut punir. A moins donc que le cas ne soit d'une extrême simplicité, il faut prendre quelque temps pour résoudre la question. Ce temps peut être employé à motiver l'arrêt rèndu, à le faire comprendre, sans précipitation, des élèves de la classe. Car c'est à eela surtout qu'il faut penser.
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maître a entre les mains mille moyens d'action, qu'il peut varier et nuancer à l'infini. Il y a, d'ailleurs, une autre raison pour ne parcourir qu'avec une sage lenteur l'échelle des punitions. C'est qu'elles produisent d'autant moins d'effet qu'elles sont plus élevées. El, en effet, c'est une loi générale en psychologie que les impressions causées par un excitant ne croissent pas indéfiniment, à mesure qne cet excitant devient plus intense. Il arrive un moment, il y a une limite au delà de laquelle les accroissements nouveaux ne sont plus perçus. Ainsi, passé un certain degré de souffrance, toute souffrance nouvelle cesse d'être ressentie. Passé une certaine hauteur, les sons cessent d'être perceptibles. De plus, à mesure qu'on se rapproche de cette limite, le retard de l'intensité de l'impression sur l'intensité de l'excitation va, de plus en plus, en croissant; c'est-à-dire qu'une part toujours plus grande de la for·ce excitatrice cesse d'affecter la conscience, est pour nous comme si elle n 'était pas. Un homme d' une aisance modeste jouit du moindre enrichissement. Le même enrichissement laisse1·a parfaitement insensible un homme dont la fol'lune esl très considérable. Seuls, des bénéfices tout à fait exceptionnels peuvent lui causer quelque plaisir, et un plaisir qui ne vaudra pas celui que procure à un homme de condition moyenne un gain infiniment moindre. La même loi s'appliquenaturellementaux peines. A mesure qu~on s'élève dans la gamme des punitions, une partie toujours croissante de l'énergie qui est employée à les produire est perdue; il faut les renforcer de plus en plus pour obtenir quelque effet, et cet effet est de moins en moins en rapport avec la gravité accrue de la peine. Par conséquent, plus les punitions sont élevées, moins elles sont économiques : de plus en plus leur utilité est disproportionnée avec les pertes de forces qu'elles impliquent. C'est pourquoi il faut, en quelque
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sorte, se ménager du champ, pour n'avoir pas à recourir trop aisément à des punitions aussi dispendieuses et aussi inefficaces. Mais il ne suffit pas de bien choisir, de bien graduer les punitions. Il y a, de plus, un art de les appliquer qui leur fait rendre tous les effets utiles. La manière de punir importe tout autant que la punition même. On a souvent dit qu'il ne faut pas punir« ab irato ». Et, en effet, il ne faut pas que l'enfant puisse croire qu'il a été frappé dans un m,ouvement de colère irréfléchie., d'impatience nerveuse: cela suffirait pour déconsidérer la peine à ses yeux et lui enlever toute signification morale. Il faut qu'il sente bien qu'elle a été délibérée, et qu'elle résulte d'un arrêt rendu de sang-froid. Aussi est-il bon de laisser s'écouler un temps, si court soit-il, entre l'instant où la faute est constatée et celui où la punition est infligée; un temps de silence réservé à la réflexion. Ce moment d'arrêt n'est pas un simple trompe-l'œil, destiné à donner à l'enfant l'illusion d'une délibération; mais c'est un moyen, pour le maître, de se prémunir contre les résolutions précipitées, qu'il est aussi difficile ensuite d'abroger que de maintenir. Toute · la procédure judiciaire, avec ses lenteurs et ses complications, a précisément pour objet d'obliger le juge à se garder de la précipitation, et à ne rendre son arr'êt qu'en connaissance de cause. Il faut que le maître prenne contre lui-même des précautions analogues. C'est toujours un petit problème., et assez compliqué, que de savoir s'il faut punir, et surtout comment il faut punir. A moins donc que le cas ne soit d'une extrême simplicité, il faut prendre quelque temps pour résoudre la question. Ce temps peut être employé à motiver l'arrêt rèndu, à le faire comprendre, sans précipitation, des élèves de la classe. Car c'est à eela surtout qu'il faut penser.
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Mais, d'un autre côté, s'il ne faut pas punir par colère, il ne faut pas moins se garder de punir froidement. Un excès de sang-froid,. d'impassibilité n'est pas d'un meilleur effet qu'un excès d'emportement. En effet, punir, avons-nous dit, c'est blâmer, et blâmer, c'est protester, c'est repousser de soi l'acte que l'on blâme, c'est témoigner de l'éloignement qu'il inspire . Si donc la punition est ce qu'elle doit être, elle ne va pas sans une certaine indignat~on, ou, si le mot paraît trop fort, sans un mécontentement plus ou moins accusé. Que toute passion s'en retire, et elle se vide de tout contenu moral. Elle se réduit alors à l'acte matériel qu'elle impose; mais rien ne vient donner à cet acte la signification qui est sa raison d'être. Quelle efficacité peut avoir un rite, ainsi observé dans sa lettre, l!!_ais dont on ne sent plus l'esprit. Tout se passe automatiquement. Un tarif s'établit : l'enfant sait que, pour chaque faute, il doit payer; il paye passivement, sur l'injonction reçue; mais, une fois son compte réglé, il se considère comme quitte envers lui-même et envers les autres, puisque, dans la punition, il ne voit rien que la punition même. Ainsi entendue, la discipline peut bien dresser, mais non éduquer, puisqu·elle ne fait pas œuvre intérieure. Et encore risque-t-clle de faire plutôt des révoltés. Car il est difficile que l'enfant accepte une peine dont il ne voit pas le sens, et qui ne dit rien à son esprit. Il faut donc que le maître ne laisse pas émousser par l'usage sa sensibilité professionnellP- . Il faut qu'il s'intéresse ·assez à ses élèves pour ne pas regarder leurs fautes avec lassitude, avec indifférence; il faut qu'il en souffre, qu'il s'en plaigne, et qu'il marque au dehors ses sentiments. Il est tellement dans la nature de la punition de n'être pas administrée à froid, que, s'il est utile de s'accorder, avant de la fixer, un moment de réflexion, il ne faut pas cependant que cet intervalle soit trop
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considérable. Car le sentiment qui est à la racine de la peine, qui en fait quelque chose de vivant, se refroidit avec le temps, et dès lors l'expression en a quelque chose d'artificiel. On a récemment institué, dans nos établissements d'enseignement secondaire, des sortes de tribunaux universitaires chargés de juger les délits scolaires qui paraissent présenter quelque gravité. Cette institution peut être utile, quand il s'agit de prononcer une peine élevée, comme l'exclusion ·; mais je doute que, dans les cas ordinaires, elle rende tous les services qu'on a pu en attendre. Une sentence solennelle, rendue longt~mps après que l'acte a été accompli, en des formes officielles, par une sorte de magistrature impersonnelle, peut-elle toucher autant l'enfant que quelques paroles de son professeur ordinaire, prononcées au moment même de la faute, sous le coup de l'émotion pénible qu'elle a causée, si, du moins, l'élève aime ce professeur et tient à son estime? S'il est vrai que la classe est une société, que les institutions scolaires 1·essemblent a:ux institutions sociaies correspondantes, elles n'en doivent pourtant pas être la copie pure et simple. Car une société d'enfants ne saurait s'organiser 'comme une société d'adultes. Les délits scolaires ont l ceci de particulier qu'ils rentrent tous rlans la catégorie ~ des flagrants délits. Les procédures compliquées ne sont donc pas de mise pour les juger. De plus, il y a un intérêt moral à ce que la répression de la faute suive d'aussi près que possible la faute elle-même, afin de neutraliser les mauvais effets de celle-ci. L'enfant vit de sensations. Il faut opposer sans retard, à la sensation causée par l'infraction, la sensation contraire. Mais, quelle que soit la punition, , et de· quelque manière qu'on s'y prenne pour la prononcer, il faut qu'une fois décidée elle soit irrévocable. Il n'y a de réserve à faire que pour les cas où l'enfant rachète sa faute d'une manière éclatante par un acte spontané. Il
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y a là une règle pédagogi4ue à laquelle on ne saurait se tenir trop ferffi'ement. Il importe, en effet, que l'enfant sente, dans la règle, urre nécessité égale à celle des lois de la nat\lre. Car c'est à 'Cette condition qu'il prehdra l'habitude de se représenter le devoir comme il convient, c'est-à-dire comme quelque chose qui s'impose irrésistiblement aux votontés, avec quoi on ne discute ni on ne biaise, quelque chose d'inflexible au mêm e degré que les forces physiques, bien que d'une autre manière . Si, au contraire, il voit la règle se plier à toutes sortes de contingences, s'il la voit s'appliquer d'un~ manière toujours hésitante, s'il la sent · molle, indécise, plastique, il la cohcevra et la traitera comme telle. De plus, puisqu'elle lui ·ap'p araîtra comme fleJCible, H :ne craindra pas de la faire fléchir à l'occasion; puisqu'elle comporte des accommodements, il l'accommodera aux circonstances. Les faiblesses, les incertitudes de l'a répression ne peuvent donc que contribuer à rendre les consciences elles-mêmes faibles et incertaines. Il y a une résolution qui est condition de la reclitude morale et qu'il faut pratiquer pour la communiquer à l'enfant.
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Nous venons de voir successivement quel est le rôle moral de la punition, ce qu'elle doit ôtre, et comment •elle doit être appliquée pour pouvoir atteindre son but. ·Mais la punition n'est pas la seule sanction attachée aux règles de la morale scolaire, de même qu'aux règles de la morale de l'adulte; il y a en outre les récompenses. Mais, bien que les récompenses soient, en effet, la contre-partie et le pendant logique des punitions, elles nous arrêteront bea:ucoup moins longtemps. Car elles 'tiennent une bien moindre place dans l'éducation morale . Rn effet, il est certain qu'elles s<>nt i,urtout employées à l'école comme un moyen d'exciter l'enfant à déve. lopperles qualités tde • l'intelligence plutôt que ceHes du
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cœur et du caractère. Elles consacrent le succès plutôt que le mérite moral. Les bonnes notes, les places, les prix, les honneurs de la classe sont actuellement réservés aux él'èves les plus intelligents, plutôt qu'à ceux dont la conscience est la plus droite ou la plus délicate. C'est un instrument de culture intellectuelle plutôt que--, de culture morale. Il est vrai que l'on a .signalé comme ~ une anomalie funeste la part si maigre faite à la vertu dans les récompfmses scolaires. cc Quel est, dit M. Vessiot, le caractère du système d'éducation actuellement en vigueur? La part des punitions y est bien plus grande que celle des récompenses; tandis que la première embrasse toutes les fautes que l'enfant peut commettre, la seconde est loin de s'étendre à tout ce qu'il peut faire de louable et de bien. De plus, tout semble calculé pour exciter l'émulation intellectuelle; presque rien n'y est prévu pour créer l'émulation morale 1 . » Mais, tout d'abord, il y a lieu de remarquer que cette même disproportion entre les peines et les récompenses se retrouve dans la vie réelle. Les récompenses sociales sont beaucoup plus attachées au mérite intellectuel,artislique, industriel qu'à la vertu proprement dite. Les actes contrnires aux devoirs fondamentaux sont punis; mais, à ceux qui dépassent le minimum exigible, il n'est attaché que très exceptionnellement des récompenses définies. Quel contraste entre ces codes aux prescriptions multiples, aux sanctions étroitement déterminées, et les quelques prix, titres, insignes honorifiques qui, de loin en loin, viennent récompenser quelque acte de dévouement ! Même, il semble gue le nombre de ces récompenses ·collectives aille plutôt en ·diminuant, et qu'elles perdent plutôt de leur prestige. Le plus généralement, 11a rémunération consiste exclusivement dans l'approbation publique, dans l'éloge,
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dans l'estime et la confiance témoignées à celui qui s'est particulièrement bien conduit. Les sanctions atta.chées à la pratique positive,du devoir n'égalent donc ni en nombre, ni en importance, ni en degré d'organisation, les sanctions répressives attachées à la violation -de la règle. Or, puisque l'école a pour objet de préparer à la vie, elle manquerait à sa tâche, si elle faisait ~on tracter à l'enfant des habitudes que les conditions de la vie viendraient contredire un jour. Si l'enfant est accoutumé par la pratique de la vie scolaire à compter sur une récompense attribuée pour tout ce qu'il a fait de bien, quel mécompte, quelle désillusion il éprouvera, une fois qu'il devra constater que la · société, elle, ne rétribue pas les actes vertueux avec cette exac1 titude et cette précision I Il lu~ faudrait refaire en partie ·sa constitution morale, et apprendre un désintéresse. ment que l'école ne lui aurait pas appris. Dira-t-on que cette moindre part faite aux récom_ penses dans la vie de l'adulte est elle-même anormale? Mais il n'est pas. de société où le mê~e fait ne se rètl'ouve. Or, il es~ bien diffü;ile de considérer comme anormale une pratique aussi universelle. Et c'est qu'en effet elle n'est pas sans raison d'être. Car, s'il importe ,que les actes tout à fait indispensables au fonctionnement de la vie morale soient rigoureusement exigés, ·si, par suite, tout manquement aux règles qui les exigent doit avoir une sanction précise, inversement, tout ce qui dépasse ce minimum strictement nécessaire de moralité répugne à toute réglementation : car c'est le domaine de la liberté, des tentatives personnelles, des libres initiatives qui ne peuvent même pas être prévues, à plus forte raison réglées. Voilà pourquoi il ne saurait y avoir un code des récompenses parallèle au code pénal. Il y a plus : ces actes n'ont toute leur valeur qu'autant qu'ils sont accomplis sans que l'agent ait eu en vue une récompense attitrée, C'est cette in-
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certitude, cette indétermination de la sanction, son pèu d'importance matérielle qui fait tout leur prix . S'ils étaient tarifés par avance~ ils prendraient aussitôt un air · mercantile qui les ravalerait au-dessous d'euxmêmes. Il est donc normal que les fautes aient des sanctions plus précises, plus sûres, plus régulières que les actions vraiment méritoires; et, sur ce point, il faut que la discipline de l'école ressemble à celle de la vie. Ce n'est pas à dire pourtant qu' il n' y ait rien à garder des critiques que nous avons rapportées. Sans doute, il ne saurait être question de faire concourir les élèves en honnêteté, en véracité, etc .. . L'idée du prix ) de vertu nous fera toujours sourire, non par pur misonéisme, mais parce que les deux notions ainsi accouplées jurent d'être ensemble. Il nous répugne de voir le mérite moral récompensé de la même manière que le talent. Il y a là une contradiction qui ne nous choque pas sans raison. La vraie récompense de la vertu se trouve dans l'état de contentement intérieur, . dans le sentiment de l'estime et de la sympathie qu' elle nous acquiert, et dans le réconfort qui en résulte. Mais .il y a lieu de croire que, dans notre vie scolaire, l'estime s'attache trop exclusivement aux mérites intellectuels, et qu'une part plus grande devr,a it être faite à la valeur morale. Pour cela, il n'est pas nécessaire d'ajouter de nouvelles compositions à nos compositions, de nouveaux prix à nos 'palmarès. Il suffirait que le maître attachât plus d'importance à ces qualités qui, évidemment, dans la pratiqun courante, sont trop souvent traitées comme une chose secondaire. L'affection, l'amitié qu'il témoignerait à l'élève laborieux, qui fait effort sans réussir comme ses camarades mieux doués, serait par elle-même la meilleure des récompenses, et rétablirait un équilibre qui, aujourd'hui, est inj uste_ ent m troublé et faussé.
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L 'ATTACHEMENT AUX GROUPES SOCIAUX
QUATORZIÈME LEÇON
L 'ALTRUISME DE L'ENFANT
Nous en venons maintenant à la recherche des moyens qui peuvent permettre de constituer .chez l'enfant le second élément de la moralité. Ce second élément consiste, avons-nous dit, dans l'attachement à un gro~pe social d'une manière générale, mais plus spécialement dans l'attachement à la patrie, pourvu que la patrie soit conçue, non comme une personnalité étroitement égoïste et agressive, mais comme un des organes par lesquels se réalise l'idée d'humanité. La source de toute cette partie de la vie morale est évidemment dans la faculté que nous avons de sympathiser avec autre chose que nous-mêmes, c'est-à-dire dans l'ensemble des tendances que l'on appelle altruistes et désintéressées. Par conséquent, la première question que nous ayons à nous poser est celle de savoir s'il existe de ces tendances chez l'enfant, et, s'il en existe, sous quelle forme. Car les méthodes à employer ser<Jmt nécessairement toutes différentes, suivant que nous serons assurés, ou non, de trouver dans la constitution congénitale de l'enfant un point d'appui où puisse s'appliquer cette action, un levier dont nous puissions nous servir, et, même, suivant la nature de ce levier . Selon que l'enfant doit être considéré comme un pur égoïste, ou
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bien, au contraire, comme accessible déjà à un altruisme naissant, qu'il suffit de développer, les voies à suivre, pour le mener au but où nous devons tendre, changeront du tout au tout. C'est ainsi qu'avant de chercher comment il faut s'y prendre pour cultiver chez l'enfant le premier élément de la moralité, à sa voir l'esprit de discipline, nous avons commencé par nous demander quels sont les états mentaux, naturels à l'enfant, dont nous pouvons nous aider pour arriver au résultat désiré .. La question que nous avions à traiter alors est tout à fait symétl'Îque de celle que nous avons à examiner aujourd'hui. Mais, pour la résoudre, il nous faut tout d'abord savoir ce qu'il convient d'entendre par tendance~ altruistes ou désintéressées, et, pat· conséquent, par tendances égoïstes; car, précisément parce qu'elles s'opposent les unes au"x-autres, elles peu vent être difficilement définies les unes sans les autres . Les deux notions sont connexes. Et, d'autre part, suivant la définition i1 laquelle on s'ari'ête, on est porté à résoudre très différemment la question de llégoïsme et de l'altruisme enfantins. D'ordinaire, on appelle tendances égoïstes celles qui ont pour objet le plaisir de l'agent, et tendances altruistes celles qui ont pour objet le plaisir d'un être différent de celui qui agit. De ce point de vue, l'anti-· thèse est aussi complète que possible : car mon plaisir et le plaisir d'un être qui m'est étranger s'opposent radicalement,sans qu'il puisse y avoir entre eux, se.mblet-il, de moyen terrµe. L'écart est même tellement considérable qu'il paraît impossible d'assigner à ces deux sortes de sentiment une seule et même origine . C'est pourquoi on tend à fonder les premiers, c'est-à-dire· l'égoïsme, dans la constitution naturelle de l'homme, tandis qu'on fait des seconds un produit relativement tardif de la culture et de l'éducation. Instinctivement,,
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dit-on, l'homme, comme l'animal, ne connaît et ne recherche que son plaisir : il est tout entier égoïste. Il est devenu banal de prêter au primitif je ne sais quel égoïsme féroce qui ne se serait adouci que très lentement sous l'influence de la civilisation. Or, l'enfant qui entre dans la vie est sensiblement dans les mêmes conditions que l'homme à l'entrée de l'histoire. Lui aussi serait donc un pur égoïste, et l'éducation aurait à constituer de toutes pièces les dispositions altruistes qui lui manquent originairement. A vrai dire, on pouuait se demander comment est possible une transformation qui implique finalement une véritable création ex nihilo . Car enfin, ni l' évolution historique ne peut tirer de l'homme, ni l'éduca-tion ne peut · tirer de l'enfant autre chose que ce qui s'y trouve au moins en germe, et l'on ne voit pas trop par quels moyens un être qui n'est qu' égoïste pourrait devenir capable de désintéressement. Mais il n'est pas. nécessaire d'examiner ici les théories imaginées par les moralistes et les psychologues pour rendre ce miracle intelligible. Il vaut mieux s'en prendre tout de suite à la conception même qui a rendu l'hypothèse nécessaire, c'est-à-dire à cette définition de l'égoïsme et de· l'altruisme qui en fait deux états d'esprit antagonistes, incommunicables l'un à l' autre. Nous allons voir, en effet, que, si évidente qu'elle puisse être au regard du sens commun, elle soulève de nombreuses objections. Et, d'abord, il n'est pas exact de dire que toutes les. tendances désintéressées ont pour objet le plaisir de quelque être sensible autre que l'agent. Il en existe, en effet, qui concernent des êtres non sensibles, des êtres. purement idéaux. Le savant qui aime la science, l'aime en elle-même et pour elle-même, et non pas seulement en raison de la bienfaisante influence que ses travaux peuvent avoir sur le sort des autres hommes. Sans doute, il' arrive que le sentiment anticipé des services que peut
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rendre à l'humanité telle ou telle découverte serve de stimulant secondaire à la recherche, l'oriente dans telle direction plutôt que dans telle autre; mais il entre bien d'autres éléments dans l'amour de la science. Le désir de connaître et de comprendre, la curiosité pure, voilà le mobile vraiment initial. Le désir d'apporter un grand soulagement aux misères humaines a pu déterminer Pasteur et ses élèves. à appliquer le principe de la vaccination à des maladies graves, comme la rage et la diphtérie. Mais l'idée mère de la doctrine et de ses applications est toute. théorique : c'est une vue sur la nature de la vie et, peut-être même, une curiosité initiale, toute spéculative, pour ce qui concerne les infiniment petits. Il arrive d'ailleurs, très souvent, que toute préoccupation utilitaire est absente de la recherche scientifique. L'historien , l'érudit, le philosophe ne peuvent même pas se représenter sous une forme définie les services que rendront leurs travaux; tout au plus mettront-ils leurs semblables en état de se mieux connaître. On peut même poser comme une règle de méthode que, en principe, le savant doit s'appliquer à connaître les choses pour les connaître, et sans se préoccuper des conséquences praliq ues qui pourront être dégagées de ses découvertes. Ce que nous disons de l'amour de la science pourrait se répéte1· de l'amour de l'a,rt. Mais il y a plus, et, même parmi les tendances qui concernent des êtres sensibles, il en est qui sont manifestement désintéressées et qui, pourtant, ont pour objet de causer à autrui, non du plàisir, mais de la douleur. Il y a des haines si peu égoïstes que celui qui hait sacrifie souvent sa vie au sentiment qui l'anime; et cependant, ~e sentiment a pour fin de nuire . Telles sont les haines domestiques, si fréquentes partout où la vendetta familiale est rebtée en usage; telles encore la haine du crime et celle du criminel. Sans doute, on peut discuter pour savoir si ce sont 'là des formes très
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recommandables des tendances désintéressées; mais elles existent, et leur désintéressement est indiscutable. De même que les tendances a!truistes n'ont pas nécessairement pour objet le plaisir des autres, les tendances égoïstes n'ont pas nécessairement pour objet notre plaisir. Ainsi le dipsomane, le cleptomane, qui cèdent à un besoin de boire ou de voler, savent bien que, de leur acte, il ne résultera pour eux qu'ennuis et que souffrances ; et, pourtant, ils ne peuvent résister à l'inclination qui les entraîne. Ce n'est donc pas la perspective du plaisir attendu qui détermine leur conduite; mais c'est le breuvage ou l'objet convoité qui les attire par lui-même, comme l'aimant attire le fer, avec une nécessité vraiment physique et en dépit des conséquences désagréables auxquelles ils s'exposent. On djra que ce sont là des états morbides; mais on sait que la maladie ne fait que présenter sous une forme amplifiée les caractères de l'état de santé. Et, en effet, il n'est pas difficile de trouver chez le . normal des faits du même genre. L'avare est un égoïste. Mais le véritable avare aime et recherche l'or pour lui-même, et non pour le plaisir que l'or procure. La preuve, c'est que, pour conserver son or, il se privera de toutes les satisfactions; il se laissera même mourir à côté de son trésor plutôt que d'y toucher. Dira-t-on qu'il éprouve du plaisir dans le s-entiment qu'il a de sa richesse, bien qu'il ne fasse aucun usage de celle-ci? Sans doute, il n'est pas de tendance qui, quand elle est satisfaite, ne soit accompagnée · de plaisir. Mais,· à cet égard, les tendances altruistes ne se distinguent pas des tendances égoïstes. La mère se sacrifie avec joie à son enfant. Pourtant, il est bien clair que ce qu'elle recherche dans ce sacrifice, c'e st la santé de son enfant, et non la joie du sacrifice. G~tte joie vient par surcroît, elle facilite le sacrifice, elle le rend doux; elle n'en n'est pas la cause déterminante ni l'objet. Il n'en est pas autrement de l'avare qui se sacrifie pour son
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or. ·c'est tlonc à S(}n 'Or ·qu'il ~statta:ché, comme la mm-e e·s t -attaèh:ée à son 'èllfant. Si 'Sà passion n'a-vait d"autre objet •que le ptalstr qu''elle tui ta use, èBe serait inin'telli:gibl~ . On en ireut Id.ire autant de r ·a mour du '})ouvoir. lie pnuvoir e-st <soni,q-ent -pour ceux ·q ui le possèd·e nt r'G'c~asion. de hlien. tl-es tristesse-s et'd:e hien des am'ertumes. Et, eepen-0.ant, 'S'i -rude qu'en soit l'exercic'e, une fois (lli!on ren a pri'S l'habitude, on l'aime, on y tend, ·on tt'i'l preut plus s'en p-a~er. On retrouve te même ca:ra:ctèl"e dans ·les tend·anC'e'S les plus ·é lémentaires. Da»s la faim, c'~st Yers la no111·titure qure nous tendons, non vèrs l e plaisir qui accompagne l'inge·s tion. C'est l'aliment qui e·s t 1l'objet de la ten:darrC'e·; le plaisir peut s'y ajouter, mais ce n'est que ire condiment de l'acte, ce n'en est pas le but. D'une manière plus générale, le type de la tend.ante égo'i'ste, c'es't ce qu'on appeli-e assez improprement l'instinct de conservation, c'est-à-dire la 't endanc·e de tout être vivant à persévèrer dans l'existence. Or, c·e tte t'errd'ance fait ·s entir son action sans que nous songions aux ptaisirs que peut nous valoir la vie, et alors m~e qu'eHeue'1rous réserve que des douleurs, et que lt'O'Us te savons. C'est ainsi que ['h'omme ·qui se jette à l''èau p'll.'1' tlés·espoir fait tous ses efforts pour se sau.vèr . Pourtant le fait ~e son imtnersion n~a pas changé sa con:dili'on ni ia maniète ·donl il l'appréciait. 'Mais c'"é'st q,ùl tenait à la vie, plus qti'il ne le savait luiI1lêtne, si 'linisérable que fût ·s'a vie. C'est donc que nous aimons fa vie, efl ·eUe-mênre, pour elle-même, et alors tn'êtne ·qu'elle n·est pour nous qu'une source de souffrances . 'Sans doule, j'e n' ~ntend's pas soutenir que, }amai'S, la douleur ne puisse triotn pher de cette tendance; tnais, qu:and elle ·est forte, qtrantl 'l'amour ·de la vie est el'ftll.'èi'Iré, il faut urre singulière accumulation d'e-xpërieilèes douloureuses pour en venir à b(jut. On se ra1>pelte le 'Vers de la F'Ontairre :
:Po·utvu qu' ·e n ·s0mrne je vin, c'est assez.
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Ce n'est que l'illustr.ation de ce fail d'expérience . Enfin, il y a même des tendanoes ég0ïstes qui on·Lp<,ttt· objet non ' le ·1laisir du sujet, mai'S sa -souffrance.,,Ua homme célèbre de la !Renaissance, Jérôme GaTd:an, dit dans son autobiographie « qu'ii ne pouvait se passer de souffrir; et, quand cela lui arrivait, il sentait s'ëlever en lui une telle impétuosité que toute autre douleur lui sem.blait un soulagement. » Aussi avait-il l'lhabitude, dan'S cet état, de mettre soncorpsàla tortureju'Squ'àenverser des' larmes . Un très ·grand nombre de ' faits du même genre ont été observés chez les neurasthéniques. ,Mais on en peut signaler ,é galement chez les sujets nm·maux. Le goût dela mélancolie n'a rien de morbide: or, qu 1est-oe autre chose qu'un certain amour de la tristesse? Ainsi, ce n'est pas -pat· la nature différente de'S plaisirs, que nous procurent les tendances, qu'il est possible de distinguer ces dernières ; car les tendances égoïstres, tout comme les autres, ont bien d'autres objets que ,le plaisir qui en peut résulter, soit pour nous, soit pout· autrui. Normalement, ce que nous aimons, ce que nous recherchons, ce sont les choses mêmes vers lesqueHes nous tendons; c'est la vie, c'est la santé, c'est la fortune, c'est la personne d'autrui, c'est la 1douleur elle-même. Sans doute, quand une tendance est satisfaite, nous en éprouvons de la satisfaction: Mais cette satisfaction est u:n simple accompagnement de 1 la tendance; c'est le signe qu'ellé fonctionne •avec ·aisance, qu1eUe ·se développe sans résistance, qu'elle atteint· son objet; mais ce n'en est pas l'objet ni la raison d'être. Aussi ce plaisir accompagne-t-il le fonctionnement de toutes les tendances, quelles qu'elles soient, des tendances altl'llistes comme des autres . 1 Il n'y a donc rien là qui permette de les différencier les unes des autres. 1 Il y a, il est vrai, une inclination qui a pour objet le plaisir; c'est ce qu'on appelle ' l'amour· du plaisir, ou mieux encore, des plaisirs, le besoin d'éprouver des états agréables
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renouvelés et répétés; de même qu'il y a une inclination qui a pour objet la douleur. Mais ce n'est là qu'un penchant particulier, spécial, très inégalement développé suivant les individus. Ce n'est pas le prototype de tous les penchants. Même il en est peu, sauf l'amour de la douleur, qui deviennent aussi facilement morbides . Il y a dans l'amour du plaisir un péril moral que tous les moralistes ont signalé. Nous sentons bien qu'il y a quelque chose de morbide à ériger le plaisir en fin en soi, à le rechercher pour lui-même, alors qu'il ne doit être qu'une suite, une conséquence, un état concomitant. Ce dont nous avons besoin pour vivre, c'est des choses mêmes dont notre existence est solidaire, non des impressions agréables que leur poursuite peut nous procurer. Le plaisir n'est pas la seule chose qui ait du prix et mérite d'être recherchée. Il faut donc renoncer à définir et à distinguer les 1 tendances par rapport aux plaisirs qui en résultent; mais il nous faut considérer en eux-mêmes les objets de toute sorte auxquels les tendances nous rattachent, et chercher à les classer, abstraction faite des impressions dont ils sont l'occasion. Or, tous ces obj ets se répartissent d'eux-mêmes en deux grandes catégories, dont la distinction va nous fournir la définition cherchée. Tantôt, l'objet de notre tendance est un élément de notre individualité : c'est notre corps, notre santé, notre fortune, notre condition sociale, notre réputation, et tout ce qui, indirectement, peut nous servir à atteindre ces fins personnelles. De là, l'amour de la vie, de la richesse, des honneurs, etc ... Toutes ces tendances ne nous attachent qu'à des aspects différents de nous-mêmes, et, par conséquent, peu vent être justement appelées égoïstes. Mais il y a d'autres tendances dont les objets sont en dehors de notre individualité; ils ne sont pas nôtres par nature . C'est, d'abord, tout près de nous encore, sur les limites de notre personne, les lieux où s'est
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écoulée notre vie, les choses de toute sorte qui nous sont familières; c'est, au delà, la personne de nos semblables et tout ce qui s'y rapporte; enfin, plus loin encore, il y a les groupes sociaux dont nous sommes membres, ·famille, corporation, patrie, humanité, et tout ce qui sert à l'entretien de la vie collective, science, art, profession, moralité, etc . .. Tous ces objets ont ce caractère commun qu'ils ont une existence propre, distincte de la nôtre, par quelque lien qu'ils se rattachent à nous. En les aimant, en les recherchant, nous recherchons et nous aimons autre chose que nous-mêmes. Nous ne pouvons nous y attacher qu'en sortant de nous~ qu'en. nous aliénant, qu'en nous désintéressant partiellement de ce qui nous constitue. C'est donc à c~s inclinations qu'il convient de réserver l'expression d'altruistes. Ainsi, ce qui différencie l'altruisme de l'égoïsme, ce n'est pas la nature du plaisir qui accompagne ces deux formes de notre activité sensible; c'est la direction différente que suit cette activité dans les deux cas. Egoïste, elle ne sort pas du sujet d'où elle émane, elle est centripète; altruiste, elle se répand hors du sujet; c'est en dehors de lui que se trouvent les centres autour desquels elle gravite; elle est centrifuge. Cette distinction une fois admise, la distance infranchissable qui paraissait d'abord séparer les tendances égoïstes et les tendances altl'.uistes disparait. Tout à l'heure, il semblait, y avoir entre elles une telle hétérogénéité, qu'il ne paraissait pas possible de les rattacher à une seule et même origine. En effet, mon plaisir est tout entier en moi; le plaisir d'autrui est tout entier en autrui : par conséquent, entre deux formes d'activité dont les objectifs sont aussi distants, il ne pouvait y avoir rien de commun; et on était même en droit de se demander comment elles pouvaient se rencontrer dans un seul et même être. Mais il n'en est plus ainsi, si la différence qui sépare ces deux sortes de penchants
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se réduit à-celle qu'il y aentrela notion d'un objet extérieur à l'individu et la . notion d'un objet qui lui est immanent. Car tette différence n'a . rien d'absolu. En etfet, il y a altruisme, avons-nous dit, quand nous sommes attachés à une chose qui est en dehors de :nous. Mais nous ne pouvons·naus attacher à une chose extérieure, quelle que soit ·s a nature, sans nous représenter cette chose, sans en a'Joir une idée, un sentiment aussi confus que l'on voudra. Et, par cela seul que nous 1ilous la représentons, elle nous devient à certains égards intérieure. Elle existe e.n nous sous la forme de cette représentation qui l'exprime, qui la reflète, qui en est étroitement solidaire. Ainsi, au mêaie titre que cette représentation sans laquelle elle ne serait rien pour nous, elle devient un élément de nous-mêmes, un état de notre conscience. Par conséquent, en ce sens, c'est encore. à nous-mêmes que nous sommes attachés. Si nous souffrons de. la mort d'un proche, c~est que la représentation qui exprimait en nous la figure physique el morale de notre parent, ainsi que les représentations de toutes sortes qui en dépendent, se ,trouvent atteintes dans leur fonctionnement. Nous ne pouvons plus renouveler la douce sensation que nous. causait sa présence; effusions, épanchements des conversations familières, sentiments de réconfort que nous en relirions, rien de tout cela ne peut plus avoir lieu. Il se produit donc un vide dans notre conscience, et c'est la sensation de ce vide qui nous est douloureu~Nous sommes atteints dans notre vitalité par tout ce .qui atteint la vitalité des êtres auxquels nous tenons; et, en tenant à eux, c'est à une part de nous-mêmes que nous tenons. ll y a donc de.l'égoïsme au sein même de.l'altruisme. Et, inversement, il y a de l'altruisme dans l'égoïsme. En effet, notre .individualité n'est pas une forme vide; mais elle esL faite d'éléments qui nous viennent du dehors . Re.tirons de nous,-mêmes tout -ce qui a cette origine·:
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qµ~ nous reste-t-il?. No-us aimons l'-0r, le µou.voir,. . les honneurs; mais l'or, le pouvoir, le.s honneur::s ~E>nt de.s QhQs,es qui nous so.nt extérieures.; et, p,o,ur a.ller les c.o nquérir, il nous. faut sortir de nous, il faut. faire. des ,, efforts, nous dépenser, laisser une p,artie.denous-mêmes e.n dehors de nous, développer de l'activité centrifuge. Nous s.e ntons bien q;ue, dans l'activité déployée pour aitteindre. ces diverses fi:ns, qui pourtant sont inté. rieure.s, il y a autre. c.hQse que du p.ur égoïslile.; il y a un cei:tain don de soi, une certaine a:p,t.itude à se donner, à se répandre, à ne pas s.e renfermer étrnilement sur sel. On p,o urrait citer bien d'autres ex.emples. N0l!lis te»ons à nos habitudes, qui sont de& éléme»ts de :notre: individualité, et cette teudance n'est qu\m ,a.spect de l'amo,w de. soi. Mais, par suite, no,us tenons all! milieu dans lequel ces habitudes se sont constituées et qu'e.lle.s reflètent, a:ux choses qui peuplent c~ milieu et dont elles so.nt solidaires; et voilà ellco.re. une forme de l'amour de soi qui nous oblige à sortir de nous,- mêmes. Nous disions naguère qu'il e.st bien difficile de vivre en pur égoïste. On peut même dire que o'es.t impossLble, et no,us e-:u voyons maintenant la raiso11. C'est que notre p.ersQnna. . lité n'est pas une entité métaphysique, une sorte d~absoJu qui commence. exacte.ment à un point détei:• miné pour finir à un autre, et qui, comme la monade de Leibni,z, n'a ni fenêtres, ni portes ~uvertes sur l'UniVtH'S. Au cout.raire, le monde extérieur fait éc.ho en D0Us,, se prolonge e11 nous, de :oo,ême. q,ue nous :nous répandons en lui. Les choses, les êtres du dehor~ p.énè. tre11t dans notre conscience, se mêlent à notreexüitence in,téri01ue, et, de notre côté, nous mêlons notre Q:i.tis-temce à la leur. Nos; idées, nos s. ntiments pas.sent de e notre cerveau da:ns le c.erveau, d'autru,i, et inversement, Il y a en nous-mêmes autre QhQSe que, nous, et nous n~ sommes.pas tout entiers e.nnous; mais il yaquclquechqs~ de nou,s damdes objets gui se sQnt associés, ou que; .no~
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avons associés à notre vie. Notre individualité est donc toute relative. Il y a certains éléments de nous-mêmes qui sont plus centraux, pour ainsi dite, plus éminemment constitutifs de notre moi dans ce qu'il a de plus ·strictement individuel, qui portent plus spécialement notre marque, qui font plus particulièrement que nous sommes . nous-mêmes et non un autre : c'est la forme de notre corps, notre condition sociale, notre caractère, etc ... Il en est d'autres qui sont plus excentriquès, en quelque sorte, qui sont moins proches du noyau central de notre personnalité, qui, tout en faisant partie de nous à quelques égards, se rapportent pourtant plus particulièrement à des êtres distincts de nous, qui, pour celte raison, nous sont communs avec d'autres hommes: ce sont, par exemple, les représenLations qui expriment en nous nos amis, nos parents, la famille, la patrie, etc. En tant que nous sommes attachés aux premiers de ces éléments, c'est plutôt à nousmêmes que nous sommes attachés, puisqu'ils ont un caractère plus personnel; en tant que nous tenons aux seconds, c'est plutôt à autre chose que nous-mêmes, puisqu'ils ont un caractère plus impersonnel que · les premiers. De là, les deux ,sortes de · tendances. Mais il n:y· a entre les unes et les autres qu'une différence de degré. Au fond, égoïsme et altruisme ·sont deux manifestations contemporaines et étroitement enlacées de toute vie consciente. Dès qu'il y a conscience, en effet, il y a un sujet qui se pense comme distinct de tout · ce qui n'est pas lui, un sujet qui dit « je ». En tant qu'il se pense ainsi, et qu'il concentre son activité sur lui-même ainsi représenté, il agit en égoïste. Mais, d'un autre côté, une conscience ne peut pas ne pas se représenter plus ou moins confusément les êtres qui l'entourent, sans quoi elle penserait à vide. En tant qu'elle se représente des êtres extérieurs comme extérieurs, et. qu'elle les
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prend pour objets de son activité, il y a aftruisme. Mai& l'une de ces formes de l'activité ne peut pas' exister sans l'autre. Jamais le sentiment de nous-mêmes, le Selbstge(ühl des Allemands, ne s'évanouit complètement dans le senliment que nous avons de l'objet extérieur à notre pensée; et, d'autre part, jamais le sentiment de soi ne se suffit; mais il implique toujour_ le sentis ment d'un objet qu'il sè représente et auquel il s'oppose. · Par conséquent, égoïsme et altruisme sont deux abstraits qui n'existent pas à l'état .de pureté : l'un im- l plique toujours l'autre, au moins à quelque degré, bien qu'ils ne soient jamais, dans un même sentiment réel, développés au même degré. Nous pouvons donc être assurés par avance que l'enfant n'est pas le pur égoïste qu'on nous a souvent décrit. Par cela seul qu'il est un être conscient, si rudimentaire que soit sa. conscience, il est capable de quelque altruisme, et cela dès le début de la vie. . Et, en effet, nous savons avec quelle facilité et quelle force l'enfant s'attache aux objets de toute sorte qui remplissent son milieu familier. Nous en avons déjà rapporté quelques exemples. Il aime mieux ne pas boire que de boire dans une timbale autre que sa timbale ordinaire; il aime mieux ne pas dormir que de dormir dans une autre cl}ambre que sa chambre accoutumée. C'est donc qu'il tient à ces différentes choses au point que, s'il en est séparé, il souffre. Assurément, un tel attachement est d'ordre inférieur; il n'en implique pas moins une aptitude de l'enfant à se solida-riser avec autre chose que lui-même. Entre ce senti-ment et l'amour du clocher, du milieu natal, de la maison paternelle, dont nul ne conteste la moralité et le caractère altruiste, il n'y a qu'une différence de degrés. Ce n'est pas seulement aux choses, mais aussi' aux personnes que l'enfant s'attache ainsi. On sait queles changements de nourrice constituen_ parfois des· · t
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cris.es douloureuses et inquiétantes. L'enfant refuae de prendre le sein d'une étrang~rei ne se laisse pas, sans résistance, soigner p,ar elle. C'est donc qu'il tenait à la p~rso.nne qui l'a quitté,, bien q,u'il »'ait eneore pu s'en faire qu'une :représentation bien confus.e. Les parents, eux aussi, sont, et très tôt, l'objet de, sentiments ana~ logues . « Une petite fille de.treize mois, dit Sully, avait été séparée de sa mère pendant six semaines; au retour d-e. sa mère, elle resta muette d.e jpie, et ne pouvait pas suppprter pendant quelque temps de quitter une seule min.ute la compagne qui lui .avait été rendue. La petite M., à l'âge de dix-sept mois, reç,ut son père, aprè.s c.inq j<;mrs d'abs,ence, avec les margues d'une tendresse toute particulière, courant à sa rencontre, lui caressant doucement la figure, et lui apportant tous les joujoux q:u,i se trouvaient dans la chambre. » (Études sur l'enfance, trad. fr., f.898, p. 334.) Dans tous ces cas, on voit clairement l'enfant éprouver le besoin de joindre son existence à celle d'un autre, et souffrir quand ce lien est rompu. Sous celte forme, l'altruisme de l'enfant tient à un 1 1 caraclère de la nature infantile que nous avons déjà eu l'occasion de signaler; c'est le tradition.alisme de l'enfant, son attachement aux habitudes qu'il s'est f- formées,. Uue fois qu'il s'est. fait à une certaine manière desell.tir et d'agir, il s'en défait malaisément, il y tient, et pjir suite tient aussi aux choses qui en sont la condition .. Parce qu'il recherche obstinément les mêmes impressions, il , reche.rche d,e même les objets qui éveillent en lui ces impressions. Mais ce n'est pas la s.eule sourc.e de se.n timents altruistes que l'on peut observer chez lui. Il en est une autre : c'est l'extrême facilité, l'empressement avec lequel il rep;roduit tout ce qui se pass,e sous ses yeux . Il imite les jeux de physionomie qu'il perçoit sur les figures des personnes qui l'entourent. Il .pleure q'1,and elles pleurent, il rit quand
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elles rient. U répète les mêmes paroles, les mêmes g,estes 1 et, quand gestes et paroles· sont ·devenus pour lui Jes symboles d'idées et de sentiments déterminés, il reproduit les. idées et les sentiments: qu'il éFoit lire sur les. visages ou comprendre à trave,rs les mots employés . Ainsi, tout ce qui se passe, dans 1a partie du monde extérieur qu'il peut emhrasse.r du regard, fait écho dans sa. conscience,. Et. en voici les raisons. C'est que la vie inlérie1,1re de l'enfant est très pal!lvre, ne comprend qu'un petit nombre d'éléments assez fogaces, e,t que, p_ar s.uile, elle. n'est pas en état de: résister à l'intrlls.ion d'éléments étrangers. Une personnalité plus fortement constituée, une personnalité d'adulte, et , surtout d'adulte ayant reçu une certaine culture, se laisse moins facilement envahir. Les influences étrangères ne nous marquent que si elles sont en harmonie avec nos dis.positions intérieures, que si elles vont dans · le sens où nous penchons nah,relleme:nt. Un état émotif q~i se manifeste devant nous ne se communiquera pas à nous par cela seul que nous eD sommes témoins; mais il faudra de plus qu'il soit d'accord avec notre humeur, J?IOS sentiments pers.o nnels; sinon, il ne nous toue. era pas ou ne·nous touchera que superficiellement. h Une idée ne deviendra pas notre. idée par cela seul qu'elle. sera exprimée en notre présen.ce; si elle ne s'harmonise pas avec :notre mentalité, :nous la repoussero»s; ou, tout au moins, pour qu'elle finisS'e par s'imposer à nous, il faudra. une pression morale très forte, une. argumentation très démonstrative, une chaleur entraînante et communicative. Mais l'enfant, lui, est ,heauc.oup plus ouvert à ce.s actions adventices, parce qµ'il n ~ pas encore de. constitution mentale solide et a déterminé.e. Il , n'y a pas chez lui . beaucoup de. fortes habitudes qu'une impression momentanée ne puisse entamer. Sans doute, et nous le voyio_J}S de nouveau tout à l'heure; iL y , en a .bien quelques-unes, et qui
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sont puissantes, mais elles sont en petit nombre. Sa conscience est surtoul faite d'états fluides, inconsistants, qui se poussent perpétuellement les uns les autres, qui passent trop vite pour pouvoir se consolider, et qui ne peuvent tenir tête aux suggestions un peu fortes qui viennent du dehors. Voilà l'origine de ce qu'on appellè, si improprement, l'instinct .d'imitation. Car il n'y rien là qui soit instinctîf, au sens précis du mot; il n'y a pas un besoin d'imiter inscrit en quelque sorte dans l'intimité des tissus. L'enfant imite, parce que sa conscience naissante n'a pas encore d'affinités électives bien marquées ; et, par suite, elle s'assimile sans résistance et sans peine toutes les impressions un peu fortes qui lui viennent du' dehors. Or, cette aptitude à reproduire et, par suite, à partager les sentiments d'autrui, qu'est-ce autre chose qu'une aptitude à sympathiser avec lui, première forme d'une tendance éminemment altruiste et sociale? Par là, en effel, un lien de communication constante est établi entre la conscience de l'enfant et les consciences étrangères. Ce qui se produit dans ces dernières retentit dans la sienne. Il vit de leur vie, il jouit de leur plaisir, il soufI:re de leurs souffrances. Ainsi, il est naturellement induit à agir de manière à atténuer les douleurs d'autrui ou à les prévenir. « Un bébé d'un an et deux mois se traînait sur le plancher. Sa sœur aînée, Catherine, agée de six ans, qui travaillait à un ouvrage en laine sans trop de s.uccès, se mit à pleurer. Bébé la regarda et commença à grogner eu frottant constamment ses doigts sur ses propres joues du haut en bas. La tante appela l'attention de Catherine sur le bébé, ce qui provoqua une nouvelle crise de larmes; là-dessus, le bébé réussit à avancer par petits bonds à travers la chambre près de Catherine, en répétant à plusieurs reprises ses grognements et sa mimique expressive. Catherine, vaincue par tant de sollicitude, prit le bébé dans ses bras, et
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sourit; aussitôt, celui-ci de frapper des mains et de se mettre à jaser, suivant du doigt les traces des larmes sur les joues de sasœur . » (Sully, ibid., p. 336). Et, de même qu'il cherche à consoler du chagl'in qu'il voit et partage, il s'efforce de faire plaisir. Mais, très vraisemblablement, les actes positifs, qu'il accomplit ainsi pour se rendre utile, ne doivent apparaitre qu'à une époque un peu plus avancée, car ils supposent une mentalité déjà plus développée. La douleur que l'on s'efforce d'adoucir est actuelle; c'est mi fait donné dans une sensation présente, qui, d'elle-même, suscite les mouvements deslinés à la combattre ou à l' atténuer. Mais le plaisir à causer est un phénomène à venir, qu'il faut anticiper, se représen\er d'avance; il faut donc que le développement mental de l'enfant lui permette de prévoir les conséquences futures de ses actes. Et, cependant, l'observation montre que, dès Ja troisième année et même avant, l'enfant est capable de cetle sympathie prévoyante. « Un petit garçon de deux ans et un mois entendit sa bonne dire : Si seulement Anne voulait bien se souvenir .de remplir la bouilloire de la chambre à jouer! L'attention de l'enfant avait été éveillée; il alla trouver Anne, qui nettoyait une cheminée dans une chambre assez éloignée. Il se mit à la tirer par son tablier ... , la mena d'ans la ,chambre à jouer, montra du doigt la bouilloire en disant; Va là, va là. La jeune fille comprit et fit ce qu'illui demandait. » (Ibid., p. 338) . En résumé, l 'altruisme, l'~ttachement à autre chose que soi-même n'est pas, comme on l'a dit quelquefois, une sorte de faculté mystérieuse, extraordinaire, presque inexplicable, par laquelle l' homme fait -violence à sa nature initiale et la contredit. Renan, dans un discours sur les prix de vertu, croyait pouvoir parler du dévouement, de l'esprit de sacrifice et de solidarité comme d'une belle absurdité et d'un louable illogisme. En réalité, rien n'est moins mystérieux ni plus naturel. Et,
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pour dis·siper ce prétendu· mystère, il n'est pas nécessaire de réduire,,·,comme La Rochefou~au1d et les utmtaires, l'altruisme ·à n'.être ,q u'une forme dégénérée· de l'égoïsme, ,ee qui revient à :[ui enlever tous ses .caractères distinctifs. En réalité, ces deux sentiments ne dérivent nullementTun de · l'autre, mais ils son.t tous deux fon~és dans notre nature mentale, dont ils ne font qu.'exprimer deux a'Specls qui s'impliquent, se oomplètent mutuellement. Et 'Yl0ilà paur,quoi nous a~on·s ,p u retrouver de , l'altruisme chez l'enfaBt, et dès les premièr,es années de sa V'Îe . Sans doute, l'altruisme de l'enfa:n.t n'est ni très étendu ni très compHqué, pour l'exoèio lente raison que so:o. h.• ri®on intellectuel est très limité . Au delà de ce q,ui le louche imméliiatement, com.meuce pour lui l'inconnu. Encore faut-H tenir compte de ce fait qu'à certaias égards le cercle des êtres avec lesque'ls il sympathise est plus étendu que celtti de l'adulte. Car, comme il doue -Oie sensibilité même Iles · thoses p inanimé.es, ,il , artic,~pe à leur vie, il souffre de leu souffraniceiimaginai.re, et jottitd.e leur p1 Iaisir: il ·plàint J sa poupée blessée, le papier déch.iré et froissé, 1,es pierres qui restent touj• u;rs immiobHes à la même place. De o pius, il ne faut pas perdre de vue (lUe son égoïsme est en rapport avec son altruiism·e ; parce que son in'-dividuailité est très I pea c0mpl.ex,e, elle n'offre iJU'un petit nembre de points ·d'attache aux sentiments égoïstes. Les seuls qu'il éprouve soaft ceux qui conoernen.t sa vie matérieUre et ses jeux. L'égoïsme de l'.adulte est plus compliqué. Cep·endamt, i l ne saura.il être question de méconnaître que la eu.Hure a pour effet de développe>1.· proportionneUement 1 li>eauc:@up p· us l'aspect altruiste ,d-e l noitre nature _ ue l'aspect,contraire. Mais il n'e·n est pas q moins vrai . que nous avons 1·etrouv,é chez l'enfant 4ie lev1er d-ont D.'0u:s avons besoin pour agir sur· lui. H ne i reste plus qit1 à chevcher , ,c omment il o@nvient de s1ein servir. C',est ce que Jil:C>US ferons .da;ns la prochaine leçon.
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On a souvent pl"ésenté l',altruisme, l'attachement à autre ehose qu'à soi-même, comme une sorte de faculté mystérieuse, extraordinaire, presque inexplicable, var laquelle l'homme fait violen'Ce à 'sa nature initiale, et la contredit. Nous avons vu, ·dans la demièTe leçon, gue rien n'-est moins mystërieux, ni plus ·natnte'l. Rt, 'pour di$siper ce prétendu mystère, il n'est pas nécessaire de réduire Faltruisme, comm·e l'ont fait La Ro-c'hefoucau1d et les ut'Nitaires, à n'·être qù"un~ forme déguisée de l'égoïsme : ce qui revient à le nier, sous prëtexte de IJe rendre intelligible. En réalî't~, H 'e st aussi directement fondé que son contraire 'dans la nature psychologiqll'e de l'homme. Des deux S'ortes de sentiments ne font qu'exprimet deux aspects différents, mais inséparables, de tout mécanisme mental. En tanit qU'e notre activité se concentre sur nous-mêmes, sur ce qui fait notre indivi(iualité e't: nous distingue des être·s et des -choses qui sont en dehors de nous, il· y a égo'i'sme; il y a altruisme, au contraire, ·quand notre activité poursuit des objets qui ntms sont extëriett'l's, ·et qui n'entrent pas dans la caractéristique 'de ·notre personnalité. Mais, ·comme nous ·ne pouvons nou:s altabher à ces objets·que si nous ·nous le-s repTésentoD's en qtrelque manïète; en un sens, ils sont, quoi<pre e-xtérieut's, tl'es élème-il:ts ·'d:-e nous-mêm·es : car 1ils 'existent et ils vi'Ven't
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en nous sons la forme de la représentation qui les exprime. C'est même à cette représentation que nous tenons directement; c'est elle qui nous manque, quand ia chose représentée n'est plus là ou n'est plus ellemême : et, par conséquent, il y a de l'égoïsme dans l tout altruisme. Mais, inversement, comme notre moi est fait d'éléments que nous avons empruntés au dehors, comme notre conscience ne peut se nourrir exclusivement d'elle-même, comme elle ne peut pas penser à vide, mais qu'il lui faut une matière qui ne peut lui venir que du monde extérieur, il y a en nous autre chose que nous-mêmes, et, par conséquent, il y a de 1 l'altruisme jusque dans l'égoïsme. Nous avons vu, ( notamment, comment l'égoïsme actif, progressif, celui q~i a pour but d'étendre notre être, implique une certaine expansion, un certain déploiement d'activité extérieur, une vérita},)le aptitude à se donner et à se dépenser. En un mot, par les nécessités mêmes de sa nature, la conscience est simultanément orientée dans les deux directions que l'on a l'habitude d'opposer l'une à l'autre, le dedans et le dehors : ni elle ne peul être tout entière hors de soi, ni elle ne peut êtr~ renfermée en soi . Dans l'un et l'autre état, la ~ie consciente est suspendue. Dans l'extase pure, comme dans le repliement sur soi du fakir, la pensée s'arrête en même temps que l'activité. Ce sont deux formes de mort mentale. Mais, bien qu'égoïsme et altruisme soient ainsi rapprochés au point de se pénétrer mutuellement, ils ne laissent pas d'être distincts. De ce qu'ils n·e s'opposent plus, il ne s'en suit pas qu'ils se confondent. Car il reste toujours e une différence entre les objets auxquels nous somm_s attachés dans les deux cas, et, bien que cette différence ne soit que de degrés, elle ne laisse pas d'être réelle . On dira que, puisque les tendances altruistes, quand elles sont satisfaites, nous causent de la satisfaction, elles sont égoïstes comme les autres. Il reste toujours
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cette dHférence considérable que~ ici,, nous trouvons notre satisfaction dans la. poursuite ·,d'objets qui nous sont personnels, là, dans la poursuite d'objets qui, tout en étant représentés dans notre conscience, ne s0nt pourtant pas des éléments dô.stinctifs de .notre personnalité. Cela posé, on pouvait être assuré ,que la conscience infantile, par cela seul qu'elle es·t une conscience, est nécessair,emenl ouverte à ces. deuJil sortes ~e sentiments. Et, en effet, nous avons trouvé chez l'enfant une double source d'altruisme. D'abord, . par suite de l'empire qu'a sur lui l'habitude,, l 'anfant s'.attac·h e aux objets et aux êtres de son entourage familier. Un lien se forme entre eu:x: et lui par la seule Vfirtu de la 1épé~ tition et des effets qu 'elle, a: sur la. nature infantile. En second lieu, la grande réceptivité' de 'l'enfant aux influences extérieures fait que les, sentiments qui sont exprimés devant lui retentissent facilement en lui. Il les.reproduit et , par suite, il les partage. Il souffre de la souffrance qu'il, voit exprjmée, il jouit de la joie, en un mot il sympathise avec autr-ui. Et. cette sympathie n'est pas simplement passive; maisielle,suggère à l'en.. fant des actes positifs. Mais, alors, que signifient, les faits si souvent cités et qui tendraient à établir que l'enfant est constitutionnellement ~éfractaire à Faltruisme? Îl()ut d'abord, om l'a souvent accusé de manifester une cruauté native; envers les animaux. « Cet .âge » passe:pour être sans pitié ». Non seulement il ne souffre pas des. souffrances qu'il cause, mais même · il s'en· amuse . N'est-ce pas ,la preuve, a-t-on dit, qu'il y a chez lui un yéritable instinct de méchanceté? Mais, pour pouvoir poder sur l'enfant un jugement. aussi sévère, il faudrait a. oir établi que v les ades dont il se rend, ainsi coupable procèdent d'un véritable bes@in d.e fa.i re soufft1 Or, rien ,n'autor.ise à, ir. prêter à.l'enfant. je· ne ·saisi quel pell'chant· natuxel à la
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barbarie. Ce qui le pousse à ces violences, ce sont des tendances qui, par elles-mêmes, n'ont rien d'immoral. Très souvent, c'est tout simplement la curiosité, sentiment qui, par lui-même, n'a rien de blâmable. L'enfant détruit pour voir les choses par le dedans. Il veut savoir comment le corps est fait, où est ce sang dont il entend parler, comment les ailes tiennent au corps, etc. Il y a aussi, on l'a supposé, non sans vraisemblance, un certain besoin de marquer sa domination sur l'animal, d'affil'mer ses droits de supériorité. « Le fait qu'il piétine les petits chats, dit Sully·, n'est peut-être à ses yeux qu'une pure possession » (p. 329). Que de fois, même, il doit arriver que ces mouvements destructifs soient sans but d'aucune sorte. Il y a chez l'enfant comme une puissance d'activité accumulée qui est dans une perpétuelle tension; cette activité nese dépense pas régulièrement, par petites décharges régulièrement espacées; elle fai\ tout d'un coup explosion, et ces explosions sont nécessairement violentes et destructives. L'enfant brise comme il saute, comme il fait du bruit, pour satisfaire à son besoin de mouvements . D'un autre côté, il n'a, des souffrances qu'il cause, qu'une représentation confuse, incertaine. Il n'a pas une idée claire de ce qui se passe dans la conscience de la bête; car elle ne traduit pas ce qu'elle éprouve comme le font les êtres humains. Un sentiment aussi confus, aussi dooteux n'est pas en ,état de contenir les penchants assez forts qui inclinent l'enfant à ces jeux cruels. Il ne sent pas la cruauté. Si donc il ne sympathise pas avec l'animal, ce n'est pas par suite de je ne sais quelle perversité native, quel goût instinctif pour le mal; c'est qu'il ne se rend pas compte de ce qu'il fait. On en peut dire autant de son insensibilité pour les malheurs domestiques. Elle vient, non, d'une sorte de froideur naturelle, mais de ce qué l'enfant, tant qu'il n'est pas parvenu à un certain âge, est hors d'état
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de concevoir les conséquences qu'aura pour lui et son entourage la dispar!tion d'un proche. Car il faut de la réflexion pour se faire une idée de ce que c'est que la mort. Un changement aussi radical que celui que constitue une cessation brusque de l'être, un anéanti~sement complet n'est pas facilement représentable, même pour l'adulte. Même si l'on dit à l'enfant qu'il ne reverra plus jamais celui qui n'est plus, on ne peut le toucher très profondément; car le mot jamais, comme le mot toujours, ne dit rien de précis à son esprit. Il ne peut donc distinguer cette séparation définitive d'une séparation temporaire. De plus, il n'a pas une notion très distincte des personnalités différentes avec lesquelles il est en rapports, sauf de celles qui l'approchent de très près, avec lesquelles il est en contact immédiat, comme sa nourrice ou sa mère. Pour les autres, les substitutions sont faciles, qui permettent de combler aisément la lacune qui s'est produite dans son existence. Une des figures qui lui sont familières prendra, sans résistance de sa part, la place de celui qui vient de disparaître, et, après le léger trouble produit par ce petit changement, la vie reprendra son cours. Ajoutons que son instabilité naturelle le rend plus accessible aux distractions. Sa pensée mobile . se détourne sans peine d'un sujet attristant. Aussi est-ce un fait bien connu que les enfants se montrent d'autant plus et d'autant · plus tôt sensibles à la mort de leurs parents et de leurs amis qu'ils sont plus intelligents, doués d'une imagination plus vive, pourvu qu'une mauvaise éducation ne soit pas venue stimuler leur égoïsme et engourdir 1 leurs· facultés de sympathie. Il n'y a donc rien, dans les faits observés, qui dénote chez l'enfant l'égoïsme intégral qu'on lui a souvent attribué. Sans doute, son altruisme est encore rudimentaire. Mais nous en voyons la raison principale. : c'est que sa conscience, d'une manière générale, a le même
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caractère; Parce qu'elle commence seulement à., se former, elle ne s'étend pas beaucoup au delà de son milieu le plus immédiat, et, par conséquent, d'un petit nombre d'êtres qui lui soient extérieurs : ses parents, ses camarades, ses objets familiers, voilà tout ce qu'il connait. Même·, le reste, en rais.on de son éloignement, ne lui apparaît que dans une représentalion: flottante èt floue, où l'individualité des choses est plus ou moins · etfacée. Ce qu'il sent le plus vivement, c'est son, organisme et l'état de son organisme. Par conséquent, pendant les premières années de l'. existence·, les sensations personnelles (car il ~en est pas qui aient plus ce caractère que les·sensations organiques) jouissent d'une vérilable prépondérance; ce sont elles qui ont le plus d'aclion sur la conduite; elles sont le centre de gravité d.e la vie infantile, bien que, dès ce moment, il y en ait déjà d'une autre sorte. On peut donc bien dire qu'il.y a chez l'cnfant,plus d'égoïsme que d'altruisme, mais non qu'il est étranger à ce dernier sentiment. Et, d'ailleu1is, même ici, on peut constater l'étroite solidarité qui unit ces deux sortes de tendances . Si l'altruisme est, chez renfant, moins développé que chez l'adulle, il n'en est pas autrement de l'égoïsme. Par cela même que Je champ de la conscience infantile est étroit, qu'une toute petite partie du monde extérieur. vien.t Y: retentir, et même sans y susciter des impr.essions très distinctes, la personnalité de l'enfant est . pauv.re, faute d'. aliments; elle ne comprend qu'un petit nombre d'éléments, et, par conséquent, n 'offre que peu de . points d'attache aux sentiments égoïstes. Le cercle des intérêts personnels de l'enfant est très res.treint ;.il ne s'étend· pas au delà de ses aliments et da ses jeux. L'égoïsme de l'adulte est autrement corn~ pl.exe. Amour de la. fortune, du pouvoir, des honneurs, de la r.éputa.Lion, goût . de· l'élégance dans la toilette, dans l'aménagement- de l:existence, tout cela n'apparait
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qu'au fur et à mesure que l'homme étend son horizon, enlPe en 1·apports avec plus d'êtres et de choses. Ces deux aspects de notre nature sensible progressent parallèlement, sinon d'un pas égal, sous l'influence des mêmes causes. En même temps que nous sommes assurés de trouver chez l'enfant un genre d'altruisme que l'éducation n'a qu'à développer, ce qui précède permet de déterminer les moyens par lesquels ce développement peut êke obtenu. Puisque la faiblesse des sentiments altruistes, au commencement de la vie, tient à l'élroitesse de la _ conscience infantile, il faut l'étendre peu à peu au delà de cette périphérie de l'organisme, qu'elle ne dépassait que difficilement et de peu. Il faut lui faire connaître ces êtres qu'il n'aperçoit d'abord que confusément; surtout, il faut lui donner une idée, aussi nette que possible, de ces groupes sociaux dont il fait partie sans le savoir . C'est ici que le rôle de l'éducateur est le plus considéràble. Car, si l'enfant était abandonné à luimême, il n'arriverait que malaisément et tardivement à se faire une conception de ces sociétés, qui sont trop vastes et trop complexP.s pour qu'il puisse l·es voir avec les yeux du corps, à la seule exception de la famille qui, en raison de son exiguïté, peut être plus facilement embrassée du regard. Mais, pour attacher l'enfant à ces groupes, but ultime de l'éducation morale, il ne suffit pas de lui en donner une représentation quelconque. Il faut, de plus, que cette représentation soit répétée avec une telle persistance qu'elle devienne, par le seul fait de la répétition, un élément intégrant de luimême, et qu'atnsi il ne puisse plus s'en passer. Car, encore une fois, nous ne pouvons nous attacher aux choses qu'à travers les impressions que nous en avons. Dire que nous en sommes solidaires, c'est dire que l'idée que nous nous en faisons est devenue solidaire du reste de notre conscience, ne peut plus disparnîlre sans
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créer en nous un vide douloureux. Non seulement il faut la répéter, mais il faut, en la répétant, lui donner assez de couleur, de relief, de vie pour qu'elle entraîne facilement à l'action. Il faut qu'elle ait de quoi échauffer le cœur et mettre en branle la volonté. Car il ne s'agit pas d'enrichir l'espl'Ît d'une notion théorique, d'une conception spéculative, mais d'un ·principe d'action qu'il faut rendre aussi efficace qu'il est nécessaire et qu'il est possible. En d'autres termes, il faut que cette représentation ait quelque chose d'émotif, qu'elle ait plus le caractère d'un sentiment que d'une conception. Et, comme, finalement, on n'apprend à agir qu'en agissant, il faut multip _ier les occasions où les sentiments ainsi l communiqués à l'enfant peuvent se manifester par des actes. Pour apprendre à aimer la vie collective, il faut la vivre, non pas seulement en idée et en imagination, mais en réalité. Ce n'est pas assez de former chez l'enfant à l'état de virtualité, de possible, une certaine faculté de s'attacher; il faut stimuler ce pouvoir _ s'exercer effectià vement, car il ne peut se déterminer et se fortifier que par l'exercice. En résumé, élal'gir peu à peu la conscience infantile, de façon à y faire peu à peu pénétrèr l'idée des groupes sociaux dont l'enfant fait ou fera partie; se servir de la répétition pour relier éLroitement ces représentations au plus grand nombre p·ossible d'autres états de conscience, de manière que les premiers soient sans cesse rappelés à l'esprit, et y prennent une telle place que l'enfant tienne à les garder et même à les préserver de toute diminution et de tout affaiblissement; par la chaleur de la parole, par la sincérité de l'émotion ressentie et exprimée, leur communiquer une puissance émotive qui en fasse des forces agis~antes et efficaces; développer ce pouvoir d'action par l'exercice : telle est la méthode générale qu'il faut · suivre pour attacher l'enfant aux fins collectives qu'il doit poursuivre. On
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voit qu'il n'y a rien là qui soit au-dessus des forces de l'éducateur, puisqu'il ne s'agit en somme que de donner à l'enfant une impression aussi vive, aussi forte que possible des choses telles qu'elles existent. Il ne nous reste donc qu'à chercher comment, sous quelle forme cette méthode est applicable à l'école. Or, ici, les moyens dont no.u s disposons pour agir sur l'enfant sont de deux sortes : il y a tout d'abord le milieu scolaire lui-même, il y a ensuite les divers enseignements qui s'y donnent. Voyons comment ces instruments d'action doivent être mis en œuvre en vue du but où nous devons tendre.
I. - fn:fiuence générale dit milieu scolaire.
Pour bien comprendre le rôle important que le milieu scolairë peut et doit jouer dans l'éducation morale, il faut d'abord se représenter dans quelles conditions se trouve l'enfant au moment où il arrive à l'école. Jusquelà, il n'a connu que deux sortes de groupes. 11 y a d'abord la famille où le sentiment de solidarité résulte des rapports de consanguinité, des affinités morales qui en sont les conséquences, renforcées encore pa_ un contact r intime e.t constant de toutes les consciences associées, par une pénétration mutuelle de leur existence. Puis, il y a les petits groupes d'amis, de. camarades, qui ont pu se former en dehors de la famille par libre sélection. Or, 1~ société politique ne · présente ni l'un ni l'autre de ces caractères. Les liens qui unissent les uns aux \ autres les citoyens d' un même pays ne tiennent ni à la parenté ni à des inclinations personnelles. II y a donc une grande distance, entre l'état moral où se trouve \ l'enfant au sortir de la famille et celui où il faut le faire , parvenir . Le chemin ne peut être parcouru d'un coup. Des intermédiaires sont nécessaires. Le milieu scolaire est le meilleur que l'on puisse désirer. C'est une associa-
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flion plus étend ne qu<e la famille· et que 'les petites sociétés d~amis; elle ne résulte ni de la consanguinité, ni du libre choix, mais d'un rapprochement fortuit et inévitable entre des sujets qui sont placés dans des conditions d'âge et des conditions sociales sensiblement analogues. Par là, elle ressemble à ,l a -sooiété politique. Mais, d'un autre côté, elle •est assez limitée pour que des relations personnelles puissent s'y nouer; ce n'est pas un trop ,vaste horizon, et la conscience de l'enfant peut bien l'embrasser ais~ment. Par là, :elle se rapp1,oche de·- la famille et des sociétés de camarades. L'habitude de •la vie commune dans la classe, l'attachement à cette classe, et même à l'école dont la classe n'est qu'une partie, constitue donc une préparation toute nalurelle aux sentiments plus élevés que nous voulons provoquer chez l'enfant. Il y a là un précieux inshiumenl dont on se sert trop peu et qui peut -rendre les plus grands services . Il est d'autant plus naturel ,d 1employer tl' école à cette fin, que ce sont justement des g11oupes de jeunes, plus ou moins comparàbles à ceux qui constituent. la société scolaire, qui ont permis la formation des sociétés plus .\ vastes que la famille. Déjà, pour ce qui concerne les ' animaux, M. Espinas a démontré que les peuplades - cf.oiseaux et de mammifères n'auraient pu prendre naissance, ~i, à un cet'tain moment de leur vie, les Jeunes n'étaient amenés à se détacher de leur,s parents pour former ensemble des sociétés d'un genre nouveau, qui n'.ont plus rien de domestique. En e:ffet, là où la famille garde pour elle ses. membres, elle se suffit facilement à -elle-même ; par suile, chaque famille pa:rticulière tend à vivre d'une vie propre, autonome, à s'isoler des au Lres, afin de pourvoÎl' plus aisément à sa subsistance; et, dans ces conditions, il est évidemment impossible qu'une société plus va-ste et d'une autre sorte puisse se constituer. La peuplade n'apparaît ·que là où la nouvelle
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génération, une fois élevée, est amenée à s'affranchir du tcadre familial pour mener ensemble une vie collective d'un genre nouveau. De même, si, dès le début, les sociétés humaines foférieuues ne sont pas limitées à la seule mais0nnée, si elles comp11ennent, même sous leur forme ·1a p'lus humble, une pluralité de familles, c'est en grande partie parce que, sous l'influence de circonstances que nom, n'avons pas à rechercher _ ici, l'éducation morale des enfants n'est pas donnée séparément par chaque couple de parents à leurs enfants immédiats, mais collectivement par les anciens du clan à.- une même génération. Les anciens réunissent les jeunes, parvenus à un âg·e déterminé, pour les initier ensemble aux croyances religieuses, aux rites, aux tradition_, en un mot, à tout ce qui constitue le patrimoine s intellectuel et moral du groupe. Ainsi, c'est grâce à la réunion des jeunes en des gro1<1pes spéciaux, formés d'après· l'âge et non d'après la consanguinité, que des sociétés extra-familiales ont pu prendre naissance et se perpétuer. Or, .l'école est précisément un groupe de ce genre; el1e se recrute d'après le même principe, si bien que ces assemltlées de jeunes néophytes, dirigés et instruits par les anciens, que l'on observe dans les sociétés primitives, sont déjà de véritables sociétés scolaires et peuvent être ·regardées comme la forme première de l'école. En demandant à l'école de préparer les enfants à une vie sociale plus haute que celle de la famille, nous n'exigeons d@nc rien qui ne soit conforme ·à sa nature. Mais, surtout, s'il est un pays 0ù le rôle de l' école soit particulièrement important et nécessaire, c'est le nôtre. Nou!;, nous trouvons à cet égard dans des conditions toutes spéciales dont il importe de se rendre compte. Il se trouve, en effet, que, l'éc0le mise de côté, \ il n'e·xiste plus chez nous de société intermédiaire entre · la famille et l ' État, j'entends ·de société qui vive d'une
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vie qui ne . soit pas artificielle et de pure apparence. Tous les groupes de ce genre qui, autrefois, s'étageaient enlre la société domestique &t la société politique, et à la vie desquels chacun participait obligatoirement, provinces, communes, corporations, ou ont été totalement abolis, ou, tout au moins, ne subsistent plus que très effacés. La province et lu corporation ne sont plus que des souvenirs; la vie· communale s'est appauvrie et ne tient plus dans nos esprits qu'une place très secondaire. Les causes de cetle situation sont aujourd'hui bien connues. Déjà, la monarchie, pour pouvoir réaliser l'unité politique et morale du pays, avait combattu toutes les formes du partjcularisme local; elle s'était attachée à réduire l'autonomie des communes et des · provinces, à affaiblir leur individualité morale, afin de les fondre plus aisément et plus complètement dans la grande personnalité collective de la France. La Révolu lion, sur ce point, poursuivi\etconsommal'œuvre de la monarchiè . Tous les groupements qui s'opposaient à ce grand mouvement de concentration nationale que fut le mouvement révolutionnaire, tout ce qui pouvait faire obstacle à l'unité et à l'indivisibilité de la République fut brisé. Même~ l'esprit qui animait les hommes · de la Révolution garda, de la ' lutte ainsi entreprise contre des groupements intermédiaires, un véritable éloignement, une horreur superstitieuse pour toute association particulière : c'est ainsi que, jusqu'à des temps tout récents, notre droit se montrait franchement \ hostile aux sociétés de ce genre. Or, cet état de choses constitue une crise d'une exceptionnelle gravité . En effet, pour que la moralité soit \ assurée à sa source même, il faut que le citoyen ait le goût de la vie collective : car c'est seulement à cette condition qu'il pourra s'attacher, comme il convient, à ·Ces fins collectives qui sont les fins morales par excellence. Mais ce goût lui-même ne peut s'acquérir, et
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surtout ne peut acquérir une force suffisante pour déterminer la conduite que pa1· une pratique aussi continue que possible. Pour goûter la vie en commun au point de ne pouvoir s'en passer, il faut avoir pris l'habllude d'agir et de penser en commun. Ces liens sociaux qui, pour l'être insociable, s0nt de lourdes chaînes, il faut avoir appris à les aimer. 11 faut avoir appris par l'expérience combien sont froids et pâles, en comparaison, les plaisirs de la vie solitaire . Il y a là ·tout un tempérament, toute une constitution mentale, qui ne peut se former que par un exercice répété, et qui demande à être perpétuellement tenu en haleine. Si, au contraire; nous ne sommes invités à faire acte d'êtres sociaux que de loin en loin, il est impossible que nous nous prenions d'un goût bien vif pour une existence à laquelle, dans ces conditions, nous ne pouvons nous adapter que très imparfaitement. Or, il est dans la nature de la vie politique que nous ne puissions y prendre part que d'une manière intermittente. L'État est loin de nous; nous ne sommes pas directement associés à son activité; parmi les événements qui l'affectep.t, seuls les plus considérables peuvent avoir des contre-coups qui nous atteignent. Nous ne re11controns pas tous les jours et à tous les instants de grandes fins politiques pour lesquelles nous puissions nous passionner, auxquelles nous puissions nous donner tout entiers. Si, donc, la famille exceptée, il n'y a pas de vie collective à laquelle nous participions, si, pour toutes les formes de l'activité humaine, scientifique, artistique, professionnelle, etc .. . , c'est-à-dire, en somme, pour toul ce qui constitue le principal de notre existence, nous avons l'habitude d'agir solitairement, notre tempérament social n'a que de rares occasions de s'affermir et de se développer, et, par ~onséquent, il est inévitable que nous soyons enclins à un isolement plus ou moins ombrageux, au moins pour tout ce qui con-
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cerne notre vie extra-domestique. Et, en effet, c'est ,un des traits caractéristiques de uotre tempérament national que la faiblesse de l'esprit d'associa~ion. Nous,avons un penchant marqué pour un individuêllisme farouche, qui nous fait apparaître eomme intolérables les obligations qu'entraîne toute vi~ commune, et qui nous empêche d'en sentir les joies. Il nous semble que nous ne pouvons entrer dans une société sans nous enchainer et sans nous diminuer; et c'est pourquoi nous n'y entrons qu'avec répugnance et le moins ·possible. Rien n'est instructif à cet égard comme de comparer la vie de l'étudiant allemand avec celle de l'étudiant français. En Allemagne, tout se fait en commun : on chante en commun, on se promène en commun, on joue en commun, on fait en commun de la philosophie, de la science ou de la littérature. Toutes sortes d'associations, correspondant à toutes les formes possibles de l'acti.vité humaine, fonctionnent parallèlement, et, ainsi, le jeune homme est perpétuellement encadré; c'est en groupe qu'il se livre à ses occupations sérieuses, et c'est en groupe qu'il se délasse. En France, au contraire, jusqu'à des temps tout récents, le principe était l'isolement; et, si Je goût de la vie commune commence à renaîlre, il 11'.en faut qu 'il soit encore bien profond. Or, il en est de l'adulte comme du jeune homme. Les seules relations sociales pour lesquelles nous ayons quelque penchant sont celles qui sont assez extérieures 'Pour que nous n'y engagions que la partie la p1us superficielle de nousmêmes. Voilà pourquoi la vie de salon a pris ·chez nous une telle importance et un tel développement. C'est que c'est une manière de satisfaire quand même, ou plutôt de tromper ce besoin de sociabilité, qui malgré tout survit en nous. Est-il besoin de montrer ce que cette satisfaction a d'illusoire, puisque • cette forme de)a vie commune n'est qu'un jeu, sans rapport avec l',e~istence .sérieuse ?
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Si nécessaire qu'il soit de remédier à celte situation, il ne saurait être question de ressusciter les groupements du: passé ni de leur rendre leur activité d'autrefois; car, s'ils ont disparu, c'est qu'ils n'étaient plus en rapports avec les conditions nouvelles de l'existence collective. Ce·qu'il faut faire, c'est chercher· à susciter des groupements nouveaux, qui soient en harmonie ,avec l'ordre social actuel et les principes sur lesquels il repose. Mais, . d'un autre côté, le seul moyen d'y arriver est de ressusciter l'esprit d'association. Car ces groupes ne peu.vent être créés de vive force; il faut, pour qu'ils vivent d'une vie réelle, qu'ils soient appelés par l'opinion, que les hommes en sentent la nécessité, et soient enclins d'eux-mêmes à s'y grouper. Et, ainsi, il semble que nous soyons enfermés dans un cercle. Car ces sociétés, ces associations qui nous manquent ne peuvent renaître que si l'esprit d'association, le sens du groupe se réveillentr; et, d'un aµ lre côté, nous avonti vu que ce sens ne peut s'acquérir que par la pratique, au sein d'associations déjà constituées. Nous ne pouvons avoir l'idée de ranimer la vie collective, de la tirer de sa langueur que si nous l'aimons; mais nous ne pouvons apprendre à l'aimer qu'en la vivant, et, pour cela, il faut qu'elle soit. C'est ici précisément que le rôle de l'école peut être considérable; car elle est le moyen, peut-êlre le seul, par lequel nous pouvons sortir de ce cercle. L'école, en effet, est un groupe réel, existant, dont l'enfant fait naturenement et nécessairement partie, et c'est un groupe autre que la famille. Il n'est pas fait avant tout, comme celle-ci, pour l'épanchement des cœurs et les effusions sentimentales. Mais toules les formes de l'activité intellectuelle s'y déploient sous une forme embryonnaire. Par conséquent, par l'école, nous avons le moyen d'entraîner l'enfant dans une vie collective différente de la vie domestique; nous pouvons lui donner des habitudes qui, une fois contractées, sur-
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vivront à la période scolaire et réclameront la satisfaction qui leur ,est due. Il y a donc là un instant décisif, unique, irremplaçable, où nous pouvons saisir l'enfant, alors que les lacunes de notre organisation sociale n'ont pas encore pu altérer profondément sa nature et éveiller chez lui des sentiments qui le rendent partiellement réfractaire à la vie commune. C'est un terrain vierge, sur lequel nous pouvons semer des germes qui, une fois qu'ils y auront pris racine, tendront à se développer d'eux-mêmes . Certes, je n'entends pas dire que l'éducateur puisse suffire pour remédier au mal, que des institutions ne soient pas nécessaires qui réclament l'action du législateur. Mais cette action ne peut être féconde que si elle repose sur un état de l'opinion, si elle est réclamée par des besoins réellement ressentis. Et, ainsi, bien que, de tout temps, on ne puisse que difficilement se passer de l'école pour former chez l'enfanl le sens social, bien qu'il y ait là une fonction naturelle à laquelle elle ne doive jamais s·e soustraire, aujourd'hui, par suite de l'état critique où nous nous trouvons, les services qu'elle peut rendre de ce chef ont une importance incomparable.
�SEIZIÈME LEÇON
LE MILIEU SCOLAIRE
(fin)
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Je faisais remarquer, à la fin de la leçon dernière, comme une particularité de notre tempérament national, l'affaiblissement qu'a subi chez nous l'esprit d'association. La vie collective n'a pas pour nous d'atlraits bien vifs, et, en revanche, nous sentons lourdement les obligations qu'elle impose et les restrictions qu'elle apporte à notre liberté. Il en résulte que nous n'engageons volontiers dans les groupes que les parties les plus superficielles de nous-mêmes, c'est-à-dire que nous nous y engageons le moins possible. La meilleure preuve de l'éloignement que nous ressentons pour les gr911pements intermédiaires entre la famille et l'État, c'est la mullitude d'obstacles que, jusqu'à un temps récent, notre droit mettait à leur formation. Ce trait de caractère est d'autant plus enraciné en nous qu'il dépend de causes historiques plus profondes et plus lointaines : il résulte, en effet, de tout ce mouvement de concentration et d'unificâtion morale que la monarchie française commença, dès qu'elle eut pris conscience d'elle-même et de son rôle, et que la Révolution française poursuivit et consomma. Car, pour pouvoir donn~r à la personnalité .morale de la France l'unité qui la caractérise, il a nécessairement fallu lulter contre toutes les formes du particularisme, communal, provincial et corporatif. Et~
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certes, il ne saurait être question de regretter un mouvement historique qui a fait de notre pays l'État Je plus tôt et le plus complètement unifié qui soit en Europe, étant donné que les sociétés, comme les êtres vivants en général, ont une organisation d'autant plus haute qu'elle est plus une. Mais il n'en reste pas moins que la disparition radicale de tous ces groupes, sans que des groupes d'un nouveau · genre soient venus remplacer ceux qui avaient cessé d'exister, a atteint la moralité puhlique à l 'une de ses sources vives. Car, comme, dans ces conditions, les principales formes de l'activité humaine se développent en dehors de tout · groupe, l'homme a moins d'occasion de vivre ·en commun; et, ayant moins l'habitude de la v,ie commune, il en aura moins le goût; il e-n sentira moins les charmes, et il en sentira, les charges plus vivement et plus péniblement. Or, pour pouvoir s'attacher à des fins collectives, ité. il faut avoir avant tout le sens et le goût de la collectivPour pouvoir se donner à un groupe, il faut aimer· la vie en groupe• . Le sentimenb de. cette lacune et dw ~a gravité com'mence, d'ailleurs, à se répandre, et, depuis quelques années, nous assistons à une floraison nouvelle d'associations intermédiaires. De là, les syndicats dans la vie industrielle et commerciale, les sociétés scientifiques et les congrès ,d ans la. vie intellectuelle; les groupements d'étudiants dans la vie uniyersitaire. D'autres, même, s'efforcent de ranimer, plus ou moins vainement, la vie locale disparue : on parle .couramment de décentralisation communale, provinciale même. Malheureusement, sans vouloir apprécier la valeur' très inégale de ces· diverses entreprises~ la plupart.de ces. institutions n'ont• guère encore d'autre existence que celle qu'a pu leur donner la volonté du législateur; elles ne sont pas encore bien profondément entrées dans, les mœurs. Ce sont, le plus, sou.v,e,nt, des afil'a-ngements , ew grande·
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partie extérieurs, qui témoignent du besoin que nous ressentons, mais qui ne vivent pas d'une vie bien intense. C'est qu'en effet elles ne peuvent devenir des réalités vivantes que si elles sont voulues, désirées, appelées par l'opinion; c'e:st-à-dire, si l'esprit d'association a repris un peu de force, non pas seulement dans quelques cercles cultivés, mais dans les masses profondes de la population. C'est ici q:ue, comme je le montrais la dernière fois, nous sommes enfermés dans un cercle apparent. Car, d'une part, les associations ne peuvent renaître que si l'esprit d'association se réveille, et il ne peut se réveille r qu'au sein d'associations déjà existantes . Le seul moyen de sorlir de ce cercle, c'est de saisir l'enfant au moment où, sortant de la famille, il entre à l'école, pour susciter chez lui le goût de la vie collective. Car l'école est une société, un groupe naturel, et qui peut même pousser, tout autour de lui, sous forme de groupements dérivés, toutes sortes de ramifications diverses. Si l'enfant, à cet instant décisif, est entraîné dans le courant de la vie sociale, il y a des chances pour qu'il reste ainsi orienté dans toute la suite de son existence. S'il contracte alors l'habitude de manifester en groupes les différentes formes de son activité, il la conservera dans sà vie post-scolaire, et, alors, l'action du législateur sera vraiment. féconde, parce qu'elle portera sur un terrain que l'éducation aura préparé. Voilà ce qui fait aujourd'hui l'importance sociale tout à fait exceptionnelle de l'école. Voilà pourquoi l'opinion attend beaucoup du maître . Ce n'est pas simplement à cause de la culture intellectuelle qu'il peut donner. Mais l'opinion a le pressentiment qu'il y a là un instant, un temps .unique où une action peut être exercée sur l'enfant que rien ne saurait remplacer . Que doit être l'école, que doit être la classe, pour répondre à cet état d'attente? Tout le problème consiste à profiter de cette associa1
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tion où se trouvent forcément les •enfants d'une même classe, pour leur faire prendre ,goût à une vie collective plus étendue et plus impersomielle ,·que celle dont ils ont l'habitude. Or, la difficulté n'a rien d'insurmontable; car, 'en réalité, rien n'est agréable comme la vie collective, pour peu qu'on ,y ait été habitué dès le jeune âge . Elle a, ei;i effet, po11r résultat d'augmenter la ·vitalité de chaque individu. On a beaucoup plus confiance en soi, on se sent plus fort, quand on ne se sent pas seul. Il y a dans toute vie ,commune quelque chose d'ardent qui échauffe le cœur et qui fortifie la volonté. Les minorités religieuses sont un intéressant exemple de cette trempe de caractère, de cet entrain de vie que communique à ses membres un groupe fortement cohé. renl. Là où une Église est en minorité, pour pouvoir lutter contre l'hostilité ou la malveillance ambiante , elle est obligée de se replier sur •elle-même; il se noue, entre les fidèles, des liens de solidarité beaucoup plus étroits que là où, n'ayant pas à compter avec des résistances extérieures, elle peut se déployu en toute liberté, ce qui fait que la trame du réseau social se relâche. Or, de cette concentration accrue, résulte un sentiment de réconfort, je ne sais quoi de vivifiant, qui soutient contre les difficultés de l'existence. ·C'est pourquoi la te11dance au suicide d'•une même confession religieuse est moindre ou plus wande, suivant quela religion est pratiquée par la majorité ou· seulement par la minorité d'un pays. Il y a du plaisir à dire·nous, au lieu de d~re moi, parce que qui est en droit de dire nous sent derrière soi quelque chose, un·appui, une force sur laquelle il peut compter, force bien plus intense que celle dont d'autant disposent les individus isolés. Et ce plaisir est 1 plus ,grand que nous pou<v.ons dire nous avec plus d 1assurance et de convfotion. Il s'agit d'apprendre à l'enfant à goûter ce plaisir, de 1 en ·raire CON.tracter Iui le •besoin. ©n Y' ·réussira d'autant.plus faei,lement qu'il
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y est, à certains égards, plus accessible que l'adulte. En effet, le grand obstacle à cette fusion, à cette communion des consciences au sein d'une conscience commune, c'est la personnalité individuelle. Plus celle-ci est accusée, plus les contours en sont nettement · arrêtés, plus il lui est difficile de se fondre dans autre chose qu'elle-même. Pour avoÎL' du plaisir à dire nous, il ne faut pas en avoir trop à dire moi. Du moins, dans la mesure où l'individualité des consciences particulières est accentuée, il n'y a de possible qu'une solidarité très complexe, impliquant une organisation assez savante pour relier les unes aux autres les différentes parties du tout, tout en laissant à chacune son autonomie. Nous n'avons pas à rechercher ici comment ces nécessités contraires peuvent être conciliées; il nous suffit de sentir que le problème est difficile. Mais, pour ce qui . est de l'enfant, la difficulté n'existe pas; car, aujourd'hui comme autrefois, il n'a, en raison de son âge, qu'une personnalité indécise et flottante. Les traits caractéristiques de l'individu ne sont pas encore venus recouvrir en lui les traits généraux de l'espèce. La vie commune n'exige pas de sa parl le sacrifice de son individualité; elle lui donne plus qu'elle ne lui demande, et, par suite, elle a pour lui d'autant plus d'attraits . Il n''Y a qu'à voir la transformation morale qui s'opère chez un enfant qui, après avoir été élevé solitairement dans sa famillfl, entre pour la première fois dans une classe vivante et bien organisée. Il en ·sort tout changé . Le port de la têle, l'animation du visage, la rapidité ou la chaleur du débit, une espèce d'excitation générale témoignent que l'enfant vient, pour la première fois, de vivre une vie nouvelle, plus intense que celle qu'il connaissait jusqu'alors, et·qu'il en est heureux. C'est qu'il ne se· soutient plus par sa seule énergie; c'est qu'à ses propres forces 'Viennent désormais s'en ajouter d'autres qui lui viennent du milieu scolaii:e; c'est qu'il participe à une
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vie collective: et, de là; résulte un rehaussement général de tout son être. (Je suppose qu'il n'a pas affaire à un maître qui se fasse un devoir d'assombrir l'existence de l'école. Mais je reviendrai plus tard sut' ce point.) Mais, pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'il y ait vraiment une vie collective de la classe : le maître doit donc s'appliquer de toutes ses forces à la susciter. Il faut que ces mots : la classe, l'esprit de la classe, l'honneur de la classe, soient pour les esprits autre chose que des expressions abstraites . Tout le monde sait que, · spontanément, sans même que personne intervienne, chaque classe a sa physionomie propre, ses manières d'être, et de sentir, et de penser, son tempérament qui persiste d'année en année. C'est un être personnel qu'une classe, un véritable individu, dont l'identité se reconnaît même à plusieurs années de distance. Quand on dit d'une classe qu'elle est bonne ou qu'elle est mauvaise, qu'elle a un bon ou mauvais esprit, qu 'elle a de l'ardeur ou de la vie, ou qu'elle ~st au contraire molle e~ languis5ante, c'est l'individualité collective que l'on juge et que l'on qualifie ainsi. Ce qui fait son caractère, ce sont les conditions dans lesquelles elle se recrute, son homogénéité morale et intellectuelle plus ou moins grande; une classe est tout à fait différente, suivant que les éléments dont elle est formée ont une même origine ou, au contraire, sont d'origines disparates. (Exemple : les classes de mathématiques élémentaires.) Seulement, cette vie collective, qui se prodait toute seule, qui résulte des échanges d'iMes et de sentiments qui se font entre les enfants ainsi associés, cette vie collective se forme au hasard; elle peut résulter aussi bien d'une communauté de mauvais sentiments que d'une mise en commun d'idées justes et de bonnes habitudes. C'est au maître qu'il appartient de la diriger de manière qu'elle soit normale. Comment faut-il s'y prendre? ·
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Assurément, et c'est ce qui résulte de ce que nous disions à l'instant, il faut se gar'der de croire qu'une classe puisse être façonnée et pétrie à volonté. Un maître ne peut pas 'plus faire l'esprit d'une classe qu'un roi ne peut faire l'esprit d'une nation. Comme nous venons de le montrer, la manière dont une classe est composée détermine en parlie son caractère. Aussi, quoique chacune des classes qui passent entre les mains d'un même maître porte son empreinte, elles diffèrent pourtant toutes les unes des autres. Il y a donc toute une vie collective spontanée qui ne saurait être créée de toutes pièces, et que rien ne saurait remplacer. Le rôle du maître - et, même ainsi limité, il ' est assez important - le rôle du maître est de la diriger, Son action consiste surtout à multiplier les circonstances où peut se produire une libre élaboration d'idées et de sentiments communs, à en dégager les produits, à les coordonner età les fixer. Empêcher les sentiments mauvais de se communiquer, en refouler l'expression, renforcer les autres de tout le poids de son autorité, profiter de tous les incidents de la vie scolaire pour les réveiller afin qu'ils se fixent et deviennent traditionnels, voilà quels sont ses moyens d'action. En un mot, il doit être à l'affût de tout ce qui peut faii:e vibrer ensemble, d'un commun mouvement, tous les enfants d'une même classe. Quant aux occasions favorables pour obtenir ce résultat, elles se présenteront en abondance, pour peu qu'il les cherche. Ici, c'est une émotion commune qui a saisi toute la classe à la lecture d'un récit touchant; ailleurs, c'est un jugement rendu à propos d'un personnage ou d'un jour historique dont on a discuté ensemble la valeur morale, la portée sociale; ou bien c'est un mouvement, soit cl'estime, soit de blâme qu'a pu susciter un des mille événements de la vie commune, faute commise ou acte méritoire. On a été jusqu'à proposer de faire de la classe
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une· sorte de tribunal, qui jugerait la conduite de ses membres, et que le maître ne ferait que présider. L'idée est inconciliable avec le rôle prépondérant que doit jouer le maître dans la vi-e morale de la classe. Mais, d'un autre côté, une classe où la justice serait rendue par le maître tout seul, sans que l'opinion commune fût d'accord avec lui, ressemblerait à une société où les magistrats édicteraient des peines contre des actes que le sentiment public ne blâmerait pas. De telles sentences seraient sans autorité et sans influence . Il faut donc que le maître, quand il punit, comme quand U récompense, sache associer la classe au jugement qu'il prononce. On voit combien sont nombreuses les sources de vie collecli ve de la classe. Mais, si les émotions de toutes sortes qui se répandent ainsi dans ce petit milieu disparaissent un instant après sans laisser de traces d'elles-mêm es, cette vie collective serait trop cahotique et trop instable pour prendre fortement l'enfant. C'est pourquoi il est bon que les sentiments collectifs de la classe ne restent pas à l 'état d'impressions passagères, sans lien entre les élèves et sans lendemain; mais il fautqu'il en reste quelque chose qui dure et qui les rappelle. Dans les idées qu'éveille un récit historique ou un événement scolaire, il y a toujours quelque chose qui dépasse le cas particulier qui en a été l'occasion. Il y a une conclusion générale à en tirer; il faut la tirer et la fixer. A cette condition, l 'enfant aura le sentiment qu:il y a là, non pas seul ement une série d'incidents discontinus, mais une vie suivie qui a son unité. En même temps, il prendra l'habitude, éminemment sociale, de se conformer, dans l'avenir, à des types de conduite ou à des types d'opinion collectivement élaborés . C'est ainsi que, dans la société des adultes, les sentiments collectifs se cristallisent sous forme de proverbes populaires, d'apophtegmes, de maximes morales ou juridiques. De même, chaque classe devrait avoir son petit
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code de préceptes, élaborés au cours de la vie de chaque jour, et qui soit comme le résumé condensé de ses expériences collectives. Et, dans la tournure de ces maximes, se marquerait tout naturellement l'esprit du maître et l'esprit de la classe, comme l'esprit d'un peuple, se marque dans son droit, dans ses préceptes familiers, ses proverbes, etc. Un autre moyen qui permettrait également d'éveiller chez l'enfant le sentiment de la solidarité, ce serait l'emploi, discret et raisonné, des peines et des récom- \ penses collectives. Une telle proposition vient, il est J vrai, se heurter à certains préjugés. Il semble acquis que toute responsabilité serait nécessairement individuelle . Mais la responsabilité étroitement individuelle ne se justifie qu'autant que l'individu est tout entier et tout seul l'auteur de son action. Or, en fait, il est à peu près impossible que la communauté dont nous faisons partie n'ait pas une part plus ou moins grande de tout ce que · nous faisons, et, par conséquent, ne partage pas notre responsabilité. Ni nolre tempérament, ni les idées et les , habitudes que nous a inculquées notre éducation ne sont notre œuvre personnelle. Il s'en faut donc que la responsabiliié collective ait disparu et ne puisse plus être regardée que co_ mme un souvenir d'âges passés sans retour. Il importe au contraire, que la collectivité ait conscience de la part qui lui revient dans la moralité de ses membres. Or, ce qui est vrai de la société ci;vile s'applique identiquement à la classe. Même, il semble bien qu'ici, à cause des dimensions restreintes de la société scolaire, du rapprochement qui· en résulte, de la proximité où chacun est de tous, les phénomènes de contagion sociale soient plus faciles et, par: suite, l'importance de la responsa ... bilité collective plus considérable qu'ailleurs. Il y a bien des fautes ou: des mérites scolaires qui résultent d!un état général qui n'est imputable à,personne en par-
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ticulier. I1 y a parfois, dans une classe, une effervescence collective qui entraîne une impatience collective de toute discipline, et qui, très souvent, se traduit de la manière la plus ostensible chez ceux-là même qui ont le moins contribué à la produire. En retentissant chez eux, la tendance s'amplifie et s'exagère, bien qu'ils n'en aient pas eu l'initiative: ce sont eux qui s'offrent le plus à la punition, bien qu'ils ne soient pas le~ plus coupables. Inversement, il y a une atmosphère générale de santé morale qui aide à faire les bons élèves, sans qu'euxmêmes en aient personnellement tout le mérite. Chacun y contribue. Les sanctions collectives ont donc normalement une place importante dans la vie de la classe . Ur, quel moyen plus puissant de donner aux enfants le sentiment de la solidarité qui les unit à leurs compagnons, le sens de la vie commune? Rien en effet ne peut mieux les tirer de leur individualisme étroit que de leur faire sentir que la valeur de chacun est fonction de la valeur de tous, et que nos actes ont à la fois des causes et des conséquences qui dépassent la sphère de notre personnalité. Rien ne peut mieux nous donner le sentiment · que nous n~ sommes pas lJil tout qui se suffit à soi-même, mais la partie d'un tout qui nous enveloppe, qui nous pénètre, et dont nous dépendons . Mais ce principe, une fois admis, demande à être appliqué avec mesure et discernement. Il ne saurait être question, pour chaque faute individuelle, de partager la responsabilité entre le coupable et la classe. La responsabilité collective se réduit à peu de chose dans chaque acte particulier, pris à part et isolé de tous les autres; elle ne se fait réellement sentir que dans l'ensemble des actes accomplis par tous pendant une période de temps déterminé, dans la tenue générale de la classe. Pour pouvoir l'apprécier, il faut. à des intervalles réguliers, établir, pour ainsi parler, le bilan moral, non de tel ou tel individu, mais de la classe
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prise collectivement, la juger dans son ensemble, et attacher à ce jugement des sanctions déterminées. Par exemple, · chaque semaine, on ferait l'inventaire de tout ce qui a été fait de bien et de mal, on relèverait les notes, les observations faites au jour le jour, et d'après l'impression qui se dégagerait de ce relevé, on accorderait ou on refuserait à la classe tout entière telle ou telle récompense, un exercice favori, une :écréation exceptionnelle, une lecture, une promenade, etc ... La récompense s'adresserait à tous puisqu'elle aurait été méritée par tous, sans distinction d'individualités. Je n'examine pas ici dans le détail les règles d'après lesquelles devrait se faire cette évaluation, quel coefficient il faudrait attribuer à la gravité des fautes communes ou à l'importance des actes méritoires, et qu~l autre à leur fréquence. Ce sont là questions que la pratique résoudrait sans peinP-. L'important, c'est que l'enfant sente bien, à chaque moment de la route, que, dans une certaine mesure, il travaille pour tout le monde et tout le monde pour lui. L'existence de ces récompenses collectives, que l'on peut à volonté accorder ou refuser suivant les circonstances, permet de résoudre un problème de casuistique scolaire qui n'est pas sans embarrasser parfois la conscience du maître : c'est la question de savoir s'il faut punir toute une classe pour la faute d'un seul, quand le véritable coupable ne s'est pas fait connaître. Laisser la faute impunie est chose grave; punir des innocents est bien cruel. 'Au contraire, rien de plus naturel que de ne pas accorder une faveur qui n'a de raison d'être que quand tout s'est passé normalement. La privation d'une récompense collective constitue la meilléure sanction à des délits anonymes. Des idées communes, des sentiments communs, une responsabilité commune, voilà certes de quoi alimenter la vie collective de la classe. Mais une classe est un
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groupe de jeunes du même âge, de gens d'une même · génération. La société, au contraire, comprend toujours dans son sein une pluralité de générations superposées et reliées les unes aux autres. Quand nous en:trons dans la vie, nous trouvons déjà, tout autour de nous, un ensemble d'idées, de croyances, d'usages, que d'autres admettaient et pratiquaient avant nous, qui sont le legs de nos aînés, et qui, même, ne se modifieront guère au cours de notre existence individuelle. Par là, n.ous sommes rattachés, non seulement à nos contemporains, mais à nos devanciers; et nous avons ainsi le sentiment qu'il existe au-dessus de nous une force impersonnelle, qui s'est constituée avant que nous ne fussions nés, comme elle nous survivra, et dont nous subissons l'action : c'est la société. Et, sans le sentiment du lien qui unit ainsi les unes aux autres les générations, qui en fait les phase:,; succe.ssi ves du développement d'un même être, à savoir de l'être collectif, la solidarité sociale serait singulièrement précaire, puisqu'elle serait assurée de ne durer qu'un âge d'homme, et qu'il lui faudrait se reformer à nouveau à chaque génération nouvelle. Par conséquent, il serait bon que l'enfant, lui aussi, en entrant dans la classe, eût cette impression que le groupe dont il fait partie ne vient pas de s'improviser, mais qu'il entre dans un milieu moral déjà constitué et qui ne date pas du jour de la rentrée. Dans ce but, il serait utile que · chaque classe gardât quelque sou venir des générations antérieures : les cahiers d'honneur, où auraient été r.é unis les meilleurs devoirs faits par les élèves d'autrefois, seraient un moyen de rattacher le présent au passé. On pourrail également consigner tous les incidents qui ont marqué, dans les années précédentes, la vie de la classe, les bonnes actions, les récompenses extraordinaires, les fêles exceptionnelles, etc. En un mot, il faudrait que chaque classe eût son histoire qui luiappren-
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drait qu'elle a un passé et le lui ferait connaître. Pour la même raison, il serait nécessaire que chaque maître fût, au courant de ce qui s'est passé dans la classe qui lui arrive, pendant les années précédentes, qu'il connût son histoire, qu'il ne fût pas ignorant de ses élèves et des principaux événements de leur vie scolaire. A cette condition, l'enfant n'aurait pas, à chaque fin d'année, l'impression d'un lien qui se brise, à chaque année nouvelle, l'impression d'un lien tout nouveau qui se crée, mais pour ne durer lui-même qu'un temps. Il sentirait que toute l'école, que toute la suite des classes par lesquelles il passe,forme un .t outcontinu, composeunmêmemilieu moral. Il se sentirait davantage enveloppé et soutenu, et le sentiment de la solidarité serait ainsi renforcé.11 est;rai que, pour prévenÎl' la discontinuité de la vie scolaire, on a parfois proposé de faire suivre la même classe par le même professeur; et c'est un usage qui est effectivement pratiqué dans certains établissements. Nous en avons dit les inconvénients et les dangers. L'autorité du maître est trop grande pour qu'on puisse laisser les enfants soumis à l'action d'un seul. et même professeur, pendant tout le cours de leurs classes. Il faut que la diversité des maîtres qui se succèdent empêche l'influence d'aucun d'être trop exclusive et, par suite, trop compressive de l'individualité de l'enfant; mais il faut aussi que ces influences successives ne se contrarient pas mutuellement : il faut que, dans une certaine mesure, il y ait un lien entre elles, et que l'enfant sente la continuité de l'action, pourtant diverse, à laquelle il est soumis. C'est surtout au directeur de l 'école qu'il appartient d'assurer cette continuité. Non pas qu'il ait à.la créer de toutes pièces et par voied'aulol'ilé, de même que le maître n'a pas à créer de toutes pièces l'esprit de l'école. Mais il doit mettre en oontact les diITérents maîtr.es, empêche·r que chacun considère sa tâche comme un tout q.ui se suffit, alo11s qu'elle ne fait que continuer et
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que préparer des tâches similaires. En un mot, c'est à lui qu'il incombe de rep,ésenter l'esprit, l'unité morale de l'école, co.mme c'est au maître de représenter l'esprit, l'unité morale de la classe. Ainsi, l'école a tout ce qu'il faut pour éveiller chez l'enfant l'esprit de solidarité, le sens de la vie en groupe. Mais, si la vie collective qui lui est propre devait brusquement cesser au moment où l'élève franchit le seuil de sa dernière classe ; si, en quittant ce milieu social, étroitement clos, qui l'a abrité pendant son enfance, il se trouvait tout d'un coup jeté dans cette grande solitude de la société, les germes de sociabilité qu'il emporte de l'école risqueraient fort de se flétrir', de se geler sous l'effet des vents froid·s' et violents qui soufflent dans ces immenses espaces sociaux. Heureusement, depuis quelque temps, la société scolaire a, d'elle-même, éprouvé le besoin de développer hors d'elle des ramifications, gr~ce auxquelles elle se continue jusque dans les sociétés' des adultes. C:e sont les œuvres post-scolaires, sociétés d'anciens élèves, sociétés de patronage, où anciens et nouveaux se rencontrent et sont associés à une même vie. Non seulement elles constituent d'excellentes écoles de vertus civiques, mais elles ont cet avantage inappréciable d'offrir à l'enfant, au moment où il quitte l'école, un groupe nouveau qui l'accueille, qui l'encadre, qui le soutient et le tient en haleine, qui, en un mot, lui permet d'échapper à l'influence si ·déprimante de l'isolement moral. D'une manière générale, tout ce qui peut multiplier les contacts entre générations ·successives (etc' est ce que font les œu vres post-scolaires) est de la plus haute utilité sociale. En effet, chaque génération a son humeur propre, sa manière propre de penser et de sentir, ses besoins, ses aspirations spéciales. Il y a là un fait dont les causes sont encore bien mal , connues, mais qui est incontestable. Changements linguistiques à chaque génération: Changements dans les
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modes, dans les goûts artistiques, dans les opinions philosophiques. A un-e génération cosmopolite succède une génération éprise d'un idéal étroitement national, ou inversement. Au pessimisme succède l'optimisme, au dogmatisme religieux, l'anarchisme, etc. Cette discontinuité morale des générations risque donc de faire de l'évolution sociale une suite d'à-coups, de secousses, imprimant à l'histoire les directions les plus divergentes, si des précautions ne sont prises pour que les générations différentes soient rapprochées, aussitôt et aussi complètement que possible, de manière à se pénétrer mutuellement et à réduire ainsi l'écart moral qui les sépare.
II. Influence générale de l'enseignement.
Nous venons de voir comment l'école, par cela seul qu'elle est un groupe constitué, peut faire contracter à l'enfant les habitudes de la vie en groupe, le besoin de s'attacher à des forces collectives. Mais, en dehors de cette action très générale, il en est une autre que l'école est susceptible d'exercer dans le même sens, par l'intermédiaire des divers enseignements qui y sont donnés. Sans doute, au premier abord, il peut paraître surprenant que l'instruction puisse servir à l'éducation morale. L'instruction, en effet, est de l'ordre de la théorie, de la spéculation, et la morale, de l'ordre de l'action ou de la pratique. Mais c'est que notre conduite n'est pas sans tenir à la manière dont nous nous représentons les choses auxquell~s s'applique notre action. Notre mo1·alité, par cela seul que nous sommes des êtres intelligents, a des bases dans l'intelligence . Notamment, suivant la conception que nous nous ferons de la réalité sociale, nous serons plus ou moins en état de nous y attacher . On tient plus ou moins à un être, suivant l'idée qu'on en a. Or, cette conception de la réalité sociale est
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une chose théorique, que des enseignements divers contribuent à former. L'enseignement des sciences physiques et naturelles joue lui>-même un rôle important dans cette élaboration. Il existe, en effet; une certaine tournure d'esprit, qui constitue un très grave obstacle à la formation des sen_ timents de solidarité, et que l'enseignement scientifique est paetioulièrement apte à combattre : c'est ce qu'on pourrait appeler le 1ationalisme simpliste. Ce qui carac1 térise cet état d'esprit, c'est une tendance fondamentale ' à considérer que cela seul est réel, dans le monde, qui est parfaitement simple, si pauvre en qualités et én propriétés que la raison puisse s'en saisi rd 'un seul regard et s'en faire, d'un coup, une représentation lumineuse analogue à celle que nous avons des choses mathématiques. De ce point de vue, on ne peut être assmé que l'on tient un élément véritable dé la réalité que si cet élément peut être embrassé dans une intuition immédiatement évidenle, où il ne subsiste rien d'obscur ni de trouble . Ainsi, dit-on, dans les corps, ce qui seul est vraiment réel, c'est l'atome, l'atome simple, l'atome indivisible, sans couleur, sans saveur, sans sonorité, sans forme, sans dimensions, simple détermination de l'espace abstrait. Mais, alOTs, ces qualités si oomp-lexes du son, de la saveur, de la figure, etc., qui ne nous sont jamais données que dans des sensations confuses, qu'estce donc? De simples apparences dues à ce que nous sommes mal placés pour voir les choses. Les apercevant de loin et du dehors, à travers les intermédiaires sensibles, elles nous apparaissent d'abord comme au tant de , nébuleuses où nous ne distinguons rien de défini. Mais, qu'on les soumette à l'analyse de l'entendement, et, alors, ce voile tl'0ublant se déchirera, ce nuage, qui recouvre la réalité et qui n'est qu'un p1·oduit de notre optique spéciale, se dissipera, et la masse, indivisée, irrdistincte, C(i>nfuse, que nous apercevions jusque-là, se
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résoudra en une constellation d'élémenls distincts les uns des autres, et parfaitement simples. Au ,l ieu d'un complexus inextricable de propriétés enchevêtrées les unes dans les autres, nous n 1aurons plus, pour ainsi dire, qu'un système de points mathématiques. IDnsomme, cette altitude est celle dont Descartes a été, ,dans les temps modernes, le représentant le plus illustre et la plus haute expression. On ·sait, en effet, comment, pour Descartes, il n·y a rien de réel que ce qui peut être l'objet d'une idée claire, lranslucide à l'esprit, et que, pour lui, rien ne peut être l'objet d'une telle évidence qui ne soit d'une simplicité mathématique. Si cette tournure d'esprit était restée localisée dans le cercle des savants et des philosophes, il n'y aurait pas à en parler ici. Mais, sous l'influence de causes diverses, ce simplisme est devenu un élément intégrant de l'esprit français. Or, bien q-q._e cette manière de concevoir les choses soit théorique dans son principe, elle a eu historiquement, et elle a, sur la pratique et notamment sur la pratique morale, des _ répel"Cussions importantes. La société, en effet, est un tout énormément complexe. Si, donc, nous lui appliquons le principe du rationalisme simpliste, nous devons dire que cette complexité n'est rien par elle-même, n'a pas de réalité, que cela seul est réel dans la société qui est simple, clair, facilement rrprésentable à l'esprit; or, la seule chose qui satisfasse à toutes ces conditions, c'est l'individu. L'individu serait donc tout ce qu'il y a de réel dans la société. C'est dire que la société n'est rien par elle-même, qu'elle ne constitue pas une réalité sui generis, mais n'est qu'un terme collectif qui désigne la somme des individus. Mais, alors, c'est notre activité morale q1:1i se trouve dépourvue de tout objet. Pour qu'on puisse aimer la société, se dévouer pour elle, la prendre pom fin de sa conduite, encore faut-il qu'elle soit autre chose qu'un mot, un terme abstrait; encore faut-il g_u'elle soit une
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réalité vivante, animée d'une existence spéciale, distincte de celle des individus qui la composent. C'est à cette condition seulement qu'elle peut nous tirer hors de nousmêmes, et, par conséquent, jouer le rôle d'objectif moral. On voit comment cette manière vicieuse de se représenter le réel peut affecter l'action, et comment, par suite, il importe de la redresser . L'enseignement des sciences peut nous y aider : nous verrons par quels procédés.
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(fin.)
Je montrais, dans la dernière leçon, comment certaines manières de concevoir les choses, certaines atti- · tudes intellectuelles pouvaient affecter l'organisation morale des peuples et <les individus . C'est, notamment, le cas de cette tournure spéciale d'esprit que j'appelais le rationalisme simpliste. D'une manière générale, on peut dire que nous comprenons d'autant mieux les choses qu'elles sont plus simples. Si nous arrivons à une intelligence parfaite des choses mathématiques, c'est en raison de leur extrême simplicité. Le complexe, au contraire, en tant que complexe, ne peut jamais être représenté à l'intelligence que d'une manière trouble et confuse. D'où, une tendance à lui dénier toute réalité, à en faire une simple apparence, le produit d'une illusion dont la faiblesse de nos facultés intellectuelles serait l'unique cause. Le corn plexe ne nous apparaîtrait comme tel que parce que nous savons mal démêler, au premier abord, les éléments très simples dont il est formé . Mais, en fait, il ne serait qu'un composé de simples; ce qui supprime la question de savoir comment il peut être traduit en un langage intelligible. C'est ainsi qu e, pour Descartes, par exemple , toutes les qualités secondaires de la matière, forme, couleur, sonorité, etc., sont sans fondement dans la réalité; il n'y aurait de rée l que l'étendue mathématique, et les
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corps ne seraient que des composés de parties d'étendue. Si cette manière de voir était propre à quelques philosophes seulement, il n'y aurait pas à s'en occuper ici. Mais elle est profondément enracinée dans notre esprit national; elle a fini par devenir un des traits caractéristiques de l'esprit français, au moins jusqu'à ces derniers temps. En effet, nous venons de voir que c'est dans le cartésianisme qu'elle s'affirme avec le plus de méthode et de la façon la plus systématique. Or, on peut dire qu'en général le Français est, à quelque degré, un cartésien conscient ou inconscient. Le besoin de distinction et de clarté qui caractérise notre génie national nous incline, en effet, à détourner nos regards de tout ce qui est trop complexe pour pouvoir être aisément représenté à l'esprit sous forme de notions distinctes: et,, ce que l'on est enclin à ne pas voir, à ne pas regarder, on est tout natureJlement porté à le nier. Notre langue même n'est pas faite pour traduire ces dessous obscurs des choses, dont nous pouvons bien avoir le sentiment, mais non la claire intelligence, pour ainsi dire, par définition. Précisément parce qu'elle est analytique, elle n'exprime bien que les · choses analysées, c'est-à-dire résolues dans leurs éléments; elle note chacun d'eux au moyen d'un mot précis, au sens nettement découpé; mais l'unité complexe et vivante que forment ces éléments de la réalité concrète en se rejoignant, en se pénétrant, en se fondant les uns dans les autres, tout cela lui échappe, parce que tout cela échappe à l'analyse. Ce qu'elle cherche, c'est le simple, et l'idéal serait pour elle d'avoir, pour chaque portion indivisible dù réel, un mot et un seul, et d'exprimer le tout que forme chaque chose par une simple combinaison mécanique de ces notations élémentaires. Quant à l'aspect que prend ce tout en tant que tout, quant à ce qui en fait l'unité, la continuité
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et la vie, elle s'en désintéresse dans une large mesure. Voilà d'où vient le caractère abstrait de notre littérature. Pendant longtemps, nos poètes, nos romanciers, nos moralistes se sont bornés à nous peindre l'homme en général, c'est-à-dire les facultés les plus abstraites de l'âme humaine. Les héros imaginés par nos poètes dramatiques n'étaient pas des individualités déterminées, aux caractères multiples, ondoyants, contradictoires, enchevêtrés pourtant les uns dans les autres et si nombreux que toute énumération analytique en est impossible; c'était tel ou tel sentiment, incarné dans un personnage historique ou fictif. C'est que l'individu réel, l'individu que nous sommes, c'est la complexité même; en chacun de nous résident une infinité d'aptitudes, de propriétés, les unes en acte, les autres en germes, d'autres en voie de formation et intermédiaires entre ces deux états; tandis que le général, au contraire, est simple, très pauvre en qualités, puisque, pour le constituer, on a dû méthodiquement appauvrir le réel. Et, derrière ces sentiments simples et abstraits que nous peignent nos écrivains, nous n'avons que bien rarement l'impression de ces profondeurs illimitées, entrevues mais inexplorées, comme nous en percevons chez le Faust de Goethe ou le Hamlet de Shakespeare. Tout se passe à la pleine lumière de la conscience. Tout est en pleine clarté. Au reste, même dans la science, nous retrouverions aisément la preuve de cette tendance . Ce n'est pas sans raison que notre nation se distingue, entre toutes les autres, par le nombre et l'importance des génies ou des talents mathématiques auxquels elle a donné le jour. Et, sans doute, il ne saurait être question de renoncer au postulat rationaliste qui est à la racine même de cette conception, puisque nous en avons fait nousmêmes la base de notre enseignement. Nous devons maintenir qu'il n'y a pas de rais?n pour admettre qu'il
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y ait rien dans les choses qui soit irréductiblement irrationnel. Seulement, le rationalisme n 'implique pas nécessairement le simplisme outré dont nous venons de parler. De ce que le complexe est difficile à soumettre aux exigences de la raison, de ce qu'une représentation intelligible n'en peut être obtenue que difficilement, laborieusement~ et de ce qu'elle est toujours plus ou moins imparfaite, il ne suit nullement que l'on soit fondé à lui retirer toute rél}.lité. Une telle entreprise est même contradictoire. Car, enfin, le complexe existe; c'est un fait· que l'on ne saurait nier, et l'on ne saurait faire que ce qui est ne soit pas. On dit que c'est une apparence. Acceptons le mot provisoirement. Mais une apparence, ce n'est pas un néant; c'est un phénomène réel comme les autres. L'image d'un objet que je vois dans une glace n'a pas la même réalité que cet objet; mais elle a une réalité d'une autre sorte. Il n'y a pas, dit-on, de couleurs, pas de saveurs, pas de chaleur dans les atomes dont les corps sont faits. Je le veux; mais les couleurs, les saveurs, les odeurs, la chal~ur que je perçois au contact de ces corps sont bien réelles. Ce sont des réalités dont je vis, et qui ont pour moi autrement d'imporlance et d'intérêt que les mouvements 'impersonnels et abstraits qui peuvent se passer dans la matière . A suppos.er donc qu'elles ne soient aucunement fondées dans les éléments invisiples dela matière, il en faut simplement conclure qu'elles sont fondées ailleurs et d'une aulre manière. On nous dit qu'objective~ent la chaleur n'est quedumouverrient, et il semble qu'on ait ainsi ramené une chose èminemment complexe, fuyante, multiforme à ce qu'il y a de plus simple · en faiL de phénomène, au mouvement. Mais on a beau faire; de la chaleur n'est pas du mouvement. Quelque rôle que puissent jouer certains mouvements dans la produclion du phénomène chaleur, il est impossible d'iden,tifier deux réalités aussi différentes. Et nous en
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pouvons dire autant de toutes les propriétés complexes dont on croit faire évanouir la complexité par les procédés de l'analyse. En un mot, s'il y a du complexe dans nos sensations, c'est qu'il y a du complexe quelque part. On dit que c'est notre point de vue, la nature de notre organisme et de notre conscience qui altèrent les choses et nous les fait apparaître sous un aspect qui n'est pas le leur. Qu'importe? Que la cause de la complexité soit ici ou là, dans notre corps ou·dans les corps, il y a toujours quelque cause réelle à la complexité perçue, et les effets d'une eau.se réelle sont réels eux-mêmes. Et, d'ailleurs, poôrquoi le complexe n'aurait-il d'existence qu'en nous et par nous, pourquoi ne serait-il fondé que dans notre organisation physique ou mentale? Admettons que le monde soit tout entier résoluble en éléments simples. Par cela seul que ces éléments, au lieu de rester isolés les uns des autres, sont rapprochés les uns des autres, combinés ensemble, agissent par suite les uns sur les autres, ils peuvent, par ces actions et ces réactions, dégager des propriétés nouvelles, que ne présentait pas chacun des éléments intégrants pris à part. Combinez ensemble deux forces homogènes, en les appliquant toutes deux à un même mobile, et vous aurez comme résultante une force unique, tout à fait différente de chàcune des composantes, et comme intensité et comme direction. Combinez ensemble la flexibilité du cuivre avec celle de l'étain, et vous obtiendrez . un des corps les plus durs qui soient, le bronze. Ainsi, alors même qu'il n'y aurait vraiment à la base de la réalité que des éléments très simples, ils devraient encore, en se composant, donner naissance à des caractères tout nouveaux, qui n'auraient plus la même simplicité, et dont la r eprésentation serait déjà beaucoup plus complexe et plus difficile. Mais j'ajoute, de plus, que l'hypothèse même qu'il existe des éléments parfaitement simples est tout à fait arbitraire. Car jamais nous
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n'avons pu en saisir par l'observation directe, et nous ne pouvons même pas nous en faire une notion adéquate. Car la simpli,cité la plus parfaite que nous puissions imaginer est toujours relative. On dit de l'atome qu'il / est indivisible. Mais nous ne pouvons pas penser une portion d'espace qui soit indivisible. On le dit sans forme, mais nous ne pouvons pas penser un élément matériel sans forme. Puis, dans tout atome, se fait sentir l'action des autres; le monde tout entier retentit dans chaque élément du monde, et il y a ainsi un infini dans chaque infiniment petit. Le simple est une limite idéale à laquelle aspire la pensée, sans jamais la rencontrer dans la réalité. Si j'ai tenu à montrer avec quelques détails ce qu'a de vicieux cette manière de voir, ce n'est pas à cause de l'intérê t théorique que présente la question; c'est afin de meltre le lecteur en état de mieux rattacher à leur cause véritable les graves inconvénients pratiques de cette attitude mentale, et afin qu'on puisse mieux les apprécier . L'homme, avons-nous dit, n'agit moralement que quand il prend pour fin de sa conduite une collectivité. Mais, pour cela, encore faut-il qu'il existe une collectivilé. Or, que l'on considère la société du point de vue simpliste, et il ne reste plus rien qui mérite d' être appelé de ce nom. En effet, la société étant un tout complexe, on doit poser comme certain que ce tout complexe n'est, comme tel, qu'une apparence, et que ce qui fait vraiment toute la réalilé de l' être collectif, c'est quelque chose de simple, de défini, de clair par soi-même, qu'il faut atteindre. Or, l'élément simple de la société, c'est l'individu. Nous devrons donc dire qu'il n'y a rien de réel dans la société que les individus qui la composent, qu 'elle n'est rien par elle-même, qu'elle n'a pas une personnalité spéciale, des sentiments \ et des intérêts qui lui soient propres. On aboutit à un l véri,table atomisme social. La société n'est plus qu'un
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nom collectif, un prête-nom donné à une somme d'individus, juxtaposés extérieurement. C'est un être de raison, Or, on n'aime pas un être de raison; il serait absurde de sacrifier, à un être purement verbal, en somme, l'être réel, concret et vivant que nous sommes. Nous ne pouvons nous dévouer à la société que si nous y voyons une puissance morale plus élevée que la nôtre, dont nous dépendons. Mais, si l'individu est tout ce qu'elle contient de réel, d'où pourraient lui venir cette -dignité et cette supériorité? Bien loin que nous dépendions d'elle, c'est elle, alors, qui dépend de nous. Carelle ne peut avoir, d'après l'hypothèse, d'autre réalité que celle qu'elle tient de nous. Elle ne peut être que ce que nous voulons qu'elle soit. Même les volontés des générations qui nous ont précédés ne limitent aucunement les nôtres. Car les individualités qui composaient les générations antérieures ne sont plus, et, par conséquent, ne sont plus des réalités actuellement agissantes. Pour pouvoir concevoir que les traditions du passé engagent l'avenir, il faut les concevoir comme dominant les individus, de manière à pouvoir se maintenir par-dessus le flot changeant des générations. Mais s'il n'existe que des individus, alors, à chaque moment de l'histoire, ce sont les individus existants et eux seuls . qui font l'être de la société, en la voulant, comme le Dieu de Descartes crée le monde à chaque instant de la durée, en le voulant perpétuellement. Que brusquement, pour une raison ou pour une autre, notre volonté se tourne dans un autre sens, et tout }'édifiée social qui· y est suspendu s'écroule ou se transforme. Et voilà ce qui fait, voilà ce qui entretient le préjugé, encore si accrédité, sur la toute-puissance du législateur. Puisque la société n'a d'autre existence que celles que lui prêtent les volontés individuelles, ne suffit-il pas que celles-ci s'entendent entre elles et décident d'un commun accord que la société doit changer de nature, pour qu'aussitôt
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la métamorphose s'accomplisse? Personne ne pense plus aujourd'hui que, même en nous coalisant, nous puissions faire que les lois de la nature physique soient autres qu'elles ne sont . Et, cependant, ils sont encore n rares ceux d'entre nous qui compre_ nent que les citoyens d'un même État, fussent-ils unanimement d'accord pour opérer une révolution soit économique, soit politique, si cette révolution n'est pas impliquée dans la nature, dans les conditions d'existence de cette société, ne pourraient qu'échouer misérablement dans leur entreprise. Ils sont encore rares ceux qui comprennent que vouloir doter la France d'une constitution sociale qui ne sera possible que dans quelques siècles est chose tout aussi impossible que de la ramener à la constitution sociale du Moyen âge, alors mème que la majorité des Français voudrait l'une · ou l'autre révolution. Combien se doutent qu'il y a là une force des choses, des lois nécessaires contre lesquelles nos volontés viendraient se briser, et que, si nous pouvons bien détruire l'ordre social existant, nous ne saurions édifier un ordre impossible par définition? Mais, alors, comment s'attacher et se subordonner à un arrangement, à une organisation qui n'est rien par elle-même, et qui est perpétue\lement placée sous la dépendance de nos volontés? Et ce qui montre bien que ce danger n'a rien d'ima'ginaire, c'est ce qui s'est passé en France. L'esprit simpliste du xvu• siècle ne s'appliqua d'abord qu'aux· choses du monde physique; on ne spéculait pas alors sur le monde social et moral, qui était encore considéré comme trop sacré pour qu'on se permît de le soumettre a_ x u profanations de fa pensée laïque, c'e5t-à-dire de la science. Mais, avec le xvm• siècle, c'en est fait de cette réserve. La science ose davantage; elle devient plus ambitieuse, parce qu'elle a, chemin faisant, pris plus de forces . Elle s'attaque aux choses sociales. Une philoso-
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phie sociale et politique se fonde. Seulement, la science du xvm• siècle était, comme il est naturel, fille de la science du xvn•. Elle était animée du même esprit; elle apporta donc, à l'étude des problèmes nouveaux qu'elle se posait, c'est-à-dire à l'étude du monde social, ce même simplisme dont s'inspirait le siècle précédent dans l'étude du monde matériel. C'est pourquoi la philosophie sociale du temps est essentiellement atomistique . Pour Rousseaµ, qui peut être considéré comme le théoricien par excellence de l'époque, il n'y a rien de rPel dans la société que l'individu. Aussi, pour savoir ce qu'elle doit être, il ne se préoccupe nullement d'interroger l'histoire, de rechercher comment elle est constituée, dans quef sens elle tend à se développer, etc. Il lui suffit de se demander ce que l'homme doit vouloir qu'elle soit. A ses yeux, l'ordre social n'est pas le produit d'une évolution historique que l'on ne peut diriger que dans la mesure où l'on en aura déterminé les lois; c'est un acte des volontés individuelles, qui se lient les unes aux autres par un .contrat dont les clauses sont librement débattues, le contrat social. Par conséquent, pour savoir ce qu'elles doivent faire, elles n'ont qu'à bien prendre conscience d'elles-mêmes et qu'à être fermes dans leurs résolutions. Il est vrai que cette tendance était, en partie, tenue en échec par une tendance contraire. La société française avait, dès lors, un vif sentiment d'elle-même et de son unité; et c'est pourquoi nous avons pu dire que le mouvement révolutionnaire était, en partie, un grand mouvement de concentration nationale, comm~ le prouve l'horreur des hommes de la Révolution pour tout ce qui est particularisme moral et politique. Jamais on n'eut un plus vif sentiment de la suprématie des intérêts collectifs sur les intérêts individuels et de la souveraineté de la loi, dominant de toute sa majesté la multitude des individus. Ce sentiment se retrouve chez. les théoriciens comme chez
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les hommes d'Etat de l'époque. Rousseau rêve d'une loi qui s'impose à tous les citoyens avec la même nécessité que les lois physiques, d'une loi impersonnelle et armée d'une telle force qu'elle peut faire plier les volontés individuelles, tout comme le font les forces de la nature. Seulem~nt, le préjugé simpliste, qui s'imposait en même temps aux esprits, les mettait dàns l'impossibilité de résoudre les problèmes qu'ils se posaient ainsi: car ils étaient contradictoires dans les termes. En effet, ils commençaient par admettre comme une évidence qu'il n'y a de réel dans la société que les individus, que c'est d'eux qu'elle tient tout son être, qu'elle est ce qu'ils · veulent qu'elle soit. Mais, alors, comment, de l'individu, tirer un ordre social qui dépasse les individus; comment extraire, des volontés individuelles, une loi qui domine les volontés individuelles? Si la loi est leur œuvre, comment pourrait-elle les lier , comment ne resterait-elle pas perpétuellement sous leur dépendance? Nous n'avons pas à exposer ni à examiner ici les artifices au moyen desquels on a essayé de concilier ces termes inconciliables. Mais cette contradiction fondamentale est certainement une des causes qui ont paralysé partiellement l'œuvre révolutionnaire, et l'ont empêchée de produire tous les résultats qu'on en pouvait attendre. Ainsi, l'histoire montre quels graves inconvénients pratiques peut avoir cette tournure de l'esprit français. Surtout, de notre point de vue laïque, le danger est puissant, et pressante la nécessité de le combattre. Car, ne l'oublions pas, nous ne pourrons instituer une éducation laïque que si nous pouvons assigner à l'individu une fin qui le dépasse, que si nous pouvons donner quelque objectif à ce besoin de se dévouer et de se sacrifier qui est la racine de toute vie morale. Si la société n'est qu'une apparence, si, par suite, la réalité morale finit à l'individu, à quoi celui-ci pourra-t-il s'attacher,
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se dévouer, se sacrifier? Or, pour arriver à sentir que la société est autre chose qu'une simple apparence, que, tout en étant composée exclusivement d'individus, elle a pourtant une réalité propre, qu'elle est un être digne d'être aimé et servi, il faut avoir secoué le préjugé simpliste. Il faut être parvenu à comprendre, ou tout au moins avoir ! 'impression que le degré de réalité des choses ne se mesure pas à leur degré de simplicité. Il y a donc là un état d'esprit qu'il faut prendre résolument corps à corps. Il faut donner à l'enfant le sens de la complexité réelle des choses; et il faut que ce sens finisse par lui devenir organique, naturel, en quelque sorte, par constituer une catégorie de son esprit. Pour cela, toute une éducation intellectuelle est nécessaire, dans un intérêt pratique, et c'est à cette éducation que peut et doit contribuer l'enseig-nement élémentaire des sciences: non pas sans doute des sciences mathématiques qui, au contraire, sont simplistes par principe et par méthode, mais des sciences physiques et naturelles . Sans doute, elles ne peuvent donner le sentiment de la complexité des choses que pour ce qui concerne le monde physique; mais, po11r que ce sentiment puisse s'étendre au règne social, il faut d'abord qu'il se soit élaboré et qu 'il ait pris une force et une consistance suffisantes à propos des règnes inférieurs de la nature . Il y a là unr. propédeutique indispensable, et c'est en cela que co11siste le rôle des sciences dans l'éducation morale. Mais cherchons à déterminer avec plus de précision ce que doit être ce rôle. Quand on croit que le complexe est une pure apparence, que le fond des choses est simple, on tend aussi à admettre que la science en peut être faite par des procédés d'une égale simplicité. Car ce qui est simple est facilement intelligible; nous pouvons nous en faire une notion claire, distincte, adéquate, tout à fait analogue à celles qui sont à la base des mathématiques; et, une fois
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cette notion obtenue, il n 'y a qu'à .en tirer par le raisonnement ce qui y est inclus, comme fait le mathématicien, pour a voir la suite des vérités scientifiques. Le simplisme ne va donc pas sans un acte de foi dans la raison abstraite, dans la raison raisonnante. On croit que l'esprit peut tirer de lui-même la science, une fois qu 'il a construit les concepts initiaux qui la contiennent implicitement. Nul besoin, dès lors, de méthodes laborieuses et compliquées pour surprendre les· secrets de la nature; la nature n 'a rien de tellement mystérieux , rien qui déconcerte notre entendement, puisqu'elle est simple comme lui. Une fois qu'on a dissipé le voile qui dissimule cette simplicité, tout doit apparaître en pleine lumière. Cette tendance est si bien inhérente à l'esprit simpliste que le cartésianisme n'est autre chose, en somme, qu'une tentative pour réduire la science du monde à n'être qu'une mathématique universelle; et, quand les philosophes du xvm• siècle appliquèrent les principes cartésiens aux choses sociales, ils conçurent la science nouvelle qu'ils entreprenaient comme pouvant être construite d'un coup par voie de définitions et de déductions, sans qu'il fût nécessaire de recourir à l'observation, c'est-à-dire à l'histoire. Combattre, prévenir l'esprit simpliste,· c'est donc avant tout mettre l'enfant en garde contre ces constructions et ces déd1:1ctions. Pour cela, on s'appliquera à lui donner le sentiment de la manière dont procèdent les sciences de la nature, et à lui faire voir comment le labeur qu'elles coûtent, la lenteur et les difficultés de leurs progrès contrastent avec ces improvisations. Lui pade-t-on de telle ou telle découverte, de celle des lois de la propagation de la lumière, par exemple? Au lieu de lui donner les résultats en bloc, on lui en fera sommairement l'histoire l aborieuse, on lui dira comment l'humanité n'y est parvenue qu'à la suite d'expériences, d~ tâtonnements, d'échecs de toutes sortes : on lui indiquera les hypo1
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thèses qui se sont successivement remplacées, ce que chacune d'elles à coûté; on lui expliqueraqueles résultats actuels eux-mêmes ne sont que provisoires, que demain, peufêtre, un fait nouveau sera découvert qui viendra les remettre en question, obligera tout au moins à les rectifier partiellement. Tant il s'en faut que la vérité · puisse être trouvée d'un coup; tant il s'en faut qu'elle soit exactement à la mesure de notre entendement. En un mot, il faut faire sentir la nécessité de l'expérience, de l'observation, c'est-à-dire la nécessité pour nous de sortir de nous-mêmes pour nous mettre à l'école des · choses, si nous voulons les connaître et les comprendre. C'est à cette condition que l'enfant acquerra le sens de l'écart qu'il y a entre la simplicité de notre esprit et la complexité des choses : car c'est précisément à mesure que les hommes se sont rendu compte de cet écart qu'ils ont aussi reconnu la nécessité de la méthode expérimentale. La méthode expérimentale, c'est la raison raisonnante prenant conscience de ses limites et abdiquant l'empire absolu qu'el\e s'attribuait à l'origine. Un autre moyen d'inculquer ce sentiment est de faire voir à l'enfant que, très souvent, le résultat de la reche'rche scientifique est tout différent de celui auquel on se serait attendu, si l'on n'avait cru que le raisonnement. D'Alembert s'est amusé à formuler un certain nombre de lois physiques qui, a priori, devraient nous apparaître comme très probablement vraies, et dont l'expérience seule vient démontrer la fausseté. Par exemple : le baromètre hausse pour annoncer la pluie. En effet, lorsqu'il doit pleuvoir, l'air est plus chargé de vapeurs, par conséquent plus pesant; donc, il doit faire hausser la colonne mercurielle du baromètre. L'hiver est · la saison où la grêle <loit principalement tom ber. En effet, l'atmosphère étant plus froide en hiver, il est évident que c; est surtout dans cette saison que les gouttes de pluie doivent se congeler jusqu'à durcir en traversant
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l'atmosphère. (D'Alembert, parJoseph Berlrand, p. i7.) Mille autres exemples : c'est la forme de la terre, c'est son mouvement autour du soleil, c'est la conception de la voûte céleste, etc. Dans tous ces cas, la raison raisonnante apprend à se défier d'elle-même, en voyant quelles erreurs elle entraîne. Que de fois elle pourrait nous inciter à nier des réalités incontestables! Il ne faut pas craindre, en effet, d'apprendre à l'enfant qu'il y a des faits d'observation, dont l'existence n'est pas douteuse, et qui, pourtant; heurtent si violemment notre logique coutumière que notre premier mouvement est de leur opposer une négation pure et simple. La manière dont les premières découvertes relatives à l'hypnotisme ont été accueillies, la fin de non-recevoir qui leur a été opposée est, sur ce point, particulièrement démonstrative. Mais ce sont surtout les sciences de la vie qui sont susceptibles de faire comprendre à l'enfant ce qu'il y a de complexe dans les choses et ce que cette complexité a de parfaitement réel. Tout organisme est formé d'un même élément qui se répète un nombre plus ou moins considérable de fois : c'est la cellule. Il semble donc qu'ici nous atteignons dï°rectement quelque chose de simple. Or, il est facile de faire voir que cette simplicité n'est qu'apparente. Rien n'estcomplexecommelacellule; car toute la vie y est en raccourci. La cellule, en effet, travaille, réagit aux excitations extérieures, produit des mouvements, assimile et désassimile, en un mot se nourrit, s'accroît par suite de la nutrition et se reproduit, tout comme les êtres vivants les plus hautement développés. Et la complexité confuse de toutes ces fonctions, de toutes ces formés d'activité étroitement impliquées les unes dans les autres, étroitemenl associées dans ce petit espace, sans qu'on puisse assigner à chacune un siège, un organe distinct, si bien que chacune paraît être à la fois partout et nulle part, cette complexité est
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peut-êh'e de nature à frapper plus vivement l'esprit que celle que l'on observe dans des organes pleinement différenciés comme ceux des animaux supérieurs. Et il n'est même pas impossible d'aller plus loin, et de tirer de cette même considération un enseignement plus instructif. Cette petite masse vivante n'est faite en définitive que d'éléments non vivants, d'atomes d'hydrogène, d'oxygène, d'azote et de carbone. Ainsi, des parties qui ne vivent pas peuvent, en se combinant, en se rapprochant, en s'associant, manifester tout à coup des propriétés tout à fait nouvelles, celles qui caractérisent la vie . Voilà qui fera comprendre à l'enfant (et l'enfant peut comprendre tout cela), qu'en un sens un tout n'est pas identique à la somme de ses parties, et voilà qui l'acheminera à comprendre que la société n'est pas simplement la somme des individus qui la composent. Seulement, si cet enseignement peut avoir sur la pensée et sur l'action la plus heureuse influence, il demande à être donné avec les plus grandes précautions. S'il importe, en effet, de mettre l'enfant en garde contre un rationalisme trop facile, il faut le garder avec tout autant de vigilance du mysticisme. Il faut lui donner l'impression que les choses ne sont pas simples, comme le voudrait notre entendement qui est amoureux de simplicité, mais non qu'il y a en elles je ne sais quel fond irréductible d'inintelligibilité, je ne sais quel principe de ténèbres, à jamais réfractaire à la raison. Il est arrivé, il al'ive encore trop souvent que l'on insiste sur ce qu'il y a d'obscur dans les faits et dans les êtres pour mieux précipiter l'esprit dans l'obscurantisme; que l'on ne rappelle à la raison son impuissance, quand elle essaye de se suffire toute seule à elle-même, que pour lui demander d'abdiquer en faveur d'on ne sait quel principe supérieur. Il y a là deux abîmes dans lesquels il faut également éviter de verser l'esprit de l'enfant. Il importe qu'il comprenne que les choses ne peuvent être
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tirées d'un coup à la pleine lumière, que, peut-être même, l'homme n'arrivera jamais à faire une co•te clarté, qu'il restera toujours de l'obscur; mais, en même temps, il faut bien lui montrer, par l'histoire, que cette part de l'obscur va toujours en diminuant, et qu'il est impossible d'assigner une borne infranchissable à cette régression, qui a commencé dès le commencement de l'histoire, et qui est évidemment destinée à se continuer sans terme. Le rationalisme n'implique pas nécessairement que la science puisse être faite, finie un jour, ni en un temps donné; tout ce qu'il suppose, tout ce qu'il affirme, c'est qu'il n'y a aucune raison de marquer une borne aux progrès de la science, de lui dire : tu iras jusque-là et pas plus loin. Pour être · rationalisle, il n'est pas nécessaire de croire qu'un moment prochain doit venir où la science sera totalement achevée; il suffit d'admettre qu'il n'y a pas un point précis où commence le domaine du mystère, de l'irrationnel, un point où doive venir définitivement se heurter, im puissante, la pensée scientifique. Il ne s'agit donc pas de nous dépouiller complètement de ce cartésianisme, qui est dans notre sang. Nous devons rester des rationalistes impénitents, mais notre rationalisme doit se débarrasser de son simplisme, apprendre à se défier des explications faciles et formelles, se pénétrer davantage du sentiment de la complexité des choses. On a souvent,.surtout dans des temps récents, accusé la science positive d'être dépourvue de tout intérêt moral. Ce n'est pas, a-t-on dit, en apprenant comment les corps tombent ou comment l'estomac digère que nous saurons comment nous devon~ nous conduire avec les autres hommes. Ce qui précède montre qne ce reproche est injustifié. Sans parler des sciences des choses morales, qui, elles aussi, peuvent être entendues d'une manière positive et sont aples à guider l'homme dans l'action, nous venons de voir que même les sciences du monde
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matériel ne sont pas sans jouer un rôle important dans la formation du caractère moral. Elles ne pourraient être inutiles, en effet, que si la vie morale était séparée par une solution de continuité, par un abîme du reste de la nature. Si la vie morale était tournée tout entière vers je ne sais quel monde transcendant, supra-expérimental, que rien ne relie au monde temporel, alors les sciences qui étudient ce dernier ne pourraient, en effet, nous aider ni à bien comprendre, ni à bi.!D pratiquer nos devoirs. Mais nous avons rejeté cetb dualité. L'univers est un. L'activité morale a pour fin des êtres, supérieurs sans doute à l'individu, mais empiriques, naturels, au même titre que les minéraux ou êtres vivants · ce sont ' les sociétés. Les sociétés font partie de la nature; elles n~ n ~nt · qu'un compartiment séparé, spécial, une forme spécialement c:>mpliquée, et, par conséquent, les sciences de la nature physique peuvent nous préparer à bien comprendre le règne humain, et nous munir de notions justes, de bonnes habitudes intellectuelles, qui pourront servir à diriger notre conduite.
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L'Éducalion morale.
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LA CULTURE ESTHÉTIQUE. L'ENSEIGNEMENT HISTORIQUE
En montrant, dans la dernière leçon, quel est le rôle de l'enseignement des sciences dans l'éducation morale, j'ajoutais qu'il est bien plus imporlant que celui de l'art et de la littéralure. Je ne voudrais pas que cette proposition, émise en passant, pût être regardée comme une boutade, et je tiens à en dire les raisons. Aussi bien, \ quoique la culture esthétique ne tienne que peu de place à l'école primaire, il est difficile que je la passe complètement sous silence. On lui a trop souvent attribué une part considérable dans la formation du caractère moral pour que je puisse simplement en traiter par prélérition. Je dois tout au moins expliquer pourquoi'jëiielûi assigne qu'une place secondaire et accessoire dans l'œuvre de l'éducation morale. Assurément, il y a un côté par où l'art - je réunis sous cette expression beaux arts et litlérature - peut à bon droit apparaître comme un instrumenl d'éducation morale. L'art, en effet, est essentiellement idéalisle. Il est vrai que celte affirmation, au premier abord, peut paraître préjuger la controverse toujours pendante entre l'idéalisme, lune part, le réalisme ou Je naturalisme, de l'autre. Mais il n'en est rien . Car les naturalistes, eux aussi, sont idéalistes à leur façon. D'abord, la nature ne peut jamais êlre copiée servilement; à côlé
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du beau qui est en elle, il y a du laid et du médiocre, et, par conséquent, il faut que l'imagination de l'artiste la transforme. De plus, ce qui fait la beauté rle la nature, là où elle est belle, ce sont les impressions, les émotions sui generis qu'elle éveille en nous, et l'objel de l'art est précisément de traduire, mais par d'autres moyens que ceux dont dispose la nature, ces états tout idéaux. Toute œuvre d'art est donc l'expression d'un idéal, et, la seule différence, c'est que, pour les réoli;;t.es, l'idéal est immédiatement provoqué par le spectacle du réel, tandis que, pour les autres, il est davantage le produit d'un travail intérieur. Mais ce ne sont là que des différences de degré. Or, l'idéal, c'est, par définilion, quelque chose qui ne peut pas s'incorporer au réel, quelque chose qui le drborde, qui le dépasse, et qui, par conséquent, nous dépasse nous-mêmes. Ainsi, de quelque manière que nous le concevions, il nous apparaît comme doué d'une sorte de supériorité par rapport à nous. Il excède les forces naturelles dont nous disposons. On ne peut donc lenir à un idéal, quel qu'il soit, sans tenir du même coup à autre chose qu'à soi. Et, ainsi, l'amour de l'art, le goût des joies artistique1, ne va pas 1 sans une certaine aptitude à sortir, à se délacher de soi, c'est-à-dire sans un certain désintéressrment. Et, / en effet, quand nous sommes sous le coup d'une forte impression esthétique, nous sommes tout entiers à l'œuvre qui la suscite en nous, nous ne pouvons pas nous en détacher, nous nous oublions. Nous perdons de vue ce qui nous entoure, nos soucis ordim1 ires, nos intérêts immédiats; c'est même ce qui fait la grande vertu consolatrice de l'art. L'art nous console, parce qu'il nous détourne de nous-mêmes. Cel oubli de soi va même, chez l'arliste, jusqu'à de vérilables états d'extase. Tout épris de l'idée ou du sentiment qu'il s'efforce d'exprimer, le poète, le peintre, le musicien s'y absorbent, s'y abîment; ils finissent par s'identifier
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complètement avec le personnage qu'ils cherchent à représenter, comme Flaubert qui, en dépeignant un empoisonnement, finit par en sentir réellement tous les symptômes. Or, ce processus mental de l'artiste, ou simplement de l'homme qui éprouveun plaisir est};létique, est, dans son mécanisme intérieur, de tous points identique à celui d'où résultent les grands actes de sacrifice et de dévouement. L'homme, qui est tout entier à la beauté qu'il contemple, se donne à elle, se confond avec elle, de même que l'homme, qui se donne au groupe dont il fait partie, se confond avec ce groupe. En éveillant le goût du beau, on ouvre (!one les voies à l'esprit de désintél'essement et de sacrifice. Tout ce qui incite l'homme à se perdre de vue, à regarder au delà et audessus de soi, à ne pas se prendre pour le centre du monde, tout ce qui l'attache à quelque objectif qui le dépasse en partie, tout cela ne peut que développer chez lui des habitudes et des tendances tout à fait comparables à celles que nous avons trouvées à la racine de la vie morale. C'est, de part et d'autre, le même besoin et les mêmes facultés de ne pas rester étr~ilement concentré sur soi, de s'ouvrir largement au dehors, de laisser la vie extérieure pénétrer en soi, et de communier avec elle jusqu'à s'y oublier complètement. En un sens, la culture esthétique imprime à la volonté une attitude dont l'éducation morale peut ensuite se servil' pour atteindfo ses fins propres, et, par conséquent, il peut sembler que l'art soit un puissant moyen de moraliser. Mais voici l'enver~ de ce tableau, voici par où la culture esthétique diverge radicalement de la culture morale. C'est que le domaine de l'art n'est pas le réel. Alors même que les êtres que nous représente l'arti'ste sont directement empruntés à la réalité, ce n'est pas leur réalité qui fait leur beauté. Peu nous importe que ce
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paysage ait existé ici ou là, qu'un personnage dramatique ait vécu dans l'histoire. Ce n'est pas parce qu'il est historique, que nous l'admirons au théâtre, c'est parce qu'il est beau; et notre émotion ne serait en rien diminuée, s'.il était tout enlier le produit d'une fiction poétique. Même, on a pu dire justement que, quand l'illusion est trop complète et nous fait prendre pour réelle la scène que figure l'artiste, le plaisir du beau s'évanouit. Assul'ément, si les hommes ou les choses, qui sont ainsi mis sous nos yeux, étaient d'une invraisemblan0e notoire, l'esprit ne pourrait pas s'y intéresser; par suite, l'érnolion esthétique ne pourrait pas naître. Mais, tout ce qu'il faut, c'est que leur irréalité ne soit pas trop criante; c'est qu'ils ·ne nous apparaissent pas comme trop manifestement impossibles. Et, encore, ne saurait-on dire à partir de quel moment, de quel point précis l'invraisemblable devient 't rop évident et trop choquant pour ne pouvoir être toléré. Que de fois le poète nous fait accepter des thèmes scientifiquement absurdes, et que nous savons tels ! Nous nous faisons volontiers complices d'erreurs dont nous avons conscience, pour ne pas gâter notre plaisir. En définitive, il n'y a pas, pour l'artiste, de lois de la nature ni de lois de l'histoire, qui doivent être, toujours et en toutes circonstances, nécessairement respectées. Ce qui explique ce caractère de l'œuvre de l'art, c'est que les états intérieurs qu'elle traduit et qu'elle communique né sont ni des sensations, ni des conceptions, mais des images. L'impression artistique vient de la façon dont l'artiste affecte, non pas nos sens, non pas notre entendement, mais notre imagination. Il nous peint les choses de manière que nous nous les représentions, ni telles que peut les concevoir le savant qui s'en fait une notion objective et impersonnelle, ni telles que nous les pouvons sentir nou~-mêmes, quand nous sommes réellement en contact avec elles dans la pratique de la vie.
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Son rôle, c'est de susciter en nous certains états, qui, par la manière dont ils se combinent, par leur jeu intérieur, et abstraction faite de leur rapport avec le réel, nous causent le plaisir particulier qu'on appelle le plaisir eslhétique. Ce sont les images. Or, les images · constiluent la matière mentale la plus plastique qui soit. Il n 'en est pas qui soit aussi peu résistante . La sensation. el le, est immédiatement causée en nous par une choseex.Lérieureprésente; elle en est le prolongement à l'intérieur de notre conscience; elle est donc nécessitée à reproduire celle chose donc elle n'est qu'un aspect. Par suite, la chose étant ce qu'elle est, notre sensation ne peut être autrement, quoi que nous en ayons. Le concept élaboré par la science a, lui aussi, pour fonction d'exprimer la réalité, quoique d'une autre manière que la sensation, et, par conséquent, lui aussi est tenn de se modeler sur la réalité. L'image, au contraire, occupe une situation à part et tout à fait privilégiée. Elle n' est pas due à l'action actuelle d'une chose dont elle ne serait que la copie intérieure; elle n'est pas non plus le produit d'une élaboration scientifique, sévèrement réglementée. Ell e est libre. Bien loin qu'el le soit asservie à quelque 1·éalité exlérieme dont elle serait la reproduction, elle esl malléable presque à volonté. Elle dépend avant toul de notre humeur, de nos dispositions intérieures. Suivant la manière dont nous en disp·osons, elle cha nge d'aspect, s'éclaircit ou s'assombrit, nous apparaît comme vivante ou comme désolée . Comme les images ne sont pas astreintes à exprimer les rapports véritables des choses, elles peuvent se combiner de la manière la pins cap1;icieuse, au gré de nos désirs conscients ou inconscients. Elles sont donc affranchies de la dure nécessité à laquelle est soumise la nalure . Et voilà pourquoi les lois naturelles n 'existent pour ainsi dire pas pour l'artiste, pourquoi, d'une manière générale, le domaine de l'art n'est pas le réel. C'est que le monde
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dans lequel se meut l'artiste, c'est le tmonde des images, et que le monde des images, c'est le domaine du rêve, de la fiction, des libres combinaisons mentales. Or, de ce point de vue, il y a, entre l'art et la morale, un véritable antagonisme. L'art, disons-nous, _ ous fait n vivre dans un milieu imaginaire; par cela même, il nous détache de la réalité, des êtres concrets, individuels et collectifs qui la composent. Ne dit-on pas, et avec raison, que le grand service que nous rend l'art, c'est de nous faire perdre de vue la vie telle qu'elle est et les hommes tels qu'ils sont. Tout au contraire, le monde de la morale, c'est le monde même du réel. Ce que la morale nous commande, c'est d'aimer le groupe dont nous faisons partie, les hommes qui composent ce groupe, le sol qu 'ils occupent, toutes choses concrètes et réelles, et que nous devons voir telles qu'elles sont Péellement, alors même que nous entreprenons de les porter à un plus haut degré de perfection. C'est qu'en effet la morale est du domaine de l'action, et qu'il n'y a pas d'action possible qui ne se prenne à un objet donné dans la réalité. Faire son devoir, c'est toujours être utile à quelque être vivant, existant. L'art détourne donc de la vie morale, parce qu'il détourne de la vie réelle. Aussi, c'est seulement en partie et sous un certain rapport que les habitudes que développe la culture esthétique peuvent être comparées aux habitudes proprement morales. Elles se ressemblent bien par leur économie intérieure; elles tendent bien à tirer l'individu hors de lui-même. Seulement, les unes ne nous attachent qu'à des images, à de pures créa lions de notre esprit, les autres, au monde des vivants. Il faut voir es gens tels qu'ils sont, voir leur laideur et leur misère pour y porter remède. L'art tourne ses regards d'un tout autre côté. L'orientation en est bien différente. C'est pourquoi, làoù la moralité doit à la culture eslhétiq ne ses principales assises, elle se dissipe et s'évapore, pour ail1si
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dire, en purs jeux de l'imagination, dont l'esprit se berce, e.n vagues aspirations intérieures, en rêveries distinguées; au lieu de consister en des actes définis et efficaces, destinés à entretenir ou à transformer _la réalité. Sous l'effet de l'éducation tout artistique que reçoivent certains de nos enfants, nous ne voyons que trop souvent de ces hommes pour qui l'élévation morale consiste à construire en eux-mêmes un bel édifice d'idées, un beau système d'idéaux, qu'ils comtemplent et qu'ils admirent paresseusement, au lieu de mettre la main à l'œuvre et de prendre leur part de la tâche commune. Cet antagonisme pourrait être exprimé de la façon suivante. On a souvent comparé l'art à un jeu. Et; en effet, ces deux sortes d'activité sont les deux espèces d'un même genre . Quand nous jouons, comme quand nous contemplons une œuvre d'art, nous vivons d'une vie fictive, imaginaire, qui perdrait même tout son charme, si elle devenait indistincte de la vie réelle . Si nous aimons jouer aux cartes, aux dés, c'est, sans doute, par'ce que la petite guerre qu'impliquent ces jeux n'est pas sans ressembler à celle que nous soutenons les uns contre les autres, dans la lutte de chaque jour; mais, que la ressemblance soit trop complète, que, par exemple, l'enjeu soit trop considérable, et, par son importance, se rapproche trop sensiblement du salaire régulier de notre travail, et le plaisir du jeu s'évanouit. Nous redevenons sérieux; nous redevenons l'homme de la vie sérieuse; nous cessons de jouer. C'est donc l'imagination qui fait l'intérêt que nous ·prenons au jeu, et une imagination dont nous ne sommes pas dupes. Cet intérêt est le produit d'une illu sion, mais d'une illusion dont il faut que nous gardions quelque conscience, de manière qu'elle nesoit pas trop complète. Or, il en est de même de l'art. Une œuvre d'art, sans doute, ne nous intéresserait pas ,
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si elle était sans rapport avec le réel; mais, d'un autre côté, elle cesserait d'être pour nous une œuvre d'art, si nous prenions les êlres et les événements qui y sont représentés pour des réalités, et si nous avions pour eux les sentiments que nous avons pour des êtres et des choses réelles. Le jeu et l'art nous font donc vivre également dans un monde d'images, que nous savons précisément tel, et ce sont ces combinaisons d'1mages qui font le plaisir du jeu, comme celui de. l'art. En ce sens, on peut dire que l'art est un jeu. La morale, au \ contraire, est de la vie sérieuse. C'est même ce qu'il y a de plus sérieux, de plus grave dans la vie sérieuse. On voit toute la distance qu'il y a entre ce,; deux formes de l'activité : c!est toute la distance qui sépare le jeu du travail. Ce n'est donc pas en apprenant à jouer ce \ jeu spécial, qui est l'art, que nous pourrons apprendre ~ à faire notre de.voir. Ce n'est pas, cependant, que l'art n'ait aue,un rôle à jouer dans l'éducation morale. Au contraire, ce qui vient d'être dit permet de déterminer la part qui lui revient et ce qu'on en peut attendr~ L'art, . disonsnous, est un jeu, mais le jeu a sa place dans la vie. Nous ne pouvons pas travailler tout le temps; nous ne pouvons toujours faire effort. Cette concentration d'énergie sur un but déterminé, qu'implique le travail, a presque quelque chose d'anormal qui ne peut durer. Il faut que la détente succède à l'effort, que l'activité prenne la forme du jeu. Mais il y a bien des sortes de . jeux. Il en est de grossières et de matérielles, qui font appel à des sentiments égoïstes, brutaux même (certains jeux sportifs), trop voisins de ceux qui nous animent dans nos luttes quotidiennes. Il en est d'autres, au contraire, qui s'adressent à des sentiments qui, s'ils ne sont pas moraux par eux-mêmes, ressemblent pourtant par certains côtés aux sentiments moraux . Le jeu qui présente au plus haut degré ce caractère, c'est
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l'art; nous avons vu, en effet, comment l'art implique un certain désintéressement, un certain détachement cle soi, un certain éloignement pour les intérêts matériels les plus grossiers, une certaine spiritualisation de la sensibilité et de la volonté. Voilà par où l'art. nous intéresse. Il faut que nous ayons des loisirs, et il faut que nous les remplissions aussi noblement, aussi moralement que possible . L'art seul nous en fournit les moyens. L'art, c'est la forme noble du jeu; c'est la morale étendant son action jusqu'aux heures d'oisiveté, et les marquant de son caractère propre. Voilà pourquoi il serait bon de donner à tous les enfants une certaine cullure esthétique. Par lui-même, le loisir est toujours un moment dangereux. Dans la vie sérieuse, l'homme est soutenu par l'obligation du travail contre les séductions mauvaises. Il faut qu'une fois sa tâche utile faite, il soit également en état de leur résister, et de s'occuper sans se démoraliser. L'homme que l'on a initié à la pratique d'un art est à l'abri de ce danger. Mais on voit, en même temps, que, si l'art joue un rôle dans l'éducation morale, ce rôle est tout négatif. L'art ne sert pas à former le caractère moral; il n'attache pas l'activité à un idéal qui soit moral par lui-même; ce n'est pas un facteur positifdela moralité; c'est un moyen, de préserver contre certaines influences malfaisantes. le tempérament moral une fois constitué. Et c'est ce qui explique pourquoi je n'ai été amené à en parler qu'accessoirement., et comme par accident. C'est que, quand on fait l'analyse des moyens qui permettent de former la constitution morale de l'enfant, on ne le rencontre pas sur sa route. Et, en même temps, on peut mieux comprendre l'importance, au contraire très considérable, que nous avons attribuée à l'enseignement des sciences. La morale, disons-nous, est la vie sérieuse, elle a pour objet le réel. Les actes qu'elle réclame de nous concernent des
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êlres ou des choses qui existent réellement autour de nous. Par conséquent, mieux nous connaîtrons ces êtres et ces choses, mieux nous serons en état de nous acquitter des actes qui nous sont prescrits. Plus nous aurons une notion juste de la réalité, plus nous serons aptes à nous conduire comme il convient,. Or, c'est la science qui nous fait connaîtrn ce qui est. C'est donc à elle, et à elle seule, qu'il faut demander des idées qui guident l'action, l'action morale aussi bien que toute autre. Voilà ce qui fait l'intérêt moral de l'enseignement scientifique.
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Nous avons vu comment même les sciences physiques peuvent et doivent servir à ce but; elles permettent de faire contracter à l'enfant ùe saines habitudes intellectuelles, dont profitera sa pratique morale . Mais il est évident qu'il y a une réalité qu'il nous importe de connaître et de faire connaître plus que toute autre, parce que c'est elle que l'activité morale a pour principal objet: c'est la réalité sociale. Sans doute, parce que le monde social n'est pas séparé par un abîme du monde nalurel, mais en reproduit les traits fondamentaux, les sciences de la nature physique constituent, pour la morale, une propédeutique d'une incontestable utilité. Cependant, la société a son caractère propre, sa constitution spéciale; il est donc indispensable de la faire connaîlre en elle-même, de mettre directement l'esprit de l 'enfant en contact avec elle. Il est vrai que la science proprement dite des faits sociaux esl encore beaucoup trop rudimentaire pour pouvoir êtrn enseignée à l'é(\ole. Mais, parmi les enseignements scola~res, il en est un, proche pê1rent d'ailleurs de la sociologie, qui peut donner à l'élève une idée très suflisanle de ce qu'est la sociélé et ses rapports avec l'individu. C'est l'enseignement de l'histoire.
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Pour que l'enfant puisse s'attacher à la société, il faut qu'il sente en elle quelque chose de réel, de vivant, de puissant, qui domine l'individu, mais à quoi l'individu doit en même temps le meilleur de lui-même. Or, rien ne peut mieux donner cette impression que l'enseignement de l'histoire, s'il est bien compris. Sans doute, si, fidèle à de vieux errements, on s'en vient dire à l'enfant que notre droit moderne a été créé par Napo_éon, que la Littérature du xvu• siècle a été susl citée par l'action personnelle de Louis XIV, que c'est Luther qui a fait le protestantisme, on ne pourra qu'entretenir le vieux préjugé, dont nous parlions la dernière fois, et d'après lequel la société est l'œuvre de certains individus, bien loin qu'elle ait une nature propre qui s'impose aux individus : préjugé qui, entre autres déplorables conséquences, a celle de nous induire à identifier la patrie avec un homme. Mais cette manière simpliste d'entendre l'histoire n'a plus aujourd'hui besoin d'être discutér. Depuis un siècle, les historiens ont mis en relief l'action de ces forces collectives et anonymes, qui mènel\.t les peuples parce qu'elles sont l'œuvre des peuples, parce qu'elles émanent, non de tel ou tel individu, mais de la société dans son ensemble. Or, la seule histoire de France fournit mille exemples qui permettent de donne1· à l'enfant le sentiment de la réalité de cette vie impersonnelle : la féodalité, les croisades, la Renaissance. Mais ce qui est, peut-être, encore plus démonstratif, ce qui, peut-être; fr!lppera plus encore l'esprit des élèves, c'est de leur faire voir, non seulement comment, à chaque moment du temps, chacun de nous subit l'actiùn collective de tous ses contemporains, mais comment encore chaque génération dépend des générations antérieures, comment chaque siècle, quoi qu'il en ait, continue l'œuvre de ses devanciers, marche dans la voie qu'ils lui ont tracée; et, cela, alors même qu 'il se croit orienté dans une direction contraire. Quel
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spectacle plus instructif que celui de cette vie sociale, qui va toujours devant elle, immuablement, pour ainsi dire, dans son sens propre, et, cela, quoique le personnel d'individus, par l'intermédiaire desquels cette évolution se réalise, se renouvelle incessamment. Et, sans doute, il ne saurait être question de se livrer devant des élèves d'école primaire à des considérations abstraites et philosophiques sur la nécessité de l'évolution sociale. Rien ne serait plus déplacé. Il s'agit seulement de leur donner une forte impression de ce que c'est que le développement historique; il s'agit, surtout, de prévenir certaines idées fausses qui ne sont encore que trop , accréditées; et l'histoire de notre pays se prête merveilleusement à cet enseignement. Car elle est, au fond, d'une remarquable unité. Rien n'est facile comme de montrer la parfaite continuité avec laquelle elle se développe, depuis le moment où la monarchie se consolide et se subordonne la féodalité, où ·les Communes apparaissent, jusqu'à la Révolution française. Les régimes les plus différents, et même les plus opposés, ont été, sans s'en douter, les ouvriers · de la même œuvre, tant il y avait une force des choses qui les poussait dans le même sens. La monarchie absolue et la démocratie révolutionnaire se nient mutuellement; et, cependant, c'est la première qui a frayé la voie à la seconde. J'ai déjà eu l'occasion de montrer comment l'unité morale du pays, que les hommes de la Révolution ont consommée, avait été préparée par l'Ancien , Régime. Le lien entre le mouvement communal et le mouvement révolulionnaire est aujourd'hui connu de tout le monde; or, on sait aussi comment l'émancipapar tion des communes a été favorisée _ les rois. Gardonsnous_donc de faire croire à de brusques solutions de continuité. L'enseignement historique manquerait son but, s'il ne laissait cette impression que, suivant un mot connu, l'histoire ne commence, de même
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qu'elle ne finit nulle part. Pour faire aimer les idées qui ont trouvé leurs formules à la fin du siècle dernier, il n'est pas nécessaire de les présenter comme une sorte d'improvisation presque inintelligible. Ne prennent-elles pas au conlraire plus d'aulorité, si l'on montre qu'elles étaient, en réalité, le produit naturel de tout le développement anlérieur? Même, la gloire des hommes de la Révolu lion n'en serait pas diminuée : car leur véritable mérile est d'avoir tiré de la situation historique les conséquences qu'elle impliquait logiquement. Et, ainsi, l'enfant, et plus lard l'homme, comprendrait que les droits qui lui sont aujourd'hui reconm1s, la liberté dont il jouit, la dignité morale dont il a le sentiment, tout cela est l'œuvre non de telles ou telles individualités, de telle ou telle génération, mais de cet êlre à la fois personnel et impersonnel qu'on appelle la France, en d'aulres termes que c'est la société tout entière, depuis ses orig·ines les plus lointaines, qui a préparé son émancipation. Mais, pour attachelj l'enfant au groupe social dont il fait partie, il ne suffit pas de lui en faire sentir la réalité; il faut qu'il y tienne effectivement par toutes les fibres de son être. Or, pour cela, il n'y a qu'un procédé efficace, c'est de faire en sorte que la sociélé vive en lui, soit une partie intégrante de lui-même, de manière qu'il ne puisse pas plus se séparer d'elle que se séparer de soi. Mais la sociélé, ce n'est pas l'œuvredes individus qu'elle comprend à telle ou telle phase de l'histoire; ce n'est pas davantage le sol qu'elle occupe; c'est, avant tout, un ensemb le d'idées et de sentimen ls, de certaines manières de voir et de sentir, une certaine physionomie intellectuelle et morale qui est distinctive du groupe tout entier. La société est, avant tout, une conscience : c'est la conscience de la collectivité. C'es t donc cette conscience collective qu'il faut faire passer dans l'âme de l'enfant. Sans doute, cette pénétration se fait en partie
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toute seule par l'action même de la vie, par le jeu automatique des relations humaines. Ces idées, ces sentiments sont partout, et l'enfant s'en imprègne en vivant. Mais il y a là une opét'ation beaucoup trop importante pour qu'il soit possible de l'abandonner aux hasards des rencontres. C'est à l'école qu'il appartient de l'organiser méthodiquement. Il faut, dans cet ensembleconfusd'élals de toutes sortes, souvent contradictoires, qui entrent dans une conscience sociale, qu'un esprit éclairé effectue une sélection nécessaire; il faut qu'il fasse porter son action sur ce -qui est essentiel, vital; il faut négliger, au contraire, ce qui est secondaire, tenir dans J'ombre les défauts, mettre en relief les qualités. C'est le rôle du maître, et c'est là encore l'enseignement de l'histoire qui lui fournira le moyen d'atteindre ce but. En effet, pour inculquer aux enfants l'esprit collectif, il ne servirait à rien d'en faire l'analyse abstraite. Mais il faut les mettre en contact avec cet esprit collectif. Or, qu'est-ce que l'histoire d'un peuple, sinon le génie de ce peuple se développant dans le temps? En faisant vivre aux élèves l'histoire de ieur pays, on les fait donc vivre, du même coup, dans l'intimité même de la conscience collective. N'es t-ce pas en pratiquant un homme toute sa vie que nous apprenons à le connaître? Une leçon d'histoire, à cet égard, est une leçon de choses. Seulement, comme les traits de notre caractère national sont immanents aux événements historiques, l'enfant ne les verrait pas, ne les sentirait pas, si le maître ne s'appliquait à les dégager, surtout à dégager ceux qui méritent d'être mis en évidence. Encore une fois, il ne s'agit pas de faire un cours sur l'esprit français; il faut simplement savoir en quoi il consiste, et diriger l'enseignement de manière que cet esprit ressorte de la trame des faits. Un tel enseignement suppose évidemment que le maître ne va pas au hasard, mais a par devers lui
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quelques idées arrêtées sur ce qu'est l'esprit français . C'est à cette condition, en effet, que son action ne se disperse pas, mais, ~u contraire, se concentre sur un petit nombre de points bien définis. Ce n··est pas dans cette fin de leçon qu'il est possible de déterminer les principaux traits de notre caractère national; mais il en est tout au moins un sur lequel je voudrais insister; car il me parait devoÎl' constituer le point central du tableau, celui autour duquel tou,s les autres viendraient naturellement se grouper. C'est la tenda~ce universaliste, et par suite, cosmopoli-tique de toutes nos conceptions et de toutes nos productions. C'est là, en effet, une des caractéristiques de cet esprit géométrique et cartésien, dont je parlais la· dernière fois, et qui est à la racine de l'esprit français. Notre simplism·e, notre soif de rationalisme nous incline à débarrasser les choses de ce qu'elles ont de trop individuel et de trop concret, pour nous les représenter sous leur forme la plus générale et la plus abstraite. Or, précisément parce que les notions de ce genre sont générales, parce qu'elles sont dépouillées de tout ce qui les particularise, toutes les intelligences humaines peuvent venir y communier. C'est pourquoi on a pu dire que nous pensions pour l'humanité. Quand nous cherchons à faire une constitution, nous entendons la construire, non pour notre usage propre et exclusif, en nous préoccupant seulement de la mettre en rapport avec les conditions spéciales où notre pays est placé, nous voulons qu'elle serve à l'humanité tout entière. De là, ces déclarations de droits valahles pour tout le genre humain, que l'on nous a tant reprochées au nom d'une méthode soi-disant historique. Il y a là une manière de voir si foncièrement inhérente à notre caractère que notre langue elle-même en porte l'empreinte . Parce qu'elle est essentiellement analytique, elle est merveilleusement propre a exprimer ces manières de penser. C'est ce qui a fait pendant longtemps sa puissance d'expansion. Sans doute,
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comme je l'ai montré, il est désirable, nécessaire que nous dépas:ûons la phase de simplisme ·géométrique où nous nous sommes trop longtemps attardés. Seulement, il est possible de le faire, lout en conservant cette inclination à penser les choses sous leurs formes impersonnelles, qui est l'essence même de l'esprit scientifique. Nous pouvons apprendre à ne plus nous contenter de notions simples à l'excès, tout en continuant à chercher des notions générales et intelligibles. Penser scientifiquement, ce sera toujours penser à l'aide de concepts déterminés et définis. Sans doute, comme je l'ai montré, nous devons arriver à sentir que les concepts les pliis élémentaires ne sont pas les plus objectifs; que la réalité, au contraire, est infiniment complexe; que, par suite) nous ne pouvons arriver à l'exprimer que lentement, laborieusement, à l'aide de systèmes complexes de concepts distincts; que, même, nous ne pourrons jamais en obtenir qu'une expression imparfaite . Mais renoncer à la distinction et à la détermination des-idées, ce serait renoncer à l'usage de notre raison, ce serait verser dans le mysticisme. Il n'en saurait être question. Encore une fois, notre tort n'est pas de chercher à avoir dPs idées claires, c'est-à-dire de chercher à rationaliser des choses, mais de nous être arrêtés pendant longtemps à une forme trop élémentaire et trop simple de rationalisme, à un rationalisme trop facile. Nous pouvons donc acquérir un sentiment mi peu plus vif de ce qu'il y a de complexe dans les choses, sans perdre ce qu 'il y a d'excellent dans une tendance essentielle de notre tempérament national. Si J'insiste sur cet aspect de notre caractère collectif, c'est que c'est le côté par où notre conscience nationale se confond avec la conscience humaine, par où, en conséquence, patriotisme et cosmopol:itisme se confondent. Notre plus grande gloire nationale, celle à laquelle nous devons tenir. plus qu'à toute autre, n'est-elle pas, en
DuRK r.E1,1. -
L'É,lucati on morale.
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effet, dans ces idées humaines que nous avons répandues
à travers le monde? Je n'entends pas dire, au reste, en
faisant ainsi du cosmopolitisme un trait de notre esprit français, que nous en ayons reçu, entre tous les peuples, le monopole et le privilège. Car notre cosmopolitisme a, lui-même, des caractères spéciaux, nationaux, pour ainsi dire, et laisse la place libre à d'autres. Ce qui le distingue, c'est son intellectualisme. C'est en idées, en quelque sorte, que nous sommes universalistes, plus qu'en actes. Nous pensons pour l'humanité, plus peutêtre que nous n'agissons pour elle. Ce n'est pas sans raison, en effet, que l'on nous a souvent reproché notre chauvinisme. Par ce caractère contradictoire, qui n'a d'ailleurs rien d'inexplicable, en même temps que, dans nos conceptions morales, politiques, nous faisons abstraction de toute différence nationale, nous nous montrons souvent d'un amour-propre collectif ombrageux à l'excès, nous nous fermons volontiers aux idées étrangères et aux étrangers eux-mêmes, que nous ne laissons que difficilement pénétrer notre vie intérieure, et nous n'éprouvons que peu le besoin, au moins jusqu'à des temps récents, de nous mêler à la vie du dehors.· A côté de ce cosmopolitisme intellectuel, ou d'intellectuels, il peut donc y en avoir d'autres, qui complètent celuilà. Il peut y avoir, par exemple, un cosmopolitisme économique; un autre, qui se traduit par Ùne humeur moins personnelle, moins exclusive, plus accÙeillante pour les gens ·et les choses de l'étranger. En un mot~ chaque nation conçoit à sa façon l'idéal humain, et, parmi ces idéaux, il n'en est pas qui jouisse d'une sorte de suprématie et d'excellence. Chacun correspond au tempérament propre de chaque société . Pour faire aimer le nôtre, il est donc inutile de le vanter, comme s'il était seul bon; de même qu'un homme éclairé peut aimer sa famille, sans croire que ses parents ou ses enfant~ l'emportent sur tous les autres en intelligence
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et en moralité. Tout ce qu'il importe de faire comprendre, c'est que c'est notre manière, à nous, de contribuer au bien commun de l'humanité. Et il ne faudrait même pas craindre de montrer, à l'occasion, ce qu'elle a nécessairement d'incomplet.
��TABLE DES MATJÈRES
Pages.
AVERTISSEMENT . . . . . . . . . .
, \. ,
. ....... .
INTRODUCTION
1re LEÇON, La Morale laïque
. . . . .
PREMIÈRE PARTIE LES ÉL:tMENTS DE LA MORALITÉ
2• LEÇON. Le premier élément de la moralité: l'esprit de dis ci pli ne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 3• LEÇON . L'esprit de discipline (suite) . . . . . . ~ . . 37 4° LEÇON. L'es prit de discipline (fin). -Le second élément de la moralité: l'attachement aux groupes sociaux 54 5° LEÇON. Le second élément de la moralité (suite). 73 6° LEÇON . Le second élément de la moralité (fin). Rapports et unité des deux éléments. . . 91 7° LEÇON. Conclusions surles deux premiers éléments de la moralité. - Le troisième élément: l'autonomie de la volonté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 8• LEÇON . Le troisième élément de la moralité (fin). 127
DEUXIÈME PARTlE
COMMENT CONSTITUER CHEZ L'ENFANT LES :tL:tMENTS DE LA MORALIT:t
I. -
L'esprit de discipline . ·
14·
9° LEÇON. La discipline et la psychologie de l'e nfant
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TABLE DE S MATIÈRES
fO• LEÇON. La discipline scolaire. . .
H• LEÇON. La pénalité scolaire . . . 12° LEÇON. La 'pénalité scolaire (suite) 13• LEÇON. La pénalité scolaire (fin) . Les récompenses II. H,•
l.65 i8i i 99 2i8
L'attachement aux groupes sociaux.
237 255 272 289 306
LEÇ ON. L'altruisme de l'enfant. . . . . . . . . . i5° LEÇOY. Influence du milieu scolaire . . . . . . . rn• LEÇON. Le milieu scolaire (fin). - L'enseignement des sciences. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i 7° LEÇON. L'enseignement des sciences (fin) . . . . . . . 18° LEço~. La culture esthétique. - L'enseign~ment historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1|TABLE DES MATIÈRES|343
2|AVERTISSEMENT|9
2|INTRODUCTION|13
3|1re LEÇON. La Morale laïque|13
2|PREMIÈRE PARTIE - LES ÉLÉMENTS DE LA MORALITÉ|31
3|2° LEÇON. Le premier élément de la moralité : l'esprit de discipline|33
3|3° LEÇON. L'esprit de discipline (suite)|51
3|4° LEÇON. L'esprit de discipline (fin). - Le second élément de la moralité : l'attachement aux groupes sociaux|68
3|5° LEÇON. Le second élément de la moralité (suite)|87
3|6° LEÇON. Le second élément de la moralité (fin). Rapports et unité des deux éléments.|105
3|7° LEÇON. Conclusions sur les deux premiers éléments de la moralité. - Le troisième élément : l'autonomie de la volonté|123
3|8° LEÇON. Le troisième élément de la moralité (fin).|143
2|DEUXIÈME PARTlE - COMMENT CONSTITUER CHEZ L'ENFANT LES ÉLÉMENTS DE LA MORALITÉ|161
3|I. - L'esprit de discipline|163
4|9° LEÇON. La discipline et la psychologie de l'enfant|163
4|10° LEÇON. La discipline scolaire|181
4|11° LEÇON. La pénalité scolaire|197
4|12° LEÇON. La pénalité scolaire (suite)|215
4|13° LEÇON. La pénalité scolaire (fin) . Les récompenses|234
3|II. - L'attachement aux groupes sociaux|255
4|14° LEÇON. L'altruisme de l'enfant|255
4|15° LEÇON. Influence du milieu scolaire|273
4|16° LEÇON. Le milieu scolaire (fin). - L'enseignement dessciences.|289
4|17° LEÇON. L'enseignement des sciences (fin)|307
4|18° LEÇON. La culture esthétique. - L'enseignement historique|324
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/5598af63fac5ebf2a19049bd4fd22f1d.pdf
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Title
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L'école primaire et l'éducation morale démocratique
Subject
The topic of the resource
Education morale
Enseignement primaire
Creator
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Moulet, Alfred
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Hachette
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1915
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2017-06-23
Contributor
An entity responsible for making contributions to the resource
Buisson, Ferdinand (préface)
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Domaine public
Relation
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Français
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The nature or genre of the resource
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MAG D 37 743
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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PRÉFACE
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Ce livre avait été écrit tout entier avant la guerre. Au moment d'en corriger les épreuves, l'auteur était appelé à d'autres devoirs, et de longs mois s'écoulèrent avant que l'officier pût songer à redevenir, même par instants, inspecteur d'académie. Mais la guerre se prolonge. Même sur le front, il y a des temps de repos, où, la tâche remplie, l'esprit revient malgré tout aux choses de la paix, celles d'hier et celles de demain. Il lui semble parfois que c'est encore aider à la défense nationale que d'occuper ainsi les heures qu'elle laisse libres. Le livre paraîtra donc sans attendre la fin du drame. Évidemment ce ne sera pas le livre définitif, celui qui ne pourra s'écrire qu'au lendemain de la victoire et quand on en pourra mesurer les suites. Mais précisément en raison des circonstances tragiques dont il porte la trace, quel document que celui-là ! Comme il est dans sa marche inquiète autrement émouvant, autrement décisif que ne le serait une démonstration en règle l L'auteur ici n'est pas l'avocat d'une cause. C'est une conscience qui s'interroge, en pleine crise, à la lumière des plus terribles épreuves qu'ait jamais pu subir une œuvre humaine.
i
�VI
PRÉFACE
Celle que M. Moulet nous fait étudier sur le vif - l'école primaire républicaine de la France - est entre toutes une œuvre originale, qui se poursuit sous les yeux du monde depuis un tier~ de siècle. Elle a pour point de départ le vaste plan d'éducation nationale tracé par la Convention, abandonné, semblait-il, pendant quatre-vingts ans et repris avec une pieuse hardiesse par la troisième République. D'où est née cette nouvelle conception de l'école? A quelle évolution de la conscience nationale correspondait-elle? Quelles obligations en devaient résulter pour l'organisation d'un pouvoir moralisateur de l'école et quelles limites s'imposaient à ce pouvoir? L'école pour tous se chargerait-elle de donner à tous une éducation morale? Laquelle, comment, par quelles méthodes, sous quelles réserves? Enfin, comment peut-on juger équitablement une entreprise d'une telle portée, les objections qu'elle a soulevées, les phases diverses qu'elle a dû traverser, les résultats obtenus? Toutes ces questions, l'auteur les aborde franchement, sans nous en dissimuler ni la gravité, ni les aspects changeants, ni les solutions contradictoires. A travers cet exposé si riche, si plein de vie et d'ardeur, si impartial en même temps, de la première page à la dernière, une conviction s'affirme qui fait l'unité du livre. C'est qu'il existe une foi morale comparable en dignité et en efficacité à la foi religieuse, qu'il n'y a nulle raison de les confondre, encore moins de les opposer l'une à l'autre comme si elles s'excluaient nécessairement, et qu'en somme l'une peut être pour la société civile ce qu'est l'autre pour la société ecclésiastique.
M. Moulet est de l'école de nos grands révolutionnaires
qui croyaient à la raison, comme à la force souveraine, pour agir sur l'esprit du peuple et pour lui apprendre à se gou-
�PRÉFACE
vn
verner. Avec eux, il estime qu'il y a entre l'âme humaine et la vérité morale une affinité naturelle si puissante qu'il faut compter sur elle plus que sur tous les moyens extérieurs, indirects et intéressés, pour faire jaillir du fond de l'homme les merveilles de la vie morale. Avec eux encore il reconnaît à la nation le droit et le devoir de veiller par elle-même à ce que pas un seul de ses enfants ne soit dépourvu de ces premiers principes qui sont l'A B C de la science du devoir . Était-ce donc une espérance chimérique que celle d'enseigner, disons mieux, d'inspirer ainsi la morale par la morale P Et la France avait-elle trop présumé ou de la puissance de son idéal ou du bon vouloir de son peuple en se flattant de faire remplir par une simple institution scolaire un si grand rôle ? Beaucoup le craignirent, quelques-uns le soutinrent apriori. Sans s'engager dans des polémiques qui semblent aujourd'hui surannées, bien que datant d'hier, l'auteur de cette étude en appelle simplement à la bonne foi de tous. Aux sceptiques, les uns sincères, les autres de parti pris, il oppose les faits, ou plutôt il les opposait avant la guerre. Aujourd'hui, c'est la guerre elle-même qui a répondu, et avec quelle force 1 M. Moulet a raison de s'écrier : « Elle a reçu le baptême du feu, la petite école de Jules Ferry! >> Soudain, en effet, cette école faite à l'image de la République s'est trouvée aux prises non plus avec les obligations normales de la vie courante, mais avec la plus formidable crise que l'histoire du monde ait enregistrée. On pouvait se demander comment elle y ferait face, comment l'idéalisme républicain dont elle était imprégnée tiendrait tête à une agression savamment préméditée et conduitè avec le plus parfait mépris de l'idéal ou plutôt des notions élémentaires du droit des gens; comment maîtres et élèves épris des rèves de paix, de justice et de
�VIII
PRÉFACE
fraternité internationale, se transformeraient sur l'heure en soldats capables non seulement de mourir, mais de vaincre .... Le monde le sait maintenant. Il les voit à l'œuvre depuis plus d'un an . Il sait quelles réserves de patriotisme absolu s'étaient amassées dans cette école parfois soupçonnée d'avoir un peu sacrifié l'amour de la patrie à l'amour de l'humanité. Il y a plus. Ce culte du devoir dont elle avait fait une sorte de religion, non pas ennemie, mais indépendante de toutes les autres, il était permis de croire que c'était un enseignement d'école, confiné dans l'école et sans action profonde sur la masse nationale. Or, la guerre venue, il s'est trouvé que c'était le culte où se rencontraient, sans une minute d'hésitation, tous les Français . Au premier signal, toutes les divisions de secte , de parti, de classe s'étaient effacées . Le croyant et le libre penseur, le chrétien et le juif, le conservateur et le socialiste n 'ont eu aucun effort à faire pour communier, comme on l'a dit, dans l'héroïsme et dans le plus sublime de tous , l'héroïsme anonyme . « L'union sacrée >> des Français dans la tranchée, sur le champ de bataille, devant le péril et devant la mort, n'est-ce pas agrandie à l'échelle de cet héroïsme, l'union sacrée des petits enfants telle que l'ébauchait déjà la République dans l'humble et fraternel asile où elle leur apprend avant tout à s'aimer les uns les autres. C'est bien l'impression finale que laisseront les pages émues où l'inspecteur d'académie nous fait passer en revue, avec tant de liberté et tant de sûreté de jugement, l'œuvre scolaire de la troisième République. Aucun livre, croyons-nous, n'a été écrit jusqu'ici qui en fasse aussi bien sentir le vrai caractère. Tout le monde devine, mais tout le monde comprendra mieux après cette lecture, que cette « œuvre scolaire >> est surtout une « œuvre sociale >> . C'est, sous les dehors modestes
�PRÉFACE
IX
d'une réforme pédagogique, un des plus grands efforts et des plus méthodiques qu'ait jamais tentés un peuple libre pour s'assurer un lendemain. Et dans l'ère de luttes où le monde est entré, il n'y aura de lendemain que pour une démocratie qui sait ce qu'elle veut et qui veut ce qu'elle doit.
F. BUISSON.
��L'ÉCOLE PRIMAIRE
ET
L'ÉDUCATION MORALE DÉMOCRATIQUE
I
L'ÉCOLE PRIMAIRE DOIT-ELLE DONNER UNE ÉDUCATION MORALE?
1 L'éducation morale donne à l'hqmme des habitudes de pensée et
d'action, et elle lui propose des principes pour diriger ses mœurs. L'école primaire, qui enseigne à l'enfant les premiers éléments du savoir humain, doit-elle aussi entreprendre une éducation morale? Pour quiconque accepte le programme de nos écoles primaires publiques, la question est superflue; mais des adversaires l'ont posée pour y répondre négativement. L'instituteur public, disent-ils, apprend aux enfants à lire, à écrire et à compter : sa tâche ne doit pas aller au delà. C'est à la famille, c'est aux Églises, c'est au prêtre uu'on réserve l'éducation proprement morale. Cette conception trouve des défenseurs parmi ceux qui ne se croient point hostiles aux écoles primaires publiques. A l'occasion, ils la vantent comme un remède à nos discordes politiques et religieuses. Quel parti prendre? Lire, écrire, compter - mais pourquoi? Même réduit, cet objet implique un choix entre la mentalité de l'homme qui sait lire, écrire et compter, et la mentalité de l'homme qui ne sait ni lire, ni écrire, ni compter; entre l'instruction, au moins rudimentaire, et l'ignorance de l'illettré; donc une préférence, au point de vue de l'intérêt individuel ou de l'utilité sociale, en faveur de l'instruction. Or, cela est déjà une éducation morale.
i
�2
L'ÉCOLE PHIMAIRE ET L'ÉDUCATION MORALE DÉMOCRATIQUE.
Au surplus, ne soyons pas dupes des mots. Absolument l'ignorance n'existe point. Le plus fruste des illettrés connaît quelqµe chose, souvent beaucoup, des hommes et de la nature; même l'expérience la plus bornée le renseigne sur lui-même et sur le monde. Fragmentaire ou étendue, fausse ou vraie, superficielle ou pénétrante, cette information tout empirique n'en constitue pas moins un savoir. Si quelqu'un vient et, la déclarant ou précaire ou périlleuse, enseigne à l'illettré à lire, à écrire et à compter, il entreprend une œuvre qui anticipe sur l'expérience, l'accélère, la complète, la corrige aussi; il oriente la vie de cet homme vers un idéal et selon des principes; il veut le rendre meilleur, plus heureux, plus utile à lui-même et aux autres, plus apte à se perfectionner, plus capable de hausser en lui l'idée de l'homme et de l'humanité : éducation morale au premier chef, et qui, malgré l'apparente modestie de son ambiLion, pose le problème de toute éducation humaine. Lire, écrire et compter - mais quoi? Ce programme d'instruction a un contenu, une matière, une substance. On n'enseigne point à lire, à écrire et à compter à vide. Même la « petite école » de jadis constituait son enseignement de faits, de textes, de récits, d'exercices, de leçons et de conseils choisis . On en sait la tendance; mais comment éviter toute tendance? Le choix des matériaux d'enseignement et ses programmes suppose un critère, le souci d 'adaptation à une fin, des préférences raisonnées; et l'usage de ces matériaux ou ressources, mème pour enseigner simplement à lire, à écrire et à compter, crée dans l'entendement puéril telles manières de penser, telles dispositions à vouloir ou à ne pas vouloir, telle docilité conservatrice à obéir ou tel penchant à réformer -et parfaire, telles résignations ou telles audaces, telle indifférence ou telle curiosité; bref telles antipathies et telles préférences. Cela n'est pas exclusivement œuvre d'instruction, d'enseignement. Même rare et médiocre, la matière dont un maître compose ses leçons communique aux enfants, à la longue, autre chose qu'une information sur eux-mêmes et sur le milieu, ou qu'une apLitude purement intellectuelle. Elle leur inspire des sympathies, et par là même détermine partiellement le jeu de leur volonté; et elle éveille en eux, à tout le moins, l'esprit qui anime cette matière et ce programme. Admettons qu'un enfant puisse apprendre à lire, à écrire et à compter dans des conditions de neutralité entière quant au contenu et quant à l'orientation du programme scolaire. Lire, écrire et compter exercent dès la première heure des facultés éminentes, proprement humaines; des tendances, des forces, des dispositions et des instincts supérieurs. Cette instruction, qui s'ajoute à la nature, -roganise donc une culture : elle modifie sciemment la mentalité de
�L'ÉCOLE PRIMAIRE DOIT-ELLE DONNER UNE ÉDUCATION MORALE?
3
l'enfant, puis ses mœurs, puis le milieu où il vit, agit, grandit .... Si rudimentaire qu'on la suppose, cette culture met l'enfant en état de penser mieux, disons de penser autrement que si on avait abandonné à la seule expérience ou au seul hasard le soin d'utiliser et de développer l'entendement original. Éducation morale assurément, à la faveur d'un programme qu'on prétendait exclusif d'éducation morale. Éducation morale de singulière portée dans nos milieux populaires, travaillés d'espérances. De deux choses l'une : l'entreprise échoue, ou bien elle réussit. Si elle échoue - un peu plus, un peu moins - elle laisse l'enfant au sortir de l'école inquiet, troublé, déclassé peut-être, ou dégoû1é de l'étude, ou rebelle à la recherche, l'esprit las ou faussé - donc moralement diminué; et cette déchéance compromettra la société où il intervient. Si elle réussit, et si peu que ce soit, elle a développé en lui, avec les joies de l'étude, la curiosité scientifique, le besoin de savoir plus et mieux, l'ardeur à s'expliquer l'univers sainement, du moins à s'y évertuer, et la conviction qu'il n'y a point de dignité sans cette curiosité, sans cette ardeur, sans cet effort. En même temps, cette éducation l'a pourvu de méthodes qui ne lui permettront plus de se contenter d'explications sommaires et traditionnelles; de désespérer là où l'ignorant se résigne; de haïr là où il peut, il doit aimer; de s'accommoder du mal là où la diligence humaine adoucit et perfectionne; et d'abord il voudra mieux penser. S'il est vrai que travailler à bien penser soit le principe de la morale, dégage l'homme de ses ombres, le délivre et le rassure, la très modeste culture de l'école primaire initie l'enfant à une moralité supérieure en l'exerçant au savoir même humblement. Il est impossible de distinguer à l'école primaire une instruction qui soit exclusive d'éducation morale. Enseigner moralise et forme. Bien ou mal, c'est à voir et c'est selon .... Il y aura donc toujours lieu de débattre de cet enseignement dans ses rapports avec l'éducation morale proprement dite. La façon même dont il est donné imprime à un enseignement son allure et sa direction morale. Entre les mains d'un instituteur trop habile, l'instruction la plus raffinée n'est qu'un dressage à la docilité. Entre 'les mains d'un instituteur maladrojt, distrait ou sans tact, l'élève le mieux doué gaspille ses dons. Plus encore que l'enseignement, la méthode de l'école détermine, au moins en partie, là qualité de l'éducation. Une nation républicaine ne peut se désintéresser de la question de savoir comment, dans une école publique, l'enfant apprend à lire, à écrire et à compter. « Nous sommes, dit un pédagogue contemporain, toujours sur le
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L'ÉCOLE PRIMAIRE ET L ÉDUCATI0N MORALE DÉMOCRATIQUE.
1
terrain moral avec nos enfants, à toute heure du jour, lors même que nous enseignerions le calcul et la géographie, ou que nous serions en récréation. Les incidents ordinaires de la vie scolaire, en classe, au préau, dans les corridors, à la sortie, fournissent même souvent à l'enseignement moral une matière inattendue et toute chaude d'à-propos 1 • » La portée des écoles primaires échappe au superficiel conciliateur qui voudrait les simplifier. Si réduite qu'on la conçoive et qu'on la fasse, l'école propose encore le principe de toute éducation morale. Dès lors, il faut choisir - quant aux fins et quant aux moyens. Il y a plus. La personnalité du maître ajoute son action, sa très grande action à celle du programme. Et la vie scolaire elle-même, la communauté d'études, de discipline et de jeux que l'école impose ·aux enfants, recèle des éléments moralisateurs et démoralisateurs décisifs. L'enfant qui a fréquenté quelques années, même irrégulièrement, l'école primaire n'est plus le même moralement; et il n'est pas ce qu'il fût devenu s'il était resté étranger à cette école : l'affirmer n'est point naïveté. Il y apprit à lire, à écrire et à compter; il vaut donc mieux si nous acceptons que l'inculte est inférieur et chétif, et que l'école est un acte de foi. Conduite selon certaines règles, sa pensée est devenue plus prudente; sa vie s'est assurée. C'est là une formation morale indirecte; elle résulte de l'enseignement le plus élémentaire. Convient-il d'y ajouter à l'école primaire une instruction morale directe, consciente de ses principes et de son objet, en un mot une éducation morale méthodique? Reprenant hardiment la tradition des penseurs du xvm• siècle et des grands républicains du second Empire, les fondateurs de l'école primaire ont confié à l'instituteur public une mission éducatrice. Les débats au Parlement lors du vote des lois de 1.882 et de 1.886: les instructions officielles annexées aux programmes scolaires; les discours de Jules Ferry et de ses collaborateurs; les déclarations des ministres de l'Instruction publique; toute une littérature officielle de commentaire, et en quelque sorte d'apologie, ont défini l'école primaire publique l'école qui entreprend l'éducation morale autant que l'instruction et, si l'on va au fond des choses, celle-ci moins que celle-là. L'école primaire française est une entreprise de formation morale et civique. Quand la République enfin triomphante aborda son programme d'organisation scolaire, je ne sache pas que cette haute conception de l'école populaire ait été contestée. C'est un sénateur de la droite,
1. Ch. Wagner, dans le Manuel général de l'instruction primaire (Hachette et C", 27 avril 1Q12, p. 385).
�L'ÉCOLE PRIMAIRE DOIT-ELLE DONNER UNE ÉDUCATION MORALE?
5
Chesnelong·, qui, le 25 mars 1886, définissait ainsi l'éducation primaire et le rôle de l'instituteur : « L'éducation primaire a un double aspect. Elle doit d'abord former l'âme de l'enfant, y faire entrer cet ensemble de croyances, de principes, de traditions dont les foyers gardent le dépôt, qui s'y transmettent de génération en génération, et qui en sont à la fois le fondement, la règle et l'honneur. « Elle doit aussi initier l'enfant à ces premiers éléments des connaissances humaines qui sont nécessaires à tout homme , soit pour assurer son existence personnelle, soit pour qu'il remplisse un rôle utile dans la société. r' « L'instituteur a une double tâche: une tâche d'éducation, puisqu 'il doit former dans l'enfant l'homme moral; une tâche d'instruction, puisqu'il doit initier l'enfant aux premiers éléments des connaissances humaines. ~ Les sénateurs et députés de la gauche ne tenaient pas d'autre langage; ils plaçaient aussi la « tâche d'éducation » de l'instituteur public au premier plan. C'est dans cette voie que, dès le début, s'engagèrent tous les auteurs de manuels scolaires. Dans une étude sur « les manuels récents », M. Boutroux écrivait en 1882 : aucun de ces manuels « ne se borne à exposer les questions au point de vue didactique. Tous sans exception sont des ouvrages d'éducation en même temps que d'instruction; tous se proposent d'agir sur l'âme des enfants, de leur inculquer des sentiments et des dispositions 1 • » Ces ouvrages n'étaient pas tous d'auteurs« laïques ». L'inspiration religieuse, voire confessionnelle, domine dans plusieurs des manuels alors employés. Les Églises ne faisaient aucune objection, dans ces livres ou au Parlement, à la prétention de l'école primaire publique à dispenser une éducation morale. Laïques ou non, tous accordaient à l'école du peuple, dès 1882, le droit « d'agir sur l'âme des enfants 11 . Telle était la pensée du législateur; telle est bien la doctrine sco laire de la République . Un direc teur de l'enseignement primaire, Gasquet, la formulait à nouveau il y a quelques années. « L'État place au premier rang des enseignements qu 'il donne dans ses écoles primaires celui de la morale. Il ne saurait, sans abdiquer sa mission essentielle, se désintéresser des idées directrices qui doivent, dans la vie publique et privée, former le futur citoyen. Il méconnaît son rôle et joue un j~u de dupe s'il borne son ambition à meubler de connaissances élémentaires et utiles l'intelligence de l'enfant, s'il laisse à d'autres ou s'il abandonne au hasard le soin de façonner le
1. Revue pédagogique, 15 avril 1882, p. 307.
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L'ÉCOLE PRIMAIRE ET L ÉDUCATI0N MORALE DÉMOCRATIQUE.
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caractère, et dédaigne ce domaine mystérieux des âmes d'où jailliront plus tard les sources vives de l'action 1 • » Cette définition de l'école primaire française, chaque parti se réservait de l'exploiter à son profit; mais tous les partis la recevaient et l'entretenaient comme une vérité d'évidence, une certitude en quelque sorte dogmatique. Quand la séparation de l'État et des Églises fut consommée, le parti clérical refusa à l'instituteur - à l'instituteur de l'État émancipé - , et à l'école - celle où l'Église ne régnait plus - ce droit de formation morale proclamé et jusque-là incontesté. S'adressant « aux pères de famille de leur pays », les Cardinaux, Archevêques et Evêques de France ont protesté, le 20 septembre 1.908, dans un document historique, contre ce principe de l'école primaire. Tout au plus accordent-ils à l'État le droit« d'aider les familles ». Je cite le passage capital : « Tout d'abord, contrairement à la doctrine césarienne qui prétend que l'enseignement public est donné exclusivement au nom de l'État, nous vous disons, nous, qu'il l'est, qu'il doit l'être principalement au vôtre .... Aussi longtemps qu'il n'est qu'un enfant, c'est de la famille qu'il relève avant tout : celle-ci, en l'élevant, continue de le mettre au monde. Que dans votre tâche d'éducateurs naturels l'État s'offre à vous aider, qu'il vous supplée au besoin, soit, mais qu'il ne pense jamais à vous supplanter. Qu'il ouvre des écoles, qu'il rédige des programmes, qu'il indique quelles connaissances, au jugement des gens compétents, doivent être, comme il dit, << le viatique intellectuel nécessaire à la mise en valeur de la personne humaine », nous l'acceptons. Loin de nous de lui contester le rôle, qui est le sien, de diriger l'enseignement de manière à pourvoir soit aux besoins généraux de la société, soit à la plus grande utilité de ses membres. Ce que nous demandons, c'est qu'en toutes les formes de ses initiatives et de ses concours, il ne perde jamais de vue le droit primordial de la famille. L'État peut faire des maîtres d'école qui enseignent l'écriture, le calcul, l'histoire, la géographie, les sciences: quant au maître de l'école, en ce qui concerne la formation morale de l'enfant, c'est Dieu qui le fait; et vous l'êtes, vous, pères de famille, par Celui qui vous a faits pères . Là encore, que l'État vous aide, qu'il vous fasse aider: qu'il n'ose pas se substituer. » La campagne contre les manuels scolaires, en 1.909, fut le militant commentaire de cette déclaration. Deux puissances, deux autorités, l'État et l'Église, se disputent l'enfance. Des hommes animés d'un sincère désir de conciliation recherchent
1. Ln morale à. l'école laïque, Annuaire de l'enseignement primaire (A. Colin, t90i, p. ut).
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une solution amiable et pacifiante. Je n'en vois point. Qui donc renierait les principes républicains qui sont le fondement même de l'école primaire publique? Et nul n'oserait aujourd'hui la dépouiller de sa mission moralisatrice. i- La situation est très nette. L'école primaire française, « l'école laïque )> a été conçue et organisée pour soustraire enfin le peuple français à la tutelle ecclésiastique, pour arracher l'enfance à un système séculaire de pression abusive qui ne permettait qu'une éducation hostile aux idées modernes, défiante du savoir et de toute science, génératrice d'intolérance, donc antirépublicaine. C'est au nom du progrès, individuel et national, au nom du libre-examen et de la liberté de conscience que Jules Ferry et ses collaborateurs ont fondé, avec le joyeux consentement de la nation républicaine, une école qui sût donner au pays« l'éducation libérale)) si ardemment souhaitée. A la pédagogie cléricale, l'État substituait dans les écoles publiques une pédagogie respectueuse des religions et de leurs ministres, mais républicaine; à l'éducation morale confessionnelle, une éducation ~morale laïque. Cette école était dans la logique de l'évolution française. Elle y restera. L'école primaire n'abandonne donc rien de son dessein moralisateur. La légitimité s'en accroît, au contraire, de tout ce que perd l'ancienne autorité des Églises. Pour tout esprit non prévenu et attentif, il est hors de doute que la croyance religieuse a fléchi : un nombre de plus en plus grand d'enfants, en France ou hors de France, échappe à l'éducation morale confessionnelle. Ce n'est pas au moment où les Églises et leur puissance pédagogique déclinent, malgré tant d'apparences de succès çà et là, que nous accepterions d'affaiblir la vertu éducatrice de l'école primaire, et de confiner cette école dans sa « tâche d'instruction )), d'enseignement proprement dit. L'école populaire française maintient, haut et fier, un idéal de pensée et de conduite humaines. A ceux qui n'ont plus d'église ou de temple, elle offre une foi vivante et généreuse, une règle de mœurs, une espérance, une plus belle conception du bonheur humain, une plus claire notion de la justice et du devoir.~lle leur enseigne, mais plutôt leur révèle une morale qui se suffise; qui n'exclut aucune religion, mais n'en suppose aucune nécessairement; et son droit à le prétendre est d'autant plus éclatant que cette école est devenue le seul foyer d'idéal dont s'éclairent et s'échauffent des millions d 'enfants:...J Puisqu'il s'agit ici de l'école primaire, la question se pose en effet d'une façon particulière, disons originale. La généralité considérée,
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les élèves de l'école primaire sont enfants de paysans et d'ouvriers. Dans quelle mesure la famille du paysan et de l'ouvrier français peut-elle aujourd'hui former l'enfant? Et d'abord, ce paysan, cet ouvrier a-t-il, dans les conditions économiques et sociales actuelles, une famille, une famille capable d'action morale efficace et continue sur l'enfant? Les faits répondent. De moins en moins, l'enfant du peuple vit dans sa famille; de plus en plus il vit à l'école, ou dans les institutions qui la complètent ou la préparent, ou dans les champs et par les rues.... L'enfant du paysan et de l'ouvrier, l'enfant du petit commerçant aussi et du petit employé, est à l'État dès sa naissance, ou presque, et hors du foyer : à la crèche, à l'école maternelle, puis à l'école primaire; puis à la ferme, à l'atelier, à la boutique; puis à la caserne - jusqu'à ce qu'il fonde lui-même, s'il le peut, un foyer, le foyer que lui permet la vie actuelle, abri souvent sans bonheur d'une famille trop soucieuse ou trop insouciante, faite de la juxtaposition d'êtres pressés ou las, exténués ou frivoles , qui se retrouvent pour le repas rapide, la veillée silencieuse et le lourd sommeil; une famille que le labeur arrache à la maison, éparpille et désunit; une famille où la mère n'est plus retenue ni présente, à moins qu'elle n'y soit prisonnière de tâches excessives et qui ne lui laissent plus le loisir, le courage, la joie, le goût d'être mère .... Bientôt, il ne restera plus rien de la famille à l'enfant du peuple; et ce qui lui en reste encore l'enveloppe sans l'éduquer, le « gâte » et l'énerve, tarit en ses curiosités trop précoces le respect, la confiance, la pudeur, jusqu'à l'ingénuité qui fait la noblesse et qui demeure la sauvegarde de l'enfance. L'école où il va, si même il y va régulièrement, l'école publique gratuite, l'école du pauvre, l'école de sa « classe )> sociale, l'école primaire s'est peu à peu, parfois soudain, substituée à sa famille , tantôt « débarrassant )> la famille en « gardant >) cet enfant, tantôt irritant cette famille en le retenant aux jours de labeur domestique. En fait, c'est à l'instituteur et à l'institutrice qu'incombe presque exclusivement la tâche de pourvoir à l'éducation des enfants du peuple. L'autorité de l'école en tant qu'institution morale s'accroît dans la mesure où la civilisation et le régime économique dissolvent la famille populaire - ou la démoralisent. Là où la famille reste organisée, on ne saurait estimer trop l'éducation qu'elle donne à l'enfant; mais il y a des vertus que la famille la plus affectueuse et la plus unie ne communique point à cet enfant, et que l'école lui inspire avec ses enseignements méthodiques, sa tâche bien réglée et progressive, sa discipline, sa vie en commun,
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son organisation déjà sociale. L'école fortifie, mais aussi complète et ~orrige l'éducation domestique. L~ducation domestique confisque au profit du foyer et de l'intérêt familial les facultés que l'enfant apporte en naissant. Elle l'y retient. L'emprise maternelle, à la fois si douce et puissante, si généreuse et si égoïste, endort dans les caresses les ambitions de cet enfant, tempère et borne les désirs de sa jeunesse, et, contenant sa force, énerve aussi son énergie impatiente. Par l'excès d'une affectueuse sollicitude, la famille française, de plus en plus, amollit l'enfant et, le choyant, l'affaiblit ou l'inquiète; à moins qu'elle ne développe en lui l'égoïsme, le souci exagéré de sa personne, le sentiment que les autres sont à son service et peut-être à sa discrétion; comme aussi l'inaptitude à l'effort persévérant, sinon l'horreur de toute initiative. Elle le désarme, pensant le défendre. Ce seraient là des vices, dommageables à la collectivité comme à l'individu et destructeurs d'une démocratie, si l'école n'intervenait au nom d'un idéal d'éducation différent et plus large, plus juste aussi, parce qu'il est social et tend l'enfant pour une virile conception du bonheur et du devoir. Quoi qu'il en soit, l'école doit s'ajouter à la famille, non pour rendre l'enfant étranger au foyer maternel, mais pour tourner sa curiosité et diriger son effort vers la société. En ce sens, l'école rectifie l'éducation domestique, et c'est l'indiscutable devoir de notre école publique, même là où subsiste une famille, de donner aux fils et aux filles du peuple cette formation morale plus forte et sociale - républicaine. Marion l'a écrit avec précision.« L'instituteur, en un sens, continue l'œuvre commencée dans la famille. et l'on peut dire qu'avant tout il collabore avec les parents; en tous cas, il doit se soucier toujours de les avoir pour auxiliaires. Mais combien de fois n'a-t-il pas à refaire et à corriger l'éducation reçue dans la famille! ... << La tâche de l'instituteur ne se réduit pas à reprendre l'œuvre des parents. Il doit éveiller, exciter sans cesse la réflexion de l'enfant et cultiver sa raison, ce qu'on fait généralement si peu dans la famille. Il doit lui donner des façons générales de penser, des règles générales pour juger sainement, un sentiment plus large de sa responsabilité .... « L'enfant de l'école primaire, ne l'oublions pas, appartient presque toujours à un milieu où les sophismes abondent, où la morale courante est confuse et grossière : n'est-il pas nécessaire qu'il emporte de l'école des maximes précises autant qu'élevées, auxquelles il puisse recourir à· l'occasion? ... Elles le protégeront contre un retour ofîensif des mauvaises habitudes de son milieu 1 • »
L L'enseignement moral dans l'école primaire et les écoles normales, Revue pédagogique, 15 juillet 1882, p. 7-9 .
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Dans la conception que Marion se faisait des défauts et des vic,es populaires, il y a sans doute un peu d'injustice, une évide.il.te inexpérience de ce peuple où il faut vivre pour y discerner, malgré la rudesse et des vices, l'énergie patiente, l'obscur et inlassable dévouement, un vif besoin d'idéal, toutes les vertus modestes et silencieuses, mais fécondes, que le souci, l'incertitude du lendemain ou la misère font éclore au foyer populaire. Cette réserve faite, Marion voyait juste. C'est bien ainsi que les collaborateurs de Jules Ferry ont conçu , puis orienté l'éducation publique. Dans son rapport de 1889, Lichtenberger, après avoir rappelé que l'éducation trouve dans la famille trop d'obstacles, affirmait avec plus de conviction encore la mission moralisatrice de l'humble école primaire 1 • L'école primaire publique apparaît donc comme le correctif de l'éducation reçue par les enfants au foyer populaire. J 'ai dit ,plus haut la tare. bourgeoise, si je puis ainsi parler, de cette conception; mais reconnaissons-en aussi la générosité. Je l'accepte à mon tour, et sans réserve, si l'école primaire sait d'autre part entretenir et développer les vertus populaires, qui manquent à tant de familles bourgeoises, et dégager clairement dans la conscience de l'enfant l'instinct de progrès qu'il tient de sa race, les promesses de dignité qu'affirme son jeune sang tout chargé de fierté française. Populaire par son recrutement, par sa destination, par son adaptation aux besoins du pays, l'école primaire est l'asile même de l'idéal que la famille ne saurait révéler à elle seule à l'enfant, et que les conditions économiques de ce xx• siècle, où se mêlent toutes les espérances, mais aussi tous les périls d'une civilisation hâtive, menacent avec une hostilité croissante. L'école primaire française a reçu la mission d'exalter les puissances morales qui vivent dans ce peuple, et qui sont la sève de notre démocratie. L'école primaire publique doit être l'école moralisatrice par excellence.
1. L'éducation morale dans les écoles primaires. Voir le 28' fascicule des llfémoires du Mu sée pédagogique, p. 47 et suiv.
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LIMITES DU POUVOIR MORALISATEUR DE L'ÉCOLE PRIMAIRE
Les créateurs de l'école primaire républicaine assignaient à son action moralisatrice une puissance quasi illimitée. Si l'on se reporte aux débats parlementaires dès 1880, on se trouve en présence d'une conception résolument optimiste. Elle anime toutes les discussions; et les adversaires du programme laïque l'attaquent avec d'autant plus de véhémence qu 'eux-mêmes sont persuadés aussi que l'école est toute-puissante sur les mœurs. Cette conception règne dans les commentaires de la presse et les polémiques quotidiennes, dans les conférences de propagande ou d'opposition, dans les déclarations de tous les ministres, dans les discours politiques et électoraux, les bons et ... les autres. Toute une littérature spéciale s'en nourrit; elle s'affirme dans les « copies » des candidats, bons ou médiocres, aux fonctions pédagogiques. C'est comme un credo : l'école primaire forme l'honnête homme et le bon citoyen. · Une telle foi en l'action de l'école a la ferveur d'une croyance religieuse; et qui donc en redouterait le fanatisme? Elle animait Jules Ferry et tous ses collaborateurs; mais elle caractérise plus que cette héroïque génération. Cette optimisme a sa source dans les conceptions philosophiques du xvm• siècle qui, presque unanimement, posait comme un axiome la toute-puissance de l'éducation. Ce n'est pas seulement l'idée première de notre enseignement national qu'il faut chercher dans les mémoires d'un La Chalotais, dans les écrits d'un Condillac et d'un Helvétius, dans les enthousiastes projets d'un Lakanal et d'un Condorcet; c'est leur allégresse même et leur foi dans le pouvoir de l'éducation sur la nature humaine. Les foncl.ateurs de l'école de 1882 et de 1886 furent les héritiers de cet enthousiasme. Ils n'ont pas retenu, du moins profondément, les objections ou les réserves d'un Diderot, d'un Gœthe; ils ont cédé aux affirmations des croyants prophétiques, aux promesses d'un Kant et d'un
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Herbart. Généreusement et naïvement, ils ont épanché leur foi dans l'œuvre scolaire de la troisième République; et notre école primaire porte en elle cette généreuse naïveté. Dans un discours très étudié, trop étudié, M. Masson disait le 8 février 1912 à l'Académie, et à sa façon, notre inquiétude. « En un temps où les hommes furent si rares, Jules Ferry prit le caractère d'un homme d'État; il conçut un plan de politique générale et le suivit .... Si la panacée scolaire qui devait renouveler la moralité sociale, diminuer la criminalité, développer le patriotisme et déterminer l'universel exode vers Utopie et Salente, a produit des eITets directement inverses de ceux qu'il escomptait, provoqué une scission profond e dans une nation qui n'avait jamais eu tant besoin d'être unie, et en dernière analyse déchaîné la guerre religieuse, son illusion était, depuis un siècle, préconisée par les meilleurs esprits, et il ne fit qu'appliquer un programme pour lequel, heureusement, la recherche de la paternité est interdite. » La plaisanterie est de maunis goût, et un historien mieux averti du présent se garde bien d'attribuer à l'instruction scolaire française des maux dont la France n'est pas seule à donner l'exemple. Et puis ce ton de raillerie un peu condescendante n'atteint pas Jul es Ferry : à y regarder de près, il est au moins courtois, d'ailleurs plus spirituel, d'applaudir à l'enthousiasme des constructeurs d'écoles même quand on l'estime illusoire. Toutefois, convenons avec M. Masson, mais convenons douloureusement et sans raillerie, que « la panacée scolaire » s'es t _révélée sur bien des points inopérante. Certes, l'école a inspiré à la nation française, avec un souci plus vif de ses responsabilités, une dignité plus exigeante, et plus chatouilleuse; elle a haussé l'enfant du peuple vers la science et vers l'art; elle a stimulé dans les couches profondes les facultés de progrès que l'ignorance y tenait captives; elle a provoqué une évolution politique et morale qui sert d'exemple à d'autres nations. Mais notre regard se porte avec tristesse sur de troublants symptômes, sur des phénomènes sociaux qui nous semblent inouïs, qui du moins nous avaient échappé jusqu'alors, ou dont nous espérions que l'école aurai t raison. La criminalité grandit; et nous attendions de l'école qu'elle atténuât la criminalité : ouvrir une école, n'était-ce p·oint fermer une prison? Une littérature malsaine sollicite la curiosité de l'enfant, de l'adolescent, de l'adulte: et nous pensions que l'école assurerait le goût comme le sens moral de la race. Un maîaise fait d'irrésolution, de cupidité et de lassitude, d'ardeur à jouir à tout prix, de làcheté et de moindre effort, menace la jeunesse : et nous avions cru que l'école armerait pour la vie une génération décidée, loyale, alerte.
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Crier à la faillite de l'école nationale, c'est panique ou haineuse hostilité. Il n'y a aucun rapport de cause à effet entre le développement de l'éducation scolaire publique et ces maux, dont l'origine est sociale et économique, au surplus universels. J 'ose écrire que si nous les percevons avec autant d'acuité et si nous nous en affligeons ainsi, c'est que l'éducation populaire a aiguisé dans l'âme française la délicatesse qui les fait mieux discerner. Quoi qu'il en soit, bien des hommes qui avaient confiance en l'école sont inquiets, déjà sceptiques. D'un extrême à l'autre : la méthode est commune. Ils croyaient en l'éducation; voici qu'ils en contestent le pouvoir; et ils désespèrent avec autant de passion que naguère ils espéraient. On trouve dans l'un des derniers ouvrages de Maeterlinck l'expression , atténuée et mesurée , de ce scepticisme. « Il en est des peuples comme des individus : ce qui compte, c'est ce qu'ils apprennent par eux-mêmes, à leurs dépens, et leurs erreurs forment les biens de l'avenir. Il ne sert de rien de dire à un homme durant soi;i enfance ou sa j eunesse: « Ne mentez pas , ne trompez pas, ne faites pas souffrir». Ces préceptes de sagesse, qui sont en même temps des préceptes de bonheur, ne pénètrent en lui , ne nourrissent ses pensées, ne deviennent des réalités bienfaisantes qu'après que la vie les lui a révélés comme des vérités nouvelles et magnifiques que personne n'avai soupçonnées 1 • » L'obj ection porte non seulement sur l'école primaire française, l'école laïque et neutre, mais sur toute école. Maeterlinck s'en remet à la vie, et non point à l'instruction scolaire, du soin de former en effet l'individu et de faire fruc tifier ses dispositions au bien. Cette con ception est voisine de celle qui réduit l'école de l'enfance à l'enseignement élémentaire, ou qui la détourne de tout dessein moralisateur; et elle paraît propre à nous épargner la déception que j'ai dite. N'y a-t-il pas plutôt un malentendu? Que la vie ait cette vertu éducatrice, nul ne le nie; mais l'école la plus élémentaire peut et doit préparer à la vie; et l'action de la vie ne sera-t-elle pas plus sûre si l'action de l'école a été claire et féconde elle-même? Au surplus, l'école n'existe pas en dehors de la vie; elle est déjà la vie, la vie de l' enfant. Ces sortes de distinctions sont commodes, mais sans réalité. C'es t jeu d'esprit. Au lieu donc d'osciller entre deux affirmations, l'une qui exalte l'école, l'autre qui la méprise, ou presque, il paraît sage de s'en tenir à une opinion moyenne. Gardons et perpétuons l'enthousiasme des premiers jours; mais ne nous dissimulons jamais, et ne dissimulons
1. Le Double Jardin, p. 105.
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ni aux maîtres ni aux familles, que l'école est impuissante à élever à l'aide de ses seules ressources l'homme vertueux et le citoyen averti. Après l'école et en dehors de l'école la plus active et la meilleure, il y a la vie sociale, qui forme et déforme, affine ou abrutit, moralise ou démoralise. Non, l'école ne peut pas tout; non, l'éducation n'est point toute-puissante. Savoir qu'il rencontrera des obstacles souvent insurmontables, ce n'est point, pour un éducateur, douter de l'éducation ou de soi-même. Le premier de ces obstacles, c'est l'hérédité. L'instituteur le plus habile se heurte à tous les morts qui vivent dans son élève. Il doit compter avec leurs instincts ligués, bons et mauvais; leur force mystérieuse est si grande que souvent il est impuissant dans l'assaut quotidien qu'il doit livrer au passé. Là où il prend son point d'appui sur une tendance heureuse, l'instituteur réussit aisément. Veut-il refouler telle ou telle puissance inférieure qui, venue· des lointains du temps, s'affirme chez un enfant? Ce maître échoue souvent. Veut-il insinuer dans la nature de son élève tel ou tel instinct qu'elle n'a pas reçu d'hier? Il ne le peut presque jamais. Le tempérament de l'enfant, legs des morts, triomphe des meilleures leçons, du meilleur maître. Et les vivaats eux-mêmes lui disputent la victoire. La famille la · plus dévouée aux instituteurs de l'enfant, la plus soucieuse de son progrès moral, bien souvent ruine au foyer les leçons de l'école. Combien de parents rendent précaires, encore qu'à leur insu, le succès de l'école! Éducateurs eux-mêmes, bon gré mal gré, ils apportent à l'œuvre éducatrice de la bonne volonté souvent, mais plus souvent aussi le préjugé et la maladresse; l'anxieuse affection dont ils entourent leur fils ou leur fille n'a pour résultat que d'en faire des êtres trop choyés, égoïstes, vaniteux, mécontents des hommes et pusillanimes. Si les parents, disait Gœthe, étaient bien élevés, nous pourrions mettre au monde des enfants eux-mêmes bien élevés. Sans doute; mais nous n'en sommes pas encore là, et pas seulement dans les milieux populaires. Dans son rapport 1 , Lichtenberger notait déjà soit l'hostilité des famill es au nouvel enseignement moral, soit leur indifférence, soit leur inertie et comme un parti pris de ne point collaborer avec l'instituteur, soit même la résistance du milieu social tout entier; et déjà Lichtenberger s'inquiétait des mœurs du café, des progrès de certains journaux, du fait divers, des comptes rendus de cours d'assises, et des spectacles malsains de la rue démoralisante ...
1. Voir p. 10, note 1.
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Là ou l'éducateur rencontre des conditions très favorables hérédité propice, dispositions heureuses, milieu familial très sain et très avisé - il ne prétend pas davantage au succès complet, à plus forte raison définitif. L'éducation trouve ses très prochaines limites dans l'irrégularité de la fréquentation scolaire; dans la médiocrité éventuelle de l'enseignement donné; dans la personnalité du maître qui le donne, des maîtres qui successivement font appel à l'enfant; dans la dignité très inégale ou l'indignité accidentelle du milieu scolaire; dans les promiscuités qu'il impose aux enfants, à la campagne et à la ville; dans les diverses influences, bonnes et mauvaises, que l'école exerce, et souvent à l'insu du maître le plus vigilant, sur la pensée, sur l'imagination, sur le go·ût, sur la volonté de l'enfant. Que de possibilités d'insuccès, de déviation, de déformation, au moins d'échec partiel! Que do risq_ues ! Que de réserves à notre certitude! Que de périls pour notre espérance l Que de contre-puissances qui s'opposent à la puissance éducatrice dans la lutte de chaque jour, de chaque heure, où elles ont souvent raison du plus vaillant des maîtres! La remarque en est banale. Appliquons-la à l'école primaire, qui nous occupe. Elle reçoit les enfants de six à treize ans; beaucoup la quittent bien avant la treizième année. Ils la fréquentent mal ou peu, en maints endroits quelques mois à peine chaque année. Cela seul interdit l'espoir d'un succès certain et proprement scolaire. « N'exagérons donc pas l'efficacité des moyens d'action dont l'école dispose », écrivait judicieusement M. Ferdinand Buisson en 1.898 1 • Voici qui est plus grave. Les élèves de l'école primaire la quittent, en général, quand commence pour eux la crise de la puberté. Du moins elle est prochaine et les émeut déjà. Pour l'élève de nos lycées et collèges, le péril est moins redoutable : il reste sous la tutelle de ses maîtres et sous des influences heureuses quand cette crise le transforme. L'enfant du peuple et du pauvre est livré à la vie - à l'atelier, à l'usine, aux champs, à la rue - à ce moment décisif dans la formation physiologique et morale d'un être humain. C'est l'enfant, garçon ou fille, à qui sa condition sociale permet le moins d'être dirigé dans cette crise qui pourtant aurait le plus besoin d'un contrôle éducateur. On ne dit pas assez les périls spéciaux que court l'enfant des écoles primaires lorsqu'il les quitte; et l'on ne prend pas assez garde que cette situation même, qui le jette au hasard des fréquentations, des rencontres, des passions et des vices humains, compromet tout à coup jusqu'à l'anéantir l'action moralisatrice de l'école. Le journal, le mauvais livre, l'image obscène, les fréquen1. Reuue pédagogique, février 1898, p. 122-123.
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tations avilissantes, le cabaret, les mauvais lieux; l'exemple d'adultes imprudents, l'oisiveté dépravante du dimanche, la rude expérience de l'apprentissage qui révèle à cet enfant l'humaine âpreté et l'injuste souffrance, les suggestions des sens et la débauche , qui spécule moins sur la nature troublée que sur la vanité et la fanfaronnade, succèdent soudain, pour cet enfant de douze ou treize ans - qu'on y songe I - à l'école douce, aimable et aimante. En quelques jours, la vie a remis en question, chez cet enfant d'abord enivré d'une liberté trompeuse et trop complaisant aux exemples, les principes de probité, de rectitude et de pureté morale que l'école espérait assurer en sa conscience. Un enfant sans guide autorisé à l'heure de la puberté et de la première indépendance, qui grise et leurre, n'est-ce pas à en frémir? Et comment croire à la puissance moralisatrice de l'école si elle manque à l'enfant aux jours où elle lui serait si nécessaire? On ne demande tant à l'école primaire que parce qu'on ne réfléchit pas assez non plus aux conditions dans lesquelles naît et grandit l'enfant du peuple. L'enfant de la bourgeoisie - on voit assez quels milieux j e désigne - naît, respire et croît dans des conditions de famille, de logement, d'alimentation, en un mot de vie propres à développer en lui certaines qualités et vertus résultant d'une existence plus douce et plus sûre du lendemain. Je ne dis point que dans ces milieux tout soit mérite et ·probité exemplaire : ils ont leurs déchéances, leurs laideurs, leur hypocrisie, leurs hontes; mais ils sont de nature à favoriser une éducation régulière, à soutenir aussi l'œuvre de l'école et du maître. Du moins, il est certain que la situation matérielle d'une famille aisée et cultivée épargne à un enfant les risques des promiscuités et des corruptions qu'impose le pauvre logement exigu et sans confort; du foyer instable, sans tradition et sans goût, où vit une famille inquiète, sans loisirs, sans relations choisies; des scènes démoralisantes consécutives à l'alcoolisme, à l'union libre, au chômage, aux grèves, aux agitations politiques et syndicales, à la pau;vreté, même honnête , et à la misère, même imméritée. Comment l'école primaire pourrait-elle lutter à elle seule, et vic.torieusement, contre toutes ces influences compromettantes, contre les éléments démoralisateurs et les dangers de la condition populaire _actuelle? Prenons-y garde aussi. A vouloir avertir l'enfant, à l'éco·le, de ces risques et de ces périls qui sont ceux de sa famille même, le dégager au moins une heure de cette atmosphère pernicieuse à l'occasion, ne craignons-nous pas qu'il ait comme la révélation des tristesses et peut-être de l'indignité de foyer familial? Allons-nous donc Je rendre étranger à son milieu, et le faire juge de ses parents qu'il
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doit aimer pourtant, et qu'il aime? L'ayant ainsi déraciné, l'abandonnerons-nous ensuite à sa solitude, ne lui laissant plus que le choix entre le devoir de mépriser les siens ou la tentation de renier le conseil du maître afin de revenir à ces parents qu'il jugeait, et de s'abîmer, à son tour, dans ce milieu d'où il se dégageait? A l'instituteur d'y songer; mais il ne croit point, si vif que soit son enthousiasme, que son humble école puisse jamais, à raison de quelques heures par jour et pendant quelques années, tremper l'enfant assez fortement pour le rendre invulnérable quand viendront l'assaillir tous les génies qui guettent l'adolescent à l'entrée de la vie. Cessons de tant demander à l'école primaire si nous ne voulons pas que le peuple nous accuse de fermer les yeux aux graves questions sociales. Convenons enfin que, dans notre démocratie évoluant, l'éducation à l'école cesse d'être non seulement l'unique problème, mais le problème capital. Admirable dans son dessein et orientée vers un très haut idéal, l'école primaire ne peut avoir, dans les conditions sociales et économiques du présent, qu'une action faible encore et précaire si l'éducation après l'école ne la soutient, ne la reprend, ne la prolonge. Loin d'ébranler notre foi en l'école, loin de tarir notre enthousiaste espoir en l'éducation, cette constatation les rend plus vifs; et, révélant d'abord les bornes prochaines du pouvoir scolaire, elle nous contraint à mieux définir l'objet de l'école primaire.
L ÉCOLX PRIM.A.IRE .
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Dans le système universitaire, l'école primaire publique a son but propre. Elle enseigne les premiers éléments du savoir humain et, particulièrement, les connaissances ou notions indispensables au Français républicain du xx• siècle. Il y a une instruction primaire. Y a-t-il une éducation morale primaire ? Dans les milieux conservateurs ou réactionnaires , on parle volontiers d'une religion « pour le peuple ». La bourgeoisie voltairienne et<< dirigeante » en prit souvent à son aise avec la religion; pourtant elle pratiquait, afin de donner au << peuple» l'exemple d'une soumission aux commandements des églises . Elle l' entretenait ainsi dans une docilité favorable à ses intérêts. L'hypocrisie en haut, la sincérité en bas, celle-ci profitable à celle-là. Hommage rendu à la loyauté du peuple, mais non pas à sa clairvoyance : il était dupe. Et c'est aussi ravaler la discipline religieuse, l'avilir, que la considérer comme un moyen de gouvernement entre les mains des premiers occupants . Cette conception du devoir religieux et moral n'est pas seulement vile : elle est négatrice de progrès et de l'ordre républicain. Nous n'admettrons jamais que l'éducation soit envisagée comme un artifice pour tenir en tutelle un peuple naïf et laborieux. L'honnêté et l'effort vertueux s'imposent à toute << classe sociale», à la classe dirigeante - osons l'écrire - plus encore qu'au peuple dirigé. Une autre réserve. L'illettré peut être un très honnête homme. Le nier, ce serait insulter rétrospectivement nos aïeux et devanciers, d'abord nos vieux parents qui , eux-mêmes incultes, donnèrent pourtant l'exemple silencieux d'admirables vertus. L'expérience· nous découvre la probité dans les milieux les plus rudes, où l'improbité aurait tant d'excuses parfois; des traits de caractère touchants; l'accomplissement très méritoire d'obligations individuelles et altruistes; l'héroïsme des << pauvres gens » là où l'on serait tenté de ne point le chercher. Par contre, le vice, la légèreté, la dépravation,
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l'habileté criminelle, l'immoralité scandaleuse s'allient souvent à la culture la plus raffinée : l'histoire a ses leçons, et pas seulement celle du passé. Considérée comme l'accomplissement des devoirs et la volonté persévérante de mieux faire, la vertu ne paraît point liée à une instruction développée; ni à telle ou telle sorte d'instruction, primaire ou secondaire. L'ignorant peut tout aussi bien que l'érudit, l'enfant du peuple tout aussi bien que l'enfant de la bourgeoisie, donner l'exemple de mœurs dignes. Libérons-nous donc de notre superstition du savoir, de nos manies encyclopédiques, livresques et pédantesques. Le sentiment qui poussa la génération précédente à faire cesser l'ignorance populaire est très noble; mais en y cédant, nous avons accrédité, ou risqué de le faire, le préjugé que la moralité d'un homme est en fonction de l'instruction qu'il a reçue; que la vertu croît dans la même mesure que le savoir; que plus ou moins de connaissances scolaires font l'individu plus ou moins moral; qu'à ce compte l'école primaire donne une éducation inférieure à celle du lycée; que l'ouvrier, moins instruit qu'un ingénieur, vaut aussi moralement moins que lui, etc. L'homme très cultivé ne tombe guère dans cette erreur, mais le peuple, entraîné par le désir de s'instruire et de faire instruire l'enfant mieux que ne le fut le père, est exposé à une confusion aussi peu démocratique. La vivacité même de son souci d'apprendre et le prix qu'il attache, par anticipation, au savoir comme moyen d'accès à une vie plus heureuse font que le peuple incline à estimer l'acquisition de ce savoir excessivement. Le paysan, l'ouvrier a le sentiment quïl grandit, à ses propres yeux, quand il s'instruit : comment ne croirait-il point que la moralité dépend de l'instruction, et que la vertu se mesure au savoir acquis? Si cet ouvrier et ce paysan ardents à l'étude trouvent dans cette opinion, qui est une croyance, le ressort de leur perfectionnement moral, je les en loue; mais cette même croyance peut les amener à méconnaître les vertus de quiconque est rude ou moins instruit, ou qu'ils estiment l'être moins; à mépriser leurs origines modestes; à oublier, suprême ingratitude, le labeur, le dévouement, l'abnégation des parents qui les firent initier à la culture, et dont l'ignorance était comme fleurie de naïf héroïsme; à fausser ainsi en eux-mêmes l'instructive disposition aux vertus - antérieure et supérieure à tout savoir. Si l'instinction conseille à l'ouvrier, au paysan cette ingratitude ou ce mépris, elle les démoralise : je les aimerais mieux ignorants. Il est donc à la fois inexact et périlleux de lier instruction et moralité si étroitement. Il y a plus. Si la nature de cet ouvrier, de ce paysan n'est exceptionnellement heureuse, craignons que l'ivresse
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d'un demi-savoir, d'une instruction improvisée ou trop récente ne compromette en lui le sens moral même - soit qu'elle ait rendu cet homme présomptueux et vain, soit qu'elle le dispose au scepticisme. Ces dangers sont inséparables d'une instruction hâtive ou mal conduite. Au moment d'analyser l'objet de l'éducation morale à l'école primaire, il était utile de le rappeler. L'instituteur doit être mis en garde contre ces périls - et d'abord pour lui-même. Cela n'est point frapper de suspicion l'œuvre ei le dessein scolaires; encore moins réhabiliter l'ignorance ou certaine sainte simplicité. Au point où nous sommes de l'évolution humaine, toute moralité digne de ce nom, non pas seulement instinctive et inconsciente, mais aussi réfléchie, délicate et déjà plus fine, suppose chez l'individu une instruction au moins élémentaire. L'école qui enseigne ces éléments fonde donc cette moralité de qualité supérieure, et telle que la conçoit la conscience contemporaine. Nous ne concevons pas davantage qu'un Français du xx• siècle puisse être, ou se dire, bon citoyen s'il n'a été instruit, au moins sommairement. de ses droits civiques et de ses devoirs républicains; des institutions politiques de son pays; des a pirations sociales du présent; de l'histoire du passé humain, au moins de celle de la France et dans les grands traits; et c'est l'école qui a mission de lui donner cet enseignement historique et civique sans lequel nul Français ne peut se dire vertueux. Nous ne séparons pas l'idée de vertu de l'idée d'une culture au moins rudimentaire, primaire. La première certitude à enseigner à tout enfant, c'est que la dignité individuelle et le bonheur sont désormais incompatibles avec l'ignorance. La seconde, c'est que tout homme pourvu des connaissances indispensables, donc primaires, peut prétendre à l'excellence de la moralité. La haute culture est un luxe réservé au riche, ou que l'État dispense à l'enfant très doué; mais la vertu n'est le privilège d'aucune condition, d'aucune cc classe » . Elle ne connaît ni riche, ni pauvre; et s'il y a une égalité démocratique, c'est bien celle de tous devant la vertu morale et civique. Il n'est point de plus précieuse fierté pour l'enfant du peuple que le sentiment de cette égalité-là. Cette vertu, c'est l'accord de l'individu et de son activité; de sa vie privée ou professionnelle et des principes que lui dicte sa conscience éclairée. Dès l'enfance, dans son métier et dans toute profession; dans la plus humble des tâches comme dans la plus éminente; dans toute situation sociale, indigente ou riche; dans toute culture, élémentaire ou supérieure, la moralité individuelle peut être parfaite , et exemplaire si elle exprime avec aisance cette unité de pensée et d'action; si elle adapte utilement l'homme à sa tâche; si elle le fait
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bon serviteur d'une cause bonne, dans le silence de la vie privée ou dans l'éclat d'une fonction publique; si elle règle la conduite de cet homme sur des principes réfléchis et dignes; si elle soutient sa volonté toujours tendue vers le mieux, et pour lui-même et pour la nation. Moralement digne l'enfant tout à son travail scolaire; moralement dignes le fils et la fille dévoués à leur famille, jaloux de l'honneur domestique; moralement dignes l'apprenti honnête, l'ouvrier laborieux, économe et sobre, qui a l'amour-propre et comme la coquetterie de son métier; ou · l'employé exact, probe et fidèle; ou le paysan patient et tenace qui, le cœur plein d'une immortelle espérance, exige du sol paternel le pain d'aujourd'hui et l'aisance de demain. A tout âge, dans toute profession, manuelle et libérale, à toute heure de la vie, dans le bonheur et dans l'adversité, dans la paix et dans la g·uerre, au foyer le plus humble comme dans la somptueuse demeure, sous le toit familial comme au Forum, la dignité morale peut être réalisée. Elle est une harmonie qui dure par un effort vertueux continu. Sans doute, elle emprunte sa couleur et sa nuance au costume, au décor; mais c'est de la conscience même de l'individu qu'elle tire sa noblesse. Je place dans cette conception d'une vie vertueuse, et par conséquent du progrès social,. le fondement de l'éducation morale à l'école primaire. Chez chacun des enfants qui la fréquentent, cette école légitime le droit d'aspirer au bonheur par la pratique de cette vertu; elle l'encourage à vivre franchement sa vie et sa condition, et à les améliorer s'il en a le talent, le courage et la volonté. Du moins, elle peut le sauvegarder de l'humilité avilissante comme de l'envie corruptrice; de la résignation dégradante comme de l'inquiétude mauvaise conseillère, de cette a.m ertume qu'entretient au cœur du dévoyé, du mécontent, du déclassé la disproportion qu'il découvre entre sa situation trop modeste et son éducation trop ambitieuse. Me trompé-je? Cette conception me paraît propre aussi à prévenir le découragement, à refouler les suggestions de la cupidité ou de la haine auxquelles une éducation conçue imprudemment, et qui exalte moins l'énergie que la vanité, risque de livrer les hommes. Au contraire, elle peut communiquer à toute l'activité, à toute la vie d'un homme, quel qu'il soit et où qu'il vive, la quiétude qui ne fut jamais le privilège de la haute culture. Ainsi, nulle austérité anxieuse et sombre, nul ascétisme; mais une vertu qui, d'ailleurs sûre quoique modeste, s'exprime aisément, et avec une sorte de grâce naturelle, par des mœurs honnêtes sans ostentation ni pédanterie . Une vie vertueuse de la sorte est la naturelle et simple jouissance de soi-même, et pour les autres, dans la clarté et dans la joie.
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d'un demi-savoir, d'une instruction improvisée ou trop récente ne compromette en lui le sens moral même - soit qu'elle ait rendu cet homme présomptueux et vain, soit qu'elle le dispose au scepticisme. Ces dangers sont inséparables d'une instruction hâtive ou mal conduite. Au moment d'analyser l'objet de l'éducation morale à l'école primaire, il était utile de le rappeler. L'instituteur doit être mis en garde contre ces périls - et d'abord pour lui-même. Cela n'est point frapper de suspicion l'œuvre et le dessein scolaires; encore moins réhabiliter l'ignorance ou certaine sainte simplicité. Au point où nous sommes de l'évolution humaine, toute moralité digne de ce nom, non pas seulement instinctive et inconsciente, mais aussi réfléchie, délicate et déjà plus fine , suppose chez l'individu une instruction au moins élémentaire. L'école qui enseigne ces éléments fonde donc cette moralité de qualité supérieure, et telle que la conçoit la conscience contemporaine. Nous ne concevons pas davantage qu'un Français du xx• siècle puisse être, ou se dire, bon citoyen s'il n'a été instruit, au moins sommairement. de ses droits civiques et de ses devoirs républicains; des institutions politiques de son pays; des apirations sociales du présent; de l'histoire du passé humain, au moins de celle de la France et dans les grands traits; et c'est l'école qui a mission de lui donner cet enseignement historique et civique sans lequel nul Français ne peut se dire vertueux. Nous ne séparons pas l'idée de vertu de l'idée d'une culture au moins rudimentaire, primaire. La première certitude à enseigner à tout enfant, c'est que la dignité individuelle et le bonheur sont désormais incompatibles avec l'ignorance. La seconde, c'est que tout homme pourvu des connaissances indispensables, donc primaires, peut prétendre à l'excellence de la moralité. La haute culture est un luxe réservé au riche, ou que l'État dispense à l'enfant très doué; mais la vertu n'est le privilège d'aucune condition, d'aucune« classe ». Elle ne connaît ni riche, ni pauvre; et s'il y a une égalitJ démocratique, c'est bien celle de tous devant la vertu morale et civique. Il n'es t point de plus précieuse fierté pour l'enfant du peuple que le sentiment de cette égalité-là. Cette vertu, c'est l'accord de l'individu et de son activité; de sa vie privée ou professionnelle et des principes que lui dicte sa conscience éclairée. Dès l'enfance, dans son métier et dans toute profession; dans la plus humble des tâches comme dans la plus éminente; dans toute situation sociale, indigente ou riche; dans toute culture, élémentaire ou supérieure, la moralité individuelle peut être parfaite , et exemplaire si elle exprime avec aisance cette unité de pensée et d'action; si elle adapte utilement l'homme à sa tâche; si elle le fait
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bon serviteur d'une cause bonne, dans le silence de la vie privée ou dans l'éclat d'une fonction publique; si elle règle la conduite de cet homme sur des principes réfléchis et dignes; si elle soutient sa volonté toujours tendue vers le mieux, et pour lui-même et pour la nation. Moralement digne l'enfant tout à son travail scolaire; moralement dignes le fils et la fille dévoués à leur famille, jaloux de l'honneur domestique; moralement dignes l'app-renti honnête, l'ouvrier laborieux, économe et sobre, qui a l'amour-propre et comme la coquetterie de son métier; ou · l'employé exact, probe et fidèle; ou le paysan patient et tenace qui, le cœur plein d'une immortelle espérance, exige du sol paternel le pain d'aujourd'hui et l'aisance de demain. A tout âge, dans toute profession, manuelle et libérale, à toute heure de la vie, dans le bonheur et dans l'adversité, dans la paix et dans la guerre, au foyer le plus humble comme dans la somptueuse demeure, sous le toit familial comme au Forum, la dignité morale peut être réalisée. Elle est une harmonie qui dure par un effort vertueux continu. Sans doute, elle emprunte sa couleur et sa nuance au costume, au décor; mais c'est de la conscience même de l'individu qu'elle tire sa noblesse. Je place dans cette conception d'une vie vertueuse, et par conséquent du progrès social,. le fondement de l'éducation morale à l'école primaire. Chez chacun des enfants qui la fréquentent, cette école légitime le droit d'aspirer au bonheur par la pratique de cette vertu; elle l'encourage à vivre franchement sa vie et sa condition, et à les améliorer s'il en a le talent, le courage et la volonté. Du moins, elle peut le sauvegarder de l'humilité avilissante comme de l'envie corruptrice; de la résignation dégradante comme de l'inquiétude mauvaise conseillère, de cette amertume qu'entretient au cœur du dévoyé, du mécontent, du déclassé la disproportion qu'il découvre entre sa situation trop modeste et son éducation trop ambitieuse. Me trompé-je? Cette conception me paraît propre aussi à prévenir le découragement, à refouler les suggestions de la cupidité ou de la haine auxquelles une éducation conçue imprudemment, et qui exalte moins l'énergie que la vanité, risque de livrer les hommes. Au contraire, elle peut communiquer à toute l'activité, à toute la vie d'un homme, quel qu'il soit et où qu'il vive, la quiétude qui ne fut jamais le privilège de la haute culture. Ainsi, nulle austérité anxieuse et sombre, nul ascétisme; mais une vertu qui, d'ailleurs sûre quoique modeste, s'exprime aisément, et avec une sorte de grâce naturelle, par des mœurs honnêtes sans ostentation ni pédanterie. Une vie vertueuse de la sorte est la naturelle et simple jouissance de soi-même, et pour les autres, dans la clarté et dans la joie.
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Il est dans la nature humaine, quelque explication qu'en donnent les religions, les philosophies et la science, de désirer le Bien, mais de le rechercher avec une ardeur inégale ou intermittente, et de l'accomplir avec un zèle languissant. Une éducation morale qui, serait-ce dans le plus louable dessein, conseille à l'homme, à l'enfant la jouissance de soi-même sans l'obliger au mieux, risque de l'assoupir dans une quiétude égoïste, démoralisatrice inévitablement. Nous découvrons ici l'objet final de l'éducation morale. Elle habitue l'enfant au Bien, lui en rend l'idée familière; mais surtout elle le veut élever, par un effort de perfectionnement infini. Elle lui révèle un idéal clairement; mais elle lui donnera aussi le courage, la force de volonté, la constante énergie qui l'y achemine, l'y ramène s'il s'en détourne. Il sait le Bien; et il le vrul. Sinon, rien n'a été fait ou tout est à refaire. Tel est donc le problème, et pas seulement à l'école primaire. On discute les moyens de pourvoir un enfan t de ce viatique, . de lui imprimer cet élan. Les uns vantent l'adhésion à une confes:sion religieuse, d'une manière générale le sentiment religieux , la croyance en des sanctions supraterrestres, célestes récompenses ou châtiments infernaux; d'autres une conception purement humaine, et en quelque · sorte désintéressée, du Devoir, ou le vif sentiment d'une dette sociale, le dévouement à la collectivité humaine. Cette diversité d'opinions ne va pas sans incertitudes et sans discordes; et pourtant, à certaines heures, une nation doit choisir celles qui inspireront l'éducation publique. Il me suffira ici de dire que l'école, ce choix fait, oriente l'enfant vers un but suprême, vers un idéal moral qui attire l'individu comme l'aimant le fer, et qui, accoutumant l'homme à vouloir et à réaliser le Bien clairement conçu, l'a rendu capable de progresser. Que cette éducation soit requise à l'école primaire, cela est évident : elle est l'école du peuple, donc du nombre - considération capitale dans notre démocratie qui s'organise. Il importe que le nombre reçoive une éducation moralisatrice en effet, puisqu'il détient l'autorité. Si elle sait exalter l'énergie individuelle, la constance et la certitude qu'il n'y a pas de privilégiés de la naissance devant la vertu, l'école primaire entretient dans ce peuple, avec le besoin d'idéal et le courage, l'équilibre et la joie. Elle recèle donc un puissant élément de santé morale et de paix; elle stimule l'espoir et la vaillance chez le plus humble ou le plus déshérité; et elle suscite entre les hommes divers de tempérament, de condition, de fortune et de culture, mais dont les droits à la probité sont égaux et égaux les devoirs civiques, une émulation féconde. Animés de l'esprit kantien et préoccupés d'élever le peuple, les
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fondateurs de l'école primaire française la concevaient bien comme ce foyer d'action morale. Ils la voulurent capable de réaliser peu à peu les espérances libératrices que porte le génie humain . L'école primaire a élevé le peuple français . C'est dans le sens de leur effort que l'école doit persévérer et se parfaire. Or, des maux nouveaux ont surgi, en tous pays, de l'évolution industrielle et économique. Résister au courant, corriger la moralité populaire là où elle est menacée par la brutalité économique, l'école primaire ne le peut entreprendre réduite à ses seules forces. Cette dissolution sociale et cette confusion morale ont leur cause dans une fausse conception du progrès et de la jouissance; dans l'anarchie de la production capitaliste, dont le plus optimiste discerne enfin le péril; dans la ruée des hommes vers l'or; le remède à ces maux est dans un ensemble de lois de prévoyance et de réparation sociales. De son côté, et dans la limite de ses forces, que peut l'école primaire? Puisqu'elle a pour conscience la conscience même de ce peuple inquiet, elle doit en développer les dispositions généreuses et les qualités traditionnelles. L'amour du travail, le sens et l'habitude de l'épargne, une aimable gravité malgré l'apparence légère; la fierté, la vaillance; la haine de tous les pédantismes; une vive curiosité des idées générales, le goût passionné de la logique, donc de la justice et de la clarté; le dévouement, chevaleresque jusqu'à la témérité, aux causes libérales et l'impatience de toute servitude; pardessus tout l'invincible espérance qui, depuis l'essor de l'alouette gauloise, chante au cœur français; le refus de prendre son parti d'aucune misère, qui tend les ressorts de l'énergie nationale à l'heure même où l'observateur superficiel les croyait ou faussés ou brisés : ce sont là, chez un peuple qui sans doute a ses défauts, des vertus séculaires. L'école primaire en reçoit le dépôt sacré et la garde. Elle fait mieux. Elle révèle à la conscience populaire cet instinct même et cette tradition. Elle rend ce peuple, qui est un messager de l'idée, attentif aux aspirations qu'il porte en son inconscient, et qui sont comme la loi de son activité dans le monde. Dans le miroir qu'elle lui tend, il reconnaît son image épurée; il se comprend luimême; et elle l'exhorte à persévérer. Alors que partout l'esprit humain a entrepris de réaliser plus de justice, il n'y a nul chauvinisme à écrire que le peuple français s'y évertue plus hardiment. Ce qui s'annonçait vers 1880 s'affirme aujourd'hui . « A des besoins nouveaux, des devoirs nouveaux ont dû correspondre. Des scrupules nous sont venus que nos aïeux ne con-
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naissaient pas. La conscience s'est faite plus nette, plus délicate, plus nuancée. C'est nier l'évidence que de fermer les yeux à ce besoin de justice sociale, à ces sentiments de solidarité universelle qui sollicitent si activement les hommes de notre âge 1 • » Je ne puis douter, quant à moi, que l'école primaire ait sa part, sa grande part, dans cet affinement de la conscience française; mais l'évolution démocratique et sociale entraîne à son tour l'école publique. Déjà plus instruite, la nation lui demande plus et mieux que le rudiment, plus et mieux qu'une initiation élémentaire à la science et à la civilisation. Elle exige de cette école une éducation démocratique, en effet républicaine, adaptée aussi complètement que possible aux besoins du présent. Entre tant de partis, de la droite à l'extrême gauche, l'école primaire n'a point à prendre parti. Elle ne se fera point socialiste, pas plus qu'elle ne militera contre les socialismes. Ce qu'elle communique à l'enfant du peuple, c'es t un énergique esprit de réforme dans la paix et le labeur. Il appartient à l'adulte de choisir son parti; et la loi définit les voies et moyens; mais que l'école se fasse hardiment sociale. Elle instruit; mais elle doit de même échauffer au cœur des enfants l'amour du progrès, donc la volonté d'y collaborer. C'est ainsi, mais ainsi seulement, que notre éducation morale est démocratique. Si l'école hésite à ·s'accorder à la nation progressant, si même elle résiste à l'évolution sociale, elle conspire contre la nation que la loi lui prescrit de servir : elle n'est plus qu'un instrument de conservation ou de contrainte entre les mains d'une minorité hostile aux masses et jalouse de ses privilèges. École d'une « classe », et non pas de la nation; école de lutte, et non pas de pacification; école de guerre civile; école antidémocratique. Mais point d'équivoque. A aucun moment cette école ne sera militante, sinon pour l'idée même qui l'anime, pour l'idéal moral dont elle tire toute sa raison d'être; à aucun moment agressive contre des hommes et des croyances. Son œuvre est toute positive; elle exalte la foi démocratique, la foi dans la raison humaine mise au service du progrès général; elle ignore les polémiques. C'est en ce sens qu'elle est neutre, elle-même respectueuse de la liberté de pensée et de la liberté de conscience, et dévouée au régime politique, qui tout ensemble suppose ces libertés et les garantit. Je conçois donc une éducation morale exempte d'intolérance, pure de haine, favorable à la raison ènfantine, confiante en l'homme. L'école que j'aime ne veut que mettre l'enfant, plus tard, en état de jouir franchement de soi-même, de sa raison, de son énergie s'ef1. Annuaire de l'enseignement primaire (1904) : La morale laïque, par Gasquet, Directeur de l'enseignement primaire, p. 414.
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forçant vers le Vrai et le Bien dans les limites des libertés civiques et des lois nationales, les plus douces à l'homme. Et puisqu'elle sait qu'elle ne suffira pas à cette tâche, l'école veut au moins la fonder. Je le dis avec foi : l'école primaire ainsi définie est celle qui se montre la plus respectueuse de l'homme dans l'enfant, donc la plus libérale et la plus juste, la plus soucieuse de progrès humain, prudente et démocratique; créatrice d'ordre républicain; douce au mineur qu'elle élève moins pour lui-même que pour la nation. Elle lui enseigne le savoir, les institutions et les mœurs du présent, mais sans le lier pourtant à ce présent, attentive au contraire à échauffer en son cœur la foi qui réforme et l'énergie qui réalise.
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On a vanté nos « palais scolaires », sans la moindre ironie. Je n'au;:ai donc garde d'en médire; et qui contesterait les progrès déjà réalisés? Réjouissons-nous donc si la maison d'école, plus claire et plus joyeuse, plus coquette aussi, enseigne de ses murs mêmes et de son aspect le plaisir des choses belles, ou simplement agréables, la joie du beau, le goût à l'enfant de France, et si l'étude s'est choisi un décor aimable. Or, le goût est mieux qu'une manière délicate de sentir ou de jouir; c'est l'expression d'une vie intérieure plus affinée, plus active. Ruskin disait qu'il est la préférence instantanée qu'un homme éprouve par la chose noble, là où il a le choix entre le « noble» et l' « ignoble ». C'est comme un jugement instinctif et catégorique, et l'éducation le révèle, l'affine. Nul homme n'est dépourvu absolument de goût; et l'école primaire, sans vouloir entreprendre la culture du sentiment esthétique, émeut favorablement l'enfant si elle exprime elle-même, dans son architecture et son aménagement, la grâce ou la force, l'agrément d'un style même officiel et simple, l'harmonieuse convenance du local et de la classe à leur destination, son caractère artistique en un mot, toute prétention gardée. Il est superflu de dire quel rôle la culture du goût doit jouer dans une éducation morale démocratique : on le voit d'abord. Le grand point n'est pas de faire de l'art une distraction, d'ailleurs supérieure, pour les heures de loisir. Spencer a dit son mépris pour cette conception subalterne; et nous n'accepterons pas davantage que le souci artistique soit, à l'école, en quelque sorte épisodique. Il ne doit pas y être non plus un complément d'éducation : des pédagogues plus avisés ont montré les rapports de l'éducation esthétique et de l'éducation morale 1 • L'amour du beau soutient la morale; il con1. Voir la communication de Marcel Braunschwig au Congrès de Londres,
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tribue à approfondir l'éducation . N'allons pas prétendre rénover soudain le goût de nos enfants de paysans et de nos enfants d'ouvriers par le « culte de la Beauté », qui ne va pas sans risques très graves, ni sans menaces d'amollissemen t, ou même de dépravation: la modeste école primaire ne nous offre pas les moyens d'entreprendre une éducation esthétique. Seulement, en ce domaine comme en tout autre, elle doit et peut donner à l'enfant quelques bonnes habitudes, fonder au moins la culture de la délicatesse, accroître cette exigence personnelle qui est comme la marque d'une éducation un peu « poussée ». Que le matériel scolaire, la décoration de la classe, la maison d'école elle-même soient sans vulgarité, sans laideur; que la propreté n'y soit pas seulement mesure de correction administrative ou d'hygiène. Quelle erreur, par exemple, d'employer dans nos leçons une imagerie vile, aux couleurs crues, chefs-d'œuvre d'un mauvais goût industriel dont trop d'instituteurs ne savent pas se défendre! C'est un préjugé, dit un fervent adorateur du Beau, que « de croire que la grossièreté de la façon convient à l'enfant, qu'elle lui suffit, qu'il « n'est pas difficile», et que« c'est assez beau pour lui ». Ceux qui pensent ainsi - des milliers - en jugent par eux-mêmes . L'enfant n'est grossier ni d'âme ni de sens; la grossièreté n'est pas de l'enfance, mais de la brutalité de l'âge mûr .. . quelle ignorance et quel défi au bon sens de soutenir que la vie fraîche des sens jeunes et sains peut s'accommoder du mauvais et du laid! ... Et l'enfant se plairait au grossier! ... Parce qu'il ne goûte pas la beauté comme nous, nous nous persuadons qu'il l'ignore 1 • » Ne nous enorgueillissons pas trop de nos palais scolaires, de cette architecture pompeuse et souvent banale! Sans doute, l'effort a été considérable; et j'aime l'école neuve, qui se dresse avec quelque fierté près de la mairie, de l'église ou du musée : cela même est une leçon pour l'enfant, et pour les adultes, à la longue. C'est l'attestation d'une conquête nationale; c'es t l'affirmation d'une espérance, d'une ambition, d'une volonté: l'école est devenue monument public dans le moindre village. L'école neuve est déjà plus claire, gaie, hygiénique aussi; ne tolérons pas davantage les « écoles-cimetières » tout ensemble laides et funestes. Sans doute, la hâte à construire et à « approprier )) nos écoles primaires a engendré une monotonie et une banalité évidentes , un type scolaire officiel et « omnibus >), d'où la préoccupation artistique est absente, et dont les éléments archisur • les rapporls de l'éd ucation esthétique et morale •, publiée dans les Paper$ on moral education (Lond res, chez David \V. Nutt. 1908) p. 283. 1. Pour la Beauté, par G. Scheid, Paris, 1899, p. 101.
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tecturaux sont communs à l'école, à la caserne ou à la prison. J e ne voudrais rien outrer; mais il est permis d'écrire que ni l'architecte, ni l'adminis tration , ni les autorités communales ou départementales, ni les bureaux de ministère, ni les comités des bâtiments civils ne se montrent très soucieux en matière de construction scolaire, d'art et de beauté. C'est une tradition à renouveler, à instituer plutôt. On devine la critique : cette maison d'école n'enseigne à l'enfant et à sa famille que la banalité, avec un peu de mauvais goût parfois ; et personne ne se réjouit de cette éducation-là. Voici une autre conséquence. Il arrive trop souvent que le« palais scolaire », si correctes que vous en supposiez l'architecture et l'exécution, est étranger tout à fait au milieu, surtout rural; l'école « jure » dans le village et le bourg. On la sent si différente, si à part et inattendue, importée autant qu'artificielle ! Elle semble elle-même surprise de ne pas s'y reconnaître; et, la première ivresse des inaugurations dissipée, l'école étrangère s'est recueillie dans sa solitude. Serait-ce que l'instruction qu'elle a mission de donner est elle-même étrangère au village, en dehors de la vie et de la tradition locales? A défaut de préoccupations proprement artistiques, et que les exigences administratives ou budgétaires ne permettent guère, on peut souhaiter que nos architectes assimilent, quand faire se peut, la maison d'école au milieu même; ou bien n'est-ce que rêve et chimère? A tout le moins, le village et le bourg s'intéresseraient-ils davantage à un type d'école moins factice, qui tout ensemble leur semblerait jaillir du milieu même et pourtant réaliser comme une émotion, une idée, un idéal; et je crois que l'enfant en serait luimême touché. Décentralisons aussi ce type de maison d'école, qui blesse, au moins par sa banalité et cette communauté même. Faisons que l'école nationale soit locale aussi par tels détails de son style, de sa sobre, mais claire ornementation; par son aspect ou sa forme même, si je puis. dire; par son caractère, afin qu'on la sente « chez elle )), et française partout. Est-ce donc impraticable? « Qu'on laisse enfin de côté les exemples empruntés, sans méthode et sans discernement, à une antiquité mal comprise; plus de frontons , plus d'ordres, plus d'entablements, plus de colonnes, plus de pilastres, plus de chambranles prétentieux , plus de consoles solennelles, plus de lourds bossages ; foin de la symétrie tyrannique et de l'ordonnancement académique qui transforme une école rurale en caricature d'un monument, en réduction Colas d'une sous-préfecture, d'un palais de justice, d'un musée ou d'une gare .... Que la façade, simple et accueillante, soit construite avec les matériaux tirés du pays; que l'écolier retrouve un peu de son chez lui, un chez lui plus
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confortable, plus serein, plus soigné, plus joyeux, mais rien de plus; que les sculptures, dans les villes importantes, soient tirées de la flore française si variée et si décorative, de cette flore expressive que chérissait le moyen âge et qui vaut bien la frigide feuille d'acanthe des temples romains 1 • » L'architecte qui a écrit ces lignes ajoute rudement : « Batailler contre un ordre de choses solidement établi, mécontenter des personnalités puissantes, risquer même sa situation et son avenir en manifestant des convictions admises seulement par une infime minorité, oui, la libre pensée artistique exige un exceptionnel courage. » Les artistes ont la haine vigoureuse; et c'est ailleurs qu'ils gardent la mesure. La routine et l'inertie suffisent à paralyser les innovations : ne cherchons pas la cause si loin. M. Frantz Jourdain ne cite-t-il pas lui-même l'exemple charmant d'un collègue, M. Sautereau? Il a construit dans une commune de la Haute-Vienne, à Jussac, une école exemplaire. « Cette école, qui garde jalousement l'aspect d'une maison paysanne avec son auvent rustique, ses volets de bois, son grand toit, sa silhouette amusante, cette école est simplement adorable; elle indique, sans fatras et sans phrases, la voie à suivre 2 .... >> Quel dommage que les initiatives exemplaires soient si rares en France! Voyez la jolie page du même auteur, un peu plus loin : « L'écols idéale, l'école dont nous souhaiterions de voir adopter partout l'harmonieux ensemble, elle existe, je l'ai vue et visitée il y a deux ans, et j'en ai gardé un ineffable souvenir captivant et suprêmement doux. Des murs d'un blanc ivoire enduits d'un humble crépi tyrolien; de larges baies sans chambranles; un auvent supporté par une fruste charpente; des chevrons apparents donnant une forte saillie à la couverture de tuiles roses; des géraniums aux fenêtres; des plantes grimpantes, glycines , capucines, volubilis et pois de senteur, jetant sur la façade la féerie de leur éblouissant et radieux décor. A l'intérieur, des murs badigeonnés à la chaux d'un ton crème rompu arrondis au plafond et dans les angles; des boiseries sans moulures, uniformément peintes d'un joli vert amande ainsi que les tables et les bancs; la chaire du maître placée dans un window pentagonal exhaussé d'une marche et entourée de fleurs champêtres plantées dans des pots de terre cuite unie; d'amples . rideaux de percale orange pour arrêter l'indiscrétion d'un soleil qui a l'habitude d'entrer sans se faire annoncer. Près du vestiaire une salle de douches revêtue de faïences claires et brillantes, et, dans un
1. Compte rendu du troisième Congrès, à Bruxelles, Anvers et Bruges (<i-5-6-7 août 1910), de la Société nationale de l'Art à l'école (25, quai de Béthune, Paris) : article de M. Frantz Jourdain, p. 1. 2. Id., p. 3.
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réduit voisin, un vacuum pour se débarrasser chaque jour de la poussière et des microbes. « Ah! l'adorable nid pour de jeunes oiseaux, et avec quelle intelligence, quelle délicatesse, quel art et surtout quelle tendresse l'architecte qui a eu cette fraîche inspiration a tenu à se placer à la portée de l'enfance et à deviner ses plus secrets désirs 1 « Cette école modèle, ce n'est malheureusement pas en France, mais à Stuttgart, que je l'ai rencontrée, dans une expositio"n de constructions rurales. » Sans s'abandonner à des illusions généreuses, mais décevantes, il est permis de dire qu'ainsi comprise partout où faire se peul, l'école instruirait le milieu autant que l'élève et les familles. Est-il exagéré de penser qu'elle serait elle-même comme une vivante leçon de gaieté, d'art simple, de goût, et de confort aussi,. et qu'à la longue l'habitation humaine s'en trouverait heureusement modifiée? Ne quittons pas la maison d'école si charmante; et entrons-y. Le souci d'une intelligente et sobre décoration y frappe l'enfant, qui s'y plaît, et qui chaque jour s'en rend mieux compte. Une circulaire ministérielle, du 24 septembre 1.899, a encouragé la décoration des écoles . « Je désire, écrivait le ministre, que ces maisons d'amitié et de solidarité aient une décoration qui leur soit appropriée. » Il s'agissait alors de tableaux en couleur représentant des paysages français, et de reproductions des principaux monuments de notre pays; le ministre se proposait d'ajouter à ces premières collections « des séries de personnages qui, par la pensée ou par l'action, ont travaillé à la grandeur et à la prospérité du pays ». S'agissait-il d'un enseignement, d'une histoire de l'art? « Il surfit d'éveiller le goût, d'ouvrir en quelque sorte et d'exercer les yeux des élèves par des images qu'ils puissent aisément comprendre. » Quand les inspecteurs y veillent, la décoration des classes se fait partout intelligente, et d'abord plus soignée. Mais que d'écoles encore malpropres, aux murs sordides, pourvues d'un matériel scolaire grossier ou laid, de cartes et de tableaux souillés, crevassés, en lambeaux, d'images banales aux couleurs flétries! Et le « tableau synôptique », avec l'encadrement de la chaîne d'arpenteur, tient lieu de décoration dans bien des classes. L'incurie et la routine règnent encore dans trop de maisons d'école françaises. On sent que l'i!lstituteur, que l'institutrice sont indifférents. Il n'ont point de goût euxmêmes; ils n'éprouvent pas le besoin de s'entourer de choses agréables, de couleurs et de lignes harmonieuses, images, fl eurs, dessins, cartes, vues variées . Comment les élèves prendaient-ils goût à la Beauté si le maître n'y est pas lui-même attentif? Il est vrai que
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bien des maîtres curieux sont sans ressources pour « décorer » leur école. Pourtant, ils s'ingénient. On discute entre professionnels la question de savoir si la décoration scolaire doit être fixe ou mobile; et la discussion est très importante. La décoration fixe risque d'émousser la curiosité des élèves; mais trop souvent renouvelée, elle les déconcerte, ou détruit l'unité même des écoles, leur tradition intérieure. Il faut une décoration permanente, et à demeure, qui maintienne à la classe son visage particulier, son caractère même. Voici quelques conseils donnés par la Société de !'Art à l'école (circulaire n° 3) sur « l'ornementaLion d'une classe » : (( La section constituera, autant que possible, un (( groupe» autour de chaque école (comprenant le directeur et les instituteurs) ayant pour mission de : (( Dégager les murs, serrer dans un placard les pancartes pédagogiques, anti-alcooliques ou économiques, qui seront exposées durant la leçon et le temps nécessaire à l'impression morale. (( Choisir la meilleure place pour l'exposition momentanée de ces pancartes, y poser dans cc but un ou deux clous de bronze, sinon une jolie tablette de bois. (( Étudier la peinture en clair des murailles : jaune, bleu, rose, vert d'eau , avec, si possible, filets , pochoirs floraux ou frises de papier. - On peut passer les murs à l'huile ou les tendre de papier de fond uni, blanc, gris ou rosâtre, à décorer soi-même par une frise au pochoir allongée sous le plafond. - Pochoir pour un ton : ajourer au canif une feuille de fer-blanc ou de carton épais, en enlevant un dessin de fl eurs ou feuilles, le fixer au mur, badigeonner avec un pinceau ou tampon avec le ton épais, presque sec, ocre humide additionnée de gomme arabique. Pour plusieurs tons, recommencer après séchage, en superposant. -Chercher l'harmonie des tons et du fond. - Peut être fait à plat sur des bandes à coller ensuite. (( Calculer la pose de planchettes au bord intérieur des fenêtres, sans gêner l'ouverture. (( Choisir deux ou quatre emplacements pour les images d'art. Changer périodiquement ces images dans les cadres, les alterner de classe en classe, les varier. Si l'image est moindre que le cadre, l'entourer de papier. Si elle est plus grande, la rogner à la plus vaste dimension usitée dans l'école. 1 << Se prêter des images d'école à école • »
1. M. Léon Riotor, secrétaire général de la Société française de l'Arl à l'école, et chargé de mission par le Ministre du Commerce et de !'Industrie, a donné d'excellents conseils, en formulant quelques critiques, dans son rapport sur l'Education artistique dans les établissements français d'enseignement technique et professionnel,
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Il est toujours facile d'égayer la classe de fleurs, de verdure, de feuilles, de plantes à joli feuillage; des graminées constituent une ornementation très simple et charmante. Il n'est pas souvent possible d'orner nos écoles de vases ou de poteries; mais il y a des reproductions, des plâtres, des moulages excellents à bon marché : mettons-en partout où cela est possible, sans prétention, sans pose « artiste», tout naturellement, avec une nuance de coquetterie dans nos écoles de filles, où l'on aime toujours voir des fleurs sur le bureau de la maîtresse. Cette application du maître à orner l'école n'échappe jamais aux enfants; les plus distraits en sont frappés enfin : ils ai.ment suivre cet effort pour égayer la classe, pour y mettre en valeur les ornements les plus intéressants, images ou plâtres; ils aident le maître, qui feint d'avoir besoin de leur assistance, puis s'y accoutume, à disposer toutes choses pour le plaisir des yeux et la joie du cœur. Les murs s'animent, parés et coquets; ils enseignent à leur tour; et l'enfant y pose volontiers son regard réjoui. Tout cela est leçon, insensiblement; et c'est une leçon dont le maître fait tout le premier son profit, avec la collaboration d'élèves séduits par son exemple. L'imagerie scolaire a fait de très grands progrès depuis quelques années. Il n'est pas une grande maison d'édition parisienne qui n'ait entrepris de charmantes publications pour nos écoles. La Société pour l'art à l'école a rendu déjà de grands services par ses conseils, brochures indicatives , revues périodiques, expositions scolaires, congrès, etc. 1 • Je signale tout particulièrement l'admirable série d'estampes en couleurs d'Henri Rivière, La féerie des Heures, par exemple 2; ou bien aussi la série des douze images récompenses, en noir et en couleurs, La Chanson des mois, de Delaw, poésie de
présenté au 4° Congrès international de l'éducation populaire, à Madrid (voir compte rendu général de M. Ramirosuez, Madrid, p. 107). Je cite ce qui peut aussi intéresser l'école primaire. • Sous prétexte d'égayer les murs trop nus, les directeurs font ou plutôt laissen t accrocher n'importe quoi. Les affiches de chemins de fer que beaucoup vantent sont le plus ordinairement inesthétiques et trop commerciales pour être décoratives .... Les directeurs négligent trop l'ornementation natul'elle la plus parfaite : la fleur ou le feuillage. Une seule fleur dans une classe suffit ponr la joie et la vie. • Désormais l'école à construire devra s'harmoniser avec l'architecture régionale et avec le site, s'inspirer de décor local, non se répéter uniformément comme les gares d'une même ligne de chemins de fer. Qu'elle ne vise pas au monument, mais à l'hygiène, à la gaieté, à la beauté .... • 1. Voir en particulier ses circulaires n•• 4 et 5 : imageries, mobiliers, collections, mu sées, moulages. 2. Chaque estampe, 7 fr.; la série : 100 fr. : Aspects de la nature, paysages parisiens, bretons, maritimes, etc. (Paris, Eugène Verneau, 108, rue de la Folie.Méricourt).
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Maurice Boukay au verso, format carte postale 1 • Les belles estampes en couleurs d'Hugo d'Alési sont déjà dans un grand nombre de classes . La librairie Hachette a édité de très jolies choses, affiches murales ou dessins. Voilà de quoi lutter contre « la laideur d'État» 2 • La Société française de l'Art à l'école a déjà fait merveille, infatigable à nous stimuler de l'exemple étranger 8 • Il est opportun d'intéresser activement les enfants à ces progrès; d'exciter une émulation de bon aloi entre les écoles, entre les classes, entre les maîtres. Qui donc refuserait de parer la classe où il enseigne, où il apprend? On devrait occuper plus fréquemment les fillettes, en classe, de ce soin: elles s'y accoutumeraient à orner leur propre foyer, qu'elles sauraient plus tard arranger avec goût en un home qui retienne et plaise. En ce sens, l'école peut être initiatrice aussi : elle développe le goût de l'enfant, qui transporte dans sa famille, en attendant qu'il soit en âge de fonder une famille à son tour, ce soin curieux, cette diligence délicate et plus raffinée. Que craint-on de ce zèle? Qu'il enorgueillisse les enfants et les fausse? Mais nul ne médite d'en faire des « artistes »; et cette persévérante attention à élever leur goût est plutôt faite pour les rendre très modestes 4 • On ne veut, et j'insiste, que leur inspirer le désir de s'entourer de choses choisies, aimées et préférées, qui plaisent aux yeux et réjouissent le cœur; développer en eux le sens de l'arrangement, du choix, de la mise en place, des effets de lumière et d'ombre, de la décoration domes tique, et le souci d'être non seulement net et propre sur soi, mais délicat, avec le besoin d'embellir la vie autour de nous, au foyer le plus modeste et le plus pauvre, mais dont la pauvreté même a du goût, décèle une curiosité artistique dans l'intention sinon dans les objets. Demanderons-nous à l'artiste , au professionnel d'intervenir à l'école, soit pour la décorer et orner, soit pour instruire l'élève? Si cette intervention est féconde, je la désire partout où faire se pourra; mais je ne dissimulerai pas mes craintes et dirai mes réserves. Ce qui m'importe, à l'école primaire, ce n'est pas tant l'excellence du milieu esthétique qu'on y crée, ni la compétence artistique du maître; c'est l'exemple de ce maître curieux d'embellir la classe à sa simple et naïve façon; et c'est aussi l'émulation qu'il
1. Librairie Larousse. Voir aussi les Jeux d'enfants, quatre frises en couleur, librairie Nathan. 2. Voir le n• de décembre 1013 du Bulletir1 mensuel de la Société de l'Art à l'lcole (26, quai de Béthune, IV), 3. Dès 1911, la Société se félicitait d'avoir fait aménager à Paris, et même en provi uce, des écoles selon ses conseils et sous son inspiration . 4. Lire l'article : l'Art et l'enfant, de Charles Morin, dans !'Art à l'école, n• de décembre 19H. 3 L ÉCOLE PRIMAIRE.
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sait exciter chez ses élèves, empressés à suivre son exemple. Si la grande ville met à la disposition des écoles des cours, des -..,auseries artistiques, des projections, ou attire les élèves à ses musée 9, sous la conduite de spécialistes ou de maîtres avertis, je m'en félicite; mais ce sont là ressources rares ; et j'envisage les écoles dans leur généralité. Et puis ces excursions artistiques, ces cours, ces conférences à projection conviennent surtout aux adultes, aux cours du soir, dans les associations d'anciens élèves, à l'université populaire. Ne détournons pas l'école primaire, la petite école, de son dessein et de sa destination même : oublions-nous à quels enfants nous avons affaire, et de quel âge? Restons modestes, en restant sages 1 • L'arrêté du 27 juillet !909 a donné une impulsion à l'enseignement du dessin dans les écoles primaires, et, surtout, il a assigné au dessin, dans ces écoles, son véritable objet. « Le dessin est moins étudié pour lui-même que pour les fins générales de l'éducation. » C'est « un instrument général de culture et comme un renfort de pius pour le jeu normal de l'imagination, de la sensibilité, de la mémoire ». S'agit-il d'imposer aux enfants des règles et des lois? Point. Le maître a « le respect de la vision et du sentiment propre à chaque élève ». Éducation de la sincérité, donc de la liberté, et bien digne de l'école républicaine. Ainsi compris, l'enseignement du dessin, même élémentaire, aide l'enfant à se reconnaître, à affirmer sa personnalité, à s'enhardir soi-même, tout en l'accoutumant à l'observation exacte et probe, les objets sous les yeux, soit qu'il dessine, soit qu'il modèle. Le dessin libre « provoque la verve »; et, d'autre part, « le dessin d'imagination est une contribution de premier ordre apportée à ce qu'on appelle la psychologie de l'enfant ». En octobre !910, M. Quénioux, inspecteur général du dessin, dans une lettre adressée à MM. les Inspecteurs primaires, insistait à son tour sur l'importance de l'enseignement de dessin dans l'éducation du goût. Cet enseignement exerce l'enfant à utiliser et à combiner les couleurs, les formes décoratives; et cela est affinement, délicatesse. Enfin, il ne permet pas à l'enfant « la préoccupation du lrompel'œil ». Excellente discipline de probité individuelle et de sincérité : dans la mesure où l'école primaire y peut réussir, niera-t-on que cette discipline soit républicaine et morale? On a dit les dangers du dilettantisme chez l'enfant trop vite satisfait, ou soucieux d'effet plus que de vérité. Un maître qui entre1. Diverses maisons d'édition ont publié au cours de ces dernières années des manuels élémentaires sur l'histoire de l'art, français au moins. Un maitre intelligent s'en aide pour ses lectures du samedi, ou pour telles leçons d'histoire et de géographie. Le dernier paru de ces livres, sauf erreur, est celui de Léon Rosenlhal: Notre art national (Delagrave), bien présenté, bien illustré, et très intéressan.
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tiendrait ses élèves dans ce goût malsain les dépraverait. Mieux averti, il fait servir l'enseignement du dessin, d'une façon générale la curiosité artistique et le goût, à développer chez les élèves le respect de la vérité et l'honnêteté même, qui sont vertus fondamentales en tout régime, mais dont une démocratie républicaine a plus besoin. Ni dilettantisme, ni snobisme, ni pose, ni affectation d'aucune sorte. Sinon, l'école se tournerait contre elle-même et démoraliserait, et elle formerait de sots « rapins >> à l'heure où nous lui demandons d'élever des citoyens sérieux. Il suffit que l'instituteur ait conscience du but. Il ne se propose point de donner à ces petits enfants malhabiles, mais curieux de lignes, de couleurs, de formes harmonieuses, de mouvements aisés, ' une culture technique et ambitieuse. Point de malentendus! Il n'a d'autre souci que d'échauffer en leur jeune cœur le goût du Beau, sous les formes mêmes où le Beau est accessible à un enfant, et d'entretenir en leur esprit une préoccupation supérieure. La maison ornée et riante, la leçon attrayante, le maître soigneux et délicat, tout enseigne à l'enfant du peuple le prix des joies fines, la dignité d'un souci ennobli, la pureté d'un idéal qui attire l'individu, en même temps qu'il concerte les hommes en une sorte de religion fraternelle, la religion du Beau, c'est-à-dire du Bien considéré dans ceux de ses aspects qui touchent le mieux et flattent notre cœur. Dans cette école soucieuse d'art, pourquoi nos écoliers ne chanteraient-ils pas, et mieux? Nul besoin, là non plus, de professionnels exercés et d'artistes très compétents. Les instituteurs, en général, y suffisent très bien, et notre intention est modeste. Voici pourtant quelques critiques. Nos écoliers chantent mal à propos et hors de propos. Ils chantent en entrant en classe, en la quittant, avant et après les récréations, quand ils se lèvent, quand ils s'àsseyent, en marche et au repos. J'exagère à peine. Le maître frappe de sa règle sur le pupitre, jette un titre, donne le ton; et les voilà tous chantant. Un exercice comme un autre, prévu et inévitable, à heures fixes, devenu banal, auquel ces enfants se livrent sans conviction et sans allégresse. Quelques-uns s'y ennuient; d'autres s'en égayent; la plupart sont indifférents, distraits. Celui-ci dénature le texte, et pas toujours involontairement; celui-là regarde le ciel bleu, par la fenêtre, tandis que ses lèvres murmurent un chant sans effet. Le maître intervient, gronde, fait recommencer - punit; et l'on passe à un autre exercice: Quelle vertu attend-on de ces chants trop souvent et si mal exécutés? La musique n'a pas de pires ennemis. Or, rien n'est assurément plus émouvant qu'un beau chœur chanté
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sait exciter chez ses élèves, empressés à suivre son exemple. Si la grande ville met à la disposition des écoles des cours, des causeries artistiques, des projections, ou attire les élèves à ses musée~, sous la conduite de spécialistes ou de maîtres avertis, je m'en félicite; mais ce sont là ressources rares; et j'envisage les écoles dans leur généralité. Et puis ces excursions artistiques, ces cours, ces conférences à projection conviennent surtout aux adultes, aux cours du soir, dans les associations d'anciens élèves, à l'université populaire. Ne détournons pas l'école primaire, la petite école, de son dessein et de sa destination même : oublions-nous à quels enfants nous avons affaire, et de quel âge? Restons modestes, en restant sages 1 • L'arrêté du 27 juillet 1.909 a donné une impulsion à l'enseignement du dessin dans les écoles primaires, et, surtout, il a assigné au dessin, dans ces écoles, son véritable objet. « Le dessin est moins étudié pour lui-même que pour les fins générales de l'éducation. » C'est cc un instrument général de culture et comme un renfort de pius pour le jeu normal de l'imagination, de la sensibilité, de la mémoire ». S'agit-il d'imposer aux enfants des règles et des lois? Point. Le maître a cc le respect de la vision et du sentiment propre à chaque élève ». Éducation de la sincérité, donc de la liberté, et bien digne de l'école républicaine. Ainsi compris, l'enseignement du dessin, même élémentaire, aide l'enfant à se reconnaître, à affirmer sa personnalité, à s'enhardir soi-même, tout en l'accoutumant à l'observation exacte et probe, les objets sous les yeux, soit qu'il dessine, soit qu'il modèle. Le dessin libre cc provoque la verve >); et, d'autre part, « le dessin d'imagination est une contribution de premier ordre apportée à ce qu'on appelle la psychologie de l'enfant )>. En octobre 1.910, M. Quénioux, inspecteur général du dessin, dans une lettre adressée à MM. les Inspecteurs primaires, insistait à son tour sur l'importance de l'enseignement de dessin dans l'éducatio11 du goût. Cet enseignement exerce l'enfant à utiliser et à combiner les couleurs, les formes décoratives; et cela est affinement, délicatesse. Enfin, il ne permet pas à l'enfant cc la préoccupation du lrompel'œil ». Excellente discipline de probité individuelle et de sincérité : dans la mesure où l'école primaire y peut réussir, niera-t-on que cette discipline soit républicaine et morale? On a dit les dangers du dilettantisme chez l'enfant trop vite satisfait, ou soucieux d'effet plus que de vérité. Un maître qui entre1. Diverses maisons d'édition ont publié au cours de ces dernières années des manuels élémentaires sur l'histoire de l'art, français au moins. Un maitre intelligent s'en aide pour ses lectures du samedi, ou pour telles leçons d'histoire et de géographie. Le dernier paru de ces livres, sauf erreur, est celui de Léon Rosenthal: Notre art national (Delagrave), bien présenté, bien illustré, et très intéressan .
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tiendrait ses élèves dans ce goût malsain les dépraverait. Mieux averti, il fait servir l'enseignement du dessin, d'une façon générale la curiosité artistique et le goût, à développer chez les élèves le respect de la vérité et l'honnêteté même, qui sont vertus fondamentales en tout régime, mais dont une démocratie républicaine a plus besoin. Ni dilettantisme, ni snobisme, ni pose, ni affectation d'aucune sorte. Sinon, l'école se tournerait contre elle-même et démoraliserait, et elle formerait de sots « rapins » à l'heure où nous lui demandons d'élever des citoyens sérieux. Il suffit que l'instituteur ait conscience du but. Il ne se propose point de donner à ces petits enfants malhabiles, mais curieux de lignes, de couleurs, de formes harmonieuses, de mouvements aisés, ' une culture technique et ambitieuse. Point de malentendus! Il n'a d'autre souci que d'échauffer en leur jeune cœur le goût du Beau, sous les formes mêmes où le Beau est accessible à un enfant, et d'entretenir en leur esprit une préoccupation supérieure. La maison ornée et riante, la leçon attrayante, le maître soigneux et délicat, tout enseigne à l'enfant du peuple le prix des joies fines, la dignité d'un souci ennobli, la pureté d'un idéal qui attire l'individu, en même temps qu'il concerte les hommes en une sorte de religion fraternelle, la religion du Beau, c'est-à-dire du Bien considéré dans ceux de ses aspects qui touchent le mieux et flattent notre cœur. Dans cette école soucieuse d'art, pourquoi nos écoliers ne chanteraient-ils pas, et mieux? Nul besoin, là non plus, de professionnels exercés et d'artistes très compétents. Les instituteurs, en général, y suffisent très bien, et notre intention est modeste. Voici pourtant quelques critiques. Nos écoliers chantent mal à propos et hors de propos. Ils chantent en entrant en classe, en la quittant, avant et après les récréations, quand ils se lèvent, quand ils s'~sseyent, en marche et au repos. J'exagère à peine. Le maître frappe de sa règle sur le pupitre, jette un titre, donne le ton; et les voilà tous chantant. Un exercice comme un autre, prévu et inévitable, à heures fixes, devenu banal, auquel ces enfants se livrent sans conviction et i;ans allégresse. Quelques-uns s'y ennuient; d'autres s'en égayent; la plupart sont indifférents, distraits. Celui-ci dénature le texte, et pas toujours involontairement; celui-là regarde le ciel bleu, par la fenêtre, tandis que ses lèvres murmurent un chant sans effet. Le maître intervient, gronde, fait recommencer - punit; et l'on passe à un autre exercice·. Quelle vertu attend-on de ces chants trop souvent et si mal exécutés? La musique n'a pas de pires ennemis. Or, rien n'est assurément plus émouvant qu'un beau chœur chanté
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avec sincérité. Le chant choral recèle une énergie communicative. Affranchie par lui et ravie en plein idéal, l'âme s'y reconnaît et s'y épanouit. Notre cœur a-t-il une prière plus intime qu'un chant convaincu montant des lèvres? La musique exprime l'inexprimable. Ce que le verbe est impuissant à dire, la mélodie et l'accord, séparés ou mariés, le traduisent pleinement. Le paysan inculte siffle le sentiment qui gonfle son cœur, souffrance ou joie, et s'attendrit à sa propre mélodie, à sa naïve improvisation. Mais de même que notre cœur n'aspire à la prière que s'il en a le besoin et répugne à l'acte de foi balbutié à heures fixes et en toute circonstance, de même il ne se complaît au chant qu'à l'instant où, joyeux ou triste, il en sent comme la nostalgie. Et c'est là ce que nous oublions. Par sa nature et par son effet, le chant doit donc conserver, à l'école et ailleurs, un caractère exceptionnel, disons grave. Inopportun et imposé, il rebute et n'émeut point. Souhaité et bienvenu, il apaise ou stimule , et toujours il élève. Des hommes faits pour la vie commune des affaires et de la cité se sentent plus fortement solidaires dans le chœur qui les a groupés; mais il est bon de les y préparer ainsi qu'à une communion un peu solennelle. Chantons mieux et à propos. Les Grecs mêlaient la musique à leurs mœurs ; mais l'hellénique sagesse ne fit jamais du chant l'accompagnement obligé des événements insignifiants de leur vie, privée ou publique : gardons cette mesure I Ainsi le veut le goût. Surtout, que le chant n'ait point une place immuable e~ mesurée dans l'emploi du temps. C'est au maître, et telle est bien la règle pratique en général, à choisir et le chœur et le moment. S'il aime la musique, je suis sans inquiétude : ses élèves chanteront bien et utilement. S'il ne la goûte ni ne la comprend, j'aime mieux qu'il s'abstienne. Liberté pour le maître. Qu'il décide lui-même, pour le plaisir des enfants et pour le sien, s'il commencera et terminera la classe par un chœur, exécuté posément et sérieusement; ou s'il la coupera ou non, aujourd'hui, par quelque chant; si les élèves désirent chanter, et quel chœur convient pour les recréer et sanctifier pour ainsi dire, les âmes à l'unisson, tel événement de la vie scolaire, municipale, nationale. Il faudrait aussi plus de goût dans le choix des chœurs appris à l'école primaire. Purgeons nos classes des chœurs insipides, qui les encombrent encore, ressassés pour les distributions de prix, et si banals, dont la musique vaut l'inspiration « littéraire » et la langue. On commencerait par les écoles normales, dont le répertoire est encore mal composé. Que de chœurs rebutants et stériles, vains exercices « musica,ux » annexés au cours de solfège, partitions bien
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faites pour inspirer le dégoût de la musique, leçons bruyantes qui dégénèrent en tapage d'indiscipline, et démoralisantes! Point de pitié non plus pour certains chœurs d'orphéons , « morceaux de concours i> au texte déplorable, et que nos élèves-maîtres ou maîtresses perdent leur temps à apprendre. C'est une tradition à instituer : est-ce donc si difficile? Des hommes de goût l'ont entrepris; les progrès sont trop lents encore. Qui n'aime les chants avec mouvements de Dalcroze, ou le goùt musical soutient le goût des attitudes aisées et gracieuses? Les chants de Bouchor sont devenus comme le bréviaire musical de beaucoup d'écoles 1 : qu'en dirais-je qui fût ignoré? Musique tour à tour attendrissante et joyeuse, au rythme alerte, mais parfois si émue et profonde, ou qu'épouse un joli texte, bien écrit et simple : voilà ce qui plaît à l'écolier de France. La voie est ouverte : l'initiative des maîtres curieux et enthousiastes peut pousser plus avant. Et que l'école populaire enveloppe l'enfant de calme beauté.
1. Chants populaires pour les écoles, par Bouchor et Tiersot (Hachette).
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[ On discute encore des avantages et des inconvénients respectifs de l'éducation privée, par exemple domestique, et de l'éducation en commun. La loi n'impose que l'obligation d'instruire l'enfant; elle laisse la famille juge du moyen, sous certaines réserves. Mais je tiens pour évident que seule l'éducation en commun est démocratique, et qu'ainsi l'école primaire publique répond aux besoins d'une nation républicaine] De même, je considère que le progrès démocratique serait accéléré si tous les enfants, sans distinction de fortune, de « classe >) et de condition sociale, passaient d'abord par la même école; si l'éducation publique était fondée par une institution scolaire unique. Question très grave, et à laquelle on ne peut répondre à la légère, pour des raisons trop connues. J'exprime le vœu que l'avenir réalise cette réforme, et, sous certaines garanties, réunisse tous les petits enfants de France, au moins en ce qui touche l'instruction élémentaire, dans la même école primaire. Je prends cette école telle qu'elle est, légalement et en fait; et j'en analyse l'action morale sur l'enfant qui la fréquente. Un des aspects de l'école primaire ne me semble pas avoir été suffisamment envisagé. En tant qu'institution collective, elle exerce sur l'élève une influence morale - bonne, mauvaise ou mêlée - qui, pour être indirecte et diffuse, . n'en est pas moins profonde, le temps aidant. L'instituteur doit en être averti, afin qu'il accroisse, de ses propres interventions, ce pouvoir éducateur de l'école considérée d'abord comme communauté. En groupant des enfants - ici des garçons, là des filles, garçons et filles dans nos écoles « mixtes » - du même âge pour une même tâche, pour un même programme d'instruction et de formation morale, dans une même discipline, l'école dégage une puissance que la meilleure éducation domestique ne connaît point.
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D'abord, sauf quelques cas exceptionnels, chacun de ces enfants s'y rend mieux compte de l'utilité de l'œuvre scolaire. Seul, et même si un très vif instinct l'aiguillonne à l'étude, il ne conçoit pas nécessairement qu'il doive s'instruire, surtout progresser; il manque au moins de termes de comparaison. En classe, il se rapporte aux autres, et il les rapporte à soi-même. Il discerne peu à peu l'inégalité des aptitudes, de la diligence, du savoir, des talents; il trouve dans cette expérience d'ordre proprement social une première justification des desseins scolaires, donc de son devoir. En même temps, l'école entretient chez ces enfants· réunis des dispositions intellectuelles et morales, une excitation à travailler et à apprendre, un vivant entrain, une allégresse : l'école est comme un jeu, grave et de qualité plus rare, mais un jeu bien organisé, auquel président des maîtres. L'émulation fait le reste. L'école enseigne tout naturellement à des enfants, et par l'efl'et de son fonctionnement, la docilité à l'entreprise éducatrice, comme elle leur fournit les moyens d'en recevoir le bienfait. Il y a ainsi dans la plus humble de nos petites écoles publiques une force d'entraînement, du fait qu'elle est communauté scolaire. D'entraînement au bien et au mal, il faut le dire; mais surtout au bien : j'en appelle à l'observateur exercé. Par exemple, on parle souven t entre professionnels d'une « tête » et d'une « queue » de classe, et du petit drame de leurs efforts réciproques pour triompher l'une de l'autre, sous le regard du maître souriant, inquiet ou désespéré - selon l'homme qu'il est : ce drame même est un facteur d'éducation morale. Aussi le reproche qu'on fait à des instituteurs « de ne s'occuper que des premiers )) est-il parfois étourdi ou imprévoyant : soutenus par le maître, les bons élèves ont sur ... les autres, peu ou prou, une sorte de pouvoir d'attraction. Quoi qu'on en dise, la réciproque est rare. Il suffit que le maître sache y pourvoir. Ce sont bien là des gains moraux très appréciables; un instituteur avisé les assure par le fait qu'il en prend d'abord conscience et sait discerner cet invisible, si j'ose ainsi parler. Il en est d'autres. L'école est une institution minutieusement réglée - d'aucuns disent: beaucoup trop - dans le détail. On y sait le prix des jours, des heures, des minutes. Au mur est suspendu l'emploi du temps: prenons ces mots dans un sens symbolique. L'instituteur a réparti au mieux - heure par heure, jour par jour, et aussi mois par mois - le programme qu'il doit parcourir et enseigne!'. L'autorité académique a souscrit à cette prévoyante répartition quotidienne et mensuelle, qui essaie de ne rien laisser au hasard . L'engagement pris a quelque solennité : il a force de loi et de parole donnée, dans cette école; et chaque élève y voit comme l'expregsion d'un dessein, d'une
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méthode, presque d'un serment, d'une fidélité aux tâches promises; en somme, d'une obéissance à un idéal, à une loi. Raillez ou non programmes, répartitions mensuelles, emploi du temps, maîtres si scrupuleux, inspecteurs si exigeants , l'efîet moral de cet exemple est indéniable. Heureux l'enfant qui en est touché de bonne heure, et qui a reçu cette leçon de prévoyance, d'économie et d'ordre pour toute sa vie! Par cette application à bien répartir comme à bien distinguer ses tâches, cette école enseigne à tout le moins la valeur du temps, et que le gaspillage en est irréparable. Pas une minute n'est ici perdue ou inemployée. Le repos y est prévu au même titre que le travail, la récréation et les jeux au même titre que l'étude. Un grave esprit anime cet ordre : autre leçon et dont l'enfant des milieux populaires doit profiter le premier. L'école tout entière l'exhorte et l'accoutume à régler ses activités sur une pensée qui les pénètre; à méditer ce qu'il fait; à penser à ce qu'il fera ensuite, aujourd'hui, demain, plus tard; à prévoir autant qu'à se souvenir; à spiritualiser la matière de ses .études en les reliant à une haute préoccupation; à mêler ainsi un peu d'infini à la tâche la plus brève, d'idéal à l'exercice le plus pratique; et, puisqu'il est en cette école associé à d'autres enfants, elle le prépare, au moins dans une certaine mesure, à vouloir que l'ordre règne dans la société même pour la commodité et la sécurité de tous, donc à y instituer le régime de la loi. Pour notre démocratie encore chaotique, il est des leçons moins urgentes, moins utiles. La plus reculée de nos écoles primaires, au hameau le plus isolé, donne chaque jour cette leçon p·a r cela seul que cette école est et vit. Elle enseigne, même médiocre, la beauté de l'ordre dans le travail commun. A l'instituteur d'aviver cet enseignement et d'en prolonger l'effet. Il n'est pas seulement le témoin de ces leçons que donne l'école org·anisée : il les provoque, les encourage, les assure, et tout d'abord à l'aide du « règlement » qu'il affiche aux murs de la classe, et dont il enseigne à l'enfant le respect. J'ai sous les yeux un de ces règlements scolaires, composé par un instituteur habile et vigilant, et qu'il a reproduit aussi sur la couverture des cahiers d'élèves : un exemple, entre tant d'autres, de ce que peut le maître pour accroître le pouvoir moralisateur de son école. Le voici :
ARTICLE PREMIER. Les élèves doivent se présenter à l'école dans un état constant de propreté; ART. 2. - Les élèves doivent se trouver dans la cour cinq minutes au moins avant l'heure de la classe; ART. 3. - Au signal donné un quart d'heure avant chaque rentrée, les élèves doivent prendre leurs précautions pour n'avoir pas à se déranger pendant la classe;
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ART. 4. - Pendant la durée des classes, les élèves ne doivent sous aucun prétexte quitter leurs places sans en avoir obtenu la permission; ART. 5. - Toute communication entre élèves est absolument interdite pendant les classes; ART. 6. - Les cahiers, livres et autres objets à l'usage des élèves doivent être tenus dans le plus grand ordre; ART. 7. - Il est interdit de cracher dans l'école, d'y jeter du papier ou quoi que ce soit; ART. 8. - Les élèves ne doivent jamais avoir de porte-plume ou de crayon soit derrière l'oreille, soit à la bouche; de même qu'il leur est interdit de se mettre dans la bouche des billes, des plumes ou toute autre chose qui pourrait occasionner un accident; ART. 9. - Les élèves ne doivent jamais se quereller, ni se battre, ni se livrer à aucun jeu violent; tous les jeux dangereux sont formellement interdits; ART. 10. - Les élèves ne doivent avoir dans la cour aucun objet de nature à occasionner un accident, tels que couteau, bâtons, règles, porteplumes, crayons, etc.; ART. 11. - Il est absolument interdit de dénicher les nids des oiseaux utiles, et de maltraiter ou faire souffrir les animaux; ART. 12. - Les élèves doivent avoir une tenue convenable à l'extérieur de !'École; être polis et montrer par là qu'ils profitent de l'éducation qui est donnée en classe.
Là où le maître sait soutenir les leçons de l'école, croit-on que l'enfant ne s'en trouve pas, à la longue, heureusement touché? Et puisqu'elle tend à ordonner l'effort des enfants qu'elle groupe et discipline ainsi, l'école est sociale. Plaçons l'instituteur et maintenons-le à ce point de vue supérieur, d'où il découvre toutes les perspectives de l'éducation républicaine. L'école primaire publique peut d'autant mieux réaliser cet ordre qu'elle élève des enfants d'une origine sensiblement commune, paysans ici, ouvriers là, petits commerçants ailleurs et employés, de condition sinon toujours identique, du moins très voisine, et dont les aspirations essentielles sont quasi les mêmes. C'est ce qui donne à notre école primaire publique je ne dis pas son unité, mais un air de famille : aucune autre institution scolaire ne l'offre à ce degré. Or, même dans ces milieux populaires où la solidarité des intérêts économiques rapproche les individus , l'école primaire joue un rôle conciliant parce qu'elle est publique et gratuite. Le paysan est souvent contraint de vivre isolé; son labeur a quelque chose de solitaire, même aux jours où le retour périodique de certaines tâches l'unit à d'autres. Les familles rurales sont comme dispersées; elles sentent rarement la communauté de leurs intérêts, encore moins de leurs
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besoins supérieurs et de leur destinée. Un individualisme tenace, sinon un égoïsme traditionnel , fait tant de paysans réfractaires à toute solidarité consentie I A la ville, l'extrême division du travail, la hâte fébrile à utiliser les heures brèves pour l'activité et pour le repos, juxtaposent plus qu'elles n'associent les familles d'ouvriers qui auraient tant à gagner à se connaître, à se fréquenter. Regardons-y de plus près . Ces hommes, paysans à la glèbe et artisans à la machine, dont la destinée est pareille et pareille l'espérance, ne se sentent pas moralement reliés; du moins, le sentiment de ·cette solidarité n'est pas instinctif en eux : c'est une tradition séculaire qui les assemble, sans les concerter. Groupant leurs fils, leurs filles quelques heures par jour et pour quelques années, enfants du même village et des hameaux prochains, de la même bourgade, de la même rue, du même quartier, l'école publique crée un lien vivant, et pourtant spirituel, entre les foyers qu'absorbent et qu'isolent les soucis du jour. Entre tant d'hommes qui n'ont pas assez conscience qu'ils sont concitoyens, qui ne savent encore que mettre en commun du labeur et de la souffrance, l'école suscite un intérêt et une sympathie d'ordre plus élevé : elle est le rendez-vous de leurs meilleures pensées et de leur plus cher amour; et elle exprime par la voix et le regard de ses écoliers, groupés à l'heure où leurs parents, peut-être, se séparent ou s'opposent, les espoirs et les aspirations des famill es que l'enfance studieuse unit. Cette école anime la vie de ces paysans, de ces ouvriers, de ces petits commerçants, de ces petits employés, civils et militaires, d'une commune préoccupation, où entrent à la fois l'affection pour l'enfant et le respect pour l'école. Ce furent d'abord les petits enfants eux-mêmes qui, assemblées autour d'un maître, se rapprochèrent et se lièrent, s'étant connus. La camaraderie a réuni ces enfants jusqu'à ce jour étrangers l'un à l'autre, ou presque. Nouées en classe aux heures laborieuses, dans la cour, pendant les jeux, sur les chemins, au retour et par les rues, ces relations ingénues se prolongent au delà de l'école. Elle s'étendent, aux jours où chôme l'école, mais alors que son esprit énergique continue d'émouvoir le cœur et la pensée de ces petits écoliers, et, de proche en proche, elles gagnent les familles mêmes, attendries par le charme qui les met en présence et les fait se reconnaître. C'est comme une onde de fraternité qui, partie de l'école, traverse le village, la cité; elle va se propageant dans le peuple, ébranle la masse, met en mouvement l'opinion; et à certaines heures, c'est la France entière qui en est remuée : elle vibre de la vibration même qui émeut ses petites écoles primaires et qui ne s'évanouira pas. Débordant son programme didactique, l'école qui abrite réguliè-
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rement les enfants du peuple travaille ainsi, pour sa part et à sa façon, à la diffusion d'un esprit public. En ce sens, elle est vraiment un foye r républicain. Les enfants qu'elle élève en sentent le charme dès le premier jour; une émotion grave les pénètre; ils sont saisis par une pensée organisatrice, qui les groupe et discipline. Ils ne sont pas seulement assis les uns auprès des autres, voisins , pour quelques heures, pour quelques instants - tels des voyageurs dans la salle d'attente où ils se rencontrent fortuitement, au demeurant étrangers l'un à l'autre. Le moindre des exercices scolaires rappelle à l'enfant le plus léger et le plus étourdi qu'il est unité d'un tout organisé : cours et section, division, classe, école, selon son âge, ses aptitudes et ses connaissances. Même médiocre et peu active, même entre les mains d'un instituteur sans talent ou routinier, l'école publique est une collectivité ordonnée et policée. L'instituteur en exprime l'unité de dessein; et comme il assume à lui seul l'enseignement tout entier, cela même est un bienfait pour ses élèves : ils s'attachent à lui plus for tement, et son action sur eux est continue. Ils aiment davantage l'école que personnifie un homme, une femme; s'instruire, s'élever,· c'est pour eux tout d'abord s'attacher à cet homme, à cette femme; leur obéir avec déférence, les suivre avec foi, se laisser conduire en toute confiance par lui, par elle, et trouver dans cette touchante docilité le secret d'être libres un jour. Par l'attrait du maître, l'ensemble scolaire entraîne l'enfant dans un mouvement de progrès collectif et d'organisation nationale. Confusément d'abord, peu à peu plus clairement, l'enfant a compris ce caractère social de l'école; et il s'accoutume à en rattacher l'activité entière, comme la sienne, à une fin très haute, qui dépasse tous ces petits écoliers; qui dépasse le maître aussi .... L'enfant y baigne, si je puis ainsi dire, dans une atmosphère sociale. Il est membre d'un ensemble qui a une âme, un obj et, une loi. Avec les ans, cette première leçon de solidarité, déjà de civisme, développera' chez l'enfant de féconds effets démocratiques, et tout d'abord le sens social. C'est une sympathie, à la lettre, que l'école entretient chez l'enfant, alors même qu'il ne s'en rend point compte. Pour être indirecte, cette influence scolaire n'en est pas moins profonde : le tempérament français préfère aux meilleures leçons cette naturelle accoutumance, et qui lui semble présenter aussi plus de grâce. C' est bien une leçon, grave et forte, que l'école donne ainsi à l'enfant ; il la respire plus qu'il ne l'écoute; pourtant il s'en nourrit et elle le forme. Aussi ne conseillerais-je pas à un maître de la commenter à tout instant, pour ainsi dire de l'extraire du milieu scolaire afin de la traduire didactiquement, ni de la formuler - au moins trop tôt. Mais un maître
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avisé sait soutenir les leçons que dégage son école. Il suffit qu'il la sente vivre et agir en lui-même. Il encourage en toute occasion l'éducation sociale qu'elle donne silencieusement. Cette utilisation méthodique des heures et des minutes , cette répartition des enseignements et des leçons, cet aménagement aussi rationnel que possible des tâches scolaires, cette règle disciplinaire, cet ordre et cette communauté ont quelque chose de conventionnel, d'artificiel, disons d'idéal, si l'on compare l'école à la société. En ce sens l'école prépare mal l'enfant à la vie : adulte, il ne retrouvera pas au dehors de l'école l'harmonie qu'elle réalise, à laquelle elle accoutume l'enfant. L'ordre scolaire semble donc mal familiariser la jeunesse avec l'apparent désordre social; avec l'imprévu de l'activité collective et ce qu'elle a d'irrégulier, d'accidentel, sinon d'anarchique dans notre société encore imprégnée si l'on peut dire de conceptions, de traditions à la fois individualistes et autoritaires. Ce péril ne doit pas être exagéré; mais retenons l'objection. C'est Spencer qui a écrit: l'éducation implique une adaptation au monde tel qu'il est maintenant - a certain (ilness for the world as il now is 1 .D'où il résulte qu'une éducation dont l'objet est élevé risque de rendre la vie intolérable, impossible. En pressant un peu cette idée, on en ferait aussi jaillir la condamnation d'un système scolaire qui, par définition, n'adapte point à cette vie puisqu'il veut au contraire la modifier - mais du même coup perpètre donc le malheur de l'enfant en le déclassant, le dévoyant, l'isolant? A ce compte, faut-il supprimer l'éducation ou bien rendre l'école en quelque mesure complice des imperfections, des erreurs, des perversités sociales? Élever l'enfant, ce serait le désabuser dès le jour où il saura lire, et lui enseigner sinon l'égoïsme et le vice, du moins la défiance afin que rien ne le surprenne quand l'âge le mettra en présence des hommes. Serait-ce cela préparer à la vie? Mais, en revanche, qui préparera l'enfant à obéir à ce qu'il a de meilleur en lui, à céder à ses instincts généreux, au désir de mieuxêtre qui s'est éveillé dans sa conscience? Sous prétexte de le « préparer i> à la société telle qu'elle est, afin qu'il n'en soit ni dupe ni victime, et de l'armer pour la lutte vitale, faudra-t-il refouler en lui toute impulsion libératrice, toute aspiration désintéressée, tout dévouement, toute volonté de progrès et de perfection, et retenir les élans de son cœur? L'éducation ne serait plus qu'une vigilante résistance à son courage, à sa générosité native, à l'humanité. Toutefois, l'observation de Spencer peut nous mettre en garde contre une éducation romanesque ou qui ne tiendrait pas assez
1. Éducation : Mol'al education, p. 72 (édition populaire, Watts q Co., Londres).
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compte des nécessités de l'état social contemporain. Il suffit que notre école primaire entende par préparer à la vie préparer à ce qu'il y a de meilleur dans notre société, ce qui y correspond au meilleur de la nature enfantine et humaine, et, si possible, communiquer à l'élève la volonté, la force de parfaire les mœurs et les institutions. D'ailleurs, le jour où, sous prétexte d'utilitarisme et d'éducation pratique, on voudrait régler ainsi l'école sur le milieu , il faudrait choisir entre ce qu'il a de plus noble et ce qu'il a d'imparfait. Cela revient à dire que le réformateur chercherait en soi-même le critère dont il userait pour établir ensuite cette distinction, ce choix, et assigner à l'éducation telle ou telle fin. Mais quel homme concevrait l'école comme ayant pour objet de servir le mal, là même où il apparaît triomphant et pompeux, paré du prestige de la tradition, de l'autorité, de l'opulence, de la faveur? Quoi qu'il fasse, préparer les enfants à la vie, c'est les élever pour une vie meilleure. C'est à ce qu'il y a de plus pur et de plus digne en lui-même qu'il adapte l'école. Qu'on ne s'y trompe point: c'est l'idéal qui anime le plus réaliste des desseins pédagogiques; et il n'y a pas de plus évidente réalité que l'idéal humain, sinon l'immortel effort pour l'atteindre. Dans les limites de son pouvoir moralisateur, j 'allais dire révolutionnaire, notre école entreprend légitimement de modifier le milieu social par l'enfance mieux élevée. Adapter à la vie, c'est adapter à la vie qui sera - parce qu'elle se fait .... Si l'école, au nom d'un utilitarisme mercantile, abandonnait jamais cette entreprise, elle livrerait l'humanité pour un temps à la barbarie; mais la volonté de bonheur et de progrès qui entretient chez l'homme le courage du mieux reconstruirait bientôt l'école détruite; et l'homme y ranimerait l'éternelle espérance. Au surplus, pourquoi craindre chez l'enfant cette déception? Il ne passe point de l'école à la vie sans transition. Devenu majeur, une progressive accommodation s'est faite de sa pensée au milieu. Un équilibre s'est établi, peu à peu, entre la conception de la vie telle que cette organisation scolaire la lui faisait chérir et celle que l'expérience lui a depuis révélée. Sur tel point, « la vie » vérifia l'école ; sur tels autres, elle l'a contredite. La société lui apparaît toujours en deçà de l'idéal qui planait sur l'école et l'organisait; mais si cet homme est vaillant, il puise dans le sentiment de cette disproportion le courage de la diminuer: c'est alors l'école qui attire la société. S'il est pusillanime, il raille l'idéal de l'école et les leçons du maître, cède aux suggestions mauvaises du milieu, y choisit non ce qui l'exaltera, mais ce qui l'avilit; et c'est alors la société, ce
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qu'elle porte en elle de mauvais ou de brutal, qui attire l'école. Il y a une oscillation de l'homme entre son enfance et la vie, entre récole et la société même. L'homme clairvoyant et sûr de soi sait à quels points se fait le raccord; l'homme étourdi ne voit que l'opposition, et, mal conseillé par son égoïsme, cède au mal, se croyant plus avisé. Ce drame est humain. A l'école d'assurer le triomphe de ses leçons les plus subtiles, et tout d'abord de la leçon d'ordre et d'harmonie qu'elle donne à l'enfance. Notre école primaire est comme la pointe avancée de l'idéal français dans la société républicaine : elle est une des grandes forces organisatrices de démocratie policée. Tout n'y est-il donc que bienfait? L'institution de l'école publique comporte quelques risques graves. Obligatoire et gratuite, l'instruction primaire, l'école - particulièrement dans les cités industrielles - mêle des enfants venus de milieux très inégaux en dignité, confond des élèves qu'il serait souvent très sage de séparer. C'est un fait: examinons-le sans passion. Quelle mère, quel père soucieux des mœurs et de la dignité du foyer accepte sans appréhension, sans émotion que son enfant soit camarade de classe, de travail, de jeu d'enfants vicieux ou « mal élevés », grossiers de langage et de mœurs, venus de foyers où le mauvais exemple et l'inconduite sont si fréquents? Et comment l'instituteur ne serait-il pas ému lui-même en songeant à quels dangers l'école qu'il dirige, s'il la dirige en effet, expose les meilleurs, les plus sains - je ne parle pas seulement du danger que court leur santé - de ses élèves? Gardons-nous de rien exagérer. Les enfants les plus suspects, donc les plus à craindre par l'influence pernicieuse de leur conduite et de leur exemple, ne viennent pas tous, ne viennent pas nécessairement des milieux inférieurs; mais à ne considérer que la généralité des cas, il est vrai qu'en tant qu'école publique et gratuite, l'école primaire accueille l'enfant maladif, ou grossier, ou malpropre et vicieux au même titre que l'enfant sain, net, mieux « élevé », loyal. Elle les fait asseoir l'un auprès de l'autre; c'est l'aptitude, c'est la diligence qui leur assigne leur place dans l'ordre scolaire; et le talent s'affirme souvent là où on l'attendait peu. Cette juxtaposition n·est point sans périls. Pour un enfant vicieux qu'elle amende, que d'enfants honnêtes menacés de déchoir si le maître et la famille n'y veillent! Il n'est point indifférent à une mère, à un père de savoir que leur enfant peut subir l'influence d'un camarade d'école dont l'exemple est fâcheux. Prudents à choisir leurs propres relations, veut-on qu'ils se désintéressent des relations que la loi et leur pauvreté imposent à leur fils, à leur fille en classe? Ce risque est plus grave dans les villes. A la campagne, la corn-
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munauLé d'origine et de milieu est à peu près complète; mais veillons quand même. En supposant que des familles ne soupçonnent point ce risque, ou ne veuillent pas s'en émouvoir, notre vif souci de progrès moral démocratique nous ordonne de l'écarter en leur nom, et fût-ce à leur insu. Regardons-y de plus près encore. Populaire ou « bourgeoise », gratuite ou « payante », surchargée d'élèves ou peu fréquentée, une école expose les enfants étourdis ou faibles à certains exemples démoralisants : l'école primaire ne fait pas exception. Encore faut-il s'entendre et, pour ainsi parler, démonter le mécanisme de la contagion. L'expérience révèle que si un enfant « mal élevé » et un enfant c< bien élevé » sont réunis, c'est plutôt le premier qui influence le anque pas second. Un observateur superficiel, ou de parf · de conclure que la nature humaine a une 1,,·l!jJ~~lt:Jœ...trr1~~ mal; et il en tire la légitimité des systè, .. ,. .,,....,VP fessionnelle ou théologique. Dans la gén cy ~out autrement. Ce n'est point parce que l'e plutn.PAuya1 :I~ ue l'enfant « l'imite » : c'est qu'il y découv ~ elque chose d'i · vu, de d'inédit; l'affirmation d'une liberté plus u cieuse, d'un g.g verve et de crânerie, peut-être de courage; i\1¼9 ti discipline sciemment coupable, mais à l'in 1/ n<!>é.iô&'y vais ii exemple, en somme, lui plaît non par ce -qÜ'il contient de vicieux ou d'illicite, mais par ce que l'enfant y a cru reconnaître de recommandable, en un certain sens de fier et de généreux. Il n'y a là ni subtilité ni sophisme, encore moins excuse à tout prix. Ainsi le camarade malpropre ou débraillé est, pour cet enfant, moins sale et répugnant que pittoresque, << drôle », curieux à voir, sinon intéressant par sa négligence même, qui amuse la classe, à l'occasion. Le paresseux semble, par son refus de travailler ou son ingéniosité à esquiver les tâches, manifester une espèce de courage, ou la joviale résignation à se complaire dans l'incurie, ou l'adresse c débrouillarde », que la famille, le maître lui-même vont parfois c vantant et requérant. Le camarade turbulent, indiscipliné, désobéissant est un <c gaillard», un<< type >i hardi, supérieur à la punition et au châtiment, un héros dans son genre. Le vicieux précoce en impose non par l'indignité de ses actes, de ses fréquentations, de ses habitudes, mais par une manière de prestige personnel, une originalité un peu aventureuse, une maturité d'homme averti et qui connaî t la vie. Le mal retient ainsi l'attention des enfants, dans bien des cas, non pas en tant que mal, mais par celqu'il semble impliquer de bien. Cela revient à dire que même l'imitation d'un acteJ_mauvais;peut ne pas compromettre l'imitateur et, dans une certaine mesure, exercer
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tout d'abord en lui des facultés morales. Il imite l'acte qui, par quelque côté, flatte en lui un généreux instinct. Le danger est indéniable; mais il n'est pas alors dans la contagion même du mal : sondons d'abord le mobile , l'intention. Le danger, en pareils cas, est dans la confusion de la conscience, ignorante et non éclairée. Le problème de l'éducation consiste dès lors, dans ces cas mêmes, moins à refouler des instincts vicieux qu'à solliciter et instruire les instincts favorables. Et c'est toute l'éducation .... Ainsi déterminé, le risque de promiscuité que l'école en tant que communauté fait courir aux meilleurs élèves est tout autre, à coup sûr bien moins redoutable qu'on l'affirme. C'est la naïveté qui expose un enfant ignorant à l'imitation d'exemples que nous savons et déclarons mauvais . A nous de l'éclairer, de le mettre en garde contre cette duperie et cet abus. Comment y réussir dans des classes, des écoles où se pressent trop d'enfants? J'ai dit que ce risque de démoralisation contagieuse est surtout grave dans nos villes. Il s'accroît dans la mesure où l'école est surpeuplée; et c'est le contraire qu'il faudrait. A la campagne, l'école primaire a généralement un nombre restreint d'élèves - si mêmP,, dans certains hameaux , il est suffisant. C'est à la ville grouillante et redoutable, cruelle à l'enfance et démoralisatrice par tant d'exemples, qu'un instituteur peut le moins espérer suivre avec soin chacun de ses élèves et faire au mieux sa tâche : l'école est trop peuplée. Quelle contradiction! Et aussi quels périls! On ne le voit, on ne le dit pas assez. La communauté scolaire tend à devenir malfaisante normalement. Pour que l'école primaire rende les services que j'ai analysés au début de ~ chapitre, et, d'autre part, pour qu'elle lutte avec succès contre les risques que je viens de définir, il faut que le nombre des enfants y soit peu élevé. Ni trop, ni d'ailleurs trop peu, pour des raisons bien connues. Sinon, ce n'est plus une école organisée : c'est un troupeau, sommairement discipliné , une garderie; et l'atmosphère de cette école en es t toute changée. C'est alors l'incertitude, le hasard , l'aventure; ce sont tous les périls de l'inconnu; c'est la fatalité de forces mal contenues ou livrées à elles-mêmes, soit qu'elles échappent à l'attention des maîtres, excédés et surmenés, soit qu'ils se sentent impuissants à les discipliner ou combattre. Une telle école n'est pas, ne peut pas être dirigée; ou bien elle ne l'est que d'une façon incertaine, toujours intermittente. A l'occasion, elle travaille contre elle-même. Le moins qui puisse advenir, c'est que l'école échoue. D'où la nécessité d'alléger partout les effectifs scolaires, surtout
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dans les écoles urbaines, au cœur des cités et dans les faubourgs où la population est trop dense; et le moyen pratique, c'est d'augmenter le nombre des écoles et des classes, dans les villes d'abord. Objecter que c'est grosse dépense, ce n'est pas répondre; ce n'est pas nier non plus les périls auxquels il s'agit de parer, et dont les plus sûrs amis de nos écoles publiques ne sont pas assez instruits. L'école trop peuplée est plus qu'une illusion : elle est périlleuse en effet et, par son jeu même et son fonctionnement d'institution collective, désorganisatrice au moins autant que moralisante. Si l'on veut - et quiconque ouvre une école le veut - que l'instituteur enseigne avec entrain, qu'il exerce sur tous les enfants une surveillance active, encore que discrète, en classe et dans la cour, au travail comme au jeu, la première condition est de réduire le nombre de ses élèves dans toutes les écoles où il se voit débordé, parfois vaincu. Surtout, pas de réglementation uniforme et bureaucratique l Dans certains quartiers de grandes villes, où les familles vivent dans des conditions aussi peu défavorables que possible, je conçois qu'une école, une classe puisse être, à la rigueur, nombreuse. Dans les parties diteis populaires et ouvrières, où la pauvreté, la misère étale ses tristesses et ses hontes, où l'enfance est le plus menacée, où par conséquent l'œuvre scolaire est d'autant plus délicate et d'abord plus urgente, l'école ne devrait recevoir que très peu d'enfants : le nierait-on ? A ce prix, elle exercerait sur eux une influence moralisatrice et, par eux, atteindrait peut-être le milieu familial. En même temps que serait atténué le risque inévitable des contagions avilissantes, l'école agirait comme puissance de discipline morale et d'organisation sociale. Double gain, double progrès. Double devoir pour nous. Portons notre attention sur un autre point. Trop peuplée, l'école la plus dévouée à sa tâche est contrainte, par nécessité de discipline d'ordre extérieur, pour ainsi dire matériel et mécanique, d'uniformiser là où la République espérait susciter l'originalité individuelle. Bon gré, mal gré, et pour assurer un minimum d'activité studieuse dans un minimum d'ordre, cette école dresse plus qu'elle n'élève, contient plus qu'elle ne développe, résiste à l'enfance plus qu'elle ne l'encourage, et réprime plus qu'elle ne prévient - brutale et niveleuse par nécessité disciplinaire, n'ayant ni le loisir ni la possibilité d'être attentive à la diversité des enfants, de leurs goûts et inclinations, de leurs instincts, de leurs aptitudes, j'allais dire de leur visage intérieur, des promesses de leur âme et de leur pensée. Et elle uniformise dans la mesure même où son action est efficace. Education de sujets obéissants; mais de libres citoyens, non pas!
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Chargée de toutes nos espérances libérales, cette école est anti-républicaine. Si l'on permet cette image : l'instruction populaire n'y est plus qu'un méthodique cc sabotage » des intelligences et des cœurs. Si le législateur et les municipalités ne multiplient pas écoles et classes, tout autre moyen n'est qu'un palliatif, un expédient indigne d'une démocratie républicaine. Dans l'éducation que peut donner une école bourdonnante d'élèves en surnombre, rien n'est sûr, rien ne s'achève, rien ne se forme vraiment. Ébauche et confusion, et toujours péril de déformation morale, d'aberration, de culture antirépublicaine au premier chef. Ce n'est pas assez de dire qu'en l'espèce l'école la plus ardente à son devoir fait faillite : elle conspire contre l'intérêt national par son institution et son fonctionnement mêmès. Impuissante àfformer il'enfant, elle s'avoue débordée comme inhabile à régler les forces, morales et immorales, qui jouent naturellement parmi tant d'enfants groupés. Elle va au hasard, encourageant ou réprimant à l'aventure, au petit bonheur ....
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LA DISCIPLINE : RÉCOMPENSES ET PU_ NITIONS
L'école ne peut poursuivre son œuvre que si l'enfant y est soumis à une règle commune : nous touchons à la question de la discipline scolaire, dont l'importance est grande dans l'éducation démocratique. J'entends par discipline scolaire l'ensemble des moyens disciplinaires proprement dits - récompenses et punitions, et me borne dans les pages qui suivent à quelques observations générales. Nul ne conteste l'heureux effet des récompenses, et l'accord est vite fait dans cette partie de la pédagogie. La récompense est humaine essentiellement; aussi plaît-elle à l'enfant, non pas seulement, non pas tant parce qu'elle flatte son amour-propre, à l'occasion sa vanité, ou lui cause quelque plaisir, mais parce qu'elle satisfait chez lui un instinct de justice : méritant, il considère comme très juste d'être récompensé. Une éducation démocratique doit faire souvent appel à cet instinct. Les moyens coutumiers dont un instituteur se sert pour récompenser ses élèves sont comme consacrés par cette nécessité morale plus encore que par la tradition. Si la récompense n'est que cela, elle reste souvent vaine. Sans doute, elle correspond bien à une action ou à un sentiment louables et méritoires : un enfant est récompensé parce qu'il a été sage, propre, attentif et studieux, poli, obéissant, etc. Seulement, il importe qu'il continue à être ce pour quoi on l'a récompensé. Le mérite accidentel est de valeur bien faible; nous recherchons l'habitude du bien et de l'effort vertueux. La récompense est bonne si, au lieu de n'être qu'une sorte de dédommagement à une peine, elle aiguillonne cet enfant au travail soutenu, à la sagesse constante, à la propreté persévérante, etc., et, s'appuyant sur ce passé qu'elle loue, prépare l'avenir. Le maître soucieux d'éducation se place toujours à ce point de vue quand il récompense. La récompense utile lie l'enfant pour de nouvelles actions méritoires. Elle le loue, et c'est justice; mais elle l'exhorte aussi à faire mieux encore; elle le met affectueusement en demeure de persévérer; elle l'entraîne.
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Toute récompense qui n'atteint pas ce but, à plus forte raison si elle ne se le propose point, est inefficace. La récompense éclairée rassure un enfant sur lui-même non seulement parce qu'elle le dédommage d'une peine ou d'un effort, mais parce qu'elle vient lui démontrer qu'il ne s'est pas trompé ni abusé, qu'il a agi sagement, et qu'il avait bien raison de croire en la noblesse de son effort, en l'équité de la vie. On peut espérer qu'il transportera dans la société cette satisfaction scolaire, cette confiance dans la justice même. Mieux encore : la récompense l'a informé de sa faculté de labeur, d'énergie, d'attention, de volonté morale, de progrès, d'endurance, etc. : il sait, à n'en plus douter, qu'il est capable de refaire ce qu'il vient de faire; il se sent donc accru autant que récompensé, encouragé plus que loué; et cette récompense est plus un conseil qu'un éloge. Bref, il trouve dans la récompense non pas l'occasion de s'enorgueillir, mais une raison de persévérer, de faire mieux encore. Telle est la vertu éducatrice de premier ordre du plus humble moyen de récompense, louange, honneur, hochet .... L'observation nous montre que les récompenses les plus communément employées, et pas seulement à l'école, atteignent ce but par exception et, plus encore, développent chez l'enfant des émotions d'ordre inférieur, antidémocratiques, sinon immorales. Le moins clairvoyant des instituteurs sait que le bon point, la bonne note, l'éloge, le rang de composition, la distribution des prix excitent souvent chez ses élèves une légèreté vaniteuse, de la suffisance, ou une facilité trop grande à se croire et à se dire contents d'eux-mêmes, une très fâcheuse dispositi~n à s'accommoder d'un effort bref ou médiocre; ou bien aussi l'envie, la jalousie, la déception rancunière, le dépit mauvais conseiller, une très regrettable susceptibilité. Par ces effets, la récompense risque de démoraliser un enfant. Non seulement elle n'atteint pas son but, mais elle déprave en quelque mesure si un maître n'en sait user. En cette matière, qui ne réussit point compromet l'éducation. Le maître ne sait pas toujours éviter un autre danger. Ce n'est pas seulement l'abus, c'est l'institution même des récompenses qui risque de fausser chez de jeunes enfants le ressort de leur activité · morale. Craignons qu'ils ne travaillent que pour être récompensés! Cc qui ne doit être qu'un moyen devient alors le but de l'effort, de l'application persévérante. Vous dites à un petit garçon, à une petite fille : <c Si tu es bien sage, tu auras ceci ou cela pour la récompense >>. Si cette promesse a un effet heureux sur sa nonchalance, son étourderie, sa dissipation, je vous en félicite : mais n'abusons point. Systématisez cette façon de faire; appliquez-la à tous les enfants, sans distinction d'âge ni de tempérament; accoutumez-les à
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concevoir toute tâche comme dirigée et soutenue par l'espoir d'une récompense - et voyez ce qu'il advient de votre élève. C'est ainsi qu'on dresse des chiens savants par l'appât d'un morceau de sucre; , mais n'allons pas nous vanter de ce grossier système d'attraits appliqué à des enfants, à des hommes. On ne veut pas les « dresser » : on espère les instruire et les élever. Cette sorte d'émulation par la récompense est artificielle et peu digne. Quand elle viendra à manquer dans la vie, où rien n'assure l'homme de la récompense et du morceau de sucre, où donc cet enfant devenu adulte puisera-t-il la force de progresser? Quelles raisons se donnera-t-il à lui-même de progresser en effet? Pourquoi vouloir qu'il se perfectionne si la récompense reste aléatoire, ou si, même promise, elle manque, ou lui paraît insuffisante a priori? C'est toute son éducation qui est manquée; à moins que le bon sens, l'expérience, l'adversité ou l'aide des hommes n'y mettent ordre. Mais même dans cette hypothèse optimiste, quel dommage que l'éducation première n'ait pas été plus prévoyante 1 Cette conception de la récompense est une sorte de marché conclu avec l'enfant, et bientôt une corruption de sa générosité. Pour quelques résultats heureux obtenus, quel avilissement! Tout en constatant l'amélioration du système disciplinaire dans nos écoles publiques, F. Lichtenberger signalait l'opinion émise par l'un de ses collaborateurs. << Le système disciplinaire aurait besoin d'être mieux orienté; il se sent généralement d'un mercantilisme qui donne trop pour mobile l'intérêt à la conduite des élèves. Il faut évidemment soutenir la volonté vacillante des enfants; c'est l'acte moral qu'il faut avant tout produire, et c'est la satisfaction de l'avoir produit qu'il faut avant tout lui faire goûter. La récompense devrait plutôt soutenir, encourager l'effort vers le mieux que payer le succès 1 • )) On ne saurait mieux dire. Au point de vue pédagogique, la question se ramène à ceci : la récompense étant dans le sens de la nature humaine et recélant une force de progrès qu'on peut utiliser pour élever l'enfant, quels sont les meilleurs moyens de récompenser? Récompenser un enfant, c'est lui révéler l'accord qui s'est fait entre son activité, intellectuelle ou morale selon le cas, et sa conscience; entre son désir de savoir, de comprendre, de sentir, de jouir et le résultat de ses efforts mi-inconscients, mi-volontaires, à la fois instinctifs et délibérés. Au maître avisé à choisir les moyens selon l'âge, le tempérament, les goûts des élèves, qu'il connaît, qu'il doit connaître individuellement. Récompenser, c'est dire à celui qu'il récompense : « Tu es dans la bonne voie : restes-y 1 Tu as obéi à
f. Rapport sur l'éducation morale dans les écoles primaires, i889, p. 37.
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ce qu'il y a de meilleur en toi afin de résister à ce qu'il y a de moins bon : persévère i Tu vois bien que tu es fort el maflre de ta force. » L'instituteur trouve alors, tout naturellement, le langage et le ton qui conviennent. Cette récompense éclaire l'enfant sur lui-même, l'appelle à la vie réfléchie, dégage de sa conscience la force obscure qui l'a aidé à bien faire. On peut dire qu'une telle récompense ouvre les sources mêmes de la vie morale. A mesure qu'il grandit, l'enfant débrouille mieux cette intimité un peu mystérieuse; et chacune des petites victoires qu'il remporte sur lui-même, un peu de réflexion l'y aidant, est une attestation triomphante de la force de vie qui le promeut. C'est donc une sorte de révélation que la récompense amène peu à peu. Au début, l'enfant récompensé croit n'avoir que satisfait son instituteur, son institutrice, qu'il aime et veut imiter : cet amour même l'encourage à bien faire. Puis il sent que c'est à lui-même qu'il fait plaisir, que c'est à lui-même qu'il obéit; l'autorité à laquelle il se montre si docile, c'est sa conscience. Il jouit de sa récompense parce qu'elle le réconcilie avec soi-même ou l'entretient en joie. Puis il en jouit parce qu'elle l'enhardit à exercer ses forces et sa volonté de bien : il se connaît déjà mieux. Il ne sait pas encore tout ce qu'il peut; mais il sait déjà qu'il peut beaucoup quand il veut. Entre les mains d'un maître habile et peu prodigue de louanges, la récompense aiguillonne des forces morales insoupçonnées de l'enfant, et qui lui servent à refréner aussi des instincts mauvais ou dangereux. L'enfant ainsi éclairé sur soi-même développe ces forces morales dans la mesure où il en use avec une assurance croissante. Et l'enfant découvre un jour, un peu plus tôt, un peu plus tard, dans la joie ou dans l'adversité, que son activité s'accorde de plus en plus avec son principe même et le maintient dans sa voie. Cela, c'est vivre, et selon la nature, librement dans l'obéissance à soi-même. La récompense se confond donc avec l'éducation morale telle que je l'ai définie. Le système des récompenses n'est point quelque chose d'extérieur à l'éducation morale démocratique, ou de superposé à son dessein : il est au cœur même de l'école républicaine; et il la sert directement dans son ambition d'élever pour la nation des hommes clairvoyants et sincères, et, dans la mesure où faire se peut, autonomes. Les punitions concourent au même but; mais la question est plus grave. Une punition risque d'être injuste, ou bien hors de proportion avec la faute : dans les deux cas, elle peut induire un enfant à la révolte, ou entretenir la rancune en son cœur blessé, humilié. Même juste, la punition provoque une peine, morale ou matérielle, souvent morale et matérielle à la fois; et il n'est jamais indifférent de con-
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traindre un enfant à une peine. La punition l'afflige dans le temps présent, lui cause une douleur, au moins un chagrin, et si elle n'améliore pas ce petit coupable, si même elle l'aigrit, elle le compromet pour l'avenir, elle le déprave, l'abaisse. Pourtant, punir est nécessaire et juste; et punir n'est pas tant pour l'instituteur un droit qu'un devoir : il fait respecter dans sa classe la règl~ et l'ordre, afin que l'action scolaire soit aussi efficace que possible. En punissant, il ramène l'enfant à l'ordre et à la règle, au travail. Punir est acte d'éducation; mais à de certaines conditions. Je me refuse à admettre à l'école les châtiments corporels. Un pédagogue allemand constate que les divers peuples ne sont pas d'accord à ce sujet, et, tout en faisant des réserves très marquées sur l'emploi des châtiments corporels, il écrit que notre susceptibilité, dans ce domaine indique peut-être une certaine décadence 1 • Ce peut-tire me rassure; mais il y a des hommes, en France aussi, qui raillent notre amollissement, notre pusillanimité, notre scrupule à punir un enfant de châtiments corporels. Le martinet, le bâton, les verges, les coups, tout cela leur paraît inséparable de l'idée d'éducation. - Je n'écris point pour eux, mais pour l'enfance, qu'ils meurtrissent et que nous voulons élever. L'adoucissement de notre discipline scolaire correspond aux progrès mêmes de la notion de punition, et non à un énervement national. La circulaire ministérielle du f5 juillet i890 relative au régime disciplinaire dans nos lycées et collèges a consacré autant qu'encouragé ces progrès, d'ordre vraiment moral et démocratique : document de première importance dans l'histoire de l'éducation. Le même esprit prévaut aujourd'hui dans nos écoles primaires 2 • Je suis tenté d'écrire qu'il s'y affirme plus hardiment. Les instituteurs et les institutrices, et justement parce qu'ils instruisent les enfants du peuple, se rendent de plus en plus compte des rapports qu'il y a entre un judicieux emploi des punitions et l'éducation républicaine. Il reste pourtant beaucoup à faire. En tous pays, la discipline scolaire est encore brutale : ce n'est guère qu'une question de plus ou de moins. Sans doute, pour employer les termes mêmes de la circulaire citée plus haut, la répression prend du plus en plus un caractère « moral et réparateur » ; notre discipline, purement restric1. Papers on moral education, rapports communiqués au Congrès international d'éducation morale à Londres, 1908, article en allemand de Prof. Münch, de Berlin; p. 63 (Londres, David Nutt). 2. Marion était partisan d'une discipline très libérale, dans les lycées et collèges. Voir son livre !'Éducation dans l'Université, dont Ferdinand Buisson a parlé longuement dans sa conférence d'ouverture, à la Sorbonne. (Revue pédagogique du 15 décembre 1896, p. 595 et suiv.)
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tive autrefois, ne veut plus se satisfaire « d'un ordre apparent », sachant qu'elle tolérait, peut-être créait « un désordre profond »; et l'Université a résolument entrepris de former « les mœurs publiques à la hauteur de nos institutions ». Citons aussi ce passage décisif: « Ou bien l'éducation de l'enfant consiste dans un dressage, artificiel, tyrannique et vain, ou bien elle doit être le travail d'éclosion d'une conscience et de formation d'un caractère. Le Conseil ·s upérieur a repoussé la première hypothèse; il a invité l'Université à ouvrir plus généreusement les sources profondes où l'enfant, l'homme futur , puise la force morale. Ses résolutions sont un acte de confiance dans la conscience humaine et dans l'idée de liberté. » Je plains ceux qui ne voient dans ces affirmations qu'une belle, mais vaine phraséologie; et quels regrets qu'une telle cause ne soit pas encore gagnée tout à fait, même en France! « On vante tous les jours à nos enfants, écrit un homme sévère, mais très clairvoyant, les bienfaits de la liberté, mais en même temps on les dresse à penser et à agir comme les sujets d'un tyran. Il n'y a presque pas de classe ~ù ne passe en permanence un courant caché de rébellion. Les habitudes démoralisantes, les déformations du caractère dues à ces longues années de soumission apparente, sont si graves qu'un petit nombre seulement parviennent à s'en affranchir plus tard 1 • » Je n'appliquerais point ce jugement pessimiste à nos écoles primaires françaises; mais restons vigilants, surtout à l'heure où le maître y punit et châtie. La punition, disait la circulaire, est le dernier des moyens; pour trop de maîtres encore, elle est le premier. Qu'ils méditent le passage que je viens de reproduire d'un livre très courageux; et qu'ils regardent ensuite vivre leurs élèves 1 Le contrôle est très difficile. Il est aisé d'enquêter sur la valeur int~llectuelle d'une classe, d'une école, d'un enseignement : l'inspecteur dispose de moyens d'observation et de comparaison directs et éprouvés; la matière est saisissable objectivement. Il s'assure vite que le programme et l'emploi du temps sont bien suivis; que les enfants savent et répondent dè façon convenable; que leurs cahiers sont propres; que les devoirs sont bien choisis et corrigés; que les méthodes d'enseignement sont judicieuses; que les manuels sbnt sur la liste réglementaire, etc. Mais comment porter un jugement équitable, et d'abord motivé, sur les moyens disciplinaires que le maître emploie dans cette classe, sur les punitions qu'il inflige et dont l'effet moral - ou démoralisant - est si grave?
1. L'école et le caractère, par F. W. Fœrsler, traduit par Pierre Bovet, avec préface de Jales Payot (Saint-Blaise, 1009), p. 195. L'ouvrage porte en sous-titre : la pédagogie de l'obéissance et la réforme de la discipline scolaire.
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En présence de l'inspecteur, la classe tout entière est artificielle, changée. L'enfant d'ordinaire indiscipliné est docile. Le maître impatient et emporté se contient. Par cela même qu'il est présent, l'inspecteur rend la discipline différente; pour un moment, cette école est tout autre. Comment l'administration universitaire peutelle savoir, en toute certitude, si le régime des punitions est ici mauvais ou bon, si l'instituteur punit habituellement avec tact, avec la préoccupation d'élever plus que de châtier? Le témoignage des enfants, des familles est suspect, d'ailleurs indiscret, sinon indélicat dans la plupart des circonstances : double raison pour ne pas recourir à ce moyen d'information. L'adulte, il est vrai, nous renseigne sur l'école qu'il fréquenta jadis; il juge les moyens auxquels ses maîtres avaient recours pour le punir; mais ce jugement même, supposé libre et équitable, porte sur le passé, non sur l'éducation présente. Notre appréciation du régime disciplinaire actuel ne peut donc être qu'approximative et conditionnelle. Il n'y a guère d'exagération à dire que nous ne savons point ce que l'école primaire actuelle vaut moralement dans son régime disciplinaire, c'est-à-dire dans l'une de ses puissances éducatrices capitales et qui importent le plus à la République. En tout état de cause, les progrès déjà constatés dans le passé doivent nous stimuler à d'autres améliorations. En même temps que l'opinion publique exprime ses préférences pour une discipline sans brutalités ni tyrannie, affinons les maîtres et, dès l'école normale, appelons leur attention sur la nécessité d'approprier les punitions scolaires à l'institution républicaine, à la conscience démocratique. Il ne s'agit rien moins que d'une revision, à l'école, de la notion même de punition et de la pédagog,ie du châtiment. Pour trop de maîtres, punir est encore et essentiellement châtier. En apparence, conception très raisonnable : si la justice suppose les récompenses, elle suppose les punitions; même rapport nécessaire, et moral, entre l'acte et le traitement. L'élève coupable doit sentir et respecter la nécessité dans le châtiment, de même que l'élève méritant la sent et la respecte dans la récompense. Récompenser et punir sont comme les deux pôles de cette justice qui vit au cœur des hommes, et dont l'institution républicaine fait son âme. Si le coupable ne découvre point cette profonde nécessité, ses camarades la sentent, pour peu qu'on les y aide : ils attachent d'autant plus de valeur à une punition qu'elle leur semble frapper justement, et, par là même, leur apparaît comme la sauvegarde de leur propre innocence, la sensible garantie de l'ordre, scolaire et humain. Même pénible et afflictive retenue, pensum, privation de faveur - la punition s'offre comme justifiée par la nécessité sociale; elle révèle enfin, aux yeux des plus
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clairvoyants, une nécessité universelle. Seulement l'instituteur ne veut pas toujours n'être que ce rassurant gardien de l'ordre et l'instrument exemplaire d'une loi de justice. II entre dans ses punitions, trop souvent encore, cette vieille idée que quiconque commet une faute doit souffrir, expier : telle est la justice des hommes. Et l'on voudrait qu'elle fût celle des enfants? C'est l'éducateur lui-même qui entretiendrait, à l'école où il a mission d'améliorer l'homme dans l'enfant, cette grossière conception de la justice? Cette seule considération suffit, je crois, pour affranchir la punition scolaire de toute idée de châtiment expiatoire; mais qu'on veuille bien réfléchir encore à œci. La loi civile n'applique pas les pénalités de droit commun à l'enfant - parce qu'il est mineur. La société met l'enfant qui vole, qui tue, qui commet un délit non en prison, comme elle fait pour des adultes, majeurs et responsables, ou supposés tels, mais dans une maison de correction. Le juge ne condamne pas l'enfant en expiation de la faute commise; il l'envoie dans une institution réparatrice, qui du moins doit tenter de corriger l'enfant coupable. Si je puis m'exprimer ainsi, la loi civile ou pénale, en présence de l'enfant, met l'accent moins sur le châtiment que sur l'effort éducateur et régénérateur. Comparez à ce juge l'instituteur qui punit dans sa classe, et pour des fautes légères; comparez l'esprit dans lequel celui-ci et celui-là interviennent. Par la vivacité de son intervention, ou par la gravité du pensum, par l'appropriation judicieuse qu'il fait du châtiment à la faute, et par ce soin même à doser la punition, l'instituteur révèle qu'il traite l'enfant en être coupable et responsable pleinement, et que sa préoccupation est de le punir plus que de l'amender. Qui est le plus juste et le plus soucieux de moraliser - de cet instituteur et de ce juge? Non seulement l'école retarde sur les lois du pays, mais elle est ici en opposition avec l'objet moral et démocratique de toute notre éducation. Il y a deux justices pour l'enfant : une justice sévère, impitoyable et répressive à l'école, une justice indulgente et prévoyante au tribunal. Ainsi se trouve condamnée dans son principe une discipline qui n'est que répression, sanction expiatoire - châtiment. Elle vaut encore moins par ses efîets. Pour quelques enfants améliorés, tant d'autres n'_ sont que devenus pires! L'enfant a obéi, s'est tu, s'est en incliné, a expié, a « fait sa punition ». Mais le grand point eût été d'assurer cet enfant contre le retour de la faute; et, d'abord, la punition l'a-t-elle amené à un sincère examen de lui-même? Je n'en suis pas sûr. Peut-être proteste-t-il in petto, à l'heure où nous le croyons repentant et soumis, contre la punition, contre le maître, à qui il ne pardonne point d'avoir infligé cette peine. Cet enfant
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soumis est en état de rébellion; de mauvais sentiments l'agitent, aggravant la faute qu'en apparence il expie. II nourrit un vilain désir de revanche, de représailles. II est impossible qu'un instituteur attentif ne discerne pas ce désordre et, l'ayant discerné, ne s'empresse de le réparer. Il le tente par le raisonnement, affectueux ou sévère, persuasif, émouvant; il fait appel à de bons sentiments; il invite cet enfant à réfléchir, et généralement réussit. Or, le succès est dû, de toute évidence, non pas à la punition, puisqu'elle n'a fait que compliquer les choses et exciter l'enfant, mais à l'intervention personnelle du maître, qui a trouvé le chemin de ce cœur rebelle. Que n'a-t-il donc, au lieu de tant punir, commencé par là! Ne nous y trompons donc pas. Si une punition a un effet bienfaisant, c'est plutôt de façon indirecte, soit qu'elle ait provoqué chez le petit coupable une sage réflexion, soit que le maître en ait pris texte pour le conseiller. C'est assez dire que la punition, dans les meilleures circonstances, reste chose accessoire; presque toujours elle est inutile. C'est le commentaire, c'est l'encouragement à mieux faire qui importe; et puisque, même puni, un enfant risque de ne point se donner à soi-même cet encouragement, le maître intervient. La punition vient ensuite - si elle s'impose. Il en est de la punition comme de la récompense : il s'agit de toucher le meilleur moi des enfants, et de l'affermir dans sa lutte contre le moi inférieur. En d'autres termes, la faute à punir étant causée soit par l'ignorance, soit par la légèreté, par l'orgueil, par l'empire accidentel d'un sentiment vil, l'instituteur qui sait punir éclaire tout d'abord l'enfant sur la cause de l'acte fautif, et« traite » le coupable en conséquence. Qui donc poursuivrait de façon identique la faute d'inexpérience et la faute de récidive? En règle générale, il n'y a faute véritable et répréhensible que là où un enfant, quo ique averti déjà et renseigné, cède pourtant au mouvement vicieux, au penchant mauvais , au sentiment grossier, etc. Va-t-on lui tenir à nouveau un long sermon sur l'indignité du mobile? Les éclaircissements antérieurs ont échoué; cherchons mieux. Le remède est ailleurs en pareils cas : dans un appel aux bons sentiments que l'enfant a refusé d'écouter, en quelque sorte, ou n'a pas voulu entendre, ou que l'impulsion mauvaise a refoulés. Or, cela, la punition le peut-elle? A elle seule - presque jamais. Pour la commodité du débat, et en considérant la grande majorité des élèves, on peut représenter l'activité morale d'un enfant comme déterminée dans la plupart des cas par l'antagonisme de deux forces : l'une qui l'entraîne au Bien - travail , étude, politesse, franchise, bonne camaraderie, dévouement; etc.; c'est-à-dire dans le sens de la nature saine; l'autre qui le pousse au Mal - soit qu'il ait
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des dispositions vicieuses, des instincts vils (il est parfois brutal, sournois, paresseux, hypocrite), soit aussi qu'il se trompe sur le Bien et le Mal et, mal renseigné, s'abuse plus qu'il ne faute vraiment. Le problème est donc le suivant : instruire l'enfant du Bien et du Mal, et maintenir la prépondérance de la première force sur la seconde. Poser le problème, ce n'est point le résoudre; mais le bien concevoir, c'est déjà grande chance de succès. Sans vouloir réduire le jeu de toutes les activités enfantines à cet antagonisme, à ce drame de deux forces élémentaires, il est permis de dire que l'instituteur y découvre l'essentiel de la vie morale. A tout le moins, il ne se fait pas illusion sur l'efficacité de la seule punition. Il sait qu'il est aisé de punir l'enfant qui a cédé au mauvais mouvement, mais que la grande affaire est d'éviter une faute renouvelée. Et c'est là où j'attends l'éducateur. Il y a plus. La punition répressive maintient pour ainsi dire l'enfant coupable dans l'atmosphère mauvaise où il s'est mis. C'est le contraire qu'il faut faire, sans délai. Là où l'enfant s'incline vers le Mal , repoussons-le vers le Bien: un pensum n'y saurait suffire, puisqu'il occupe l'enfant de la pensée même du Mal, l'en obsède .. .. Là où un enfant a cédé à une impulsion vicieuse, excitons l'impulsion contraire : la punition n'y prétend pas. Là où il y a eu défaillance, révélons une force d'espoir et de courage, une assurance, une foi . En un mot, cherchons avec cet enfant, au fond de son cœur, les naturelles réserves de bonté énergique et créatrice, proprement morales. Puisqu'il doit obéir - ainsi le veut l'ordre - que ce soit toujours à ce qu'il y a de meilleur en lui . La liberté est à ce prix, comme le bonheur; et il n'est pas de meilleure définition du Devoir. En définitive, punir, c'est ramener à la nature. C'est pourquoi la punition est, plus encore que la récompense, acte d'éducation. Aussi suppose-t-elle chez l'éducateur sang-froid, perspicacité, tact et savoirfaire . Un reproche attristé, un blâme donné avec sens lui fournit l'occasion toute naturelle d'en appeler chez les élèves du meilleur moi contre le moi inférieur, et de s'allier avec celui-là contre celui-ci. A l'avance il applaudit à la revanche de la force du Bien; et cette punition même ouvre une perspective sur une récompense prochaine. C'est vraiment une alliance, défensive et offensive, qu'un maître conclut avec la nature enfantine contre ce qui la contrarie ou la menace; et la moindre des punitions, tourn;mt l'enfant non vers le passé, mais vers l'avenir, se relie au principe de l'éducation. D'où il résulte que la suppression progressive des traditionnels moyens disciplinaires s'impose à l'école. Non pas seulement parce que ce sont survivances du passé autoritaire et d'un système scolaire
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défiant de la nature humaine, mais parce que ces punitions, même adoucies, vont le plus souvent contre leur but. Nulle idéologie, nul romanesque; mais au contraire une sûre observation de la nature et des mouvements de l'âme humaine. Le romanesque, c'est notre persévérance à placer l'objet et la méthode de l'éducation humaine dans la lutte directe, corps à corps, avec les instincts mauvais, conçus et traités isolément, séparés des autres et, pis enco re, de l'ensemble de notre vie morale. L'idéologie, c'est la croyance en la déchéance de l'homme, en son avilissement originel, en son incurable faiblesse si quelque autorité ne l'assiste et soutient, telle une grâce .... Une conception quasi augustinienne anime encore les leçons de l'instituteur républicain; l'école qui a mission d'inspirer la foi dans l'homme et dans la liberté cède encore à de séculaires défiances et au mépris de la créature. En un certain sens, et particulièrement dans son régime disciplinaire, l'école française a recueilli et perpétue les principes pessimistes que l'institution républicaine rejette par définition. II suffit qu'on en avertisse l'instituteur avec force le jour où il entre, pour y enseigner, dans une école : il trouvera de lui-même, il cherchera les moyens de parfaire cette discipline encore grossière et despotique; et le devoir de récompenser comme de punir se confondra, pour lui, avec le devoir de stimuler les activités heureuses de la nature humaine, d'accroître et d'assurer chez l'enfant toutes les forces du Bien. A quoi bon occuper cet enfant d'un Mal à combattre? Obsédons plutôt son âme d'un Bien à réaliser infiniment. Ainsi renseigné, un bon instituteur dépouille les punitions scolaires de leur caractère inutilement afflictif, j'allais dire infamant; mais surtout, il sait les approprier à l'enfant puni; et jamais il n'oublie que l'effet moralisateur d'une punition réside non dans la punition même, mais dans la manière dont il l'a infligée et dont elle est reçue par l'enfant. S'il l'inflige sans discernement, sans prendre garde à la diversité des tempéraments plus ou moins susceptibles et délicats, il risque ici de dépasser la mesure, et là de rester en deçà. L'uniformité de ses moyens l'asservit à un empirisme grossier et brutal à la fois . Le pensum « omnibus » est injuste et inefficace : ce n'est pas aux enfants à s'ajuster d'eux-mêmes aux pensums; c'est aux pensums à s'ajuster - le maître y veille - aux élèves. II n'y a rien de plus erroné et de plus ridicule que la façon dont les maîtres punissent en général: leur système disciplinaire est sans variété, sans nuances; et la monotonie même des moyens rend ces punitions illusoires. Un enfant« qui a de l'amour-propre» cède à un reproche; l'enfant obstiné ou faible de caractère ne s'incline que devant un pensum sévère; tel autre ne s'accommode pas d'une punition donnée en
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présence de tous ses camarades; tel autre reste insensible aux châtiments si le maître ne les a point divulgués. « Le blâme, non point public, mais infligé en particulier et joint à des conseils donnés avec une affection virile, est souvent la meilleure des punitions; il n'est guère de fautes dont un bon éducateur ne puisse tirer parti pour augmenter le courage d~s faibles. Il doit, au reste, appliquer l'individualisation de la peine, qui est celui de la justice de l'avenir 1 • » Telle est la règle dans l'art difficile de récompenser et de punir. Au surplus, l'école où le travail est actif, joyeux, varié et intéressant ne connaît guère les punitions. Le maître « bon disciplinaire » est celui qui, aimant ses élèves et sachant les attacher au labeur, n'a nul besoin de punir : son indulgente fermeté, son sourire, un regard, une parole opportune, des observations brèves, mais bien senties, lui suffisent. L'enfant est tenté de mal faire là où il s'ennuie, inactif ou malheureux; il prend sa revanche, mais à sa façon, contre l'insuffisance de l'enseignement, contre un maître peu zélé ou incapable. Les mêmes enfants qui « se tiennent mal » dans la classe d'un professeur sont dociles, diligents et respectueux dans la classe d'un autre, qui pourtant punit si rarement! Accablés de pensums par le maître « coulé » - si l'on me permet le mot bien connu -, d'ailleurs impuissant à maintenir un ordre au moins apparent, l'idée de mal faire et d'être indisciplinés ne leur vient point avec un autre maître; et cette docilité est irréfléchie, non concertée ou délibérée. Tout cela se passe naturellement chez le maître et chez l'élève. Quelle indication pour nous! En général, le maître qui punit beaucoup, qui croit devoir beaucoup punir, est un mauvais maître: les enfants ne l'aiment pas; ou bien il donne l'exemple de la négligence et de l'incurie; ou bien il ne sait pas les occuper et ils s'occupent à ses dépens. En pareils cas, le maître est plus coupable que l'enfant. Quels effets moralisateurs espère-t-on d'une école où le maître est responsable, pour une grande part, de l'indiscipline et de la dissipation de ses élèves? Et quelle légitimité reste-t-il à une punition que le maître lui-même a rendue inévitable? Et si un enfant a vraiment fait une faute, le bon maître sait que la punition utile est préventive : elle met cet enfant en garde contre la récidive; elle l'avertit plus qu'elle ne le châtie; elle éveille le désir de mieux faire plus encore que la honte et le regret d'avoir mal fait; jamais elle ne l'arrête à la stérile et humiliante contemplation d'une faute, fût-elle grave. Le maître qui punit fait donc rentrer les enfants légers et fautifs dans leur voie droite en appelant à l'aide ce
1. L'éducation morale rationnelle, par Albert Leclère, p. 71 (Hachette, 1909).
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qu'ils ont en eux de plus digne, de plus vif - leur meilleur moi. Nulle obsession d'un vice à fuir, d'un mal à combattre, de laideurs à haïr, de vilenies à éviter. Quelle erreur, et quelle sottise, d'entretenir un enfant du mal qu'on lui veut faire détester, et pas assez du bien qu'il doit aimer l Préoccupons à tout instant l'enfant du devoir, de la vertu, de la sincérité, de la loyauté : tout cela est en lui, prêt à jaillir et à déborder, prêt à refouler des forces dissolvantes. La seule pensée des puissances de vie et de progrès moral occupe l'âme des enfants dans cette école - affectueuse et charmante tyrannie du Bien à aimer, non du Mal à craindre, et d'un maître soucieux d'élever l'enfant pour le Bien par le Bien même. Ainsi dirigée, l'activité d'un enfant se développe naturellement, avec grâce. Pourquoi le punirait-on si l'occasion de mal faire ne lui est pas laissée et si cette activité l'incline au Bien? On dit qu'il n'est pas mauvais de commettre quelquéfois une faute , afin de puiser dans le sentiment de cette faute un encouragement, et pas seulement un prétexte, à se perfectionner. C'est prétendre aller à la vertu par le chemin du vice; c'est comme si l'on disait qu'il est bon d'avoir quelques graves maladies pour jouir mieux ensuite de la santé et s'y maintenir. · Je pense qu'il vaut mieux à tous égards prévenir la maladie, et que la santé est un état positif. Mes préférences iront toujours aux écoles, aux systèmes pédagogiques et disciplinaires qui entraînent l'enfance à la vertu par la seule route qui y mène. L'enfant qu'on ne punit pas parce qu'il ne se met point dans le cas d'être puni et reste docile au meilleur de soi vaut, tout de même, mieux que celui qu'il faudra ramPr1er dans sa voie par la punition. Aussi la punition est-e .e l'exception dans l'école que dirige un bon maître; et c'est la récompense, j'entends celle que j'ai dite, qui y est la règle. L'éducation morale démocratique ne peut encourager d'autre conception. C'est aux instituteurs et aux institutrices à s'• y accommoder peu à peu : là est leur devoir, et là est notre droit sur eux.
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Absorbée par le labeur quotidien et souvent ignorante, la famille n'est guère en état de donner aux enfants les soins physiques sans lesquels il n'y a ni santé ni vigueur. Nul besoin de démontrer ici la nécessité d'une éducation physique. L'opinion publique est peu à peu conquise; le snobisme imitateur a accrédité en France certains jeux de plein air et les exercices gymniques. Efforts très salutaires, en dépit de quelques exagérations. Persévérons! J'envisage l'éducation physique dans quelques-uns de ses effets moralisateurs. Que peut l'école primaire? Les milieux où elle se recrute, à la campagne et à la ville, exposent fréquemment l'enfant à des habitudes de malpropreté, disons : de propreté insuffisante. Elles compromettent sa santé et rabaissent en lui l'homme alors que tout, à l'école, tend à le grandir. Même là où les mères savent mieux veiller à la propreté de leur fils et de leur fille, ces soins sont mal compris, rarement complets. Or, la propreté - il faut le dire - a une valeur civilisatrice et pour l'individu, et pour la nation. A ne la considérer que du point de vue moral, elle est à la fois une forme du respect envers soi-même et du respect envers les autres. Elle est sociale. La propreté est l'une des vertus démocratiques. Point d'équivoque. Longtemps négligé, sinon méprisé, le corps s'est vu soudain déclaré objet de culte : le« bon animal » de Spencer triomphe, même en-deçà du canal. On exagère à peine en disant qu'il y a un fanatisme du bain, de la douche et du tub , que les anciens, pourtant très soucieux de propreté, ne connaissaient point; et aussi une superstition du muscle, du massage, des sports. Le corps y a gagné sans doute; à l'occasion, l'éducation n'y aurait-elle pas perdu? Ce zèle à chérir la u guenille i> na'guère dédaignée développe chez beaucoup de gens un matérialisme inférieur, une sorte de souci
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païen, d'immodestie, d'impudeur provocante, et le mauvais goût. A tout le moins, cet empressement de fraîche date a quelque chose d'indiscret; la délicatesse française ne s'en accommode guère. Ces hommes, ces femmes, ces enfants sont propres, nets, assouplis et comme lustrés; je les en félicite, pourvu que ce zèle dure; mais leur ostentation est un peu brutale, et cette publicité offense. Il n'est pas nécessaire à la démocratie que la fenêtre de notre cabinet de toilette soit si grandement ouverte. Cache ta vie - au moins ton corps. Rien de trop : ainsi le préfère le goût français; ainsi l'ordonne la nature. L'instituteur n'a pas à mettre ses élèves en garde contre cet excès : la plupart de ces enfants, garçons ou filles, n'en sont pas encore là.. .. Mais qu'il soit attentif aux périls de l'exagération et de l'étourderie! Ni affectation ni insolence. Avec du tact, l'instituteur sait, quand il le veut, accoutumer peu à peu les enfants à plus de soin. Sans régenter les familles, et d'abord par son exemple, il réforme de déplorables habitudes. L'essentiel est que le conseil soit toujours donné affectueusement; que ce maître fonde ses critiques sur la dignité individuelle et le respect. Démontrer que la malpropreté et le manque d'hygiène sont périlleux pour la santé, c'est très bien : la peur du microbe est le commencement de la sagesse. Mais elle n'est pas la sagesse entière. L'école nous · doit de faire mieux encore : elle élève; et la propreté se justifie aussi, se justifie presque toujours par des raisons qui ne sont pas sanitaires ou tirées du laboratoire. Certes, l'école primaire n'est pas toute-puissante : ne nous flatt-0ns jamais. En bien des cas, le médecin aurait seul l'autorité nécessaire; mais il n'y a point de petites victoires : la vigilance d'un instituteur, d'une institutrice peut beaucoup. Il suffit qu'ils interviennent à propos, avec ménagement ici, avec plus de fermeté là, et sachent recommander aux familles une sollicitude mieux avertie. Tout cela se fait discrètement, à propos. L'école vaut donc ce que vaut le maître; mais quel qu'il soit, elle accoutume les enfants à la propreté par la régularité même de son contrôle. Les inspections dites « de propreté ii à l'entrée en 1., classe; les observations du maître; une attention marquée pour certains détails de la mise, de la tenue, de la toilette; des encouragements à soigner la chevelure, la bouche, le nez, les doigts: les bons maîtres savent ce qui importe - et ce qui porte. Cela est bien dans le programme de l'école primaire. Peu à peu, l'enfant soumis à cette influence s'améliore; stimulé dans le sentiment de sa dignité, il progresse même à l'insu du maître, qui travaille à se rendre inutile L'enfant a bientôt plus d'amour-propre, de décence, de goût, de coquetterie même. Deux fois par jour, sa mère l'envoie en classe
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propre, rangé, curieux de sa petite personne, préoccupé de sa mise, mais dans un dessein très louable. Il prend l'habitude d'être plus exigeant; il sent qu'il se le doit à lui-même et qu'il le doit à son maître, à ses camarades d'école. Tout cela est à la fois accoutumance et éducation. L'instituteur ne dédaigne aucun moyen; et il n'attend pas tout de leçons en forme. Après chaque récréation, faites laver les mains , mettre de l'ordre dans les vêtements. En quelques secondes, l'enfant que le jeu a excité s'apaise, se dispose à l'étude ; il vérifie sa tenue; il ne rentrerait pas en classe les mains souillées d'encre ou de boue. Puisqu'il y vint propre et soigneux, il veut y revenir de même: à aucun moment la malpropreté n'est excusable. Il prend l'habitude de la propreté tout naturellement : c'est l'école qui le guide et le soutient. Le maître s'abstient de sermons; nulle pédanterie; point de vexations non plus : la règle est commune, aisée, évidente à tous. Égalité devant l'eau, le savon, la brosse et le peigne. Ainsi s'éveille le sens de la propreté, de qualité morale. En classe, veiller à la propreté du banc et du pupitre, du sac où sont les livres, de la serviette, des livres aussi, des cahiers, des objets scolaires, privés et collectifs : la moindre des choses entre les mains d'un enfant est matière à éducation, bonne et mauvaise. Il ne s'en doute pas encore. A nous de le lui révéler. A ce régime, un enfant progresse chaque jour. Les familles ne s'y trompent pas; et elles en félicitent l'école. Nonchalant d'abord, parfois rebelle, le voisin finit par en être influencé : il emboîte le pas au camarade en progrès. L'émulation fait son œuvre, et, là aussi, une école agit socialement. L'enfant malpropre, mal lavé, qui sent mauvais, met en défiance ses petits camarades et les irrite. Il arrive qu'ils se sont d'abord égayés de lui, curieusement; mais il les incommode, il leur répugne; ils ont vite fait de le lui dire, les premières plaisanteries passées. Il finit par éprouver lui-même, si le maître s'en mêle, quelque gêne et certains scrupules : son droit à la crasse et à l'ordure lui apparaît tout de même discutable dans une collectivité, et il sent aussi que mieux vaut pour l'individu plus de soin et d'ordre. Cette gêne, ces scrupules, cette petite révélation, ce petit triomphe sur l'égoïsme sont féconds; ils découvrent à tous la solidarité dans le mal autant que dans le bien : un instituteur la fait vite comprendre à ses élèves. Enfin, que tout dans cette classe soit propre, ordonné, rangé, épousseté. Ainsi l'enfant prend le goût de la propreté sur lui et autour de lui; s'accoutume à vivre, autant que faire se peut, dans un milieu sain, une atmosphère de soin, un décor d'ordre. Et il s'assimile au milieu qui lui plaît. L'école sordide, désordonnée entretient
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l'enfant dans des habitudes d'incurie. Le maître peut y vanter, en leçons éloquentes, la dignité et le devoir : les murs, le plafond, le plancher, le mobilier scolaire mal entretenu insinuent dans le cœur des élèves une leçon qui tout ruine du meilleur enseignement. L'école soignée et soigneuse, dont la pauvreté même a du goût, forme à son image, à la longue, l'enfant qu'elle abrite, dût le maître y être parfois au-dessous de la leçon. Ces moyens d'action moralisatrice, tout indirects, sont bien connus : usons-en davantage. A condition que l'instituteur voie plus loin et plus haut : il reliera, au moins dans sa pensée, le petit fait présent qu'il blâme ou qu'il loue - visage barbouillé, cahiers bien nets - à une considération élevée. Il rattachera le plus banal des conseils, la plus élémentaire de ses leçons à une grande idée. Il ne la dit pas toujours; mais les enfants la pressentent, la devinent, la reconnaissent à l'accent de sa voix, à la soudaine gravité de son propos, à l'insistance du conseil, qui tout d'abord semble futile et comme disproportionné au fait commenté, et qui procède d'une raison directrice de toute l'éducation morale. A de tels moments, si humble que soit la leçon, si chétif qu'en soit le prétexte, c'est la sagesse même qui enseigne dans cette école; et c'est moins l'enseignement donné qui est fécond que l'esprit dans lequel ce maître le donne - les yeux levés et le cœur lui-même haussé. L'incident le plus vulgaire, l'observation la plus matérielle sur la propreté ou la tenue d'un enfant révèle tout à coup à l'instituteur, s'il domine ce qu'il enseigne, cette raison finale de l'éducation, et tout d'abord la difficulté de la tâche scolaire. Voici un élève malpropre, négligé, qui vient en classe sans cirer ses chaussures, qui ne se mouche pas, qui ne se peigne pas, etc. Ce peut être par étourderie, ou par ignorance. En général, il sait que c'est mal et d'un fâcheux exemple pour ses camarades, qui en sont incommodés, et qui peutêtre l'imiteront : ce qui est en soufl'rir doublement. J'insiste à dessein : cet enfant, si peu soucieux de son corps, a reçu à l'école et dans sa famille tous les conseils utiles. Il connaît son devoir. Il est prêt à en rendre compte, à disserter à sa manière sur ce que, précisément, il ne fait point : il est · très bien renseigné. Pourtant il s'obstine dans ses habitudes de malpropreté : la leçon et le conseil ne lui servent de rien. C'est la voionté même, capricieuse ou débile, qu'il faudrait saisir en lui et mener à la victoire : tel est le problème. Il est moral, et non intellectuel; le concevoir clairement, c'est déjà chance de succès. Rompre avec une habitude, c'est en prendre une autre; et cela n'est jamais aisé. Pour beaucoup d'enfants, comme pour tant d'adultes, c'est souvent impraticable. Le plus trivial conseil appliqué aux soins du corps dégage ainsi, et tout à
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coup, le dessein profond de toute l'éducation humaine ; le plus obscur effort pour rendre un enfant attentif à ces soins contribue à l'armer de coura ge, l'exerce à l'action, accroît sa vertu, hausse le sentiment qu'il a de sa dignité, le rend plus maître de soi. Il savait qu'il faut , et pour diverses raisons , être propre et soigné : et maintenant il le peut, l'étant devenu par son effort même pour l'être. L'école primaire peut de même corriger l'imprévoyante moll esse des familles, qui tendent à affaiblir l'enfant, croyant l'aimer mieux. Les mères fran çaises sont des mères admirables; mais elles « gâtent » leurs fils et leurs fill es, et, voulant leur éviter la douleur, les élèvent douillettement. Pour employer une expression populaire: elles les mettent dans de l'ouate et du coton . Au fur et à mesure que la civilisation s'affirme et que la population décroît, on attache plus de prix à la vi e humaine, déjà plus rare. Il faut s'en louer; mais notre zèle à adoucir l'existence, à dorloter les enfants va contre son objet: on les livre à la douleur , à la maladie et à l'adversité démunis , débil es, pusillanimes. Dans les milieux populaires, cette éducation, qui se croit prévoyante, a pour ainsi dire pour principes et pour ressorts la crainte de l'eau froid e, la crainte de l'air, la crainte du soleil et de la lumière, de cette lumière qui « mange » la couleur des rideaux, des tentures .... L'enfa nt es t surchargé de vêtements, de ' cache-nez, de foul ards, même en classe : les maîtres se croient souvent obligés de faire à la maman des concessions aussi ridicules qu'imprudentes, et que l'enfant expie. Ne pas trop marcher , ne pas courir, ne pas avoir froid, ne pas avoir chaud - c'est une résistance persévérante aux impulsions les plus naturelles et les plus saines de la nature enfantine, avid e d'activité, débordante de vie. Éduquer, ce n'est plus que contenir, intimider les instincts les plus vifs. Tant d'affec tueuse inquiétude prépare à l'enfant, s'il ne s'y peut soustraire à temps, la médiocre et pauvre existence des individus voués aux petites tâches des bureaux et du patient fonctionnaire. Aussi ne crois-je pas exagérer en disant que certains conseils de Rousseau n'ont rien perdu de leur actualité. Accoutumons les enfants à plus d'endurance! Je ne crains pas que les familles françaises, ni nos instituteurs, tombent dans l'excès spartiate. Ce souci de notre personne et cette prévoyance de vieillard ont quelque chose aussi d'égoïste et de mesquin : est-ce là l'éducation qui convient à notre démocratie, à notre temps? L'école primaire corrigera l'action familiale. L'enseignement de la gy mnasti que, en gra:ad progrès dans nos écoles, es t une excell ente di scipline de fermeté. Proscrivons inlassablement les « tours de forcé », plus curieux qu'utiles et qui, à la
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longue, faussent le sens moral des enfants : cette sorte de gymnastique, jadis très en honneur, attache leur estime à une acrobatie vaine et sans vertu, faite pour la parade, le bluff des concours publics, et peu loyale. Un maître intelligent choisit, au contraire, des exercices en quelque sorte sincères et probes, et auxquels il est honnête à tous égards d'occuper l'enfant, p~ l'entraîner à l'effort soutenu et réglé; des mouvements qui supposent moins la vigueur que l'énergie, et qu'il faut coordonner avec précision. Les exercices les plus simples donnent aux enfants les moins doués pour l'acrobatie et la virtuosité du gymnaste la confiance en soi, le sang-froid, l'aisance et la sûre.té de mouvements où l'on sent la certitude du pouvoir qui les exécute, la conscience d'une force supérieure à celle des muscles, d'autre essence, que le plus débile des hommes possède quand il sait vouloir, et qui est morale. Cette gymnastique-là dresse les corps, mais elle affermit aussi les courages; elle suscite l'effort personnel; elle tend la volonté; elle est une discipline d'endurance morale. L'instituteur qui l'a compris peut être malingre et gauche, ne point « sortir de Joinville » : il sait que cet enseignement n'est pour ainsi dire qu'un chapitre de l'éducation morale. Il le donne en conséquence. Par certaines tâches, il sait enhardir un enfant timide ou hésitant; il stimule l'enfant mou, il contient l'impétueux; le poltron devra franchir tel obstacle; le téméraire sera mis en garde contre sa vaillance irréfléchie. Les anneaux, la corde lisse, le trapèze, la barre fixe, l'échelle de corde, les barres parallèles, les moindres des agrès s'emploient à donner aux enfants, outre la souplesse et la vigueur du corps, l'adresse, la décision, un peu d'audace, le mépris du danger dans certaines circonstances bien choisies, une sorte d'entrain valeureux, la joie conseillère de courage et d'action. Il est bien connu que l'effet moral de la gymnastique « grandit beaucoup par l'exécution collective des exercices 1 ». Les mouve. ments d'ensemble, callisthéniques ou autres, conviennent à nos écoliers, les reposent de l'étude, les _ distraient, mais surtout les disciplinent par la précision des rythmes, qui s'imposent à tous simultanément; par l'exactitude d'une règle; par le sens de cet effort collectif où l'individu n'est qu'une intelligente unité d'un groupe bien organisé. Ces mouvements d'ensemble ont leur place dans toutes nos écoles publiques, à la ville et à la campagne. Ils sont vraiment discipline d'ordre, et en ce sens moralisateurs. Cette obéissance à
1. Manuel d'exercices physiques et de jeux scolaires (Ministère de l'instruction publique, Hachette, 1910), p. 4.
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plusieurs est une éducation démocratique, parce qu'elle n'est pas docilité passive à une direction autoritaire, mais intelligent dévouement à une communauté. On n'a plus à vanter les jeux organisés, gymnastiques ou de plein air 1 • Il me semble, toutefois, que l'ardeur présente a quelque chose d'un peu artificiel et de convenu; et c'est enthousiasme sportif plutôt que conviction sincère. J e voudrais me tromper. Mais n'est-ce pas la publicité un peu théâtrale du foot-ball, avec tout ce que les rencontres, matches et concours scolaires recèlent d'ostentation, de jactance, parfois de cabotinage ou de réclame, qui assure le succès de trop d'entreprises? Sans doute, l'essentiel est de développer le_ goût de ces jeux si bienfaisants; mais l'esprit qui y préside a sa grande importance. Sans le vouloir et sans le savoir, on risque d'y fausser le sens moral de la jeunesse. Le foot-ball anglais est sans grâce et violent. Les Français l'ont adouci; mais entre des mains malhabiles, les meilleurs jeux peuvent devenir discipline de brutalité ou d'égoïsme au détriment du courage, de l'esprit de décision, de la loyauté, du succès probe en ses moyens. On l'a remarqué finement : « Dira-t-on que dans les sports mêmes que nous commençons à pratiquer, nous montrons le sens de la discipline? Ne restons-nous pas, au contraire, suivant l'expression technique, trop personnels? Chacun de nos j eunes champions ne cherche-t-il pas à briller pour son propre compte, plutôt qu'il ne poursuit le triomphe de la collectivité 2 ? » Cette émulation même n'est pas à dédaigner; mais on voit le risque. Le foot-ball n'est pas un jeu de jeunes enfants; il ne peut être généralisé dans nos écoles primaires. Nous avions en France des jeux charmants : la paume, la pelote, les barres, la balle au chasseur, et d'autres, moins actifs, mais élégants, et collectifs aussi. La tradition s'en est quasi perdue. Les meilleurs de ces jeux ne conviennent pas non plus aux élèves de nos écoles primaires. D'ailleurs, l'instituteur ne dispose pas d'assez de temps, à part les divertissements organisés exceptionnellement un jeudi ou un dimanche. On ne peut donc demander aux jeux, dans ces écoles, une collaboration très appréciable. La question revient à ceci : comment occuper au mieux garçons ou fillettes pendant les courtes récréations? Le premier devoir du maître est de s'assurer que tous les enfants jouent, autant que possible par groupes assez nombreux. Il arrache le solitaire à son humeur taciturne; il associe, rassemble, stimule
i. Manuel précité, p. 232-23i; p. 2U. 2. Les • Boy Scouts ., par Paul Hazard. (Revue pédagogique du 15 avril 1912, p. 313.J
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les joueurs. Il suit du regard ce petit peuple qui se trémousse, qui court, saute, combine, s'élance ou s'arrête, s'ingénie et s'évertue, intellectuellement plus actif que pendant les plus belles leçons du maître. Il est bien connu que l'enfant au jeu se livre à son plaisir corps et âme : il s'y exprime ingénûment, avec ses qualités et ses défauts; et l'on sait aussi quel parti un maître avisé tire de ce spectacle. Et ce sont les enfants eux-mêmes qui, au cours de leurs jeux, se donnent les uns aux autres d'excellentes leçons. Si l'un abuse de sa force ou de son âge, les voici prêts à s'indigner, à protester, le premier mouvement de surprise, peut-être d'admiration passé. Ils s'y corrigent réciproquement, sous l'œil du maître, qui voit tout sans avoir l'air de regarder. Le plus naïf des jeux à plusieurs est école de bonne camaraderie, de franchise , de loyauté; il réprouve l'emploi des moyens brutaux, lâches, ou simplement « habiles »; il n'admet pas que la fin justifie les moyens, ou que l'impatience de triompher légitime certains procédés. On n'a pas dit assez combien ces jeux d'enfants, même courts et rares, contribuent à leur éducation morale, tout en fortifiant et en assouplissant leur corps, leurs membres, leurs poumons dilatés au grand air. Ils y prennent des habitudes de décision, de rapidité d'esprit, donc d'intelligence, qu'ils transportent dans leurs études et dans leur vie; ils s'accoutument à concerter des efforts individuels en vue d'une fin collective, sociale; ils s'y dépensent en une activité qui met en mouvement tout ensemble les facultés inférieures de l'être physique et les facultés éminentes de l'homme qui pense, raisonne, juge et veut. Ces jeux sont à cause de tout cela, et au moins pour quelques instants, générateurs de joie, d'équilibre et de paix. On proscrira tous les j eux dont le thème est immoral ou antisocial : j eux de brigands, d'apaches, de cambrioleurs, etc., que l'imagination enfantine, surexcitée par les journaux ou les entretiens de la famille, renouvelle et parfoïs poétise naïvement. Sans doute, l'honnête enfant ne s'y livre point sans réserves et sans une certaine ironie; mais il est absurde et toujours périlleux de diriger, pour ainsi parler, le sens moral d'un enfant sur de tels jeux. L'enfant est entraîné, par l'intrigue même de ces jeux et par la logique des situations, à des actes, à des pensées répréhensibles. L'image et le souvenir s'en imposent à son j eune esprit et, peut-être, détermineront plus tard sinon une action criminelle, du moins une impulsion mauvaise, une velléité brutale, un mouvement vicieux. Qui sait si le geste d'impatience, d'insolence ou de révolte auquel il cédera dans quelques instants, en classe ou à la maison,. n'a pas son origine dans cette émotion impure? Vous n'expliquez pas certaines tentations coupables de l'enfant, qui vous surprennent : c'est qu'il jouait tout à
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l"heure, tandis que le maître se promenait distraitement dans la cour, à des jeux éveilleurs de pensées et d'images immorales. Le jeu continue à occuper son âme, à son insu, et le pousse à mal faire presque automatiquement. Ce petit enfant est la proie d'un jeu imprudent. Puisque le jeu, ses mouvements, ses risques, les attitudes qu'il fait prendre à l'enfant, les gestes qu'il provoque, l'ordre d'images et d'idées dans lequel il le maintient ont cette action profonde, pour ainsi dire motrice et fatale, sur l'âme enfantine, choisissons des jeux et divertissements scolaires tels que tout y soit bon conseiller du cœur et de la volonté. Le moins qu'on puisse écrire, c'est que la cour ne doit pas contredire ou annuler les leçons ·de la classe. Il y a tout un mouvement d'opinion à provoquer en faveur de jeux sains à l'école primaire. Jusqu'à ce jour, c'est la routine, l'indifférence, l'empirisme aventureux. Le jeu est encore en marge de l'éducation, si même il ne défait point, çà et là, ce qu'elle a ébauché; et les meilleurs instituteurs ignorent souvent la vertu éducatrice des jeux biens choisis comme les méfaits démoralisateurs des jeux mal dirigés. Il faut laisser nos élèves se livrer au jeu en toute liberté; nous n'interviendrons pas dans leurs ébats indiscrètement. Mais un instituteur adroit sait le faire sans paraître importun; et il eU:courage chacun de ces enfants à jouer de bon cœur, de tout cœur, en camarade loyal et probe, attentif à ne point faire de mal aux autres, dévoué, généreux. Il est bon d'accoutumer aussi l'enfant à ne pas crier au jeu, à éviter les violences, les attitudes désordonnées, bref à exercer sur soi-même une contrainte. Tout cela est école de discipline, de fermeté, de constance, et d'abord de maîtrise de soi. Les sports ne sont pas à la portée des enfants de nos écoles primaires; et ce sont d'ailleurs des distractions parfois coûteuses, qui prennent beaucoup de temps. Il est au moins possible d'encourager dans les milieux populaires les jeux de plein air, la marche, la course, la natation, les glissades et le patinage, selon les ressources du pays. Des excursions bien conduites exercent le corps, récréent l'esprit, entretiennent le besoin de distractions en commun, de plaisirs collectifs, dejoiesproprementsociales. Tout cela est aussi école d'énergie, d'endurance, de courage et de bonne humeur, tout cela donne à un enfant confiance en soi, souplesse de corps et d'esprit, décision, ingéniosité dans l'effort, une première expérience de la liberté et des responsabilités de la vie 1 •
1. Je signale ici les elTorls si intéressants des Éclaireurs de France, nos boys-scot1ts Voir les ouvrages allrayants du capitaine Royet (au siège de l'Association, P11ris, 146, rue Montmartre).
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On ne saurait donc trop favoriser les promenades scolaires. Conduisez les petits écoliers par les champs, par les sentiers fleuris, par les bois, sur les collines apaisantes, sur les rivages où roule la vague venue des lointains, toute chargée d'inconnu, et qui éveille au cœur de l'homme je ne sais quels souvenirs confus, quels désirs de liberté et de rêve. Rien d'encourageant comme ces ébats d'écoliers que l'école a, pour quelques heures, confiés à la nature : ils recèlent une puissance de joie et de réconfort. L'enfant s'y épanouit. Fils du peuple, il y satisfait son goût des plaisirs simples, auxquels la nature donne un décor et comme une perspective d'infini. Elle le divertit des faux plaisirs, vains et pernicieux. L'enfant des campagnes n'a pas moins besoin qu'on lui commente, à l'occasion, ce charme afin qu'il soit plus attentif à « la terre qui meurt i>. Pour le petit citadin, ces promenades aux champs ont la signification d'un retour à la nature , souvent d'une révélation : il en conserve la nostalgie au cœur des villes, artificielles et corruptrices. Rien de surprenant que des hommes clairvoyants aient vanté les classes-promenades . La routine, notre paresse à déranger les traditions administratives, la légitime crainte des responsabilités accrues, l'inquiétude des familles n'ont pas encore permis à cette idée de triompher; mais la moindre conquête est un bienfait. Il n'est pas nécessaire que l'opinion publique la commente et la loue, ou que l'initiative d'un maître modeste soit pour ainsi dire orchestrée par la presse : cela ne peut que nous mettre en défiance, et tout d'abord frapper de suspicion le zèle des promoteurs. Mais travaillons-y un peu partout, en silence. Il faut toutefois bien s'entendre. Quels que soient nos efforts pour faire servir l'éducation du corps à l'éducation entière, pour encadrer l'enfant dans la nature et l'élever « en plein air >i, conservons à l'école son cara-ctère essentiel et original. A force d'attirer les enfants audehors, de déplacer, si je puis dire, le centre de gravité de leur activité studieuse, prenons bien garde de ne pas affaiblir, sinon ruiner l'école dans sa vertu propre : il ne faudrait pas, en la voulant plus attrayante ou plus libre, compromettre 1'6ducation dans sa force . même, dans son action proprement formatrice. L'école primaire, l'école de plus grand nombre, l'école de ceux qui ne connaîtront pas d'autre école, est le foyer de concentration intellectuelle et de vie intérieure où s'éclaire, s'échauffe l'enfance. C'est une instituti on grave, et dont la discipline est profondément humaine. Il importe que l'enfant du peuple de France, aux années décisives où sa pensée s'éveille et son courage s'assure, en soit influencé pour toujours.
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Par cela seul qu'elle enseigne, par l'effet de ses très modestes disciplines scientifiques, l'école primaire moralise. Mais comment? Les Encyclopédistes s'imaginaient que « le progrès des lumières » suffit à l'éducation morale, et qu'un homme éclairé est par là même vertueux. D'où leur ardeur à combattre l'ignorance. Leur foi en la puissance moralisatrice de l'instruction était telle qu'il n'est pas excessif de la considérer comme une sorte de superstition, d'ailleurs touchante. La pédagogie d'Herbart, qui se présente comme scientifique et rigoureuse, procède du même intellectualisme. Quand Herbart écrivait : « l'homme stupide ne peut être vertueux », il n'entendait pas seulement que la vertu est inconcevable chez l'homme dépourvu de savoir; il considérait l'instruction comme le fondement de toutes les vertus. Ne la concevait-il pas comme la créatrice même de l'âme? Cet empirisme psychologique explique, dans le système d'Herbart, l'affirmation que la formation du caractère dérive de la culture de l'esprit. Une science mieux informée a répudié cette théorie; mais l'opinion publique attache toujours une importance moralisatrice décisive à l'instruction, pas. seulement en France. La foi généreuse des Encyclopédistes survit aussi dans nos programmes scolaires de 1886. J'estime donc nécessaire, en ce point de mon enquête sur l'école primaire démocratique, de rejeter d'abord ces théories intellectualistes, dont l'insuffisance n'est plus douteuse et qui ménageaient de graves déceptions. En revanche, nul ne prétend plus qu'une instruction même élémentaire soit sans effet sur la conscience de l'homme, de l'enfant, et sur ses mœurs. « Je n'imagine pas, disait Victor Duruy dans un discours à Lyon, le 23 juin 1867, qu'il se cache dans les vingt-cinq lettres de l'alphabet une vertu magique, par laquelle serait immédia-
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tement transformés ceux qui les possèdent. Mais je suis persuadé qu'il y a, pour le plus grand nombre des hommes, un lien nécessaire entre l'esprit qui s'éclaire et le cœur qui se purifie. Le maître d'école ne met qu'une clé dans la main de ses élèves, clé de plomb qui plie, se fausse et reste inutile ou dangereuse pour quelques-uns; mais, pour d'autres, clé d'or, ouvrant les portes qui conduisent à tout; et d'abord, âu juste, à l'honnête. Instruisons donc les enfan ts dans les écoles primaires, qu'il faut multiplier; les adultes dans les classes du soir, qu'il faut conserver et accroître; les jeunes filles dans les écoles professionnelles, qu'il faut fonder; celles qui n'ont pas besoin d'un état dans des cours supérieurs, qu'il faut ouvrir. Enfin, pour l'enfant, pour la femme, augmentons le temps de l'étude, diminuons celui du travail 1 • » Entre les deux thèses extrêmes et toutes théoriques, celle qui affirme la toute-puissance moralisatrice de l'instruction, et celle qui lui conteste quelque puissance que ce soit, il y a place pour la concep tion juste, telle que Duruy la définissait en ces termes dès 1867. Rechercher de quelle thèse elle est le plus voisine, c'est jeu stérile. Disons qu'il est sage de ne pas faire à l'instruction un trop large crédit dans l'éducation morale si l'on entend par instruction l'enseignement, la culture intellectuelle. Un instituteur qui, de la première. thèse, retient la ferveur dont il amende la seconde ne se montre pas seulement judicieux et prudent : il est d'accord avec l'expérience. Il enseigne donc avec plus de chances de succès. Fût-il le plus enthousiaste et le plus habile des intellectualistes ou des herbartiens, il n'exerce d'influence moralisatrice sur les enfants que dans la mesure où son enseignement émeut chez eux d'autres forces, pénètre au vif des cœurs. Ainsi conçue, l'instruction la plus diligente sait qu'elle a ses limites, mais qu'elle reste pourtant partie essentielle de toute l'éducation. L'instruction scolaire favorise l'éducation morale par son · contenu scientifique, mais plus encore par ses méthodes. Le peuple ne s'y méprend point : dès qu'il s'instruit, il a le sentiment que non seulement il sait davantage, mais qu'il vaut déjà mieux, parce que son esprit a été mis en œuvre, employé, formé. Les connaissances acquises enrichissent son âme plus encore en l'occupant et en l'exerçan t. L'observation en est banale : il convient de la rappeler avec force quand on recherche comment l'instruction primaire contribue à l'éducation morale démocratique. Elle nous apparaît moins comme une initiation au savoir que comme la mise en valeur de l'âme populaire.
1. Notes et souvenirs, 1901, p. 207.
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C'est un instinct sûr qui a poussé ce peuple à s'instruire et le législateur à lui en fournir les premiers moyens. Une volonté d'affinement moral s'affirme chez ceux mêmes qui ne semblent rechercher dans l'étude que des satisfactions intellectuelles ou utilitaires. Au fond obscur de sa conscience, et comme au point mystérieux où il pressent que sa vie se relie à la vie universelle ei:J. éternelle croissance, le « simple » comprend que l'instruction non seulement le pourvoit de notions pratiques, mais satisfait à un besoin d'ennoblissement, à la lettre de perfectionnement; que désirer le savoir, c'est déjà progresser, accéder à une plus haute conception de la vie et du devoir; que le persévérant effort pour acquérir le savoir: si peu qu'il vaille, c'est déjà une amélioration morale; qu'étudier, c'est sans doute apprendre, mais aussi donner libre jeu à une fonction supérieure et plus dignement humaine, vivre pleinement; pour ainsi parler : respirer avec tout son esprit et tout son cœur, s-,accroître et grandir sans-fin . Ainsi, alors qu'il ne croyait que se renseigner, s'équiper pour la lutte vitale, se munir de connaissances immédiatement utilisables, il avivait sa pensée, entretenait en lui comme une faim spirituelle, une curiosité; et il multipliait son propre pouvoir d'action morale. Même quand ces connaissances scolaires auront disparu de sa mémoire, en apparence oubliées et vaines, il sentira qu'elles continuent à inspirer sa vie : en s'écoulant, elles laissent au vase leur parfum précieux. Au fur et à mesure que plus de savoir, mais de bon savoir, entrait en lui, c'était comme une lumière apaisante qui le pénétrait, l'ensoleillait, le rassurait sur lui-même, et, dissipant l'anxiété, lui découvrait les limites, mais aussi les ressources de son humanité. C'est ainsi qu'il faut envisager l'instruction, même élémentaire; c'est ainsi que la plus modeste école primaire instruit, au sens propre du mot. Plus exercé, l'homme compare les système~ d'enseignement que lui proposent l'État et des particuliers. Il choisit pour ses enfants l'école qui soit le plus douce, le plus propice à cet ,instinct de vie supérieure, à l'élan de son cœur espérant. Il a surtout compris que l'instruction, si complet qu'en soit le programme, vaut non par la quantité, mais par la qualité; qu'une instruction ou maladroite ou trop habile « trompe » notre faim spirituelle et, quand l'enfant porteur des aspirations populaires, mains tendues vers ses maîtres, demande du pain, lui offre une pierre. En définitive, l'instruction vaut moralement ce que valent ses méthodes : le programme ne fait presque rien à l'affaire. Les méthodes éveillent ou assoupissent, affinent ou abrutissent, libèrent ou enchaînent. Ce que l'enfant apprend vaut s·u rtout par la manière dont il
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l'apprend, donc par la manière dont on le lui enseigne. « La valeur éducatrice de l'instruction ressort de ce fait même qu'on peut s'en servir pour des fins contraires . Selon la m éthode employée, on peut par elle humilier la pensée, lui enlever toute spontanéité, toute ardeur, toute curiosité, ou au contraire préparer des esprits libres, capables d'iniLiative, résolus à contrôler leurs idées et à ne se rendre qu'à la raison. Il y a un art de détacher la science de l'esprit, d'en faire comme un objet matériel qu'on découpe en tranches el qu'on insinue du dehors à petites doses. Ainsi donnée, l'instruction ne laisse pas d'être une éducation , mais mauvaise, dangereuse, parce qu'elle ne va rien moins qu'à diminuer l'individu en atrophiant dans l'intelligence ce qu'elle a de vivant, de spontané, les qualités viriles qui en font un facteur de caractère. Tout autre es t la méthode qui s'inspire de cette idée que l'instruction es t un apprentissage de la pensée et qu'il n'est point indifférent de bien penser pour bien vivre 1 • » Cette méthode intelligente, active pour l'appeler de son nom, est celle que choisit l'éducation démocratique, et celle-là à l'exclusion de toute autre. Où serait-elle mieux à sa 'place que dans nos écoles primaires? L'école primaire a l'ambition de répondre aux besoins d'un peuple dont le génie est clair, hardi , travaillé d'espérances. Elle dispense à l'enfant quelques notions sur toutes choses, ou presque; mais par ses enseignements mêmes, et aux meilleurs moments, elle touche ce qu'il y a chez cet enfant de plus sensible et de plus délicat. Elle fait appel à des facultés - tenons-nous-en à ce mot, qu'une science récente répudie - encore incertaines : non qu'elle prétende les créer là où elles manquent; mais elle les stimule là où elles sont. Et elle émeut chez l'enfant la volonté même, impatiente de trouver sa voie. Elle confie à sa mémoire des connaissances variées, afin qu'il comprenne mieux le monde et les hommes; qu'il s'acclimate, si j e puis dire, dans notre société politique et économique, et qu'il sache y vivre; mais ce faisant l'école s'allie avec ce qu'il y a de meill eur dans sa conscience d'enfant, avec ce que le passé, la race, la famille, la vie déjà y ont mis, la,vie toujours neuve, mobile et créatrice, chargée de puissances et d'instincts dont le but - s'ils en ont un - nous échappe, mais dont nous sentons et découvrons la direction. Et c'est cela qui est suivre la nature. Cette préoccupation moral~ est constante chez les organisateurs de l'école publique telle que les lois de 1882 et de 1886 l'ont définia.
1. L'éducation intellectuelle et l'éducation morale, rapport présenté par Gabriel Séailles au premier Congrès international d'éducation morale, à Londres, en 1908. (Papers on moral education, p. 295. David Nutt, Londres, 1908.)
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C'est la doctrine scolaire de la troisième République, affirmée par Jules Ferry en 1.881. « Constituer un enseignément vraiment éducateur, une école qui ne soit plus seulement un instrument de discipline en quelque sorte mécanique, mais une véritable maison d'éducation; c'est cette préoccupation dominante qui explique, relie, harmonise un très grand nombre de mesures qui, considérées du dehors un peu légèrement, et quand on n'en a pas la clef, pourraient donner prétexte à des reproches d'excès dans les nouveaux programmes, d'accessoires exagérés, d'études trop variées, et qui ne paraissent pas au premier abord suffisamment convergentes. Nous groupons autour de l'enseignement fondamental et traditionnel du « lire, écrire et compter » les leçons de choses, l'enseignement du dessin , les notions d'histoire naturelle, les musées scolaires, les promenades scolaires, la gymnastique, le travail manuel de l'atelier placé à côté de l'école, le chant, la musique chorale qui y pénétreront à leur tour. Pourquoi tous ces accessoires? Parce qu'ils sont à nos yeux la chose principale, parce qu'en eux réside la vertu éducative de l'école primaire, parce qu'ils feront de l'école primaire, de l'école du moindre hameau, du plus humble village, une école d'éducation libérale 1 • » Cette page définit l'esprit et la méthode de l'enseignement primaire républicain. L'ambition des grands constructeurs d'écoles reste la nôtre. Je ne passerai pas en revue, même sommairement, les différentes matières du programme d'enseignement primaire, tel que l'a défi;ni l'article 2 de la loi du 28 mars 1.882. Quiconque est averti des choses de l'école, et qui s'interroge soi-même, sait quel profit moral un élève bien conduit retire de l'histoire de France, de la géographie, des leçons de choses, du dessin, de lectures bien choisies, etc. Qui donc contesterait aussi l'utilité morale et sociale de l'instruction civique? Éclairer le citoyen d'une République, c'est d'abord le renseigner sur la constitution politique du pays, son gouvernement, le mécanisme parlementaire, l'origine et l'application des lois. Cette instruction particulière, qu'on serait tenté de trouver prématurée à l'école primaire, y est au contraire à sa place: c'est à l'école publique qu'il appartient de famaliariser les enfants avec les institutions républicaines, afin qu'ils inter iennent plus tard intelligemment dans la vie de la nation. Cela va de soi. Par exemple, il faut enseigner à l'enfant du peuple ce qui est comme la technique du suffrage universel. L'instruction est ici tout d'abord une information : l'ent. Jules Ferry, Congrès pédagogique du 19 avril 1881; passage cité par F. Buisson à. la fête organisée par la Ligue de l'enseignement en l'honneur de Ferry à. la Sorbonne, le 20 décembre 1906. ,..
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fant sait ce qu'est le vote et le suffrage universel. Plus tard, il votera bien ou mal, selon les circonstances et les hommes. Il suffit que l'instituteur, qui le renseigne, l'exhorte à la pratique vertueuse des libertés républicaines. On ne conteste pas davantage l'effet moralisateur des enseignements de vulgarisation scientifique. La moindre des leçons de choses, en même temps qu'elle renseigne l'esprit, encourage à la vie plus sûre et plus prudente : c'est profit pour l'individu et pour la nation. Ces petites leçons, auxquelles on voit reprocher d'être inutiles ou superficielles, insinuent peu à peu le goût d'une amélioration d'abord matérielle, puis morale, s'il est vrai que satisfaire la curiosité scientifique, c'est élever. Il est superflu de dire quel rôle les leçons d'hygiène jouent dans l'éducation populaire. Elles ont une influence immédiate sur l'enfant et, par son intermédiaire, sur les familles, peu ou prou. Et cela aussi est affinement moral. Chaque progrès dans cette partie de l'instruction primaire a pour conséquence d'intéresser mieux la famille aux soins du foyer et aux exigences d'une vie plus réfléchie. Sur ce point, l'école contribue par ses enseignements à améliorer les conditions de la moralité, familiale et publique. Ainsi, dans cette école, tous les enseignements accroissent la qualité morale de l'enfant. Du moins l'instituteur s'y efforce. Non par des sermons en forme : ils répugnent au tempérament français et attristent l'éducation à l'heure même où il y faut de la joie; mais par des leçons bien choisies et attrayantes. Telle notion dont un enfant ne sent ni l'utilité ni l'attrait, ou qu'il croit s'être borné à« apprendre» pour la« réciter», agit en lui et continuera de le faire. Elle chemine dans sa conscience, s'y associe à d'autres notions , s'en accroît ellemême et les accroit, s'allie avec telles autres, stimule les instincts de toute vie, les féconde. Mêmes aux heures où cette notion, à son insu vivante et progressante ou qu'il croyait inutile, détermine telle de ses pensées, tel de ses actes, il ne la sent point en lui. S'il s'analyse et veut voir clair en son cœur, peut-être croit-il que cette pensée, cet acte dérive d'autres notions plus utiles, ou plus récentes, encore présentes à sa mémoire , et pourtant restées étrangères à sa vie intérieure. Ce qu'il pensait avoir oublié alimente encore son activité. Il ne croyait qu'apprendre; et c'est son cœur qui fut pris. Le rudiment scientifique dont cet homme sourit maintenant, ·à moins qu'il ne le méprise, a contribué à engendrer quelques-unes des habitudes de sa vie morale. Il ne s'en doute point. S'il s'en doutait, sa vie tout entière n'aurait pas cette aisance, cette sûreté, cette grâce mêlée d'ingratitude. C'est de ce point de vue qu'il faut envisager le programme des enseignements à l'école primaire. L'instruction qu'elle donne n'est
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pas une mécanique communication de connaissances, faite par l'adulte à l'enfant. Dans la plus humble de ses matières, cette école forme, élève, moralise : du moins elle se propose cet objet. Il n'y a ni pédantisme ni ridicule à parler là de mission. Sans doute, l'école primaire s'adresse à la mémoire, faculté inestimable encore que subalterne; et elle met ainsi l'enfant en possession de notions générales, élémentaires, en un mot primaires; mais elle veut avant tout faire œuvre d'éducation. Avec l'âge, l'enfant prend conscience de ce bienfait; et l'oubli de connaissances scolaires ne compromettra point l'œuvre moralisatrice de l'école. Devenu homme, il ne sait plus ceci, il a oublié cela; mais il garde sa pensée exercée, sa curiosité vive, que ce fragile savoir stimulait. Tant de notions se sont effacées, peu à peu; elles se sont comme enfoncées dans l'inconscient; et elles y vivent encore: une activité en émane infiniment. Voilà le suprême bienfait de l'instruction. Il n'est pas spécial à l'école qui x 'occupe; mais ce bienfait est plus précieux encore à :n l'école populaire, de toute évidence. Si élémentaire que soit et doive rester l'instruction primaire, elle fonde aussi chez l'enfant le respect de la science. C'est en ce sens qu'on a pu dire qu'une école est un acte de foi - de foi en l'homme, de foi en sa volonté de s'instruire. L'école affirme, dès son premier degré, la puissance de l'esprit; et elle veut y faire participer les enfants que leur condition sociale paraît le moins propre à les y préparer. Le véritable spiritualisme de nos écoles primaires n'est point dans le chapitre des « devoirs envers Dieu » inscrit à son programme d'enseignement moral , ni dans les résidus de philosophie religieuse que les rédacteurs de ce programme ont semblé y retenir, plus ou moins gauchement. Ce spiritualisme, il est dans la signification morale de notre dessein scolaire, et dans la conception même de l'instruction considérée comme une sorte de culte adressé à la pensée, à la raison, à la destinée de l'homme; une foi - supérieure au temps comme à l'espace - à la justice, au progrès, àu devoir; une affirmation joyeuse, et pourlant grave, qu'il vaut la peine de s'instruire, de se cultiver, fûl-on fils d'humble artisan ou de pauvre ouvrier; une sorte d'exaltation du savoir; une croyance en la vertu de l'effort pour l'acquérir, quoi qu'il arrive. Et c'est par là que l'instruction primaire est génératrice d'éducation morale. Les divers enseignements du programme scolaire constituent comme autant d'occasions d'exercer l'intelligence et l'âme enfantines; de les convier à une sorte de jeu supérieur, de récréation en même temps que de création spirituelle. On voit don~bien que ce
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qui importe ici, c'est moins le nombre et, pour ainsi dire, le poids de ces enseignements, de leur contenu scientifique, que leur appropriation aux facultés de l'enfance et aux besoins essentiels de l'homme. Non qu'il s'agisse d'une sorte de gymnastique mentale, toute scholastique, où le nombre et la nature des notions enseignées soient accessoires : il reste entendu que l'instruction primaire donne à l'enfant un minimum de connaissances positives et utiles , qui l'adaptent à la société contemporaine. Mais l'école primaire se propose un autre but et, par cette instruction même, elle élève l'enfant, l'accroît, active en lui les puissances morales éveillées, les discipline, les tourne vers la société en progrès, dégage en son cœur tout ce qui constitue son humanité même; et elle lui fait aimer l'obéissance à la science comme l'idéal vers lequel il tendait obscurément. L'instructiàn, même élémentaire, si l'école sait la donner dans cet esprit et pour cet objet, révèle l'enfant à lui-même et lui imprime un élan vers le Vrai , vers le Bien, vers le Beau. Or cela, c'est un progrès moral. Progrès démocratique : l'école primaire instruit l'enfant du peuple; elle le prépare à collaborer au progrès collectif dans la légalité et dans l'ordre. Progrès laïque : jamais école confessionnelle n'attacha un tel prix au savoir, à l'exercice de l'entendement qui le recherche et s'en nourrit; n'encouragea l'homme à croire qu'il peut, ·par les ressources de la raison, se donner à soi-même et sa règle de vie et sa loi. Progrès libéral : formé à cette discipline, l'enfant aura pris l'habitude de réfléchir, d'observer, de juger, de s'enquérir des causes plus encore que des eiiets, donc de penser ; devenu homme, il n'accueillera plus aveuglément ou légèrement les explications toutes faites, les systèmes d'obéissance traditionnels, les régimes d'autorité. Les réserves que j 'ai faites au pouvoir de l'école me dispensent de remarquer qu'elle ne peut suffire à une telle ambition; mais si modeste qu'en soit le progamme scientifique, si générales, si élémentaires que soient les connaissances primaires - cette école, tour à tour dédaignée comme inféconde ou redoutée comme trop puissante , est bien dans le sens de l'évolution libérale française; elle est au cœur de notre institution républicaine; et la défendre sera toujours défendre la conscience libérale de notre pays. Chacune de nos petites écoles primaires, au hameau, au village, à la ville, est un foyer de progrès moral et démocratique dans la mesure même où elle s'applique à sa mission - gardons le mot - intellectuelle et scientifique. Ce progrès moral, voudrait-on soutenir qu'il est antireligieux? Le programme scolaire est indépendant de toute confession_religieuse : ainsi le veut la science, en un siècle qui ne concevrait plus qu'elle
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restât, ou redevînt, servante des théolog·ies. Et cette indépendance intellectuelle est, dès l'école primaire, la leçon de dignité et de liberté que reçoit l'enfant d'un peuple émancipé. Mais cette instruction avive, accroît dans l'homme, dans le petit enfant, ce que la nature et le temps y ont accumulé de généreux, de libre, d'ailé, si je puis ainsi parler d'immatériel, l'immortelle aspiration de l'homme à sortir de soi-même et de son limon, à se dépasser, à se survivre, et d'abord à ne vivre qu'en confondant sa pensée avec une grande cause et une grande espérance. Ce qui anime cette école, à l'heure même où l'instituteur croit peut-être n'enseigner qu'une petite leçon « pratique » et « utile », c'est l'effort spirituel par lequel la vie humaine veut s'accorder avec la vie universelle; un empressement joyeux et passionné à considérer l'homme non plus comme un hôte du monde et dont tout le séparait, mais comme relié à ce monde, qu'un peu de savoir n'explique point, mais qu'un peu de savoir éclaire et fait accueillant; un souci d'élever l'individu, de le soulever chaque jour sur lui-même; de l'engager dès l'enfance dans de grands intérêts collectifs; d'imposer ainsi à son esprit, peu à peu, l'idée d'une organisation humaine idé,!le, et comme abstraite, qui l'attire et à laquelle il se dévoue. En dernière analyse, cette petite école, que l'on voit dénoncer comme négatrice des besoins supérieurs de l'humanité, ne tend au contraire qu'à exalter la pensée créatrice; à développer le goût de l'étude, le culte du savoir considéré comme moyen d'accès à une moralité plus digne, le sens comme le besoin de la réflexion, la conception d'une vie qui sache se ~égager de la matière, puis se l'asservir; et enfin l'invincible espérance dans le triomphe de l'idée sur les choses, de la justice sur les iniquités , du Bien sur le Mal. Quelle Église dit en termes plus fervents et plus simples cet acte de foi en l'effort spirituel? Quelle religion , autant que l'école primaire dans son modeste programme de notions, se montre assurée de la vertu de ce quelle enseigne et de l'effet ennoblissant de ses leçons? Quelles écoles confessionnelles entretiennent adoration aussi pure que celle qui, silencieusement, monte de « l'école sans Dieu » vers l'univers? Si l'essence du sentiment religieux réside dans la volonté de l'homme de s'élancer vers un objet idéal, de s'unir à lui, de communier avec l'âme du monde, l'école primaire esl religieuse profondément, par cela seul qu'elle initie le peuple à la science et qu'elle le fait participer à l'effort spirituel de l'humanité.
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DE QUELQUES 'CRITIQUES
L'école primaire s'est appliquée à cette tâche; elle a contribué au progrès national depuis 1886. L'école primaire a élevé la démocratie. Que l'œuvre ait été sans défauts, qu'elle soit aussi sûre que les promoteurs l'ont souhaité, on ne le soutiendrait pas. Forts des résultats obtenus, demandons-nous si l'école primaire a gardé intact l'esprit des premiers jours, si l'instruction primaire est éducation morale et démocratique en effet ou assez. On reproche au programme de ses matières d'être « trop chargé». Ce reproche va à l'Université entière; et il est grave. S'il est vrai que l'école primaire prétend enseigner à de jeunes enfants un savoir disproportionné à leur âge, à leurs facultés comme à leurs besoins, elle se contredit dans son objet, qui est l'enseignement de notions élémentaires. Ce programme est-il donc excessif? Il est défini à l'art. 1 de la loi du 28 mars 1882 : « L'instruction morale et civique; la lecture et l'écriture; la langue et les éléments de la littérature française; la géographie, particulièrement celle de la France; l'histoire, particulièrement celle de la France jusqu'à nos jours; quelques notions de droit et d'économie politique; les éléments des sciences naturelles, physi.ques et mathématiques; leurs applications à l'agriculture, à l'hygiène, aux arts industriels , travaux manuels et usage des outils des principaux métiers; les éléments du dessin, du modelage et de la musique; la gymnastique; pour les garçons, les exercices militaires; pour les filles, les travaux à l'aiguille. » Tel est le programme légal : on ne le réduirait point sans dommage pour l'éducation nationale. L'organisation pédagogique, arrêtée le 18 janvier 1887, de l'école primaire à ses difiérents degrés, développant cette indication générale, propose aux maitres un plan d'études un peu détaillées, qui sont comme l'explication de l'article de loi: et c'est cela qu'on entend par« les pro-
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grammes de l'école» quand on les critique comme surchargés et trop lourds. Or, le bon maître ne s'asservit point à ces programmes; il ne les fait point entrer de force dans ses leçons; il n'en écrase point l'enfance. Seulement, trop d'instituteurs n'osent les utiliser avec sens. Le désir de bien faire, l'exigence des familles, la hantise des examens et concours, une hâte fiévreuse à instruire des enfants qui fréquentent l'école irrégulièrement et pour trop peu d'années, les encouragent à prendre ces programmes à la lettre : « bourrage » malfaisant dont on a dénoncé l'absurdité, et qui compromet l'éducation française 1 • C'est donc avec raison qu'on parle d'un surmenage intellectuel à l'école primaire; mais entendons-nous bien. Supposée fréquentée régulièrement, l'école primaire ne retient l'enfant que cinq jours par semaine, à raison de six heures par jour; et les vacances sont fréquentes : ne s'en plaint-on pas? S'il y a un surmenage, où donc est-il? Dans l'intensité d'un régime de surchauffe, d'une activité sans détente; dans l'obsession, au moins artificielle pour de jeunes enfants, d'études qui ne laissent pa:s assez de répit à l'âge où les plus curieux et les plus doués ne sont point organisés pour une telle vie. L'enfant médiocrement doué ou peu laborieux s'accommode aisément de ce régime: il n 'en prend que ce qu'il peut ou veut en prendre; l'insistance et le courroux du maître n'y feront rien .... Cet élèvelà - est-ce un instinct qui l'avertit? - appelle sa nonchalance ou sa médiocrité même à l'aide contre l'étude impitoyable. Mais l'enfant intelligent, travailleur et curieux, est comme la proie toute désignée. Je serais tenté de dire: malheur à lui puisqu'il est doué! Ce sont les meilleurs fils du peuple, les plus éveillés, les plus prompts à l'étude, donc les plus chers à une démocratie qni entend ménager ses ressources et ses réserves; en un mot, ce sont ceux-là mêmes qui sont nés pour constituer l'élite populaire, et peut-être savante, que le surmenage scolaire menace, attire, saisit.. .. Comme si l'école ne suffisait point, elle déborde de son cadre et suit l'enfant - dois-je dire le poursuit? - dans sa famille. Je veux parler des devoirs à la maison. Question très importante, même du point de vue où je me suis placé dans ce livre; et elle n'intéresse pas les seuls professionnels. Je ne nie point l'utilité de certaines tâches scolaires à faire dans la famille . L'enfant s'habitue à rester curieux et studieux en dehors de la classe; un souci de perfectionnement l'accompagne dans sa vie. Mais outre que ces devoirs seront choisis judicieusement, je les souhaite
1. Voir par exemple, l'article de M. Jules Payot, recteur, à la Rr:vqe universitaire dn H avril 1899, et le réquisitoire de Gustave Le Bon dans la Psychologie de !'Éducation, p. 56; H9; 157, etc.
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courts et jamais accablants. Sans cela, point de détente pour cet enfant. A peine est-il de retour - je parle surtout de l'enfant des villes - qu'il s'est assis à sa table de travail , avant le dîner, après le dîner, et, sous l'œil vigilant de parents d'ailleurs bien intentionnés, qu'il y « fait ses devoirs» . Jouer? Sans doute; mais où et quand? Travailler occupe, prévient le bruit, entretient le silence dans cette maison où dort « le petit frère », où veille la mère. Ces devoirs, surtout écrits, sont une si belle ressource pour discipliner l'humeur inquiète d'enfants turbulents! Qu'importe si l'enfant maudit cette étude et le maître, rejette ce savoir obsédant, associe à toute idée de travail scolaire l'idée de contrainte, de gêne, de tristesse, et « bâcle » le devoir qui, demain, lui vaudra en classe réprimandes et punitions 1 Qu'importe si, diligent et docile, il se livre corps et âme à cette tâche et pâlit à cette besogne inexorable, qui ne lui laisse ni trêve ni repos 1 Il suffit que ce risque existe quelque part pour que je m'en émeuve. A tout le moins, une telle ins\ruction scolaire risque d'affaiblir l'enfant dans sa sève. L'école, même élémentaire, doit faire l'homme clairvoyant, équilibré, maître de lui-même. Elle manque son but si elle ne lui laisse ni le gcût de mieux apprendre, ni la possession de soi-même. Le remède es t évident : en organisant l'instruction postscolaire, en y reportant une notable partie des enseignements et des leçons actuellement confiées à l'école, ou allég·era ces programmes. Au législateur d'y pourvoir sans tarder. Ce problème est complexe et d'ordre économique? Il faut pourtant le résoudre. - Il sera dès lors possible à l'école primaire de jeter du lest, de se borner en effet aux premières · notions et de les enseigner bien, par des méthodes plus actives, à loisir, sans hâte ni impatience , au mieux de l'éducation nationale. II est facile, par exemple, d'insérer davantage d'anecdotes, de récits, de biographies et de faits tirés de notre histoire nationale dans les leçons de lecture. On remplacerait ainsi très avantageusement, pour l'éducation morale et civique, tant de lectures dites morales, qui entretiennent dans nos écoles un · certain pédantisme. L'enseignement des sciences physiques et naturelles pourrait être simplifié, mais rendu plus fructueux , et plus attrayant, par de nombreuses expériences et par l'emploi de documents instructifs. Reléguons nos manuels dans l'armoire du maître! Et mettons des choses sous les yeux, dans les mains de ces enfants, dont nous voulons faire des hommes curieux, réfléchis, attentifs aux choses plus qu'aux mots, soucieux des causes et des effets. Donnons à cet enseignement un caractère plus éducatif. Cela est formation morale au premier chef. Pour la même raison, l'enseignement de la géographie doit
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être mieux utilisé au profit de l'éducation. Purgé des énumérations fastidieuses, il incorpore l'enfant, par la pensée, aux milieux naturels et ethniques situés au delà du pays natal; il l'instruit des mœurs humaines, diverses à l'infini avec des aspirations pourtant communes; il lui enseigne aussi la tolérance - vertu démocratique par excellence, et la foi dans le travail ingénieux des hommes, maîtres du sol, explorateurs avisés de la terre, des eaux, des bois, des airs. Peu à peu, des pays et des hommes nouveaux pour lui, jusque-là étrangers, font pour ainsi dire irruption dans son cœur : il étend sa notion de l'homme et de l'humanité. Il faudrait un chapitre spécial pour montrer le rôle éminent de l'enseignement: de l'histoire dans l'éducation normale démocratique. Je me borne à quelques brèves observations. Si l'on veut que l'histoire, même réduite aux éléments du programme de l'école primaire, soit en effet génératrice de vertu et d'énergie civique, expulsons à jamais de notre école l'histoire-nomenclature, l'histoire-chronologie, l'histoire-batailles; que le passé français exalte chez l'enfant l'espérance et l'effort libérateur! Point d'histoire chauvine et orgueilleuse, pourtant. De tout le passé humain monte un appel pacifique, la réprobation des tyrans et des brutaux, des destructeurs de libertés et des égorgeurs d'hommes, la condamnation des patriotismes sanglants. Bien enseignée, l'histoire constitue pour le futur citoyen une philosophie pratique et optimiste du progrès. L'histoire contemporaine est mal enseignée, quand elle l'est; quelle lacupe dans l'éducation populaire! Certaine circulaire ministérielle limita, naguère, à 1.875 l'histoire « enseignable » .... N'insistons pas. Certains faits récents , pour ainsi dire actuels, enseignent à l'enfant de nos écoles, commentés avec tact, la vig·ilance, l'espoir, la fidélité au passé, le dévouement à l'idéal de France. Un maître avisé sait s'en tenir à ce qu'il importe à ses élèves de connaître. Une sobre récapitulation hebdomadaire, ou mensuelle, telle que la donnent déjà certains journaux et revues scolaires, oITre à l'instituteur de précieuses ressources pour rendre l'enfant, sans passion politique ni préoccupation sectaire, pour ainsi dire témoin du présent, et plus conscient du devenir humain. En remontant du présent au passé - je préférerais cette méthode à celle que l'école primaire suit, qui est inverse - par étapes bien choisies, l'histoire s'anime aux yeux des élèves; ils ont un point d'appui plus ferme, et la notion du progrès, au moins de changement quand le progrès est douteux, se précise en leur esprit : cela aussi est éducation morale. Mais qu'on enseigne l'histoire par cette méthode ou par celle qui jette entre l'enfant et le présent, tout d'abord, l'abîme des siècles, il faut la lui ofîrir par tablêaux pitto-
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resques, au relief vigoureux, clairs et très distincts - leçons de choses historiques, et non plus leçons en forme ou chapitres de manuels. Voici quelques-uns de ces tableaux: L'homme des cavernes, la cité lacustre, Versailles; L'agora, le forum, la maison du peuple; Saint-Louis et Louis XI; Richelieu et Turgot; Le siècle de Périclès, de Léon X, de Louis XIV; Les armes à travers les siècles; Les foires au moyen âge: nos expositions universelles; L'Église et la Cathédrale; l'Université populaire; L'Hôtel de Ville; histoire de quelques communes; Les arènes romaines, les courses de taureaux; Le château féodal , le monastère; L'habitation à travers les âges; La retraite de Russie; La prise de la Bastille, la Fête de la Fédération; La diligence, le chemin de fer, 1'aéroplane; La Conférence de la Haye·; La guerre de tranchées, etc. Ce sont là de petites leçons opposées ou contrastées, qui rendent saisissants les progrès réalisés par les hommes à travers les siècles; à moins qu'elles n'affirment la lenteur de tout progrès moral. Et qui parlerait là d'histoire arrangée? Les historiens n'ont nulle tendresse pour un enseignement où l'on choisit les faits selon une tendance, une vue finaliste, fût-elle républicaine. Ils disent que c'est manquer au respect de l'histoire; qu'il faut présenter à l'élève les faits dans leur intégrité, au moins dans leur suite, et qu'il jugera. Ces· scrupules sont très honorables - à la Faculté ou dans les classes supérieures des Lycées et des Collèges. Ils me touchent peu, je l'avoue, quand on trânsporte à l'école primaire des procédés d'enseignement et de critique à l'usage des étudiants de licence ou d'agrégation. Un cours d'histoire, dans l'acception scientifique du mot, est plus que déplacé dans l'enseignement de l'école primaire : un enfant n'en peut suivre le développement, et il.d emeure irrésolu. Il n'est point question, je crois inutile de l'affirmer, de cc truquer » l'histoire et d'en composer un manuel mensonger pour dresser le citoyen au culte des institutions présentes : nous ne pensons point recourir aux bons offices des Loriquets rouges, s'il en existe. Mais l'évolution du peuple français vers la forme républicaine n'est-elle qu'une vue, ou bien est-elle le plus objectif des faits? En présence de ce fait, l'inte~prétation peut varier selon le
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parti qu'on représente; mais tous les partis, à cette heure, ne se réclament-ils pas des libertés garanties par la forme républicaine? Ou cette adhésion unanime n'est-elle encore qu'hypothèse de sectaire? II se peut aussi que le détail, cette vermine de l'histoire disait l'historien Voltaire, révèle mainte incohérence dans les conseils humains et quelques incertitudes dans la volonté des nations progressant; mais à s'en tenir aux mouvements essentiels de cette évolution, qui donc nous contesterait le droit d'affirmer que tout le passé français tend vers la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen; que le présent français, à la lumière de cette même charte républicaine, élabore un régime social plus juste encore; et que l'humanité civilisée tout entière est en marche vers ce même idéal? L'enseignement historique républicain n'est donc pas seulement l'acte de foi d'un parti; il a la force d'une certitude; ces affirmations sont dans la logique même de notre passé. La France ne réalise nullement une harmonie sociale préétablie : ce finalisme, dont la méthode serait celle d'un Bossuet, aurait quelque puérilité. Mais la conscience individuelle, se dégageant de plus en plus de ses brumes et de ses terreurs, s'évertue à créer une société plus conforme à un idéal, désormais très net, de liberté et de justice. En présentant à l'enfance ces tableaux décisifs de notre « légende des siècles », c'est l'histoire de la civilisation française qui revit à ses yeux dans ses pages maîtresses, ses épisodes marquants, ses journées dramàtiques, avec ses ombres et ses rayons. Voilà l'enseignement historique qui me paraît convenir à notre école primaire. Il dégage un énergique esprit républicain. Il rapporte l'évolution humaine non plus à tel ou tel Dieu, et ne la critique pas en fonction de telle ou telle Église; c'est l'histoire telle que la fonda Voltaire, telle que les grands historiens du xrx• siècle l'ont illustrée. Son critérium est humain. Il ne déifie pas l'homme; mais il le campe librement au milieu des autres hommes, artisan avec eux du progrès social; il lui donne confiance en lui-même ; il le stimule par le spèctacle des imperfections sociales et la conscience d'un mieux infini . C'est l'histoire laïque; celle-là seule convient à l'école de la démocratie française. Et pour cette histoire, la neutralité en face des faits éminents du passé n 'est ni un devoir, ni une nécessité scientifique. L'instituteur n'a pas à être impartial en présence de tous les événements et de tous les hommes qui ont collaboré à nous faire ce que nous sommes . Ne l'embarrassons pas des sublilités qui s'imposent au savant ou au professeur de Faculté, mais qui ne doivent pas trouver place à l'école des enfants, hors d'état de saisir tant de finesses, et avides d'attacher leur amour à quelques réalités simples, claires, définies.
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Dégagée de toute passion théologique, métaphysique ou politique, l'histoire montre à n'en pouvoir plus douter que l'humanité est avide de progrès, et qu'un progrès incont~stable, depuis le dolichocéphale des cavernes, transforme insensiblement les sociétés, les institutions, les individus; qu'en même temps que les Éphémères matériellement vivent plus heureux, moralement ils deviennent meilleurs, et meilleurs à leurs propres yeux; que la superstition et le fanatisme, générateurs de sottises et de crimes, cèdent peu à peu à une éducation sociale plus avertie et à une civilisation plus douce; qu'une aspiration inlassable vers plus de liberté, plus de justice dès cette terre soutient la société en son effort. Ces vérités jaillissent non seulement de l'histoire de France, mais de l'histoire universelle, dont nous ferons connaître les éléments les plus simples - de l'an tiquité à nos jours - à nos enfants, la dernière année de leur scolarité obligatoire surtout, et par la même méthode, vivante, pittoresque. On y réussira d'autant mieux qu'on incorporera plus souvent l'histoire française à l'ensemble international, auquel elle est liée. L'enfant doit concevoir au moins grossièrement - la vie précisera plus tard - la solidarité internationale, qui unit les hommes en dépit des diversités de race, de couleur, de rois, de maîtres et de dieux. L'éducation patriotique trouve dans ce supplément d'étude historique son achèvement, son correctif aussi. L'école aura en outre, par ce moyen, éveillé la curiosité de l'enfant pour les autres nations : l'histoire collabore à la géographie. Le journal, le livre et les voyages prolongeront plus tard l'œuvre de la modeste école. Avec la même certitude, l'histoire - française et universelle enseignera au futur citoyen de notre démocratie qu'un peuple ne prospère que par la dignité et le travail, les vertus privées, la foi en lui-même. Cela ressort avec évidence de l'histoire de la Grèce, de Rome, de la France au xrv 0 siècle, de la Prusse après Iéna, de la France depuis 1871 - et bientôt victorieuse d'un barbare agresseur et de la brutalité germanique. Voilà, je pense, des leçons précieuses à une démocratie - entre tant d'autres leçons. Si l'instituteur a réussi dans cette œuvre, notre fils et notre fille n'envisageront point les institutions présentes comme définitives . Cet enfant jouira du présent - et à bon droit; mais son idéal le stimulera à parfaire la civilisation actuelle dans le sens d'une culture plus digne, attachée à des biens plus élevés. Et ainsi, à l'exemple des aïeux, il saura léguer à la génération suivante un état de choses déjà meilleur. L'enseignement historique, en ce point précis de son action, collabore avec l'enseignement moral et civique : il redit à l'enfant et au citoyen l'immortelle leçon du Vieillard aux trois jeunes
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hommes. Il fait surgir en son cœur la· notion du devoir social. Un tel enseignement doit occuper une place d'honneur à l'école démocratique. De tout le poids, de toute la force du passé, il élance l'enfant pour de nouveaux progrès. La « décentralisation » paraît à de bons esprits comme le meilleur moyen d'adapter les programmes allégés au milieu local, au terroir, à la région économique, et, par conséquent, de rendre l'instruction primaire plus éducatrice. Au Congrès d'Aix-les-Bains, en octobre 1913, la Ligue de l'enseignement a émis le vœu que « dans l'intérêt même de la fréquentation scolaire, une plus grande décentralisation soit apportée dans les méthodes et même dans les matières de l'enseignement, mieux approprié aux besoins régionaux ». Rapporteur de la commission chargée d'étudier ce vœu, j'ai cru devoir dire avec quelles réserves et à quelle condition le Congrès pouvait l'adopter : j'insiste ici même, car une décentralisation imprudente, en la supposant réalisée, mettrait gravement en péril l'éducation publique. Sans enlever à l'école primaire son caractère, pour ainsi parler ses attributs d'école nationale, et sans imaginer une diversité de régime, de programmes, d'horaires, de fonctionnement administratif et pédagogique telle qu'à l'uniformité reconnue dommageable succéderaient une confusion et un désordre proprement destructeurs de l'unité morale d'une nation, il est désormais indispensable d'assouplir, dans une certaine mesure d'individualiser l'institution scolaire, de l'accommoder aux besoins régionaux, de l'adapter autant que faire se peut à la vie économique de chaque pays. Et j'ajoutais : le mot décentralisation dit à la fois trop et pas assez; mais chacun y voit une indication féconde. Le temps paraît venu, puisque aussi bien l'unité nationale ne saurait être contestée ni rompue, de substituer aux conceptions tout ensemble latines et bureaucratiques, qui ont été nécessaires à certaines heures, mais dont l'excès nous incommode aujourd'hui gravement, un régime prudent, mais hardi, de décentralisation scolaire. - Cette réforme est liée à la question de l'éducation morale démocratique. Or, les meilleurs programmes valent surtout par l'application qu'on sait en faire. L'école primaire n'a-t-elle pas trop tôt et, quand elle l'a, trop constamment la préoccupation du certificat d'études, d'un examen, des diplômes, des concours? Si oui, c'est l'éducation démocratique tout entière qui est compromise, ou altérée dans sa qualité morale et essentielle. Ce qui devait n'être qu'une sanction de bonnes études primaires et qu'un moyen d'émulation est devenu, avec le temps, l'objet même de ces études. Je sais que le mal sévit ailleurs qu'à l'école élémentaire. Jules Ferry, dès 1879, dénonçait les
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regrettables effets du baccalauréat, « cette épreuve dont on a fait un but, et qui ne devait être qu'un point d'arrivée, qui est devenue une prime /J. la mémoire, une excitation fiévreuse aux études hâtives .. .. Le baccalauréat, qui devait être le couronnement du savoir accumulé, et qui n'est trop souvent aujourd'hui que le manuel couronné et l'aide-mémoire triomphant 1 • » Cela n'excuse ni n'atténue le péril à l'école primaire. N'exagérons rien; mais pourquoi nier la tendance? Elle est préjudiciable à l'éducation libérale que cette école a mission de donner. A ce régime de « bachotage », l'enfant le moins réfléchi ne peut pas ne point concevoir l'instruction dont on le gorge, et dont il se rassasie, comme un moyen de réussir à un examen , et comme cela seulement. Il prend ainsi l'habitude de chercher en dehors de lui les sanctions de son effort intellectuel. Apprendre, s'instruire, ce n'est plus satisfaire à un profond besoin de la nature humaine; c'est « préparer un examen », qui plaît à la vanité ou procure des avantages matériels; et peu à peu cette sorte de diligence encourage chez le plus laborieux « l'arrivisme ». Ou bien elle l'entretient dans la manie des distinctions - antidémocratique par excellence; dans le souci très personnel des intérêts particuliers qu'on a signalé comme l'une des tares de l'éducation latine 2 • Voyez une école - et pas seulement l'école primaire - à l'approche des examens . Toute instruction, toute éducation digne de ce nom fait place au suprême « entraînement ». Quelle fièvre de revisions 1 Quelle hâte à se pourvoir des notions propices! Quelle ingéniosité à prévoir, à deviner les questions et les épreuves, à rechercher les goùts, préférences ou manies des examinateurs! Quel entrain à calculer les chances et à supputer les malchances I Quel soin à ramener tout à matière d'examen! Soucis très mesquins, de qualité morale inférieure, et qui, en quelques jours, quelques semaines, risquent de remettre en question l'œuvre entière de l'éducation. Le plus sincère des écoliers risque d'en sortir altéré dans sa loyauté et son courage : l'école a pris une direction fausse. Comment croire qu'une instruction ainsi conçue puisse stimuler chez un enfant le goùt de la vie intérieure, de la délicatesse, d'un progrès vraiment moral , et la volonté de s'ennoblir si l'étude n'est plus autre chose, au moment décisif, que l'exaspération du seul besoin de réussir en même Lemps qu'une distribution d'habiles et sûres recettes? C'est déformer à plaisir la conscience enfantine. Le moins qui puisse
1. Discours prononcé à la distribulion des prix du concours général, le. 4 août 1879. Voir !'Officiel du 6 août 1879 et Discours et opinions de J. Ferry, édités par Robiquet, III, p. 195. 2. La psychologie de l'éducation, par Gustave Le Bon, p. 174.
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arriver à la nation, c'est que cette instruction soit pour elle un grave déficit. Il est d'expérience quotidienne qu'un écolier soumis à ce régime imprévoyant en sort dégoûté de l'étude, donc appauvri. Vous le félicitez d'avoir réussi, bien réussi, aux examens du certificat d'études? Et je l'en vois étourdi de joie orgueilleuse; mais n'espérez point qu'il fréquente , plus tard, les cours d'adultes, ou qu'il se montre assidu aux conférences populaires, même corsées de projections lumineuses. Il ne veut plus retourner à l'école; et c'est une sorte de rancœur que l'instruction lui a laissée. Ignorant, il eût peut-être souffert de se savoir ignorant, et nourri le désir d'apprendre, lui aussi, pour s'élever à ses propres yeux. Instruit, mais mal instruit, il se renie dans ses aspirations; il se sent comme affaibli dans son ardeur; il porte en lui tout ensemble un regret et une déception. J'ose écrire qu'il vaut moralement moins et sera pour la République un citoyen moins utile. Allons-nous supprimer le certificat d'études primaires, tout examen, tout concours dans nos écoles? Il suffirait, je pense, d'en choisir toujours les épreuves au mieux, et aussi d'attacher plus d'importance à l'examen oral qu'à l'examen écrit. C'est par un entretien affectueux avec l'enfant que l'examinateur se rend le mieux compte si le << candidat i> est ouvert, curieux, dégrossi déjà, un peu renseigné sur toutes choses primaires, et si l'école a bien fait son œuvre. C'est dans une conversation, et à loisir, qu'un maître découvre si l'instruction, tout en équipant ce petit garçon et cette petite fille pour la vie et en les munissant de notions très simples et très pratiques, a éveillé en eux l'amour de l'étude, la joie d'apprendre et de savoir, l'impatience de savoir mieux encore, la volonté de progresser. Une école fait faillite qui ne conçoit pas l'instruction comme le moyen de soutenir chez l'homme, dès l'enfant, cette ardeur et ce zèle. Que nul instituteur ne l'oublie I Abandonnons enfin les méthodes livresques et routinières, les pédantesques traditions, les exercices et les tâches qui ne font appel qu'à la mémoire, les leçons et les « devoirs » impuissants à stimuler les facultés individuelles et vivantes. La fécondité de l'instruction primaire réside dans l'excellence des méthodes, actives pour les appeler par leur nom, éveilleuses de vie intérieure et de pensée, donc de dignité humaine.
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Ainsi qu'il le déclarait au Congrès pédagogique de 1883, Jules Ferry a voulu créer dans l'école « une atmosphère morale élevée, une atmosphère saine et vivifiante ». Je viens d'en analyser les éléments énergiques dans son action moralisatrice indirecte, en quelque sorte automatique. Peut-elle suffire? Cette influence morale tout indirecte fait défaut, au moins partiellement, là où le maître est médiocre et inhabile I là où les conditions favorables sont rarement réunies dans la même école; là où le recrutement des élèves est inégal ou très mêlé, etc. L'action éducatrice dont j'ai parlé a, par conséquent, un caractère fragmentaire, ou incertain, ou intermittent; elle agit sur l'élève un peu à l'aventure - comme la vie, comme le hasard. Or, l'école prétend avoir une action aussi complète et durable que possible; elle est la vie arrangée, en un certain sens factice, mais prévoyante et meilleure. Réduite aux influences que j'ai énumérées, la plus féconde des écoles aurait de graves lacunes. Elle ne serait point l'entreprise nationale et profondément éducatrice que nous aimons si elle ne tentait, au moins, de les combler par un enseignement moral direct . Voici une autre raison . Les conditions favorables à cette éducation morale indirecte, diffuse, et qui résulte naturellement du jeu de l'institution scolaire, sont rarement heureuses, ou toujours heureuses, dans une même école; à plus forte raison varient-elles d'une école à une autre. On ne conçoit point pour toutes les écoles primaires de France une puissance éducatrice identique. Quoi que nous fassions, et malgré l'uniformité légale des écoles primaires, elles sont diverses dans leurs effets, dans l'intensité de ces effets. Cette évidente et d'ailleurs inévitable diversité peut être salutaire à notre nation, centralisée à l'excès; mais l'éducation démocratique suppose une unité sans laquelle il n'y a à proprement parler ni éducation nationale ni unanimité populaire; et. c'est l'école primaire
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qui fonde cette communauté d'esprit. Il ne suffit point - et j'insiste puisque l'on parle tant aujourd'hui de « décentralisation scolaire » · - que les écoles primaires soient en toute région, de par la loi et les règlements, semblables quant à l'organisation et au fonctionnement: ce n'est là qu'un élément extérieur d'unification nationale. A tout le moins, cette identité de programmes, de tâches, de méthodes disciplinaires et d'organisation pédagogique ne peut-elle assurer en effet, pour ainsi dire mécaniquement, une communauté démocratique, un esprit public fraternel. Au cœur même de son institution, l'école primaire doit être complétée d'un enseignement qui agisse directement, par ses méthodes propres, sur la raison, le cœur et la volonté des enfants moral et civique en son essence, et qui puisse unir dans les mêmes aspirations, les mêmes idées, mais plutôt les mêmes goûts et les mêmes méthodes de pensée et d'action, les enfants du peuple françai s. L'inégale aptitude des enfants à utiliser les muettes leçons de l'écol e bien organisée ne doit pas non plus être perdue de vue. Tel élève est docile à cette influence et s'en réjouit; tel autre, plus fier ou trop distrait, y échappe; il résiste à ce qu'on a appelé le climat moral de l' école. Il ne saurait donc nous suffire que l'école soit naturellement moralisatrice si l'enfant es t insensible ou rebelle. Même contraint par l'exhortation, la menace ou la punition, il poursuit en silence, et à notre insu, sa vie propre, en réaction contre la discipline et le milieu . La plus dévouée des écoles n'éduque point cet enfant-là; et à lutter contre elle, parfois ouvertement, il se démoralise plus encore qu'il n'obéit à son tempérament, impatient de toute contrainte. Par exemple, l'enfant adulé, « gâté » par ses parents se refuse, au moins au début, à prendre les habitudes de modestie, de réserve, d'obéissance et d'ordre que la discipline scolaire impose par une nécessité en quelque sorte organique. Au lieu de s'améliorer dans ce milieu, d'y faire peu à peu l'apprentissage de la régularité dans le travail, du respect des tâches données et promises, de la bonne camaraderie, etc., il exaspère ses dispositions égoïstes et capricieuses; il ne veut point s'adapter à cette école; il ne s'y adapte qu'en apparence; son ressentiment fortifie, dans une feinte docilité, son goût d'une activité irrégulière, son dilettantisme; et tout cela entretient la débilité de l' enfant « volontaire ». Non seulement l'école a été dans ce cas impuissante, ou presque, à former cet enfant, mais il y a aggravé sa nature et sa première éducation dans la mesure même où il s'est ingénié à déjouer le maître et les prétentions de l'école. L'instituteur perspicace suit cette lutte sournoise de certains élèves contre le milieu scolaire; il ne se fait pas illusion sur la
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sincérité de certa ines soumissions; il saï t que tel et tel enfant sont pour amsi dire en insurrection contre lui, contre la règle scolaire. Quelle action ce maître espérait-il donc d'une école si les enfants, parfois, mettent leur dignité ou leur énergie à vivre sans elle, sinon contre elle? A de tels moments, l'éducation morale appelle à l'aide une discipline de moralisation plus directe, plus claire, plus impérieuse aussi parce qu'elle est générale et qu'elle s'inspire d'une loi souveraine. On objectera que de tels cas sont exceptionnels. En général, un enfant se montre docile à ces leçons de l'école et les accepte affectueusement; elle le forme. Mais sommes-nous assurés que cette action du milieu scolaire sur l'enfant sera durable, survivra à l'école et que, par conséquent, l'école n'a pas besoin de recourir à une discipline spéciale de moralisation, qui soit le couronnement du programme scolaire 9 En aucune façon; et voici quelques raisons à opposer à ceux qui ne croient ni à la nécessité, ni à l'utilité d'un enseignement moral proprement dit à l'école primaire. L'enfant y a pris de bonnes habitudes , soit; il y apprend, sans mème s'en douter, à être exact, soigneux, diligent et ordonné; il y · avive sa curiosité, exerce son esprit; il y accroît son goùt de l'étude et son désir du Beau pressenti; il y a donc développé sa valeur humaine; et si la vertu est l'habitude du Bien, cette école le fait vertueux . Ce sont des habitudes morales au premier chef; mais elles sont récentes . A moins de dispositions exceptionnelles, l'enfant ne les prend que vers la fin de la scolarité; et il quitte l'école - l'a-t-il régulièrement fréquentée? - bien peu de temps après qu'il vient d'en retirer ce profit moral. Comment croire que ces habitudes, si lentement assurées ou de fraîche date, soient définitives? Voici l'enfant libéré de l'école - en pleine vie sociale. II quitte un milieu choisi, dont l'organisation est artificielle, mais propice et douce . Tout n 'y fut point pour lui faveur et joie; mais pour prix de son travail et de son obéissance à la règle, il a reçu de cette école des bienfaits dont sa vie entière sera comme pénétrée. Sous la tutelle de maîtres toujours présents, qui l'ont instruit, guidé, encouragé au bien et détourné du mal, et dont l'expérience a corrigé son étourderie quelquefois, son ignorance toujours, il s'est accoutumé à penser avec clarté, à sentir plus dignement, à agir avec probité. Tout à coup, l'heureuse influence cesse, l'heureuse tutelle fait défaut. Quel changement dans l'existence de cet enfant! Après l'école, et soudain - le champ à labourer, la ferme ou l'atelier, l'usine ou la fabrique, le bureau et, la première ivresse dissipée, la déprimante uniformité d'une vie âpre avec ses revers, ses souffrances, ses épreuves, avec les plaisirs dégradants et les séductions.
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immoral~s que la rue, le cabaret, les mauvais lieux, les mauvais journaux et les mauvais livres proposent à l'adolescent qu'enivre sa jeune liberté. J'insiste : l'école primaire se sépare de l'enfant du peuple alors qu'elle lui serait le plus utile - à l'heure périlleuse de la puberté! En cette crise grave, qui peut remettre en question l'éducation la plus saine, et d'où l'enfant peut sortir à jamais faussé ou dévoyé si une main experte ne le dirige, l'école le livre sans autre viatique qu•'une instruction élémentaire et livresque, quelques récentes habitudes de pensée et d'action sans doute très dignes, mais fragiles; et il passe soudain de l'école prévoyante à cette vie à l'inconnu. Si l'éducation morale que lui donna l'école n'a été qu'une influence toute diffuse; si cette éducation n'a pas été fortifiée, tout d'abord éclairée par un enseignement précis qui ajoute à l'impulsion ou à l'habitude une très nette conception du Bien et du Devoir, autant dire que cet enfant sera moralement ce que la vie Je fera - au hasard des gens, des choses, des événements. Il y a plus encore. Si la moralité n'a été pour cet enfant, jusqualà, que l'accoutumance aisée et quasi inconsciente au milieu scolaire; si la règle de sa vie morale a été jusqu'à ce jour la confiante soumission aux influences de ce milieu, pourquoi ne persévérerait-il pas dans cette conception de la vertu, et pourquoi ne se croirait-il pas autorisé à se soumettre de même aux milieux où il vivra dorénavant? L'habitude en est prise; le soin même qu'on aura pris à lui épargner une éducation directement et plus sévèrement morale, celle qui fait réfléchir l'individu sur le milieu, ne pourra que justifier chez cet enfant l'opinion que vivre bien, c'est vivre selon ce milieu, le laisser agir sur nous, s'y abandonner, s'en accommoder et l'accepter; que, par conséquent, la règle de notre vie n'est pas en nous-mêmes, ni dans un effort d'autonomie; qu'elle est en dehors de nous. En fin de compte, une telle éducation annule l'individu et asservit l'homme. Telle serait l'erreur d'une éducation qui, sous prétexte de dénoncer les pédantes prétentions d'un enseignem~nt moral, se bornerait de parti pris à l'action de l'école et du climat moral qu'elle crée. Cette éducation d'apparence plus libre et élégante est le contraire d'une culture libérale; elle subordonne l'individu à ce qui l'entoure, c'est-àdire à la nature peut-être, mais aussi aux institutions politiques et sociales que d'autres hommes, et le hasard, ont entretenues. Elle ne laisse à l'homme d'autre liberté morale que celle d'une adhésion irréfléchie au milieu, quel qu'il soit. Et ainsi, subordonnant les hommes au milieu, sauf à croire qu'il puisse s'améliorer de soimême grâce à je ne sais quelles interventions extérieures, elle tend à perpétuer ce qui est; elle ravit à l'homme la part qu'il prend, qu'il doit prendre au progrès moral.
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A vouloir rester à ce point superficielle et incomplète, l'éducation populaire trahirait tous nos espoirs. Par hypothèse force de perfectionnement humain , elle ne serait qu'une discipline de mollesse, de conservation sociale, d'insouciance et de résignation. En refusant d'enseigner aux enfants sinon une morale , du moins quelques principes directeurs de la conscience et de la vie, elle négligerait les aspirations essentielles de la race francaise, de l'humanité même; elle n'oserait ni ne voudrait instituer l'homme juge du milieu qui l'enserre, qui heurte durement son sens de la justice et de la loyauté; et le jour où pourtant, sous l'aiguillon de la souffrance ou de la misère, cet homme prétendrait tout à coup observer le milieu, l'éprouver à la lumière de sa raison, puis le parfaire, cette attitude apparaîtrait à d'autres comme illégitime et insurrectionnelle. Si l'école démocratique n'établissait point, clairement et franchement, le droit de l'homme sur la société et l'autorité de la conscience humaine sur le monde perfectible, et si cette école n'enseignait point à l'enfant du peuple que le problème républicain, tout ensemble moral et politique, est dans la juste définition des rapports de l'homme et du milieu, donc dans l'effort méthodique de la raison humaine pour rechercher dans le milieu ce qui dure et ce qui passe, l'école dont on vante pompeusement la mission éducatrice ne serait en réalité qu'une entreprise décevante, qui travaillerait contre son objet, et en dernière analyse réactionnaire, au moins conservatrice. On le voit: réduit aux influences favorables qui émanent de l'institution scolaire, un système d'éducation qui rejette tout enseignement proprement dit du bien, de la vertu et du devoir est antidémocratique et niveleur. Y a-t-on bien songé? Il fait dépendre la conduite et le bonheur des hommes du milieu sans les éclairer sur l'inégale dignité de ce milieu, donc .sur la nécessité soit de s'y soustraire là où faire se peut, soit de le perfectionner après l'avoir confronté avec l'idéal que porte la conscience humaine. Il dérive le progrès moral non pas de l'activité humaine réfléchie, consciente et volontaire, mais des puissances troubles et mystérieuses, mécaniques, en quelque sorte fatales qui animent la société; ou bien des instincts de l'individu soit qu'il cède, soit qu'il s'insurge; donc du caprice ou de la fatalité; de l'accident ou du désordre. Ce système pédagogique, dont on vante l'aisance et l'aimable facilité, destitue la raison souveraine, transporte aux choses l'autorité directrice et réformatrice que nous plaçons dans la conscience de l'homme; et, par crainte du pédantisme, il désarme l'individu en présence de la société, de l'univers . Si, dans une enquête patiente et à laquelle ils pussent sincèrement répondre, on interrogeait les adultes sur leurs impressions d'adolescents, la première certitude serait, je crois, la suivante: leur enfance
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n'avait pas été assez avertie, si même elle le fut, du bien et du mal; leur raison n'avait pas été mise en possession de méthodes simples, mais sûres, pour la guider dans le discernement du bien et du mal, et pour réagir sur le milieu. C'est pourquoi la crise redoutable qu'ils traversèrent au sortir de l'école a pu être irréparable. Tout d'abord, ils continuèrent à vivre hors l'école comme ils avaient vécu à l'école. Puis ce fut en eux un malaise : la vie était si différente de cette école! Ils perçurent chaque jour davantage une opposition, sur certains points, entre celle-ci et celle-là; et ce fut comme une cruelle dissonance en leur cœur simple. D'autres nécessités firent peu à peu fléclùr leur volonté dans une direction qui n'était déjà plus dans le prolongement de l'école. Tiraillées entre les leçons de cette école et les conseils de la vie, ils se sont sentis troublés , incertains de la route. L'équilibre de leurs actes et de leur pensée s'est rompu; ils hésitent, ils errent; plus de clarté dans la conscience, tandis que les sens éveillés conseillent à l'inquiète raison une fausse indépendance... . Les individualités énergiques et saines se sont ressaisies à temps. Les autres ont sombré dans l'incertitude, esprits sans guide. A l'heureuse quiétude de la vie scolaire a succédé l'incohérence agitée parce que l'adolescent n'avait point reçu, en même temps qu'il contractait quelques habitudes vertueuses, les principes qui les fixent et justifient, principes clairs et impérieux, et qui parlent haut dans une âme. En peu de jours, on a vu la vie ruiner l'action morale scolaire : l'école n'avait pas su élever, à certaines heures, l'enfant au-dessus des hommes et des choses, éclairer sa raison, la faire juge des mœurs, la pourvoir d'un critère qui lui permît de reconnaître et le mal et le bien, donc de discerner le Devoir, et qui rassurât sa conscience quand la sensualité s'éveille ou que le monde se présente à nous comme une énigme hostile. De leur propre aveu, il a manqué à leur enfance une instruction morale. De vagues exhortations, encore que généreuses et cordiales, et quelques bonnes habitudes n'ont point suffi. Dans toute crise de notre vie, dans le tumulte des sens, des instincts antagonistes ou des désirs contradictoires, la bonne volonté n'est rien si une idée n'intervient et ne décide - puissance de pacification et d'action probe. C'est l'adolescence qui nous dicte les principes d'une éducation de l'enfance. Observez ces jeunes gens et ces jeunes filles, hier encore écoliers, et dont la jeunesse impatiente cherche sa voie. Si l'instituteur ne leur a enseigné une règle de vie, quelle sera désormais leur attitude? A tout instant, il leur faudra pourtant délibérer, prendre parti, décider, en un mot vivre intelligemment. Qui dit liberté dit pouvoir de choisir en connaissance de cause. Comment le pourront-ils
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si l'éducation n'a rien ajouté à cette éducation morale indirecte? J'entends dire que l'adulte trouve dans les religions la règle de vie qu'il lui suffise de suivre en tous les cas, et qui inspire toute son activité, privée et publique, individuelle et sociale. Soit. Laissons de côté la question de savoir si, en l'état actuel de la civilisation française, telle et telle des confessions religieuses sont ou non propices au progrès moral républicain. Il est clair qu'en ce qui concerne l'Église. catholique, des restrictions s'imposent : le « ralliement » de cette Église au régime libéral paraît aux moins soupçonneux des observateurs dicté par des considérations d'opportunuité politique; mais ce débat n'importe pas ici. J'admets aussi, et tairai mes réserves, que la religion donne sans doute à l'homme cette règle morale infaillible, supérieure pratiquement aux seules habitudes vertueuses; règle sans laquelle il n'es t point d'éducation dignement humaine. Mais que deviennent les milliers d'hommes qui ne professent aucune religion? Quelle autorité dicte à leur conscience la norme de leur conduite et de leurs plus secrètes pensées? De ceux-là au moins - et le nombre s'en accroît sous nos yeux - il n'est point exact de dire que la religion leur fournit une règle de mœurs et de progrès. Je vais plus loin. Parmi les fidèles de l'église, du temple et de la synagogue, parmi les défenseurs des religions, parmi ceux-là mêmes qui leur empruntent non seulement une foi, mais une discipline de vie, combien s'en trouve-t-il qui vivent en vérité de cette foi et selon cette discipline? Si donc on ajoute aux milliers d'hommes étrangers aux Églises les milliers de fidèles que les Églises - elles ne l'ignorent point - n'influencent pas profondément, ce sont en fait des millions d'hommes, de femmes, d'adultes et d'adolescents qui, si l'école n'y avait pourvu, si elle n'avait tenté d'y pourvoir, vivraient aujourd'hui sans principes et sans règles. L'école primaire assume cette responsabilité en une société où a décru la foi religieuse et où l'État laïque s'est séparé des Églises. Alors que des milliers d'enfants n'apprennent plus, ou apprennent à peine et à la hâte, des Églises l'art dP. vivre selon un idéal fièrement confessé, l'école primaire intervient, consciente d'une mission moralisatrice légalement définie. Elle ajoute aux leçons qu'elle donne de toute son institution même à l'enfance les leçons directes d'un enseignement moral proprement dit. Elle ne croit pas avoir assez fait en baignant, si je puis dire, l'élève dans une atmosphère d'ordre, de travail, de discipline et de progrès : elle parle à sa jeune raison au nom d'un idéal, et elle confie à cet enfant la prétention de l'entendement humain de régir l'homme lui-même et la société des hommes; elle lui présente, elle aussi, à certains moments,« la vérité
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morale dans sa nudité, dans la sublime sécheresse de sa formule abstraite » 1 • Nous découvrons ici l'originalité de l'école primaire française. Elle veut stimuler ce qui constitue la dignité du citoyen - la pensée même. Elle fait réfléchir l'enfant sur le monde et sur lui-même. Elle lui apprend à commenter le milieu scolaire et social. En un mot, cet enseignement qui s'adresse à ce qu'il y a de plus intime et d'original, et aussi de plus digne, dans l'homme, d'abord dans l'enfant, entretient la vie intérieure. N'eût-il que ce résultat, un enseignement moral a sa place de choix au programme scolaire élémentaire de notre démocratie. La vie contemporaine emporte l'homme dans un vif mouvement de progrès matériel. Étourdi de voir changer si vite le décor de sa vie, il se sent saisi d'une sorte de vertige. Il ne trouve plus le temps de se recueillir, si d'ailleurs cette fiévreuse agitation et sa hâte à en jouir lui ont laissé le goût du recueillement. Cette activité turbulente, qui surexcite les villes et gagne les campagnes, a la signification d'un appauvrissement spirituel. Bouleversée par l'application scientifique, notre civilisation gagne en apparence ce qu'elle perd en essence, en surface ce qu'elle perd en profondeur. L'école primaire doit y remédier, dans la mesure où elle le peut, par la gravité d'un enseignement moral, par l'action qu'elle en espère sur la vie spirituelle des enfants, sur leur âme autant et plus encore que sur leurs mœurs. C'est proprement une discipline d'intériorisation, si l'on me permet ce mot d'un moraliste contemporain et dont l'œuvre se poursuit sous nos yeux 2 • La plus modeste de nos écoles primaires, moralisant à ses heures et philosophant à sa simple façon, ranime chez l'enfant la vie réfléchie. Elle propose donc à la conscience enfantine, en termes clairs, un idéal moral et qui ait force de loi. Il n'est pas seulement une efflorescence du milieu scolaire; et l'école ne veut point laisser à l'enfant le soin de l'extraire des influences dont elle l'entoure, dont elle le pénètre. Cet idéal moral est l'expression directe d'un enseignement, qui fait appel à la raison; qui émeut dans l'enfant l'homme pensant; qui stimule en lui, dès l'âge où la raison s'éveille, la faculté essentiellement humaine de réflexion sur les faits et sur les choses; qui , sans rebuter l'élè_ve et sans devancer la nature, inscrit dans l'entendement puéril , ou plutôt y cherche et révèle la définition d'un Bien à aimer, d'actes à accomplir ou à éviter, d'une règle de pensée et de conduite, d'un Devoir.
1. Leclère, L'Éducation morale rationnelle, p. 149 (llachette, 1909). 2. Paul Desjardios, dans le Deuoir présent (A. Colin). C'est le programme de l' Union pour l'action morale et des institutions qui en dérivent.
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Sans doute, l'homme qui accomplit le bien naïvement, avec la foi des simples et sans ratiociner, est vertueux; et sa vie peut nous plaire par cette aisance dans la pratique des vertus. Mais l'homme qui, instruit de ses devoirs et exercé à les connaître, sait délibérer, choisir, expliquer son choix et, s'il le faut, se donner les motifs d'une préférence; en un mot celui dont la vie morale ne reste point instinctive ou spontanée, est mieux préparé à viYre avec probité. Plus net en sa pensée, plus ferme en sa vie, plus maitre de soimême, plus capable de se diriger, il est aussi plus utile à la nation. Aux heures de surprise, de trouble, d'angoisse, quand l'instinct et l'habitude le laissent irrésolu, il sait lire dans son cœur, comme au plus précieux des livres, le conseil, le commandement, la règle impérative, la loi qu'une prudente instruction morale y a gravée. Il se recueille; et c'est à cette lumière qu'il éclaire sa route : son pas s'en trouve assuré soudain, et plus vif. Quand il s'est ainsi recueilli et qu'il tient conseil en son cœur, il lui semble entendre l'appel de sa mère, de son père, de son maître. La règle abstraite et le devoir s'animent de ces souvenirs touchants : c'est une voix chère qui donne à sa conscience un ordre affectueux. Et peu à peu, s'il hésite encore, cette voix se fait pressante et plus grave, comme impersonnelle; elle vient de plus loin, de plus haut, plus profonde aussi. Cette exhortation monte du mystère de sa conscience; et bientôt il sent, à ne point s'y méprendre, que c'est comme la voix de la sagesse même - Dieu pour les croyants; la Nature, l'Univers, la Loi morale pour les autres - qui ordonne l'obéissance à qui veut être libre et qui, pour prix de cette soumission sublime, communique à la pensée de l'homme la paix, à ses actes l'allégresse, à toute sa vie la dignité. La République place justement le principe d'autorité dans la conscience; elle fonde l'ordre social sur l'accord, légalemeut défini, toujours revisable et perfectible, des volontés individuelles. Elle est donc logique avec elle-même en instituant à l'école primaire, l'école publique par excellence, cette discipline d'autonomie morale. Il n'est point question d'assombrir le visage des enfants de France, rieurs et vifs ; de communiquer autoritairement à leur nature joyeuse, qui y répugne, le goût d'un ascétisme de moine retiré du monde, ou je ne sais quelle austérité de quaker, quelle gravité de calviniste accablé sous le problème de la grâce. L'école primaire se propose simplement d'instruire du bien l'esprit de l'enfant dans le temps même où elle habitue cet enfant naturellement au bien. Elle lui enseigne la vertu, lui définissant le devoir. Ce n'est point là délier l'homme du milieu, l'opposer au monde ou l'en isoler; ce n'est pas l'en divertir; c'est encore moins susciter
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un antagonisme, dramatique peut-être, mais antisocial, de l'individu et de la collectivité. Au contraire, c'est habituer un enfant à se rendre compte de l'action de l'homme sur la société comme de la société sur l'homme; à éprouver, à contrôler ses pensées et ses actes en les rapportant à une règle supérieure, c'est-à-dire à quelque chose qui le dépasse et dépasse tous les hommes, mais qui pourtant les oblige tous parce qu'ils sont et se sentent unis dans une même loi. Ambition excessive et dessein immodeste? Mais l'école primaire ne veut que poser les fondements de l'édifice! Sur ce point aussi, elle est l'école élémentaire. L'enfant à qui elle fait prendre, et par la bonne manière, cette attitude est pour ainsi dire marqué à jamais. Une noble préoccupation est en lui, quoi qu'il devienne et quoi qu'il fasse; au fond de sa conscience vit une grave idée morale. Même aux heures où l'adulte incline au mal, l'enseignement que son enfance a reçu se rappelle à lui : un malaise, une pudeur dans la déchéance, le repentir, le remords - tout cela n'est que l'attendrissant souvenir de leçons oubliées, qu'il croyait oubliées .... L'école qui renoncerait à former ainsi l'enfance ferait faillite à sa mission. C'est actuellement la France presque tout entière qui, tournée vers l'école, lui demande de développer une foi morale; mieux encore : d'enseigner une morale. « Que la tâche acceptée par l'école de France soit la plus ardue qu'une civilisation puisse assurer, nul n'y contredira. Ce qui n'est pas moins sûr, c'est que le pays tout entier, en affrontant les périls d'un semblable effort, a fait un acte de foi, d'espérance et d'amour que les âmes mystiques devraient admirer 1 • » Or, qu'a donc voulu le législateur en inscrivant à l'article premier de la loi du 28 mars 1.882, qui régit encore l'école primaire française, un enseignement moral? Je n'ai qu'à reproduire les instructions jointes à !'Arrêté organique du 27 juillet 1.882 : « L'enseignement moral esl destiné à compléter el à relier, à relever el à ennoblir tous les enseignements de l'école. Tandis que les autres études tendent à développer chacune un ordre spécial d'aptitudes et de connaissances utiles, celle-ci tend à développer, dans l'homme, l'homme lui-même, c'est-à-dire un cœur, une intelligence, une conscience. « Par là même, l'enseignement moral se meut dans une tout autre sphère que le rei;te de l'enseignement. La force de l'éducation morale dépend bien moins de la précision et de la liaison logique des vérités enseignées que de l'intensité du sentiment, de la vivacité des impressions et de la chaleur communicative de la conviction. Cette éduca:1.. P. Sabatier, L'Orientation religieuse de la France contemporaine (Paris, A. Colin), p. 26&.
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tion n'a pas pour but de faire savoir, mais de faire vouloir; elle émeut plus qu'elle ne démontre; devant agir sur l'être sensible, elle procède plus du cœur que du raisonnement; elle n'entreprend pas d'analyser toutes les raisons de l'acte moral; elle cherche avant tout à le produire, à le répéter, à lui en faire une habitude qui gouverne la vie. A l'école primaire surtout, ce n'est pas une science, c'est un art, l'art d'incliner la volonté libre vers le bien. « L'instituteur est chargé de cette partie de l'éducation, en même temps que des autres, comme représentant de la société : la société laïque et démocratique a, en effet, l'intérêt le plus direct à ce que tous ses membres soient initiés de bonne heure, et par des leçons ineffaçables, au sentiment de leur dignité et à un sentiment non moins profond de leur devoir et de leur responsabilité personnelle. « Pour atteindre ce but, l'instituteur n'a pas à enseigner de toutes pièces une morale théorique, suivie d'une morale pratique, comme s'il s'adressait à des enfants dépourvus de toute notion préalable du bien et du mal : l'immense majorité lui arrive, au contraire, ayant déjà reçu ou recevant un enseignement religieux qui les familiarise avec l'idée d'un Dieu auteur de l'univers et père des hommes, avec les traditions, les croyances, les pratiques d'un culte chrétien ou israélite; au moyen de ce culte et sous .les formes qui lui sont particulières, ils ont déjà reçu les notions fondamentales de la morale éternelle et universelle : mais ces notions sont encore chez eux à l'état de germe naissant et fragile : elles n'ont pas pénétré profondément en eux-mêmes; elles sont fugitives et confuses, plutôt entrevues que possédées, confiées à la mémoire bien plus qu'à la conscience, à peine exercée encore. Elles attendent d'être mûries et développées par une culture convenable. C'est cette culture que l'instituteur public va leur donner. « Sa mission est donc bien délimitée : elle consiste à fortifier, à enraciner dans l'âme de ses élèves, pour toute leur vie, en les faisant passer dans la pratique quotidi_enne, ces notions essentielles de moralité humaine, communes à toutes les doctrines et nécessaires à tous les hommes civilisés. Il peut remplir cette mission sans avoir à faire personnellement ni adhésion, ni opposition à aucune des diverses croyances confessionnelles auxquelles ses élèves associent et mêlent les principes généraux de la morale. « Il prend ces enfants tels qu'ils lui viennent, avec leurs idées et leur langage, avec les croyances qu'ils tiennent de la famille, et il n'a d'autre souci que de leur apprendre à en tirer ce qu'elles contiennent de plus précieux au point de vue social, c'est-à-dire les préceptes d'une hante moralité. « L'enseignement moral laïque se distingue donc de l'enseignement
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religieux sans le contredire. L'instituteur ne se substitue ni au prêtre, ni au père de famille; il joint ses efforts aux leurs pour faire de chaque enfant un honnête homme. Il doit insister sur les devoirs qui rapprochent les hommes, et non sur les dogmes qui les divisent. Toute discussion théologique et philosophique lui est manifestement interdite par le caractère même de ses fonctions , par l'âge de ses élèves, par la confiance des familles et de l'État; il concentre tous ses efforts sur un problème d'une autre nature, mais non moins ardu, par cela même qu'il est exclusivement pratique : c'est de faire faire à tous ces enfants l'app,.entissage effectif de la vie morale. « Plus tard, devenus citoyens, ils seront peut-être séparés par des opinions dogmatiques, mais du moins ils seront d'accord dans la pratique pour placer le but de la vie aussi haut que possible; pour avoir la même horreur de tout ce qui est bas et vil, la même admiration de ce qui est noble et généreux, la même délicatesse dans l'appréciation du devoir; pour aspirer au perfectionnement mol'al quelques efforts qu'il coûte; pour se sentir unis, dans ce culte général du bien, du beau et du vrai qui est aussi une forme, et non la moins pure, du sentiment religieux. » L'innovation n'a pas été accueillie sans résistances parmi les plus sûrs défenseurs de l'école républicaine. Une objection commune est la suivante : la morale ne s'enseigne point; « elle se respire ». Je pense avoir réfuté cette erreur grave. Si un enseignement a chance d'agir heureusement sur les mœurs humaines, c'est bien dans une école primaire publique, où il est de toute nécessité pour les raisons que j'ai rappelées. D'autres l'accordent très volontiers; mais, disent-ils, les instituteurs et les institutrices ne sont point préparés à donner utilement un tel enseignement moral : qu'attendre de ces leçons si le maître y est gauche ou au-dessous de sa tâche? - En supposant cette objection fondée, elle porte non sur l'enseignement moral , mais sur le maître qui en est chargé: elle s'annulerait d'elle-même si ce maître se trouvait avoir reçu une culture appropriée; l'objection est conditionnelle et toute provisoire, et elle n'affaiblit point l'utilité d'un enseignement à l'école primaire : c'est de cela qu'il s'agit. Au surplus, la plupart des instituteurs et des institutrices ont l'instruction et l'expérience humaine suffisantes pour donner simplement ces très simples leçons. Si l'on met en doute leur autorité, c'est plutôt qu'on se fait de cet enseignement moral scolaire une conception trop ambitieuse, qu'on en méconnaît le caractère pratique et familier. Il semble à d'autres, encore hésitants, que les enfants sont rebutés par un enseignement moral. Sans doute - s'il est sec, aride, trop abstrait, donc prématuré, et si le maître ne le sait point égayer.
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Mais là encore, l'objection vise une certaine manière de donner cet enseignement, non l'enseignement même; et elle implique en somme une adhésion entière à la leçon- si la leçon est bien donnée. On voit pourtant des hommes parler d'une répugnance absolue chez l'enfant, quel que soit l'art du maître, pour cet enseignement moral. A les en croire, il y a incompatibilité entre le caractère d'un enfant et un enseignement de la morale. L'observation et l'expérience démentent cette affirmation. L'enfant tient de sa race, en France, le goût du raisonnement, de l'idée pour l'idée, de la discussion logique et parfois subtile, de l'analyse, de la classification, du système, et surtout des idées générales. Ne pas raisonner avec nos enfants serait résistance à leur nature. Au contraire, il semble qu'un tel enseignement convienne particulièrement aux enfants de ce pays. Ils se passionnent pour ces débats; ils discutent avec feu; l'excès même de cette disposition instinctive nous inquiète à l'occasion; ils ont, quoi qu'on prétende, une prédilection pour ces études, ces recherches; et ils aiment la leçon qui sait être spéculative et théorique. Il manquerait quelque chose à notre éducation française si l'école primaire renonçait à l'enseignement moral. En tout état de cause, ces critiques s'adressent à l'abus de leçons didactiques et formelles, de la théorie , de l'abstrait, mais non au principe de l'enseignement et à sa validité. En général, on ne conteste plus qu'il soit nécessaire : c'est sur la manière qu'on persiste à se diviser. Et l'on voit encore des _maîtres s'ingénier laborieusement à écarter de la leçon de morale l'apparence même d'une leçon. Ils reconnaissent, eux aussi, l'insuffisance pratique d'une éducation morale indirecte, la nécessité d'y faire intervenir le conseil et la règle; mais cette intervention, à les en croire, ne doit se produire qu'incidemment, sans insister, à l'occasion d'un fait, d'un acte, d'un événement scolaire ou public. C'est un enseignement moral occasionnel, assez discret pour faire tolérer sa présence, et d'abord accepter sa venue. C'est l'incidental leaching de la pédagogie anglaise : il se glisse dans la classe à la faveur d'une autre leçon, mais n'oserait se présenter de soi-même, et pour soi-même. Modestie feinte, parce que cet enseignement, le plus grave de tous et qui apparaît subordonné aux autres, dont chacun est comme son fourrier, est sans franchise : il doute de sa légitimité par les ménagements mêmes qu'il prend à s'affirmer; et il croit plus habile de n'être nulle part au programme scolaire - y étant partout. Une telle méthode me semble indigne d'une éducation morale républicaine. En fait, cet enseignement moral occasionnel et dissimulé est encore un hommage rendu à l'enseignement moral tout court.
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Le maître qui utilise telles ou telles leçons sco1aires pour formuler tout à coup, ou enfin, aux élèves un principe abstrait, un conseil proprement moral , intervient soudain dans le domaine propre d'une discipline supérieure, et il avoue par là même qu'il doit expliquer, classer, assurer le gain moral retiré d'une lecture, d'une récitation, d'un chapitre d'histoire, d'un récit scientifique; que l'école serait incomplète, et comme découronnée, si le maître n'en reliait les diverses disciplines, ne les achevait au nom de la raison et d'un idéal de vie clairement formulé . Non , l'enseignement moral ne peut être donné à l'enfant de France par cette voie détournée ou oblique. A l'occasion du premier congrès international d'éducation morale, réuni à Londres en septembre 1908, quatre leçons morales types furent faites, publiquement, à des enfants : elles opposèrent non pas des conceptions du devoir humain, ni même des personnalités aux dons divers, mais les méthodes d'un enseignement moral qui ose ou n'ose point s'avouer. Alors que Mlle Billotey, directrice de !'École normale d'institutrices de la Seine, parla sans longues précautions oratoires ni détours subtils à ses élèves très attentives, M. Gould, pédagogue anglais réputé, s'appliqua, avec un art un peu lent et un soin outré de déguiser la leçon morale, à induire son auditoire de garçons au devoir de solidarité humaine. Rendons hommage à l'adresse du maître; mais cette virtuosité, dont les enfants ne sont pas longtemps dupes, est-elle bien digne et de l'élève et du sujet? Une leçon ainsi conçue et conduite, habile à se faire excuser et ingénieusement intrigante, instruit-elle? Je ne puis pas, du moins, ne pas relever ici une contradiction. Ce maître évite soigneusement de parler du devoir, de la morale, de la vertu, parce qu'il ne croit point que ce langage plaise à l'enfance, et qu'il veut capter son attention; et le partisan de cet enseignement moral tout indirect et diplomatique nie que l'enfant ait l'aptitude, la maturité intellectuelle, 1a faculté d'abstraction, la sagacité nécessaires pour suivre un enseignement direct de la morale. Or, voyez l'inconséquence! Le même pédagogue laisse, ou presque, à ses élèves, prétendus inaptes à abstraire, le soin de dégager eux-mêmes de tant d'exemples ou de récits la règle , le conseil, le commandement, le principe directeur des mœurs et de la vie. En réalité, cette méthode traite abusivement l'enfant en homme mûr. Toute cette morale par voie d'apologues et de faits divers est attrayante - à condition qu'on aide l'enfant, puisqu'il n'est qu'un enfant, à la tirer clairement et prudemment des récits et, là où il ne le pourrait de lui-même, que le maître la formule, l'enseigne. Quand un pédagogue avisé comme R. Penzig écrit que la meilleure leçon de morale est celle où le mot de morale ne paraît point
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et où les élèves ne s'aperçoivent pas qu'il s'agissait d'une leçon de morale, la thèse est outrancière 1 • R. Penzig redoute la sécheresse d'une pédante leçon, et qu'elle mette l'enfant a priori en défiance; mais l'expérience qu'il a des enfants ne lui dissimule point la nécessité de les instruire de la morale, et par des leçons qui soient des leçons. Le reste n'est qu'une question de savoir-faire pédagogique. Mais un enseignement s'impose, justement parce que ce sont des . enfants - des enfants à diriger et à élever. ~es progrès de la Moral /nslruclion League en Angleterre et de la Deutsche Liga für den Moralunterricht en Allemagne démontrent que la conception d'un enseignement moral direct et systématique est de moins en moins contestée à l'étranger. L'évolution est très marquée en Angleterre : symptôme très significatif. C'est un pédagogue comme le Professeur J. S. Mackenzie qui, dans un ouvrage récent, timidement d'ailleurs, écrit qu'un enseignement direct des principes moraux enveloppés dans un enseignement incidenlal lui paraît indispensable; ces principes doivent être, de temps à autre, résumés et groupés en leçons proprement dites, que l'enfant emporte à la maison. Je cite textuellement ce passage caractéristique : « I,n a sense, alrnost all lessons may be said to be lessons in the use of the mother tongue; but our linguage would surely not be very throughly learned if there were never and any direct systematic teaching of it. So I should think it must be with morals. It may be that in in a well organised and well conducted school the time devoted toit need not by very great; but I am convinced that there ought at least to be certain occasions 6n which the principles conlained in the incidenlal teaching of it vould be br, ught to a o head, summed up and driven home 2 • » Cette instruction morale, qui ne supprime pas l'autre, mais la complète et l'assure, est claire et, puisque l'enfant apprend à raisonner, à penser, seule digne de sa raison et de sa pensée. L'école primaire française célèbre dans cet enseignement une conquête définitive. Reste une dernière objection, plus sérieuse parce qu'elle semble impliquée par les principes républicains, contre un enseignement systématique et direct de la morale à l'école primaire. Enseigner « la morale » à des enfants, d'une façon générale à des mineurs, c'est, dit-on, les contraindre, les violenter, user d'une pression autoritaire, contraire à l'institution républicaine; c'est perpétuer une méthode
1. Papers on moral education (London, David Nutt, 1908, p. 2,1.9) : • Die beste Moralstunde ist eine solche, in der weder dlls Wort Moral vorkommt, nocb die Schüler merken, dass sie eine Moralstunde erbielten. • 2. Moral education : The task of the teacher, -p. 9.
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cléricale à sa façon; c'est instituer à l'école démocratique, dont la mission est d'élever l'enfant pour la liberté de penser, un régime de dogmatisme, de conservation sociale ou de révolution délibérée, selon la tendance et le maître du jour. De sorte que l'école qui, en théorie, exerce le libre examen et en fait la condition comme la garantie première de la République, contredit son objet par sa prétention d'enseigner à l'enfant certaines règles de vie, individuelle et sociale. Elle « dresse », elle aussi, des sujets au profit d'un régime, d'une tradition, d'un parti , d'une classe, d'un privilège capitaliste, etc. Poussée à l'extrême, cette objection tirée de la liberté individuelle aboutit aux négations de l'anarchisme, à l'opposition au moins spéculative du nihilisme intellectuel. Réduite à des proportions en quelque sorte sensées, ou moins intransigeante, elle se retrouve dans le programme scolaire de certains partis socialistes en ce qui concerne les principes politiques, et de certains libres-penseurs en ce qui concerne les droits de la conscience, les principes philosophiques de l'éducation nationale. C'est à ce titre qu'elle nous peut intéresser. Or, qui dit démocratie républicaine dit effort légal pour organiser la société par l'action consciente des individus éclairés et solidaires; et tout ordre collectif es t limitation de l'individu , limitation autant consentie que subie. Nier le droit de l'école primaire à donner une instruction morale, c'est nier le droit à l'existence de cette école même qui , en dehors de toute leçon morale proprement dite, par son programme d'études, par le jeu de toute son institution pédagogique, forme l'enfant. En un sens, l'obligation scolaire est, comme toute obligation légale, une contrainte : elle implique la volonté de l'État républicain d'utiliser et de modifier la mentalité enfantine, méthodiquement, en vue de certaines fins sociales. En votant l'obligation scolaire et en la concevant comme consécutive à l'établissement du régime républicain, le législateur de 1882 a accepté pour lui-même et imposé à tous les conséquences morales de l'instruction obligatoire, et qu'il a définie quatre ans après. En ce point de notre discussion, l'intensité plus ou moins grande de ces conséquences importe peu. Ce qui est en cause, c'est la légitimité du dessein moralisateur . Je n'écris point pour l'adversaire de l'obligation scolaire, encore moins pour l'adversaire du régime républicain qui la fit voter. J 'écris pour tous ceux qui reconnaissent les sacrifices que la société républicaine impose à l'individu en échange de l'aiae qu'elle lui assure pour vivre aussi libre et aussi heureux que possible. Pour ceux-là, la cause est entendue depuis longtemps; et à leurs yeux, la loi de toute société démocratique en voie d'organisation régit souverainement l'éducation qui veut
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s'accorder à la société. En admettant ainsi la nécessité sociale d'une éducation nationale, d'un enseignement commun et vraiment public, ils ont admis une fois pour toutes le droit de l'école de diriger l'enfant selon un idéal moral; de lui enseigner - par quelles méthodes, c'est à voir - une morale républicaine, celle-là même dont cette école tire sa raison d'être et son autorité. École publique, éducation morale républicaine : les deux termes sont liés. L'école primaire française , par cela justement qu'elle est l'école d'une démocratie consciente, implique l'instruction morale de l'enfance. Est-ce à dire qu'elle soit libre de donner arbitrairement tels et tels enseignements moraux? L'enfant peut-il être d'aventure l'enjeu ou la proie des partis qui se disputent la direction du gouvernement et s'y succèdent?· Par le contenu même de cet enseignement, qui est une entreprise direc te de formation morale, surtout par l'esprit et la tendance qui peut l'animer, par la fin individuelle et sociale qu'il assigne à l'enfant, l'école primaire relève de la critique républicaine à tout instant. Quel es t donc le contenu du programme de l'enseignement moral introduit à l'école par la loi de 1882? Quel en est l'esprit, quelle en est la tendance? Quelle fin poursuit-il officiellement?
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L'ENSEIGNEMENT MORAL LE PROGRAMME
Avec de tout jeunes enfants - section enfantine, de cinq à sept ans - il n'est évidemment point question d'un enseignement moral. Le programme prévoit des causeries très simples, mêlées à tous les exercices de la classe, de la récréation. « Petites poésies expliquées et apprises par cœur. Historiettes morales racontées et suivies de questions propres à faire ressortir la sens et à vérifier si les enfants l'ont compris. Petits chants. « Soins particuliers de la maîtresse à l'égard des enfants chez lesquels elle a observé quelque défaut ou quelque vice naissant. » Au cours élémentaire - de sept à neuf ans - c'est la même méthode, encore indirecte et comme enveloppante. « Entretiens familiers. Lectures avec explications (récits, exemples, préceptes, paraboles et fables). Enseignement par le cœur. » Dans cette partie, le programme officiel définit beaucoup plus la méthode que la substance des leçons. Il s'agit d'émouvoir au cœur de l'enfant des sentiments généraux, d'éveiller des préoccupations morales et le sens du bien. Des leçons en forme seraient déplacées avec d'aussi jeunes enfants; et tous les instituteurs s'entendent sur ces sentiments généraux, qui constituent le patrimoine de l'éducation publique. « Exercices pratiques tendant à mettre la morale en action dans la classe même : « 1. Par l'observation individuelle des caractères (tenir compte des prédispositions des enfants pour corriger leurs défauts avec douceur ou développer leurs qualités); « 2. Par l'application intelligente de la discipline scolaire comme moyen d'éducation (distinguer soigneusement le manquement au devoir de la simple infraction au règlement, faire saisir le rapport de la faute à la punition, donner l'exemple dans le gouvernement de la classe d'un scrupuleux esprit d'équité, inspirer l'horreur de la
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délation, de la dissimulation, de l'hypocrisie, mettre au-dessus de tout la franchise et la droiture, et pour cela ne jamais décourager le franc-parler des enfants, leurs réclamations, leurs demandes); « 3. Par l'appel incessant au sentiment et au jugement moral de l'enfant lui-même (faire souvent les élèves juges de leur propre conduite, leur faire estimer, surtout chez eux et chez les autres, l'effort moral et intellectuel, savoir les laisser dire et les laisser faire , sauf à les amener ensuite à découvrir par eux-mêmes leurs erreurs ou leurs torts) ; « 4. Par le redressement des notions grossières (préjugés et superstitions populaires, croyances aux sorciers, aux revenants, à l'influence de certains.nombres, terreurs folles, etc.); « 5. Par l'enseignement à tirer des faits observés par les enfants euxmêmes ; à l'occasion, leur faire sentir les tristes suites des vices dont ils ont parfois l'exemple sous les yeux : de l'ivrognerie, de la paresse, du désordre, de la cruauté, des appétits brutaux, etc., en leur inspirant autant de compassion pour les victimes du mal que d'horreur pour le mal lui-même; - procéder de même par voie d'exemples concrets et d'appels à l'expérience immédiate des enfants pour les initier aux émotions morales; les élever, par exemple, au sentiment d'admiration pour l'ordre universel et au sentiment religieux, en leur faisant contempler quelques grandes scènes de la nature; au sentiment de la charité, en leur signalant une misère à soulager, en leur donnant l'occasion d'un acte effectif de charité à accomplir avec discrétion; aux sentiments de la reconnaissance et de la sympathie, par le récit d'un trait de courage, par la visite à un établissement de bienfaisance, etc. » Dans le cours moyen, de neuf à onze ans, l'entretien tend déjà à la leçon, à l'enseignement proprement dit. « Entretiens, lectures avec explications, exercices pratiques. M ême mode et mêmes moyens d'enseignement que précédemment, avec un peu plus de méthode et de précision. - Coordonner les leçons et les lectures de manière à n'omettre aucun point important du programme ci-dessous. « 1. L'enfant dans la famille. Devoirs envers les parents el les grands-pa,·enls. - Obéissance, respect, amour, reconnaissance. Aider les parents dans leurs travaux, les soulager dans leurs maladies; venir à leur aide dans leurs vieux jours. « Devoirs des frères el des sœurs. - S'aimer les uns les autres : protection des plus âgés à l'égard des plus jeunes; action de l'exemple. « Devoirs envers les serviteurs. - Les traiter avec politesse, avec bonté.
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« L'enfant dans l'école. - Assiduité, docilité, travail, convenance. - Devoirs envers l'instituteur. - Devoirs envers les camarades. « La patrie. - La France, ses grandeurs et ses malheurs. Devoirs envers la patrie et la société. « II. Devoirs envers soi-même. - Le corps : propreté, sobriété et tempérance. - Dangers de l'alcoolisme, affaiblissement de l'intelligence, de la volonté, ruine de la santé. - Gymnastique. « Les biens extérieurs. Économie; éviter les dettes; funestes effets de la passion du jeu; ne pas trop aimer l'argent et le gain; prodigalité; avarice. Le travail (ne pas perdre de temps, obligation du travail pour tous les hommes, noblesse du travail manuel). « L'âme. - Véracité et sincérité; ne jamais mentir. - Dignité personnelle, respect de soi-même. - Modestie : ne point s'aveugler sur ses défauts. - Éviter l'orgueil, la vanité, la coquetterie, la frivolité. « Avoir honte de l'ignorance et de la paresse. - Courage dans le péril et dans le malheur; patience, esprit d'initiative. - Dangers de la colère. « Traiter les animaux avec douceur : ne point les faire souffrir inutilement. - Loi Grammont, sociétés protectrices des animaux. « Devoirs envers les autres hommes. - Justice et charité (ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît; faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent). - Ne porter atteinte ni à la vie, ni à la personne, ni aux biens, ni à la réputation d'autrui. - Bonté, fraternité. - Tolérance, respect de la croyance d'autrui. - L'alcoolisme entraîne à violer peu à peu tous les devoirs envers les autres. hommes (paresse, violence, etc.).
«N.B. - Dans tout ce cours, l'instituteur prend pourpoint de départ l'existence de la conscience, de la loi morale et de l'obligation. Il fait appel au sentiment et à l'idée du devoir, au sentiment et à l'idée de la responsabilité; il n'entreprend pas de les démontrer par exposé théorique. ·
« III. Devoirs envers Dieu. L'instituteur n'est pas chargé de faire un cours ex professo sur la nature et les attributs de Dieu; l'enseignement qu'il doit donner à tous indistinctement se borne à deux points : « D'abord il leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu; il associe étroitement dans leur esprit à l'idée de la Cause première et de l'Ètre parfait un sentiment de respect et de vénération: et il habitue chacun d'eux à environner du même respect cette notion de Dieu, alors même qu'elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion. « Ensuite, et sans s'occuper des prescriptions spéciales aux diverses
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communions, l'instituteur s'attache à faire comprendre et sentir à l'enfant que le premier hommage qu'il doit à la Divinité, c'est l'obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison. » Au cours supérieur - onze à treize ans - le programme prévoit expressément l'enseignement de la morale. Entretiens, lectures, exercices pratiques, comme dans les deux cours précédents. Celui-ci comprend, de plus en plus, en une série régulière de leçons, dont le nombre et l'ordre pourront varier, un enseignement élémentaire de la morale en général et plus particulièrement de la morale sociale, d'après le programme ci-après:
« I. La Famille. - Devoirs des parents et des enfants; devoirs réciproques des maîtres et des serviteurs; l'esprit de famille.
« II. La Société. Nécessité et bienfaits de la société. La justice, condition de toute société. La solidarité, la fraternité humaine. L'alcoolisme détruit peu à peu ces sentiments , en détruisant le ressort de la volonté et de la responsabilité personnelle. « Applications et développements de l'idée de justice : respect de la vie et de la liberté humaines, respect de la propriété, respect de la parole donnée , respect de l'honneur et de la réputation d'autrui. La probité, l'équité, la loyauté, la délicatesse. Respect des opinions et des croyances. · « Applications et développements de l'idée de charité ou de fraternité. Ses divers degrés , devoirs de bienveillance, de reconnaissance, de tolérance, de clémence, etc. Le dévouement, forme suprême de la charité : montrer qu'il peut trouver place dans la vie de tous les jours.
« III. La Patrie. - Ce que l'homme doit à la patrie (l'obéissance aux lois, le service militaire, discipline, dévouement, fidélité au drapeau). - L'impôt (condamnation de toute fraude envers l'État). - Le vote (il est moralement obligatoire, il doit être libre, consciencieux, désintéressé, éclairé). - Droits qui correspondent à ces devoirs : liberté individuelle, liberté de conscience, liberté du travail, liberté d'association. Garantie de la sécurité de la vie et des biens de tous. La souveraineté nationale. Explication de la devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité. (( Dans chacun de ces chapitres du cours de morale sociale on fera remarquer à l'élève, sans entrer dans des discussions métaphysiques: (( 1. La différence entre le devoir et l'intérêt, même lorsqu'ils
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semblent se confondre, c'est-à-dire le caractère impératif et désintéressé du devoir; « 2° La distinction entre la loi écrite et la loi morale: l'une fixe un minimum de prescriptions que la société impose à tous ses membres sous des peines déterminées; l'autre impose à chacun dans le secret de sa conscience un devoir que nul ne le contraint à remplir, mais auquel il ne peut faillir sans se sentir coupable envers lui-même et envers Dieu. » Tel est le programme officiel de l'enseignement moral , ou plutôt de l'instruction morale à l'école primaire publique. Il est d'une netteté parfaite; il a inspiré, depuis 1882 et 1886, de nombreux manuels « rédigés conformément aux programmes », et dont l'instituteur s'aide en classe. Et c'est cette école qu'on dénonce comme « immorale», « matérialiste» et « sans Dieu ». Quiconque éprouve « l'école laïque », soit qu'il la loue, soit qu'il la blâme, doit fonder sa critique sur ce programme, et, tout d'abord , y lire la claire intention des promoteurs. En premier lieu, ce programme est un essai de répartition méthodique. Il prend le petit enfant à son arrivée à l'école, le conduit jusqu'à l'heure où il la quitte; la matière en est distribuée clairement sur sept années de scolarité; en sorte que l'enfant, s'il fréquente régulièrement l'école, reçoit une instruction morale progressive et aussi complète que possible. Il y a dans cette distribution, théorique~ent très commode, un peu d'artifice, de convention, d'illusion peut-être : les rédacteurs eux-mêmes ne s'y trompaient pas; mais l'effort prévoyant est très louable, et l'adaptation de la matière à l'enfant grandissant, chaque j<;mr plus capable de réflexion , est rationnelle. A la base, cette instruction morale est indirecte; c'est« l'enseignement par le cœur » si le conseil intervient; la « morale en action » dans la classe. Puis l'éducation morale prend conscience d'elle-même, pour ainsi parler, de son objet, de ses ressources et de ses moyens, et aussi de sa langue: des faits observés par l'enfant, le J]laître l'invite à tirer « un enseignement » ; des « entretiens » proposent en toute simplicité des règles de vie; l'enseignement moral est donné déjà « avec plus de méthode et de précision ». Des « leçons » interviennent; et il faut bientôt les « coordonner ». Enfin, il s'agit bien« d'une série régulière de leçons», d'un « cours» suivi et systématique, d'un « enseignement de la morale élémentaire », en particulier de la « morale sociale ». L'enseignement moral proprement dit, on le voit, n'est donné à l'école primaire qu'aux élèves du cours moyen, surtout du cours
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supeneur, là où ce cours existe. Le reproche qu'on adresse à nos écoles de « faire des leçons de morale à de jeunes enfants » n'est point fondé. II se peut que, désireux de bien faire, mais inexpérimentés, des instituteurs oublient cette prescription capitale du programme: c'es t une erreur pédagogique, dont ce programme ni l'école ne sont responsables. La « leçon » d'enseignemen t moral ne doit être donnée, telle es t la règle, qu'à des élèves d'au moins neuf ans, et toujours avec des tempéraments quant à la forme . Si donc un critique, même dévoué à l'institution scolaire laïque, s'évertue à nier l'utilité, tout d'abord la légitimité psychologique d'un enseignement moral avec de tout jeunes enfants, il ne fait que justifier l'école qu'il croit discuter : je le renvoie au programme et aux instructions officielles. De cette première constatation, il résulte qu'il faut chercher le programme de l'enseignement moral proprement dit là où il existe en droit et en fait, aux cours moyen et supérieur de l'école primaire. Il n'y a programme, matière scolaire bien définie, énumérée et répartie, que là où il y a leçons en forme et enseignement suivi. Et comme ces cours moyen et supérieur sont les plus importants et les plus caractéristiques de l'école primaire française, nous sondons cette école, en analysant cette partie de son entreprise didactique, aux années décisives de son action en tant qu'écale de la démocratie française . La simple lecture de ce programme impose à tout homme impartial la certitude suivante : comparé à ce que j'appelle l'état général de l'opinion française vers 1886 touchant les mœurs de l'homme et du citoyen, il n'apporte, quant à la morale et particulièrement quant à la morale sociale, rien de nouveau. Le caractère novateur et, si l'on veut, révolutionnaire de cet enseignement scolaire est dans sa} laïcité, dans son dessein d'être indépendant de tout système religieux, . de toute discipline confessionnelle, de toute Église; il n'est à aucun degré dans son contenu, dans sa substance même. A cette date, il n'a retenu et voulu -proposer à l'enfance que les vivantes traditions de la quasi totalité des Français, les habitudes morales de la nation, les opinions et les jugements coutumiers, les « vérités » sur lesquelles s'accordaient des familles par ailleurs divisées . Un demisiècle plus tôt, la conscience nationale, surtout en ce qui concerne le sentiment civique et politique, était différente; elle est différente aujourd'hui, sur quelques points, de ce qu'elle fut vers 1886: à aucun moment, l'école primaire ne prétendrait fixer ce qui évolue; et l'école républicaine, par définition, est celle que la démocratie évoluant et progressant se donne selon ses besoins nouveaux. Il nous suffit que l'école de 1882-1886, par ce programme d'instruction morale qui est encore celui de l'école de 1915, ait voulu
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exprimer la conscience française dans ses traits les plus généraux à un moment donné de l'histoire; par là même quelques-unes des aspirations essentielles de l'humanité, de la nature humaine; mais aussi, école de France, un consentement français sur l'art de vivre honnêtement et pour le mieux en régime républicain. A y regarder de près, le programme de 1886 enseigne à l'enfant moins une morale individuelle qu'une morale sociale, c'est-à-dire une aptitude à vivre en collectivité républicaine. Et cette morale sociale, que le programme officiel analyse dans ses prescriptions les moins discu- · tées, les plus propres à être acceptées de tous, c'est la morale que pratiquaient alors tous les Français honnêtes; qui était comme l'armature de leur vie et le support de leur conscience. Obscurcie dès le début dans l'opinion par une apologie enthousiaste, mais surtout par une hostilité rageuse, « l'école laïque » apparut à bien des Français comme la tentative d'un parti pour imposer autoritairement, à l'aide de la loi et des règlements, une morale nouvelle, une nouvelle conscience à l'individu. Le doute n'est point permis, quoi qu'on pense du dessein scolaire de 18821886, sur la pensée directrice, la doctrine des fondateurs. Dans son principe, l'enseignement moral n'est rien de cela; et les instructions officielles, annexées au programme, mais surtout la lettre si claire que Jules Ferry, devinant les périls de l'équivoque, adressa aux instituteurs le 1. 7 novembre 1883, sont d'une précision définitive. La loi du 28 mars 1882, écrivait-il , « affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n'hésite pas à inscrire au nombre des vérités que nul ne peut ignorer». En même temps qu'il apprend aux enfants à lire et à écrire, l'instituteur « leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul ». Et plus loin : « Vous avez à poser dans l'âme des enfants les solides fondements de la simple moralité». Voici mieux encore:« Vous n'avez à enseigner à proprement parler rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens .... Vous n'êtes pas l'apôtre d'un nouvel évangile .... » De quoi s'agit-il donc? De transmettre aux enfants « les principes mêmes de la morale, j'entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères, et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de.la vie sans nous mettre en peine d'en discuter les bases philosophiques. » Qu'aucun instituteur ne se méprenne sur sa mission! ,, En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s'est-il trompé? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence? Assurément il eût encouru ce reproche,
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La question même d'un programme d'enseignement moral a été posée et brièvement débattue au premier Congrès international d'éducation morale, à Londres, en septembre 1908 1 • Félix Adler le vaillant fondateur des Associations américaines pour la culture éthique, professeur de morale appliquée à l'Université Columbia, mit en doute la possibilité d'établir à l'école un tel programme. On se propose, disait-il, d'y réunir seulement « les points de moralité communs aux différentes sectes philosophiques et religieuses, et les enseignements moraux fondamentaux auxquels toutes puissent adhérer 2 ». Mais ce fonds commun même - common fond - existe-t-il? S'il existe, ne se réduit-il pas à un nombre de points plus petit qu'on ne le suppose? Félix Adler ne croit point à ce fonds commun : il se sépare du législateur français de 1882 et de Jules Ferry. Il s'en prend à vrai dire à l'insuffisance de notre vocabulaire. Les mêmes mots sont employés en tous pays, ou presque; mais les hommes attachent à ces mots « d'énormes diITérences de sens 3 ». L'imperfection, la crudeness de ce vocabulaire nous dissimule la diversité des idées, des tendances et des habitudes. Là où nous croyons fonder l'enseignement moral sur une identité, en fait nous le fondons sur une confusion. Enfin, admettons que ce < fonds commun » existe et puisse être adroitement extrait : la c méthode de conciliation par l'élimination des différences, en la supposant d'ailleurs praticable, ne nous mettrait en possession que d'un résidu minime de moralité, privé de vitalité et de pouvoir actif, incapable d'émouvoir\ impropre à l'éducation . Au contraire, M. Boutroux, dans sa communication au Congrès, estime que l'éducation morale à l'école publique ne peut point ne pas constituer son programme « des idées communément admises par les honnêtes gens » . Cette solution, qui est la plus simple, était déjà celle de Socrate. « L'éducation morale, à l'école publique, doit prendre pour principes les idées communément reçues dans la société en question 6 • » Enseigner ces idées, ces préceptes, ces maximes morales ne saurait suffire; il en faut chercher les raisons mêmes « dans la raison, cette faculté supérieure qui fait; la dignité et l'essence de l'homme » . Et quelle définition M Boutroux en donne-t-il? La raison <c n'est pas une collection d'abstractions mortes et immuables, mais
1. Voir les rapports et communications dans le volume Papers on Moral education publié par la commission anglaise d'organisation (Londres, David Nutt, 1908), et dans le Record of the proceedings etc. (même éditeur) . 2. Papers, etc. p. 11. 3. Id., p. il. ,. Id., p. IL 5. Id., p. 21.
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une faculté vivante où se condensent et s'universalisent les efforts en tous sens du cœur, de la volonté de l'homme et de l'âme humaine». Aussi, « comment l'appel à la raison serait-il un congé donné à la religion, à la métaphysique, aux élans spontanés et plus ou moins mystérieux de l'âme des individus et des sociétés? La raison ne peut être la négation de la vie, car elle la suppose; et la vie elle-même s'alimente à ces sources supérieures dont la religion et la métaphysique aspirent à nous révéler la nature et à nous assurer la possession 1 • » Cette conception si belle, et baignée de lumière française, délimite les domaines de l'école publique d'une part, et, d'autre part, de la métaphysique et de la religion. « Les idées communément reçues par les honnêtes gens; la raison humaine sous _la forme actuelle et vivante : on ne voit pas sur quel autre fondement pourrait être établie l'éducation morale à l'école 2 • » C'est le principe de l'indépendance et de la neutralité de l'école laïque. M. Boutroux reprend ici, en la traduisant en sa limpide langue philosophique, la lettre familière de Jules Ferry aux instituteurs. M. Boutroux compléta sa communication au Congrès d'une conférence : il est superflu de dire qu'elle fit impression sur les auditeurs. C'est la thèse même des républicains de 1.882, des fondateurs de « l'école neutre ». Laïque, cette éducation se présente comme rationnelle essentiellement; et, puisqu'elle se rapporte à l'opinion générale, elle est sociale. Elle règle son programme sur l'esprit dominant de la société. Elle cherche dans la société même les principes, les maximes, les vérités, la loi qu'elle enseigne ensuite à l'enfant. Après avoir lu et entendu les explications de Félix Adler, M. Boutroux a pourtant déclaré au Congrès qu'il sentait sa conviction ébranlée; il doutait de ses conclusions mêmes. -Et ce doute, en conséquence, s'étend à l'effort du législateur de 1.882, à notre école primaire. Entre M. Boutroux et Félix Adler, le désaccord est en effet complet sur « le fonds commun » dont se constitue le programme d'éducation morale de l'école publique. S'il existe, disait Félix Adler, que vaut pratiquement une éducation réduite à ce minimum? A mon avis, cette objection n'a point la gravité que lui suppose Félix Adler, et j'ai la témérité de penser que M. Boutroux s'en émeut peut-être à tort. Pourquoi donc un enseignement moral réduit à quelques principes, à quelques maximes, à si peu de règles serait-il a priori
1. Papers, etc., p. 23. 2. Id. , p. 22.
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inefficace? La légèreté, si je puis dire, de son contenu est en bien des cas garantie de succès, pour des raisons évidentes . Le nombre des principes et des règles importe peu; et cette simplicité même de l'enseignement convient à des enfants . En tout état de cause, ce n'est qu'une question de méthode pédagogique. Il ne s'agit point de savoir si un maître enseigne plus ou moins de « vérités » communément acceptées, d'idées communément reçues; il s'agit de savoir par quels moyens cet instituteur, cette institutrice fera surgir de la conscience des enfants et passer dans leur vie ce très petit nombre de préceptes, de maximes, de vérités, d'idées morales. Le nombre ne fait rien à l'affaire ; et si j'osais m'exprimer ainsi, je dirais qu'avec de jeunes enfants une éducation morale est non quantitative, mais qualitative. Dans sa communication au Congrès, M. Boutroux avait écrit : << Quand il serait vrai que la morale des croyants et des incroyants, des· spiritualistes et des matérialistes, est sensiblement la même, il ne s'ensuivrait pas que les uns et les autres disposent des mêmes ressources pour pratiquer ces préceptes également reconnus de part et d'autre. Autre chose est connaître, autre chose faire: nulle part plus qu'en morale cette distinction n'est capitale 1 • » Cette distinction, en effet capitale, subsiste quelle que soit l'indigence ou la richesse du « fonds commun » dont une éducation morale s'est constituée. Ce n'est pas le plus ou moins d'ampleur ou de densité de son programme qui la fait ou plus ou moins féconde. L'objection décisive, et fort troublante, est celle qui vise la possibilité même de composer ce programme d'idées et de règles communément reçues; et elle vise aussi, par conséquent, le programme d'instruction morale tel que l'a défini le législateur de 1882, tel que Jules Ferry l'a présenté aux instituteurs. Si malgré les apparences le « fonds commun » n'existe point, l'école publique qu'édifie M. Boutroux, celle-là même que le législateur de 1882 a instituée est en contradiction avec son principe : elle s'écroule. L'enseignement moral qu'elle a ainsi constitué contient donc des idées morales qui ne sont point reçues communément, des règles encore très discutées, des préceptes qui ne sont pas universels, pas même généralement français. Cet enseignement participe, si peu que ce soit, ou à la religion, ou à la métaphysique qu'il prétendait, par zèle fraternel et par équité, avoir éliminées de l'école publique et neutre. Ainsi, de quelque façon cette éducation morale renferme des éléments d'arbitraire, d'intolérance, de division, d'autorité, d'oppression : elle n'est point une éducation morale démocratique. M. Boutroux ne retiendra, c'est entendu, que les idées corn1. Papers,
etc., p. 2L
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munément reçues par les honnêtes gens. Ainsi parlait, à quelques termes près, Jules Ferry. Mais les athées, par exemple, sont-ils et peuvent-ils être des honnêtes gens? Ils peuvent l'être certainement, répondrait M. Boutroux. Non, répondait, en 1882, Jules Simon; non répondent encore aujourd'hui des hommes et des peuples : l'athéisme n'est pas encore considéré comme une idée communément admise. Et l'introduction des cc devoirs envers Dieu » dans le programme de notre enseignement laïque, à l'école « neutre », estelle légitime si l'on se place au point de vue même du législateur de 1882, puis de M. Boutroux? S'il est pratiquement impossible de constituer un« fonds commun» valable pour tous les enfants et acceptable de tous dans une éducation morale publique, l'école primaire actuelle reste autoritaire gravement; et elle attente à la liberté de conscience, que pourtant elle suppose et enseigne, sans laquelle elle s'annule. Cette école-là n'est plus l'institution scolaire digne d'une société républicaine où l'État s'est séparé des Églises. Au législateur de la mettre à la refonte. Il y a plus. Les principes sur lesquels M. Boutroux fonde l'éducation morale à l'école publique sont-ils eux-mêmes communément admis et peuvent-ils être enseignés comme tels? Affirmer par exemple, comme le fait M. Boutroux avec sa grande autorité, que cc la science ne contient pas les principes de l'éducation morale 1 » (il est vrai qu'il désigne cc la science proprement dite, la science physique et naturelle »), n'est point une idée commune. Du moins, l'affirmation de M. Boutroux choque certaines des aspirations contemporaines. Il sait aussi que, même en France, l'indépendance de la morale et de l'école publique « laïcisée » n'est point davantage une idée cc communément reçue». L'Eglise, avec tout le parti qu'elle inspire, n'a jamais accepté cette laïcisation de l'école, de la morale; elle ne peut pas l'accepter en effet si elle entend rester conséquente avec -son dogme et sa tradition. La séparation de l'éducation morale et des religions est la doctrine d'un parti, le parti républicain, grandissant et définitivement installé au pouvoir par la volonté nationale; mais elle n'est point une idée proprement commune à tous les Français. Pourtant, elle est à la base de_l'école neutre; et nous entendons bien l'y maintenir. Prendre pour critère des maximes morales la raison même, éprouver celles-là à la lumière de celle-ci, c'est le principe de la France républicaine; mais ce n'est pas le principe admis de tant de Français qui sont et restent attachés aux Églises, de ceux sans qui et malgré qui se sont faites la République, la laïcisation scolaire, la
l. Papers, etc., p. 21.
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employeurs; ou il la subit; ou il feint d'y adhérer. Dans ce cas même, il résistait non au besoin de s'expliquer son destin et le monde, mais à l'explication à laquelle il était contraint autoritairement; et l'inclination métaphysique s'affirme encore dans son attitude résignée . Humilié ou révolté, elle atteste la vivacité du besoin inné à sa nature et caractéristique de son humanité. Invinciblement, la pensée du plus simple des simples prétend dépasser les phénomènes et les faits; les incorpore à un système d'opinions, de croyances et d'espoirs; elle se fait, s'il le faut, créatrice. Les plus audacieuses négations sont des affirmations d'un besoin métaphysique. Nier l'immortalité de l'âme, nier la spiritualité de la pensée, nier Dieu, nier le devoir, fondre la personnalité morale de l'homme dans l'écoulement fatal de la matière, c'est raisonner encore, c'est affirmer la puissance de l'esprit, l'immortalité de la pensée, donner encore de l'univers une explication transcendentale. Ce qui est plus apparent que la diversité des conceptions métaphysiques, dont les religions sont en définitive les plus pompeuses , c'est la manifestation permanente et invincible de cette tendance de la raison humaine. Aussi, en purgeant l'éducation morale publique de tout ce qui rappelle la diversité des idées métaphysiques ou religieuses, M. Boutroux, par là même, n'y laisse rien paraître de ces dispositions essentielles à la raison humaine. L'école présente à l'enfant, - et précisément à celui qu'elle élève pour la collectivité, socialement une humanité fictive , en un certain sens fausse ou mutilée, puisqu'elle la lui peint comme s'accordant sur les règles de la vie si aisément, comme pratiquant une morale commune; et l'enfant ne pourra rien soupçonner ou deviner de tout ce qui fait la dramatique variété des opinions, sinon des mœurs, ni de ce qui constitue l'essentielJe dignité de la vie humaine. En s'appliquant à ne retenir, selon les paroles de Jules Ferry et les rédacteurs du programme de 1882, que ce qui unit les hommes et à écarter ce qui les divise, l'école entretient, risque d'entretenir chez l'enfant une conception inexacte des hommes et de la vie; et, pacifiante par ce soin même à les unir, elJe n'aiguillonne point chez l'enfant la curiosité métaphysique, l'audace de la pensée, l'émulation dans la pratique des droits de la raison toujours en éveil. Admettons que d'autres enseignements, et singulièrement celui de l'histoire, révèle à cet enfant cette diversité profonde, si souvent passionnée et belliqueuse : on peut craindre que l'éducation morale proprement dite stimule peu chez lui le désir et la volonté de s'expliquer l'homme et le monde, l'humaine diversité qui est elle-même école de recherche, d'effort et d'indépendance spirituelle; ou qu'elle le persuade que l'humanité est unanime. Craignons qu'une telle
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éducation, qui dissimule les conflits humains dans le généreux dessein d'unir enfin les hommes, ne fasse l'enfant trop docile à accepter les jugements simplistes et sommaires de l'opinion, ceux qui se proposent comme intrépides, assurés et tranchants, les plus bruyants, et sans nuances n i réserves; qu'ellë' le laisse désarmé devant le doute et l'incertitude; qu'elle le veuille douer d'une quiétude illégitime, dont la vie heurtera rudement la confiance au sortir de l'école, ou qui , conseillant à l'homme une accommodante mollesse, atténuera plutôt en lui l'effort vertueux et la puissance de dignité. Par définition, l'école primaire telle que l'ont instituée les lois républicaines de 1882 et de 1886, l'école publique tell e que la conçoit aussi M. Boutroux, ignore autant que faire se peut ce qui sépare les hommes, écartant ce dont ils doutent et ce qui les oppose, attentive à n'enseigner à l'enfance que les idées communes, la bonne et simple morale usuelle : dans une certaine mesure, elle déguise donc à l'enfant la vérité sociale. Elle ne le prévient point, ou bien ne Je prévient qu'indircctement et par surcroit, qu'il rencontrera diversité, confusion et luttes, partis aux prises, antagonisme de systèmes, de doctrines et d'intérêts, de croyances et d'ambitions, de théories et de mœurs, émulation générale dans le bien comme dans le mal; que poursuivre la paix sociale à l'aide d'une sorte d'unification des conceptions et des systèmes, c'est tout ensemble péril pour l'humanité et appauvrissement spirituel; et il n 'est pas excess if de dire qu'il manquera à la première et décisive éducation de cet enfant l'un des éléments essentiels de la vie morale, la féconde inquiétude. En un certain sens, l'école primaire satisfait pourtant au besoin de notre raison de chercher une cause première par le fait qu'elle élève l'enfant à Dieu , lui enseigne enfin ses« devoirs envers Dieu » . Je me réserve de discuter cette partie du programme scolaire. Du moins, si l'instituteur a du tact, ce chapitre de notre enseignement moral est pour l'enfance l'avertissement très net que l'homme rattache à un principe supérieur les règles de la vie morale; qu'il relie rationnellement les données de son expérience à une cause souveraine, coordonnant ce que le monde lui livre épars et incohérent; et qu'ainsi la vie morale vraiment digne est celle qu'inspire et soutient une volonté régulatrice, créatrice d_'équilibre et d'ordre, qui donne à l'existence humaine à la fois son sens, son unité, sa loi. C'est le régime démocratique qui est le plus intéressé à ce que l'éducation publique familiarise l'individu avec cette tradition rationnelle. Le programme de 1882 n'a rien retenu des divergences et des conflits, métaphysiques ou religieux; et qui donc voudrait en instruire de petits enfants? Mais il révèle, en terminant, à l'élève la direction philosophique de la pensée humaine et notre invincible besoin d'organiser le chaos.
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séparation de l'État et des Églises. Le croyant, par exemple le catholique, n'admet ni n'affirme - du moins ses actes attestent que tel est son sentiment et telle sa foi s'il est catholique en effet - la souveraineté de la raison comme instance suprême en matière morale. Il cherche ses raisons de retenir ou de rejeter telle ou telle maxime, telle ou telle règle de vie dans une autorité transcendentale, et qu'il dit infaillible. Comment accepterait-il de fonder l'éducation morale sur une faculté sans doute éminente , mais que son prêtre lui dénonce comme incertaine ou corrompue? Comment parler là d'une idée commune? Allons au fond du débat. La définition que donne M. Boutroux de la raison est-elle une idée commune? Faculté vivante, évoluant et perfectible, incessamment enrichie par l'expérience et la science, elle reniera peut-être demain, parce que plus éclairée, telle règle morale, telle maxime qu'elle a déclarée hier valable et impérative. Cette définition de la raison implique un finalisme optimiste; du moins on y sent davantage le souci de ce que la raison devient que le respect de ce qu'elle est essentiellement et à l'origine. Elle ne trouvera point d'adversaires parmi les fondateurs de l'école primaire française; mais l'accord national peut-il se faire sur cette définition de la raison? Je ne parle point du problème métaphysique que pose une telle définition , et dont l'école publique n'a que faire. J 'envisage les seules conséquences au point de vue de l'éducation morale. Contre cette foi - car c'est une foi - en l'évolution de la raison progressante; contre cette doctrine qui soumet la raison même à la loi de tout organisme et de toute vie, beaucoup d'hommes encore protes tent, surtout les croyants des religions positives. La raison leur apparaît fixée depuis l'heure où Dieu en a doué l'homme, ou déchue depuis le premier péché, et qui ne peut se modifier en son essence, ni même progresser selon sa nature sans l'assistance d'une foi religieuse, de la grâce, de Dieu. Les plus conciliants de ces croyants concèdent qu'une telle définition de la raison humaine n'est ni impie ni blasphématoire ; mais ils nient qu'une éducation morale ainsi fondée soit sûre, ou même digne. Cela revient à dire que l'école publique ainsi constituée ne pourrait valablement enseigner les principes mêmes sur lesquels elle repose : ils n'ont point le caractère commun et largement social qu'on requiert, comme première condition, des principes qui soutiendront cette école. L'autorité dont elle se réclame les ruine. Le programme de M. Boutroux n'est-il point contestable aussi par tout ce qu'il élimine? Au gré de tel ou tel, selon les partis ou selon les intérêts, le « fonds commun » retient trop ou trop peu. Il se trouvera toujours un nombre considérable d'hommes pour souhaiter
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qu'on y ajoute ceci, qu'on en retranche cela : le désaccord éclate dès qu'on parle d'accord. A l'heure où quelqu'un propose un programme d'idées communes, les divergences s'accusent. L'expérience a démontré que les catholiques sincères, je veux dire ceux qui sont fidèles à leur foi et dociles à leur prêtre, n'admettent point une éducation où cette foi et leur dogme ne soient point, et ne soient point comme fondement même de l'éducation. Ils ne considèrent point comme valable le critère socratique, tel que l'institue M. Boutroux après Jules Ferry. Ils cèdent à la loi, quand ils y cèdent, et à la contrainte civile; ils tolèrent l'école qu'ils ne peuvent fermer, ou qu'ils désertent; intimement ils sont en état de rébellion si leurs enfants la fréquentent faute d'école privée concurrente. C'est que l'école laïque a été une solution politique, la solution d'un parti enfin victorieux d'un autre; et le souci même de M. Boutroux d'accréditer une éducation publique qui soit indépendante de toute religion leur semble n'être que la suprême consécration de leur défaite. Pour M. Boutroux, comme pour tous ceux qui aiment l'école laïque, l'éducation publique de notre démocratie est indépendante de la métaphysique comme elle le doit être de la religion. Au moment même où M. Boutroux restreint, loyalement, le programme de l'enseignement moral aux idées communément admises, il en exclut aussi la préoccupation métaphysique, qui est le fait humain le plus évident, le moins contesté, universel, et qui, à ce titre, semblerait devoir figurer en premier lieu aù programme de l'école primaire. Que l'homme soit en tous pays, en France pour nous en tenir à la France, et à très peu d'exceptions près, un être pensant et raisonnant, zélé à se donner de soi-même et du monde une explication au moins provisoire, le fait est constant; et l'idée que l'homme est métaphysique, · par inclination et par habitude , peut être considérée comme une idée commune. Dire que les hommes vivent comme s'ils possédaient une sûre explication d'eux-mêmes et de l'univers et sans pourtant y avoir réfléchi, n'affaiblit point ma constatation: une confuse philosophie, traditionnelle ou instinctive, mêlée de préjugés et de concepts d'ordre métaphysique eux-mêmes, les conduit à leur insu. Ils sont subordonnés, eux aussi, à une idée, directrice de leur vie morale. Le moins spéculatif des hommes, le moins méditatif des Français recherche les causes autant, souvent plus que les eil'ets, et, même réduit à des hypothèses sur l'origine des choses, se choisit ou se laisse imposer une hypothèse - la plus rassurante pour sa raison, ou la plus favorable à ses goûts, ou 1~ plus commode à sa vie, à ses mœurs, dignes ou indignes. Il se la choisit librement; ou il la reçoit toute faite d'autres hommes, parents, maîtres, prêtres,
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Et pourtant, puisqu'elle écarte soigneusement, par raison de tolérance et de pacification, les religions et les églises de son programme d'instruction morale, l' école primaire masque aussi à l'enfant un des autres traits caractéristiques de l'humanité. Il ne s'agit point de remettre à l'école publique la préoccupation confessionnelle; mais le fait religieux existe séculairement, et présentement encore; malgré quelques apparences, il est demeuré une des idées communes. Une éducation morale qui n'en instruit pas directement, sous la forme et par les moyens qùe j'exposerai , les enfants de notre école primaire est incomplète aussi et, par l'ignorance où elle maintient ces enfants , périll euse pour une République dont la garantie fondamentale est la liberté de conscience et dont la condition permanente est la vigilance de la raison, la netteté d'information humaine. Un débat sur le programme de notre instruction morale imposet-il donc finalement l'incertitude ou l'irrésolution? Le programme de i886 est-il illégitime ou illusoire? li est hors de doute que l'éducation publique, celle qui ait le plus de chance d'élever le mineur pour la lib erté et pour la paix, est une cducation fondée sur ce qui tend à unir les citoyens, et non plus sur ce qui les divise, les oppose, les rend étrangers les uns aux autres. En conséquence, un prog~amme républicain d'enseignement moral doit être en effet constitué d'idées communément admises dans la nation. Il en dégage les principes vivants qui la régissent; et la morale qu'enseigne l'école primaire publique, ce n'est pas autre chose que la synthèse des habitud es morales essentielles de cette nation. Théoriquement, il es t impossible de composer un programme d'éducation publique qui ne soulève aucune objection : c'est évident. Or, la discipline civile et politique, la loi même donne-t-elle donc satisfaction à tous sans aucune exception? Qui dit collectivité policée dit pour quelques-uns et pour tous , pour une minorité tout au moins, contrainte et sacrifice. En régime républicain, et la aifférence est capitale, c'est la volonté nationale, à laquelle participe l'individu librement, qui impose, restreint ou étend , revise ou assure ces contraintes : elles sont toutes en un certain sens limitations de la personnalité individuelle, mais en même temps aussi garanties de son développement. Il suffit que les libertés constitutionnelles mettent à la disposition de tout citoyen qui se croit lésé ou violenté illégalement les moyens réguliers et pacifiques de défendre son bon droit, d'améliorer équitablement son sort, de modifier ce qui apparaît perfectible : telle est la conception républicaine. Et c'est jeu stérile que de vouloir discuter si elle n'est point en effet la conception la plus favorable à l'autonomie individuelle dans les nécessaires limites de la loi nationale. En ce qui concerne l'école publique, on s'applique donc à extraire ,
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pour ainsi parler, de la vie collective quelques aspirations morales identiques, quelques opinions communes et universelles sur l'individu, la famille, l'État, la patrie, l'humanité; sur le devoir, le bien, le beau, le vrai - assez précises pour que l'enfant s'en instruise en effet, assez générales pour que les citoyens divers s'y reconnaissent, s'y concertent. Écartons une fois pour toutes un malentendu grave. Le programme qu'on a lu plus haut ne propose point à l'enfant des formes de devoir immuables, des commandements définitifs, des hypothèses éternelles sur la vie et sur la mort, des conceptions morales toutes faites et intangibles, une doctrine orthodoxe de la famille, de la patrie, de l'humanité, de Dieu. Il n'est ni un dogme absolu, ni une énumération catéchitique; il n'est point, convenons-en, un recueil scolaire ou sectaire de vérités, de recettes, de pratiques enseignées autoritairement par le majeur au mineur, par le, maître à l'élève, dans le dessein non de préparer une société que l'enfant devenu homme fera meilleure, mais de conserver ce qui est au profit de ceux qui sont, et de perpétuer des formes morales, politiques, économiques et sociales. Qu'est-il donc en réalité? Il rappelle simplement à l'enfant la tendance morale commune aux honnêtes gens, c'est-à-dire à tous ceux qui, plus ou moins délibérément, pensent, vivent et espèrent selon une règle , des devoirs, un devoir; l'habitude ,instinctive des hommes, même les plus rudes, de raisonner si peu que ce soit leurs actions; le souci proprement humain de relier - religare - toute activité morale et la conscience entière à un idéal. Ce n'est donc pas, au fond, tel ou tel devoir que l'école primaire enseigne à l'enfant à l'exclusion de tels autres. A proprement parler, elle ne choisit pas arbitrairement entre des règles de vie : elle fortifie et développe chez cet enfant le sens moral, le sens du devoir, le sens de la loi et de la vertu. Et le détail de ce programme, si l'on veut bien y regarder de plus près, n'est qu'une illustration d'un seul précepte, acceptable de tous sans distinction : vis en être réfléchi, progresse selon un idéal moral et une haute espérance. Celui-là seul qui prétendrait vivre affranchi de toute règle, au gré de son caprice et de ses intérêts passagers - mais cela même est un idéal 1 - pourrait protester contre une école qui discipline l'enfant. Mais la loi politique ne reconnaît point le droit à cet anarchisme dans la société républicaine; elle ne peut le reconnaître dans l'école républicaine. Fondée sur l'ordre, la République veut une école qui enseigne à l'enfance au moins l'ordre républicain - sans pourtant fermer l'avenir. Dès lors , la question de la composition d'un programme d'enseignement moral à l'école s'éclaire : ce programme ne peut qu'être
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relatif et provisoire, revisable incessamment. Il a pour ainsi dire force de loi tant qu'un courant national au moins perceptible n'éveille l'attention du législateur. Le jour où l'opinion publique, maîtresse des destinées de la nation, décide que ce programme doit être modifié, revisé, étendu ou restreint, la nation républicaine dispose souverainement du moyen de le faire et, par les hommes qu'elle délègue à cet effet, députés et sénateurs, administrateurs et pédagogues, ministres, de préparer des lois ou de rédiger le programme scolaire nouveau - et que demain pourra de même améliorer ou parfaire au gré de la République évoluant. Le statut scolaire d'une République est et reste approximatif; et notre vigilance à éprouver, de temps à autre, la valeur de nos écoles , leur correspondance aux mœurs et aux institutions, leur adaptation plus ou moins grande aux besoins nationaux, est une des nécessités du régime républicain - disons sa vertu propre et son destin. Dans la mesure même où notre pays reste préoccupé de la chose scolaire, il se montre digne de lui-même, de son principe, de ses traditions et de son avenir; osons dire : de sa mission humaine. Aussi, loin de s'affliger ou de s'irriter quand les hommes se passionnent pour ou contre l'école, pour ou contre le programme de 1882, pour ou contre cet enseignement moral, il faut au contraire s'en réjouir publiquement. Même stériles, en apparence du moins, ces débats irritants, mais poursuivis, à condition pourtant qu'ils procèdent d'une information loyale et sûre, attestent que la démocratie entend rester libre de choisir la forme scolaire qui lui agrée et l'éducation morale qui lui convienne. Ces débats affirment et perpétuen t l'autorité de la loi politique sur l'école publique. Puisque le programme d'enseignement moral scolaire es t fait de ce qui paraissait unir les Français, la République reste fidèle à son principe quand, de temps à autre, au Parlement, dans les Facultés, dans la presse, devant le peuple, elle soumet à son examen le programme de l'éducation publique. Il émane de la souveraineté nationale; il a l'autorité même de la loi : une autre loi peut le mettre à la refonte et le parfaire. Il a tiré sa raison d'être, autant que sa substance scolaire, d'une opinion générale légalement exprimée : il reste docile à l'opinion. A la nation de décider aujourd'hui encore quelle instruction morale doit ou devra être donnée dans les écoles primaires publiques. C'est dire qu'on ne saurait pas plus admettre le droit de quelquesuns à peser sur l'école, ou sur le maître, pour qu'elle restreigne ou altère le programme d'enseignement moral, que le zèle éventuel de tels ou tels instituteurs, même très bien intentionnés, à le modifier arbitrairement dans un sens ou dans un autre. Ramenée à sa condition d'institution légale et puremen t républicaine toute réforme
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intéressant l'école publique est claire et ne peut déconcerter ni des hommes ni la collectivité. L'école primaire publique est une loi ; l'autorité de cette école est certaine tant q_ue la loi qui l'institua n'aura été ni abrogée, ni revisée. Et quiconque, instituteur ou administrateur, le ministre de l'instruction publique non excepté, par des moyens divers, ou par souci de conciliation pusillanime, ou par zèle tracassier et sectaire, ouvertement ou en secret, ne sait ni ne veut conserver à l'école publique son âme légale et sa figure originale, trahit la République et, croyant la servir, la dessert. La paix sociale est dans l'ordre républicain. D'une part, l'État républicain reste maître de ses écoles; la loi qui les institue ou qui les réforme est l'expression des volontés familiales; et, dans la société démocratique, nul ne peut contester cette souveraineté nationale, qui est la condition même de l'exercice des libertés individuelles. D'autre part, loin d'être une entreprise autoritaire, ~n moyen de propager et d'assurer une orthodoxie, ou de faire fonction d'église distributrice d'absolu, l'école ne veut enseigner à l'enfance que ce qui animait la généralité des Français républicains : les autres n 'avaient-ils pas et n'ont-ils pas encore leurs écoles privées, libres? Il est clair que la majorité républicaine du Parlement avait le droit, le devoir d'instituer l'école nationale conforme aux principes mêmes de l'État républicain. Il est certain aussi qu'en instruisant l'enfance, l'école nationale a favorisé le progrès républicain. Il est plus certain encore - et cette constatation est décisive - que la démocratie française s'est alors donné l'institution scolaire qu'elle estimait lui convenir, et qu'ainsi c"est à l'école de suivre l'évolution nationale. Dès qu'on cesse de considérer l'école primaire publique comme un moyen de déterminer l'âme française et qu'on l'envisage telle qu'elle est légalement, c'est-à-dire l'institution qui devait correspondre dès 1882 à un certain état national évolué, toute question scolaire est simple. L'école « laïque )> ne fut point l'œuvre de quelques hommes d'avant-garde et imposée par eux au pays docile : ils n'auraient pu rien créer durablement si la conscience française n'avait été prête à les suivre. C'est ce que les adversaires de notre école ne veulent, ne savent point comprendre, ou sont intéressés à dissimuler à ceux qu'ils dirigent. Certes, ils ont le droit de tenter une réaction selon leurs propres préférences. Ils n'ont pas le droit de croire, ni surtout de laisser croire, que l'édification de « l'école fut le coup de force d'une minorité audacieuse. L'école laïque laïque est venue parce que la nation la voulait. Et c'est ainsi que le programme d'enseignement moral de notre école, depuis longtemps pressentie, conçue, espérée, était dans la tradition de la France en progrès, dans le sens de ses aspirations républicaines . Ce pro>)
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gramme n'est point seulement le conscient effort des hommes qui donnèrent à l'école nouvelle mission de fonder enfin la paix sociale par l'instruction élémentaire; il est l'expression de la conscience républicaine vers 1882. S'il l'a depuis, e retour, affermie et éclaircie, nous en louons la France; à l'origine, c'est la conscience française qui l'a réalisé et qui l'anima. Y avait-il dans ce programme trop peu ou trop? Porte-t-il tous les traits distinctifs de la conscience républicaine française? Le pays a toute liberté pour le remettre en discussion si cela paraît utile, et, si ce programme n'est plus en harmonie avec sa pensée générale, pour le corriger : il progresse avec elle. De même que la France l'a rédigé en 1882 tel qu'il est, elle peut le rédiger telle qu'elle est aujourd'hui. Mais la légalité républicaine impose au réformateur les mêmes voies et moyens qu'à l'adversaire; et ce statut scolaire y subsiste tant que la loi n'aura point revisé le programme fondamental.
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Qu'y a-t-il donc, au surplus, qui ne puisse présentement rallier tous les républicains? Ce programme d'enseignement moral porte le meilleur de notre foi républicaine et le plus pur de la conscience humaine. C'est celui d'une école généreuse qui élève les enfants dans' la pratique des obligations consacrées par le bon sens, l'expérience, la justice, la tradition française. Il exalte l'effort de perfectionnement moral. Il mêle à la vie la plus humble un noble souci de probité, de fidélité à la règle, de sincérité, de dignité individuelle et de fraternité; il fait l'enfant dévoué à un idéal. Devoirs envers la famille, devoirs envers les serviteurs, envers les camarades, envers les autres hommes, envers Dieu même, d'un Dieu qui nous est révélé par la conscience et la raison, et pur d'anthropomorphisme - quels pères de famille pourraient, de bonne foi, élever une objection contre ce programme d'enseignement moral, contre l'école qu'il anime? Cette précision même dans l'enseignement de devoirs divers, c'est l'expression de l'idée du Devoir pur, qui entraîne l'homme et se le subordonne. Il n'est pas une école au monde où l'exaltation du Devoir soit si vive et si claire. Plus attentif, le contempteur de nos écoles y reconnaîtrait la puissance idéaliste de tout le passé humain. Si, disait M. Ferdinand Buisson dans une émouvante conférence faite en 1911, à Rodez, spus les auspices du Cercle aveyronnais de la Ligue de l'enseignement 1, nos adversaires « voulaient comprendre ce qu'il y a de touchant dans ces écoles laïques, au lieu de nous attaquer avec cette âpreté parfois
t. Jales Ferry et l'éco le laïque (Rodez, Forvielle, 1911), p. 37.
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féroce, ils seraient tentés de dire : mais il y a là un dernier rayonnement de l'idée chrétienne! Qui est-ce qui a donné cette formule aux hommes : « Vous êtes tous frères? » Qui est-ce qui a semé dans le monde armé, courageusement, l'idée de la fraternité humaine? Qui est-ce qui a fait comprendre aux hommes qu'ils doivent s'aimer pour être conformes à leur destinée? Qui est-ce qui a répandu des idées si belles, si grandes? Qui? sinon l'Évangile? Eh bien, pourraient dire ceux qui nous attaquent, mais vous êtes disciples de l'Évangile sans le savoir I Ce que vous faites, c'est d'une autre façon l'œuvre de l'Église que vous étendez à toute la société I Cet Évangile, vous rêvez de l'étendre à tous les hommes, vous voulez cette fraternité non pas pour les membres d'une Église, mais pour toute la société. Eh bien, de même que les chrétiens sont les héritiers des Grecs, des Égyptiens, des Hindous, nous sommes les héritiers de tous ceux qui ont travaillé à la formation de la morale humaine et se sont transmis les principes dont nous ne pouvons pas nous passer. » C'est en ce sens que l'école française est la plus humaine des écoles, la plus respectueuse de la tradition morale, et celle qui fait le plus confiance à la raison en progrès. Qui parle là d'intolérance et de tyrannie? Qui parle d'immoralité sectaire? Ce programme n'a prévu nulle discussion théorique sur l'origine et sur les fins dernières de la morale, sur le fondement du devoir, sur les sanctions suprêmes. Le législateur n'a jamais songé, écrivait Jules Ferry aux instituteurs, à charger tout à coup quatrevingt mille - il sont bien plus aujourd'hui - maîtres et maîtresses d'école d'une sorte de cours ex professa. Nul instituteur, nulle institutrice, nul père de famille, nulle mère ne peut interpréter ce programme et les instructions officielles comme une invitation à disserter sur le Devoir. L'école publique prend le devoir comme une notion première, un fait de conscience et habituel, une tradition indiscutée des hommes qui vivent solidairement, et elle l'enseigne. S'il faut pourtant donner à cette notion du devoir un fondement que nul ne puisse nier , croyants et incroyants, nous le trouvons dans la pensée, dont il n'est pas un homme digne de ce nom, pas une confession religieuse, pas une école philosophique ou morale qui ne se réclame. On discute sur l'origine et sur les fins de la pensée. Les uns l'estiment suffisante à la vie morale; d'autres l'assistent, l'éclairent d'une autorité théologique ou transcendentale : l'essentiel est que la pensée reste le fait essentiellement humain, permanent et universel, et qu'aucun de nous ne conçoit une éducation qui ne bâtirait point sur cette indestructible donnée. « Nous recherchons, écrit M. Payot, des croyances solides. En effet, à notre époque, la philosophie, par sa théorie psychologique de la matière, a détruit
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le matérialisme comme doctrine. Il y a un profond renouveau spiritualiste. La pensée devient pour les philosophes le fond même des choses. En tout cas, elle est la raison d'être de l'homme. C'est sur la valeur absolue pour nous de la pensée humaine que sont fondés tous les devoirs individuels et sociaux 1 • » Ce renouveau spiritualiste n'est en effet pas douteux. L'affirmation que la pensée est le fond même des choses est-elle acceptable, d'ailleurs si nouvelle en sa tendance idéaliste absolue? Les métaphysiciens en débattent, et une telle discussion n'intéresse point l'enfant des écoles primaires . Il suffit qu'il soit élevé dans la foi en la dignité de la pensée et en la valeur morale de l'individu pensant. Les hommes pensent diversement de la pensée humaine; divisés, ils s'accordent cependant par le fait même qu'ils pensent. Voilà une donnée indiscutable, une réalité d'ordre commun. L'éducation morale qui justifie ainsi le devoir ne contredit aucune morale et ne peut choquer aucune conscience française. C'est sur ce spiritualisme qu'est fondé le programme de l'enseignement moral à l'école primaire. Qui parlerait donc de matérialisme dégradant? Mieux informés, certains de nos critiques laisseraient à d'autres le plaisir de travestir l'institution scolaire laïque pour les besoins de leur cause perdue. Ce qu'on peut reprocher mais qui l'oserait de bonne foi? - à cette éducation morale, c'est la qualité même de son inspiration, la pureté de l'atmosphère où elle baigne l'élève, l'extrême spiritualisation de la conscience humaine qui soutient son programme. Un tel reproche viserait moins le programme lui-même que l'efficacité pratique des résultats : j'y reviendrai. L'école qui suppose, entretient, exerce ainsi la pensée, exaltant avec cette ferveur confiante le devoir qui tout ensemble en dérive et la stimule, assigne à la vie des fins supérieures; et l'école laïque française n'a rien à craindre d'une comparaison avec d'autres écoles, en France et hors de France. Écartant de l'école élémentaire toutes considérations d'origine et de fin, le législateur a laissé aux familles le soin d'ajouter, ou de n'ajouter point, à ce programme d'instruction morale les explications d'un culte ou d'une croyance en dehors de l'école. Indépendant des confessions religieuses par logique républicaine et par nécessité proprement sociale, l'enseignement moral de l'école primaire publique ne peut être relié à une religion, à un culte, à une église. L'école publique est « neutre ». Telle est la profonde originalité de cet enseignement moral. Définissons-la avant de la discuter.
1. Le Volume, 12 mars 19H (A. Colin).
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« L'instruction primaire sera religieuse. » Tel était l'article premier de la grande loi scolaire de 1.833. Mais l'article second était ainsi conçu : « Le vœu des familles sera toujours consulté et suivi quand il s'agira de l'instruction religieuse de leurs enfants. » Le principe de la liberté de conscience, et cela nous semble tout naturel aujourd'hui, était confirmé par cet article même de la loi de 1.833. Sans doute, rien n'y dit que les parents sont libres de dispenser leurs enfants de toute instruction religieuse, et l'article premier édictant que l'instruction primaire sera religieuse; la liberté des familles se réduit à la faculté de choisir entre plusieurs confessions. A la Chambre, le 23 décembre 1.880, Jules Ferry s'autorisait de cette disposition libérale pour enlever à l'école primaire, dans la loi en ])réparation, son caractère confessionnel, et pour inscrire dans la législation républicaine le principe de la neutralité scolaire. La loi réactionnaire de 1.850 abrogea l'article II de la loi de 1.833. L'article 23 stipulait que cc l'enseignement primaire comprend l'éducation morale religieuse». Rien ne restait de l'ancien article second: l'origine cléricale de la loi Falloux s'y révèle clairement. Sans doute, la loi de 1.850 n'imposait point l'obligation scolaire. Les familles dissidentes étaient donc libres, au moins théoriquement, de ne point envoyer leurs enfants à l'école inspirée par une confession différente de la leur. Qu'est-ce à dire sinon que l'école est et reste confessionnelle, au culte près, et que par définition légale elle exclut toute possibilité d'éducation nationale, commune et publique, en un mot démocratique? Et là où, pour diverses raisons, un père de famille n'avait pas 1a possibilité de choisir l'école à son gré, soit faute d'écoles,-soit par suite de la pression cléricale ou patronale, force lui était ou de laisser grandir ses enfants dans l'ignorance, ou de les envoyer à l'école dévouée à un autre culte religieux que le sien. Tel était le régime de l'école primaire vers 1880. Et puisqu'elle
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donnait une instruction morale confessionnelle, elle relevait par là même aussi des ministres des cultes, de l'autorité ecclésiastique. L'instituteur n'était que le répétiteur du prêtre, du pasteur, du rab in; et de même que les évêques avaient leur banc au Conseil supérieur de !'Instruction publique, ils étendaient leur droit de surveillance, de tutelle, sur l'école primaire, en apparence sur la partie proprement religieuse de l'enseignement, en fait et nécessairement sur l'ensemble des disciplines et du programme scolaire. C'est l'âme même de l'école qui relevait de l'autorité ecclésiastique. La loi qui fait de l'instruction religieuse une matière obligatoire de l'école non seulement autorise, mais oblige les autorités confessionnelles à s'assurer et de cette instruction religieuse, et de l'école, et du maître. Cela va de soi. « L'enseignement primaire public restait confessionnel; non seulement l'école devait donner un enseignement dogmàtique formel, mais encore, et par une conséquence facile à prévoir, tout dans l'école - maîtres et élèves, progràmmes et méthodes, livres, règlements - était placé sous l'inspection et sous la direction des autorités religieuses 1 • » Le jour où un gouvernement républicain proposa au Parlement de voter l'obligation de l'instruction primaire, ce qu'on appelle l'obligation scolaire, le projet de loi qu'il présentait devait instituer la neutralité : devenu service d'État, l'enseignement public ne pouvait être et rester confessionnel. C'est l'évidence même. C'est donc la loi du 28 mars 1.882 qui, en même temps qu'elle rendait la fréquentation c obligatoire pour les enfants de six à treize ans, a réalisé à l'école primaire publique la neutralité scolaire. Le principe de liberté de conscience proclamé par la Révolution, et passé peu à peu dans les mœurs malgré l'opposition incessante de l'Église ultramontaine, triomphait définitivement dans l'éducation nationale, dans le statut scolaire. Déjà il était consacré dans l'enseignement secondaire : rinstruction religieuse y était confiée, comme elle l'est encore, exclusivement aux ministres des cultes et selon le vœu des familles. L'enseignement secondaire était laïcisé. Il importait en conséquence de laïciser aussi, dans son programme d'abord, et bientôt dans son personnel, l'enseignement primaire. Reprenant la tradition révolutionnaire et le plan de Condorcet, les Michelet, les Quinet, tous les républicains de l'Empire, tels Brisson et ses collaborateurs à la Morale indépendante, et les plus -clairvoyants parmi les spiritualistes avaient préparé l'opinion française aux lois d'obligation, de laïcité. On sait aussi quelle part revient dans cette propagande à la Ligue de l'Enseignement et à son président Jean Macé. Désormais fondée, la République devait accorder sans retard
1. F. Buisson, Dictionnaire pédagogique, 1887, II, p. 1469.
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l'enseignement primaire public aux principes sur lesquels repose le régime républicain : tel est le sens des lois scolaires de 1880, 1882 et 1886. Et c'est dans les travaux parlementaires, dans les discussions et débats à la Chambre et au Sénat au sujet de l'article premier de la loi du 28 mars 1882 qu'il faut chercher l'exacte et légale définition de la « neutralité scolaire ». Quiconque veut abroger, ou modifier, ou restreindre, ou étendre la neutralité scolaire, et dans quelque esprit que ce soit, doit l'éprouver telle que la loi républicaine l'a conçue et établie en 1882. La discussion générale sur le projet de loi d'obligation et de laïcité, dont le rapporteur était Paul Bert, s'ouvrit à la Chambre le 4 décembre 1880. Paul Bert invita la Chambre à laïciser d'urgence le programme scolaire, à séparer l'école des Églises, << à enlever l'enseignement religieux et confessionnel pour le rendre au fonctionnaire qui a pour rôle naturel de le donner, c'est-à-dire au prêtre». N'oublions point que la neutralité scolaire a été instituée en régime concordataire. La loi assignait sa place à chaque fonctionnaire, dans l'école, dans l'église, au temple, à la synagogue. Et il est évident que, si la neutralité scolaire était à tous égards justifiée en régime concordataire, elle l'est autant, sinon plus, en régime de séparation. Paul Bert critiqua vivement la loi de 1850. Je reproduis ses paroles telles que les publie l'Of(iciel du 5 décembre 1882, avec deux interruptions très significatives. Cette loi , rappelait Paul Bert, « inscrit en tête dés matières de l'instruction primaire l'instruction morale el religieuse : nous vous demandons d'enlever ce dernier mot et de ne laisser subsister que l'instruction morale. « Monseigneur Freppel. - C'est la même chose 1 « ... C'est un spectacle funeste , poursuit Paul Bert, que celui des écoles confessionnelles; c'est une chose fâcheuse que de diviser le~ enfants dès leur plus bas âge sur les bancs mêmes de l'école et de leur apprendre d'abord , non pas qu'ils sont Français, mais qu'ils sont catholiques .... « M. Paul de Cassagnac. C'est la même chose! « ..• protestants ou juifs. Nous trouvons que c'est un spectacle funeste; et lorsque nous voyons dans le pays se perpétuer d'antiques haines, je dirai d'antiques dissentiments pour ne pas exagérer la valeur des mots, nous nous disons que peut-être l'éducation commune aurait empêché tout cela, et que cette séparation des enfants était une mauvaise préparation à l'union, à la concorde et à la prospérité entre les enfants de la mère patrie. » Le même jour, Paul Bert montrait irréfutablement comment on avait tiré de la loi de 1850, par voie d'interprétation administrative, des conséquences tendancieuses afin d'imposer au personnel , aux
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enfants, çà el là aux enfants appartenant à d'autres cultes, la religion catholique et une dévotion catholique très apparente, ostensible. Il citait des cas d'oppression nombreux dont étaient victimes des familles protestantes. Au passage, il soulignait l'accueil sympathique que les milieux protestants, à la différence des catholiques, étaient prêts à faire à la laïcité des programmes. « Nous ne voulons plus l'imtituteur dépendant de l'Église; nous voulons l'instituteur libre dans son école. En même temps, nous laissons le prêtre libre dans son église .... De cette façon, nous séparons les deux domaines, nous laissons chacun libre, nous évitons les conflits et nous assurons la paix publique. » Dans son rapport du 6 décembre 1879, Paul Bert avait déjà écrit : , Par la suppression des matières religieuses de l'enseignement public, on assurait la liberté de conscience de l'enfant, celle du père de famille, celle de l'instituteur. » Le texte de l'article premier tel que le gouvernement le présenta à la Chambre le 21 dtcembre 1880 était ainsi conçu : « L'enseignement religieux ne fera plus partie des matières obligatoires de l'enseignement primaire. « L'instruction religieuse sera donnée en dehors des heures de classe aux enfants des écoles primaires publiques par les ministres des différents cultes, conformément au vœu exprimé par les familles. « Le conseil départemental pourra, sur l'avis des conseils municipaux, autoriser les ministres du culte qui en feront la demande à donner l'instruction religieuse dans les locaux scolaires. « Sont abrogées les dispositions des articles 18 et 44 de la loi du i5 mars 1850 relatives au droit d'inspection des ministres des cultes. » La commission présenta, comme amendement au texte du gouvernement, le proj et d'article suivant : « L'instruction religieuse ne sera plus donnée dans les écoles primaires publiques des divers ordres: elle sera facultative dans les écoles privées. « Les écoles publiques vaqueront un jour par semaine en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s'ils le désirent, à leurs enfants telle instruction religieuse qu'il leur plaira. » Sur le fond même, l'accord était complet : l'instruction religieuse ne ferait plus partie des matières obligatoires de l'enseignement public. Telle est la neutralité scolaire de 1882. Le sens s'en précisa aussitôt dans la discussion des amendements déposés par les députés catholiques et des dispositions additionnelles. Monseigneur Freppel insista pour que la loi retînt l'article 23 de la loi de 1850: « instruction morale el religieuse». Le21 décembre 1880, son amendement fut repoussé: le principe de l'école publique confessionnelle était abrogé.
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Le même jour, un amendement de Trarieux ne fut pas pris en considération : « L'enseignement de la morale continuera toutefois à faire partie de l'enseignement primaire. Il aura pour but de prépa.rer les enfants à la pratique de toutes les vertus chrétiennes et sociales. « L'instituteur s'abstiendra d'enseigner, de faire ou de laisser faire quoi que ce soit qui puisse porter atteinte au respect des croyances religieuses des différents cultes professés en France: » L'amendement de H. de Lacretelle amena Jules Ferry, ministre de l 'Instruction publique, à la tribune le 23 décembre : « Des notions générales sur l'existence de Dieu, indépendantes de tout dogme, sur l'immortalité de l'âme, sur les principes organiques d'un gouvernement républicain, seront données aux élèves des deux sexes dès l'âge de dix ans». Un député courageux, et non athée, M. Maigne, avait combattu cet amendement comme étant en contradiction avec le principe de la loi. Jules Ferry établit que la neutralité à l'école, c'est la neutralité confessionnelle, dont il a trouvé le principe implicitement inscrit dans l'article 2 de la loi de 1833, que j'ai cité plus haut. Éclairant ces débats de l'exemple belge (1879), il montre comment les services publics ont été successivement enlevés aux églises et remis au pouvoir civil. Cette « sécularisation des institutions devait aboutir, tôt ou tard, à la sécularisation de l'école publique » . L'heure est venue de la réaliser : ainsi le veut la tradition française, « la doctrine de la liberté de conscience, de 1'indépendance du pouvoir civil, de l'indépendance de la société civile vis-à-vis de la société religieuse ». Cette séparation inévitable, le Parlement vient de l'accomplir, il y a quelques jours, dans l'enseignement secondaire : Jules Ferry n'a aucune peine à démontrer que le Parlement se doit de l'accomplir aussi dans l'enseignement primaire. La cause était gagnée 1. Au Sénat, où la résistance fut plus vive, Jules Ferry reprit sa démonstration le 10 juin 1881, en réponse à M. de Ravignan, mais aussi au discours de M. Tolain contre le catholicisme. Ce que le gouvernement combat, ce n'est pas le « catholicisme religieux ))' c'e.st le « catholicisme politique ». La thèse est forte. « Oui, nous avons voulu la lutte anticléricale, mais la lutte antireligieuse, jamais, jamais! » Que veut donc réaliser le gouvernement? « Le règlement d'une question de compétence, effectué pour le bien de tous, pour le plus grand bien de la foi autant que de la raison; pour la liberté des instituteurs autant que pour la liberté des ministres des cultes ... . La séparation de deux enseignements qu'on ne peut, sans les plus grands inconvénients, laisser dans les mêmes mains .... L'instituteur
i. Journal officiel du 24 décembre 1880.
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cessera d'être le répétiteur forcé et obligé du catéchisme et de l'histoire sainte. » Que l'opposition catholique ait multiplié au Sénat les tentatives pour faire échouer cet article, ou, puisqu'une majorité se révélait prête à le voter, au moins pour l'atténuer, ou le compromettre, il n'y a rien là qui surprenne : le parti de l'opposition était dans son rôle. L'amendement Delsol, présenté au Sénat en deuxième délibération le 1er juillet 1881 , est caractéristique : au lieu de l'instruction morale el civique, on inscrirait à l'article premier : la morale religieuse el l'instruction civique. Le 2 juillet 1881, Jules Ferry déjoua la manœuvre. Il répudia cette indéfinissable « morale religieuse », fertile en équivoques. Il s'en tint à l'instruction morale « sans épithètes », à la morale « tout court ». La cause semblait enfin gagnée. Mais Delsol se rallia à l'amendement de Jules Simon : « Les maîtres enseigneront à leurs élèves leurs devoirs envers Dieu et envers la Patrie ». Le 4 juillet, Jules Ferry refusa. Le baron de Lareinty interrompit : « Ce que vous refusez dans la loi, vous déclarez le mettre dans vos programmes· ». Mais, s'écria Jules Ferry, « il ne s'agit pas de voter pour ou contre Dieu : on ne vote pas Dieu dans les assemblées 1 » Après une nouvelle intervention de Jules Simon en faveur de son amendement, qui fut voté par 139 voix contre 126, la droite triomphait.... · La Chambre refusa, le 25 juillet, de suivre le Sénat : elle rejeta l'amendement Jules Simon, d'une façon générale les modifications votées par le Sénat aux articles 1, 2 et 6. Les élections législatives qui eurent lieu le 21 août au 4 septembre 1881 renforcèrent la majorité républicaine. Les élections partielles du Sénat, le 8 janvier 1882, firent perdre 24 sièges au parti conservateur et réactionnaire. Le H mars, le projet de loi revint en discussion au Sénat, pour la troisième fois; Jules Simon y soutint à nouveau l'amendement « sur les devoirs envers Dieu ». La vive opposition de Ferry fit repousser cet amendement, par 167 voix contre 123. La séparation de l'école et des Églises était faite. « Le gouvernement, disait Ferry, veut l'école libre, l'école neutre; il veut l'école affranchie, permettez-moi le mot; il veut l'école laïque. » Le 28 mars , la loi était votée, promulguée le 29 mars à l'Officiel. A une question de Buffet sur l'attitude du maître et pour le cas où son langage serait « contraire à la neutralité et à la foi catholique », Jules Ferry r épondit sans embarras, le H mars : « Si un instituteur s'oubliait assez pour instituer dans son école un enseignement hostile, outrageant contre les croyances religieuses de n'importe qui, il serait aussi sévèrement et aussi rapidement châtié que s'il avait
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commis cet autre méfait de battre ses élèves ou de se livrer contre leur personne à des sévices coupables ». Au cours de ces débats prolongés, Jules Ferry avait à maintes reprises défini l'innovation républicaine. Ajoutons aux déclarations qui précèdent, et qu'il n'y a point d'exagération à qualifier d'historiques, les suivantes. « Si la morale ne peut être détachée des théories théologiques et métaphysiques, qui donc aura le droit de l'enseigner? Personne. Car de deux choses l'une : ou bien il y a un enseignement moral dégagé des doctrines sur lesquelles sont fondées les religions positives ou les différentes métaphysiques qui se partagent les esprits· depuis qu'il y a des esprits qui raisonnent, une morale distincte de toutes les religions changeantes à l'infini ou se vêtant de formes nouvelles - car, au fond, ce sont toujours les mêmes luttes dans l'esprit humain; ou bien il n'y a pas de morale, car ce n'est pas en :1880 que vous revendiqueriez pour un culte, à l'exclusion de tous les autres , le droit à l'enseignement de la morale 1 • >> Le iO décemb re :1880 encore, cc fut un violent tumulte au Sénat quand J. Ferry, en réponse aux attaques de la droite contre l'enseignement secondaire féminin (loi du H décembre :1880) s'écria : « Voulez-vous démontrer qu'il ne peut y avoir, pour la société française, d'enseignement moral en dehors de l'enseignement théologique et de l'enseignement catholique, et voudrait-on par hasard, de ce côté, dans un temps ou nul n'a plus le pouvoir de s'emparer des consciences par la force ... (violent tumulte). Il y a des doctrines religieuses, exclusives, qui ne peuvent plus s'emparer de la conscience par la force ... veulent s'emparer de l'esprit public par la famine ... voudraient persuader aux pays qu'en dehors d'une doctrine religieuse exclusive, il n'y a ni morale ni religion 1 « Je dis que cette tactique est connue, qu'elle est celle d'un parti qui a des organes dans les deux Chambres, auquel nous opposons, quant à nous, les traditions de l'humanité elle-même 2 • » Nourri de la pensée révolutionnaire, il rappelait opportunément à la Chambre, le 23 décembre :1880, une page décisive de Condorcet, au cours de la discussion de l'article premier de la loi du 28 mars :1882. « Les principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. La Constitution, en reconnaissant le droit qu'a chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité entre tous les habitants de la
t. Discou;s au Sénat, le iO décembre 1880. Voir les Discours de Jules Ferry, édition de Robiquet, IV, p. 29 (A. Colin). 2. Discours de Ferry, Robiquet, IV, p. 31-33.
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France, ne permet point d'admettre, dans l'instruction publique, un enseignement qui, en repoussant les enfants d'une partie des citoyens, détruirait l'égalité des avantages sociaux, et donnerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n'admettre dans l'instruction publique l'enseignement d'aucun culte religieux. « Chacun d'eux doit être enseigné dans les temples par ses propres ministres. Les parents , quelle que soit leur opinion sur telle ou telle religion , po~rront alors sans répugnance envoyer leurs enfants dans les établissements nationaux; et la puissance publique n'aura point usurpé sur les droits de la conscience, sous prétexte de l'éclairer et de la conduire. « D'ailleurs, combien n'est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison? Quelque changement que subissent les opinions d'un homme dans le cours de sa vie, les principes établis sur cette base resteront touj ours invariables comme elle; il les opposera aux tentatives que l'on pourrait faire pour égarer sa conscience; elle conservera son indépendance et sa rectitude, et l'on ne verra plus ce spectacle si affligeant d'hommes qui s'imaginent remplir leurs devoirs en violant les droits les plus sacrés, et obéir à Dieu en trahissant leur patrie. « Ceux qui croient encore à la nécessité d'appuyer la morale sur une religion particulière doivent eux-mêmes approuver cette séparation : car, sans doute, ce n'est pas la vérité des principes de la morale qu'ils font dépendre de leurs dogmes : ils pensent seulement que les hommes y trouveront des motifs plus puissants d'être justes; et ces motifs n'acquerront-ils pas une force plus grande sur tout esprit capable de réfl échir, s'ils ne sont employés qu'a fortifier ce que la raison et le sentiment intérieur ont déjà commandé?» Des membres de l'opposition, comme Keller à la Chambre, fortifiaient le principe même de la neutralité des citations par lesquelles ils pensaient le ruiner. C'est ainsi que Keller rappelait, croyant en triompher, le 20 décembre 1.880, un texte de Pelletan, vice-président du Sénat, qui fonde justement la neutralité scolaire. « Si la volonté du père de famille, éclairé ou aveugle, était la règle de l'enseignement, il faudrait autant de modes d'enseignement qu'il y a de pères de familles qui pensent d'une manière différente en religion, en politique, en philosophie, en morale. Vous en arriveriez à décréter l'hérédité des doctrines vraiei. ou fausses, et à constituer dans notre pays des castes d'opinion. Non, l'enseignement a pour but de réunir les enfants dans des idées communes, en dehors des castes
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religieuses qui nous divisent. ... » Et Jules Ferry s'écriait : « C'est excellent, c'est très bien cela 1» La loi du 30 octobre 1886 laïcisa le personnel après que la loi du 28 mars 1882 eut laïcisé le programme de l'école primaire publique. Le 2 novembre 1882, une circulaire ministérielle disait : « La loi du 28 mars n'est pas un accident, un fait isolé dans notre législation : en sécularisant l'école, elle ne fait qu'étendre le droit commun, et en quelque sorte les principes mêmes de notre Constitution à l'organisation de l'instruction nationale, c'est-à-dire au seul des services qui, jusqu'ici, par une étrange contradiction, eût conservé l'attache confessionnelle. » L'opposition tenta, par l'organe de Mgr Freppel lors du vote des articles 16 et 18 1 , de remettre en discussion le principe de la neutralité scolaire : ce fut peine perdue. Le 4 février 1886, R. Goblet, ministre de l'instruction publique, disait au Sénat : (I._ On a été tenu de mettre l'école en situation d'abriter toutes les corrfes&ions et toutes les croyan·ces sans en blesser aucune. Eh bien, à côté des. enfants qui appartiennent à des familles catholiques, il y a des enfants dont les familles appartiennent à d'autres cultes, et il y a, de plus en plus peut-être, des enfants dont les familles ne professent aucun culte et aucune religion positive. On ne doit blesser la conscience ni des uns ni des autres; et voilà pourquoi il est nécessaire d'établir et d'assurer dans l'école le principe de la neutralité religieuse. » La conquête était définitive; le Dictionnaire de pédagogie, publié sous la direction de M. Ferdinand Buisson, directeur de l'enseignement primaire, commissaire du gouvernement pour la loi de 1886, l'enregistrait en 1887 2 • L'enseignement public était jusqu'alors confessionnel. Désormais l'école, qui reçoit des enfants de tous les cultes, et même des enfants qui ne professent aucun culte, sera fermée aux ministres des cultes. Ils n 'y entreront plus; ils ne surveilleront plus ni l'enseignement ni le maître. L'école publique est neutre. « Le programme ne comporte aucun chapitre, aucune section d'enseignement qui puisse porter le titre d'instruction religieuse. » Ni hostilité, ni résistance aux religions, ni malveillance à leur égard; mais la seule indépendance, de par la loi. C'est la neutralité confessionnelle, « celle qui exclut de l'école toute polémique et toute propagande de confession à confession, <l'Église à Église, de secte à secte sans affecter d'exclure, par une sorte de puritanisme de neutralité, toute mention des idées morales et religieuses qui appartiennent au fonds commun de la langue et de la civilisation et qui , prises
1. Voir !'Officiel pour la séance du 19 février 1884 à la Chambre. 2. Dictionnaire de pédagogie : articles neutralité, 1" partie, p. 2019, et laïcité, p. U,69.
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sous ce'tte forme simple, populaire, concrète, n'engagent m ne blessent la conscience de personne. » En laïcisant le programme, puis le personnel enseignant de l'école primaire, la République a mis l'éducation nationale en harmonie avec la constitution.
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Des débats parlementaires, que j'ai résumés succinctement, et de l'étude de notre programme d'enseignement moral, il résulte que l'équivoque n'est point possible sur le sens que la loi et les règlements attachent à la neutralité scolaire. Une neutralité conçue comme le font certains adversaires du régime républicain imposerait à l'école primaire la nullité. L'éducation y occuperait les facultés puériles vainement; l'instituteur y parlerait pour ne rien dire , avec mission officielle d'enseigner sans instruire, crainte de choquer tel ou tel , ceci ou cela. On exclurait du programme toute matière propre à engager une responsabilité, à influencer une conscience; par exemple l'enseignement de l'histoire, qui a été rendu obligatoire dans les écoles primaires par une loi de l'Empire, en 1867. C'est la prétention de quelques familles, stimulées par le prêtre; la campagne contre les manuels a pratiquement abouti, çà et là, à l'énervement de l'instruction historique. Intimidés ou irrésolus, ou dirigés mollement, des instituteurs ont cru sage, au moins habile, de sacrifier cet enseignement, de l'atténuer, de le « neutraliser », le ravalant ainsi à n'être plus qu'une sèche chronologie, un répertoire anecdotique et sans vertu, une banale et superficielle collection d'informations. Ainsi appauvri et mutilé, le programme scolaire se réduit aux éléments de la lecture, de l'écriture, du calcul, avec quelques notions générales et sommaires; à condition que les exercices de lecture, d'écriture , de calcul portent sur des sujets à peu près insignifiants. Au-dessus des fenêtres d'une école à ce point « neutre », on pourrait inscrire : défense à la lumière d'entrer par respect pour l'ombre; et au-dessus de la chaire du maître ces mots, qui sont un programme de neutralité : c'est ici le sanctuaire du néant. Une telle institution scolaire, en la supposant praticable, serait en contradiction av~c la volonté du législateur et de la nation. Mais
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comment la supposer praticable? Si ingénieux que soit un instituteur à parler en vain, il enseigne quelques « vérités », fût-ce seulement en orthographe ou en géographie; il fait donc penser, réfléchir, comparer, à la longue préférer et vouloir. Il prend parti - au moins contre l'ignorance et par définition. L'école la moins active et la moins audacieuse est un acte de foi. Une croyance positive en l'utilité de son action la soutient et l'anime; elle tend vers un but; elle réalise, elle répand une certaine conception du progrès individuel et social, une certaine conception de la vie et de la mort; elle a pris parti; elle ne saurait être neutre absolument qu'en cessant d'exister, qu'en fermant ses portes . Tout cela est si évident! Faut-il pourtant le rappeler - même à des républicains? (( Il ne faut pas, écrivait Fouillée 1 , que le régime de neutralité imposé à l'école devienne simplement un système de neutralisation mutuelle et de mutuelle défiance , aboutissant à faire le silence sur toutes les grandes questions. Le résultat serait l'immobilité morale .... Quoi? sous prétexte de ne pas engager la conscience, vous ne l'éveilleriez pas? » Ferdinand Buisson, à la séance de clôture du 25• Congrès de la Ligue de l'Enseignement, le 1cr novembre 1905, rappelait qu'on doit parler encore de la neutralité scolaire « parce qu'elle a aujourd'hui trop d'amis, surtout des amis nouveaux qui nous inquiètent. Les mêmes hommes que nous avons connus tous il y a vingt ans protestant violemment contre la neutralité scolaire quand elle a été introduite dans nos lois, les mêmes hommes qui n'y voulaient voir qu'un attentat contre la liberté, ce sont eux aujourd'hui qui se retournant vers l'instituteur, vers l'institutrice, leur disent d'un air très entendu et très sentencieux : « N'oubliez pas qu'il y a une loi qui vous impose la neutralité, soyez neutres, mes bons amis! » Ils veulent dire : « Soyez nuls! 2 » L'instituteur qui s'effacerait ainsi ne serait plus rien « qu'un distributeur automatique de leçons de calcul et d'orthographe » . Et enfin : « Nous n'acceptons pas que l'école soit neutre au sens absolu et total de ce mot, qui serait une insoutenable exagération. Dites qu'elle ne doit pas être une école de combat; mais accordez-nous que l'école fondée par la République est une école de défense et d'action républicaines 3 • » Il ne saurait, par conséquent, davantage être question d'une neutralité politique absolue. Si par politique on entend la politique électorale et locale, la politique de personnalités, de partis el?- lutte, de coteries, d'individus aux prises et d'intérêts mesquins, l'insti1. La France au point de vue moral, 3' édit., p. 229. 2. La Foi laïque, p. 210 (Hachette, 1912). 3. ld., p. 211.
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tuteur n'eut jamais le droit, encore moins le devoir, de l'introduire à l'école : dès le 4 mars 1884, alors que le Parlement abordait la discussion de la loi organique de 1886, Paul Bert, rapporteur, le déclarait à la Chambre à propos de l'article 25. Sur ce point, les ministres qui se sont succédé à !'Instruction publique sont unanimes. Mais les fondateurs de l'école primaire laïque et le Parlement, dès l'article premier de la loi de 1882, ont proclamé le devoir républicain et de l'école et du maître. Les débats parlementaires à propos de l'instruction civique (déclaration de Paul Bert, 23 décembre 1880; discours de Maze sur l'enseignement civique, 21 décembre 1880) ne laissent aucun doute : l'instituteur public enseigne la constitution républicaine et, mieux encore, le respect des lois, l'amour des libertés démocratiques et des principes de la Révolution. Le i9 octobre 1886, Compayré, qui fut depuis recteur et inspecteur général de l'enseignement secondaire, répondait_ainsià M. de Lamarzelle dans la discussion générale de la grande loi organique : « Quant à la neutralité politique, certainement nous ne demandons pas que nos instituteurs enseignent la République comme un dogme, comme autrefois on enseignait, sous l'Empire, le catéchisme napoléonien; mais nous voulons tout au moins que les instituteurs, qui sont des agents de l'État, les représentants de la société moderne dans chaque commune , n'apprennent pas aux enfants du peuple à détester la République et les institutions républicaines. Nous voulons surtout qu'ils éclairent, qu'ils affranchissent .de plus en plus l'esprit de leurs élèves. Car le jour où l'esprit des enfants du peuple sera affranchi, éclairé, libre enfin de préjugés, ce jour-là, nous sommes bien tranquilles, les enfants du peuple seront bien près d'aimer la République et d'être des républicains. » Le 25 octobre, à la Chambre, le Ministre lui-même, René Goblet, renouvelait les déclarations faites en diverses circonstances par Jules Ferry et les collaborateurs du grand initiateur : « Nous interdisons aux instituteurs de prendre part aux luttes locales et de devenir des agents électoraux; mais nous attendons d'eux des sentiments républicains et nous leur demandons de les inculquer aux jeunes gens qu'ils sont chargés d'instruire ». Et il s'écriait : « Qu'est-ce que l'enseignement civique sinon l'enseignement des principes répu· blicains? » Au Sénat, le 4 février, ses déclarations avaient été aussi nettes lors de la discussion de l'article 12 : « Nous avons le droit et le devoir non seulement d'enseigner le mécanisme constitutionnel, mais les principes sur lesquels repose notre Constitution républi· caine .... Nous avons le droit de faire aimer ces principes, d'en inculquer l'amour et le respect à nos jeunes générations. » Il serait paradoxal d'exiger que l'école primaire, ainsi définie dans
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sa mission nationale et républicaine, se fit « neutre » pourtant, par respect d'une neutralité politique étrangère à son institution légale. Il est logique que cette école enseigne avec clarté, avec foi, avec force les principes politiques mêmes de la nation qui l'a instituée. Non seulement l'instituteur a le droit de comprendre ainsi son rôle: la loi lui en a toujours fait un devoir. S'agit-il donc d'une neutralité philosophique? Si l'on entend par là une réserve obligatoire quant aux problèmes métaphysiques de l'origine, des fins, des sanctions, etc., l'école primaire est neutre par définition, par destination, par nécessité : qui donc voudrait débattre, poser ces problèmes devant des enfants de l'école élémentaire? L'instituteur n'a pas davantage à choisir personnellement entre les systèmes; il maintient l'enseignement moral, tous les enseignements de l'école dans une région en quelque sorte moyenne; et il considère comme des faits les principes qu'il enseigne. A d'autres qu'à lui-même d'en rechercher les causes et d'en apprécier les effets. C'est à l'adulte à se préoccuper, s'il l'estime nécessaire ou simplement utile, de ces questions assurément très dignes et passionnantes, mais dont l'élève d'une école primaire n 'a que faire, en vérité. \ Or, le 23 décembre 1880, Jules Ferry disait à la Chambre : « Quand il s'agit de neutralité philosophique, d'opinions métaphysiques sur l'origine des choses et sur leur fin, je vous demande un peu quel intérêt les pouvoirs publics, la société laïque que nous défendons peuvent avoir à ce que telle doctrine ou telle autre soit enseignée à l'école ? Non seulement la société n'a aucun intérêt à ce que les solutions métaphysiques soient écartées de l' enseignement des écoles, mais je dis qu'elle a un avantage manifeste à ce que les notions morales, les notions de philosophie morale, soit au degré primaire, soit au degré secondaire de l'enseignement public, ne puissent être séparées de ces notions métaphysiques .... Je ne comprends pas qu'on jelte la pierre à des penseurs qui s'efforcent de fortifier la morale en lui donnant des assises indépendantes de toute affirmation dogmatique .... Quant à moi , j'estime que tous les réconforts, tous les appuis qui peuvent fortifier l'enseignement moral , qu'ils viennent des croyances idéalistes, spiritualistes, théologiques même, tous ces appuis sont bons; ils sont tous respectables .... Il y a un fait qui doit nous rassurer : c'est que l'immense majorité des professeurs de l'Université se rattache à la philosophie spiritualiste. Ils enseignent la morale comme une science distincte, mais ils ne s'étudient en aucune façon à la séparer violemment de ce qui, dans leur esprit, en constitue le support nécessaire ou, si vous voulez le complément glorieux et idéal. ,.
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Comme on le voit, J. Ferry semblait tout d'abord ne point admettre à l'école primairae la neutrlité philosophique. C'est M. Raymond Poincaré qui, en 1.909, rappelait avec raison les premières dispositions de J. Ferry 1 • Mais six mois plus tard, au Sénat, Jules Ferry répondait à un amendement de M. de Broglie. « L'honorable duc de Broglie, disait-il alors, aperçoit dans ces mots « ensei« gnement moral » une sorte de pérégrination philosophique à travers les systèmes et sur les origines de l'espèce humaine, sur les destinées de l'humanité, une recherche des bases du devoir. « Oubliez-vous donc, messieurs, que nous sommes à l'école primaire, que nous sommes devant de petits enfants? ... Nous ne prescrivons pas à l'instituteur d'appeler l'attention des enfants sur les bases de la morale et sur Je postulat du devoir. Nous disons que l'instituteur, non dans les leçons ex professa, - il n'y en a pas et il ne peut pas y en avoir à l'école primaire pour la morale, - mais dans l'intimité quotidienne du maître et de l'élève, dans les plus simP,les devoirs, dans les conversations qui se tiennent à l'école et hors' de l'école, dans les récréations scientifiques, dans les promenades géologiques, dans tous ces petits exercices à la fois hygiéniques pour le corps et salutaires pour l'esprit, que nous cherchons à développer, à faire entrer dans la pralique des écoles primaires, enseignera quoi? une théorie sur le fondement de la morale? Jamais, messieurs, mais la bonne vieille morale de nos pères, la nôtre, la vôtre, et nous n'en avons qu'une. » En ce sens que l'école primaire n'enseigne point « une théorie sur le fondement de la morale », elle observe la neutralité philosophique; mais par le fait qu'elle a retenu « la bonne vieille morale de nos pères », et que j'ai analysée à propos du programme d'enseignement moral, elle n'observe point la neutralité morale, délibérément. Enseigner, c'est choisir; et qui a choisi prend parti. L'école primaire a choisi une certaine morale, un certain nombre de préceptes, de maximes, de règles de conduite, de devoirs. En ce point de son programme d'éducation, l'école primaire laïque n'est point neutre, ne peut l'être. Nul homme de bonne foi, et de bon sens, ne demandera à cette école que, sous prétexte de tolérance et de liberté, elle soit et s'applique à rester neutre en effet - ni l'un ni l'autre - en face du devoir, de l'âme et du corps, de la pensée, de la probité individuelle, du respect de~ lois, des contrats et de la parole donnée, de la propriété d'autrui, de la vie, de la mort, etc. C'est à l'évidence même. Et qui dit société républicaine dit aussi volonté <l'organisa·
1. Manuel général, n• du 18 décembre 1909 (Hachette).
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tion sociale, mœurs policées et régulières, donc moralité très consciente et soumission des individus à un ordre public. L'armature politique de la société est elle-même l'expression et aussi la garantie d'une certaine morale; les lois tout ensemble procèdent d'une certaine morale, individuelle et sociale, et la règlent; il y a sur la vie en commun une sorte de consentement public, provisoire peut-être, mais que les lois fixent un instant et dont les principes, les uns éternels comme la nature, les autres passagers, constituent une façon nationale de vivre, de penser, de sentir, de croire, d'espérer, en un mot une morale usuelle, qui inspire notre activité aux heures mêmes où nous ne le soupçonnons point. L'école primaire enseigne à l'enfant, en toute légitimité, cette morale de fait et d'usage, à la fois traditionnelle et novatrice, qui est comme l'âme de notre France républicaine. Il n'est point de neutralité qui puisse interdire à l'instituteur le droit, le devoir d'enseigner à l'enfance l'âme républicaine française, les habitudes essentielles de notre pays. L'école n'est pas l'entreprise politique de quelques hommes audacieux qui voulurent imposer au pays, par l'enseignement, une certaine manière de penser, de vivre et d'agir en commun. L'école de 1882-1886, c'est le miroir où la nation française reconnaît son image, épurée peut-être en quelques traits, mais fidèle et ressemblante. Cette conformité de l'école primaire au pays, elle ne s'exprime nulle part plus clairement que dans les instructions officielles annexées aux programmes 1 • « L'instituteur n'a pas à enseigner de toutes pièces une morale théorique suivie d'une morale pratique, comme s'il s'adressait à des enfants dépourvus de toute notion préalable du bien et du mal : l'immense majorité lui arrive, au contraire, ayant déjà reçu ou recevant un enseignement religieux qui les familiarise avec l'idée d'un Dieu auteur de l'univers et père des hommes, avec les traditions, les croyances, les pratiques d'un culte chrétien ou israélite; au moyen de ce culte, et tous les formes qui lui sont particulières, ils ont déjà reçu les notions fondamentales de la morale éternelle et universelle; mais ces notions sont encore chez eux à l'état de germe naissant et fragile, elles n'ont pas pénétré profondément en eux-mêmes : elles sont fugitives et confuses, plutôt entrevues que possédées; confiées à la mémoire bien plus qu'à la conscience à peine exer~ée encore. Elles attendent d'être mûries et développées par une culture convenable. C'est cette culture que l'instituteur public va leur donner.
1. Bulletin administratif de l'instruction publique, n° 572 (2i novembre 1882), p. 375.
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« Sa mission est donc bien déterminée : elle consiste à fortifier, a enraciner dans l'âme de ses élèves, pour toute leur vie, en les faisant passer dans la pratique quotidienne, ces notions essentielles de la moralité humaine communes à toutes les doctrines et nécessaires à tous les homm'es civilisés. Il peut remplir cette mission sans avoir à faire personnellement ni adhésion, ni opposition a aucune des diverses croyapces confessionnelles auxquelles ses élèves associent et mêlent les principes généraux de la morale. « Il prend ces enfants tels qu'ils lui viennent, avec leurs idées et leur langage, avec les croyances qu'ils tiennent de la famille, et il n'a d'autre souci que de leur apprendre à en tirer ce qu'elles contiennent de plus précieux au point de vue social, c'est-à-dire les préceptes d'une haute moralité. » ,. Qu'on traite l'entreprise de chimérique, d'illusoire ou d'impraticable, la question n'est point là présentement. Avant de discuter l'école laïque ou de la maudire , rendons hommage en toute équité à l'intention des fondateurs. Il est hors de doute que, quoi qu'on fasse, cette détermination de l'âme d'une école publique reste approximative, et toujours revisable. Il suffit qu'elle ne se présente jamais comme absolue et définitive, et que la nation qui institua l'école publique dispose souverainement des moyens légaux de la parfaire, de la modifier, de l'accommoder en effet à la nation dans le sens d'une justice exacte et plus circonspecte. Respectueuse des conceptions individuelles et laissant à l'adulte f pleine liberté de conscience, de pensée, de critique, de recherche et d'opinion, l'école primaire développe seulement chez l'enfant l'amour de la République et le respect d'un idéal moral. Elle ne veut ni ne peut donc être neutre au point de vue politique et moral : sa conscience est la conscience même du pays républicain. Cette école, c'est \ la nation même qui enseigne aux enfants sa constitution, sa foi, ses ,Préférences, ses espoirs, son fier idéal. L'unique neutralité qu'on puisse envisager à l'école primaire, c'est la neutralité confessionnelle. Î Laïque dans son programme, qui exclut toute matière religieuse; laïque dans son personnel et dans son administration, cette école devenait neutre par rapport aux diverses confessions, aux divers cultes reconnus et salariés par l'État. Ni l'un ni l'autre. Aucune hostilité, aucune malveillance. Comment l'école publique auraitelle eu la faculté de discréditer les croyances et confessions que la République elle-même reconnaissait? Comment l'instituteur, fonctionnaire public, aurait-il pu se croire autorisé à attaquer dans sa cJasse le prêtre, le pasteur, le rabin fonctionnaires comme lui, à vrai dire dans un autre domaine? La neutralité de 1882 était une sépara-
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tion de compétences, un partage de tâches jusque-là confondues et subordonnées. Rien de plus , rien de moins. La méthode de discussion est mauvaise qui mêle à l'acte législatif de 1882 des considérations intéressant l'état de choses de 1915. La séparation de l'école et des Églises impliquait une séparation d'ordre pédagogique : l'école publique enseignerait sans savoir si l'enfant reçoit ailleurs, ou non, une éducation confessionnelle, et laquelle. Ou bien l'enfant aurait au gré de sa famille deux maîtres, l'un à l'école, l'autre à l'église; l'un civil, l'autre ecclésiastique : dans ce cas, chacun des deux maîtres, fonctionnaire public, était moralement tenu de ne dire devant l'enfant rien qui pût discréditer l'autre. En bonne logique démocratique et concordataire, la neutralité s'imposait au prêtre, au pasteur et au rabin autant qu'à l'instituteur : je voudrais être sûr que le fonctionnaire de l'ordre confessionnel fit toujours son devoir à l'égal du fonctionnaire de l'ordre laïque .... Ou bien l'élève, n'appartenant à aucune confession et ne pratiquant aucun culte, ne trouverait pas ailleurs qu'à l'école l'instruction morale dont l'enfance a besoin. Dans ce cas, pourquoi l'école l'associerait-elle à une hostilité et à des polémiques contre des confessions qui lui sont à lui-même inconnues, étrangères, inutiles? Dans les deux hypothèses, l'école de 1882 est neutre nécessairement. Elle ne choisit point entre les confessions reconnues par l'État, et dont chacune peut être une collaboratrice si la famille en use pour les enfants en dehors de l'école; à plus forte raison les ignore-t-elle si la famille n'en use point. « Messieurs, disait Ferry au Sénat, le 31 mai 1883, en réponse au duc de Broglie, nous avons promis la neutralité religieuse, nous n'avons pas promis la neutralité philosophique, pas plus que la neutralité politique. Il n'y a eu d'engagements pris que sur ce point précis et déterminé : le gouvernement veillera à ce qu'il ne tombe pas des lèvres de l'instituteur, à ce qu'il ne se manifeste sous aucune forme dans son enseignement une attaque directe ou indirecte aux croyances de l'enfant, et, permettez-moi de vous rappeler l'expression dont je me suis servi et que j'aime à répéter - à la conscience de l'enfant, la plus vénérable de toutes les consciences. » Cela paraît simple. En réalité, dans le détail et dans la pratique des enseignements, cette neutralité est-elle possible, quels que soient la circonspection et le tact du maître? Oui, disait Ferry; oui, disait le législateur républicain en toute bonne foi; non, répliquait l'adversaire; non, pensent aujourd'hui des hommes qui sont au nombre des meilleurs amis de l'institution laïque; non, répond décidément M. Jules Payot, recteur. « La neutralité à l'école est impossible. L'idée même de neutralité n'a pu germer que dans des têtes con-
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fuses, les protestants libéraux et les spiritualistes cousiniens qui 1a ont présidé à ~ fondation de l'éducation par l'État. Intimidés par les campagnes de presse contre « !'École sans Dieu » ils ont perdu - la claire notion des réalités. En inscrivant le nom de Dieu en tête des programmes de morale ils ont espéré, nbn sans quelque naïveté, enlever aux irréconciliables adversaires de l'école laïque leur principal argument. D'autre part, religieux eux-mêmes et effrayés par les progrès de l'irréligion, ils ont voulu faire de l'école la citadelle destinée à sauver les dogmes religieux de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu. Ils ont ainsi violé la neutralité sous le couvert de la neutralité. Ils ont méconnu le principe fondamental de l'école républicaine, et ils sont responsables de la confusion de la lutte actuelle. « La neutralité est, répétons-le, impossible. Dès que Dieu figure au programme, moi, éducateur honnête et convaincu, je ne puis être neutre, c'est-à-dire nul. Je ne puis ne pas prendre parti. Si je suis catholique, cela se verra. Si je suis protestant, cela se verra. Si je suis libre penseur cela se verra. « Or, à l'école cela ne doit pas se voir 1 • » La contradiction est vigoureuse, un peu rude; et l'objection est discutable sur tel et tel point : j'examinerai la question des « devoirs envers Dieu ». Il est certain que la neutralité scolaire n'est pas entièrement conforme à la définition qu'en donnait J. Ferry puisque, bien que la loi n'ait point retenu la notion de « devoirs envers Dieu », le programme scolaire d'enseignement moral la comprend : j'y reviendrai. La pensée de législateur de 1.882, comme aussi celle des rédacteurs de ce programme, s'éclaire si on la rapporte au régime concordataire. La croyance en Dieu était bien croyance commune aux adeptes des trois confessions reconnues, pratiquées - au moins en apparence et superficiellement - par la grande majorité des Français. Quant aux formes religieuses particulières, l'école restait neutre même en affirmant les « devoirs envers Dieu ». Neutralité confessionnelle .... Cette réserve faite - elle est très grave - et dans ces limites, la neutralité scolaire était- elle donc impossible? M. Payot envisage l'attitude du maître : ce n'est qu'un des aspects de cette neutralité religieuse. Essentiellement, la neutralité est une réserve de la part de l'institution scolaire, de l'école elle-même : question de programme, plus que de méthode et même de personnel. Dans son programme, l'école peut être neutre puisqu'elle ne se prononce ni pour
t. Le Volume, n• du 31 décembre 1910, p. 219 (A. Colin).
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ni contre telle ou telle église, ni pour ni contre telle ou telle des formes confessionnelles de cette « idée de Dieu » ; et il suffit que l'instituteur s'applique à exposer impartialement les préceptes qu'il a mission d'enseigner, y compris les « devoirs envers Dieu » tels que le programme et les instructions les lui définissent, pour que, sans raffiner sur son impassibilité plus ou moins grande, nous le considérions comme ayant satisfait à l'obligation de neutralité scolaire. En fait, les maîtres ont le tact qui convient; et l'enfant n'est point si curieux , qu'on s'en plaigne et qu'on s'en loue, de chercher dans le regard de l'instituteur l'opinion de l'homme. Exceptionnellement, un maître a pu se trahir, exprimer ses conceptions personnelles, ses préférences ou ses antipathies, pour ou contre la matière de sa leçon, tel ou tel personnage historique mêlé aux guerres de religion, etc. De même, quelques enfants ont pu surprendre - en sont-ils d'ailleurs bien sûrs? - dans la voix, les yeux, le geste, le sourire, l'émotion, ie silence soudain de l'instituteur un désaveu de ce qu'il enseigne, ou au contraire une adhésion à des croyances religieuses, qui est elle-même indiscrétion et abus .... Sauf ces rares exceptions, dont la gravité a été exagérée par l'esprit de parti, l'école primaire observe la neutralité confessionnelle, la seule qu'elle soit tenue de pratiquer selon la loi. Ce faisant, instituteurs et institutrices n'ont pas seulement obéi à la loi et aux chefs, actifs à la leur rappeler là où les passions religieuses sont toujours vives : ils sont loyalement entrés dans la pensée du législateur. L'opposition fait état de l'attitude, des paroles de tel ou tel maître, çà et là : elle est dans son rôle, si le maître a tort en effet, renseignements pris et vérifiés. En revanche, elle s'accommode à merveille des maîtres trop timides à être ce que le statut scolaire républicain leur enjoint d'être; elle s'accommode de leur complaisance à étendre la neutralité - à l'histoire, à l'enseignement civique, peut-être à certaines conclusions d'ordre scientifique, dût-elle engager ainsi ces maîtres infidèles à violer la loi, à déchoir dans l'opinion des élèves ou des familles; elle ne rougit point d'accepter parfois que des instituteurs, des institutrices violent la neutralité scolaire - au profit de l'Église et, en secret sinon ouvertement, neutralisent l'école au point que cette école n'est plus, en ses leçons décisives, qu'un succédané de l'institution confessionnelle; et elle n'a jamais hésité à provoquer, là où elle l'estime propice à ses intér~ts, des défections qui, pour n'être point toujours connues de l'administration, n'en sont pas moins viles. L'instituteur laïque qui attaque une confession, un prêtre dans sa classe viole la neutralité, et je l'en blâme; il a grand
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tort; et le parti républicain ne pense pas autrement, sur ce point, que le parti réactionnaire qui dénonce ce mauvais maître. Mais l'instituteur qui, au mépris de son devoir d'éducateur public, viole la neutralité dans un sens favorable aux prétentions politiques de l'Église ou du parti qu'elle inspire, est plus coupable encore: l'Église le loue, le flatte, l'attire. Je ne dis pas qu'elle l'estime; mais elle accueille ces services de déserteur. Le premier de ces deux maîtres est à ses yeux un malfaiteur; le second est un instituteur ... conciliant. Il n'y a point viol de la neutralité scolaire quand le parti clérical en profite. Je ne veux point, étant bien placé pour savoir ce qu'il en est, laisser peser sur le personnel enseignant public un soupçon de partialité cléricale : il ne le mérite point; il ne mérite point davantage qu'on l'accuse de légéreté antireligieuse, de sectarisme. Mais, si les partis républicains avaient le goût des basses polémiques auxquelles d'autres semblent se plaire, ils pourraient opposer à quelques exemples regrettables de zèle « sectaire » des faits nombreux de défaillance, au moins de complaisante abstention, parfois de complicité cléricale, et qui n'ont pas toujours eu l'excuse d'être causés par des convictions sincères. Ce qu'une loi leur a enlevé, l'Église et son parti espèrent qu'une loi le leur rendra : ils sont dans leur rôle. Restons dans le nôtre : faisons que cette espérance soit vaine. Même ralliée au régime républicain, il est naturel que l'Église place son devoir dans un effort de restauration; le principe même de la neutralité scolaire est inacceptable pour le prêtre catholique. L'Église nous somme de l'appliquer, et bien au delà de nos engagements, parce qu'il est dans notre programme; mais elle le condamne parce qu'il ne fut jamais dans le sien. Paul Bert disait avec raison à la Chambre que la neutralité a ( l'adhésion des communautés protestantes; l'Église catholique n'a point voulu s'y rallier : voilà le fait constant, qui domine en France ' toute discussion sur la neutralité scolaire. L'Église catholique n'admet point qu'on accorde à d'autres Églises un droit d'existence équivalent au sien; elle tolère ce qu'elle est impuissante à empêcher; mais la neutralité confessionnelle, c'est-à-dire l'impartiale réserve de l'école publique en face des confessions concurrentes, cette Église la réprouve. Son dogme, sa discipline, sa hiérarchie, sa tradition universelle lui commandent cette attitude. En admettant que l'Église catholique se résigne à une neutralité qu'elle n'a plus le pouvoir de détruire , elle accepte moins encore la séparation de l'enseignement religieux et de l'éducation : bon nombre de croyants, sur ce point, pensent comme leur prêtre, et certains
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libres penseurs sont prêts à des concessions. Les croyants mêlent indissolublement l'enseignement et la religion, celle-ci fondant celuilà et le couronnant; ils ne conçoivent point qu'une éducation ne soit pas religieuse; ils estiment que l'éducation, même élémentaire, ne saurait être la juxtaposition de deux systèmes indépendants l'un de l'autre, l'un civil, l'autre confessionnel, le premier pouvant dispenser du second dans certaines circonstances ou absolument. Or, que fait l'école primaire française? Elle dissocie ce que ces croyants confondent. Elle institue, en dehors de l'instruction proprement reli-. gieuse, une discipline intellectuelle et morale qui en est indépendante soit que les familles la complètent de cette instruction religieuse, soit qu'elles s'en contentent. Tel est l'acte grave du législateur de 1882. Sans doute, et par cela même, l'instruction morale laïque n'est hostile à aucun enseignement religieux ni malveillante; mais elle est innovation révolutionnaire. Elle est; et elle est donnée par un homme ou par une femme qui n'ont aucun compte à rendre au prêtre, au pasteur, au rabbin; et cela en vertu d'une distinction entre le civil et le religieux, entre Je laïque et le confessionnel; distinction d'origine essentiellement civile, acceptée sans réserves par les seuls laïques, consommée par l'État, qui l'imposa aux Églises à l'aide d'une loi politique, d'un vote de majorité parlementaire, c'est-à-dire au nom de la souveraineté nationale. En un mot, la neutralité religieuse , et même simplement confessionnelle, n'est pas acceptée, en conscience, des croyants pour qui la distinction entre le laïque et le religieux à l'école est par définition inconcevable, hérétique ou impie. Et ils nous disent: « Vous vous prouvez à vous-mêmes la légimité pédagogique de la neutralité religieuse; mais n'êtes-vous pas convaincus à l'avance? Concevoir, même dans le plus généreux dessein de tolérance et de pacification sociale, comme distinctes et pratiquement séparables l'éducation civile et l'éducation religieuse, c'est déjà raisonner en hommes convertis à la neutralité; et vous vous donnez bien de la peine pour débattre, entre vous ou devant nous, d'une distinction qu'implique déjà votre manière même de poser la question : c'est nous qu'il faudrait convertir. Or, en toute conscience, nous refusons d'adhérer au principe de la neutralité, même si vous vous êtes assurés qu'elle sera observée scrupuleusement à l'école publique. Nous ne nous inclinerons qu'en apparence - et devant la loi. » C'est qu'en effet, et il faut le redire car le passé éclaire l'avenir, la laïcisation de nos programmes scolaires est d'origine civile; et elle a été faite par la voie politique. Raisonner sur la neutralité scolaire sans tenir compte de cette origine et de ces moyens, c'est raisonner
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dans la chimère. En régime républicain, la neutralité est, ne pouvait pas ne pas être une solution majoritaire. L'école publique devenait neutre entre les confessions représentées en France le jour où la majorité, légitimement, décida qu'il en serait ainsi désormais. Autorité souveraine en gouvernement républicain. Et ce qu'une loi républicaine instaura, seule une loi nouvelle peut le reviser ou parfaire. Une loi subsiste intégralement tant que le Parlement ne la modifie point : tel est l'ordre constitutionnel; et tel est le devoir pour quiconque a charge, à quelque titre que ce soit, de veiller à l'application des lois, de la Constitution. L'éducation publiqiie avait cessé d'être confessionnelle, proprement religieuse : mais la liberté de conscience était-elle donc restreinte ou inquiétée, et la liberté d'ouvrir des écoles privées confessionnelles, sous des garanties bien déterminées par la loi, était-elle abolie? La loi scolaire de 1882 distinguait, et sans les opposer, deux disciplines jusque-là confondues et subordonnées : en enlevant à l'enseignement religieux son caractère scolaire public, que détruisait la loi de cet enseignement religieux même? En quoi le prêtre, le pasteur et le rabbin étaient-ils donc lésés, fonctionnaires de cultes reconnus et salariés par l'État, par le fait qu'ils n'entraient plus à l'école publique, à l'école officielle de l'État1 A l'opinion française de dire aujourd'hui si la loi de 1882, la loi de cette neutralité scolaire ainsi définie relativement au temps et aux nécessités d'alors, doit être modifiée, amendée, complétée, restreinte ou étendue. Pour toute loi, la procédure majoritaire a quelque chose d'approximatif, de sommaire, de brutal parfois quand la loi intervient dans le domaine spirituel et moral : comment pourrait-il en être autrement? Cette imperfection est essentielle aux gouvernements humains quels qu'ils soient, comme à toute législation faite pour le plus grand nombre; et l'on ne peut concevoir une loi nationale qui ne soit pas une contrainte au moins pour quelques-uns. Mais cela même est l'aiguillon qui stimule la nation à parfaire et à nuancer ses lois, à les assouplir, à les adapter aux exigences croissantes, à faire plus délicat le régime autoritaire par nécessité sociale. Soyez sûrs que l'Église catholique n'incriminerait point la loi de 1882 si cette loi avait consacré la tradition cléricale, et que les partis réactionnaires s'embarrasseraient peu des protestations d'une minorité de libres penseurs. Et quand on pense que cette loi de 1882 n'enlevait rien, par ailleurs, à la liberté religieuse et à l'indépendance des cultes, on ne peut approuver en quoi que ce soit des protestations d'ordre insurrectionnel ou des entreprises de réaction et, proprement, d'anarchie.
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A ce compte, c'est le régime républicain même qui ne pourrait s'établir, puis persévérer dans une société républicaine tant qu'il y aurait des citoyens, laïques ou non, hostiles aux principes républicains. Ace compte, la loi constitutionnelle ferait violence, chaquejouret chaque heure, au député qui l'a combattue, aux électeurs qui l'avaient élu, nommé et délégué, à tous ceux qui, dans le pays, estiment la loi nouvelle contraire à leurs . principes, à leurs convictions, à leurs préférences, à leurs intérêts. Et parce qu'il y a encore en France quelques milliers - qui oserait dire quelques millions? - de Français désireux de ramener le prêtre à l'école primaire et de rétablir l'enseignement public confessionnel, ont-ils le droit de dénoncer l'oppression des lois de laïcité? Quel système ont-ils donc à nous proposer et qui soit pur de « coaction »? L'organisation sociale, en quelque région que ce soit, qu'il s'agisse ou non de lois scolaires, implique une contrainte inévitablement. Il suffit que le régime républicain et démocratique soit le plus doux à l'individu et aussi le plus propre à faire connaître le désir, l'espérance et la volonté des minorités en même temps que la décision de la majorité souveraine. Est-ce que la loi est neutre entre les particuliers? Est-ce que la constitution est neutre entre les partis? Est-ce que l'école républicaine est neutre entre l'idée de monarchie et celle de république? Il suffit que la loi qui l'institua n'ait par ailleurs rien ôté des libertés de la conscience religieuse; et quiconque parle là de logique sectaire, d'idéologie politique ou de jacobinisme révolutionnaire est en réalité en rebellion contre la constitution même de son pays, ou se trompe, ou bien nous veut tromper .' Depuis i882, à maintes reprises et en maintes occasions, la France a dit sa ferme volonté de ne point remettre en discussion le principe de là neutralité scolaire. L'idée de neutralité est une de celles qui sont présentement les plus familières à la nation; c'est proprement une idée commune; ceux-là mêmes qui la combattaient nous invitent aujourd'hui, en toute circonstance, à la respecter. Notons donc que les partis réactionnaÏ!res reconnaissent enfin la légitimité d'un principe que leurs représentants au Parlement, vers i882, !éprouvaient au nom de l'Église, au nom de la religion, de la morale même. Quel député oserait prendre l'initiative d'un projet de loi tendant à abolir la neutralité scolaire dans ce pays? La lettre des évêques et leur campagne, dès i909, contre nos manuels, a fourni à la Chambre l'oçcasion en quelque sorte solennelle de prononcer le jugement de l'opinion contemporaine sur la neutralité. La discussion remplit douze séances, en janvier i9i0. « Ce fut, écrivait M. Ferdinand Buisson, comme un examen de conscience
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après vingt-cinq ans d'instruction gratuite, obligatoire et laïque 1 • » Le principe de la neutralité est sorti de ces débats non seulement intact, mais confirmé, définitivement établi dans la conscience française et dans nos mœurs. Sans doute, quelques orateurs de la droite ou de partis rétrogrades vinrent, une fois de plus, rappeler les hautaines prétentions de l'Église ultramontaine. M. Piou s'écria : « Nous ne céderons pas, nous ne capitulerons pas, nous ne voulons pas d'une neutralité qui proclamerait que le droit des consciences est égal! » Voilà qui est franc: certains naïfs s'estiment-ils enfin éclairés? Mais les amis de M. Piou montrèrent plus de réserve. L'Église comprenait que l'heure est passée, si vous voulez : que l'heure n'est pas revenue, de formuler avec une franchise qui n'était pas sans grandeur son programme séculaire et ses prétentions intransigeantes. « Jamais, remarque avec raison dans le même article, M. Ferdinand Buisson, les prétentions de l'Église, n'ont été présentées sous une forme plus atténuée. Nous n 'entendons par là ni louer ni blâmer l'habileté des avocats de la cause catholique. Nous constatons que force leur est d'être de leur temps. ,, Sur le droit divin de l'Église et sur son magistère absolu, sur l'autorité qu'elle a si longtemps revendiquée, même dans l'ordre civil et politique, sur la suzeraineté spirituelle qui devrait lui être reconnue , ils ont glissé ou se sont tus. ,, Ce qu'ils ont au contraire réclamé, sans relâche, en d'éloquentes variations, c'est l'application des principes de la démocra tie. Ce sont les droits de l'homme et du citoyen, les droits du père de famill e, les droits de la conscience individuelle, toutes les franchis es républicaines, depuis la liberté de la parole jusqu'à celle de l'association et du syndicat. ,, Rien de plus curieux que le spectacle de la Chambre quand le ministre ou quand Jaurès, prenant un des manuels revêtus de nombreuses approbations épiscopales, en citait les pages non pas les plus violentes, mais les plus décisives, celles qui réclament ouvertement pour l'Église le droit de condamner la liberté de conscience et la tolérance, de vouloir une religion d'État, de s'élever contre plusieurs de nos lois civiles et de nos institutions républicaines. Personne à droite, personne du moins parmi les députés qui représentent autre cl;iose que leur arrondissement, n'osait prendre la défense d'aucune de ces thèses du cléricalisme intransigeant : l'Of(iciel en fait foi. ,, Dans ces silences éloquents, plus d'une fois l'assemblée entière enregistrait en quelque sorte l'impossibilité morale, disons même l'impossibilité matérielle pour l'Église d'aujourd'hui de professer
t. Les leçons d'un grand débat parlementaire, dans le Manue[ général du 5 février 1910 (Hachette) .
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cette aversion violente pour tout ce qui fait vivre le monde moderne. Et le président du Conseil n'a pas manqué d'en faire la remarque et de graver cette impression dans tous les esprits, même et surtout dans ceux des catholiques. » Et M. Buisson ajoutait: « La neutralité? Il semblait qu'elle avait fait son temps; et, après examen, tout le monde s'en déclare partisan , le ministre, les universitaires, les catholiques .... » Cette timidité, si l'on veut cette prudence du parti clérical à ne pas rappeler les théories scolaires de l'Église, est d'autant plus caractéristique .que, depuis 1.882-1886, un grave fait s'est produit : l'État s'est séparé des Églises; le régime concordataire a pris fin. Du même coup, l'Église recouvrait toute sa liberté d'action et d'offensive, si tant est qu'elle l'ait jamais aliénée. Elle en usa aussitôt pour entreprendre contre l'Université, spécialement contre les écoles primaires et pour des raisons évidentes, une campagne injustifiable dont l'enseignement privé catholique a retiré des avantages, dans quelques régions, quant au recrutement des élèves. Il est connu que les résultats obtenus par ces tentatives perturbatrices sont disproportionnés à l'effort qu'elles ont coûté. Si dans un petit nombre de départements les écoles chrétiennes s'en sont trouvées soudain florissantes, partout ailleurs le gain est dérisoire; là même où des pressions cléricales et patronales ont vidé l'école laïque, elle a grandi dans l'estime publique. L'Église ne s'y trompe point : elle sait que la plupart des familles qu'elle contraint à déserter l'école laïque le font à contre-cœur. Elle sait aussi que si un mouvement se dessine en France en faveur du « monopole », elle porte la responsabilité de certaines aspirations populaires. Cette Église n'ose plus, ni au Parlement, m dans sa presse active et audacieuse, affirmer aussi hautement que jadis ses prétentions scolaires ; remonter le courant qui entraîna la France aux lois de laïcité; orienter l'opinion dans le sens d'un rétablissement de l'école publique confessionnelle. La liberté que la dénonciation du Concordat lui donna, l'Église l'emploie non pas à révivifier ses prétentions scolaires, non pas à affirmer ses dogmes de souveraiI\eté spirituelle sur le pouvoir civil et sur l'enseignement national, non pas à dénoncer encore la neutralité, mais à peupler ses écoles privées par des moyens dont la qualité et la valeur chrétienne ne lui font point illusion à elle-même. Le principe de la neutralité scolaire se trouve ainsi confirmé doublement. D'une part, le parti républicain victorieux, l'immense majorité du pays l'envisage comme l'une des conquêtes définitives de la conscience contemporaine : la neutralité scolaire est désormais
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une des traditions de la France. D'autre part, convaincue elle-même que notre pays ne se déjugerait point, l'Église a cessé de discuter ce principe et de le réprouver. Bien plus, elle l'accrédite dans la mesure où elle s'en autorise pour troubler les écoles publiques et servir ses propres écoles à la faveur de ce désarroi; et, renonçant enfin à débattre le problème devant une nation qui l'estime résolu, l'Église porte sur d'autres points ses efforts et ses troupes. Peut-être espère-t-elle préparer, par le développement de ses écoles - mais comment soutenir un tel effort longuement et sûrement? et par la diffusion de l'enseignement catholique, une nouvelle opinion nationale qui acceptera, plus tard, de reviser les lois de sécularisation. L'avenir dira ce que vaut cette espérance : l'Église ést dans son rôle de la nourrir; et le nôtre serait de ne l'entraver en rien dans ses libertés si elle n'avait recours, pour développer ses écoles, à des actes de pression intolérables. Réserve faite de ces moyens, l'Église rend hommage au principe de neutralité comme à la loi d'instruction obligatoire par ce zèle scolaire même. Elle sent que la France ne la suivrait point dans une entreprise directe et franche de restauration scolaire confessionnelle. Et elle se garde bien de mettre publiquement à l'épreuve, devant le monde entier, sa puissance religieuse et morale en attaquant de front les institutions scolaires de ce pays. Tel est le fait contemporain : toute discussion de la neutralité, à quelque parti qu'on appartienne, y aboutit et en procède. Et tel est le chemin parcouru depuis 1882. La situation française, depuis 1905 surtout, étant 1ifférente, convient-il de remettre à la fonte les lois de 1882 et de 1886? La séparation des Églises et de l'État étant consommée, libère-t-elle l'école primaire publique de l'obligation d'être neutre? Le temps est-il venu de modifier le statut de laïcité dans le sens d'un affranchissement total de l'école? Dire que l'école publique n'observera plus la neutralité confessionnelle, c'est dire ou bien que le programme obligatoire comprendra une matière religieuse, d'ailleurs à déterminer - et la presque unanimité des Français, croyants ou non, rejette cette hypothèse ; ou bien que l'instituteur aura la faculté d'apprécier, soit dans l'instruction morale et civique, soit dans les autres enseignements, les diverses religions humaines. L'école qui cesserait d'être neutre serait donc autorisée à critiquer, à juger, à comparer, à approuver et à désapprouver en matière religieuse. Ce qui reviendrait à ceci : le maître aurait officiellement qualité pour porter des jugements sur les religions et les morales confessionnelles, et sans y être Je moins du
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monde préparé par ses études ou son expérience. Ces jugements ne seraient pas, nécessairement et partout, agressifs : chaque maître, ici libre penseur, là croyant, déiste en telle ville, athée au village, catholique pratiquant ou franc-maçon, s'exprimerait dans sa classe selon ses convictions personnelles ou son indifférence, ses recherches ou son ignorance, ses goûts ou ses dégoûts; et cela en toute légitimité puisque l'école affranchie de la neutralité laisserait au maître une entière liberté d'appréciation. Neutralité ou liberté : il n'y a pas de régime mitoyen en matière religieuse à l'école publique. Les périls d'un tel régime de liberté critique sont évidents. Ce sont ceux mêmes <le l'école confessionnelle, et que la loi de 1.882 a écartés si heureusement. Selon le maître, l'école serait ou une institution religieuse, ou une institution irréligieuse, sinon antireligieuse. On verrait se ranimer chez nous, à l'école même, les discordes et les haines que la loi de 1.882 voulut tarir en leur principe. Le moins qu'on puisse écrire de ce régime, c'est que, dans ses enseignements les plus importants, l'école serait quant à l'esprit et à la tendance ce que serait l'instituteur, religieuse ou irréligieuse, et qu'il n'y aurait plus ainsi ni garantie d'indépendance pour les familles, ni sauvegarde pour l'enfant, exposé à la diversité contradictoire de ses maitres successifs. En dernière analyse, il n'y aurait plus d'éducation publique et nationale. Des républicains, prétendus avancés et« radicaux », qui réclament l'abrogation de la neutralité scolaire sans y avoir mieux réfléchi, n'entendent pas ainsi la libération de l'école primaire. Ils s'en remettraient à l'État du soin de se prononcer en matière religieuse, de définir ce qui, à l'école, serait enseigné dans ce domaine. Il y aurait donc une doctrine d'État, ou presque, qui ne rejetterait pas tout de l'enseignement religieux, mais le « laïciserait » à son tour. L'école, cessant d'être neutre confessionnellement, instituerait sa souveraineté sur toute confession et, pour que l'enseignement ne fût pas abandonné au caprice de l'instituteur, une loi et des règlements scolaires définiraient les principes, rédigeraient le programme de cette officielle orthodoxie appliquée à des faits et à des croyances d'ordre religieux, par conséquent hors de l'atteinte et de la compétence civiles. Dessein chimérique et encore intolérant. Si généreuse que paraisse l'intention des réformateurs, il est impossible de concevoir autrement une école publique qu'on aurait relevée du devoir de neutralité religieuse et confessionnelle. A moins de supprimer toute instruction commune, publique, nationale en effet, l'État aurait ses dogmes religieux, telle une Église, telle une secte. L'instituteur aurait le devoir d'enseigner ces dogmes, quelle que fût sa conviction personnelle. Il serait le prêtre d'une religion
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d'État. De là à lui faire prêter le serment d'y rester fidèle , tout d'abord de s'y rallier, il n'y aurait qu'un pas. L'État n'aurait-il point en effet le devoir de s'assurer que les instituteurs croient en effet, et qu'ils pratiquent la doctrine qu'ils ont mission d'enseigner? Dans le temps même où l'État, se séparant enfin des Églises, laisse à la conscience individuelle toute liberté pour se choisir, ou non, une religion et un culte, imposerait-il la préoccupation religieuse à l'élève, donc au maître? Libérer de la sorte l'école neutre, ou la faire hardiment irréligieuse et négatrice des religions, serait grave recul. Loin de supprimer la neutralité scolaire, fortifions-la au contraire. L'école primaire publique était neutre en régime concordataire; elle l'est à plus forte raison dans le régime de séparation des Églises et de l'État. Mais , puisque le législateur de 1882, ou plutôt les rédacteurs du programme de notre enseignement moral y ont inscrit l'obligation d'une croyance spiritualiste et des « devoirs envers Dieu », l'école primaire n'a-t-elle pas sur ce point, et justement au nom de la neutralité, un nouveau progrès à réaliser?
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LES DEVOIRS ENVERS DIEU
Neutre au point de vue confessionnel, l'école primaire enseigne Dieu et nos devoirs envers Dieu. Elle n'est point « l'école sans Dieu». Comment expliquer cette contradiction indéniable entre le programme, spiritualiste et théiste, et l'école « neutre » républicaine? Là encore, toute discussion et toute proposition de réforme supposent l'étude historique des origines parlementaires de la loi. Indépendante de toute confession religieuse, l'école publique reti(lndrait-elle ou non l'idée de Dieu, la croyance en Dieu , des devoirs humains envers Dieu? La droite et tout le parti catholique, dès le début., dénoncèrent bruyamment « l'école sans Dieu ». Dès l'instan t où le crucifix n'était plus au mur de cette école, elle devenait athée, négatrice d~ la divinité et de toute religion , etc. Depuis 1882, cette objection n'a cessé d'être faite. Déjà au Sénat, dans la discussion de loi du 20 décembre 1880 sur l'enseignement secondaire féminin, le parti catholique fit une violente opposition à l'enseignement moral indépendant de toute: doctrine religieuse que Ferry proposait. Il faut relire le discours qu'y prononça Jules Ferry le iO décembre 1880, en réponse au duc de Broglie. Il invoque le précédent de Duruy, qui élabora pour l'enseignement secondaire spécial un programme d'instruction morale indépendante de toute métaphysique. Sur ce modèle en quelq1,1e sorte, le Conseil supérieur de l'instruction publique a préparé le programme de l'enseignement moral dans les collèges de jeunes filles. Or, ce programme prévoit et impose les « devoirs envers Dieu ». Sur ce point, Jules Ferry est catégorique : il lit au Sénat une page d'un des m~nuels rédigés selon ce programme, et dont l'auteur est Marion. Cette page fait l'apologie du sentiment religieux et de la bonté divine. Elle proclame la grandeur et la nécessité de ce spiritualisme; Jules Ferry les proclame à son tour. Telles étaient les dispositions du grand laïcisateur en décembre 1880 quand la Chambre mit en discussion le projet de loi de
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laïcité. Rassurerait-il l'oppostion et hâterait-il ainsi le vote de cette loi? Espérance vaine. Le parti catholique n'admettait point, n'admet · point encore la diversité de l'idée de Dieu. Les milieux protestants, par goût et par la tradition même de leur discipline spirituelle, étaient sympathiques au projet de loi. Ils savaient bien aussi que la neutralité scolaire porterait un coup très sensible au clergé romain. Pour l'Église catholique, il n'y a qu'un Dieu, qui est le sien. Par définition, et quoi qu'ait dit Jules Ferry dès 1880, le spiritualisme universitaire et le vague théisme qu'il enveloppe ne peuvent satisfaire, encore moins rassurer le parti catholique. En proclamant la nécessité du spiritualisme dans une éducation publique pourtant laïcisée, Jules Ferry exprimait la conviction profonde et très loyale du parti républicain d'alors, la sienne aussi. Même à la Chambre, la plupart des députés résolus à laïciser l'école et l'enseignement répugnaient à la pensée d'une instruction morale qui n'eût pas inscrit au programme de ses leçons la croyance en Dieu et à l'immortalité de l'âme. La tradition cousinienne était puissante même dans l'élite réformatrice. C'est donc au parti républicain que pensait Jules Ferry et qu'il s'adressait quand il se fit, au Sénat puis à la Chambre, Je champion de ce spiritualisme à l'école publique. Il avait un autre scrupule, et qui l'honorait grandement. Il ne voulait pas imposer au personnel enseignant, en grande majorité spiritualiste et théiste, une instruction morale où ne seraient point la croyance en Dieu et la notion de devoirs envers Dieu. A plusieurs reprises, et pas seulement au Parlement, Ferry a manifesté son sincère désir d'accorder l'enseignement nouveau à la conscience des instituteurs et des institutrices. On peut critiquer aujourd'hui l'intention, sinon l'information de Jules Ferry. L'éducation publique ne doit pas être réglée, dans son programme et moins encore dans son esprit, sur le personnel qui en sera chargé. Prise à la lettre, cette conception n'est point républicaine : elle transporte au fonctionnaire l'autorité réformatrice qui appartient à la nation, elle-même juge souveraine du fonctionnaire qu'elle délègue à l'enseignement public. Si l'on accréditait cette conception d'un fonctionnaire à ce point maître de sa fonction, d'un instituteur à ce point indépendant, il faudrait procéder incessamment, parmi les 120 000 instituteurs et institutrices publics, à un referendum sur les principes de l'éducation nationale, et la modifier incessamment aussi au gré « de l'immense majorité » des maîtres, pour parler comme Ferry. Toute exagération gardée, l'enseignement public et national, justement dans ses parties délicates et qui importent le plus à la vie morale de la nation, serait à la discrétion des croyances du personnel enseignant. même si la majorité des
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citoyens de la nation que représente le personnel enseignant ne les partage point, même si le recrutement de ce personnel est capricieux, instable et irrégulier, déterminé par le hasard des ressources humaines et des décisions budgétaires. On voit aussi les conséquences. La thèse de Ferry, prise absolument, est inacceptable; mais rapportons-là au moment même. Alors qu'il instituait cette décisive et très grave expérience scolaire, Jules Ferry, ministre prudent et prévoyant, avait le devoir d'y rallier tout d'abord le personnel enseignant, familier avec un régime, des traditions et des principes jusque-là différents. Il fallait sans doute ménager les habitudes et la conscience d'instituteurs venus au service de l'État à une heure où l'enseignement n'était ni laïque ni neutre. Et quel succès attendre de l'enseignement moral nouveau s'il trouble l'âme des maîtres et les déconcerte, les inquiète; s'ils n'y retrouvent pas ce qui soutient leurs espoirs, ce qui anime leur vie spirituelle; s'ils y hésitent, s'ils s'y sentent mal à l'aise, ou s'ils le donnent sans foi ni enthousiasme? Qu'espérer en effet d'une instructiorr morale et civique donnée presque à contre-cœur, ou timidement, et d'abord sans joie? Ferry était donc sage de prendre son point d'appui, pour parler ainsi, sur l'état d'âme et sur la conscience du personnel enseignant l'ensemble considéré - tels que la France les lui donnait vers 1882. Il voyait intelligemment les hommes à l'heure où il soulevait des idées si graves. Il utilisait les ressources du présent pour assurer l'avenir. Il ne pouvait donc, croyait-il, rompre soudain et entièrement avec la tradition pédagogique et les coutumes scolaires, ni improviser l'instituteur laïque. Ferry et ses collaborateurs se montraient réalistes au meilleur sens du mot par ce souci de gagner le personnel enseignant à une innovation aussi décisive. Politique avisé autant que probe et scrupuleux, homme d'État au regard sûr, il offrait aux instituteurs une réforme qui les pût attirer et réconforter, telle qu'il la concevait et voulait réaliser selon la volonté de la majorité parlementaire républicaine. Enfin cette attitude était dans la logique du régime concordataire. La République reconnaissait et entretenait trois cultes, trois églises, trois clergés, trois religions - dont aucune n'était athéiste. Le Concordat consacrait la croyance en l'immortalité de l'âme, en Dieu, aux sanctions de l'au-delà; croyance commune aux adeptes des religions par ailleurs antagonistes; croyance commune à « l'immense majorité » des Français et des instituteurs d'alors. Cherchant à composer un enseignement moral aussi adapté que possible à la France, Jules Ferry et le parti républicain s'estimaient fondés à retenir à l'école primaire publique la notion de Dieu, des devoirs envers Dieu. Si Jules Ferry apportait dans cette délicate entreprise
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la sincérité de convictions spiritualistes, il est juste de dire qu'il pensait aussi être docile à la volonté française, à « l'immense majorité » des Français. Or, la commission, dont Paul Bert était le rapporteur, ne mentionnait pas les « devoirs envers Dieu ,, . Le 21. décembre 1.880, Mgr Freppel en fit la remarque à la Chambre. Le rapporteur de la loi en discussion, disait-il, fera le silence « sur Dieu lui-même; car vous allez jusque-là, monsieur le Rapporteur de la commission, à la page 40 de votre rapport .. .. On nous dit maintenant que la commission et le gouvernement ne sont pas d'accord sur ce point. " Habilement, l'évêque d'Angers exploitait ce désaccord. Sachant les préférences spiritualistes de Jules Ferry et de la majorité républicaine, il pressait le gouvernement d'intervenir. « Ne pas parler de Dieu à l'enfant pendant sept ans, alors qu'on l'instruit six heures par jour, c'est lui faire accroire positivement que Dieu n'existe pas, ou qu'on n'a nul besoin de s'occuper de lui. » II insistait, développant sa thèse. Ce silence de la part de l'instituteur n'équivaudrait pas « à un acte de neutralité ». Dans la démonstration qu'il fit de la nécessité de la croyance en Dieu et des devoirs envers Dieu, Mgr Freppel se réclamait de Guizot, de Cousin. Sur ce point, l'évêque catholique parlait en conformité de vues avec la majorité républicaine d'alors. Le 23 décembre, il soulignait à nouveau le désaccord entre le gouvernement et la commission quant à la notion de Dieu. Où est la vérité, demandait-il? La commission refuse d'inscrire cette notion dans la loi; le gouvernement l'y estime indispensable. Au moins, la commission est franche et a le courage de la sincérité. Piquant au vif Jules Ferry, Mgr Freppel croit, ou feint de croire, à une manœuvre sans loyauté. « Le gouvernement cherche à dissimuler sa vraie pensée sous des conclusions apparentes, uniquement parce qu'il est convaincu d'avance de la répulsion presque unanime du pays pour les écoles sans prière, sans culte et sans Dieu 1 • » L'accusation était très injuste, mais adroite. Elle amena Jules Ferry à la tribune; et, en réponse à l'évêque d'Angers, il s'écriait le même jour, tout en se défendant du reproche d'avoir voulu faire une« école sans Dieu >> : « Eh! Messieurs, nous entreprendrions un travail aussi insensé que nous ne réussirions pas, car nous ne pouvons faire donner l'enseignement dans nos écoles, aussi bien dans nos écoles primaires que dans nos écoles secondaires, que par le corps de professeurs que nous avons à notre disposition. Or, je l'ai dit dans l'autre Chambre, je
i. Journal officiel du 24. décembre 1880, p. 12797.
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l'ai montré par des exemples qui ont été cités de nouveau à cette tribune, et que, par conséquent, il serait inutile de citer de nouveau, j'ai dit aux âmes inquiètes, aux âmes religieuses dans lesquelles les attaques virulentes de nos adversaires pouvaient avoir jeté certains troubles : « Il y a un fait qui doit vous rassurer, c'est que l'immense majorité des professeurs de l'Université se rattache à la philosophie spiritualiste ». « J 'ai dit, messieurs, et c'est un fait dont je dois compte assurément aux pouvoirs publics, j 'ai dit que, en fait , la majorité du corps enseignant se rattache à cette philosophie spiritualiste qui est chère à beaucoup d'entre vous; j'ai montré , les programmes en main, que ces professenrs enseignent la morale, assurément, comme une science distincte, mais qu'ils ne s'étudient en aucune façon à la séparer violemment de ce qui, dans leur esprit, en constitue le support nécessaire, ou, si vous voulez, le complément glorieux et idéal. Tel est l'enseignement de l'Université, tel il sera pendant longtemps, car il reflète l'état d'esprit de la population française. « Je ne veux pas dire que, cet état d'esprit étant donné, il s'ensui:ve pour la liberté scientifique une restriction quelconque. Oh! ces choses se passent dans un domaine où la liberté de la pensée est la première règle, parce qu'elle a été la première et la commune conquête. Il n'y a pas de corps plus libéral, au point de vue des doctrines, que l'Université, et vous verrez certainement éclore dans son sein des intelligences plus hardies, plus osées, si vous voulez, qui chercheront à dégage?' les dogmes de la morale des dogmes de la théodicée. Tout cela s'accommode de mœurs profondément libérales qui sont les mœurs mêmes de l'Université française. Mais tout cela aussi est une réponse suffisante aux vaines réclamations, aux accusations imméritées , à toute cette tempête d'effroi, à toute cette fantasmagorie de périls imaginaires que l'on cherche à agiter autour de cette question. Vous pouvez séparer la religion de l'école sans faire dépérir le moins du monde l'idéal de la morale dans nos écoles; vous pouvez faire cette grande séparation et vous ne mériterez pas cette accusation d'avoir imaginé, d'avoir voulu, d'avoir créé « l'école sans Dieu! » Cette page est capitale; et j'ai souligné le passage en quelque sorte prophétique où J. Ferry, faisant confiance à l'Université et acceptant d'avance une recherche philosophique ou scientifique plus audacieuse, envisage l'hypothèse d'une complète laïcisation de la morale scolaire. Sa préoccupation de faire œuvre selon la conscience française et selon les dispositions mêmes du corps enseignant est exprimée dans cette déclaration parfaitement. Mais Jules Ferry refusait d'inscrire la notion de Dieu et des
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devoirs envers Dieu dans la loi même. Suivi sur ce point par la Chambre, il s'en remit au Conseil supérieur de l'instruction publique du soin de rédiger le programme scolaire, le chapitre des devoirs envers Dieu, le commentaire officiel de cette partie de l'instruction morale. Cette solution gouvernementale est assurément d'ordre politique, et proprement ministérielle. Jules Simon l'a commentée au Sénat le 20 mars i886. Deux jours plus tôt, Jules Simon avait dit<< que le maître d'école ne peut pas, ne doit pas être neutre en matière de religion ». Et il s'écriait : « Mais votre neutralité, est-ce que vous croyez qu'elle est possible? Je le nie absolument.. . celui qui est neutre est nul. Le maître ne sera pas neutre. Il voudra l'être, je suppose; je l'en défie. Il n'enseignera pas précisément telle ou telle doctrine, et vous appelez cela de la neutralité? Mais, messieurs, on enseigne de bien des façons. On enseigne par toutes les doctrines qu'on émet; on enseigne par la conversation avec les élèves; on enseigne par les exemples d'écriture, par les livres qu'on met entre les mains des élèves .... Mais je vais plus loin: je dis que je ne veux pas du professeur neutre; je n'en veux pas parce que je ne l'estime pas. La neutralité, en matière d'opinions, c'est ce qu'il y a au monde de plus déshonorant.... Voilà le modèle que vous donnez à vos enfants! ... Je répète que l'école neutre est une école déshonorée; qu'il n'y a pas d'école véritablement neutre et que, s'il y en avait, il faudrait en rougir. » L'exagération est évidente, comme le sophisme. Le même jour, R. Goblet, ministre de l'instruction publique, répondait à Jules Simon. Il s'agissait de la laïcisation du personnel (art. i7 de la loi du 30 octobre i886). Je cite le passage capital du discours de Goblet. Démontrant que la présence d'un maître congréganiste dans une école publique est incompatible avec la neutralité, et opposant enfin la conception laïque du travail et de la vie à la conception chrétienl!e, Goblet disait; << Je maintiens que la doctrine du congréganiste, à la différence de notre doctrine à nous, considérait le travail comme un châtiment, et la vie présente comme une expiation. Et, messieurs, je le demande à M. J. Simon lui-même, est-ce que c'est là une doctrine - je la respecte, on l'enseigne librement dans l'Église, rien n'est plus légitime - mais je lui demande si cette doctrine qui consiste à enseigner que nous subissons, que nous expions une faute que nous n'avons pas commise et dont nous sommes pourtant responsables, si c'est là une doctrine favorable à la liberté, c'est-à-dire à la responsabilité et à la moralité humaine. » La gauche éclatait en applaudissements; la droite protestait avec passion; et Chesnelong s'écriait:
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La voilà, votre neutralité l »; et Buffet déclarait : « Alors l'école u'est pas neutre. Jamais un pareil outrage n'a été adressé au christianisme! » En vain le ministre répondit-il que c'était son opinion personnelle : « Vous n'avez pas le droit d'introduire votre opinion à l'école », faisaient observer Chesnelong et le marquis de Cerné. Au cours de la même séance, Gabiet disait : « Si l'école ne doit pas être neutre, elle peut être confessionnelle; elle peut être aussi athée ... ». Et il précisait : « l'instituteur donnera cet enseignement moral dont la notion de Dieu ne doit pas tire absente, il le donnera dégagé de tout élément confessionnel ». J'ai souligné : Gabiet ne fait ici que rappeler les déclarations de Ferry dès i880 et les instructions officielles. Gabiet, craignant encore l'équivoque, confirmait ses explications : « L'enseignement de la morale, d'une morale dont la notion de Dieu n'est pas absente, mais qui laisse en dehors l'enseignement confessionnel, voilà la neutralité telle que uous la voulons .. . ». Il aurait pu dire : telle que le législateur de 1882 l'a définie et instituée. C'est alors que Jules Simon rappela dans quelles conditions Jules Ferry avait accordé l'inscription des « devoirs envers Dieu " dans le programme scolaire. Prié par Jules Simon d'inscrire en effet les « devoirs envers Dieu et envers la patrie » dans la loi, il avait refusé; mais ce fut Ferry lui-même qui, le premier, proposa d'ajouter au programme scolaire, en Conseil supérieur de l'instruction publique, ces « devoirs envers Dieu » qu'il ne voulait point mettre dans la loi. « Il se sentait, disait Jules Simon, plus libre dans ce Conseil; il n'y avait plus là de question ministérielle. Sans doute. Mais une équivoque plane sur les origines de ce chapitre tant controversé; et, d'autre part, l'addition que fit au programme le Conseil supérieur de !'Instruction publique a-t-elle vraiment jamais eu force de loi? A cette distance, nous jugeons impartialement les hommes et les institutions. Il se peut que les exigences de la stabilité ministérielle, au moment où il importait d'assurer le vote de la loi de laïcité, aient conseillé à Jules Ferry cette procédure très prudente : qui douterait de sa parole? Il n'en est pas moins vrai que là où la loi instituait une neutralité confessionnelle, le Conseil supérieur, sur ia proposition même de Jules Ferry, réduisait cette neutralité scolaire à n'être, en droit comme en fait, qu'une neutralité spiritualiste et theiste. Cet artifice de tactique, j'allais dire cet expédient ministériel, a paru opportun : étaittout de même très digne, et comment nier qu'aujourd'hui encore 11entretient un malaise dans l'opinion publique? Ce malaise ne prendra fin qu'au jour d'une discussion approfondie
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et courageuse. Ajouter par voie de programmes et de règlements ce qu'une loi n'a point cru devoir exprimer, ni osé le faire, et étendre à une mesure d'ordre aussi grave le caractère d'obligation, paraîtra toujours inacceptable en régime de légalité républicaine et de souveraineté nationale. Rappelons ce que disent des « devoirs envers Dieu » les instructions officielles annexées aux programmes (arrêté du 27 juillet 1882) 1. « L'instituteur n'est pas chargé de faire un cours ex professa sur la nature et les attributs de Dieu ; l'enseignement qu'il doit donner à tous indistinctement se borne à deux points : << D'abord , il leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu; il y associe étroitement dans leur esprit à l'idée de la Cause première et de l'Ètre parfait un sentîment de respect et de vénération ; et il habitue chacun d'eux à environner du m ême respect cette notion de Dieu, alors même qu'elle se présenterait à lui sous les formes difîérentes de celle de la propre religion. « Ensuite, et sans s'occuper des prescriptions spéciales aux diverses communions , l'instituteur s'attache à faire comprendre et sentir à l' enfan_ que le premier hommage qu'il doit à la divinité, et t l'ob éissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison. » A première vue, ce texte paraît ne pas engager beaucoup la conscience de l'élève, ni celle du maître. Il prend tout son sens si on le fait. suivre de la lettre adressée par Jules Ferry aux instituteurs le 17 novembre 1883, sous forme de circulaire officielle, en leur remettant un exemplaire des pro grammes approuvés par le Conseil supérieur de l'lnstruction publique, et d'abord de l'ensemble des instructions officielles (arrêté du 27 juillet 1882) . En prenant les habitudes religieuses, confessionnelles des enfants comme un fait d 'expérience , et en se plaçant dans l'hypothèse que les enfants arrivent à l'école déjà familiarisés avec la notion d'un Dieu dont on leur a dit, dans la famill e, à l'église, au temple ou à la synagogue, qu'ils dépendent et qu'ils relèvent, le législateur entretient à l'école l'idée de Dieu, qu'il suppose antérieure à l'école ; et l'instituteur prend pour point d'appui cette première initiation théiste, alors que tels de ses élèves, aujourd'hui plus encore que vers 1882, sont en fait étrangers à toute notion de Dieu. Fortifier à l'école les notions morales que l'élève a reçues dans sa famill e par le moyen d'une confession, c'est très bien; mais comment intervenir avec des enfants qui n'ont reçu aucune instruction confessionnelle? Faut-il commencer par leur inculquer cette idée d'un Dieu et de devoirs envers ce Dieu ? En
1. Bulletin administratif de l'instruction publique, 24' nove mbre 1883, n• 572, p. 378.
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la supposant pure d'intolérance, cette éducation a-t-elle chance de succès si elle ne vise qu'à reprendre, qu'à soutenir, qu'à compléter la première instruction morale de l'enfant? En somme, une telle méthode, si elle est génératrice de concorde, d'union spiritualiste par la notion, au moins par le mot même de ieu, entre des enfants élevés religieusement, est inintelligible à D l'enfant que sa famille a laissé en dehors de tout culte et de toute confession, et le surprend sans le toucher; elle ne lui rappelle rien de ce qu'elle rappelle activement à d'autres; et si elle l'émeut, c'est par d'autres accents. D'autre part, cette méthode spiritualiste et théiste, proposée comme obligatoire à l'instituteur public, affirme ipso facto l'utilité, sinon la supériorité morale de l'idée de Dieu. Il est entendu que cet enseignement théiste approfondit, affermit, rappelle et enfin vivifie l'éducation morale confessionnelle; mais entre ces églises et ces confessions diverses, auxquelles il n'a point reçu mission de se substituer, se sachant toutefois précédé par elles dans le cœur puéril, l'enseignement moral théiste n'est en définitive qu'un facteur de rapprochement social - enseignement conciliateur, qui pourtant proscrit l'athée et le fait étranger à sa propre patrie. Si large en effet que cette notion théiste apparaisse, et si efficace qu'on la suppose comme moyen pédagogique, elle ne prend un sens, une forme, une couleur, j'allais dire un visage que pour des enfants t\levés religieusement dans leur famille; et l'école qui l'enseigne ignore par principe et par définition les enfants de l'athée ou du matérialiste; c'est-à-dire oblige une minorité d'hommes et de familles , chaque jour plus nombreuse depuis 1882, à accepter pour leurs enfants , si peu que ce soit, une instruction autoritaire et intolérante, et qui semble désàvouer la famille en la personne de l'enfant. Voilà le fait : à quelque parti qu'on appartienne, le reconnaître est un devoir strict; s'en émouvoir est un devoir aussi. Au moment où il laïcisait l'école dans son programme, et en attendant qu'il pût la laïciser dans son personnel , Jules Ferry, d'accord avec la majorité rt\publicaine, constituait l'âme scolaire de la conscience même de la majorité française, et n'admettait point à l'école publique le droit du matérialiste, de l'athée, dont il n'ignorait pourtant pas les méthodes de pensée et d'action, et dont il prévoyait - je l'ai montré l'audace croissante et les croissantes revendications. Dans son désir, très politique au demeurant, de ne pas déconcerter tout à coup des enfants et des familles accoutumés à une instruction morale inspirée par une idée de Dieu toute confessionnelle, il retenait à l'école laïcisée ce minimum religieux plus que philosophique, si l'on veut un
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peu de l'atmosphère, du parfum religieux de l'école jusque-là confessionnelle : à la longue, l'enfant s'acclimaterait mieux à l'école nouvelle; mais Ferry faisait ainsi bon marché, d'accord avec la majorité républicaine, de tous les enfants qui avaient jusque-là vécu et grandi en dehors de toute confession - si peu qu'ils fussent. Le parti clérical n'a point méprisé cette concession aux habitudes · religieuses. Dès le début, il a souligné le caractère obligatoire du chapitre des « devoirs envers Dieu ». On voit aujourd'hui, on a vu très souvent depuis 1.882 les partis réactionnaires dénoncer nos écoles sans Dieu ii ; mais Mgr Freppel était mieux inspiré, il voyait plus juste quand il disait à la Chambre, le 1.9 février 1.884 : << Le Conseil supérreur, agissant dans la plénitude de son mandat légal, a placé, parmi les matières obligatoires de l'enseignement moral, les de;oirs envers Dieu, tels que les dicte la raison naturelle. Or, mes· sieurs, c'est là un point fort important et que, pour ma part, je suis loin de dédaigner; car la religion révélée a son fondement dans la raison et dans la conscience humaine. » Le mandat légal du Conseil supérieur .... Évidemment; mais l'in· tention de Mgr Freppel n'est pas douteuse. Du haut de la tribune de la Chambre, il veut conférer au programme spiritualiste cette légale autorité qui, quoi qu'on dise, marque un chapitre des « devoirs envers Dieu », puisque le Parlement aurait refusé, Jules Ferry n'en doutait point, de les inscrire dans la loi. Les instituteurs publics se voyaient ainsi mis en demeure par l'évêque d'Angers, qui était d'ailleurs d'accord sur ce point avec J. Ferry et la majori té républicaine, d'enseigner obligatoirement les« devoirs envers Dieu >>. L'Église catholique, la plus puissante des Églises de France, n'y perdait rien : l'instituteur public se faisait le répétiteur de l'Église, à l'école, pour tous les enfants que l'Église catholique a baptisés et catéchise; et il imposerait la croyance en Dieu , première étape d'heu· reuses conversions, à tous les enfants élevés en dehors des confes· sions religieuses. Aussi Mgr Freppel mettait-il de l'insistance, et quelque solennité, à prendre acte de la décision du Conseil supérieur, équivalente à ses yeux à un article de loi . Le 3 mars 1.884, M. Albert de Mun, non sans raillerie ni malice, soulignait à son tour devant la Chambre cette disposition indirectement légale. Il rappelait au ministre et à la majorité républicaine que l'instruction morale laïque, spiritualiste essentiellement et notoirement, s'appuie sur un enseignement reli· gieux antérieur, el le suppose. « Vous ne vous êtes pas bornés à décréter l'obligation de l'enseignement; vous avez ordonné qu'il serait laïque, c'est-à-dire qu'au lieu de l'enseignement religieux, désormais rayé du programme scolaire, on donnerait un enseigne·
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ment moral que, permettez-moi de vous le dire, vous n'êtes pas encore arrivés à définir bien nettement; car pendant que la loi qui l'institue en a banni jusqu'au nom et à l'idée même de Dieu , le Conseil supérieur de l'instruction publique n'a pu établir le programme qu'en l'appuyant sur l'enseignement religieux antérieur à l'école, qui aurait, dit le programme officiel, familiarisé la plupart des enfants avec l'idée d'un Dieu auteur de l'univers et père des hommes, avec la pratique d'un culte au moyen duquel ils auront déjà reçu les notions fondamentales de la morale éternelle. « Et quand le ministre de l'instruction publique, qui était alors M. Jules Ferry , est intervenu pour .éclairer ses contradictions et pour apprendre aux instituteurs comment on peut enseigner la morale par simples préceptes, sans rien dire ni des origines, ni des sanctions, comment l'a-t-il définie à son tour? En disant qu'elle sera la bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères. Comme si celle-là avait jamais été enseignée séparément de la religion et en faisant abstraction des principes, des origines et des fins dernières!» L'accord était donc certain - républicains ou non - dès 1882 sur le caractère obligatoirement spiritualiste et théiste de l'instruction morale laïcisée. Voici comment le Dictionnaire de pédagogie, de Ferdinand Buisson, alors directeur de l'enseignement primaire au ministère, expliqua bientôt aux instituteurs leur tâche, leur rôle dans l'enseignement des devoirs envers Dieu : « Que demande-t-on à l'instituteur? Non pas d'enseigner un minimum d'orthodoxie relativement à l'existence, à la nature, aux attributs de Dieu. Au contraire, on lui interdit ce terrain où il ne saurait s'aventurer sans péril. On lui adresse deux recommandations seulement, et telles que chrétien ou juif, théiste ou panthéiste, pourvu qu'il soit père ou éducateur, ce qui se ressemble, jugera de son devoir de s'y conformer. « La première est de ne laisser croître chez l'enfant ni des habitudes d'irrévérence, de grossièreté dans le langage ou dans la pensée, ni des habitudes d'intolérance et d'étroitesse d'esprit : précepte si naturel et moralement si juste qu'un athée même y souscrirait. « La seconde va droit contre le principe de toutes les superstitions, de toutes les aberrations de l'idée religieuse elle-même : enseignez à l'enfant qu'il y a bien des manières de croire en Dieu et de servir Dieu, mais qu'il n'y en a qu'une sur laquelle tout le monde soit d'accord, c'est l'obéissance aux lois de la conscience et aux lois de la raison. « On remarquera combien cette manière de parler de Dieu est à la fois respectueuse de tout dogmatisme confessionnel et propre à faire
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porter l'effort des enfants sur la morale pratique, en la leur faisant envisager de bonne heure comme le fonds commun et seul véritablement essentiel de toutes les doctrines religieuses 1 • » Cette interprétation est libérale et très large; l'opinion des athées eux-mêmes est, à un certain moment, prise en considération' équitablement; on s'en inquiète; on se les assure; mais ce soin généreux à les ménager accuse le caractère exclusif du principe fondamental. A cette date, il s'agit seulement de concilier dans la pratique des vertus morales et civiques des hommes que les confessions séparent et opposent. Conciliation de croyants, et que tente l'école publique par un enseignement moral où les confessions puissent se retrouver, se reconnaître, puisqu'il est spiritualiste et théiste. Telle est la doctrine scolaire des laïciseurs de 1882. Les débats parlementaires ultérieurs, et surtout cemc qui sont relatifs à la loi organique du 20 octobre 1886, l'ont confirmée maintes fois. Le 31 mai 1883, Jules Ferry rappelait à nouveau, au Sénat, le caractère spiritualiste de l'enseignement moral; il déclarait avec force, avec chaleur que jamais il n'avait été question d'une neutralité philosophique. « A côté de la neutralité religieuse, il y a la neutralité philosophique. Quand nous avons, pour la première fois , discuté cette question devant le Séna t, elle était, dans le discours de l'honorable duc de Broglie, l'argument auquel il cherchait à nous acculer. Cette neutralité philosophique, disait-il, elle est impossible; et, chose singulière l cette même neutralité philosophique est réclamée d'un tout autre côté, et par des hommes qui se croient très avancés, très émancipés en philosophie. Ceux-là critiquaient les programmes du Conseil supérieur ; on les a attaqués notamment devant le conseil général de la Seine, et un vœu, tendant à la correction de ces programmes, a été, à la fin de l'année dernière, transmis à mon prédécesseur. Et savez-vous ce qu'on nous dit : « Vous aviez promis la « neutralité philosophique; vous ne deviez pas laisser parler de Dieu « dans votre enseignement moral ». « A cela, Messieurs, nous n 'avons jamais hésité à répondre que nous n'entendrions jamais ainsi la neutralité; que la neutralité confessionnelle nous suffisait, et que, en présence d'un enseignement moral à constituer, il serait d'abord absolument impossible d'imposer une semblable doctrine à la conscience de cette immense majorité de Français dans le cœur desquels la croyance à la divinité et à l'immortalité de l'âme est si vivace; et il serait aussi absurde et ridicule qu'impossible de vouloir violer les consciences et imposer une
1. Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire (1887), 1" partie, p. 2021.
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telle contrainte à la masse de nos instituteurs comme de l'Université tout entière : c'est un fait devant lequel les novateurs les plus aventureux doivent s'incliner, l'immense majorité des membres de l'enseignement est spiritualiste. « Eh bien, demander un enseignement moral à un corps enseignant qui est spiritualiste, et lui défendre de se montrer croyant et spiritualiste dans son enseignement, ce serait commettre une étrange contradiction. J'ai donc répondu et je répondrai toujours aux réclamations de ce genre que la neutralité confessionnelle n'implique en aucune façon la neutralité philosophique 1 • » Jules Ferry renouvelait, avec une netteté définitive, les déclarations capitales qu'il avait faites devant le Sénat le 2 juillet 1.881.. « Nos programmes , voilà ce qu'ils sont : ils sont, sur ce point particulier de la morale religieuse, spiritualistes. Pourquoi? Parce que l'immense majorité du corps enseignant appartient aux doctrines spiritualistes. Et pourquoi le corps enseignant appartient-il à ces doctrines? Parce que l'immense majorité de la population française se rattache aux croyances spiritualistes. « Eh bien, il me semble que cette garantie suffit et que, si vous en cherchez une autre, si vous vous placez en face d'une Université qui ne sera jamais, mais que vous supposez à plaisir devenue résolument athée et matérialiste; si vous vous placez en face d'un corps enseignant qui ne pourrait être enfanté que par une société d'athées et de matérialistes, ce n'est pas l'épithète de « religieuse » ajoutée au mot de morale qui empêcherait un péril que je considère, quant à moi, et que, en réalité, vous considérez tous, messieurs , comme absolument chimérique .... » Il est superflu de dire l'importance de ces déclarations. Ferrouillat, rapporteur au Sénat de la loi de 1.886, disait le 4 février 1.886 : « La vérité, messieurs, c'est que le Dieu des programmes n'est pas le Dieu des congréganistes. C'est le Dieu de la philosophique, le Dieu de la raison, et pourquoi ne le dirais-je pas? le Dieu des braves gens (vive approbation à gauche) ... le Dieu de la religion naturelle; ce n'est pas le dieu de la Révélation. » Deux jours après, R. Goblet, ministre de !'Instruction publique, était plus précis encore puisqu'il semblait engager et lier l'avenir même. « Ce que je soutiens, ce n'est pas une doctrine personnelle, mais la doctrine spiritualiste qui a fait l'honneur de l'école française depuis Descartes jusqu'à notre honorable collègue M. Jules Simon; c'est la doctrine spiritualiste dont l'Université s'est toujours honorée de s'inspirer, qui a gouverné jusqu'à présent notre enseignement national et, qui je l'ai dit, j'en ai la
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ferme espérance, continuera à gouverner aussi l'esprit des nouvelles générations. )) Au fur et à mesure que la discussion du projet de loi de 1886 se poursuivait, la doctrine spiritualiste et théiste officielle s'affirmait avec une énergie croissante. Rétrospectivement, le législateur de 1886 disait la pensée maîtresse de la loi de 1882; et, à certains moments, il semblait sommer les générations futures de persévérer dans une instruction morale devenue neutre, mais restée théiste. C'est avec raison qu'un des orateurs de la droite, Keller, parlait à la Chambre, le 25 octobre 1886, non sans ironie méprisante, du« clergé laïque de la libre pensée ))' et de ce « culte spiritualiste)); mais cette raillerie n'empêchait pas l'opposition de consolider sa première conquête. « Oserez-vous soutenir, disait Buffet au Sénat le 4 fe. vrier 1886, au cours de la discussion de l'article 12, qu'une morale qui ne repose pas sur la croyance à l'existence de Dieu et la spiritua· lité de l'âme. est une morale neutre, qu'elle n 'est pas une négation formelle, une attaque directe, dans l'école, contre la foi des enfants catholiques? ..... Jamais une famille catholique n'admettra que l'enseignement moral qui n'est pas au moins fondé sur la croyance en Dieu et sur l'immortalité de l'âme ne soit pas une attaque directe contre ses croyances. » L'affirmation est plus que discutable; mais la tactique est claire. Insistons, nous aussi. Le même jour, Chesnelong disait au ministre: « Le jour où vous aurez formé des générations qui ne croiront plus à Dieu et qui ne croiront qu'à la matière et à ses forces; qui ne croiront plus à l'âme et qui ne croiront qu'aux corps et à leur anéantissement; qui ne croiront plus à l'Évangile, et qui ne croiront qu'à une science matérialiste sans idéal et sans hauts horizons, ce jour-là, vous aurez ébranlé la clef de voûte de la société; et lorsque la clef de voûte aura été détachée, l'édifice social lui-même pourra s'écrouler tout entier. » Au reproche de << morale sans Dieu ))' R. Goblet répondait au Sénat, le 4 février, par l'affirmation du spiritualisme et de la notion de Dieu. A chaque occasion, · la pensée officielle se présentait avec vigueur; et le corps enseignant ne pouvait douter de sa mission, de son devoir, du caractère obligatoirement théiste de l'école laïcisée. Le gouvernement voulait-il donc , en somme, instituer une religion, une doctrine d'État? C'est de Lamarzelle qui, à la Chambre, le 26 octobre 1886, posait tout à coup la question : « M. le Ministre a développé ici la thèse ordinaire : il a dit que l'école serait neutre au poi.nt de vue religieux, mais que la doctrine spiritualiste y dominerait toujours. Il a défendu cette thèse en disant : « Comment voulez-vous que je choisisse entre les différentes religions
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«quise partagent le monde? Il faut bien que je les bannisse toutes << de l'école. » Cela est en contradiction absolue avec le reste de votre discours. N'est-ce pas, en effet, une autre religion que vous voulez imposer dans l'école, la religion spiritualiste? Ne vous êtes vous pas écrié ici, l'autre jour: « moi aussi, j'ai des sentiments religieux!» Vous ne faites donc pas autre chose que de vouloir remplacer une religion par une autre, le catholicisme par le spiritualisme. » Tant de déclarations renouvelées, en fin de compte fastidieuses, mais pourtant nécessaires, accusent avec force l'orientation théiste de l'instruction morale publique laïcisée, telle que la loi de 1882, puis la loi de 1.886 l'ont instituée si clairement. Et la tradition spiritualiste apparaî t aux législateurs si forte qu'ils se portent garants de l'avenir et espèrent la perpétuer. Le 6 juin 1889, à la Chambre, Jules Ferry résumait l'œuvre scolaire de la République. Si quelque doute pouvait rester sur ses préférences sp iritualistes, ce bilan dressé sept ans après la loi de laïcité le dissiperait. Entre la droite infatigable à l'interrompre et l'extrême gauche, Jules Ferry définit une dernière fois son œuvre scolaire et la tendance de cette œuvre. Ce sont des pages immortelles, et que tant d'adversaires de nos écoles, mais aussi quelques amis mal renseignés, devraien t lire avant de maudire ou de réformer. Rappelant la passion avec laquelle il a servi, par l'école laïcisée, la cause de la pacification nationale, Jules Ferry se dit à nouveau l'adversaire, au nom de cette même pacification, de la dénonciation du Concordat et de la suppression du budget des cultes. Puis il vante les bienfaits de la loi de 1882. Voici le compte rendu même de l'O(ficiel: « Voilà sept ans que le prêtre donne, en toute liberté, deux jours de la semaine, le dimanche et le jeudi , l'éducation religieuse aux enfants qui fréquentent l'école. (Interruptions à droite .) Voilà sept ans que tous les instituteurs de France, tenus de se conformer au programme rédigé et voté par le Conseil supérieur de l'Instruction publique, enseignent aux enfants des écoles une morale dans laquelle il y a un chapitre spécial qui porte ce titre : « des devoirs envers Dieu». (Très bien! très bien! à droite.) « M. PAUL DE CASSAGNAC. - Très bien 1 « M. JULES FERRY. - On dit, à droite, que c'est très bien .... (Brui t à droite.) · « M. LE PRÉSIDENT. - Comment, messieurs, vous ne pouvez entendre les déclarations comme celles-là, sans protester? << M. JULES FERRY. On dit à droite que c'est très bien. Mais alors, que l'on cesse de dire que nos écoles primaires sont des écoles sans Dieu! « M. LE COMTE ALBERT DE MuN. - Absolument!
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« M. JULES FERRY. - Mettez-vous d'accord! « M. LE COMTE ALBERT DE MuN. - Je suis d'accord avec tous ceux qui les connaissent, vos écoles. « M. JULES FERRY . - Vous dites que le règlement n'est pas pratiqué, monsieur le comte de Mun? Vous dites que ce sont là des hypocrisies administratives? « M. LE COMTE ALBERT DE MuN. - Puisque vous m'interpellez, permettez-moi de vous dire que les « devoirs envers Dieu » ont été mis dans le programme par le Conseil de l'enseignement supérieur, parce que vous aviez refusé de le mettre dans la loi. « M. JULES FERRY. - Les« devoirs envers Dieu>> ont été inscrits dans le programme par le Conseil supérieur de l'Instruction publique. (( PLUSIEURS MEMBRES A DROITE. - Malgré vous! « M. JULES FERRY . - ... et je le sais d'autant mieux que c'est moi qui avais l'honneur de le présider. « M. DE LAMARZELLE. - Vous n 'aviez pas voulu les mettre dans la loi. « M. JULES FERRY. - Non, je n'ai pas voulu les mettre dans la loi I (Nouvelles interruptions à droite.) » Ainsi, Jules Ferry, sept années après le vote de la loi laïcisatrice, rappelait avec courage l'intention première, et qui n'avait pas varié; il ne séparait point l'enseignement moral laïque de la tradition spiritualiste française . A l'heure douloureuse où, tombé du pouvoir, il justifiait l'œuvre républicaine, Jules Ferry disait une fois de plus aux instituteurs et aux institutrices leur devoir d'enseigner Dieu, les devoirs envers Dieu. Dix ans après, interviewé par un des rédacteurs du Manuel général, que dirige M. Ferdinand Buisson, sur la neutralité scolaire, M. Charles Dupuy, sénateur et ancien ministre de l'InstrucLion publique, pouvait dire ce qui suit : « L'intention et la volonté du législateur de 1882 nous paraissaient très claires en ce temps-là. Puisque l'école publique était ouverte aux enfants de toutes les confessions, le maître devait respecter les croyances religieuses dans son enseignement et demeurer neutre entre elles. « - C'était donc la neutralité confessionnelle que prescrivait le législateur? « Oui, et celle-là seulement. La neutralité religieuse propre· ment dite n'existait pas, puisque, selon la promesse solennelle faite par Jules Ferry du haut de la tribune, les devoirs envers Dieu furent inscrits dans les programmes, - et, pour ma part, j'approuve ces programmes. « - .De sorte que la neutralité ne s'étendait pas jusqu'aux libres penseurs?
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« Évidemment non, du moins jusqu'aux libres penseurs athées .... Je me remets, n'est-ce pas, dans l'état d'esprit des hommes de 1882 et des années suivantes. A ce moment, le législateur, le Conseil supérieur, l'administration et les maîtres eux-mêmes étaient d'accord en grande majorité pour maintenir à l'école ce qu'on peut appeler un minimum d'enseignement religieux. « - Sans doute : devoirs envers Dieu; les mots paraissent clairs. Mais de quel Dieu s'agissait-il, de celui de la Bible ou de celui de l'Évangile ou de celui des Philosophes .... «Oh! du Dieu de la religion naturelle, de celui du Vicaire Savoyard, de celui de Jules Simon 1 • » L'administration universitaire, sous la direction de M. Ferdinand Buisson, s'est appliquée à maintenir l'école primaire dans cette voie. Du haut en bas de la hiérarchie administrative, l'effort spiritualiste est constant : les programmes du Conseil supérieur doivent être suivis dans leur esprit, sinon à la lettre. Dans les bulletins des inspecteurs d'académie, la doctrine officielle a été sans cesse rappelée, commentée, au besoin justifiée ici, consolidée là. Un exemple entre tant d'autres à une date déjà plus proche de nous. <, Ce que l'on reproche à la morale laïque, c'est simplement d'être laïque. On prononce qu'elle est frappée d'une irrémédiable infirmité parce qu'elle ne parle pas au nom d'une religion « nécessaire à (< l'enfant, à l'édu. ateur et à l'homme ..... nécessaire à la prédication c « de la morale pour l'échauffer et la rendre efficace». Eh bien, à ceux qui parlent ainsi, je réponds: Vous vous trompez en disant que notre morale laïque est vide de religion, à moins que vous ne refusiez une valeur religieuse à l'idée de Dieu, conçue comme un idéal de raison et de justice; cette idée, elle est inscrite dans nos programmes et, pour qui sait les lire, il est visible qu'elle les couronne et les domine. J'ai dit que non seulement l'enseignement de nos écoles ne détourne pas de l'idéal divin, mais qu'il y achemine et y conduit de toutes parts. Que réclamez-vous donc de plus 2 ? » Qu'on pèse chacun des termes d'une telle déclaration : elle est très nette; et c'est la pensée même de Jules Ferry, comme de ses collaborateurs, que cet inspecteur d'académie formule ici avec franchise, indiquant la « valeur religieuse de l'idée de Dieu » et l'orientation théiste d'un enseignement moral qui « achemine de toutes parts vers l'idéal divin ». Comment être surpris que les chefs de l'enseignement primaire, dans les instructions et directions qu'ils
1. Manuel général de l'instruction primaire (Hachette), n• du 25 décembre 1909, p. 170. 2. Lettre de M. Pellisson, inspecteur d'Académie de la Dordogne, extraite du Bulletin de la Dordogne, et reproduite à la Revue pédagogique de mars 1895, p. 279.
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adressent aux instituteurs, exaltent le spiritualisme et sa vertu religieuse, puisque Jules Ferry et la majorité républicaine le déclaraient indispensable à l'éducation? De là à réprouver, au moins en silence, les instituteurs plus audacieux et indépendants, il n'y avait qu'un pas : des chefs l'ont fait; et, à l'occasion, ils ont aussi exprimé des avertissements sévères, quasi menaçants. Il y a des façons de rappeler la définition légale et officielle de notre instruction morale qui équivaut à un blâme ou à une injonction. Par exemple ces « notes d'inspection » de Jacoulet, inspecteur général de l'instruction publique et directeur de l'École normale supérieure d'enseignement primaire de Saint-Cloud : je me borne à y souligner quelques passages caractéristiques. « L'âme de l'école, c'est' l'enseignement de la morale, et l'âme de la morale, c'est l'idée spiritualiste, c'est l'inspiration religieuse, ce mot pris dans son sens le plus élevé ....... Cette inspiration n'es t pas absente des leçons de l'école : je n'en veux pour preuves que ces nombreux carnets de préparation dans lesquels s'affirment, parfois avec une simplicité touchante, tant de sentiments élevés, et où les leçons qui traitent de l'âme et des devoirs envers Dieu ne sont ni les moins sincères, ni les moins bien pensées. Que ce soit par tradition, par éducation ou par conviction réfléchie, le corps enseignant primaire, de son ensemble, n'est pas matérialiste. Il conserve dans son fond intime une religiosité, vague, si l'on veut, et qui ne parle pas toujours très haut ni très clair, mais qui n'en est pas moins enracinée dans les cœurs. Et c'est là, à mon sens, un grand bonheur, car ces doctrines spiritualistes, inspiratrices des nobles sentiments et des espérances qui soutiennent, sont le véritable fondement de toute vie morale, chez les petits et surtout chez les humbles .... « Il se peut que, dans certains milieux et sous certaines influences, par entraînement ou par mode, quelques-uns de nos maîtres affectent d'avoir dépouillé le « vieil homme », ou encore qu'après mûre délibération ils aient rompu avec les convictions spiritualistes. C'est un malheur assurément; mais du moins peut-on attendre d'eux qu'ils respectent les convictions des autres, et surtout qu'ils respectent l'âme des enfants. Ceux-là, d'ailleurs, ne sont qu'une infime minorité!. .. « C'est l'œuvre urgente de nos écoles normales d'éclairer les uns, de donner du courage aux autres, de raviver le foyer de spiritualisme partout où il menace de s'éteindre .... Je considère comme un autre devoir de déclarer que nos écoles laïques ne sont pa.s des « écoles « sans Dieu 1 • » Ce document date un peu : l'es « petits », et « surtout les
t. Revue pédagogique, 15 décembre 1895, p. 481-495.
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1 Si
humbles ... ». Quelle distance déjà de 1895 à nos jours! On sent la menace dans ce rappel du spiritualisme; et l'auteur, si prompt avec raison à redire aux maîtres le respect qu'ils doivent à « l'âme de l'enfant » et « aux convictions des autres », fait pourtant très bon marché des convictions matérialistes des maîtres indépendants : il entend ne pas tolérer ces hérésies coupables. Accuserait-on ce directeur de l'Ecole normale supérieure d'enseignement primaire d'être intolérant ou réactionnaire? Il ne faisait pas autre chose que reprendre, en insistant il est vrai avec un peu de courroux contenu, la doctrine officielle de 1882, la doctrine scolaire, et d'exprimer à sa façon -la foi des fondateurs de « l'école neutre » dans la vertu du spirituali:.me, comme aussi leur inquiétude avouée . à la pensée que la France pût cesser d'être spiritualiste. La pensée de M. Ferdinand Buisson n'a point varié sur notre neutralité et notre spiritualisme laïque; mais l'interprétation fut toujours très large, très tolérante. Le 22 juin 1899, il disait à la Sorbonne, comme conclusion à son cours sur l'éducation de la volonté : « Plaignons ceux qui, ne sachant voir Dieu qu'à travers les formes confessionnelles, sous les rites traditionnels; ne le retrouvent pas au fond de nos doctrines et ne s'aperçoivent pas qu'il n'est nulle part plus présent et plus profondément agissant que dans cet humble sanctuaire de l'éducation qu'ils appellent l'école sans Dieu. Plaignons-les de ne pas sentir qu'élever les enfants dans le constant souci du respect de leur nature et dans le constant effort pour s'élever au bien, c'est précisément les élever dans l'atmosphère même du divin, c'est leur faire respirer l'Évangile lui-même, c'est les pénétrer de Dieu. Non pas sans doute du Dieu en images et en formules, mais du Dieu en esprit et en vérité. Nous avons sur nos contradicteurs du moins cet avantage que nous savons démêler ce qu'il y a de divin dans leur culte et le respecter hautement, et qu'ils n'en font pas autant du nôtre. « De tout temps, les religions régnantes ont appelé atMisme la religion de demain. Socrate et Jésus n 'ont pas eu d'autre crime. Laissons-nous donc traiter d'athées, pourvu que notre enseignement, éveillant au fond de l'âme de nos enfants l'étincelle sacrée, continue à leur faire adorer de Dieu non pas le mot, mais la chose, et à mettre chacun d'eux, tous les jours de la vie, face à face, dans le secret de son cœur et de sa conscience, en contact avec le divin 1 • » Le 13 février 1911., à la Chambre·, F. Buisson, en réponse à une observation de M. Raffin-Dugens sur l'idée de Dieu à l'école primaire, rappelait l'intention précise de Ferry et de ses collaborateurs de 1882.
t. Revue pé~agogique, octobre i899, p. 344.
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« Supposez, disait le député de l'Isère, - un instituteur - que l'idée de Dieu soit mise en discussion et que je sois appelé à en discuter. - Il ne doit pas en être question à l'école, interrompait M. Buisson. « M. RAFFIN-DAGENS. - Les programmes portent cependant:« Les « preuves de l'existence de Dieu, ses bienfaits, etc. » « M. F. BUISSON. - Non! « M. DANIEL VINCENT. - Il ne s'agit pas de l'existence de Dieu. » Et M. F. Buisson, précisait : « Les questions et les discussions relatives à l'existence de Dieu et à ses bienfaits, non seulement n'ont pas à se produire dans l'école, mais sont formellement interdites par la lettre et par l'esprit des programmes qui nous régissent 1 • » Mais alors, que faut-il donc entendre par devoirs envers Dieu? Je crois utile de .reproduire ici tout ce passage des déclarations de M. Ferdinand Buisson : « Vous avez fait allusion à ces mots, qui figurent dans le programme de ces petites écoles : « Devoirs envers Dieu » . « Oui, ces mots ont été inscrits dans le programme par le Conseil supérieur de l'instruction publique. Mais voyez comment ils son définis dans le texte même du programme. Je ne l'ai pas sous les yeux, mais je crois le bien connaître. Cette définition est celle-ci en substance : il est défendu à l'instituteur de « faire un cours ex pro« fesso sur la nature et les attributs de Dieu». C'est la phrase mê~e. Son enseignement doit « se borner » - la prescription est précise et formelle - à deux points, dit le programme. « Lè premier est le respect pour les idées qu'éveille ce mot « Dieu ». Il faut que l'instituteur apprenne ce respect à tous les enfants, même à l'enfant de l'athée, car que diriez-vous d'un pays où l'on prétendrait - c'est une parenthèse que j'ouvre - ·élever les enfants dans une sorte d'ignorance artificielle et systématique du mot Dieu, de l'idée religieuse et du rôle qui lui revient dans tout le passé de l'humanité? Ce serait de la folie, et c'est celle qu'on nous impute gratuitement, quand on suppose que nous donnons les mains à je ne sais quelle manie de supprimer le mot « Dieu » partout où il se trouve dans la littérature classique. Pure ineptie dont la libre pensée n'est pas capable. « C'est pourquoi la première recommandation de Jules Ferry est bien celle d'un esprit libre : ne pas permettre à l'enfant de prononcer avec une légèreté moqueuse un mot auquel s'attache, pour un si grand nombre de ses semblables, un sentiment de respect et de 'Vénération. Je répète que même un athée doit trouver convenable qu'on donne à son enfant cette leçon de respect pour la croyance d'autrui .
1.. Journal officiel, U février 1911.. Voir dans la Foi laïque, déjà cité, p. 289.
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« Sa seconde recommandation était la suivante : en même temps qu'il enseigne à l'enfant non seulement à tolérer, mais à respecter les idées religieuses les plus différentes des siennes, sous quelques formes qu'elles se présentent, le maître peut se permettre d'ajouter, sans empiéter sur le domaine d'aucune croyance, qu'il y a une manière au moins , peut-être la meilleure, assurément la première de toutes, d'honorer Dieu, c'est « l'obéissance à ses lois, telles que nous les « révèlent la conscience et la raison» . . « Voilà dant. quel sens et dans quelle mesure le programme de Jules Ferry a consenti à insérer les mots« les devoirs envers Dieu ». Ainsi définis, ces mots ne constituent ni une concession à une confession religieuse quelconque, ni un enseignement philosophique blessant pour quelque religion que ce soit. « C'est un minimum d'éducation morale qui peut être commun à tous et communément accepté par les croyants et les incroyants. C'est un terrain sur lequel il me semble possible, aujourd'hui comme il y a trente ans, que tous les hommes de bon cœur et de bonne foi se rencontrent et s'accordent. » L'explication est très claire, et n'ajoute rien à celle que Jules Ferry a donnée tant de fois. Mais Jules Ferry n'avait pas hésité, je l'ai dit, à prévoir une évolution française dans le sens d'une recherche plus libre et plus entreprenante, cc des intelligences plus hardies, plus osées, qui chercheront à dégager les dogmes de la morale, des dogmes de la théodicée ». Il réservait, au moins, le droit de ces chercheurs pour l'avenir. Présentement, ils étaient à ses yeux quantité négligeable quant au nombre et quant à · leur autorité sur l'opinion publique; ils n'entreraient point dans la composition de l'âme de notre école publique laïcisée. Qu'on l'approuve ou qu'on le blâme - voilà ce que voulut J. Ferry; et cette dernière déclaration d'un de ses plus actifs collaborateurs est formelle. Dès lors, l'expression cc devoirs envers Dieu», si elle n'implique en effet aucune discussion sur l'existence et les attributs de Dieu, implique bien pour le maître fidèle aux programmes le devoir d'enseigner la croyance en Dieu, et pas seulement le respect de la croyance en un Dieu envers qui l'enfant se souvient, ou apprend à l'école, qu'il a des devoirs. Quel sens peut bien avoir pour un maître ou un enfant athées cette expression<< devoirs envers Dieu»? C'est au moins langage vain. Si pourtant le maître, scrupuleux à faire tout son devoir, enseigne à l'élève, y compris à celui dont les parents sont athées ou ~ivent comme s'ils l'étaient, « ses » devoirs envers Dieu, dira-t-on qu'il respecte la liberté de conscience des familles et l'âme de cet enfant? Voici donc ce maître contraint d'être intolérant et autoritaire là même où tout l'exhorte à des ména-
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gements, ou à commenter, plus ou moins heureusement, cette notion de Dieu qu'on lui interdit pourtant de discuter, s1 peu que ce soit. Imaginez le maître dans cette alternative, et dites aussi s'il est fondé à espérer efficacité et vertu républicaine de telles leçons! Seulement, Jules Ferry et les fondateurs de l'école« neutre» n'ont jamais médité, ni conseillé à l'instituteur d'enseigner un Dieu défini, à l'instar du prêtre, du pasteur et du rabin, ni à faire de cette divinité la vigilante gardienne de la conservation s·ociale : ne nous lassons point de le redire. En ce sens, M. Ferdinand Buisson avait raison d'écrire, quand, dans un article du Radical, le 13 septembre 1905, il prenait parti contre la conception théiste chère à un Montalembert. « Quel est, disait Montalembert, le problème aujourd'hui? C'est d'inspirer le respect de la propriété à ceux qui ne sont pas propriétaires. Or, je ne connais qu'une recette pour inspirer ce respect, pour faire croire à la propriété ceux qui ne sont pas propriétaires; c'est de leur faire croire en Dieu, et non pas au Dieu vague de l'éclectisme, de tel ou tel autre système, mais au Dieu qui a dicté le Décalogue et qui punit éternellement les voleurs. Voilà la seule croyance populaire qui puisse protéger efficacement la propriété. » Si, ajoutait F. Buisson, la croyance en Dieu est cela et n'est que cela, « nous opposons, nous, à cette forme de la foi en Dieu, le plus énergique athéisme 1 ,,. Parole courageuse! Mais M. Buisson ne nierait point que l'opinion française a évolué; qu'il est lui-même influencé par l'esprit du temps et le porte en lui; que ses déclarations diverses, au Parlement et ailleurs, au sujet du spiritualisme scolaire marquent un progrès sur les conceptions des républicains de 1882. Louerait-on M. Buisson d'avoir marché avec son siècle et son pays? Singulier éloge, en vérité! Féliciter un penseur et un homme d'action de progresser avec ses contemporains est à peine flatteur : comme s'il n'appartenait point justement à de tels hommes, à la fois conducteurs de la nation et entraînés par elle, d'aider la conscience populaire à évoluer! Le soin même et la touchante fidélité qu'apportent des hommes comme lui à rappeler, la doctrine scolaire de Jules Ferry et du législateur de 1882 ont donc pour premier résultat de définir rétrospectivement cette même doctrine, à l'heure où nous sentons qu'elle a fléchi ou que quelque chose en tombe, et qu'un régime nouveau s'impose à la nation française évoluant. L'équivoque est impossible : le grand laïcisateur et les rédacteurs des programmes de 1882-1886 ont voulu accorder l'école publique à « l'immense majorité spiritualiste » des Français. A leurs yeux, l'enseignement
1. La Foi !aique, p. 207.
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des cc devoirs envers Dieu», minimum religieux obligatoire, consacrait les habitudes morales que les confessions religieuses avaient fait prendre aux enfants par la voie d'une croyance en Dieu. Ils croyaient donc pouvoir et devoir ignorer la minorité non spiritualiste. Plus clairvoyant et, je crois, plus libéral, Jules Ferry envisageait pour l'avenir la possibilité d'une évolution plus osée - et il ne la souhaitait point. En tout cas, l'administration universitaire, disons-le franchement, depuis 1882 a vu sans plaisir ni sympathie, au moins avec inquiétude, la minorité non spiritualiste s'accroître dans le personnel enseignant et dans le pays même. On ne saurait le reprocher à l'administration, dont le premier devoir est d'appliquer les lois et règlements scolaires : quel plus loyal exemple saurait-elle donc donner à ceux-là mêmes qu'elle dirige? C'est au législateur, et non à l'administrateur, à modifier les lois et à instituer un régime scolaire qui soit d'accord avec la nation présente. Dans son rapport de 1889, en pleine application des lois de 1882 et de 1886, Lichtenberger prenait grand soin de rappeler les intentions et dispositions des législateurs; et il léguait à l'avenir une conception parfaitement claire, mais encore religieuse, de l'école nouvelle et laïcisée. Document capital, et qui établit avec force les liens indissolubles dont le législateur de 1882 a uni, voulu unir l'enseignement moral laïque et ce théisme très conscient. On a même l'impression que le commentateur, je ne dis point raffine ou renchérit, mais prend plaisir à préciser, à formuler des intentions que le législateur, pour telle ou telle raison, n'aurait pas dites assez clairement et publiquement : l'exégèse engage la doctrine, sur des points mêmes où la doctrine était muette ou bien se réservait. On suivrait ce petit drame dès 1882 .... Des penseurs ou des hommes d'école tiraient des lois de 1882 et de 1886 toutes les conséquences qu'ils y découvraient : ne les ont-ils pas cc forcées », à l'occasion? Cette page de Lichtenberger autorise le soupçon; disons seulement qu'il a mis dans l'instruction scolaire laïcisée un peu de ce qu'il y souhaitait lui-même en toute probité. Le parti spiritualiste, surtout les philosophes protestants, tiraient l'école nouvelle à eux .. .. Pourquoi s'en irriter et les en blâmer puisque la majorité républicaine elle-même inclinait vers eux dès 1880? Et l'école nouvelle ne les a point suivis longtemps. Ayant en mains des rapports documentés, des informations venues de tous les départements, Lichtenberger distingue d'abord l'enseignement confessionnel, et qui sera donné hors de l'école, d'un enseignement pourtant religieux cc qui plonge, par ses racines, dans les profondeurs les plus intimes de l'âme humaine. Dès lors, non
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seulement, dans son essence et par son caractère, il n'est pas contraire à la morale, mais il en est, à vrai dire, inséparable. Il doit la pénétrer et la vivifier, pour rendre efficace les maximes et assurer les sanctions de ses préceptes. Nous ne concevons pas ce que pourrait être un enseignement moral privé de l'appui du sentiment religieux.» Ainsi, le sentiment religieux intervient à la fois comme appui et comme moyen méthodique efficace. En face « de Dieu et du problème religieux », Lichtenberger n'acceptera donc point la neutralité scolaire 1, et l'avertissement aux instituteurs, à tout un parti libéral est ferme : « si, comme l'usage commun y invite, l'on oppose le mqt de laïque au mot de religieux, c'est une véritable abdication, un découronnement que l'on impose à l'enseignement moral dans l'école, c'est une mutilation qu'on lui inflige contre laquelle, pour ma part, nous ne saurions assez protester 2 ». Lichtenberger ne manque point, par conséquent, de s'en référer aux déclarations de Jules Ferry au Sénat, le 1er juin 1883, et au décret du Conseil supérieur insérant au programme scolaire les « devoirs envers Dieu >>. Il faut une « union féconde du sentiment religieux et du sentiment moral, dépouillée de tout caractère confessionnel 3 ,, • Le rapporteur insiste, comme s'il craignait quelque indécision dans l'opinion publique, quelque équivoque. « Si nous avons constaté avec une vive satisfaction l'absence, dans les rapports que nous avons eus sous les yeux, de toute trace d'aigreur, de toute velléité de polémique, de toute pensée de rivalité vis-à-vis du clergé, nous eussions aimé y trouver l'expression plus fréquente, plus franche, plus convaincante du secours que le sentiment religieux apporte à l'enseignement moral. Il y a, chez ceux mêmes qui se risquent à effleurer ce sujet, beaucoup de timidité et je ne sais quelle crainte bien inutile de déplaire. » (P. 59.) Voici mieux encore. « On ajoute qu'il faut que l'instituteur montre des sentiments religieux, sans cela l'école serait taxée d'immoralité (Dinan). Au lieu de montrer, c'està-dire sans doute d'affecter, le rapporteur eût peut-être été mieux inspiré en disant posséder. » (P . 60.) Et Lichtenberger, après avoir énuméré des citations caractéristiques sur la nécessité du spiritualisme, du chapitre des devoirs envers Dieu, rappelle avec plaisir l'opinion du rapporteur d'Épinal : « Tout enseignement moral doit avoir pour base l'existence d'une âme immortelle, d'une vie éternelle, d'un Dieu juste et bon ».
L Rapport cité p. 56.
2. Id., p. 57. 3. Id., p. 59.
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La préoccupation de Lichtenberger est persévérante défendre l'école laïque, contre ses détracteurs, du reproche d'ê tre « l'école sans Dieu », et aussi, encourageant les instituteurs « religieux », dire à tous les autres leur devoir. Le personnel enseignant ne s'y trompait pas. Toute une littérature scolaire l'aidait dans cette entreprise; un grand nombre de manuels - d'inégale valeur, cela va sans dire - s'offraient à lui, rédigés « selon les programmes. » Et dans ce même discours au Sénat où Jules Ferry, en réponse à M. de Broglie, rappelait les traditions spiritualistes de l'Université, il faisait l'éloge, un an à peine après la promulgation de la loi de 1882, de ces manuels, de leur inspiration généreuse et si élevée. . « Ils sont tous antichrétiens, s'écriait un sénateur de la droite. Ce n'est pas exact, répliquait Ferry. Ceux-là mêmes qui s'efforcent de fonder la morale en dehors de toute doctrine et de toute conception métaphysique et religieuse, ceux-là mêmes s'expriment sur ces choses avec le respect, avec la conscience qu'on y doit apporter. Si nous examinons ces différents ouvrages et si nous les classons suivant leurs tendances, nous voyons que l'immense majorité d'entre eux se rattache aux croyances spiritualistes et déistes, et que c'est le petit nombre qui cherche à constituer ce qu'on appelle, dans le langage philosophique, la morale indépendante 1 • » Et Jules Ferry se dit heureux de constater que même le plus dégagé, « le plus fàcheusement dégagé, suivant quelques-uns », rend en quelque sorte hommage à la religion. « L'irréligion, y lit-il, ne doit jamais trouver place à l'école ni dans l'enseignement, ni dans l'esprit de celui qui enseigne .... Il est, au delà des vérités d'expérience des problèmes auxquels le champ de l'hypothèse demeurera toujours légitimement ouvert .... Cet « au-delà » est le domaine de la religion, qui ne lui sera point ôté .... Quand la religion cessera d'être un pouvoir social, elle reprendra sur les âmes une autorité que nul ne lui disputera 2 • » Ainsi, le plus hardi même , selon J. Ferry, de ces manuels interdisait l'irréligion au maître; et, soucieux de mettre la religion à sa place véritable selon lui , l'auteur en consacrait, en prophétisant l'autorité sur la conscience. Citation décisive. Pour Ferry et les fondateurs de l'école neutre, elle n'avait pas seulement la valeur d'une réponse très habile à l'opposition catholique; elle leur semblait définir la réforme scolaire de 1882 et le point de vue proprement religieux du législateur. La question des manuels prenait, dès ce moment, une importance prépondérante : elle l'a conservée. Le 15 avril 1883, à la Revue
1. Journal officiel, f'r juin 1883.
2. Id.
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1
pédagogique, M. Boutroux publiait les résultats d'une étude sur quelques manuels, catholiques et autres. Il y notait « un effort général pour résister à la morale sans Dieu », et, dans certains ouvrages de tendance catholique, des invectives passionnées contre une morale qui ne serait point chrétienne. Dans quelques volumes, pourtant, l'auteur s'abstient, par stricte neutralité, de traiter « de Dieu et des devoirs envers Dieu». M. Boutroux fait remarquer qu'il y a là des ouvrages pour constituer une morale sans Dieu 1 • Mais la majorité est de tendance nettement spiritualiste et théiste. A cette date, et pour longtemps encore, ce sont ces manuels d'inspiration spiritualiste, au fond religieuse, qui restent entre les mains des élèves de l'école «neutre».
1. Revue pédagogique, i5 avril 1883, p. 299.
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J'ai montré que de très graves objections avaient été faites à ce · théisme et à ce spiritualisme officiels au cours même des débats parlementaires de 1.880 à 1.886. Or, la plupart des membres de l'opposition catholique estimaient qu'en maintenant Dieu dans les programmes alors que la Chambre refusait d'inscrire Dieu et _ l'immortalité de l'âme dans la loi, le gouvernement nourrissait sournoisement le dessein de déchristianiser la France. C'est Keller qui, à la Chambre, le 25 octobre 1.886, osait le proclamer. « C'est pour servir de transition aux bonnes populations qui sont encore chrétiennes et qui auraient en horreur le matérialisme avoué. Oui, ce spiritualisme est une position intermédiaire habilement choisie pour battre en brèche le christianisme, et vous, qui êtes des matérialistes, vous laissez faire parce que quand les instituteurs , soi-disant spiritualistes, auront ruiné le christianisme, vous espérez recueillir facilement leur héritage. » Accusation grossière et injuste : qui voudrait s'y arrêter un instant? Mais les objections contre la possibilité d'une neutralité scolaire avaient plus de force. Le Provost de Launay n'était-il pas fondé à dire au Sénat, le 15 mars 1.886, qu'un ministère éphémère ne peut s'assurer la neutralité des maîtres et garantir leur action? « Car la neutralité, en définitive, c'est un rêve. Est-ce que quelqu'un est neutre ici? Quel est celui qui est neutre parmi nous, au point de vue de la religion, de l'enseignement, au point de vue des principes de la vie publique? Personne. Et vous voulez demander la neutralité à des instituteurs que vous façonnerez comme vous le pourrez, avec un ordre d'un ministre passager au ministère? » On vit un député de la droite, Lefèvre-Portalis, arguer justement du programme de l'enseignement moral spiritualiste, le 23 octobre 1.886, pour combattre la laïcisation du personnel, qu'allait assurer la loi (art. 1. 7) . Comment, disait-il, les congréganistes en fonction dans
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les écoles publiques pourraient-ils désobéir à la circulaire ministérielle et aux programmes sur ce point? Lefèvre-Portalis aurait pu ajouter: qui donc, sinon l'instituteur congréganiste, est le mieux en état d'enseigner avec s.incérité et avec autorité ces « devoirs envers Dieu >>? La Chambre eut raison de passer outre; mais convenons que le Conseil supérieur de l'instruction publique qui, sous la présidence de Jules Ferry et avec sa collaboration, rédigea ce chapitre des « devoirs envers Dieu », imposait au parti laïcisateur une attitude qui ne va point sans contradiction avec le principe de la neutralité scolaire. Mais le principe même au nom duquel l'addition des « devoirs envers Dieu » avait été faite rencontra une vive opposition lors des discussions relatives à la loi du 30 octobre 1886. A l'exposé du spiritualisme tel que le faisait R. Goblet, au Sénat, de Pressensé répondait le 9 février 1886 : « Il est incontestable que toutes les convictions chrétiennes, sur le fond desquelles nous n'avons pas à nous prononcer ici, reposent sur le principe que le Dieu du spiritualisme, le Dieu de la raison pure, devant lequel nous nous inclinons assurément tous ici , ne leur suffit pas, et qu'il a fallu une manifestation souveraine et effective de l'amour divin dans l'histoire pour relever et sauver l'humanité. Je n'examine pas la question de savoir si cela est vrai ou faux, si cela est suranné ou non; je dis simplement que telle est la notion de toutes les communautés chrétiennes . Eh bien si, dans l'école, l'instituteur doit s'inspirer d'un spiritualisme strictement rationaliste, qui soit exclusif de tout ce qui implique le surnaturel, s'il l'enseigne à ses élèves, je dis qu'à l'instant même la neutralité scolaire se trouve lésée. Vous ne pouvez plus en parler si ce que vous faites enseigner, c'est le cathéchisme du Vicaire savoyard. » Le ministre de !'Instruction publique répondit - que pouvait-il faire de mieux? - en lisant la partie du programme qui définit l'enseignement des « devoirs envers Dieu » . De sa place, de Pressensé observait que, des explications mêmes du ministre, il se dégage ceci : « Dans l'école, aucune théorie philosophique spéciale ne peut être développée en dehors de celles qui constituent le fond commun de toute morale et de toute religion ». Cette interprétation limitative est en effet judicieuse. Ou bien le programme et la cireulaire ministériell e n'ont aucune autorité : et cela est inadmissible; ou bien les « devoirs envers Dieu » seront et sont en effet enseignés, et l'exclusion que signale de Pressensé est un fait d'expérience. Il faut le dire et le redire : le rapporteur et la commission étaient fidèles au principe de neutralité en faisant le silence sur Dieu, par conséquent en ne retenant point des « devoirs envers Dieu ». Au
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contraire, Jules Ferry avait insisté pour que la neutralité scolaire fût confessionnelle, mais point philososophique. Entre les systèmes philosophiques, et plus ou moins religieux , il avait donc choisi celui qu'il estimait familier à la majorité des Français. Ce choix fait, Ferry et ses collaborateurs de 1882 l'imposaient, par l'école publique, à la jeunesse française. - Procédure majoritaire. Cette procédure ne semble-t-elle pas indiquée en l'espèce? « En philosophie, disait à la Chambre Jaurès - le Jaurès d'alors, - le 21 octobre 1886, entre toutes les doctrines qui ne se réclament que de la raison, quel choix ferez-vous ? Vous avez choisi, et vous ne pouviez pas faire autrement, la doctrine qui a le plus de racines dans le pays, je veux parler du spiritualisme traditionnel.. .. Vous êtes l'État, et vous ne pouvez faire qu'une chose : traduire pour l'enfant la conscience moyenne du pays . J 'en tends que l'on ne peut guère enseigner dans les écoles d'État que les opinions les plus généralement répandues dans le pays; mais j'ajoute que ce spiritualisme, qui es t votre doctrine d'État, est contesté par un très grand nombre d'esprits; il est répudié par l'élite - à tort ou à raison, je n'ai pas à me prononcer là-dessus - par l'élite intellectuelle de l'Europe .... » . Bon prophète, Jaurès prévoyait dès 1886 l'évolution intellectuelle des grandes villes. Des difficultés y éclateront, disait-il, quand « les travailleurs se seront approprié les résultats généraux de la critique et de la science ». Et il ajouait : « Dans ces grandes villes, le spiritualisme ne peut être la règle exclusive des esprits et le dogme scolaire ». Jaurès proposait une décentralisation scolaire. Il se montrait partisan d'une certaine autorité des communes, afin de permettre un contact fécond entre les familles et l'école. L'enseignement ne seraitil pas ainsi mieux approprié à la diversité des esprits? Ainsi pensait le Jaurès de 1886; ainsi pensent aujourd'hui quelques-uns des chefs de l'opposition catholique. Le moins qu'on puisse dire de ces conceptions décentralisatrices, c'est qu'elles excluent, ou presque, toute éducation nationale et commune, et que cette variété serait un encouragement aux tyrannies locales, aux passions municipales, aux entreprises intolérantes. Mais de cette thèse de Jaurès , appliquée au sujet qui m'occupe, retenons que l'enseignement moral donné à l'école publique doit être assez précis pour être efficace, mais assez large et assez souple pour permettre, tout en munissant les enfants de règles claires et de conseils certains, à la diversité des préférences familiales de s'y reconnaitre et de s'y accorder. Déjà, le 21 décembre 1880, lors de la discussion à la Chambre de l'article 1 de la loi 1882, de Lacretelle avait déposé un amendement qui inscrivait dans le projet de loi un enseignement « de notions sur
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l'existence de Dieu ». J'ai dit l'attitude du gouvernement. Mais Maigne lui-même, bien que théiste, vint combattre cet amendement en contradiction avec le principe de la neutralité 1 • Au surplus, cette neutralité scolaire n'était-elle pas impraticable? Le 26 octobre 1.886, Monseigneur Freppel prononçait à la Chambre contre cette neutralité, contre ce spiritualisme obligatoire un discours que je tiens à reproduire, tel qu'il est au Journal officiel du 27 octobre 1.886. C'est un réquisitoire émouvant contre l'impossible neutralité. J'ai souligné un passage que j'estime irréfutable. « ... Je ne vois pas en bonne logique de milieu possible entre l'école confessionnelle, telle qu'elle existait avant vous, et l'école athée .... Ou bien l'enseignement primaire sera donné dans les écoles conformément aux principes de la religion de la grande majorité des Français, et dans les écoles dissidentes suivant les croyances des minorités; en d'autres termes, l'école des catholiques sera catholique, l'école des protestants protestante, l'école des israélites israélite, l'école des libres penseurs libre penseuse; ou bien l'enseignement primaire sera fatalement conduit à faire abstraction de toute doctrine religieuse, de toute doctrine philosophique, quelle qu'elle soit, spiritualiste ou non. En saine logique, je le répète, il n'y a pas de milieu. Et cependant, vous avez cherché un milieu, et ce milieu vous croyez, M. le Ministre, l'avoir trouvé. « M. LE MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE. C'est le Conseil supérieur qui l'a trouvé, j 'ai eu l'honneur de vous le dire. « M. FREPPEL. - Permettez 1 vous venez de soutenir cette idée à la tribune, et par conséquent j'ai le droit de la discuter. « M. LE MINISTRE. - Oui, je l'ai soutenue après lui « M. FREPPEL. - Vous avez cherché, dis-je, un milieu, et vous croyez l'avoir trouvé. Car vous voulez échapper à l'école athée, à l'école sans Dieu, et vous vous en défendez comme d'une calomnie. Donc, il ne s'agit plus d'école neutre, dans le sens où l'entendait M. Paul Bert, mon contradicteur d'il y a deux ans. C'es t le déisme, séparé de la révélation divine, qui devra devenir le dogme fondamental de l'enseignemen t primaire. Toutes les écoles publiques, si je vous ai bien compris, devront être dirigées conformément au spiritualisme séparé de la révélation divine; en d'autres termes, la religion que l'on devra, selon vous, enseigner dans l'école primaire, c'est la religion du Vicaire Savoyard, suivant l'expression dont s'est servi M. Ferrouillat au Sénat, et qui est parfaitement exacte. « M. LE RAPPORTEUR. - Cela vaut mieux que celle du Syllabus.
1. Journal officiel, 22 décembre 1880, p. 12 684.
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« M. FREPPEL. - ... J'ai le droit de dire qu'il ne valait pas la peine de bannir la religion chrétienne des écoles primaires pour y introduire la profession de foi du Vicaire Savoyard. " Et en effet de quel droit, au nom de quel principe de neutralité introduisez-vous dans l'école primaire le dogmatisme de votre façon, cette philosophie d'État, cette religion d'État? Ah! Je ne l'ignore pas, pressé par nos arguments, vous voulez échapper à l'école athée, à l'école sans Dieu, que vous savez fort bien être l'épouvantail de nos populations chrétiennes; mais vous n'y échapperez pas. " Vous êtes acculés à l'athéisme .... Ou bien vous êtes obligés de revenir à l'école confessionnelle, telle qu'elle existait avant vous, catholique pour les catholiques, protestante pour les protestants, israélite pour les israélites , libre penseuse pour les libres penseurs, là où les libres penseurs voulaient fonder une école. " Je le sais bien, vous cherchez à faire illusion au pays par votre prétendu spiritualisme, vous voulez donner le change à l'opinion publique; vous ne voulez pas que nous puissions dire aux populations que vos écoles seront des écoles athées, des écoles sans Dieu. Nous le dirons, néanmoins, nous ne cesserons de le répéter, et à bon droit. « ... Il suffit que, dans votre école, il y ail un ou deux enfants appartenant à des parents matérialistes , positivistes ou athées, pour que, d'après vos principes, vous n'ayez pas le droit d'y enseigner votre spiritualisme. Les mêmes raisons que vous avez alléguées pour bannir le catéchisme de l'école, on les fera valoir contre votre spiritualisme d'État, contre cette nouvelle religion d'État.. .. Et alors, de deux choses l'une, ou bien vos écoles seront logiquement, forcément des écoles athées , des écoles sans Dieu, dans le sens le plus absolu du mot ... etc, ... ou bien vous serez obligés d'en revenir à l'école confessionnelle que je définissais tout à l'heure .... » Et il concluait : " La loi ici n'a d'autre but que de déchristianiser la France. » Si, par l'introduction des « devoirs envers Dieu » dans l'enseignement moral, Jules Ferry et les rédacteurs du programme avaient espéré rassurer, calmer ou contenir l'opposition catholique, l'avertissement de Freppel ne leur laissait aucune illusion. Si, comme je crois assurément, ils avaient plutôt obéi à la fois à leurs propres préférences spiritualistes et au sentiment qu'elles étaient aussi celles de la majorité française, il reste hors de doute qu'ils sacrifiaient une minorité de familles et d'enfants et, dans une certaine mesure, prétendaient immobiliser la conscience nationale dans un spiritualisme traditionnel et conservateur. Conçu pourtant comme un facteur de conciliation nationale, ce spiritualisme divisait la France
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encore au moment même où le Parlement en débattait, et mettait le personnel enseignant dans une situation fausse dont il sortirait de lui-même bientôt. Quoi qu'on pense du législateur de 1882, de son audace ou de sa timidité, de sa clairvoyance ou de ses illusions, toute la question est pour nous de savoir présentement si ce régime scolaire est en harmonie avec les tendances de la France actuelle; et si non , dans quel sens et comment il faut l'amender. Avec le temps , une certaine confusion s'est établie dans les milieux officiels sur la conception de la neutralité scolaire telle que l'avaient entendue Jules Ferry et ses collaborateurs, et telle qu'elle est inscrite au programme de l'école publique présentement encore. Ceux qui survivent de cette génération novatrice, tel M. Ferdinand Buisson, savent à l'occasion rappeler aux ministres insuffisamment informés ce que voulut Ferry, c'est-à-dire la loi même de 1882. Il y a une façon de concevoir et de défendre la neutralité qui en réalité la modifie radicalement. On l'a bien vu encore au cours des discusssions qui se sont reproduites à la Chambre des députés du 15 mars au 21 juin 1913. M. Groussau posa cette simple question à M. Barthou, ministre de l'instruction publique : « La neutralité doit être l'application des promesses faites en 1882. On a·déclaré alors que l'enseignement des écoles publiques respecterait les sentiments religieux des familles et on inscrit dans le programme de morale les devoirs envers Dieu .... Je vous demande, monsieur le Président du Conseil , si vous entendez la neutralité scolaire comme l'indiquaient les auteurs de la loi de 1882, si vous appliquez leurs promesses et leur programme de morale. » Question nette et légitime. Que répondit le ministre? « Vous estimez que c'est respecter et pratiquer la neutralité scolaire que d'enseigner aux élèves les devoirs envers Dieu; j'estime que donner comme instructions aux instituteurs d'enseigner cette partie de l'enseignement religieux que l'on appelle les devoirs envers Dieu, ce serait, au contraire, le moyen le plus certain de violer la neutralité scolaire .... Il ne faut pas qu'on puisse conclure de mes déclarations qu'un instituteur aurait le droit de prononcer dans son école, dans sa chaire, des paroles dirigées soit contre l'existence de Dieu, soit contre telle religion déterminée 1 • » Ou bien M. Barthou n'était pas instruit des circonstances et des conditions dans lesquelles le chapitre des « devoirs envers Dieu» avait été rédigé en 1882-1883, ou bien, renseigné sûrement, c'est à Jules Ferry et aux rédacteurs du programme que s'adressait sa réponse, et non à M. Groussau.
1. Voir le Journal officiel du 12 juin 1913.
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M. Buisson , président de la Commission d'enseignement, ne manqua point de rappeler à la Chambre, au cours de la même séance, comment Ferry avait posé et résolu le problème des « devoirs envers Dieu. » Mais il n'a pu détruire l'impression laissée par la déclaration de M. Barthou. Le 9 août, dans le Manuel général de l'instruction primaire, qu'il dirige, M. Buisson est revenu sur la question : je crois utile de reproduire ici son article intégralement 1 • « A la suite des déclarations faites à la Chambre par M. le président du Conseil, ministre de !'Instruction publique, on nous demande s'il y a quelque chose de changé dans les programmes officiels de l'enseignement primaire public. « Nous répondons : non. Il y a seulement, et fort heureusement, une recommandation ministérielle de plus, répétant avec une netteté particulière la lettre et l'esprit des programmes de 1882 et 1887, toujours en vigueur. « Qu'a voulu M. Barthou? Couper court à une équivoque habilement imaginée. « Pour embarrasser l'instituteur, on prétendait lui faire croire que, ayant à parler des « devoirs envers Dieu », il aurait un minimum d'enseignement à donner sur « l'existence et les attributs de Dieu ,1. Or, c'est précisément ce que les textes lui interdisent de la façon la plus expresse. « Les textes sont formels. <t Sa mission, disent-ils , est bien déli~ mitée : il prend ces enfants, tels qu'ils lui viennent, avec leurs " idées et leur langage, avec les croyances qu'ils tiennent de la (( famille, et il n'a d'autre souci que de leur apprendre à en tirer ,, ce qu'elles contiennent de plus précieux au point de vue social: (( les préceptes d'une haute moralité... , ce culte général da bien , <( du beau, · du vrai, qui est aussi une forme et non la moins pure " du sentiment religieux. » (( Pour qu'aucune hésitation ne fût possible, c'est dans le corps même du programme officiel que Jules Ferry fit insérer une définition strictement limitative de ces mots : t( devoirs envers Dieu ». Cet enseignement, y est-il dit, SE BORNE A DEUX POINTS. - Lesquels? Voici la réponse textuelle : « D'abord, l'instituteur apprend à l'enfant à ne pas prononcer légè( rement le nom de Dieu, à environner de respect cette notion d'un ( (( Dieu, cause première, être parfait, même si elle lui est présentée (( sous des formes très différentes de celles de sa propre religion. tt Ensuite, et sans s'occuper des prescriptions spéciales aux « diverses communions, l'instituteur fait comprendre et sentir à
1. N• du 9 août i913 (Hachette) : Les • Devoirs envers Dieu •.
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l'enfant que le premier hommage qu'il doiL à la divinité, c'est l'obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa con« science et sa raison. » « Ces deux règles subsistent, elles subsisteront autant que l'école laïque. On en pourra modifier l'énoncé s'il prête à critique, mais on maintiendra le fond. « Sans doute l'instituteur ne donne pour base à . ses leçons de morale aucune doctrine confessionnelle, pas même celles qui se rapportent à l'idée de Dieu. Mais est-ce une raison pour qu'il paraisse en enseigner le mépris ? Au contraire. Les rédacteurs du programme ont pensé que la morale indépendante, plus qu'une autre, doit tenir à faire entrer dans l'éducation un élément de respect que nul libre penseur ne voudrait supprimer : - respect du sentiment religieux à travers la diversité des religions; - respect des systèmes et des symboles sous lesquels l'humanité a successivem ent exprimé sa conception de l'idéal ; - et, par suite, respect de toutes les convictions, même opposées aux nôtres; - respect enfin de la première de toutes les révélations , celle de la conscience et de la raison. « Pour s'élever contre ces prescriptions, il faudrait être atteint de l'espèce de rage ou de phobie que nous prêtent certains détracteurs de l'école laïque: ils se figurent que nous avons juré d'effacer le mot Dieu du dictionnaire et de monter si bien la garde autour de nos élèves qu'ils arriveront à l'âge d'homme sans l'avoir jamais vu ni entendu, ce mot, ou sans avoir jamais demandé ce qu'il peut bien signifier. « Du moment que cette ineptie est de leur cru et non du nôtre, qu'avons-nous à faire? - Exactement ce que dit M. Barthou après Jules Ferry : nous garder de donner à l'école primaire aucun enseignement dogmatique sur un suj et qu'il ne nous appartient pas de traiter. Mais, en témoignant les mêmes égards pour les croyances diverses de toutes les familles , prémunir leurs enfants contre l'esprit de moquerie, d'intolérance ou de haine, appliqué à une des idées qui ont joué le plus grand rôle dans la vie du genre humain. » Le commentaire est net, d'ailleurs habile : il reprend et retire ce que M. Barthou a concédé, à savoir qu'enseigner les « devoirs envers Dieu », c'est violer la neutralité.... Mais M. Buisson sait, mieux que personne, que la majorité du personnel enseignant, sinon la majorité du pays, pense sur ce point exactement com me M. Barthou pensait le jour où il cédait ainsi à la logique de la neu· tralité plus qu'à celle du législateur de 1882 1 • Une enquête impartiale établirait qu'en général les« devoirs envers
L Voir de même Je discours de Jaurès à la Chambre, le 31 janvier i9!0, en r éponse a ussi aux déclarations de M. Piou; voir notamment le passage relatif ÎI ln notion de Dieu.
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Dieu » ne sont pas enseignés dans nos écoles primaires, pour des raisons délicates, tirées du scrupule même qu'ont les maîtres d'observer la neutralité scolaire loyalement. Voilà le fait contemporain quelque opinion qu'on en ait. Cette transformation s'es t faite sans bruit et sans aucun scandale, dans les manuels mêmes que les maîtres mettent entre les mains de l'enfant, et dans leurs propres leçons. Bien vite, instituteurs et institutrices ont senti que, mal préparés à traiter cette partie du programme, exposés aussi aux interprétations malveillantes des familles, les croyantes et les libres penseuses, et soucieux toujours d'observer la neutralité scolaire à laquelle tout, dans l'école, les convie, ils ont laissé tomber ce chapitre, purement et simplement; et je plaindra:s celui qui verrait dans cette tradition déjà lointaine une profession de foi agressive d'athéisme ou d'irréligion. Un inspecteur primaire m'écrit : « J 'ai assisté à plusieurs leçons faites sur ce sujet par de bons maîtres. Voici, en quelques mots, ce que j'ai entendu développer : Tous les peuples, à toutes les époques de l'histoire, ont cru à l'existence d'un. ou de plusieurs êtres supérieurs, maîtres de tout et de tous; pour plaire à ces êtres, pour conjurer leur colère, on leur adresse des prières, on leur fait des sacrifices , on leur rend des hommages, etc. Au fur et à mesure que la civilisation s'est développée, la conception de l'être divin s'est épurée et aujourd'hui l'on considère Dieu comme le souverain bien, l'extrême justice et l'extrême bonté. Conséquence : tous ceux-là sont agréables à Dieu qui sont bons et justes. » Remarquons que, même dans ces leçons, il ne s'agit pas d'un enseignement de nos « devoirs envers Dieu »; c'est beaucoup plus une explication de l'idée de Dieu que l'exhortation à remplir des devoirs déterminés envers ce Dieu. Cela n'est plus, pour qui veut bien y regarder d'un peu près, le sens qu'attachait à cette partie du programme scolaire le rédacteur de :1882. La déclaration de M. Barthou, que j'ai citée plus haut, a fortifié les instituteurs dans le sentiment que ce chapitre, au demeurant très délicat à traiter, n'est pas conciliable avec la neutralité scolaire; d'autres s'en sont trouvés gênés, et, depuis, mal à l'aise pour enseigner les devoirs envers Dieu là où ils le faisaient encore. Un instituteur écrit : « J'enseigne les devoirs envers Dieu, afin de me conformer au programme officiel. Mais, personnellement, je ne verrais aucun inconvénient à la suppression de ce chapitre puisqu'il est bien entendu que, dans notre esprit, Dieu, c'est le Bien absolu vers lequel concourent toutes les leçons de morale. » Mais voici l'avis d'un autre : « Je n'enseigne plus les « devoirs envers Dieu » depuis l'application de la loi de séparation ». Et cet autre jugement :
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l'enfant que le premier hommage qu'il doil à la divinité, c'est l'obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa con« science et sa raison. » « Ces deux règles subsistent, elles subsisteront autant que l'école laïque. On en pourra modifier l'énoncé s'il prête à critique, mais on maintiendra le fond. « Sans doute l'instituteur ne donne pour base à . ses leçons de morale aucune doctrine confessionnelle, pas même celles qui se rapportent à l'idée de Dieu. Mais est-ce une 'raison pour qu'il paraisse en enseigner le mépris? Au contraire. Les rédacteurs du programme ont pensé que la morale indépendante, plus qu'une autre, doit tenir à faire entrer dans l'éducation un élément de respect que nul libre penseur ne voudrait supprimer : - respect du sentiment religieux a travers la diversité des religions; - respect des systèmes et des symboles sous lesquels l'humanité a successivement exprimé sa con· ception de l'idéal; - et, par suite, respect de toutes les convictions, même opposées aux nôtres; - respect enfin de la première de toutes les révélations, celle de la conscience et de la raison. « Pour s'élever contre ces prescriptions, il faudrait être atteint de !'espèce de rage ou de phobie que nous prêtent certains détracteurs de l'école laïque: ils se figurent que nous avons juré d'effacer le mot Dieu du dictionnaire et de monter si bien la garde autour de nos élèves qu'ils arriveront à l'âge d'homme sans l'avoir jamais vu ni entendu, ce mot, ou sans avoir jamais demandé ce qu'il peut bien signifier. « Du moment que cette ineptie est de leur cru et non du nôtre, qu'avons-nous à faire? - Exactement ce que dit M. Barthou après Jules Ferry : nous garder de donner à l'école primaire aucun enseignement dogmatique sur un sujet qu'il ne nous appartient pas de traiter. Mais, en témoignant les mêmes égards pour les croyances diverses de toutes les familles, prémunir leurs enfants contre l'esprit de moquerie, d'intolérance ou de haine, appliqué à une des idées qui ont joué Je plus grand rôle dans la vie du genre humain. » Le commentaire est net, d'ailleurs habile : il reprend et retire ce que M. Barthou a concédé, à savoir qu'enseigner les << devoirs envers Dieu », c'est violer la n eutralité .... Mais M. Buisson sait, mieux que personne, que la majorité du personnel enseignant, sinon la majorité du pays, pense sur ce point exactement comme M. Barthou pensait le jour où il cédait ainsi à la logique de la neutralité plus qu'à celle du législateur de 1.882 1 • Une enquête impartiale établirait qu'en général les« devoirs envers
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L Voir de même le discours de Jaurès à la Chambre, le 21 janvier i910, en réponse au ssi aux déclarations de M. Piou; voir notamment le passage relatif il ln notion de Dieu.
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Dieu » ne sont pas enseignés dans nos écoles primaires, pour des raisons délicates, tirées du scrupule même qu'ont les maîtres d'observer la neutralité scolaire loyalement. Voilà le fait contemporain quelque opinion qu'on en ait. Cette transformation s'est faite sans bruit et sans aucun scandale, dans les manuels mêmes que les maîtres mettent entre les mains de l'enfant, et dans leurs propres leçons. Bien vite, instituteurs et institutrices ont senti que, mal préparés à traiter cette partie du programme, exposés aussi aux interprétations malveillantes des familles, les croyantes et les libres penseuses, et soucieux toujours d'observer la neutralité scolaire à laquelle tout, dans l'école, les convie, ils ont laissé tomber ce chapitre, purement et simplement; et je plaindra: s celui qui verrait dans cette tradition déjà lointaine une profession de foi agressive d'athéisme ou d'irréligion. Un inspecteur primaire m'écrit : « J'ai assisté à plusieurs leçons faites sur ce sujet par de bons maîtres. Voici, en quelques mots, ce que j'ai entendu développer : Tous les peuples, à toutes les époques de l'histoire, ont cru à l'existence d'un. ou de plusieurs êtres supérieurs, maîtres de tout et de tous; pour plaire à ces ètres, pour conjurer leur colère, on leur adresse des prières, on leur fait des sacrifices, on leur rend des hommages, etc. Au fur et à mesure que la civilisation s'est développée, la conception de l'être divin s'est épurée et aujourd'hui l'on considère Dieu comme le souverain bien, l'extrême justice et l'extrême bonté. Conséquence : tous ceux-là sont· agréables à Dieu qui sont bons et justes. )) Remarquons que, même dans ces leçons, il ne s'agit pas d'un enseignement de nos « devoirs envers Dieu )) ; c'est beaucoup plus une explication de l'idée de Dieu que l'exhortation à remplir des devoirs déterminés envers ce Dieu. Cela n'est plus, pour qui veut bien y regarder d'un peu près, le sens qu'attachait à cette partie du programme scolaire le rédacteur de 1882. La déclaration de M. Barthou, que j'ai citée plus haut, a fortifié les instituteurs dans le sentiment que ce chapitre, au demeurant très délicat à traiter, n'est pas conciliable avec la neutralité scolaire; d'autres s'en sont trouvés gênés, et, depuis, mal à l'aise pour enseigner les devoirs envers Dieu là où ils le faisaient encore. Un instituteur écrit : << J'enseigne les devoirs envers Dieu, afin de me conformer au programme officiel. Mais, personnellement, je ne verrais aucun inconvénient à la suppression de ce chapitre puisqu'il est bien entendu que, dans notre esprit, Dieu, c'est le Bien absolu vers lequel concourent toutes les leçons de morale. )) Mais voici l'avis d'un autre :· « Je n'enseigne plus les « devoirs envers Dieu)) depuis l'application de la loi de séparation )). Et cet autre jugement :
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« Par mesure de prudence, nous n'abordons pas cette question : nous pourrions blesser les convictions de quelques élèves, fils d'ouvriers franchement libres penseurs ». Voici qui est franc aussi : « Nous ne parlons pas des, devoirs envers Dieu, car notre cours ayant pour but d'inspirer ~ l'enfant la pratique du bien parce que c'est le bien, nous estimons qu'il n'a pas besoin d'avoir pour couronnement l'étude des« devoirs envers Dieu». D'ailleurs, le prêtre est tout désigné pour cela. >) Un maître commente comme suit ces devoirs à ses élèves. « Toutes les sanctions dont je viens de vous parler sont imparfaites et insuffisantes. Donc il n'y a pas en cette vie un accord parfait entre la vertu et le bonheur : d'où la croyance à une sanction vraime~t équitable et réparatrice qui interviendrait dans une vie future, distribuée à nos âmes immortelles par un juge infaillible. » Un instituteur écrit : « Dans Dieu, je fais considérer le créateur, l'être parfait, idéal, dont l'œuvre est trop admirable pour ne pas attirer notre respect. Toute idée dogmatique est bannie de mon enseignement, essentiellement laïque et libre de tout principe confessionnel. » D'autres maîtres confient leurs craintes, leur incompétence, leur indécision, leur manque de convictions aussi . « Nous avons cru plus sage de ne pas nous aventurer sur ce terrain délicat. Loin de nous la pensée de supprimer de parti pris tout ce qui, de près ou de loin, peut se rapporter à ce sujet et toucher, plus ou moins directement, à ce qui est du domaine habituel des religions. Si, au cours d'un devoir ou d'une lecture, l'occasion se présente de fournir une explication, nous le faisons avec la prudence et la réserve recommandées par les instructions officielles. Mais nous ne faisons pas de leçon spéciale. » Dans certaines écoles, le chapitre des « devoirs envers Dieu » est remplacé par une ou plusieurs leçons sur << les croyances religieuses». Voici, un résumé, à titre d'exemple , de deux leçons ainsi conçues: « i Tous les peuples, non tous les hommes, ont des croyances sur l'au-delà. Ces croyances forment les religions . Toutes croient être l'émanation de la vérité. L'homme croyant, quelle que soit sa religion, et l'homme incroyant sont respectables s'ils sont honnêtes. « 2° Toutes les religions enseignent l'existence d'un Être _suprême. Toutes lui rendent hommage par des cultes différents et des cérémonies diverses. « Le catholique, le musulman, le juif, le bouddhiste, 1e libre penseur et l'athée sont également estimables, s'ils s'efforcent de faire le bien et s'ils évitent toujours le mal. » Nous voici loin, convenons-en, de la pensée du législateur de 1882. Et qui parlerait aujourd'hui d'un enseignement, véritable et
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proprement dit, de devoirs envers Dieu? Ou bien on les a tus; ou bien on substitue à ce chapitre des considérations plus ou moins autorisées et claires sur les croyances humaines, les religions, les cultes; ou bien on ne dit rien de tout cela. Que faire? Imposer aux instituteurs et aux institutrices !'applications stricte du programmè officiel? Mais ce sont la plupart des familles qui protesteraient I Croyants ou libres penseurs s'accordent plutôt aujourd'hui sur la nécessité de faire le silence, à l'école, SUT toutes ces questions. Supprimer purement et simplement le chapitre des « devoirs envers Dieu » du programme officiel lui-même? Mais quelle lacune pourtant, dans notre éducation publique, si à aucun moment l'instituteur n'instruit l'enfant au moins de la diversité des croyances humaines et de la foi en Dieu, . qui anime tant d'hommes encore! Laissera-t-on toute latitude au maître qui, selon ses convictions, selon les nécessités locales, selon ses élèves, à son gré, traiterait ou ne traiterait point le chapitre des ,, devoirs envers Dieu »? Mais il n'y aurait plus d'enseignement moral vraiment national et public; et qui ne voit que cette solution implique aussi pour le maître le droit d'intervenir de sa personne, peut-être indiscrètement, ou pour ou contre, dans ces leçons d'ordre si délicat? Le problème veut être examiné sans passion. Je ne le crois point insoluble. Il me paraît en effet inacceptable de prendre pour règle pratique les dispositions personnelles, religieuses ou philosophiques, des instituteurs et des institutrices. Que J. Ferry ait eu ce souci vers 1880, c'était en un sens sagesse politique et ménagement; mais ce point de vue ne peut être celui du législateur de 1.915. Voyez déjà l'équivoque. Décider que Dieu et les devoirs envers Dieu seraient enseignés même sommairement, par voie d'affirmation, sans discussion , ni démonstration, ni critique, c'était ipso facto exclure moralement de l'école l'instituteur et l'institutrice athées. On ne peut exiger d'un athée qu'il enseigne sérieusement, gravement, la notion théiste, qu'il n'accepte point pour lui-même, ni pour ses enfants, et qui peut-être lui paraît erronée, sinon périlleuse, pour la conscience individuelle et la moralité sociale. Ou bien c'est qu'on admet que l'enseignement des devoirs envers Dieu n'est qu'une sorte de formalité : tout ce que nous avons appris, de la bouche même de J. Ferry, prouve au contraire que les rédacteurs du programme spiritualiste étaient très sincères; ils souhaitaient que ces devoirs fussent enseignés scrupuleusement. A tout le moins, il paraît très désirable que le maître chargé d'un tel enseignement soit lui-même spiritualiste convaincu. Dès lors,
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pourquoi le Sénat rejeta-t-il, dans sa séance du 3i mars i886, l'amendement suivant, déposé par un membre de la droite, M. de Gavardie: « Ne pourra exercer les fonctions d'instituteur quiconque aura fait profession publique d'athéisme »? Était-ce simplement pour ne point donner satisfaction à une intervention, trop intéressée, de l'opposition catholique? Le principe d'une instruction morale obligatoirement spiritualiste exclut le maître athée, entendez l'athée notoire, conscient, avoué, s'il n'a pas la loyauté de s'exclure de luimême ; et moralement au moins l'État a le droit, disons le devoir, de s'assurer que les instituteurs professent le spiritualisme que l'école publique a mission d'enseigner. Sinon, quelles contradictions et quell e comédie! Et qu'attendre de leçons ainsi conçues et données? Eu choisissant la doctrine spiritualiste, soit qu'il la considérât comme conforme à " l'immense majorité » des Français et des maîtres, soit qu'il l'estimât plus propre à favoriser la moralité publique, le législateur de i882 prenait l'engagement tacite, d'ailleurs sans y bien songer, d'entretenir dans le personnel enseignant la tradition spiritualiste et théiste au nom de laquelle Ferry et le Conseil supérieur de l'instruction publique avaient inscrit au programme les « devoirs envers Dieu 1 » . Et les préférences de l'administration universitaire, elle-même ramenée par devoir et par fonction au statut scolaire de i882, iraient naturellement aux instituteurs qui, enseignant en effet les devoirs envers Dieu, le font avec leur pensée et tout leur cœur. « Il ne faut pas parler de Dieu, dit Michelet, ou en parler clairement. Telle est la force féconde de ce seul nom que, mal dit, il sera horriblement fécond de maux et d'erreurs 2 • >> Or, l'instituteur - on le lui a dit - n 'a pas à donner de notions sur Dieu, à expliquer ce que ce nom à la fois doux et redoutable implique d'idées communes et de formes diverses; il enseigne : i Dieu existe; 2° et voici vos devoirs envers Dieu. Quelle valeur et quel intérêt un tel enseignement peut-il bien présenter si le maître n'est lui-même convaincu, ou pour des enfants que leur famille a élevés en dehors des Églises et sans Dieu? On pense atténuer cette équivoque, lever cette contradiction en ramenant le chapitre des devoirs envers Dieu à un très modeste objet. M. Ferdinand Buisson, par exemple, a écrit à la suite des longues discussions parlementaires sur la neutralité en i9i0 : « Et la question tant controversée des devoirs envers Dieu? Tous nos lecteurs savent à quels termes se réduisait ce fameux article du
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i. J'ai montré plus haut que des hommes comme Lichtenberger et Jacoulet l'entendaient ainsi. 2. Histoire de la Révolution, II, p. 378.
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programme. Il était interdit à l'instituteur de faire un cours sur la nature et les attributs de Dieu. Le programme limitait à deux points exclusifs cet enseignement : 1. le respect de l'idée de Dieu sous quelque forme qu'elle se présente; 2° la recherche des lois de Dieu par la conscience et la raison. » Sans doute : mais cet effort même démontre que la croyance en Dieu est d'abord familière à l'enfant; et plus le maître s'ingénie à ne point entrer dans une discussion sur l'existence de Dieu, plus il semble prendre Dieu comme un fait qui, au cœur même de l'institution scolaire, échappe à toute critique comme à toute curiosité et à tout scepticisme. Est-ce libéral? Est-ce enseignement républicain? En fin de compte, et abstraction faite de cette constatation même, quelle efficacité peut-on espérer d'un enseignement ainsi réduit et limité, qu'on restreint, qu'on humilie, pour défendre plus à l'aise son droit même d'exister? Enseignement sans substance, sans couleur, inutile sans doute, même si le maître et si les élèves sont des croyants, familiarisés ailleurs avec la divinité par les pratiques d'un culte confessionnel; et si ce maître, ces élèves ne sont ni croyants ni adeptes d'une église, leçons plus vaines encore, de toute évidence. Sans parler du risque qu'il y a toujours, dans une école élémentaire, à parler de Dieu dans de telles conditions. Intolérant encore dans son critère, sans vertu dans ses effets pédagogiques en tous les cas, ou trop ambitieux dans son dessein , ou trop modeste en son programme, quel crédit reste-t-il aujourd'hui à cet enseignement des « devoirs envers Dieu » là où l'école publique ne l'a pas encore abandonné? Il est permis d'écrire que ce spiritualisme scolaire n'est plus adapté à la conscience française : la majorité spiritualiste - qu'il s'agisse des familles ou qu'il s'agisse des instituteurs - sur laquelle Ferry et ses collaborateurs ont fondé l'école neutre de 1.882 a cessé d'être« l'immense majorité ». Les uns s'en affligent et s'en irritent; d'autres s'en sont félicités , la plupart s'en accommodent, plutôt indiITércnts ou distraits. C'est le fait même , non l'attitude, qui importe quand on éprouve la convenance de l'éducation publique au pays . La séparation de l'État et des Églises a consommé la rupture d'une tradition religieuse et philosophique officielle, avec le consentement de « l'immense majorité » des Français : indication décisive , et fait nouveau dont nous ne voyons pas encore toutes les conséquences scolaires. Le régime concordataire imposait à la France, en bonne logique, une certaine conception de l'éducation publique quant aux problèmes de la conscience religieuse. La dénonciation du Concordat implique plus d'aisance, de liberté, d'indépendance dans
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la vie scolaire publique. Soit que la préoccupation de Dieu et du divin ait perdu de son intérêt et de sa puissance chez-nous, soit plutôt que la nation républicaine n'en fasse plus dépendre la moralité, privée ou sociale, on peut hardiment affirmer que la France verra sans surprise ni appréhension - ne le réclame-t-elle point déjà clairement? - l'école publique, au degré primaire obligatoire, instituer une instruction morale dont les « devoirs envers Dieu )) ne soient plus le couronnement. Est-ce progrès? Est-ce déchéance? Affaire de point de vue; mais le droit de la nation républicaine à reviser ses institutions scolaires et à se donner une éducation qui lui agrée n'est point contestable. Je ne crains pas que l'esprit humain, pour parler comme Jaurès à la Chambre le 21. janvier 1.91.0, perde << l'habitude des hauteurs ». Répondant à l'accusation d'athéisme que M. Piou venait de formuler contre les écoles primaires, Jaurès disait : « Est-ce que vous avez beaucoup cru, est-ce que vous pourriez croire à la vertu éducatrice de ce Dieu de transition, de ce Dieu centre gauche ... ». Le mot est un peu sévère, mais joli. Dieu de transition: Jules Ferry, je l'ai montré, prévoyait lui-même - je ne dis point acceptait sans répugnance ni inquiétude - une évolution dans le sens d'une critique plus hardie; mais ses collaborateurs s'en accommodaient encore moins que lui. Et quand Jaurès ajoutait : cc C'était une sorte de compromis entre le Dieu des chrétiens qu'on ne voulait pas maintenir et le Dieu plus hardi du panthéisme et du monisme qu'on n'osait pas introduire », ce jugement est inexact en ce qui concerne les collaborateurs de Jules Ferry et l'administration universitaire qu'ils inspirèrent en 1.882. La neutralité de 1.882 n'était point cela essentiellement. Aussi ne puis-je davantage suivre Jaurès quand il ajoutait, à la même séance : « Les instituteurs ont eu le sentiment, ils ont eu l'instinct qu'il y avait là une sorte de transition politique - oh! pratiquée de très bonne foi 1 - Ils se sont bien rendu compte que ni Paul Bert, ni Ferry, qui étaient des positivistes, ne pouvaient introduire Dieu avec beaucoup de ferveur; et ils ont eu assez de respect pour Dieu pour ne pas pratiquer seulement envers lui les devoirs de politesse. )) Si le personnel enseignant a en effet ce sentiment, cet instinct, Ferry et ses amis portent la grave responsabilité d'une équivoque et, dans une certaine mesure, d'une improbité. Mais ce n'est point là le sentiment de l'immense majorité des maîtres : ils ont spontanément élargi et complété la notion d'une neutralité que les réformateurs de 1.882 n'avaient ni voulu ni osé faire complète. Personne ne s'y est trompé. Non, je n'approuve point, et le déclare fermement, que le législa·
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teur de 1882 et les rédacteurs du programme d'enseignement moral aient fondé l'introduction du spiritualisme à l'école publique, pourtant neutre, sur les dispositions spiritualistes du personnel enseignant, et s'en soient remis à lui du soin de préparer la transition dans le sens d'une évolution plus audacieuse. A aucun moment une nation républicaine ne peut laisser ses instituteurs décider euxmêmes de ce que sera l'organisation scolaire, la tendance de l'école publique et l'âme de ses leçons. L'instituteur républicain est et reste, dans des conditions et avec des garanties personnelles à bien définir, le serviteur de la nation républicaine. Je suis convaincu que le parti républicain de 1880, avec lequel J. Ferry avait à compter, nourrissait plutôt l'espérance un peu naïve d'arrêter à ce spiritualisme non confessionnel, mais théiste, l'évolution de la pensée française. La conscience publique a pourtant évolué : une fois de plus s'est révélée l'impuissance des lois à fixer l'âme d'un peuple au deJà de quelques années. La presse réactionnaire a fait, ne cesse de faire grand état d'une campagne de quelques instituteuts, à Paris par exemple, et aussi de la Ligue de l'Enseignement , contre tous les manuels scolaires qui affirmaient, conformément aux programmes de 1882, Dieu et les devoirs envers Dieu. De même elle a fort malmené, mi-railleuse e.t mi-indignée, plus prompte à maudire qu'à comprendre l'intention tolérante, le très modeste petit volume où, en 1904, j'ai noté quelques réflexions sur ce sujet, quelques propo. sitions très sincères et que je croyais, que je crois encore, très pratiques 1 • Il est possible que dans leur zèle à expurger les manuels tout à coup, et publiquement, des éditeurs ou des auteurs aient aussi montré un empressement puéril et peu digne, et, pour reprendre un mot judicieux de Jaurès , donné l'exemple de« polémiques subalternes» . Mais s'il est facile de signaler quelques exagérations çà et là, il serait plus équitable de dire à quels mobiles supérieurs, à quel fier souci de véritable neutralité obéissaient la Ligue de l'Enseignement et quelques universitaires généreux. Il y a là des scrupules honorables, que certain parti ne veut pas sentir; et le parti républicain a suivi ces efforts avec attention, sentant bien qu'il y avait quelque chose à changer, à parfaire dans nos écoles primaires. A son XXI• Congrès national, tenu à Caen en 1901, la Ligue de l'Enseignement consacra à cette grave question une étude très attentive 2 • M. Berthonneau, inspecteur primaire, avait proposé le vœu suivant : « Qu'il soit ajouté au programme officiel de l'éducation morale, et
1- Vidée de Dieu et l'éducation rationnelle, avec préface de M. Ferdinand Buisson (Lyon, 8torck). 2. Voir le Bulletin de la Ligue d'octobre-novembre 1901, n• 196.
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au chapitre des devoirs envers Dieu, un paragraphe sur l'histoire sommaire des religions. » La commission en discuta vivement. Elle entendit la lecture d'une lettre de M. Aulard, dont je reproduis un passage intéressant : « Pourquoi ne pas demander franchement la suppression de ce chapitre? Est-ce pour empêcher nos adversaires de dire de l'école laïque que c'est une école athée? Ils le disent déjà : ils ne le diront pas plus. Laissons-les déblatérer. Soyons respectueux pour ceux qui, penseurs libres ou sectateurs des diverses religions, prient Dieu, se sentent des devoirs envers lui, et font de la croyance à son existence le principe de leur morale. Ne nous figurons pas que quiconque emploie ce mot de Dieu soit par cela même un rétrograde, un ennemi de la raison. Soyons, en cette matière comme en toute, des hommes de liberté. Mais n'introduisons pas dans l'école une croyance qui nous divise, et qu'il n'est plus possible d'inscrire dans la liste des vérités rationnelles 1 • » La commission proposa donc ce vœu: « que le chapitre des devoirs envers Dieu soit supprimé dans le programme officiel, et qu'on y substitue, dans ceux des écoles normales, des notions sommaires d'histoire des religions». La différence entre la proposition Berthonneau et celle de la commission était considérable. M. Goblot consacra un magistral rapport aux deux propositions. On n'a jamais mieux dit le sens du chapitre des devoirs envers Dieu et la nécessité de réformer, sur ce point capital, l'enseignement primaire public 2. Voici le vœu que vota le Congrès, entre autres propositions en vue d'assurer enfin la neutralité et l'indépendance, au point de vue religieux, des instituteurs et des institutrices : « Considérant que toute la substance d'un chapitre sur les devoirs envers Dieu se trouve déjà dans les autres chapitres d'un cours de morale ; << Considérant en outre que, dans la pratique de l'enseignement , l'exposé de ces devoirs court grand risque de perdre souvent le caractère élevé et l'interprétation large qu'il conviendrait de lui donner; « Le Congrès émet le vœu que le chapitre des devoirs envers Dieu soit supprimé dans les programmes officiels el qu'on y substitue, dans ceux des écoles normales, des notions sommaires d'histoire de religions. » De leur côté, les Amicales d'instituteurs, aux Congrès de Bordeaux et de Marseille, formulaient les mêmes vœux. Puisque J. Ferry, vers :1880, avait tenu grand compte des sentiments spiritualistes du personnel enseignant, nul doute que, vivant encore, il se fût très ému
1. Bulletin précité, p. 732. 2. Bulletin précité, p. 731 et suiv.
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de ces revendications d'associations corporatives déjà bien organisées et conscientes de leurs aspirations. Partout un vif désir d'élargir la notion de neutralité, de laïciser en effet un domaine scolaire resté tributaire des Églises en quelque mesure, et d'inviter la nation souveraine à reviser le statut de l'école publique. Incertitude générale et malaise. J'ai montré précédemment les inévitables conséquences d'une telle situation; je les rappelais à Londres, en i908, au premier Congrès international pour l'éducation morale 1 , et présentais au Congrès le vœu suivant : L 'administra/ion universitaire instituera une école publique qui ait mission d'unir le croyant et le non-croyant, le spiritualiste el le matérialiste, le théiste et l'athée dans une mlme foi au Beau, au Vrai, au Bien, en développant en eux des notions morales purement laïques, indépendantes de toute hypothèse religieuse ou irréligieuse.Je commentais ainsi ce vœu. « Il n'est inspiré par aucune passion sectaire; il procède au contraire d'un plus vif souci des droits de la conscience; il tend à libérer dans une collectivité devenue plus juste les derniers proscrits; il est dans la logique de l'institution démocratique; il est dans le sens des aspirations du présent. « L'administration universitaire française est entrée dans cette voie en 1905 : le programme des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices ne comporte plus l'enseignement de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu. « On ne peut demander plus longtemps aux instituteurs d'enseigner à l'école publique ce que l'école normale ne croit plus devoir enseigner. « Et c'est quand l'école publique sera sans Dieu - ni pour ni contre Dieu - qu'elle apparaîtra comme l'école de la tolérance, conciliant dans le culte du Devoir et de l'idéal tous ceux qui, religieux ou irréligieux, considèrent comme le premier des biens la liberté de penser et d'exprimer leur pensée; comme la première des obligations, la sincérité; comme la condition même du progrès moral, le respect dû à l'enfance. » C'est un député de l'opposition catholique, M. Piou, qui, après avoir montré ·l'évolution de l'esprit de notre enseignement moral public depuis 1882 - en la vérifiant sur la vie même de M. Payot, alors recteur, depuis sa thèse de doctorat De la Croyance jusqu'à ses derniers ouvrages, par exemple La morale à l'école - prot. Voir le volume des rapports préalables : Papers on moral education, communications en français, en anglais ou en allemand (Londres, David Nutt, 1908); voir ma communication : l'enseignement moral d l'école publique (1° la réforme de 1882; 2° de quelques conséquences; 3° progrès nécessaire), p. 196 et suiv.
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au chapitre des devoirs envers Dieu, un paragraphe sur l'histoire sommaire des religions. » La commission en discuta vivement. Elle entendit la lecture d'une lettre de M. Aulard, dont je reproduis un passage intéressant : « Pourquoi ne pas demander franchement la suppression de ce chapitre? Est-ce pour empêcher nos adversaires de dire de l'école laïque que c'est une école athée? Ils le disent déja : ils ne le diront pas plus. Laissons-les déblatérer. Soyons respectueux pour ceux qui, penseurs libres ou sectateurs des diverses religions, prient Dieu, se sentent des devoirs envers lui, et font de la croyance à son existence le principe de leur morale. Ne nous figurons pas que quiconque emploie ce mot de Dieu soit par cela même un rétrograde, un ennemi de la raison. Soyons, en cette matière comme en toute, des hommes de liberté. Mais n'introduisons pas dans l'école une croyance qui nous divise, et qu'il n'est plus possible d'inscrire dans la liste des vérités rationnelles 1 • » La commission proposa donc ce vœu: « que le chapitre des devoirs envers Dieu soit supprimé dans le programme officiel, et qu'on y substitue, dans ceux des écoles normales, des notions sommaires d'histoire des religions». La différence entre la proposition Berthonneau et celle de la commission était considérable. M. Goblot consacra un magistral rapport aux deux propositions. On n'a jamais mieux dit le sens du chapitre des devoirs envers Dieu et la nécessité de réformer, sur ce point capital, l'enseignement primaire public 2• Voici le vœu que vota le Congrès, entre autres propositions en vue d'assurer enfin la neutralité et l'indépendance, au point de vue religieux, des instituteurs et des institutrices : « Considérant que toute la substance d'un chapitre sur les devoirs envers Dieu se trouve déjà dans les autres chapitres d'un cours de morale; « Considérant en outre que, dans la pratique de l'enseignement , l'exposé de ces devoirs court grand risque de perdre souvent le caractère éle,vé et l'interprétation large qu'il conviendrait de lui donner; « Le Congrès émet le vœu que le chapitre des devoirs envers Dieu soit supprimé dans les programmes officiels el qu'on y substitue, dans ceux des écoles normales, des notions sommaires d'histoire de religions. » De leur côté, les Amicales d'instituteurs, aux Congrès de Bordeaux et de Marseille, formulaient les mêmes vœux. Puisque J. Ferry, vers :1880, avait tenu grand compte des sentiments spiritualistes du personnel enseignant, nul doute que, vivant encore, il se fût très ému
1. Bulletin précité, p. 732. 2. Bulletin précité, p. 731 et suiv.
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de ces revendications d'associations corporatives déjà bien organisées et conscientes de leurs aspirations. Partout un vif désir d'élargir la notion de neutralité, de laïciser en effet un domaine scolaire resté tributaire des Églises en quelque mesure, et d'inviter la nation souveraine à reviser le statut de l'école publique. Incertitude générale et malaise. J'ai montré précédemment les inévitables conséquences d'une telle situation; je les rappelais à Londres, en 1908, au premier Congrès international pour l'éducation morale 1, et présentais au Congrès le vœu suivant : L'administration universitaire instituera une école publique qui ail mission d'unir le croyant et le non-croyant, le spiritualiste el le matérialiste, le théiste et l'athée dans une même foi au Beau, au Vrai, au Bien, en développant en eux des notions morales purement laïques, indépendantes de toute hypothèse religieuse ou irréligieuse. Je commentais ainsi ce vœu. « Il n'est inspiré par aucune passion sectaire; il procède au contraire d'un plus vif souci des droits de la conscience; il tend à libérer dans une collectivité devenue plus juste les derniers proscrits ; il est dans la logique de l'institution démocratique ; il est dans le sens des aspirations du présent. « L'administration universitaire française est entrée dans cette voie en 1905 : le programme des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices ne comporte plus l'enseignement de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu. « On ne peut demander plus longtemps aux instituteurs d'enseigner à l'école publique ce que l'école normale ne croit plus devoir enseigner. « Et c'est quand l'école publique sera sans Dieu - ni pour ni contre Dieu - qu'elle apparaîtra comme l'école de la tolérance, conciliant dans le culte du Devoir et de l'Idéal tous ceux qui, religieux ou irréligieux, considèrent comme le premier des biens la liberté de penser et d'exprimer leur pensée; comme la première des obligations, la sincérité; comme la condition même du progrès moral, le respect dû à l'enfance. » C'est un député de l'opposition catholique, M. Piou, qui, après avoir montré 'l'évolution de l'esprit de notre enseignement moral public depuis 1882 - en la vérifiant sur la vie même de M. Payot, alors recteur, depuis sa thèse de doctorat De la Croyance jusqu'à ses derniers ouvrages, par exemple La morale à l'école - pro1. Voir le volume des rapports préalables : Papers on moral education, communications en français, en anglais ou en allemand (Londres, David Nutt, 1908); voir ma communication : l'enseignement moral à l'école publique (1° la réforme de 1882; 2° de quelques conséquences; 3° progrès nécessaire), p. 196 et suiv.
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posait l'irréfutable dilemme: ou bien i_ faut appliquer strictement les l programmes de 1882 et observer la neutralité spiritualiste telle que Ferry l'a définie; ou bien abroger cette neutralité et, sur ce point, refaire les programmes de l'enseignement primaire public. Il est évident qu'on ne saurait plus exiger aujourd'hui de la nation française l'application stricte du statut scolaire de 1882 en ce qui touche à l'instruction morale. Il n'y a pas de solution intermédiaire; et il n'est pour un peuple républicain ni digne ni prévoyant d'entretenir un malaise aussi avoué, de prolonger une situation scolaire à ce point incertaine. Ou bien le programme de 1882, jusqu'à revision légale, sera mis en vigueur partout et intégralement : qui donc oserait présentement conseiller une telle initiative, ou la prendre? Ou bien la tolérance administrative s'affirmera en un principe légal, régulièrement proclamé; et l'enseignement public, prenant conscience de toute sa responsabilité dans toute la clarté de son programme comme de ses ressources, renonçant enfin à des appuis d'ordre métaphysique ou religieux, voudra se suffire par ses seuls moyens 1 •
1. « C'est une grande révolution que la France tentait par la loi sur la laïcité : pour la première fois dans l'bisLoire, un peuple renon ce à l'apparent appui de la religion positive et ne s'adresse, pour faire l'éducaLion des jeunes générations, qu'à l'expérience et à la raison . • Voir l'article de M. Paul Lapie, directeur de l'enseignement primaire, sur La Science de l'éducation, dans la Science français e (Tome I}, paru à l'occasion de !'Exposition universelle et internationale de San Francisco, p. 6' (Larousse, 1915).
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L'ÉCOLE LAIQUE ET LE SENTIMENT RELIGIEUX
L'école publique ne retiendra-t-elle point, dans son programme d'instruction morale, un minimum de religion au moins par souci d'efficacité et de résultats pratiques? Cette discussion est nécessaire; et pourtant elle semble vaine, parce que le mot de religion , dès qu'on l'emploie en pédagogie, est vague, pour ainsi dire inconsistant. En apparence, il suffit à concerter les hommes les plus divers quant à leurs préférences religieuses et aux pratiques cultuelles; mais le mot même dont ils se réclament, par exemple pour faire front contre les partis irréligieux, en réalité les découvre souvent antagonistes. Préoccupés, on l'a vu , de libérer l'éducation publique de toute autorité confessionnelle et, par la force des choses, particulièrement de l'autorité catholique, Ferry et ses collaborateurs, au ministère comme au Parlement, étaient bien résolus à ne rien laisser subsister de la souveraineté cléricale sur l'école de la nation : cette volonté s'affirme dans tous les débats parlementaires sur la laïcité. Partisan ou non de cette laïcité, nul Français ne met en doute le persévérant desssein de Jules Ferry et de la majorité républicaine. Au Sénat, le 2 juillet 1881, Delsol proposait déjà 1 par voie d'amendement, d'inscrire à l'article premier de la loi en discussion ces mots : morale religieuse. Ferry combattit cet amendement; car comment définir cette morale religieuse? Ne voit-on pas le risque, le péril des interprétations diverses au gré des partis et de leurs espérances? Et n'était-ce point rouvrir la porte à la morale confessionnelle? Citant Jules Simon lui-même, Ferry disait : « La morale religieuse n'est pas la morale d'une religion déterminée, mais la morale du sentiment religieux ». Oui, mais qu'est-ce donc que le sentiment religieux? La loi ne pouvait ni prendre parti en de tels débats, ni les imposer en accueillant des termes d'une si redoutable imprécision; mais les
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fondateurs de l'école laïque ne concevaient point qu'une éducation publique fût libérée tout à fait de la tradition religieuse. Prudents à écarter d'un texte de loi tout ce qui, dans l'application scolaire, eût remis en question les principes de laïcité et de neutralité, ils estimaient devoir soit dans les programmes, soit dans leurs déclarations au Parlement, je ne dirai pas faire les concessions qu'on leur demandait, mais maintenir à l'école nouvelle un peu de l'atmosphère religieuse de l'ancienne. Les plus hardis de ces laïcisateurs, exception faite d'une petite minorité plus radicale, restaient convaincus que la discipline religieuse, c'est-à-dire une méthode pédagogique qu'inspire la religion si peu que ce soit, confère à l'éducation une dignité supérieure, au moins une valeur plus grande quant aux résultats. Beaucoup de Français, d'ailleurs républicains très sûrs, partagent encore cette conviction; et si notre génération a dépassé le pointde vue de 1882, qu'elle le comprenne tout d'abord avant de le juger! Pour Ferry et les républicains qui tout ensemble le suivaient et l'encourageaient, les mots de religion et de religieux exprimaient éloquemment, sans qu'il fût besoin de préciser, la tradition humaine, la fécondité d'une méthode d'éducation, le respect d'espérances séculaires, d'antiques habitudes à ménager, tout cela à la fois ou, selon les tempéraments et les préférences, telle ou telle de ces considérations seulement. Qu'il y ait dans cette variété un peu de confusion, rien de surprenant. Cette confusion même, qui représentait la religion, au demeurant si mal définie de ceux-là qui s'en autorisent, soit comme un idéal humain à sauvegarder à l'école, soit comme une collaboration pédagogique indispensable, se retrouve dans ce qu'il est resté d'incomplet, d'inconséquent et de contradictoire dans notre enseignement moral laïcisé. On ne voit pas comment une réforme scolaire, dans un pays de régime parlementaire républicain, pourrait ne pas être un compromis par quelque côté, donc une œuvre mi-conservatrice, mi-novatrice, trop hardie aux yeux des adversaires, trop timide au gré de ses plus chauds partisàns, de toute façon pro· visoire et revisable. Ne cessons point de rappeler les conditions parlementaires, et pro· prement politiques, de la France vers 1880. Le Parlement baignait si je puis dire, dans une atmosphère religieuse à l'heure même où il élaborait les lois de laïcité et de neutralité scolaires. Partisans et adversaires de la réforme se révélaient préoccupés, les uns et les autres, de ne se désintéresser point de l'idée religieuse et, dans l'ensemble, l'opinion parlementaire se répartissait entre tenants du régime scolaire confessionnel et tenants d'un régime laïque, rnai_s religieux pourtant en quelque mesure. Le républicain de 1882 aurait
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pu s'approprier le distique de Schiller:« Quelle religion je confesse? Aucune de celles que tu me nommes. Et pourquoi? Par religion aus Religion. » La tradition spiritualiste entretenait ainsi dans l'élite politique française à la fois la volonté de réaliser enfin la neutralité et l'indépendance de l'école publique au point de vue confessionnel, et de conserver l'attachement quasi instinctif de l'homme aux« vérités » religieuses, ou d'essence religieuse : Dieu, l'immortalité de l'âme, l'au-delà et la vie future, les sanctions divines, toutes choses qui dépassent la vie des individus et leur donnent, aux yeux du croyant, leur signification, leur direction. En définitive, le législateur de 1.882 poursuivait à sa façon l'effort séculaire de la France pour libérer le pays d'une tutelle confessionnelle et cléricale; mais cet effort tendait beaucoup moins à opposer la raison humaine aux enseignements des Églises qu'à l'attacher intelligemment aux vérités immortelles de la religion. C'est Schiller aussi qui avait écrit, ce que tant d'autres pensaient au xvm• siècle et ont pensé depuis : cc Dans l'enveloppe des religions, il y a la religion ». Rejetant les enveloppes don,t les écoles confessionnelles se couvrent, le législateur français prétendait pénétrer au vif des religions, y saisir l'élément essentiel et permanent, la religion, la religion naturelle, celle du Vicaire Savoyard, et fonder sur cette essence l'éducation publique. Ainsi fondée, l'instruction morale laïcisée non seulement se recommanderait à la nation comme conciliatrice, par définition, entre les systèmes religieux, mais elle serait dans le sens de l'évolution française et humaine. Telle est la très nette attitude du législateur républicain de 1.882 ; celui de 1.886 la confirme. Le 25 octobre 1.886, le député catholique Keller rappelait une parole de Goblet, ministre de l'Instruction publique : « La pratique des devoirs est rendue plus facile par la religion» . Goblet se hât,a de rectifier : « par le sentiment religieux ». Et M. Keller d'ajouter : « Je ne comprends pas la différence l>. La rectification de Goblet précise parfaitement la conception laïcisatrice de Jules Ferry et de ses collaborateurs; et elle définit aussi l'excellènce qu'ils attribuaient, ainsi que lui-même, au sentiment religieux comme garantie de succès dans une éducation morale. L'école publique conservait le sentiment religieux au moins comme ressource d'action morale et pédagogique, comme appui méthodique. L'observation de Keller suffisait à montrer aux fondateurs de l'école laïque française que le parti catholique n'accepterait jamais leur conception et leurs distinctions, ni cette neutralité scolaire restée religieuse de tendance, affranchie des religions, mais inspirée pourtant par le sentiment religieux, la religion .... Goblet ne l'ignorait point; mais c'est le parti républicain tout entier, ou presque, qui se
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donnait ainsi l'assurance à soi-même que l'éducation publique continuerait de faire appel au sentiment religieux. Tel était le terrain limité où évoluaient les laïcisateurs de 1.882 et de 1.886. Si l'on peut ainsi parler, le petit drame dont l'école nouvelle était l'héroïne se jouait dans les partis républicains mêmes. J. Ferry savait trop bien que l'opposition catholique et réactionnaire ne se rallierait point à cette neutralité scolaire, même demeurée religieuse essentiellement dans sa tendance spiritualiste et théiste; il entendait plutôt sauver le sentiment religieux, la religion , et tout ce que le spiritualiste associe à ce mot, de l'opposition anticléricale intransig·eante, décidée à l'offensive contre tout ce qui se présenterait, ouvertement ou non, comme religieux ou influencé encore par la religion. C'est que Ferry, c'est que ses collaborateurs n'étaient ni voulaient être irréligieux ou antireligieux, et qu'ils se croyaient d'accord avec « l'immense majorité des Français en demeurant religieux de la sorte. Ainsi, non seulement l'école neutre n'attaquait en rien les religions positives, mais elle' prétendait s'inspirer de ce qui les inspire ellesmêmes essentiellement; et, par conséquent, les tâches étant désormais réparties au mieux des compétences entre l'instituteur et le prêtre, l'école publique poursuivait le même but moral que ces religions, encore qu'elle ne leur empruntât plus leurs moyens. Pour l'enfant élevé dans un culte, rien de bien nouveau quant à l'effet moral sinon la séparation de ce qui était réuni jusque-là. Pour l'enfant élevé en dehors de toute religion positive, l'éducation morale scolaire aurait pourtant la valeur révélatrice d'une véritable éducation religieuse. « Nous ne concevoni, pas, écrivait Lichtenberger, ce que pourrait être un enseignement moral sans l'appui du sentiment religieux 1 • » Et il n'admet point la neutralité en face de Dieu, du problème religieux: neutralité confessionnelle, oui; neutralité religieuse, non. Il regrette que le sentiment religieux ne soit point à la base même de cet enseignement moral. Il marque avec insistance qu'il y a, entre l'instituteur et le prêtre ou le pasteur, partage de tâches et non point opposition 2 : ne va-t-il pas jusqu'à proposer que le prêtre et le pasteur viennent donner l'instruction religieuse à l'école publique même - en dehors des heures de classe? Proposition significative, et qui éclaire d'un jour très vif la concep· tion que se faisait de la neutralité, vers 1.882-1.886, un républicain adversaire des traditions scolaires cléricales, mais non point de l'éducation religieuse. On a même l'impression que le Parlement de 1.886, un peu inquiet
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1. Rapport cité, p. 57. 2. Id., p. 117-118.
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des principes inscrits dans la loi scolaire par le Parlement de 1882, redoutait une évolution irréligieuse; et il se hâtait d'affirmer, souvent hors de propos, la nécessité pédagogique et sociale de préoccupations religieuses à l'école. On dirait que des ministres républicains euxmêmes , soucieux de rassurer l'opinion plus encore que de justifier leurs prédécesseurs, tentent pour ainsi dire de lier la France à une définitive interprétation des lois de laïcisation, de la contenir dans une conception conservatrice, et à tendance religieuse, de l'école laïcisée. Ils sont troublés par le travail d'émancipation intellectuelle qui se poursuit autour d'eux, en France et hors de France; ils s'inquiètent ; quelques-uns s'apeurent; ils espèrent soustraire l'école populaire aux entreprises critiques; les voici, à leur tour, les défenseurs de la religion par le zèle même qu'ils mettent à rappeler et à soutenir la loi laïcisatrice de 1882, à en dire et redire le véritable sens et la véritable orientation. Keller citait, à la Chambre, un passage tiré d'un ouvrage de Vessiot, le 25 octobre 1886 1 . « Il se tente aujourd 'hui une grande expérience. Une société peut-elle vivre sans religion? L'histoire répond non. Mais le passé n'est pas nécessairement l'avenir. Toutefois, cette expérience est la plus redoutable qui ait jamais été faite , et il importe à tout prix d'arrêter la suppression de tout frein moral qui est déjà faite dans une partie de la classe ouvrière et qui fait courir à la société tout entière les plus grands périls. » On peut dire que, sur ce point, le député catholique se rencontrait avec la plupart des députés républicains, émus tout ensemble des progrès de la critique irréligieuse et de l'organisation ouvrière. Compayré lui-même, dont les manuels étaient excommuniés par les évêques , et qui apparaissait à l'Église comme la personnification de la pédagogie laïque, écrivait : << Nous ne croyons pas que l'instruction du peuple doive jamais se séparer de la religion. Ce n'est pas seulement parce que, au fond de toutes les religions , il y a des germes de vérité que la critique philosophique la plus sévère ne peut détruire: c'est aussi parce que, dans l'état actuel de l'humanité (cet état durera sans doute toujours) la religion apporte avec elle des secours extérieurs dont la faiblesse humaine ne peut se passer 2 • » L'école primaire publique, telle que l'ont instituée les lois de 1882 et de 1886, était dans le plan religieux. Faut-il l'y maintenir? La vertu morale du sentiment religieux, d'une croyance religieuse n'est pas en discussion, et qui la nierait? La foi , telle que l'exerce
1. Citation tirée de !'Éducation à l'école. 2. G. Compayré, Histoire critique des doctrines de l'éducation, Il, p. 403; cité par M. Boutroux, dans la Revue pédagogique du 15 avril 1883.
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une discipline confessionnelle, propose à l'homme une règle de vie, un devoir, une espérance. La qualité de cette règle, de ce devoir, de cette espérance est plus ou moins grande selon le culte, selon le prêtre, selon le fidèle; et c'est le droit de la critique humaine d'en débattre; mais cette discipline religeuse peut donner à un homme l'énergie propre à lui faire accomplir ce devoir. Il n'est pas contestable que, pour bien des croyants, les pratiques confessionnelles sont essentiellement un appui, une aide, une assistance, un moyen de bien faire, puis de faire mieux, en un mot une puissance de progrès et un viatique. Du moins, la religion qu'ils pratiquent, si elle ne les incite pas toujours à une amélioration morale très sensible, communique à leur vie une sécurité, une joie, la confiance en l'avenir, qui sont des éléments du bonheur, sinon de la vertu. De tels bienfaits ne sont pas méprisables; les rechercher reste toujours légitime; et l'on conçoit que tant d'êtres humains, plus avides de bonheur que désireux de vertu, s'attachent opiniâtrement au culte qui leur assure cette paix. Dans un entêtement à la fois sage et pusillanime, ils se refusent à discuter la qualité de ces moyens d'être heureux, ou moins malheureux : ces moyens leur procurent la paix et la joie, ils sont donc bons. Telle religion retient l'homme, même s'il y a découvert l'arbitraire, la superstition ou la sottise, parce qu'elle pourvoit à sa quiétude et à son bonheur, soit qu'elle l'assiste pour vivre plus dignement, soit qu'elle l'apaise en face de l'inconnu et de la mort, soit qu'elle le rassure sur l'au-delà, qui effraye toujours plus les hommes qu'il ne les attire. Heureux ou malheureux, conscient de son existence éphémère et fragile dans la fuite des choses, la religion a pour lui - vraie ou fausse, peu lui importe - l'avantage de maintenir l'unité d'une interprétation dans le chaos des phénomènes de la nature et la succession des faits humains; d'être une explication de l'inexplicable, une certitude joyeuse et rassurante, qui donne à sa vie morale cohésion et stabilité, et qui le fait vivre lui-même dans la mesure où tout change autour de lui - parce qu'elle le sauve de ce chaos. Le père et la mère qui doivent à une croyance religieuse, à une confession, à un culte cette quiétude et cette espérance ne peuvent pas ne point vouloir que leur enfant en jouisse. Ils l'élèvent donc « religieusement », parce qu'ils veulent le rendre heureux aussi; heureux de leur bonheur, voilà tout. Seulement, en admettant que cette conception du bonheur individuel soit toujours de qualité morale supérieure, donc propice à une nation qui l'aurait généralisée dans l'éducation publique, il est évident que seule une croyance sincère, une foi vive et agissante, un zèle religieux persévérant peut assurer ce bonheur-là. Si la vie religieuse est toute forma-
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liste, extérieure, purement mondaine et coutumière, sinon feinte; si elle n'est qu'une attitude de bon ton et de bonne compagnie, une tradition servile, un geste, une apparence; si elle n 'émeut et ne promeut l'individu tout entier, corps et âme, quelle puissance de pacification et de progrès moral, quelle vertu peut-elle bien avoir? Ne rabaisse-t-elle point l'homme plus qu'elle ne le hausse? Le sentiment religieux n'est moralement fécond que s'il est très vif et pénètre toute la vie. Pour qui croit vraiment et pratique avec ferveur, le gain moral n'est pas douteux, réserve faite de l'idéal conçu; mais il faut croire vraiment et pratiquer avec ferveur. Et toute la question est là. Ce n'est pas tant la ou les religions qui font l'homme plus heureux et meilleur; c'est la manière dont il est religieux intimement, dont il a conscience de l'être, ou dont il sait le rester. Dire d'un enfant qu'il a reçu ou reçoit une éducation religieuse ne veut rien dire de plus. Ses dispositions religieuses, qui sont ou doivent être le ferment de sa vie morale, sont-elles vives, et tout d'abord sincères? Le problème pédagogique est donc non pas tant d'utiliser à l'école la discipline religieuse, confessionnelle, en vue du progrès moral que d'assurer dans la conscience enfantine une foi religieuse et agissante en effet. Si le fondement et si le ressort de la moralité sont une discipline religieuse et la pratique d'un culte, l'objet de l'éducation est ceci plus que cela : car cela n'est possible que si ceci existe. Nulle vertu sans religion : c'est donc la religion qu'il faut d'abord et incessamment enseigner. On l'enseignera à l'enfant, artificiellement, traditionnellement, et il s'y accoutumera : cette base assurée, le maître espère que la vertu s'y édifiera presque de soimême. Mais quelle Église, en vérité, peut se flatter d'être en possession de moyens tels qu'elle inspire la foi à coup sûr, une foi profonde et durabl~, créatrice d'énergie vertueuse et d'aisance morale, aux enfants même les moins doués pour la vie religieuse, les moins préparés à suivre utilement les pratiques d'une religion? Et qui sait si, en pareil cas, le plus sûr, et le plus rapide, n'est point d'enseigner à ces enfants la morale d'abord, par des moyens tirés de la seule morale directement? On n'échappe point au dilemme. Ou bien les convictions religieuses de l'homme, de l'enfant sont médiocres ou nulles : elles ne peuvent lui être d'un secours certain dans ses efforts vertueux, et s'il progresse moralement, c'est pour des raisons qui ne sont point religieuses par exemple pour les raisons proprement morales que fait siennes une instruction laïcisée. Ou bien sa foi religieuse est vive et active : cette heureuse disposition, peu fréquente chez les adultes, l'est aussi peu chez des enfants. A tout le moins, elle n'est le privilège que d'une élite d'hommes ou d'un petit nombre. Dès lors, il faudra l'im-
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poser à l'enfance. En attendant que l'enfant adhère un jour librement à cette discipline religieuse, à moins qu'il ne la rejette devenu adulte, quelles forces pédagogiques vont éveiller et fortifier sa vie morale, ou survivront un jour à sa foi religieuse tarie? Quelle discipline l'engagera dans la voie du Bien et de la Vertu, sinon la discipline d'une éducation morale et ayant ses ressources propres, telle que l'école laïcisée la conçoit? Dire que la discipline religieuse favorise l'éducation morale ne dit point autre chose que cela; et, dans le débat qui nous occupe, elle apparaît subordonnée à la discipline proprement morale, plus qu'elle ne se la subordonne. Et si quelque jour cette foi religieuse, ces convictions , ces croyances confessionnelles s'écroulent, qu'adviendra-t-il de la moralité qu'elles supportaient, et qu'on ne concevait pas comme possible sans cette base religieuse? Autre dilemme. Ou bien l'homme ainsi privé des appuis religieux sera chancelant désormais, irrésolu, incapable de se conduire dans la vie morale : il ne « croit » plus, il ne << pratique » plus, et toute vertu liée à sa croyance et à son culte s'effrondre avec ce culte et cette croyance, ou déchoit à n'être plus qu'une accoutumance bientôt rompue; ou bien il ne pourra se ressaisir qu'en cherchant au vif de · sa conscience d'homme raisonnable et raisonnant d'autres ressources pour progresser- celles-là mêmes que cherche et utilise l'instruction morale laïcisée. · On ne peut nier le risque : l'expérience le révèle chaque jour. L'écroulement des croyances religieuses laisse l'homme désemparé, malheureux, inquiet, parfois affolé, tel un navire sans gouvernail, sans pilote, sans boussole - si l'éducation morale elle-même ne lui offre les moyens de rétablir l'unité dans sa pensée et l'ordre dans sa vie. Aussi l'école publique ne saurait-elle mieux faire'.que de donner comme base à toute l'éducation de l'enfant une discipline d'abord morale, qui suffise à sa vie si la grâce ne le touche pas un jour ou si la foi religieuse l'abandonne, et qui, pourtant, ne le privera point de la possibilité de jouir des bienfaits d'une religion si ses parents en décident ainsi, ou si, devenu majeur, il s'achemine librement vers l'église, vers le temple, vers la synagogue, vers tels autels et tels sanctuaires de son choix. En retenant, si peu que ce soit, le sentiment religieux comme élément obligatoire d'instruction morale, l'école laïcisée de 1882 n'échappe pas au risque si grave que je viens de rappeler. Puisqu'elle n'a point voulu s'affranchir de toute préoccupation religieuse, son œuvre reste par là même exposée, au moins partiellement, aux périls d'incertitude et de fragilité que l'éducation confessionnelle n'évite nulle part: une éducation morale laïque ainsi comprise partage en quelque mesure le destin des religions.
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Il y a plus. Elle s'asservit elle-même à l'autorité religieuse; elle s'incline elle-même devant une puissance éducatrice supérieure; et, à l'avance, en se privant pourtant des moyens très concrets et particuliers dont usent les religions positives, elle se condamne à une efficacité moindre que la leur. Elle veut être religieuse sans le concours des religions et sans leurs ressources : vaine entreprise. Partout où le sentiment religieux, dont elle s'autorise, s'affirme franchement et complètement, mieux organisé dans un culte, une discipline et des pratiques rituelles, il a chance a priori de mieux réussir à élever les enfants en êtres religieux. L'école laïque, en s'interdisant des méthodes qui sont celles des écoles confessionnelles, mais en prétendant rivaliser avec ces écoles pour entretenir chez l'enfant le sentiment religieux, l'aptitude et la disposition religieuses, s'interdit aussi leurs chances de succès. Les fondateurs de l'école neutre, plus encore au Conseil supérieur de l'instruction publique qu'au Parlement, ont donc pris une attitude à la fois contradictoire et très aventureuse. Au moment même où la loi laïcisait l'école, bientôt le maitre, ils mettaient pour ainsi dire encore l'accent sur le sentiment religieux, et l'instituaient souverainement à l'école neutre. A la fois ambitieuse et timide à s'affirmer autonome, l'école primaire entrait en concurrence avec l'éducation confessi.onnelle; et, dans l'esprit même des partisans de l'école laïcisée, ils légitimaient les religions traditionnelles et organisées comme institutions nécessaires, puisque cette école empruntait aux religions leur principe, mais non point leurs ressources, non point leurs moyens de propagande et de succès moral. En dernière analyse, ils poursuivaient la chimère d'une instruction morale qui serait religieuse sans la collaboration directe des religions. Si le sentiment religieux ne pénétrait point tout à l'école publique laïcisée, il la couronnait; il y conduisait l'enfant à une explication religieuse du devoir, de la vie, de l'humanité. Il n'y a ni exagération ni malice à écrire que le souci religieux hantait les fondateurs de l'école neutre; que cette école, prise dans sa définition de !882 et de i886, achemine l'enfant à une synthèse religieuse et à Dieu, car elle inscrit au-dessus de la porte de sortie : nos devoirs envers Dieu. En un certain sens, cette instruction morale laïque est une préparation à la vie proprement religieuse; et les Églises sont dans le prolongement de l'école neutre française de 1882 et de !886. Cette conception a sa grandeur et aussi sa beauté; elle a sa vertu s_ociale; mais elle n'est plus appropriée à un peuple émancipé des Eglises. Une société fondée sur la liberté de conscience et la souveraineté de la loi civile; un État dont chaque étape fut une sécularisation et dont l'effort est laïque par tradition, par nécessité, par
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principe, ne s'en accommodera pas davantage. Le temps est venu d'instituer une éducation publique qui ne se propose pas plus d'entretenir ou d'accréditer la religion que telle ou telle religion ou orthodoxie religieuse. Elle doit être indépendante en effet de la religion comme des religions - neutre, ni l'un ni l'autre -, du sentiment religieux comme des formes confessionnelles. Trop de Français encore, · qui pourtant se disent, se croient « libérés » des confessions et « émancipés » des dogmes religieux, attachent à ces mots . sentiment religieux une mystérieuse signification, et quasi superstitieuse. Pressés de s'expliquer, ils répondent par des hochements de tête, ou par un silence tout chargé d'intentions. Communêment on s'entend de reste, à quelque parti qu'on appartienne. Il s'agit, en somme, d'une disposition d'ordre émotif plus qu'intellectuel, habituelle autant qu'innée; et le sentiment religieux paraît moins vénérable par ce qu'il implique que par le cortège d'images, de dé.sirs, de souvenirs chers, de notions, d'élans qu'il éveille confusément en nous au point obscur de la conscience où tressaillent les morts dont nous vivons. Quelle réalité correspond à ce sentiment? Celle que nous concevons, que nous imaginons; celle que définit le prêtre, le pasteur, le rabbin que nous suivons, le système philosophique que nous préférons, etc. ; mais ce sentiment a plutôt pour nous une valeur subjective. Il est une façon de penser, de sentir et d'être de l'âme humaine: il est à lui-même son objet et sa substance; en bien des cas, il est acte de création poétique et, comme tel, il suffit à animer toute notre vie morale dans ses mouvements les plus délicats et les plus purs. Quiconque s'éprouve et s'analyse, aux heures où ce sentiment semble saisissable, y démêle vite des éléments hétérogènes et contradictoires. Au respect de l'infini, à l'adoration muette d'une âme contemplant l'univers et s'y cherchant en cherchant Dieu, à l'effort spirituel pour s'unir mystiquement à lui par l'intuition,. se mêle un peu d'angoisse, parfois d'épouvante; et la confiance dans l'esprit créateur, la docilité joyeuse à la vie qui émeut le monde et nous entraîne avec lui, s'y rencontrent avec la volonté de résister pourtant à la nature, résistance qui tour à tour cause la félicité et la ruine de la créature. L'inquiétude qui saisit l'homme en face du mystère y alterne avec la certitude apaisante; le croyant a conscience d'être en rapport avec l'infini, et, dans une attitude à la fois humiliée et reconnaissante, trouvant dans ce sentiment la paix de sa pensée et l'énergie qui l'aide à faire le bien, ce croyant se sent relié à l'ensemble universel, et que sa vie est rattachée à toute vie, et que sa personnalité éphémère et finie participe à l'éternité où il baigne et où elle survivra, immortelle. Le sentiment religieux lui semble à la fois l'incorporer
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à la vie universelle et l'élever au-dessus d'elle; et ce souci de ce qui est au delà de l'œil et de la pensée curieuse, cette obstination à vouloir découvrir un sens à ce qui est, cette application à agir ensuite selon l'idéal reconnu, cet abandon à une puissance qu'on sent beaucoup plus qu'on ne la conçoit, cet empressement à chercher dans l'Infini, tel qu'il se peint ou se reflète au miroir de la conscience humaine, le but et la règle de l'individu, donc des peuples, voilà ce que les hommes, si divers de tendances et d'intérêts, entendent pratiquement par le sentiment religieux. Aussi leur semble-t-il que bannir le sentiment religieux de l'éducation publique, ce serait non seulement rompre tout à coup avec la tradition humaine , mais divertir l'homme de ces préoccupations supérieures, l'avilir, dessécher son cœur, le rendre étranger à l'univers et l'isoler témérairement, l'accoutumer à vivre sans donner à sa vie et à sa pensée la perspective de l'Infini; en un mot l'appauvrir spirituellement, et, dans les jours de deuil ou de tentations mauvaises, enlever sans doute à son courage l'appui d'une consolation et d'une grande force d'action. Il leur semble que, vidée de toute idée religieuse, l'école serait peu digne de l'élève et, ravissant en même temps à l'enfant l'inquiétude de l'au-delà, la curiosité des causes, le tourwent de l'infini, et d'abord toutes les ressources où la volonté de l'homme débile puise le pouvoir de progresser dans la direction de Dieu, elle serait une sorte d'attentat contre la dignité humaine. C'est ainsi que le sentiment religieux paraît assez clair pour accorder contre l'école « sans Dieu et sans religion » tous ceux qui, adeptes ou non des religions positives, ne sauraient admettre une éducation morale indépendante. Ils ne séparent point la moralité et la religion; ils ne conçoivent donc pas qu'on les estime séparables. Plus ou moins, ils font dépendre la moralité de la religion. Une instruction morale qui n'aboutit point, au haut du chemin qui monte , à une conception religieuse de l'humanité et du monde leur paraît artificielle, incomplète, sans élévation ni noblesse , inféconde à coup sûr. Haeckel lui-même, remarque M. Boutroux, estime que le besoin religieux est naturel à l'homme 1 • L'école doit donc satisfaire, à leur gré, et de quelque façon, à ce besoin profondément humain; et l'idée religieuse conserve à leurs yeux une valeur telle comme soutien de l'homme et comme puissance d'espoir en une vie meilleure que, dans ce monde où tant de maux nous affligent, l'homme qu'on priverait de ce soutien, de ce réconfort, de cette assistance serait accablé par tous ces maux que le sentiment religieux lui donne au moins le courage, sinon la force, de
1. Science et religion, p. f!SO.
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supporter. Dès lors, l'école sans religion travaillerait à rendre l'enfant impuissant et misérable. Objection très grave, convenons-en. Et si en effet la laïcisation intégrale de l'école publique avait pour conséquence d'appauvrir ainsi l'homme, puis de l'affaiblir et de le rendre inconsolable, qui donc voudrait la réaliser? Mais il n'y a là qu'un malentendu, tout d'abord qu'une querelle de mots. L'école laïque française ne se désintéresse d'aucune des vertus que cultivent les religions; son programme n'exclut aucune des préoccupations supérieures dont on attribue en quelque sorte le monopole aux Églises. L'enseignement religieux paraît avoir le privilège d'une beauté propre parce qu'on admet comme évident, entre adversaires de l'école neutre, que l'enseignement moral non religieux se propose un objet moins élevé, terre à terre; ou bien que, par définition, il s'interdit et interdit à l'élève certains domaines où seule la religion peut accéder; et l'on reporte au sentiment religieux le mérite des succès qui appartiennent tout autant, sinon davantage, au sentiment proprement moral. Par une sorte de convention coutumière, où entrent le préjugé et l'ignorance, on fait figurer sous la rubrique religion des bienfaits d'ordre individuel et social qu'on n'inscrit pas sous la rubrique morale , alors qu'ils y seraient à leur place tout aussi bien. Distinction commode, judicieuse en quelques cas et en gros , mais au demeurant tendancieuse et partiale, et toujours arbitraire, entretenue par les partisans de l'éducation confes.sionnelle, tolérée par quelques-uns de ceux mêmes qui s'affirment pourtant laïcisateurs; jugement sommaire en tout état de cause, et dont on use ensuite pour écraser l'instruction morale laïque d'une comparaison avec l'instruction religieuse. Or, quelles vertus les Églises et leurs écoles enseignent-elles donc à l'enfant et que notre école laïque ou néglige ou se déclare a priori impuissante à enseigner? Pour répondre à cette question en toute équité, il suffit de comparer les écoles dans leur programme moral. En l'é tat actuel des institutions concurrentes, le programme le plus délicatement conçu et étudié, le plus net dans son objet, le plus confiant dans le Bien et dans le Devoir, le plus empressé à exalter la dignité humaine infiniment perfectible, comme aussi la responsabilité de l'homme en tant qu'être raisonnable, capable de concevoir, puis de réaliser le mieux; le plus ambitieux dans son dessein civilisateur, et le plus appliqué à sauvegarder l'idée humaine; enfin le mieux organisé pour dresser aux yeux des individus associés et progressants un idéal de volonté juste et d'action vertueuse, qui les soutienne et aussi les attire, c'est le programme de l'école laïque et neutre.
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Vérification facile. Cette école ne laisse donc aucune faculté éminente de l'homme oisive et en friche; elle n'ignore aucune des vertus, individuelles et sociales, qui sont proprement humaines. Non seulement elle ne mutile ni ne rapetisse l'homme, donc l'enfant, mais elle l'exhorte à porter plus haut encore sa qualité d'être humain , à s'élever infiniment par la bonté vers la justice et pour la paix. Quoi qu'on pense de ce programme et des possibilités pratiques de le réaliser, il ne craint la comparaison avec celui d'aucune école confessionnelle; pour toutes, il est au contraire un émouvant et fier exemple de foi dans l'homme et dans le progrès moral. Enlevez du programme d'éducation morale confessionnelle ce qu'il contient de proprement religieux : le respect et l'amour de Dieu, la crainte des sanctions divines, la foi en sa justice et en un au-delà qui récompense et répare, la docilité aux volontés de Dieu telles que le prêtre les enseigne: il n'y reste, quant au souci d'élever l'enfance et d'affiner les mœurs humaines , rien qui ne se trouve aussi, et d'abord , dans le programme de notre enseignement moral laïque. Vertus individuelles et sociales, familiales , civiques et patriotiques; devoirs_ envers soi-même, envers les autres , envers les animaux mêmes; sens très vif d'une obligation inéluctable et souci de perfectionnement moral; habitude de concevoir clairement le Bien, application persévérante à le réaliser en nous et autour de nous; en un mot, préoccupation hautement morale dans la pensée comme dans l'acte, dans la vie privée comme dans la vie publique, dans la manifestation des opinions, par la parole et par la plume, comme dans le secret de la conscience: qu'on me dise en quoi l'institution scolaire confessionnelle est plus généreuse et plus dignement morale que l'école neutre? Qu'y a-t-il donc dans celle-ci qui soit inférieur à cellelà quant à l'entreprise moralisatrice? Non, l'école qui entreprend d'élever des enfants par la seule vertu de ses moyens ne le cède en rien , quant à la noblesse de l'idéal et à la dignité de l'effort, à la plus fervente des écoles religieuses ; et le sentiment religieux n'ajoute à celles-ci rien qui soit, au point de vue de l'éducation morale , d'une qualité supérieure à celle-là. L'instituteur neutre prétend légitimement qu'entre ses mains la grandeur de l'homme et les promesses de l'avenir humain ne périclitent pas. Ne laissons donc jamais dire sans protester que là où s'ouvre une école neutre , laïque intégralement dans ses leçons, la moralité publique sera en déficit. Disons, au contraire, que cette école affirme plus hautement que ne le fait l'école confessionnelle la qualité de l'homme, sa responsabilité de créature raisonnable et douée de volonté libre, perfectible, et aussi la souveraineté d'un Devoir bien défini , partout et pour tous. Telle est la vérité d'expérience pour
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quiconque examine et compare de bonne foi. Dénoncer nos écoles laïques comme a priori inférieures à l'homme et indignes de sa destinée est calomnie, sottise, ou grossière ignorance. On 'serait plus a l'aise pour leur reprocher - mais qui oserait le faire? - la vivacité de son enthousiasme et l'audace de son ambition. Pour tout esprit impartial cette consta~ation est un élément de conciliation et d'apaisement. Puisque le dessein moralisateur de l'école neutre, sans Dieu et sans religion, est indéniable, comment se pose équitablement le problème des rapports de cette école et de l'institution scolaire confessionnelle? Elles apparaissent non pas antagonistes, mais concurrentes. Saisies d'émulation, et chacune selon ses moyens, elles aspirent à élever des hommes vertueux, des citoyens probes. Envisagées comme institutions morales , elles diffèrent plus par les ressources de leur enseignement que par leur objet. Chaque école, confessionnelle ou neutre, appliquée à l'éducation élémentaire et fondamentale, ne conçoit pas un idéal moral si radicàlement différent, ou négateur d'un autre, ou agressif et hostile : l'honnêteté et la vertu civique ont des éléments identiques, quelle que soit l'école qui les assure et développe. Et chaque école, religieuse ou neutre, travaille à cette même morale avec la même foi en la nécessité de l'éducation. Du moins , si les partis aux prises voulaient s'en tenir aux principes moraux des institutions, il y aurait émulation féconde là où il y a hostilité, persécution, guerre implacable - désordre haineux. En toute justice et pratiquement, la comparaison porte donc moins sur les programmes scolaires que sur les méthodes et les moyens pédagogiques. La question qui intéresse la nation républicaine est de savoir laquelle des deux écoles, neutre ou confessionnelle, est le mieux outillée pour atteindre le but moralisateur assigné à l'éducation, laquelle des deux écoles est le plus propre à donner au peuple l'éducation de liberté, de dignité et de tolérance que la nation républicaine ne sépare point de son principe, qu'elle a le devoir de se donner en effet, et sans laquelle il n 'y aurait ni progrès politique, ni progrès moral. Si les discussions se bornaient à des comparaisons de ressources pédagogiques et de méthodes, elles n'auraient point l'aigreur ni l'âpreté qu'on leur voit prendre; et il est incontestable que la faute en revient aux fanatiques défenseurs de l'institution confessionnelle, surtout catholique. L'école laïque s'ouvre, vit, fonctionne et s'évertue sans se soucier de l'école confessionnelle, qui la dessert ouvertement: voilà le fait général. Tout à sa tâche éducatrice, l'instituteur public s'efforce de remplir sa mission morale à l'aide des moyens dont il
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dispose; et il se désintéresserait de l'école rivale si celle-ci, trop souvent, n'employait pour recruter des élèves des moyens inadmissibles: voilà l'autre fait général, et que l'expérience révèle à tous ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un cœur juste pour s'indigner. Dans un dessein plus politique que religieux, les adversaires de nos écoles, les partisans de l'école confessionnelle aiment mieux attaquer l'instituteur public et maudire l'école « sans Dieu )) que démontrer l'excellence, la supériorité des méthodes religieuses. Il est en effet plus facile de dire, d'écrire : l'école neutre est dans son principe et dans son programme immorale, négatrice des grandes vertus, appauvrissante, malfaisante quoi qu'elle fasse, puisque là même où elle réussit à son gré, elle laisse inculte toute une partie de l'âme humaine - que d'établir la supériorité du système qu'on lui oppose et des méthodes qu'on préfère. Ce zèle à dénoncer l'immoralité de nos écoles publiques intimide même des amis de ces écoles. A coup sûr, il détourne d'elle des croyants sincères, mais mal informés . . C'est double gain pour les partis réactionnaires. A s'en tenir aux moyens pédagogiques de succès moral et d'émulation scolaire, ils se priveraient d'une chance de propagande et de recrutement. Discuter des méthodes serait aussi moins attrayant pour les lecteurs des journaux bien pensants. Il est plus expéditif et de meilleur rendement d'insinuer, d'imprimer que l'école « sans Dieu » est une pépinière « d'apaches », et qu'elle est corruptrice inévitablement. Et puis, convier les lecteurs abusés à une étude attentive de cette école, seraitce afin de la mieux dénoncer et combattre, n'irait pas sans quelques risques pour ce parti. Ils se trouveraient tout à coup en face d'une institution gravement, profondément soucieuse de moralité, de vertu, d'humaine dignité: et là où l'on dénonçait l'erreur ou le matérialisme dégradant, ils découvriraient , au contraire, la passion du bien, de la vertu, du progrès moral. On démontrerait ainsi, à ceux-là mêmes qui se détournent de l'école cc sans Dieu », qu'une éducation morale n'a pas nécessairement besoin des motifs religieux et des sanctions divines; que le sentiment moral peut engendrer une culture au même titre que le sentiment religieux. L'expérience serait redoutable - j'entends pour nos adversaires . Aussi est-il plus commode et moins périlleux de calomnier l'école laïque dans son entreprise même, et d'ameuter des ignorants contre son noble programme. En entreprenant d'élever l'enfant sans solliciter le concours des confessions religieuses, l'école laïque fait œuvre de paix sociale et de loyauté, de concorde et de droiture. Aux résultats de dire ensuite si
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la méthode est impuissante, aléatoire, capricieuse ou certaine; et les plus passionnés de ses détracteurs, quand ils se recueillent de bonne foi, s'inclinent devant la noblesse de son idéal moral, l'allégresse de son effort. Elle est le foyer où s'éclaire et s'échauffe, en dehors de toute préoccupation confessionnelle, l'âme populaire française, dont le monde entier suit attentivement le progrès, à cette heure plus que jamais. Aussi, au lieu de s'obstîner à rester religieuse par quelque côté et à se placer encore, au moins en un point de son programme, sur le terrain particulier des religions et des Églises, l'école primaire française doit réaliser son principe de neutralité entièrement. L'enseignement des « devoirs envers Dieu », là où il est encore donné, gauchement d'ailleurs, ou réduit à n'être plus qu'une formule inscrite au programme officiel et qui flotte, indécise, et sans courage comme sans vertu, dans l'école irrésolue, tend à rattacher l'institution scolaire républicaine aux écoles confessionnelles dont la loi au contraire a voulu les distinguer, et à confondre son enseignement, en un point si grave, avec le leur. Ce régime doit prendre fin légalement, courageusement, en pleine clarté française : c'est un nouveau progrès scolaire à accomplir.
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L'école primaire va-t-elle donc faire le silence complet sur Dieu et, par la même, ignorer par principe toute une sphère des préoccupations humaines? Un tel silence, et que tant de républicains conseillent à nos écoles, n'aurait-il point en fait la signification d'une négation, sinon d'une réprobation ou d'un désaveu? Quoi qu'il en soit, il me paraît impossible d'admettre que l'école primaire taise à l'enfant que des millions d'hommes , et tout d'abord en France, vivent, pensent, espèrent selon une croyance en Dieu et les devoirs qu'ils se reconnaissent envers Dieu. Ce serait dissimuler une vérité, masquer à l'enfance , et cela dans l'éducation qui doit rassembler les éléments les plus généraux du savoir humain, un fait général encore, dont la connaissance est utile, indispensable même à l'athée s'il veut juger équitablement ses contemporains et pratiquer à leur égard la tolérance qu'il est fondé à leur demander pour lui-même. Il est inconcevable que l'enfant, même celui qui est élevé par sa famille en dehors de toute religion positive et resté étranger à tout culte confessionnel, quitte l'école primaire sans pourtant avoir appris de son maître quel rôle l'idée de Dieu, la croyance en Dieu et le sentiment religieux jouent dans la vie humaine. S'il doit savoir quelque' chose d'essentiellement humain , c'est bien la place que les religions ont occupée dans l'histoire du passé, en France et hors de France, et qu'elles occupent encore dans le présent. L'école publique et neutre cessera d'enseigner les devoirs envers Dieu à l'enfant ; mais elle le renseignera sur le prix que des hommes, que des peuples attachent encore à ces notions d'ordre religieux ; et elle l'aidera à comprendre l'humanité qui , sans cette explication, lui serait souvent inintelligible. Tels actes individuels , héroïques ou passionnés, telles entreprises populaires, tels mouvements nationaux, tels enthousiasmes ou tels déchaînements, telles folies, tels
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crimes mêmes seraient inexplicables à un enfant s'il n'était instruit, si peu que ce fût, des habitudes religieuses restées souveraines dans la conscience de tant d'hommes, même de ceux qui pensent à l'occasion s'en être affranchis et qui, pour les railler ou combattre chez d'autres, empruntent souvent aux Églises leurs moyens de contrainte et leurs préjugés intolérants. En définitive, c'est l'homme même que l'enfant ne s'expliquerait plus. Qui voudrait de cette neutralité-là? Point d'équivoque. Il ne s'agit pas d'instituer à l'école primaire de savants débats théologiques : ni l'âge des élèves, ni la culture des maîtres, ni le caractère et l'objet de l'école publique élémentaire ne les autorise. Voici ce qui peut être fait. Ni théisme ni athéisme obligatoires. L'école ne doit pas celer à des enfants que l'humanité a relié à des croyances religieuses et confessionnelles le plus pur de son idéal, et que des millions d'hommes, en France même, persévèrent dans ces croyances, dans ces pratiques cultuelles , qui les inspirent, les soutiennent, les consolent, les haussent .... Mais elle ne lui célera pas davantage que, dans le passé et dans le présent, en France et hors de France, nom· breux sont les hommes dont la conscience rejette ces croyances religieuses, et qui fondent la dignité de leur vie , la certitude de leurs espoirs, la vaillance de leur courage sur la foi en la raison , sur la fraternité nationale, sur l'universelle solidarité, c'est-à-dire sur une foi où Dieu ne leur est point nécessaire. Enseigner cela à l'enfant, sans pourtant lui dicter son choix ou ses préférences, c'est faire œuvre de science, puisque c'est le renseigner. C'est avant tout probité. Où donc instruirait-on l'enfance de la vérité humaine, dans ses traits les plus généraux, mieux qu'à l'école primaire fran· çaise? 11 ne suffirait pas de dire aux élèves de cette école, d'un mot ou d'une phrase, que l'humanité, que la France a eu et a encore des croyances religieuses , des religions organisées et traditionnelles, des cultes et des églises, des prêtres : une explication au moins très sommaire - primaire - me semble s'imposer. Qu'on se rassure: il s'agit seulement, selon le vœu de divers congrès univerlsitaires ou politiques, de donner aux enfants, à un moment bien choisi et sous une forme appropriée, quelques notions sur l'histoire des religions , particulièrement sur celles qui intéressent directement la France, en France même et dans nos colonies. A la faveur de ces modestes leçons élémentaires, l'instituteur appellerait l'attention des enfants sur l'idée de Dieu; sur les diverses conceptions théistes et plus ou moins anthropomorphites , les plus répandues ; sur les pro· grès de cette idée; sur les principales religions, dans le passé et
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dans le présent. Un exposé très simple, concret, toujours primaire; quelques utiles renseignements au moins. Et neutre : ni pour ni contre, ni l'un ni l'autre. Devenu majeur, l'enfant se dira à soi-même ses préférences. Il persévérera dans la religion de ses parents s'il le veut, s'ils le veulent.. .. Du moins, il n'aura pas été élevé dans l'exclusivisme d'une religion ou dans l'ignorance de toutes. A proprement parler, cela n'est pas tant éducation morale qu'instruction, qu'enseignement. Le tout est de mettre ces faits élémentaires et ces très simples notions à la portée de l'enfant, dans un sincère esprit de science, et jamais de prosélytisme ou d'hostilité. Une éducation publique qui s'interdit le droit, le devoir de renseigner ainsi l'enfant tout ensemble a1tère la vérité humaine et se montre pusillanime. On peut discuter de la manière, de la méthode, des procédés : la nécessité de cet enseignement n'est pas douteuse. Il n'impose à l'élève ni religion ni irréligion, aucune sorte de fanatisme ni d'indifférence. Il n'entreprend d'ébranler chez les enfants aucune croyance religieuse, pas plus qu'il ne médite de les contraindre à telle ou telle. Il ne veut qu'expliquer l'humanité; il avertit l'enfant d'un certain ordre de questions humaines; et le préparer à la vie implique qu'on l'aura informé, au moins sommairement, de la diversité confessionnelle. La manière même dont l'instituteur présente en classe et traite ces graves questions est, pour l'enfant qui écoute, une leçon de gravité comme de tolérance et de liberté d'esprit. J 'ose écrire qu'une éducation publique, même primaire, qui s'abstient de donner cet exemple et de porter la curiosité de l'enfant sur ces faits etsur ces choses, n 'est ni vraiment humaine, ni vraiment libérale. Ces notions · seront-elles insérées dans l'enseignement moral proprement dit, ou bien présentées dans les leçons d'histoire et de géographie? Il est tout indiqué d'incorporer ces notions aux leçons d'histoire et de géographie; mais on peut craindre qu'elles n'apparaissent pas à l'enfant, ainsi dispersées ou réparties sur différents cours, suffisamment liées et coordonnées. L'instituteur serait plus à l'aise si, à propos de certains chapitres de l'histoire et de l'instruction civique, il rattachait à ses causeries quelques renseignements sur la vie religieuse. De même, il ne manquera point de les utiliser dans certaines leçons morales, par exemple à propos de la liberté de conscience, de la croyance à la vie future, des sanctions morales, des devoirs. Il n'est alors ni difficile, ni impraticable à l'instituteur qui Ya réfléchi sérieusement, de traiter ce sujet avec tact. Cette solution, qui attire l'attention de l'enfant sur les questions proprement religieuses sans pourtant subordonner l'éducation scoL'•coLs PRIMAIRE,
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laire à quelque hypothèse religieuse ou irréligieuse que ce soit, est républicaine, donc bien faite pour convenir à l'école primaire publique. Elle tient compte, impartialement, de faits qu'on ne peut nier ni taire, quoi qu'on en pense. Devant l'enfant, le maître esquisse à très grands traits le tableau de la diversité humaine, afin que cet enfant y réfléchisse plus tard et ne soit pas un étranger dans son propre pays ; et elle ne viole en rien la liberté de conscience des enfants ou celle de la famille. Quelle objection des parents croyants pourraient-ils donc nous faire? Nous ne dissimulons pas Dieu à l'enfance, ni les habitudes religieuses de l'humanité; mais nous ne lui cachons pas non plus que beaucoup d'hommes ont rompu avec ces habitudes, et qu'ils ne sont point pour cela de malhonnêtes gens . Ainsi le veut la neutralité scolaire, qui est d'abord impartialité dans l'information. L'école ne se substitue pas, on le voit, à la famille, pas plus pour la contredire que pour l'approuver. Le libre penseur et l'athée ne prétendront pas davantage que l'école sort de son rôle. Elle expose à la curiosité des enfants, mais sans prendre parti, des faits, des événements, des notions traditionnelles : en quoi cela léserait-il donc le croyant et le libre penseur, le théiste ou l'athée? Ils sont les premiers intéressés, surtout le libre penseur et l'athée, à ce que l'éducation publique révèle la variété des opinions humaines. La neutralité n'est pas dans le silence; elle est dans une information aussi complète que l'école primaire le permet, et d'abord loyale. Pourquoi voit-on pourtant des esprits libéraux repousser cette innovation? Quelques-uns répugnent à confier à un instituteur, à une institutrice le droit d'exposer, même très succinctement et sans prendre par,ti, des faits et des notions dont il leur paraît que seul le prêtre, le pasteur et le rabbin ont qualité pour en débattre. Ils déclarent donc, fidèles à l'esprit de la loi de 1882, maintenir la séparation des compétences comme des tâches. L'argument est très fragile. Le prêtre, le pasteur et le rabbin ont qualité et compétence professionnellement pour traiter des « vérités » de leur religion, des pratiques de leur culte, des exigences de leur dogme, de la forme confessionnelle que la morale prend à leurs yeux; mais ils ne sauraient prétendre soustraire leur religion à la critique, ni interdire à quiconque n'est pas ministre d'un culte d'enquêter scientifiquement sur les religions humaines. Aussi bien l'État s'est-il cru fondé à instituer, dans l'enseignement supérieur, des chaires d'histoire des religions et de critique religieuse; et il ne les a point confiées à des ecclésiastiques. Ceux qui refusent d'introduire, même à dose très faible, je l'ai dit, l'histoire des religions au degré primaire ne me semblent pas protester pourtant contre la prétention des Facultés et du Collège de France quant au principe même des institutions.
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Je conçois qu'ils hésitent à confier ces leçons nouvelles à l'instituteur, crainte qu'il y soit insuffisamment préparé; mais qu'ils invoquent une question de principe quant à la compétence, je ne le comprends point. Si la République a le droit- et qui le lui contesterait? - d'étendre à l'histoire des religions la critique scientifique et historique dans les Facultés, il n'y a de sa part ni prétention abusive ni tyrannie à communiquer ensuite à des enfants, par l'intermédiaire d'instituteurs qu'o n aura préparés à cette tâche, quelques-uns des résultats les plus élémentaires ou les plus généraux de ces recherches et de ces discussions. Ce n'est qu'une question d'adaptation, de mesure, de forme et de méthode. Invoquer pour nier ce droit à l'État, à ses instituteurs, le principe d'une séparation des domaines est donc inacceptable. A ce compte, il faudrait aussi purger l'enseignement de l'histoire, et d'abord les manuels scolaires, de tout ce qui a rapport à l'histoire religieuse : croisades , Réforme, guerres de religion, par exemple; tout cela devrait, au nom du même principe d'incompétence, échapper à l'instituteur laïque, crainte qu'il n'y abusât aussi de son droit de critique et d'appréciation. C'est presque tout de l'histoire française qu'il lui serait prescrit de ne pas aborder. L'instituteur reste fondé à mêler ases leçons historiques l'histoire des religions qu'il y rencontre, et qu'il suit dans l'histoire même de la France, de l'humanité. Au fond de l'obj ec tion, il y a plutôt l'idée, à peine avouée, que tout ce qui est religieux ne relève point de la critique rationnelle ; et qu'ainsi la sphère religieuse est par définition, en quelque sorte, soustraite à l'investigation scientifique, donc à l'instituteur lui-même. Soit. Mais s'agit-il donc d'introduire à l'école la critique proprement religieuse et théologique? On ne veut que présenter à l'enfant, dans des conditions à déterminer et sous une forme à définir, un très petit nombre de notions élémentaires, historiquement, et non point critiquement; que l'instruire , et non point discuter pour absoudre ou condamner; que le renseigner, et non point choisir entre des systèmes, des conceptions, des cultes. L'instituteur peut être aisément préparé à donner en toute simplicité ces très simples leçons . J'observe, sans plus de malice, que les contradicteurs n'ont pourtant point hésité· en 1882 à inscrire la notion des devoirs envers Dieu dans le programme scolaire de l'école neutre. Je ne sache point qu'alors l'incompétence de l'instituteur public ait été alléguée - par ceux-là qui le chargeaient de ce soin. Dire aux enfants : Dieu existe et nous avons envers Dieu tels et tels devoirs , leur semblait très compatible avec la neutralité; et ils ne mettaient pas en doute l'autorité de l'instituteur laïque à donner cet enseignement religieux. On craint peut-être qu'à la faveur du nouvel enseignement que je
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propose, fût-il réduit à une demi-douzaine de brèves leçons, les instituteurs ne se croient invités à transformer leur enseignement en polémique, à l'appliquer hostilement au prêtre dont l'église est voisine de l'école, et à violer, peut-être même de bonne foi ou bien à leur insu, la neutralité scolaire qu'ils sont tenus d'observer. L'objection est plus sérieuse; et il faut la prévoir. Même très probe et tout à son devoir, surtout aux jours où la persécution cléricale redouble de violence et d'ingéniosité contre l'école laïque et ses maîtres, un instituteur peut être tenté d'utiliser telle de ces leçons contre le persécuteur; et, bien que n'y dépassant peut-être point la mesure, il associerait cependant à ses rancunes, à ses représailles, à une défensive soudainement changée en offensive les enfants qu'il enseigne, et qui doiv0nt dans tous les cas rester étrangers à ces discordes. Mais raisonnons . Si ce risque est inévitable , pourquoi ceux qui nous le rappellent n'eurent-ils point ce scrupule en 1882, quand ils confièrent a l'instituteur l'enseignement des devoirs envers Dieu? L'appréhension eût été tout aussi bien permise à cette époque de laïcisations généralisées; et pourtant ils ne l'eurent point. Convenons qu'il est très tentant pour un maître, impatient d'en finir avec la neutralité et de mettre à profit la leçon qui se présente, de dire à ses élèves ce qu'il pense de ce Dieu, de ces devoirs envers Dieu qu'il leur doit enseigner; convenons que l'occasion est propice pour ce maître en révolte de critiquer, de railler, d'avilir des croyances religieuses ou philosophiques qu'il ne partage point. Il a pu se trouver, exceptionnellement, quelques instituteurs pour prendre cette coupable liberté, mais j'ai rendu hommage à la quasi-totalité des maitres; ils s'abstiennent de tout commentaire; de plus en plus, ils s'abstiennent de ces leçons elles-mêmes, par prudence moins encore que par tolérance et par respect de la 'neutralité. Pourquoi donc agiraient-ils différemment, et soudain, si le programme scolaire comportait quelques notions sur l'histoire des religions? Il est facile à l'administration universitaire d'y veiller; et c'est peu connaître, en vérité, le personnel enseignant de France qu'interdire ou repousser, pour la seule raison qu'elle pourrait déconcerter quelques esprits timorés ou égarer quelques maîtres plus entreprenants, une innovation devenue indispensable. La probité des instituteurs et des institutrices, dans le passé et dans le présent, nous garantit au contraire une scrupuleuse persévérance le jour où l'école primaire, enfin neutre, inscrira à son pro· gramme d'enseignement moral quelques simples notions élémentaires sur les religions positives et sur leur histoire.
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Voici une autre preuve. Est-ce que l'enseignement de l'histoire, sans parler de celui de la géographie, n'est pas plus propice encore au maître à qui, d'aventure, le devoir de neutralité pèse trop lourdement? Certaines de ces leçons historiques, ou géographiques, mettent en cause l'Église catholique, l'inquisition, l'intolérante révocation de l'Édit de Nantes, les sanglantes guerres de religion, ou bien diverses coutumes religieuses de peuples plus ou moins arriérés et fanatiques; et le péril de voir ces leçons employées par un maître à des discussions agressives ou à des polémiques déplacées est au moins aussi grave que celui qui résultera d'une très rudimentaire histoire des religions, aux leçons d'instruction morale. Pourtant nul ne proposerait, crainte de voir la neutralité scolaire violée ou compromise, d'interdire à l'instituteur laïque de traiter les leçons d'histoire ou de géographie qui touchent de si près aux Églises, et dont les religions positives sont le sujet même. L'expérience a prouvé que le personnel enseignant de nos écoles primaires est et reste digne de la confiance que la République avait mise en lui. Confions-lui hardiment cette tâche nouvelle, dans une école républicaine devenue neutre entièrement. La sagesse veut qu'on prépare l'instituteur à ces leçons. Voici quelques propositions à ce sujet. 1. Ajouter dès maintenant au programme de troisième année des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices quelques leçons sur l'histoire des religions el des principaux cultes 1 • Partout où ce serait possible, on en chargerait le professeur spécialiste de la Faculté, ou le directeur et la directrice de l'école normale que leurs études personnelles y auraient préparé, ou le professeur de philosophie du lycée. Peu à peu les compétences et les aptitudes s'affirmeron t: une orientation sera donnée à l'enseignement nouveau, une impulsion plus vive à la curiosité des élèves-maîtres, des élèvesmaîtresses; et une tradition s'étab lira. Commençons immédiatement partout où faire se peut. En quelques années, de haut en bas, l'administration et le personnel seront en état de donner à l'école normale, plus tard à l'école primaire, les très modestes leçons dont il s'agit. Une littérature spéciale naîtra, livres de recherches et d'études pour les élèves. Peu à peu, l'enseignement nouveau sera mis au point et s'accréditera dans l'Université. L'opinion publique, d'abord surprise, inquiète, irritée, ou favorable, s'intéressera à ces efforts , créant
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.1. Voir les études d'Alfred Loisy sur la vulgarisation de l'enseignement de l'histoire des religions à la Correspondance de l'Union pour la Vérité, par exemple dans les n•• des 1" mars et i" juin 1910.
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en peu d'années autour de nos écoles primaires l'atmosphère qui convienne à cette libérale innovation. 2a A l'école primaire élémentaire, qui nous occupe dans ce livre, l'instituteur se bornerait à de très simples notions : aucun doute n'est ici possible. Il trouvera tout naturellement l'occasion de les amener et de les donner dans ses leçons d'enseignement moral , causeries, entretiens ou leçons proprement dites du cours supérieur; dans ses leçons d'histoire et de géographie, d'instruction civique_ 3° Dans les cours supérieurs, avec les garçons et les filles les plus âgés, et, là où ils existent, dans les cours complémentaires des villes où l'opinion publique est le mieux préparée à ces essais; dans les écoles primaires supérieures, il serait possible de donner aux élèves, un peu plus ou un peu· moins selon leur âge et leur développement intellectuel, des notions plus systématiques sur les croyances, les cultes, les divinités, notions historiques, déjà plus critiques, je veux dire explicatives - mais toujours dans le même esprit scientifique. On ferait appel à un professeur compétent de l'école normale, du lycée, de la Faculté, ou à un inspecteur primaire averti; bref, on mettrait à profit les concours autorisés; on utiliserait les ressources locales. Pourquoi cet enseignement ne serait-il pas donné aussi dans les hautes classes des Lycées et collèges, dans les Facultés où il n'existe pas encore, dans les Écoles normales supérieures, etc.? 4° Ces études passeraient tout naturellement, quelques précautions étant prises au début, dans nos mœurs scolaires. On accélérerait le progrès en étendant cet enseignement, partout où ce serait concevable et possible, aux cours d'adultes, aux œuvres postscolaires en général, aux associations d'anciens élèves, aux Universités populaires. Devant des adolescents, des adultes, des hommes mûrs, on aborderait ces discussions plus hardiment, sans passion, sans sectarisme, sans esprit d'hostilité, mais sans esprit d'apologie, scientifiquement. Examinant avec sang-froid tant de systèmes religieux, dans le passé et dans le présent, et désormais objets de science, l'homme réfléchi verrait la conscienee s'épurer peu à peu, dépouiller les enveloppes confessionnelles dont elle revêtait la morale, se dégager des formes anthropomorphites pour s'élever à une idée de Dieu plus abstraite, à l'Idéal divin. Une telle réforme est encore plus nationale que scolaire. Plus l'opinion publique sera préparée à la comprendre, et d'abord à la souhaiter, mieux elle réussira à l'école. Les questions religieuses sont encore de graves éléments de discorde, d'incertitude et de malaise dans notre pays. C'est surtout, à
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mon avis, parce que l'école publique reste indécise, hésitante et gauche en face de ces questions mêmes, et que la nation républicaine n'a pas encore su ni voulu prendre le seul parti qui convienne - par une solution logique et de liberté véritable. Plus que tout autre pays, la France souffre de ce malaise parce que son clair génie s'accommode mal des régimes sans franchise et sans netteté. C'est proprement l'incertitude du désordre. Elle durera, très grosse de périls et de discordes, tant que les plus lucides des esprits républicains n'auront pas enfin conçu ni posé ainsi, traité devant le pays, puis devant l'école populaire la question religieuse. La paix scolaire, la paix publique est à ce prix; et s'il est enfin possible d'acclimater chez nous la liberté de conscience, ce sera dans ce régime de pleine clarté républicaine et de courage - avec le temps. Alors on pourra dire que les religions, ayant enfin cessé de mettre haineusement aux prises hommes et partis, seront affaire privée des individus, de leur conscience. Du même coup, la plupart des éléments moraux qu~ s'approprient - c'est leur droit - les confessions dans leur enseignement religieux rentreront à l'école publique, sans qu'aucune équivoque soit désormais possible sur ce que signifie cette reprise de possession, au nom de la seule morale, et sur les intentions de cette école. Voici un exemple très caractéristique. Il n'est point besoin de démontrer que la Bible renferme des pages immortelles quant à l'inspiration morale, précieuses pour l'éducateur : elles sont d'une beauté éthique souveraine, abstraction faite de toute interprétation d'ordre religieux ou confessionnel. Ce grand livre sublime, plein de contradictions, mais aussi d'exemples émouvants; cette collection de livres où peut-être - pour mon compte, je n'en sais rien souffle l'esprit divin, mais où certainement souffle l'esprit des hommes en progrès et conscients de leur destinée, a déserté l'école ~on confessionnelle et, présentement, n'y peut revenir parce que les Eglises l'ont en quelque sorte confisqué, soit qu'elles l'exaltent, soient qu'elles s'en défient, selon les exigences de leurs dogmes particuliers et selon le point de vue de leurs ministi:es. Aucun instituteur laïque, j'entends le moins suspect de complaisance pour les Églises, n'oserait à cette heure emprunter à la Bible, à ce livre si profondément humain, l'un de ses récits ou de ses apologues, tels de ses exemples, telles de ses paraboles, ni les faire servir à l'instruction morale de l'enfance au même titre que tant de récits et de narrations tirés d'autres livres. Ce n'est pas exagéré d'affirmer, par exemple, qu'il n'est plus possible, en l'état actuel des habitudes françaises , d'utiliser dans nos éc?les publiques une parabole de Jésus; que dis-je? d'y évoquer la
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figure même du Galiléen, fils de Dieu pour des croyants, homme pour tous les autres hommes. Quelques-unes des pages les plus touchantes de l'histoire, les plus expressives de l'âme humaine , les plus lourdes de sentiments humains ont ainsi échappé à la pensée laïque pour aller enrichir le trésor particulier des religions. Un maître qui documenterait ses leçons d'instruction morale à l'aide d'exemples tirés des évangiles ou de l'Ancien Testament, à côté d'exemples tirés de tel ou tel autre grand livre humain, ne serait point compris : chrétiens et libres penseurs se concerteraient pour le rappeler à son devoir de neutralité. Je ne médite point de mettre la Bible au cœur de l'école laïque française; encore moins d'en faire la substance de prédilection de notre enseignement moral public; et je n 'ignore point tout à fait ce qu'on peut dire contre la valeur morale de la Bible 1 • J'ai voulu montrer comment une tradition influencée par la conception toute religieuse de la morale prive notre école, laïque et neutre , c'est-à-dire l'école la plus humaine dans son principe et dans son ambition, d'une des collaborations les plus expressives de l'humanité. C'est comme si l'on avait banni de l'instruction morale, par principe et une fois pour toutes, tout ce qui est biblique. L'excès de ce zèle est évident. Aussi comprend-on que des pédagogues, nullement cléricaux et très attachés aux libertés conquises, se plaignent « du vide que laisse dans l'éducation l'absence de sujets bibliques 2 » . On voit par ce seul exemple que la morale, que l'école se sont dépouillées au profit de la discipline religieuse. La vraie solution, là encore, n'est point dans l'ignorance. Que la Bible rentre donc en nos écoles, chaque fois que le maître y trouvera un exemple, l'illustration d'une vertu humaine, une comparaison féconde ou émouvante, une collaboration véritable à son propre dessein 3 • C'est dans ce sens que l'école primaire, répudiant à la fois une neutralité abstentionniste et le spiritualisme officiel qui la contredit, doit envisager et, si j'ose dire, exploiter pour l'éducation morale le sentiment religieux, l'idée de Dieu, les croyances confessionnelles et les légendes , les récits bibliques, en un mot l'aspect religieux de l'humanité en progrès. Elle n'humilie pas plus la religion qu'elle ne l'exalte; elle la prend comme un fait humain considérable, qu'elle
1. Voir le volume de Paul Sabatier, L'orientation religieuse de la France actuelle (Colin), p. 303-304 . . 2. Id. 3. Voir l'initiative très intéressante de MM. Dufresne et Soubise, Lectures héroïques et Contes à l'usage des enfants des écoles primaires. Les auteurs ont mis il contribution la Bible, • aussi bien l'Évangile que les épopées Juives » (Préface i et le choix biblique, p. 127, 195).
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caractérise sans réprouver ni louer partialement; qu'elle sait utiliser à l'occasion comme générateur de sentiments moraux; et, par la même, évitant à la fois l'attitude servile et l'attitude hostile, elle sera neutre en effet, mais humaine pleinement, dans la franchise et dans la netteté d'une méthode libératrice. Il appartient à la France de donner cet exemple au monde, elle qui à cette heure, de son clair génie et de son sang généreux, lui donne héroïquement l'exemple de la dignité, de la noblesse et de la délicatesse morales, de la véritable civilisation.
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« Une théorie philosophique ou religieuse n'est pas le fondement de la moralité, mais pourquoi n'en serait-ce pas le couronnement? Telle est exactement l'attitude qu'a prise l'école laïque française dans cette question de l'éducation morale. » Ainsi s'exprimait M. Ferdinand Buisson en 1.898 1 • L'autorité particulière du collaborateur de Jules Ferry, du directeur de l'enseignement primaire ajoute encore à l'importance de cette déclaration, qui définit parfaitement l'école primaire française dans son entreprise. Les chapitres qui précèdent ont préparé la discussion de ce jugement. L'école laïque de 1.882 n'a point fondé, en apparence, la moralité sur une théorie philosophique ou religieuse : elle enseigne des devoirs , individuels et altruistes, sans en dire ni en discuter, d'abord ou en cours d'enseignement, l'origine et le fondement. Elle dit chaque jour à l'enfant: tu as tels et tels devoirs, telles responsabilités; tu auras telles et telles obligations d 'hom~e et de citoyen : lu dois! Elle entretient ainsi dans son esprit, dans son cœur, dans sa con· scieµce, dans toute sa vie morale la notion du devoir, d'une dette, comme un fait indiscutable, comme une vérité qui va de soi et qu'on ne démontre point. Un tel enseignement est autoritaire et apriorique dès son principe; et il ne découvre point aux élèves les bases du dogme moral dont il les pourvoit : c'est qu'il fonde la moralité française, et telle qu'il la leur propose, telle qu'il la leur inculque, sur les principes qui régissent politiquement notre pays. En somme, le fondement de l'éducation publique, c'est la nation même; et l'armature de la moralité enseignée autoritairement par l'école primaire, c'est l'armature de la France républicaine : qui s'en étonne et qui s'élèverait là contre? On ne conteste point le droit d'une nation répu-
t. Revue pédagogique, février 1898, p. 129.
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blicaine à diriger selon ses principes mêmes rinstruction morale qu'elle donne dans ses écoles publiques. Il y a donc une théorie humaine à la base de l'école primaire, à la base de l'éducation morale publique : c'est celle de la France républicaine. L'affirmation de M. Ferdinand Buisson est en contradiction avec le principe fondamental, le statut de l'école laïque; et c'est la grandeur de cette école, autant que sa nécessité, d'élever l'enfant dans une conception idéaliste de la vie, du progrès individuel et social, donc moral, du devoir, de l'homme et de l'humanité évoluant. Toute éducation est un acte de foi nécessairement; l'éducation morale républicaine est le plus bel acte de foi de l'homme en la raison. Il est très vrai que la conception mise par la loi française, implicitement et explicitement, à la base de nos écoles publiques n'est point religieuse; mais j'ai montré que l'école laïque aboutit à une perspective sur Dieu; au terme de sa courte carrière, elle propose à l'enfant, tout à coup, des devoirs envers Dieu. Devant un auditoire d'adultes, d'étudiants, d'élèves de philosophie, d'adolescents curieux et déjà réfléchis , on distinguera entre religions et philosophie, entre le Dieu des Églises et le Dieu des philosophes; et il paraît évident que le Die_ de l'école laïque n'est point le Dieu des religions, le u Dieu de telle des religions positives. Mais qui entreprendrait de faire saisir cette distinction à l'enfant des écoles élémentaires? La conséquence première est la suivante : l'élève de ces écoles ne peut concevoir Dieu, s'expliquer les devoirs envers Dieu qu'on lui rappelle ciu enseigne que par les habitudes confessionnelles de sa famille, de son village, de sa province. Ces leçons in extremis n'ont de signification pour lui que si elles se rattachent, au moins dans sa propre pensée, aux pratiques cultuelles des siens, ou si elles le tournent vers un ordre nouveau de préoccupations, de curiosités et de recherches que l'instituteur lui fait soudain une obligation de connaître, d'aimer, de réaliser enfin. Pour l'enfant à qui des habitudes religieuses ne sont point étrangères, la notion de ce Dieu scolaire prend, si je puis dire, la forme, la couleur, la qualité - bonne ou médiocre, délicate ou grossière, anthropomorphite ou épurée - du Dieu confessionnel dont lui parle ailleurs le prêtre, ou dont son père s'entretient parfois au foyer, ou avec des amis, soit pour adorer et vénérer ce Dieu et le défendre contre les impies, soit pour le nier ou le railler lourdement. Si l'enfant a grandi dans un milieu étranger à une religion positive, cette notion théiste toute scolaire, superficielle et très vague, jetée à sa pensée en hâte et pour finir, et abstraite, lui est inintelligible, donc moralement inutile à moins qu'un hasard heureux, une circonstance imprévue , une collaboration propice ne l'anime, ne la féconde , ne la vivifie tout à coup.
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Dans ces conditions, parler soudain de Dieu à un élève, c'est ou bien parler pour ne rien dire, à moins d'entrer dans des explications historiques, quoique très élémentaires, éveilleuses de curiosité sympathique et d'activité spirituelle; ou bien c'est mêler à l'école neutre l'atmosphère de l'église, du temple, de la synagogue, et, si l'on regarde de près , c'est féconder l'école laïque à l'aide de motifs, d'images , de gestes, de formes tirées de l'église, du temple, de la synagogue. C'est dire qu'en ce point de son action éducatrice l'école laïque s'avoue inféconde, à quelques exceptions individuelles près, à moins que l'église, le temple, la synagogue ne l'assistent de quelque façon, de leur image au moins. Enseigner Dieu ainsi, c'est, je crois, beaucoup moins couronner l'instruction morale d'une théorie philosophique ou religieuse, ouvrir les fenêtres de l'école sur les vitraux de l'église que ramener pour une heure l'école tout entière à l'église, au temple, à la synagogue. Si la leçon finale du maître est féconde - et on espère bien qu'elle le sera, car pourquoi la prévoir au programme et rimposer au maître comme à l'élève? - ce ne sont plus les seuls « devoirs envers Dieu» qui se découvrent à l'enfant comme fondés sur ce Dieu auquel on l'acheminait : ce sont tous les devoirs, du plus humble au plus noble, que lui enseigna cette école dès le premier jour; c'est toute sa vie morale qui, rétrospectivement, lui apparaît enfin réglée, déterminée, puis consacrée par une notion proprement religieuse et par cette croyance en Dieu, son Dieu, le Dieu de sa famille et de son prêtre. Et cette notion, - stérile si l'enfant n'en a reçu hors de l'école une explication à sa portée, concrète et plus vivante - non seulement n'équivaut point pour lui à un gain spirituel ou à un progrès philosophique, mais elle le relie, de toute la force de cette école même que maudissent les prêtres, au Dieu de son culte. Si bien que l'Église reste encore pour cet enfant, si les siens y réfléchissent, l'inspiratrice eomme la régulatrice des écoles dites « neutres » et « sans Dieu », et la garantie suprême, la caution de leur vertu moralisatrice. Le pédagogue, le législateur qui pensait « couronner » l'école laïque d'une théorie religieuse, y arriver au terme, y amener doucement l'élève, fonde en réalité cette éducation sur une théorie proprement religieuse de la moralité. Il semble à l'observateur superficiel que notre école primaire aboutisse à l'idée religieuse et divine, et qu'elle n'en procède point. Dans ce cas même elle n'est point neutre; et elle introduit soudainement, pour tout dénouer, un Deus ex machina, étranger lui-même pourtant à la constitution politique et sociale de la nation qui s'est donné cette école et l'a voulu instituer à son image. Mais en fait, le dernier chapitre inspire et prépare
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le premier; le but final trace la route et marque déjà les étapes. Dieu n'est plus à la porte d'entrée de cette école laïcisée; mais il est au-dessus de la porte de sortie. Dès le premier jour, une main affectueuse saisit l'enfant et le conduit vers Dieu, vers ce Dieu qui tout expliquera de la route parcourue, de celle qui reste à parcourir, et de l'infinie perspective sur le ciel infini. Je ne blâme ni n'approuve : je constate, confrontant l'œuvre avec les créateurs, 'mais aussi avec la nation même, qui reste juge et de l'œuvre et de l'ouvrier. Cette école ainsi couronnée, mais fondée plutôt, a-t-elle porté les fruits qu'on en espérait? Voici une autre conséquence. Devenu majeur, l'homme sentira obscurément au moins, c'est-à-dire juste assez pour expliquer son enfance et pas assez pour pacifier sa conscience d'homme fait ou la libérer, qu'il a grandi dans un décor sans doute civil et laïque, mais pourtant religieux, encore ·que l'atmosphère y fût plus subtile qu'à l'église. li aura le sentiment que cette éducation scolaire spiritualiste, dont les dernières leçons le ravirent dans l'Inexplicable et dont le suprême soupir monte vers Dieu , lui a fait un devoir de rester curieux et soucieux de ce Dieu, qui l'oblige; d'en occuper sa pensée et sa vie; de ne point concevoir de paix ou de bonheur sans cette forme de muette adoration, sans cet hommage au moins intellectuel , sans cette prière. Qu'on excuse mon insistance : une telle discussion ne saurait être trop claire. Même dans les miEeux sincèrement républicains, on parle d'un partiel insuccès de « l'école laïque». C'est qu'on attendait trop d'elle et de ses maîtres; c'est qu'on espérait d'elle ce qu'organiquement ell e ne pouvait ni ne devait donner : demandons à l'arbre les seuls fruits qu'il est dans sa ,nature de produire, et à de certaines conditions . Là où l'école laïque a préparé une évolution morale plus hardie, je ne suis point certain que ce fut par ses seules forces, ses seules ressources, par la seule vertu de son institution; mais je pense que le progrès général serait moins contesté si l'école primaire française avait été dès le premier jour l'école neutre, l'école telle que je la conçois et telle que je l'ai définie. Laïciser l'école laïque intégralement, ce sera donc séparer en efîet des domaines restés communs sur un point très grave de la vie; renvoyer l'école laïque et l'école confessionnelle chacune à son objet, chacune à ses méthodes; fonder enfin dans notre France républicaine une éducation publique purement morale. La solution transactionnelle de 1882, mais qui n'était pas seulement pour les initiateurs un compromis politique, n'est plus acceptable; et elle a échoué si elle prétendait, ménageant Dieu et le spiritualisme, acheminer la France populaire à un déisme pur des intolérances con-
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fessionnelles et des discordes religieuses. Ne persévérons pas plus longtemps dans cette situation: elle empêche l'école primaire publique de prendre pleinement conscience à la fois de son objet et de ses méthodes originales, donc de sa ' responsabilité - condition indispensable pour qu'elle puisse enfin rendre au pays républicain les services qu'il attendait d'elle. Dans un livre récent, M. Paul Sabatier a très bien marqué ce que l'école laïque est aujourd'hui invitée à réaliser. La plupart des instituteurs , écrit-il, voudraient que l'enseignement moral laïque « eût une efficacité qu'on n'est pas encore parvenu à lui donner, en partie, croient-ils, parce qu'il est plus ou moins dérivé des églises. C'est un décalque sans vigueur ni originalité 1 • » Et peu à peu, « l'école est en quelque sorte mise en demeure de créer un enseignement moral indépendant 2 » . Que bien des hommes, d'ailleurs sympathiques à l'école laïque, appréhendent de la voir devenir à ce point autonome, dégagée du sentiment religieux comme de toute religion , cela n'a rien qui surprenne en vérité; mais qu'ils se rassurent! Cette autonomie ne fera que consacrer la distinction entre la morale et la religion. Et si l'on veut bien enfin reconnaître que la morale atteint aussi au vif de la conscience, qu'elle entretient aussi chez l'enfant les dispositions supérieures et généreuses dont on attribuait le bienfait aux seules disciplines confessionnelles, pourquoi redouter une réforme scolaire préparée dans les mœurs, et qui instituera l'éducation morale dans la plénitude de sa mission? Qu'on ne s'y trompe point : « Non seulement dans l'idée laïque il n'y a aucun élément antireligieux, mais il ne faudrait pas la creuser beaucoup pour y trouver une idée mystique, très analogue à celle qui se cache sous le mot catholique. La morale laïque vise à affirmer et à fortifier, par la jeunesse, l'unité du pays, à établir une communion de tous les futurs citoyens; et, si elle les prépare à ce rôle et aux devoirs qui en découlent, on peut dire qu'elle dépasse ce point de vue et tend à créer en eux des préoccupations plus larges et plus élevées encore comme membres de la société humaine 3 • i, La conscience contemporaine est prête à ce progrès scolaire ; et elle le souhaite dans toute notre éducation publique. On admet toujours, même dans les milieux étrangers aux religions positives, qu'une confession avec son dogme , ses rites cultuels, ses cérémonies et ses fêtes puisse rester chère à quiconque désire « faire son salut »
1. L'orientation religieuse de la France actuelle, p. 262.
2. Id., p . 262. 3. Sabotier, ouv. cit., p. 267.
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selon la loi de son église, ou traverser la vie chargée d'épreuves avec l'espoir, avec l'assurance d'un au-delà réparateur. Cette foi est affaire privée de la conscience individuelle; et pourquoi la combattre à ce titre? Que celui-là qu'elle stimule et réconforte la conserve donc, à son gré I Mais, de toute évidence, une éducation publique n'a point à se préoccuper du « salut individuel» et des rapports que l'individu se croit le devoir de nouer avec son Dieu de prédilection. 11 est dans la nécessité, tout d'abord dans la définition de l'éducation publique d'unir des enfants en une commune préparation à la vie sociale; elle poursuit donc un but proprement moral; et elle le fait à l'aide d'une institution scolaire qui soit essentiellement une institution morale, c'est-à-dire conçue et organisée pour inspirer, régler et accélérer le progrès des mœurs. Que les religions positives soient ou non indispensables pour définir l'idéal moral, puis pour y élever l'enfant; la question est et reste controversée; ce n'est point sur cette controverse que notre pays fonderait l'institution scolaire publique. Au surplus, que les écoles, diverses en leurs ressources comme en leur tendance, s'évertuent plutôt chacune selon ses moyens propres! Ce sont les résultats qui jugent les systèmes et qui donnent la mesure des institutions; et même dans ce cas, c'est le rendement moral, et non le rendement religieux, qui démontre l'excellence d'une école, d'une éducation. Ce qui importe à la nation, c'est beaucoup moins la pureté religieuse et, pour ainsi parler, l'orthodoxie des méthodes que le succès moral de cette école, c'est-à-dire sa puissance d'action sur les mœurs. Peu à peu, au fur et à mesure que le pays prenait conscience de cette nécessité, il distinguait donc la morale de la religion, l'éducation morale de l'éducation confessionnelle ; et les religions n'intervenaient plus, en général, que comme moyens de concourir à cette éducation morale mise au premier plan de l'institution scolaire républicaine. L'Église catholique a bien vu cette évolution, étan t la première atteinte par une distinction qu'elle réprouve comme blasphématoire, hérétique et vaine a priori; et elle ne se résigne point à voir ravalée, en matière d'éducation, au rang de méthode scolaire, au demeurant facultative et discutable, la discipline dont elle a la garde. Mais l'opinion, même dans les milieux fidèl es à l'Église, accueille cette distinction; et les progrès de la notion d'éducation publique, le besoin unanimement ressenti d'écarter dans la vie sociale ce qui divise les hommes, puis de trouver enfin <l'es points de conciliation, permettent d'affirmer qu'en fait cette distinction est déjà traditionnelle. Voilà un fait nouveau, et que le progrès des principes de l'école laïque contraint l'Église d'accepter, que dis-je? de consacrer elle-même dans l'espoir qu'il lui servira. L'Église
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catholique, la plus ambitieuse et la plus intransigeante, se voit à son tour invitée à prouver l'excellence de ses écoles confessionnelles par l'excellence même non de leur orthodoxie, mais de leurs effets moraux. Ainsi, entre tous les Français, religieux ou irréligieux, pratiquants ou libres penseurs, une sorte de consentement tend à s'établir la même où les théories et les systèmes s'entrechoquaient : la valeur d'une école est celle de ses résultats proprement moraux. L'Église catholique ultramontanisée, ne pouvant arguer de son passé scolaire, et pour cause, puisqu'elle n'a ni pu sauvegarder par ses écoles sa puissance confessionnelle, ni su réaliser l'idéal moral que la France élaborait peu à peu, espère triompher en niant bruyamment le succès de nos écoles. Mais ce zèle même atteste la vertu du critère moral, auquel il lui faut avoir recours pour se justifier, du moins pour tenter de se justifier. Ne nous laissons pas intimider. Tant de polémiques ne valent point un commencement de démonstration : beaucoup de catholiques Je pensent, et parfois le disent. Quoi qu'il en soit, en dénonçant les immoralités ou la faillite de « la laïque », le parti clérical ne prouve point que l'école catholique eût mieux réussi dans les conditions nouvelles de la société politique et économique contemporaine. De plus, il invite les écoles qu'il combat à accentuer leur dessein moralisateur dans la mesure même où l'Église conteste leur efficacité, et à prendre conscience de toute leur responsabilité, de leurs méthodes propres, de leur originalité même. L'hostilité cléricale est une sommation quotidienne adressée à l'école primaire française d'avoir non pas à abdiquer, si en effet le succès de ses efforts est déficitaire, mais à améliorer son action éducatrice dans le sens de son principe et de son dessein. En résumé, la question scolaire a cessé en France d'être religieuse; elle est morale. L'école vaut par ses effets, par son action sur les mœufs de l'individu et de la collectivité, que le moteur, si je puis dire, en soit ou non confessionnel et religieux. Il me paraît certain que c'est l'école laïque qui a accrédité chez vous cette conci ption nouvelle : elle triomphe aussi en ce sens qu'elle oblige ses rivales à se placer à son propre point de vue moral pour la juger, pour se juger elles-mêmes. La notion purement religieuse des Églises s'est altéi:ée dans la mesure ou la préoccupation humaine d'un devoir social l'emportait sur le souci du salut individuel et d'une très égoïste curiosité de l'au-delà. Quel rôle les religions positives ont-elles joué dans cette évolution spirituelle? Les avis sont partagés . Le zèle que met l'Église catho· lique, par exemple, à s'en inquiéter, à la réprouver atteste qu'eJle
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décline toute responsabilité quant à elle. Elle montre ainsi quelque courage, ou, si l'on préfère, s'affirme une fois de plus logique avec son dogme et sa tradition intransigeante; mais elle reconnait aussi, par cette attitude, que ce progrès s'est fait en dehors d'elle, ou malgré elle, ou sans elle; et qu'ainsi l'humanité est conduite par une puissance morale d'un autre ordre que l'Église, et irrésistible. En fin de compte, l'homme a dégagé de sa conscience la notion morale et l'organise. Il n'est pas tendancieux, je crois, de dire que voilà le fait caractéristique qui domine la vie spirituelle française présentement, et la vie humaine. L'homme découvre ainsi qu'il es juge des religions qui le jugeaient; et il les rapporte à cette notion morale qu'elles prétendaient envelopper ou précéder. Il comprend qu'il est le créateur de ces institutions religieuses qu'il estimait tenir de Dieu, et auxquelles il ne pensait qu'obéir; qu'il est peut-être le créateur du Dieu même devant qui le prêtre le courbait, }'agenouillait. Cette révélation - car c'en est une - du sentiment moral dresse l'homme dans la vive lumière de sa conscience, mais aussi dans toute la force de ses responsabilités. « La morale humaine ne procède pas des religions; ce sont, au contraire, les religions, pour préciser davantage quelques-unes d'entre elles et les plus pures, qui ont cherché à prendre leur point d'appui sur le fondement d'une morale qu'elles n'avaient pas créée 1 • » Si les religions étaient sincèrement soucieuses de parfaire les mœurs humaines , elles se réjouiraient d'avoir contribué, à leur façon, à préparer le règne de la morale, et à se rendre elles-mêmes en quelque sorte inutiles. Cette constatation, pour tout homme de bonne foi et qui refuse de faire servir la religion, comme l'irréligion, à d'égoïstes desseins de classes ou de partis, n'est-elle pas de nature à réconcilier les hommes en dressant à leurs yeux l'idéal moral? Au lieu de se passionner pour des distinctions scolastiques, croyants et libres penseurs feraient mieux de s'unir dans une même règle de vie pratique, un même devoir social. Pourquoi les théistes et les athées ne communieraient-ils point dans la foi en un même devoir? Pourquoi ne se grouperaient-ils pas avec confiance autour de l'école qui, sans prendre parti entre les confessions rivales et antagonistes, élève les enfants unanimement dans le culte du Bien et de la Justice? C'est ainsi que moralement l'école laïque et neutre peut élever en commun, pour l'estime réciproque et la paix sociale, les enfants du
1. Berthelot, Science et Religion, p. 23.
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théiste et de l'athée, du croyant et du libre penseur. L'idée de Dieu cesse de les opposer le jour où tous deux se sentent subordonnés l'un et l'autre au devoir. Ils ne semblent adversaires que parce qu'on ne les invite pas à réfléchir sur l'activité morale qui leur est commune, qui les fait vraiment frères. « Élever son âme à Dieu, c'est élever son âme vers la Justice, vers la Beauté, vers la Vérité. Pourquoi l'athée en serait-il incapable? Le croyant a éprouvé le besoin de réaliser et de personnifier l'idéal abstrait du Vrai, du Beau et du Juste. Mais il n'en est pas plus avancé; comme sa nature finie ne saurait atteindre l'infini, il ne saisit la vérité que dans la science, la beauté que dans la nature et dans l'art, la justice que dans l'action. Il ne fait pas un pas que l'athée ne puisse faire avec lui 1 • » L'école « neutre » bâtit en quelque sorte sur le sol profond et indestructible où tous les hommes, religieux ou non et parce qu'ils sont hommes, dociles les uns et les autres à leur conscience, cherchent et trouvent la sève, le sang même, les principes de leur vie et de leur activité morales. « La conscience impose les mêmes obligations à l'incrédule comme au croyant. Il n'est pas jusqu'à la prière qui ne puisse leur être commune, sauf le choix des mots et la forme extérieure qu'elle revêt. Tout ce qu'elle contient d'essentiel, c'est-à-dire d'intérieur, tout ce qui en elle est acte positif de l'intelligence et élan du cœur, tout ce par quoi elle fortifie et purifie, est possible à l'un comme à l'autre 2 • » Socialement, le croyant et l'in· crédule, le théiste et l'athée valent, non par la qualité de leur foi religieuse ou de leur incrédulité, mais par leur sincérité à s'évertuer vers l'idéal moral et à progresser dans cette direction. Peu m'im· porte leur viatique; c'est leur aptitude au progrès qui les distingue, leur exemple à servir cet idéal moral, leur docilité à la règle, leur persévérance à bien faire, puis à faire mieux. Les croyances les plus vives en Dieu n'intéressent la nation que si elles engendrent chez les croyants un progrès moral certain et qui accroisse la vertu publique. De même, la plus fière indépendance des athées ne touche la nation que si leur athéisme, au lieu d'être jeu d'esprit ou exercice scolas· tique, alimente une activité spirituelle qui veut s'affirmer et s'affi· ner, inspire une moralité qui veut être plus exigeante et plus pure. C'est la vie, c'est l'expérience, c'est l'action qui distinguent utile· ment non plus entre les credo et les négations, les principes et les mobiles - mais entre les résultats. Le système pédagogique le plus précieux à notre société républicaine, ce n'est point celui qui se réclame d'une orthodoxie ou d'un scepticisme intransigeants ; c'est
t, Goblot, Justice et Liberté (Alcan), p. 41. 2. Id., p. 159. .
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celui qui, plaçant bien haut, toujours plus haut, aux cimes où le théiste fait resplendir Dieu, la notion du Bien, du Beau, du Vrai , du Juste, se révèle le plus apte à y hausser l'enfance, le mieux outillé pour y élever le pays. L'école primaire française peut assumer cette tâche en toute confiance. Libre au catholique, au protestant, au juif pratiquants de réprouver le libre penseur : ils ne sauraient lui interdire le droit à l'existence ni le droit de jouir, lui aussi et comme eux, de la liberté de conscience publiquement manifestée, de l'indépendance spirituelle. Et s'ils s'affligent des progrès de l'immoralité publique, raison de plus pour que ces croyants souhaitent une éducation énergiquement morale d'abord . Au lieu donc de combattre l'école laïque, que ne l'aident-ils plutôt à mieux faire encore! Ils ne peuvent contester de bonne foi la sincérité et la vaillance de son dessein moralisateur. Qu'ils s'associent donc à l'instituteur public! C'est à cette collaboration, c'est à ce zèle, c'est à cet empressement que le pays mesurera leur amour du Bien et leur patriotisme. Et quelles craintes nouvelles peuvent-ils concevoir quand l'école primaire publique coupe le dernier lien qui l'attachait aux Églises? Loin de marquer une restriction, encore moins une humiliation de son dessein éducateur, cette suprême laïcisation de l'école primaire française apparait, au contraire, comme un engagement solennel d'être plus activement et sûrement moralisatrice. Aucune école êonfessionnelle ne suppose à ce point et ne sollicite ainsi le sentiment moral des enfants; aucune éducation religieuse ne les exhorte avec tant d'insistance au respect du devoir, à la pratique du devoir pour le devoir, à la culture infinie; aucun prêtre ne les accoutume avec cette persévérance à exalter mieux le bien et à poursuivre plus consciemment le juste, sans considération de récompenses ni de châtiments surnaturels; aucune Église n'habitue, ne veut habituer l'homme à développer de la sorte en soi une vie intérieure plus claire et plus exigeante, qui se mette au service de la vertu et de la nation avant de servir tels prêtres et tels dieux. Telle est la position inexpugnable qu'occupera l'école laïque quand elle sera ce que je souhaite qu'elle soit, ce qu'elle tend à être, ce qu'elle devient. Plus elle veut être « laïque » et « neutre », plus elle se d!fférencie des écoles restées confessionnelles quant à leur objet religieux et quant à leurs moyens pédagogiques; plus elle s'interdit les formes scolaires et méthodiques des Églises, plus elle développe ses propres ressources et puissances de progrès. Elle réalise plus ou rnoms son programme - selon les circonstances, le maître, l'élève;
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mais jamais éducation ne fit une telle confiance à l'homme, n'espéra autant de lui et de l'école. « Que les différentes croyances, religieuses et philosophiques, veuillent ajouter à cet enseignement, essentiellement laïque et social, les affirmations doctrinales qui les caractérisent, c'est leur affaire et c'est leur droit. Le rôle de l'État est d'assurer à tous les enfants qui fréquentent ses écoles une nourriture intellectuelle et morale qui soit incontestablement saine et que personne ne puisse incriminer .... J'ajoute que cet enseignement qui ne lie la conduite de la vie à aucune doctrine transcendante, qui peut être accepté de tous les honnêtes gens, offre peut-être par là, relativement à dés doctrines plus ambitieuses, le double avantage de rapprocher les esprits au lieu de les diviser. et de les réunir sur un terrain d'autant plus solide que c'est, pour ainsi dire, le sol même où nous vivons, le sol fécondé par l'expérience et la sagesse de tous les temps 1 • » J'ai souligné un peut-être que je supprimerais volontiers. Retenons pourtant le scrupule de M. Alfred Croiset; mais retenons cet appel à l'union rendue possible par un enseignement laïcisé. Et plus récemment, M. Emile Boutroux, dans une lumineuse communication faite à Londres au premier congrès international d'éducation morale en i908, sur les principes de l'éducation morale disait :. « A l'école d'enseigner et d'inculquer les principes de vie devenus, parmi les hommes cultivés , sensiblement communs. A la religion, à la science, à l'art, à la métaphysique, à la vie de maintenir et de déployer, avec une grandeur croissante, cette puissance de création dans le vrai, le beau et le bien, qui est le privilège de l'humanité 2 • » M. Boutroux sait bien, et l'a dit à sa manière si simple et si lucide, quel appui pratique l'idée religieuse donne à la vie morale indivi· duelle, dans certaines circonstances et avec quelles garanties, et quelle force, quel courage un homme y peut puiser parfois pour vivre, pour accepter de vivre 3 • Mais il a rappelé combien il importe de distinguer entre les croyances nominales des hommes, qui interviennent avec une activité très inégale et inégalement inefficace dans leur vie morale , et les croyances effectives, plus profondes, qui chan· gent, évoluent, s'adaptant insensiblement aux exigences de la société et des individus; et ce sont ces croyances-là qui importent~. Mais il s'agit ici d'éducation publique, et d'éducation d'enfants. Il n'est pas
L A. Croiset, Conférence faite à !'École des Hautes Études sociales, le Il no· vembre 1905. Voir R evue du Mois du 10 janvier 1906. 2. Papers on moral edacation (David Nutt, London, 1908), p. 23. 3. Boutroux, voir Science et ReligioTL, toute la conclusion, et aussi les passages où l'auteur cite Spencer (Autobiography, vol. I, p. 58), p. 103. 4. Boutroux, Science et Religion, p. 105. Voir conclusion de l'Autobiography.
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un père de famille qui puisse se dire empêché d'ajouter, s\il lui plaît, l'action d'une religion positive à l'action proprement scolaire. La liberté religieuse n'a subi depuis 1882, depuis 1905 nulle entrave; et le zèle des partis cléricaux à mettre cette liberté à profit est un hommage qu'ils lui rendent, donc au régime républicain, auquel ils la doivent et qui la leur conservera.
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On apprécie différemment, selon les exigences et selon le point de vue, la qualité des progrès réalisés déjà par l'éducation publique française. Ce qu'on ne peut nier, c'est qu'à la faveur même du développement de l'institution scolaire laïque, l'idée d'un enseignement moral indépendant a conquis l'opinion. La plus sûre victoire de l'école laïque est justement d'avoir accrédité chez nous, et hors de France aussi, le principe de la neutralité confessionnelle dans l'éducation populaire et nationale. Voici une seconde conséquence. La France a pris l'habitude de séparer l'éducation proprement dite de la religion, jusque-là confondues et celle-là subordonnée à celle-ci, et, tout d'abord, de concevoir l'école comme différente , essentiellement, et par conséquent indépendante des églises. Là où la France est restée fidèle aux religiom, elle leur demande timidement ici, fermement là, et de plus en plus, d'être et de rester des institutions religieuses, c'est-à-dire de donner satisfaction à certains besoins, à certaines aspirations qui ne relèvent pas de l'école publique, ni même de l'éducation scolaire, privées et individuelles, et d 'abondonner à l'école le soin d'élever l'enfance pour la société et pour la vie. Il y a là une évolution curieuse, et qui ne me semble pas avoir été signalée clairement. C'est comme si la France élaborait une définition nouvelle des religions, des églises, et leur assignait, tout à fait en dehors de l'action scolaire, un rôle ou plutôt les ramenait à leur rôle original de consolatrices des âmes blessées, de dispensatrices de courage et d'espoirs supra-terrestres. La séparation des compétences a préparé l'idée d'une séparation des domaines. La conscience française éprouve, de plus en plus, que l'école n'a point à se préoccuper des religions, ni de la religion, et que la religion n'a pas davantage à se soucier de l'école; que le prêtre a son rôle, comme l'instituteur a le sien; que si les partis opposent ces deux hommes et leur ministère, il est grand temps d'insti-
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tuer le reg1me pacifiant et clair qui, mettant chacun de ces deux hommes à sa place, consommera dans un sincère esprit de tolérance une séparation devenue nécessaire, et que la pensée française tend à réaliser dans nos mœurs. Le législateur << sectaire » de 1.882 et le réformateur « athée » du présent auront rendu un grand service aux Églises si elles comprennent la nécessité de répondre aux besoins nouveaux de la conscience française. Elles laisseraient l'école publique accomplir son œuvre morale et profondément humaine; elles offriraient à l'adolescent et à l'adulte les consolations de leur culte et de leur idéal religieux. Qui sait si bien des hommes ne se sentiraient pas attirés par elles le jour où ils les sauraient enfin étrangères à tant de conflits et de disputes? Que l'école laïque abdique toute entreprise religieuse I La réforme laïcisatrice que j'ai proposée n 'est aucunement un artifice politique ou un expédient sectaire : elle est dans la logique du dessein premier et conforme aux aspirations françaises. Le spiritualisme que les fondateurs de l'école primaire y ont retenu s'est révélé sans vertu; en se faisant morale à l'exclusion de toute hypothèse et de toute sanction d'ordre religieux, elle accuse son ambition civilisatrice. Elle déploie par là même, pour atteindre son but si elle le peut en tant qu'institution scolaire, toutes les énergies morales qui sont en elles. Elle accroît sa puissance dans la mesure où elle en prend conscience et renonce à la collaboration, même très discrète , des moyens religieux. Loin de signifier la banqueroute de l'école, l'intégrale laïcisation de son programme implique, au contraire, une exaltation de ses espérances et une plus fière affirmation de ses responsabilités. Les plus avisés des observateurs ne se méprennent point sur les causes et sur le sens de l'évolution contemporaine. « Il peut y avoir çà et là des hommes qui ont été bien aises de se détacher d'une Église dont la morale gênait leurs mauvaises passions, mais la crise morale contemporaine vient surtout de ce que l'idéal moral laïque dépasse sur certains points l'idéal moral religieux; il s'est fait plus exigean t, plus désireux de se réaliser 1 • » Il est indiscutable que , pour la masse autant que pour une élite, la qualité morale des religions apparaît aujourd'hui médiocre, et même inférieure. L'élite et la masse continuent à demander aux Églises consolations et espérances; mais la dignité de leur enseignement moral même est contestée. Par exemple, l'obstination de l'Eglise catholique à lutter contre l'idéal moderne et ceux de ses prêtres qui, devant l'autel ou au Parlement, l'acceptent ou le servent; à vouloir étouffer, naguère par l'ignorance,
1. Sabatier, ouv. cit., p. 263.
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aujourd'hui par une trop ingénieuse éducation scolaire, les aspirations libérales de l'humanité, a fini par exciter la défiance chez les plus dociles de ses fidèles; la passion que la presse catholique apporte à attaquer un régime politique et universitaire qui a fait ses preuves, et auquel le pays est attaché, a rendu l'opinion plus attentive à ce régime même. L'Église, en fin de compte, révèle la supériorité des écoles qu'elle excommunie : il lui a bien fallu préciser, analyser les programmes scolaires et les instructions officielles, éprouver devant ses lecteurs, plus exigeants et plus avertis, l'idéal qu'elle combat; et, tentant désespérément de faire une bonne fois la preuve dans l'esprit de ses adeptes, elle les a accoutumés à des comparaisons périlleuses pour elle-même et pour ses institutions scolaires les plus réputées. Surpris de ne pas trouver à l'école « sans Dieu » toutes les horreurs que la presse catholique assure y découvrir, des catholiques mieux renseignés ont observé avec plus de soin, à l'occasion de sympathie, cette école ; et si beaucoup ne l'ont pas encore préférée pour leurs fils et leurs filles, ces croyants ·informés, en conscience, sont plus près de l'école laïque que l'Église ne le sait, ou ne veut l'avouer. A la faveur de cette comparaison jaillie des polémiques, l'idéal moral laïque s'est dégagé, aux regards de ses contempteurs confondus, dans toute sa pureté. Et il écrase, à l'occasion , les conceptions morales confessionnelles de sa supériorité même. L'institution scolaire républicaine triomphe ainsi, peu à peu, dans l'opinion de ses adversaires mêmes, par ses qualités originales qui , à cette heure, la désignent comme l'unique institution qui puisse former l'enfance pour la pratique sincère de la liberté spirituelle et pour la paix civique. Dira-t-on qu'en affranchissant la morale de toute inspiration religieuse l'école laïque lui enlèvera aussi tout fondement et toute noblesse? On a vu des républicains sincères, même depuis 1.882, touchés de cette objection. Examinons-la en terminant. Fonder la morale, une instruction morale sur Dieu, sur l'idée de Dieu, sur la vie future et l'immortalité de l'âme, sur le paradis et sur l'enfer, sur les sanctions délicieuses ou pénibles d'un au-delà, et d'abord sur tel ou tel dogme confessionnel déclaré immuable, indiscutable et par définition soustrait à la raison, ce n'est point fonder en effet cette morale, cette instruction morale : ne nous laissons pas abuser par des mots, même vénérables et émouvants - sacrés. Pour qui ne croit pas en Dieu, il n'y a point de devoirs envers Dieu; le système moral et pédagogique que Dieu , la croyance en bieu fondent et couronnent sont à la fois inintelligibles et vains ·
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pour un athée. S'il croit en Dieu, tout s'éclaire, s'enchaîne, s'ordonne; du moins sa croyance lui explique l'infini et la place qu'il y occupe. Il ne croit point? Et on lui enseigne pourtant cette morale ainsi« fondée » ! Mais voici qu'il croit : la grâce agit, si vous voulez. Or, cette croyance en Dieu, loin d'être un élément premier et irréductible, le fort moëllon sur quoi l'on va bâtir le temple d'une vie morale claire et logique, suppose une certaine activité spirituelle, mi-consciente au moins, intuitive, mystérieuse, d'ailleurs confuse. Dieu est un mot vide de sens et sans effet pour qui ne sent point dans sa conscience émue le trouble fécond d'où surgissent Dieu et l'explication qu'elle se donne de son Dieu. En réalité, cette morale théiste elle-même est donc fondée non pas sur Dieu, sur un acte de foi en Dieu, sur l'appareil confessionnel ou métaphysique qui soutient ce Dieu, mais sur cette préalable activité spirituelle, en quelque sorte élémentaire. Psychologiquement, cet état de conscience primitif n'est pas, si je puis dire, d'une substance autre que celui qui engendre etféconde l'idée de Dieu, du Beau, du Vrai, du Juste, l'idée de vertu . et de progrès moral, l'idée d'obligation, toutes idées abstraites qui, elles-mêmes, n'ont point de caractère immédiat puisqu'elles résultent d'une activité de conscience innée, dont nous découvrons l'efl'et sans en saisir l'origine, et que nous ne pouvons mieux caractériser qu'en la définissant une donnée, un fait, donc une base. Il se peut que, pour un croyant, l'idée de Dieu recèle une vertu plus grande que telle des idées abstraites énumérées plus haut, ou qu'elle lui semble en tqut cas plus propre à les coordonner, à les systématiser en une synthèse définitive. Ce n'est alors qu'une question de plus ou de moins, qui importe grandement à ce titre; mais, en réalité et au fond, cette idée même de Dieu, qui tend à prendre la place suprême dans la hiérarchie des productions spirituelles, dérive elle aussi d'un état de conscience, d'ordre à la fois émotif et rationnel, qui est primitif, inné, donné; qui est une base. En un mot, le fondement de cette morale, qui se dit fondée sur Dieu, est moins Dieu, ou la qualité religieuse de ce concept et de cette image, que le sentiment humain qui tout ensemble engendre la croyance en Dieu et s'en aide ensuite pour se développer ou s'entretenir; sentiment moral plus que religieux, qui stimule l'individu à se définir pour soi-même, pour les siens, pour les autres une règle de vie et un but d'action, et sans lequel l'idée de Dieu reste inconcevable, ou artificielle et étr.angère au croyant le plus pratiquant, j'allais écrire : importée dans son cœur. C'est dire que la morale religieuse, dont on prétend accabler notre morale laïque, n 'est pas fondée, si elle l'est en effet, autrement et mieux que cette morale.
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On voit les conséquences d'une telle observation. Par défini tion, un enseignement moral confessionnel, ou religieux encore, ne peut être fécond que si la croyance qui le supporte et y distribue la sève de vie est sincère et active : en le subordonnant à cette croyance, il se déclare impuissant là où elle fait défaut , banqueroutier si elle fait banqueroute. Strictement, et en nous plaçant dans l'hypothèse même du prêtre, nulle éducation morale n'est praticable, ni concevable, là où l'élève ne croit point ou croit à peine. Aussi voit-on le prêtre, le pasteur, le rabbin , d 'une façon générale l'éducateur religieux contraint de veiller davan tage à l'éducation proprement religieuse, condition de tout succès et fondement de toute entreprise, qu'à la culture morale. II est dans son rôle quand il éprouve et surveille la foi de ses élèves plus que leurs mœurs mêmes , puisque celles-ci supposent celle-là , en dérivent. Là où il sent chez l'élève une foi médiocre, rare ou null e, il perd à la vouloir stimuler, fortifier ou éveiller toul le temps que l'instituteur laïque consacre utilement, et mieux avisé, à l'éducation morale des enfants, nécessaire en tout état de cause, qu'ils « croient » ou non. L'enfant incrédule, ou mollement croyant, a-t-il pris pourtant sous la direction de l'instituteur religieux le goût de la vertu et l'habitude du bien ? Ce maître doit ce succès à des raisons étrangères à la religion, rai sons proprement laïques et morales. II ne prétendrait point sans abus ni ridicule que la religion a le mérite d'un tel succès dans une éduca tion où elle n'était que de nom , ou presque. Si complaisant que soit son interlocuteur, le prêtre n'ira tout de même pas jusqu'à affirmer que, tel un talisman magique, il suffise d'inscrire Dieu et religion dans un système scolaire pour qu'ensuite tout résultat favorabl e soit imputable à l'Église qui enseigne Dieu, à la religion qui le confesse. J e n'insisterais point sur cette observation évidente si les partis hostiles à nos écoles ne voulaient, au moyen près, accréditer dans l'opinion pareilles prétentions. On ne peut raisonnablement attribuer à une reli gion que l'individu n 'a pas faite sienne, qu'il n'a pas incor· porée à sa vie intérieure, qu'il n'a pas dégagée et pour ainsi dire extraite de sa conscience, les bienfaits moraux de l'éducation qu'il reçoit. Ils ont d'autres causes . C'est que le prêtre, le pasteur, le rabbin, c'est que l'instituteur reli gieux, à son insu, stimula le sentiment moral primitif, qu'il est vain de vouloir mieux définir ou expliquer , mais qu'il suffit de prendre comme la donnée fondamentale, antérieure à toute vie religieuse et à l'expérience. En l'absence d'une foi religieuse active, c'es t ce sentiment qui , spontanément ou peu à peu sous l'action· des disciplines scolaires , plus particulièrement sous l'action d'un enseignement moral proprement dit, a révéle
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à l'enfant et exalté en lui le goût de la vertu, l'effort, le souci de la
dignité, une sorte d'obsession du devoir, qui n'est qu'obéissance à sa nature. Tel est l'indestructible fondement de notre morale laïque, qu'on accuse de n'être point fondée parce qu'elle l'est autrement et mieux que les morales confessionnelles, parce qu'elle l'est immédiatement dans l'âme et la nature humaines, et parce qu'elle assure et affine, en retour , le sentiment moral qui la soutient. La base du plus arrogant des palais n'est point l'assise de pierre, de sable et de ciment sur laquelle l'architecte hardi en dresse les murs : c'est la terre même, profonde et vaste; c'est la nature avec toutes ses forces conjuguées; c'est l'univers dans son infinie gravitation. Si les religions étaient le fondement premier et nécessaire de toute éducation morale digne de ce nom, comment explique-t-on que, chez tant d'hommes. étrangers aux Églises, ou qui s·en libèrent plus ou moins, persiste la notion du devoir, la passion du bien, la joie de la vertu, la vaillance de l'effort moral? Il est vrai qu'il y a peu d'hommes, même en France, étrangers par l'éducation première aux disciplines religieuses. Leur persistante vertu n'est-elle donc qu'habitude, vitesse acquise? Diront-ils, comme Renan, qu'ils se sentent toujours conduits par une foi qu'ils n'ont plus? Expliquer par les habitudes religieuses - à les supposer religieuses profondément, mais est-ce donc si commun? - de l'enfance la probité de l'adulte même libéré des Églises est commode, et trop simple. L'explication tombe sans doute si cette libération n'est pas seulement un détachement, une indifférence, un oubli; si elle signifie un radical changement dans les principes ou une réforme dans les mœurs. Il y avait donc autre chose en effet. L'idée religieuse, éclatante et pompeuse, rarement modeste et pudique, recouvrait jusque-là le sen timent moral - tel le lierre la branche humiliée ou distraite -, et lui savait persuader qu'il dépend d'elle, alors qu'elle dépend de lui. Les rôles cessent d'être intervertis; et l'éducation religieuse n'a elle-même chance de succès que dans la mesure où elle stimule, par ses moyens particuliers, affirme, accroît ce sentiment moral sans lequel elle serait vaine et illusoire. Elle n'est point une base, puisque le sentiment moral la soutient; elle n'est qu'une méthode, une discipline. Et même dans les cas les plus heureux, la religion est servante de la morale. Qu'elle permette à la morale, à l'occasion, de se priver de ses services, ou d'en solliciter d'autres, ou de se servir elle-même. Enfin quel prêtre, quelle institution possède le moyen infaillible d'engendrer chez l'adulte, et d'abord chez l'enfant, la foi vive et agissante dont on nous dit qu'elle garantit, qu'elle conditionne l'éducation morale? Le plus sceptique des hommes et le plus immoral, quand il s'interroge dans le silence, trouve inscrite en lui, dans sa
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chair même et dans son sang qui roule le bien et le mal, l'affirmation d'un devoir, d'une loi morale; mais quelle Église se flatterait de découvrir sûrement dans la conscience humaine les formes religieuses et particulières qu'elle propose par son prêtre? Elle invoque, là encore, décision divine, révélation, médiation du Christ, dogme et tradition ; elle fait d'un acte de foi la condition première de tout son enseignement. Sincère ou feinte, la foi n'a d'efficacité morale - du point de vue où je me suis placé dans ce livre, cela seul importe - qu'à proportion de sa convenance aux aspirations essentielles et premières de l'homme. C'est un beau rôle encore. C'est pourquoi un prêtre avisé, sachant bien qu'une croyance sincère et vive est le privilège de peu « d'élus », et que les « croyants >> la perdent plus souvent qu'ils ne la conservent et surtout ne l'acquièrent, fait intervenir activement, dans l'éducation des enfants confiés à ses soins, des considérations qui ne sont point tant religieuses que morales. A de tels moments, il ne fait pas autre chose que l'instituteur laïque : il est plus homme que prêtre; il s'appuie moins sur le sentiment religieux que sur le sentiment moral; il pense moins à Dieu qu'aux hommes; et c'est en sollicitant la conscience de l'enfant, plus qu'en ne la ravissant à Dieu, qu'il l'élève. Tel est le commun terrain où s'évertuent l'école et l'église. L'école laïque a au moins la franchise et la supériorité d'une conception claire. Surtout, puisqu'elle ne peut ni ne veut faire appel aux motifs d'ordre proprement religieux, donc incertains, intermittents, toujours précaires et très aléatoires, et qui n'ont leur pleine efficacité que dans les âmes croyantes, l'école laïque ne court aucun des risques qui sont ceux de toute éducation à base confessionnelle ou systématiquement religieuse. La foi peut s'atténuer, se tarir; le sentiment moral, essentiel à l'homme, ne disparaît qu'avec 1ui . L'éducation morale laïque se trouve ainsi fondée sur une disposition permanente, un attribut commun aux hommes, religieux ou irréligieux, théistes et athées; et son caractère éminemment public, fraternel, dérive de cette origine même. Fonder la morale sur une religion, c'est rendre la morale solidaire des vicissitudes de cette religion; c'est l'asseoir sur l'incertain et l'instable. Fonder la morale sur le sentiment moral comme le fera l'école laïque enfin neutre, c'est lui donner comme assise inébranlable la valeur humaine, l'homme même. Accusée de ruiner ou de compromettre le sentiment moral, cette école le con· sacre : elle l'utilise directement; elle s'en nourrit en même temps qu'elle l'alimente, l'exerce et l'affine. Il n'est pas d'institution scolaire aussi purement humaine et aussi morille énergiquement. Poussons plus loin l'analyse. Philosophies et religions pourvoient l'homme, dès l'enfance, d'explications du réel. Elles expriment
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toutes, si diverses ou contradictoires qu'elles se disent, un même besoin de dépasser le fait et d'organiser idéalement, soit pour satisfaire l'esprit, soit pour discipliner la vie même, des phénomènes qui paraissent chaotiques . Par la métaphysique, l'art, les religions , l'homme explique, rationnellemen t ici et là intuitivement, la réalité qui l'entoure et dont. il est lui-même. C'est donc sur une explication, mais plutôt sur une interprétation du monde - métaphysique, religieuse ou esthétique - qu'il fonde sa vie consciente, et tout d'abord l'éducation de l'enfant. Dans cette invincible tendance à suppléer poétiquement, car il crée, à l'insuffisance de l'investigation scientifique, on découvrirait tout d'abord comme un dépit de pressentir que la réalité est inférieure à ce qu'il en conçoit, à ce qu'il la somme d'être en effet; et aussi une déception de voir la terre si loin du ciel; et enfin la résolution généreuse, mais téméraire, de ne point se satisfaire du spectacle que lui offre l'univers impénétrable. Est-ce orgueil? Est-ce naïveté? Est-ce la revanche de l'esprit sur la matière dont il est le captif, de l'idéal sur le réel, du rêve sur une réalité dont l'homme se refuse à prendre son parti et à se suffire? Est-ce tout cela à la fois? L'homme imagine l'univers et sa propre destinée métaphysiquement ou religieusement non pas seulement parce qu'il ne saurait vivre sans se l'expliquer de quelque façon, la résignation n'étant elle-même qu'une explication méprisante ou désespérée, mais parce que l'explication qu'il s'en donne, ou qu'il accepte, n'atteint pas au sublime de celle qu'il chérit, de celle qu'il veut. Car il veut en effet le monde meilleur, plus beau, plus juste. En le définissant à sa façon , subtile ou simple, instinctive ou savante, joyeuse ou somb re, il le recrée, le repense pour le corriger et l'embellir; et c'est sur cette correction qu'il fonde ensuite l'école de son choix. Instruire l'enfant, ce n'est plus alors l'engager prudemment dans la vie, lui offrir comme sujet d'étude et comme objet d'amour ce qui est et ce qui devient, ouvrir ses yeux au réel et mettre son âme en face du monde : c'est le détourner d'abord du réel et du monde, indignes de lui et de son rêve ; c'est lui imposer, par la parole du maître, par l'artifice, autoritairement, arbitrairement, l'explication idéale que son père ou que son prêtre se sont donnée de l'univers et du devoir humain, ou qu'une tradition familiale a perpétuée, ou que l'intérêt d'un parti politique, d'une secte confessionnelle entretient et préfère. Ce n'est plus la nature qu'il observe, scrute et interroge : c'es t une vision humaine de la nature amendée et épurée. Cette éducation, cette école met en œuvre les ressources de son jeune esprit non pour exiger du monde le secret de vivre bien et sagement, mais pour soumettre le monde même à des préférences individuelles ou dogmatiques: Il faut donc que l'univers entre dans les cadres de
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l'humaine raison; elle ne le pénètre ni ne l'explique vraiment; elle l'interprète, elle le juge, elle l'arrange. Cette attitude de l'homme en face du mystère et de la vie universelle est noble : les Titans continuent d'escalader vainement la nue céleste. De ses yeux avides d'azur, l'homme fouille toujours le ciel immense, tandis que, lourd de limon, son pied frappe durement la terre. Mais en accoutumant l'enfant à cette attitude, en l'y contraignant par l'école, ne sentons-nous point que nous prétendons disposer en maîtres et de l'enfant et du monde? Soucieux de donner a la morale qu'enseigne l'école une base ferme, l'homme la fonde sur une interprétation du réel , plus exactement sur l'interprétation qui est la sienne, ou qu'il déclare vraie ou exemplaire parce qu'ainsi l'exige son amour-propre, sa caste familial e, son amour-propre, son intérêt, sa cupidité. A supposer cette éducation légitime, convenons que ce maître ne saurait y réussir que dans la mesure où il s'aide aussi de la réalité et rejoint la nature. La plus pure des conceptions religieuses ne touche et ne discipline le cœur humain que si elle correspond , par quelque côté, à la réalité qui l'anime et s'il s'y reconnaît de quelque façon. Qu'est-ce à dire sinon que cette entreprise n'est féconde qu'aux heures où le maître touche la terre, ret_ouve dans l'âme enfantine le sentiment moral même? Philor sophes, prêtres, pédagogues peuvent s'évertuer au nom d'un Dieu, d'un athéisme, d'un système spiritualiste ou matérialiste, d'une doctrine idéaliste ou réaliste : il n'émeuvent, ils ne saisissent l'enfant et ne l'entraînent au bien , à la vertu et à la justice qu'aux moments où leur Dieu, leur doctrine, leur système, leur négation, leur conseil répond aux mouvements instructifs de sa conscience -·- à laquelle il faut toujours en revenir et demander le secret du succès moral. C'est pourquoi l'éducation laïq.ue telle que je l'ai proposée, renonçant aux méthodes comme aux interpréta tions confessionnelles et religieuses, non seulement n'est point inférieure à l'être humain qu'elle élève, ni à l'idéal qu'elle lui propose, mais a plus de chances de réussir puisqu'elle demande à cet enfant et à cet idéal les seules ressources dont elle a besoin pour réussir en effet . Loin d'être sans fondement et sans noblesse, loin de bâtir dans le vide ou d'avilir l'homme, elle est au contraire la seule éducation qui soit fondée non point sur une interprétation arbitraire de la vie, mais sur les données immédiates de la conscience humaine, qui est au centre de l'école primaire. Sans tarir au cœur de l'enfant les sources de générosité, d'audacieuse espérance, d'héroïsme, elle le rend plus attentif à la vie universelle et à lui-même; elle le tourne vers la réalité, quand tout l'égarait dans le rêve; mais c'est pour qu'il y cherche et trouve le courage de la parfaire, s'y étant d'abord bien reconnu.
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L'école primaire serait en contradiction avec son objet républicain si elle n'élevait pas aussi l'enfant par et pour la société. Le dire paraît banal et superflu; mais les traditions individualistes dominent encore dans l'éducation publique. Allons-nous rouvrir ici le classique débat sur les rapports de l'individu et de la société; sur la réalité de celui-là dans celle-ci; sur l'égoïsme et l'altruisme, l'individualisme et le solidarisme; sur les sys tèmes sociologiques; sur les moyens de concilier, au moins en théorie et verbalement, des thèses qu'on présentait comme exclusives l'une de l'autre? Je n'ai point le goût de ces discussions; et j'y serais malhabile. Elles intéressent des hommes profonds et subtils; elles passionnent à l'occasion les polémiques et les partis. Poser et discuter le problème, puisqu'on en fait un , des rapports de l'individu et de la collectivité oblige l'éducateur à réfléchir; et si cette recherche lui définit plus nettement ces rapports, en dehors de toute considération de secte ou de parti , c'est l'école qui s'en félicite, donc l'enfant. En revanche, un tel débat risque d'entraîner nos théoriciens loin des choses. Quoi de plus artificiel, de plus chimérique, en un mot de moins réel que ces savantes disputes , ces analyses, ces constructions, ces théories raffinées où l'homme met non point le meilleur, le plus riche, le plus profond de lui-même et de sa vie intérieure , mais seulement une partie de son entendement, sa faculté raisonnante et son goût des systèmes? Saluons cette application persévérante; mais elle nous est d'un méd iocre secours quand elle impose ses décisions à notre petite école, où l'éducation morale requiert la collaboration de toutes les facultés humaines , les sentimentales autant que les intellectuelles, et où le maître « prend » l'élève non pas tant par un appel à la raison et à la logiqµe qu'en sollicitant les mouvements instinctifs de la nature enfantine. Je crois qu'il convient, par conséquent, de ne pas attacher tant
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d'importance à ces discussions quand il s'agit d'éducation. Or, je vois qu'on s'y obstine, au moins sous prétexte de reviser les bases de la morale, de fonder l'école, de déterminer l'origine du devoir, etc. Les mots individu et société, individualisme et solidarisme, se proposent à nous incessamment; ils hantent les moindres débats scolaires. Dans certains milieux, on exaltera la vertu de l'individu, dût-on la justifier par l'égoïsme franc. Dans tels autres, on courbera l'individu sous la puissance du milieu : il y devra chercher sa règle et son idéal; il y vit, mais plutôt vit par lui et pour lui. Ces divergences déconcertent l'éducateur. A y regarder de près, l'effort rationnel pour dégager l'individu et, au riom de la lutte pour la vie comme au nom des brutales nécessités économiques, pour l'opposer à la société ou l'y mettre pour ai_nsi dire en état de légitime défense, est commun même à ceux qui exaltent dans leurs discours et dans leurs livres la solidarité. En dépit des programmes, déclarations ministérielles, circulaires et instructions, il n'y a pas harmonie entre l'école publique et la nation; tour à tour l'école se ment à elle-même et ment au pays; ou bien elle fait sa tâche sans entrain, avec le sentiment qu'elle erre ou qu'elle hésite, oscillant entre deux conceptions contradictoires du devoir, de l'individu même. A la longue, l'école communique cette incertitude et ce troubleà l'enfant. Que pourraÜ-on espérer d'une culture ainsi conçue? Ce n'est pas seulement une éducation morale illusoire; c'est une éducation mauvaise, périlleuse pour l'individu et pour la société, Communément le mot individu, comme aussi les mots personnalité, caractère, volonté, tendent à s'imposer comme autant d'appels à la culture de l'énergie: et cet individualisme à l'américaine est aussi brutal que très naïf. Mais il nous séduit par ce qu'il nous semble impliquer de décision, d'audace, de vouloir courageux, d'esprit d'entreprise, d'initiave hardie. Il a grisé des maîtres, défiants du solidarisme; et il flatte les moins clairvoyants, tout fiers de suivre pareilles doctrines de courage individuel, qu'ils imaginent héroïques ou génératrices de héros, mais qui sont en réalité superficielles et décevantes pour l'individu comme pour la société. Deherme avait écrit aux murs de son Université populaire : « Il n'y a qu'une force vive dans la société, c'est l'individu ». J'entends bien que c'était un conseil; et l'on ne saurait trop rappeler à l'homme, dès qu'il sait un peu raisonner ou sentir, les ressources qu'il a en luirriême. Il est toujours à craindre qu'une démocratie nivelle; et l'école ne donnera jamais trop tôt à l'enfant la foi en soi-même, en sa faculté d'initiative, en ses responsabilités comme en ses propres ressources. Si d'aventure elle entraîne l'individu à la présomption, donc le ruine ou démoralise inévitablement, ell e le soutient plutôt;
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une telle foi est tonique. Elle favorise aussi l'heureuse diversité des aptitudes , des courages et des talents; elle suscite et entretient l'aristocratie des caractères. Mieux encore : en rappelant sans cesse à l'homme, dès l'enfance, qu'il dispose d'un pourvoir certain de réaction contre le milieu , on l'arme contre les bas instincts de sa nature même ; on l'aide à triompher personnellement des contraintes de la passion, des fatalités naturelles et sociales, aux heures où tout ce qu'il y a de moins bon dans la société sollicite ou dégrade ce qu'il y a de meilleur en lui. Rien n'est salutaire à l'homme, enfant ou adulte, comme de se croire, de se savoir énergique et libre, s'il connaît les risques de sa liberté. La devise de Deherme est un généreux viatique pour le courage humain. Elle sonne comme un fier avertissement , mais plutôt comme une fanfare d'espérance et de victoire; elle nous fait tendre le jarret sur la route infinie. Prise à la lettre et régulatrice d'un système d'éducation publique, elle serait plus qu'aventureuse. Elle méconnaît ou méprise la puissante réalité du milieu social, alors que tout appelle et retient sur ce milieu l'attention de l'enfant. Il la pressent a ttirante, et point hostile aqui sait s'y conduire; il l'aime et la recherche, non pas comme l'inconnu dont une fausse expérience l'inviterait à se défier, mais comme l'humaine famille où il trouve tout naturel de vivre; où il se sent à l'aise et dans son élément, où sa faculté de curiosité ravie et de sympathie s'exerce joyeusement; et qui vit en face de lui, autour de lui d'une vie collective, profonde, émouvante, antérieure et supérieure à la sienne. Non, une éducation « individualiste » n'est point celle qu'il faille à cet enfant, à l'enfant de France : elle va contre son génie même, ses aspirations , ses espoirs , ses plus chères prédilections, ses tendances instinctives; elle le rend étranger au milieu auquel il aspire à se confier ; elle veut le retirer du monde, auquel tout l'unit et qui l'appelle puissamment, qui l'attire, qui l'entraîne. C'est l'éducation de désabusés , d'égoïstes, d'ascètes, et peut-être de lâches. Ce n'est pas l'éducation républicaine. Cette philosophie n'a point droit de cité dans les écoles publiques de France. On peut craindre, à tout le moins , qu'en fortifiant chez l'enfant le sentiment que l'individu est la seule force vive, sinon la seule réalité sociale, on l'encourage à cette idée : vivre, agir et progresser, c'est vivre, agir et progresser contre la société. Ain!Si le progrès moral individuel serait par définition une conquête de l'individu sur la société. Si oui, c'est faire de l'antagonisme des individus et de la société une règle de vie morale, donc la loi même de l'éducation scolaire. Une telle école n'aurait de républicaine que le nom; et elle choquerait violemment les plus généreuses et les plus belles inclinations de l'enfant.
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Au fond de cet individualisme-là, je retrouve - ou bien me trompé-je? - la vieille idée théologique que le monde est mauvais, hostile et corrompu, méchant de nature, et que le salut individuel ici-bas est dans une sorte de retraite, d'égoïste intériorisation où l'homme prend sa revanche contre les hommes. Une éducation ainsi orientée pousse l'enfant hors de l'humanité et l'isole, dans la pensée de le sauvegarder et de le grandir dans une sorte de solitude prudente; mais ce faisant elle risque de le livrer aux suggestions de l'égoïsme et de la présomption, de son moi jouisseur et vaniteux , que n'équilibre plus la contra inte sociale, moins hostile que correctrice. Est-il exagéré d'écrire que cette éducation « individualiste », qui redoute la société et ne l'aime point, et qui la subit plus qu'elle ne l'accepte, procède encore d'un ascétisme contempteur des hommes et en réaction contre la nature, d'ailleurs artificiel, et que l'orgueil inspire cette retraite, dicte cette attitude antisociale? Cette éducation-là n'est qu'un attentat persévérant, contre la générosité de l'homme, contre l'idéal humain. Elle ne peut donc être la règle de l'école primaire républicaine ; ce serait fonder l'école sur une erreur ou sur un crime. Opposer l'individu à la collectivité, dont il s'évade, peut paraître viril et si l'on veut héroïque, parfois sublime; et cette attitude a inspiré à des poètes ou à des libérateurs de nobles accents. Communément, elle n 'est qu'orgueil et pusillanimité : et je l'écris fermement. Il ·n'y a rien là que nous puissions retenir par notre dessein moralisateur scolaire. L'instituteur doit au contraire éveiller chez ses élèves la conscience sociale, le sentiment que l'individu est lié au groupe, et qu'il tire du groupe autant que de soi-même à la fois les moyens de vivre et les moyens de progresser. D'une part, l'instituteur entretient chez l'enfant l'amour des hommes, qui es t instinctif. Une éducation prévoyante donne satisfaction aux instincts de sociabilité innés chez un enfant, et elle les encourage, sachant aussi les diriger. C'est une base sûre pour un maître : il ne s'embarrasse point de savoir l'origine ce ces instincts, et si tels ou tels prêtres ou philosophes les discutent ou contestent; il les prend comme donnés; et il les utilise, certain d'agir ainsi dans le sens de la nature et de préparer l'enfance à la fraternité. D'autre part, tout dans ses leçons met l'enfant en garde contre l'attitude différente et contre l'individualisme injuste. Certain sonnet de Sully-Prudhomme, dont on abuse en nos écoles sans pourtant en user bien, rend sensible à un enfant le prix inestimabl e des services humains pour l'individu, et la détresse de l'homme abandonné de tous, du solitaire, si jamais un être humain peut se dire, se croire en effet solitaire. L'habileté du maître fait Je res te : il est si facile d'illustrer ces bienfaits, tout d'abord la nécessité, le caractère inévi-
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table des relations humaines pour une interdépendance et une collaboration dont les hommes ne sauraient se passer pas plus qu'ils ne sauraient imaginer un état différent ou contraire! De tels exemples prouvent au plus rebelle que l'individu est socialement inexistant. Qui dit individu dit société. La vie du plus retiré des hommes est impossible, positivement inconcevable, s'il ne jouit encore, en pensée comme en fait et si peu que ce soit, des services humains et d'une fraternelle assistance. A qui enseigner cette vérité, qui suffit à légitimer tant de devoirs altruistes, sinon aux enfants qui fréquentent l'école démocratique française? D'autant plus qu'autour d'eux, entre adultes, on est trop disposé à mettre le bonheur, donc le but même de la vie individuelle, dans une situation « indépendante des autres ». L'un aspire à sa « retraite »; l'autre se retirera des affaires après fortune faite, et il peine et souffre cependant, maudissant cette dépendance même qui l'enrichit et dont il aspire à s'affranchir; celui-ci, fier de son aisance, se flatte de n'avoir pas besoin des autres, de se suffire; celui-là est impatient de vieillir dans l'espérance « qu'il n'aura plus besoin de travailler », donc de relever d'un patron ou d'un maître, et de jouir enfin d'une heureuse quiétude dont la première garantie soit la certitude « qu'il n'a plus rien à demander à personne ». En somme, à voir et à entendre les hommes communément, tout semble conspirer à fortifier chez l'enfant, dès que ses yeux s'ouvrent à la vie sociale, le sentiment que vivre, c'est se chercher les moyens de se passer des autres hommes; que travailler, c'est se préparer le repos aussi promptement que possible; que progresser, c'est se rendre peu à peu indépendant des autres, inutile aux autres dans la mesure où ils nous auront été utiles; et qu'enfin une éducation bien entendue doit enseigner à l'individu l'art de se passer, autant que possible, de la société plutôt qu'à la servir ou à s'en, servir. Cette impatience mauvaise conseillère à se rendre indépendant ainsi vient surtout, j'en suis persuadé, des conditions actuelles du travail humain, peut-être aussi d'une sorte d'exaspération de l'idée d'égalité. Apre, intense, fiévreux, avec ses crises, ses revers, son instabilité et ses angoisses, le travail humain épuise l'homme sans lui laisser d'autre espérance qu'un repos qui prendra la signification d'une délivrance : le cauchemar cessera enfin. ... Au législateur de modifier ce régime économique, de l'adoucir, de le transformer s'il le faut, de façon telle que la coopération humaine perde son caractère de sombre servitude et, en quelque sorte, de farouche désespoir. Mais si les rapports humains sont présentement tels qu'on voie de plus en plus les hommes, en toutes classes et en toutes professions, aspirer si vite à s'en libérer, raison de plus pour que l'école
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publique, échauffe, embrase chez l'enfant le zèle altruiste, un joyeux consentement à la société des hommes collaborants. Mettons l'enfant en garde contre l'illusion de l'indépendance individuelle. Il est si facile de prouver à cet enfant que même un retraité, un retiré des affaires, un rentier dépendent étroitement, plus étroitement de la société! Ils lui doivent leur repos même et leur sécurité paresseuse; et ils ne les peuvent conserver que si cette société leur en assure encore la possibilité, ou même les moyens. Quelle précaire indépendance que celle de ces gens-là I L'enfant comprend très vite, non sans en sourire avec un peu de malice, que le plus indépendant des hommes, entendez surtout le plus riche, dépend toujours, dépend d'autant plus des autres s'il veut jouir en effet et des avantages de sa richesse et du loisir qu'elle permet - à de certaines conditions très rigoureuses. La véritable indépendance individuelle, celle qu'il importe d'enseigner et de faire aimer, est au contraire dans le sentiment que l'homme rend à la société autant de services, activement, qu'il en reçoit. En sorte que l'indépendance d'un homme est, pourrait-on dire, proportionnelle aux services qu'il assure à la collectivité. Il n'y a vraiment personne d'aussi peu indépendant en effet que ce rentier, qui tremble pour ses coupons ou s'afflige des cours instables alors qu'il n'y peut rien; que ce retraité, qui toujours flaire la banqueroute des caisses publiques et maudit l'irrégularité des fonctionnaires à lui servir ses mandats périodiques; que ce retiré des affaires après fortune faite, qui s'émeut des moindres paniques nationales, ou qui se consume d'ennui dans l'oisiveté de son repos doré et dans le regret des années de labeur évanouies. Certes, enseignons hardiment à l'enfance qu'il est légitime et salutaire d'aspirer au repos de la retraite, à la quiétude de vieux jours assurés contre la misère et l'invalidité; et que chacun de nous prépare l'heure grave, si elle vient I Seulement, n'entretenons point chez nos enfants le mirage d'une fausse et mensongère indépendance. Elle nous fuit à mesure que nous tendons la main pour la saisir, comme si elle voulait elle-même nous épargner la suprême déception, et nous oblige, au moins, à vivre dans notre effort pour atteindre au loisir, qui sera peut-être une mort commencée. N'enseignons point à des enfants qu'il faille jamais nous isoler, nous réserver, nous reprendre si nous nous sommes donnés aux hommes. L'homme solitaire est l'être débile par excellence. Il n'est plus rien sans cette société même qu'il disait sage ou habile de fuir, croyant se délier d'elle ou la mettre à sa discrétion. L'école primaire inculque aux enfants les premières et les plus certaines leçons de l'expérience humaine : que nos enfants entendent de bonne heure la leçon que j'ai rappelée! Nul mieux que l'enfant des milieux populaires n'est préparé à
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l'accueillir, malgré quelques apparences. Au lieu donc de lui représenter la société comme un mal dont il faille au moins se garder, l'instituteur la fait aimer, respecter comme une loi favorable de la nature, et sans laquelle l'être humain ne connaîtrait ni douceur de vivre, ni règle, ni sécurité, ni bonheur. A l'heure où l'instituteur, dans le dernier des hameaux de France comme au cœur des cités bourdonnantes et confuses, énonce cette vérité morale à ses élèves attentifs, il les relie et il relie son école à la société tout entière, à l'humanité. En de tels moments , l'âme puérile est émue dans ses pressentiments les plus secrets, dans ses instincts essentiels; et le maître l'entraîne, si je puis dire, dans le mouvement humain, qui l'a saisi lui-même. Dans la leçon, dans la parole, le regard , la voix même de cet instituteur, de cette institutrice, il y avait soudain quelque chose de persuasif et de poignant, qui semblait venir au -devant de l'enfant. Et l'accord s'est fait , au moins pour un instant, entre l'enfant et la société, entre son cœur et ce monde en rumeur de travail. Que tout, dans nos écoles, enseigne la joie de vivre parmi des humains, le goût du commerce des hommes, la fine sociabilité française; et que d'abord l'enfant sache que ce consentement social est la loi de sa vie morale comme la condition etla garantie de son bonheur. Que viendrait faire ici une discussion sur l'individu et la société, sur l'individualisme et le solidarisme? N'enseignons pas davantage la prudence du vieillard défiant des hommes. Si elle doit venir à l'homme, qu'elle lui vienne d'elle-même : l'enfant veut croire et se confier. Il suffit que l'école lui dise, à l'occasion, comment il ne sera point dupe. Élever cet enfant, c'est sans doute l'avertir à temps des risques de servitude inséparables de sa condition d'être sociable; c'est surtout l'entretenir allégrement dans la curiosité, dans la gratitude et dans l'amour; dans la volonté, naïve d'abord, puis réfléchie, de se mêler à la collectivité humaine, de la servir comme elle Je sert, de s'y appuyer comme il la soutient pour sa part, corps et âme. Et qu'il apprenne dès ses tout jeunes ans quelle flétrissure est pour un homme l'accusation d'ingratitude, de parasitisme et de lâcheté! Il n'y a là ni paradoxe ni déclamation; et nous sommes au cœur même de l'institution scolaire républicaine. La liberté, c'est l'intelligente application de l'individu ~ comprendre et à accepter la dépendance où il se trouve à l'égard des. hommes comme de l'univers. La révolte a pu arracher au poète, à l'artiste, au philosophe des imprécations tragiques ou éloquentes, ou lui conseiller le sombre mutisme et la hautaine résignation : elle n'est pas un principe d'éducation morale publique. La nation républicaine attend, au contraire, de ses écoles qu'elles lui élèvent des enfants prêts à la liberté dans l'obéissance aux lois.
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L'instituteur dégage cette règle souveraine, inlassablement, de toute l'activité des enfants qu'il instruit, soit qu'ils travaillent, soit qu'ils écoutent, soit qu'ils jouent. Car le jeu le plus simple concerte et subordonne les enfants qui s'y livrent ; chacun sait qu'il y a son rôle, sa fonction dans un ensemble bien organisé. Sans doute, la force vive est dans le joueur lui-même; mais ce groupe qui se trémousse, qui court, s'arrête, repart, crie ou se tait, n'est-il pas aussi une sorte d'organisme vivant, qui tour à tour exalte et discipline Je courage, la décision, la prudence et l'entrain de chacun des joueurs? Distinguer alors le joueur du groupe jouant est vain. Disons que toute distinction est ici arbitraire : le joueur et le groupe qui joue se conditionnent mutuellement. Le groupe est plus que la somme des unités qui jouent. Il enveloppe de sa vie collective, il accroît de son excitation et de son allégresse, et il contien t de sa discipline l'activité turbulente de chacun des enfants. Et l'on ne peut pas plus concevoir chacun des joueurs , en tant que joueur, sans la collectivité qui joue, que cette collectivité même sans chacun d'eux. Cette observation est sociale. Sans vouloir forcer l'analogie avec la société humaine , un maître expérimenté sait le révéler à ses élèves. La classe même, au repos ou studieuse, Je rappelle à l'enfant. A tout instant, il Je découvre dans cette petite société policée, réglée dans Je détail, coopérante qu'est l'école. Il s'y sent solidaire de ses camarades dans le bien et dans le mal , dans le zèle ou la négligence, dans la déférence ou l'irrespect, dans le labeur régulier comme dans l'oisiveté sournoise, et il y a dans cette école, dans cette classe comme une atmosphère énergique, où chaque écolier respire et vit, et dont il s'alimente en même temps qu'il l'entretient. L'école est une petite collectivité idéale, organisée au mieux selon un très grave dessein ; et l'ordre y règne, qui oblige chaque écolier, tout d'abord le maître lui-même. Cette obéissance à la règle, à la discipline scolaire est la condition tangible de la liberLé de chaque enfant qui vient s'instruire, du maître qui l'instruit, et la garantie collective des droits de tous. Elle n'est point le fondement du devoir de chaque écolier à l'école, puisqu'elle est elle-même fondée sur un devoir supérieur et antérieur ; mais elle est la sauvegarde de toute discipline et la garantie première de l'accomplissement de tout devoir . Dans telles ou telles de ses leçons, un maître avisé trouve la matière de conseils saisissants, qui rèvèlent à un enfant la continuité comme la solidarité des efforts et des services humains. Entre ses mains habiles, tout est leçon morale , tout est encouragement au labeur joyeux et vaillant. Une plume, une épingle, une aiguille, un bouton, une montre; l'image de ce livre, ce livre lui-même; l'étoffe dont cette veste est faite et déjà souillée, et cette laine, ce lin, cette soie; et ce
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morceau de sucre, cette petite tablette de chocolat, ce petit pain savoureux; et ce bloc de houille que le mineur arrache au flanc des galeries périlleuses, et qui va distribuer chaleur, lumière, force, transformant à l'infini l'énergie condensée dans sa substance, comme si les antiques forêts ensevelies s'étaient soudain ranimées et, du fond des siècles et des ombres, de leurs puissants frissons, versaient aujourd'hui aux hommes le confort, le bonheur et la joie - tout enseigne à l'enfant l'émouvante solidarité des hommes dans le temps et dans l'espace. Des milliers, des millions de créatures laborieuses, à jamais inconnues de cet enfant léger qui pourtant m'écoute, et dont nul n'a jamais su les noms, les douleurs , les désirs silencieux et les rêves déçus, ont associé leurs forces, leurs talents, leurs travaux pour produire le banal objet dont l'enfant s'amuse, en attendant qu'il s'en lasse. Un grave conseil de sympathie, de gratitude, et aussi de modestie, monte de cet enchaînement d'efforts humains. Dans la rue, au sortir de !;école, sur la place, sur la route, dans la rumeur des villes ou la paix des champs, l'enfant retrouve la manifestation de cette solidarité. Rentré chez lui, et développant en silence la leçon de son maître, le moindre objet du plus humble logis la lui rappelle; et ce qu'il estimait hier le plus « à lui », y porte aujourd'hui l'empreinte ineffaçable de labeur des autres et de leur droit imprescriptible de co-propriété, si je puis dire. Dans l'intimité du milieu familial même, tout atteste l'origine sociale des moindres travaux, des moindres objets, des moindres soucis, des joies les plus modestes. Le soir, il entend son père, son grand frère, quelques voisins bavards venus à la veillée, mêler aux menues informations du journal lu en famille le destin des gouvernements, des peuples que la guerre jette l'un sur l'autre, et aussi des hommes courageux qui préparent l'universelle pacification, l'humanité assagie où la guerre ne serait plus le moyen premier et dernier de régler les différends humains. A chaque pas, à toute heure, tout dit à cet enfant qu'il n'y a point d'individu seul, et que l'humanité conduit l'homme aux instants mêmes où l'homme prétend s'en distraire; que l'individu n'est rien malgré son courage et son génie s'il ne s'appuie sur la société, s'il ne s'en nourrit, s'il ne s'en aide, voulant aussi l'aider; que dans l'ensemble humain qui travaille, qui souffre, qui espère, tout est échange de services et de bienfaits; et que ·lui-même, frêle enfant, il est encore bien peu dans ce monde qui l'attire et le trouble, et qu'il servira mieux demain, qu'il sert déjà à sa façon. Peu à peu, ce petit écolier éveillé à la vie sociale a compris qu'elle est sa dette, ce qu'il doit aux hommes - sa famille, ses concitoyens, ses compatriotes, l'humanité entière; en un mot son devoir, au sens propre et énergique du terme; et les devoirs qu'il sait avoir envers
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soi-même, il comprend qu'ils ne sont en définitive, que devoirs envers l'homme qui est en lui, envers l'humanité : c'est encore les hommes qu'il sert quand il se sert; c'est sa dette sociale qu'il continue de payer quand il accomplit un devoir individuel. La reconnaissance dictera à cet enfant - l'homme n'est point ingrat de nature - sa conduite là où les plus impérieuses leçons restaient vaines. Il servira qui le sert. Et l'habitude s'en prend .... Des lors, le problème pédagogique est celui-ci : engendrer un état d'âme où la gratitude soit devenue habituelle; qui agisse en quelque sorte automatiquement dans la pensée de l'enfant, dans sa conscience, dans toute sa vie morale; et qu'il ne cesse jamais d'être conscient de sa dette humaine: chaque minute qui passe l'accroît, comme si chaque seconde de sa propre existence d'enfant dénué, mais qui grandit, accumulait sur ses épaules débiles la totalité des hommes unis pour l'assister. Préparons émotivement d'abord , par l'appel au sentiment et à l'intérêt bien entendu, la notion de ce devoir; et, par le spectacle de la diligence humaine mêlée de tant de douleurs, faisons d'abord sentir à l'enfant la vivacité de sa dette, de ce devoir de restitution, puis de réciprociLé: l'homme digne de sa raison l'accomplit sous peine d'être un monstre d'ingratitude et un criminel égoïste. Et quand l'âme enfantine aura été ainsi émue, dégageons de cette émotion, par le raisonnement et la démonstration, l'impériense notion abstraite du devoir: fais à autrui ce qu'autrui a fait et continue de faire pour toi; aide qui t'aide; et aide-toi pour être en état de mieux aider les autres; sers qui te sers; et accrois en toi les puissances utiles : en t'élevant. tu élèves en toi l'humanité et lui assures une assistance plus éclairée; paye ta dette et fais-toi incessamment meilleur toi-même pour rendre les autres meilleurs aussi! Payer ta dette, que chaque instant renouvelle, c'est rendre effort pour effort, dévouement pour dévouement; c'est concourir au labeur collectif; et c'est proprement vivre par autrui dans la mesure où l'on sait, où l'on veuf vivre mieux soi-même. Cela est tout ensemble, et inséparablement, devoirs envers toi-même et devoirs envers les autres; en exaltant ta qualité humaine, tu exaltes l'humanité même et tous tes frères en toi; en les assistant, c'est toi-même que tu élèves et grandis. Tu t'aimes en l'humanité comme tu l'aimes en toi. Tu l'honores en progressant ; et, progressant elle-même en toi, elle t'encourage à de nouveaux ·progrès. Elle est ce que tu es; elle sera ce que tu veux être, tu l'entraînes et elle t'emporte. Des· tins indissolublement liés. Mêle donc chaque jour davantage à tes pensées les plus secrètes l'image, le souci des hommes . L'éducation démocratique trouve dans cette conception du devoir l'origine du progrès social, et, dans l'accroissement moral de la société,
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la sanction de l'effort individuel. Et ce devoi r s'impose à tous évidemment. L'école publique, neutre par définition et par fonction , n'a point besoin d'une autre autorité pour enseigner le devoir humain, qui a la force, la beauté, la nécessité d'une loi de nature. Dans son entreprise moralisatrice, l'école primaire envisagera donc les devoirs dits « envers nous-mêmes i>, et proprement individuels, comme autant d'obligations pour l'homme d'accepter sa dépendance sociale, de céder joyeusement à la collectivité, de vivre pour elle, comme nous vivons par elle; et tout effort de l'individu pour ordonner mieux ses pensées et ses actions, sa conscience et sa vie, est effort pour élever en lui la dignité morale du milieu. « Pour préparer les réorganisations nécessaires, il faut des hommes qui sachent unir, au sentiment de la dignité de la personne et au goût de l'effort individuel, le désir de coordonner leurs efforts dans l'intérêt du groupe, considéré comme sorte de réalité supérieure à chacun
d'eux'.»
Idée républicaine essentiellement; elle es t plus qu'un fraternel souci, qu'une curiosité pitoyable de l'homme pour l'homme, qu'une préoccupation chrétienne . Elle suppose chez l'individu une énergie consciente mise au service de la nation et, dans cette nation même, une volonté collective mise au service de l'individu. Loin de pousser à l'éclosion d'individualités de serre chaude et de luxe, l'école publique a mission d'entretenir le consentement mutuel et, si l'on peut dire, le pacte entre les hommes associés. Cette idée est proprement morale; je l'appelle le règne de la raison, telle que l'éducation républicaine conçoit la raison. En 1.908, au premier congrès in ternational pour l'éducation morale, à Londres, M. Boutroux a donné une définition admirable de la raison 2 • Après avoir établi avec force la nécessité pour une école publique d'être indépendante de la religion et de la métaphysique, il fondait l'enseignement « des maximes morales communément reçues » sur la raison, « essence et dignité de l'homme». Mais cette raison n'est pas le raisonnement; elle n'es t pas davantage « un livre écrit une fois pour toutes, qu'il n'y ait qu'à déchiffrer et à apprendre par cœur. La raison se fait et n'es t jamais achevée; elle se fait de la réflexion individuelle et collective des hommes sur la vie et sur les sciences. Elle représente, virtuellement, en une faculté vivante, la philosophie de la connaissance et de l'action que l'humanité professe à une époque donnée. » Et rassurant ceux que pouvait inquiéter cette définition d'une éducation dont le premier principe est de se désintéresser, semble-t-il, de toute préoccupation métaphysique et religieuse, il
1. Bouglé, le Solidal"isme, p . 182. 2, Papers on moral education, etc., déjà cité, p. 22-23.
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ajoutait : « Si la raison elle-même est non une collection d'abstrac- / tions mortes et immuables, mais une faculté vivante, où se condensent et s'universalisent les efforts en tous sens du cœur, de la volonté, de l'intelligence et de l'âme humaine, comment l'appel à la raison serait-il un congé donné à la religion, à la métaphysique, aux élans spontanés plus ou moins mystérieux de l'âme des individus et des sociétés? » Cette neutralité scolaire, c'est la neutralité même de l'école publique républicaine. On voit aussi qu'à aucun moment M. Boutroux ne sépare dans sa définition de l'éducation, et de la raison même, la société de l'individu, l'âme de celui-ci de l'âme de celle-là. L'idée de raison est sociale essentiellement. L'école qu'elle inspire est sociale aussi. C'est ainsi que l'école résout pratiquement le problème des rapports de l'individu et de la collectivité, et, développant chez l'enfant ce sentiment de solidarité dans le travail d'évolution morale qu'est le progrès même de la raison, accorde l'éducation à l'humanité. En dernière analyse, révéler et enseigner à des enfants le sentiment, l'idée de solidarité sur laquelle l'école publique fonde toute l'éducation républicaine, c'est leur révéler et enseigner le sentiment, l'idée même de la vie universelle. Ne craignons donc point que les ressources individuelles s'atténuent ou s'épuisent parce que nous tournons l'enfant incessamment vers les hommes. Au contraire, soyons certains que l'appel au sens social est le plus salutaire exercice de l'individu et du sentiment moral. C'est à l'enfant qu'il faut dire, et redire, que le dévouement de l'homme à l'homme est comme la loi de son propre bonheur, parce qu'il est la condition de la nature. << La flamme ne subsiste qu'en enflammant tout ce qui est autour d'elle et en se communiquant de proche en proche, à l'infini 1 • » L'idée de vertu, comme l'idée de raison, est inséparable de l'humanité. « Toutes les vertus sont des conditions déterminées de la pleine vie sociale comme de la pleine vie personnelle, par cela même d'une vie universelle et idéale. Nous ne voyons aucun inconvénient, nous voyons même tous les avantages à montrer aux enfants les raisons sociales des devoirs, ce qui est facile. Pas de société possible en dehors de telles règles : tu veux vivre avec les autres, parce que tu es un homme, non une brute; fais donc ce qui est nécessaire pour que les hommes puissent vivre d'une vie commune 2• ,, Ne jetons pas dans la conscience enfantine la confusion et le désarroi par nos .distinctions scolastiques et toutes verbales, qui plaisent aux adultes peut-être, mais brisent chez un enfant l'unité de
1. A. Fouillée, la France au point de vue moral, 3• édit., p. 236. 2. Id., p. 233.
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sa vie morale et, à la longue, retiennent son instinctif élan vers les hommes. Tout est simple et tout est clair. « Les devoirs envers Dieu sont en réalité des devoirs envers nous-mêmes ... les devoirs envers nous-mêmes sont en réalité des devoirs envers autrui. La morale religieuse et la morale individuelle sont enveloppées dans la morale sociale, qui est la morale tout entière 1 • » Ainsi, l'école publique française ne saurait craindre d'échauffer trop chez les enfants ce sentiment de solidarité humaine dont on redoute qu'il énerve l'individu : c'est sa tâche essentielle. Elle est bien l'école qui convient à une nation républicaine, à la nation qui déclara les droits de l'homme et du citoyen. Elle est aussi l'école qui · convient à l'enfant dans l'état actuel de la science. La science a remis l'homme à sa place dans l'univers; elle a désavoué les conceptions anthropocentriques qui, faisant l'homme juge et souverain de l'univers, en réalité tendait à le soustraire à sa condition et aux lois de la nature, l'isolait, et le ruinait voulant le faire plus digne. Qui sait si cette science, impitoyable à notre orgueil , n'ébranle pas jusqu'à la notion de personnalité? Ce sont là des problèmes dont un enfant se soucie peu. Il prouve le mouvement en marchant et son individualité en l'affirmant : tant pis si la vie dérange les calculs des philosophes en chambre! A l'instituteur de se poser de telles questions, si cela lui plaît. L'école primaire ne peut tout de même pas attendre, pour déterminer les principes de l'éducation publique, que la science se soit prononcée sur la notion d'individu. Il faut vivre; et vivre, c'est d'abord céder aux instincts qui commandent toute vie. L'expérience enseigne avec certitude que l'école augmente ses chances de succès moral au fur et à mesure qu'elle tourne l'enfant vers les hommes. Il n'y aurait aucun paradoxe à soutenir que l'éducation sociale, si zélée à relier les hommes dans un même devoir, tend vers une conception transcendentale, en un certain sens religieux : l'idée d'humanité s'y est substituée à l'idée de Dieu. Elle inspire à l'homme une foi vaillante en ses ressources comme en celles de ses frères. Loin de lui proposer un idéal inaccessible, décourageant tant il est lointain, elle lui met sous les yeux. l'humanité prochaine pour qu'il s'y échaufl'e au contact de ce qu'elle renferme de plus pur et de plus dévoué. Le vieux mythe d'Antée prend ici tout son sens: plus l'école touche l'humanité, la terre humaine, et plus l'enfant prend conscience de ce qu'il peut, de ce qu'il doit. Qu'on ne dise point: c'est tarir plutôt les facultés de progrès chez l'enfant et immobiliser la société; l'application à lier son destin à
1. Goblot, Justice et Liberté (Alcan, 2• édit.), p. 4i.
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celui de la collectivité est niveleuse. Ce zèle même, au contraire, met l'énergie réformatrice et la vertu de l'individu; et tout d'abord l'homme attentif aux hommes apprend à les mieux connaître, à les estimer mieux, à leur rendre justice; et tel orgueilleux qui se propose en exemple aux autres, parce qu'il les connaît trop peu, découvre bientôt, s'il les observe, qu'ils lui sont plutôt un exemple à lui-même. L'éducation sociale rend modeste - et juste. Quelle école mieux que l'école primaire française et républicaine fait servir ses enseignements et sa discipline à l'idée de justice? Qui dit sens social , dit volonté d'être d'abord équitable aux hommes : se connaître soi-même n'est aisé qu'à celui qui sait se rapporter aux autres et à ce qui n'est pas lui; et qui dit sens social dit aussi volonté de faire régner entre les hommes un état de fait, puis de lois justes, où chacun trouve assurément les garanties de sa liberté individuelle; la volonté de faire une société douce à l'individu. Telle est la préoccupation qu'il faille entretenir chez un enfant : aimer les hommes, se chercher, se reconnaître et s'aimer en eux comme on les aime en soi; vivre pour eux comme ils vivent pour nous; pratiquer la justice, qui n'est qu'une forme du respect. Le reste vient ensuite; et la raison détermine elle-même le détail d'une vie qu'anime cette haute préoccupation morale. Mais la leçon, l'enseignement didactique ne suffit pas à cette tâche : l'école doit aussi accoutumer les enfants à pratiquer la solidarité définie à leur raison et conseillée à leur cœur, c'est-à-dire la volonté de vivre en société pleinement et selon la justice. L'école est une société raisonnable; mais l'écolier la trouve toute faite, et il s'y soumet. Que l'instituteur stimule donc ses élèves à créer d'euxmêmes, entre eux, sous son patronage et sa direction discrète, mais vigilante, de petites associations où ils fassent en même temps l'apprentissage de la solidarité, de la vie et de la justice dans les relations humaines : mutualités scolaires, forestières, etc.; sociétés de jeux de plein air; sociétés de gymnastique, de tirs, d'excursions; sociétés de bienfaisance; petites A., etc. L'initiative des maîtres clairvoyants a déjà fait merveille. Telle esl la voie nouvelle et féconde.
1 l'épreuve
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NEUTRALIT:t POLITIQUE ET ÉDUCATION R:tPUBLICAINE
Le 2 mars 1.886, au Sénat, M. Halgan, sénateur de la Vendée, dénonça comme intolérable ingérence de la politique dans l'école la circulaire d'un inspecteur primaire qui, dans ce département, invitait les instituteurs et les institutrices à faire étudier et chanter aux enfants la Marseillaise. Lisant à la tribune la circulaire entièrement, il pro testa contre ce conseil de faire « vociférer à des enfants ce chant si peu en harmonie avec les devoirs qui plus tard leur incomb eront ». Et il insistait : « La Marseillaise n'es t pas encore entrée dans nos mœurs » . Non qu'elle soit sans beautés tout à fait. « Mais enfin ce chant emprunte à différentes circonstances du passé un caractère spécial, pénible même, et il m 'a paru impossible, illégal, qu'un inspecteur primaire en rendît l'enseignement obligatoire à toutes les institutrices, aux vénérables religieuses qui sont encore à la tête des écoles. Cela révolte le bon sens, et personne ne saurait l'approuver. » On peut lire ces déclarations - à quoi bon les commenter? - au Journal Officiel du 3 mars 1.886. Le ministre, R. Goblet, reconnut qu'un inspecteur primaire n'a pas qualité pour prendre une telle initiative, d'aill eurs très heureuse quant à l'inspiration. Mais il ajouta : u C'est moi qui ferai cette circulaire » . Aucun adversaire de l'institution scolaire républicaine n 'oserait, sous prétexte de neutralité politique, reprendre la thèse du sénateur vendéen; et il est permis de penser que les partis réactionnaires éprouvent aujourd'hui un peu de confusion, sinon de honte, quand on rappelle les déclarations faites en 1.886 par ce sénateur de Vendée. L'équivoque n'est pourtant point possible. Au cours de la même séance, M. de Gavardie, lisant et discutant un manuel de M. Mézières, considérait comme un attentat à la neutralité, promise et inscrite dans la loi de 1.882, le fait d'enseigner que « tout Français, à partir de vingt et un ans , fait partie de la souveraineté nationale, et que la loi est une règle posée par les Chambres ». On peut aussi lire cela
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à l'Of(iciel. Et ce n'était pas, nous le savons, l'opinion du seul M. de Gavardie. Sans doute, les partis d'opposition antirépublicaine ont compris depuis ce que de telles accusations ont à la fois d'inacceptable et de sot; et quel député n'en sourirait point aujourd'hui? Au fond , c'est la thèse réactionnaire posée avec une brutale netteté : il s'agit d'acculer l'école nationale à une conception telle de son rôle qu'elle s'oblige à la neutralité purement politique comme elle est obligée, par la loi, de respecter la neutralité confessionnelle. Cette équivoque dure encore : ce n'est qu'une question de plus ou de moins, voilà tout. Il convient de rappeler ici la conception légale de 1886 et la thèse républicaine même. Le 4 mars 1884, Paul Bert, rapporteur de la loi du 30 octobre 1886, à propos de la discussion de l'article 25 (nomination des instituteurs par le préfet sur la proposition de l'inspecteur d'académie) exposa en termes très clairs comment l'école primaire devait être soustraite à la politique, et comment la neutralité scolaire ne condamne point cette école, pourtant, au silence. La politique à l'école, disait-il? Oui et non. « Non, si vous entendez par politique la lutte étroite, mesquine et quotidienne des partis .... Nous ne voulons pas que l'instituteur soit un agent politique et élec· toral.. .. « Mais si vous entendez le mot politique dans un sens plus élevé, eh bien I oui, je vous l'accorde, nous comprenons que la politique entre dans l'école et qu'elle domine l'école, comme elle doit dominer tout. Oui, ce que nous voulons ... ce que la nation veut, c'est que, héritiers de la Révolution française, nous ne laissions pas tomber en déchéance l'héritage qu'elle nous a légué. « Ce qu'elle veut, ce que nous voulons, c'est que, nous rappelant ce qu'il en a coûté de sang et de larmes à la France pour avoir oublie le respect du devoir civique, comment elle a subi les réactions et plié sous les tyrannies, nous formions dans nos écoles des générations fières et libres, un peuple connaissant ses devoirs et ses droits, mûr pour la liberté et digne réellement de sa puissance, une France prête au dedans et au dehors pour toutes les revendications légitimes et les réclamations du droit. Voilà ce que nous voulons, voilà comment nous entendons la politique dans l'école; et c'est pour cela que nous disons qu'il faut y élever les enfants dans l'amour de la République et dans les principes de la Révolution française. » Le 8 mars, le comte de Lanjuinais répondait à l'affirmation que la politique domine l'école, comme elle doit dominer tout, de la façon suivante : « En entendant ces paroles, je me suis souvenu des protestations des républicains lorsque, sous l'Empire, on introduisit
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dans les Lycées l'étude de l'histoire contemporaine. Ils disaient avec raison qu'on n'avait pas le droit de fausser l'esprit des générations nouvelles, en travestissant l'histoire au profit du gouvernement qu'ils combattaient. » L'objection vise non le principe de l'enseignement, mais la tendance, l'objet apologiste des leçons, conçues comme une perversion délibérée et tyrannique cc de l'esprit des générations nouvelles». Le 4 février 1886, Goblet, ministre de l'Instruction publique, déclarait au Sénat lors de la discussion de l'article 12 : cc Nous avons le droit et le devoir, non seulement d'enseigner le mécanisme constitutionnel, mais les principes sur lesquels repose notre constitution républicaine, c'est-à-dire la liberté et l'égalité des citoyens. Nous avons le droit de faire aimer ces principes, d'en inculquer l'amour et le respect à nos jeunes générations. » Le -16 février, au Sénat encore, Edmond de Pressensé disait: <c Je ne veux point bannir de l'école cette politique toute générale qui se rapporte aux bases mêmes de notre Constitution. Je n'admets pas que l'État tolère un seul instant que l'enseignement public, à quelque degré que ce soit, prenne une position d'hostilité vis-à-vis des institutions du pays. Vous avez le droit de demander partout et à tous la soumission, une soumission entière au gouvernement de la République. » Et c'est aussi pour écarter de l'école la « politique irritante » que ce sénateur combattait, à l'article 21 en première lecture, la nomination des instituteurs par le préfet. Ainsi, dès le début, et au cours des discussions de notre loi scolaire organique, la majorité républicaine et le gouvernement étaient bien d'accord pour déjouer le calcul des adversaires de l'école et de la loi de 1882. A aucun moment, ils n'ont permis qu'on assimilât neutralité politique et neutralité religieuse; à aucun moment ils n'ont permis à la minorité antirépublicaine de tirer de la neutralité scolaire, définie par une loi désormais invincible, au moins des garanties contre le développement de l'idée républicaine. Et il importe de le rappeler, aujourd'hui encore. C'est Ferrouillat, rapporteur au Sénat de la loi du 30 octobre 1886, qui le déclara avec le plus de vigueur, le 4 février 1886 : je le cite intégralement : << Je n'ajoute qu'un mot relativement à la prétendue neutralité politique. Notre honorable collègue nous dit : la neutralité politique s'oppose à ce que vous donniez cet enseignement à des enfants dont les parents peuvent avoir peu de sympathie pour les institutions républicaines. « Il confond deux choses absolument différentes. Il a tort d'assimiler la neutralité politique à la neutralité religieuse. Dans une école
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publique, la neutralité religieuse est un devoir; pourquoi? Parce que la foi religieuse est d'ordre sentimental et personnel, et que la majorité, dans un. État, ne peut pas imposer son opinion religieuse à la minorité; mais dès que vous touchez à la politique, dès que vous abordez l'intérêt général, alors il faut au contraire que la majorité, sous peine de .tomber dans le désordre et l'anarchie, puisse affirmer sa volonté, et il faut que l'instituteur dans l'école puisse enseigner aux élèves la volonté nationale. La neutralité en pareille matière serait une abdication, une désertion de la volonté nationale du pays. « Quel est donc le droit de la minorité? Son droit est la liberté de l'école privée; et si cette liberté ne peut lui profiter, c'est la liberté de discussion pour arriver à devenir la majorité. Quant à la neutra· lité politique, elle est contraire au principe de la volonté nationale. 1 Il n'y a rien à ajouter aux dernières paroles du rapporteur; et les déclarations de G. Compayré, rapporteur de la loi à la Chambre des Députés, sont aussi décisives : « Quant à la neutralité politique, ah! messieurs , certainement nous ne demandons pas que vos instituteurs enseignent la République comme un dogme, comme autrefois on enseignait, sous l'Empire, le catéchisme napoléonien; mais nous voulons tout au moins que les instituteurs, qui sont des agents de l'État, les représentants de la société moderne dans chaque commune, n'apprennent pas aux enfants du peuple à détester la République et les institutions républicaines. Nous voulons surtout qu'ils éclairent, qu'ils affranchissent de plus en plus l'esprit de leurs élèves. Car le jour où l'esprit des enfants du peuple sera affranchi, éclairé, libre enfin des préjugés, ce jour-là, nous sommes bien tranquilles , les enfants du peuple seront bien près d'aimer la République et d'être des républicains. » Désespérant d'empêcher le vote d'une loi qu'ils redoutaient, les partis d'opposition s'efforçaient d'arracher aux rapporteurs , aux ministres, à la majorité des promesses rassurantes, des déclarations conciliantes, dont on tirerait ensuite parti contre les principes mêmes de la loi , à la ville et au village. Et chacune de ces tentatives, au contraire, amenait le parti républicain à prendre conscience plus vivement encore de l'équivoque et du péril : les déclarations et pro· messes officielles affirmaient la volonté d'instruire l'enfant dans la connaissance, mais aussi dans le respect et l'amour des libertés républicaines. L'école primaire publique serait républicaine ouver· tement et hardiment. Point d'équivoque à la faveur du mot « politique ». A la Chambre des Députés, le 25 octobre, quelques jours à peine avant le vote de la loi, le ministre de l'instruction publique, R. Goblet, malgré l'opposition violente et agressive de Paul de Cassagnac à la « loi abominable, cynique et scélérate », disait
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encore : « Nous interdisons aux instituteurs de prendre part aux luttes locales et de devenir des. agents électoraux; mais nous attendons d'eux des sentiments républicains, et nous leur demandons de. les inculquer aux jeunes gens qu'ils sont chargés d'instruire. » Telle était bien la doctrine du gouvernement et celle de la majorité républicaine; et elle se proposait avec une netteté entière, publiquement 1 • Nous n'en renions rien à cette heure. C'est la doctrine même de la République, telle que des hommes comme Condorcet l'avaient déjà formulée. « Le but de l'instruction n'est pas, disait Condorcet, de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l'apprécier et de la juger. » Et encore : « Il ne s'agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de l'éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison 2 ». Unanimement le parti républicain, la France républicaine n'a jamais séparé dès 1.882 l'école primaire publique de l'éducation républicaine et démocratique. A distance, et dans certains milieux, on confond encore, et pas toujours de très bonne foi, la neutralité religieuse et la neutralité politique. Qu'on en débatte, soit : comment, pour parler comme Paul Bert, la minorité tenterait-elle donc de devenir la majorité si elle ne met point publiquement en discussion les principes politiques et scolaires que la majorité a inscrits dans nos lois? Mais ce qui n'est point permis, au nom de la simple honnêteté, c'es t de dénaturer l'intention du législateur de 1.882 et de 1.886, et de vouloir à cette heures autoriser contre l'instituteur républicain, contre l'école républicaine, d'une prétendue neutralité politique que la France, dès Jules Ferry, aurait impliquée dans nos grandes lois scolaires, alors qu'au contraire le doute n'est point possible sur la volonté nettemen t républicaine des laïcisateurs de l'école neutre. La confusion semble avoir gagné, çà et là, des milieux républicains : prenons garde ! A l'inau guration d'une école de l'Ardèche, M. Petit-Dutaillis, recteur de l'Académie de Grenoble, retraçait il y a peu de temps, éloquemment, les grands principes sur lesquels Jules Ferry a fondé l'enseignement national républicain. Et il dénonçait sans ambages les prétentions de l'Église à nous lier à une très stricte et très étroite conception de la neutralité politique. « Oh I J e
1. Voir le di sco urs de J. Simon, au Sénat, le 18 mars 1886: l'instituteur ne doit Pas être un apôtre en politique; et la réponse de Goblet, ministre, le 20 mars. Voir aussi l' articl e de Félix Pécaut, à la Revue pédagogique de mars 1895, sur l'école primaire et l'éducation politique, p. 193. Voir enfin, entre tant d'autres ouvrages, discours et articles, les opinions et déclara tions à ce sujet de M.F. Buisson, r éunis dans la Foi laïque, ouvrage déj à cité. 2. Compayré, Condorcet et l'éducation démocratique (Delaplane), p. 31.
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n'ignore pas que beaucoup d'entre nous, effrayés des conséquences, prétendent la poser autrement. Ils atténuent, ils édulcorent, et ils assurent que tout s'arrange, comme dans les comédies de M. Capus. Ils répètent volontiers ce conseil que Jules Ferry donnait aux instituteurs dans la lettre, d'ailleurs admirable, qu'il leur adressait le i 7 novembre 1883 : « Au moment de proposer à vos élèves une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Si oui, abstenez-vous de le dire. » Et l'on ajoute que si l'instituteur parle toujours comme si les pères de ses élèves assistaient à sa classe, et comme s'il se proposait de les satisfaire par la sagesse de ses propos, alors les adversaires de l'école laïque n'auront rien a dire et ne diront rien. « Mais est-ce que vraiment il est impossible de ne jamais choquer un père de famille? Et quand on craint de le choquer, est-ce qu'il est possible toujours de s'abstenir? J'ai le regret de dire que je ne le crois pas. La campagne dite des manuels scolaires nous prouve le contraire. Tout le monde sait que des livres ont été proscrits en raison de certaines phrases où leurs auteurs n 'avaient mis nulle intention agressive, et qui semblaient être l'expression d'une opinion reçue et courante, l'expression de ce qu'on appelle « le jugement de la postérité » . Je ne vois pas bien , d'ailleurs, comment on pourrait parler de la Réforme, de la révocation de l'édit de Nantes, de façon à respecter à la fois la vérité et les préjugés de M. X ... ou de M. Y.... Nos instituteurs ont le devoir d'être modérés et équitables, mais on ne peut pas leur demander de contenter tout le monde, ni de faire des sourires et des pirouettes comme un danseur sur une corde tendue. L'enseignement primaire doit être impartial, mais il est, par essence, bref, net et sincère : il s'accommode mal des interminables précautions oratoires, des restrictions, des si et des mais; et quant à supprimer des programmes les questions embarrassantes, je pense que nul ne songe sérieusement à cette mutilation hypocrite. » Commentant avec sa grande autorité de collaborateur de Ferry, et d'ancien directeur de l'enseignement primaire, cet avertissement de M. Petit-Dutaillis, Ferdinand Buisson écrivait quelques jours après : « Le recteur a raison; mais quelques-uns de ses auditeurs ont pu se figurer qu'il avait raison contre le grand ministre dont il rappelait une phrase. Il n'en est rien. Ce n'est pas à M. PetitDutaillis que nous songerions à l'apprendre : il le sait mieux que personne. Mais tout le monde n'a pas dans la mémoire ou sous les yeux les textes vieux de près de trente ans. Il vaut la peine de les relire et de les bien comprendre. » Citant l'admirable lettre de Ferry aux instituteurs, Ferdinand
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Buisson remet clairement au point un texte « qu'il ne faut pas dénaturer ». Il est inacceptable de prétendre assimiler la neutralité politique à la neutralité religieuse. Que la prescription relative à l'instruction morale, que cette « règle pratique » de Ferry puisse s'étendre « à l'enseignement de l'histoire ou des sciences, c'est ce que Ferry a toujours expressément nié .... Ce serait un trop grossier artifice que d'assimiler au sentiment religieux, à une croyance dont l'école n'est pas juge, à un droit sacré de la conscience n'importe quelle opinion, historique ou sociale. On en viendrait... à nous demander de respecter comme intangibles les préjugés les moins respectables, ceux du paysan qui croit aux sorciers ou de l'alcoolique qui croit aux bienfaits de !'absinthe. » Non, point d'équivoque et nulle incertitude. « La vérité est qu'en matière d'enseignement historique et civique, il n'a jamais ét6 question de condamner l'école à l'absolue neutralité qui serait la négation de son rôle éducatif. L'école est nationale, et elle enseigne la souveraineté de la nation. Elle est française, et elle veut faire connaître et aimer la France, celle d'hier, celle d'aujourd'hui, celle de demain. Elle est libérale et égalitaire, et elle prépare les enfants à être des citoyens libres et égaux. Elle est démocratique et républicaine, et elle doit, suivant le mot d'un de nos ministres, enseigner la République et la démocratie. \< Mais elle donne tous ces enseignements sans y mettre ni le ton de la polémique, ni les outrances du parti pris, ni l'esprit de dénigTemell.t systématique pour les institutions du passé, ni la prétention exchisive à la vérité absolue, ni une trace quelconque de ces sentiments d'intolérance haineuse qu'elle a précisément pour mission de combattre dqns l'âme des jeunes générations 1 • » On ne saurait mieux définir l'esprit dans lequel l'instituteur donne aux élèves, à l'école {épublicaine, l'enseignement cIV1que, inséparable de l'éducation morale- démocratique.
1. Voir le Manuel général du 6 janvier 1912 (}lachette).
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L'INSTRUCTION CIVIQUE
L'instruction civique a été inscrite à l'article premier de la loi de 1882, au nombre des matières obligatoires de l'enseignement dans les écoles primaires élémentaires, à la faveur de l'amendement Maze présenté au Sénat le 21 décembre 1880. Il faut lire à l'Officiel du 22 décembre, la définition exacte et l'objet de cet enseignement obligatoire : il est encore aujourd'hui tel que le législateur de 1882 l'a conçu et voulu. J'ajoute que bien des républicains sincères, bien des instituteurs aussi, ne liraient pas sans profit ces pages. La méthode même de l'instruction civique y est exposée en termes excellents 1 •
Je passe à l'examen des innovations principales que contient le programme. C'est d'abord « l'enseignement civique ». Qu'entendons-nous par l'enseignement civique? Sans doute des notions utiles. sur les droits et les devoirs des citoyens peuvent être données, et elles le sont déjà, en partie du moins dans l'enseignement moral d'une part, et de l'autre dans l'enseignemenl historique à proprement parler. Nous estimons cependant qu'entre l'histoire et la morale, il est possible et même nécessaire de placer un enseignement civique spécial. Mais est-ce que nous demandons par là l'introduction de la politique dans l'école? Nullement. Nous sommes de ceux qui croient non seulement que la politique ne doit pas avoir accès dans l'école, mais encore qu'elle doit l'arrêter au seuil de la demeure de l'instituteur. li ne s'agit pas de transformer nos écoles en clubs. Loin de nous cette pensée, et, quant à moi , je le déclare comme homme d'enseignement, si l'on venait ici réclamer l'introduction de la politique proprement dite ·d ans nos écoles, je serais le premier à pro tester au nom même des principes que j'ai constamment professés dans l'Université. Non, messieurs, il ne s'agit point de cela; il s'agit d'indiquer à nos enfants, avant qu'ils quittent les bancs de l'école, quelles institutions régissent la société au milieu de laquelle ils seront appelés à vivre, de quels droits ils jouiront et quels devoirs leur seront imposés dans cette société.
i. Extrait du Journal officiel du 22 décembre 1880, p . 12674.
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Précisons davantage : nous voulons qu'on explique aux plus âgés de nos élèves, au moment où ils franchiront le seuil de l'école, d'abord ce qu'est le suffrage universel, base essentielle de toutes nos institutions. Nous voulons qu'on leur révèle toute la gravité de cet acte accompli parfois si légèrement et qu'on appelle le vote, toute l'importance de ce simple bulletin qu'ils iront un jour déposer dans l'urne électorale et d'où peuvent dépendre les destinées de la patrie; nous croyons utile de leur dire ce qu'est exactement le chef de l'État et ce que sont en face de lui les organes du pouvoir législatif; nous croyons que les coups d'État eussent été moins faciles à accomplir chez nous si tous les Français avaient mieux connu le véritable caractère de la représentation du pays. Est-ce qu'on peut admettre qu'on enseigne à nos enfants l'organisation des castes d'Égypte et des tribus d'Israël, tandis qu'on ne leur apprendra pas quelle est la constitution de leur pays? Et ces obligations sacrées du citoyen envers l'État, le respect de la loi, le payement de l'impôt, le service militaire personnel, ne leur en fera-t-on pas connaître le caractère, la légitimité impérieuse? Je voudrais qu'on y ajoutât renseignement de cette tolérance pour l'opinion d'autrui, qui n'a jamais été 1>lus nécessaire à la société française. Enfin et surtout, il faudrait que l'éducation civique développât dans la jeunesse le dévouement à la chose publique, à la patrie; et quand nous parlons de ces grandes choses, nous n'entendons nullement nous cantonner sur un terrain étroit, exclusif; non, nous voulons que l'instituteur se place au point de vue le plus général et le plus large; nous entendons qu'il aille chercher ses exemples et ses modèles à toutes les époques de notre histoire, depuis Jeanne d'Arc jusqu'au chevalier d'Assas, depuis d'Assas jusqu'à ces enfants sublimes, héroïques martyrs de la Révolution, qui s'appelaient Bara et Viala, jusqu'à cette jeune fille de la Lorraine qui se laissait fusiller en 1870, plutôt que de révéler le passage d'un régiment français! Et les institutions de la commune, du canton, de l'arrondissement, du département, ne croyez-vous pas, messieurs , qu'il soit temps aussi d'ea expliquer la nature et le fon ctionnement dans nos écoles quand nous constatons, chaque jour encore, l'ignorance des populations à cet égard? On vit à côté. de ces institutions; on en use, et l'on ne sait pas au juste ce qu'elles sont. Un tel état de choses est déplorable. Mais, messieurs, comment de telles notions doivent-elles être données? Est-ce d'une façon didactique? Est-ce à l'aide de je ne sais quel catéchisme d'État? Je ne le pense pas. J'estime qu'il faut commencer à former le futur citoyen en proportionnant à son âge l'enseignement, c'est-à-dire en lui offrant des récits simples et variés, en faisant appel à la vive curiosité de l'enfance et à la générosité de ses sentiments, en plaçant dans ses mains des livres vraiment faits pour le premier âge, accompagnés au besoin d'illustrations qui gravent dans l'intelligence, par les yeux, les choses les plus essentielles. Voilà, messieurs, ce que nous nous demandons. Est-ce une nouveauté téméraire? Est-ce quelque chose d'inattendu pour vous, pour le pays? ... »
Maze s'appuie justement sur l'exemple des nations étrangères, et monarchiques - États-Unis, Suisse, Belgique, Italie. En France
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même , il s'est déjà produit, continue-t-il , un mouvement d'opinion. Cette page est historique : je tiens à la reproduire intégralement.
Dès la fin de l'ancien régime, un homme dont les opinions ont une singulière valeur, le grand et clairvoyant ministre de Louis XVI, Turgot disait : « Il y a des méthodes et des établissements pour form er des géomètres, des physiciens et des peintres, et il n 'y en a pas pour form er des citoyens» . Voilà ce que disait un ministre de la vieille monarchie! La révolution éclate, savez-vous quelle est l'une des premières paroles prononcées par Talleyrand, au nom du comité de constitution? La voici: « L'instru ction con sidérée dans ses rapports avec l'avantage de la société exige comme principe fondamental qu'il soit enseigné à tous les hommes à connaitre la constitution de celte société ». La Constituante sanctionnait ces idées dans le projet de décret de septembre 91, et son programme pour les écoles primaires comprenait : « des instructions simples et élevées sur les devoirs communs et sur les lois qu'il est indispensable à tous de connaitre ; des exemples d'actions vertueuses qui les toucheront de plus près et avec le nom du citoyen vertueux celui du pays qui l'a vu naitre». Un peu plus lard , l'article 1•r du décret de l'an Il di sait : « La Convenlion nationale charge son comité d'instruction de lui présenter les livres élém entaires des connaissances absolument nécessaires pour former des citoyens, et déclare que les premi ers de ces livres sont les Droits de l'homme, la Constitution , le tableau des actions héroïqu es ou vertueuses». Condorcet allait plus loin encore; il es limait que l'instituteur, dans chaque commune, devait faire des conférences publiques pour les hommes de tout âge et y développer, disait-il , avec la morale, « cette partie des lois nationales dont l'ignorance empêchait un citoyen de connaître ses droits et ses devoirs ». C'es t bien l'enseignem ent civique. Condorcet insistait pour qu'il fû t donné aux soldats, ,, a fin, ajoutait-il, que leur obéissance à la discipline se rapprochâ t de plus en plu s de la soumission des citoyens aux lois ». En 1833, lors de la grande discussion de la loi sur l'enseignement primaire, des hommes qui n'ont j amais passé pour des révolutionnaires, M. Salverte et M. Laurence, vinrent réclamer l'in scription dan s le programm e des écoles de l'engeignement civique. Je vous demande la permission de vous citer ce que disait à cette époque M. Salverte : « Il faut en venir à la vérité ; vous ne voulez pas faire des hommes étrange rs à leur pays ni étrangers à la cité? Vous voulez au contraire que tous soi ent citoyens, que tous sentent le bienfait de la constitution politique du pays afin qu'ils rempli ssent leurs devoirs avec plus de zèle et d'enth ousiasme. E h bien I commencez de bonne heure à. leur dire qu'ils sont citoyens et à leur expliquer l'importance de leurs droits et de leurs devoirs.» M. Laurence aj outait, avec un sens politique profond , ces mots qu'on croira it pronon cés d'hi er el qui empruntent aux circon stances présentes une étrange autorité : « Il peut arriver qu'il existe dan s un État telle agréga· tion d'hommes dont l'esprit tendrait d' une manière constante à s'éloigner de l'intelli gence el de la pratique des devoirs civiques , et il y aurait nécessa irement oppositi on manifeste entre l'inlér ôt de l'Éta t qui donnerait
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l'éducation gratuite et les intentions ou la position de celui qui serait chargé de la donner ». Tel était le langage qu'on tenait dans les Chambres en !833 sous la monarchie, et M. Salverte concluait en s'écriant : « Je conçois que dans les idées de l'Empire, dans les idées de la Restauration, on éloignât toute idée de droit et de devoir politique dans l'instruction. Je crois que le Gouvernement de Juillet, sous une constitution qui tend à faire des citoyens et à étendre le plus loin possible leurs droits et leurs devoirs, l'instruction primaire manquerait son but si elle ne faisait pas mention des premiers éléments de celte science nécessaire après la science de la morale. ,. Avec raison, l'orateur concluait de ces exemples et de ces citations décisives que « l'abstention du gouvernement républicain serait encore moins intelligible». La démonstration était irréfutable en effet : Depuis que le suffrage universel est devenu la base de nos institutions; depuis que tout citoyen est appelé à exercer par son vote une influence sur la marche des affaires publiques, il est devenu nécessaire que chacun de nous se pénètre dès la première jeunesse de ses droits el de ses devoirs. Il l'entendait bien ainsi, l'excellent et respecté ministre de !'Instruction publique, en 1.84.8, l'honorable M. Carnot; il avait placé dans le 1. or article de son projet de loi sur l'enseignement et parmi les matières du programme: 1( La connaissance des devoirs el des droits de l'homme et du citoyen, le développement des sentiments de liberté, d'égalité et de fraternité"· Dans son exposé des motifs, il avait dit : « Le devoir de l'État est de veiller à ce que tous soient élevés de manière à devenir véritablement dignes de ce grand nom de citoyens qui les attend. L 'enseignement primaire doit, par conséquent, renfermer tout ce qui est nécessaire au développement de l'homme et du citoyen tel que les conditions actuelles de la civilisation française permettent de le concevoir. » Le rapporteur de la loi, M. Barthélemy Saint-Hilaire, s'était, à son tour, exprimé en ces termes au sujet de l'instruction civique: « Cette innovation n'a rien qui doive vous surprendre. Nous croyons que les gouvernements précédents auraient bien fait de l'admettre. La République, qui se fonde sur le suffrage universel , doit faire à ses écoles un impérieux devoir de cette partie de leurs études. Il est facile de faire comprendre aux enfants ces premières notions , qui les doivent initier à la pratique intelligente de leurs devoirs et de leurs droits sociaux. Dans l'organisation même de la commune où ils vivent, ils trouvent une foule de faits qui n'ont pas échappé à leur observation, toute légère qu'elle est, et qu'il serait excellent de leur expliquer. » L'Empire vint : il ne fut plus question d 'enseignement civique. M après les épreuves de 1870-1871, p enseurs et publicistes répuais blicains, dans le dessein de renouveler en quelque sorte l'esprit public , ont réclamé << l'introduction dans l'école de notions élémentaires, mais précises, sur les devoirs et les droits de l'homme et
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du citoyen ». Et c'est ainsi que des hommes comme Barni, Dréo, Leblond et Paul Bert ont entrepris d'intéresser d'abord l'Assemblée nationale, sans parler de Barodet, Henri de Lacretelle, Louis Blanc, puis la Chambre des Députés à « ces réclamations séculaires, aussi persistantes que fondées ». Il n'est pas jusqu'à certains représentants de la droite qui refusaient de nier la légitimité d'un tel enseignement. Maze était très à l'aise:
Enfin, messieurs, s'il fallait vaincre certains scrupules qui pourraienl arrêter nos collègues de ce côté de la Chambre (l'orateur désigne la droite) je pourrais citer ce que disait sur le sujet dont nous nous occupons un homme avec lequel nous nous trouvons a~sez rarement d"accord pour constater avec empressement que nous ne le sommes au moins une fois. Voici ce qu'écrivait en 1849, dans la Revue des Deux lllondes, l'honorable M. Alberl de Broglie, aujourd'hui sénateur: « Que l'éducation publique d'un pays doive être constamment en rapport avec son état social, c'est un axiome de sens commun dont pourtant le souvenir semble nous avoir échappé depuis un demi-siècle. Comme, après tout, ce qu'on se propose en élevant des jeunes gens, c'est d'en faire un jour des hommes et qu'on est, quoi qu'on fasse, l'homme de son temps et d e son· pays, c'est pour ce temps, c'est pour ce pays qu'il faut les élever. » Ainsi, messieurs, depuis un siècle, sous les formes les plus diverses, l'opinion publique, en France comme ailleurs, n·a pas cessé de demander que les droits et les devoirs du citoyen fussent enseignés à la jeunesse.
Il ne s'agit pas de « leçons didactiques et pédantesques sur ces matières ». Point d'équivoque.
Pas plus pour l'éducation civique que pour le reste, nous ne voulons d'un catéchisme officiel; nous souhaiterions - et cela viendra certainement, cela est même déjà venu, en partie du moins, - nous souhaiterions quecet important sujet inspirât à quelques écrivains, à quelques maitres de l'enfance, des livres attrayants, où les récits anecdotiques eussent une large placeet qui captivassent vraiment les jeunes intelligences.
Maze citait lui-même d'intéressantes tentatives, quelques beaUI livres et bons manuels, « qui n'effaroucheront personne»; quelques· uns ont été couronnés par l'Académie française 1 • Et il concluait ainsi aux applaudissements de la gauche :
Réduit dans l'école primaire aux proportions que nous indiquons, nous espérons que la Chambre voudra bien l'insérer dans le programme de l'enseignement obligatoire. Un. homme que j'ai beaucoup connu et que je respectais profondément, M. Vitet, se plaignait un jour qu'on ne développât pas suffisamment cbet nos enfants le sentiment patriotique; ce reproche était peut-être exagéré;
1. Francinet et le Tour de France, de Bruno; le Livre de l'écolier, de Guyau ; lei manuels de Compayré et de Marion; articles de Barni, publiés en 1871 dans te Bulletin de la République française.
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mais nous nous plaignons, je crois, à plus juste titre, qu'on ne prépare pas assez les élèves de nos écoles à leur rôle futur de citoyens! Que l'instituteur soit chargé d'initier ses élèves à ce noble rôle ; en le faisant, il se fortifiera d'abord lui-même dans les sentiments, dans les idées qu'il doit inculquer à nos enfants, et il rendra, nous le croyons, les plus grands services à la patrie!
La démonstration est claire, judicieuse, habile. · Deux jours après, Paul Bert, rapporteur, expliquait à son tom ce que le législateur entendait par l'enseignement civique à l'école primaire : informer l'enfant des institutions nationales et les lui faire aimer. Et pour répondre à l'opposition anti-républicaine, qui attaquait dans l'instruction civique moins le principe que le programme républicain, Paul Bert ajoutait : personne ne niera « que la souveraineté nationale, l'égalité devant la loi et devant l'impôt, la liberté de conscience datent de la Révolution française ». Personne ne l'eût nié, et pour cause ; mais les partis de réaction prétendaient empêcher à l'école d'enseigner des institutions, des principes et des droits civiques qu'ils espéraient bien bannir un jour de la constitution et de la France. Six ans après à la Chambre, au cours des débats sur la loi du 30 octobre 1886 , Goblet, ministre de l'lnstruction publique, était contraint par la ténacité de l'opposition réactionnaire de rappeler le rôle et le caractère de l'instruction civique, introduite dans nos écoles depuis quatre ans déjà. Qu'est-ce donc que cet enseignement, disait-il le 25 octobre 1886, « sinon l'enseignement des principes républicains? Je ne dis donc qu'une chose consacrée par les programmes mêmes de notre enseignement public. » En vérité, qui donc pouvait encore à cette date contester de bonne foi que l'école primaire publique a le devoir d'enseigner les principes constitutionnels, les institutions du pays et le respect des lois, et de faire aimer à l'enfant nos libertés républicaines? Entrons dans cette école. Voici comment le programme d'instruction civique y est réparti sur les trois cours :
Cours élémentaire (7 à 9 ans) : explications très familières, à propos de la lecture, des mots pouvant éveiller une idée nationale, tels que : citoyen, soldat, armée, patrie; - commune, canton , département, nation; - loi , justice, force publiqu e, etc; Cou rs moyen (9 à 11 ans ) : Notions très sommaires s.ur l'organisation de la France. - Le citoyen, les obligations et les droits; l'obli gation scolaire, le service militaire, l'impôt, le sulirage universel. - La commune, le maire et le conseil municipal. - Le département, le préfet et le conseil général - L'État, le pouvoir législalif, le pouvoir exécutif, la justice. Cours supérieur (11 à 13 ans ), Notions plus approfondies sur l'ad ministration politique, administrative et judiciaire de la France: La Constitution, 1e Président de la République, le Sénat, la Chambre des députés, la loi;
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l'administration centrale, départementale, et communale, les diverses autorités; - la justice civile et pénale; - l'enseignement, ses diYers degrés; - la force publique, l'armée.
En fait r-et dans les conditions où fonctionne notre école primaire, l'instruction civique telle que les enfants la reçoivent est limitée au programme des cours élémentaire et moyen, et l'on voit qu'il n 'est question d'un enseignement proprement dit, méthodique et progressif, qu'au cours moyen. Le cours supérieur n'existe pas en général; et les enfants quittent tôt l'école. Pratiquement, c'est au cours moyen que l'école primaire, qu'il s'agisse d'instruction civique ou de tout autre enseignement, tente son effort suprême. Qu'on y regarde de près : le programme d'instruction civique ne retient au cours moyen que ce qu'il est interdit à un enfant de ne pas savoir. Ne serait-il pas, en efîet, étranger à son propre pays et, à la lettre, inadapté s'il quittait l'école sans y avoir reçu ces très élémentaires notions? lin 'est pas d'éducation morale démocratique si l'école n'assure à l'enfant au moins ce rudiment d'instruction civique. C'est l'éducation tout entière qui prépare l'enfant à la vie, donc à la société où il vit déjà et où, devenu adulte, il jouira à son tour des droits civiques définis par les lois et la constitution. Voyez la jolie définition que Marcel Prévost, dans un roman suggestif et charmant, donne de l'éducation : « Élever une fille ou un garçon, ce sera pour l'éducateur de bon sens - préparer leur adaptation la meilleure aux conditions de la vi e, telle qu'on peut raisonnabl ement la prévoir. Il y a donc des principes constants dans l'éducation - ceux qui visent les conditions invariables de la société humaine; mais il y a aussi des principes susceptibles de changer .... L'éducateur devra pourvoir l'enfant qu'il élève et des aptitudes générales requises par toute société humaine, et des aptitudes spéciales requises par la société où il est destiné à vivre 1 • » L'incertitude est encore moins concevable quand il s'agit Je l'enseignemen t primaire. L'objet de cet enseignement, disait Gréard dès 1870, « n'est pas d'embrasser sur les diverses matières auxquelles il touche tout ce qu'il est possible de savoir, mais de bien apprendre dans chacune d'elles ce qu'il n'est pas permis d'ignorer 2 ». La dignité, mais aussi la modestie du dessein en ce qui concerne l'instruction civique apparaissent à la simple lecture du programme des trois cours, que j 'ai reproduit. Pas d'enseignement avec de tout jeunes élèves; au cours moyen, un enseignement déjà, sur un programme qui, sans épuiser le sujet, propose l'essentiel, en un mot
l. Lettre à Franço ise Maman, p. 57. 2. Happort sur la situation de l'enseignement primaire de la Seine en 18i5, el passage cité par les Instructions officielles.
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primaire; au cours supérieur, une série de leçons plus approfondies. Du point de vue où, dans ce livre, j'envisage l'instruction civique, elle est efficace moins par les connaissances précises, et comme techniques, dont elle pourvoit l'enfant, le futur citoyen, que par l'émotion, les dispositions proprement morales, le respect et le dévouement qu'elle excite en son cœur. Elle instruit en effet l'enfant des institutions, de ses droits, de ses devoirs; mais aussi elle engendre - et cela est éducation morale - une force d'attachement, d'amour et de volonté, donc d'action . Savoir ne suffit point; il faut respecter, aimer ces lois, ces institutions, ces droits et ces devoirs, cet idéal d'honnêteté nationale et de vertu civique, inséparables de l'éducation républicaine. Dans cette partie de son programme, l'enseignement primaire forme plus qu'il n'enseigne; il instruit; il se résout tout entier , pour parler ainsi, en moralisation. Il veut alors inscrire dans la mémoire enfantine plus et mieux qu'un savoir hâtif, d'ailleurs élémentaire, et des notions superficielles, d'ailleurs in ertes. Il espère au contraire susciter chez l'enfant, au vif de sa conscience, comme au point mystérieux où viennent sourdre et se mêler toutes les traditions libérales de la France, une curiosité généreuse, une sympathie qui ne fléchira plus, une résolution d'amour et de virilité, et le sentiment d'une responsabilité, donc d'un devoir aussi. Il semble que l'instituteur, s'il réussit dans cette tâche en effet moralisatrice, a éveillé vraiment à la vie ces jeunes enfants; qu'il a reçu de leur jeunesse comme le serment d'user toujours des droits civiques et des institi+tions républicaines pour le bien et d'eux-mêmes et de la patrie. Ainsi orientée et consciente de son action moralisatrice, l'instruction civique empruntera tout d'abord à l'histoire l'explication vivante, l'exemple, la force probante, ses exhortations mêmes. Comment comprendre - simplement comprendre - les institutions actuelles si le maître ne les explique, au moins sommairement, par l'histoire du passé? J 'ai montré comment l'école primaire peut exploiter plus intelligemment l'é tude de l'histoire au profit de cette partie de l'éducation démocratique. L'enseignement de l'histoire locale, encouragé par l'excellente circulaire du 25 février 1.911, ne joue pas encore dans cette instruction civique le rôle qui lui revient sans doute. « Il n'est pas un coin de terre qui n'ait son histoire particulière, d'où se dégage presque toujours une vertu éducative, une leçon de civisme .... » La carte au mur, le livre descriptif, la lecture récréative, les monographies populaires dans la bibliothèque, les conférences potscolaires représenteront à cet enfant, puis à l'adulte au cours du soir, la petite patrie en même temps que la grande; et les leçons du maître, ·rattachées à l'histoire nationale qu'elles nourrissent « pour ainsi dire du suc du terroir»,
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parleront fortement à l'enfant, au citoyen de demain, des droits et des devoirs que le passé lui légua . Les archives communales s'animent pour parler à cet enfant; elles commentent à sa raison, qui s'éveille, les aspirations encore confuses qu'il sent dans son sang jeune et lourd de passé. Certaines leçons de géographie, surtout de géographie locale, commentent aussi ou préparent éloquemment la leçon d'instruction civique. Mais n'allons pas faire dégénérer en sermons toutes les matières du programme scolaire : la spécialisation des tâches reste une garantie d'ordre et de progrès. Au lieu de se borner à une instruction civique diffuse et occasionnelle, et à propos d'autres leçons qui ont aussi leur objet particulier, que le maître s'attache, au con· traire, à développer le programme spécial d'instruction civique. On enseigne le civisme, la pratique des vertus du citoyen, qui sonl vertus morales. Il y a des notions civiques, politiques au sens large du terme, à apprendre à l'enfant, qu'il raut incorporer dès l'écoleà son expérience, et qui tour à tour sollicitent sa raison raisonnante el son cœur dévoué; il y a une instruction civique proprement dite, consciente de son but et de ses moyens , et qui traite l'enfant, le mineur, en apprenti-citoyen. Disons tout de suite par quelle méthode; j'entends : la méthode que je préfère. Partons de la commune. C'est la première cellule de l'État démocratique : l'enfant l'étudiera d'abord. Qu'il comprenne et sente l'organisation, le fonctionnement, la vie administrative et civique de sa commune; il s'élèvera ensuite à la notion abstraite de la commune. Le maître lui expliquera, sans craindre de dési gner par leurs noms les représentants et les administrateurs de la com· mune, la collaboration de l'élu et de l'électeur, de l'administrateur et de l'administré : éviter les « personnalités » est facile. Voilà notre base. La commune, c'est l'État en tout petit, avec son premier magistrat, son conseil, ses fonctionnaires, sa police, ses revenus et ses dépenses, scolaires ou autres. L'enfant y es t « chez lui ». La méthode le conduirait de la commune au canton, à l'arrondissement, au département, à l'État républicain avec ses pouvoir, séparés, pourtant solidaires, et à l'État en soi. La centralisation fran· çaise, d'ailleurs excessive, mais si claire, simplifie la tâche du maître. Appuyé sur les données en quelque sorte tangibles de l'institution communale, l'élève peut mieux s'initier à l'organisation nationale. Souvent notre instruction civique est trop abstraite et théorique, partant inefficace; elle renseigne assez bien les enfan ts, si l'on veut; mais elle, ne les émeut ni ne les prend: elle manque son but. Elle ne peut être•utile, vraiment éducatrice de courage et de résolution, que si l'instituteur sait la rendre concrète, familière, pratique toujours.
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Elle veut informer; mais elle doit encourager aussi à la pratique des droits et à l'accomplissement des devoirs civiques. Si notre enseignement se borne à des leçons, à des chapitres de manuel, à une information toute didactique, rien n'est fait ; notre élève a seulement « appris » sa leçon, son livre; il ne s'est point instruit de ses droits et de ses devoirs; il n'en est point touché, stimulé, exhorté à l'action digne et sage, à la vigilance, à cette forme d'attention et de maîtrise qui caractérise le citoyen averti, mais d'abord résolu et tourné vers la chose publique. Et cela est proprement éducation morale démocratique. Aussi mettez sous les yeux de votre enfant, de votre p~tit citoyen al'apprentissage, des documents que j'appellerai civiques, tels que cartes d'électeurs et bulletins d'élections, livret militaire, feuilles de contributions, avis du percepteur, arrêtés du maire ou du préfet, circulaires dont l'intérêt pour des enfants soit certain, feuilles de route, etc.; et que je trouve ces documents dans les musées scolaires, sous la main du maître ou de la maîtresse : ils enseignent mieux que le plus disert des maîtres. C'est ainsi que l'école s'ouvre à la réalité sociale, s'en féconde, s'en réjouit; et déjà l'enfant prend part à la vie publique. · Voici mieux encore, toutes précautions prises, et plutôt à titre d'indication. Pourquoi ne point conduire les élèves de nos écoles, de temps en temps, j'entends les plus âgés, à des séances du conseil municipal, certains soirs, le jeudi ou le dimanche, au moins à celles dont l'ordre de jour présente un intérêt particulier ou ne risque guère de susciter dans l'assemblée délibérante de ces conflits personnels pénibles, dont le spectacle doit être épargné à des enfants, etauxquels les adultes attachent, en somme, assez peu d'importance? Et qui sait si la présence de quelques enfants n'inspirerait point, d'aventure, de la réserve à tels orateurs plus soucieux de leur propre attitude que de la chose municipale? Je vois très bien tous les risques; mais en choisissant bien le moment et le milieu, que craint-on en effet? C'est de l'enseignement civique en action. Pourquoi ne point essayer? Je verrais aussi avec plaisir, et avec confiance, ces mêmes enfants assister à certains menus débats évoqués devant le juge de paix. Il ne s'agit que de bien s'informer au préalable de la cause et des parties, et je ne médite point de transporter l'école au prétoire, pas plus qu'à la mairie. Je soumets une idée, je propose quelques excursions civiques et administratives, à la porte même de nos écoles, çà et là, tout à côté, au premier étage, dans l'e local attenant .... Sous prétexte d'abus à éviter, ne voudrait-on rien entreprendre, sous certaines réserves et sous certaines garanties?
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Ces « excursions » à travers nos institutions politiques et administratives, à l'hôtel de ville, à la justice de paix, au tribunal, et partout où la chose est concevable et praticable, seraient très instructives : la leçon de maître porterait ensuite assurément; et l'on voit assez pourquoi. Elles éveilleraient en outre chez ces enfants intéressés la curiosité, le goût, puis le besoin de suivre les affaires et les hommes de sa commune, de son canton, de son arrondissement, plus tard de sa patrie tout entière, peut-être de la vie internationale, avec plus de S:Oin et de suite. Elles lui révéleraient d'abord la solidarité qui unit les homme:.. en apparence distincts, divers ou isolés, administrateurs et administrés, éî~ et électeurs, fonctionnaires et contribuables, juges et jugés. L'instruction._~vique doit faire sentir à un enfant que toute transformation sociale, comme. tout progrès, n'est jamais l'œuvre d'un homme - roi, chef, patro Q.U maître : elle vient de nos efforts concertés. Et tout nous ramène ainsi it l'é_ducation morale démocratique. Telle est l'unité de la vie civique commo- cle. l'écol e qui l'enseigne. Il est clair que l'école ne peut point tout en ce domaine, si mèm~ elle peut beaucoup. Avec les adolescents et les adultes (cours du soir, écoles primaires supérieures et lycées, écoles normales, cours municipaux, conférences postscolaires, à la caserne et aux patronages, fêtes des Amicales d'anciens et d'anciennes élèves, etc.) on conviendra qu'un tel enseignement par les choses mêmes , par l'aspect si l'on peut dire, est non seulement possible, mais souhaitable. Je verrais avec joie se généraliser la pratique des cours de législation ouvrière dans les villes et les milieux industriels. Les tout premiers éléments de cette législation pourraient être enseignés à l'école élémentaire. A qui veut innover prudemment, les moyens pratiques s'offrent d'eux-mêmes : bien des maîtres, en silence, le désirent et déjà ont essayé. Ils creusent en paix leur sillon . Quoi qu'il en soit- des moyens, des procédés et de la méthode, inspirons à l'instruction civique un esprit civique en effet, qui excite et encourage l'enfant, qui le pousse à l'action en même temps qu'elle le pourvoit de connaissances et de notions . Raille qui voudra : j'ai· merais qu'on créât dans nos écoles de petits groupements entre élèves, de petites associations ou commissions ayant un but précis, philanthropique ou charitable, par exemple de petits offices et bureaux de renseignements sur les cas de pitoyable misère, de sinistres et d'incendie, ou sur les actes valeureux signalés dans la commune, etc. L'enfant y ferait à sa façon, et sous la direction dis· crète du maître, l'apprentissage de l'association et de la discipline civique, déjà de l'intérêt collectif et de la justice sociale. Un exemple: un conseil de discipline chargé d'apprécier chaque samedi les
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actions de la semaine, bonnes ou fautives. Les élèves éliront donc leur conseil, le renouvelleront, voteront à cet effet; le conseil élira son bureau : il jugera les actes signalés par le maître, le maître étant présent, cela va de soi. Dire que ce ne sera qu'un jeu d'enfants est injuste, mais ne m'émeut point : il y a une façon de jouer, quand il s'agit d'enfants, qui a s_a gravi.té e.L&OIL.prix. Il s'agira donc pour ces juges puérils d'assurer expérimentalement leur notiorr drr bien et du mal , puis d'être équitables et loyaux en procédant selon des formes régulières et probes. Vous me dites les risques? Je les ai prévus; quelques risques ne fermeront pas les yeux du maître aux bienfaits évidents, dont le nombre l'emporte. La moindre de ces manifestations scolaires propose et rappelle à un enfant la Déclaration des droits de l'homme el du citoyen. Elle n'est point intangible, mais elle renferme les principes de la démocratie •républicaine; et quiconque la voudra parfaire ou modifier devra s'inspirer de ces principes mêmes. Elle n'est pas un dogme, une table de lois, un évangile immuable : elle est un programme libéral et une méthod e d'action. En la mettant au centre de l'école publique, l'instituteur veut en nourrir l'enfance. Il entretient l'amour de la liberté individuelle, de la jus tice, donc du régime démocratique et républicain; et il prescrit légitimement à l'enfant les voies et moyens auxquels tout citoyen français doit recourir pour améliorer les institutions actuelles, pour les parfaire. Nul ne médite, je l'ai déjà dit, d'élever l'enfant dans le respect superstitieux et dans le culte niais du présent. Au contraire, l'instruction civique et morale tout entière espère révéler à l'enfant ce que l'état humain a encore d'imparfait, de lacunier, donc de perfectible. Il faut que l'enfant, dûment renseigné sur ce qui l'entoure, sorte de l'école avec le courage et la volonté de faire meilleur, plus juste, plus doux à l'homme l'état social; il en sortira mécontent, en un certain sens, de ce qui est; résolu à ne point prendre légèrement son parti d'imperfections et d'injustices qu'il sait qu'elles sont éphémères, et qu'il ne tient qu'aux hommes , qu'à lui-même, de faire disparaître peu à peu. Si cette éducation n'a point manqué son but, l'enfant ne sera ni surpris, ni découragé de sentir tout autour de lui et en lui des velléités d'aITranchissem cnt et d'indépendance, d'entendre des appels à la réforme, peut-être certains jours à la révolution; et l'impatient désir de changer ceci ou cela ne le troublera point longuement, ni la rumeur des partis en bataille. Il sait que le progrès est infini; que progresser est comme la fonction essentielle de l'homme, donc de la collectivité qui s'organise; et que les institutions sociales les plus pompeuses, ou prétendues éternelles, n'expriment qu'une volonté et
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une conscience humaines provisoirement arrêtées à des formes provisoires. A aucun moment, cette éducation morale et civique ne retiendra l'élan de son cœur ni de sa pensée; et elle n'a cessé de lui représenter cette curiosité d'innovation, ce goût du meilleur, cette volonté de progrès non comme une expérience de dilettantes ou un amusement de sceptiques, mais comme l'instinct impérieux de l'humaine nature, comme sa loi. Mais ce que cette école médite, c'est de discipliner ces forces tumultueuses de progrès, cette impatience légitime, cette ardeur novatrice, ce zèle à parfaire un état social perfectible, cet appétit de réformes, ces veilléités révolutionnaires; c'est d'enseigner à ne rien entreprendre contre les institutions existantes qui soit méthode subversive, aventureuse, brutale et naïvement révolutionnaire. L'homme éclairé a senti ce quïl veut, pourquoi il le veut; cette école publique lui dit comment il réalisera ce qu'il veut, selon les principes de sa condition de citoyen d'une république organisée. Si je dis maintenant que l'éducation morale et civique, telle queje l'ai définie, accoutume l'enfant à ne concevoir de progrès, individuels et sociaux, que par les moyens de droit et les voies pacifiques, républicaines dans leur dignité et démocratiques en effet, nul ne pourra plus se méprendre sur mes intentions. Au sens où j'ai pris le mot de révolution , au sens où le prennent tant d'hommes, impatients et désespérés, aigris ou avides, et toujours ignorants, je définis hardiment l'instruction civique une discipline de pensée et d'action contre-révolutionnaire. Elle exclut toute idée de bouleversements miraculeux, d'entreprises belliqueuses et violentes, de réformes bru· talement réalisées par une procédure sommaire et des actes d'usur· pation. Pour tout dire d'un mot, cette école enseigne à l'enfant la loi du progrès dans l'ordre républicain. Félix Pécaut, dans un profond article que j'ai cité déjà, a marqué en termes définitifs ce caractère de toute notre éducation morale scolaire, politique et civique. Après avoir rappelé que le sens et l'habitude politiques supposent, dans une démocratie, l'amour agis· sant de la vérité et une instruction au moins élémentaire pour « tirer au cl air chaque chose )) , il écrivait en 1.895 cette page immortelle'· « J 'en dirai autant d'une disposition d'esprit mi-intellectuelle, mi· morale, sans laquelle un peuple est d'avance condamné à devenir la proie des rhéteurs révolutionnaires; je veux parler du sens de l'ordre. Je dis ordre par opposition au régime du miracle et du hasard ; j'entends par ordre le régime où les causes produisent leurs effets, et où les effets ne sauraient se produire sans les causes, ni en dehors
1. Revue pédagogique de mars 1895 : L'école primaire et l'éducation politique, p. 196,
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de certaines conditions de temps, d'efforts, de circonstances, etc. Le sens de l'ordre, c'est le sens du possible et de l'impossible, du possible à de certaines conditions, d'impossible à d'autres; du raisonnable et du chimérique; du progrès compatible avec la nature, particulièrement avec la nature humaine, et du progrès magique et apocalyptique, obtenu d'un coup, en un moment, par décret, par conséquent tout illusoire. Et sans doute il convient ici de faire une part, une large part à ce que peut la volonté libre, l'énergie clairvoyante de quelques hommes et, à leur suite, de tout un peuple, pour accélérer les transformations sociales au delà de ce que les analogies historiques auraient permis d'espérer. Mais cette part reste bien limitée en comparaison des bornes assignées par l'histoire comme par la nature aux changements profonds et définitifs. Cette disposition, ce jugement général et anticipé, qui caractérise, pensons-nous, le tempérament politique des peuples capables de se gouverner eux-mêmes, l'instruction élémentaire ne peut évidemment prétendre à le donner; en revanche, il ne serait que juste de demander à l'enseignement primaire supérieur, et plus encore à celui des lycées, de s'appliquer extrêmement à le former. Mais encore convient-il dè faire observer que le savoir tout seul n'y suffit pas; sans une certaine modération des désirs, sans la soumission à l'inévitable, c'est-à-dire sans une disposition toute morale, par conséquent toute libre, dépendant de la bonne volonté plus que de l'intelligence, l'éducation politique restera sur ce point défectueuse et précaire. » On pourrait reprocher à Félix Pécaut de faire trop bon marché des 11 rhéteurs révolutionnaires », dont les promesses ou les prophéties sont parfois le sel de la terre et inquiètent les hommes, trop prompts à se soumettre « à l'inévitable »; et cette soumission à l'inévitable peut s'appeler, à l'occasion, non point sagesse, mais lâche résignation. Affaire de mesure. Il suffit que l'éducation civique inspire aux hommes, s'ils veulent vraiment faire figure de républicains 11 conscients » et libres, ce sens de l'ordre, qui n'interdit aucune de nos espérances et ne condamne aucune des réformes profondément sociales, mais les soumet d'abord à l'épreuve de la conscience publique, du bon sens humain, et qui ne cherche le progrès réformateur que dans l'évolution réglée. Nulle conception catastrophique, ni 11 chambardement » ni « sabotage »; mais point d'interventions providentielles non plus. Le citoyen d'une démocratie républicaine éclairée est plus maître de soi ; il conserve le sang-froid et le sentiment de sa liberté jusque dans l'enthousiasme et l'impatience féconde, la révolte sainte. Telle est l'éducation civique qu'il faut au peuple de France, et tout d'abord aux instituteurs eux-mêmes. De graves problèmes sont posés
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présentement à la France républicaine; le fracas des batailles ne nous le fait pas oublier. Par exemple, convient-il d'étendre aux femmes le droit d-, vote? Notre système fiscal est-il approprié à notre régime et aux principes de notre démocratie? Ce sont là des questions à débattre devant le pays, et non devant les enfants de l'école primaire. L'essentiel n'est-il point d'enseigner à l'enfant le devoir de payer honnêtement l'impôt, et le devoir de voter honnêtement aussi? Il n'est point d'instruction civique républicaine si l' enfant quitte nos écoles primaires sans être familiarisé avec ce double devoir, et décidé à l'accomplir en conscience. Inlassablement, il faut éclairer, à l'école et après l'école, les jeunes Français sur ces devoirs civiques fondamentaux : aux adultes d'y changer, par les lois, ce que la nation décidera d'y changer. Cela aussi est l'ordre républicain. L'école primaire n'est point instituée pour traiter de tels problèmes. Chaque chose en son temps et à sa place.
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C'est au bruit du canon, et au front même, que je mets au point ces pages si graves, où je veux définir un devoir sacré de l'école populaire. Sur ce point comme sur d'autres, elle ne peut que fonder l'éduca tion morale du citoyen; mais elle le fait de toutes ses forces aussi, et clairement. L'éducation démocratique doit développer dans le cœur de l'enfant un patriotisme énergique : l'école primaire ne conçoit donc point sa tâche légèrement. Vivre, c'est vouloir vivre; cela implique qu'on saura se défendre contre la maladie, si possible contre la mort menaçante. Être libre, c'est vouloir rester libre; et cela implique qu'on saura sauvegarder ses libertés, au besoin les armes à la main sur le champ de bataille. En fait, nul n'hésite, à quelque parti qu'appartiennent les hommes. Nul ne sépare sa pensée, son intérêt et ses espoirs, son ambition même, sa vie et sa mort du destin national et du pays natal , de la patrie. Et quel homme voudrait exiger qu'on lui justifiât ses devoirs envers sa mère? Les polémiques de parti, les passions, des campagnes de presse, le sophisme et la naïveté rêveuse, l'outrancière apologie autant qu'un humanitarisme inconsistant, avaient engendré un malaise dans notre pays. Malaise superficiel , en cette terre de France où les hommes ont le jugement net et droit: l'heure présente, la généreuse vaillance de la nation armée, l'émouvante tenue et la dignité exemplaire de notre France si lâchement assaillie, le prouvent assez; mais on a vu, et l'on voit encore, le patriotisme conçu de telle façon et défendu par de tels arguments que les meilleurs d'entre les Français se refusent ~ réagir ou à protester, crainte d'être confondus avec les négateurs imprudents ou criminels. C'est ainsi que des millions de Français g_rdaient le silence tandis que des minorités fanatiques ou subvera ives emplissaient la rue de leurs clameurs.
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A certaines heures, le citoyen vertueux se demande si se taire n'est point en effet le vrai courage; mais l'idée saine et l'espérance libératrice cheminent dans la conscience publique, gagnant du terrain insensiblement tandis que les égarés et les violents s'évertuent à enfler la voix, à intimider et à troubler la foule. La responsabilité de l'école publique s'en accroit. II ne suffit plus à l'instituteur d'assurer dans l'âme des enfants la notion d'un devoir patriotique, il sent que cette notion même est contestée de quelquesuns, altérée par d'autres, dénaturée par certaine louange ou par certaine critique, en définitive ébranlée; et que tant de discussions à propos d'une idée toute simple l'obscurcit au regard de l'enfant comme de l'adulte. Inquiet aussi des interprétations malveillantes qu'on donne de ses moindres paroles comme de ses propositions les mieux intentionnées, de ses leçons et de son cours, de ses dictées, de ses lectures, des devoirs de rédaction qu'il choisit en classe, des causeries qu'il fait le soir aux adultes, l'instituteur se sent peut-être tenté d'observer une trop prudente réserve: il n'insiste plus, traite rapidement tel chapitre, passe sur tel autre; et ce souci d'épargnera l'école comme au maitre tant d'attaques et d'épreuves le conduirait, à la longue, à une sorte de neutralité dans l'enseignement patriotique, à une pusillanimité qui serait une trahison. A moins que l'outrance ne provoque des représailles. On a vu des maitres excédés répondre aux accusations chauvines par des accusa· tions non moins coupables et injustes; contester devant leurs élèves le patriotisme qu'ils ont le devoir d'enseigner; jeter ainsi le désordre ou le scepticisme dans les cœurs troublés, ou laisser l'enfance irréso· lue. Quoi qu'on dise, de telles aberrations sont exceptionnelles. Dans son ensemble, le personnel enseignant fit toujours et fait encore son devoir loyalemer.t, en silence. Il a quelque mérite à le faire dans cette tâche scolaire que les passions tendent à troubler, et où l'école, si nous n'y avions pris garde, eût oscillé entre le chauvinisme funeste aux nations et les conseils d'un internationalisme au moins tre.s aventureux, criminel même. Comme tout autre sentiment, le patriotisme mal entendu risque de dégénérer en fanatisme; et nul fanatisme n'a sa place dans nos écoles. La façon d'aimer son pays importe davantage, en bien des cas, que la vivacité de l'affection; et il faut faire l'éducation du sentimeo! patriotique comme de tout amour et de toul enthousiasme. Ce qui distingue les concept.ions patriotiques, c'est moins leur hardiesse que leur prudence; et la qualité de l'émotion patriotique vaut mieul ' que la seule ardeur. L'aveuglement n'est jamais une vertu, ni privee n'i. publique. C'est que le problème de l'éducation patriotique se posait en nos
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écoles d'une façon spéciale. Le traité de Francfort avait ouvert au flanc de la France une plaie saignante encore; mais dans ce pays qui ne voulut point oublier, la douleur patriotique s'accrut d'une protestation invincible contre un vainqueur à la fois impitoyable et imprévoyant, qui viola deux provinces, malgré elles annexées, et le droit. Se souvenir, c'était pour la France non pas seulement s'entretenir dans la douleur d'une défaite, mais perséverer dans une fière revendication, dans une idée, dans une protestation tout ensemble intéressée et désintéressée, en son nom et aussi au nom des peuples, au nom de la justice et du droit méconnus. Le patriotisme français n'était ni l'irritation d'une défaite, ni la honte d'une diminution territoriale, ni la rancune; il était essentiellement une cause humaine. Il le reste. La France y confond sa dignité avec la dignité universelle; elle y déclare fièrement le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et à ne pas être brutalement arrachés à leur patrie, incorporés à une autre patrie malgré eux. Quelque chose de profondément humain s'évanouirait dans la conscience de·s peuples le jour où le patriotisme français ne serait plus que l'attachement au pays natal, ou qu'un amour-propre vindicatif : c,'est une idée qui s'anéantirait dans la civilisation humaine. Au lendemain d'une guerre où la défaite de la France apparut comme l'écrasement même d'une grande croyance, comme un retour offensif de la barbarie arbitraire et usurpatrice, de la force brutale et négatrice du Droit, l'école publique entreprit d'échauffer dans l'âme nationale une espérance et une foi patriotiques accrues. Faut-il s'étonner, et surtout se plaindre, si le zèle des maîtres parut souvent plus ardent qu'éclairé? Lichtenberger citait dans son rapport telles communications qui accusaient le grand développement du sentiment patriotique, mais y disait aussi l'indication des précautions à prendre contre le zèle « quelquefois inopportun » des maîtres. Pour apprécier équitablement l'entreprise, il faut replacer et l'école et le maître dans le temps, alors que la nation était encore sanglante, frémissait de sa déchéance et de son deuil. Qui donc voudrait reprocher à l'école la vivacité de son dessein patriotique et de son espé~nce? · Alors qu'au delà des Vosges l'éducation patriotique n'étai.t de plus en plus qu'une exaltation des victoires et entretenait la joie des pompeuses réalisations, en deçà des Vosges - cette éducation avait d'abord toute la gravité d'une souffrance mêlée d'humiliation, et qui poursuivait moins une revanche qu'une réhabilitation. Là-bas, la brutale ivresse du triomphe, mêlée d'insolence, et qui ouvrait une ère de puissance et de prospérité, d'audace; ici, le recueillement, l'amertume des déceptions et les tardifs regrets, le sentiment
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d'un arrêt, sinon d'un recul, qui rendait la France plus attentive à elle-même à l'heure où elle transformait son gouvernement, et qui la contraignait aussi de découvrir les causes profondes de sa provisoire déchéance, les sûrs moyens de son relèvement. Après Sedan, la France se replia sur elle-même; et elle attend , depuis , la victoire qui, la réhabilitant, réhabilitera non pas une nation seulement, mais la cause du Droit humain. Jugeons les hommes avec sang-froid. Au lendemain du traité de Francfort, qui disait éducation patriotique disait revanche, belliqueuse reprise de l'AlsaceLorraine. Pour bien des Français, et non des moins généreux, il n'était point de patriotisme sans la certitude de cette revanche, de cette reprise par les armes et de cette restitution. L'éducation n'était qu'une préparation au traité glorieux qui rendrait à la patrie deux provinces brutalement déracinées, et la France elle-même à sa gloire traditionnelle. En forçant un peu les termes, l'éducation patriotique n'était, à l'époque des Chanis du soldai de Déroulède et des bataillons scolaires, qu'un hâtif dressage à la guerre vengeresse. La nation qui violenta le Droit en violentant l'Alsace-Lorraine et la France n'a fait que nous donner une raison nouvelle de protester. devant le monde civilisé, contre les guerres spoliatrices, par conséquent illégitimes et criminelles. Je me refusais donc à espérer, à concevoir la revanche de mon pays par les moyens odieux qui l'ont humilié et lésé. Puisque ces provinces malheureuses furent distraites de leur patrie au mépris du droit et par la seule loi de la guerre, raison de plus pour qu'on ne voulût point les reprendre par la guerr~ encore, perpétuant la tradition ignominieuse que mon pays s'est donné mission d'interrompre, maintenant qu'il est maître de son destin et, pour toujours je l'espère, a banni les Césars. La guerre est illégitime, odieuse et criminelle quand elle prétend s'imposer comme le seul moyen de régler les différends humains; et la France eût failli à sa mission si elle s'en était remise à une g·uerre offensive du soin de faire triompher cette cause sacrée, qui implique la répro· bation des guerres de rapines et la sereine souveraineté du 'Droit. Qui dit France, dit foi en l'homme et en la raison , progrès moral, paix des consciences et des peuples : tel est en effet l'idéal de notre France républicaine. Qui dit entreprise guerrière agressive, dit mépris de la raison, défiance du droit, pusillanimité et non courage, régres· sion, conflits et désordres sans fin . La France eût cessé d'être la France, elle eût désavoué le génie humain même si elle n'avail espéré la juste réparation d'un injuste traité de « paix » que d'une guerre voulue, préparée, et enfin déclarée par elle au brutal vain· queur. Démembrée par la guerre, la France enseignait aux nations que
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la guerre est inique en ses conséquences; que la force victorieuse est odieuse qui n'est pas, ne sait pas rester servante du droit et qui enrichit le vainqueur de dépouilles. Recourir à la guerre volontairement pour réparer le dommage de notre défaite, c'eût été renier l'âme de la France, interrompre ses traditions républicaines, la faire rentrer dans le rang des peuples attardés, et obscurcir délibérément la grande idée du Droit. En abusant de sa victoire, la Prusse imprévoyante a décuplé aux yeux de tout homme réfléchi la vertu civilisatrice qui rayonne de la patrie vaincue. Dans le monde inquiet, la plainte de la France, non pas de la France vaincue, mais de la France lésée, montait et monte encore comme une exhortation libé.ratrice et un grand espoir. Peu à peu, les instituteurs ont pris conscience de ce devoir patriotique. A l'heure où ils dénonçaient aux enfants de France les horreurs de l'année terrible et l'iniquité d'un traité à jamais honteux pour les vainqueurs, les instituteurs sentaient qu'ils interdisaient à la France, par là même, de fonder ses espoirs sur une même conception de la guerre. Leur patriotisme leur a de moins en moins inspiré le « zèle inopportun » des premiers jours. Ils ont cessé de vouloir élever les enfants de France dans la haine belliqueuse, de favoriser au cœur de l'élève des impulsions vindicatives, et d'en prétendre dégager pourtant un vif amour pour le pays natal et la justice. lis ont cessé de ravaler le sentiment patriotique à n'être qu'une rancune courroucée, et d'avilir l'idée même de la France en la vouant au culte des seules représailles. Il se peut que quelques maîtres, par générosité un peu étourdie, par excès de confiance en l'homme encore inculte ou mal cultivé, ou par dégoût des pompeux carnages aient versé, en dehors de l'école ou, exceptionnellement, à l'école même dans un humanitarisme imprudent; et on a pu croire que le souvenir de l'inoubliable épreuve, d'une impérissable revendication fléchissait en eux. Des entreprises césariennes et certains jugements de conseils de guerre n'étaient point faits non plus pour inspirer mieux des hommes très inquiets, mais résolus à la vigilance. Convenons que certa{ns apôtres militaires et militaristes ont compromis souvent le patriotisme autant que des critiques distraits ou aventureux. La tendance est toujours grande, en France, à identifier le patriotisme à l'armée, comme si le devoir militaire n'était pas le patriotisme dans une de ses formes les plus apparentes, mais à un moment donné seulement! C'est pourquoi des maîtres, d'instinct, mais imprudemment, légèrement aussi, se sont portés quelquefois aux doctrines généreuses, mais encore douteuses ou prématurées. La vérité incontestable est que les instituteurs de France, ayant rompu avec les conceptions belliqueuses des premiers
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jours, ont conçu clairement et accompli avec probité leur devoir patriotique. Non, ils n'oubliaient point; et l'école primaire gardait pieusement les souvenirs sacrés, aiguillons de l'espoir et des viriles résolutions. Leur haine allait moins à un peuple et à ses armées qu'à l'injuste et inique traité de Francfort, à l'attentat que le vainqueur sans scrupules y consomma contre deux provinces impuissantes et bâillonnées, contre la France écrasée, contre la civilisation, contre le Droit, supérieur à toutes les gloires militaires et à tous les orgueils mauvais. Délibérément, et dociles à la conscience française qui s'est ressaisie, les instituteurs de France, prenant une première revanche sur le brutal vainqueur en refusant de céder eux-mê~es aux mouvements auxquels il a cédé avec joie, ont épuré, grandi au contraire le patriotisme qu'ils inculquaient à l'enfance et la notion du devoir militaire français . L'odieuse et lâche agression allemande, la germanique avidité, cette guerre à la prussienne dont l'atrocité volontaire souille à jamais l'idée même de la guerre, ont mis notre France à l'aise. Et sa victoire, qui sera doublement celle du Droit, est prochaine, imminente - imminente aussi la glorieuse réparation .... Le devoir patriotique de l'école primaire n'en apparaît que plus clair et impérieux . En ce qui concerne l'idée de patrie, on 'voit d'abord, et sans qu'il soit nécessaire d'insister, combien il serait dangereux de la soumettre à une trop minutieuse analyse. On risquerait de faire naître dans la conscience de l'enfant des inquiétudes et des doutes qu'il serait ensuite, eu égard à la faiblesse de sa raison, impossible de dissiper 1. L'avertissement est :oage; mais n'allons pas exagérer cette réserve el cette retenue. Ne traitons pas l'idée de patrie comme un dogme, et faisons au maître davantage crédit. Sans tomb er dans des distinctions ou des démonstrations dont un enfant ne saisirait ni le sens ni les finesses, on peut en débattre tout de même; et l'idée de patrie ne court point de tels risques, car elle surgit d'un sentiment naturel à l'enfant, à l'homme, aux nations. Affaire de tact et vraiment de mesure. A l'heure même où le maître exhorte l'enfant au devoir patriotique, qui interdirait à l'école d'éprouver la notion de patrie? Il y a des ordres qui ne perdent pas de leur autorité, bien au contraire, à être justifiés. Un psychologue, du moins il se nomme ainsi dans un de ses livres, écrit : « Trop de choses ont été détruites en France pour que beaucoup d'idéals aient survécu. Il nous en reste un cependant, constitué par la notion de patrie. C'est à peu près le seul qui demeure
1. Evellio, Revue pédagogique, 15 décembre 1896, p. 619.
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debout sur les vestiges des religions et des croyances que le temps a brisées . Cette notion de patrie qui , heureusement pour nous, survit encore dans la majorité des âmes, représente cet héritage de sentiments, de traditions, de pensées et d'intérêts communs dont je parlais plus haut. Elle est le dernier lien qui maintienne encore les sociétés latines. II faut dès l'enfance apprendre à aimer et à défendre cet idéal de la Patrie. On ne doit le discuter jamais. » Emporté par son ardeur à critiquer les méthodes universitaires et par son ressentiment contre l'humanitarisme, M. Le Bon écrit plus loin : « L'esprit nouveau qui se répand de plus en plus dans l'Université constitue, je le répète, un redoutable danger pour notre avenir. Ce danger est trop visible pour ne pas avoir frappé tous les esprits qui s'intéressent aux destinées de notre pays 1 • » Que M. Le Bon se mette d'accord, quant à l'affirmation finale, avec certains ouvrages tout récents, publiés à la suite « d'enquêtes » sur les dispositions morales de la jeunesse, universitaire ou non. Quoi qu'il en soit, la thèse est outrancière; et j'ai souligné l'inacceptable doctrine. Le péril est grand à imposer aux enfants la notion de patrie, et l'idéal qu'elle soutient, comme un concept invérifiable, au moins pour des écoliers; et c'est aussi les mal préparer aux devoirs patriotiques et militaires qu'entretenir sciemment des enfants dans le culte d'un objet mal défini, dans la pratique de devoirs indiscutés, par ordre. II entre certainement dans le patrioti$me un élément d'ordre sentimental, un amour instiµctif et irréfléchi; et il s'entretient en s'affirmant, en se rappelant à soi-même. Mais aussi cet amour ne s'épanouit que dans une âme où il a cessé d'être un pur inslinct et une émotion quasi automatique : la réflexion l'a fécondé, éclairé, enrichi . Et la patrie n'est plus seulement la terre dont sont faits notre sang, notre chair, notre cœur, nos pensées inconscientes et qui nous meuvent, parfois à notre insu; elle est la nation humainement organisée, mi-traditionnelle, mi-consciente, celle qui est et celle qui se fait; celle qui matérialise et personnifie l'idéal moral · que nous portons en nous : elle se reconnaît en nous-mêmes dans la mesure où nous nous reconnaissons en elle. La patrie représente l'objet immédiat de notre vie autant que l'origine de notre moi, le but prochain de notre activité individuelle et sociale, le point où nous appliquons toutes les forces de notre personnalité morale; pour ainsi dire le rendez-vous de nos espérances, de nos aspirations, de toutes nos raisons de vivre, de travailler et de progresser. Et cette patrie, c'est pour nous la France, c'est-à-dire une terre et une race géné1. Gustave Le Bon, Psychologie de l'éducation (Flammarion, 1908), p. 224-225.
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reuses entre toutes, fécondes en héros, ardentes aux luttes émancipatrices, dévouées à toute cause civilisatrice; un peuple dont la souffrance même, puisqu'il souffre pour le droit et la justice, est un réconfortant exemple pour les nations , confiantes en son clair génie. Définir à l'enfant de France sa patrie, c'est donc plus et mieux que lui faire sentir la terre maternelle : c'est lui faire aimer passionnément toutes les espérances qui s'attachent à la France, à son passé et à son avenir, et toutes les certitudes qu'implique son génie vaillant. C'est lui faire comprendre quel rôle la France a joué et joue dans le monde. C'est identifier à la France le progrès moral de toute l'humanité. Aimer la France, c'est aimer tout ce qui émeut, accroît, immortalise le plus pur de l'âme humaine; et c'est ainsi unir en une même ferveur l'humanité entière et notre patrie, indissolublement. C'est pourquoi cet enfant de France ne pouvait être élevé dans le culte d'une revanche purement belliqueuse qui, même favorable à nos armées, n'eût consacré que la force brutale et le glaive, c'està-dire ce que ·1a France s'évertue à ruiner dans les préférences des hommes. La France ne voulait et ne recherchait qu'une revanche qui fût dans le sens de ses aspirations et conforme à son génie raisonnable. Elle ne triompherait - et le triomphe est déjà commencé, il s'achève - qu'en réalisant enfin les seules victoires où le génie civilisateur de la France révolutionnaire et républicaine se reconnût, celles du droit par le droit même, surgi et triomphant dans la conscience humaine en progrès. « Pour un Français, l'amour de la patrie consiste précisément à aimer l'humanité et toutes les grandes idées rationnelles qui la dirigent 1 • » Le patriotisme est doux aux Français les moins chauvins puisqu'en aimant la France, c'est l'humanité même qu'ils aiment aussi et favorisent, et que leur action humaine s'affirme dans la mesure où ils sont meilleurs Français encore. Quelle certitude pacifiante aux jours d'inquiétude ou d'hésitation I Quelle joie pour ce Français de savoir qu'il exalte l'humanité en sa patrie! Or ,...une de ces idées rationnelles qui tendent présentement à diriger l'humanité, c'est que, - malgré tant d'apparences et malgré cette guerre formidable, imposée criminellement à la France et à l'Europe par l'Allemagne - la guerre n'est plus, dans la pensée, déjà dans la vie de l'élite humaine, qu'un moyen périmé ou désespéré. Là même où la guerre se déchaîne, sa puissance de légitimité, mais surtout d'idéal et de prestige a fléchi. Les peuples s'y résignent ou la subissent; ils ne s'y livrent point avec l'allégresse dont l'humanité
L A. ]!'ouillée, La France au point de vue moral, 3° édit., p. 234-.
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donnait jadis le spectacle émouvant, mais pourtant pitoyable. Aimer la patrie française, c'est, pour nous , aimer le pays qui, devançant les autres nations au risque d'en souffrir, est allé ruinant la guerre, et qui veut, à cette heure , assurer la paix à la terre libérée. Telle est la foi qui anime l'éducation patriotique française. Pour l'enfant de nos écoles primaires, aimer la patrie, c'est vouloir qu'elle continue d'être cette généreuse nation messagère de paix, et qui tire de ses propres douleurs l'universelle réprobation des guerres iniques; c'es t vouloir qu'elle réalise, en elle et par le monde, de plus en plus, son idéal d'humanité ; c'est vouloir qu'elle demeure digne de cet amour, de cette foi, de cette mission humaine. Aimer la France, c'est pour cet enfant vouloir que la France soit aimable en effet, lui vouer le culte instinctif d'un fils pour sa mère, mais aussi l'adoration d'un disciple qu'elle inspire et à qui elle ordonne, en souriant, de répandre sa foi filiale à travers le monde. Un tel patriotisme n'est ni aveuglement, ni partialité fanatique, ni passion haineuse; il exalte en nous toutes les forces d'espérance et de progrès moral; et il tend notre énergie vers l'avenir, mais vers un avenir où ne nous pouvons nous résoudre à séparer de notre patrie glorieuse les nations concurrentes, qu'elle entraîne. Le patriotisme qu'enseigne l'école primaire, c'est la somme des grandes idées françaises, qui cherchent leurs sœurs à travers le monde, les rejoignent, les encouragent, les consolent, les réjouissent, les animent pour de nouveaux progrès; c'est l'active espérance d'une nation qui sans doute a ses défauts, dont le plus grave est de douter parfois d'elle-même, mais que rien ne remplacerait présentement dans le monde si elle s'y anéantissait. Et ce patriotisme est un vouloir vivre. Aimer la France, c'est se représenter son avenir plus encore que son passé; penser et vivre contemporain des âges futurs et d'une humanité pacifiée au rayonnement du génie français; et c'e.st céder à l'attrait de cette vision, qui devance le réel. C'est ainsi que, travaillant à penser, à sentir, à vivre en bon Français, l'enfant de France se dévoue pacifiquement à l'humanité qui sera, qui devient ... . De ce point de vue, l'instituteur découvre clairement aussi la conception que notre éducation démocratique se fait du devoir militaire. Laissons les partis chauvins et réactionnaires exploiter contre l'école primaire les aberrations de quelques maîtres, apôtres d'un antimilitarisme grossier et sans excuse. La République, qui a proclamé l'égalité de tous les citoyens valides devant le service militaire et l'impôt du sang, saurait rappeler, si besoin en était, ces virulents censeurs à plus de modestie. Ont-ils donc oublié quel accueil les
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partis cléricaux firent à la loi d'obligation militaire 1 ? Non, il ne sied point à ces partis de donner à l'instituteur républicain des leçons de patriotisme et de civisme; et c'est à lui qu'il appartient, à l'occasion, de leur rappeler certains souvenirs, dont ils rougissent sans doute à cette heure. Nul ne discute aujourd'hui, etpul ne discutera demain, la paix signée, la nécessité d'entretenir une armée permanente, et qui soit prête à défendre victorieusement notre pays. On peut concevoir différemment la durée du service militaire, l'organisation des armées actives et des réserves, le recrutement des officiers; et il n'est interdit à aucun Français d'en débattre à son gré, , publiquement, par la parole et par la plume. Il suffit que l'accord soit unanime sur le devoir, pour un peuple organisé, de constituer prudemment et à loisir la force militaire dont il soutiendra en toute occasion son bon droit, et tout d'abord sauvegardera sa propre existence contre des envahisseurs : il n'est pas un instituteur qui ne sache expliquer à un enfant cette nécessité vitale, à la lumière de l'heure présente et de la mêlée européenne où la France a sauvé, en même temps que son indépendance, la liberté humaine et le droit des nations à la vie comme à la sécurité. Faudrait-il donc démontrer quels risques court une nation désarmée, ou mal armée, ou sans alliances? Et s'il faut demain encore une puissance militaire sans cesse entretenue, exercée, toujours prête, il va de soi que, dans une démocratie républicaine, tous les hommes valides, sans considération de rang , de fortune, de profession, de condition sociale y doivent concourir personnellement. L'obligation militaire résulte justement du principe démocratique républicain : ce sont termes liés. Loin de contredire la liberté individuelle, l'obligation militaire la suppose, comme elle l'affirme et la garantit. L'armée est la garde d'honneur de la patrie, mais aussi des libertés civiques, et il est juste, autant que nécessaire, qu'une partie de peuple soit en armes pour défendre la vie et la dignité de la nation tout entière, son territoire, ses institutions, sa tradition, son avenir même et toujours son honneur. Ainsi défini, le devoir militaire n'a rien qui puisse répugner à des enfants, ni à des hommes jaloux de leurs libertés. Il est au contraire l'affirmation virile de notre volonté de rester libres et de vivre en paix, de mourir s'il le faut afin que vive notre pays, indépendant et digne. Et l'enfant saura quelque jour quels bienfaits il peut retirer pour
i. • L'obligation du service militaire est une entrave à la liberté. • Passage tiré d'un manuel catholique, Nouveau manuel d'enseignement moral et d'enseignement civique, par l'abbé llailleux et l'abbé Martin, 2' édit. (Nantes, Mazeau), p. U,&, et cité par M. lloutroux à la Revue pédagogique, Il, p. 316.
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lui-même d'un service militaire bien organisé, qui trempe le corps et le courage, et qui discipline le citoyen. L'école primaire y prépare à sa façon l'enfance. Si perfectionnées que soient les armes contemporaines, si savante que soit devenue la tactique des combats et des sièges, si scientifique que soit le mécanisme d'une guerre, la victoire y appartient finalement à celui des combattants qui possède le plus de qualités morales. Il n'est pas un officier qui ne le sache et ne l'enseigne. Le plus rapide des fusils, le plus sûr des canons est vain s'il est entre les mains d'hommes hésitants, pusillanimes ou rebelles. L'esprit d'offensive que le haut commandement s'efforce d'entretenir chez le soldat comme chez le chef; le courage joyeux et allègre; la résolution de ne pas fuir, de ne pas céder, et la volonté de vaincre sont des qualités militaires essentiellement morales : telle est l'une des plus évidentes leçons de la guerre actuelle. La plus modeste de nos écoles publiques préparait donc le bon soldat chez l'enfant, sans bien le savoir toujours et sans le dire , quand elle l'exerçait à cette possession de soi-même, à cette volonté réfléchie de se défendre, de triompher d'un assaillant, donc de n'être point vaincu, mais de vaincre. De même un soldat, quoique bien armé et très exercé dans la technique de son métier, si je puis dire, combat mollement, sans conviction ni vaillance, comme d'aventure, s'il ne fortifie pas le souci de sa propre conservation d'un souci plus noble encore, celui de sauvegarder ses concitoyens, comme lui menacés , et son pays, c'est-à-dire une organisation humaine , un idéal. « On défend bien l'existence de ce qu'on aime bien, on se bat mal pour une cause qui vous laisse indifférent 1 • » En de tels moments, la valeur du soldat, du défenseur de la patrie dépend de son éducation morale, de la vivacité de son patriotisme, de sa vigueur d'âme, de son civisme même. Que l'instituteur ne s'embarrasse donc point, en classe, de discussions sur le patriotisme et le devoir militaire! L'école prépare, par toutes ses disciplines et par toute son institution, les enfants à leur rôle de soldats armés pour défendre la patrie, à proportion même de son zèle à exalter en eux la conscience morale et le sentiment de fier té individuelle. Ces vertus proprement militaires, elle les assure dans la mesure où elle sait élever l'enfant, l'attirer au bien, au juste, le vouer aux libertés et à l'intérêt public, à la patrie qui garantit ces libertés , aux institutions et aux gloires nationales, et entretenir en son cœur un intransigeant idéal d'indépendance. A quoi bon tant de sermons et de conseils? Que l'école fasse d'abord sa tâche moralisatrice et éveilleuse d'énergie morale: l'instructeur militaire viendra
1. Voir la conférence du capitaine Favre, sur Le devoir militaire, dans la Revue pédagogique, 15 avril 1912, p. 322.
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plus tard, à son heure; et je ne crains point que l'enfant élevé ainsi par l'école se dérobe un jour à son devoir militaire ou l'accomplisse mollement. Il n'y a aucune exagération à penser que tout ce qui, dans nos écoles primaires, émeut, échauffe, avive et discipline les vertus proprement morales et civiques prépare le soldat fort et résolu. Ce n'est pas en faisant appel aux sentiments inférieurs et aux passions basses qu'on élance le soldat à la victoire : l'homme qui se rue au pillage et au massacre parce qu'un chef évoque à ses yeux la proie et le butin, défend mal la cause patriotique; et l'honnête citoyen pleure des succès achetés à ce triste prix. Aux soldats d'Italie, épuisés ou faiblissants , Bonaparte disait : « Vous êtes demi-nus, sans pain, sans souliers; je vous conduirai dans les plaines les plus riches du monde vous y trouverez gloire, honneur, richesse .. _ ». C'est ainsi qu'un conquérant savait alors stimuler des soldats : comment les attacher à ses guerres d'ambition et de conquêtes, et qui n'importaient point à la France, sinon par ces promesses? A notre mépris, publiquement déclaré, pour de pareils mobiles et pour ces encouragements immoraux, mesurons les progrès accomplis et concevons notre devoir présent. Le soldat d'une démocratie républicaine se bat non pour la proie et le butin, mais pour défendre sa patrie menacée. C'est elle qui anime son bras, non point l'envie, la haine, la cupidité ou la luxure. L'école propose aux enfants un idéal moral tel que des appels à la barbarie non seulement les laisseraient plus tard insensibles, mais plutôt les révolteraient contre quiconque oserait, parlant de patriotisme et de devoir, les leur adresser. Sans doute, l'humble école n'y peut suffire si la vie nationale tout entière ne la soutient, ne l'enveloppe, ne la prolonge; mais elle fonde indestructiblement, et sur cette base, l'éducation patriotique. La conséquence apparaît d'abord : le citoyen d'une démocratie républicaine se refuse aux guerres d'offensive et de conquêtes. Ainsi tombent les promesses dont on l'enivrait, comme d'un mauvais alcool, au moment de le jeter sur la proie désignée. Quiconque entreprendrait encore d'émouvoir le citoyen par ces moyens devrait être publiquement dénoncé comme traitre à la France et à la civilisation, comme adversaire de la patrie même dont il oserait s'autoriser. Pour le citoyen tel que nos écoles primaires ont mission de le former, la guerre défensive est désormais la seule légitime. Or, aucun des moyens immoraux que suppose toute autre guerre pour exciter le soldat n'a place dans la préparation et dans le développement d'une guerre défensive. Quiconque se bat pour défendre et sauver sa patrie en péril trouve dans son amour pour elle, et dans cet amour
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seulement, le courage, la conviction et la force victorieuse. Qui donc viendrait parler là de butin à conquérir, de riches plaines à dévaster, de villes à mettre au pillage, d'orgies de débauche après l'orgie de sang? De toutes ses forces, l'école primaire enseigne la réprobation des guerres qui ne sont pas évidemment des actes de légitime défense; elle soutient la courageuse décision d'un peuple attaché à ses institutions comme à ses libertés, décidé à ne pas subir la diminution territoriale et l'asservissement, et dont la résignation même apparaissait aux vainqueurs non point comme un sombre désespoir, mais comme une confiante revendication et la certitude des revanches du droit. Comment un instituteur français pourrait-il être incertain et du but et de la route? Je le définis hardiment l'adversaire officiel et public du chauvinisme belliqueux et provocant, d'un patriotisme fait de haine plus que d'amour, et qui mesure son ardeur à l'expression outrancière. De ces patriotes-là, la France n'a que faire. Elle sent aussi qu'ils l'aiment moins pour elle-même que pour eux et contre d'autres; que leur bruyante ardeur décroîtrait si cette haine venait à fléchir, et qu'un tel patriotisme dépend encore de quelque façon de l'étranger; qu'il trouve sa règle et peut-être sa garantie dans l'objet haï et point dans l'objet aimé. Non, la France ne veut point de cet amour-là. Il dégrade les enfants à qui on l'inculque et il compromet la patrie, croyant la glorifier. Au contraire, l'école exaltera chez l'enfant de France un patriotisme pur et qui lui fasse aimer la patrie pour elle-même, pour tout ce qu'elle représente de douceur, de mesure, de traditions loyales, d'efforts libérateurs, de vaillance aussi et d'aspirations humaines. Et c'est parce qu'un citoyen français ne voudrait point se résigner à n'être plus ce Français au service de cette France qu'il mourra, s'il faut mourir, pour la défendre les armes à la main, pour résister, mais jamais pour attaquer ou pour se rendre complice d'entreprises spoliatrices, d'attentats contre d'autres nations. C'es t la vigueur de l'éducation morale qui nous garantit la vigueur du soldat. Un peuple existe qui attendit sournoisement l'heure, croyant la France insouciante ou affaiblie, pour l'attaquer et la démembrer : quiconque porte au cœur l'amour de sa patrie, mais un amour éclairé, y a puisé la force qui fera vaincre. En résumé, l'éducation morale démocratique est et reste la garantie de notre vaillance militaire. Chaque progrès réalisé à l'école dans la moralisation de l'écolier français accroît d'autant la fermeté du futur soldat, gardien et défenseur de la patrie pacifique. L'officier viendra plus tard, et à son heure, qui enseignera au citoyen armé le
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maniement des armes, la discipline proprement militaire, la technique de la guerre et comme le mécanisme des combats. Mais l'officier le plus enthousiaste et le plus habile ne comptera point, pour vaincre, sur les soldats les plus exercés si ces soldats n'apportent point à leur tâche le courage, la conviction, des ressources proprement morales, l'éducation à la fois civique et humaine que la caserne suppose, mais serait impuissante à développer à elle seule, et que l'éducation scolaire a fondée. Le maître d'école qui comprend ainsi son rôle pourrait, à la rigueur, s'abstenir de parler de guerre et d'armées à ses enfants : il a nourri dans leur cœur le courage du vrai soldat. De sorte qu'il n'y a ni paradoxe ni exagération à dire, en 'terminant, qu'en cas de guerre défensive, et puisque l'école ne conçoit ni ne favorise point d'autres guerres, la vertu militaire de l'enfant de France s'alimente à notre profond amour de la paix, comme notre patriotisme s'alimente à notre amour de l'humanité. Telle est, pour nous Français, l'émouvante et virile leçon de la guerre qui se poursuit sous nos yeux.
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Dans plusieurs pays, la coéducation a été vantée comme propre à donner aux enfants une culture morale délicate; et des Français estiment que ce r égime scolaire convient à une démocratie. Dans une certaine mesure, la « co-instruction » des écoles mixtes autorise cette opinion. En tout cas, la question est aujourd'hui posée. Il faut y répondre. Les raisons en faveur de la coéducation des garçons et des filles, au moins avant la puberté, sont connues. On ne saurait mieux faire, et justement dans un État républicain, que d'élever en commun partout où cela serait praticable - pourquoi généraliser nécessairement le système, au moins avant des expériences concluantes? garçons et filles. Et la coéducation, certaines garanties assurées, paraît sauvegarder les enfants des curiosités malsaines, des tentations immorales, des impulsions sensuelles prématurées, d'un érotisme dissolvant, comme aussi de préoccupations et même d'habitudes vicieuses. Il semble à de très bons esprits que l'éducation morale serait meilleure si les enfants étaient élevés en commun; à de certaines conditions, cela va de soi : il s'agit du principe d'abord . Une séparation systématique est plutôt faite, croient-ils, pour accroître les périls que l'on redoute. On cite l'exemple de l'étranger; et l'argument est fort. Des peuples font crédit au régime de coéducation : dirons-nous que leurs scrupules sont moins vifs ou que leurs mœurs sont moins pures? En pareils cas, les jugements généraux, donc sommaires, sont vains. Seulement, dans les pays qu'on nous propose en exemples, l'enthousiasme des premiers jours a fléchi. Au premier congrès international d'éducation morale, à Londres, en 1908, une réaction s'est manifestée clairement contre la coéducation 1 • Des familles qui seraient disposées
1. Papers on moral education, etc., déjà cité, p. 61 et 66. Voir aussi dan s le compte rendu (Proceedings) p. 26.
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à accepter le principe de la coéducation au. moins dans les écoles élémentaires ne le croient point applicable pratiquement, et surtout elles ne croient point qu'il soit si aisé d'instituer les écoles favorables, trouvât-on partout, et dans tous les cas, un personne1 enseignant sûr et prudent. Or, en pareille entreprise, c'est l'application, c'est l'institution pratique, réalisée et accréditée, c'est l'école, c'est le maître qui importent. Limité à nos écoles primaires, le régime de coéducation, même le simple régime de co-instruction qui est éducation morale déjà comme je l'ai montré, effraye et déconcerte les plus résolus : et cette crainte est plus qu'un commencement de sagesse. Aussi les parents réfléchis estiment-ils qu'en cas de doute le mieux est de s'abstenir, ou de n'innover qu'à bon escient, dans des circonstances à déterminer et des cas bien choisis, prudemment toujours, à titre d'expérimentation. Il ne peut être question de nationaliser un système à ce point aventureux qu'il ne rallie nul père, nulle mère, nul pédagogue sans réserves et sans objections très graves. Les gains espérés ne compenseraient point les pertes prévues dans l'hypothèse favorable; et quelques avantages, à les supposer certains, ne nous dissimulent point les inévitables risques, avilissants et corrupteurs. Des pédagogues voient dans la coéducation le moyen même de cultiver chez les enfants la pudeur 1 . Il est probable, peut-être certain, qu'une éducation en commun des garçons et des filles développerait des habitudes de confiance et de respect mutuels, l'ensemble des enfants considéré, et que, se connaissant mieux les uns et les autres, ils seraient moins enclins aux curiosités impudiques, aux mœurs immorales, qu'expient la jeune fille et la femme plus que le garçon et que l'homme. Mais, pour ne point quitter la France, qui taira les dangers propres aux pays latins, où le tempérament, les mœurs, les traditions séculaires, le climat, la littérature populaire conspirent pour nous enseigner la circonspection? Voyez à quoi l'improvisation coéducatrice aboutirait dans les classes un peu chargées d'élèves, là où le maître le plus vigilant et le plus perspicace ne peut, quoi qu'il espère, suivre assidûment chacun de ces enfants en particulier I Et la première garantie à prendre, c'est que la surveillance sera persévérante et eJfoctive : c'est toute une refonte de nos lois scolaires et des règles administratives quant aux effectifs, au nombre des élèves, ùonc des classes et des écoles. La seconde certitude est qu'en France il ne peut être question de rompre soudain et en tous lieux avec nos habitudes scolaires. S'il est vrai - et j'en doute - que la coéducation ait l'avenir pour elle, elle n'a point le présent. C'est une révolution scolaire et morale profonde,
1. Zum Kulturlcampf um die Schule, par R. Penzig (Berlin, 1805, L. Simion).
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qui veut être longuement et prudemment préparée, les mœurs devançant les lois. Toute discussion pour et contre la coéducation est présentement sans intérêt pratique; il n'y a qu'une considération sur laquelle l'accord puisse se faire en l'état actuel Jes opinions et des coutumes. C'est à l'âge de la puberté, un peu plus tôt ou un peu plus tard selon les sujets, que les risques auxquels je viens de faire allusion sont le plus redoutables. Cette crise de la nature nous définit elle-même notre devoir. Avant la puberté, il est concevable d'élever garçons et filles en commun, au moins à l'école, sous la direction de maîtres éprouvés et vigilants. Mais pendant cette crise et après, je tiens que c'est folie d'ériger la coéducation en système national. Toute l'activité la plus sagace des maîtres serait absorbée par la surveillance discrète, je le veux bien, mais incessante d'enfants que trouble la nature, dont les fins ne sont pas toujours les nôtres, au moins à cet âge; et 1'imagination chez certains enfants devance ou stimule les sens. L'école en serait faussée; et elle déplacerait son objet moral même. Elle ne serait plus essentiellement, si j'ose dire, qu'une prophylaxie sexuelle; et c'est le contact même de ces enfants qui la détournerait de son dessein original. Elle créerait elle-même l'inquiétude du maître, et alimenterait les périls auxquels la séparation coutumière expose beaucoup moin·s les adolescents . Une école de coéducation, passé certain âge, est une école spécialisée, qui veut prévenir et contenir; et, par conséquent, ce n'est pas l'école régulière et normale, nationale en effet. Je suis persuadé que même dans les écoles élémentaires, c'est-àdire avec des enfants jeunes et que n'inquiète pas encore la crise de la puberté, les risques ne sont pas moins certains. J'en appelle à l'expérience de tous, et pas seulement à celle des éducateurs : que chacun interroge en soi l'enfant qu'il fut, et se recueille dans ses souvenirs .... Que fillettes et garçonnets soient instruits et partiellement élevés ensemble à l'école maternelle, à la classe enfantine, dans les écoles mixtes de nos hameaux ou des petites communes isolées, dans les divisions préparatoires et même élémentaires, je n'y vois pas de grands avantages, mais j'y vois peu d'inconvénients: question de commodité locale et administrative, voilà tout. Je pense fermement qu'en France, pour des enfants de dix ou treize ans, et à plus forte raison plus âgés, il vaut mieux, et à tous égards, continuer ane pas confondre en la même institution scolaire filles et garçons . Je ne me rallie point au système de coéducation généralisée, en quelque sorte nationale. J'admets, sans grand enthousiasme au demeurant, que là où Je milieu paraît favorable, là où la famille n'est pas rompue et présente encore la solide armature d'une vie régulière,
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on tente l'expérience de la coéducation limitée à l'instruction en commun. Mais un tel régime ne peut qu'être exceptionnel et, dans l'intérêt de l'enseignement aussi bien que des mœurs, il vaudra mieux séparer les sexes, instruire les enfants dans des écoles distinctes. Quoi qu'on dise, l'élève y est différent, différents aussi sont le programme, la méthode, la discipline; différentes sont les ressources qui s'offrent à l'instituteur et à l'institutrice; et chaque sexe, si je puis dire, a ses qualités, ses défauts particuliers comme ses exigences. Tout compte fait j'aime mieux élever, enseigner aussi filles et garçons à part, dans nos écoles primaires même élémentaires. C'est autrement que nous rechercherons ce qui, dans ces écoles et dans cette éducation scolaire, peut être commun aux garçons et aux filles en vue de la formation d'un esprit public, de mœurs nationales et de la préparation à la paix sociale. II suffit qu'un principe supérieur guide l'institutrice comme l'instituteur : élever garçons et filles - qu'il n'est nul besoin de mêler, de confondre dans une école unique ou d'assembler dans la même classe - selon leur sexe, leur nature, leur destination, et les accorder pourtant en une culture commune sur les points essentiels du programme scolaire et moral. S'agit-il de garçons? La nature, l'organisation sociale, la constitution politique, les nécessités de l'ordre économique et de la civilisation actuelle font à la plus humble des écoles primaires un devoir de les préparer au travail souvent rude, et à la pratique des droits comme à l'accomplissement des devoirs civiques. On n'élève pas de futurs électeurs tout à fait comme des filles; et l'éducation des garçons a une orientation distincte. Cette éducation morale, proprement civique, est l'œuvre de tous les instants; mais il est évident qu'elle a le plus de chances de succès avec les élèves des cours moyen et supérieur, à partir de dixième année et après. II est prudent, d'ailleurs sensé, de ne point oublier non plus que ce n'est ni à onze ans, ni à douze, ni à treize, qu'on joue à l'électeur. Seule une éducation postscolaire bien comprise y peut pourvoir. Voici une autre nécessité de l'éducation morale des garçons : réagir contre le goût des familles pour les carrières bureaucratiques, les tâches mesquines et subalternes de l'administration et du fonctionnarisme, les emplois médiocres qu'un faux amour-propre, qu'une pseudo-dignité essentiellement anti-républicaine font de plus en plus préférer aux viriles occupations de l'ouvrier et du commerçant. Cet empressement à diriger l'enfant vers des carrières sûres, rnal rentées , mais stables et menant sans heurts ni risques à une pension de retraite, est bien légitime chez des parents qui, eux-mêm~s.
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vivent dans l'incertitude, parfois l'angoisse du lendemain, et que la misère ou le dénuement guettent à la fin de la vie laborieuse; mais à généraliser cette anxieuse sollicitude, une nation perd le goût de l'initiative, de l'effort, l'entrain parfois aventureux, mais novateur, un je ne sais quoi de hardi et d'impatient, le sens de la recherche où l'insécurit~ assaisonne le goût des 'nouveautés et, à certaines heures, fait rougir l'homme de sa mollesse ou de sa docilité à jouir d'une stabilité sans dignité. Et à la longue, une nation de fonctionnaires s'accoutume à l'idée qu'il appartient à tels et tels de parfaire et d'innover, tandis que l'individu bureaucratisé exécute sa tâche passivement; et l'esprit républicain, malgré tant d'apparences, ou malgré les plus bruyantes revendications d'associations corporatives parfois dévoyées, fuit bien vite une nation à ce point alanguie ou énervée. L'esprit d'initiative, avec son ardeur et ses risques, ses excès peut-être et sa témérité, s'atténue gravement dans une nation où l'éducation publique, sous la pression des familles bien intentionnées mais imprévoyantes, voue les enfants' aux examens livresques, aux tâches mesquines parce qu'elles sont sans risques, à la petite vie monotone, aux espoirs courts et vite satisfaits, aux ambitions sans courage ni fierté, bref à un idéal de pensée et de labeur sans perspective•. A ce point de vue, l'instituteur a fort à faire, surtout s'il est luimême victime d'une affection de parents mal conseillés. A son tour, il est tenté de concevoir son rôle comme un médiocre, mais sûr métier, une de ces tâches qui le garantissent contre l'incertitude, contre l'inconstance de la vie contemporaine. On a raillé souvent notre enseignement secondaire, notre « détestable éducation classique », pour parler comme le docteur Gustave Le Bon 1, et son impuissance à stimuler les facultés entreprenantes de l'élève. « Nos familles françaises, rappelait-il, sentent vaguement la nécessité d'une réforme dans l'éducation, mais elles ne comprennent pas suffisamment ce qu'elles ont à faire pour y collaborer. La plupart des parents persistent à ambitionner pour leur fils des carrières tranquilles; carrières du gouvernement, de la magistrature, de l'armée, de l'administration ... carrières où on évite le plus possible les soucis et les tribulations. Ils ne se préoccupent ni de rendre leurs enfants capables d'affronter par leur valeur personnelle les luttes de la vie, ni de développer chez eux le sentiment de la responsabilité 2. » Tel est l'esprit des classes dirigeantes et aisées : comment ne pas l'excuser s'il devient celui des classes laborieuses, ouvrières et paysannes? Il faut pourtant luttre ecnter cot alan.guissement.
1. La Psychologie de l'éducation, déjà cité, p. 144. 2. Enquête sur la situation de l'enseignement secondaire, 11, p. 44', Blondel, Professeur à la Faculté de Droit de Dijon, cité par M. G. Le Bon, id., p. 146-147.
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Demandons à l'école primaire, et dans la mesure où elle le peut en effet, de nourrir au cœur des garçons l'éducation virile, la joie de l'effort plus digne, de l'initiative, de l'entreprise, une fierté proprement républicaine, la curiosité de l'innovation et de l'heureuse réforme, l'humeur impatiente peut-être, mais chevaleresque et hardie du Français. Les garçons de France n'ont point l'éducation qui convient au génie français, mesuré et prudent dans la bravoure, mais pourtant brave sans peur ni reproche, et dont la fougue même est généreuse. L'affinement des milieux populaires n'est qu'un leurre s'il a pour effet de détourner les enfants des tâches vaillantes , des responsabilités énergiques, des travaux courageux, et les livre aussi aux curiosités de la mode, de la parure, des distinctions tout extérieures, à l'envie dissolvante, au souci de paraître, et d'abord de ne point paraître ce qu'on est en effet, et si une fausse conception de l'égalité n'encourage les fils du peuple qu'à la médiocrité mieux vêtue, mais pusillanime, mauvaise conseillère, destructrice de la délicatesse et des simples vertus. Je me réjouis de voir nos jeunes gens désormais plus soigneux de leur mise, de leurs vêtements, de leur tenue, coquets peut-être, sinon plus propres, visiblement plus appliqués à plaire. Un grand changement s'est produit dans les masses depuis un quart de siècle, un peu par l'effet de l'écol e et de l'éducation populaire; et le magasin de nouveautés, s'il a ruiné le charmant costume local en vulgarisant les « confections ,, d'une mode devenue commune à tous égards, a du moins contribué à rendre la mise plus décente déjà, et un peu les manières. Tout cela est très mêlé, je le sais; et mon optimisme a ses inquiétudes. En un certain sens, la caserne aussi a contribué à cette transformation de l'extérieur humain. Seulement ces progrès-là ne sont ni sans réserves , ni sans périls. Ces préoccupations nouvelles, symptomatiques d'un affinement général, donnent aussi à l'esprit,' à la curiosité, au goût, à la cupidité une direction, si je puis dire, souvent fâcheuse. Qui veut la fin veut les moyens , et le plus coquet des hommes se découvre parfois peu scrupuleux, plus habile à imaginer l'expédient qu'à créer le moyen probe, et plus prompt à demander à la chance, au hasard, à l'aventure toujours voisine de l'indélicatesse les ressources qu'un vaillant labeur ne donne pas assurément : nous vivons sous le signe des loteries, de la réclame, du« bluff,,. Dans la mesure où le besoin de vivre mieux se fait plus pressant, l'homme est tenté de mettre son courage à poursuivre J.:apparence plus que la réalité , et le jeune homme sent qu'il expie ce progrès même, si c'en est un toujours. Il a conscience qu'il déchoit, croyant monter : il travaillerait donc intelligemment à se
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dépraver? Et le bonheur, comme la vertu, ne sont donc point là où le monde nous entraîne à les chercher, à les supposer? L'éducation populaire doit mettre les filles aussi en garde contre ces erreurs et cette fausse conception de la dignité individuelle. Le risque de démoralisation est plus grand enéore pour une femme que pour un homme. Félicitons-nous de ces progrès; ils procèdent de l'instruction, de l'hygiène, du goût - le mauvais et le bon-, d'une émulation .générale à s'élever, à se surveiller au moins dans 1~ rue et en public, et d'une application à hausser au plus humble foyer le ton de la vie, à y accroître le besoin de mieux vivre, à y parer et orner davantage les enfants, devenus plus rares parce qu'on les veut élever mieux aussi, objets d'ostentation maternelle souvent plus que d'affection. Mais veillons à ce que ces progrès mêmes ne détournent ni la femme ni l'homme d'une conception proprement morale et démocratique, du devoir d'ennoblissement. II est entendu que l'école primaire n'y peut pas grand'chose: convenons-en sans désespérer pourtant du succès. Ce n'est pas à l'âge où cette fillette la quitte que l'école peut la prémunir sans doute contre le faux progrès et le faux bien-être, contre les pièges du luxe ou les séductions de la mode, contre la « camelote » et l'apparence, contre toute cette banale civilisation des magasins de confection et des boutiques de coiffeurs, qui énerve la race en l'occupant à d'indignes soins. C'est toute une action sociale et nationale à tenter; mais que l'école commence! II ne s'agit point pour l'institutrice de prêcher abusivement, de sermonner ses élèves et de dénoncer en classe, à tout propos ou hors de propos, les mensongères divinités dont le culte triomphe dans les milieux populaires au nom d'une fausse idée de,droit et de l'égalité, de la mode, de l'imitation. Qui veut le plus peut le moins : l'école, de toutes ses forces, voudra attirer l'enfant vers des occupations honnêtes, des tâches graves et laborieuses, des responsabilités plus dignes , vers un idéal de pensée et d'activité qui absorbe l'homme, ne lui laisse ni le goût ni le loisir de s'intéresser à de frivoles objets ou d'en être possédé. Le problème fondamental, j 'ai essayé de le montrer, de toute éducation morale démocratique, c'est moins de détourner les enfants du mal que de les attacher au bien, qui les retienne: moins de leur dénoncer inlassablement l'erreur que de leur faire aimer et rechercher la vérité, qui les attire et les entraîne. Tant de véhéments discours à flétrir le vice ne valent point, à l'école, le soin persévérant d'un maître à vanter la vertu et à y accoutumer l'enfance. Or, l'éducation des filles, même dans nos écoles primaires dont la création atteste pourtant un progrès exemplaire, est encore lourde de préjugés et de contraintes; et l'idéal proposé à la fillette n'a point
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encor~ la noblesse propre à la soulever sur elle-même, à la dégager des conceptions serviles ou avilissantes. La tradition cléricale pèse toujours sur l'école républicaine française. La culture que nous donnons aux jeunes filles manque aussi d'aisance, de largeur d'esprit, de profondeur, en un mot de libéralisme. Une défiance de la femme y persiste; et l'on sent l'institutrice la plus vaillante tentée plutôt de contenir ses élèves que de les enhardir ou libérer. Inconsciemment peut-être; mais cela même révèle l'obstination d'une opinion publique qui, en apparence émancipée des traditions pessimistes, entretient encore comme un dogme la croyance en l'infériorité intellectuelle et morale des femmes, sinon en leur perversité native. Ne nous y trompons point. Les progrès réalisés dans l'enseignement des filles, depuis 1880 et 1886, au lycée et au collège comme à l'école primaire, sont admirables; mais ce qui porte les famill es à rechercher pour leurs filles l'instruction, la science, une culture littéraire et artistique plus poussée, c'est la nécessité de les armer pour la vie, de les munir d'un gagne-pain, d'un métier, d'une profession indépendante, et non pas essentiellement un goût plus vif de l'étude, une conception supérieure du rôle des femmes, ni la foi dans leur intelligence et dans les ressources de leur tempérament. Je ne méprise point, on peut me croire, ces progrès mêmes ni ces premières conquêtes : indirectement au moins, elles attestent les ressources naturelles qu'on hésite encore à supposer à la jeune fille, et la femme s'affirme peu à peu, d'abord à ses propres yeux, dans la mesure même où, pour soutenir la concurrence vitale, elle s'engage dans la vie où l'homme l'a toujours précédée et règne encore. En somme, c'est l'idée de la femme qui s'élève; seulement, on sent très bien, dans les écoles de filles les plus perfectionnées, que l'étude y est plus subie comme une nécessité contemporaire qu'instituée comme la satisfaction d'un besoin de savoir et de s'instruire. Tant de garçons et tant d'hommes ne pensent pas autrement quand il s'agit d'eux-mêmes! On ne s'étonne pas que cette ruée, si j'ose dire, des filles vers les professions libérales, vers l'école qui y prépare, vers l'étude qui en permet l'accès, procède plus encore du besoin de gagner leur vie et de ne plus attendre la liberté par le seul mariage que d'une vocation individuelle et d'un naturel amour de la science. La jeune fille, la femme ne sent pas encore elle-même assez qu'elle est faite, autant que l'homme, encore que de façon différente et clans d'autres domaines, pour les joies et les audaces de la pensée cultivée. Et c'est l'enseignement de nos écoles qui décèle, çà et là, involontairement, ce manque de foi en la femme, ce consentement à une tradition humiliante. Les femmes elles-mêmes ne sont pas encore gagnées
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à l'idée que l'homme, de plus en plus, se fait d'elles, confiant en leur génie et en leur cœur. La première condition de succès pour nos écoles de filles, c'est qu'on y sente enfin plus de foi en leur entreprise, donc plus de foi en l'élève elle-même. Haussons courageusement, en toute confiance, l'enseignement féminin! Par là même, nous y hausserons l'élève que nous maintenons encore à mi-côte, appliqués que nous sommes à l'obséder davantage d'un mal à détester que d'un bien à conquérir, plus haut, toujours plus haut .... Je ne· médite point d'imposer aux filles le programme de l'enseignement des garçons, ni les mêmes méthodes, ni le même dessein, et, sous prétexte de relever l'éducation de la femme, de la confondre avec l'éducation de l'homme. Il y a en tout état de cause une éducation spéciale de la femme, de la jeune fille, de la fillette : sa nature, son sexe, sa destination physiologique et sociale, son tempérament comme sa personnalité, et, provisoirement au moins, la constitution politique française aussi bien que l'organisation économique exigent que la femme soit d'abord, à l'école, traitée en femme. On m'accordera, par exemple, que ses qualités de cœur. qui sont vives, doivent être cultivées avec une attention plus curieuse et plus soutenue : tendresse, besoin d'aimer et d'être aimée, attachement maternel et joie du dévouement aux heures mêmes où le psychologue le plus sagace croit démêler un cruel égoïsme, disposition naturelle à la charité, ce sont des qualités qui, pour n'être pas refusées à l'homme, semblent plus développées chez les femmes. Le mot de Mme de Rémusat n'est pas seulement aimable ou malicieusement joli; il est profond : « Pour obtenir des femmes une action quelle qu'elle soit, il faut presque toujours les convier au bonheur des autres» . Et une institutrice qui ferait de cette observation la règle pratique de son enseignement moral ne serait ni sotte ni imprévoyante : elle s'assu- rerait au contraire le plus de chances possible de succès, à condition de savoir bien à quelles actions elle convie l'élève. Ce sont là des dons particulièrement féminins : à l'école de les mettre à profit dès les premières heures. Et c'est tout l'enseignement qui doit tendre à le développer, pas seulement les leçons proprement morales. Il s'agit d'accroître chez la fillette, plus tard chez la jeune fille et chez la femme, cette chaleur de cœur, cette délicatesse, ce goût, cette faculté de dévouement aux autres, qui est comme la vraie vocation des femmes. Et si je demande à l'école primaire d'y préparer la fillette en l'intéressant, par exemple, à la puériculture, on voit d'abord ce que j e désire, toutes précautions étant prises par l'institutrice. Il est dans l'ordre naturel, et ce n 'est à aucun degré surexcitation artificielle ou
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tendancieuse, d'entretenir chez une jeune fille, dès l'école, la préoccupation d'un enfant à chérir. La fillette elle-même, donc la nature, nous dicte notre devoir en jouant avec la poupée: qu'attendons-nous pour faire une place dans nos écoles à la poupée de nos élèves? ... C'est toute une tradition à innover; et les institutrices avisées n'ont pas attendu, pour le faire, que le législateur ou l'administrateur y aient pourvu. On voit assez ce que je souhaite. Des esprits plus hardis, mais aventureux, ont parlé d'instituer à l'école, dans des conditions et avec les garanties à déterminer prudemment, une éducation sexuelle, pour la fillette comme pour le garçon. Ils nous donnent de bonnes raisons; mais il y aussi de très bonnes raisons, et plus nombreuses, du point de vue même où ils se placent, à leur opposer. La mieux intentionnée des institutrices, en la supposant experte en cet art si difficile et préparée à cette tâche, n'hésite point à penser qu'il appartient à la mère, et non à « une remplaçante », d'instruire une fillette de choses dont l'école s'interdit de s'occuper. C'est donc la mère, la famille qu'il faut convier à cette responsabilité, et d'abord l'instruire elle-même : elle préviendra mieux, et opportunément, son fils et sa fille, le temps venu de le faire, à bon escient. ·Ne nous déchargeons pas sur l'école d'un devoir ;réservé aux parents. Ce n'est pas seulement pudeur ou répugnance sentimentale ; c'est prudence et probité. Ce problème n'est pas scolaire; il est d'ordre postscolaire, puisqu'il s'agit d'atteindre la famille directement, non la fillette ou le jeune homme, qu'il est cependant facile d'orienter à certain âge. Je vois très bien ce qu'on peut gagner à instituer l'expérience, le lem ps aidant, dans telles ou telles écoles. Je vois aussi trop de risques, même dans l'hypothèse de succès, et l'irréparable dommage si l'école échouait, j e veux dire ne réussissait pleinement. Or, c'est un domaine où le succès doit-être total; sinon il n'est que rume. Il n'appartient ni à l'école, ni au maître, de se substituer aux parents en pareille entreprise. Il suffit que la nation sache y amener peu à peu les mères et les fam illes. L'école primaire, en particulier, n'a rien à retenir ni pour les garçons, ni pour les filles, de ces conceptions étourdies et qui, au fond, tendent à déposséder, à annuler, à ruiner la famille dans sa mission originale et naturelle, ses responsabilités et ses droits. Il faut donc aux filles, comme aux garçons, une instruction solide, une éducation morale aussi énergique que l'école primaire peut la donner : à la famille de faire le reste, éclairée par le livre, le journal, la conférence, l'étude, par toutes les puissances civilisatrices d'une société en progrès et consciente de ses devoirs. En l'état politique
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actuel, l'école n'a pas à prendre parti dans la question de savoir s'il est, ou non, opportun d'étendre le droit de vote aux femmes, de les associer directement, à l'égal des hommes, aux manifestations politiques que suppose et qu'entretient l'institution républicaine. Pour mon compte, je pense que les femmes sont fondées à revendiquer le droit de vote, à condition qu'elles s'y préparent en effet, par une éducation appropriée, el qu'elles en usent progressivement, tout en commençant par s'exercer à la vie politique municipale. On ne passe point soudain, et sans transition, de l'inexpérience totale à la pratique de droits généralisés; et les leçons du suffrage universel tel qu'en ont usé les hommes nous doivent enseigner plus de prudence et de sagesse si nous voulons y convier enfin les femmes. C'est à l'opinion publique, au législateur, à l'adulte à se prononcer. En l'état actuel, l'école de filles conçoit autrement son rôle. Sous prétexte que, devenue majeure, cette fillette ne jouira pas des droits civiques , et proprement politiques, reconnus à l'homme, l'école de filles ne se désintéresse pas de la vie civique et politique. Elle associe pourtant la femme à l'homme; elle la préoccupe dès l'enfance de ce qui préoccupe l'homme, le citoyen , l'électeur; elle l'éclaire sur les droits et les devoirs du père, du frère, du mari; sur les institutions nationales et sur les grands intérêts humains. Indirectement, et bien qu'elle ne vote point en effet, la femme joue un rôle social et même politique considérable; et tout d'abord parce qu'elle influence l'homme : ce sont là vérités évidentes. Ignorante, superstitieuse, captive des préjugés confessionnels, la femme est un obstacle aux progrès démocratiques, dont elle aurait à profiter la première, et que son ignorance même lui fait envisager comme inquiétants, impies ou corrupteurs. Éclairée, avertie des espérances de son père, de son frère, de son mari, de son fils, elle sert la nation alors même qu'elle n'y intervient pas, directement et personnellement, avec les droits de l'homme. Aussi est-ce pour la cité, pour l'État, et justement à cette heure, un devoir à la fois de prudence et de libéralisme d'étendre, de fortifier, d'approfondir l'éducation civique de la jeune fille dès l'école élémentaire, par un enseighement civique et direct, et par l'appel à la solidarité. Tout effort pour expliquer à la jeune fille française le mécanisme de notre société, de notre régime constitutionnel, ses avantages et ses lacunes, les devoirs de l'électeur, le rôle de la femme collaboratrice de l'homme qui vote, la nécessité pour elle, parce qu'elle est épouse et mère, de s'intéresser activement, quoique de façon plus discrète, à la vie sociale au lieu de s'en détourner avec mépris ou avec frivolité, est conquête démocratique, donc devoir moral et scolaire. Sur ce point aussi, il faut hausser l'éducation des filles, dès l'école primaire.
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Même dans ce domaine où l'éducation semble spécialisée selon qu'il s'agit de filles ou de garçons, l'école primaire prétend inculquer à ceux-ci comme à celles-là un esprit pourtant commun, une éducation animée de la même ardeur républicaine. Les écoles sont distinctes : ainsi le veut l'élève, et elles ont leurs ressources propres ; mais l'âme est une : ainsi le veut la nation. A défaut de coéducation, et pour assembler parfois ces enfants que la nature et que l'école séparent, organisons partout où c'est possible - où ne le serait-ce point? - des promenades, des excursions, des visites d'ateliers, de fabriques, d'usines, des jeux de plein air, sous la direction des maîtres. Vous êtes inquiet et me signalez des inconvénients? Je ne les ignore point; et je prendrais quelques précautions; mais commençons 1 Cela est de bonne -éducation en commun. Voici mieux encore. Instituons des fêtes scolaires qui réuniraient filles et garçons, de temps à autre, avec leurs familles, en présence des instituteurs et des institutrices. Séparés par l'école, ces enfants s'assembleraient pour la fête, occasion toute naturelle de se rencontrer, avec leurs parents, dans un même dessein joyeux ou grave, sous le patronage de l'école et de ses maîtres. On l'a dit : éducation par les fêtes. Les Associations d'anciens élèves, dans les grandes villes, particulièrement à Lyon, font déjà merveille dans cette voie. Mais je pense ici à des réunions, à des solennités, à des réjouissances, à des fêtes commémoratives organisées par et pour les écoles primaires, et dont les élèves réunis pour la circonstance soient à la fois les spectateurs et les acteurs, sous l'œil réjoui des familles ellesmêmes concertées ces jours-là et unanimes 1 • Les occasions, j'allais dire les prétextes heureux ne nous manquent point; et certains après-midi . trouveraient là un emploi fort utile, d'ailleurs charmant. Nous y perdrions quelques dictées, quelques problèmes, un peu de couture ou d'écriture? Je m'en consolerais sans honte, voyant la perte, mais aussi le gain moral et vraiment humain. Les fêtes nationales, à commencer par celle du 14 juillet, sont bien faites pour de telles manifestations en commun. Il n'est pas de village, de bourgade ou de ville qui n'ait aussi ses anniversaires, ses souvenirs, ses fêtes commémoratives : voilà qui convient à nos réunions d'enfants, de familles, de maîtres et d'écoles. Je suis sans inquiétude quant aux occasions; et je fais crédit aux institutrices comme aux instituteurs. Les fêtes de la nature, de l'arbre,
1. Voir l'article L'École et les fêtes, d'Édouard Petit, dans la Correspondance de la Ligue de l'enseignement de 7 avril 1912; voir l'article Nos concerts, de Bador, au
Bulletin de mars 1912 de la Fédération lyonnaise des Petites A. (7, rue de la Tunisie, Lyon).
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de la moisson, des vendanges, des semailles ou du labourage, bref la vie même avec ses retours périodiques et ses traditions locales, tout est bon pour convier à une réjouissance et à des leçons profondément humaines ces enfants que les écoles élèvent à part, mais dans une aspiration commune. Il n'est point chimérique de penser que, bien choisies et organisées prudemment, d'ailleurs peu nombreuses, partant plus aimées et plus fécondes , ces fêtes en commun compléteraient l'œuvre moralisatrice des écoles primaires, et, sur quelques points, la corrigeraient.
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Il est aisé de contrôler les résultats d'enseignements scolaires; d'évaluer le degré d'habileté où parvient un enfant en lecture, en écriture, en calcul; de mesurer en quelque sorte ses connaissances historiques, géographiques, scientifiques. Mais comment apprécier en effet sa conduite, ses intentions, ses pensées, sa vie morale? La ;moralité d'un homme n'est pas essentiellement faite d'actes et de manifestations extérieures; elle est surtout une certaine manière de penser, de sentir, de travailler et de vouloir, de vivre intimement, dût le monde le méconnaître ou l'ignorer. D'une part, c'est la vie et non tel examen, tel concours, telle « copie » qui renseigne sur le succès d'une éducation morale; c'est la vie qui prouve l'excellence ou la médiocrité de l'enseignement moral r~çu; et d'autre part, le plus délicat, comme aussi le plus profondément actif de cette éducation vit dans le secret des consciences. Le monde le pressent, le devine plus qu'il ne le découvre; et la plus fière comme la plus ferme vertu ne se révèle souvent que dans la tranquille assurance d'un clair regard. Si l'appréciation des résultats est à ce point malaisée, sinon impossible, l'appréciation des méthodes permet peut-être une investigation plus exacte. Or, quelle méthode conseiller ici au maître? Demandons aux bons maîtres, à ceux qui sont réputés tels, le secret de leur méthode. Nous voici donc dans leur classe à l'heure de la leçon d'enseignement moral : observons .... Si ce maître n'est un virtuose consommé - mais cela même nous inquiéterait comment pourrait-il conserver en notre présence son sang-froid coutumier, sa maîtrise même, la sûreté et la pureté de sa méthode habituelle? Sans parler des élèves, que notre présence intimide, distrait, égaie peut-être, enfin trouble, et qui « suivent » mal, répondent distraitement, mobiles, curieux et rieurs, comme en
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dehors de la leçon, parce que nous sommes-là. Dans cette classe, dans cette école, dans cette leçon qui devait « prendre » le cœur et la raison de l'enfant, il y a une gêne, une contrainte, la préoccupation d'un tiers, si bienveillant soit-il; bref, un souci étranger à la leçon, qui s'en trouve gravement altérée. C'en est fait de l'intimité, j'allais dire de la pudeur de cette leçon morale. L'artificiel y règne, plus ou moins. Le maître le sent, s'en émeut, s'en afflige; il a conscience que « cela ne va pas » e1 que ces enfants, aujourd'hui, lui échappent; qu'il parle et« fait une leçon». mais n'agit pas; que son enseignement ne porte point. Et c'est dans cette leçon manquée que noua chercherions une claire méthode exemplaire? Résignons-nous : cette partie de l'œuvre scolaire et du savoir-faire professionnel des maîtres nous échappe. Nous n'avons aucun moyen direct et infaillible de juger avec exactitude l'enseignement moral donné, ni d'en discerner les méthodes sûrement, ni d'en contrôler de façon délicate les effets. En ce point de notre enquête, et la généralité des m3.Îtres considérée, nous ne pouvons prétendre qu'à une critique approximative. Sans doute, l'habitude de ces questions et une certaine dextérité à mettre un instituteur à l'aise, à l'encourager, à lui donner confianèe en soi nous servent à redresser, pour notre usage et notre édification, cette leçon timide, hésitante ou embarrassée; d'y deviner ou d'y restituer la méthode coutumière; mais nous n'en sommes pas moins réduits à des appréciations très générales sur les procédés et sur les méthodes. Comment ne pas hésiter à diriger utilement le maître, et au nom de quelles expériences assurément vécues? Or, les instructions officielles sont claires quant à la méthode. Je les reproduis intégralement. Voici les instructions relatives à la méthode en ce qui concerne l'élève :
Pour que la culture morale, entendue comme il est dit plus haut, soit efficace dans l'enseignement primaire, une condition est indispensable : c'est que cet enseignement atteigne au vif de l'âme; qu'il ne se confonde ni par le ton, ni par le caractère, ni par la forme avec une leçon proprement dite. Il ne suffit pas de donner à l'élève des notions correctes et de le mun'ir de sages maximes, il faut arriver à faire éclore en lui àes sentiments assez vrais et assez forts pour l'aider un jour, dans la lutte de la vie,a. triompher des passions et des vices. On demande à l'instituteur non pas d'orner la mémoire de l'enfant, mais de toucher son cœur, de lui faire ressentir, par une expérience directe, la majesté de la loi morale; c'est assez dire que les moyens à employer ne peuvent être semblables à ceux d'un cours de science ou de grammaire. Ils doivent être non seulement plus souples et plus variés, mais plus intimes, plus émouvants, plus pratiques, d'un caractère tout ensemble moins didactique et plus grave.
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L'instituteur ne saurait trop se représenter qu'il s'agit pour lui de former chez l'enfant le sens moral, de l'aiguiser, de le redresser parfois, de l'affermir toujours; et pour y parvenir, le plus sûr moyen dont dispose un maître qui n'a que si peu de temps pour une œuvre si longue, c'est d'exercer beaucoup, et avec un soin extrême, ce délicat instrument de la conscience. Qu'il se borne aux points essentiels, qu'il reste élémentaire mais clair, mais simple, mais impératif et persuasif tout ensemble. Il doit laisser de côté les développements qui trouveraient leur place dans un enseignement plus élevé; pour lui la tâche se borne à accumuler, dans l'esprit et dans le cœur de l'enfance qu 'il entreprend de façonner à la vie morale, assez de beaux exemples, assez de bonnes impressions, assez de saines idées, d'habitudes salutaires et de nobles aspirations pour que cet enfant emporte de l'école, avec son petit patrimoine de connaissances élémentaires, un trésor plus précieux encore : une conscience droite.
Les caractères de la méthode en ce qui concerne le maître sont analysés et définis en termes aussi heureux :
Deux choses sont expressément recommandées aux maitres. D'une part, pour que l'élève se pénètre de ce respect de la loi morale qui est à lui seul toute une éducation, il faut premièrement que, par son caractère, par sa conduite, par son langage, il soit lui-même le plus persuasif des exemples. Dans cet ordre d'enseignement, ce qui ne vient pas du cœur ne va pas au cœur. Un maitre qui récite des préceptes, qui parle du devoir sans conviction, sans chaleur, fait bien pis que perdre sa peine, il est en faute : un cours de morale régulier, mais froid, banal et sec, n'enseigne pas la morale, parce qu'il ne la fait pas aimer. Le plus simple récit où l'enfant pourra surprendre un accent de gravité, un seul mot sincère vaut mieux qu'une longue suite de leçons machinales. D'autre part, - et il est à peine besoin de formuler cette prescription, le maitre devra éviter comme une mauvaise action tout ce qui, dans son langage ou dans son attitude, blesserait les croyances religieuses des enfants confiés à ses soins, tout ce qui porterait le trouble dans leur esprit, tout ce que trahirait de sa part envers une opinion quelconque un manque de respect ou de réserve. La seule obligation à laquelle il soit tenu, - et elle est compatible avec le respect de toutes les croyances, - c'est de surveiller d'une façon pratique et paternelle le développement moral de ses élèves avec la même sollicitude qu'il met à suivre leurs progrès scolaires; il ne doit pas se croire quitte envers aucun d'eux s'il n'a fait autant pour l'éducation du caractère que pour celle de l'intelligence. A ce prix seulement l'instituteur aura mérité le titre d'éducateur, et l'instruction primaire d'éducation libérale.
On ne saurait mieux dire; et que dire aussi de plus? Le dernier paragraphe de ces instructions admirables devrait être affiché dans toutes nos écoles. Si le maître y était saisi par la routine, l'indifférence ou la lassitude, ce sont les enfants qui, le regard attaché à ces lignes, rappelleraient eux-mêmes, d'un geste, d'un mouvement de leur visage, la loi de cette école au maître oublieux.
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Dans sa lettre aux instituteurs du 1. 7 novembre 1.883, Jules Ferry précisait le caractère pratique de l'enseignement moral et cette méthode. « Dans une tell e œuvre, vous le savez, ce n'est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer; c'est avec des défauts , des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s'agit pas de les condamner - tout le monde ne les condamne-t-il pas? - mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons, il faut que leur caractère s'en ressente ; ce n'est pas dans l'école, c'est surtout hors de l'école qu'on pourra juger de ce qu'a valu votre enseignement. « Au reste, voulez-vous en juger vous-même dès à présent, et voir si n0tre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne: examinez s'il a déjà conduit vos élèves à quelques réformes pratiques. Vous leur avez parlé, par exemple, du respect dû à la loi : si cette leçon ne les empêche pas, au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n'avez rien fait encore; la leçon n'a pas porté .... » Citant d'autres exemples pratiques, Jules Ferry ajoutait : « Une seule méthode vous permettra d'obtenir les résultats que nous souhaitons. C'est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée; peu de formules, peu d'abstractions , beaucoup d'exemples et surtout d'exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout le reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel , de plus intime, de plus grave. Ce n'est pas le livre qui parle, ce n'est même plus le fonctionnaire, c'est pour ainsi dire le père de famille dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment. » Dès 1.882, de nombreux manuels ont apporté aux instituteurs et aux institutrices le secours de leçons rédigées et en forme, d'exemples bien choisis, de faits, d'actions privées ou publiques, toute une riche matière de démonstration. Mais n'allons pas nous tromper sur le rôle du manuel l Jules Ferry l'indiquait fortement: « Si quelques personnes, peu au courant de la pédagogie moderne , ont pu croire que les livres scolaires d'instructior;t morale et civique allaient être une sorte de catéchisme nouveau , c'est là une erreur que ni vous, ni vos collègues, n'avez pu commettre.... Comme tous les ouvrages que vous employez, et plus encore que tous les autres, _ livre de le morale est entre vos mains un auxiliaire, et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vous y asservir. » Il est évident qu'un maitre avisé ne met pas de manuel d'instruction morale et civique dans tous les cours : un j eune enfant n'a que faire ici de manuel! Et nulle part le livre ne se propose aux élèves avec
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indiscrétion, si bon qu'il puisse paraître au maître. « Les familles, disait encore Jules Ferry dans cette lettre, se méprendraient sur le caractère de votre enseignement moral si elles pouvaient croire qu'il réside surtout dans l'usage exclusif d'un livre même excellent. C'est à vous de mettre la vérité morale à la portée de toutes les intelligences, même de celles qui n'auraient pour suivre vos leçons le secours d'aucun manuel; et ce sera le cas tout d'abord dans le cours élémeD;taire. Avec de tout jeunes enfants qui commencent seulement à lire, un manuel spécial de morale et d'instruction civique serait manifestement inutile. A ce premier degré, le Conseil su.périeur vous recommande, de préférence à l'étude prématurée d'un traité quelconque, ces causeries familières dans la forme, substantielles au fond, ces explications à la suite des lectures et des leçons diverses, ces mille prétextes que vous offrent la classe et la vie de tous les jours pour exercer le sens moral de l'enfant. « Dans le cours moyen, le manuel n'est autre chose qu'un livre de lecture qui s'ajoute à ceux que vous possédez déjà. Là encore, le Conseil, loin_ de vous prescrire un enchaînement rig·oureux de doctrines, a tenu à vous laisser libre de varier vos procédés d'enseignement : le livre n'intervient que pour vous fournir un choix tout fait de bons exemples, de sages maximes et de récits qui mettent la morale en action. « Enfin, dans le cours supérieur, le livre devient surtout un utile moyen de reviser, de fixer et de coordonner; c'est comme le recueil méthodique des principales idées qui doivent se graver dans l'esprit du jeune homme. » Il n'y a rien à ajouter à ces pages; et il n'y a rien à en retrancher. En résumé, le maître est fermement prévenu qu'il doit se tenir entre deux extrêmes. D'une part, il ne lui suffit ni de moraliser à l'aventure, au hasard de l'inspiration et des faits du jour, ni de réduire l'enseignement à une prédication sentimentale, si émouvante qu'il la fasse. Sans doute. il trouve aux meilleurs moments de sa leçon, et selon les sujets qu'il traite, le mot, les exemples, les exhortations, l'accent qui frappent et qui touchent l'enfant : nul livre n'y suffirait. Mais ce sont là des résultats intermitbents et rares. Et comment demander à un maître d'être chaque jour, à heures fix es, de longues années durant, ce prédicateur ému et enthousiaste, cet apôtre infailliblement persuasif et éloquent? Comment espérer aussi que cette méthode puisse suffire à entretenir au cœur des enfants l'émotion favorable qu'elle vient d'y éveiller? Comment croire qu'elle aura assuré ipso facto, même renouvel ée et reproduite, la vertu chez ces enfants? Des vertus qui n'ont d'autre support que celte émotion, de qualité si délicate ou si forte qu'on la conçoive, sont
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précaires, fugitives. Elles cesseront avec le sentiment qui les animait. D'autre part, le souci d'amener les élèves à réfléchir sur cette émotion, de solliciter leur intelligence après que leur cœur aura vibré, et d'incorporer, pour ainsi dire, à leur entendement comme à leur vie l'idée vertueuse qu'ils viennent de sentir en un généreux mouvement, ne doit pas encourager le maître à faire · de cette leçon une leçon comme les autres , que l'on expose didactiquement, ni un enseignement abstrait que l'on communique mécaniquement à des enfants, qu'ils« apprennent», mais qui ne les« prend )>point. Leçons bien ordonnées et logiquement conduites; résumés judicieux et clairs sommaires; chapitres de manuels et de « précis >); « cours )> qu'il faut « savoir )> et qu'on revise en fin d'année, quand il « est fini » ou que l'examen presse; questions bien posées et réponses bien sues, tout cela n'est rien, tout cela est sec, tout cela peut être stérile, sinon mauvais, si ce n'est point autre cl;i.ose. « La morale, telle qu'il faut l'enseigner dans nos écoles, n'est pas une science, mais une culture rationnelle et méthodique de la volonté. Il ne s'agit pas, pour l'instituteur, de classer des faits ou de définir des idées; il faut qu'il éveille dans les âmes la passion du bien; il faut qu'il y fasse passer un souffle vivifiant de générosité et d'amour idéal qui les tienne hautes, s'il se peut, au-dessus des vulgarités de l'existence et des misères de l'égoïsme. 1 » Entre ces deux extrêmes, pour mieux dire : entre ces deux conceptions systématiques, préférons une méthode moyenne, qui emprunte à l'une et à l';,rntre les avantages, mais non les inconvénients; qui entretienne l'émotion initiale par un appel à la raison raisonnante, mais qui tempère aussi le dessein didactique par le sentiment vif et chaleureux, source de toute vie morale, surtout chez un enfant; une méthode qui, plus voisine de la causerie émouvante que de la leçon abstraite, soit pourtant humaine, sache équilibrer chez cet enfant les forces qui aiment et les forces qui pensent; et finalement encourage en lui l'impulsion généreuse et le goût des élans instinctifs, mais aussi la raison vigilante, qui toujours doit éprouver et discipliner les mouvements du cœur. Que ce puisse être difficile, nul ne le conteste; mais essayons! Ni sermons abusifs , ni démonstrations catéchisantes; ni vague sentimentalisme, ni leçons arides; mais plutôt l'art, plein de ménagements, de recourir opportunément à ceci ou à cela, avec tact, selon l'élève, la leçon, le sujet ou l'exemple. Et que la raison ait toujours le dernier mot.
1. Evellin, l'Enseignement de la morale dans les écoles primaires, Rapport présenté à M. le vice-recteur de l'Académie de Paris (Revue pédagogique de décembre 1896,
p. 6H) .
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L'instituteur se définira pratiquement sa méthode en se représentant bien les erreurs et les abus des deux systèmes dont j'ai parlé : il ne lui restera plus qu'à les éviter. Mais je lui conseille de n'être jamais l'intransigeant partisan même d'une méthode excellente : je crains l'homme d'une méthode autant que l'homme d'un livre. La notion de méthode est ici très relative; d'autres facteurs interviennent, souvent à l'insu du maître le plus exercé, pour moraliser ou démoraliser l'enfant confié à ses soins. Le milieu où vit cet enfant, et d'abord le milieu scolaire, le choix des camarades, l'atmosphère, pour ainsi dire, où ces relations le placent à l'école et hors l'école, collaborent avec ce maître ou le desservent. Son propre exemple est contagion de vertu, d'indifférence, de découragement, de sérieux ou de légèreté, de noblesse ou de médiocrité, d'immoralité peut-être selon l'homme qu'il est, et que l'enfant connaît ou devine. Aux meilleurs instants de la leçon morale, quand il sent que ses élèves sont « pris ))' suspendus à ses lèvres, qui donc m'assure que la méthode est pour beaucoup, est pour quelque chose dans ce succès et que, demain, dans d'autres circonstances et avec un autre sujet, pourtant avec ces mêmes élèves, la même méthode ne les laisserait point inertes, distraits ou rebutés? C'est qu'aujourd'hni il y a dans la voix du maître, dans ses yeux mêmes , un je ne sais quoi qui surprit ces enfants et qui les subjugue; et l'accent de sa leçon les émeut alors que peut-être ce maître ne les touchera plus demain. Ne parlons donc point d'une méthode déterminée, invariable, dont la monotonie lasserait bientôt et le maître et l'écolier. C'est à l'instituteur à se dirë quelle attitude il va préférer, quelle méthode il va suivre à tel moment, dans telle leçon, avec tels élèves, dans telles et telles circonstances; la meilleure des méthodes est celle qui donnera les meilleurs résultats. S'il s'agit de démontrer à la raison la supériorité d'une conception morale et d'une idée, la méthode devra intéresser chez l'enfant l'être qui pense et qui juge. S'il s'agit d'exalter un bon sentiment, d'exciter un mouvement altruiste et généreux, la méthode voudra émouvoir son cœur. Il n'y a pas d'exagération à dire que c'est la leçon elle-même qui décide de la méthode. Tel est le principe général; telle est aussi la règle pratique. Aucun des enseignements scolaires ne suppose à ce point chez l'instituteur et chez l'institutrice l'art d'approprier la méthode au caractère de la leçon; aucun n'exige cette souplesse d'esprit pédagogique et de procédés, cette aisance professionnelle, cette liberté, ce sens des moyens et de l'opportunité. C'es t affaire de divination et d'inspiration, et toujours de tact. Ici plus qu'en tout autre enseignement le maître refuse de se lier à aucune méthode - - sans pourtant
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cesser de s'aider de méthodes prudentes; à aucun procédé, à aucun livre - les yeux pourtant attachés à un ferme idéal : rendre l'enfant meilleur dès maintenant, et le préparer dès maintenant à une vie morale et civique digne, consciente, perfectible. Quiconque est plein de ce désir et s'est fixé ce but trouve de soi-même, l'heure venue et y ayant bien songé, les meilleurs moyens d'enseignement : c'est la préparation même de sa leçon prochaine qui les lui a dictés. Il en définit l'ordre, le plan, la forme selon son dessein particulier; il en choisit le ton, l'allure au mieux de son intention. La méthode se propose d'elle-même au maître qui sait bien ce qu'il veut. La première condition de succès pour une leçon morale, c'est donc la netteté même de son dessein; et le maître éclairé lie insensiblement ses leçons successives en un système, pratique et simple, de moralité individuelle et publique. Il accoutume l'enfant à une vie morale où le sentiment et l'idée se haussent peu à peu et s'épurent à la fois. Bien sentir et bien penser : telle est l'orientation de toutes les leçons du maître, dont la méthode est une et pourtant si variée. Celui-là ne dominera jamais l'enseignement moral qu'il croit donner, s'il ne sait tour à tour distinguer et confondre ces deux buts. Il est bien certain que la dignité morale d'un enfant ne peul croître que si elle s'installe d'abord en lui comme une habitude, qui le dispense ensuite des premiers et rudes efforts. Il faut que nos leçons fassent passer dans son sang, si j e puis dire, l'heureuse disposition à mieux faire après avoir bien fait, et d'abord à bien faire après avoir mal fait. On l'a souvent répété : « Toute éducation, disait Liard dans une allocution prononcée, le i5 novembre 1903, à la Société pour l'étude psychologique de l'enfant, consiste à donner à l'enfant des habitudes, à faire que ce qui était réfléchi devienne en lui spontané, que ce qui était difficile devienne aisé, que ce qui était conscient et volontaire devienne inconscient et naturel. » Irons-nous jusqu'à prétendre avec le docteur Gustave Le Bon que « la morale n'est sérieusement constituée que quand elle .est devenue inconsciente 1 »? Pauvre moralité que celle qui toujours se cherche, s'éprouve, incertaine et hésitante, et qui coûte effort et peine à l'homme incessamment : il ne la possède point en vérité; elle n'a pas la facilité, la g ràce d'un mouvement naturel. Il est vrai . Mais concevoir la morale ainsi est périlleux, à mon sens erroné. Elle est essentiellement un devenir, quelque chose de vivant, donc de croissant, qui s'assure et grandit dans la mesure même où il vit, et qui ne pourrait vivre en effet sans progresser. Le docteur Le Bon ramène ainsi toute l'éducation à la maîtrise
1. Psychologie de l'éducation, ouv. cit., p. i 78, p. 204, p. 216.
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de l'inconscient, l'habitude; il réduit, au point de la supprimer, la part du raisonnement conscient. Cette théorie, qui se propose comme la conception scientifique du présent, est séduisante parce qu'elle est simple et formulée avec une brièveté toute latine; et elle flatte notre goût des définitions impérieuses. A y regarder de près, cette théorie altère d'abord la notion de moralité et, faussant l'objet même de l'instruction morale, met entre les mains de l'instituteur leurré une méthode illusoire, en somme grossière. Qui dit morale dit non seulement état habituel de probité, de délicatesse, de vertu, mais souci très conscient de s'y tenir et d'y persévérer en connaissance de cause. Cet automatisme, ou presque, qu'on nous vante n'est rien moins que définitif. Si sûre que nous paraisse l'habitude du bien, elle veut être pourtant fortifiée infiniment : quelque mauvais instinct, puisque le bon et le mauvais sont mêlés en tout homme , ne veille-t-il point, qui remettrait demain tout en question dans cette vie policée et cette inconscience trop sûre d'ellemême? Réduite à une accoutumance au bien et à l'acquis d'habitudes enfin prises , l'éducation morale nous laisserait plutôt à la merci de l'imprévu. Aux premières épreuves, dans toutes les circonstances nouvelles, en face de cas douteux où il est plus aisé de faire son devoir que de le connaître, cette éducation imprévoyante, qui s'est trop vite satisfaite et ne fut qu'un dressage mécanique, serait défaillante. Vous vous dites assuré de l'habitude vertueuse, et vous en escomptez ici le tyrannique .empire? Soit. Il ne suffit point de se maintenir dans cet état habituel , dans cette tradition de vertu : il y faut aussi progresser. Ou bien prétendrait-on que l'éducation morale est à quelque moment achevée, finie, << complète », pour parler comme le docteur Le Bon 1 ? - Ne désespérons point l'enfant par l'obsession d'une perfection morale qu'on lui dit inaccessible, et vers laquelle pourtant on l'aiguillonne : l'art d'un éducateur est justement d'y acheminer ses élèves par étapes, dont chacune leur révèle la route parcourue, lui donne confiance en eux et leur ouvre de nouvelles perspectives sur « le chemin qui monte ». Mais aussi prenons garde : l'homme est ainsi fait qu'il passe indifférent devant une colline, mais se, sent saisi d'admiration, d'ambition et de joie au pied d'une montagne, et qu'il en tente l'ascension, témérairement peut-être, attiré par les cimes, où quelque chose de son âme se retrouve et se reconnaît. Il dédaignait la colline, qui ne lui << disait » rien : la gravir lui eût coûté peine et regret; et le voici séduit par ces hauts sommets, qui l'invitent, qui l'appellent, le rappellent. Qu'importe l'effort ou la fatigue l Déjà il
L • L'éducation morale n'est complète que lorsque l'habitude de faire le bien 1;t d'éviter le mal est devenue inconsciente •, p. 216.
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s'y élance- en pensée; et voici qu'il monte d'un pas allègre .... Quel instituteur averti ne sait la puissance d'un haut et lointain idéal sur l'âme humaine, qu'on aurait si grand tort d'imaginer assoupie dans l'aisance d'une habitude, ou prisonnière de basses et prochaines satisfactions? Il faut donc que chacune des leçons morales maintienne l'enfant sur la ligne et dans la perspective de l'infini. Le sublime a plus de puissance sur nous que la médiocrité; et l'enfant éprouve, confusément au moins, une déception quand il se voit invité, au nom de l'expérience et du sens pratique, à borner sa vue comme ses désirs, à· se féliciter complaisamment des premiers résultats pour s'y reposer, à se satisfaire des habitudes prises et à se confier à leur force silencieuse, à endormir enfin dans la béatitude d'une éducation « complète » et « finie » son âme toute pleine d'infini et éprise de perfection. Ce qui constitue la morale , ce n'est point, quoi qu'on dise, la simple accoutumance au bien , la joie de notre âme à se savoir libérée d'efforts, tel un muscle exercé et victorieux enfin d'une résistance; c'est l'incessante vérification de nous-même, le silencieux et fréquent inventaire de nos espoirs comme de nos ressources, de notre énergie, de nos défaillances et de nos élans, sans pédanterie ni austérité; et c'est aussi la persévérante application, dans la joie et dans la plénitude de toutes nos activités conscientes, à progresser sans fin , sans repos et sans trêve. Il n'est point de morale digne de l'école primaire française et digne de l'humanité sans ce sentiment, aussi vif que possible, d'un devoir de perfectionnement infini et accompli dès l'enfance. Rien n 'est fait, ou presque rien, si l'enfant n 'emporte de l'école, de nos leçons, avec la résolution d'être sévère pour soi-même et progressivement plus exigeant, cette adhésion courageuse à un devoir qui est la loi de sa conscience et de sa vie. Est-ce donc mépriser ou rejeter l'appui qu'offrent à l'enfant, comme à l'homme, les habitudes prises et la moralité acquise? Nullement; et le plus inexpérimenté des pédagogues n'ignore point que la vertu est d'abord l'habitude du bien. Mais disons plutôt qu'elle est l'habitude du mieux; ce qui suppose chez le plus sûr des automates vertueux la vigilance et une application à progresser consciemment, en connaissance de cause. Ainsi , l'instituteur s'aide justement des habitudes déjà prises; il s'aide de toutes les forces de collaboration et de progrès accumulées dans l'inconscient de ses élèves et, les soutenant, il les stimule au mieux. Ces habitudes et ces forces devenues inconscientes sont réserves de vigueur, provision de courage et de confiance pour aller plus loin, pour monter plus haut : le jarret s'assure et les poûmons
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se dilaten t. Montons encore I Le sentiment de ce que j 'ai déjà pu faire allège ce qui me reste à faire. L'allégresse court dans mes veines, et déjà mes yeux cherchent la cime altière, le sommet perdu dans les nuages , et qui m'attire .... Je m'excuse d'abuser de cette image : elle est claire et appropriée à l'enfance; et elle définit à l'homme la direction de sa vie. Montons sans cesse, non d'un pas automatique, mais en pleine conscience et du but et de notre effort; et que les haltes soient un bref repos, jamais un arrêt. Enfant, adulte, vieillard, homme ou femme, sois meilleur - et sache-le en sachant le vouloir - aujourd 'hui qu'hier, et meilleur demain qu'aujourd'hui! Et que la mort même ne soit pas un terme pour l'homme courageux! Le croyant espère un au-delà délicieux, où progresser reste une loi inéluctable; et l'incroyant luimême, s'il ne demande rien à la tombe, croit encore que sa personne morale, l'œuvre de sa vie et sa pensée, ses vertus privées et publiques, sa foi en la vie et en l'homme, ne descendront pas entièrement au cercueil avec sa dépouille mortelle; qu'elles survivront en ceux qui vivent encore et vivront après lui; qu'elles animeront un peu du limon même restitué au sol nourricier; et que l'esprit éternel poursuit son progrès dans l'humanité, pénétrant et illuminant la matière même que déposent dans la tombe les morts immortels. Sous cette réserve capitale, j'accorde volontiers que l'éducation morale, au moins élémentaire, est d'abord et surtout chez l'enfant un système de bonnes habitudes , et que la méthode de cette éducation est dictée par la nécessité de donner à l'élève ces bonnes habitudes. Gardons-nous d'une erreur; toutefois. Il ne suffit pas de prendre l'habitude d'une qualité pour que cette qualité s"étende à d'autres domaines de la vie morale. Un pédagogue anglais l'observait récemment. Nous ne ferons pas de nos fill es, écrit-il, des maîtresses de maison propres en faisant d'elles des élèves sachant écrire propremen t, et de nos garçons des hommes soigneux en les habituant à bien entretenir le terrain de jeu scolaire, si nous ne les amenons pas à reconnaitre , dans chaque cas, la signification et le caractère raisonnable du devoir. C'est l'idée de ces qualités qui, dûment révélée et enseignée, permettra au maître de les transporter à d'autres cas que le cas initial 1 • L'éducation morale apparait donc inséparable d'une idée du devôir, de la moralité et du progrès. Ne nous bornons jamais à soumettre un enfant à la propice tyrannie d'habitudes louables. Je n'ai que faire de votre automate, fût-il le plus élégant des compagnons de route. Bien loin de confier l'individu aux décisions de l'inconscient amendé, poussons-le, poussons toute sa vie morale vers la pleine
1. Voir les griefs de Hayward contre ce forma! training : Educatio11 a11d the Heredity Spectre (Londres, Watts of Co), p. 111-112.
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clarté de la conscience toujours en éveil. Il n'est pas utile qu'à tout instant de son existence l'homme soit en état de se rendre si gravem~nt des comptes à soi-même, de balancer méthodiquement le pour et le contre avant d'agir, de réfléchir minutieusement aux principes comme aux conséquences avant de prendre parti : heureux ceux qui savent se résoudre aisément, et qui font leur devoir avec grâce, comme en se jouant! Mais n'allons point proposer cette insouciance, ni cette légèreté, à l'enfant que nous avons mission d'élever. La vertu devenue tout instinctive, et qu'on affirme pour ainsi dire sans y penser, a son prix, et l'homme ainsi vertueux est d'un commerce aimable : c'est le moins pédant et le moins austère des convives. Mais suis-je assuré de sa fermeté, d'abord de sa clairvoyance aux jours d'incertitude ou dans l'adversité? Accoutumé à s'en remettre à l'inconscient du soin de diriger sa vie, cet homme voit-il bien clair en son cœur et règne-t-il sur lui-même? Est-il libre et vertueux en effet celui qui s'abandonne à l'autorité des seules habitudes, au bon génie qu'une heureuse éducation institua souverain dans sa conscience?
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Crainte de sembler sermonneurs ou pédants, et fort défiants du ridicule, des maîtres s'ingénient à moraliser l'enfant sans en avoir l'air, et surtout sans le lui dire, et ils mettent leur habileté, leur art, le soin de leur réputation à ne point sembler être ce qu'ils sont pourtant - des éducateurs. Cette méthode, qui dissimule la leçon et veut faire excuser le maître, a ses partisans, ses admirateurs: et je la dis plus ridicule que le travers même dans lequel ces maîtres ingénieux s'appliquent à ne point donner. A mon sens, une discipline morale ainsi conçue est une éducation de mollesse, sinon de lâcheté. Maître vaniteux, plus attentif à toi-même qu'à l'enfant que tu élèves, pourquoi prendre tant de peine à te déguiser? Quelles que soient ta douceur et ton adresse, l'enfant ne sera pas longtemps dupe : il verra très vite ton faux nez. Si la fonction de moraliste et d'éleveur d'hommes te pèse, si tu veux t'y dérober de la sorte, résigne-la plutôt! Nous te demandons, au contraire, d'être franchement et courageusement ce que tu as mission d'être. Il y a une défiance du pédantisme qui est elle-même pédantisme insupportable, et très sot. N'est point pédant celui qui fait au mieux ce qu'il a promis de faire. Préviens donc ton élève inlassablement de son devoir, de ses devoirs; ne crains point d'en occuper, d'en obséder sa pensée; d'entretenir dans sa conscience, avertie sans équivoque, la virile et persévérante idée d'une obligation morale qui soit le grand souci de sa vie d'adulte; une idée nettement dégagée de son inconscient et qui, au lieu de s'y dissoudre, en surgisse très claire; une idée qui n'est point faite, crois-le, pour les ténèbres : car elle aspire au vif éclat du jour, étant fille de la lumière. Seulement, il y a la manière. Je ne prêche ici ni l'ennui, ni l'austérité, ayant moi-même peu de goût et nulle tendresse pour le pédant.isme ou les sermons rebutants. Je dirai mêm·e qu'un maître
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est coupable, dans quelque leçon que ce soit, d'infliger l'ennui à des enfants, et d'abuser de leur patience à l'instant du conseil. Qui dit école dit joie, heureuse confiance, conversation toute cordiale, affectueuse tutelle. Un de nos romanciers le dit en termes charmants. « Il ne faut pas que l'enfance soit triste; il faut que l'éducation donne à l'enfant le goût de la vie. Enlaidir la vie autour de l'enfance; proférer autour de l'enfant des maximes pessimistes, voilà de vrais crimes contre l'éducation. La vie, bonne ou mauvaise, selon ce philosophe-ci ou celui-là, est à coup sûr inévitable. Un des meilleurs moyens de n'en point trop souffrir est de s'accoutumer à faire immédiatement, contre le sort adverse, la réaction de vaillance, d'optimisme pratique .... Mesdames, que le travail, la récréation, la vie même, deviennent pour vos pupilles, grâce à vous , des objets de jo ie. Favorisez ce goût qu'ont les enfants d'acclamer la vie, de gambader - tel David devant l'arche - en présence de la vie 1. » II y a là une philosophie en même temps qu'une méthode: l'école primaire les fait siennes. Et le péril est plus grand encore à présenter la morale sous une forme implacablement grave, qui i:ebute l'enfant, le déconcerte, le dégoûte de cette morale qui tour à tour le fatigue, l'irrite et le révolte. L'excès du zèle prédicant et de la leçon abstraite compromet l'éducation. Un pédagogue contemporain se plaint, quelque part, de « l'atmosphère languissante des heures de morale>). Mais qui ne s'en plaindrait? « La morale abstraite et théorique, ajoute-t-il, quelque belle qu'elle soit en elle-même, peut faire aux enfants beaucoup de mal en leur faisant apparaître la vie bonne comme une vie terne. Il nous faut non une morale de pénombre, mais de belle et vivifiante clarté. Car les âmes, surtout les âmes d'enfant, ne vont pas vers l'ombre : elles la fuient et la craignent. Ce qu'il leur faut, ce qu'elles aiment, c'est la caresse rayonnante du soleil. Donc, mettons-y de la vie et de la chaleur lorsqu'il s'agit d'enseigner à bien vivre 2 • » L'enfant, il est vrai , ne pardonnerait pas au maître, à la longue, de parler légèrement de sujets graves; mais le maître sait égayer ses leçons. Oui, que la joie règne dans l'école, et qu'elle y règne surtout à l'heure de l'enseignement moral! Quelle faute, et quelle sottise, de faire ennuyeuse ou triste la leçon qui veut enseigner à des enfants l'art d'être heureux! Il faut qu'ils associent l'idée de vertu à l'idée de joie. Affaire de vocabulaire, d'attitude, de ton et de tact chez l'instituteur. L'accent de sa voix, son regard, son geste, son sourire, un je ne sais quoi qui semble rayonner de ses exhortations si simples,
Marcel Prévost, Lettres à Françoise maman, p. 141. 2. Ch. Wagner, lians le n• de Manuel général de l'instruction primaire; du 27 avril 1912 (Hachette), p. 386.
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familières, graves pourtant et sérieuses, mais touchantes, éclaircit la leçon sévère, met à l'aise l'enfant le plus réservé, attire celui qui refusait de se confier, captive celui qui ne voulait point se donner. Et tout cela entretient dans ces jeunes cœurs, au moins pour quelques instants, un peu de joie et de paix. Telle est la méthode des bonnes leçons et des bons maîtres. De l'inconscient au conscient - tel apparaît le progrès moral chez un enfant, mais aussi chez l'adulte. Chacune de nos leçons doit éveiller, assurer et développer l'aptitude de l'élève à raisonner sur soi-même et sur sa vie, sans orgueil et très simplement. Il est donc en tendu que les enfants sauront de quoi il est question, et, loin de s'effrayer à ce mot de morale ou de redouter l'entreprise du maître, ils seront dociles à ces leçons, qui leur parlent clairement du devoir , de la possession de soi-même, de l'énergie courageuse, d'un assujettis.sement, joyeusement consenti, à la loi morale. « La moralité vraie est celle de l'homme qui prend un intérêt direct aux fins sociales que prescrit la morale, et leur attribue une valeur propre. Mais si cet état de la volonté est celui auquel il faut fendre, il est difficile d'admettre qu'il puisse tire initial. Car il faut déjà être moral à quelque degré pour sentir la valeur des fins morales (Aristote) 1 • » Ce n'est pas en rusant avec les élèves qu'on les hausse à ce point de vue proprement moral, d'où ils découvrent les horizons, et d'abord la direction de leur vie. Les enfants portent en eux - sinon comment la leur enseigner? la notion même du devoir et du progrès : à l'instituteur de la leur révéler. Ce faisant, il ressuscite les morts qui dorment dans leur cœur enfantin. En 1878, M. Ferdinand Buisson définissait, devant les instituteurs délégués à !'Exposition universelle, le domaine de l'intuition morale, dont aucun canton n'échappe à l'enseignement populaire. L'instituteur « n'a pas à sa disposition les longues années et la précieuse discipline des études classiques; mais il a du moins, et cela peut suffire, les instincts que la nature donne à tout homme, la lumière du bon sens, les forces natives et spontanées du cœur et de l'intelligence, enfin cette vive intuition du vrai, du beau, du bien dans tous les ordres, qui est, entre nous tous, le titre de parenté le plus indéniable 2 ». Et l'ambition de toucher profondément l'homme dans l'enfant n'es t jamais interdite à l'instituteur. « L'enseignement moral, dans nos écoles, pour être élémentaire, ne sera donc pas forcé de rester enfantin, ni surtout d'être plat; il faut, au contraire, le faire très élevé, aussi élevé, j'oserais le dire, qu'au Lycée et dans les
1. Gustave Belot, Papers on moral education, déjà cité (Londres, 1908), p . 123. 2. La Foi laïque, p. 49.
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Facultés. Comment cela et en quel sens? L'élévation d'un enseignement ne se mesure pas à son degré d'abstraction, ou à la rigueur géométrique de ses formules. Sans aller parler à l'enfant de l'autonomie de la volonté, ou de l'impératif catégorique, sans le faire pénétrer dans les subtilités de la morale de Kant ou de celle de Bentham, ce qui serait une pure aberration, on peut et l'on doit, par les moyens qui ont prise sur lui, essayer de lui donner les plus hautes aspirations morales. Il n'est nullement besoin d'attendre qu'il soit grand pour lui inspirer le goût du parfait dévouement et de la plus rare charité 1 • » Cela revient à dire que l'instruction morale doit être l'exaltation de ce qu'il y a de meilleur en l'homme, et non pas la persévérante réprobation de ce qu'il y a en lui de moins bon et de mauvais. Or, quelle méthode voit-on suivre en général, particulièrement dans les écoles confessionnelles? L'enfant n'y entend que : « ne fais pas ceci, ne fais pas cela; évite tel défaut et tels autres, ne mens pas; ne sois pas brutal, gourmand, querelleur, paresseux, débauché, etc. », la liste est longue de ce qui est interdit! Il semble à ces éducateurs que la fonction de l'homme, de l'enfant soit d'être ce vicieux, ce débile, ce passionné, ce sensuel, cet hypocrite, etc. naturellement. Il s'agit de l'élever au bien? C'est de vices et de penchants vils qu'on l'occupe. On veut lui faire aimer le beau? C'est la laideur que ses maitres lui présentent, dans la pensée qu'il s'en détournera mieux. On espère entretenir en lui les bons sentiments? On ne cesse de le mettre en garde contre les mauvais, avec une insistance qui tient à la fois de la menace et du reproche. Tout se ramènerait donc, en fin de compte, aux yeux de cet enfant enveloppé, étourdi de défenses et d'avertissements comminatoires, à ne pas commettre tels et tels péchés, pour parler comme à l'église et comme certaine éducation religieuse, qui inspire encore tant de pédagogues « libérés ». Méth.,ode toute répressive, qui suppose le mal pour y résister, conçoit la vertu comme un état moral négatif, représente l'enfant comme enclin à tous les vices par nature et par goût, et le « sauve » du mal en le lui faisant haïr. En somme, on lui enseigne l'action en le mettant constamment en garde contre quelque action. Bien agir n'est plus que ne plus agir du tout. On lui souhaite des pensées ellesmêmes généreuses? Le voici d'abord prévenu des mauvaises, qui sont, si j'en crois ces éducateurs, familières à l'homme. On lui veut des sentiments délicats? Le voici exhorté à donner la chasse aux sentiments vils dont il est naturellement peuplé, puisqu'il est homme. Une telle éducation prend son point d'appui dans le vice pour faire
1. Marion, leçon de clôture du cours de morale à !'École normale supérieure d'enseignement primaire de Fontenay (Reuue pédagogique, 1882, t. Il, p. 5).
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aimer la vertu; et elle refrène, par méthode comme par principe, croyant que refréner un sentiment mauvais met à l'aise et libère le bon instinct auquel il s'opposait. Pauvre psychologie, où pèsent lourdement encore le préjugé théologique et le détestable pessimisme d'une église qui, sévère à_ l'homme « déchu», énonce comme vérité dogmatique la malfaisante vilenie de la nature humaine! Ce dogme même commande la méthode pédagogique répressive que j'ai rappelée, et qui sévit encore dans beaucoup de familles désormais étrangères aux religions positives. Et si, en effet, l'enfant naît corrompu, mauvais , dévoué aux vices, tout prêt pour le mal et l'erreur, bien élever cet enfant, c'est le redresser contre cette menace d'une nature indigne, le prévenir de sa vilenie, l'armer contre soimême, le dégager de ces liens innés, assurer au moins ses premiers pas, et l'émanciper de la créature méchante qu'il est à l'origine. La conception dicte le procédé : il faut vite « corriger» ce petit monstre chargé de dispositions coupables et d'hérédités vicieuses; et la première sagesse que cet enfant pratiquera, c'est sinon le mépris, du moins une vive défiance de soi-même. L'école est, toute exagération gardée et malgré quelques apparences, une maison de correction. Admettons cette thèse pessimiste. Quels alliés l'instituteur va-t-il choisir et liguer pour mettre en déroute les malfaisantes puissances organisées déjà dans la conscience de l'ènfant? Toutes les dispositions au bien que ces puissances malfaisantes dissimulent et refoulent. La méthode sera donc celle-ci : faire appel au bon instinct, dissimulé ou refoulé, et l'opposer victorieusement à l'instinct mauvais. Cela est plus facile à dire qu'à faire; mais soit. Me voici inquiet pourtant. On nous a peint les mauvais instincts comme audacieux et très puissants; on en redoute l'empire tyrannique; et, voyez la prétention, on pense en triompher en appelant à l'aide contre eux les bons instincts, par définition plus faibles, intimidés et moins nombreux! C'est tout ensemble exagérer la force despotique du mal à vaincre et la vigueur du bien qu'on lui oppose. La vérité est donc ailleurs. Cette lutte schématisée n'est qu'une vue de l'esprit et un artifice d'analyse. Ou bien si tel est, en effet, le drame qui se joue dans notre conscience et notre sang, il est évident qu'en tout état de cause nous ne triompherons des instincts mauvais qu'en fortifiant et en assurant les instincts antagonistes - à moins que nous n'affaiblissions aussi la troupe des instincts mauvais par une prudente application à n'en point occuper, obséder l'esprit de l'enfant .... Car parler sans cesse du mal et du vice, du péché, de la tentation , de la faute à cet enfant que vous dites faible et menacé, c'est le rendre très attentif à ce mal , à ce vice, à ce péché, à ces tentations mêmes. C'est au moins imprévoyant si notre nature est en effet portée à les préférer ou à les subir.
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L'idée du mal finit ainsi par hanter l'enfant le moins disposé à mal faire; c'est une idée fixe; et si elle ne le décourage, elle l'occupe pourtant - périlleuse obsession; peu à peu, elle s'installe en sa conscience, et bientôt régentera sa volonté, sa vie. Je crois qu'à trop entretenir les enfants du mal, on les livre au mal. Si nous leur parlions plus tôt et plus souvent du bien, et uniquement du bien, pourquoi n'assurerions-nous pas mieux en leur conscience l'autorité de la vertu? Préférons ha:rdiment la méthode, j'allais dire la tac-tique du maître qui, au lieu de chercher dans les dispositions instinctives au Bien simplement des alliées pour la lutte contre le Mal, les traite pour elles-mêmes et en vue de leur propre développement. Une exhortation soutenue à résister au Mal n'a guère de sens, dans la généralité des cas, pour l'enfant; et nous risquons d'alimenter les appétits que nous voulons détruire , ou réduire, par notre insistance même à les dénoncer. L'enfant en est comme halluciné : craignez, si vous le croyez naturellement débile, qu'il ne se résigne à la servitude. Obsession pour obsession, j'aime mieux celle du Bien. Non seulement je réprouve cet ascétisme de moine en proie à ses tourments et au Malin, mais je le redoute parce qu'il est plus propre à démoraliser l'enfant, l'adulte même, qu'à les élever. Proscrivons ces habitudes et renversons notre méthode. Sans perdre tant d'heures à discuter la question de savoir si l'être humain naît bon et mauvais, saisissons - si je puis m 'exprimer ainsi - le frêle enfant pour toutes les forces de bien, de vertu, de progrès, de courage qu'il apporte en naissant. Ne l'entretenons pas de vices à haïr : sommes-nous sûrs qu'il comprenne notre langue et suive notre pensée? Au contraire, appuyons fermement cet enfant sur ce qu'il y a de meilleur en lui et en l'homme qu'il est déjà. Et qu'il vive, non plus comme en un sombre cachot hanté de génies grimaçants, tel un saint Antoine obsédé d'impures visions, mais dans un riant et lumineux jardin où jaillissent, embaument, joie des yeux et délices du cœur, les vertus épanouies, aux corolles immortelles. Non, je ne dirai pas constamment à la petite fille ou au petit garçon : ne sois pas méchant, ne sois pas vicieux I Je lui dirai constamment : sois bon, sois pur! L'enfant grandira dans cette exhortation, dans cette confiance en soi-même, dans l'assurance qu'il peut être bon et pur puisque je lui dis de l'être. Il est fort parce que je fais appel à sa force; et il sent en lui les puissances que je lui suppose à bon escient. La moindre de mes leçons accroîtra en lui la faculté d'amour et d'admiration, le fonds humain de générosité, de loyauté, de dignité , de confiance vertueuse, afin que l'idée du mal et du vice n'ait point place en son cœur, ou s'y sente étrangère. Sans me leurrer
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d'espérances excessives, et sans m'abandonner à un optimisme décevant, je crois pouvoir écrire que cette méthode mettrait l'enfant à même de connaître, d'aimer, de pratiquer les vertus qu'une éducation retardataire s'obstine à vouloir arracher à l'empire des vices. Cette méthode est positive; et je la crois aussi la plus pratique. Le plus sûr moyen, à mes yeux, d'épargner à l'enfant, comme à l'adulte, bien des tentations, des déchéances, des erreurs, des vices, c'est de l'occuper fortement à une tâche saine et joyeuse où s'épanouisse son activité, et qui le distraye du mal tout naturellement. L'amour de l'étude et de la lecture, le désir de satisfaire ses parents, la crainte affectueuse que lui inspire son maître, tiennent en haleine un enfant et le laissent insensible aux mauvais conseils des heures oisives. Développer en lui ces heureuses dispositions le sauvegarde du mal plus sûrement que les leçons les plus habiles à le lui faire haïr. La volonté de réussir à un examen, par exemple, détourne l'étudiant de la débauche, ou simplement des plaisirs sots et grossiers où l'on voit s'avilir des jeunes gens pourtant honnêtes. A quoi bon sermonner tant l'enfant et lui peindre avec insistance les vices et travers dont on souhaite le préserver? Donnons plutôt à son activité un but élevé et une direction; et il ne pensera guère aux divertissements honteux. Du moins, il lui sera plus facile de les fuir. Une tâche qui « prenne» l'enfant, l'adolescent, l'adulte; une activité régulière, habilement encouragée, et qui l'absorbe; une ferme volonté de réussir, de percer, « d'arriver », de se créer une situation heureuse : tout cela suscite, émeut, exerce le meilleur de l'âme humaine, naturellement et dignement; et tout cela ayant pour ainsi dire confisqué l'homme ne lui laisse ni le loisir, ni le goût, ni la pensée des bas plaisirs, des distractions dégradantes. Ne perdons point à les lui dénoncer le temps que nous pouvons mieux employer à stimuler en lui les ambitions généreuses et l'amour d'un loyal succès, qui soutient l'homme et le hausse. Cette méthode non seulement n'entretient point l'enfant des vices à redouter, des péchés à ne point commettre, des fautes à éviter, mais elle échauffe en son cœur à la fois l'énergique désir de bien faire et le goùt d'y trouver le bonheur comme la paix. En un mot, la méthode la plus pratique est ici la culture - qu'on me permette ce mot - des vertus pour et par elles-mêmes, directement, immédiatement. La haine du mal et la crainte du vice sont sans doute des éléments très importants d'une éducation prévoyante; mais qu'elles n'en soient jamais la règle! Je « parie » en toute assurance pour cette méthode, la mieux appropriée à l'enfance et la plus féconde. Et quels risques courrait-on, du moins, à la généraliser? C'est avec raison que M. J. Gould, dans sa judicieuse communi-
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cation au è:ongrès de la Haye 1, condamne les histoires et recueils de textes où il n'est question que d'enfants mal élevés et vilains ou de fillettes désobéissantes. C'est dans cette compagnie perverse que nous pensons élever mieux notre fils et notre fille? L'imprudence est grande aussi. Le sujet de nos leçons, ajoutait finement le pédagogue anglais, ce sera « le vaillant Achille, et non le seul Thersite; Ulysse, et non Polyphème ou Circé; Guillaume le Taciturne, non Philippe II; saint Vincent de Paul, non les pirates de Barbarie; le vainqueur de bêtes féroces, de marais ou d'inondations, non le destructeur d'hommes et de cités; le guérisseur, et non l'empoisonneur; l'artiste, et non l'iconoclaste; l'homme tempérant et énergique, non l'ivrogne et l'esclave de la passion ». Il s'élevait contre l'habitude de présenter à des enfants, et dans le dessein de les élever, duelliste, brigand, contrebandier, et l'apache« qui berne et blesse la police ». Au contraire, en ne proposant à l'enfant que de bons exemples, on développera chez lui le sentiment qu'il appartient, lui aussi, à la communauté des gens de bien; et on lui révélera aussi ses aptitudes à progresser, à servir la société utilement. On le placera dans une atmosphère d'héroïsme, de vertus admirables, de réconfort moral, de qualités exemplaires et stimulantes. A la longue, l'âme enfantine en est influencée heureusement. Proscrivons-nous donc l'emploi des contrastes et des contraires? Nullement. « La vue d'un homme abruti par l'alcool et la débauche fait par(ois une grande impression sur un enfant et grave dans une âme un sentiment de répulsion pour le vice telle que toute autre leçon devient superflue 2 • » Ainsi parle un prêtre catholique. Or, est-il bien sûr que l'impression soit aussi décisive et quelle dispense de toute autre leçon? J'en doute; et ce prêtre lui-même, en écrivant ce parfois, disait involontairement ses craintes. Il ajoute avec raison : « On pourrait aussi, à l'occasion, signaler à l'enfant des exemples contraires. Ou rencontre dans nos villes et villages un certain nombre d'excellents enfants, de très bons jeunes gens; les donner en contraste, c'est là un moyen qui est de nature à faire une salutaire impression. » On pourrait ... à l'occasion : la proposition est timide, et le prêtre catholique craint de paraître un novateur outré. Qu'il n'en doute point .: la méthode serait meilleure. Suivons-la. Pour reprendre la conclusion de M. J, Gould, cette méthode est celle qui élève le disciple comme le maître « à la véritable poésie de l'éducation morale ». Un instituteur expérimenté sait trouver des exemples frappants : commentés sobrement, ils émeuvent des enfants, exaltent en eux
1. .Mémoires sur l'éducation morale, déjà cité (La Haye, Marlinus Nijhofî), p. 334. 2. Mémoires, id., communication de M. l'abbé Simon, p. 432.
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la faculté d'admiration, qui est déjà une vertu. Cette émotion même est tendance à l'acte, à l'imitation. Tout d'abord elle attire et maintient l'enfant dans la saine atmosphère où il s'accoutume à vivre sagement, à y respirer la vertu et à s'entraîner au bien sans effort ni artifice. Beaucoup de recueils et de manuels viennent en aide à l'instituteur, le pourvoient de récits, d'anecdotes, d' « histoires )) chères à l'enfant, de biographies émouvantes, d'exemples héroïques pris dans la vie civile et militaire, dans le plus reculé des hameaux ou la plus grouillante des cités. Quel dommage que nos journaux soient si sobres de faits-divers ... vertueux I Et quelle tristesse de voir des enfants mêmes se repaître, sous nos yeux, sous les yeux des parents, d'informations malsaines qui jettent dans leur cerveau des visions laides, brutales, criminelles et érotiques; stimulent en eux des goûts impurs; dérivent leur curiosité sur les faiblesses humaines et les hontes sociales! On ne saurait trop conseiller aux instituteurs et aux institutrices de se composer eux-mêmes des -recueils de faits admirables et d'exemples vertueux : voilà la matière tout indiquée de leurs « carnets de morale n, s'ils en ont un 1 • Ne pourrait-on aussi encourager des écrivains à composer de ces livres pour les écoliers de France ? De tels exemples se prêtent à des entretiens familiers où l'enfant, bien questionné, se livre au maître, se passionne pour les héros , s'anime des vertus mêmes dont il lit, dont il suit le récit attachant. Questions et réponses se pressent et se mêlent, la leçon est vivante; elle porte; l'enfant vit ce que le maître vient de narrer. Et chaque effort qu'il fait pour juger le héros qui l'enchante, apprécier l'action qu'on lui rappelle, les faits qu'on lui signale, exerce son sens moral , l'éprouve et l'assure. Sous les yeux du maître, cet enfant devient meilleur. La méthode qui prétend enseigner la vertu par le dégoût du vice préfère les punitions aux récompenses : ainsi s'explique l'attachement de tant d'instituteurs et de tant d'institutrices aux châtiments et aux moyens disciplinaires afflictifs. Disons d'un mot, et sans insister, que cette pédagogie disciplinaire devrait être proscrite à jamais d'une école primaire française: elle est imprévoyante, ainsi que j'ai essayé de le montrer; elle est anti-républicaine. Mais la méthode qui, au contraire, enseigne la vertu par l'exemple, l'amour et la pratique des vertus mêmes préfère les récompenses aux punitions. Peu de récompense en tout état cause; mais que ces récompenses soient bien choisies, judicieuses toujours, éveilleuses d'encouragement plus que de joie, de modestie plus que de fierté, et jamais d'égoïsme, de présomption ou d'orgueil.
i. Ferdinand Buisson, A propos des • Carnets de morale • (Revue pédagogique du t5 juin 1805).
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L'instituteur républicain n'oublie point que la récompense n'est ni un salaire ni un dédommagement. En quoi qu'elle consiste, elle avertit simplement l'enfant qu'il est dans la bonne voie, et qu'il ne tient qu'à lui d'y rester; et la récompense qui le rassure sur luimême ou le réconcilie avec sa propre conscience le désigne, en même temps , à l'estime de ses camarades, qu'il inspire de son exemple et qui devront envier non point sa récompense même, mais l'acte louable qui l'a méritée. Trop de maîtres n'y ont point réfléchi. A leurs yeux, le colifichet dont ils récompensent un enfant n'est qu'une prime à son amourpropre, un encouragement d'ordre inférieur par conséquent. Sans bien s'en douter , ils flattent en lui l'égoïsme et la vanité, et non la dignité morale. Une émulation grossière saisit la classe entière; et chez les meilleurs sujets, l'empressement à mériter des récompenses est peut-être un insensible avilissement. Au maître de varier aussi le principe et la forme des récompenses. D'abord, qu'il sache les adapter à chaque élève, délicatement et finement; qu'il individualise l'éloge comme le blâme et la récompense comme la peine, afin que l'enfant récompensé, rassuré plus encore qu'heureux d'avoir bien fait et certain d'être dans la voie droite, puise dans l'approbation de son maître la force de progresser encore. Et que, dans certains cas, l'instituteur clairvoyant n'oublie point que pas de récompense est une suffisante punition.
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La méthode que je viens de définir me semble appropriée à nos écoles primaires républicaines : elle oblige un maître à discerner, puis à stimuler les aptitudes de chacun des élèves. Développant chez eux ce qui fait qu'ils sont hommes, donc ce qu'ils ont d'humainement commun, il éveille en même temps leurs dispositions individuelles et particulières, leur personnalité. C'est la condition de toute culture libérale en effet : qui dit éducation morale dit sollicitation et développement de la personnalité. Le mot même d'education définit en une image le programme de l'éducateur : il accouche l'homme que l'élève porte en soi, avec les attributs généraux et les tendances traditionnelles de l'humanité, mais aussi la forme originale, j'allais dire le visage que l'humanité a pris en cet enfant. La difficulté est grande pour un instituteur, pour une institutrice de discerner chez tous leurs élèves la variété des traits individuels dans la communauté des tendances et des aptitudes humaines; mais quelle joie quand le maître y a réussi, si peu que ce soit! Et s'il ne s'y essaie en toute conscience, s'il n'a ni la science, ni l'art, ni le tact, ni le flair nécessaires dans une pareille investigation, que ce maître est donc médiocre et grossier! Je n'hésite point à écrire qu'un tel pédagogue non seulement ne fait rien qui vaille, mais saccage les enfants confiés à ses soins; il les brutalise de son doigté rude; il n'est pas un instituteur républicain; il est le contraire d'un éleveur d'hommes. Mais comment serait-il un éducateur si sa classe est trop chargée d'élèves? Comment pourrait-il, à moins d'être exceptionnellement doué pour le maniement des âmes, reconnaître et fixer le visage de tant d'enfants divers, dont la troupe hâtive se presse dans une même salle, pour les mêmes leçons, soumise aux mêmes règles, confondue dans un même traitement, asservie par raison d'ordre très approximatif à la loi de l'à peu près? L'œuvre de discernement n'est en effet
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concevable que si ce gardien d'enfants, de qui je souhaite regard pénétrant et tact averti, dirige une classe peu nombreuse : l'enfant s'y sent connu et reconnu, entraîné dans une collectivité et élevé pour la vie sociale, mais conscient aussi qu'il y reste soi-même, sous le regard d'un maître vigilant, qui le suit. Quand le nombre d'élèves est trop grand, n'attendons rien des efforts du maître, fût-il le plus probe des pédagogues : il enseigne à l'aventure, il moralise pour la masse; à moins qu'il ne soit tenté de négliger tels ou tels enfants au profit de tels autres - la << tête » de la classe. Quelque mal qu'il se donne pour observer ce petit monde, approprier récompenses et punitions à l'élève récompensé et puni, individualiser cette discipline dont les effets moraux sont décisifs, il n'a point en main tant d'enfants. Indifférents, distraits , attentifs par intermittences et mobiles, en proie au rêve, ils ne l'écoutent ni ne le suivent vraiment. Veut-il donc les en punir alors qu'ils n'en sont point responsables? Si ce petit drame lui échappe - mais quel maître borné 1- ce sont en effet d'autres autorités que la sienne qui, aux meilleurs moments de la vie scolaire ou le plus fréquemment, se saisissent à son insu des enfants : d'autres éducateurs, puissances fatales et aveugles, travaillent à ses côtés et marquent, forment ou déforment l'enfant que n'atteint ni ne retient le maître impuissant et débordé. Disons franchement ce qu'il en est : un instituteur << chargé d'élèves » a communément beaucoup moins d'élè-ves qu'il ne le croit, qu'il ne le dit; et dans cette classe même, le véritable maître n'est point celui qu'on pense et qui parle : c'est le hasard, l'inconnu, le caprice, l'action et la réaction des forces insensibles et déréglées. L'enfant y devient ce qu'il peut, s'il ne s'y gâte. Pourtant, personne ne médite de fixer le nombre des enfants à confier à un maitre : cela dépend d'abord de ce que vaut le maître luimême et son école.· Il est permis tout simplement de dire qu'un instituteur ne doit pas avoir trop d'élèves, plus d'élèves qu'il n'en peut diriger en effet. C'est à ceux qui nomment l'instituteur et l'institutrice, les placent ou déplacent, leur assurent de l'avancement, etc. de veiller à ce que le maître soit utilisé au mieux de ses aptitudes éducatrices. Sous prétexte d'avancement, d'ancienneté, d'intérêts matériels recherchés, d'avantages appréciables et qui tentent les maîtres ou leur famille, pour toutes ces raisons dont on voit de plus en plus le personnel enseignant, ses « délégués corporatifs » s'emparer et qu'ils confondent parfois avec la justice, peutêtre çà et là avec l'intérêt scolaire, n'allons pas confier des é<mles pourvues d'un grand nombre d'élèves à des maîtres malhabiles à observer l'enfance ou niveleurs, ou des classes très difficiles à « tenir » à des instituteurs sans grande autorité, pourvus de plus
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è.'ancienneté ou d'ambitions que de talent et de flair pédagogique. Certains maîtres conviennent à certaines écoles et ne conviendraient pas à d'autres : ce ne sont pas les écoles qui sont faites pour les maîtres; ce sont les maîtres qui sont faits pour les écoles. L'administrateur vigilant ne l'oubliera jamais. Bien à sa place, un maître serait inexcusable de ne point observer assidûment les enfants, surtout aux heures où ils ne se sentent ou ne se croient surveillés, dans la cour et au jeu. Il surprendra dans les yeux et sur leur visage, dans leurs actes, dans leur réserve et aussi leur attitude silencieuse, dans certains mouvements de leur physionomie, de leur confiante nature, la révélation d'une personnalité encore incertaine ou gauche, mais qui apparaît pourtant à qui sait la chercher. D'habiles questions la sollicitent à se découvrir : l'enfant se livre avec ingénuité au maître qu'il aime. Sa personnalité, pour parler comme Montaigne, trotte devant le maître, qui juge de son train. Qualités et défauts, vertus naissantes ou vices déjà triomphants, se produisent alors spontanément; l'instituteur attentif sait à n'en plus douter ce qu'il favorisera chez ses élèves et ce qu'il combattra. Il. a reconnu et dénombré au cœur des enfants les alliés dont il recherche l'appui, et les génies hostiles ou malfaisants qu'il lui faut vamcre. L'école qui entreprend de former les citoyens d'une démocratie Fépublicaine a par là même la difficile mission de satisfaire à deux nécessités : élever socialement des enfants en commun, pour la même patrie et dans le respect des mêmes lois; mais pourtant élever en chacun des enfants l'individu qu'il porte, et sauvegarder dans la communauté de discipline, de vie publique, l'originale figure e.t les dispositions heureuses de chacun d'eux. La variété individuelle importe au progrès coUectif aussi bien que la communauté d'aspirations et l'unanimité des tendances. Telle est la noblesse de l'éducation morale démocratique. Ayant reconnu l'individu dans l'enfant, nous l'exhortons a être ce qµ'il promet d'être. En ce point de notre étude, nous rencontrons le problème en quelque sorte classique de l'éducation de la volonté. Il est bien entendu que nous espérons former des hommes fermes et trempés: l'école primaire y pourvoit dans la mesure où elle le peut en tant qu'institution scolaire élémentaire. Mais ne nous laissons point abuser par certain culte de l'énergie : la volonté la plus ferme ne vaut que ce que vaut l'idéal moral au service duquel on la met. Il ne viendrait à l'esprit d'aucun de nos « professeurs d'énergie » de proposer en exemple à l'enfant la force volontaire d'un « apache », d'un bandit, ou d'un « arriviste » sans scrupule ni retenue, d'un
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brutal sanguinaire, d'un féroce exploiteur d'hommes, etc. : cette énergie-là est criminelle. La volonté, certes, mais morale; car, dit Herbart, le vice comme la vertu a ses héros. Il n'est µoint inopportun de le redire. L' «arrivisme» semble aussi gagner chaque jour le terrain que perdent le scrupule et la délicatesse. Séduits par une sorte de désinvolture à l'américaine et par la superstition de la « lutte pour la vie », des jeunes gens tendent plutôt à se débarrasser des conceptions gênantes et de certaines contraintes. La brutalité décorée du nom d'énergie plaît d'autant mieux qu'elle dispense de réagir contre des tendances douteuses ou très suspectes; et elle pare de belles couleurs l'inhumanité ou le lâche égoïsme, auxquels la véritable énergie résiste. Aussi ferions-nous bien de mettre nos enfants incessamment en garde contre cette aberration, contre une théorie insolente qui fait de nos faiblesses une force, de l'égoïsme une vertu, et qui ruine l'individu, prétendant l'aguerrir. Un siècle d'une telle éducation ferait d'un peuple affiné une horde de barbares. L'homme n'y serait bientôt plus qu'un loup pour l'homme, et s'en vanterait. Le problème pédagogique est le suivant : mettre une volonté forte au service du Bien afin que, servant l'individu, elle ne serve que l'idéal moral auquel un maître prévoyant l'a accoutumé. En sorte qu'on ne doit ni enseigner, ni laisser croire que l'individu vaut en proportion de sa volonté; sa volonté vaut en proportion de l'individu même. Et cela suffit à éclairer le débat. Philosophes, moralistes, pédagogues et dilettantes, en France et à l'étranger, discutent sans relâche ce problème : la liste est longue déjà des ouvrages qui font autorité. Des congrès se sont spécialement réunis, par exemple en Allemagne, pour traiter de l'éducation de la volonté mor:ale'. Aux congrès internationaux de Londres (1908) et de la Haye (1.912), dont j 'ai déjà parlé, de très intéressantes communications ont été faites à ce sujet, plus ou moins directement. Quelques-uns Jes travaux entrepris dans ce domaine sont décisifs; et de plus qualifiés que moi en ont dit la force ou la finesse. Mais il y règne encore, de l'aveu général, beaucoup d'incertitude, soit qu'il s'agisse de définir la volonté, soit qu'on tente de caractériser la tâche et les moyens de l'éducation. L'importance de cette question est capitale; et le moins clairvoyant, le plus gauche des instituteurs sent qu'il fait œuvre vaine à l'école, et peut-être mauvaise, s'il n'y tourne point toute éducation en discipline de vigueur morale, de volonté; si l'enfant ne quitte l'école avec un courage éclairé, mais aussi accru. Cette inquiétude
1. Conférence de Berlin, 10 et 11 avril 1912.
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même est salutaire; elle révèle. un affinement de la conscience professionnelle. En 1887, Evelin écrivait déjà : « On voit dès maintenant les meilleurs esprits se rallier, peu à peu, à cettè pensée que la morale, telle qu'il faut l'enseigner dans nos écoles, n'est pas une science, mais une culture rationnelle et méthodique de la volonté 1 ». Il citait plus loin cette affirmation d'un inspecteur d'académie de l'Oise : cc On peut dire qu'aujourd'hui la culture de la volonté pénètre tout l'enseignement de l'école 2 ». L'optimisme règne en maître dans ces pages; mais « les meilleurs esprits » ont entraîné peu à peu ... quelques-uns des autres . Un malaise croissant a avivé ce souci de rendre plus pratique, moralisatrice en effet, une culture scolaire tout intellectuelle. Seulement, le problème de l'éducation de la volonté était-il posé, et bien posé? Je dirai mes réserves. Communément, on se représente la volonté comme étant avant tout une force de résistance et d'inhibition. Quand nous disons : Cet homme a« de la volonté », nous entendons par là qu'il sait ne point céder, et s'y évertue, à tel instinct, ne point suivre tel penchant : il est fort contre le mal; il se possède. Je ne fais pas le bien que j'aime, et je fais le mal que je hais: cette conception augustinienne, et proprement chrétienne au fond, de l'humaine calamité règne chez bien des hommes qu'on surprend quand on leur révèle l'origine de leur opinion. Elle est et elle reste dans l'air que nous respirons, dans la tradition humaine. A nos yeux, l'homme énergique est celui qui triomphe de cette débilité en quelque sorte originelle. On ne nous dit point toujours où il prend son point d'appui pour triompher, ni à quelle puissance morale cet impuissant fait appel; ·et la religion ou la grâce ne sont point réponse à tout. Bref, cet homme nous semble avoir« de la volonté »; c'est pourquoi il a la force de ne pas capituler devant certaines sommations de son tempérament. Il discipline virilement les forces d'anarchie qui sont en lui. Ce spectacle a sa beauté; et il n'est pas douteux que ces capitulations sont fréquentes chez les hommes, singulièrement chez l'enfant, qui m'occupe ici 3 • Cette conception de l'énergie volontaire est claire et pratique; elle est dramatique aussi. Mais elle suppose une systématisation inacceptable; et elle accrédite une méthode purement prohibitive qui, trompant l'enfant sur sa véritable nature, lui dissimulant les énergies bienfaisantes auxquelles il doit en tout état de
1. Revue pédagogique, n• du 15 décembre 1896, p. 614. 2. Id ., p. 616. 3. A méditer ce passage d'une pièce de théâtre contemporaine : • Vou loir ce qui plait, ce qu'on ambitionne,ou même ce que l'on veut, ce n'est pas de la volonté, ce n'est que désir. Mais accepter la chose contre laquelle toute notre répugnance se d resse, se révolte et se cabre, cela, oui ! Vouloir, c'est vou loir ce qu'on ne veut pas! » ( Vouloir, par M. Guiches, IV, VII.)
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cause recourir, l'occupe davantage des vices à détester que des vertus à chérir, du mal à éviter que du bien à faire. J'ai dit combien je me défie de cette méthode et du système qui la fonde. Ce n'est point dans ce pessimisme de parti pris ou de tradition, ni dans cette psychologie par trop rudimentaire, que nous chercherons une règle pratique pour faire au mieux « l'éducation de la volonté ». L'erreur, du moins à mon sens, vient de ce qu'on envisage la volonté comme une faculté au même titre que l'intelligence et la sensibilité; une faculté qui existerait par elle-même, qu'on cultiverait pour elle-même. A force d'isoler l'acte volontaire, puis de le décrire indépendamment de notre vie intérieure et de l'ensemble de notre activité morale, on en arrivait à créer de toutes pièces une faculté de vouloir, et nos traités de pédagogie rivalisent encore dans l'énumération de moyens ou procédés et recettes pour affermir cette« faculté». Une logomachie nous abuse et finit par mettre des choses distinctes sous des mots arbitraires. Trompés par cette psychologie superficielle dont ils ont été nourris et que l'opinion publique entretient, des maîtres échouent dans leur effort éducateur, parce que la conception psychologique qui les inspire est erronée. M. Ferdinand Buisson a dénoncé cette erreur, accréditée par Cousin et fondée sur une fausse théorie des facultés. « Une faculté n'est qu'une étiquette pour désigner d'un seul mot tout un groupe de faits, mais c'est une étiquette qui présente comme isolés des faits que la nature ne distingue et n 'isole jamais absolument 1 • » Il ajoutait:« Il n'y a ni acte volontaire, ni acte intellectuel totalement indépendant de l'état affectif, du plaisir ou de la peine 2 ». Nous nous trouvons en présence« d'une indécomposable solidarité». Récemment, M. Eugène Martin, professeur de philosophie, écrivait : « La fonction volontaire nous apparaît comme un complexus dont les éléments essentiels doivent être cherchés dans le jeu de notre intelligence, dans celui de nos tendances et dans celui de nos émotions, pour mieux dire, dans tous les groupes de phénomènes de notre vie psychologique 8 . » Ce qui n'empêche point M. E. Martin de sacrifier, à son tour, au préjugé traditionnel et scholastique. Ne consacre-t-il pas son dernier chapitre à étudier « l'action de la volonté sur la volonté l>? C'est au moins abus de mots ou jeu d'école. Mais louons la perspicacité des psychologues : les arbres ne les empêchent plus de voir la forêt. Libre à eux de distinguer dans cette« indécomposable solidarité ,,, pour les commodités de l'étude,
1. Leçon de clôture à la Sorbonne, sur l'éducation de la volonté, le 22 juin 1899 (Revue pédagogique du 15 octobre 1899, p. 310). 2. Id., p. 312. 3. La Psychologie de la volonté (Alcan), p. 159, conclusion.
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ceci ou cela ; d'y analyser, d'y doser en quelque sorte tels ou tels éléments. Il est toutefois bien entendu que ces distinctions purement analytiques et idéales ne correspondent pas à des réalités et que, par conséquent, elles ne nous sont point d'un grand secours dans l'éducation, si même elles ne nous égarent. Retenons enfin que ce que nous appelons volonté, loin d'exister comme faculté innée et sui generis, n'est qu'une « résultante » - la définition est de M. Ribot. On peut faire au déterminisme de M. Ribot de graves objections, et le scientisme a perdu de son crédit, si même il lui reste présentement quelque autorité; mais je n'appelle point graves objections, ni objections tout court, des réserves en quelque sorte sentimentales, et comme pudiques, qu'inspire à tant d'hommes leur ·répugnance systématique et entêtée à s'accommoder de toute théorie déterministe, hantés qu'ils sont par une conception ellemême sentimentale de la liberté, conception qui est pour eux, à la lettre, une croyance et un dogme. Pour conserver le terme usuel, populaire, la volonté est une manière de se comporter et de se conduire, une façon de penser, de sentir, de désirer, d'agir et de réagir devenue habituelle et très aisée, caractéristique d'un individu résolu et ferme. C'est l'expression de toute une activité moral e ; tout un homme s'affirme dans un acte volontaire, et non pas seulement l'énergie d'une de ses « facultés ». La science n'abandonne point pour cela sa prétention d'analyser l'acte volontaire dans son essence, dans ses origines, dans ce je ne sais quoi de premier, d'élémentaire, comme dirait un philosophe ou un poète allemands, qui caractérise notre aptitude à vouloir et à la manifes ter activement. M. Ribot trouve l'humble origine de la volonté dans l'irritabilité de la matière vivante; elle ne serait qu'une des propriétés de la substance, et particulièrement développée chez l'homme 1 • L'origine, peut-être; quant à la cause, c'est gibier pour métaphysiciens. On en débattra donc toujours, même entre gens qui ne font point délibérément intervenir dans de telles discussions des considérations de dignité morale ou des préférences individuelles. En ce qui me concerne, j e ne vois point quelle répugnance peut exciter en nous la théorie d'un Ribot; et si, d'autre part, cette théorie éclaire d'une plus vive lumière le problème de l'éducation, par conséquent accroît nos chances de n'y point échouer ou d'y mieux réussir, pourquoi ne pas s'en inspirer? Le grand point est de savoir où nous menons l'homme, non pas d'où il vient; et je crois
1. Voir F. Buisson, lecon citée , p. 321-322 . • M. Ribot nous a montré le premier germ e dans • cette propriété biologique inhérente à la matière vivante et qu 'on nomme l'irritabilité, dont les deux formes se difTérencient plus tard, sensibilité et
mobilité. •
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qu'une sorte de pragmatisme nous est d'un meilleur secours, pour élever l'enfance, que tel axiome apriorique en tout état de cause invérifiable. On voit bien à l'user si l'enfant s'aide lui-même, si l'école est selon l'écolier, et si la nature assiste le maître, qui ne veut que lui obéir l'ayant d'abord reconnue. Une certitude au moins paraît établie : la volonté n'étant pas une faculté distincte, que l'instituteur puisse saisir isolément afin de l'exercer en elle-même et pour elle-même, il n'y a point à proprement parler « d'éducation de la volonté >>. M. Buisson le dit avec une netteté parfaite : « Toute éducation est une éducation de la volonté ou n'est rien . On forme la volonté en apprenant à penser, à sentir, à agir normalement. Vouloir, ce n'est pas autre chose que conduire son esprit. » Et plus loin : ,, L'éducateur aura fait quelque chose pour la volonté chaque fois qu'il aura provoqué une idée juste, un sentiment noble, un acte d'énergie, chaque fois qu'il aura contribué à fortifier un bon penchant ou à en affaiblir un mauvais, à rectifier une pensée inexacte, à faire voir un peu clair au fond de n'importe quelle parcelle de la réalité interne ou externe 1 » . Telle est, surtout à l'école primaire avec de tout jeunes enfants, l'orientation générale de l'éducation; et" l'éducation de la volonté » s'y fait en même temps : ceci résulte de cela. Si l'école a fortifié chez un enfant le sens du Bien et de la vie morale; si elle lui a donné le goût et le désir d'être l'homme qui se conduit selon le devoir, l'homme qui ne veut que ce que sa nature affinée par l'éducation lui suggère, veut elle-même, le problème de la volonté est résolu pratiquement pour cet enfant-là : quelques exceptions justifient la règle; et c'est d'une règle générale que je suis en quête. << Ce serait un vain jeu de mots ou, si on le prenait au sérieux, dans la pratiqu<-l, ce serait une fâcheuse erreur d'éducation que d'entreprendre de cultiver à part, par une sorte de sélection artificielle, et de surexciter chez l'élève la volonté toute seule, abstraction faite de l'intelligence et du cœur. On ne veut pas pour vouloir, à vide; on veut parce qu'on aime et dans la mesure où on aime 2 • » Il n'est point de « culture de la volonté» qui puisse donner à un enfant une volonté ferme si l'éducation tout entière, que je définirais volontiers une aimantation, n'a mis cet enfant au service d'un idéal moral qui l'éveille, l'attire, le soutienne et le retienne. Une application persévérante à tremper sa volonté, prise comme objet particulier, risque plutôt de détourner l'instituteur de l'éducation généralisée sans laquelle il n'y a ni volonté sûre, ni moralité certaine.
i. Leçon citée, p. 336. 2. Id . , p. 336.
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Je dirai plus, au risque de paraître paradoxal. Tant de soins pour traiter la volonté et pour l'exercer vont contre leur objet puisque la volonté résulte d'un état moral complexe, qu'il faut constituer d'abord et peu à peu, l'acte créant l'habitude et l'état moral que l'habitude entretient et fortifie, mais ne crée point. C'est le fruit mûr qui se détache naturellement de la branche ployée sous l'aimable fardeau : voudrait-on cultiver le fruit avant l'arbre et la branche, et la vie générale de l'arbre, riche de sève active et bien distribuée? L'école est éveilleuse de volonté dans la mesure où elle réalise son dessein général d'éducation. Y instituer, sur la foi d'un stoïcisme noble, mais aventureux, ou d'un kantisme un peu hautain, une culture spéciale de la volonté, même si l'éducation générale n'en devait point pâtir, c'est pour le moins travailler vainement. C'est vouloir étreindre un rêve, un fantôme, une illusion. C'est d'abord aller contre la nature. Seulement, comme il est salutaire daris la pratique quotidienne, et sous cette réserve capitale, d'attirer souvent l'attention d'un enfant sur son aptitude et sa puissance instinctives à vouloir, il est possible de rechercher des moyens pratiques et scolaires de développer la volonté chez l'élève, chez l'homme. C'est en ce sens, mais ce sens seulement, que nous sommes fondés à parler d'une culture scolaire de la volonté. Le maitre intervient opportunément pour aider, accroître l'action totale de l'éducation, et, soutenant la branche que ses doigts experts ont affermie et fortifiée , il tourne le fruit mûrissant vers les plus chauds rayons du soleil, qui vivifie l'arbre même. De sagaces pédagogues ont disserté sur cette partie de l'œuvre pédagogique. Herbart a construit, à l'allemande, tout un système de l'intérêt appliqué à l'attention et à la volonté enfantines. Ce sont là débats familiers à l'éducateur bien renseigné, ou plus curieux, mais à l'occasion sévères et rebutants. Le moins rebelle des lecteurs hoche la tête , çà et là; il ne se résigne pas à croire qu'il faille tant d'analyses savantes et ambitieuses, tant de démonstrations en forme pour trouver quelques règles très pratiques, générales puisqu'il s'agit d'une éducation publique, d'ailleurs revisables, et qui guident un maître dans son entreprise pour élever l'enfance à la virilité. II a le sentiment que ce doit être plus facile, et surtout plus naturel que cela : pourquoi dresser tant de gros livres entre l'enfance et lui, entre la vie et l'école? Ce maître rebuté ou dérouté sent bien que beaucoup d'amour, uni à. beaucoup de bonne volonté et quelque adresse, ne manque point d'émouvoir un enfant; de l'élever au Bien; de lui rendre aimables les vertus et odieux les vices; et de l'élancer allégrement vers un idéal qui le ravisse, qui l'emporte à une hauteur de pensée et de désir d'où son courage ne retombera plus, d'où il ne
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retomberait plus sans ;ouloir aussitôt y remonter. Vraiment la tâche paraît plus simple aux cœurs simples . Ils ne s'embarrassent point, et je les en loue, de toute cette science de cabinet; et l'expérience, la réflexion aidant, les pourvoit au mieux. Voici un enfant doué pour l'étude. Il travaille avec ardeur; son zèle, qu'il faudrait plutôt modérer, est chez lui docilité à un penchant. Ce zèle est méritoire sans doute, mais dans la mesure où suivre la nature est méritoire : notre système de récompenses et de punitions est si sommaire, parfois si grossier! Voilà un autre enfant qui répugne à l'étude : son zèle est capricieux et languissant. Il est donc classé : élève mou et paresseux; et le maître punit cette mollesse, cette paresse, cette mauvaise volonté. Il le punit en fait - de n'être point doué pour l'étude et de n'en point subir le charme attirant; et cet élève, que la nature n'a point disposé à l'étude, expie à l'école cette disgrâce, puisque nous concevons et publions que c'en est une : sa paresse est une faute, personnelle, volontaire et soutenue. Voilà qui est fait pour rendre l'étude aimable à l'enfant peu doué! Et aussi quelle délicatesse, quelle justice que celles de ce maître, d'ailleurs si bien intentionné, qui suppose en fait tous les enfants égaux en intelligence et en dispositions, et va récompensant ou châtiant non l'élève, mais la nature! Convenons enfin que ces notions de mérite et de démérite sont rudimentaires. Une revision de certaines valeurs s'impose en vérité : c'est de l'éducation morale à contresens. Il n'est nul besoin de pratiquer Herbart, Kant et tant d'autres savants auteurs : le bon sens y peut suffire, et des yeux bien ouverts, où luit la sympathie, l'amour, la foi en l'école, donc en l'enfant. Pense-t-on sérieusement aiguillonner ainsi la« volonté » des « paresseux»? Je ne conseille point, on peut m 'en croire, au maître de laisser cet enfant à sa « paresse», encore moins de l'y encourager : l'école publique ne peut pas être une abbaye de Thélème. Mais si l'on escompte de ces punitions un sursaut d'activité, plus de vaillance laborieuse, plus d'entrain à la tâche scolaire, quelle naïveté dans bien des cas! Elles ne font que rendre l'étude et l'école plus odieuses à l'enfant; et loin de fortifier sa volonté - car on s'imagine qu'il manque de volonté ou qu'il ne veut point .....,.. elles l'intimident en accroissant d'autant plus la répugnance à vaincre, donc l'efl'ort à faire à contre-cœur. Sotte pédagogie, et si cruelle! Si vous désirez augmenter chez cet enfant « la faculté de vouloir »; augmentez d'abord l'attrait de l'étude qui lui répugne ou l'intéresse mollement, et à laquelle vous le contraignez par des moyens qui ne viennent point d'elle-même, qui se retournent contre elle en effet : elle fuit l'enfant à proportion de votre beau zèle à le rapprocher d'elle. Posez équitablement le problème, instituteurs dévoués, mais
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si peu clairvoyants! Stimulez le goût de l'étude, et d'abord ingéniezvous à la rendre aimable. Qui sait si votre maladresse, votre ton, votre voix, votre manière abstraite, votre façon peu intéressante d'enseigner les choses les plus attrayantes ne sont pas un peu responsables des résistances de votre écolier : et vous l'en punissez? Cessez dès aujourd'hui de vanter la justice en votre geôle scolaire. Mais si vous savez attirer l'enfant à 1'étude qui Je rebutait, en y ajoutant la persuasion de votre exemple et vos affectueuses exhortations, vous verrez cet élève s'évertuer bientôt avec plus d'entrain, intéressé par quelque côté, par une matière, par une science, par tel ou tel exercice. Servez-vous de ces goûts révélés pour le retenir. Que telles ou telles études lui inspirent enfin le désir, la joie de l'étude! Vous le verrez s'y appliquer davantage : vos punitions le fortifiaient dans ses rancunes ou dans son indiITérence; votre adresse, quelques récompenses bien choisies l'ont encouragé - que ce mot est donc expressif et humain l Ne craignez plus une soumission feinte, une docilité hypocrite, et cette silencieuse rébellion qu'on sent sourdre dans l'école la plus policée et la plus studieuse en apparence. D'autres exemples confirmeraient la méthode, et tout d'abord révèlent combien notre façon de « tremper » la volonté enfantine peut être absurde et démoralisante. Si un homme n'aime pas le bien, s'il n'en a pas la passion, bien agir lui est malaisé par définition; et tous les châtiments du monde n'y feront rien puisqu'ils portent à faux ou ajoutent au grief contre le bien. Reprocherez-vous à cet homme de manquer, en pareille circonstance, de volonté dans l'accomplissement du devoir? Ce peut être exact dans certains cas; encore faudrait-il s'en assurer : c'est plus difficile que punir. En général, c'est que le bien ne l'avait ni convaincu ni attiré, appelé : le problème est tout autre. Il n'y a de volonté, active et soutenue, que si l'éducation a su faire appel à toutes les forces de curiosité, d'admiration et d'enthousiasme chez l'enfant, et solliciter les initiatives favorables qui s'émeuvent en lui. D'un mouvement naturel, il se porte alors à la vertu; et l'effort pour y atteindre, loin de lui être une peine ou une douleur, lui semble heureux et facile, dans le sens de sa nature, conquise au bien. « Avec l'enfant, disait Mme Necker de Saussure, souvent on obtient le plus mieux que le moins, quand le plus est un exercice d'activité et que le moins est une privation pure et simple. » Vue profonde! Inscrivons ces mots sur les murs de toutes nos écoles primaires : ce ne sont pas les écoliers qui y contrediraient, ni les maîtres avisés. L'acte héroïque paraît aisé à l'homme dévoué à un idéal moral haut et fier. Est-ce orgueil? Il pourrait plus mal placer son orgueil. Est-ce naturel penchant? Suivons la nature : nous verrons bien. Ne dites pas que
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cet homme entraîné au grand et qui, d'un coup d'aile, franchit la bassesse ou la médiocrité, est un individu énergique, doué d'une forte volonté : il n'y mit point tant d'effort. Dites plutôt que son âme tout entière est attachée à cet idéal, qu'elle s'y hausse d'elle-même, d'un mouvement irrésistible. L'énergie, elle est dans l'objet qui l'attire à soi, plus encore que dans son cœur ravi. Ce fort, ne serait-ce pas, si j'ose dire, un faible devant le Bien et la Vertu : il ne sait rien leur refuser. Ils le possèdent. Si cet homme tendait sa volonté, ce serait pour résister à l'appel du Bien et de la Vertu: parions qu'il ne le pourrait durablement l Admirez donc l'objet qu'il aime et sert, plutôt que sa magnanimité courageuse, que sa volonté d'homme fort. Dans « l'éducation de la volonté » ainsi comprise, l'émotion joue un rôle prépondérant, non l'ascétisme stoïcien, qui est discipline d'hommes mûrs, mais pas d'enfants à élever; surtout s'il est vrai qu'à l'origine de l'acte volontaire il y a toujours un élément a[ectif, joie ou tristesse, plaisir ou peine. Toucher l'enfant au vif du cœur, tandis qu'on l'exhorte gravement à la vertu, c'est vraiment avoir chance de le disposer à la vertu : il s'y inclinera plus aisément, par là même distrait du vice. Il n'a plus ni la pensée, ni le goùt, ni le loisir d'être vicieux; sa volonté, si vous tenez au mot, tend d'ellemême au bien parce que le bien règne en lui et lui plaît. Ce sont là vérités trop évidentes : c'est pourquoi il les faut rappeler à tant de maîtres, qui les oublient. Maître ingénieux, efforce-toi donc non pas tant « d'exercer » la volonté, ou de la « traiter » ascétiquement, mais d'accroître au cœur de ton élève l'empire des puissances vertueuses et la joie tonique de se sentir docile à cette heureuse tyrannie. Chaque leçon qui « porte », chaque exemple qui le touche, chaque action qui l'encourag·e entretient chez cet enfant les fécondes émotions qui engendrent une volonté forte. Et que le souci de l'assurer, de la rendre plus ferme, te ramène incessamment à l'éducation morale tout entière l En définitive, la volonté de l'homme vaut pratiquement ce que vaut la cause à laquelle son éducation l'a voué, et qu'il aime. C'est donc l'âme de l'école, et non telle discipline particulière ou telle gymnastique volontaire, qui affermit, trempe, aguerrit la volonté; c'est l'élévation des leçons, la noblesse du dessein scolaire, l'ambition, le souci du maître de hausser, plus haut, plus haut encore, chacun de ces enfants, dont il voudrait faire comme la douce proie du Bien, du Beau, du Juste. Défions-nous des tâches qu'on vante comme pratiques, utiles, réalistes, et qui « préparent à la vie » : c'est un avilissement de l'école comme de l'écolier. Rien n'est moins
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propre à soulever l'enfant sur lui-même; et quelle énergie volontaire attendez-vous donc d'un homme qui n'aime point en efîet l'idéal qu'on lui enseignait, parce qu'il y sent une disproportion entre ce qu'on lui offrit et ce qu'il méritait, entre ce qu'il possède et ce qu'il désire? En vain vous tentiez d'exercer mécaniquement sa faculté volontaire : son âme restait inoccupée, au-dessous de son rêve et de ses pressentiments, languissante, à jamais déçue. Éveillez dans le cœur de votre élève un grand intérêt, une généreuse passion, une belle ambition, une vive ardeur à savoir, à sentir, à penser, à bien faire, telle que son être tout entier s'en trouve tendu et exhaussé. Que la cause à laquelle vous espérez l'attacher soit grande et belle! « Il est bien remarquable, en effet, disait récemment M. Paul Bourget en recevant M. Boutroux à l'Académie française, que les plus hautes interprétations de la vie soient aussi les plus propres à nous faire agir fortement et virilement. » Il y a une certaine façon de vouloir rendre l'école populaire plus « pratique » qui en réalité la ruinerait et qui énerverait l'enfance. Vous ne ferez l'enfant actif et énergique que s'il a en même temps la conscience, la certitude qu'il vaut la peine d'agir, et que l'action qu'on propose à sa vie est en effet digne de lui-même, digne de l'humanité. Il agit dans la mesure -où il croit au bien et à cette action même. Notre volonté, c'est notre joyeuse docilité à une foi, religieuse ou non, et l'aveu d'une généreuse croyance. Instituteur, sache donc où porter ton effort : le reste viendra par surcroît. Mon zèle à dénoncer des méthodes vaines ne m'induit point à l'erreur contraire. Il reste nécessaire de prévenir l'enfant qu'il ait à affirmer, dans certains cas, sa « volonté». Une éducation qui s'en remettrait au seul succès de la méthode indirecte, définie plus haut, risquerait d'être molle. Il faut souvent à l'école, et plus tard aussi, en appeler chez l'enfant, chez l'homme à la faculté de vouloir pour vouloir, et tendre directement des ressorts souvent prêts à fléchir; il faut armer la volonté de l'enfant et de l'homme contre des maux et des vices, contre des cupidités et des vilenies. Mais tout cela est affaire de tact chez le maître, et toujours d'opportunité. Et quels alliés l'enfant, l'homme appellerait-il à l'aide sinon les forces généreuses de l'âme humaine, celles-là mêmes qui émeuvent directement et entraînent avec elles la volonté conquise? Accoutumons l'enfant à supporter la douleur et la souffrance, à maîtriser des impulsions mauvaises, à combattre d'indignes penchants, à éviter certaines fautes : mais comment le pourrait-il en effet s'il ne se réfugie dans les instincts favorables et les désirs vertueux que son cœur a choisis comme alliés? En quoi donc consiste
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cette volonté de résistance et de victoire sinon en sa générosité même et en ses ressources de dignité morale? J'aime aussi voir un maître user souvent de maximes morales, brèves et impérieuses; elles sont des ordres donnés à la conscience enfantine, mais bientôt l'ordre que l'enfant se donne fièrement à soi-même. Appel direct, immédiat, et très franc, aux aptitudes vertueuses de l'enfant : il affirme sa force morale à l'instant même où il se promet d'en user. Il est fort par ce qu'il se jure de le devenir; il triomphe déjà du mal par ce serment qu'il se fait d'y résister toujours; il sera vertueux puisqu'il l'est, qu'il a le sentiment de posséder la force qui constitue la vertu. Comment le deviendrait-il donc s'il ne l'était déjà, au moins un peu? Et s'il dit avec force : je saurai vouloir, c'est qu'une voix intérieure lui murmure : tu veux déjà; persévère 1 Ce seul serment d'être vertueux et de vouloir le rester est générateur de force confiante. Associons donc toujours dans l'esprit des enfants l'idée d'énergie et l'idée de volonté. Il est utile qu'ils sachent, et de bonne heure, s'ils ne l'ont déjà éprouvé de quelque façon, que l'action coûte parfois un effort; qu'elle n'est point toujours et partout la facile et naturelle efflorescence d'une pensée claire ou d'un vif amour. Que d'habitudes « à perdre », à combattre, et d'actes coupables à éviter! Que de pensées mauvaises à pourchasser! Que de préjugés à proscrire, de ces préjugés qui sont une facon de vouloir de la pensée abusée! La vie scolaire est féconde en exemples : au maître de les utiliser selon ce dessein. Voici un enfant qui se ronge les ongles : pour rompre avec cette vile habitude, il lui faut beaucoup de courage et d'énergie persévérante. Où trouvera-t-il cette force victorieuse sinon dans un vif sentiment de dignité et de confiance en soi-même? Qui doute de la victoire est à l'avance impuissant. Cet autre, qui vous inquiète, a des habitudes vicieuses, inscrites sur son pâle visage, dans ses yeux cernés : qui le sauvera de cette servitude honteuse, de cet abandon à des instincts grossiers, sinon un amour ardent de la franchise, du besoin d'estime et de confiance, la protestation de tout ce qui est en. lui-même goût, désir honnête, mépris de la laideur, culte de l'honnêteté? Celui-ci se tient mal à son pupitre: c'est toute une réforme de son attitude à tenter. Lui suffira-t-il de vouloir ne point se tenir mal si le sentiment de la dignité, et aussi l'intêrêt bien entendu, ne sont point vifs en lui? Celui-là est emporté, querelleur, impulsif et violent : qu'il apprenne l'art de résister à son tempérament, de le dompter; et comment y réussirait-il si une conception positive de la douceur, de la justice et de l'humaine bonté ne le soutenait dans cette lutte contre ce qu'il y a de moins bon en lui? Ce sont là des exemples immédiats, à portée des yeux et de la main, pour l'instituteur intelL',koLE PRIMAIRE.
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ligent. Il saisit sur le vif l'énergie volontaire, puissante ou défaillante; elle lui donne la matière de leçons émouvantes. Qui dit volonté pour ces enfants dit l'application pleinement consciente, et toujours énergique, à ne pas faire ce qu'ils font, à ne plus être ce qu'ils sont; et ils trouvent en eux-mêmes non pas une faculté volontaire qu'il leur suffise de galvaniser, mais toutes les ressources de dignité et d'amour qui l'engendrent et l'assurent. · Dans ces cas mêmes, en quelque mesure pathologiques, quiconque entrepend une cure de la débile volonté par l'appel direct, mais exclusif, à cette volonté même, ne peut pas réussir. C'est en opposant à l'habitude laide et vicieuse l'amour d'habitudes décentes et nobles, lentement constituées, que je puis espérer gagner ces enfants, les faire vouloir selon le meilleur d'eux-mêmes. Essayons donc de susciter en eux un sentiment moral et d'une vivacité telle que leur volonté, changeant pour ainsi de front, les incline peu à peu vers des images, des idées, des actes décents et nobles supplantant à la longue, de leur propice tyrannie, les images, les idées et les adtes générateurs d'habitudes immorales et séducteurs de la volonté, qui cède au plus fort, n'étant point essentiellement sa force à elle-même. C'est en engendrant chez l'élève un état moral impérieusement actif, et non en stimulant sa « volonté » asservie, que l'éducateur l'a sauvé, libéré. Un simple recours, si persévérant qu'on le suppose, aux forces d'inhibiton n'eût point suffi; le renfort souverain est venu d'ailleurs. Ainsi, en même temps que nous exhortions l'enfant à vouloir résister à cette tyrannie de tendances et d'habitudes immorales, nous cherchions dans les forces positives et saines , disons normales, de sa nature l'assistance qui lui permît à lui-même de triompher, de se renouveler. Être énergique, c'est non pas tant résister à la douleur, au vice, à l'instinct vil, aux tentations mauvaises, aux impulsions égoïstes, que s'abriter dans tout ce qu'il y a de meilleur en nous, s'y réchauffer , s'y reposer, et puis bientôt s'y exalter, et, à la faveur de cette protection même, reprendre haleine, se détourner de ce qu'on a fui, s'assurer dans la pratique des vertus , dont la seule image encourage désormais et stimule notre énergie. Cette discipline volontaire a donc pour principe et pour règle la confiance en nous-mêmes, à condition qu'une éducation sage et prévoyante ait su soumettre, par tous ses enseignements et toutes ses disciplines , notre activité à la règle d'un devoir. Quoi qu'on tente et fasse , nulle culture spéciale de « la volonté » n'en accroîtra la puissance si, en même temps, l'éducation générale, totale, n'élève l'enfant à un idéal de pensée et d'action morales qui l'attire, l'entraîne, le ravisse. Cette méthode seule est féconde; et elle est la plus rapide aussi.
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De ce point de vue, nous découvrons les conditions de la culture du caractère à l'école primaire. Dans la pratique, on associe dans le mot de caractère , qui est un éloge, trois idées : l'idée de dignité, d'indépendance et de force morale, donc de vertu. Dire d'un homme qu'il est« un caractère », c'est louer sa fermeté et aussi sa constance à ordonner sa vie morale selon de clairs principes . Le caractère nous apparaît comme l'épanouissement d'une personnalité énergique. C'est la suprême parure de l'individu. Elle n'est pas le privilège de quelques-uns et, dans une démocratie républicaine, il est permis à tous les citoyens, quelle que soit leur condition, pauvres ou riches, ouvriers, paysans ou fonctionnaires, administrés ou administrateurs, d'avoir « du caractère», de donner l'exemple d'une fière indépendance, d'une application tranquille à vivre selon sa personnalité et selon un idéal moral. Toute l'éducation démocratique, dégageant chez l'enfant, si possible, la personnalité, tend vers la formation du caractère ainsi conçu. Elle veut inspirer à chaque citoyen un sentiment de dignité individuelle, un souci très vif de son indépendance, la ferme résolution, bref la volonté de le défendre tout d'abord en en restant digne, et enfin cette calme assurance qui distingue les hommes maîtres d'eux-mêmes. Toute l'éducation scolaire républicaine tend vers cette conception du caractère. Il est faux de croire, de dire, de laisser dire qu'une telle conception ne peut être réalisée qu'exceptionnellement, chez des individus d'élite, exemplaires, d'ailleurs rares. Où l'instituteur français puiserait-il le courage et l'éloquence - je dis l'éloquence s'il n'était, au contraire, convaincu qu'il peut élever ses élèves à cet état de possession de soi-même, de maîtrise, de force d'âme et d'indépendance? Si imparfait, si précaire que soit l'enseignement primaire élémentaire, si limitée que soit la puissance moralisatrice de l'école, servie, mais plutôt desservie si souvent par la famille et la société, ce maître sait qu'il peut réaliser chez l'enfant l'équilibre de forces d'action et de contrainte - plus ou moins , voilà tout. Et il le tente avec foi, avec allégresse : ce qui est déjà réussir . La condition essentielle pour qu'une démocratie républicaine vive et prospère dans l'ordFe et dans la paix, c'est justement que chaque individu y acquière, puis conserve le calme, la maîtrise réfléchie, la tranquille assurance d'hommes conscients de leurs droits, mais d'abord de leurs devoirs. L'école n'y saurait suffire à elle seule, et pour maintes raisons : j'en ai évalué la puissance moralisatrice aussi équitablement que possible; mais elle fonde cette éducation, qui veut faire l'homme actif, énergique et décidé, pourtant mesuré et pondéré, et lui représente la violence ou le désordre à la fois comme
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des fautes contre le goût et contre la raison dans une société républicaine. La vie fera le reste, et l'éducation que chaque homme se donne à soi-même en silence, infiniment .... L'école primaire ne séparera donc jamais de l'idée de volonté et de caractère l'idée d'ordre et de paix; et jamais elle ne laisserait un enfant confondre l'énergie avec l'égoïsme, l'indépendance avec l'individualisme anarchique, la liberté avec la licence. Ainsi le veut la discipline républicaine. En dernière analyse, toutes les puissances de l'école primaire française , entre les doigts experts du maître qui sait, qui veut les diriger en effet, conspirent à développer chez l'enfant l'énergie et la volonté, moins pour le rendre libre que pour l'accoutumer à la règle, celle de son pays et celle de sa conscience. C'est en ce sens qu'il est permis de dire, en concluant ce chapitre, que l'éducation morale républicaine, telle que la France la conçoit et l'entreprend, est une pédagogie de l'obéissance dans la liberté.
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Que la personnalité de l'instituteur joue un grand rôle dans l'éducation morale de l'élève, personne ne l'ignore et ne le nie; et qui donc prétendrait utile de le démontrer ? Encore faut-il expliquer le mécanisme, pour ainsi parler, de cette action. Le seul contact du maître et de l'enfant durant des heures, das mois, des années, modifie cet enfant, parfois de façon décisive : l'homme qu'est le maître éduque souvent mieux et plus que l'instituteur; et cela n'est pas moins certain des maîtres qui ne s'en doutent pas, ou qui ne s'y appliquent point délibérément. Il est connu qu'un instituteur malhabile ou peu instruit, mais enthousiaste, généreux, tout à sa fonction , dévoué aux enfants, qui le sentent et devinent porteur d'un noble dessein, marque ses élèves, les stimule, les entraîne mieux que tel collègue habile ou savant, mais plus virtuose que maître convaincu. On ne sait jamais quelle part exacte revient dans l'éducation morale aux impondérables, singulièrement à l'action personnelle, et en grande partie inconsciente, de certains maîtres sur certains élèves. Cela même doit nous guider dans le recrutemeut, la préparation et l'avancement des instituteurs, des institutrices, surtout quand il s'agit d'aiîecter des maîtres à tels ou tels postes. Pourvoir une école, c'est, en règle générale, y nommer le maître qui convienne en effet. L'automatisme bureaucratique auquel voudraient nous contraindre sous prétexte d'égalité et de justice certains esprits chimériques, certains groupements corporatifs niveleurs, ne nous fera point, si nous y veillons , substituer des calculs d'ancienneté à des considérations dignement psychologiques et proprement humaines, dont il faut tenir grand compte dans l'administration universitaire, certaines garanties dûment prises. Chaque maître a une faculté plus ou moins grande d'attrait, qui joue un grand rôle dans l'éducation morale des enfants. Et c'est en se plaçant au point de vue de l'en-
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fant qu'on a le plus de chance d'administrer équitablement. L'ancienneté n'est en aùcun cas la raison souveraine; et dès qu'il s'agit d'élever un enfant, trop d'ancienneté, chez un instituteur, ne vaut pas la jeunesse parfois, et même l'inexpérience. Il y a là une influence toute spéciale, subtile, peut-être d'ordre physiologique en quelque mesure, ignorée du maître le plus souvent. Contesterait-on que l'attitude, le timbre de voix, le regard d'un maître enseignent souvent mieux que ses meilleures leçons en forme? Le drame le plus intime, mais aussi le plus émouvant qui se joue dans une école, c'est la lente modification du maître par l'élève. Même inexperts à enseigner, certains maîtres très doués pour l'enseignement moral instruisent l'enfant et le forment excellemment. C'est qu'il les aime, qu'il a pleine confiance en eux, qu'il s'est attaché à ces maîtres; leur personnalité même l'a séduit dès la première leçon. C'est un charme, et comme une très douce sujétion de l'élève au maître. Quel bienfait sans doute, mais pourtant quel péril pour un enfant que cette maîtrise d'adultes sur sa vie, ses goûts, son courage, sa volonté! On l'entend bien ainsi quand on affirme que l'exemple d'un maître est décisif dans l'éducation morale; mais cela est déjà d'un autre ordre : il s'agit de la tenue et de la conduite de ce maître, non plus seulement de sa personnalité, de son aptitude à attirer la sympathie, de ce charme individuel , de cette autorité à demi inconsciente sur la personnalité de l'enfant. Il n 'est pas niable que beaucoup d'hommes doivent, en tout ou partie, la régularité de leur vie, leur probité, leur fidélité au devoir, bref le sérieux et la dignité de leur pensée comme de leur conduite laborieuse, à l'exemple d'un de leurs maîtres plus qu'à ses leçons les mieux venues, qu'à sa discipline proprement scolaire et professionnelle. Que chacun de nous, se recueillant et éprouvant ses maîtres, les juge impartialement : le plus instruit, le plus brillant ne fut peut-être point celui qui agissait le mieux sur notre sens moral; et tel de ces maîtres que nous croyons oubliés, modestes, un peu effacés peut-être, continuent pourtant à parler haut à notre conscience, à diriger nos pas. Cette certitude est ce qu'il y a, peut-on dire, de plus mystérieux dans l'éducation; et c'est pourquoi l'école, même la plus modeste, offre matière à une observation féconde. Tout s'y renouvelle, s'y rajeunit à l'instant où nous pensions, forts de l'expérience, en fixer le visage et l'âme. Du bon maître ou du mauvais , quel est celui dont l'exemple a le plus de prise sur un enfant? J'entends bien que cela dépend beaucoup des dispositions particulières de cet enfant; mais sans être pessimiste, il est permis d'écrire que si le mauvais maître, je veux dire paresseux, négligent et sans probité, n'a pas d'action sur
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l'enfant doué et plein de vaillance, ce maître est pour ses élèves une vivante exhortation à la paresse, à l'insouciance, à la légèreté, à l'hypocrisie, à l'improbité. Il peut vanter le travail, le devoir, l'énergique volonté de progresser; sa personne, ses actes, sa vie, parlent un tout autre langage; et son élève n'entend que ce langagelà. Au contraire, Je vaillant instituteur peut se dispenser de louer à heures fixes la vertu, l'activité, la dignité individuelle, la charité : sa vie même, en classe et au dehors, enseigne tout cela silencieusement; et c'est sa vie, plus que ses leçons, qui élève l'enfànt. Ce sont là vérités banales. Il est bon de les redire à l'heure où vous définissez à l'instituteur et à l'institutrice leur devoir d'éducateurs et leurs responsabilités personnelles. On pourrait, de même, discuter longuement la question de savoir si le maître mauvais a toujours une mauvaise influence, et si le maître bon a une influence bonne infailliblement : chacun répond à cette question selon son expérience et selon la conception plus ou moins flatteuse qu'il se fait de la nature humaine. En ce point de nos recherches, il suffira de rappeler au maître, fût-il le plus docte et le plus expert, que c'est sa personne, sa vie, son exemple, plus encore que ses leçons, qui enseignent la vertu à l'enfant. Je n'exige point naïvement de l'instituteur qu'il soit sans défauts: où trouverait-on de quoi pourvoir de bons maîtres tant de milliers d'écoles? Prenons les hommes comme l'humanité les enfante et les mûrit. Qui sait si le meilleur des maîtres, aimé comme tel de ses élèves, n'agit pas favorablement sur eux, à l'occasion, par quelquesuns de ses défauts mêmes? On a pu écrire que des enfants étaient plus aptes à profiter des fautes de leur maître que des leurs; et Platon, nous dit-on, pensait qu'un bon médecin ne devrait pas avoir une santé trop robuste 1 • Le paradoxe est ingénieux. Retenons du moins que si un maître a le sentiment de ses défauts, il trouvera dans cette expérience de soi-même les meilleures ressources pour enseigner l'art d'en triompher; et je crois bien qu'un saint, s'il s'en rencontrait, serait le plus gauche, le moins sûr des éducateurs. L'essentiel est qu'un instituteur ait conscience de l'autorité moralisatrice ou démoralisante - qu'il a personnellement, en tant qu'homme, sur les enfants. Ainsi que l'a judicieusement écrit M. Jules Payot, bien placé pour connaître les maîtres et les conseiller, « l'instituteur occupe, aux yeux de l'enfant, dans chaque village, une situation prépondérante : il est le centre de leurs pensées. Il représente pour eux la supériorité du savoir, et ses élèves modèlent, plus qu'ils ne le savent et plus que ne le croient les observateurs
L .Papers on moral education, déjà cité. Voir la communication du prof. J. Mackenzie, The task of the teacher, p. l 1.
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superficiels, leurs manières et leur conduite sur celles du maître. Celui-ci a sur eux plus de prestige que n'en ont les parents, parce que les enfants ne voient pas l'instituteur dans le laisser aller quotidien de la famille: il en résulte pour lui une responsabilité d'une extrême gravité. Toutes ses paroles, tous ses actes ont de l'importance 1 • » Le mot de responsabilité dit tout; nul besoin pour ce maître de le proclamer; nul besoin d'affecter une gravité pédante, pour parler familièrement : pontifiante. Dans ce ministère quotidien, il lui faut le naturel et quelque grâce. Les enfants discernent très vite si leur instituteur joue un rôle, ou s'il eat bien ce qu'il prétend être. Le maître comédien ne trompe pas son petit monde; à la longue, il ne dupe que soi-même : les plus ardentes de ses exhortations morales sont vaines si cc le cœur n'y est point». On l'a dit bien souvent. Il n'est jamais superflu de le répéter. En un mot, la personnalité d'un maître n'exerce une influence de bon aloi que s'il est sincère, enthousiaste et convaincu, d'ailleurs modeste, et si cette action tout individuelle a l'aisance de la nature. Les habiletés du plus habile des instituteurs peuvent émouvoir un enfant, à l'occasion; mais si elles sont la règle, si l'art ou l'artifice y paraissent au moins autant que le dessein moralisateur, je n'attends rien de ces leçons, de cet exemple : ce n'est plus qu'un jeu. Si savant qu'il soit, les enfants se ressaisissent très vite : ils n'y sont plus que joueurs aussi, camarades de jeu de leur maître. Malgré la verve de celui-ci et l'entrain de ceux-là, ce n'est plus qu'apparence, ce n'est plus que convention, passe-temps trompeur, hypocrisie même. Dire qu'un tel enseignement n'atteint pas son but, c'est trop peu dire : il déprave l'enfant. Seulement, si la sincérité du maître est nécessaire, comment notre régime de neutralité la rend-elle possible ou licite? N'y a- t-il point contradiction entre ce que j'attends du maître et le devoir de réserve que l'école lui impose? Si cette école lui fait une loi de ne point prendre, dans ses leçons, parti entre des croyances, religieuses ou irréligieuses, et s'il doit au contraire s'appliquer à ne point intervenir personnellement dans ces discussions d'ordre si délicat, quelle efficacité espérer d'un enseignement moral où l'homme qu'est ce maîLre ne doit ni ne peut paraître? En un mot, si ce qui fait justement l'émotion, l'accent, la force persuasive, bref l'action immédiate des leçons, manque par définition? Voyons cela d'un peu près. Il est entendu que nul instituteur public ne voudrait attenter aux croyances d'une famille par le ton ou le contenu de certaines des
1. Réorganisation de l'enseignement moral, Ardèche, 1885. Dans le volume l'Inspection académique, p. 158 (Exposition univer~elle de 1889).
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leçons faites à l'enfant. En pareille matière, et selon le conseil même de Jules Ferry, le plus hardi des maîtres sent qu'il est honnête de s'abstenir : il reste en deçà. Qu'on ne se récrie point! L'émancipation des âmes prisonnières de superstitions ou de croyances sectaires, et surtout celle d'un enfant inapte aux discussions critiques, est le résultat non pas d'appels directs à l'affranchissement, mais d'une longue discipline d'éducation, qui tout ensemble dissout et reconstruit dans l'enfant, à son insu, insensiblement. Quelle erreur de penser qu'une leçon brutale, très « anticléricale », comme aussi bien une leçon sermonnante et prédicante, puisse modifier la croyance d'un individu, le faire croyant ou libre penseur en quelque sorte par voie de démonstration ou par syllogisme I Cette méthode grossière ne préparerait au maître que des déceptions. La libération morale d'un élève résulte de l'ensemble des leçons scolaires, et le maître lui-même n 'y fait que sa partie dans un chœur, si l'on me permet cette comparaison. Un mystérieux travail se poursuit dans la conscience des enfants qu'il instruit; une habitude s'y perd, mais une autre habitude s'y forme. C'es t la mort lente d'une croyance peut-être, que la conscience portait sans se l'incorporer, d'une foi, d'un culte, d'un dogme au cœur de l'homme; et c'est la naissance, l'éveil, la croissance, plus lente encore, d'une autre foi, d'une autre croyance, d'un autre dogme d'affirmation ou de néga tion. L'évolution morale se poursuit et s'achève en silence, et comme à loisir, tandis que la conduite et les mœurs de cet homme restent pour quelque temps encore, peut-être pour toujours, inspirées et commandées par la croyance qu'il avait, qu'il n'a plus. Cette évolution morale ne modifiera conduite et mœurs de l'homme que longtemps après avoir occupé sa pensée et son cœur; elle se fait, se parfait non point à l'appel martial et autoritaire d'un maître impitoyable, agressif ou sectaire, mais sous l'action quotidienne, obscurément libératrice et douce - avec les ménagements de l'accoutumance - du maître et de l'école, qui conspirent dans le même dessein ennoblissant et libérateur. Bien plus, des leçons agressives ou négatrices, des confidences personnelles déplacées, un enseignement moral directement révolutionnaire , des critiques haineuses ou qui visent au ridicule, des polémiques plus ou moins avouées et franches confirment plutôt, à la longue, et après le premier trouble de la surprise, les préjugés et la croyance, même superstitieuses, dont un maître aussi sot que peu scrupuleux penserait se débarrasser par des négations ou des boutades. L'insistance à « démolir », qu'il s'agisse d'adultes ou d'enfants, atteint son but si rarement! Et l'école neutre l'exclut par définition , organiquement, légalement. L'instituteur, croyant ou
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incrédule, mais dévoué à l'éducation morale des enfants dont il a la responsabilité, forme leur raison qui s'assure, leur conscience qui s'éclaire, sans abus d'autorité et, peu à peu, transforme les enfants sans pourtant les violenter, ni eux ni leur famille. Quiconque doute de cette vérité et conteste la méthode ignore tout et de l'école et du cœur humain. Dès lors, il est non seulement inutile, et illégal en tout état de cause, mais périlleux pour l'œuvre éducatrice même qu'un instituteur se croie jamais permis, par désir de sincérité sinon de prosélytisme religieux ou irreligieux, de confier à ses élèves ses propres croyances, confessionnelles ou philosophiques, ses conceptions politiques ou métaphysiques, ses préférences, ses amours et ses haines. Ce n'est point cette sincérité-là qui importe à l'éducation morale démocratique, ou qui féconderait les leçons de notre école. Il s'agit d'une autre sincérité, plus difficile et plus profonde. Je demande à cet instituteur de posséder, d'entretenir jalousement la conviction qu'il fait œuvre bonne et urgente, et qu'en lui l'homme ne desserve point l'éducateur - tout simplement. Je ne requiers point dù maître qu'il pense ceci ou cela en matière religieuse ou philosophique; mais j'exige, au nom de l'enfant et de la nation, qu'il croie en l'école et en l'éducation, donc en sa propre action professionnelle, en son exemple, en ses leçons, en toutes ses leçons. Catholique, protestant, israélite, libre penseur ou athée, peu m'importe et peu importe à ses élèves comme à ses compatriotes, s'il croit en la moralisation de l'enfant par son école, et s'il s'emploie à personnifier cette école au mieux de cet enfant. Il ne se livre point à nn métier, qui ne serait qu'un gagne-pain de mieux en mieux renté, et à heures fixes : il est en effet l'homme de sa fonction - ou bien il n'est qu'un acteur jouant son rôle distraitement. Si personnellement cet instituteur n'a point la certitude que l'œuvre scolaire est efficace et heureuse, je n'attends rien de ses plus belles leçons; et l'enfant n'y sentira point l'accent émouvant, persuasif, communicatif de la sincérité, qui suggère le ton et le moyen, et qui touche au vif de la conscience les élèves attentifs. Oui, peu m'importe ce .que ce maître pense de Dieu, des Eglises. de l'au-delà, de la mort, s'il est d'abord convaincu qu'indépendammenl de toutes les religions et de tous les systèmes confessionnels, c'est-à-dire dans l'hypothèse même de l'école neutre, il y a place pour une instruction morale, pour l'éducation de la conscience et de la liberté. Ce n'est donc pas assez de dire que l'instituteur ne doit jamais attaquer, sous quelque forme que ce soit, telle ou telle religion, tel ou tel culte dans sa classe. La neutralité qu'on lui demande, et à laquelle il est tenu, est plus intelligente en vérité. Il doit savoir,
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puisqu'il se mêle d'instruire, et puisqu'il commente le passé, que les formes de confessions et de cultes les plus rudimentaires recèlent · une p"Ure aspiration. Elles étaient, elles sont encore pour tant d'êtres humains pour ainsi dire l'enveloppe imparfaite, grossière souvent, et toujours provisoire, d'une foi morale essentielle à l'homme, d'un idéal de vie meilleure, d'une espérance qui dépasse l'heure présente et la terre même, d'un désir sans doute vague, mais vivace et immortel, de mieux-être et de perfectionnement qui réalise déjà, au moins en pensée, dans l'homme qui espère et qui veut, l'homme ennobli qu'il sera. Si l'instituteur le sent vivement, et s'il a su dégager pour luimême cette unité humaine, dans le temps et dans l'espace, des religions concurrentes, sur bien des points contradictoires et antagonistes, et s'il s'est résolu à concevoir i'instituteur public comme l'homme qui, aux yeux de l'enfant et de la nation, personnifie la foi en ce progrès comme en cette immortelle espérance, c'est tout l'enseignement de ce maître qui s'anime et qui se fait persuasif naturellement. Il n'élève point l'enfant contre quelqu'un, contre des prêtres, contre des dogmes, contre un régime. Il aide plutôt l'enfant à dégager de sa conscience cette aspiration essentielle, qui est comme le souffle de sa vie morale. · Ainsi, le bon instituteur n'est point celui qui, aux applaudissements de quelques familles ou de politiciens mauvais conseillers, serait tenté de se livrer en classe à de haineuses polémiques où à des professions de foi contre ou pour des religions. Jules Ferry disait au Sénat, lors de la discussion de l'article 4 de la loi du 20 décembre i880: « Par cela seul qu'il y a des religions reconnues, qu'il y a des cultes salariés, ces différents cultes ont droit, de la part des représentants de l'État, au plus absolu respect. Voilà en quoi la situation d'un pays dans lequel l'Église n'est pas séparée de l'État diffère de la situation qui serait faite à l'enseignement public dans un pays où l'État et l'Église seraient séparés. Oh I alors, liberté entière de pensée, de conception et d'exposition chez celui qui professe au nom de l'État; mais dans la situation actuelle, celui qui professe au nom de l'État français doit être souverainement respectueux de la foi catholique, de la foi protestante, de la foi israélite 1 • Je ne souscris point à toute la déclaration de Jules Ferry. Même en régime de séparation, l'instituteur public n'a point le droit, et justement parce qu'il enseigne dans les écoles d'un État séparé des Églises, de mettre au centre de son enseignement ses propres pré)>
t. Discours au Sénat, à propos de l'enseignement secondaire des jeunes filles. Voir Discours de Jules Ferry, édition Robiquet (A . Colin), IV, p. 14.
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férences et antipathies, religieuses ou irreligieuses, théistes ou athées. Même dans ce cas, je refuse à l'instituteur public le droit d'alimenter ses leçons morales à ses croyances personnelles, quelles qu'elles soient ou deviennent; encore moins le droit de fonder ses leçons, ses conseils sur des conceptions - religieuses ou philosophiques, affirmatives ou négatrices - strictement personnelles. C'est surtout depuis que la République a séparé l'État des Églises que l'école publique est neutre en effet, et que je comprendrais le moins que des maîtres institués par l'État, émancipé des Églises et neutre enfin, vinssent faire de l'école publique ou bien la servante ou bien l'adversaire de religions particulières. C'est maintenant que, l'école étant neutre tout à fait dans un ÉLat laïcisé, l'instituteur doit l'être. « Mais l'instituteur neutre, s'écriait un sénateur à la droite, M. de Chesnelong, le 2 février 1.886, au cours de la discussion en première lecture de la loi de laïcisation de 1886 (art. 1.2), qui donc l'a vu, qui donc l'a rencontré? Il n'y en a pas, et j 'ajoute qu'il ne peut pas y en avoir. C'est qu'il n'est pas donné à l'homme d'être neutre vis-à-vis de Dieu. Quand il ne l'adore pas, il le blasphème, et quand il ne l'aime pas, il le hait. » La droite applaudissait ces sophismes. Gardons-nous de toute équivoque; et voyons les choses avec sangfroid, puisque de ces sincères républicains, aujourd'hui encore, hésitent à conseiller au maître telle ou telle attitude en pareille matière. Nul ne demande à l'instituteur public de n'avoir personnellement aucune opinion, religieuse ou philosophique, et la neutralité scolaire républicaine s'accommode fort bien de convictions fermes , reli gieuses ou irréligieuses, chez ce maître. Seulement, si un homme estime impie, ou simplement stérile, toute éducation morale qui n 'est point fondée sur une doctrine confessionnelle. ou religieuse particulière, au moins sur une notion de Dieu bien définie, sa place n'est pas dans nos écoles neutres. Il se récuse lui-même puisqu'il envisage une telle discipline comme impie et stérile : qu'il s'en aille! Qui le retient? Je ne puis croire qu'il accepte pourtant d'y enseigner; qu'il donne le triste exemple d'un maître qui, par métier ou pour vivre, par résignation, par lâcheté ou par incurie, fait une œuvre qu'en conscience il juge mauvaise ou vaine; et ses leçons manqueront toujours de cette sincérité émouvante sans laquelle elles demeurent inefficaces, d'abord sans loyauté ni accent. L'instituteur qui personnellement n'es t point neutre, ou qui réprouve l'idée de neutralité, donc à qui sa conscience fait un devoir de ne l'être pas
1. Voir le Journal officiel du 3 février 1886. Voir aussi Mémoires et documents scolaires de musée pédagogiqu e, fascicule n' 10, p . 144.
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pour lui-même, est-il qualifié pour enseigner .,à l'école publique qui, légalement, entreprend de donner à ses élèves une instruction morale indépendante de toute religion? Il s'y sentira mal à l'aise, toujours en deçà ou à côté de son devoir d'homme, de croyant. Tenté d'emprunter à sa foi, à sa religion, à son Église les moyens de soutenir l'enseignement moral, et désireux cependant de respecter loyalement le statut de neutralité, comment ce maître trouverait-il jamais la paix et la joie intérieures, d'abord la satisfaction du devoir accompli? S'il est pourtant inquiet, irrésolu, malheureux, qu'espèret-il lui-même de ses leçons? Quiconque accepte et conserve les fonctions d'instituteur public, et d'abord les recherche, s'engage à donner avec foi et vaillance une instruction morale sans le secours des cultes ni la collaboration des prêtres, pasteurs ou rabbins. Il croit donc, à tout le moins, que cette entreprise est légitime, que ce dessein est praticable. Voudrait-il donc enseigner en désaccord avec soi-même ou à contre-cœur? Qu'il choisisse 1 Le 19 janvier 1910, M. Ferdinand Buisson rappelait à la Chambre ce qu'il entend par la neutralité du maître, qu'il avait définie déjà dans le Manuel général du 11 août 1906 : « Est matière d'enseignement primaire et, par conséquent, d'affirmations formelles, sans réticence et sans souci de neutralité, tout ce qui n'est contesté par aucun homme en son bon sens. << N'est pas matière d'enseignement primaire · obligatoire et, par conséquent, ne doit pas être enseigné autoritairement à l'école tout ce qui soulève des contestations entre les hommes 1 . » La définition est nette, en apparence irréprochable, mais très approximative et, partant, discutable encore. Le moins fanatique des croyants n'admet point comme contestable que la foi en Dieu soit nécessaire dans toute éducation morale digne de ce nom; et il s'autorise de certaines déclarations des organisateurs mêmes de l'école << neutre», de certain chapitre des« devoirs envers Dieu)>. De même, le moins fanatique des catholiques et des protestants ne doute point que la croyance en Dieu, et en une morale qui mène à Dieu comme elle vient de lui, soit commune aux hommes en leur bon sens; et jamais ils n'admettraient que l'école élémentaire pût tenir compte, dans quelque mesure que ce fût, de l'athéisme, au demeurant peu représenté en France. La définition que propose M. F. Buisson ne satisfait donc que ceux à qui elle est superflue, qui acceptent comme évident le principe de l'école neutre et son dessein comme légitime plei- . nement. Comment pourrait-elle rallier de sincères croyants?
1. La Foi laïque, p. 236.
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S'ils tolèrent l'école neutre par un généreux désir de concorde, ils nient qu'elle puisse être féconde, vraiment éducatrice du sens moral, des habitudes honnêtes, des consciences. Le moins qu'ils lui reprochent, c'est, dans la meilleure hypothèse de succès, de provoquer un déficit : en supposant que cette éducation puisse être bonne tout de même, elle eût été meilleure si le maître n'avait pas eu le devoir de rester neutre. Mettez un croyant dans notre école neutre comme instituteur, s'il accepte d'abord d'y persévérer et d'y être honnêtement ce que la loi lui dit d'être en effet : il y enseignera avec diligence, puisqu'il est probe. Mais justement parce qu'il est probe, l'homme qui est en lui doute de l'efficacité, sinon de la légitimité de ses leçons à l'heure où il les expose à son élève. Quand là voix se fera plus persuasive, la démonstration plus pressante, la conscience religieuse du croyant qu'il est se dira à elle-même, silencieusement, le vif regret, peut-être le remords de ne pouvoir féconder .de la croyance religieuse qui l'anime ces leçons obligatoirement neutres; et le sentiment qu'il fait œuvre inutile, qu'en tout cas il ferait œuvre meilleure s'il avait le droit d'appeler à l'aide, puis de communiquer sa croyance personnelle et de s'en autoriser toujours, affaiblira la leçon de ce maître croyant, mais zélé à être neutre, si pressante que vous la conceviez. Se dire : « Comme je réussirais. si je laissais parler ma religion et mon Dieu! » au moment même où l'on fait à l'école indépendante des religions des leçons de morale neutres., ce n'est pas une disposition favorable à l'enfant qui écoute, ni propre à rendre le maître persuasif. Que conclure? Si ce maître est catholique, protestant, israélite sincère et pratiquant, et en supposant qu'il se croie autorisé par son prêtre ou sa conscience à faire office d'instituteur public à l'école neutre, le sentiment qu'il a et garde de sa foi confessionnelle, au moment même où il s'applique à respecter la neutralité scolaire, énerve son enseignement moral. S'il est sceptique et indifférent en matière religieuse - , voici le dilemme: ou bien ce maître enseigne machinalement, sans accent, parce que sans foi; donc sans succès, au risque de compromettre la notion du bien et du mal, de la vertu , du devoir chez les enfants que ses leçons n'auront ni conquis, ni émus. Ou bien il trouve dans son cœur, libre de toute préoccupation confessionnelle, « la foi laïque », la croyance rationnelle en la dignité et en la possibilité d'une culture morale qui s'est défini à elle-même, en dehors de toute religion et de toute forme èu1tuelle, son but et ses moyens. C'est dans cette dernière hypothèse, convenons-en, que l'instituteur public réalise le plus aisément la conception de l'école neutre. Il
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enseigne selon sa foi même, selon ses conceptions personnelles, d'accord avec sa conscience pleinement, de tout son cœur. Comment serait-il jamais tenté d'en appeler soudain, et indiscrètement, à un culte, à une Église, à la religion, à Dieu soit pour les critiquer, soit pour les vanter, puisque lui-même a organisé sa vie indépendamment de tout culte, de toute religion , de toute Église? Va-t-on craindre qu'il blesse toutes les croyances parce qu'il ne les a plus ou ne les a point? Craignons plutôt du catholique qu'il soit injuste à l'égard du protestant; du protestant qu'il soit haineux à l'égard du catholique; et puisque tout risque d'indiscrétion, quoi qu'on fasse, ne peut être écarté de l'école si le maître ne s'y évertue loyalement et avec vigilance, j'ose écrire que c'est le maître tel que je l'ai défini qui présente, quant à la tolérance et à la neutralité scolaire, le plus de garanties d'impartialité et de tact. Il anime sa vie et il la règle selon une conception positive, qui elle-même est action; il anime et règle son enseignement, fidèle à l'esprit comme au programme de l'école républicaine, d'une conception positive aussi: la négation n'y a point place. C'est emprunter encore aux confessions religieuses que les railler ou les attaquer à l'école : l'instruction morale laïque ne les connaît ni pour les louer ni pour les combattre. Et puisque cet instituteur, laïque en effet, réalise pour lui-même, dans sa vie privée et civique, cette fière et franche neutralité exempte de polémiques et de haine, gageons qu'il maintiendra aussi son enseignement à cette hauteur et dans cette sérénité. L'école a le maître qu'elle mérite. Ainsi, doué pour réussir et qualifié pour conserver dans ses leçons la neutralité qu'il doit aux enfants comme à leurs familles, ce maître offre tout ensemble les garanties de compétence et les e-aranties de probité. Il y est bien l'homme à qui la nation fait confiance, et dont l'enseignement comme l'exemple sauront toucher l'enfant au vif du cœur. La pensée maîtress('} des organisateurs de l'école primaire française est là : et qui donc sera surpris de lire qu'ils concevaient ainsi et nettement le maître qui , à leur gré, conviendrait le mieux à cette école? Le 20 décembre 1.906, dans le grand amphitéâtre de la Sorbonne, dans une cérémonie en l'honneur de Jules Ferry organisée par la Ligue française de l'enseignement, M. Ferdinand Buisson retraçait l'œuvre du grand laïcisateur, livrait « le fond de sa pensée », cherchait dans le discours prononcé par Ferry au Congrès pédagogique du 1.9 avril i881 cette pensée maîtresse organisatrice : faire de l'école primaire, « de l'école du moindre hameau, du plus humble village, une école d'éducation libérale ». Oui, répétait encore Jules Ferry, oui « l'on peut dire que, dès le premier et le plus humble
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échelon, c'est une éducation libérale qui commence pour la nation tout entière ». Et Ferry, intéressant à cet effort les instituteurs et les institutrices, leur demandait avec force leur collaboration joyeuse, dans son discours aux sociétés savantes, en 1.880 : <c La bureaucratie peut beaucoup en ce pays de France, mais elle ne peut pas faire la réforme de l'esprit. Le véritable organe de cette réforme, celui qui peut seul la seconder et la faire vivre, c'est le maître même, et c'est à lui qu'il faut faire appel, parce que c'est lui seul qui donnera le concours efficace : la force morale et le bon vouloir. De même que la pédagogie nouvelle est fondée sur cette pensée qu'il importe bien plus de faire trouver à l'enfant le principe ou la règle que de les lui donner tout faits, de même, Messieurs, l'Administration de l'instruction publique, telle que je la comprends, doit s'occuper essentiellement de susciter l'énergie des maîtres et mettre partout en jeu leur initiative et leur responsabilité. Voilà pourquoi nous faisons appel aux maîtres et nous voulons les consulter. C'est une espèce de self government de l'enseignement public. » Parole profonde et hardie, et dont nous voyons présentement se développer les conséquences en quelque sorte prophétiques I Un sûr instinct conduit les instituteurs eux-mêmes à des revendications dont l'audace ou l'âpreté nous déconcertent, nous inquiètent, et parfois nous irritent. Le temps assagira les imprudents; l'ordre se fait déjà dans cette effervescence de groupements corporatifs plus actifs qu'éclairés, et qui tâtonnent encore, dans la voie même où la République, à l'appel de Jules Ferry, les engagea en toute confiance et justement.
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<< Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps .à l'expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l'œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n'avez d'autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l'effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d'obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d'une incessante amélioration morale, alors la cause de l'école laïque sera gagnée, le bon sens du père et le cœur de la mère ne s'y tromperont pas; et ils n'auront pas besoin qu'on leur apprenne ce qu'ils vous doivent d'estime, de confiance et de gratitude. » Ainsi s'exprimait Jules F~rry, en 1883, dans sa lettre aux instituteurs : il faisait confiance aux maîtres comme à l'enseignement nouveau. La France a ratifié son jugement. Quelques années après, en 1889, Lichtenberger exposait les résultats de cet enseignement moral et de cette éducation, du moins ceux des résultats qu'il est possible de saisir et d'énumérer sans doute. L'accueil des familles, en effet, était partout encourageant. << L'enseignement moral donné à l'école, écrivait-il, est bien vu des familles. « Un progrès manifeste s'est accompli, et la laïcisation de nos écoles, seule garantie efficace de la liberté des consciences dao·s un pays divisé d'opinions religieuses, est acceptée sans difficulté par l'immense majorité des citoyens 1 • » Malgré l'hostilité des partis cléricaux, l'éducation morale républicaine s'est affirmée. Pour tout observateur non prévenu et impartial, l'école primaire a fait ses preuves; et si elle n'a pas arrêté certains
1. Rapport déjà cité, p. 118.
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mouvements de dissolution morale que la société favorise, ou qu'il n'est pas au pouvoir de la seule école de contenir, qui donc contesterait de bonne foi que l'école républicaine a justifié les espérances des fondateurs? Le constater n'est ni complaisa:_ce ni naïveté; mais il n'est pas non plus question d'attribuer au seul enseignement moral certains de ces succès décisifs. Lichtenberger l'avait dit déjà dans son rapport de 1889, en citant un extrait d'une des communications reçues au cours de son enquête : « Le progrès moral très sensible que l'on constate est moins le résultat de l'enseignement moral proprement dit que de la vigoureuse impulsion qui a été donnée à l'éducation populaire sous toutes ses faces. Les instituteurs étant plus zélés, ayant au plus haut degré le sentiment du devoir, les élèves sont aussi plus laborieux, ils prenent l'école au sérieux et y viennent avec plaisir 1 • » La tradition républicaine est désormais assurée; et l'école primaire a pris, de plus en plus clairement, conscience de ses responsabilités, de ses limites, mais aussi de sa puissance moralisatrice. Il est impossible d'apprécier exactement, en pareille matière, la valeur pratique d'écoles, de doctrines, de méthodes, et encore les sûrs résultats d'un enseignement à un moment donné. Les maîtres consultés peuvent sembler généreux, mais aveuglés par leur ardeur optimiste; ou trop intéressés à se dire satisfaits; ou enclins à l'éloge officiel; ou bien aussi, çà et là, tentés de dissimuler la vérité si elle n'est pas réjouissante. Mais les moyens d'investigation ne font pas défaut à qui a l'expérience des écoles et des instituteurs; et telle eI\quête discrètement menée, aux bons endroits, renseigne mieux que des consultations publiques ou bruyamment entreprises. Enfin, il y a, parmi l'élite du personnel enseignant, des instituteurs et des institutrices fort capables de dresser leur bilan sans y déguiser leurs déceptions ou leurs craintes, et sincères dans leurs confidences. Doutent-ils donc aujourd'hui de l'école et de l'éducation morale démocratiques? Je me suis renseigné, à maintes reprises, et pas seulement au cours d'inspections officielles, auprès des inspecteurs primaires; et des maîtres m'ont dit, m'ont écrit leurs franches impressions, leurs observations, leurs vœux, leurs inquiétudes parfois, leur espérance tenace. Pourquoi ces instituteurs seraient-ils moins dignes de foi que tant de nos critiques professionnels, acharnés à railler l'œuvre et à mépriser l'ouvrier, sans d'ailleurs les connaître? L'irrégularité de la fréquentation scolaire paralyse le maitre le plus dévoué, l'école la plus active : la plainte est commune. On sait le
1. Rapport cité, p. 45.
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nombre des illettrés; à leur ignorance tout intellectuelle, jugeons aussi de la médiocrité de leur éducation morale. Qu'attendre de nos écoles si les enfants les fréquentent mal? Nulle loi ne sera trop draconienne qui fera passer dans les mœurs l'obligation de fréquenter assidûment l'école choisie par la famille. Là même où la fréquentation est régulière et l'école excellente, le maître a le sentiment que la famille ne l'aide point dans sa tâche, si même elle ne le dessert. Indifférents ou malveillants , passifs ou susceptibles, toujours prêts à prendre le parti de l'enfant contre le maître, ou légers eux-mêmes sinon dissolus , trop de parents défont le soir ce que l'instituteur, ce que l'institutrice édifie dans la journée. A tout le moins n'envoient-ils pas toujours leurs enfants en classe à l'heure; ou bien ils les laissent vagabonder dans la rue, les cours, les chemins, sur les quais, où ces petits garçons et ces petites filles prennent de si mauvaises habitudes , assistent à des scènes laides ou immorales, et se dépravent plus qu'ils ne s'exercent à la vertu. La négligence familiale et la rue - quels adversaires redoutables pour le maître le plus zélé, pour l'école la plus vaillante 1 On ne l'a pas assez dit, mais surtout qu'a-t-on fait pour atténuer ces maux? Les alentours mêmes de nos écoles sont souvent démoralisants et féconds en souillures; et la rue trop souvent ruine l'école. Les doléances des instituteurs sont connues, et, pères de famille eux-mêmes, ils n'apportent point toujours pour leurs propres enfants l'empressement à collaborer qu'ils se plaignent de ne point trouver chez les parents de leu.rs élèves. En revanche , des familles prennent leur tâche plus à cœur; et j'ai entendu des maîtres s'en féliciter. « Les parents, m'écrit une institutrice, se désintéressent par trop des progrès de leurs enfants; mais il leur arrive parfois de m 'exprimer leur heureuse surprise de constater chez elles une amélioration : la fillette est plus prévenante, plus travailleuse, plus obéissante, etc. » C'est à l'éloge de l'école, de l'institutrice; et ce sont là résultats réconfortants. « Les enfants ont changé, dit tel père; ils saluent, ils ne disent plu,S de sottises .... » Un instituteur prend acte de ces progrès : « Les parents constatent que les enfants obéissent mieux à la maison quand ils fréquentent la classe depuis quelque temps, remercient plus aisément quand on leur donne quelque chose, cèdent plus volontiers et disent souvent : il ne faut pas faire cela, Monsieur l'a défendu. » Les parents ne vont pas au delà de cette constatation; ils ne s'emploient guère à soutenir, à aider le maître ni l'école. « Toutes les fois que j-e le juge bon, m'écrit un instituteur, je fais intervenir les parents; généralement, dans ces cas, je suis approuvé e~ secondé, et les bons résultats de cette collaboration ne se font pas attendre. Je n'ai cependant pas toujours réussi. »
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En pareils cas, l'école primaire vaut ce que vaut le maître; et c'est son autorité sur les familles, plus encore que l'institution scolaire même, qui me garantit l'efficacité de ses leçons. Le problème de l'éducation cesse, à de tels moments, d'être proprement scolaire. J 'en dirais presque autant de toutes les leçons où le maître, utilisant dans nos écoles le moindre incident et le moindre fait, accoutume l'enfant à la dignité et à la vertu par des leçons faites à ce propos, improvisées sur l'heure ou préparées pour le lendemain. Cette morale occasionnelle, dont j'ai défini l'effet, mais aussi les limites, a son prix quand le maître est habile. « Il y a quelques jours je cite un instituteur - des enfants reprochaient à un camarade de ne pas aller à la messe, de ne pas aller ·communier avec eux. Je leur ai fait remarquer que si quelqu'un voulait les empêcher d 'aller à la messe, ils ne seraient pas contents ; que s'ils étaient libres d'y aller, leur petit camarade était libre aussi de s'abstenir. Je leur ai ensuite dit les maux entretenus par l'intolérance. » Voilà le vivant commentaire de certaines leçons en forme prévues au programme d'un enseignement moral et civique. Croit-on que nos écoles, à les multiplier, n'ont pas servi la cause d'une éducation républicaine? « Je saisis toutes les occasions (incidents de la récréation , de la classe, de la rue) pour parfaire l'éducation de mes élèves. Si, au moment de l'entrée en classe, une ou plusieurs élèves se présentent dans une tenue négligée ou même malpropre, je remplace aussitôt la leçon de morale, prévue à l'emploi du temps, par une causerie sur l'a négligence ou la propreté. Si je m'aperçoi,s qu'une élève emploie la menue monnaie dont elle dispose à s'acheter des choses inutiles ~ porte-crayon, plumier de luxe, etc.) je fais une leçon sur l'économie: je m'attache surtout à faire remarquer à l'élève trop dépensii:re quel meilleur emploi elle eût pu faire de son argent (achat d'aliments , aumône, etc.). - Un différend s'élève-t-il entre élèves pendant la récréation? Dans la leçon qui suit, je sacrifie quelques minutes à une causerie sur les devoirs des élèves entre elles. » Ce zèle est caractéristique : n'allons pas l'exagérer! Ce serait en effet la ruine de tout enseignement moral progressif et systématique; et c'est le hasard ou l'imprévu qui déciderait chaque jour des leçons du maître. J'aime mieux encourager le maître qui, à propos de ces incidents scolaires, pose à ses élèves « des problèmes moraux où ils ont à examiner, en faisant appel à la conscience et au jugement, quel parti ils doivent choisir dans une circonstance donnée ». C'est tout ensemble exercice d'application pratique et culture du jugement moral. Comment l'enfant n'en serait-il pas à la longue modifié profondément, adouci , affiné, en un mot élevé? C'est dire que le souci de rendre l'enseignement pratique est vif
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dans nos écoles, et que les leçons des maîtres sont de plus en plus orientées vers la vie. Voici ce que tente une institutrice diligente : je cite sa lettre textuellement. « Faire de bonnes leçons de morale est bien; mais veiller à l'amélioration constante des enfants est mieux. « L'école est un milieu très favorable au développement des bonnes habitudes, à cause de la surveillance continuelle qui y est apportée par l'instituteur. « 1 ° Pour donner l'habitude de l'ordre, je commence par prêche1" d'exemple dans ma classe : livres et cahiers couverts, bien alignés sur mon bureau. Je suis à l'aise pour exiger la même chose des élèves. Leurs cahiers et leurs livres sont recouverts de papier propre, sans coins retournés. Leur pupitre chaque soir est rangé, dégagé de tout objet inutile. Ils doivent arriver en classe avec des vêtements raccommodés , etje défends tout jeu pouvant endommager les habits. << Je constate avec plaisir que les mamans ont beaucoup d" amourpropre et, bien que la plupart d'entre elles soient plutôt pauvres, elles mettent pourrais-je dire un soin jaloux à ce que filles et garçons soient convenablement vêtus. « 2° Pour attirer les enfants à l'école, j'ai décoré ma classe simplement, afin qu'ils s'y plaisent. J'essaie de rendre mon enseignement intéressant. Je fois l'appel avec une certaine solennité, m'enquérant des motifs qui ont retenu les absents. Chaque matin, en entrant, je distribue un bon point d'exactitude à chaque enfant arrivé à l'heure. Enfin, lorsque les absences se renouvellent trop fréquemment, je fais une visite aux parents. « Les élèves viennent avec plaisir à l'école; malheureusement la situation exceptionnelle du pays fait que beaucoup manquent (maladies, difficulté des communications). « 3° Au point de vue de la politesse, les élèves emploient à l'école les formules usuelles: bonjour Monsieur, bonsoir Madame, merci Monsieur, oui Madame, etc. Salut obligatoire à l'entrée et à la sortie de l'école. « Dans mes sorties, j'ai remarqué que les enfants de mon école se conduisaient bien, ne regardant pas aux fenêtres, ne se bousculant pas, comme le font en général les petits campagnards. « 4° J'habitue les enfants à ne rien garder de ce qu'ils trouvent. J 'ai disposé sur mon bureau une boîte où l'on vient déposer tous les objets trouvés dans la maison d'école. On y trouve les objets les plus hétéroclites : plumes cassées, boutons, aiguilles, épingles, clous, bouts de laine, etc. » L'ingéniosité de certains maîtres est exemplaire. « Pour faire prendre à mes élèves des habitudes d'économie, je les
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ai taxées pour les fournitures scolaires : il n'est pas permis d'acheter
pour plus de cinq centimes de plumes par mois; les cahiers de brouillon ne sont remplacés qu'après avoir été visés par la maîtresse, qui s'assure qu'il n'y manque pas de feuilles. « Ce sont les fillettes qui renouvellent les fleurs des vases, changent l'eau, nettoient les tableaux noirs et mouillent le chiffon sans que j!aie besoin de les commander. » Et ceci : « J'exige des élèves une mise simple, mais soignée : coiffure, cheveux en ordre, bien peignés - vêtements raccommodés avec soin mains et ongles nets - chaussures : souliers cirés ou sabots noircis ou lavés. - Les élèves essuient à tour de rôle le matériel de la classe, ramassent les papiers de la cour et nettoient les cabinets. Chacune tient un carnet de fournitures et fait elle-même sa note à la fin du mois. - Elles ont deux chiffons : l'un qui sert à essuyer leur pupitre, l'autre leur encrier et leur ardoise. Les cahiers finis sont déposés en 0rdre sur un rayon de la vitrine. » Qui mettrait en doute l'efficacité d'une telle éducation, où -l'exemple et la leçon, l'instituteur et l'école s'accordent à toute heure et moralisent l'enfant avec tant de grâce naturelle? C'est que dans ces écoles le maître est lui-même soutenu par une espérance généreuse et conduit par un clair idéal. Peu à peu, il sent, il devine que ses élèves sont touchés de son zèle et de son enseignement; leur conduite est meilleure, meilleure aussi leur tenue; il les découvre plus polis et réservés, plus sensibles. « Dans les jeux, me dit un maître, flans les conversations, les propos grossiers deviennent plus rares, et dans la famille. » Il est des progrès moins sûrs. Ainsi, l'enfant s'habitue au bien, au mieux en même temps que sa raison s'informe du bien et du mieux. Les résultats obtenus par l'école sont parfois immédiats : c'est alors comme une révélation pour le maître réjoui. « J'ai été souvent touchée de la promptitude avec laquelle les enfants répondent à une demande de participation à une collecte, soit pour venir en aide à une orpheline, soit pour offrir un dernier souvenir à une camarade qui vient de mourir. J'en ai beaueoup vu partager leur pain, leur chocolat, leurs bonbons, raccommoder la robe déchirée pour éviter une correction, panser une petite blessure faite en jouant, prendre parti pour les faibles, défendre l'innocente accusée, rougir d'avoir menti. » Il y a là plus et mieux qu'une impulsion sentimentale, qu'un mouvement généreux, mais rare : toute une éducation s'y exprime naturellement, toute une discipline de l'esprit, du cœur et de la vie. L'effort scolaire s'est fait partout plus méthodique; le maître suit déjà mieux ses élèves, distribue plus judicieusement sa tâche, médite ses leçons, les ordonne et relie, s'attachap.t à tel ou tel défaut, à telle
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ou telle qualité. Ce sang-froid et cette netteté de dessein attestent une expérience croissante. « Chaque semaine, une série d'habitudes peut être l'objet d'une attention particulière. Après une leçon faite sur l'enfant attentif, veiller particulièrement aux étourdis et aux distraits. Après une leçon sur la paresse, susciter l'activité des élèves lents et endormis . » Voici un autre exemple. « Quand je sens que ma leçon a convaincu les élèves et qu'ils sont prêts pour l'action, je profite de cette disposition heureuse et propose des exercices dans le genre de celui-ci (nous venons de faire le portrait du menteur. Nous avons montré les conséquences du mensonge). je dicte : « Pendant une semaine j'avouerai à mes parents, à mes camarades, à mon maître, la moindre faute (gourmandise, paresse, égoïsme, désobéissance) .... Tous les soirs, j'inscrirai le résultat de mes actions, de mes faiblesses, de mes aveux plus ou moins pénibles. « La semaine écoulée, chaque élève rend compte par écrit des efforts qu'il a dû faire et des progrès qu'il croit· avoir réalisés. II y a parfois des comptes rendus intéressants; dans les plus naïfs même on sent de la sincérité. Quelques-uns ne craignent pas d'avouer qu'ils n'ont pas eu le courage d'affronter les réprimandes; qu'ils ont continué à mentir et à trouver des raisons pour excuser leurs mensonges. Ceux-là ont besoin d'être stimulés. Les bons conseils du maître, l'exemple des camarades, les résultats signalés sont des encouragements précieux. - Un exercice de ce genre vaut bien des résumés. » Méthode excellente. Elle s·est généralisée, stimulant l'individu et le jugement personnel; et elle « pousse » l'enfant à l'action : voilà sans aucun doute un résultat à la fois pratique et républicain. Les instituteurs s'appliquent aussi, à la fin de leurs leçons, à faire prendre aux enfants des résolutions, claires et impérieuses, éveilleuses de courage, de décision, donc d'activité. Non pas seulement de ces résolutions comme : je ne serai pas ceci, je nè ferai pas cela, et qui gardent l'esprit des systèmes confessionnels; mais des engagements positifs et énergiques, où l'on sente l'impatience d'une action positive, créatrice en effet, qui soit un véritable enrichissement moral de l'individu, résolu à bien faire. Concevoir et formuler nettement son devoir, c'est déjà l'accomplir; ce n'est pas seulement le vouloir. S'agit-il d'une leçon sur l'aumône, la charité, la bienfaisance? Un instituteur m'expose son intelligent dessein. « A la fin de ma leçon, mes élèves prennent donc des résolutions. Les uns iront dans les sapins, ramasser des branches mortes, et les porteront à la mère
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Jeanne, la pauvre rhumatisante qui vit seule en sa pauvre maisonnette. D'autres prennent dans leur bourse quelques sous pour acheter du pain, etc. à un pauvre vieux de leur quartier. D'autres m'apporteront un vêtement usagé, une paire de chaussures trop petites, un fichu bien chaud. Il savent que le maître saura à qui les donner. Et pas un ne refuserait son obole quand il s'agit de soulager de grandes infortunes : désastre de la Martinique, catastrophe de Courrières, de la Liberté... » L'idée de l'acte reste ainsi liée, dans l'esprit de l'enfant, à l'idée du devoir indissolublement. On peut railler le zèle de tant d'instituteurs dictant aux enfants, à la fin de chaque leçon, de brefs résumés à apprendre par cœur : mais ces résumés mêmes sont viatiques d'action, et leur netteté concise encourage l'acte joyeusement accompli. L'essentiel est d'éclairer, d'abord de stimuler Încessamment le sens moral des enfants, et de les accoutumer à réfléchir sur eux-mêmes comme sur les autres. C'est cet effort individuel qui caractérise l'éducation morale républicaine : nos écoles primaires s'y emploient de plus en plus, avec des enfants déjà exercés, par exemple au cours supérieur. Un instituteur d'une ville entraîne ses élèves à répondre par écrit aux questions suivantes : « Quels sentiments nous inspire la vue d'un homme en état d'ivresse? un mensonge fait pour s'excuser d'une faute et éviter un châtiment? une médisance? une calomnie? une louange adressée à quelqu'un qui la mérite? un honneur public décerné à l'auteur d'une action d'éclat? les paroles honnêtes et affectueuses qu'échangent deux personnes? une consolation délicate adressée à un affligé? » A de tels moments, l'école propose la vertu, la morale non pas tant comme l'accoutumance au bien, mais comme l'effort d'une raison qui raisonne, qui se définit le Bien et le Devoir avant de les imposer à l'individu agissant. C'est éducation de la conscience et de la volonté. Au fur et à mesure que l'école s'est engagée dans cette voie, elle,a servi plus utilement la nation . Elle cultive en effet l'enfant; et elle le moralise aux sources profondes de la vie. Nous n'attribuons pas à la modeste école primaire tous les progrès civilisateurs du présent, et nous savons quelles puissances de contreéducation s'opposent à ses efforts. Quiconque voit de près l'école et les maîtres sait leur impuissance dans certains cas où toutes les forces réactionnaires et dissolvantes du milieu social, tout d'abord familial , s'opposent à l'entreprise scolaire; mais il sait de même leur audace et leur courage, comme aussi leur application à développer chez l'enfant le sentiment moral , civique et républicain. L'école primaire a sa part, sa très grande part, dans les progrès de la civilisation française.
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Qui donc peut dire les services déjà rendus par cette discipline de dignité dans la pensée et de vaillance dans l'acte? Pour nous en tenir à l'un des points du programme scolaire actuel, voyez avec quel courage et, tout bien considéré, avec quelle sûreté l'école française est intervenue dans la campagne - le mot est juste, tant ce zèle à militer est grand - anti-alcoolique. Et si l'alcoolisme n'a pas encore reculé sensiblement, la cause en est ailleurs qu'à l'école même. L'école primaire ne se reconnaît-elle pas aussi dans la vaillance, la tenue, le patriotisme, la certitude de vaincre, l'héroïsme de nos armées à cette heure? Elle a reçu le baptême du feu, cette école de Jules Ferry, cette école laïque et républicaine. Sur d'autres points elle avait déjà fait ses preuves; elle vient de faire la preuve suprême. Le pays sait, à n'en point douter, qu'avec le citoyen elle pouvait former, pour sa part, le soldat aussi. C'est le soldat de la République, champion de son pays et champion de l'idéal pacifique que son pays représente dans le monde, qui a sauvé la France et va vaincre l'agressive, la brutale Allemagne prussifiée; et la France se reconnaît dans l'attitude de ces fils de l'école primaire, dans leur volonté de vivre, de mourir s'il le faut, de vaincre. Elle se reconnaît dans cet élan d'héroïsme de la << nation armée ». Qui a soufflé cette flamme à tous les cœurs? Qui fait aimer ainsi le drapeau? D'où sortent-ils par milliers, par centaines de mille, enfants de moins de vingt ans, réservistes, territoriaux, pères de famille déjà grisonnants? Des écoles primaires laïques, où des maîtres vaillants leur ont enseigné les droits de l'homme avec les devoirs du citoyen.
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XXX
LA TÂCHE PRÉSENTE. CONCLUSION
Certes, il faudra que la France, la paix victorieuse enfin signée, mette à profit les leçons de la guerre; qu'elle se défende de toute rechute aux néfastes errements, aux méthodes tour à tour dangereuses de paresse et de violence, de scepticisme et d'aveuglement. Pour achever son triomphe, la France n'aura qu'à rester fidèle à son éducation publique. Sans forfanterie, comme sans défaillance, chacun de nous, se rappelant les enseignements de l'école républicaine et les principes de son action, répète la fière parole:« Je maintiendrai!» Ce sont les nations étrangères elles-mêmes qui, émues de notre exemple, nous conjuraient d'y persévérer. Tant il est vrai que développer l'institution laïque française, c'est aussi servir l'humanité. A plusieurs reprises, Anglais, Américains, Allemands mêmes ont jugé notre système scolaire laïque, rendu hommage au personnel enseignant et, sans nous taire leurs critiques ou leurs appréhensions, loué hautement la fierté du dessein libéral comme la clarté des méthodes. En 1886, un observateur anglais, au retour d'un voyage d'études en Allemagne, en Suisse et en France, jugeait sévèrement l'éducation morale donnée dans les écoles, mais aussi l'éducation laïque que la France venait d'introduire dans les siennes 1 • Plus près de nous, un autre étranger, plus confiant, réservait encore son jugement 2 • Pendant ce temps l'Allemagne elle-même tournait vers les écoles françaises une attention plus curieuse, au moins celle de l'élite allemande, et les champions de cette réforme en Allemagne ont organisé d'actives associations de propagande. La presse s'emploie à propager ces idées, soit dans les grands quotidiens libéraux, soit dans des revues spé1. R eport on Elementary Education in Germany, Switzerland and France, 1886, par Matthew Arnold. 2. The public primary School system of France, par F. E. Farrington (NewYork, 1906), p. 107. Voir aussi articles de Harrold Johnson, etc.
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CONCLUSION.
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ciales, comme par exemple dans les Communications de l'Association allemande pour l'école laïque el l'enseignement moral 1 • L 'Association allemande pour le développement d'un enseignement et d'une éducation civiques publiait en 1912, par la plume de Paul Rühlmann, de Leipzig, un ouvrage où l'effort d'impartialité n'était pas toujours heureux, mais qui, du moins, attestait l'intérêt croissant que son pays avait pris aux institutions scolaires du nôtre 2 • A quelque point de vue qu'on se place, ce sont là des exhortations à persévérer et à entraîner enfin les peuples dans cette voie libératrice. A quoi bon chercher au delà de nos frontières l'appui de l'opinion alors que les partis réactionnaires nous ont défini, en France, notre devoir laïque par la violence même de leurs attaques injustes et passionnées? C'est en vain que des adversaires intransigeants tentent <l'imputer à l'école primaire laïcisée des crimes et des hontes d'hier. Si nous avions leur goût des polémiques tendancieuses et de ces .sortes de représailles, nous rechercherions si tous les criminels, les dépravés et les vicieux cc viennent de la laïque » . Certaines révélations conseilleraient à ces détracteurs plus de prudence, de modestie, et quelque réserve. Mais ce sont là expédients de partis aux prises, qui se ruent à la conquête du pouvoir ou qui s'abritent derrière l'école pour attaquer l'institution républicaine même. Plus on démontrera les dangers, les imperfections, les erreurs de la société contemporaine, plus on affirmera par là même l'urgence d'une éducation morale démocratique, la grandeur de notre école primaire, la nécessité de lui donner tous moyens de mener à bien son entreprise. Tant de zèle à dénoncer des maux nous stimule donc à mieux assurer l'œuvre scolaire. L'autorité de nos écoles grandit dans la mesure même où le milieu social paraît tolérer ou entretient ces maux en efîet redoutables; et puisque nulle institution scolaire ne peut espérer rénover les sociétés de ses seules forces et à l'aide de
L Weltliche Sc/iule, Mitteilungen des Deutschen Bundes fü1· weltliche Schule und Moralunterricht (B erlin , Rungestr. 27). Voir dans le numéro de janvier-mars t 914 l'article clair et bien informé de Lili Jannatsch sur • l'organisation à l'école laïque • telle que celle Association la conçoit et désire. La revue Ethische Kultur (Berlin) soutenait activement cette propagande laïcisatrice. Lire par exemple, dans le numéro du i" juin t9!2, l'article : l'école laïque et la criminalité en Fran ce, par Hermann Fernau. 2. Der Staatsbiirg erliche Unterricht in Franlcreich, par Paul Rüblmann (Berlin et Leipzig, Teubner, 1912). L'information est souvent insuffisante, indirecte aussi . Le chapitre sur les écoles normales est faible. L'auteur n'a pu comprendre la légitimité de certaines espérances françaises, qu'il blâme lourdement. L'expérience françai se lui manque visiblement sur trop de points. Mais ce volume n'en a pas moins une importance caractéristique. D'autres viendront qui, renseignés mieux, feront mieux aussi, en tous pays. Ce la aussi ce sera et c'est déjà une victoire fran çaise sur l'All emagne et sa « Kultur •.
�380
L'ÉCOLE PRIMAIRE ET L'ÉDUCATION MORALE DÉMOCRATIQUE.
ses seules ressources, que l'école républicaine et laïcisée s'évertue, chaque jour plus courageusement que la veill~, à réaliser son programme, limité, mais vaste encore; modeste, mais pourtant audacieux; et, voulant le plus, qu'elle puisse le moins assurément! Qui parlait d'une « faillite » de nos écoles? - C'est que la société même n'a pas encore voulu leur garantir les conditions favorables à leur plein développement, et tout d'abord leur préparer une sécurité ·entière. Quand une pression à la fois ingénieuse et brutale tarit l'école laïque, ou tout au moins en inquiète gravement le recrutement, la vie même; quand les maîtres sont partout attaqués, calomniés, poursuivis par des rancunes implacables, il est naïf d'espérer que cette école puisse fonctionner au mieux de son institution, que ces maîtres y puissent enseigner et agir au mieux de leur mission. La meilleure des écoles se découvre incertaine du lendemain; le meilleur des maîtres hésite, doute, s'afflige et, s'il n'est vaillant, se décourage à la longue dans les milieux hostiles à son œuvre. Au législateur de prendre sans retard les mesures, toutes les mesures propres à assurer à l'école comme au maitre cette indépendance et cette quiétude, afin que l'école, comme le maître, poursuivent en paix leur entreprise civilisatrice. « Défense laïque? » Liberté d'enseignement? Monopole? Au pays d'en décider souverainement. Le plus urgent, il faut le dire, est d'assurer à nos écoles le personnel enseignant qu'elles méritent, animé d'une foi laïque énergique et persévérante, cultivé, curieux de se cultiver encore, résolu à accélérer l'évolution libérale qui tout ensemble a créé l'école laïque et en procède. Quel que soit le programme de nos écoles, elles valent ce que valent les maîtres euxmêmes. Or, le recrutement des instituteurs a fléchi; et rien ne servirait de dissimuler au pays nos inquiétudes. De grands -progrès ont été réalisés dans le choix et dans la préparation des institutrices; et les, vocations y sont encore abondantes. Les hommes hésitent ou nous manquent; ils se détournent d'une profession devenue ingrate, parfois périlleuse, et rémunérée insuffisamment encore. Ils préfèrent d'autres carrières. Dénonçons la gravité du péril. Les causes en sont bien connues : les remèdes sont donc évidents. Faisons enfin à l'instituteur et à l'institutrice une situation matérielle et morale digne de leur fonction, digne de l'école et du pays. L'avenir de l'éducation française est à ce prix. Et cela n'importe pas seulement à la France. En même temps, revisons et allégeons les programmes scolaires. L'école surmène l'enfant s'il se donne joyeusement à elle; et s'il a peu de goût pour s'instruire, elle le rebute, le lasse, le rassasie à
�LA TÂCHE PRÉSENTE. -
CONCLUSION.
38i
jamais de toute science et de toute culture. Il s'y résigne; mais il est intérieurement courroucé; il échappe au maître qui croit le retenir. Ce régime démoraliserait, croyant moraliser. La première mesure à prendre, en supposant la fréquentation désormais régulière, - au législateur d'y pourvoir enfin! - c'est de reporter après l'école l'excès d'instruction et d'enseignement dont souffrent le maître et l'écolier. Plus de loisir pour assurer l'école primaire; et que l'institution postscolaire la « prolonge )) en effet. En tout état de cause, l'éducation morale démocratique doit rester au premier plan, incessamment précisée dans son objet et améliorée dans ses méthodes. Tel est le devoir national en régime républicam. De tels débats n'intéressent pas seulement les professionnels de l'école et de la pédagogie : quel Français, quelle Française voudrait à cette heure s'en désintéresser? Quel père, quelle mère accepterait de s'en remettre aveuglément au législateur, au gouvernement, aux administrateurs universitaires du soin d'éprouver de temps à autre, puis de parfaire l'école primaire dans son action morale? L'instituteur se sent joyeux et fort dans la mesure où l'opinion publique le soutient et l'encourage. Il a le sentiment qu'il n'est pas seul; qu'il vit dans la communauté démocratique, et que son école y vit aussi. Plus la nation apporte de vigilance à se préoccuper de l'institution scolaire, plus le maître s'en trouve stimulé, éclairé et réjoui; et c'est comme le souffle même de la nation qui passe en son école et dans son cœur. Entretenons chez tous les hommes, chez ceux-là mêmes que leur culture ou leur goût paraissent le moins disposer à suivre ces discussions, la curiosité de l'école, le sens du progrès scolaire, l'ardeur à s'intéresser aux instituteurs et aux institutrices de l'enfance. Absorbés par la lutte pour la vie, des rivalités sectaires, des polémiques inférieures et dissolvantes, une activité politique énervante, concertons-nous enfin dans la même volonté de favoriser l'institution scolaire et de l'améliorer infiniment. Il est grand temps que l'école devienne la préoccupation permanente de notre démocratie. De graves problèmes obsèdent l'homme, en France et hors de France; cette guerre européenne, dont l'enjeu est notre civilisation même, les rappelle plus douloureusement encore à la raison, à la conscience humaine. A nouveau, la guerre sévit parmi les peuples : les guerres ne prendront-elles jamais fin, et faut-il abandonner, sinon renier et maudire, notre pacifique espérance? Ne faut-il pas plutôt, instruits par ces calamités mêmes, travailler à répandre dans le monde la pacifiqu'e
�382
L'ÉCOLE PRIMAIRE ET L'ÉDUCATION MORALE DÉMOCilATIQUE.
espérance, et, dans un régime de vigilance comme de dignité, organiser enfin la paix? Du cœur humain où déclinent les croyances séculaires, une religion va-t-elle surgir annonciatrice d'âmes renouvelées? Ou bien les peuples, à l'exemple de la France républicaine, mais instruits par son expérience, vont-ils dégager du cœur humain une morale à l'épreuve du doute et de l'usure, qui élève les hommes pour de nouvelles destinées? Dans notre société chaotique encore, que trouble et bouleverse une application scientifique à la fois sans mesure et sans règle, une nouvelle organisation politique et économique est-elle prochaine, qui instituera l'ordre humain dont le rêve nous attire et toujours nous inquiète? Si oui, sera-ce par la vertu de lois prudentes , ou par l'impatience de réformes hâtives, d'aventureuses révolutions? L'avenir, quand les canons qui rugissent à cette heure se seront tus, l'imminent avenir est tout ensemble radieux et sombre ... C'est l'heure où jamais, pour l'école républicaine française, d'instruire des enfants prêts à débattre plus tard avec sang-froid, si possible à résoudre ces problèmes, qui sont la joie et le tourment de l'homme contemporain; de prendre pleinement conscience de son idéal moral et de ses méthodes éducatives; d'élever pour notre pays, donc pour l'humanité même, des citoyens à l'esprit clair et au cœur vaillant - à la française 1
�TABLE DES MATIÈRES
I. - L'école primaire doit-elle donner une éducation morale? II. - Limites du pouvoir moralisateur de l'école primaire. III. - D'une éducation morale démocratique.. 1 IV. - La maison d'école; l'art à l'école. . . . . V. - La communauté scolaire . . . . . . . . VI. - La discipline : récompenses et punitions. VII. - De l'éducation physique. . . . . . . . VIII. - L'enseignement primaire et l'éducation . IX. - De quelques critiques. . . . . . . . . X. - D'une éducation morale directe . . . . XI. - L'enseignement moral: le programme. XII. - La neutralité scolaire : les principes de 1882. XIII. - La neutralité scolaire : discussion. . . . XIV. - Les devoirs envers Dieu. . . . . . . . . XV. - Les devoirs envers Dieu: de 1882 à 1915. XVI. - L'école laïque el le sentiment religieux. XVII. - L'histoire des religions. . . . . . . XVIII. - L'école laïque et le sentiment moral. XIX. - Dignité morale de l'école laïque. . . XX. - La solidarité démocratique . . . . . XXI. - Neutralité politique el éducation républicaine. XXII. - L'instruction civique . . . . . . . . . . XXlll. - Éducation patriotique et devoir militaire. XXIV. - Pour l'éducation des garçons et des filles. XXV. - De la méthode pédagogique. I. . XXVI. - De la méthode pédagogique. Il . . . . XXVII. - Personnalité, volonté, caractère. • . . XXVIII. - La personnalité du maitre républicain . XXIX. - Les succès de l'éducation morale laïque . XXX. - La tâche présente. - Conclusion . . .
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H 18 26 38 51 64 74 83 93 110 134 144 163 189 207 223 234 246 255 269 276 291 305
318
330 340 357 370 379
632-14. -
Coulommiers. Imp.
PAUL
BRODARD. -
9-15.
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1|TABLE DES MATIÈRES|402
2|I. - L'école primaire doit-elle donner une éducation morale ?|14
2|II. - Limites du pouvoir moralisateur de l'école primaire|24
2|III. - D'une éducation morale démocratique|31
2|IV. - La maison d'école ; l'art à l'école|41
2|V. - La communauté scolaire|55
2|VI. - La discipline : récompenses et punitions|68
2|VII. - De l'éducation physique|81
2|VIII. - L'enseignement primaire et l'éducation|91
2|IX. - De quelques critiques|100
2|X. - D'une éducation morale directe|110
2|XI. - L'enseignement moral : le programme|127
2|XII. - La neutralité scolaire : les principes de 1882|149
2|XIII. - La neutralité scolaire : discussion|159
2|XIV. - Les devoirs envers Dieu|178
2|XV. - Les devoirs envers Dieu : de 1882 à 1915|204
2|XVI. - L'école laïque el le sentiment religieux|226
2|XVII. - L'histoire des religions|242
2|XVIII. - L'école laïque et le sentiment moral|253
2|XIX. - Dignité morale de l'école laïque|265
2|XX. - La solidarité démocratique|274
2|XXI. - Neutralité politique el éducation républicaine|288
2|XXII. - L'instruction civique|295
2|XXlll. - Éducation patriotique et devoir militaire|310
2|XXIV. - Pour l'éducation des garçons et des filles|324
2|XXV. - De la méthode pédagogique. I|337
2|XXVI. - De la méthode pédagogique. II|349
2|XXVII. - Personnalité, volonté, caractère|359
2|XXVIII. - La personnalité du maitre républicain|376
2|XXIX. - Les succès de l'éducation morale laïque|388
2|XXX. - La tâche présente. - Conclusion|397
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/bf413a1997e42136bfc424fa641e597c.pdf
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Les problèmes pratiques de la pédagogie morale positive
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Morale
Éducation morale
Pédagogie
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Belot, Gustave (1859-1929)
Buisson, Ferdinand (1841-1932)
Bureau, Paul
Massy, Robert de
Mossé, Elie
Parodi, Dominique
Régnier, Pierre
Simon, E.
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Ecole normale de Douai
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1 a. 1.FsY, ,. 11oss13, o. ,uoo1, - o, P. llÉGRIEll, Il•• JI, SIMON. -
O. B ~ F. BU1SSON
P. BUBE1U,
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lèmes Pratiques
PÉDAOOOJE· E POSITIVE
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��Les
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�AVANT-PROPOS
LA TACHE PRESENTE DE L'ÉDUCATION MORALE
"
,
Toute éducation ·moi-ale doit êfre en corrélation avec l'état social où elle doit agir . Il faut qu'elle s'y adapte; mais, dans l'espèce, s'y adapter, c'estmoinsensuivre docilement les tendances et les inspirations que s'efforcer de les compléter et de les 1·ectijier. Il faut donc prévoir que sur bien des points l'éducation organisée, consciente, devra Prendre le contre-pied de celle que, d'une manière spontanée et par la seule action du milieu, la société considérée tendrait à donner à ses membres. Demandons- nous donc quelle est la principale caractéristique de la société où nous vivons: nous saurons quelle est la tâche prnpre que l' éducation morale doit y remplir. Nous vivons depuis plus de cent ans sous un régime de concurrence à outrance. L'Economie politique classique en a célébré à peu près sans réserves les bienfaits. La concurrence était l'aiguillon du progrèsprovoquant les inventions
�VI
AVANT-PROPOS
industrielles, le perfectionnement de l'organisation commerciale. Elle assurait une prime aux plus intelligents et aux plus laborieux. Elle provoquait la multiplication et la diffusion des produits en même temps que l'abaissement des prix. Le producteur et le consommateur y trouvaient donc également leur compte. Un économiste français contemporain a été plus loin et a osé vanter la « Morale de la concurrence ,i : la concurrence était la meilleure formule de la justice sociale, elle fondait cc l'altruisme professionnel» de l'industriel et du commerçant, elle était enfin << le grand ressort moral » en vain cherché par les religions et les philosophies. Cet enthousiasme est aujourd'hui bien refroidi. On s'aperçoit qu'il y a loin de la concurrence à l'émulation, et que développée sans limites, la concurrence, réglée non par le désir du mieux, mais par l'âpre poursuite du pro fit,a au moins autant de mauvais effets que de bons. On a trop raisonné comme si la concurrence ne jouait qu'entre les capitalistes, entre les ouvriers, entre les commerçants. Mais il y a aussi concurrence des salariés contre les capitalistes, et celle des consommateurs entre eux, et de ce c8té les prix tendent à monter. On a oublié que la concurrence entre les producteurs ou entre les vendeurs tend à faire baisser la qualité des produits et à accroître la proportion des frais généraux. Enfin la concurrence arrive à se détruire elle-même au détriment de l'intérêt commun. Les coalitions de capitalistes, de commerçants, d'ouvriers arrivent à supprimer pour les consommateurs, c'est-à-dire pour la masse, tous les avantages escomptés. Il n'est pas une ménagère
�AVANT-PROPOS
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attentive qui ne sache combien est illusoire la concurrence entre les bouchers ou les charbonniers: ils sont rivaux soit, mais contre elle ils s'entendent parfaitement. Tous les procédés sont bons, même la destruction des richesses, pour maintenir les prix : j'en pourrai's donner beaucoup d'exemples . Nombreux et puissants sont ceux qui ont intérêt à la vie chère. Mais ce qui est peut-être plus grave encore que ces effets extérieurs du régime, ce sont ses effets psychologiques et moraux , aux quels on ne songe pas assez. Ce régime de compétition intensifiée et généralisée crée un esprit de guerre et d'égoïsme sans fi·ein, un mépris croissant de cette moralité professionnelle qu'on attendait de la seule liberté. Il y a là une force prodigieuse d'éducation anti-sociale dont certes les économistes ne pourront jamais chiffre1· les effets désastreux, mais dont chacun, dans la période de désé quilibre économique et moral que nous traversons, peut et doit sentir la gravité. Loin d'être le principe d'une nouvelle morale positive, une telle compétition permanente dans tous les domaines de la vie économique ne peut que développer les égoïsmes individuels ou collectifs et devient une école universelle de démoralisation pour la conscience publique et privée. Elle étend ses eJ!ets délétères jusque dans les rapports internationaux . Tout principe de loyauté, de fidélité. aux engagements p,·is, aux alliances contractées, tout souci de justice pénale à l'égard des agresseurs ou de justice réparative à l'égard des victimes ,fait place à une politique de boutiquiers retors cherchant à enfoncer le concurrent présumé.
�VIII
AVANT-PROPOS
Principe de guerre, la compétition internationale continue · à rendi-e la paix impossible. Cette pénible constatation atteint-elle le~ principes du libéralisme social et de la démocratie tels que les ont posés nos grands ancêtres de ~a Révolution Française? Allonsnous les accuser, comme l'ontfaitcertains utilitaires 'anglais ou certains penseurs rétrogrades de chez nous, d'avoir, '. en proclamant les droits de l'homme et du citoyen, la liberté de la pensée, et celle de l'industrie, du travail et du commerce, établi le règne des C< sophismes anarchiques»? Nous ~ . ne l e croyons pas; ce n ' est pas eux qui. se sont trompes, sinon peut-être pa1· excès de confiance dans la bonté des hommes. Que voulaient-ils donc ? Ils voula,ient Jaire place aux initiatives en supprimant des contraintes artificielles. Ils voulaient que, chacun choississant sa voie, la som~e d'activité inventive ou productrice s'accrût au bénéfice de la société tout entière. Ils voulaient que, chacun étant mis à m ême de faire ses p1·euves, chacun fût en même temps le bénéficiaire de ses efforts et que sa valeur sociale fût la mesure de tels . avantages. Voilà ce qu'ils voulaient ; et pourquoi pouvaient-ils l'espérer ? Parce qu'au débat des intérêts particuliers ils superposaient toujours la règle supérieure de la lo,i, expression de l'intérêt général. C'est qu'ils avaient du d1·oit de la Nation et · de la Patrie sur l'individu un sentiment aussi fort que leur culte pour la liberté; c'est aussi parce que, dans leur optimisme, ils ne mettaient pas en doute la suprématie d'une morale destinée à régler et à organiser les libertés. Te n'ai pas le loisir d'insister ici sur le rôle trop discuté
�AVANT-PROPOS
IX
mais légitime et nécessaire de la loi pour limiter les libertés et contenir les compétitions dans les limites de l'équité.Mais je voudrais raire sentir que la valeur et la fonction . essen\ tielle de ia morale et de l'éducation morale est de maintenir en chaque conscience le sens de l'intérêt général et la claire perception de l'unité sociale au-dessus det intérêts qui divisent. A aucun moment une telle éducation n'a été \ plus nécessaire qu'aujourd'hui, pour jafre équilibre à la poussée des appétits individuels ou corporatifs déchaînés par un désordre social sans exemple dans l'histoire. Nous le sentons bien : l'éducation que la société telle qu'elle est peut cf,onner à ses membres ne saurait suffire . Il faut lui superposer et e,i quelque mesure lui opposer l'éducation que la conscience réfléchie des meilleurs peut donner à la Société . L'émulation peut être une bonne c/:wse, dans la mesure où elle est un stimulantdecoopération, parce que,pardéjinition, l'émulatio11 çonsiste à vouloir non pas abattre le voisin, mais faire mieux que lui. Le principe en est positif et progressif; elle est déterminée par une vue_d'intérêt général plutôt que par une vue d'intérêt personnel; et c'est seulement par contre-coup que l'intérêt personnel y trouve son compte; et voilà pourquoi et par suite de quelle confusion les apolo~istes de la concurrence y ont vu un principe et de progrès, et de justice. Jlfais, à elle seule, la concurrence est plutôt un principe négatif et un principe de guerre, et ce n'est que par accident qu'elle peut produire le mieux. Même dans l'ordre biologique, on en est bien revenu de la confiance qu'on a professé dans la lutte pour la vie comme
�X
AVANT-PROPOS
processus de perfectionnement; il s'en faut que ce soient toujours les organismes les pltts parfaits biologiquement qui l'emportent. Dans la concurrence sociale, il s'en faut aussi que ce soient toujours les plus parfaits socialement et humainement. Comment serait-ce possible puisque non seulement le ressort, mais la règle, en est purement égoïste? En tout cas elle ne va pas sans heurts ni sans destruction de forces. Elle ne peut donc définir l'essencè de la Société. Par définition, la Société est concours,entre-aide, coopération. Elle n'existe que par là. Unir les volontés dans la poursuite désintéressée des fins communes, c'est faire être la Société qui est un idéal au moins autant qu'une réalité. C'est l'office propre de l'éducation morale, en particulier dans notre Société présente. Son rôle est de maintenir sans cesse présente à la conscience des individus, que notre organisation sociale met constamment en conflit les uns avec les autres, le sens de l'ensemble social sur lequel, en définitive repose leur existence tout-entière. C'est de réveiller en chaque instant, dans chaque situation, dans tous les problèmes si variés que pose la vie réelle, l'idée même d'une Société, que la société réelle où nous vivons tend constamment à obscurcir et à effacer. Un tel effort me paraît définir l' œuvre à laquelle s'est 1•ouée la cc Ligue Française d 'Education Morale ». Elle a donc, en raison même de cette position; le droit de solliciter et même d'espérer le concours de tmis les honnêtes gens, si par honnêtes gens l'on entend pr-écisément les hommes qui veulent le bien commun et y subordonnent leur intérêt personnel. Ce n'est pas par timidité, ni par faiblesse, c'est en vertu de ses principes mêmes
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qu'elle reste et qu'elle veut rester étrangère à tous les particularismes de doctrine et à tous les exclusivismes de parti. Dans une société que !•universelle concurrence divise profondéme'nt et réduit à n'être plus guère que le théâtre d'une guerre continue qui po11r n'être pas sanglante et pour reconnaître un certain droit (un minimum de droit!} n'en est pas mo.i ns une guerre, elle tâche à r_staurer dans les e âmes un principe d'unité morale et de coopération. En face de la compétition des égoïsmes nous proclamons l'émulation des bonnes volont~s, en face de la coalition des appétits, nous organisons le syndicat des conciences droites!
Gustave
BELOT.
��Les Problèmes Pratiques
DE LA PÉDAGOGIE MORALE POSITIVE
LES DIFFICULTÉS PROPRES DE L'ÉDUCATION MORALE
Par Gustave
BELOT
Inspecteur général de l 'lnstruction publique
Le x1xe siècle a été, plus qu'aucun des siècles antérieurs, caractérisé par la mainmise de l'homme sur la natur~ extérieure. Mais c'est aussi celui où s'est développé,dans des proportions jusqu'alors inconnues, l'effort de l'homme civilisé pour s'emparer du gouvernement des sociétés,pour établir le règne de la volonté consciente et réfléchie dans le domaine des fon~tions politiques et même économiques, soit à l'intérieur des nations,.soit dans les relations internationales ellesmêmes. L'idée du self-government ou, pour faire appel à une formule plus française, l'idée du Contrat n'a cessé de s'étendre : le syndicalisme ouvrier, par exemple, en est une application, comme, sur un autre terrain, l'idée du « Droit des peuples», que le bouleversement de l'Europe a mise au premier plan. La fonction d'éducation participe à la même évolution. Longtemps, même chez des peuples relativement
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LEFl PR.OBLÈMBS PRATIQUES
civilisés, il n'y a guère eu d'autre éducation que cette éducation diffuse qui résulte de l'action du milieu et de la tradition. La fonction éducative ne se différencie que lentement, et, même là où elle a déjà, partiellement, ses organes propres, où elle n'est plus simplement transmise par les parents seuls et pour ainsi dire comme une suite de la transmission de la vie, elle est loin d'être du même coup devenue une fonction réfléchie, adaptant des moyens méthodiquement étudiés à des fins nettement conçues. La routine traditionnelle, l'empirisme collectif y sont longtemps les forces dominantes. D'ailleurs il ne se peut pas que l'éducation, à l 'origine,consiste pour les sociétés à autre ·chose qu'à marquer la jeune génération de son empreinte,à exigergu'elle continue leurs manières d'être et de faire. Un conservatisme étroit et automatique, qui exclut la recherche de procédés meilleurs, et à plus forte raison la critique des fins poursuivies, est inévitable pendant une longue période de l'évolution pédagogique. Lorsque, avec le sentiment que nous avons aujourd'hui du cc progrès », avec le souci de renouvellement et de perfectionnement qu'ont en particulier développé dans les derniers siècles les incroyables transformations des conditions matérielles de la vie,nous critiquons le,s routines si fréquentes de la pédagogie courante, nous ne voyons pas toujours, autant qu'il conviendrait, combien ce conservatisme instinctif est inhérent à la nature même de la fonction éducative. Mais .si maintenant nous distinguons les différents domaines de l'éducation nous constaterons sans peine que c'est de beaucoup la pédagogie morale qui est la
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moins avancée. On le comprend déjà en partie par ce qui précède: car de tous les éléments de l'éducation aucun n'importe plus directement aux sociétés que ceux qui concernent la conduite sociale des individus,etpar suite c'est dans ce domaine qu'un empirisme (éducatif, un traditionalisme intransigeant, un for/malisme rigide s'établiront le plus sol,idement et le ,plus vite. Mais par cela même, c'est aussi dans ce ;domaine qu'on se contentera le plus volontiers de cette édùcation diffuse et spontanée qui est partout et qui n'est nulle part; c'est dans ce domaine surtout que i l'on redoutera l'intervention de la critique, de la réflexion, des méthodes nouvelles. Ainsi c'est en un sens parce que l'education morale est une nécessité primordiale pour les sociétés que la pedagogie morale est le plus arriérée. A vrai dire, on pourrait presque dire que cette pédagogie, en tant que fonction organisee, en possession de méthodes précises et définies, et surtout en tant que positive, c'est-à-dire fondée, non sur des opinions particulières et sur un système spécial de croyances, mais sur la connaissance et l'application des lois de la psychologie et des exigences de la vie sociale, en un mot une pédagogie morale rationnelle et expérimentale, n'existe pas encore chez les peuples même les plus avancés de notre civilisation. Si une telle assertion p~aît excessive et risquée, qu'on veuille bien seulement comparer l'état de notre pédagogie morale avec celui de notre éduèation phyi.ique et celui de notre éducation intellectuelle. Personne ne mettra en doute que, longtemps livrée, elle aussi, à l'empirisme, notre éducation corporelle soit
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aujourd'hui nettement appuyée sur la connaissance scientifique des fonctions physiologiques etde la struc ture anatomique; respiratinn,nutrition,accroissement musculaire et osseux, nature et limites de la fatigue, sont connus s•cientifiquement et ont été l'objet d'études expérimentales précises. Les candidats aux fonctions de professeur d'éducation physique sont tenus d'acquérir des connaissances de cet ordre et ne sont plus des montreurs d'acrobaties conventionnelles. Quoi d'analogue en ce qui concerne l'éducation du caractère, du sentiment, de la volonté? Moins avancée que la pédagogie physique,la pédagogie intellectuelle est arrivée dans les voies indiquées principalement par Mon·t aigne, Rousseau,et quelques autres, à prendre possession de quelques principes essentiels qui ne sont plus guère contestés et de quelques méthodes générales assez sûres ; du côté de l'enfance en particulier, de la culture des sens, des fonctions élémentaires d'intuition et d'organisation mentale, de sérieux progrès théoriques et pratiques ont été accomplis : on sait à peu près ce qu'on fait . Beaucoup d'empirisme encore : on croit par exemple cultiver la mémoire en faisant apprendre des leçons; rien n'est moins certain. Mais on sait,en France du moins,qu'on doit développer la réflexion plutôt' qu'entasser les connaissances toutes faites ; on sait la valeur du travail personnel et l'illusion du «pédantisme» qui s'attache non à la culture de l'esprit chez l'élève, mais à la science du ~aître P.r ise comme une fin en soi. Est-on, au même degré, d'accord sur les fins mêmes et surtout sur les procédés de la culture morale ? Il ne paraît donc pas douteux que notre pédagogie
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morale est en retard sur les autres parties de la pédagogie. Mais s~, quittant la considération des méthodes d'éducation, nous comparons en eux-mêmes les progrès intellectuels et les progrès moraux de l'humanité civilisée, nous aurons un sentiment encore bien plus vif de la difficulté relative de ces derniers et par conséquent de l'ampleur de la tâche qui s'impose à l' éducateur moral. La transmission, d'une génération à l'autre, des conquêtes accomplies dans le domaine de la connaissance et. de la pensée, est autrement aisée que ne l'est celle des conquêtes morales. Et de ce fait il importe tout d'abord de nous rendre compte. Dans le domaine intellectuel l'action des grands e11prits est beaucoup plus immédiate et beaucoup plus 1 géné.rale. - Rares seront toujours les Descartes, les Newton, les Poincaré. Mais il y aura toujours autour d'eux une élite capable de les comprendre et de transmettre, voire même de perfectionner leurs découvertes. En quelques années un polytechnicien franchit \ des étapes qui ont demandé des siècles à l'humanité, et assimile des découvertes qui ont exigé du geme. Mais il y a plus; la foule elle-même, hors d'état de les comprendre, les connaît en quelque manière, car elle en profite. Le prestige de la science s'impose même à ceux qui ne la saisissent pas; car ils en perçoivent les \ résultats tangibles et utiles; ils connaissent même en partie ceux qui ne se traduisent pas d 'une façon sensible, car ils peuvent savoir qu'on sait sans savoir comment on sait. Ainsi les noms d' Am père, de Faraday, de Pasteur, de Curie peuvent être connus et honorés d'une foule d'ignorants. La télégraphie sans fil est devenue un article de bazar et les journaux lui consacrent une
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rubrique entre les courses et les théâtres. Comparez à cette diffusion des découvertes de la pensée et à leur répercussion sur la vie humaine, l'influence des grands génies moraux. Un Socrate vient enseigner aux hommes la réflexion, la sagesse, la vie raisonnable. Un Jésus prêche la bonté, l'amour, la douceu·r, la fraternité. Un Epictète et un Marc-Aurèle révèlent le prix et même, dans une large mesure, les conditions, de la force d'âme, de la tension de la volonté, de la résistance aux pressions extérieures. Mais que peuvent faire ces grands maîtres de le vie morale? En réalité pas grand' chose de plus que de réaliser eux-mêmes une partie de la perfection humaine, un aspect de l'idéal moral. Ils peuvent susciter un certain désir de les imiter, une certaine foi dans la possibilité pour tout homme d'être en quelque mesure ce qu'ils ont été. Encore faut-il qu'on soit déjà prêt à les comprendre et à les admirer. Mais il leur est impossible ci.e faire passer leur vertu dans l'âme des autres hommes; ils ne peuvent transfuser en elle ni la sagesse modératrice, ni la charité profonde, ni l'énergie du caractère. Lentement l'huma· nité en viendra à reconnaître en eux la véritable Humanité. Mais personne ne sera dispensé pour cela de !fl' effort nécessaire pour réaliser cette nature supérieure, En matière morale chacun est oblige de refaire pour on propre compte ce travail de perfectionnement intéieur dont ces initiateurs n'ont pu que montrer le J ésultat sans qu'on en saisisse même toujours les essorts. Mais ce n'est pas tout. Ce travail même, la moyenne des hommes ne pourront ni le réaliser, ni même avoir l'idée de le tenter si le milieu social ne s'y prête pas,
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si le progrès de l'ensemble de la collectivité n~ vient faciliter l'effort de chacun. La société est à ce·r tains égards meilleure que ses membres les moins parfaits, mais reste toujours inférieure:aux meilleurs d'entre eux. Leur supériorité même lui est toujours en partie inassimilable. En _ tout cas les retardataires paralysent et limitent l'élan des caractères les plus nobles. Ainsi la moralité est d'une part quelque chosè de plus profond, de plus personnel que l'intellectualité, et les individus ne s'y peuvent pas aussi bien suppléer les uns les autres. Mais c'est aussi en un sens quelque chosé de plus proprement social que · ne l'est le travàil intell~ctuel. L'interdépendance des âmes y est plus arquée. La communion spirituelle y est à la fois plus écessaire et plus difficile que dans le domain,e intelectuel. . Ainsi nous aurons à examiner successivement les difficultés psychologiques et les difficultés sociales de l'éducation morale. Mais il restera encore une série de difficùltés finales qui n'existent guère non plus dans les autres parties de l'éducation, et qui résultent du conflit même entre l'individualité et la société_ et de la , nécessité d'adapter l'une à l'autre; et ce sont peut-être· les difficultés les plus profondes et les plus caractéristiques. Après quoi, bien que ce. ~e soit pas l'objet propre de .cette conférence, nous devrons , jeter un coup d'œil sur les solutions, dont le dé~eloppement répondrait à la série entière de oes le çons.
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L'éducation morale repose avant tout sur la formation et la direction de la volonté. Or la volonté est en nous ce qu'il y a de plus intime et de plus directement lié à l'organisme: car quelque théorie que l'on professe sur la nature de la volonté, chapitre particulièrement difficile de la psychologie, la volonté est pratiquement conditionnée par les tendances et par les sentiments, et tout cela est intimement lié à notre constitution première. Il est facile de reconnaître qu'il y a des volontés ardentes et passionnées, et, à l'opposite, des volontés faibles et apathiques; qu'il y en a de promptes et capricieuse,s, d'autres fermes et tenaces. Que l'on considère la volonté comme une fonction primitive et irréductible, ou qu'on la considère empiriquement comme une résultante très complexe, ·comme une synthèse lentement formée, pratiquement il n'importe guère, et la difficulté reste la même : c'est pour ainsi dire la personne même qu'il faut atteindre. J'ajoute, sans vouloir entrer ici dans une discussion toute théorique, que la première de ces deux thèses, par laquelle on pense en général faire la part plus belle à la liberté, rendrait en réalité illusoire tout effort éducatif et, par suite, serait, si on la prenait à la lettre, beaucoup plus nuisible qu'utile à la liberté : la liberté, iÎ s'agit précisément, pour chacun de nous, de la conquérir, et pour l'éducateur, de la former sans l'opprimer. Là est précisément la première difficulté psychologique de l'éducation morale: Comment« faire vouloir» , un homme, etpourcommencerfairevouloirun enfant?
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l'énonc é même d'un tel problème ne le fait-il pas apparaître contradictoire? Quand il s'agit d'instruction, la méthode qu'on pourrait, en rappelant Montaigne, nommer la méthode de« l'entonnoir »1 n'est certes pas une fameuse méthode, mais enfin elle est praticable et même elle est inévitable. Il y a malgré tout des connaissances acquises qu'il faut transmettre toutes faites. La maïeutique est lente et pratiquement elle a des limites assez étroites. Une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine; mais il faut bien aussi la remplir en partie, ne serait-ce que pour la former. Si la pédagogie du remplissage nous paraît à bon droit inférieure, nombre de peuples s'en sont contentés ou s'en contentent encore. Mais s'agit-il d'éducation et plus précisément d'édu} cation morale, la méthode de l'entonnoir devient non seulement détestable , mais presque inconcevable. Les \rolontés ne sont pas substituables les unes aux autres. Certes on peut agir sur une volonté et de maintes manières que je n'ai pas à analyser ici en détail ; les volontés peuvent communiquer comme les pensées, sinon aussi aisément. Pou r tant le 1>roblème que je soulevais tout à l'heure est loin d'être illusoire. On voit bien qu'il est possible, du dehors, de contraindre un homme, m ais rigoureusement il est impossible de l'obliger; car être obligé, dans le sens le plus précis du mot, ce ne peut être que s'obliger soi-même, c'est / reconnaître qu'on ne peut pas, à un certain point de vue, ne pas vouloir ce qu'on veut alors. La preuve de
1. Eu11.i1, I, xxv1 ( Ed. Villey, I, 193).
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la réalité pratique du problème, c'est qu'il ne manque pas de méthodes qui au lieu de former la volonté ne réussissent qu'à l'annuler. C'est par exemple ce qu'on a souvent reproché .à l'éducation des Jésuites. Déjà en ce qui concerne l'esprit il est délicat de le former et de le fortifier sans lui imposer des convictions et, si l'on veut, des préjugés, au sens étymologique du mot. Mais la difficulté est encore bien plus sensible s'il s'agit du vouloir. On ne voit pas comment faire son éducation sans commencer p_ exiger l'obéissance ; ar et cependant que serait une volonté qui ne saurait 1 j qu'obéir? Savoir résister ; savoir se refuser, savoir dire non à une autorité, à une coutume, à une tradition n'est-ce pas une des formes les plus caractéristiques et les plus élevées, peut-être même la forme fondamentale, sinon première, de la volonté morale, de la personnalité véritable ? __, Si, d'une manière plus particuliè're, nous appliquons cette réflexion à la formation de la conscience morale elle-même, .nous reconnaîtrons combien il ést ! difficile d'en expliquer la transmission. Il semble que pour l'acquérir il faille déjà la posséder sous quelque 1 forme élémentaire, et que de même on ne puisse ! l'enseigner qu'à celui qui la connaît déjà. A la conscience morale serait applicable le mot que Pascal \ prête à Jésus : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'.a vais déjà trouvé. )> L'éducateur n'aurait, semblet-il, aucune prise sur une volonté, nous ne disons pas j biême corrompue, mais seulement étrangère à la moralité. Aussi ne manque-t-il pas de penseurs qui ont professé que la conscience morale était innée et ne pouvait s'acquérir; doctrine cependant bien discutable
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et qui, sous prétexte de rendre l'éducation morale possible, risque trop de la faire apparaître inutile. Ici encore, toutefois, nous ne nous embarrasserons pas de cette difficulté un peu théorique; mais nous trouverons sans peine à quoi elle correspond pratiquement, et, sous cette forme, il importe que l'éducateur la saisisse ·pleinement. Elle constitue ce que j'ai appelé il y a bien longtemps« le problème premier de l'éducation morale » 1 • Voici brièvement en quoi il consiste : Nous devons l'enfant non en vue d'une vie d'en1 fant, mais en vue d'une vie d'homme. Nous voulons le préparer à un mode d'existence qui n'est pas encore le sien, l'adapter à un milieu dans lequel il ne se meut pas encore. Il est nécessairement encore incapable de concevoir et à plus forte raison de sentir les 1biens au nom desquels sont affirmées et imposées les r ègles essentielles de la morale. Toute éducation est en un sens une anticipation, et, dans l'éducation / intellectuelle mê me, l'enfant ne peut pleinement ap- / précier les fins que poursuit l'enseignement, Mais ici · un intérêt direct et actuel soutient suffisamment d 'ordinaire l'effort qu'on demande à l'élève. Il n'en est pas ainsi au même degré dans l'éducation morale, dont chaque élément n'a de valeur que par l'ensemble; chaque phase doit son intérêt au terme final. Or, 1prenons-y garde : en fait de moralité il n'importe pas seulement que les actes soient corrects, il (aut aussi que les motifs soient moraux. C'est une vérité unanimement reconnue et qui repose , nous le verrons, 1non sur un préjugé de théoricien ou de théologien,
1. Revue universitaire, déc, 1908.
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mais sur des raisons pratiques et positives, sur de s lois psychologiques certaines. Les mêmes actes peuvent être accomplis pour- des motifs très différents. Ici, nous pouvons distinguer essentiellement deux catégories de motifs : ceux qui expriment les raisons mêmes de la règle et que nous appellerons les motifs intrinsèques ou les motifs vrais, par exémple ne pas voler parce que c'est priver autrui d'un bien auquel il a droit et créer un désordre social, - et ceux qui au contraire sont en eux-mêmes étrangers à la règle, et qui seront dits extrinsèques (parfois même faux), par exemple la peur du gendarme ou du châtiment. Il est clair que ces deux caractères peuvent présenter en fait tous les degrés. La distinction n'en est pas moins essentielle. Kant à sa fa çon, les théologiens à la leur, · reconnaissent qu'un acte n'est vraiment moral que si les motifs qui l'ont dicté ont eux-mêmes une valeur morale. Sans être tenus d'admettre la conception spéciale et peut-être contestable qu'ils se font du motif moral, nous pouvons, avec le sens commun d'ailleurs, reconnaîtr e en principe la justesse de cette vue et pour une raison pratique très simple. Il est clairqu'une volonté qui se détermine d'après des motifs de nature morale et d ésintéressée donne à tous et à la société des garanties que ne leur donne pas une volonté dont la correction tout extérieure serait seulement accidentelle. Cel a étant, quel est, en dehors de toute théorie particulière , le motif proprement moral de. l'observation d'une règle de conduite? Ce ne peut évidemment être que le motif ou plus exactement l'ènsemble des motifs qu'on peut tirer des fins de cette règle, c'est-à-dire des raisons
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qui la font accepter et qui la justifient comme règle 1 • Et c'est alors qu'apparaît pleinement la difficulté première de l'éducation morale. Ces raisons, l'enfant ne peut les connaître à l'origine ; ni le développement de son intelligence, ni surtout son expérience de la vie ne lui permettent de les apprécier. Seul, le motif / « intrinsèque » est pleinement valable et vraiment efficace; et ce motif est à l'origine inaccessible à l'enfant, et ne deviendra utilisable que dans la mesure même où son éducation sera faite et où la vie réelle la parachèvera. Si l'on poussait à fond la logique de cette remarque sans tenir compte des atténuations et des accommodements que comporte la réalité, on arriverait à cette conclusion paradoxale que l'éducation morale est impossible, puisqu'il serait impossible d'enseigner la moralité d'une manière parfaitement morale. Nous verrons en effet que l'expérience vérifie dans une large mesure la réalité de cette difficulté, et que nombre de procédés de la pédagogie morale ou ne sont que des . approximations médiocres, ou même vont à l'encontre du but.
1. Cette remarque n' est d'ai!leUl'S pas restreinte à l'activité mo raie. Il est clair qu'il y a dans l'exercice du commerce des motifs proprement commerciaux, dans la pt'atique de l'art des motifs proprement artistiques et l'on ne dira pas qu'un homme est bon commerçant, bon artiste en tant qu'il obéirait à des motifs à côté, et, par exemple, si dans son travail d'artiste il obéit à des motifs commerciaux. Observons aussi que nous parlons dei fin, ou des raisons qui font la validité de la règle et non des cau,es qui en fait ont pu en expliquer l'origine. La valeur d'une règle ne dépend que d' une manière indirecte de 10n histoire.
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Mais d 'abord examinons, après les difficultés psychologiques, les difficultés sociales. La plus apparente et la plus grave réside dans ce que l'on peut appeler la solidarité morale des individus appartenant ,à la même société. Il est en général impossible à un homme de s'élever beaucoup plus haut que la moyenne de ceux qui l'entourent. Certes, il faut la dépasser dans une certaine mesure, et il doit s'y efforcer. Mais en général un excès de supériorité individuelle tournerait au détriment de celui qui aurait atteint ce niveau exceptionnel, parce que l'adaptation au milieu disparaîtrait, et que la méchanceté . des moins parfaits abuserait d'une générosité inconsidérée et mal comprise. Il est difficile d'être bon tout seul autant ( et plus que d'être criminel tout seul. Et si l'on persiste à 'p oursuivre, sans égard pour le milieu, un idéal de perfection personnelle, on tombe dans une sorte de dilettantisme moral, de subjectivisme de culture intérieure, qu'on pourrait sans grande erreur caractériser comme une espèce , un peu exceptionnelle à vrai dire, mais pas toujours inoffensive, de « concupiscence». Donc la médiocrité morale du milieu empêche le triomphe des meilleurs et par conséquent les décourage. Tant que les goûts de la foule permettront à des boxeurs de gagner une fortune en quelques minutes, aux auteurs de médiocres romans et de mauvaises opérettes de se créer en quelques mois une situation que les ,P asteur et les Curie n'obtiennent pas après
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toute une vie de labeur supérieur et désintéressé, on sent combien sera forcément limité le progrès des sociétés . Il n'en peut guère être autrement dans le domaine moral. C'est une vérité qu'a trop méconnue Tolstoï quand il a voulu compter exclusivement sur la bonté pour vaincre le mal. C'est cette même vérité que nous pouvons envisager encore sous un autre aspect en 'constatant combien dans la société réelle, considérée dans son ensemble, les efforts éducatifs les plus éclairés sont paralysés / par l'imperfection de certaines portions du milieu. Par exemple l'école cherche à donner à l'enfant le goût d'une certaine déoence dans la tenuè extérieure , de la propreté corporelle, de la réserve dans le langage et les attitudes. Mais ce même enfant trouvera peut-être chez lui l'exemple d' un langage grossier, de la violence dans les gestes, de l'indifférence à la tenue, quand ce · n'est pas l'exemple du vice et de l'ivrognerie; il trouvera même dans la, rue toutes sortes de spectacles et d'excitations qui vont à l'encontre des habitudes et des préceptes que l'éducateur cherche à faire prévaloir auprès de lui . ~~_i ~'. édu ~ t~~ ~ i.ê.i~s~- ~,Y rte à l'éducatiQ.n !!i.f[ \Ulll qui est trop souvent une contreééîiîëàti~n ; et il faudrà1daire l'éducation du ~iîf;;î' et "/ "--·..,:! .. bien souvent des parents eux-memes pour pouvoir assurer complètement l'éducation de l'enfant; et il faudrait aussi, ne l'oublions pas, faire l'éducation des éducateurs eux-mêmes, qui , si bien choisis qu'ils \ soient, reflètent toujours à quelques égards les travers, les ignorances, les tares multiples du milieu dont ils font partie . Mais q.uis custodiet custodes P De proche en proche, l'éducation de chaque individu implique
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l'éducation de toute la société. La société prise dans son ensemble est réduite à faire elle-même sa propre éducation. Ou plutôt, pour nous tenir plus près des faits, ce sont les individualités supérieures qui seules peuvent la faire; et nous voici « au rouet» puisque nous venons de voir quelles difficultés rencontre cette influence des individus les meilleurs, les plus compétents, les plus parfaits. C'est la même difficulté que nous rencontrons encore sous une autre forme qu'un de nos collaborateurs s'est chargé d'analyser, à savoir l'opposition partielle qui existe entre la culture morale et l'adaptation. En un sens la morale est bien adaptation: il faut que l'individu tienne compte du milieu; il faut qu'il respecte jusqu'à un certain point l'ordre établi, et même, initialement, la morale exige avant tout un certain conformisme sans lequel la société même serait impossible. Mais jusqu'où doit aller ce conformisme? « Tout le monde» est-il assez parfait pour qu'il soit absolument bon de « faire comme tout le monde » ? D'ailleurs s'adapter ce n'est pa11 seulement se conformer. C'est aussi mettre à profit la réalité donnée. Si les vices des autres peuvent nous être dangereux, ils peuvent aussi nous être utiles, soit qu'ils nous ouvrent à nous~mêmes la carrière des vices agréables et profitables, que l'exemple d'autrui semblera autoriser, soit que directement nous exploitions ces vices ou même simplement ces faiblesses pour en tirer un avantage personnel.La« flatterie» au sens général et profond que Platon donnait à ce mot, peut être une carrière très profitable. A chaque instant nos préceptes risquent donc de recevoir de l'expérience un douloureux
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et dangereux démenti. On sera obligé de reconnaître que beaucoup d'arrivistes arrivent. Personnellement nous pouvons bien nous proposer cette règle héroïque qu'énonçait un Albert Thierry: « le refus de parvenir» 1 . Encore est-il souhaitable, dans une société, que les meilleurs ne refusent pas tous de parvenir. Mais surtout avons-nous le droit d'appliquer strictement cette règle à l'enfant que nous élevons? Pouvons-nous nous désintéresser de son succès ? Si nous l'élevons pour la société, nous l'élevons aussi pour lui-même. Nous sommes bien obligés de l'informer de la réalité ociale au lieu de lui laisser l'illusion d'un monde plus arfait qu'il n 'est; nous devons le pféparer aux luttes e la vie réelle, Mais comment l'armerons-nous contre les imperfections de la société telle qu'elle est sans l'exposer à tâcher d'en tirer profit ? En un mot jusqu'à quel point et sous quelle forme travaillerons-nous·à l'adapter? Inversement il y a aussi dans la morale un élément d'opposition au donné social, une réaction de la consience individuelle, non seulement contre la pratique commune, mais même contre les règles admises. Comment la chose est possible, c'est un gros problème philosophique que nous n'avons pas à examiner ici. Mais on ne contestera guère l'importance et la valeur de cette force morale : là est peut-être le ferment essentiel du progrès moral dans l'humanité. Mais à son tour cet aspect de la culture morale ne saurait être exclusif. Pour faire des « consciences» nous risquons
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1. Entretiens des non-combattante. Union pour la Vérité. Mai-Juin 1916, p . 107.
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de faire des révoltés et des anarchistes; nous pourrions faire aussi des malheureux. Il n'est peut-être pas beaucoup plus profitable à l'amélioration de l'humanité de faire des hommes vertueux qui échouent que de faire des arrivistes qui réussissent. Quoique le scandale de la vertu malheureuse puisse parfois secouer l'indifférence des masses, il n'est pas possible de ne pas voir aussi ce qu'il a de décourageant pour les bonnes volontés. Il y a donc là un équilibre bien difficile à tenir et }es meilleures intentions de l'éducateur sont constamment en présence de dilemmes singulièrement embarrassants. L'alternative n'est d'ailleurs pas autre que celle dont jouait notre profond Molière quand il obligeait le spectateur de son Misanthrope à partager sa - sympathie entre Alceste et Philinte. Sous une forme mondaine et populaire c'est bien le même problème : Philinte représente de l'adaptation, Alceste la morale de la conscience et du progrès. De l'une et de l'autre attitude, avec discrétion, parce qu'il ne veut pas pou13ser les choses au tragique, le poète nous fait nettement sentir les faiblesses ou les dangers. Si nous voulons aller plus au fond du problème nous découvrirons enfin que l'éducateur, dans sa fonction sociale se trouve en présence d'une sorte d'antinomie : il est obligé à la fois de laisser connaître la société telle qu'elle est, et de préparer la société telle qu'elle doit être; et ces deux nécessités ne sont pas concordantes. Nous savons aujourd'hui l'importance de cette loi psychologique, que toute représentation tend à l'action. Faire connaître le mal, c'est donc jusqu'à un certain point le suggérer; en montrer l'étendue c'est accroître l'autorité du mauvais exemple; le 1vitupérer
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même et le châtier, c'est attirer sur lui l'attention et rendre la suggestion plus intense t. Qu'on se rappelle le danger souvent signalé des exécutions publiques. Dans le domaine de l'éducation individuelle, ne sait-on pas aussi qu'il y a des cas où il semble préférahle de laisser passer comme inaperçue certaines fautes de l'enfant?.Ainsi l'éducateur et l'homme public sont fréquemment et légitimement partagés entre le scrupule de laisser le mal impuni et celui d'en favoriser la diffusion par l'intervention même qui vise à le réprimer. De part et d'autre · il y a scandale, dans le premi~r cas au point de vue proprement moral, dans le second cas, en un sens purement psychologique et social. Certes, il y a des circonstances où il sera impossible d'hésiter, mais bien souvent aussi l'o·n sera obligé de mettre en balance ces deux intérêts contraires et de réfréner peut-être le premier mouvement de révolte d'une conscience délicate. Et voilà encore une preuvre de la difficulté qu'il y a d'être bon tout seul et pour son propre compte, sans faire la part à l'imperfection moyenne.
Pour être complet il faudrait, au delà des difficultés d'ordre psychologique et des difficultés d'ordre social, envisager celles qui résultent du conflit même de l'in 1. Ne peut-o·n paa ae demander si, pour cette raison, le bel et couageux ouvrage de P. Bureau sur « L'indiscipline de, mœura » fera tout le bien que son auteur en attend, et si ses excellentes intentiona seront uniquement efficaces dans le aena qu'il imagine? Il faudrait pour cela qu'il n'en rencontrAt pu de contrairea chez ses lecteura.
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dividu et de la société. Car à prendre la notion d'édu~ cation morale dans sa pleine acception, il faudrait l'éte~dre à la morale tout entière considérée au point de vue pratique ; et la morale consiste d'une part à intégrer l'individu à la société, mais d'autre part aussi à faire de la société l'organe du p~rfectionnement humain. Le problème ainsi posé déborderait cependant les limites de ce qu'on peut nous demander . ici et nous nous contenterons de quelques idées directrices, qui si elles ne constituent pas proprement des principes pédagogiques, ne sont pas indifférentes cependant à l'éduoateur pour comprendre l'étendue et les difficultés de sa tâche. Dès longtemps l'opposition a été aperçue entre l'homme individuel et l'homme social, et le problème .moral a paru consister, avant tout, à subordonner l'égoïsme aux exigences de la justice et de la charité, ou pour parler comme A. Comte, à l'altruisme. Mais le problème,à s'en tenir là, n'est posé ni avec précision, ni dap.s sa plénitude. Car l'opposition ainsi formulée reste ambiguë et la preuve en est qu'elle est diversement entenàue. L'homfoe individuel, ce peut être d'abord l'individu biologique, l'animal humain, qui pour prendre le mot de Luther, serait« totus caro », celui qui est tout chair. Mais ce peut être aussi le moi de Descartes, l'homme pensant qui réfléchit et qui juge.Les apologistes chrétiens ont trop souvent,comme Pascal ou de Maistre, étendu au moi de la Raison la condamnation prononcée contre la sensibilité, et il n'est pas jusqu'à A. Comte qui,dans son conservatisme sociolQgique, ne jette l'anathème sur la liberté de l'esprit critique en même temps que sur l'égoïsme.
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D'autre part la sociologie de Durkheim, reprenant
à sa façon l'opposition chréti enne de l'homme spiri-
tuel et de l'homme charnel, prétend identi'fier le premier à l'homme ,social. Seule la socié té dégagerait la Raison humaine, superposerait l'idéal au réel. Thèse intéressante et même vraie par certains côtés, surtout historiques, mais singulièrement contestable dans son principe,puisque la r éflexion ne nous libère pas moins de la tradition et des servitudes sociales que des tyrannies de la sensibilité et du corps. Le « Je sens deux hommes en moi» ne traduit donc pas complètement la r éalité, et c'est« trois hommes» qu'il faudrait dire, car l' homme social est à égale distance de l'homme biologique et de l'homme spirituel et il s'oppose à l'un comme à l'autre. 'A l'école sociologique il faut accorder, surtout au point de vue moral, que l'ordre social est en un sens hétérogène à l'ordre biologique. Il superpose des nécessités nouvelles au règne de l'instinct. C'est ce qu'on voit en particulier dans l'organisation de la famille. Il faut avoir . le courage de reconnaître par exemple que la monogamie est une solution sociale du problème sexuel, mais nullement une solution «naturelle» au point de vue biologique; etce n'est pas en diminuer la valeur s'il est vrai que la moralité doit, en un sens, dépasser la pure nature. Il est aisé d'entrevoir les nombreuses difficultés que fera surgir cette opposition entre les exigences de la vie sociale et les impulsions ou même les nécessités' de l'animalité humaine; difficultés sans cesse renouvelées parce que l'évolution sociale est plus rapide que l"évolution physiologiqu,e. Combien ne subsiste-t-ilpas,chez l'homme
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LES PROBLÈMES PRATIQUES
le plus civilisé, de sauvagerie et de bestialité dissimulée et comprimée sous l'enveloppe superficielle dont la société l'a revêtu ! Mais entre la société et le moi de la pensée réfléchie l'accord n'estpas non plus immédiat ni constant. Si l'animal humain est en retard sur l'homme social, la société est souvent en retard aussi sur l'homme rationnel. Loin qu'elle soit naturellement créatrice de raison et d'idéal, la société oppose constamment la tradition aux volontés de progrès et aux conquêtes intellectuelles de l'individu, l'intolérance à la liberté de la pensée. La sincérité individuelle est sans cesse aux prises avec le préjugé et la convention. L'éducateur par cela même sera souvent partagé entre le désir de ) faire un enfant, << bien élevé», souple aux exigences du « monde n, attentif à ne pas choquer les convenances et même les opinions dominantes, et l'ambition pourtant supérieure de f~ire un enfant capable de juger par lui-même, un caractère indépendant, une âme enfin personnelle et sincère. Et pour prendre les choses par un tout petit côté qui permet d'apercevoir la réalité en quelque sorte familière du problème, combien n'y a-t-il pas d'enfants naturellement disp osés à cette indépendance, répugnant à se plier aux petites conventions dela « civilité puérile», qu'ils ne trouvent pas très « honnête n parce qu'elle ne saurait être spontanée de leur part? Jusqu'à quel point faisons-nous une bonne œuvre en les disciplinant à ces formules de politesse qui recouvriront d ' un masque uniforme d'affabilité correcte leurs sentiments réels et seront peut,, être le point de départ d'habitudes d'hypocrisie? Quand on aura fait « comme tout le monde», ne pourra-t-on
�DR LA P ÉD AGOGIB MORALB POSITIVE .
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par une pente insensible en venir à admettre qu'on doit aussi penser comme tout le monde? Par rapport à notre animalité nos vertus véritables seraient autant d'hypocrisies parce qu'elles sont en opposition avec notre « nature n physique.Ma~s par rapport à la société nos h ypocrisies feraient souvE)nt figure de vertus et pourtant il nous faut savoir les dominer au nom d'une vertu plus haute de jugement et de caractère. Car c'est bien là, comme nous l'avons déjà montré , qu'est le ferment de tout progrès.
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Les éléments du problème étant ainsi définis,quelles solutions nous sont offertes? Nous les passerons rapidement en revue, non sans indiquer ce que chacune d'elles a d'insuffisant et d'approximatif; car les difficultés que nous venons d 'analyser sont inhérentes aux conditions réelles du problème et par conséquent on peut essayer de les tourner plus ou moins habilement, mais non pas les éviter ni les supprimer. Le seul moyen en effet de résoudre absolument un tel problème serait de ne pas le poser et de se contenter alors de cette éducation diffuse et automatique dont nous avons parlé au début.Mais c'est précisément ce qui nous est devenu impossible en raison du progrès de la réflexion et de ce besoin qu'elle implique, dans tous les domaines, de didger consciemment toutes les fonctions de la vie !!ociale. Nous nous trouvons ici devant la même situation que rencontre le traditiona-
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�LBS PII.OBLÈMBS PRA. TIQUES
lisme et qui en limite la valeur philosophique. C'es que le traditionalisme, comme doctrine ,ne surgit précisément qu'aux époques où la tradition est battue en brèche et par conséquent ne suffit plus.Sa puissance et même sa valeursontincomparables tantqu' elle agit spon· tanément et que la critique ne la discute pas ou même ne la discerne p as. Mais il y a quelque chose de contradictoire à vouloir ériger en doctrine réfléchie l'acceptation d'une poussée qui ne doit sa force qu'à sa spontanéité. Essayer de justifier la tradition,c'est admettre qu'elle est justiciable de la critique, et dès lors, si elle vaut, ce n'est plus au simple titre de son existence comme tradition et comme prolongation du temps passé. De même ici, nous ne pouvons plus nous contenter de laisser agir le milieu social, d ès que nous en avons reconnu les imperfections , ni compter sur les seuls exemples, qui sont reconnus si mélangés de bien , et de mal, ni par conséquent nous dispenser de juger, de choisir et d'intervenir. Dans une civilisation très primitive et très simple l'observance de la coutume suffit, parce qu'il y a une coutume à peu près incontestée et parce que le milieu est sensiblement homogène et invariable.Il n'en saurait plus être de même aujourd'hui. Sans doute il y a encore nombre de gens à qui l'armature sociale tient en quelque sorte lieu de con· science.Ils sont soutenus par elle dans une attitude corr~cte plutôt qu'ils ne s'en soutiennent eux-mêmes. C'est un corset orthopédique et non une vraie droiture. Mais que le milieu vienne à être troublé , ou qu'on se transporte dans un milieu très différent, la différence éclate entre une moralité véritable , qui a vraiment pénétré la .volonté du sujet et une tenue qui ne repose
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que sur des circonstances extérieures. C'est ainsi que nous vu souvent des dépaysés, des coloniaux, se laisser aller à des actes de cruauté ou de sadisme dont ·on ne les aurait jamais crus capables tant qu'ils restaient dans leur milieu originel. C'est ainsi encore que toute Icrise sociale profonde, guerre ou révolution, est accompagnée de désordres moraux et de scandales sans nombre. N'en faisons-nous pas aujourd'hui la significative et douloureuse expérience? En quel temps est-il plus difficile de renoncer à instituer une éducation morale expresse et systématique? D'une telle éducation quel est le moyen le plus simple, le plus rudimentàire,celui que l'on retrouve jusque dans la réaction automatique des sociétés les plus primitives? C'est la sanction. Elle commence en effet par n'être qu'une réponse presque mécanique du milieu à un acte qui choque, qui heurte la coutume et l'opinion. Mais elle est employée ensuite d'une manière réfléchie, méthodique, plus ou moins bien adaptée à des fins consciemment discernées. Quelle est la valeur d1 la e sanction? Elle consiste, au fond, à substituer des motifs sensibles aux motifs proprement moraux, là où ceux-ci sont insuffisants. Cette seule définition nous permet de voir ce que vaut exactement, au point de vue moral, l'usage de la sanction et par où il pèche. D'une part la sanction, en empêchant jusqu'à un cert.ain point les actes condamnés, même sans créer les intentions bonnes, empêche du moins les habitu_<les m.auvaises de naître, et permet d'attendre sans trop de dommage que l'expérience vienne et que les motifs vrais se développent. D'autre part elle est propre à
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LES PROBLiMRS PRATIQUES
éveiller l'attention du sujet. Elle l'avertit que ceci op. cela est défendu, et l'incite à en chercher la raison. Même sans qu'il en vienne là, elle crée une habitude qui lui fait trouver naturel et désirable ce qui est prescrit. On sait combien les enfants se font vite un deµoir de ce que pour des raisons souvent très accidentelles, on leur a fait faire deux ou trois fois. A cet égard la sanction peut préparer les voies à la conscience. Et pourtant elle n'est ni suffisante ni même sans danger. Puisque, par définition elle s'appuie sur la sensibilité, et souvent, au début, sur des formes·assez grossières de sensibilité, crainte, gourmandise, vanité, elle suppose précisémentle maintien,de ces manières d'être que par ailleurs l'éducation morale tente d'abolir ou d'atténuer. Il est contradictoire, par exemple, de dire à un enfant qu'il ne faut pas être vaniteux et de le stimuler parla gloriole d'être premier et de monter sur une· estrade. Evidemment, dans la pratique, un peu d'habileté et de tact permet de pallier ces contradictions, mais c'est tout simplement que nous ne visons pas à laperfection. Même dans l'usage de la pensée nous laissons facilement subsister en nous bien des contradictions, parce que notre pensée se limite et se fragmente nécessairement. A plus forte raison notre action s'accommode -t-elle de certaines incohérences qui n'empêchent pas la vie de suivre son train. Elles n'en sont pas moins très réelles et révèlent la limitation de nos res sources pédagogiques et la médiocrité relative des résultats que nous pouvons en attendre. Dans la plupart des cas d'ailleurs ce caractère de pis-aller que nous attribuons à la sanction apparaît clairement dans ce fait que la sanction est surtout négative. Elle canalise l'activité
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dans les directions convenables en l'empêchant d_ se e déployer dans les autres. Mais c'est là tout autre chose que de susciter, comme il le faudrait, la volonté directe f du bien. En toute rigueur la sanction ne serait pas vraiment éducative ; elle tend plutôt à accentuer la passivité qu'à former· l'autono_ mie. C'est ce qu'on aperçoit \ surtout si l'on a bien saisi la théorie du~ motif intrinsèque » et les raiS'ons qui nous amènent à user auprès de l'enfant, à cause de son inexpérience même, d'un motif extrinsèque substitué au motif vrai. De cette substitution nous pouvons d'ailleurs concevoir, que dis-je, observer une forme autrement systématique, autrement ample et c'est celle dont les religions et surtout les religions essentiellement éthiques des peuples chrétiens nous fournissent l'exemple. Si, laissant de côté ce qu'elles renferment de purement métaphysique et d'intellectuel, nous envisageons le christianisme comme méthode de pédagogie morale, nous y découvrirons un vaste et pénétrant système de symboles qui projettent pour ainsi dire sur le plan d'un autre monde les réalités et les idéalités morales du monde de l'expérience. C'est, comme j'ai essayé de le montrer ailleurs en détail 1, un système de transfert psychologique et pour ainsi dire un langage qui remplace par des signes les choses signifiées. Seulement ici, ce sont des signes qui parlent à l'imagination et au cœur,etqui par conséquent sont en un sens plus acceuibles et plus faciles à embrasser que les objets complexes et parfois lointains de l'expérience psychologique
1. " La Religion comme mlthode de Pédagogie morale ", communication au meeting d'Oxford, in Revue de métaphysique et de morale, 1922.
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LBS PROBLiMRS PRATIQUES
et de l'e~périence sociale. Si ces derniers sont, pour un temps, insaisissables à l'enfant, si l'homme fait a lui-même parfois quelque peine à se les représenter et surtout à les sentir assez vivement pour- que l'action s'ensuive, il sera possible da leur substituer des symboles qui sont toujours à notre disposition. Dieu et les personnages divins concrétisent et même personnifient à la fois l'idéal qui doit nous attirer et l'autorité qui s'impose à notre respect, c'est-à-dire les deux principaux aspects du sentiment moral. Le culte enfin vient imposer, avec toute la régularité que comporte un système d'actes distincts et qui ne se mêlent pas à la vie pratique, toute une série d'habitudes psychologiques opportunes : surveillance de soi, autosuggestion des formules répétées, excitation périodique de la réflexion morale et des sentiments. Un tel système, que l'on pourrait qualifier d'extrêmement habile et ingénieux, s'il était un produit du calcul et de l'invention réfléchie, ne doit précisément son incontestable efficacité qu'à ce qu'il résulte d'une sorte d'inconsciente et presque instinctive élaboration, et que l'autorité dont il jouit repose sur des habitudes sociales et héréditaires maintenues en dehors de toute critique. Il suffit de se reporter à l'espèce de décalque voulu qu'en a fait Auguste Comte pour avoir le sentiment de l'impossibilité où serait un mécanisme psychologique absolument identique d'obtenir aucun crédit ni de produire aucun résultat u liie,dès qu 'il apparaitrait comme un produit factice, comme un artifice imaginé à plaisir. Le charme serait rompu, et pour ne pas se sentir dupe, il faudrait revenir de l'artifice à la nature et du symbole à la réalité. Une telle méthode est donc,
�DB LA P.BDAGOGIB l\lORALE POSITIVE
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d'un emploi bien difficile puisqu'elle implique dès qu'elle serait voulue une certaine abdication ou bien de la réflexion ou bien de la sincérité. ' Mais là n'est pas encore le plus gros obstacle que rencontre la méthode religieuse : cet obstacle réside dans le caractère spécial des croyances sur lesquelles elle doit reposer pour avoir sa pleine efficacité. Ces croyances seront repoussées par un grand nombre d'éducateurs, à qui on ne peut jamais se flatter de les imposer par démonstration. Mais, ce qui est pire, même lorsqu'elles auront été acceptées par la complaisance intellectuelle illimitée de l'enfant, comment répondre que plus tard elles résisteront à la réflexion, et ne risquent-elles alors pas d'entraîner dans leur chute les convictions morales qu'on y aura imprudemment associées? Il est donc incontestable que la méthode religieuse, est commode, et qu'elle répond à sa façon à ce que j'ai appelé le problème premier de l'éducation morale en opérant une substitution qui supplée à l'inexpérience de l'enfant . Mais les moyens commodes ne sont pas toujours pour cela de bons moyens. Dans le domaine de la pratique et plus particulièrement dans le domaine de l'éducation, il faut << considérer la fin » et envisager si, à côté des difficultés que l'on résout, on n'en fait pas surgir de plus insolubles, si à côté des dangers que l'on prévient, on n'en crée pas gratuitement de plus grav~s. Pour dire toute ma pensée, il me semble que les adeptes de la pédagogie religieuse ne se rendent pas assez compte ni des raisons profondes de saforce et de son succès , ni,surtout, des difficultés qu'elle comporte. L'habitude les dispense ,trop
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LBS PROB~ÈMBS PRÀTIQUBS
d'analyser les premières au point de vue psychologique ou historique, et les empêchent de sentir les secondes, où ils ne voient trop souvent que l'indice d'une prévention et d'une mauvaise volonté. J'espère avoir présenté les choses avec assez d'impartialité pour qu'on ne m'oppose aucun de ces griefs. J'estime que l'expérience faite par la religion chrétienne est des plus instructive au point de vue psychologique, mais qu'elle doit presque toute sa force et son efficacité à ce qu'elle fut un produit tout spontané et que par conséquent il est extrêmement difficile de la transposer pour en faire un système voulu et une méthode consciente. Elle implique un ensemble de conditions très corn plexes qui se sont trouvées réunies dans le passé, mais qu'on ne peut se flatter de restaurer là où elles ont disparu.
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Je n'ai pas la prétention d'avoir passé en revue toutes les ressources de l'éducation morale, et ce n'était pas mon objet. Je n'ai voulu au contraire examiner les plus usuelles que pour faire sentir ce qu'elles ont d'insuffisant. Mon objet n'était en effet que d'analyser les difficultés propres de l'éducation morale, et non de fournir une solution du problème. Ce serait déjà beaucoup au point de vue pratique de l'avoir posé avec quelque netteté. Nos collaborateurs en traiteront les aspects les pius essentiels et nous apporteront, je l'espère, quelques lumières. Ne nous faisons d'ailleurs aucune illusion. Aucune méthode ne peut se flatter de
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résoudre intégralement et en quelque sorte d'une manière mécani'que un problème comme celui-l'à. Si, en général et même dans le domaine des techniques matérielles, de longs tâtonnements sont toujours nécessaires, à plus forte raison, dans les techniques qui ont l'homme pour objet, dans la politique et dans la pédagogie, le rôle de l'esprit de finesse, du tact, de l'intuition, est-il prépondérant lorsqu'on veut apercevoir les moyens efficaces de traiter les impondérables dont se compose une âme humaine. Rien n'y peut surtout suppléer à cet ascendant, à cette légitime autorité que donne à l'éducateur une supériorité morale indiscutée, une parfaite possession de soi-même. Nous faire nous-mêmes meilleurs, voilà la première règle de notre pédagogie morale, et la seconde qui est peut-être comprise dans celle-là, est d'aimer les êtres humains qui nous sont confiés et que nous avons mission d'amener,si possible, à nous dépasser. Cette règle d'or de l'amour, qui nous est donnée comme la formule suprême de la moralité même, serait ainsi,comme Socrate l'avait déjà senti, le principe le plus nécessaire de la pédagogie morale.
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��L'ÉDUCATION DE LA VOLONTÉ
Par le Dr Pierre
RifoNJHR
Nous parlons constamment de volonté tant au point de vue des individus qu'au point de vue des collectivités; la volonté est encore pour tous comme une notion concrète dans laplupartdes actes etdes manifestations de la vie individuelle et collective. C'est encore en son nom qu'on apprécie les hommes et qu'on les classe; qu'on leur concède ou qu'on leur refuse des qualités; qu'on juge leurs actes, qu'on leur laisse ou non la libre disposition de leurs biens ou de leurs personnes, qu'on les prive de liberté, etc. Une notion qui pénètre à ce point nos habitudes, r:i"os idées, nos mœurs, nos institutions, ne peut rester imprécise et vague. Il importe de préciser ce que nous devons entendre par volonté! Pour tout le monde elle est bien, comme Littré 11a définit dans le dictionnaire :- « Une puissance intérieure par laquelle l'homme et aussi les animaux se déterminent à faire ou à ne pas faire.» A certains points de vue cette définition est excellente : d'abord elle ne préjuge en rien de la nature de cette puissance; et d'autre part elle accorde
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LES PROBLèMES PHATIQUES
cette puissance aux animaux, ce qui est parfaitement exact. Ceci reconnu, nons sommes en droit d'observer que pour nous elle est tout à fait insuffisante. En effet l'activité de l'homme et sa volonté ne se manifestent pas seulement sous la forme motrice. L'activité se manifeste et la volonté se montre aussi bien dans la direction des idées et même dans l'évolution des sentime_ ts, que dans l'exécution des actes. n D'autre part cette définition ne nous éclaire pas du tout sur la. nature de cette puissance intérieure et pour tenter la culture de la volonté n'est- il pas indispensable d'en connaître, si faire se peut, la nature intime? Tous, nous nous souvenons de l'ancienne conception de la. volonté qui faisait partie d'une systématisation a priori du mécanisme psychique. ~'esprit et ses manifestations étaient considérés, dans cette systématisation, comme résultant de l'action d'un principe immatériel sur nos centres nerve·ux. Ce principe était doté, doué, de facultés; l'une de ces facultés constituait la volonté. La volonté était sollicitée par nos tendances individuelles ainsi que par les influences du milieu. Mais cette sollicitation n'avait d'autre but que d'éveiller son - activité, de la décider à agir. Elle restait indépendante des motifs qui la poussaient à l'action, Aujourd'hui les facultés de l'âme ont disparu; les psychologues ont renoncé à ce moyen aussi commode. qu'illusoire de satisfaire le besoin d'une explication causale. Sans compter qu'il leur était difficile de les réserver à la seule humanité, Et cependant nous parlons encore de la «Volonté>>.
�DE LA PÉDAGOGIE MORALE PO S ITIVE
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Puisqu'elle n'est plus une faculté de l'âme-qu'est-elle donc devenue ? A cette question, deux réponses. Une première catégorie de psychologues non seulement rejette la volonté en tant que faculté de l'âme, mais proclame l'inexistence de la volonté comme entité psychique, un principe« destin é à vouloir» lui paraissant contraire à toutes les d écouvertes de la psycho-physiologie . Elle déclare que volonté n'est désormais qu'un mot vide de sens et elle ne reconnaît éo mme pourvues de caractères positifs, comme susceptibles d'analyse, que les • volitions ». Par celte déclaration ces psychologues ont paru juger la question tranchée et le problème r ésolu. lis n'ont guère cherché à préciser ce qu'il fallait enten d re par« volitions ». Aussi sous ces volitions vagues et d'autant plus facilement admises par tous, un second groupe de psycholo g ues recherche-t-il instinctivement ce je ne sais quoi qni les distingue, l es caractÛ ise, un principe enfin qu'il se surprend à dénommer de nouveau du nom de volonté. Or celte volo.nté, ces derniers psychologues ne peuvent ni la définir ni la situer d'une mani ère satisfaisante.
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Sans prendre encore parti pour les uns ou pour les autres, tâchons de- nous faire par nous-mêmes, une OJ>inion sur cette volonté ou sur ces volitions, selon
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LBS PROBLÈM.RS PRATIQUES
qu'elles agissent pour produire ou pour empêcher les manifestations de notre activité motrice. Quand nous disons que de nos mouvements les uns sont involontaires et les autres v.o lontaires nous nous comprenons parfaitement. Quand un mouvement suit immédiatement l'impression extérieure, ou mieux périphérique qui le produit; quand il est manifestement l'effet mécanique direct de l'irritation perçue ou non perçue, alors il est involontaire. Exemple, la toux, l'éternuement, le bond du chatouillement, etc. Quand, au contraire, l'impression externe, perçue ou non, produit, non point un mouvement, mais une sensation éveillant et provoquant à son tour · toute une série d'opérations psychiques, réflexion, choix, délibération, décision, opérations au cours desquelles notre personnalité, notre moi nous pârait jouer un rôle actif, alors le mouvement est volontaire. D'où deux catégories de mouvements que nous opposons les uns aux autres et que nous avons intérêt à étudier en détail. Ala base des mouvements involontaires se place le mouvement réflexe qui traduit dans toute sa simplicité la transformation des excitations en mouvements. On nous pique ou on nous brûle, même légèrement, le bout des doigts, nous retirons vivement la main, c'est un réflexe. Tandis que nous sommes a!!sis on frappe vivement sur le tendon rotulien, la jambe exécute un vif mouvement d'extension, nouveau réflexe. Alors que nous sommes endormis on nous chatouille faiblement sous le nez, nous nous déplaçons ou nous
�DB LA PRDAGOGIR !If On.A.LE POBITIVJI
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faisons un geste pour écarter la plume ou la pail_le qui nous chatouille, autre réflexe . . Une observation, même superficielle, nous permet de noter que dans 1-e réflexe la tendance au mouvement est irrésistible. Une excitation suffisamment forte portant sur un point déterminé reproduira indéfiniment le même mouvement. Au-dessus du réflexe simple nous plaçons l'activité automatique qui assure le fonctionnement de notre circulation,de notre respiration, de notre digestion,etc. Elle se produit sans délibération, sans intervention du moi conscient, de la réflexion attentive et même souvent, pour ne pas dire toujours, sans que nous nous en rendions compte. Mais cet automatisme spontané n'est pas le seul. Il en est un autre presque aussi important quoique acquis. C'est celui qui nous permet d'exécuter,en dehors de notre attention et de notre volonté, tous les mouvements de la vie journalière qui nous demandèrent jadis un long et pénible apprentissage. Après ces mouvements automatiques nous trouvons les manifestations instinctives si corn plexes et si variées qui ne diffèrent en rien, extérieurement, des manifestations de la volonté dont elles sont cependant très éloignjes. En effet, comme dit E. Perrier, « L'animal agissant sous l'impulsion de l'instinct, ne prévoit pas ce qu'il à l'air de prévoir, ne sait pas ce qu'il a l'air de savoir, ignore ce qu'il fait, n'a aucune idée du but de ses actions, les exécute cependant sans pouvoir échapper à la force qui le sollicite et ces actions, parfois d'une extraordinaire complication, sont mervenleusement adaptées à un but ultime qui est, d'ordinaire, la
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LES PnOBLiMBS PRATIQUES
conservation de l'espèce au détriment même de l'individu.» Les instincts fondamentaux sont les tendances à la nutrition, à la défense, à la reproduction. Tous les autres ne sont que des complications de ces besoins primaires essentiels. Nous disons besoins car les instincts ont à leur base des besoins qui, pour être satisfaits, poussent irrésistiblement à l'action de même que la sensation éveillée dans le réflexe produit irrésistiblement un mouvement. Ces besoins qui poussent ainsi irrésistiblement à l 'action sont ce qu'on appelle des tendances, mot qui exprime bien l'imminence de l'acte. Mais il y a, en outre, dans l'instinct, la représentation mentale des moyens par lesquels le besoin pourra être satisfait. L'animal en exécutant les actes qui lui sont imposés par ses impulsions instinctives ne voit pas, au bout de ses efforts, l'effet qui le détermine, mais il voit les images qui se déroulent et les actes qu'il accomplit à mesure qu'il les accomplit et çela suffit pour le diriger. Pour satisfaire les impulsions de l'instinct, l'animal est parfois obligé d'accomplir des actes demandant les plus grands efforts; non seulement des efforts musculaires, mais des elîorts de patience et de ténacité (Papillons de Fabre, Chiens, etc.) . Ces efforts sont comme le résult'.1t de la convergence des tendances de tout son être vers un but qu'il ignore mais qu'il atteindra sûrement. Une autre forme de-l'activité involontaire c'est l'activité suggérée au cours de laquelle le sujet s'imagine vouloir énergiquement alors qu'il ne fait, en somme, que subir assez passivement l'influence d'autrui. Le
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fait est vrai même si on entend par suggestion « tout ce qui provient de l'influence d'autrui i,. Mais il est encore plus frappant dans les cas de suggestion hypnotique. L'imitation spontanée par laquelle on se laisse aller à la routine est une autre forme de la suggestion prise dans son sens général.
.C'est ainsi qu'en passant en revue des actes de plus en plus complexes nous sommes arrivés aux actes volontaires. Nous pouvons définir provisoirement ces derniers les actes pour la conception et l'exec ution desquels notre personnalité consciente prend ou paraît prendre tozaes les initiatires. Ils résultent des complications inouïes et toujours renouvelées de la vie sociale qui rendent impossible la vie automatique et spontanée et qui. sont les conditions essentielles des actes de volonté. En effet, dans notre existence variée, nous sommes en perpétuel effort d'adaptation aux conditions sans cesse renouvelées. Aussi arrive-t-il que Je jeu automatique de nos tendances ne permet plus l'adaptation spontanée et inconsciente ou que de nouvelles tendances, sollicitées par les conditions _ hangeantes c du milieu, entrent en conflit, dès leur naissance, avec celles déjà organisées et qui constituent notre moi. Dès lors la conscience s'éveille, l'effort s'impose et la volon té r éfléchie vient à se produire.
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LHS PROBLÈMB8 PRATIQUES
Dans ces phénom ènes complexes les psycholo gues reconnaissent généralement trois phases : la délibération, la décision, l'exéc ution; le tout accompa gné d'un sentiment d 'effort qui donne à l'acte volontaire son caractère essentiel. Toutes ces opérations sont-elles suffisantes pour le différencier et sont-elles nouvelles? Nous avons vu que l'acte dit de volonté se produit sous l'impulsion initiale d 'un désir, d'une tendance ou d'un groupe de tendances qui ne parvient pas à se satisfaire automatiquement. Même origine pour les mouvements automatiques et instinctifs. C'est alors que la délibération commence. Or cette délibération n'est autre chose qu'une sorte de lutte, de toiJrnoi où divers systèmes psychiques nouveaux essayent tour à tour de s'incorporer à notre moi, c'est-à-dire à l'ensemble des tendances déj à organisées, pour former un équilibre nouveau. L'issue de cette lutte est loin de pouvoir être prévue, car la tendance qui sera incorporée est celle qui, par nature, doit s'harmoniser le mieux et le plus complètement avec celles qui consti~uent notre moi, notre vrai moi que nous sommes loin de connaître. Cette incorporation qui termine le débat est la décision. Dans ces deux opérations nous n'arrivons pas à distinguer l'intervention d'une initiative quelconque et particuli!}.re. L'exécution nous en fournira-t-elle la preuve ? Pas davantage. Nous ne trouvons rien de plus que dans l'exécution d'un mouve ment instinctif. Dans l' un et l'autre cas il s'agit d'un moi, c'est-à-dire d'un
�DE LA PÉDAGOGIE MORALB POSITIVB
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faisceau de tendances qui veulent être satisfaites et passent irrésistiblement à l'acte; Quant à l'effort personnel que nous croyons ressentir, il n'est pas différent de l'effort considérable déployé parfois p11.r les animaux dans leurs actes instinctifs. La seule différence entre les mouvements involontaires et les actes volontaires est pour ces derniers un état de conscience qui constate une situation, nous donne l'illusion de l'initiative, mais n'a par lui-même aucune efficacité.
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Ce que nous appelons Volonté, en entendant par ce mot l'initiative personnelle dans le choix et l'exécution, n'est pas autre chose que la conscience du motif déterminant, la perception de la tendance à agir ou à ne pas agir, consécutivement à la formation de la synthèse nouvelle qui s'est formée entre nos tendances anciennes et la ou les tendances nouvelles acceptées par notre moi. Psychologiquement J'acte dit volontaire, sous sa forme complète, n'est pas la simple transformation d'un état ,de conscience en mouvement; mais il suppose la participation de tout le groupe d'états conscients, ou subconscients, qui constiluent le moi à un moment donné. Cet acte volontaire est une réaction individuelle qui exprime ce qu'il y a en nou~ de plus intime. Cela est si vrai que ces manifestations, quelle qu'en
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soit la variété, ont toujours chez le même individu une allure commune. On dit qu'elles sont l'expression même de son caractère. C'est par ses actes volontaires qu'on juge du caractère d'un individu et qu'on peut classer comme l'a fait M. Malapert: les amorphes, les routiniers, les impulsifs, les irrésolus, les grands volontaires, les hommes d'action, les maîtres de soi. Mais le caractère n'est pas autre chose que notre moi organique réagissant aux influences immédiates ou médiates du milieu. Si bien que nous pouvons dire : « Chacune de nos actions, la plus simple, la plus complexe, la plus noble, la plus abjecte, dépend uniquement, exclusivement et nécessairement de trois conditions : 1° l'organisation individuelle; 2° l'état du système nerveux au moment où il reçoit l'impression qui le met en activité; 3° ]'ensemble des sensations reçues ou éveillées au moment d'agir. » Nous aboutissons ainsi à un déterminisme physiologique rigoureux, à une conception basée sur la loi de l'action et de la réaction, principe fondamental de toutes nos manifestations vitaies des plus inférieures aux plus élevées; les fonctions psychiques ne faisant pas exception à cette régie. Il nous paraît donc logique de renoncer à la volonté une, indépendante et indivisible . Quant aux volitions nou·s les définissons comme des réflexes compliqués subordonnés à des conditions anatomo-physiologiques qui comportent la raison même de leur existence. Mais à côté de ces caractères crbjectifs, il en existe
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d'autres qui forment, en quelque sorte, la contrepartie des premiers. Ce sont les caractères subjectifs, les attributs psychologiques. Ces attributs psychologiques sont ceux qui nous font concevoir les volitions comme nôtres et émanées de notre initiative. En réalité nous ne pouvons guère les considérer aujourd'hui que comme des attributs secondaires, des épiphénomènes et non comme les phénomènes essentiels.
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Nous ne sommes pas ICI ce soir pour discuter au pied levé la question du libre arbitre et de la responsabilité personnelle. Ce serait d'autant plus oiseux que les quelques pages qui précèdent sont loin de renfermer tous les arguments en faveur de notre conclusion et nous nous rendons parfaitement compte de leur insuffisance. Mais nous sommes réunis pour discuter entre nous si nous pouvons et comment nous pouvons orienter systématiquement et avec force et continuité les pensées, les sentiments et les actes de l'e- fant vers la n réalisation d'un idéal que nous appelons le Bien. A priori notre conclusion au déterminisme physiologique paraît rendre notre tentative illusoire. Il n'en est rien cependant. Qui dit déterminisme physiologique ne dit pas fixité, rigide, immuabilité. Outre les réflexes simples anatomiquement préétablis, nous exécutons tous les mouvements de notre vie quotidienne
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LES PROBLÈMES PR,ÂTIQUES
qui supposent des combinaisons nouvelles multiples, Yariées, entre nos cellules nerveuses. Ces combinaisons ne sont pas spontanées, elles résultent de l'apprentissage, de l'éducation. Le propre du système nerveux est de se prêter à un constant effort d'adaptation. Cette adaptation, il la réalise, en vertu de certaines lois, toujours les mêmes, à tous les degrés. Elles peuvent se résumer en une seule : la facilité d'exécution rendue chaque fois plus grande après chaque tentative . . C'est ainsi que se constitue l'automatisme acquis; mais il importe d'observer que si ce phénomène est général il n'est pas partout égal à lui-même. Il y a des différences individuelles, conséquences des prédispositions, des aptitudes. On naît habile ou maladroit. L'éducation perfectionne chacun mais ne lui procure que son maximum de résultat personnel. Or ce maximum est d'autant plus grand qu'il aura été recherché ~ respectant et en mettant à profit les en aptitudes de l'enfant. Ce principe est à la base de toute éducation rationnelle. Prendre systématiquement le contre-pied des tendances de l'enfant c'est vouloir manquer son éducation. Ne pas comprendre çependant qu'il faille renoncer à le diriger dans un sens que nous reconnaissons le meilleur; mais savoir l'y conduire par des moyens détournés. Un principe que nous ne devons pas perdre de vue c'est que nous n'allons jamais au but directement et d 'emblée. Notre effort nous fait réaliser des moyens successifs de parvenir. Ce sont ces moyens qu'il faut savoir choisir conformes aux tendances de l'enfant.
�DB LA. PÉDAGOGIE MORAL!! PO S ITIVB
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Comme ces tendances sont individuelles, il faut beaucoup de sagacité et de pénétration ; mais leur connaissance n'est pas impossible. Ce truisme est d 'autant plus vrai que c'est la seule façon de respecter cette loi universelle, le principe du moindre effort qui régit toute l'acti vité humaine. Croire le contraire est une illusion funeste qui fait commettre bien des erreurs en éducation.
��L'ÉDUCATION DE LA VOLONTÉ
Par M. Robert
DB MASSY
M. le Dr Régnier a estimé que l'étude de la pédagogie de la volonté doit être précédée d'une définition de cette faculté de notre vie corisciente et il nous en a exposé le mécanisme en un savant mémoire qui tend à démontrer que la volonté n'est réellement qu'une illusion et qu'à chaque instantc'estle penchant le plus fort en nous qui prévaut nécessairement et entraîne nos décisions. Ce d éterminisme physiologique, ainsi qu'il l'a appelé lui-même, réduit beaucoup le rôle de l' éducateur de la volonté qui, dans cette thèse, apparaît bien impuissant à soustraire son élève aux fatalités incluses dans ses dispositions natives . M. le D• Régnier ne nous a pas fait connaître, et c'est regrettable, quels procédés p édagogiques il tire de cette co-nception de la vie morale : _ peut voir dans on son abstention une preuve de la difficulté que présente le problème de l'éducation de la volonté tel qu'il l'a posé. Nous-restons convaincu que l'éducation doit être avant tout la culture de la volonté et qu'une méthode rationnelle peut faire de cette précieuse faculté, chez
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LBS PROBLÈ MES PRATIQU ES
tout individu normal, la souveraine de la vie consciente. Qu'est ce que la volonté? C'est le pouvoir que nous avons de décider nos actes après une délibération aboutissant au choix du parti qui nous paraît le meilleur. Ce choix ne se fait pas d'une façon quelconque; il est soumis aux lois naturelles qui régissent notre vie consciente et notamment à la loi qu'on peut appeler : de la moindre souffrance et du moindre effort. Nous agissons pour satisfaire nos instincts ou penchants ; mais ceux-ci sont souvent en opposition et, en donnant la préférence à tel d'entre eux, nous devons contenir tel ou tel autre qui nous sollicite en même temps; la r,rivation que nous éprouverons dans ce dernier nous causera une impression désagréable qui est une forme de souffrance. D'autre part il nous faut faire un effort par une action extérieure pour satisfaire le pen~hant en faveur duquel nou11 avons opté, et il nous faut faire sur nousmême une autre sorte...d'effort pour contenir les penchants dont nous voulons faire taire les sollicitations. On peut dire qu'à chaque instant nous prendrons toujours le parti qui nous semblera devoir nous procurer le maximum de satisfaction avec le minimum de souffrance et d'efforts. li semble que par cette analyse nous confirmions le point de vue déterministe de M. le Dr Régnier. En réalité il ne s'agit plus, comme dans sa thèse, de la prédominance de tel instinct que les hasards de la naissance et des conditions de la vie auraient rendu plus fort en nous. La loi de la moindre souffrance est
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notre principal guide dans la poursuite de notre destinée : celle-ci peut se résumer comme consistant à maintenir l'harmonie entre les diverses parties de notre être conformément à la solidarité qui les lie et à maintenir notre individu en harmonie avec notre milieu social conformément à la solidarité qui nous unit à lui. Cette double harmonie n'a rien d'arbitraire et est soumise à des conditions qui sont, d'une façon générale, les mêmes pour tous les individus. La souffrance n'est que la manifestation de quelque trouble surgissant dans notre harmon~intérieure ou dans notre harmonie avec le milieu 1locial et, d'autre part, la répugnance à l'effort n'est qu'un mode de la répugnance à souffrir: elle tend à maintenir toujours dans la limite de nos forces la dépense que nous en faisons, tout effort qui dépasse ces limites produisant une desharmonie et une souffran'ce. Ainsi, suivre la loi de la moindre souffrance et du moindre effort n'est pas obéir aux caprices de nos instincts mais à l'aspiration générale et impérieuse qui porte tous les hommes à rec:1-ercher le bonheur. D'ailleurs 1es choses ne se passent pas d'une façon aussi simple que nous l'avons exposé dans notre analyse du mécanisme de la délibération. Nos prévisions sur les résultats de tel ou tel acte que nous décidons sont souvent\démenties par l'événement, soit que nous obtenions des satisfactions moindres que celles que nous attendions, soit que nous éprouvions par la suite des inconvénients (surcroît de souffrance ou d'efforts) qui en dim.inuent beaucoup le prix. Pour satisfaire le mieux possible notre répugnance à la souffran_ et à l'effort il faut que notre faculté de ce
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I.BS PROBLÈME!! PRATIQUES
prév1s10n ne se borne pas à considérer les résultats immédiats de l'acte que nous préparon':i mais qu'elle s'étende à ses conséquences même lointaines. Les éléments de notre décision se compliquent ainsi singulièrement et notre choix devient très malaisé puisqu'il nous force à mettre en balance : d'une part de11 satisfactions, et de l'autre des souffrances et des efforts se succédant pendant un temps d'autant plus long qu'il s'agit d'un acte plus important. Sans doute beaucoup de gens se contentent de vivre au jour le jour sans en chercher si long; mais ceux-là sont les jouets des événements; ils expient toujours, et cruelle111ent parfois, leur imprévoyance. C'est un des principaux objets de la tâche de l'éducateur de la volonté d'apprendre à son élève à prévoir les conséquences de ses actes, à n'agir qu'après avoir ·prévu exactement les résultats auxquels il veut aboutir. Mais, pour que l'élève devienne capable ~e ces prévisions, il faut qu'il ait pris l'h_ abitude d'observer l'enchaînement des événements, qu'il ait compris que cet enchaînement est l'effet du jeu des lois naturelles, c'est-à-dire des rapports constants par lesquels se manifestent les propriétés des choses; que la connaissance des lois naturelles lui apparaisse donc comme le savoir le plus précieux précisément parce qu'il nous permet de prévoir le cours naturel des événements et les modifications que peut y apporter notre interve!]·tïon et qu'il nous met ainsi en état de régler notre action de la façon le plus utile. Il aura appris de la sorte à agir avec méthode. Agir Jvec méthode c'est agir en vue de résultats commandés par les situations que nous traversons et d'abord par
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notre situation permamente d'hommes, de membres d'une certaine patrie et d'une certaine famille, et en appliquant à la poursuite de ces résultats les moyens les mi.eux appropriés d'après les enseignements de l'expérience. Cette conception des choses lui fournira un idéal vers lequel s'orientera sa conduite tout entière et qui peut se définir par la formule : vivre pour la famille, la patrie, l'humanité.-Il y trouvera un criteriu m de la valeur des biens que lui offre la vie, donc des actes par lesquels il peut se les procurer et des penchants qui le portent à les rechercher : les biens, les actes, les penchants vaudront pour lui dans la mesure où ils seront concordants avec cet idéal dont la contemplation habituelle faGilitera grandement ses décisions et guidera son effort de perfectionnement personnel. Ainsi l'éducation de la volonté . sera aussi nécessairement une éducation de l'intelligence; on peut même dire que seule elle assigQera à la culture intellectuelle son véritable but qui est, non pas, suivant la pratique courante, d'acquérir une érudition trop souvent vaine et éphémère, mais de développer les facultés actives de l'intelligence, celles qui peuvent servir à éclairer · notre condul.te. Nous aurons à préciser quelles sont ces facultés et quels sont les moyens les plus propres à les former. La culture intellectuelle rationnellement dirigée devra mettre l'élève en état de bien préparer ses décisions; l'éducateur de la volonté devra lui apprendre encore à les bien exécuter; il devra le former à l'action. L'action c'est l'activité physique par laquelle nous exerçons sur les objets matériels qui nous entourent
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LBS PROBLÈMES PRATIQUES
les innombrables modifications de position et d'état nécessitées par la vie pratique . L'action c'est encore la parole qui est notre moyen d'agir sur les autres et de les déterminer à concourir avec nous ou,tout au moins, à ne pas nous nuire. - L'éducateur doit apprendre à son élève à agir physiquement et à parler avec précision et sûreté en se gardant des impulsions irréfléchies mais aussi de la timidité et de la paresse; il doit pour cela lui enseigner à mettre entièrement à la disposition de sa volonté tous ses instruments d'activité physique et intellectuelle et nous aurons à rechercher quels sont les moyens les plus propres à procurer ce résultat. En résumé, le problème qui se pose à l'éducateur de la volonté c'est de former son élève de façon qu'il sache à chaque instant s'adapter le mieux possible à la situation dans laquelle il se trouve et pour cela qu 'il sache analyser à la fois cette situation, ses nécessités, ses ressources, ses inconvénients; et, en même temps, son propre état intérieur, les forces qu'il lui offre et ses côtés faibles; il faut donc qu'.il sache conduire sa pensée à son gré en la fixant sm· les objets que les circonstances imposent à son attention aussi longtemps que l'exige la solution des questions que ces objets soulèvent; et il doit être capable alors, d'après le parti choisi par la volonté : d'agir avec précision ,et fermeté ou de se retenir d'agir, de parler, en exprimant très exactement sa pensée ou de se taire. Finalement l'éducation de la volonté estcomme l'objet central de 1-'œuvre entière de l'éducateur. Sa fin propre est de pourvoir l'individu de ce qu'on peut appeler les vertus de la volonté, c'est-à-dire : 1 ° l'initiative
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ou le courage qui donne l'élan nécessaire à. une action résolue; 2° la prudence qui utilise notre pouvoir d'inhibition ou d'arrêt de l'activité en prolongeant la délibération dans les cas où la prévision et le choix sont difficiles et en suspendant ou modérant, quand il le faut, notre action; 3° la persévérance qui nous fait persister dans l'action et la répéter autant qu'il est nécessaire pour obtenir le résultat voulu. Mais l'éducation de la volonté comprend comme compléments nécessaires : l'éducation intellectuelle, car c'est la volonté qui doit gouverner la pensée en vue de s'éclairer et c'est l'intelligence qui fournit à la volonté par le langage ses moyens d'action sur les autres volontés; l'éducation de la vie affective, car ce sont nos penchants qui mettent en action la volonté en la sollicitant de les satisfaire, et c'est à elle qu'il appartient de contenir chacun d'eux dans ses limites légitimes; l'éducation physique enfin, car les décisions de la volonté se traduisent par des actes matériels dont la bonne exécution exige la discipline de notre corps. Comment peut-on obtenir le meilleur fonctionnement possible de la volonté? Il semble que nous apportions en naissant une certaine dose d'énergie volontaire variable suivant les individus; malgré l'habileté de sa méthode, l'éducateur ne supprimera pas ces différences et il y a de grands volontaires dont le commun des hommes n'atteindra jamais l'énergie. Mais, une certaine énergie native étant donnée, il me paraît indiscutable que le
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procédé le plus rationnel pour sa mise en valeur c'est de lui former des instruments d'action physique et intellectuelle parfaitement disciplinés et obéissants ; l'initiative, l'inhibition et même la persévérance nécessite'ront, en effet, un minimum d'effort a',!'.ec des organes ainsi assouplis et la volonté fournira un maximum de rendement. La culture de la volonté se ramène donc à rendre l'individu maître de sa pensée par laquelle sa volonté préparera les décisions opportunes et maître de ses moyens d'action par lesquels elle les exécutera. Pour être maître de sa pensée il faut conduire son activité mentale avec une égale sûreté sous la forme concrète et'sous la forme abstraite. Sous la forme concrète, c'est-à-dire au moyen des sens qui nous renseignent sur le monde extérieur et surtout au moyen de la vue qui est le plus syn,thétique et aussi le plus précis de tous les sens; il faut que nos perceptions soient très nettes et laissent en nous des images ayant la même netteté; il faut que nous apprenions à bien voir les objets que nous observons et à bien les revoir ensuite mentalement lorsque nous y pe.nsons. C'est cette vision intérieure qui est, à proprement parler, la. pensée concrète, source première de tous les arts et de toute action pratiq~e. Mais la pensée concrète nous fournit seulement des matériaux que la pensée abstraite doit mettre en œuvre en dégageant des choses leurs propriétés et leurs rapports et en nous en faisant ainsi connaître les avantages et les inconvénjenls. L'instrument par excellence de la pensée abstraite est le langage ; une idée abstraite' n'est, suivant la défi'nition de Taine,
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qu'une tendance à nommer; elle reste à l'état de ·velléité d'idée tant que nous n'avons pas trouvé l'expression verbale qui lui donne sa forme et notre activité mentale devient d'autant plus grande que nous acquérons une plus grande habileté à exprimer nos idées à mesure qu'elles surgissent dans notre pensée. La pensée abstraite est un langage intérieur comme la pensée concrète est une vision intérieure; pour donner à l'une et à l'autre toute leur valeur l'éducateur de la volo,nté doit apprendre à son élève à développer en lui la force de l'attention, mode d'action de la volonté dans l'ordre intellectuel . Or l'attention est, comme l'a démontré Théodule Ribot, un phénomène musculaire. Pour bien fixer son attention sur les objets qu'on observe des yeux et, par conséquent, pour les bien voir, il faut accommoder exactement et promptement sa vue à la distance de ces objets; il faut donc apprécier avec précision cette distance. Or nous apprécions la distance des objets en comparant leur position avec celleque nous occupons et nous avons conscience de celle-ci au moyen de sensations musculaires, c'est-à-dire surtout des sensations de pression qui nous servent à nous y maintenir. Notre accommodation visuelle sera d'autant plus parfaite que nos sensations de pression seront plus fortes. Si par une bonne adaptation de notre vue nous voyons les objets bien et sans effort, il nous sera facile d'y maintenir nos regards pendant un temps suffisant pour que nous en conservions une image très vive. Ainsi pour une bonne observation visuelle, préparant une pensé~ concrète vive et précise, il ne s'agit pas de faire effort
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des yeux: leur action échappe au contrôle de la volonté et n'est parfaite qu'à la condition d'être toute spon, tanée; il faut développer l'intensité des sensations musculaires et surtout des sensations de pression. Le même procédé nous permettra de cultiver en même . temps notre pensée abstraite car, c'est en prolongeant la contemplation des objets que nous ferons naître en nous les idées de leurs propriétés et de leurs rapports, id6es sur la formation desquelles la volonté n'a.pas plus d'action directe que sur les sen~ations visuelles ; nous pourrons ensuite continuer mentalement ce travail d 'abstraction d'après nos images visuelles . L'empire que, par le développement du sens musculaire, nous aurons acquis sur nos membres et grâce auquel nous pourrons nous maintenir pendant le temps voulu dans l'attitude propice à l'observation extérieure, concrète et abstraite, nous permettra de nous maintenir aussi dans l'attitude la plus propice à la méditation; il nous donnera le pouvoir, dans un cas comme dans l'autre,de résister aux sollicitations d'autres objets qui troubleraient l'opération intellectuelle que nous avons décidée. Mais, appliquée à la pensée abstraite, l'attention exige 1,me autre condition: nous ne fixons nos idées qu'en les exprimant; pour pouvoir porter notre attention à volonté sur les idées qu'éveille successivement un objet; il faut que nous ayo ns mis notre faculté d'expression bien à la disposition de notre volonté . Or, des quatre formes psychologiques du langage, seules la forme verbo-motrice et la forme graphique peuvent être étroitement soumises à l'action de la volonté; les deux autres sont automatiques et n'offrent
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à la volonté qu'une action indirecte en s'associant: la
forme auditive à la forme verbo-motrice, la forme visuelle à la forme graphique. Enfin les formes graphique et visuelle associées doivent être normalement accessoires par rapport au couple verbo-moteur et auditif du langage. Trop de gens ne peuvent penser que la plume à la main; cette habitude les rend inférieurs à ceux qui ont su discipliner leur organe du langage de telle sorte que, à mesure qu 'ils pensent,les mots pour exprimer leurs idées leur montent à la langue et aux lèvres, en même temps qu 'ils les entendent mentalement. L'éducateur de la volonté devra donc exercer chez son élève, pour la rendre prépondérante, la forme verbo-motrice du langage qui est sa forme la plus volontaire. Notons de suite qu'il lui aura appris du même coup: à exprimer sa pens ée pour lui-même et à la communiquer aux autres oralement. Ces deux facultés se développent nécessairement d'une fa çon solidaire; ou plutôt elles ne sont qu'une seul e fonction sous deux formes: penser c'est p:;.rler mentalement, parler c'est penser à haute voix; l'exercice de chacune de ces manifestations du langage verbo-moteur-auditiftend à perfectionner l'autre: l'élève parlera d'autant mieux que son langage mental fonctionnera plus aisément et il pensera d'autant plus aisément qu'il sera devenu plus habile à exprimer sa pensée tout haut. Il sera finalement pourvu à la fois: d'une pensée très volontaire et de ce précieux instrument d'action sur les autres que constitue la parole. De même en disciplinant ses muscles par le
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développement du sens musculaire pour fortifier son pouvoir d'attention il les rendra en même temps plus obéissants comme instrument d'exécution. Mais, à ' ce pofot de vue, il devra s'attacher à rendre plus vives non seulement les sensations de pression par lesquelles nous nous maintenons dans cne attitu'de choisie,mais les sensations articulaires, c'est-à-dire les sensations que nous éprouvons dans les articulations de nos membres quand nous les faisons mouvoir et qui nous ~ervent à diriger leurs mouvements. Pour achever d'installer l'empire de la volonté sur tout notre être conscient il faut que, ,en même temps que nous mettrons à sa disposition un système musculaire et un organe du langage bien assouplis, nous établissions son contrôle sur la fonction respiratoire qui doit devenir le régulateur de toute notre vie consciente. Il suffit pour cela que nous la rendions ellemême bien consciente en accentuant et en prenant l'habitude de bien sentir les sensations articulaires et de pression qui accompagnent l'inspiration et l'expiration pulmonaires, en particulier les sensations articulaires des épaules et les sensations de pression des bras contre le corps; que nous acquérions l'habitude aussi de reprendre possession de notre appareil vocal à chaque temps d'inspfration au moyen de légères pressions des parties qui s'opposent : lèvre contre lèvre, dents contre dents, extrémité de la langue contre la gencive inférieure. - Nous éviterons ainsi l'obnubilation qui se produit dans nos sensations de pression lorsque nou-s prolongeons une même attitude et l'éréthisme nerveux qui e,n résulte. La discipline de la respiration nous permettra
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d'adapter aussi le rythme de la pensée au .rythme respiratoire en faisant coïncider la conception des idées avec l'inspiration pulmonaire et le ur express•ion avec l'expiration et nous éviterons ainsi la tension des centres cérébraux qui accompagne une activité mentale mal réglée. L'individu qui aura.été soumis à celte triple discipline : des muscles, de l'organe du langage et de la respiration pendant un temps suffisamment prolongé pour qu'elle lui ait donné tous ses bienfaits sera véritablement maître de lui-même. Il aura substitué l'attention volontaire à l'attention spontanée dont l'origine est purement affectiv.e et c'est de là que dérivent tous les autres avantages qu'il se procurera. Pouvant conduire à son gré sa pensée, concrète et abstraite, il pourra l'appliquer toujours à l'objet de son choix; il pourra par suite, en toutes choses, dans l'ordre pratique comme dans l'ordre théorique, user de ce procédé souverain qu'est la méthode, c'est-à-dire adapter toujours ses moyens à ses fins. Il pourra organiser son expérience et son savoir en établissant entre ses idées des associations correspondant aux rapports qu'ont, dans l;i. réalité, les phénomènes qu'elles représentent; sa raison deviendra ainsi un tableau réduit du monde et lui permettra de faire des prévisions toujours plus précises et d'agir avec plus de sûreté. Il apprendra à connaître sa vie intérieure comme le monde extérieur, c'est-à-dire à discerner les instincts qui le poussent à agir, leurs tendances, les habitudes auxquelles elles le portent, leurs résultats; ayant
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acquis l'aptitude à choisir à chaque instant le mode de son activité intellectuelle ou pratique il satisfera à volonté l'un ou l'autre de ses instincts et pourra ainsi les exercer et les développer ou les contenir d'après les indications de sa raison. Toujours guidé par la loi de la moindre souffrance, il comprendra de mieux en mieux que, pour réaliser la double harmonie qui constitue son bonheur, il doit faire prévaloir en lai les instincts altruistes sur les instincts égoïstes parce que l'altruisme, en le portant à aimer les autres et à leur faire du bien, est l'élément de son être effectif qui correspond à la loi de solidarité sociale, qui lui permet de s'y adapter et de conformer toute sa conduite à l'idéal qu'il aura adopté: vivre pour la famille, la patrie, l'humanité. Pour achever cet exposé, trop long en même. temps que trop condensé, de la pédagogie de la volonté que nous préconisons, il nous faudrait en faire connaître la technique, ce qui nous entraînerait à de nouveaux d éveloppements. Nous en indiquerons seulement les grandes lignes. L'éducateur de la volonté ne devra pas perdre de vue cette loi générale d'après laquelle les ph énom ènes supérieurs sont conditionnés par les phénomènes inférieurs. L'appareil vocal, instrument supérieur de l'intelligence, ne pourra être parfaitement discipliné qu'a9rès qu'auront été rendus obéissants les organ e s de l'activité physique. De même l'action r égulatri ce de la respiration ne pourra être étendue à la fonction du lan gage et à la pensée qu'après avoir produit ses effets s ur le b on équilibre du corps.
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Tous les exercices physiques sont propres à développer le sens musculaire et par suite l'empire de la volonté sur le corps. Nous recommandons comme étant les plus efficaces les exercices d'équilibre, qui, consistant en des attitudes difficiles à tenir, nécessitent un sens musculaire très aiguisé. L'élève devra arriver à les faire les yeux fermés pour que, privée de l'aide de la vue, l'action du sens musculaire et, par conséquent, sa vivacité soient portées au_plus haut degré. Les exercices respiratoires seront pratiqués régulièrement en même temps quel es exercices d'équilibre; il sera facile aussi d'adapter le rythme respiratoire au rythme de la marche, chaque temps d'inspiration et chaque temps d'expiration devant être accompagnés d'un nombre déterminé de pas. Finalement l'élève devra prendre l'habitude de conduire constamment sa respiration d'une façon consciente. Enfin la discipline de l'appareil vocal se réalisera par la pratique de trois sortes d'exercices gradués : 1° des exercices d'articulation ayant pour objet d'amener l'élève à se rendre compte du mécanisme de la prononciation des diverses consonnes; 2° des exercices de récitation; l'élève devra s'attacher d'abord à articuler les mots d'une façon bien consciente, à mesure qu'il obtiendra mieux ce premier résultat il portera son attention d'une façon graduellement prépondérante sur ses sensations auditives car c'est finalement l'oreille qui doit conduire le mécanisme de la parole; 3° des exercices de pensée à haute voix ; l'élève se mettra en présence d'un sujet et l'élaborera en
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exprimant tout haut les idées qu'il lui suggérera et qu'il s'efforcera d 'ordonner logiquement. Lorsque l'appareil vocal sera b•ien discipliné il deviendra l'agent principal de la volonté; il sera le centre de _la vie consciente par rapport auquel tous les autres organes se situeront dans le champ de la conscience. Ce rôle appartient trop souvent à la vue et il en résulte de multiples inconvénients et d'abord celui qui consiste en ce que, les yeux fonctionnant en dehors du contrôle de la volonté, l'individu résiste plus difficil ement aux tentations qu 'ils lui offrent et aux suggestions de l'imitation. Notre expérience personnelle pous donn e une foi très forte dans l'efficacité de cette méthode d'éducation: elle nous paraît propre à form er des hommes vraiment libres, parce que en disciplinant étroitement leurs organes de relation, elle les soustraira à la tyrannie de l' habitude, à la vie machinale et impulsive; cette liberté leur permettra de se procurer ici bas la plus · grande somme de bonheur qui leur soit accessible et d 'apporter à la vie sociale le concours le plus fécond et le plus bienfai sant.
�L'ÉDUCATION DE LA VÉRACITÉ
Par M. PARon1
Jnspectour général ·de l'instruction publique
Les devoirs de véracité et de sincérité constituent en morale un cas frappant d'v11npov 1rpÔTspov : les devoirs intellectuelsquiontpournoyaula notion de vérité ou de respect pour la vérité apparaissent en effet à la réflexion morale et à la conscience moderne parmi les plus im. périeux,les plus hauts,les plus essentiels,ceux qui petitêtre nous découvrent le mieux l'essence même de la moralité pure et semblent nous rapprocher le plus de son fondement dernier; or il apparaît d'autre part, à la lumière de l'histoire, qu'ils ont été considérés longtemps comme les moins urgents, les moins indispensables à la vie morale, qu'ils ont été les plus tardivement reconnus. Ce n'est guère que depuis un siècle que le respect de la vérité semble s'être imposé avec une rigueur croissante, au point de ne paraître plus même limité par l'intérêt vital ou l'intérét social, voire par l'intérêt même de la pratique des autres I devoirs, au point d'apparaître comme une sorte d'absolu. Cette importance grandissante de la véracité
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LES PROBLiMBS PRATIQUES
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semble liée au développement de la science dans le monde moderne. Il est clair qu'elle en est tout ensemble une condition et une conséquence : pas de science possible sans observations précises, sans descriptions fidèles, sans mesures exactes; et sans collaboration aussi des observateurs et des chercheurs, qui doivent pouvoir compter sur leurs affirmations réciproques. En particulier, c'est au x1x• siècle que , l'histoire s'est constituée comme science, au moins 1] pour ce qui est des méthodes, et l'érudition et la cri- , tique historiques ~eposent tout entières sur le culte J\ intransigeant de la vérité. Il suffit d'ouvrir une édition savante pour voir jusqu'à quel degré, on est presque tenté de dire parfois jusqu'à quel excès et à quel fétichisme, est poussé le scrupule de l'érudit moderne en to1it ce qui touche à l'exactitude et à la rigueur des affirmations. Or, nul doute que ces acrupules n'aient été étrangers, sans même remonter plus haut, aux écrivains même du xvII 0 siècle. Qu'on se rappelle l'habitude des discours entièrement imaginaires des chefs d'armées ou chefs d ' Etats chez les historiens classiques; les mémoires attribués aux grands personnages, et modifiés, transformés ou entièrement rédigés par un La Baumelle ou tel autre; la méthode en.fin des éditeurs altérant ou « améliorant" le texte des auteurs, même lorsque ces éditeurs sont ces Messieurs de Port-Royal et que le texte qu'ils Ifuhlient est celui de Pascal l D'autre part, l'effort d'absolue sincérité a peut-être une autre source encore, étrangère à la science : il se rattache pour une part, au vigoureux individualisme \ moral de la fin du xvm• siècle et du x1x 0 ,que les héros
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ou héroïnes d'lb sen, un Brand, une Nora , i ncarnent avec une intensité incomparable. Or, si n'estimer rien tant que la vérité , si, mettre au-dessus de toutes les autres règles et de toutes les autres exigences de la conduite humaine, est un idéal tout moderne, en somme extrêmement récent, il ne va pas sans soulever bien des difficultés et des problèmes, tant au point de vue de la pratique morale et de la pédagogie qu'au point de vue théorique . même. , En fait, c'est par l'intérêt social qu'il a été, \ à toute époque, plus ou moins limité; et même une \ réaction dans ce sens se dessine dans les générations les plus récentes, chez qui l'anti-int~llectualisme est en honn e ur, on le sait, et pour qui la notion de vérité est une notion plus ou moins suspecte. Ce n'est là : d'ailleurs que la forme théorique du conflit sans cesse renaissant entre le sentiment et l'intelligence en mat ière de foi, qui éclate chaque fois qu' une croyance s'érige en absolu, qu 'il s'agisse du patriotisme par exemple , ou d'un mythe révolutionnaire , ou de la religion proprement dite. D'où la justification, si fréquente aujourd'hui , de ces « mensonges conventionnels » que l'on dénon çait jadis, ou l'apologie des ~ préjugés nécessaires » et des ,, illusions vitales », D'autre part d es philosophes même qui reconnaissent et respectent la force sin g ulière de l'idée de vérité dans la conscience moderne , mais qui croient néanmoins que la moralité repose avant tout sur les exigences de la vie , sociale et sur la notion de l'intérêt commun, sont amenés , comme M. G . Belot, par exemple, à considérer la véracité comme située en somme hors dela sphère propre de la moralité, et en quelque sorte au-d essus d'elle.
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De là l'importance à la fois et la difficulté du problème de la véracité pour les penseurs de notre temps, soit qu'il s'agisse d'en déterminer· la nature et les limites, soit qu'il s'agisse de définir la méthode propre à la cultiver et à la fortifier. Peut-être, pour en tenter l'examen, convient-il de distinguer.entre la question de la véracité pure et simple, et la question de la sincérité, - celle-ci infiniment délicate, complexe, subtile, l'autre plus grosse et moins périlleuse. La première sera plus proprement pédagogique.
L'obligation d'être vrai se présente sous plusieurs formes, les unes très simples, d'autre assez complexes. Elle est d'abord le devoir d'exprimer tels qu'ils sont à nos sen.ili,!ables les faits ·ou les actes dont ) nous pouvons avoir connaissance et qu'ils ignorent; 1 son contraire est le mensonge proprement dit. - Elle 1 est ensu~te le devoir de leu~· exprime~ tels qu'ils so1~t \ nos sentiments et nos pensees, ou, meme sans mentll' 1 proprement, de ne pas leur suggérer une conception 1 inexacte de notre état d'esprit ou de nos intentions; elle. \ s'appelle alors sincérité et franchise, et son contraire est l'hypocrisie, qui est un mensonge dans les actes, les gestes et les attitudes autant que dans les paroles; la t,romperie ici peut être d'ailleurs ou positive ou négative, elle peut être simulation ou bien dissimulation. - La loyauté est plus spécialement la reconnaissance d'un engagement pris, d'une promesse faite,
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m~me lorsque l'accomplissement nous en devient désavantageux ou pénible. Le contraire en est proprement la déloyauté pure et simple, ou bien la trahison; c'est-à-dire cette forme de mensonge ou d'hypocrisie par laquelle nous trompons la confiance qu'on a pu légitimement mettre en nous, que nous avons culli· vée et provoquée, et qui résulte, suivant les cas, de l'affection que nous savons avoir inspirée, ou de notre situation à l'égard d'autrùi, ou d'engagements exprès. La déloyauté p e ut être simplement négative, c'est-à-dire se borner au refus de reconnaître un engagement pris, la trahison est active, elle consiste à nous servir de la confiance même d'autrui pour lui nuire et le traiter en ennemi. Quelles qu'en soient les espèces, l'obligation d'être \ vrai, dès ses formes primitives, implique des relations continues avec autrui, et semble une condition de la vie \ sociale, une des manifestations essentielles de l' é tat 1de paix qui cara-ctérise une société. Une société pourrait se d éfinir peut-être comme l'ensemble des individus qui soutiennent les uns avec les autres des relations normales et pacifiques; c'est-à-dire cui écha ngent des services et, quels que soient leurs sentiments ou leurs intérêts, ne recourent pas les ·uns à l'égard des autres à des procédés de guerre; qui, en d'autres termes, sont liés par des obligations respectives définies. Si un minimum de confiance et de\ solidarité définit ainsi la vie sociale, la véracité en est une condition indispensable et peut servir à en mesurer peut-être le degré d'intégration et de solidité; tandis que le mensonge et la ruse, autant que la violence \ même, définissent l'état de guerre. -Chez les animaux
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même, la ruse, qu'on a récemment mise en lumière dans leurs mœurs d'une manière si curieuse et si ingénieuse, ne s'exerce guère qu'entre espèces différentes et organisées pour vivre en lutte réciproque; tandis qu 'il faut déjà admettre à l'intérieur des espèces sociales une sorte de solidarité réciproque et comme de loyauté dans les aqtes. De ce point de vue et en gros, la véracité soulève peu de cas de conscience difficiles : le mensonge est mauvais, la véracité et la sincérité sont bonnes. La question qui se présente à nous est surtout de savoir comment il convient de cultiver celles-ci. Il semble qu'on puisse l'aborder en quelque sorte par deux voies : d'une part, en cherchant à combattre les causes ou les conditions du mensonge; de l'autre, en essayant de les développer directement et en ellesmêmes. Et le problème est ainsi avant tout un problème de psychologie enfantine. On peut admettre un moment de la vie de l'enfant, comme sans doute de la vie des peuples jeunes, où la véracité n'est pas observée sans qu'il y ait proprement mensonge: c' est l'âge où l'imagination déclanche les paroles et les actes, sans que l'enfant soit encore capable d'une réaction critique sur ses représentations ou ses idées. Il croit lui-même,ou du moins en partie, tout ce qu'il conçoit, tout ce qu'il désire; il joue presque au naturel les rôles avantageux qu'il s'attribue; il est le personnage que ses lectures lui ont suggéré. Dans les jeux de l'enfant apparaît avec évidence cet enchevêtrement de ce qu'il croit et de ce qu'il imagine : il s'habille en sauvage, et se persuade qu'il agit en sauvage; la fillette parle à sa poupée, la soigne, la couche, la
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dorlote,et ne veut pas qu'on lui fasse remarquer qu'elle n'a dans les bras qu'un joujou. De même, les peuples enfants s'enchantent de belles légendes et les créent par une tendance spontanée à amplifier, à se représenter les clioses plus grandes et plus belles qu'on ne les a vues; ou peut-être à les voir aussi grandes et aussi belles qu'on les voudrait. Sans doute, bien vite 1 presque dès l'origine, des motifs d'amour-propre, - la vanité, le besoin de se donner le beau rôle, - s'ajoutent à la simple force de la représentation imaginative, et la soutiennent ou la favorisent. Bien vite, l'enfant luimême, et même lorsqu'il joue, dès qu 'il se sait observé, prend une pose, une attitude. Et il en esttoujours ainsi pour l'homme fait : tous connaissent, même les plus sincères, cette tendance à modifier, dans un récit, les paroles qu'on a prononcées, le rôle qu'on a joué, pour les embellir, et à dire qu'on a trouvé la répartie victorieuse ou spirituelle dont en réalité l'idée ne nous est venue qu'après coup ... Le fanfaron, le vantard sont des menteurs par vanité, mais qui rêvent de vaillance et de louanges méritées : ils. tendent à se faire passer pour ce qu'ils désireraient être ~ Le remède, dans les cas de ce genre, ne peut être que la culture de l'esprit critique et toutes les habitudes de précision intellectuelle, d'observation exacte, de méthode rigoureuse, de raisonnement serré que donnent l'étude et la pratique des sciences positives; et c'est aussi l'habitude de s'analyser et de se juger soi-même, de sorte que, si l'on ment, ce soit au moins en le sachant et en le voulant pleinement, en cessant de se duper soi-même. Mais voici une cause toute différente du mensonge ,
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chez l'enfant et chez l'homme fait: c'est la peur. De là les ùangers de l'extrême sévérité, d'une éducation qui se fonderait -trop exclusivement sur les sanctions rigoureuses, surtout d'ordre physique. C'est par là que le mensonge et la ruse sont apparus toujours ( comme des vices d'esclaves, avilissants parce qu'ils sont liés·à une situation avilie et à la servitude. L'hy-: pocrisie est, en effet, la réaction et la défense naturelle contre tout système de coercition et de rigueur; que l'on songe, par exemple, à la Genève calviniste du xvne ou du xvm• siècle. Mais ce danger est moins redoutable sans doute dans l'éducation contemporaine qu'à n'importe quelle autre époque de l'histoire, et nous n'avons guère à le redouter. - Sans doute, dans la famille comme dans l'état,il faut une discipline, une règle, mais assez souple, assez indulgente et tempérée par l'affection pour ne pas détruire la confiance. N'estce pas pour cela que, dans bien des cas, l'enfant ne ment pas à sa mère, mais au père seulement, représentant d'une autorité plus stricte, plus lointaine, plus rigide? La confiance est ici le grand antidote au mensong·e. Il apparaît dès lors qu'il faut-l'accorder à l'enfant, pour l'obtenir de lui; la plupart du temps la tentation de tromper ses parents et ses maîtres cédera chez lui à l'appel qui sera fait à sa droiture, à l'impression qu'on lui donnera, qu'on ne veut pas même admettre l'idée qu'il pourrait n'être pas droit et vrai. Au contraire, toute manifestation de défiance prématurée fait se replier et se renfermer sur elle-même l'âme deTenfant; une sorte de- lutte au plus fin s'établit presque infailliblement entre celui qui se sent soupçonné
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et celui qui soupçonne. Enfin, si un mensonge a été commis, si l'on en est sûr, il faut moins essayer de confondre l'enfant et de l'accabler sous les questions, les contradictions, l~s preuves, qui .l'humil.ie~t et le {blessent au cœu·r , qu essayer d'obtemr de lm l aveu de , sa faute et le lui faciliter, en lui donnant le plus possible l'impression que cet aveu est encore spontané et libre : c'est ainsi seulement qu'on peut espérer réta\ blir entre lui et ceux qui ont autorité sur lui le régime l d' une certaine confiance encore subsistante ou d éjà renaissante ; le seul qui rétablisse entre eux des rappo1·ts normaux et naturels et d'où di sparaisse tout élément de lutte et comme d'hostilité sourde . Mais le mensonge peut, à coup sûr, avoir sa source dans l'intérêt proprement dit. Dans l'intérêt négatif d'abord ; c'est-à-dire le besoin de cacher ce que l'on a fait de mal. Par là, la véracité est solidaire de la moralité en général : une habitude de sincérité entiè-re et indéfectible impliquerait la pureté de la vie, ren1 drait toutes les fautes graves impossibles, toutes celles qui sont déshonorantes; car le _ ynisme est .un c phénomène complexe et tardif qui ne se produit que dans certains milieux restreints, et, relatif à ces milieux, ne s'étend pas. d'ordinaire au delà; il est moins d'ail~ une sincérité véritable ' · · orgue1 ou de bravade. Inversement, toutes les \ g rosses fautes supposent le mensonge, l'impliquent comme une de leurs conditions et comme un de leurs instruments; consistant le plus souvent en un tort plus ou moins grave fait à autrui, elles exigent d'abord qu'on trompe celui-ci, et ensuite qu'on trompe sur l'acte com mis la société tout entière. Par là apparaî.t
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une fois de plus la solidarité de toutes les qualités morales, l'unité de la vertu. Enfin le mensonge peut naître d'un intérêt positif, être le moyen qui se présente le plus naturelle/l}ent à nous pour nous faire valoir aux yeux des uns et au détriment des autres,pour «percer»,pour «arriver».11 est la manifestation de l'égoïsme réfléchi,il est calcul, habi) leté, diplomatie, voire filouterie, fraude, escroquerie; dans tous ces cas et quels qu'en soient les degrés de grossièreté ou de raffinement, il est tromperie. Il apparaît dès lors comme la prolongation de l'instinctive lutte pour la vie sous ses formes sociales, dont la concurrence est la principale. Mais tout le progrès humain ici, et le caractère même de la vie en société, a consisté à restreindre et à discipliner la ruse instinctive ou la lutte brutale, en leur imposant des règles qui rendent le maintien de la paix possible; il a consisté en l'introduction de la loyauté dans la lutte elle-même. Dès les époques les plus primitives, la guerre même est précédée d'un avertissement, elle doit être «déclarée»; de même la vendetta : « garde-toi, je me garde». Le duel, à cet égard, qui n'est plus de nos jours qu'une survivance et qui paraît à la conscience moderne comme si difficilement justifiable, a dû constituer pourtant un vrai progrès moral, puisque, à la poursuite déréglée de la vengeance, il substitue un combat au grand jour, dans des conditions déterminées et au· tant que possible égales pour les deux adversaires, et qu'il interdit par là même tout acte d'hostilité en dehors du combat lui-même. Même caractère de loyauté précise et impérieuse dans l'idée du « fair play», du jeu loyal; dans l'autorisation et l'obligation
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pour les compétiteurs à un emploi public de faire connaître et valoir leurs titres; ou encore dans les concours ouvrant l'entrée des carrières administratives. Les compositions aux concours d'entrée de nos grandes écoles ne sont sans doute qu'une forme compliquée et fointaine de la lutte brutale des temps primitifs et il s'agit sans doute encore, quoique par des voies détournées, d'y faire triompher « le plus fort » ; mais, d'une part, au lieu d'une lutte inorganisée où l'on emploie tous les moyens, où l'on fait arme de tout, c'est une lutte organisée suivant un mode abstrait en quelque sorte, destinée à la discrimination de certaines qualités déterminées, de tel ou tel genre de supériorité particulière ; et, d'autre part, elle diffère de la lutte primitive de toute la distance qui sépare la loyauté de la ruse, la franchise et.la véracité de la simulation et du mensonge. Il est clair que les formes proprement sociales du mensonge apparais~ent ici sous les espèces de l'intrigue et sous toutes ses formes, non seulement médisance ou c~l?mnie, mais recommandations, flatteries, complaisances mondaines, etc. Or, la loyauté est \ essentiellement la vertu des « compagnons d'armes», des associés pour une tâche commune, qui en ont accepté les règles et doivent pouvoir compter pleinement l'un sur l'autre : vertu guerrière sans doute dans ses origines, et dont la chevalerie a été la forme la plus épurée et la plus haute. On ne développera la loyauté qu'en là retrempant le plus possible à ses sources originelles. De là le rôle précieux à cet égard de la vie en commun, pourvu qu'elle soit réglée et inspirée par un souci moral élevé : de là le bénéfice de
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la camaraderie du lycée, les équipes sportives, etc ... Et de là la gravité aussi de certaines pratiques ou d'un certain laisser-aller dans les mœurs scolaires. On ne saurait exagérer, par exemple, le caractère socialement comme moralement néfaste de l'habitude de copier dans les compositions ou aux examens, puisqu'elle vicie et tourne en é9ole de mensonge les exercices mêmes qui devraient être presque avant tout des exercices de sincérité et de loyauté, qui ont été dansleuridée et leurinstitution première des triomphes de l'esprit de vérité sur la ruse et sur le mensonge. Sous cette dernière forme, il semble bien que le mensonge doive être combattu par les moyens les plus énergiques èt les plus directs, si les conseils, l'appel à la loyauté, l'atmosphère d'honnêteté n'ont pafl suffi à empêcher qu'on n'en prît l'habitude, C'est ici à la vanité de corriger la vanité : si le désir de paraître, de briller, de l'emporter dans l'opinion de nos proches, en même temps que la prévision d'avantages matériels, ) ont suggéré la tromperie, il faut · que la honte d'une 1 \ dénonciation publique, que l'idée du déshonneur, s'attachent fortement au souvenir ou à l'exemple du 1 ' ' 1 l 1 manquement a a oyaute. C'est ainsi que, pour rendre la véracité possible et sûre, il faut, nous semble-t-il, rechercher les diverses raisons qui peuvent pousser à mentir et essayer de l.es combattre. Ce n'est pas à dire après cela que la véracité ne puisse pas être cultivée directement. Elle peut l'être, et dans la- famille et à l'école, d'abord et avant tout en faisant vivre l'enfant dans une atmosphère de sincérité et de droiture; puis,par des exercices appropriés, et même par des enseignements proprement
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dits. Car il n'est pas douteux que les préceptes et les conseils, s'ils ne sont que des mots, s'ils sont démentis par l'exemple, ne peuvent guère avoir d'efficacité, ou n'enseigneront en fait que l'hypocrisie. Et il est clair q·ue les parents qui réclament de ·leurs enfants la sincérité envers eux ne doivent pas les faire assister, soit entre eux, soit à l'égard des étrangers, à ces recours constants aux petits mensonges mondains de politesse, de bienveillance ou de commodité, qui sans doute n'impliquent -'?as une intention véritable de tromperie, mais donnent trop facilement aux enfants l'impression que les préceptes se formulent plus qu'ils ne s'appliquent, et qu'il est avec la sincérité toutes sortes d'accommodements ... Aussi bien, l'idée es·sentielle qui semble dominer toute la question est toujours la mêm~: le mensonge et la ruse sont conditions, conséquences, in~truments de guerre : créer partout des rapports de paix véritable; c'est-à-dire de confiance, de bienveillance et d'amour, c'est rendre la tromperie impossible, parce qu'à la fois elle n'y a plus de raison d'être, et que l'idée même n'en peut être accueillie; telle doit être l'atmosphère normale où se développe l'enfant. Rappelez-vous les premiers livres des Misérables de Hugo, où la psychologie, pour être simple et claire, n'en est pas · moins exacte et pénétrante: comment dans l'âme obscure et hostile, obstinément fermée, de Jean Valjean le forçat, l'évêque Myriel fait-il pénétrer la première lueur de moralité ? C'est par la confiance entière, aveugle, absurde qu 'il lui témoigne. Ét, dans le roman; par une vue admirable où se retrouvent par avance les idées de Renouvier sur la solidarité et la contagion
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du mal, c'est par deux fois dans le mensonge, dans un mensonge de rédemption et de pardon, que Hugo nous montre le correctif du mensonge même : l'évêque ment en disant aux gendarmes qu'il avait donné les chandeliers que Jean Valjean a volés ; ainsi, entre le misérable sur le chemin du repentir et lui, c'est-à-dire le monde de la bonté et de la moralité, des relations de confiance sont établies, et c'est ce qui importe avant tout: ce misérable ne sera sauvé que s'il ne s'enferme pas de nouveau à l'égard de la société des hommes dans l'attitude de l'hostilité déclarée, c'est-à-dire de la lutte et de la ruse. C'est pour cela que, nous l'avons dit déjà, il nous semble que les éducateurs ne doivent pas menacer, ni user de la peur c.emme moyen d'actio.n sur les enfants; ne pas montrer qu'ils les soupçonnent ou qu'ils se défient d'eux; qu'ils doivent faire de la confiance mutuelle le sentiment dominant et comme la règle; en cas de mensonge pourtant, tâcher à tout prix d'en ohtenir l'aveu du coup able lui-même; et puis, à moins que le mensonge ne soit apparu chez lui comme une habitude ou un penchant invétéré, faire crédit à son repentir, ne pas revenir inutilement sur la faute passée, agir comme si elle était oubliée. Enfin il peut être salutaire d'habituer l'enfant, dans des limites raisonnables, à se lier lui-même par des obligations librement consenties : de là, pour commencer par les moindres cas, une certaine utilité à tirer du jeu luimême et des conventions qu'il suppose, auxquelles il ne faut pas supporter que l'enfant, sous prétexte qu'il ne s'agit justement que de jeu, s'habitue à se soustraire, par caprice, ou par une sorte d'instinct de ruse,
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et par de petites tricheries. De là encore la valeur morale d'engagements plus sérieux qu'on prend vis-à-vis soit des autres, soit de soi-même, ces engagements dont la psychologie religieuse sait user avec tant de perspicacité et d'habilité, et qui sont des exercices de volonté, de fermeté autant que de droiture: tels les promesses, les vœux, le serment. - Après cela, enfin, et appuyé sur tout cet ensemble d'exemples, de pratiques et d'habitudes, un enseignement proprement dit de la sincérité pourra trouver sa place dans un système raisonné d'éducation, sous forme d'anecdotes historiques, de beaux modèles de dévouement au vrai, d'exemples héroïques, ou bien de hautes maximes et de préceptes fondés sur des raisonnements très simples. On tendra à inspirer ainsi l'horreur du mensonge en faisant comprendre comment le menteur ne peut plus être cru, et comment il se met lui-même hors des relations vraiment sociales et humaines, des relations normales de paix et de sécurité réciproques; comment en même temps le menteur décidé et habituel ou l'hypocrite avéré se met en désaccord avec luimême, comment il en vient à mener ainsi une sorte de vie double, ne pouvant jamais se montrer librement ce qu'il est en réalité, ni s'accepter pleinement tel qu'il est : il ne peut au fond se vouloir vraiment tel qu'il se montre, puisque ce n'est là qu'un rôle qu'ils se donne; ni tel qu'il est, puisque, par le fait même qu'il ·se dissimule ou se déguise, il avoue qu'il devrait être autrement. ..
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Mais, insensiblement, nous passons ainsi de cas moralement faciles, où toute la difficulté est de pratique et d'exécution, c'est-à-dire-d'ordre pédagogique, aux cas de conscience, aux difficultés d'ordre proprement moral, que soulève le problème de la sincérité, principalement de la sincérité envers soi-même. A quelque prix que l'on mette la sincérité eri morale, et principalement sans doute dans une doctrine morale d'inspiration rationaliste, il faut bien reconnaître que le problème de la sincérité donne lieu à toute une série d'antinomies qui, de longue date déjà, ont fourni une ample matière à la casuistique. Et tout d'abor- si la sincérité, liée à l'état de paix, d, nous a paru à la fois la conséquence, la condition et comme la mesure de celle-ci, il peut sembler qu'elle comporte les mêmes limites morales ou les mêmes exceptions que la paix elle-même. Aussi, traditionnellement, et toujours dans les mœurs sinon dans les pré-;A ceptes, le devoir de sincérité a paru ~imité par l'intérêt / social. Dans l'état de ,guerre proprement dit d'abord, 1 1 s'il est vrai que la guerre est ruse autant que violence: · qui prétendra que l'on doive la vérité à l'ennemi, ou . sur l'ennemi? L'art stratégique n'est, pour la plus grande part sans doute, que l'art de l'abuser, de le surprendre, de l'entourer de pièges et d'embûches, de lui \ suggérer la peur de dangers supposés, et d'endormir 1sa défiance là où les dangers sont réels. Or, dans les grandes guerres modernes, ..:_ et le triste exemple nous en est as.sez présent, - la lutte ne se limite pas aux /
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champs-de bataille: elle est partout, dans le pays tout entier, et sous toutes ses espèces elle s'attaq,ue à la confiance. Faut-il rappeler toutes les variétés du mensonge pendant et depuis la grande guerre, l'espionnage aux mille formes, les campagnes de fausses nouvelles, les mille procédés de propagande, toujours plus ou moins menteuse? Faut-il rappeler la Gazette des Ardennes, ou bien les faux numéros de journaux allemands ou suisses, si parfaitement imités, que nos aviateurs allaient répandre au delà des lignes ennemies? Il est vrai que, par le fait '. même que la guerre est déclarée, u n minimum de loyauté subsiste dans l'emploi même de la ruse, puisque les adversaires sont avertis aussi b ien l'un que l'autre qu'ils chercheront mutllellement à se tromper et que tous les moyens leur seront bons pour cela. D'ailleurs la· fin, le salut commun est r éputé j ustifier ici les moyens; et le mal du mensonge n'est qu'une conséquence secondaire et qu'on remarque à peine, du mal primordial, du mal par excel~ nce , de la volonté de nuire, pleinement conscienfe et acceptée, érigée en droit et en devoir, et qui est la guerre -même. Que dire quand les procédés de guerre survivent à la guerre, en même temps que son esprit, et se · prolongent au delà de la proclamation d'une paix / apparente? N'a-t-on pas posé le problème de savoir si l'historien et le savant ne doi vent pas, dans leur besogne professionnelle même, servir avant tout leur patrie? Mais, au sein de la vie sociale aussi et dans la paix r elative et au moins physique qui la constitue, il est des cas où, le -sachant et mesurant la portée de son acte, on peut se croire autorisé en conscience à mentir
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ou à ne point tout dire . Dans les limites d 'une même nation les partis, nous le savons assez, n'ont pas coutume d'obéir à des scrupules de véracité ou d 'exactitude 'dans leurs polémiques; et dans notre âge d'anti-intelJectualisme, que d'apologies plus ou moins cyniques du mensonge n'a-t-on pas tentées! Aussi bien, qu'este que la vérité? Et là où l'on est persuadé que le but à atteindre est bon, parce qu'il correspond aux intérêts nationaux et à nos traditions , et peut-être au fond à notre tempérament, sied-il d'ergoter sur la plus ou moins grande exactitude des moyens de propagande qu'on emploie? Comme au xv1~ siècle les Jésuites, nos modernes Machiavels r épètent tout cela sous des formes plus ou moins ingénieuses, et il ne serait pas difficile de trouver chez eux assez de textes pour illustrer de nouvelles Provinciales. Il nous suffira d'en citer un, de l'un des premiers écrivains de cetemps, dépassé d'ailleurs sur ce terrain par beaucoup de disciples ou d'imitateurs, soit dans son parti, soit dans les partis adverses : « En admettant la méchanceté et la mauvaise foi de mes adversaires, je fais une hypothèse très précieuse et bien conforme à la méthode indiquée par Descartes dans ses Principes, par Kant dans sa Critique de la raison pure et par Auguste Comte dans son Cours de philosophie positive. La science en effet admet couramment ceci : la planète Neptune n'eût-elle jamais été vue devrait être affirmée; fût-elle un astre fictif, la concevoir serait rendre un grand service à l'astronomie, car seule elle permet de mettre de l'ordre dans des perturbations jusqu'alors inexplicables. De même, lea vices de mes adversaires, fussent-ils fictifs, me permettent de
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relier, sans trente-six subtilités de psychologue, un grand nombre de leurs actes fâcheux; c'est une conception qui explique d'une manière très heureuse la réprobation et l'animosité qu'ils doivent en effet inspirer, quoique pour des raisons un peu plus compliquées. » (1) Mais l'on pourrait dire qu'ici la question du mensonge et de la sincérité est liée encore en sommeàcelle de la paix et de la guerre, au dedans ou au dehors, et qu'il est naturel qu'elle en suive les vicissitudes moralles: il n'y aurait donc pas là une difficulté d'espèce nouvelle . Or,danslesrelations privées et vraiment pacifiqÙes, une casuistique de la vérité et du mensonge trouve encore une matière; mais ici,par un renversement singulier, c'est l'intérêt même de la paix qui semble exiger une certaine insincérité. Les rapports sociaux tout en tiers ne reposent-ils pas sur ce qu'on a appelé naguère des « mensonges conventionnels »? et n'a-t-on pas dit cent fois que la simple politesse est un commencement d'hypocrisie? Il n'est pas d'amitié peut-être, en tout cas pas de relations mondaines, qui puissent survivre à une entière et intransigeante franchise ; c'est le problème d'Alceste, et ses « je ne dis pas cela» mêmes prouvent la nécessité de donner une forme atténuée, enveloppée. aux manifestations de la franchise, fût-elle la plus outrée . Aussi bien n'est-ce pas seulement dans un intérêt de bonne harmonie et de concorde qu'il faut ici limiter le devoir de tout dire : l'affection , l'humanité, l'obligation de ne pas décourager, blesser, humilier autrni, lui imposent les mêmes impérieuses
(1) Maudce
BARRÈi,
Le Jardin de Bért!nice.
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limitations morales ; nous sentons bien qu'en pratique et du point de vue même de la mor3:le la plus scrupuleuse, l'intransigeance . absolue d 'un Kant n'est qu'un paradoxe insoutenable. La distinction connue entre l'obligation de ne rien dire que de vrai, qui serait absolue, et le droit moral de ne pas dire tout ce qui est vrai, ne nous offre aucun refuge solide, D'une part, la distinction est souvent bien difficile, factice et peu stncère elle-même; d'autre part, c'est dans bien des cas le mensonge positif que l'humanité ou la tendresse semblent nous inspirer. Nous avons rappelé déjà les exemples de mensonges sublimes qu'imagine Hugo dans ses Misérables. Le cas du malade à qui il faut parfois mentir dans l'intérêt même de sa gu érison possible a été si souvent cité que nous n'y insisterons pas. Mais ne savons-nous p as, nous autres éducateurs, avec quelle précaution il nous convient de dire la vérité aux enfants qui nous sont confiés ? Quel maître digne de ce nom ne se sentira pas tenu, par exemple, d'envelopper, d 'atténuer, de masquer ses critiques lorsqu'il rend un devoir à un élève qu'il sait plein de bonne volonté,qui a fait de son mieux, qu'il s'agit de ne pas rebuter à tout jamais ? Ne dev'ra-t-il pas, suivant les cas, modérer aussi , ou au contraire exagérer l'expression de ses éloges ? Y a-t-il rien de plus délicat à manier, de plus facile à froisser, que l'âme de certains enfants? et la vérité brutale ne serait-elle pas souvent ici un manque de tact et d'intelligence, et la plus grande des maladresseR professionnelles ? Nous rencontrons ainsi le difficile, le troublant problème qu'lbsen pose dans tant de ses drames: celui des « illusions vitales, » N'est-il . pas nécessaire,
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n'est-cepasun devoir, dans bien des cas, de ne pas détruire les illusions sur lesquelles des êtres humains ont fondé leur vie: illusions sur la nature des choses, sur leurs proches, sur eux-mêmes,et sans lesquelles ils risquent de se trouver comme désemparés à tout jamais? C'est que nous touchons au cas où l'opinion que nous avons d'un être ou d,..u ne action réagit sur l'être même ou l'action et contribue à les rend1:e tels que nous les croyons. Il y a <les doutes, des tentations de critiques, des hésitations morales que nous nous reprochons à nous-mêmes, devant lesquels nous reculons longtemps; et que de cas aussi où le scrupule de sincérité peut être occasion, ou bien parfois prétexte, de défaillance et delâcheté ! Un Durkheim se rencontrerait avec les psychologues de la foi religieuse pour admettre que le sacré est ce qui se soustrait, par définition en quelque sorle, aux examens et aux discussions profanes. Dans quelle mesure ou dans quels cas le devoir d'absolue sincérité envers nousmême doit-il ici primer tous les autres ? L'effort même d'un Desca_ rtes ne voulant accepter pour vrai que ce qui survit à l'épreuve du- doute méthodique, ne s'exerce que dans l'ordre intellectuel pur et respecte la vie morale; et tout le monde- n'est pas Descartes. Ne faut-il pas parfois conserver, de parti pris et en fermant les yeux aux ombres, l'auréole et le prestige de notre idéal ? Et s'il s'agit, non pas d'idées, mais de personnes, un père, un chef, un ami, la volonté de le voir tel qu'il est, de le juger avec une exactitude · entière est-elle conciliable toujours avec ce que nou 8 commande l'affection ou le respect ? 11 n'est pas de cas de conscience plus troublant. Nous croyons, pour notre
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part et en principe, que les droits de la vérité, que les exigences de la sincérité l'emportent sur tous les autres,mais avec quelles nécessaires précautions dans la pratique! Et quelles délicates distinctions! La sincérité la plus entière reste la fin en morale; mais combien est variable la dose que chacun, suivant sa force d'esprit et de caractère, en peut supporter ! Et combien ceux qui ont charge de garder ou de soutenir leurs semblables doivent-ils craindre de ruiner une âme, sous prétexte de la libérer de tout préjugé et de toute illusion, et de la faire marcher droite et seule sur le dur chemin de la vérité pure ! On a souvent, au cours de la guerre, opposé l'un à l'autre l'optimiste et le pessimist.e; celui qui, de peur de diminuer sa confiance, acceptait volontiers qu'on lui « bourrât le crâne », et celui qui, soucieux et fier de voir les choses comme elles étaient,ne craignait rien tant que de se faire illusion. La vérité est qu'il y a un pessimisme qui engendre et excuse la faiblesse et l'abandon, mais qu'une certaine sorte d'optimismeaussi n'est que la peur de la vérité et le besoin de se crever les yeux agréablement. Le vrai courage est sans doute celui qui accompagne et que suscitent la netteté et l'exactitude du jugement; mais le jugement lui-mêm_ e nous montre qu'il y a une certaine confiance en nous, une certaine exaltation de dévouement qui s'accordent mal avec la défiant~ supputation de n9s forces, et qui nous rendent précisément capables de ce dont nous nous persuadons que nous sommes capables. La méthode d'auto-suggestion et d'auto-entraînement que Pascal ne semblait présenter .que sous son aspect mécanique et que, de nos jours, quelques-uns
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prétendent appliquer à la thérapeutique, a incontestablement une base dans les faits. L'idée de la chute possible nous fait tomber ; comme le disent à l'envi James et Bergson, il faut se jeter à l'eau pour nager, et se croire, sans trop réfléchir, capable de sauter le fossé pour le sauter en effet. S'il y a un art de se faire croire qui n'est qu'un art de se duper soi-même, ou, comme disait Renouvier, UD:e provocation au vertige mental, _ il y a aus-s1 une fécondité singulière et quelque chose d'illimité dans les réserves de l'énergie humaine, une force en quelque sorte créatrice de soi à l'infini. Il n'y aurait pas sur ce point de plus desséchante méprise que de n'entendre par véracité et par sincérité qu'une sorte de défiant et hypertrophique développement de l'esprit critique: la.sincérité se confond encore avec une confiance généreuse dans la force de l'idéal, ou bien / dans l'esprit et dans la volonté humaine. La véracité a un sens précis et strict lorsqu'il s'agit des faits ou des choses du monde extérieur, qui sont ce qu'ils sont; mais la nature humaine est plastique et elle est en un devenir constant. C'est là. le sens profond, non seulement mystique et spécifiquement confessionnel, mais largement humain et découvert au plus intime de notre nature, de ces vertus dites théologales, que le christianisme, avec son sens aigu de la vie intérieure, a ajoutées et superposées aux vertus antiques. Tempérance, courage, sagesse, justice et harmonie de l'âme, disaient les Grecs; etc'es t là l'idéal éternel où l'homme croit entrevoir son équilibre,où c'estl'honneur humain de toujours prétendre. Mais comment trouverons-nous la force d'y atteindre ? La source en est en
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nous-même, dans la liberté même de l'esprit. Elle est la foi, c'est-à-dire l'affirmation, avant de connaître, qu'il y a quelque chose à connaître, avant de penser, que la pensée est possible; la co.n fiance dans les / forces de notre esprit et de notre volonté, avant même qu'elles se soient exercées, et comme condition de leur exercice. Elle est l'espérance, c'est-à-dire l'évocation anticipée de cet avenir désirable qu'il dépe~d de nous de faire réel; la possession anticipée de la vérité et de la justice, sans laquelle nous n'aurions pas le courage d'être véridiques et justes. Et elle est enfin et surtout charité, amour, c'est-à-dire don de soi à ce qui veut et doit être: surabondance intérieure, qui se répand et se prodigue, et aspire à créer, à faire être de sa p'ropre substance ce qui n'est pas encore. Ce que la pensée chrétienne a ajouté à la sagesse antique, c'est ce sentiment de la fécondité' spirituelle illimitée, de la liberté spirituelle; c'est l'évidence de ce grand mystère, que l'être vivant et pensant tire quelque chose de soi; qu'à chaque moment il enveloppe des virtualités indéfinies ; ou, comme dit M. Bergson, qu'à chaque moment il est plus que ce qu'il est. Ce mystère unique se réalise tour à tout en chefs-d'œuvres chez l'artiste, en découvertes chez le savant, en bonté effica_ et en sacrifice chez ce l'homme de bien; il prouve qu'il n'y a rien de si certain et de si positif que l'idéal même. Ainsi la règle morale de pleine sincé,rité ne saurait contredire l'affirmation et la volonté de l'idéal le plus haut; elle peut et doit, dans l'éducation, chercher sa source, non pas dans le pur esprit critique ni dans un formalisme négatif, mais , dans le plus chaud
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enthousiasme pour le bien et le beau ; le bien et le beau, qui peuvent ne faire qu'un avec le vrai,. puisque le -réel ne saurait jamais donner un démenti définitif à l'idéal, ni le fait au droit, dans un monde qui n'est pas tout fait, qui se transforme sans cesse, et où la libre action humaine ne cesse jamais de s'insérer .
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��CONCEPTION DU BUT DE L'EDUCATION MORALE. ADAPTATION ET MORALITÉ. LE BONHEUR INDIVIDUEL, LE SENS SOCIAL, LA DIGNITÉ PERSONNELLE.
Par Ferdinand BurssoN
Directeur honoraire de l'Enseignement primaire.
MBSDAMES' MHSSIRURS,
Vous avez certainement pris connaissance du texte proposé pour la présente causerie. Si vous l'avez lu, vous avez reconnu que c'est un programme d'une telle étendue qu'il doit effrayer celui qui parle et même ceux qui écoutent. C'est tout le problème, peut-on dire, de l'éducation morale. Non seulement on a marqué le désir que le conférencier insiste sur le but de l'éducation morale, mais on lui a imposé ensuite, dans des termes qui ne sont pas moins précis les points d'application sur lesquels il devra appeler votre attention. Je tâcherai de me conformer à ce programme, mais je renonce à le remplir: il est trop vaste.
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Là première question qui nous est posée est celle-ci: Conception du but de l'education morale. C'est l'idée capitale à laquelle vous me permettrez de m'attacher essentiellement. Il y a donc plu3ieurs conceptions du but de l'éducation morale ? Oui et non. A mon avis, nous sommes beaucoup plus près de nous entendre qu'il ne le semble d'abord. · La définition que je proposerai du but de l'éducation morale vous paraîtra peut-être d'abord trop protestante, laissez-moi employer le mot courant, pour aller plus vite. Je crois qu'elle ne l'est pas, et je tâcherai de l'expliquer. Cette conception peut se ramener à ceci : Il f a ut, dans tout homme, créer une conscien ce morale. Créer, je le sais bien, c'est un mot trop ambitieux, il est exagéré: on ne crée rien dans la nature humaine ex nihilo; tout ce qu'on y développe s'y trouvait déjà en germe, en principe et pour ainsi dire en espérance· Disons,si vous voulez,que le but de l'éducation morale est de faire des consdences, d'aider à naître en chaque homme un guide intérieur qui détermine ses actions. Au lieu de critiquer ce qu'il peut y avoir d'abord de prétentieux dans cette formule,réfléchissons que c'est, au fond, la formule même de la morale chrétienne tout entière, je dirai plus, c'est celle de toute morale digne de ce nom. Faire une conscience, cela veut dire ce que Pasteur
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a un jour très clairement exprimé dans ce mot d'une s'mplicité voisine du sublime : « Hèureux celui qui porte en lui-même son idéal ! » Cette parole profonde de Pasteur, je l'approprierai à notre sujet: Faire que tout homme ait en lui-même un idéal - je prends le mot de Pasteur - et faire qu'il veuille s'y conformer, qu'il veuille y obéir, voilà tout le problème. Cela est-il possible ? Dans les. différentes manifestations du christianisme, celle q.ue j'appelais tout à l'heure la formule prcotestante me semble acquiescer à ce vœu de Pasteur. Que cherche-t-on par là? On cherche à donner à tout homme, à tout être humain, si jeune qu'il soit, non pas le libre examen, non pas le droit de choisir et de se décider à sa fantaisie, mais cette chose sui generis, une conscience à caractère impératif. C'est quelque chose qüi est nous-mêmes, mais qui est en même temps beaucoup plus que nous-mêmes et qui nous fait marcher malgré nous, quelque chose qui nous dicte certaines manières d'agir et qui nous en interdit d'autres quoiqu'elles nous attirent, nous plaisent, nous entraînent. Voilà donc ce que nous poserions comme le but de l'éducation morale: faire des êtres h_ mains qui auront u en eux-mêmes leur juge, leur stimulant, leurs motifs et leurs mobiles de · décision, faire que partout où ils iront, partout où ils auront un problème à résoudre, ils se trouvent en quelque sorte dirigés, plus que dirigés, gouvernés, plus même, si l'on peut dire, commandés par quelque chose à quoi ils ne peuvent pas résister. La conscience, c'est cela. Il y a dans la conscience morale - je ne parle pas
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de la conscience psychologique pour ne pas étendre le sujet indéfiniment - il y a dans la conscience deux éléments,quenous pouvons séparer par l'analyse, morale, mais qui dans la réalité _sont profondément unis. Le premier, n'hésitons pas à le dire, c'est une force qui nous dépasse.Oui , ce je ne sais quoi nous dépasse quand même il nous est très familier, très intime, inné en apparence; il nous d épasse, parce qu'il n'y a rien d'autre dans notre vie qui se présente comme un ordre, qui offre l'aspectqu'un philosophe a appelé d'un terme bizarre dont le sens se devine : « un impératif catégorique» . J'emploie ce mot emprunté à Kant, mais peu importe que l'idée se serve d 'une langue philosophique ou d'une autre : elle est t oujours la même, et elle est très claire. D'autres disent : c'est une voix intérieure qui se fait entendre et qui commande ou qui défend avec une autorité telle que nous n'y pouvons pas résister; à une condition pourtant, c'est que cette attention ait é té appelée et que nous ayons été entraînés à cet exercice qui, comme tout autre, demande de la pratique et de l'expérience. Voilà donc, dans les prescriptions de la conscience, un élémént qui nous est supérieur. Veuillez remarquer, Mesàames et Messieurs, qt)e je ne cherche nullement ici à relier la morale à la religion et les expériences de la vie pratique à u n ensemble quelconque de données métaphysiques. Je laisse à part ce dernier ordre de questions non par dédain, mais parce qu'il suppose des études philosophiques tout à fait indépendantes de l'éducation morale simplement
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humaine,jeveux dire celle qui peut et qui doit s'adres-. ser à tout le monde. Je me borne à constater la réalité et la puissance de cet élément, dont nous ne pouvons nier la présence au fond de nous. Comment allons-nous l'apprécier? Ce n'est-pas la question. Nous n'avons pas à l'apprécier. Il nous domine, nous nele dominons pas. Nous trouvons en nous-mêmes une norme, bien plus qu' une norme, une obligation, que dirais-je encore? une nécessité d'un ordre unique, car il n'y a rien dans notre vie · qui ressemble à cette nécessité-là: elle ne nous contraint pas matériellement, elle ne nous force pas à agir, mais nous ne pouvons nous y soustraire; car, au moment même où nous le tentons, nous sentons irrésistiblement que nous avons tort, que nous faisons mal. Le sentiment du bien et du mal, c'est uniquement le sentiment d'avoir obéi ou d'avoir désobéi à cette indéfinissable force , aussi mystérieuse que naturelle. Voilà le côté par où la conscience nous apparaît comme une loi infiniment au-dessus de nous-mêmes. Mais d'autre part et tout ensemble, cette loi ne nous est pas étrangère. Tous les drames qu'elle fait naître se passent dans le secret du for intérieur. Nous n'en sommes pas seulement témoins, nous en sommes émus, nous en sommes pénétrés, nous les ressentons comme nous sentons notre propre vie. Ce qui nous est commandé ne l'est pas du dehors : il nous semble que cela nous est commandé par nous-mêmes. Et cette même voix, comme on l'appelle, qui semble partie d'en haut, qui nous arrive du ciel, dit-on parfois pour en indiquer l'origine inco.nnue, cette même voix, elle nous est tellement intime, elle
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sort si bien du fond de nous, qu'elle nous semble être nous-mêmes. Nous ne pouvons pas résister à l'impression que ce phénomène coutumier produit en nous. L'homme, l'enfant qui est exercé à écouter cette voix a sur ceux qui n'onE pas reçu cette éducation une supériorité incomparable. Un homme, un enfant auquel on n'a jamais appris et qui n'a par conséquent jamais songé à se replier sur lui-même, à saisir cette voix, à la laisser parler, à s'en inspirer, celui-là, c'est un infirme : il lui manque quelque chol)e, le premier et le plus noble des organes humains. C'est un homme à qui fait défaut l'essentiel pour être un homme. Je crois donc que le but de l'éducation morale est non pas de créer dans tout homme cette conscience, car elle y est, mais de créer l'habitude, la faculté, la volonté de l'écouter, de l'interroger et de lui obéir.
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A cette -idée on peut reprocher de donner un trop grand rôle à l'individualité, à la personne humaine. Voyons, nous dit-on. Vous pFétendez arriver à produire une vie morale profonde et directe, soit. Mais comment? Vous y arriverez quand vous aurez affaire à une personne très cultivée,- cultivée moralement et intellectuellement, cultivée par la tradition, cultivée par l'exemple, par le milieu social; vous y arriverez peut-être, mais ce sera une aristocratie. Et le grand mérite que peutrevendiquerle catholicisme, c'est pré• cisément de n'avoir pas commencé par s'adresser à
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une élite. Si vous exigez d'abord qu'on vous fournisse une élite, si vous r éunissez pour participer à ce culte de la conscience, des hommes déjà instruits, déjà formés, déjà initiés à cette vie toute spirituelle, vous avez le droit de le faire, certes, mais vous faites moins, beaucoup moins que n'a fait le catholicisme lorsqu'il s'est adressé à la masse, humaine telle qu'eÜe est, à l'homme moyen, faible, misérable, être chétif et esprit chétif aussi; c'est lui que le catholicisme a entrepris de faire monter d'un degré. On a donc le droit de nous répondre: Le catholicisme a voulu apporter une aide, un appui extérieur à ces êtres pris dans l'humanité tels qu'ils sont, avec leurs ignorances, leurs préjugés , leur incapacité d'effort intellectuel et moral; l'Eglise les a pris tels quels, en se proposant de les transformer. C'est vrai. Mais, même en faisant cet acte, que je trouve admirable et historiquement une des plus grandes chosesquiaientjamaisété tentéesdansl'humanité (et il estjus}e de rendre hommage à cet effort), le catholicisme lui-même n'a jamais néglige la formation d 'une conscience morale et religieuse infiniment délicate, je veux dire infinime~t supérieure à l'accomplissement régulier d'un minimum de prescriptions et de pratiques que la fou.le des humains ne peut guère dépasser. Mais les saints, les mystiques, les martyrs et généralement les religieux et religieuses voués à la vie d es cloîtres ont pour mission de représenter un haut idéal de .spirit"ualité morale. Même au sein de cette foule si difficilement soustraite à l'égoïsme grossier, qui n'a encore qu'une notion très imparfaite du bien comme du mal, puisque
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pour elle le mal, ce sera ce qui lui est défendu, et le bien, ce qui lui est commandé, sans se préoccuper du pourquoi, même au sein de cette foule, le catholicisme a le noble souci d'éveiller, de développer la conscience. A tout prendre, même les moyens un peu accessoires, un peu artificiels auxquels il recourt, la peur des punitions, dans ce monde ou dans un autre l'espoir des récompenses, les différentes considérations mêine très vulgaires auxquelles obéissent des esprits incapables d'un plus grand effort intellectuel, le catholisme s'en sert, mais il ne s'y enferme pas. Je ne suis pas théologien, mais je suis sûr que plus d'un docteur en théologie catholique conviendrait que tout cela est accessoire et que le vrai but c'est tout de même créer une volonté du bien, qu'il appellera peutêtre l'amour de Dieu et qu'il n'est pas impossible de faire surgir dans un être humain quelconque à quelque degré que la religion le surprenne. S'il en est ainsi, nous pouvons considérerque tous au fond s'accordent pour donner à l'éducation morale, la base qu'indiquait Pasteur : faire en sorte que chaque homme ait en lui-même un témoin, un juge, un conseiller, un maître auquel il s'habituera à obéir et dont les ordres seront pour lui sacrés, Qu'il en soit ainsi, et l'homme sera un être moral. Tant que cela n'est pas, tant qu'il n'a pas cette puissance en lui, il lui manque quelque chose, même si extérieurement il se conforme aux 01·dres donnés, même s'il ne fait rien de choquant, s'il cache ou s'il dissimule à peu près son égoïsme. Malgré tout, dans ses actes même conformes au bien, il restera une arrière-pensée d'étroitesse et, pour tou l dire d'égoïsme.
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Ma pensée, que je vous expose très timidement quoique avec une très forte conviction-je suis tout prêt à entendre les objections que vous pouvez y fairema pensée, c'est qu'il faut avant tout supposer que la · morale n'est pas une science artificielle, que ce n'est pas davantage un art qu'on apprend. La morale est une loi intérieure ou elle n'est pa_ : elle n'est rien, si s elle n'est pas cela. Et l'être incapable de se déterminer par des raisons purement morales n'est pas à proprement parler un être moral.
III
J'ai jadis cité, et je vous demande la permission de le citer encore, un exemple qui n'est qu'une anecdote, mais qui cependant pose très bien la question. Un célèbre prédicateur américain, Théodore Parker raconte ainsi un souvenir de sa petite enfance : « J'étais encore un bambin, je n'avais guère plus de « quatre ou cinq ans . Par un beau jour de printemps « mon père m'avait amené par la. main à quelque dis« tance de la ferme, et bientôt il me dit d'y revenir seul. « Sur ma route se trouvait un petit étang. J'aperçus « une jolie fleur au bord de l 'eau. En-allant pour la « cueillir, je découvris une petite tortue tachetée qui « se chauffait au soleil. Aussitôt je levai mon bâton « pour en frapper la pauvre bête, car j'avais vu d'au« tres enfants s'amuser à détruire des oiseaux, des « écureuils etd'autrespetitsanimaux. Mais tout à coup « quelque chose arrêta mon bras, et j'entendis en moi<< même une voix claire et forte qui disait : « Cela est
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mal. » Tout surpris de cette chose inconnue qui, en moi et malgré moi; s'opposait à mon action, je re" tins mon bâton en l'air. Je courus à la maison, je « racontai la chose à ma mère en lui demandant qui « donc m'avait dit que c'était mal. Je la vis essuyer « une larme avec son tablier, puis, me prenant dans « ses bras, ·elle me dit: « On appelle cela quelquefois « la conscience. Si tu l'écoutes, si tu lui obéis, alors « elle te parlera toujours clairement et elle te guidera « toujours bien. » Là-dessus, elle me quitta, tan" dis que je continuai de réfléchir, autant que peut le « faire un enfant de cet âge. Je puis affirmer qu'au« cun événement dans ma vie ne m'a laissé une im« pression aussi profonde et aussi durable. » Voilà un exemple· dont la sincérité n'est pas contestable, car Parker était l'homme le plus scrupuleux à cet égard et on peut prendre ce trait comme absolument exact. Ce qui en fait l'intérêt, c'est que la mère de Parker était une protestante extrêmement pieuse et qui avait toutes les croyances de son église. A sa place, combien d'autres auraient répondu à ce petit: « C'est le bon Dieu qui t'a parlé!» Cela lui était tellement naturel que c'était probablement sa conviction profonde, et malgré cela elle a préféré le laisser face à face avec le phénomène moral tout pur, avec le fait que cet enfant \qui certainement avait déjà entendu parler de Dieu) avait cependant subi une impression, une secousse, résultant de ce que tout à coup lui était apparue l'idée morale, sous la forme la plus familière, la plus simple, la plus objective, sous la forme d'une voix claire et forte qui lui disait de ne pas tuer cette petite bête.
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Sincèrement, je crois que c'est là ce que peuvent faire un père et une mère, un instituteur et une institutrice. Je suis persuadé que nous pouvons beaucoup plus que nous ne pensons, pour éveiller le sens moral chez l'enfant. · Une idée qui se pi:ésente tout naturellement à l'esprit, c'est que le moyen le plus simple pour éveiller ce sens moral, est de donner à l'enfant nos propres explications, nos propres théories. Chrétiens; catholiques, protestants, spiritualistes, lui diront sans plus chercher: le sens moral, c'est tout simplement la volonté de Dieu, c'est Dieu qui parle en nous. Je ne trouve pas mauvais qu'on emploie ce procédé, mais j'estime, comme l'estimait un de nos grands amis dont ici surtout nous regretterons longtemps la perte, Charles Wagner, j'estime qu'il faut laisser à la morale son caractère moral et qu'il n'est pas indispensable du tout de faire dès le début coïncider la leçon de morale avec la leçon religieuse. Wagner a écrit quelque part : « Certaines paraboles du Christ devraient apparaître au monde actuel comme la quintessence de la morale laïque.Jamais personne n'a été plus laïque que lui! » L'éducation morale laïque, c'est celle qui, avant tout, s'attache à dégager le fait moral. Le fait moral existe, il peut exister dans la· mesure oü nous contribuero-ns à 1-e faire apercevoir d'abord à l'enfant, puis à l'adolescent, et je continuerai, j'irai jusqu'à l'adulte. A tout âg·e c'est la même chose: c'est manquer de foi au fait moral que de prétendre y substituer le fait religieux sous prétexte qu'il a plus d'efficacité.
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La réalité est peut-être que pour être vraiment religieux, le sentiment religieux doit être accompagné, précédé ou préparé par le sentiment moral. Une conscience qui ne sentirait pas la beauté et la divinité du bien n'aurait de Dieu qu'une idée singulièrement im p arfaite. Je ne considère pas comme inutile ou comme négligeable, comme pouvant être supprimée sans danger, l'éducation religieuse; ce n'est pas ma pensée. Mais je crois qu'il faut, à chaque étude, la méthode qui lui est propre. La méthode morale doit s'appliquer à la morale, comme la méthode religieuse à la reli gion. En d'autres termes, dans l'ordre moral, j'estime que l'intuition que nous avons en nous-mêmes du bien -et du mal est primordiale ; elle est de fondation, elle appartient à la nature humaine, ce n'est pas une chose artificielle, c'est une notion qui semble instinctive tant elle nous est naturelle : nous ne pouvons pas nous en passer. Et pourtant nous nous en passons le plus souvent l Fréquemment, le p'è re, la mère, l'in stituteur, peut-être même le prêfre courent aux solutions qui leur paraissent devoir faire la plus grande impression sur l'imagination de l'enfant. Il faut se défendre de ce sentiment-là. Un enfant a commis un mensonge : la mère, si elle a vraiment le sens moral et si elle veut le développer chez son enfant, fera en sorte de lui communiquer l 'horreur qu'elle a pour le mensonge; mais cette horreur, il faut qu'elle l'épouve. Si elle l'éprouve, oh ! je ne sais pas comment elle s'y prendra, je ne sais pas en quels termes elle l'exprimera, mais je suis sûr d'une chose :
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c'est que l'enfant s'apercevra bien que sa mère a trouvé là quelque chose qui l'a bouleversée, qui l'a fait sortir d'elle-même. Peut-être, si l'enfant la voit pleurer, les larmes de sa fflère auront-elles plus d'effet que tous les discours. Si la mère et si le père, qu'on ira chercher, le menacent d'une punition, que ce soit n'importe quoi, l'enfer ou le pain sec, alors l'enfant ne pensera plus du tout à ce sur quoi on devrait fixer et attacher son attention, il ne pensera plus à sa faute, il pensera qu'il est malheureux, qu'il est puni, il se prendra en piLié, et la leçon morale ne portera pas. De sorte que la première de toutes les choses qu'on doit recommander à quiconque veut enseigner la morale;c'est d'être pénétré lui-même du sens moral. S'il l'est, il en pénétrera l'enfant. Comme cetle pieuse mère le montre dans l'exemple américain que je vous citais tout à l'heure, c'est en respectant le fait qu'elle avait elle-même Lien des fois expérimenté, mais qu'elle venait de découvrir avec une vivacité et sous une forme imprévue chez un tout petit enfant, c'est en le respectant, c'est en ne cherchant pas à le transformer suivant ses convictions à elle par une explica1ion quelconque, qu'elle ·a cru devoir développer chez lui un véritable sentiment moral : elle lui enseignait l'ABC de la moralité. Voilà ma réponse. Elle est, vous le voyez, très simple et très formelle. Elle ne prétend pas à autre chose que de maintenir à la morale son rôle propre, ce qui, je le , répète, n'exclut pas tentes les autres influences auxqn elles il sera bon de recourir, influences intellectuelles, influences esthétiques, influences religieuses.
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Mais le premier acte de foi qu'on peut exiger de nous, c'est de croire à la morale. C'est peut-être ce qui nous manque le plus. Et pourquoi? Peut-être justement parce que c'est trop simple. Nous n'aimons pas beaucoup qu'on nous mette en présence d'un effort à faire et qu'on écarte tous les faux fuyaµts, tous les prétextes à chercher, à côté, toute sorte de considérations quifourniraientsurtout des excuses à notre paresse. Au lieu de tenirle criterium moral comme le secret de la vie morale tout entière, nous no_ plaisons à énumérer toutes ces autres us influencés qui se mêlent à celle de la morale comme si elles nous dispensaient de donner, au point de vue moral, la valeur décisive à l'élément de moralité,
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Cette réflexion nous conduit à dire quelques mots des questions secondaires qu'on a cru devoir ajouter à ce qui est pour nous la question principale. Le texte du programme nous invite à parler de l'adaptation, appliquée à la moralité. Oui, je crois à' l'adaptation. Je ne crois pas que la morale puisse s'exprimer de la même~maniè1·e à tous les âges et à tous les degrés de culture. Je ne méprise pas la morale la plus rudimentaire. Je ne la méprise pas, parce que je n'ai pas le droit de la mépriser. Je ne la méprise pas chez le petit enfant: je ne trouve pas mauvais que ce petit enf~nt, s'il a entendu parler de
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Dieu, s'en fasse une représentation qui sera celle d'un enfant. Je me rappelle un petit enfant dont les parents étaient très pieux, qui. ne manquait pas de dire et de répéter avec une puérilité très innocente : « Le bon Dieu me voit, il me voit dans ma chambre, il me voit même ·quand il fait noir. » Combattrons-nous cette imagination enfantine? Non. Il est possible qu'elle contribue à former des commencements de résolution morale, de direction morale. On ne peut pas demander à l'enfant d'avoir la capacité de réflexion qu'aura l'homme. · Et l'homme lui-même - je le disais à propos de l'œuvre qu'a entreprise le catholicisme,- l'homme luimême commence par un état très inférieur de civilisation, et il faut accepter la moralité à ce degré comme à des degrés supérieurs. C'est, je crois, le doyen Auguste Sabatier qui rappelait un vieux souvenir emprunté, me semble-t-il, à Leibnitz. Leibnitz, allant au temple, avait à côté de lui une bonne femme de la campagne. Certainement cette paysanne qui écoutait le même sermon et suivait les mêmes exercices religieux que le philosophe, n'était pas capable de penser ce que pensait le philosophe. Si on lui avait donné les formules qui édifiaient un Leibnitz, il est probable_ qu'elles ne l'auraient pas édifiée du tout: elle n'y aurait rien compris. Faut-il en conclure que le sentiment moral et le sentiment religieux, puisqu'il s'agit de l'église, soient chez cette femme nécessairement inférieurs ? Non. Il y a une adaptation qui correspond aux différents degrés . . Cette brave femme a peut-être besoin des images naïves de sa vieille Bible, pour se représenter
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Dieu ou les saints ou les anges. Allons-nous dire que les conclusions morales qu'elle en tirera pour sa gouverne n'ont aucune valeur? Ce ne serait pas vrai. 11 est possible que cette femme soit capable, pratiquement, moralement, des mêmes efforts, du même désintéressement, de la même foi au devoir et à l'idéal, par conséquent du même mérite moral que le philosophe; il _ est possible qu'elle sache, aussi bien que lui, faire un acte d'abnégation . Rappelez-vous l'exemple de l'Evangile, la pite de la veuve. N'est-ce pas la beauté du christianisme d'avoir mis sur le pied d'égalité toutes les consciences humaines, toutes les âmes humaines : l'âme du pauvre, l'âme de l'ignorant, l'âme de l'esclave? Elles sont égales devant Dieu. Quel admirable paradoxe d'avoir pers~adé aux hommes que le sei.is moral et le sens religieux sont à la portée de tous, non pas par la science, mais par la foi; c'est croire à une sorte d 'intuition directe qui peut révéler au plus humble ce qu'ignorent de grands esprits. C'est ainsi q u.e j'entends le mot de notre texte: l'adaptation. La morale s'adapte à des âges, à des milieux, à des conditions d'instruction, de savoir, de vie tout à fait différentes. Elle varie donc, suivant l'état social de l'humanité. Qui prétendra que la moralité soit la même dans ses applications à toutes les conditions, à tous les âges et à tous les degrés de la culture individuelles et collective? Elle a cela de particulier et de spécifique qu'elle est l'obéissance voulue à une loi intérieure que nous n'avons pas à analyser. Mais cette loi les uns la rattacheront étroitement à l'action de Dieu, les autres
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y verr~nt un trait de notre nature, une sorte de vision humaine du bien ,.absolu. Cette interprétation, quelle qu'elle soit, n'est pas du domaine de la morale, elle appartiendrait tout au plus à la science de la morale. Mais l'éducation morale ne consiste pas à faire des gens savants en morale; elle consiste à faire des gens qui, par leurs actes, pratiquement, personnellement et volontairement, s'efforcent de faire le bien,-é'est-àdire de vivre en hommes doués de conscience et de raison. V Je n'ai ni le temps ni le désir d'insister sur les dernières applications du programme de cette causerie Je dis applications et non explications; carles trois mots « Bonheur individuel, sens social, dignité individuelle», ne sont que trois formes sous lesquelles le devoir se présente à nous . Elles ne sont pas fausses, elles ne sont pas exclusives l'une de l'autre, elles se complètent. Oui, on peut dire: « La moralité fonde le bonheur individuel. » Mais tout le monde sent qu'il y a là quelque chose d'un peu étroit et d'insuffisant. Aussi y aj oute-t-on avec raison le sens social. L'idée de faire son salut pour soi tout seul et de ne pas s'inquiéter du genre humain tout entier, de laisser tous nos semblables d,!lns une situation effroyablement inférieure à la nôtre, ce n 'est pas une idée chrétienne, ce n'est pas une idée humaine, ce n'est pas une idée morale.
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La vraie morale suppose que le bonheur individuel ne va pas san11 le sens social. Qui n'a pas le sens social ne peut vraiment s'élever à une vraie moralité. Celui qui, dans la prière par exemple, ne peut ar• river à dire et à penser : « Notre Père ... » et qui ne parle qu'à son Dieu à lui, au Dieu de sa croyance, de son église, de sa famille ou de sa nation, celui-là n'est pas tout à fait chrétien. Le vrai chrétien, instinctivement et dans le dernier rétrait de sa pensée alors qu'il est enfermé tout seul dans son cabinet, ne s'adresse pas à « son Dieu », la formule même qu'il emploie l'oblige à se représenter un Dieu qu.i est « notre Père» à tous. Il faut qu'il pense à l'humanité; il lui est impossible de se considérer comme remplissant son devoir, s'il ne songe pas aux autres en même temps qu'à lui-même. C'est là une observation très juste que l'auteur de notre programme nous a invités à faire par ces mots : « sens social », et j'y souscris pleinement. Enfin, on conclut par : « la dignité personnelle ». J'en suis aussi très partisan. L'éducation morale produit en effet un état qu'on peut appeler celui de la dignité personnelle, à une condition toutefois qui est la condition chrétienne, la condition. qu e le christianisme y a ajoutée, la condition de l'humilité. Vraiment, l'humilité, on en a dit trop de mal, on ne l'a pas· comprise. L'humilité, c'est la vérité. Elle ne consiste pas à dire : « J'ai fait tout ce que j'avais à faire, j'ai rempli mon devoir, j'ai passé toute ma vie à accomplir les œuvres qui m'étaient recommandées, à rendre service, eh bien, je suis un brave homme, tout est dit. » · Non, la vraie humilité consiste à penser:
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« Je n'ai pas fait assez, et quand j'aurais accompli toute la série des devoirs que j'ai pu rêver, je ne serais encore qu'un serviteur inutile. Et puis, une voix me crie sans cesse : « Tu n'es pas ce que tu devrais cc être, tu n'aimes nile Bien ni Dieu comme tu devrais « l'aimer, infiniment. Tu n'aimes pas ton prochain <t comme toi-même. A chaque instant tu retombes dans , « le péché, tuperdsdevneton idéal, tu n'es pas l'homme c< parfait que tu voudrais être. n Voilà le témoignage que se rend l'homme éclairé par l'Evangile et qui se souvient de ce mot, d'une j].ivine folie : « Soyez parfaits comme votre Père céleste. » Ce sentiment-là, c'est vraiment le sentiment-moral parfait, c'est le sentiment exquis d'une morale qui comporte certainement la dignité personnelle, mais qui ne la traduit pas en orgueil et en vanité. Elle ne laisse à l'homme qui a eu le bonheur de remplir son devoir d'autre sentiment que celui d'avoir fait hi-en peu de chose. · Cette dernière considération nous amène à conclure précisément en faveur de la morale, je ne dirai pas indépendante (rien n'est indépendant de rien), mais de la morale vraiment fondée sur des raisons morales. Eten effet, ajoutez à la morale tout ce que vous voudrez comme sanctions, mettez même à son service toute l'autorité divine, vous n'y ajoutez rien du tout. Elle vaut par elle-même, et aucune sanction ne la fera valoir ni plus ni moins. Vous connaissez tous cette pensée d'Amiel qui a été si souvent citée et que vous me permettrez de vous ci lerunefoisdeplus: « N'y eût-il point de Dieu saint et bon, le devoir resterait encore l'étoile polaire de
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l'humanité. Donner du bonheur et faire du bien, voilà notre raison d'être. Toutes les religions peuvent s'écrouler: tant que celle-là subsiste, nous avons un idéal, et il vaut la peine de vivre, » Pensons-y en effet : c'est une idée plus que mesquine de se représenter la vertu comme ayant droit à une récompense et de donner cette prétendue raison à l'existence nécessaire d'un Etre suprême pour garantir l'existence des sanctions, Quoi ! parce que j'aurai tâché d'être un homme de bien, vous voulez que je demande une récompense pour cela ? Parce que j'ai eu le bonheur de ne pas me plonger dans les jouissances les plus abjectes d'une vie indigne de l'homme? Parce que j'ai vécu comme un homme au lieu de vivre comme un animal? Parce que j'ai travaillé à remplir mon esprit de vérités, mon cœurde nobles sentiments, ma vie entière d'actes dictés par le devoir, vous voulez que je réclame en retour une éternité de bonheur? Mais cette idée n'est-elle justement contradictoire à la notion même de la morale ? La morale est à elle-même sa propre récompense et sa propre justification. Vous le voyez, la morale gagne à être isolée de toute autre considération. Elle y gagne une valeur propre qui n'est nullement prise à la religion, qui n'est nullement une atteinte aux idées religieuses, qui laisse complet le développement de l'idée religieuse, mais qui maintient pour sa propre valeur et par sa propre vertu l'idée morale, le sens moral, le fait moral. C'est ainsi, Mesdames et Messieurs, que je me représente la réponse aux questions qui ont été pos-ées. Je vous demande pardon de vous l'avoir donnée sous une forme si rapide et si imparfaite. Je me borne à vous
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demander de vouloir bien y réfléchir, de vouloir bien surtout, quand vous étudiez la question de l'éducation morale, écarter les idées de parti pris qui .font ou de la morale une sorte d'objection à la religion, ou de l:f religion une sorte d'objection à la morale : double erreur à éviter. En somme, l'éducation morale doit contribuer, je ne dirai pas au perfectionnement, mais au développement de l'humanité, c'est-à-dire à la manière dont elle remplira sa destinée. A cela, nous sommes tous obligés de coopérer pour notre part et_ très particulièrement par l'action que nous pouvons exercer sur les jeunes générations. En cela, par conséquent, l'éducation morale est bien une fonction sociale. Personne, j'en suis sûr, ne voudrait diminuer l'importance de son rôle dans le monde moderne. Personne ne se pardonnerait d'éteindre chez aucun de nous le feu sacré de la foi morale, la puissance d'amour, de communication affectueuse, de réflexion profonde par laquelle nous devons payer noJre dette à l'hùmanité en cherchant à lui rendre un peu des services que nous lui devons.
��MOYENS ET RESSOURCES MORALE. -
DE L'ÉDUCATION CRAINTE,
L'AUTORITÉ ET LA
L'AFFECTION, L'APPEL 'ET LA RÉFLEXION. LE CHOIX ET L'USAGE DES SANCTIONS.
Par M. Paul BuRBAU
MESDAMES, M.BSSIEUHS,
M. Fernand Buisson nous a exposé, dans l'excellente causerie qu'il nous a faite ici même ce que doit être l'éducation morale, à quel but elle doit tendre: la formation d'une conscience, je crois que nous sommes tous d'~ccord sur ce point et je me permets d'insister à nouveau sur la nécessité qu'il y a pour nous à avoir cet objet toujours présent aux yeux. Nous devrions songer sans cesse que nous avons pour mission de former deslconsciences et des volontés libres. Si, lorsque nous sommes en présence de nos enfants, nous étions pénétrés de cette haute pensée qu'il s'agit, à travers ces enfants de cinq, six ou huit ans, de for mer des jeunes gens et des jeunes filles de vingt ans, si nous songions que, dans quelques années, ces
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enfants seront libres, soumis aux influences les plus diverses, et que nous ne serons plus auprès d'eux pour les diriger, il me paraît que nos procédés d'éducation seraient souvent heureusement rectifiés et modifiés. Il nous faut former des consciences. Mais comment y parvenir? Quels moyens allons-nous employer? de quelles re!!sources disposons-nous ? quels sont les atouts que nous, éducateurs, avons dans notre jeu, et quels sont les atouts qui sont dans le jeu de nos adversaires et qui constituent à chaque seconde des forces de contre-éducation? Nous serons tous d'accord pour reconnaître que deux moyens sont tout d'abord à notre disposition _ : l'exemple et l'appel à la réflexion. L'exemple. - Ce n'est certes pas le procédé le plus facile celui qui nous agrée le plus; mais malgré tout nous nous rendons bien compte qu'il est nécessaire, Comment réussirions-nous à donner une éducation morale, à former une conscience, à créer cette volonté de bien, ce désir intense de progrès moral, si nousmêmés ne donnions l'exemple d'une loyale attitude morale, si notre vie même; continuellement étalée sous les yeux de nos enfants, ne témoignait que nous avons personnellement un souhait profond, sincère et vivant de vie supérieure? Laissez-moi en passant attirer votre attention sur l'admirable mécanisme que suppose cette nécessité de l'exemple, admirable mécanisme qui lie le progrès et l'éducation de la génération qui vient au progrès et à l'éducation de la génération déjà arrivée et à la veille de décliner. Nous ne pouvons être de bons éducateurs que si nous-mêmes avons un souci sérieux de vie morale,
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que si nous-mê mes nous nous rendons compte de nos misères, de nos infériorités, de nos lacunes, et si nous avons le désir sincère d'y remédier. J'ose dire que c'est peut-être ce désir véritable, plus que sa rÎ!alisation complète qui importe. Hélas! nous ne pouvons tous parvenir à la perfection mais c'est beaucoup déjà que nos enfants sentent auprès d'eux le désir d'une vie morale plus haute, non comme un souhait formulé d u bout des lèvres mais comme une aspiration vivante, jaillie du fond du cœur. En second lieu,nous serons tous d'accord aussi pour dire qu'il faut faire appel à la réflexion. Mais ici, peut-être sommes-nous plus d'a_ cord en c théorie que préoccupés d'agir en fait conformément à cet accord et à cette théorie. N'est-il pas vrai que trop souvent la loi morale est présentée aux enfants et aux adultes comme quelque _ chose d'arbitraire, d'artificiel qui vient se surajouter aux tendances naturelles de l'homme et les contredire, sans grand profit ni pour eux-mêmes ni pourles autres. La loi morale est trop souvent présentée comme en opposition avec la nature, et comme un obstacle à la liberté humaine. Je me permets d'appelervotreattention sur la nécessité de lutter énergiquement contl·e celte appréciation très inexacte qui trop souvent est celle des enfants et des jeunes gens comme vous pourrez vous en rendre compte si vous interrogez un jeune homme de quinze, ou de dix-huit ans et en lui deman.dant de vous tracer le tableau de ce que serait pour lui la liberté. La liberté, vous dira-t-il, consiste à faire tout ce qui est agréable, au mo~ent même où on le souhaite, à
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céder à son caprice le plus fugitif,à ne se sentir entravé . en rien et toutes les fois qu'un souhait se formule dans l'esprit. Pratiquemment,pense-t-il,la liberté se traduit par des actes très simples: déjeuner au lit, s-e lever très tard, ne pas travailler, avoir la possibilité de faire tout le long du jour tout ce que l'on désire ; suivre un ami au cinéma, ou aller prendre une tasse de thé, fumer une cigarette, jouer au billard, que sais -je,et se livrer, hélas I à des distractions souvent plus dangereuses' et plus coupables. Voilà le programme très rudimentaire de vie qu'il se donne et toute la conception qu'il a de la liberté.Et la loi morale est là qui vient attenter à cette liberté, qui vient opprimer la nature . Je crois de toute importance de montrer à l'enfant que la morale n'intervient pas du tout comme une brimade ou une oppression mais bien au contraire comme un instrument de libération et un facteur de prosp érité. Il nous faut persuader que, seule, la discipline morale est capable de permettre la réalisation d e ce moi plus profond qui est en nous, comme l'autre, qui est aussi bien une partie de nous-mêmes que le moi superficiel qui s'exprimait dans cette con ception enfantine de la liberté, et que , lorsque nous nous affranchissons d'une obligation morale, nous sacrifions en réalité nos aspirations les plus profondes aux tendances superficielles de notre être,le meilleur à l'inférieur. Par conséquent il faut rendre éviden t'que la vie de l'homme,pour devenir cohérente, harmonique, pleinement humaine,suppose une option, un choix entre des tendances qui se heurtent, s'opposent; qu'en définitive c'est la discipline intérieure qui nous instit ue ,et nous installe dans la liberté véritable ; et qu'à d éfaut de cette
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discipli'ne,nous tombons dans la servitude, dans l'oppression et dans l'esclavage. Qu'on regarde autour de soi ce que deviennent les êtres habitués à satisfaire à leurs caprices, à n'écouter que leur désir du moment, on verra en quels abîmes de servitude ils tombent: Servitude de l'alcoolique qui ne peut pas passer devant un marchand de vin sans céder à la tentation; servitude du luxurieux, qui ne peut rencontrer une femme sans sentir s'élever en lui un désir mauvais; servitude du paresseux qui ne peut plus travailler ,à moins d'un-effort surhumain; servitude de l'ambitieux,dont toute la vie est subordonnée au désir de l'argent ou de la gloire; asservissements à toutes les absurdités de la passion, du caprice ou de la mode et qui rendent l'être humain incapable de disposer de lui-même pour des tâches qui sont manifestement raisonnables, saines et fécondes. Je voudrais donc que nous aidions les enfants à prendre conscience de leur dignité personnelle, de ce moi le meilleur qui, je le répète, fait bien partie d'euxmêmes et mérite incontestablement plus de respect, et je voudrais aussi que nous leur montrions comment le respect des exigences morales est aussi le seul moyen d'aménager vraiment leur vie avec les autres, comment la vie sociale suppose la discipline et l'acceptation de la loi morale. Nous sommes dans la société, c'est un fait. Par là, nous sommes des êtres sociaux; mais, nous ne sommes pas naturellement des êtres sociables: c'est-à-dire adaptés à la vie sociale. Il y a en nous beaucoup de forces agissantes qui entrent en conflit avec celle des autres. Comment
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donc aménager nos relations avec nos frères en humanité à l'intérieur de la· vie sociale, problème difficile, qui n'est pas résolu dès qu 'il est posé, et dont la solution ne se trouve que dans une vie morale véritable. Pour montrer comment cette discipline morale est indispensable pour assurer le bien de la société, il s-uffit de faire constater comment les sociétés fléchissent et souffrent aussitôt que les individus violent la loi morale. Dans une société - ce sont les braves gens, bons citoyens, ceux qui acceptent la loi_du travail, de la fidélité conjugale, de la transmission généreuse de la vie, ceux qui acceptent la vie modeste, simple, qui ne recherchent pas l'argent de manière immodérée, qui n'ont pas soif de plaisirs, ce sont ces braves gens-là que les autres bafouent, et ridiculisent; mais ce sont eux aussi qui soutiennent l'édifice tout entier sur leurs épaules. On ne leur en est pas reconnaissant, mais c'est néanmoins grâce à eux que la Société vit. Je" me prends souvent à penser à ce que deviendrait une société, une grande ville, à Paris, par exemple, si les honnêtes gens de cette ville s'en allaient comme un jour se retira le peuple de Rome, et s'ils disaient: c< Vous nous méprisez, vous nous bafoue:,;, souvent même vous nous opprimez. Eh bien, nous allons vous laisser vivre entre vous, livrés ii. vos doctrines et à vos mœurs. J'imagine qu'ils ne seraient pas arrivés aux portes de la ville qu'on se précipiterait à leur poursuite et qu'on leur dirait: « De grâce, revenez, car nous ne pouvons plus vivre; il n'y a plus entre nous que haine et violence et la vie est devenue si atroce que nous avons besoin de votre société pour nous sauver nous-mêmes. , Cette vérité si profonde,
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l'utilisons-nous assez pour la formation morale des enfants? Cependant,je dois ajouter ici une observation, préciser la partie de l'idée que je viens de développer: Ne nous faisons pas d'illusion. Ces démonstrations qui font appel à la réflexion de l'enfant, et tendent à luï'persuader que son moi intérieur ne peut s'organiser qu'à l'aide d'une discipline morale exacte ; q ue la vie sociale ne p e ut exister s'il n'y a un nombre s uffisant de citoyens qui accepte nt cette discipline ; ces démonstrations n'auront de valeur qu'autant que nous nous serons d'abord au préalable installés sur le plan de la vie morale, qu'autant que nous aurons dans l'âme un idéal, que nous serons d'abord préocc upés des grandes perspectives de la vie morale supérieure, et que nous les aurons fait partager à ceux que nous voulons orienter. Car, il ne faut pas nous faire d'illusion, - et M. le Président de la Ligue Française <l'Education Morale le rappelait à la séance récente de la So.rbonne. -La morale ne dérive pas de la science, et je ne crois p as que l'on puisse fonder la morale sur la science. N'est-il pas frappant de constater, en effet, que c'est justement dans la mesure où l'on a plus d'esprit c1·itique, plus d'esprit d'observation exacte et mé thodique, que l'on est aussi plus susceptible d'égoïsme ? Pour prendre un exemple, il est- facile de constater q ue les habitudes néo-malthusiennes, et les pratiques anti-conceptionnelles ne sont largement répandues e t appliquées que dans une société parvenue à un haut degré de développement intellectuel et de puissance · de réflexion.
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- Et la même remarque pourrait s'appliquer à beaucoup d'autres défaillances morales: Ainsi, ce que vous appelez les fraudes fiscales, suppose une certaine capacité d'analyse, de documentation, de raisonnement. C'est donc que si l'analyse, la réflexion et la science peuvent être des arguments supplémentaires .pour élever les hommes à la pratique de la vertu et de la vie morale, pour les natures vulgaires · et égoïstes, elles sont autant de raisons supplémentaires de faire le mal et de s'enfoncer dans l'égoïsme. Il importe donc de savoir que nous sommes ici en présence d'une arme à deux tranchants et de nous garder de l'illusion de croire que l'esprit d'analyse et l'esprit d'observation favorisent nécessairement le développement de la vie morale. Si, encore une fois, nous avons un souhait sincère de vie morale, l'esprit d 'observation vient à l'appui de ce souhait, il développe la volonté de vie morale, il signale des répercussions auxquelles nous n'étions p as attentifs, il nous montre combien, souvent, il peut nous arriver de faire le mal _ lors que nous ne nous a en doutions pas, il nous fait apercevoir notre responsabilité, les retentissements si lointains et si angoissants de nos actes. Mais, ne nous méprenons pas en attribuant à cet esprit d'analyse une valeur absolue et sachons qu 'il pourrait tout aussi bien se retourner et se mettre au service de notre égoïsme. 'Car c'est jus te ment l'analyse de la vie sociale, la connaissance que nous avons de son fonctionnement et de la solidarité qui, dans beaucoup de cas, nous incline vers l'égoïsme ou nous y enfonce. ·
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C'est justement parce que nous savons que si les autres dépendent de nous, nous dépendons nousmêmes des autres- et de cela nous nous souvenons surtout; - c'est parce que nous savons que les autres « ne marcheront pas ); , ne se soumettront pas aux disciplines qu'on nous demande à nous-mêmes d'accepter, c'est pour cela que nous ne voulons pas être victimes de notre générosité et que nous nous refusons à l'obéissance. Et par contre-coup le raisonnement est, à son tour, générateur d 'égoïsme puisque, « pour ne pas être dupes», nous donnons nous-mêmes . le mauvais exemple qui entraînera peut-être à côté de nous quelqu'un qui, sans cet exemple, se fût montré bon citoyen et eût accompli son devoir. Sans insi~ter autrèment sur ces considérations, j'ai cru utile de rappeler que la formation morale ne dépend pas seulement, tant s'en faut; d'une bonne formation intellectuelle.Cette réserve faite, nous serons d'accord, j'en suis persuadé, sur l'utilité de ces deux moyens d'éducation morale: l'exempt! et l'appel à la réflexion. Mais ils ne sont pas toujours suffisants. II peut arriver que, malgré les exemples que nous donnons, malgré l'appel à la réflexion, malgré cette insistance que nous mettons à montrer la valeur de la loi morale pour la bonne économie de la vie individuelle et de la vie sociale, l'enfant n'acquiesce pas à notre enseignement, et s'oriente dans une direction regrettable. Force nous est alors d'employer d'autres moyens. Car, il me paraît qu'il n'est pas d'attitude plus défavorable que celle du laisser-faire. Rien, en effet, n'est plus dange- eux poul' l'enfant que l'abandon à cet état r de désorganisation, de relâchement moral, par des
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parents qui, désespérant de pouvoir réussir, reculent devant la batallle; craignant des difficultés dont ils ne puissent triompher, ferment les yeux, laissent l'enfant persévérer dans sa mollesse, dans sa paresse, dans le désordre dont il est coutumier, et p_ ssent par« profits a et pertes » la situation dans laquelle se trouve l'enfant. C'est la situation de celui qu'au collège, on appelle<< le cancre >>. Le cancre est dernier en 8•, il l'est encore en 7e, puis en 6°, et cela durera jusqu'à la fin de ses études. Il considère lui-même cet état comme définitif, il y est .habitué; il y vit là-dedans comme d'autres se couchent dans la boue. Or,rien n'est plus désorganisateur pourla vie morale de l'enfant que l'acceptation d'une telle situation. Si, donc, malgré nos sollicitations, nous n 'obtenons pas de résultat, je considère qu'il faut faire appel à l'autorité et aux sanctions. Sans doute, il faudra avoir auparavant épuisé tous les autres moyens, et particulièrement : l'appel à la tendresse, l'appel au cœur même de l'enfant. Je sais que certains parents notamment, ayant des qualités très hautes de tendresse et d'affection, peuvent trouver en elle des ressources précieuses pour l'éducation morale de leurs enfants. Mais mon expérience me porte à croire que ces ressources sont néanmoins assez limitées, surtout en ce qui concerne l'éducation des garçons de dix à seize ans. Quelle que soit l'affection réelle qu'ils aient pour leurs parents, lorsqu'ils passent par ce qu'on est convenu d'appeler l 'âge ingrat, ils sont en général peu susceptibles d'être gouvernés par des appels à la tendresse .
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C'est pourquoi il faudra bien recourir aux méthodes · d'autorité, donner une injonction, formuler une défense p·our obtenir l'obéissance. Mais ces interventions de l'autorité doivent, pour être satisfaisantes, réunir les quatre qualités suivantes, qualités qui, du reste, sont intimement liées les unes aux autres: D'abord, il faut que ces interventions soient relativement peu fréquentes. Il faut que les parents qui doivent représenter aux yeux des enfants la loi morale, soient persuadés que le tempérament de l'enfant est très sensiblement différent de celui d'un adul-te de 35, 40 ou 50 ans, et n 'aient pas la prétention d'intervenir toutes les fois que les faits et gestes de l'enfant agacent ou molestent quelque peu le père ou la mère. La remarque est d'importance, car un très grand nombre d'interventions autoritaires de la part des parents ne sont pas justifiées si justement l'on se place à ce point de vue. Onintervientleplussouvent, non pas du toutparce que l'enfant enfreint la loi morale, mais parce que l'enfant accomplit des actes qui gênent les grandes personnes qui sont à côté de lui. Or, ce procédé postule que tout ce qui est licite pour l'enfant doit nécessairement être agréable aux personnes plus âgées que lui ... Singulier postulat puisque si le tempérament d'un enfant de cinq, dix ou douze ans est extrêmement différent de celui d'une personne de quarante ou cinquante ans, et il est beaucoup d'actes, non seulement licites mais excellents pour l'enfant qui doivent être désagréables à de grandes personnes. Que l'on se rende donc compte de la dissemblance des désirs, des souhaits, des besoins, de la psychologie des uns et des autres, pour ne pa11 avoir
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la prétention de modeler l'activité et les gestes de l'enfant sur les désirs des adultes. C'est dire que ces interventions de l'autorité doivent être vraiment justifiées par l'intérêt de l'enfant, et ne se produire qu'en fonction de son éducation. Nous ne sommes fondés à intervenir dans la vie de l'enfant et à arrêter la manifestation de ces tendances diverses qu'au tant que vraiment nous avons conscience que par · là nous concourons à sa formation morale. Il faudrait toujours avoir présents à l'esprit les besoins qui seront ceux de nos enfants quelques années plus tard. Toutes les fois qu'un père ou une mère se trouve en face d'un jeune enfant, sans oublier son âge actuel, qu'il voi,, à travers cet enfant, le jeune homme ou la jeune fille de demain, et se demande dans quelle mesure l'acte d'autorité qui va être accompli vis-à-vis de cet enfant l'orientera vers le but à atteindre.La direction actuelle est fonction du terme du voyage et, pour les parents, dans nos sociétés modernes, le terme du voyage, c'est la formation complète du jeune homme ou de la jeune fille de dix-huit ou vingt ans. Il est évident que cette perspective de l'avenir, si elle était complètement présente à l'esprit des éducateurs, modifierait beaucoup le catalogue des cas d'intervention ainsi que la forme de l'intervention. Il faut en troisième lieu que cette intervention soit ferme et irrésistible. Précisément parce qu'on interviendra rarement et parce qu'on veillera à respecter la liberté légitime de l'enfant, parce qu'on n'aura pas la naïveté de croire que l'activité de l'enfant doit se mode• 1er sur les formes de1'activité des grandes personnes, il faudra, quand on interviendra, le faire avec fermeté
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et de manière irrésistible. Il faut que l'enfant ait bien le sendment de ce que j'appelle le verrou tiré : on ne passe pas. Il faut savoir ne pas s'engager hors de pro, pos, inconsidérément; mais que l'enfant sache bien qu'il y a une autorité contre laquelle il ne pourra rien, une fermeté dont il ne pourra avoir raison. Et cette attitude de fermeté est nécessaire, notamment pour ne pas avoir à recourir à des moyens coercitifs plus violents que, ni les uns ni les autres, nous ne sommes désireux d'employer. Je vous prie de transporter en matière d'éducation une vérité qui vous paraît tout à fait élémentaire dans d'autres domaines, par exemple dans celui de la politique.Que peut-on reprocher, aux Etats-Unis, dans l'attitude politique qu'ils ont prise depuis trois ou quatre ans? Justement de ne pas avoir compris que le fait d'apposer leur signature au bas d'un traité de garant-ie en faveur de la paix, les dispenserait de mettre leurs armées en mouvement. Si l'on peut regretter quelque chose dans l'attitude des puissances amies de la France, dans les derniers jours de juillet 1914, n'est-ce pas que l'Angleterre n'ait pas nettement fait savoir à Berlin qu'elle serait à côté de nous, car si elle l'avait dit formellement, il n'y aurait peut-être pas eu de guerre. Je ne sa,is si elle le pouvait dire, je crois même qu'en pratique elle ne le pouvait pas. Là n'est pas la question, et je ne veux en aucune façon formuler ici un jugement .ou un blâme, mais je constate que l'attitude du gouvernement britannique était justement de nature à susciter les résistances de l'Allemagne et à compliquer une situation qui aurait été éclaircie par une déclaration nette et précise. Eh bien! je vous demande de transporter cette remarque
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dans le domaine de l'éducation. Il est très clair et tous les psychologues sont d'accord là-dessus, que la fermeté dans la façon de formuler l'ordre est un élément de première valeur pour donner à l'enfant le sentiment profond qu'il doit s'incliner, qu'il est en face d'une règle morale intangible, puisque son père et sa mère sont prêts, sans transiger, à mettre leur autorité au service de cette règle. J'insiste sur cet argument-là, parce que, si très souvent les parents fléchissent et hésitent à dresser l'autorité comme une muraille d 'airain,c'est, vous le saYez, par bonté, Lendresse, affection. Rien n'est plus faux que ce calcul; en réalité, celui qui aime vraiment son enfant, c'est celui qui sait, quand il le faut,montrer de la fermeté, car il lui évite ces scènes redoutables,bien plus pénibles que l'acceptation d'une autorité devant laquelle on s'incline parce qu'on sait qu'elle est une nécessité inébranlable. Ceci m'amène à dire un mot des fameuses corrections manuelles. Je ne vous en ferai certes pas l'apologie. Ni les uns ni les autres nous ne croyons qu e les gifles puissent constituer un procédé habituel d'éducation. Pourtant, j'avoue ne pas m'associer à ceux qui p·o sen t comme une affirmation totale que jamais ils ne recourront à ce moyen. D'abord, pour la toute petite enfance, on reconnaîtra aisément que, dans certains cas, quand il s'agit d'un bébé qui n-e peut encore comprendre un autre langage,il faut bien recourir à quelques petites tapes. Mais même lorsque l'enfant est sensiblement plus àgé et qu'on constate, sinon un endurcissement dans
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le mal,du moins,et c'est bien là Ie cas le plus fréquent, · le laisser-aller persistant ùe l'enfant qui n'a pas l'énergie de sortir du mal, je crois qu'à l'extrême limite il ne faut pas craindre de recourir à certaines corrections manuelles, données toujours, cela doit être bien entendu, avec affection et tendresse, afin que l'enfant sente précisément à travers la correction,la vive affection qui existe au cœur du père et de la mère . ......Par conséquent, ces corrections physiques ne peuvent être employées - et j'arrive ici à mon quatrième point - qu'à la condition que cette manifestation de l'autorité se fasse dans le calme, calme d.e l'éducateur, calme de l'enfant. Calme de l'éducateur, et vous voyez pourquoi. Comment l'éducateur pourrait-il, élever l'enfant, s'il ne représente pas à ses yeux la loi morale ? et comment la représenterait-il s'il lui donnait le spectacle démoralisant de la colère, de °l'exaltation des gestes ou des paroles? Calme de l'enfant, indispensable aussi, parce que si l'on opère dans la chaleur de l'excj_tation et de la r ésistance, l'enfant, butté, ne peut en aucune façon profiter de la leçon qu'on veut lui donner. Il arrive, dans la vie de collège, que certains professeurs, méconnaissant cette règle de pédagogie, se buttent contre un élève; l'enfant réplique, le maître réplique, on en arrive à une situation insoluble; le directeur est placé dans cette alternative: ou renvoyer l'enfant, ou se séparer du professeur. Là situation est sans issue, précisément parce qu'on a violé cette règle qui est de n'user de l'autorité et de la réprimande que dans la période de calme, alors que l'éducateur et
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l'enfant sont en situation psychologique utile I1un pour administrer la punition, l'autre pour la recevoir. Telles me paraissent être les règles essentielles de l'éducation morale. Je voudrais, en terminant, vous indiquer qu'il faut admettre,pour les différents tempéraments, une grande souplesse et une grande variété dans les moyens d'éducation. Car les tempéraments des éducateurs et ceux des enfants varient à l'infini. Il n'est pas de procédés qui soient nécessairement bons tandis que tels ou tels autres seraient nécessairement défectueux. Mais ceux que nous venons d'indiquer peu vent être adoptés de manière très variable suivant les aptitudes des parents et suivant les capacités et les aptitudes des enfants. Nous rencontrons souvent des adultes dont nous disons: Voilà un bon citoyen, un homme qui est bien formé, qui a de la générosité, du cœur, le sens de la vie morale, le sens de la discipline, qui est dévoué ; bienveillant, qui a le désir de connaître son devoir et qui, le connaissant, a la volonté de l'accomplir. Ces hommes pourtant son\ de tempéraments tout à fait différents, et si nous poussons plus loin l'analyse, nous nous apercevons qu'ils ont été soumis à des méthodes d'éducation assez diverses; mais qui, en fait, ont abouti à des résultats sensiblement identiques. Et ceci ne peut nous surprendre. Car nous sommes en face de la v{e, en face de forces douées d'une singulière souplesse et qui n'aiment pas à copier exactement dans leur évolution des modèles déjà donnés. On l'a dit bien des fois, mais on ne réfléchit pas suffisamment, à mon sens, sur ces vérités. La vie morale, la vie sociale !!_Ont choses qui ne ressemblent
�DE LA PBDAGOGIB MORALE PO!IIT!VB
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guère à une combinaison chimique ou à un théorème de géométrie; nous naissons très différents les uns des autres. La vie accentue ces différences dans certains oas, les atténue dans d'autres. Il en résulte que les divers moyens d'éducation que nous venons de signaler agiront plus ou moins efficaces, suivant les qualités personnelles des parents et suivant les dispositions des enfants. On se méprendrait si l'on essayait de faire appliquer par certains parents qui ne s'y sont pàs préparés, certaines méthodes qui réussissent très bien à d'autres. Tels sont aptes à réussir l'éducation de leurs enfants en utilisant plus spécialement telle méthode, tandis que d'autres réussiront par des voies différentes. Certains parents prétendent avoir réussi sans jamais donner une correction manuelle à leur enfant; je crois qu'il y a d'autres parents, par contre, qui, étant donné leurs dispo1itions et celles de leurs enfants, auraient échoué par l'emploi d'une règle aussi absolue. C'est l'esprit d'analyse, c'est l'esprit d'observation exacte qui pourra seule guider dans le dosage si délicat des diverses méthodes d'éducation. La condition essentielle, à mon avis, c'est d'avoir soimême le souci véritable de l'éducation morale. Comment s'étonner des échecs de l'éducation quand on saiL que tant de parents- souhaitent avant tout que leurs enfants« réussissent» dans la vie, parviennent à s'installer confortablement dans l'existence, s'assurent avec une existence facile, une situation avantageuse et quelques honneurs? Nous ne sommes pas tous appelés à réussir; il en est beaucoup qui n'atteindront pas à cette situation
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LES PROBLiMRS PRATIQUES
brillante et pourtant la société a besoin que ces hommes qui ne« réussiront'» pas, soient de bons citoyens, capables d'accepter la lourde discipline sociale. Il faut donc qu'ils aient élé élevés avec le souci de servir et non celui de la réussite personnelle. A cette volonté de faire passer au premier plan l'éducation morale des enfants, que les éducateurs ajoutent du tact, de la -réflexion, un esprit d'observation e~ d 'analyse qui leur permette de s'adapter aux nécessit és et ressources si variables deceuxquileursontconfiés . Mais qu'on se. souvienne bien qu'il s'agit moins ici d'apprendre une technique que de connaître ce que !, Forster, le gran~ éducateur allemand, appelle l'inson- \ dable mystère du Cœur humain. Nous cultivons beaucoup, à notre époque les sciences annexes de !;éducation. Lapsychiatrie,· la p édagogie, la pédologie nous offrent des recettes et des méthodes nouvelles. Mais n'oublions pas, pour ces perfectionne ments techniques,l'observation véritable, profonde de la nature humaine, des r éalités de la vie intérieure, des conditions qui seules permettent à l'enfant de discipliner sa volonté. - Cet aspect de l'esprit d'observation est trop méconnu de nos contemporains, de ceux-là mêmes qui sont soucieux d'éducation. - Et pourtant, seule, cette connaissance profonde de l'âme bu rnaine, jointe au souci personnel, siricère d'une vie morale plu&, haute, peutiaire un bon éducateur.
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�LA CULTURE DU SENTIMENT ET LES LIGUES DE BONTÉ
Par M. Elie MossÉ
Après les causeries qui ont été faites sur la volonté, nous avons à parler ce soir de la culture du sentiment et de la formation du sentiment social qui entraîne l'individu vers l'altruisme au lieu de le laisser aller aux suggestions néfastes de l'égoïsme. Comme cette éducation du sentiment s'est manifes1ée depuis quelques années s:)Us la forme des Ligues de Bonté, ce sont les résultats obtenus par ces groupements d'élèves qui feront l'objet de la deuxième partie de ce Ue Conférence. Les Ligues de Bonté ont pour but de cnltiver le sentiment du devoir, du bien et de la bonté en développant chez l'enfant les qualités du cœur et en inclinant sa volonté vers ce qu'il faut et ce qu'il doit faire. Elles n'ont pas la prétention de créer une nouvelle doctrine morale, elles sont simplement un procédé commode qui a fait brillamment ses preuves pour la culture du sentiment. Toutefois, elles prennent leurs directives philosophiques chez les moralistes qui ne
Il
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LES PROBLÈMBS PRATIQUES
croient pas que la raison suffise pour obliger l'homme à faire le bien. Les moralistes de tous les temps se sont demandé quelle était la fin de la vie humaine. Tous les systèmes qu'ils ont construits pour trouver cette fin, pour découvrir le principe général qui servirait en toutes circonstances à distinguer le bien du mal peuvent se ramener à deux grandes catégories : les uns comme l Aristippe, Epicure dans l'antiquité; Hol?bes, Helvétius Bentham, Stuart-Mill, parmi les modernes, affirment 1 que l'homme n'a d'autre but dans la vie que de satis1 faire son égoïsme, de rechercher ce qui lui est utile, 1de poursuivre en tout et partout son intérêt; les au/ tres, comme Kant, proposent aux hommes de se sacri/ fier à un idéal, d'obéir à un devoir que leur révèle la conscience. Entre ces deux conceptions de la conduite de la vie se sont développées au xvme siècle les morales du sentiment avec Shaftesbury, Burne, Hutcheson, Adam Smith, J. J. Rousseau, Jacobi. Malgré des différences de principes et de méthode, ils ont tous vu que le sentiment est psychologiquement le grand mobile de nos actions, que les tendances affectives sont le fond et souvent presque toute la réalité de notre caractèrç. Le sentiment a une bien plus grande puissance d'action que les idées abstraites ou générales. C'est un , ressort dont nous ne pouvons nous-passer: les grandes pensées viennent du cœur. Le pédagogue ne peut donc pas négliger laquestion du sentiment dans l'éducation de son élève. La culture du sentiment est autant que la culture de la volonté une nécessité absolue de la pédagogie morale
�DE LA PÉDAGOGIE MORALE POSITIVE
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positive. Il est vrai que le sentiment ne se légitime pas par lui-même, mais il doit être retenu comme mo. bile de la conduite. La formule« agir par sentiment » s'oppose aux maximes de l'intérêt, elle ne fait intervenir ni l'intelligence, ni le calcul, elle nous ramène à prendre pour seul guide le cœur. Comme le disait Sully-Prud'homme : Toujours en nous parle sans phrase « Un devin du juste et du beau, « C'est le cœur et quand il s'embrase « Il devient de foyer, flambeau. »
cc
Le bon pédagogue devra s'efforcer de faire agir l'enfant plus par senliment que par raison. Mais c'est ici qu'il faut apprendre à l'enfant à discerner les sentiments égoïstes et les sentiments altruistes. Or, en général, dans l'éducation des enfants, nous faisons une trop grande part à l'égoïsme. Marion disait à ce sujet: cc Non seulement l'égoïsme est partout dans notre vie, mais nous lui faisons une part incroyable dans l'éducation, nous le suscitons, nous l'encourageons de la façon la plus imprudente, nous ne procédons que par punitions et par récompenses, mettant toujours en jeu l'amour du plaisir et la crainte de la douleur, c'est-à-dire l"égoïsme mê,me .... N'hésitons pas à le reconnaître, on fait à l'égoïsme une place infiniment trop grande dans l'éducation. Peut-être est-ce par là qu'il faudrait commencer une réforme des mœurs, une guerre à l'égoïsme . On devrait mettre en œuvre tous les moyens possibles pour amener l'enfant à faire quelque chose, d'abord peu, puis davantage,
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LBS PROBLÈMES PRATIQUES
pour le seul plaisir de faire bien, on devrait l'amener à goûter d'abord de petits sacrifices et à y trouver ses meilleures joies pour qu'il füt ensuite capable d'en faire des grands, on devrait enfin lui faire aimer la règle et l'ordre et ne pas l'habituer autant qu'on le fait à calculer ce qui lui reviendra de sa conduite, bonne ou mauvaise, à supputer d'avance le prix de ses fautes ou de ses efforts. Oter d 'abord à l'éducation ce qu'il y a de servile, voilà, n'en doutons pas, la meilleure manière d'entrer en lutte contre la morale servile de l'intérêt. Lorsque nous aurons appris à l'enfant à ne pas agir uniquement dans son intérêt personnel et pour son propre plaisir, nous l'amènerons insensiblement à faire quelque chose pour autrui: « Eh quoi! défendezvous au sage de se donner du mal pour le plaisir d'autrui », s'·écriait le bon Lafontaine. Les morales antiques tout en dégageant cette loi objective que l'homme vit pour le plaisir se placent trop au point de vue individuel. En fait, l'homme vit en société et il en résulte que la plupart de ses actions dérivent de considérations sociales. Comme le voulait Bentham, il faut que les hommes s'efforcent d"agir dans le but de procurer le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Pour arriver à ce résultat, les philosophes écossais, et notamment le chef de l'Ecole écossaise, Hutcheson, enseignent que la règle la plus sûre est d'écouter la bienveillance naturelle. Tout homme, dit Hutcheson, a une inclination très forte qui le porte à faire du bien à ses semblables et à procurer leur bonheur; bien plus, l'homme s'intéresse naturellement à tout ce qui est doué de sentiment et de vie, et cet
�DE LA PÉDAGOGIE i\lORALB POSITIVB
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instinct est tout ce qu'il y a de plus délicat et de plus exquis dans la vie humaine. Le pédagogue, en s'inspirant de ces maximes d'Hutcheson, s'efforcera de laisser son élève suivre cette inclination naturelle à aimer autrui. Il lui montrera ce qu'il doit aux autres, à la société, quelle serait sa misère à l'état isolé, et ainsi, insensiblement, il lui fera acquérir le sens social qui lui p ermettra d'apprécier la vie intense·de l'intelligence et de l'âme que lui procure la société. Pour bien former le sentiment social de l'enfant, il faut lui faire faire l'exercice de la bonté. Dans l'exercice de la bonté, nous nous oublions nous-mêmes spontanément, à la seule pensée d'une joie à procurer, d'un mal à soulager. Rauh disait : « Le meilleur moyen d'aimer la géométrie, c'est d'en faire. » Il est inutile, peut-être, de tant prêcher la morale, le meilleur conseil, ici comme en toute chose, est de dire : Mettezvous à la besogne, vous y prendrez goût. Ce sont ces idées de désintéressement, d'affection, d'amour des autres, de développement de sentiment social qui sont les directives des Ligues de Bonté dont va vous parler main tenant Madame Eugène Simon. Les Ligues de Bonté apprennent aux enfants à faire le bien proprio m,otu, elles sont l'apprentissage des œuvres de solidarité, le début des devoirs sociaux eu même temps qu'un remède contre la naissance des . passions égoïstes et vicieuses. En un mot, elles constituent le meilleur procédé pour la culture du sentiment.
��LES
LIGUES
DE
BONTÉ
Par Madame Eugène SrnoN
A notre époque, où par suite du déchaînement des guerres l'humanité est devenue de plus en plus insensible, il es't urgent de trouver un moyen d'élever l'idéal moral et d'empêcher le renouvellement des guerres dont nous avons été les témoins épouvantés. De quel côté l'humanité va-t-elle trouver un frein pour museler les appétits trop féroces, pour réduire l'égoïsme, pour arriver à la subordination de l'intérêt personnel à l'intérêt général? Hélas ! nous pouvons être bons les uns envers les autres, généreux en paroles et en faits, mais nos blessures non cicatrisées et renouvelées sans cesse, par tous les événements pénibles qui se multiplient, ne nous permettent pas d'espérer une action sur les hommes déjà formés. Il nous faut commencer par la base, il faut agir sur l'enfant. On a reconnu l'importance de la culture du ' corps, de l'intelligence, on a produit des athlètes, des savants, deil hommes d'action parfaits. Mais a-t-on traité avec la même habileté les qualités spéciales de l'esprit de nos enfants? A-t-on fait l'éducation de leur cœur? Dans toute âme, même chez les plus grands
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LES PROBLiMES PRATIQUES
criminels, o·n trouve des trésors cachés, la puissance du bien a d~s recoins de bonté qui, faute de culture, restent en friche. C'est donc en nos enfants que réside la possibilité de préparer et d'organiser, par la Bonté, la Paix du Monde. Ce sont eux qui seront les hommes de demain, les arbitres de la paix universelle, ce sont eux, qui transformeront à leur gré la civilisation. N'est-il pas urgent de travailler à leur donner une foi sociale dans la Justice et dans la Bonté. N'est-ce pas absolument exact ce qu'on a pu lire dans un journal américain « que toutes les causes « premières des guerres homicides, des cruautés « c'ollectives ou individuelles, pouvaient être sup« primées en développant dans le cœur de l'enfant, le « sentiment de la Justice et de la Bonté. >> Depuis longtemps des organisations se fondèrent pour le plus grand bien des enfants et se propagèrent dans tous les pays. Les principales furent : en Angleterre, les Boys-Scouts, - en Amérique, les Bands of Mercy, les Red Cross Junior, - en Tchéco-Slovaquie, les Wodrwost, etc., etc. Ce qui manquait, c'était une organisation rendant la morale pratique, facile, agréable aux enfants, une organisation dans laquelle l'école et la famille pouvaient collaborer. Cette organisation fut les Ligues de la Bonté et les résultats ne se sont pas fait attendre. Après le rapport qui en a été fait au Congrès International <l'Education Morale de la Haye en 1912, on a pu constater un tel développement de ces Ligues en France et dans nos colonies que plus de cent mille enfants en faisaient partie lorsque la guerre commença. Que veulent-elles
�DB LA P ÉDAGOGIE MORALE P OSITIVB
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les Ligues de Bonté ? M. Léon Bourgeois, un de nos éminents membres du Comité de Patronage des Ligues, répond à cette question. « Elles veulent que le conta et « de la vie soit à tout instant, pour l'enfant, l'occasion « d'un bienfaisant émoi, déterminant sans cesse u ne « bienfaisante activité, mettant en mouvement les « meilleures et les plus hautes possibilités de l'en « fant. » Et comment fonctionnent-elles ? Par le moyen le plus simple : Pour être membre de la Ligue, l'enfant doit se demander chaque matin a uré1Jeil ce qu'il pourra faire de bien dans la journée. Le soir il faut qu'il se rende compte du résultat de ses efforts. Ces résultats, quels qu'ils soient, il les inscrit sur un papier non signé, qu'il dépose dans une boite, mise d ans la classe à cet effet. Ces billets lus en classe, à la leçon de m orale, éveillent peu à peu dans le cœ ur de l'enfant, l'idée que ce qui fait la valeur de l'individu, c'est le caractère. L 'enfant promet aussi de s'efforcer d e faire chaque jour un acte de Bonté, de ne pas dire de mensonges, d'être bon pour les animaux, etc. Ces ligues d 'enfants qui désirent bien faire , on t pénétré en Corse, sous le nom de Ligues d e Bonté et de Pardon, à cause de la Vendetta. On les trouve en Algérie, en Tunisie, où elles deviendront un lien entre les enfants de race et de religions di (fé ren tes , en S uisse, en Espagne o ù l'on a traduit tous nos documents en espagnol pour les répandre, et da ns d'autres pays. Les Ligues d e Bonté, nous disent les Educateurs, ont amélioré le caractère de nombreux enfants et ont t ransformé l'ambï'a nce des classes où elles ont é té organisées. Ellés n'ont pas la prétention d'être tout
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LER PROBLÈMES PRATIQUES
l'enseignement moral, elles n'ont rien de rigoureusement arrêté dans leur forme, elles se différencient d'après le milieu, l'esprit ue celui qui les dirige, la volonté même des enfants, elles font appel à toutes les bonnes volontés, dans tous les milieux, sans aucune distinction d'opinions philosophiques ou religieuses, mais le jour où l'enfant entre dans une Ligue de Bonté, de passif qu'il était, il devient actif. Il joint sa bonne volonté, en faveur du bien, à l'effort du maître, prend l'habitude de discipliner sa conscience, de respecter la vie des autres et trouve peu à peu, "dans la pratique incessante de l'altruisme, le meilleur de sa joie, de cette joie qui découle toujours de la conscience satisfaite. Une fillette · de 12 ans de l'Ecole de la rue des Pyrénées nous le dit en termes charmants dans une composition fran çaise faite en classe, dont le sujet. était : Pourquoi avez-vous demandé à faire partie de là Ligue de la Bonté. Vous êtes-vous déj il essayée, à faire quelques efforts ? qu'en est-il résulté? L'enfant répond e~tre autre:,, La Ligue de la Bonté « est une association dans laquelle on entre quand « on a le désir de devenir meilleur, de faire des efforts « pour marcher vers la perfection. » Et elle ajoute : « Avant de faire partie de la Ligue de la Bonté, je me « suis essayée à faire des efforts chaque fois qu'une « occasion ·s'est présentée, et à la fin de la jour« née, je me sentais si légère, si légère, que je croyais « m'envoler. Et d 'où venait cette légèreté? C'est que « ma conscience était satisfaite et il me semblait que ,, tout était fait pour me mettre en joie, car lorsque la « conscience est satisfaite, on se sent le plus heureux « dumonde. »
�DE LA PÉDAGOGIE MORALE POSITIVE
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Après les années de deuil et de larmes que nous avons traversées en face d'une Société où l'égoïsme se manifeste d'une façon si visible, nous avons besoin d'hommes vraiment désintéressées pour reconstruire la Société sur une base nouvelle, dit un journal ita~ lien. « Les Ligues de Bonté, nouvelle Croisade, appor« tent une pierre solide au grand édifice qui établira « la Paix et l'Union de tous les peuples si on favorise « leur expansion, dans tous les pays. » La section <l'Education Morale au Congrès international <l'Education Morale de Genève, en juillet dernier, a manifesté le même désir en demandant à l'unanimité que les Ligues de Bonté deviennent internationales. Les délégués étrangers présents à cette séance, ont compris la nécessité d'élever la mentalité de la jeune génération, de créer entre les enfants de tous les pays, avec la collaboration des éducateurs, un esprit de fraternité, de justice et de bonté. Le livre d'or qui nous a toujours paru nécessaire et qui sera le livre de la Bonté française, contiendra le nom des enfants qui auront, dans le cours de l'année triomphé le plus brillamment de leurs défauts et constituera le palmarès d 'honneur de l'élévation morale. Organisé dans tous les pays, il suscitera l'émulation et mettra les éducateurs en rapport les uns avec les autres. Déjà une correspondance très suivie nous met en rapport l'Espagne, la République Argentine et l'Italie. En Belgique, le mouvement se répand avec le plus grand succès, et de Bruxelles, M. Victor Mirguet, Rédacteur en Chef de la revue « L'Education
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LES PROBLàMES PRATIQUES
Nationale », Directeur honoraire de l'Ecole Normale, nous écrit entre autres : « Je m'intéresse beaucoup à votre œuvre, l'ensei« gnement moral m'a toujours paru difficile à faire. « Jamais je n'ai rien rencontré qui fût comparable, « comme action pratique à celle qu'exercent vos « Ligues de Bonle. » Aucun e connaissance ne vaut que si elle est acquise par auto-éducation et c'est là le secret de la virtuelle puissance d'une Ligue de Bonté . Combien de preuves pourrions-nous donner de ) 'efficacité de ces Ligues! La Bonté, la Générosité, la protection des êtres faibles se manifestent constamment chez nos ligueurs, et nos frères inférieurs, les animaux bénéficient grandement de ce perfectionnement moral, - les éducateurs nous écrivent què l'indifférence et parfois même la cruauté se sont transformées en une bonté qui est devenue générale en maints endroits. Nous-mêmes, nous sommes frappés de la q uantité de petits billets qui relatent les bonnes actions envers les animaux et nous en concluons souvent que les enfants membres de la Lig ue de Bon té deviennent ain si les collaborateurs les plus actifs de la Société protectrice des animaux. Les petits billets sont souvent si touchau ts, d énotent chez l'enfant un tel désir de s'améliorer qu'ils ont pu faire écrire dans l'Education Nationale de Bruxelles, ces jolies lignes commençant un article d'une institutrice sur les Ligues de Bonté. « Petit coffret, tirelire, humble terne qui portes, en « lettres mi-effacées, l'exergue : Soyons bonnes ! Je « te considère comme le plus bel ornement de mon « pupitre d'institutrice et je t'aime bien. Quand je
�DR ',A PÉDAGOGIE lllORALE POSITIV.B
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me prends à te regarder un peu longtemps, tu me parais vivre et tu te transfigures ... tu deviens en mon « rêve un cœur chaud et aimant qui vibre, s'illumine « et rayonne de la bonté dans toute l'ambiance. » Elle fait suivre son article par l'énoncé de charmants petits billets et ajoute : « Pourrait-on imaginer preuve plus démonstrative de la haute portée morale et éducative des Ligues de Bonté, <'J:Ue ce simple énoncé de faits si louables, encore que minuscules, relevés dans la vie courante de l'en. fant? N'établissent-ils pas clairement que la pratique de l'institution éveille, en lui, le sens du b ien et du mal ? Qu'elle l'incline à se replier sur lui-même pour interroger et consulter sa jeune conscience plus ou moins endormie encore et inactive ? » Ces petits billets ne contiennent le plus souvent que quelques mots:« Je n 'avais pas menti pendant 2 jours et voilà que je recommence». « J'ai désobéi à ma sœur, j'avais pourtant promis à maman, pendant son absence de lui obéir, et d'être son cavalier. » Un autre écrit : « Pour ne pas parler en classe j'ai mis ma ligue d-e Bonté sur la table (sans doute sa carte ou son insigne ) et en la regardant je pensais : ne parle pas, ne te ret ourne pas, écoute bien la leçon, avec ce moyen que ie suivrai, j'ai été sage toute la journée. J e veux continuer. » L'instituteur de l'école où est cet enfant nous écrit qu'il était des plus indisciplinés, qu'on avait dû le renvoyer d'une autre école. Il est devenu, grâce aux Ligues de Bonté, nous dit-il, un des meilleurs élèves de la classe.
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LES PROBLÈMES PRATIQUES
Nous lisons dans l'indépendance Roumaine '(dans un long et intéressant article demandant aux Educateurs roumains de suivre l'exemple des Educateurs français et d'organiser les Ligues de Bonté) les lignes suivantes concernant les petits/billets : « Les petits billets dans lesquels la morale enaction « défile offre aux Educateurs matière à la plus inté« ressante leçon. « L'institution de ces petits bulletins de victoire « morale, provoque une salutaire émulation, inspire « aux âmes neuves un invincible désir de bien faire et « leur insinue, dès l'âge le plus tendre, cette merveil« leuse vertu - la Bonté - qui les contient toutes. » Il est certain qu'actuellement, l'élite seule des éducateurs et des enfants, constitue les Ligues. Mais en face des résultats obtenus, résultats merveilleux, nous disent la plupart des éducateurs, nul doute que, parune propagande intensive que pourraient nous permettre des moyens particuliers qui nous font défaut, l'exemple ne soit suivi de toutes parts.
�TABLE DES MATIÈRES
AvANT-Pnoros. - La tâche présente de l'Education morale (G. BELOT)...................... v Les difficultés propres de l'Education morale (G, BBLOT). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 L'Education de la Volonté (Dr P. llÉGNrnn). . ... 33 L'Education de la Volonté (R. DB MASSY)....... 4.7 Conception du but dè l'Education morale. Adaptation et Moralité. - Le Bonheur individuel. - Le sens moral. - La Dignité personnelle (Ferdinand BurssoN). . . . . . . . . . . . . . . 89 Moyens et ressources de l'Education morale. L'Autorité et la Crainte, !'Affection, l'Appel et la Réflexion. - Le choix et l'usage des sanctions (Paul BunBAu) .. ......... .. : . . . . . . . . . . 111 La Culture du Sentiment et les Ligues de bonté (Elie MossÉ).................. ... ....... . .. 129 Les Ligues de bonté (Mme Eug, SrMoN)... . . . . . . 135
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1|TABLE DES MATIÈRES|157
2|AVANT-PROPOS. - La tâche présente de l'Education morale (G. BELOT)|7
2|Les difficultés propres de l'Education morale (G. BELOT)|15
2|L'Education de la Volonté (Dr P. RÉGNIER)|47
2|L'Education de la Volonté (R. DE MASSY)|61
2|Conception du but de l'Education morale. - Adaptation et Moralité. - Le Bonheur individuel.- Le sens moral. - La Dignité personnelle (Ferdinand BUISSON)|103
2|Moyens et ressources de l'Education morale. - L'Autorité et la Crainte, l'Affection, l'Appel et la Réflexion. - Le choix et l'usage des sanctions (Paul BUREAU)|125
2|La Culture du Sentiment et les Ligues de bonté (Elie MOSSÉ)|143
2|Les Ligues de bonté (Mme Eug, SIMON)|149
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Morale et éducation
Subject
The topic of the resource
Morale
Éducation morale
Creator
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Thomas, Pierre-Félix (1853-1920)
Publisher
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Félix Alcan
Date
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1899
Date Available
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2017-06-08
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����MORALE
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Série ... :1 . · · · ·
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EDUCATI
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P.-FÉLIX THOMAS
��AVANT-PROPOS.
Commentant le mythe scandinave, si poétique et si profond, Le C1'épuscule des Dieux, Carlyle nous montre comment les anciens dogmes de la religion et de la morale ont peu à peu disparu, mais pour se transformer et renaître sous des formes nouvelles. N'estce pas à une renaissance analogue que nous assistons aujourd'hui? - Autour de « la vieille morale » de plus en plus abandonnée et critiquée, voici, en effet, que smgissent, depuis plusieurs années et de côtés différents, des systèmes nombreux, pleins de ·vie, et surtout inspirés par la science et par l'art. - Ce sont ces systèmes nouveaux ou ...
�VI
AVANT-PHOPOS
rajeunis de nos contemporains que nous examinons ici, préoccupé surtout de bien mettre en relief ce que chacun conlient de neuf et de durable el l'inGuence qu'il peut avoir dans l'éducalion des enfants. Bien que ces pages soient formées d'études délachées qui ont paru déjà dans plusieurs Revues, nous avons cru bon de les réunir; une même pensée, en effet, les anime et les problèmes qu'elles agitent nous intéressent plus que jamais.
P.-F.
THOMAS,
�MORALE ET ÉDUCATION
CHAPITRE I
La science et la morale 1 •
Parlant du perpétuel antagonisme de la religion et de la science, Herbert Spencer compare leurs défenseurs, - nous devrions dire leurs fanatiques, - à ces chevaliers de la Fable qui
L Cf. Renan : L'avenfr de la science, 1890; Discoui·s de réception ù l'Académie frnn çaise, ·1819. - Berthelot : La science éducafrice (Revue des Deux Mondes, 15 mars 18\H); La Science et la Morale (Revue de Paris, 1" février '1895); Discou1's pi·ononcè à la séance solennelle de l'Union de la jeunesse i·épublicaine. - Brunetière : Éducation et insfruction (Revue des Deux Mondes, ·15 février 1895). - Ch. Richet : La science al-elle fait banqueroute? (12 janvier -1895, Revue Rose). A. Hatzfeld : (Revue politique et litléraire, 1.1 avril 1.891; Les Débats, 1.8 février 1891). - Fouillée : L'enseignement au point de vue national (ch. 11, Hache tte); Les jeunes ci·iminels: (Revue des Deux Mondes, 15 janvier '1891). - A. J. Balfour : Les bases de la ci·oyance. - Henri Berr : Vie et science, et La synthèse des connaissances et l'histoù·e.
THOMAS, -
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combattaient pour la couleur d'un bouclier dont cl1acun ne voyait qu'une face et qui n'avaient ni la curiosité, ni la sagesse, pour se renseigner d'abord, avant de prendre les armes, de passer un instant clans le camp ennemi 1 • - Ne pourrions-nous en dire autant, aujourd'hui, des moralisles et des savants dont les bruyantes querelles ont égayé, non sans raison, les dilettantes moqueurs, empressés à marquer les coups? Ne semble-t-il pas, en effet, en entendant quelquesuns d'entre eux, que la science seule, ou la morale seule, aient jusqu'ici contribué au progrès et à l'amélioration de l'humanité? - De part et d'autre, même formule : « Hors de nos rangs, point de salut > de part e t d'autre, par >;
1. H. Spe ncer : Les pi·emiers principes (tra d. fran ç., Paris, F. Alcan ). 2. Il es t juste de r eco nnaitre qu e les sava n ts, s ur cc point, l'ont emporté <le beaucoup sur leur · adversaires; qu e l'o n e n juge plu tô t pa r ces lignes d e l' un d'eux : " Ceux qui restent au d ehors à nous r egarcl e1· faire, spirit ualistes, bour,qeois décadents, mystiques, e t autres es thètes fln d e siècle, incupables par héréd ité ou par édu ca tion d e comprendre Je nouvel é tal d e choses qui s'é tablit e l d'en déduire les co nséqu e nces ; ceux qu e leurs intér ê ts de caste raLlachc nt à d es périodes an térieures ri e l'humanité, tous les arriérés el les dégén érés peuvent blas phéme r contre la science et ni e1· Je progrès : la sélection naturell e e l la mar ée montante du socialis me, a uront tôt fa it de nous d ébarrasser d e ces vestiges du passé, el d'assainil· le so l où doivent évolu e r les nouve ll es form es de l'u,·enir ! »
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conséquent, même intolérance et même illusion. - Nous voudrions donc, pour un instant, conduire les adversaires clans le camp de leur ennemi, comme le demandait Spencer, et leur montrer que si, d'un côté, les couleurs de leurs boucliers diffèrent, de l'autre ces boucliers se ressemblent et portent la même devise.
Quand nous pénétrons clans le camp de la science, ce qui nous frappe bien vite c'est que ses procédés d'investigation, les résultats qu'eUe ohtient, les qualités d'esprit qu'elle développe, peuvent servir à l'accroissement de la moralité non moins qu'au triomphe de la vérité, et que, sans elle, il est impossible de rien édifier qui soit durable. - Qui ne s'est jamais plié à sa discipline sévère, et n'a pratiqué, au moins quelque temps, ses méthodes lenles, sûres, rigoureuses, ne connaîtra jamais le prix du vrai savoir, ni cet amour profond, auxiliaire de l'amour du bien, qu'il inspire à tous ceux qui l'ont conquis de haute lutte. De même, celui qui ne s'est point i. itié à ses travaux chaque jour plus féconds, n
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ne saurait se faire de son devoir et de son rôle dans le monde qu'une idée vague et confuse. Comment, en effet, découvrir ce-que nous devons êlre, si nous ne savons, d'abord, ce que nous sommes? L'idéal de l'homme ne peut être que l'homme idéalisé, et cet idéal, seule la connaissance précise de l'homme réel nous permet de le dégager. En second lieu, comme nous ne vivons point isolés et que des liens étroils nous rattachent à tout ce qui nous entoure, ces liens, nul de nous ne les doit ignorer s'il veut pouvoir se tracer une règle sùre de conduite. Pour celui qui a bien compris, par exemple, la grande loi de la solidarité que la science a mise en lumière, qui a pu se convaincre, grâce à ses leçons, de cette vérité trop long-temps méconnue : que l'homme pris en lui-même, el abstraction faite de tout ce qu'il doit à la société, n'est que bien peu de chose; que la meilleure partie des qualités dont nous sommes fiers nous vient de nos ancêtres et des milieux où nous avons grandi; que, seuls, nous n'aurions pu rien inventer de ce qui embellit la vie et contribue à la rendre digne d'être vécue; combien, pour celui-là, Je devoir <l'aider ses semblables paraîtra plus impérieux;
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l'individualisme à outrance, plus antisocial; l'égoïsme qui l'accompagne toujours, plus puéril et plus dangereux! - Donc, au point de vue individuel et au point de vue social qui, d'ailleurs, sont inséparables, la science a une valeur moralisatrice indéniable. La sèiencc est encore moralisatrice, car elle combat les deux plus grandes causes de nos discordes et de nos haines : lïgnorance et la misère. En éclairant les hom,mes et en substituant à l'antique et puérile conception de l'univers, une conception plus sage et plus vraie, elle a fait s'évanouir les fables grossières et les superstitions barbares qui, parfois, affolaient l'esprit jusqu'à le pousser au crime; en facilitant, grâce à ses découverlcs merveilleuses, les relations des cités et des peuples, en fournissant aux ouvriers et aux penseurs les moyens de se mieux étudier et de se mieux connaître, elle a mis en fuite une foule de préjugés, - préjugés de races, préjugés de religions, · préjugés de nationalités 1 , - qui armaient les uns contre les autres ceux qui avaient le plus d'intérêt à se
L Depuis que ces pages sont écrites, les évén ements semblent prouve r que nos afflrmation s étaient un peu prématurées.
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tendre la main; - enfin, en accroissant le bienêlre de Lous, elle doit logiquement, dans l'avenir, rendre de moins en mo1ns brutales les revendications des mécontents. Ajoutons que la poursuite de la science ne peul pas ne pas développer chez ceux qui s'y livrent ardemment, sincèrement, les qualités morales 1es plus précieuses. « La vérité, écrit M. Berthelot, s'impose avec la force inéluctable d'une nécessité objective, indépendante de nos désirs et de notre volonlé. Or, rien n'est plus propre que celle constatation à donner à l'esprit celte modestie, ce sérieitx, cette fermeté, celle clarlé de convictions qui le rendent supérieur aux sug·gestions de la vanité ou de l'intérêt personnel et qui sont liés étrnilement avec la conception du devoir. » cc Ce que la science inspire, dit-il ailleurs, c'est la modestie, la tempérance, le respect des opinions d'autrui, c'est-à-dire la tolé?Ytnce. La science n'a jamais élevé de bôcher pour anéantir ses adversaires 1 • » Aussi, en lisant tous les réquisitoires, qui, ces dernières années, ont élé élaborés contre la
1. Nu l n'a mieux mis en r elief ces c fîcLs d e la sci ence sur l'e priL, que Renan dans l es dc11x ouvrages que nous avons c i lés.
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science, tour à tour accusée d'impuissance et d'immoralité, nous semble-t-il entendre le rire mordanL et railleur de Méphistophélès, lorsqu'il a quitté Faust et pense que ses conseils bientôt seront suivis: « Va, lui dit-il, va, méprise la science; laisse-toi confiirmer dans les œuvres d'illusion et de mag-ie par l'esprit de mensonge, el je te possède absolument 1 • » C'est pourquoi nous ne saurions mieux conclure que par ces paroles du savant que nous cilions tout à l'heure : << Le vrai et le bien, la science et la morale sont donc liées d'une manière invincible, el leur liaison doit être envisagée par l'intelligence comme par le cœur, en elle-même et dans toute sa pureté. » - Il ne reste plus qu'à se demander de quelle nature est celte liaison, et comment il convient de la concevoir.
S'il faut en croire quelques savants contemporains, cetle liaison ne serait autre que celle
l. Il serait peul-être injuste de prête r il Lous ceux qui o nl mené la campagne que nous comballons ici des pe nsée,; a ussi noires. Nous croyons plutôt qu e beau coup d'entre eux accusaient moin s la science que les savants d'avoir failli il
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qui existe entre la théorie et la pratique, le principe et ses applications : la loi de notre activité libre se tirerait logiquement des lois mêmes que la science a jusqu'ici mises en lumière. « Toutes les conquêtes de la science, écrit M. Richet, font corps avec notre civilisation actueJle, tant et si bien qu'elles constituent toute notre nio1·ale. » - « C'est la science seule, dit, dans le même sens, M. Berthelot, qui a transformé les conditions matérielles et morales de la vie des peuples .... La morale des honnêtes gens, celle qui proclame le devoir, la vertu, le sacrifice, le dévouement au bien et à la patrie, l'amour de's hommes, la solidarité, ... répond, comme autrefois, à l'état des connaissances, c'est-à-dire de la science inégalement avancée, suivant les temps, les lieux et les personnes. » Nous craignons qu'en attribuant à la science un rôle aussi étendu, les savants ne soient dupes d'une illusion semblable à celle qu'ils reprochent aux simples moralistes. Est-il vrai, comme ils le soutiennent, qu'eux seuls aient dégagé la formule de plus en plus précise du devoir, et
Je urs promesses. lis sont trop de leur siècle, e n effet, pour ig norer quels bienfaits nous a prodigués la science, mais que de choses on nous a fait espérer en son nom que l'on ne nous a point données el que l'o n ne nous do nn era jamais !
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que leurs découvertes seules aient contribué au progrès moral des hommes. Il faudrait, pour le prétendre, ig·norer quel est l'objet propre de la science et qu'elle en est la véritable portée. La science, - et nous nous en rapportons ici au jugement de ses représentants les plus autorisés, - la science n'a et ne peut avoir pour objet que les vérités susceptibles d'être vé1·i(iées et démontrées. Par conséquent, le plus et le moins, l'utile et le nuisible, tout ce qui peul être envisagé à un point de vue purement quantitatif rentre dans son domaine; - au contraire, tout cc qui vaut non par la quantité, mais par la qualité, lout ce qui, par essence, échappe à la mesure, en un mot : le bon, le meilleur, le juste, le convenable, l'obligatoire, lui restent absolument étrangers, comme lui restent étrangers le beau, le gracieux el le sublime. Or, ces notions qu'elle écarte sont précisément celles sur lesquelles Loule morale est fondée. On objecte, il est vrai, parfois, que « les idées du bien et du mal et le sentiment ine{fo.çable clu devoir, c'est-à-dire l'impératif catégorique dont parle Kant, n se trouvent au fond de la conscience el, par suite, sont des faits qui s'imposent à nous avec une clarté parfaite, au
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même tilre que tous les autres. Mais on oublie de remarquer combien sont opposés les caractères qu'ils présentenl. Les insomnies me fatigue.n t: c'est là un fait 1 ; je me sens tenu d'être loyal et sincère, c'en est un autre. Seulement le premier m'apparaît comme nécessaire et n'engageant en rien ma responsabili lé; le second m'apparait comme un ordre qui me dicte la conduite que je dois tenir. En oulre, les raisons que nous pouvons invoquer pour en rendre <.\ompte sont d'ordre lout à fait différent : dans un cas, elles sont d'ordre purement empirique et logique : elles se tirent de la considération même de l'organisme et des lois de son fonctionnement rég ulier; dans l'autre, elles se tirent {!'idées et de conceptions supérieures aux fails eux-mêmes puisqu'elles permettent de les juger. Les savants qui admettent l'impératif catégorique comme un fait dont on ne doit ni contester !"existence, ni discuter la valeur, devaient
1. On attribue souvent a ux faits un e importance excessiv e <) Lc'es l contre ce défaut que Claude Bernard nous rne l judi<)ieu,;eme nt en garde : " Si l'expérirn enla teur do it so umettre - es id ées a u criteriu m des fails, dil-il, on ne saurait aclmellre s .qu'il y soumelle sa r aiso n, car, a lors, il é tei ndrait le fl am beau - so n seul e riterium intérieur et il tomberail n écessairede ment da ns le domaine de l'occulte e t du merveilleux. »
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admettre également comme corollaire la loi de l'abnégation, du sacrifice et du dévouement 1 • Seulement la science n e doit pas se borner à constater des faits, elle doit chercher à en rendre compte. Pourquoi faut-il chercher à se sacrifier ? Pourquoi est-il bon de se- dévo uer ? quelles raisons légitiment cet ordre de la conscience? Celles que donne la science proprement dite sont manifestement insuffisantes 2 • Enfin, il est certains problèmes que tout homme invinciblement se pose et dont la solution peut avoir sur la conduite une extraordinaire influence : ainsi nous sentons que la vie est chose grave entre toutes et la scien ce nous laisse ig norer quelle est sa vraie nature; nous sentons qu'elle exige un effort viril et constant,
'1. • L'homme actuellement ne va pas au delà de celte simple eo ns lalalion qu'i l faut faire so n devoir el que son devoir es l clair; qu'il fa ut être juste et bon , que l'abnéga tion est encore le m eil leur moyen d'ê tre heureux; qu'elle est, en tou t cas, un impératif catégorique q ui s'impose et a uqu el nul n'a le droit de se soustraire. C'est à la fonnation de cette momie qu'ont abouti les savants. Donc, la science n'a pas failli à sa mission " (Ch. Richet, op . c'ic. ). Nous croyons qu'ici e ncore on fail honn eur à la science de résullals dont elle n'est qu'en partie la cause; à moins que l'on ne don ne le nom de science à des élud es qui jusqu'ici en avaient été co nsidérées co mme très di sti nctes. 2. Cf. les éludes s uivantes sur la ltforale sans obligation et sur le S0lida1·isme.
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et la science n'ose se prononcer sur l'existence de la liberté. Or, comment nous intéresser aux luttes que la vie impose, si nous ne savons pas quelles raisons la rendent digne de nos efforts, quelles limites sont fixées à notre volonté? Combien différente, en effet, sera notre conduite, suivant que nous aurons donné pour but à notre activité le plaisir, l'intérêt ou le devoir; ~uivant que la volonté nous apparaîtra comme une force libre, s'appartenant à elle-même, pouvant se donner la loi de son développement et revendiquer bien haut la responsabilité de ses actes, ou comme une force aveugle, enchaînée à tel point dans les mailles de la fatalité qu'elle ne puisse jamais ni les distendre ni les rompre! Ce même besoin qui nous pousse à rechercher quelle est notre nature nous pousse également à rechercher quelle est notre destinée : problème qui, au témoignage de Pascal, « nous importe si fort et nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu le sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qu'il en est ». Comment vivre, enfin, au milieu des énergies qui nous entourent et dont l'influenc~ manifeste ou cachée nous enveloppe, sans chercher à con naître vers quelle fin suprême l'Univers évolue,
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sans se }Jréoccuper du sens mystérieux des lois qui le dirigent et semblent assurer le triomphe des plus forts, quand le cœur et la raison nous crient, à nous, de travailler au triomphe des meilleurs? - Il existe donc bien deux classes de ~ faits irréductibles et toute une série de problèmes que l'esprit ne peut pas ne pas se poser et auxquels la science seule est impuissante à répondre.
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Ainsi, entre la science et la morale il n'y a pas, et il ne saurait y avoir l'antagonisme que si souvent on signale; cet antagonisme n'existe qu'entre les moralistes et les savants, par conséquent toute réaction contre l'une ou contre l'autre ne peut être qu'une réaction contre la raison. Lorsque la science veut enchaîner l'ei,prit dans son domaine et fermer, à ses frontières, toute perspective sur l'au-delà, elle outrepasse ses droits et méconnaît les besoins impérieux et les légitimes exigences dè la pensée humaine. No peul-il y avoir d'autres raisons de croire que des raisons d'ordre purement scientifique, et ne
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savons-nous pas, comme le remarque Pascal, « que le cœur a, lui aussi, ses raiwns que la raison ne connaît pas »? Que l'on refuse d'accorder à ces croyances le même crédit qu'aux propositions démontrées par la science, rien de plus rationnel; mais il n'en est plus de même quand on leur conteste loule valeur et tout titre au respect. La science outrepasse également ses droits et ses pouvoirs quand elle cherche à régenter la yie: « La science, remarque M. Boutrnux 1, appliquée à l'homme, ne peut m'interdire de me croire quelqu'un et d'agir comme tel... Elle ne peut rien me prescrire, pas même de cultiver la science; mais nous sommes libres de choisir un principe d'action en dehors d'elle. Notre seule obligation à son égard ést de prendre garde que la règle que nous · traçons ne soit en contradiction avec ses conditions fondamentales et ses résultats acquis. » En revanche, les moralisles se montreraient non moins illogiques s'ils ne se mettaient d'abord à l'école de la science et s'ils refusaient son concours, car ceHe-ci, comme nous l'avons montré déj~, non seulement permet à l"homme de se faire
!. Boutroux : Questions de morale, p. 48.
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du devoir une idée de plus en plus nelle, de l'idéal une conception de plus en plus haute; elle met encore à sa disposition les forces utiles pour l'atteindre, et, par suite, « les instruments de la moralité ». Nous voudrions prouver maintenant, en nous appuyant sur l'histoire, que toutes les tentatives qui ont été faites à notre époque pour fonder une morale soit sur la science seule, soit en dehors de Loule science, n'ont pu jus.qu'ici nous fournir une formule satisfaisante du devoir et une règle sûre de conduite.
�CHAPITRE lI
La morale sans liberté.
Quand fut conçu et exécuté par l'un de nos arlisles célèbres l'œuvre grandiose << La liberté éclairant le monde », la plupart des écrivains étrangers s'accordèrent à reconnaître que nulle allégorie ne caractérisait mieux le génie français, et n'indiquait plus clairement le but de ses e!Torts. En effet, si la liberlé esl, moins qu'autrefois, peut-être, chantée par nos poètes, c'est encore parmi nous, quoi qu'en disent les impatients et les désabusés, qu'elle trouve ses défenseurs les plus fervents, et il suffit, pour s'en convaincre, de songer aux échos qu'infailliblement réveillent tous ceux qui parlent en son nom. N'est-ce pas, d'ailleurs, pour assurer son
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triomphe que se livrent, de tous côtés, tant de batailles retentissantes, et que nous revendiquons si hautement nos droits? Droit de nous réunir en vue de nos plaisirs ou de nos intérêts; droit de croire ce qui nous paraît vrai , et d'agir conformément à ces croyances; droit de lutter même, à ciel ouvert, pour les idées qui nous sont chères! Or, parmi les orateurs et les sarnnts qui, au nom de la justice et de la morale,. poussent avec le plus d'ardeur et de conviction le peuple à la conquête de la liberté de conscience, de la liberté de réunion et de la liberté de la presse, il s'en trouve un assez grand nombre qui, avec non moins de conviction et d'ardeur, s'efforcent de nous prouver que la première de toutes les libertés, la liberté morale, n'est qu'une vaine illusion. Croire qu'il dépend de nous de choisir entre deux partis, sans y êlre contraints; de rendre prépondérante par notre seul vouloir, une raison d'agir; en un mot, d'orienter notre vie et de travailler nous-mêmes à notre amélioration, ce serait, paraît-il, montrer que l'on ignore et les exigences de la raison et les lois de la science . L'homme n'est, en définitive, qu'un « automate conscient ». Ainsi., tandis que, d'une part, on invoque en
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faveur de l'homme son titre d'être moral pour lui obten1r, de la société, les libertés les plus larges , de l'autre , on le représente comme asservi aux lois de la nature et n'agissant, comme toutes les autres forces, que sous leur impulsion fatale. Comment concilier entre eux ce déterminisme psychologique et ce libéralisme social? Comment surtout expliquer le rôle moralisateur que nous attribuons à l'éducation, et la responsabilité que les lois civiles semblent nous reconnaître? •• S'il faut en croire quelques-uns des écrivains dont nous résumons 1ci la doctrine, nulle explication ne serait plus facile. N'est-il pas évident, nous disent-ils d'abord, que si, théoriquement, . nous croyons encore au libre arbitre, pratiquement nous agissons, dans nos relations avec nos semblables, comme si nous avions foi dans le déterminisme de leurs actions. C'est précisément parce qu'ils ont confiance dans l'influence prépondérante de certains motifs et. de certains mobiles, que Lous, éducateurs, moralistes, hommes politiques, poursuivent ardemment leur
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lâche, convaincus que les forces qu'ils meLtent eu jeu, finiront par l'emporter. Et l'expérience nous prouve, dans un grand nombre de cas, que leurs espérances étaient justifiées. Admeltez maintenant que cette confiance vienne à disparaître et que nos éducateurs supposent dans les enfants et dans les hommes dont ils ont la direction un pouvoir de se soustraire aux influences du dehors, d'annihiler la force des motifs qui leur sont suggérés, en un mot, de se conduire à leu_ guise, et de ne r elever que r d'eux-mêmes dans leurs déterminations : tous seront découragés d'avance, et nul n'osera plus tenter l'œuvre moralisatrice qu'actuellement il s'impose. C'est, en outre, une erreur de àoire qu'on ne puisse faire l'éducation de la volonté sans entretenir en elle l'illusion de la liberté. Pour la discipliner et la moraliser, il suffit de la guider avec prudence et sagesse, en l'inclinant le plus tôt possible vers le bien, en la stimulant lorsqu'elle entre en lulle, en la soutenant lorsqu'elle faiblit, en suggérant, au moment opportun, les idées et les sentiments propres à l'afferinir. Eloges, punitions, menaces, défis, appels à l'amour-propre et au point d'honneur, conseils discrets, exemples :
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aulant de moyens de la plier peu à peu dans le sens où nous désirons qu'elle agisse. Ce n'est pas tout, notre influence doil s'exercer non seulement sur ceux qui nous entourent, mais encore sur les générations à venir; c'est pourquoi nous devons songer à « assainir l'hérédité par le choix des alliances » el i:t créer, pour ceux qui nous remplaceront un jour, une atmosphère saine et un milieu où la pratique du devoir leur soit de plus en plus facile, c'esl-à-dire de plus en plus imposée. Notre tâche deviendra alors vraiment féconde, d'autant plus féconde même que la volonté des autres sera mieux asservie aux motifs ·d'aclion que nous lui aurons donnés : « L 'éducation individuelle et collective prend ainsi les procéùés, la rigueur et la puissance <l'une opération scientifique 1 • »
1. Pl usieu ,·s d é le l'minisles, r e pren. nl une Lhèse déjà ana cien ne, soulienne nl encore que l'ill usion d e la liberlé esl la principa le cause de nos hai nes : " Nos pe nsées el nos volontés, disait Helvé tius, so nt d es s uites nécessaires d es im pression s que nous avons r eç ues ... Les hommes so nt don c ce qu' ils doivent être: toute haine cont,·e eux est ·i njuste; un sol 71ol'le des sottises, comme un sauvageon des fru its ame1'S. L'indulgence sera louj ours l'effot de la lumièr e lorsq ue les pas, sions n'en intercepleronl pas l'actio n ... (De l'espi·il, I, 1 ; 11 , x). - " Une m ême cause, dit Spinoza, doit nous faire éprouver pour un êlre que nous croyons libre plus d'amour ou plus de hai ne qu e pou r un ê tre nécessité. Si no us nous imagin ons l'être qui est la cause de l' im pression reçue comme néces-
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Que reste-t-il maintenant de la responsabilité dans une telle doctrine? Si la volonté n'est plus qu'un ressort mis au service de forces étrangères et incapable par lui-même du moindre mouvement spontané, peut-on lui reprocher les actes qu'elle accomplit, si ces actes sont mauvais, l'en féliciter si ces actes sont bons? Les sanctions des lois civiles, peines ou récompenses, conservent-elles encore une signification morale, et nous est-il possible de concilier l'opinion que l'on s'en fait avec l'automatisme? Si cette conciliation, nous répond.ent les déter ministes, est impossible, c'est que notre opinion su r la responsabilité humaine n'est faite que de préjugés. En réalité, voici comment nous devons la concevoir : la société est un organisme analogue aux autres organismes vivants, c'est-à-dire soumis à des conditions d'existence absolument
sité, alors nou s croiron s qu'il n'en est pas loul seul la cause, mais avec lui beaucoup d'autres, el co nséqu emm ent nous épro uveron s pour lui moins de hain(! ou d'amow·. • (Ethique, Ill, p. t,9). - Ne serait-il pas so uverainement illogique, en efTct, de nous irrite r contre nos semblables s'ils ne sont pas responsables du mal qu'ils nous font? - Mai s la réciproque s'impose : sera it-il plus logique de le ur êlre reconnaissant du bien qu'ils nous procurent? - L'amour comme la haine est don c une illus ion dont il faul se défaire. - Nous doutons que sur d e tels principes - seraient-il s défendus par la dialectique puissante d'u n Spinoza, - on puisse édifier un e morale vraime nt humaine.
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déterminées, bien qu'imparfaitement connues, conditions dont il ne saurait s'affranchir sans dang·er. Or, quand un acte se produit qui lui est nuisible, il est dans l'ordre logique et naturel des choses qu'il soit puni. Responsabilité est donc synonyme de châ.liment, et le châ.timent est la conséquence inéluctable de certaines actions. Dès lors, quand la société frappe un de ses membres, elle ne fait que se défendre : elle sauvegarde le tout menacé par une de ses parties. Sa sévérité est à la fois prudence et sagesse, disons même nécessité, car le châtiment, en remédiant au mal dont elle souffre, prévient le mal à venir, et il le prévient en imposant à ceux dont les tendances sont nuisibles, une crainte salutaii·e. Comme on le voit, admettre le déterminisme, ce n'est point compromettre l'existence de la société; c'est, au contraire, en rendre plus intelligible le mécanisme; ce n'est pas davantage supprimer la responsabilité et la moralité, c'est simplement s'en faire une idée plus scientifique et plus exacte, en se débarrassant des préjugés surannés.
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Il y aurait plus que de la mauvaise gTâce, de l'inj us lice, - à méconnaître les inappréciables services que le déterminisme nous a rendus. En mettant en relief les nombreuses causes qui influent sur la volonté, souvent à notre insu; en faisant ressortir, mieux qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, les liens étroits qui unissent nos déterminations à nos tendances héréditaires et aux habitudes contractées fatalement dans les milieux où nous vivons, ils nous ont permis d'apprécier plus équitablement notre conduite et celle de nos semLlables. Il y a, en effet, danger réel à exagérer la liberté des hommes, car on exagère par là-même leur culpabilité, si leurs actes nous sont nuisibles. Telle est la part de vérité qu'il fallait mettre en lumière; mais cette réserve faite, voyons maintenant sur quels sophismes plus ou moins déguisés celle morale déterministe nécessairement repose. Nous remarquerons, en premier lieu, que les déterministes raisonnent comme si leurs adversaires accordaient toujours à l'homme une liberté
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illimitée; comme si le choix à faire entre le bien et le mal était également facile à tous et à chacun de nous, dans toutes les circonstances. Mais à part, peut-être, quelques anciens défenseurs de la liberté d'indifférence, quels sont donc les philosophes et les moralistes qui ont vraiment soutenu une opinion semblable? Ce que la plupart d'entre eux, au contraire, ont admis et admettent encore, c'est que la liberté varie suivant les individus; c'est qu'elle est moins un don de la nature qu'une conquête de nos efforts; c'est que chacun de nous est et devient libre, dans la mesure où il le mérite. Telle est, en quelque sorte, la doctrine traditionnelle de tous ceux qui croient en la liberté morale, doctrine qui ne ressemble en rien, comme l'on peut s'en assurer, à la caricature qu'on nous en trace 1 • Admettre que nous sommes libres, ce n'est donc pas nier l'in1. Ce mèm e r eproche, nous le relrou vons, à notre grande surprise, clans l'intér essant ouvrage de M. Payol sur l'Éducalion de la volonté (ch. rn, 2). La Lh èse qu'il combat nous est r eprésentée comme la thèse universell ement défendu e par Lous ceux qui admette nt la liberté; c'est pourquoi, sans cloute, il ne nous cite aucun nom. - C'es t là une lacune fùch euse, car les co nclusions auxquelles M. Payot aboutit, à savoir que « la liberlé morale, comme la liberté politique, comm e lou t ce qui a quelque valeur en ce mond e, doit être co nquise de ha ute lutte et sans cesse défendue, » sont les conclusions mêmes de nos principaux mailres fran çais . -
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fluence dc.s motifs sur nos actions, c'est simplement reconnaître que nous sommes, suivant l'expression de Leibnitz, « inclinés » et non nécessités par eux. Dans ces conditions, la confiance que nous avons en nos efforts, lorsque nous cherchons à ramener au bien nos semblables, est tout à fait légitime, puisque ces efforts influent sur leur volonté; mais elle peut toujours être déçue, car rien ne saurait les contraindre, puisqu'ils sont libres. Examinons, d'ailleurs, si le système d'éducation que les déterministes nous proposent, n'implique pas, comme tous les autres, cette liberté morale qu'ils viennent de condamner; nul doute, nous l'avons vu, qu'ils n'établissent entre le bien et le mal, ou, plus exactement, entre les actes qu'il faut accomplir et les actes qu'il faut éviter, une distinction profonde; or, quand ils déclarent qu'il faut inspirer l'amour des uns et la haine des autres; quand ils s'appliquent eux-mêmes à convaincre ceux qui les écoutent, se considèrent-ils comme de simples automates ou comme des êtres libres? Ne voient-ils dans les paroles qu'ils
Qu'il nou s sufnse de eiler celle formule par laquelle M. Jan e t résumait autrefois ses travaux s ur la liberté : " N'oublions j ama is que nou s ne sommes libres q11 e clans la mesure où n ous le m ériton s ...
TH O ~IA S. -
)lor. et éduc .
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prononcent et dans les conseils qu'ils prodiguent, que la résultante d'un mécanisme rigoureux, comme dans le bruit de l'horloge qui nous indique l'heure, ou dans les mouvements de la girouette qui nous renseigne sur la direction du vent? Une telle interprétation leur paraîtrait probablement injurieuse, mais alors ils ne s'aperçoivent pas qu'ils font de l'humanité deux parts: ils placent d'un côté l'élite, c'est-à-dire les meilleurs, ceux qui pensent, ceux qui choisissent, ceux qui dirigent; de l'autre, la foule, c'est-àdire le plus grand nombre, c'est-à-dire tous ceux qui ne pensent pas par eux-mêmes, qui ne sauraient faire un choix valable, qui ne doivent pas se diriger, mais être dirigés; Lous ceux, en un mot, qu'il faut façonner et dresser, comme l'éleveur dresse et façonne les animaux confiés à sa garde. Avouée ou non, telle est la pensée maitresse que nous retrouvons toujours au fond des théories déterministes. Que deviennent alors leurs belles revendications en faveur des libertés civiles et politiques? Les explications qu'on nous fournit des diITérenles sanctions pénales, nous paraissent plus inintelligibl~s encore. En effet, si les récompenses et les châtiments sonL de simples moyens
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de défense, d'amendement ou d'intimidation, la plupart - l'histoire est là pour le prouver sont inutiles, injustes, ou barbares. C'est que, dans une telle hypothèse, les mots de mérite et de démérite n'ont plus de sens : il n'y a plus d'hommes vertueux et vicieux, honnêtes et malhçmnêtes, il n'y a plus, à rigoureusement parler, que des hommes utiles ou nuisibles, des organismes sains et des organismes malades. Aussi combien ils sont plus logiques les déterministes qui, renonçant à concilier des choses inconciliables, n'hésitent pas, après a voir nié la liberté morale, à nier également et la moralité et la responsabilité, et à condamner en bloc tout notre système pénal. Plus de tribunaux, el surtout plus de prisons et de bagnes, puisqu'il n'y a plus de criminels, mais des écoles et des hôpitaux! Plus de peines infamantes, rien que des douches hygiéniques!
Transportées du domaine de la théorie · dans celui de la pratique, de semblables doctrines auraient sur nous et sur nos enfants la plus funeste influence. Ce qu'il importe au contraire
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d'inspirer à ceux que nous dirigeons, c'est la confiance en eux-mêmes, c'est la conviction profonde, inébranlable, qu'ils peuvent librement travailler à leur propre perfectionnement, et qu'ils seront un jour cc qu'ils se seront faits. Dans la luLte pour la vie qui s'impose à nous tous, se considérer comme impuissant et capLif des forces éLrangères, c'est être vaincu d'avance; avoir foi dans son énergie, c'est p1·esque être assuré de réussir. Les philosophes dont nous combattons la doctrine le reconnaissent d'ailleurs eux-mêmes lorsqu'ils nous disent : « Agis comme si lu élais libre, afin de le devenir! ,> Mais cc conseil qui, dans leur hypothèse où Lout esl déterminé, ne peut êlrc qu'une raillerie, prend dans la nôtre une im porlance capitale; il nous invite, en effet, à faire effort, pour conserver la maîtrise de nous-mêmes, pour nous aITranchir de la passion, en nous pliant de plus en plus aux ordres du devoir, ce qui est, en définiti vc, devenir de plus en plus libre. Celle liberté conquise, nous pourrons alors, sans contradiction, chercher à conquérir les autres; nous serons, au sens propre du mot, des êtres moraux, responsables de nos aclions, et dont la société devra respecter les droits.
�CHAPITRE III
La morale sans oblig·ation.
De toutes les tentalives qui ont été faites pour fonder la morale sur l'expérience et dégager de la simple analyse des phénomènes la loi de notre activilé, il n'en est pas de plus ingénieuse, de plus séduisante même que celle de M. Guyau, l'un des philosophes les plus originaux et les plus féconds, peul-être, de notre siècle. Dans son beau livre sur la .M omie sans obligation ni sanction, on ne sait, en effet, ce qu'on doit admirer le plus de la sincérité et de la puissance
l.. E$quissc d'une morale sans obligation n i san ct ion, par Guyau (Paris, F. Al can). La moi-ale, t'al'i et ta i·etigion selon Guyau, par Fouil lée (Paris, F. Al can); cf. égal ement : Classifica tion des id ées momies du temps présent , par M. Darlu (Revue Bleue du 11 mars 1899) , et, clans la même Revue, la r épo nse de M. Fouillée à cet artic le ('l'' avril 1899).
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du penseur, ou du talent charmeur de l'écrivain. Aussi son action a-t-elle été considérable sur les philosophes et les éducateurs de nos jours, qui tous, heureusement, s'en inspirent, alors même qu'ils en comballent le plus énergiquement les idées.
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Toute l'argumenlation de M. Guyau part de « ce fait essenliel el constitutif de notre nature, que nous sommes des êtres vivanls, senlanls et pensants » : c'est donc à la vie considérée sous sa forme à la fois physique el morale qu'il demande le principe de nolre conduite, rejetant tous les élémenls a priori que d'ordinaire on invoque. Or, ce qui caraclérise la vie, c'est qu'elle tend à se développer sans cesse, cl, à mesure qu'elle prend plus nettement conscience d'elle-même, à devenir plus inlense, plus féconde el plus libre : « Il faut qu'elle se répande pour autrui, en autrui, el au besoin se donne. » « Au point <le vue physique, c·est un besoin individuel que d'engendrer un autre individu, si bien que cet autre devient comme une condition de rwus-mêrne. La vie, comme le feu, ne se con-
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serve qu'en se communiquant. Cela tient à la loi fondamentale que la biologie nous fait connaître: la vie n'est pas seulement nut1·ition, elle est production et fécondité. Vivre, c'est dépense?' aussi bien qu'acquérir. » Au point de vue mental la fécondité de la vie est plus apparente encore : « L'intelligence est faite pour rayonner, et il est aussi impossible de l'enfermer en soi que la flamme. Ce n'est donc pas sans raison qu'on a comparé les œuvres du penseur à ses enfants. Une force intérieure contraint l'artiste à se projeter au dehors, à nous donner ses entrailles comme le pélican de Musset. » - « Même force d'expansion dans la sensibilité: il faut que nous partagions notre joie, il faut que nous partagions notre douleur. Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes; nous avons plus de larmes·qu'il n'en faut pour nos propres souffrances, plus de joie en réserve que n'en justifie notre propre bonheur. Il faut aller vers autrui, se multiplier soi-même par la communion des pensées et des sentiments. » - Enfin, on a besoin de vouloi1' et de travailler; d'imprimer la forme de son aclivilé sur le monde, d'aider autrui, « de donner son coup d'épaule au coche qui entraîne péniblement l'humanité ,,.
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C'est donc tout notre êlre qui est sociable. La vie ne connaît pas les classifications et fos di visions absolues des logiciens et des métaphysiciens : << Elle ne peut pas être complètement égoïste, quand même elle le voudrait. Vie, c'est fécondité, et réciproquement, la fécondité c'est la vie à pleins bords, c'est la véritable existence. Il y a une certain~ générosilé inséparable de l'existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir; la moralité, le désintéressement, c'est la fleur de la vie humaine. On a toujours représenté la Charité sous les trails d'une mère qui tend à ses enfants son sein gonflé de lail: c'est qu'en effet la charité ne fait qu'un avec la fécondité débordante : elle est comme une maternité trop large pour s'arrêler à la famille. Le sein de la mère a besoin de bouches avides qui l'épuisent; le cœur de l'être vraiment humain a n:ussi besoin de se faire doux et secourable pour tous : il y a chez le bienfaiteur même un appel intérieur vers ceux qui souŒrent. ,, Ainsi, et c'est la première conclusion importanle de M. Guyau, << la vie la plus riche ge trouve êlre la plus portée à se prodiguer, à se sacriüer dans une certaine mesure. D'où il suit
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que l'organisme le plus parfait sera aussi le plus sociable, et que l'idéal de la vie individuelle, c'est la vie en commun. »
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De cette loi générale de la vie physique et psychologique, comment faire sortir maintenant uI1e sorte d'équivalent de l'obligation morale? C'est encore à l'expérience que notre philosophe a recours. Ce qui, dans l'obligation morale, nous frappe au premier abord, dit-il, c'est l'élément actif qu'elle renferme et l'impulsion qui, en est inséparable. Or, d'où vient celle impulsion? Du mouvement même de la vie qui, sans cesse, voulant atteindre son maximum d'expansion, Jutle contre les obstacles qui l'entravent et prend ainsi de mieux en mieux conscience du pouvoir qu'elle possède. Le devoir est précisément l'expression de ce pouvoir qui tend nécessairement à passer à l'acte: « Il est ce poùvoir même dépassant la réalité, devenant, par rapport à elle, un idéal, devenant ce qui doit être, parce qu'il est ce qui peul être, parce qu'il est Je germe de l'avenir débordant déjà le présenL. >>
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C'est donc de la vie et de la force inhérente à la vie que tout dérive. La vie se fait sa loi à elle-même par son aspiration à se développer toujours. Aussi, au lieu de dire : « Je dois, donc je puis », il est plus vrai de dire : « Je puis, donc je dois». Avant d'être le sentiment d'une nécessité ou d'une contrainle, le devoir est le sentiment d'une puissance. De même que la force de l'activité crée une sorte d'impulsion impérali ve, de même l'intelligence exerce une action motrice . En eifet, dès que nous avons conçu l'idée d'un développement supériem à ·celui que nous avons atteint, nous devenons plus aptes à le réaliser. Concevofr quelque chose de mieux que ce qui est, c'est déjà le vouloir, c'est déjà le faire. L'action n'est que le prolongement de l'idée. Par conséquent, plus un homme se fera une idée juste de la vie véritable, plus il se sentira tenu d'agir conformément à celle idée. Enfin, une nouvelle espèce d'obligation dérive de la nature même de la sensibilité qui, en verlu de l'évolution devient de plus en plus sociable et nous pousse naturellement et rationnellement vers autrui. Plus l'humanité progresse, plus nos plaisirs s'élargissent et deviennent imperson-
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nels : « Plus on ira, plus le cœur humain sera placé dans cette alternative: se dessécher ou s'ouvrir ». En résumé, « en notre activité, en notre intellig ence, en notre sensibilité, il y a une pression qui s'exerce dans le sens altruiste, il y a une force d'expansion aussi puissante qu e celle qui agit dans les astres; et c'est cette force d'expansion devenue consciente de son pouvoir qui se donne à elle-même, le nom de devoÙ' ' ».
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Le devoir, tel qu'il nous apparaît ici diffère r du devoir tel que les moralistes d'ordinai- e le conçoivent. En lui rien de catégorique, ni d'absolu; s'il est un impératif, ce ne peut être qu'un impératif hypothétiqite, dont la formule sera la suivante : (< Si tu veux vivre de la vie à la fois la
1. " 11 surfit d e consid érer les direc tions norm ales d e la vie psych ologiqu e. On trou"e rn. louj o \irs un e sorte d e pression intern e exe rcée par l'ac tivité e lle-mê me cla ns ce rtain es directions ; l'a.ge nt moral , par un e pente naturell e el rationnelle tout e nsemble, se sentira poussé da ns un certain sens, cl il r eco nn a itra qu'il lui fa ut fa ire un e sorte d e co up d'Êlal intérieur pour écha ppe r à ce lle pression. C'es t ce cou p d' Etat q ui s'a ppe ll e la fa ute ou le crim e. L'individu diminu e alor s qu elque ch ose d e sa vie intellec tu ell e e l ph ysiqu e. ,. (P. 33 .)
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plus intense et la plus expansive, développe ton activité dans toutes les directions; sois le plus social et le plus sociable possible; 'dépense-toi pour les autres ». Mais on comprend qu'au nom de celte règle, la morale ne puisse prescrire que des dévouements partiels et mesurés : la série des obligations moyennes entre lesquelles se trouve enfermée la vie de tous les jours. Que devient alors le sacrifice? Devons-nous le condamner? - Non, sans doute; et c'est pour nous en rendre compte que M. Guyau fait intervenir deux nouveaux facteurs, et aux mobiles et motifs dont nous avons parlé déjà, ajoute l'arnour du risque physique et l'arnour du n'sque rnoral. L'amour du risque physique lui paraît êlre inhérent à l'instinct même de la vie. L'homme est, en effet, ami de la spéculation non seulement en théorie, mais en pratique. « Là où cesse la certitude, ni sa pensée ni son aclion ne cessent pour cela ». D'ailleurs, s'il en avait été autrement, comment nos ancêtres auraient-ils pu subsister au milieu des périls qui les entouraient? Comment pourrions-nous subsister nous-mêmes au milieu des risques de toutes sortes, physiques, économiques, politiques, moraux, qu'il nous faut affronter? Mais ces risques nous les
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aimons, parce qu'ils nous permettent d'affirmer notre pouvoir; et c'est. cet amour qu'il faut développer dans l'individu, afin que, se transmettant, fortifié par l'hérédité, il prépare des générations courageuses, promptes à se dévouer et à se sacrifier. Il est des actes et des vertus qu'on ne saurait cependant expliquer ainsi : c'es t pourquoi M. Guyau fait encore appel à l'amour du risque moral, d'où sortent toutes nos hypothèses métaphysiques et religieuses sur )a nature et la fin dernière des choses. - On connaît le pari de Pascal : quand bien même l'existence de Dieu, celle du devoir et l'immortalité seraient douteuses, il faudrait encore y croire par prudence; le risque serait moins grand. - Pour M. Guyau, nous pouvons affermir notre croyance au devoir, non point en pensant que cette croyance est plu!! sûre, mais en pensant qu'il y a là un beau risque à courir; qu'il est noble et grand de sacrifier nos jouissances de l'heure présente à un peut-être d'ordre supérieur. Agir ainsi, c'est prendre con~ science de la sublimité de sa volonté, c'est vivre pleinement; le sacrifice même de la vie peut être, en effet, dans certains cas, considéré comme une expansion de la vie, « de la vie devenue assez
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inlense pour préférer un élan de sublime exaltation à des années de terre-à-terre et se concentrer tout enlièrc dans un momenl d'amom el de sacrifice ».
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Ce simple résumé, fait presque exclusivement à l'aide de citalions emprunLées à M. Guyau, suffira, nous l'espérons, à monlrer combien « la morale sans obligation >) est supérieure à toules les morales naturalistes que l'on avait proposées jusqu'ici. Elle leur est supérieure par l'originalité, la profondeur et aussi-par la forme dont l'auteur a su la revêlir; elle leur est supérieure, surlout, pour avoir, la première, nettement élabli que c'est clans la vie elle-même et non plus dans quelques-unes de ses manifcslalions accidentelles et passagères, comme le plaisir ou le senlimcnt, que nous devons chercher la loi propre de notre activité. Si le devoir exisle, il n'est cl ne peut ètrc que l'expression de la vie : enlre ia vie el lui_, il doit y avoir une harmonie profonde et naturelle; notre idéal nécessairement se confond avec l'épanouissement le plus complet de nolre aclivilé.
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Toutefois, - et c'est sur ce point que les premières difficultés apparaissent, corn ment devons-nous concevoir la vie? Fidèle à la méthode empirique qu'il s'est tracée, M. Guyau ne peut la considérer qu'au point de vue de la quantité. La vie la plus parfaite est uniquement la vie la plus intense et la plus expansive. Or, ce criterium est-il suffisant pour nous permettre de bien l'apprécier, pour nous permetlre surtout de faire le meilleur choix entre les actes possibles? Évidemment non, car rien de plus vague e t de plus flottant qu'un semblable criterium. Est-ce qu e la vie ne peut pas s'épanouir et se répandre dans les sens les plus différents? Est-ce qu'elle n'est pas aussi intense chez celui qui, par exemple, s'applique à dominer les autres, que chez celui qui s'applique à les affranchir? M. Guyau nou,; affirme, il est vrai, que la vie la plus intense est en même temps la plus g·énéreuse; mais rien n'est moins prouvé: la vie d'un Napoléon J•r n'est-elle pas, sous ce rapport, aussi riche que celle d'un saint Vincent de Paul? Il faut donc pour éclairer et motiver nos jugements un autre criterium : c'est celui de la qualité, comme Stuart Mill déjà l'avait compris, et il semble bien que M. Guyau lui-même s'en soit
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rendu compte, puisqu'il nous parle, à chaque instant, de vraie vie, de vie plus haute, plus parfaite, plus noble ... Seulement de telles expressions ne sauraient plus avoir, dans une morale purement naturaliste, le sens que nous leur attachons d'ordinaire. La nécessité de ce nouveau criterium apparaît plus évidente encore dans l'explication qu'on nous donne des actes de dévouement. Ces actes, dans certains cas , impliqueraient une telle expansion de vie qu'il serait légitime de préférer leur durée de quelques instants à de longues années d'une existence plate et monotone. Oui, il est légitime de la préférer, si l'on établit une hiérarchie entre les manifestations de la vie, si l'on met au-dessus de la vie physique, la vie psychologique; au-dessus de la vie sensible, la vie raisonnable et libre; sil' on reconnaît entre elles, en un mot, des différences non seulement de quantité, mais de dignité. Mais ces distinctions, la morale naturaliste les repousse, et alors on se demande si l'homme qui se sacrifie ne joue pas un rôle de dupe, en préférant la vie pleine d'un moment aux années longues encore qu'il pourrait vivre. Voyons maintenant les équivalents qu'on nous
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propose de l'obligalion morale. M. Guyau fait d'abord dériver le devoir d'une pression exercée sur nous par l'aclivilé déburdanle, par l'activité qui tend à surmonter les obstacles, à se répandre au dehors, à se dépenser, à se donner ... Que le devoir se manifeste à nous par une sorle de pression et de contrainte morale,·rien de moins contestable; mais Loule pression est loin d'être considérée comme un devoir. L'enfant vigoureux et plein de sève que l'on tient immobile pendant des heures entières éprouve, lui aussi, une pression qui le pousse à crier, à jouer, à s'éballre, à vivre d'une vie plus inlense et plus expansive : dira-t-on qu'un tel fait a les caractères du devoir? Ce n'est point parce que cerlains besoins d'agir sont irrésistibles qu'ils nous paraissent obligatoires; c'est plutôt parce qu'ils nous paraissent obligatoires que nous nous sentons tenus <le les satisfaire et de leur obéir. Le devoir d'ailleurs, quoi qu'on en dise, esl conçu par beaucoup non comme un impératif hypothétique, mais comme un impéralif wtégorique; peut-être n'est-ce là qu'une illusion, mais en tout cas c'est une illusion dont il faudrait rendre compte, el il ne semble pas jusqu'ici qu'on y ail pleinement réussi.
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En second lieu, est-il vrai, comme M. Guyau l'affirme, que le devoir apparaisse comme une expansion de la vie? Est-ce que souvent, au contraire, il ne s'offre pas à nous, non comme un pouvoir moteur, mais comme un pouvoir d'arrêt? Est-ce que souvent ses ordres ne sont pas des prohibitions, des défenses? On objectera sans ùoule que, dans ces cas et les cas analogues, si le devoir restreint notre activité, c'est uniquement notre adivité inférieure, et cela au profit d'une vie meilleure el plus complète. Mais alors que penserons-nous de ceux qui considèrent la vie égoïste ou sensuelle comme étant la vie la meilleure? - Qu'ils ont assurément le droit de vivre en conséquence, comme les autres ont le droit de vivre d'une vie tout opposée. Nous aurons ainsi une morale singulièrement commode et souple; mais sera-ce bien encore une morale? Enfin, l'hypothèse du risque métaphysique que l'on invoque, en dernier lieu, pour dissiper les obscurités qui planent encore sur le système, a-t-elle bien la vertu que son au leur lui prêle? Le devoir reste douteux. On compte, il est vrai, sur ce doute même et sur les risques qu'il entraîne pour déterminer au bien, au dévouement et au
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sacrifice les âmes les plus élevées et les plus riches d'énergie. Que ces âmes se laissent ainsi enchanter et séduire, on peut le concevoir; mais que deviendront les autres, les âmes vulgaires, celles de la foule, du plus grand nombre? Elles comprendront peut-être que le vieux devoir n'oblige plus; seulement il est peu probable qu'elles comprennent l'équivalent qu'on leur propose. C'est pourquoi « l'esquisse d'une morale sans obligation ll, quels qu'en soit d'ailleurs l'éclat et la force, reste toujours une esquisse, et une esquisse incomplète, el il en est de même, · croyons-nous, de toutes les morales purement naturalistes.
�CijAPITRE IV
Le Solidarisme
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Dans son bel ouvrage sur l'Humanité \ qu e ses contemporains n'ont pas toujours comprise que les nôtres, peut-être, ne lisent pas assez, Pierre Leroux cherchait déjà, loin des conceptions a priori et du pur empirisme, un fondement solide à la morale sociale dans le principe fécond de la solidai·ité humaine. Le sentiment de cette solidarité, essentiellement distin cte de la charité chrétienne~ lui paraissait expliquer seul
1. Nous hasardon s ici ce néologisme, le sys tème qu'il désigne nous pa raissant in s11rfisamment carac térisé par ces m ots : Th éorie de la so lidarité humaine. 2. De l'humanité, par P. Leroux, 1839. - La doctrin e d e la solid arité humaine se trouve égalemen t défendue clans son livre d e la Perfectibilité humaine et clan s di ITére nts arlicles d e la Revue sociale imprim ée à Boussac. CeUe vi ll e doit éleYer p roc hain eme nt un monume nt à Pi erre Le roux.
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nos différents devoirs, et seul, également, lorsqu'il est éclairé par la raison et par la sci ence, pouvoir inspirer des codes équitables qui assurent à chacun de nous le respect de ses droits et les secours dont il a besoin. C'est que seule « la solidarité es t organisable ». - Longtemps oubliée, celle doclrine semble renaître de nos jours, plus jeune et plus vigoureuse que jamais, gràce aux nombreux écrivains qui s'eri font les apôtres 1 • Bi en que placés à des points de vue divers et riches de toutes les découvertes failes depuis soixante ans, ils voient, en effet, avec Pierre Leroux, dans ·1e solidarisme, la conciliation la plus heureuse « de la méthode scientifique et de l'idée morale », conciliation dont dépendent « et le renouvellement politique el le renouvellement social » ; avec Pierre Leroux, encore, ils le considèrent comme offrant le plus sùr moyen de déterminer, daus la mesure du possible, les droils et les devoirs des individus, les charges el les droils de l'Association enlière, c'est-à-dire de l'État. - Énoncer celte doctrine
1. Conf. La science sociale conlemp01·aine cl La propriété , sociale et la démoc1·al ie de Fouillée; - La solidarité morale <le Marion (Paris, F. Alcan) ; - L'idée de la solid(l1'ilé de Ch. Gicle; - La cité moderne de J . Jzoulel; - L'educalion de la démocratie d e Payol; - Sotidw·ilé d e Léon Bourgeois, e lc ...
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suffit à en montrer la porlée : aussi concevonsnous aisément l'ardeur et le zèle de ses défenseurs, non moins que l'abondance des critiques élevées contre ses principes et les conséquences que l'on en tire.
La grande loi sociale de la solidarité ou de la dépendance réciproque est de toutes, assurément, la mieux démontrée aujourd'hui, et par le calcul et par l'expérience. Nous savons, en effet, que tout être est tributaire des autres êtres, toute force des autres forces, la moindre vibration d'atome se prolongeant éternellement et à l'inlini dans le Lemps et dans l'espace. - Chez les vivants cette réciprocité d'action et de réaction continuelles est plus frappanle encore que partout ailleurs, car Jeurs fonctions nous apparaissent à la fois comme but et comme moyen, chaque org·ane concourant à la vie de l'ensemble, la vie de l'ensemble à celle de chaque organe. Les poumons en remplissant leur rôle, par exemple, permettent aux autres organes de remplir le leur régulièrement et de fournir en échange, à tous, leur indispensable concours.
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C'est le vieil apologue des membres et de l'esLomac, pris au pied de la lettre et inlerprélé par la science. Or, ce qui est vrai de l'organisme humain est vrai également de la société humaine, qui n'est elle-même qu'un organisme supérieur, plus délicat et plus compliqué. Dans l'un coml?e dans l'aulrc, il y a division du travail, corrélalion des fonctions, et, parlant, solidarité. Chaque homme, par ses eITorls, contribue au bonheur ou au malheur de Lous, comme Lous contribuent au malheur ou au bonheur de chacun; de telle sorte que, aux difîérenls points de vue : physique, intellectuel et moral, nous sommes, en grande parlie du moins, ce que les autres nous ont faits. Au point de vue physique, nous sommes redevables à nos semblables, surtout dans nos nations civilisées, de lout le bien-être dont nous jouissons. Le moindre objet usuel, la moindre bouchée de pain, a mis en œuvre des armées d'ouvriers : ouvriers du temps passé qui ont amélioré le sol où germe aujonrd'hui le grain, qui ont perfectionné les instruments qui servent à le cultiver, à le broyer, à le pétrir; ouvriers du temps présent qui le sèment, le récoltent, et
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l'approprient à notre usage. De telle sorte que « des milliards d'êtres humains dont le plus grand nombre s'en sont allés déjà vers la mort, ont peiné pour rendre ma vie plus douce, à moi qui le sais 1 ! » Aussi comprenons-nous combien le poète a eu raison de dire qu'au siècle où nous somme1>
Nul ne·peut se vanter de se passer des hommes.
Au point de vue intellecluel, nos semblables nous sont plus utiles encore. Les idées que nous défendons , les croyances auxquelles nous tenons le plus, le langage dont nous nous servons et sans lequel toute science serait impossible, ne sont-ils pas leur œuvre en même temps que la nôtre? Aurions-nous pu les acquérir et les comprendre si la société où nous vivons ne nous avait prêté son concours? Lorsque, même dans la solitude, nous rêvons et nous pensons, nous pouvons nous dire qu'en chacune de nos pensées pensent et rêvent tous ceux qui nous ont précédés? Et c'est p1;écisément parce que le flambeau qu'ils ont allumé nous a élé transmis religieusement de main en main, à traL Payot, L'éducation de la démocratie, p. 51. 2. Payol, id., p. 53.
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vers les siècles, toujours plus brillant à chaque génération, que l'intelligence s'est ouverte toujours plus large à la vérité, étendant indéfiniment ses conquêtes dans le domaine de la science. La même loi régit notre moralité, car celle-ci dépend de nos croyances et de nos sentiments, qui dépendent à leur tour des milieux où nous avons vécu et de l'éducation qu'on nous a donnée. Or, en éducation, nous avons beau nous montrer novateurs et frondeurs, nous subissons toujours l'influence du passé. Qui pourrait dire l'influence exercée par les penseurs ·grecs à travers les âges; l'influence qu'exercent encore ces maitres incomparables qu'on appelle Corneille et Molière? Les mœurs même de la foule, ses préjugés, ont d'ailleurs une action non moins incontestable sur les générations nouvelles. On a donc raison de soutenir que l'homme doit à la société Je meiJleur de lui-même, comme il lui doit, parfois, ce qu'il a de moins bon, - car la solidarité se retrouve dans le ma.l comme dans le bien; que c'est la. société qui a rendu possible sinon l'éclosion, du moins le développement de son intelligence, l'affermissement de sa volonté et l'extension de son empire
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$Ur les choses. L'homme isolé - en admettant qu'il pût vivre dans cet état, -- serait l'un des animaux les plus faibles; l'homme au milieu de ses semblables est, de tous les animaux, le plus parfait; bien plus, sa puissance et sa perfection s'accroissent chaque jour, grâce au capital utilisable de plus en plus riche que lui transmettent ses ancêtres. - C'est là ce qu'avait bien compris Pierre Leroux lorsqu'il soutenait « que nous ne saurions vivre ni développer nos facultés dans l'état d'isolement. - Chacun des éléments constitutifs de notre âme, ajoutait-il, par conséquent notre âme tout entière doit être considérée en elle-même, comme un etat latent, comme une simple virtiwlité, qui ne peut se manifester que dans la société. » - C'est ce qu'établit avec plus de force encore, en s'appuyant sur les récentes découvertes de la science, M. I~oulet, qui voit dans l'association une puissance pour ainsi dire créatrice, en ce sens qu'elle a permis « à de simples virtualités de passer à l'acte », à toutes nos facultés de surgir et de s'affirmer. Ce qu'il résume dans celle formule significative: « L'âme est fille de la Cité>>. - C'est enfin ce qu'a éloquemment défendu M. Léon Bourgeois dans son beau livre sur la solidarité.
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Telle est la loi, clairement établie, sur laquelle le solidarisme repose; voyons les conséquences que l'on en tire.
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La première c'est que nous naissons Lous débiteurs do la société ' , puisque sans elle nous ne posséderions ni la science, ni les instruments de travail, ni la nourriture dont nous avons besoin; puisque sans elle nous n'existerions pas. La seconde, c'est que nous avons Je devoir de rendre à la société ce que nous en avons reçu . Plus nous avons été favorisés , plus notre delle est grande, . plus nos efforts, par conséquen t, doivent ê tre empressés à l'acquitter. Mais pour l'acquitter il ne suffit pas de se montrer reconnaissant envers ceux qui n e . sont plus et de rendre service à ceux qui nous entourent ; il faut encore travailler à accroitre le capital qui nous
1. " Dès que l'cnfanl, a près l'allaileme nt, se sépa1·e définiliveme nl de la mère, il es t débiteur. - Delle, sa nourriture; delle, son langage in certain. - Delles, e l d e quelle val eur, le livre.e l l'outil que l'école et l'a telier lui vont ofTrir ... Plus i l avance1·a cla ns la vie, plus il verra croître sa delle, car chaq ue jour un nouveau profit sortira pour lu i de l'usage de l'outillage ma lériel et in tellectuel créé par l'humanilé . .. Cf. les pages éloquenles que M. Léon Bourgeois consacre a u dévcloppeme nl de celte idée, op. cit ., p . 1-16 et suiv.
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a élé légué, afin d'améliorer le sort des générations futures, comme ont lravaillé les générations disparues à améliorer le nôlre 1 • Ainsi, en dernière analyse, « le devoir social n'est que l'expression d'une delle». La troisième, enfin, c'est que la société a le droit de veiller à l'acquillement de celte dette, d'en apprécier, dans certains cas, l'étendue et, au besoin, de l'imposer par la force. Comme on le voit, celle morale sociale est une morale purement juridique. Elle repose sur le quasi-conlrat qui relie entre eux tous les hommes, par le fait même des services mutuels qu'ils se rendent en vivant associés. Il n'y a donc, en définiLive, qu'une seule verlu sociale, la justice, dont la pratique, d'ailleurs, en sauvegardant les intérêts des autres, sauvegarde également les nôtres 2 • Ainsi sé trouve écarlée la charité, dont le prestige a duré trop longtemps : « IL faut, dit Pierre Leroux, aimer les autres par intérêt el par amour pour soi, parce que, sans eux, en dehors de la société, notre existence esl impossible. La faire consister dans l'abnégation et le
1. C'es.L ce Ue id ée qu e développe longuem ent Pi erre Lerou x, noLammenL dans son livre s ur la Pei'(ectibilité humaine. 2. Voyez la Cité moderne, ouv. cil., ch. 1v, p. 425 e l s uiv. (Paris , F. Alcan).
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sacrifice, c'est folie • >> _:__ « La doctrine courante du sacrifice, dit dans le même sens, M. lzoulet, est foncièrement contradictoire. >> « Mon devoir, c'est mon suprême intérêt », et mon suprême intérêt c'est d'être juste. Ainsi se trouve, quoique plus timidement, écartée la fraternité républicaine, dont la notion est plus précise, sans doute, mais r este encore « abslraite et dépourvue de sanction. » En résum é, le solidarisme substitue à toutes ces notious « une obligation quasi c9nlractuelle, ayant, comme on dit en droit, une cause, et pouvant, par suite, être soumise à certaines sanctions : celle de la dette . de l'homme envers les hommes , source et mesure du devoir rigoureux de la solidarité sociale 2 » •
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Il suffit <le résumer dans ses grandes lignes cette doctrine, pour en apercevoir et l'élévation
1. " Aimez votre prochain , parce que votre prochaii1 c'est vous-même. La charité, a u fond, c'est l'égoïsme. " D e l' humanité, t. 1, p . 2i!l. Ces expressions éto nnen t un peu, au premier a bord, so us la plume d' un penseur dont l'existence e ntière es t un e réfuta tion de l'égo'(sme; mais il est aisé d e voir que l'égoïsme qu'il défend n'a rien de commun avec .celui que combaltent d'ordinaire les moralistes. 2. Léo n Bourgeois, op . cil.
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et la portée. Et d'abord, « quels sentiments de gratitude n'éprouvons-nous pas en songeant à celte admirable solidarité de l'espèce humaine dans laquelle chaque fourmi laborieuse apporte son brin d'. herhe ! » N'y a-t-il pas, en outre, une poésie réelle dans ce sentiment de la collaboration de l'univers entier dans chacun de nos actes, et dans celle conviction intime « que toutes ces vies obscures ou éclatantes qui nous ont précédés, nous protègent encore, comme nous protègent les efforts des survivants, et que dans les mêmes objets dont nous nous servons, comme dans les découvertes les plus hautes, il . y a comme une fusion des énergies de tous? 1 » En second lieu, à la conscience humaine inquiète et troublée par une longue période d'analyses et de discussions souvent stériles, où tous les principes de la morale ont été remis en cause, tous les dogmes ébranlés, il fallait une doctrine claire, précise, respectueuse à la fois des données de la science et de l'idée morale; or, le solidarisme ne présente-t-il pas ses caractères? Quel autre système permet aussi hien d'entrevoir et la nature et . l'étendue de nos
1. J. Puyol,
op. cit. , p. 50.
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devoirs? Celui qui peut apprécier exactement la grandeur ùe sa delle, ne sera-t-il pas nalurellement porlé à aider et à secourir ses semblables? Si souvent nous négligeons de leur rendre autant de services que nous le pourrions, c'est que nous n'avons qu'une idée confuse des services dont nous sommes redevables à l'association humaine. Le riche se rend-il toujours bien compte de cc qu'il doit au malheureux qui peine sans relâche? Le pauvre comprend-11 bien toujours ce qu'il doit au riche qui l'occupe et le paie? Combien une connaissance exacte de leur delle réciproque ferait cesser de malentendus, et probablement apaiserait de haines? Le s·olidarisme a donc un immense mérite : il nous a monlré clairement que beaucoup de devoirs considérés, d'ordinaire, comme de charité pure, sont, en réalité, des devoirs de stricte justice, et, par suite, des devoirs impérieux que, sous aucun prétexte, nous ne sommes autorisés à transgresser. Quand la charilé nous presse, volontiers nous hésitons et discutons ses conseils : quand la justice commande nous ne nous reconnaissons pas le droit de discuter. C'est par là, précisément, que le solidarisme bien compris, bien enseigné, peut avoir au point
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de vue de l'éducation une immense influence. Aussi, croyons-nous que la première préoccupation des parents et des maîtres doit êlre de faire comprendre aux enfants quels liens infrangibles les unissent, non seulement à leur famille, mais encore à leurs concitoyens, voire même à tous les hommes. cc Qu1_3 la République, s'écrie un philosophe contemporain, qui a mis au service de cette œuvre toute son énergie et Loule son éloquence, que la République néglige d'apprendre aux six millions d'enfants du peuple les éléments des sciences, mathématiques, physiques, biologiques, soit, j'y consens. - Je vais plus loin : qu'elle néglige même de leur apprendre à lire et à écrire, soit encore, j'y consens aussi. De tout cela on peut se passer à la rigueur. Mais qu'elle leur enseigne le fait essentiel, la vérilé cardinale, à savoir que let société est une association, littéralement, c'est-à-dire que, dans la société, les citoyens ont des intérêts, non point opposés, mais connexes; que, par conséquent, cc qui est vrai, c'est, non pas comme on le croit, l'opposition des intérêts, mais au contraire, l'identité des intérêts; qu'enfin la société est une profonde cl rigoureuse solidarité! cc Qu'elle leur enseigne cela, cela avant toul,
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ou surtout, ou même, s'il lui plaît, cela seulement, - car, de cela, on ne peut, à aucun prix, se passer! - Que la République enseigne donc cette vérilé cardinale aux enfants du peuple, mais j'entends de façon à ce qu'ils la comprennent réellement, de façon à ce qu'ils la sentent, de façon à ce qu'ils en soient bien et dûment convaincus, persuadés, el enfin tout à fait sûrs! Oui, donnez-moi des « associés », ignorants, si vous voulez, mais loyaux! Et la terre sera un paradis. Que faites-vous, au contraire! Vous fabriquez des têtes savantes à des à.mes déloyales Est-il étonnant que votre société soit un enfer? 1 »
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Que l'enseignement de cette doctrine lransforme la terre en Paradis ... Nous n'osons guère l'espérer ... Nous irons même plus loin dans nos réserves, car nous doutons que le solidarisme, tel que nous l'avons défini, suffise à fonder une morale, et que Je « devoir social », ne soît, en clernière analyse, comme on l'affirme, que « l'obligation de payer ses dettes>>.
L Izoulet: La Cité modeme, op. cit. (Paris, F. Alcan.)
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En premier lieu, nous voudrions que l'on commençâl par définit- celle idée même de delle qui prêle fréquemment à confusions fâcheuses. Ainsi pouvons-nous raisonnablement et en toute justice, nous considérer comme les débiteurs de tous ceux qui nous ont procuré quelque bien, mais involontairement, par hasard, malgré eux? Pour ne prendre qu'un exemple : qu'est notre naissance, dans bien des cas, sinon l'eITet regretté du caprice et du hasard? Or, combien, parmi les avantages dont nous jouissons, ont la même origine? Nous craignons, en second lieu, que, dans un senlimenl lrès louable, mais qui n'a rien à faire ici, puisque nous sommes placés sur le Lerrain de la stricte jus lice, on ne confonde parfois les débiteurs el les créanciers. On nous parle éloquemment des bienfaits de nos ancêtres, el l'on a raison; cependanl, nous ne pou,·ons pas oublier que beaucoup d'entre eux, en agissant, pensaienl fort peu à nous; qu'ils ont été, dans leur temps, largement récompensés de leurs peines; enfin, qu'avec les œuvres qu'ils nous ont transmises : canaux, chemins de fer, travaux de toutes sortes, ils nous ont transmis également quarante milliards de deltes à payer et une caisse à peu près vide. Sans doute, il s'en
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est trouvé parmi eux, qui n'ont songé qu'au bjen de leurs semblables, tel saint Vincent de Paul, tel Pasteur; aussi bien à ceux-là ne marchandons-nous pas notre reconnaissance ; mais la justice nous oblige-t-elle à généraliser? En outre, ne sont-ils pas légion ceux dont la delle est à peu près impossible à établir? Pal'lerons-nous encore de dette à payer à celui qui, dès son enfance, a élé jelé sur le pavé el abandonné à la misère? Que doit-il à ses parents? Que doit-if à la société? - Il y a, à l'heure actuelle, dans la seule ville <le Paris, 22 000 enfants qui ne hénéflcient même pas de l'instruction primaire. Sur ces 22 000 combien sont sans famille, sans gîle, vivant on ne sait où, ni comment! Ils font, comme nous, partie de l'organisme social, mais quel profit en onl-ils retiré? - Dès lors, si dans leur cerveau ne germe et ne grandit que la seule idée de justice, n'est-il pas à craindre qu'elle ne leur inspire de redoutables colères et des haines implacables contre la société entière? Comment exiger qu'au nom de la justice ils nous respectent? Comment demander qu'ils nous secourent dans un danger? que dâns un naufrage, un incendie, ils nous lendenl la main? - « Allons donc! Tu
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es malheureux à ton tour? sauve-toi seul, si tu le peux!» Mais laissons de côté les exceptions, el considérons ceux qui, comme nous, sont, par rapport à ces parias, des privilégiés dans· l'association humaine. Lorsque je rencontre sur mon chemin un misérable que la débauche a réduit au dénument; qui, s'il l'avait voulu, aurait acluellement une situation préférable à la mienne, dira-t.:on que la justice m'oblige de le secourir? Que j'ai une dette envers lui? Je sens, il est vrai, qu'il est bien de ne pas le repousser; mais · je sens aussi que le motif qui m'inspire est d'ordre différent; qu'il est supérieur, dans ce cas, à la justice elle-même et la domine. Bannissez ce motif comme chimérique, réduisez toutes nos obligations à celle de payer ses dettes, et je passerai mon chemin en détournant la tête, comme le feront beaucoup d'autres qui viendront après moi. On objectera, sans doute, que raisonner ainsi, c'est mal comprendre la solidarité. Qui m'assure que cet homme, auquel je refuse tout secours, ne deviendra pas, par le fait même de mo~ refus, un danger pour la société que je dois protéger? Si donc je lui rends service, ce n'est point pour m'acquitter envers lui, mais pour m'acquitter
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envers l'associalion dont je fais partie. Je la protège comme elle me protège. - Soit; mais pourquoi serais-je teµu de m'imposer ce sacrifice plutôt quo tel aut'r e de mes semblables? Ils sont nombreux ceux qui sont plus riches que moi, ceux dont les charges sont moins lourdes. Que celui qui est dans le besoin aille frapper à leur porte; au nom même de la justice j'ai le droit de demander qu'ils soient les premiers appelés à son aide. En résumé, grâce au principe que l'on invoque comme fonàement de la morale et règle de nos actions, on substitue partout le froid calcul au senliment. Aussi, ne resle-t-il qu'un seul moyen de sortir d'embarras : c'est, dans les cas semblables à tous ceux qui précèdent, de recourir à l'État-Providence. Est-ce bien là l'idéal que se proposent d'atteindre les défenseurs du solidarisme?
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Nous croyons, nous, que, bien comprise, la loi de la solidarité humaine conduit à des conclusions fort différentes, et que la justice n'est pas la seule vertu dont elle inspire le respect. En effet, s'il est vrai, même au point de vue
THOM AS. -
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i\Ior. et édu c.
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biologique, que parents et enfants ne sont, suivant la remarque d'Aristote, « qu'une seule substance en des individus distincts »; s'il est vrai qu'une tendance naturelle et souvent irrésistible nous pousse vers nos semblables, nous fait jouir de leurs joies et souffrir de leurs souffrances; s'il est vrai, enfin, que « rien de ce qui intéresse les hommes ne peut nous être étranger», comment ne pas voir en eux d'autres nous-mêmes? La notion de la fraternité que nos ancêtres avaient inscrite dans leur belle devise n'est donc pas une notion creuse et imprécise, mais bien une notion très nette, qui se trouve impliquée dans celle de la solidarité et qui nous aide à la mieux comprendre. Celte communauté des sentiments et celte fraternité des âmes a, d'ailleul's, si vivement frappé les philosophes de nos jours que plusieurs ne croient pouvoir l'expliquer qu'en admettant entre les hommes une identité de nature, la même volon_ nous animant Lous et té nous faisant compatir ensemble 1 • N'esl-ce pas la même communauté que prêchent, en se plaçant_ à un point de vue dilTérent, loules les religions,
L C'esl la thèse que)!. Payot e n s'in spirnnt de Schopenhau er défend dan s l'ouvrag e qu e nou s avons cité, e l dan s so n élud e s ur la Croyance (Pari s, F. Alcan ).
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et qui forme notamment l'un des principes fondamentaux du christianisme? Or, de même que dans l'analyse de la solidarité nous retroùvons la fraternité, de même nous y retrouvons la charité qu'en vain on voudrait exclure. Il suffit, pour cela, sans oublier les rapports qui nous unissent à la société, d'observer les sentiments que la conscience de notre dépendance fait naître. Est-ce que chacun ne sent pas en soi un instinct profond qui le pousse à vivre d'une vie toujours plus intense, plus complète et plus libre? est-ce que la raison ne nous dit pas que celle vie idéale que nous poursuivons ne saurait être ni celle de l'égoïste, ni celle de l'homme qui est simplement juste et paie ses dettes, mais celle qui rayonne autour d'elle, qui se répand et se donne sans compter, qui est aimante et généreuse? Telle est bien, si je ne me trompe, la thèse même qu'a défendue M. L. Bourgeois dans l'un de ses plus beaux discours : « La règle à laquelle se ramènent toutes les a,utres, disait-il, est bien simple : vivez, en mettant hors de vous-rnème le but supérieur de la vie. L'homme doit développer en soi toutes les forces de son corps, de son intelligence et de sa volonté, vivre de la vie la plus intense et, suivant la loi de tous
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les êtres, s'efforcer d'accroître la quantité de vie qui lui a été léguée. Mais ce surplus d'énergie, c'est pour les moins favorisés que nous l'acquérons, c'est pour eux que nous devons le dépenser, et c'est cette partie de nous-mêmes que nous avons ainsi donnée aux autres, à ceux qui nous aiment, à nos enfants, à nolre famille, à notre cilé, à notre patrie, à la société tout entière, qui est la mesure de notre mérite et, lorsque vient la mort, le poids laissé par nous dans le plateau 1 » . On ne saurait plus éloquemment r éfuter les théories qui font fi de la fraternité et de la charité, pour établir sur leurs ruines la seule idée de justice.
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Il ne s'agit donc pas d'écarter le grand principe de la solidarité, mais de l'interpréter d'un e
1. Discours prononcé au Concours général en 1891. - Da ns un discours plus r éce nt, adressé à la jeunesse r épublica in e (1 6 mai 1891) qu elqu e temp s après la terribl e ca tas troph e du bazar cl e la Chal'ité, i\l. Léo n Bourgeois, fai sa nt allusion à un e allocution lrop cé lèbre, co nc lut e n ces lerm es : " Non se uleme nt nous ne prêtons pas à quelques pui ssa nces s upéri eures une id ée de vengea nce et d e hain e, mais nous ne la con naisso ns pas; pour nous, dans la lutte étern elle de l'esprit et de la ma tièr e, c'est la matiei·c qui est la haine et c'est l'espi-it qu{ est l'amow·. »
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manière plus scientifique et plus large, au lieu de l'anémier comme on tend à le faire. Quand on lui donne son sens plein, il est de tous le plus utile à méditer et à répandre. Il ne nous ordonne plus simplement, en effet, d'être justes, mais d'être bons; il nous met encore en garde contre une foule de préjugés et de sophismes qui, déjà, s'abritent sous son nom, et contre une foule d'entreprises auxquelles trop souvent l'opinion publique est indulgente. C'est ainsi qu'il nous amène à condamner l'esprit de coterie qui limite la solidarité effective à quelques membres privilégiés et à traiter les autres en ennemis; à flétrir toutes les associations de compères qui se solidarisent uniquement pour duper les naïfs et tomber les isolés; à réprouver, enfin, toutes les théo.ries plus ou moins subtiles qui établissent, dès qu'il faut être généreux, des catégories arbitraires, comme si tous les hommes n'étaient pas clignas de pitié, par cela même qu'ils sont hommes ... et malheureux.
4.
�CHAPITRE V
Le pessimisme
1 •
Dans une de ces causeries familières où il aimait à railler ses confrères en philosophie, et à se railler un peu lui-même, Renan comparait nos beaux systèmes de métaphysique et de morale à ces bulles de savon que gonflent les enfants el qui reflètent toutes ]es nuances des milieux où elles éclosent : brillantes quand le ciel est brillant, ternes quand le ciel s'obscurcit,
1. Cf. OEuvres de Schopenhauer, Hartmann, Prauensladt et Bahnsen. - J. Su ll y : Hz"sloi1'e ci·itique clu pessimisme (Paris, },. Alcan). - Le pessimisme et la poésie. - J. Hüber: Le Pessimisme. - Caro : Le Pessimisme . - Aularcl : Léopardi. Ribot : La philosophie cle Schopenhaue,· (Paris, F. Alcan). -P. Janet: Schopenhaue,· et 1-Ia,·lmann (Revue des Deux Mondes, 1877). - Fouillée : C1·itique des systèmes de rno,·ale contem 1>01·ains, liv. V (Paris, F. Alcan). - Guyau : Esquisse d'une mornle sans obligation ni sanction, liv. II (Paris, F. Alcan). Boutroux : Questions de momie, etc.
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mais si fragiles qu'un moindre souffle les dissipe. Tel lui apparaissait surtout le pessimisme : une bulle très sombre et très noire! On l'admirait cependant encore il y a vingt ans; elle est évanouie aujourd'hui, c'est pourquoi il faut se hâter d'en parler avant que le souvenir n'en soit perdu! Le pessimisme que la plupart d'entre nous ont connu, - dont beaucoup ont été frappés, - ne parut, au premier abord, qu'un réveil de ce mal étrange dont nos grands-pères, vers 1830, ont, nous le savons, beaucoup sou/Tert : la mélancolie. Mais on s'aperçut bien vile qu'il était un mal plus profond. Si la muse des mélancoliques, à la suile du« jeune malade à pas lents», s'était faite poitrinaire et versait d'abondantes larmes dans le lac de Lamartine; si elle s' élail éprise et de René el de \Verlher, elle tenait encore à la vie et l'on sent qu'elle se console en chantant. Celle des pessimistes est, au contraire, désespérée. En effet, le grand mal dont se plaignaient Jes pessimistes de notre jeunesse, c'était de vivre. La vie, écrivait l'un d'eux:
La vie atroce a mis mon cœur dans son étau; La vie ai gre sonne un tocsin à mon oreille; La vie infàme a mis ses ... poux dans mon manteau!
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MORALE ET ÉDUCATlO~ .
La vie alroce, la vie aigrn, la vie infâme : voilà comme on padail alors d'une chose qu'en vieillissant Lous ont appris, j'en suis sûr, à juger d'autre sorte, malgré les chagrins qu'elle a pu causer. M. Jules Lemaître , - pour prendre un exemple plus illustre, - M. Jules Lemaître n'écrivait-il pas à cette époque :
Je so uffre uniqu ement d e vivre e t d'ètre au mond e !
Le pessimisme avait tout envahi: la philosophie, le roman 1 ••• et même les salons! M. Jules Claretie nous raconte qu'un de ses amis raillait un soir, devanl lui, un bon jeune homme qui lui disait avec un soupir de soufflet de forge: « Ah! je suis bien malade! - Et où avez-vous mal, mon ami? - Moi! j'ai mal à la vie! 2 » Tous ceux qui se rappellent ces temps déjà lointains se rappellent aussi, sans doule, avec quelle ironie, parfois cruelle, et avec quel entrain nos maîlres, - nos anciens : Caro, Janet,
L Cf. Bel-Ami, de Guy d e Ma upa ssant ; - Cruelle énigme, d e Bourge t ; - Mme Heurt eloup , de Th e urie t; - La Course à la mort, d'Écloual'cl Roc! , e lc,; - e l les cliITér entes critiqu es publi ées, notamm ent e n 1885 , dans la Revue des Deux Mondes, la Jlevu e politique el litlél'aire, le Temps, les Débats, e tc. 2. Cf. J. Claretie, le Temps, 2i! juin '1 885 .
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Dyonis Ordinaire, Sarcey, Claretie, Brunetière, - faisaient la chasse au pessimisme! C'était là, évidemment, livrer le bon combat, et pourtant aujourd'hui que le pessimisme n'est plus, je me demande si l'on a toujours rendu justice à ses défenseurs et bien compris les raisons dont les plus sérieux d'entre eux se dupaient. Quanrl la jeunesse, - la jeunesse _surtout, - s'éprend · d'un système, philosophique ou social, c'est qu'il répond à un pressant besoin de son esprit, besoin que, le plus souvent, ont fait naître l'enseignement qu'elle a reçu et les milieux où elle a grandi.
Ce que fut ce milieu, est-il utile de le rappeler encore? Tout contribuait à évoquer et à entretenir parmi nous le souvenir de nos défaites et des deuils qu'elles avaient semés. Nous nous sentions amoindris, et le sentiment de cette déchéance était d'autant plus pénible que l'espoir d'un relèvement prochain et d'une revanche certaine paraissait in lerdit. Si encore nos aînés avaient donné l'exemple de la sagesse et du recueillement! Mais on ne voyait, de tous côtés,
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que lultes politiques, division des pa:lis, émiettement des forces vives du pays. Ce désordre n'était sans doute qu'apparent: le sourd travail qui précède l'avènement d'un état de choses nouveau, l'effort pénible et nécessaire d'un peuple qui cherche un idéal, un e organisation plus équitable et plus puissante; mais, comment la jeunesse l'aurait-elle compris? Aussi, volontiers s'abandonnait-elle au découragement. Les questions sociales qui, de nos jours, passionnent les esprits, même les esprits des jeunes, ce qui est, quoi qu'on en dis e, du plus heureux augure, laissaient à peu près indifférent. Elles. n'étaient point assez mûres pour attirer et retenir. En outre, nul grand courant littéraire , null e grande idée pour laquelle on eût pu s'enthousiasmer et lulter. Le naturalism e, lui-même, ne comptait dans nos rangs qu'un petit nombre d'admirateurs convaincus, et plusieurs s'éprenaient déjà, de préférence, de la poésie du Nord, et de la lillérature étrangère qui satisfaisait davantage leurs goûts du symbole et du rêve 1 •
1. Dès qu'un e cri se mora le se produit dan s nos rangs, la jeun esse presque aussilôl se porle vers les littératures du Nord. De là cet engo uement excessif et mal adif de tant ri e l ec teurs fran çais pour les œ uvr es de Tols toï , Ibse n, Ha upl-
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Ce désarroi des consciences était accru chaque jour par l'enseignement qui nous était donné. La philosophie officielle n'avait plus la belle assurance d'autrefois. L'éclectisme était décidément abandonné, et nos maîtres les plus écoulés, se montraient parfois fort hésitants. C'est alors que se sont véritablement formées et fortifiées toutes ces petites écoles dont la lutte dure encore : les uns s'attachant au dogmatisme moral, si robuste et si fécond, de M. Renouvier; d'autr es, au scepticisme charmeur et dissolvant de Renan; d'autres, enfin, au positiyismc d'Auguste Comte et des nombreux savants qui continuaient son œuvre. Les premiers ont été les plus heureux, car ils ont trouvé de suite urte règle de conduite et une solide explication des choses; les seconds, sans idéal précis, se sont laissé bercer par la douce harmonie des phrases, satisfaits et tranquilles: ni ceux-ci ni ceux-là ne devaient connaître le pessimisme et en souffrir; quant aux troisièmes, qui, écartant le dilettantisme et le criticisme, demandaient à la science seule un credo, i ls y étaient. logiquement cl presq ue invinciblement conduits.
rnann, St rindb er g, .l\laclerlinck, Bj orn slcrn e Bjornson, dont certains c1· iLiqucs paraissent plus préoccupés que de nos au Leu 1·s nali ona ux.
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Dans la jeunesse, en effet, plus encore, peutêtre, que dans l'âge mur, l'esprit a besoin d'une explication générale des choses. Dès qu'il se sent aple à réfléchir par soi-même, il veut se rendre compte, se faire une philosophie, et c'est sur elle que, plus ou moins consciemment, se modè'lent et ses ..pensées et sa conduite. Or, quelle philosophie peut-il dégager de la science, quand, systématiquement, il écarte toute considération métaphysique , comme vame et surannée? Aux yeux du savant qui n'est que savant, l'Univers nécessairement se ramène à un vaste système de forces aveugles et fatales, soumises à des lois inflexibles et poursuivant, impassibles, leurs révolutions régulières. Un mécanisme immense dont les rouages se meuvent, sans qu'aucune lueur d'intelligence et de bonté ne préside à leur œuvre : tel est le monde. N'est-ce pas ainsi qu'il apparaissait déjit à Lucrèce '?
1. Lucrèce, liv. V, p. '196 et suiv. de Lucrece, ch. 1x.
Cf. Martha, le Poème
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N'est-ce pas ainsi que l'ont conçu plusieurs de nos poètes co ntemporains dont nous lisions fiévreusement les ouvrages? Qui ne se rappelle ces vers de Leconte de Lisle :
La nature se i•it des sou ff rances humaines; Ne contemplant jama is que sa propre gra nd e u1·, E ll e di spe nse à tou s ses for ces souveraines Et ga rd e pour ~a part le ca lme e t la spl end eur 1?
Et ces autres plus explicites encore d'Alfred de Vigny sur l'indiITérence de la nature :
Elle m e dit : Je sui s l'impassible théâtre Qu e ne peut re mu er le pied de ses ac teu rs ..... Je n'<) nte nd s ni vos cris ni vos so upirs; à pein e Je se ns passe r s ur moi la comédie hum aine Qui cherch e e n vain au ciel ses muets spec tateurs. Je r oul e a vec dédain, sans voir et sa ns entendre, A cô té des fourmi s les populations; Je ne dis tin gue pas leur te rri er d e leur ce ndre, J'ig nor e e n les portant les nom s des na tions. On me çlit un e mère e t je s uis une tombe. Mon hi ve r prend vos morts comme so n h écatombe, Mon printemps ne sent pas vos a dora tion s 2 •
On conçoiL quel effet devait produire de telles
méditations sur des âmes de vingt à vingt-cinq ans que tout d'ailleurs, comme nous l'avons indiqué, portait déjà à la tristesse et au découra ge ment.
'1. Leco nte de Li s le, La fonta ine aux lia nes (Poèmes bai·bw·es). 2. Alfred de Vi gny , la Maison du ber.qei-.
TH 0 '1AS. -
Mor. e t éduc.
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Mais la science ne nous montre pas simplement la nature comme indifférente à nos maux, elle nous la montre soumise à des lois que contredisent toutes nos notions sur la moralité. Nous croyons qu'il est de notre devoir d'assurer le triomphe des meilleurs; elle ne travaille, de son côté, sans nul souci de la justice, qu'à assurer le triomphe des plus forts. C'est là ce que Darwin el Schopenhauer ont, avec tant de relief, définitivement mis en lumière. Quelle est, on effet, l'existence des êtres vivants? Un combat perpétuel : combat en tre les plantes qui se disputent et les sucs de la terre et les rayons du soleil ; combat entre les animaux qui ne subsistent qu 'en s'entre-détruisant; combat entre les hommes qui, malgré les entraves de la civilisation, se querellent pour un lopin de terre, pour une place, pour moins encore. De telle sor te que, à tous les degrés et dans Lous les temps, tous se font une guerre acharnée, violente, dont les vainqueurs finalement sont les plus robustes et les plus adroits. Tels sont les faits que nous
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dévoile la science : quelle est maintenant la leçon qui s'en dégage? On sait comment ils furent interprétés par quelqu es fanatiques devenus tristement célèbres, et qu 'on a désignés depuis sous le nom expressif de stru ggleforlifers. C'est celte interprétation que , dans une conférence publique ' , faite à la salle d'Arras, nous donnait Lebiez, le lendemain de son horrible assassinat et qu'il reproduisait, plus tard, pour sa défen se, quand il fut arrêté, devant le juge d'instruction. - En vo ici le fidèle résum é : « D'où vient, disait-il à ses auditeurs un peu surpris de ses paradoxes, qu e tant d'homm es de valeur mènent une exi stence misérabl e pendant que tant de dégén érés prospèrent encore et réussissent? - De ce que, a u lieu d'agir comm e agissent les plantes, comme agissent les anim aux , ils se sacrfii ent so ttement à
1. Ce lte co nfér ence avai t po ur litre : " Le foi·t mange le fa ible. " Les id ées qu'il se plut à y d éve lopp er , co mm e un e jus tifi ca ti on de so n crim e, na tu reli e me n t ignor é de ses aud.ite urs, depui s longtemps d éj à il les exposait d eva nt ses ca marad es, ta ntôt fl'Oid emen t, mé th od iq uement , co mm e un professe ur q ui démontre un th éo rème, tantôt violemm en t co mm e un avocat q ui d éfend sa p ropre cause. Tous se clisaien t en l'éco uta nt: • C'es t un fou! "E t ils ha ussaien t le épa ul e:; . Les événements nou s a pprirent qu 'il é tait, de plu s, un t_o gicien à outrance, ne craigna nt pas d e conform er ses actes à ses pensées .
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un devoir chimérique, viclimes de préjugés que nourrissent et développent un système d'éducaLion dangereux, une philosophie radoteuse et des religions vermoulues. - EL quel est le beau résultat de ce beau dévouemehl? - L'abâlardissement de plus en plus visible de la race humaine, puisque les forts sont immolés aux faibles. Mellons-nous donc bravement à l'école de la nalure, la seule éducatrice qui ne mente et ne trompe jamais, car elle instrnit, non par des mols et des fables, mais par des fails. Or, elle nous enseigne que les mieux armés seuls sont dignes de vivre; que les peuples donc ne l'oublie.l)t pas ... Quant aux scrupules qui nous arrêtent, il faut s'en défaire au plus vile. Est-ce que la nalure a donné des scrupules aux animaux? Que de vols et d'assassinats ils commeltent chaque jour, et que, pourtant, nous ne songeons pas à condamner en leur appliquant nos sottes règles de morale! La conscience elle-même n'est que le dernier fanlôme d'une. superstiLion vieilli e : il suffit de le regarder en face pour le faire aussitôt s'évanouir. » Et ce fanlôme, Lebiez l'avait si bien chassé, qu'il mourut sans manifesler le moindre regret, sans témoigner le moindre remords. Il fut ainsi
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logique avec lui-même et avec son système jusqu'au bout: il s'était insurgé au nom de la force brutale, et la force l'avait vaincu : il subit son châtiment sans se plaindre '
Les Lebiez et les Barré restèrent heureusement des exceptions et l'armée des vrais struggleforlifers ne compta jamais, quoi qu 'o n en ail dit, qu'un petit nombre de volontaires. Toutefois, si Lous ceux qui demandèrent à la science seule leurs inspirations, non seulement n'aboutirent point à de semblables doctrines, mais les combattirent avec énergie, beaucoup furent conduils à celle conclusion que la vie, Lcllc qu'elle s'offre à nous, est mauvaise cl que mieux vaudrait qu'elle n'cùL jamais existé. Les slruggleforlifers ont encore une foi, un idéal : ils conservent encore un culte : le cul le de la force;
l. Cc simpl e exempl'c ne nou s prouve-l-il pa s l'influen ce co nsidérabl e que peul exerce r un e doc trine s ur certains esp rits, ca r nul doute que Lebiez ne fut un co nva incu? Il e n ful de lui co mme du " Di~ciplc" de Bourget; la réalité vient ici juslifl cr le roman. - Cf. s ui· la th èse que nou s a von· résumée ici cl s ur sa réfulalion , la be ll e pièce d'A lphon se Daudel : La lutte pou!' la nie. Cf. également, Dostoïew ski : Ci·ime el chdlim enl.
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on sent qu'ils admirenL ceux donL l'intelligence et l'énergie s'imposent. S'ils avaient connu les rêves de Nietzsche, nul doute qu'ils n'eussent accepLé, en partie du moins, les conseils de ZarathusLra et sa théorie de « l'Ubermensch »; - les aulres, au contraire, n'ont même pas ce · culte et celte espérance. - Que vaut, en eŒet, cet homme supérieur dont ils s'enthousiasment? La nature elle-même n'en faiL-elle pas un joueL? L'œuvre de la sélection naturelle ne produit jamais rien de fixe et de définitif. Les êtres les plus parfaits ne sont que des ébauches qu'elle brise, comme elle brise les espèces qui tour à tour disparaissent. pour céder la place à des espèces nouvelles qui disparaîtront également quand l'heure sera venue. Il semble même qu'un organisme soit d'autailt ·plus délicat et plus fragile, d'aulant plus sujet aux maladies et à la souffrance, qu'il est plus perfectionné. La vie et les écrits de ~ascal en sont la preuve éloquente. C'est à la démonstration de celte thèse qu~ Hartmann, avec une rare puissance d'analyse, consacre une parlie de ses œuvres. Passant en revue tous les biens que recherchent les hommes, el qu'il divi~e en six classes, il en étudie la nalure, les caraclères, les eŒels, en monlre le
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néant. Les uns doivent leur prix momentané à de simples illusions éphémères, les autres cnlraînent tant de maux à leur suite qu'ils sont de véritables fléaux. En un mot, et c'est là sa conclusion : « le bilan de la vie se liquide par un défi cit énorme de plaisir et une véritable banquerou le de la nature 1 » .
L On a so uv ent considéré le Pessimisme qtù a sévi parmi nous comme une màladie d'irnporlalion allemande : c'esl l[L un e erreur his toriqu e. Si les ro uvres des philosop hes a ll emands ont e u lanl de s uccès en F ran ce, - un s uccès mème exagér é, - c'est qu'elles co1Tespondaienl à un état d'esprit déjà existant, Leur se ul mérite esl d'a voir donné un nom a u malaise dont nous so uffrio ns, cl d'avoir présenté, comme en 1111 tabl ea u, la plupart des g rie rs que chac un rormulai t. Il crait, d'ailleurs, di[fi cil e de trouver e n France un seul écrivai n qui ail sé ri euse me nt dérendu les Principes métaph ysiqu es sur lesqu els Schop enha uer , Hartman n el Bahnsen, app uyaie n l Loule leur doctrine ... Pour Schopenhauer, si le monde est mauvais, c'est que la volonté est l'essence même de l'ê tre et que tout exe rcice de l'ac tivité es t une sou ffra nce: so n sys tème peul se résume r ainsi : • Être c'es t agir o u vouloir; agir c·est faire effort ; raire effort c'est so uffrir ; donc, êt re, c'e t sou ffrir. " Le plaisir n'es t qu ' un accid e n l dans fa vie, e t un accid en t fàcheux, car il réveille le désir c l avec lui la doul eur. - Hartmann s'es t plus s pécia lement ap pliqué à J'a nalyse des biens r echerc hés par l'h omme, el sa conclusion est, co mm e nous l'avon s vu, que la som me des douleurs l' emporte de beaucoup s ur ce ll e des plaisirs. - Quant à Bahnsen, il va plu s loin e nco r e q ue ses deux prédécesseurs: il s'allaqu e réso lum ent à la loi du devoir el s'e ffor ce de prouver qu'elle n'est qu' une loi dont les arrêts mutuellement se co nda mne nt ; or, celle loi serait tell e, parce qu e la volonté ême esse n ti ell emen l co nlradicloire. d'o ù ell e procède es t ell e-m_ Le pessimisme ne pouvait évidemment all er plus Join . En tête de sa doctrin e Uahn se n a urait pu écrire com me Dante a u se uil de l'enfer: "Laissez lou te es pérance, vous qui en Lrez ici. "
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A ce réquisitoire de Hartmann et des pessimisles qui ont fait cause commune avec lui, on a objecté, il est vrai, que la vie, en somme, élait bonne, au moins pour eux, puisqu'ils en étaient les privilégiés; que leur désespérance, en outre, serait moins grande, s'ils songeaient davantage aux autres, s'ils se dévouaient à quelque noble cause; s'ils se rendaient mieux compte des progrès accomplis déjà, tant au point ac· vue du bien-être rnalériel, qu'au point de vue de la moralité : La vie à certaines heures est méchante, sans ùoule, mais ne dépend-il pas de nous de la rendre de moins en moins dure pour ceux qui nous succéderont dans l'avenir? Au point de vue purement scientifique, ces objections ont-elles la vertu qu'on leur prête? . Qu'importe, en somme, que nous soyons heureux, si ce bonheur est acheté au prix de mille souffrances; si nos privilèges ne sont dus qu'aux efforts pénibles et continus des travailleurs malheureux qui nous les ont procurés? La condition du plus grand nombre des hommes n'en est pas moins déplorable et l'optimisme de quelquesuns fort irritant. On nous conseille de nous dévouer à nos semblables, à nos enfants, à notre
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pays? Mais quel sera le résultat de notre dévoûment? Ceux dont nous aurons rendu la vie possible seront-ils moins à plaindre q~e nous? Le progrès dont on nous parle n'est-il pas une chimère? Ici encore il est fort à craindre que l'on ne confonde le rêve avec la réalité. Ce que nous apprend la science, c'est que plus vous satisfaites les besoins des hommes el plus ces besoins renaissent, impérieux et tyranniques. Nous luttons avec acharnement pour combattre la douleur, et la douleur se rit de nos efforts, déjoue toutes nos ruses, renaît sans cesse plus aiguë, plus menaçante, plus intolérable, à mesure que nous la serrons de plus près. Qui oserait soutenir que nous ne sommes pas plus accessibles à ses alleintes que ne l'étaient nos ancêtres? C'est là une vérité de fait dont la constatation est à la portée de tous. « Chaque jour, écrit un savant contemporain, s'accroît le nombre de ceux pour qui toutes les impressions sont pénibles, chez lesquels l'exercice a·es fonctions les plus simples devient douloureux. Leurs souffrances sont même multipliées à ce point que nolre langue, malgré sa richesse, n'a plus assez de superlatifs pour répondre à ces exagérations. En outre, ils sont si nerveux, et leur constitution
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est si délicate, qu'il leur esl impossible d'endurer la moindre douleur 1 • » N'est-ce point notre siècle, siècle de civilisaLion avancée, qui a vu naître Loutes ces âmes d'une sensibilité excessive, d'aulant plus blessables qu'elles sont plus affinées et dont l'analyse enrichit la plupart de nos œuvres liLLéraires? Est-ce là le progrès qu'on nous fait espérer? l'idéal qu'il fauL poursuivre? La loi ùe l'évolution, que l'on confond avec la foi du progrès, tend clone, en clérinitive, à accroîlre de plus en plus la douleur des êtres vivanls, à mesure qu'elle travaille à rendre plus complexe leur conslitution physique et mentale. Comment, dès lors, ne pas conclure que le monde est mauvais, et ne pas en revenir à cetle plainte de Job : « Malheureuse la nuit où un homme a été conçu!» Tels sont les arguments dont, il y a vingt ou vingt-cinq ans, la jeunesse pessimisle se leurrait. Il serait superflu, sans cloule, <l'en enlreprendre, après Lant_ cl'autres, une rigoureuse critique. Mais peut-êlre n'élait-il pas inutile de monlrcr, par un exemple précis, à quelles conséquences la science peut conduire lorsqu'elle est prise comme inspiralrice unique, et comme uuique règle de vie.
1. D' Jules Rochard,
La douleur.
�CHAPITRE VI
La morale esthétique.
On a défini le Pessimisme « la maladie de l'idéal». C'est parce qu'ils n'ont pu découvrir le vrai sens de Ja vie, entrevoir les raisons qui légitiment la douleur, se donner à eux-mêmes une éxplication des choses · qui satisfasse leur impérieux besoin de jus lice, que les pessimistes ont corn;idéré l'existence comme un mal. Ils se sont attachés à la science seule, el la science leur a fermé toute perspective sur l'au-delà, et la vie est restée pour eux une énigme. Nulle doctrine, peut-être, n'a mieux mis en lumière la nécessité pour l'homme,qui veut remplir son rôle d'homme, de s'é lever au-dessus des faits, et de chercher, pour règle de conduite, une loi supéricme à celle qui régit les forces brules de la nature.
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Cet idéal queles pessimistes n'ont pu dégager, il semble qu'enfin on l'ait aperçu de nos jours, et, s'il faut en croire quelques moralistes de la dernière heure, disciples plus ou moins fidèles des Grecs, c'est l'esthftique qui nous le fournirait. Sans renier la science qui les a bercés, ils reconnaissent qu'au-dessus d'elle il y a une puissance qui la domine, la puissance de l'art; qu'audessus du vrai, il y a le beau, et que c'est sur la hel:}uté que ' nolre esprit doit se régler. Examinons, d'ailleurs, les arguments qu'ils invoquent et les conséquences qui en découlent .
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Suivant un petit nombre d'entre eux, - car ils forment déjà des écoles distinctes, - les hommes se di viseraient en deux classes : les « intellectuels » ... et les autres. C'est des premiers spécialement qu'ils s'occupent. « Nous reslons, disent-ils, enlre nous. » Or, les intellectuels sont ceux qui c, ayant dépouillé leur individualité, étant sortis de leur caste et de leur race », ont <c perdu le goùt de Loule activité, et se trouvent, par un heureux privjlège, placés au
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point de vue de la contemplation sereine ». Guéris, comme ils s'en glorifi ent, « du mal hystérique qui est le principe du mouvement clans l'humanité, ils cessent d'agir et se tiennent en leur observatoire ». De là, la vision toute spé1. Comm e on le voit, nou s la isso ns ici à l'a uteur qu e nous citons le soin de définir lui-m ême le titre qu'il se donne ; m:ii s, depuis qu e ces li gnes onl é té écriles, le term e d'inl elleclu el a pri s un e ex tensi on beau coup plus gra nd e e til se mbl e bien qu e tou s les esprits clairs e t préci s regre tle nt l'abu s <JUi en es t ra it. D' un côté, en e ITe t, MM. Brunetière e t Lemaitre, de l'a utre MM . d e Presse nsé et Pa ul Meye r , d' un commun accord, le co nch1rnn e nl. Co mm e 111. Lemaître, M. P. Meyer le trou ve " rà che ux e t ridicul e "; c'es l là, dit-il , " un e appellation vague d'aulant plu s diffi cil e à d éfinir qu'elle manqu e d e traditi o n " (Le tlre à M. Le ma itre.) M. d e Pressensé, clans sa co nrérence s ur l'idée cle Pali·ie , r econn a it égal ement qu e c'es t un " mo t bi en imp,·opre et bi e n /iicheux "· - li es t bi en ràc he ux, e n e ITet, et en voici la prcu ve : Da ns un e r éuni on, co mposée presqu e exclu sivement d'ouvri ers, l' un d'eux vint me demand er d e vouloir bi en leur dire ce qu e c' es l qu'un ù1lelleclu el. Gra nd rut mon e mbarras. Je n e pouvai s leur dire san s cloute qu e ce mot dés igna it" les plu s intellige nts" ; la cl él1nition e ût élé imprud ente et fauss e; j e r épondis simpl ement qu 'o n entendait pa r là ce ux qui travaill e n 1. surl ou t in lell ec tu cll emen t, tels qu e les écrivai ns, les a voca ts, e tc ... Je n'avais pas ac hevé qu e mon inlerl oculeur reprenait av ec for ce e t non sa ns co lèr e : " Ain si, ju squ'à ce jour nou s avion s eu des classes l)ie n cli s linctes, les nobl es, les bourgeoi s e t puis les travaill eurs; ma intenanl, cela change, nou s au1·o ns les inte ll ec tu els d'un cô té el nou s de l'autre, ..:'es t-à-dire loujours de s ari s tocra tes . EL ces intell ec-. Lu els s'im agiu e nt qu 'il s aim e nt se ul s la ju s tice e l la vérité ... Eh bien, il s se trompe nt. .. .. Je r és um e bi en e ntendu sa r éponse, qui rut lrès applaudi e. - Si j e ra pporte ici cette a necdole, c'es t qu 'ell e me paraît très sugges ti ve e t bonne à méditer. ·
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ciale qu'ils ont des choses, vision purement intellectuelle et qu'avive le désintéressement du désir de vivre. Ceux que tourmente encore ce clésir ont la vue obscurcie par les buées qui s'élèvent sans cesse du labeur de leurs activités; chez les intellecluels, au contraire, s'est opérée l'entière métamorphose de la volonté agissante en volonté spectatrice. cc De celle volonté résorbée tout entière clans le regard et qui n'agit plus, aucune buée ne s'élève qui puisse restreindre le cercle de l'horizon, en sorte que celte absence de vapeurs dans le ciel de la connaissance crée l'étendue de la vue intellectuelle. » L'inlellecluèl doit donc, une fois élevé à cel état spécial inaccessible à la foule, apercevoir ce qu 'elle n'aperçoit pas, jug-cr les systèmes comme ils le méritent, établir avec plus de justesse une hiérarchie des valeurs et par suite apprécier sainement et les hon~mes el les choses. Quelle sera, maintenant, la ligne de conduite de ces nouveaux penseurs, ou, pour emprunter leur langage plus précis, l'attjtitcle qu'ils prendront, et vis-à-vis des autres, et vis-à-vis d'eux-mêmes? Vis-à-vis des autres, cette altitude ne peut être que celle << d?une négation universelle », celle nég·ation intervenant « pour discréditer le lem ps présen L
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et favoriser l'éclosion d'autres rapports enlre les choses ». Vis-à-vis d'eux-mêmes, la seule alLitude qui convienne, est ·« de contemplation eslhétique ». « Elle consiste à s'intéresser aux phases successives par lesquelles une énergie s'objective vis-à-vis d'elle-même en un système moral : décomposant sa spontanéilé en lois impératives, à mesure que celle-ci se disperse et s'évapore, la récupérant extériorisée en contraintes religieuses et sociales qui développent sa virtualité selon des modes nouveaux. Toiit désir d'intervention est, cela va de soi, écarté; il n'est que d'admirer par quelle suite les gestes d'un tempérament sont devenus, pour Lous ceux qui participent de lui, les lois du monde, les notions abstraites du bien et du mal, ùu juste et de l'injuste. » Ainsi se dessine tout un sy~tème moral ou social purement· esthétique et dont la valeur se mesure à la beauté. Il est fort difficile sans doute à ceux qui n'ont pu se <c démunir encore des émotions qui sont l'apanage des volontés en acte et chasser · les buées qui surgi~sent du labeur .de leurs énergies», d'apprécier comme il convient celte vision intellectuelle des choses et la conception morale qui s'en dégage. Aussi bien les intellectuels
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reconnaissent-ils qu'il n'est point donné à tous d'atteindre à ces hauteurs. Leur atlitude contemplative et eslhétique ne saurait donc convenir qu'à ceux qui sont logés déjà dans « la tour d'ivoire » dont ils parlent, et qui ont dépouillé toute individualité, c'est-à-dire au petit nombre. Il en était de même des préceples du Bouddha, auxquels ils font songer, et qui, eux aussi, préconisaient la vie contemplative et le nirvâna, c'est-à-dire le renoncement absolu et l'e;tinc\ Lion du désir .. Ce qui prouve que, de tous Lemps, il fallut aux âmes d'élite une morale que le vulgaire jamais ne sut comprendre .
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A côté de ces philosophes contemplatifs s'en trouvent d'autres tout aussi épris d'harmonie et de beauté, mais épris également de vie libre et active. Le sage n'est point pour eux le simple observateur des événcmenls qui, sans cesse, devant lui se déroulent; mais bien celui qui intervient dans leur évolution, s'efforçant même de les modifier et de les seconder quand il le < juge opportun et possible. S'il recherche l'émo~
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lion esthétique, c'est qu'il voit en elle, pour la volonté, le plus puissant des moteurs; si son idéal est un idéal de beauté, c'est qie la beauté lui paraît être le bien suprême. Éveiller en nous le sentiment du beau, et travailler à rendre ce senliment de plus en plus délicat et subtil; faire de la vie, guidée par ce sentiment, une véritable œuvre d'art dont les actes s'harmonisent entre eux et s'harmonisent avec l'ensemble des choses, tel csl le Lut que ces philosophes proposent à nos efforts et dont· la réalisation doit assurer celle de la moralité, Celle conception qui rappelle, non plus l'hypnose des fakirs indous, mais les plus admirables théories de. Platon, et les plus belles œu vres de l'école spiritualiste française de la première moitié de ce siècle, est d'autant plus séduisante qu'elle semble satisfaire à la fois le cœur et la raison. Quelle est, en eITet, l'exclamation qui s'échappe de nos lèvres lorsque nous sommes en présence d'un de ces grands dévoûments qui forcent l'admiration? Nous ne disons pas que « c'est bien », mais que « c'est beau ». N'est-cc pas la même épithète que nous employons quand il faut qualifier la vie des sa-g·es dont la conduite nous est offerte en modèle, la conduite de tous
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ceux qui onL luLté pour la juslice, sans défaillance, qui ont poursuivi sans cesse le même idéal élevé 1 ? C'est que les uns et les autres, dans leurs pensées et dans leurs actes, réalisent un ordre plus achevé que l'ordre ordinaire des choses; contribuent, dans la mesure de leurs forces, à faire disparaître de l'Uni'vers, les discordances qui nous choquent; à nous faire entrevoir une perfection plus grande, un idéal de vie plus féconde, parce que les énergies qu'elle possèùe sont mieux harmonisées _. .. Et ce sentiment cle la beauté, tous sont en.pa1bles de l'éprouver, même les plus incultes. Il naît en eux spont~nément et, parfois, avec une inte9sité saisissante. Racontez aux enfl!:nts, racontez à la foJ!le quelque brillant acte ,de courage, de générosité ou de bonLé, eL une flamme aussitôt s'allume dans les yeux: vous sentez que les cœurs battent plus vite et que les volontés se révcillenL. C'est que l'émoLion esthétique est essentiellement désintéressée et essentiellement contagieuse. Dès qu'elle surgit, on ne songe plus qu'à l'objet qui la fait naître; on s'enthousiasme
1. Les Grecs désignaient par un même mol le beau el le bien réun is (,.0<Ào,a:y"'Ob,) el les anciens Romains disaient co mm e nous: « Pulch,-um ac clecoi·wn est pr·o pafria moi·i. •
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pour lui, et il est rare que cet enthousiasme dont la manifeslalion est presque irrésistible lorsqu'il s'agit de la beauté morale, ne gagne pas de proche en proche el lrès vile jusqu'aux âmes les plus froides. Ces effels de la beauté morale, toutes les autres beautés de la nalure ou de l'art sont capaLles de les produire à des degrés divers, c'est pourquoi leur valeur 6ducalive est imm ense. Platon ' en était si convaincu qu'il conseillait aux éducateurs de son Lemps de meltre le plus possible la jeunesse en présence de toutes les œuvres belles, leur vue ne pouvant inspirer que des pensées sarnes et salutaires 2 • Le beau,
t. • No11s ne pouvons, dit Platon, contempler dans les œ uvres de la nature e l de l'art un e parfaite harmonie, san,; participer à l'i ntelligence qui l'a réalisée, nous apprenons, e n imitant des mouvements si rég uliers, à corriger l'irré g ulariLé des n·ôlrcs. De même, ajoute-t-il, en nou s donnant la musique, les lllu,cs ont vou lu nou s aider à régler el à mettre d'accord entre el les les révolutions capricieu ses de notr e
àn1e . •
2. M. Ravaisso n voudrait éga lemen t " que l'e nfan ce et la jeunesse de toutes classes, mais s urtout l'e nfan ce e t la jeunesse appartenant aux classes populaires, fu sse nt élevées , avant tout, comme dit un poème d' un Lemps qu 'o n r eprése nte so uven t comme Lout à fait barbare, in hymnis et canl icis; que les enfants, les j eu nes ge ns, les adultes, fussen l , clans no s éco les, entourés de rep roductions fidèles des chefsd'œuHe de l'ordre le plus élevé, afin qu'ils puissent e n receYOir, soit une féconde inspiration, soit, tout uu moins, une 11lil e inOuen ce. " - "On se plaint, ajoute-t-il, que les he ure s
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remarque Kant, nous prépare à aimer quelque chose; il nous permet de passer, sans une transition trop brusque, de l'attrait des sens, à un intérêt moral habituel, en nous apprenant à lrouver dans Jes objets même des sens une satisfaction libre et indépendante. » Un philosophe contemporain va plus loin encore et soutient « que l'art nous fait sympathiser avec la vie tout en li ère; qu'il gé néralise nos sen tirnen ls et nos passions et nous met dans l'élat d! une personne sœur de toules les autres, à qui rien d'humain n'est étranger. » Enfin celle morale qui conseille plutôt quelle n'ordonne, qui ne nous recommande d'autre culle que le culte de la beauté, a un m érite inappréciable aux yeux de tous ceux que n'ont pu satisfaire ni les morales utilitaires ni les morales du devoir pur. Elle offre, de plus que les premières, à notre activité, un idéal élevé
d e loisi r soie nt trop so ul' e nl rempli es par des di st rac tion s ou des joies d'un ordre tout matéri e l, où les rnœurs se corrompent, où l'esp rit s'av ilil. En se rait-il de même si les classes populaires éta ient mi ses en é tal de goûler les sa lisfactions cl 'orcl rc s upérie ur que pro eu ren l les belles choses; si e ll es élaienl inslruiles, fùl- ce clans une faible mes ure, à se plaire dan s ce lle so rle cl e divine e l. salutaire ivresse qu e procurent, par l'ouïe e l par la vue, les proportions e l les harmonies?» Ravai sso n, Diclionncti,·e 1 iédagogique ,arli cle J\wr.
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dont on n e peut pas ne pas s'éprendre; ell e_ respecle, en outre, en chacun de nous , la liberté que la seconde sembl e vouloir violenter. Plus « d'impératif catégorique >), - cet impératif qu'on a défini « un caporalisme pour des brutes >>; -- mais Je simple a urait de la beauté. Nous ne devons plus agir par ordre, mais par plaisir; par simple respect du droit d'autrui, mais par bonté et par amour. En un mot , notre règle de conduite, tout en étant conforme à la raison, puise surtout sa force clans le senli_ment, et de là 1ui vient précisément son efficacité, car le cœur restera toujours le plus puissant moleur de la volon L . é On comprend, dès lors, que l' un de nos maîtres ait pu résumer tous ces conseils aux éd ucateurs de la jeunesse dans celle formul e précise : « Donner à la culture eslhéLique tout le développem ent dont elle es t susceptible, eu égard aux circonstances et au milieu, c l élever le but a alleind ~ , à mesure qu ; s'élève le niveau moyen. C'est la définition m ème de l'entraînement : acl alta pe1· alta ' >> .
J. Eveil in : Rapport sur l'enseign ement de la mo,·ale dans les écolesp1'imaires de l'Académie de Paris e n 1897 .
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Nous sommes loin, comme on le voit, des conceptions platement utilitaires qui réduisent toute la morale à un calcul. des intéJê ts, rejettent toute élude qui n'a point d'application prat~que el immédiate, et condamnent l'éducation esthé' tique, du moins quand on veut la donner à tous, sous ce prétexte spécieux que« l'art et le peuple sont ennemis ». Nous doutons cependant que celte morale nouvelle qui tend à substituer l'atlrail du beau à l'obligation du devoir , et les suggestions clu sentiment aux ordres de la raison, ait toute la vertu qu·'on lui prête. Que l'émotion esthétique puisse être un admirable auxUiaire; que les inspirations de la beau lé et de l'art aient pu fournir à quelques grands génies un idéal de conduite admirable et sublime; qu'elles aient même une influence profonde et sur_les enfants et sur les foules, il n'est guère de moraliste qui, à l'heure actuelle, le conteste. Mais s'en remettre à elles seules du soin de nous guider tous, c'est s'exposer à plus cl'une surprise fàcheuse.
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Et d'abord, ne savons-nous pas combien l'idéal de la beauté, - même de la beauté mo;ale, - est flottant; combien ses 'inspirations -, sont conJuses, leur influence inégale, suivant nos états d'àme? Maintes fois il nous arrive de constaler qu'une action est ·bonne, de la louer inté1·ieurement, même 'inalgré nous, alors que sa beauté nous reste inaperçue. C'est que seules paraissent vraiment belles les vertus brillantes, p~u com:ç:rnnes, inacce~siblcs au etit no~bre : les autres, les vertus modestes, celles de tous les jours, celles qui exigent peut-être le plus de force et de persévérance., le plus de vraie moralité, trop souvent laissent indifférents. N'est-ce pas à ces verlus cependant qu'il faut surtout songer : n'est-ce pas en les pratiquant en premier lieu qu'on se prépare à celles qui ont plus d'éclat. L'influence de l'art est plus suspecte encore, quand nulle autorité n'est là pour la combattre. C'est qu'en effet, comme on l'a judicieusement fait observer, « elle s'exerce presque toujours dans le sens où inclinent les hommes, en flattant les désirs accoutumés, les ambitions communes; » c'est que, si elle « calme parfois les passions, fréquemment aussi elle les déchaîne ».
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MORALE ET ÉDUCATION
Les émoLions que fait naître l'art sont, il est vrai, lrès efficaces contre les douleurs morales et, par suile, exlrêmement uliles, mais elles sonl fugilives : « elles ressemblent plulôt à ces remèdes qui endorment la douleur qu'à ces remèdes énergiques qui la suppriment : en Lout cas, elles laissent rarement de quoi se passer d'elles, lorsqu'elles ont cessé 1. » Enfin, ce qui est toujours à redouter, c'est que le culte de la beauté pour Ja beauté ne nous porle à préférer la forme au fond, les belles phrases, même vides, aux solides pensées; c'est qu'il ne nous amène à méconnaitre les vrais caraclères de la vie qu'il nous faut vivre, et ne nous rende trop indulgent pour certains acles, lrop dédaigneux pour certains aulres. La vie qui nous esl faile est loin de ressembler à un élégant poème Jont les épisodes s'harmonisent enlre eux. Le souci de celle harmonie rêvée ne doit même pas êlre nolre souci principal : nous préférerons Loujours à cel éloge célèbre : qiialis arti(ex! » cet autre éloge plus simple : cc quel honnête homme! » La heaulé du geste nous importe peu, si la pensée qui l'inspire est con1. ll. Berr : Vie et science.
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Lrail'e au devoir, quelque prosaïque d'ailleurs que soit ce devoir. Lorsqu'elle conduit soit au dilettantisme, soit au mysticisme contemplatif dont nous avons parlé déjà, la morale eslhélique devient un vrai danger. Les époques où l'art a bl'illé du plus vif éclat nous fournissent sur ce po1nt plus d'un renseignement utile. Que l'on songe, par exemple, aux Italiens de la Renaissance « dont l'idéal social, les habitudes, la conception do la morale el de l'homme sont conditionnés el déterminés par le concept do l'art 1 », el que l'on rnelle en regard leur conduite. Le parallèle sera des plus concluanls. Que d'exemples encore, même de nos jours, nous prouveraient combien il est périlleux de mesurer à la beauté des choses leur valeur absolue, el combien facilement les préoccupations esthétiques exclusives développent l'orgueil et la vanité! Celui qui s'éprend ainsi de son rêve d'artiste, volontiers s'éprend de luimême et de sa distinction supr~me, lout ce qui s'en éloigne ne pouvant lui parnitre que misérable et vulgaire. Quant à vouloir enseigner celle morale à nos
J. Cf. John rl.cldin gt.on Symonds, Renaissance in Ital!J.
T110MA S. · -
)!or. e t ôduc. .
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enfants, ce serait pure chimère, et ceux qui le tenteraient feraient vile regretter Je vieux catéchisme d'autrefois. Ce qu'il faut à la jeunesse, ce !sont des notions nettes el précises, et de telles I no Lions, en esthétique, sont rares; ce qu'il imporle de lui apprendre avant tout cl surtout, - car de cela elle ne peut en aucune manière se passer, - c'est la distinction clu bien et clu mal. T" du juste et de l'injuste. Ce dont il faut que, de très bonne heure, le plus tôt possible, elle soit ahsolument convaincue, c'est que le bien, le juste el l'honnête doivent être pratiqués, tout ce qui leur est contraire, combaltu. Il faut qu'elle acquière 1 le respect et l'amour du devoir, qu'elle se senle tenue" à lui objit: et qu'elle sache que la loi qui l'oblige est respectable et sacrée. Voilà sur quels fondements il est nécessaire d'asseoir une éducation, si l'on veut que cette éducation soit vraiment profitable; si l'on veut qu'elle contribue à élever l'individu et à améliorer la société. Et, ce sont précisément ces idées do devoir et de loi inviolable que l'esthétique no nous montre pas. Il se peut que son idéal éclaire toute conscience, comme l'idéal du bien, mais il l'éclaire d'une lumière moins vive et moins soutenue. C'est que le premier a sa source dans la rai~on qui est, en défini-
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live, comme le remarquait Descartes, la faculté la mieux répandue parmi les hommes, tandis que la seconde a sa source surtout dans le senliment qui est mqbile, cha1~geant, sujet aux défaillances ) et à l'cxal!ation, tributaire de mille causes étrangères, et, par suite, extrêmement décevant. La nécessité de maintenir entre le beau et le bien l'ancienne distinction des anciens philosophes, distinction qui peut-être s'efface, comme le pensait Platon, lorsqu'on s'élève sur les sommets, - paraît surtout évidente lorsqu'on :i_t au milieu des enfants. Pour les ~ri~cul-:,. 1 ~ on conçoit, à la rigueur, que l'émotion esthétique et l'émotion morale se fondent cle Lelle sorte qu'il soit superflu de les séparer; pour les esprits simples, - et tel est l'esprit cle tous nos enfants, - celte fusion n'est jamais complète. Dites-leur qu'il est beau de ne pas voler, de ne pas mentir, ils ne vous comprendront pas: dites-leur que ces actes sont injustes, qu'ils ne doivent pas faire aux autres cc qu'ils ne veulent pas qu'on leur fasse, et ils entendront vos conseils. Prétendre de même que lïnilialion aux belles œuvres de la nature et de l'art pourra suppléer à un enseignement moral proprement dil, c'est s'illusionner plus qu'il n'est permis sur
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les aptitudes de la jeunesse, et tous ceux qui la connaissent autrement que par les écrits des philosophes, sont unanimes sur ce point. Est-ce à dire que nous devions bannir toute éducation esthétique comme étant sans portée? Nous avons clairement établi le contraire. Sans elle, maitres et paren_ n'accompliraient que la ts moitié de leur tâche, et, maladroitement, se priveraient d'une aide inclispensable. Seulement celle éducation ne doit être qu'une 6clucalion secondaire ;Jr- un moyen de féconder l'autre el de la rendre plus efficace en la rendant plus aimable et plus complète~ Par elle, nous pouvons accroître l'amour du bien et fortifier la volonté de toute l'énergie qu'elle empruntera au sentiment éveillé. C'est à la même conclusion qu'aboutit l'un de nos éducateurs contemporains qui a le mieux fait ressorli1· toute la puissance et toute la fécond ilé de l'émotion eslhétiq ue, lorsqu'il recommande de faire réfléchir les enfants sur « les conflits du beau et du bien dans les lettres cl dans les arts », et de leur expliquer « pourquoi le bien doit toujours l'emporter 1 ».
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éga lem cnL: Balfour: Les bases de la cl'oyance. - Robert de la Sizerann e : John Ru skin: La religion de la beauté. - Tolstoï : Ua1·t. - Brun e ti ère : L'ai·/ el la morale, clc ...
1. Evellin, op. cit. -
cr.
�CHAPITRE VII
Le Dilettantisme.
PendanL que naturalistes et esthéticiens, par des voies différentes, cherchaient à découvrir les sources du devoir, un groupe d'écrivains subtils faisait revivre, parmi nous, un jeu cher aux anciens Grecs, et dont le succès, assurément, a dépassé leur allenle. Cc jeu est le clüettantisme. Tout de finesse et d'esprit, de souplesse et de ruse, son but paraît être, avant tout, d'étonner et de plaire : d'étonner par ses paradoxes, renouvelés sans cesse; de plaire par l'art exquis qu'il met à les vêtir. - Railler, sans amertume, ce que la foule admire, et louer, sans aigreur, ce qu'elle blâme et condamne; traiter avec un sérieux apparent les choses les plus frivoles, et,
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~lORALE ET 1touCATI0N
sous une forme au moins légère, les choses les plus sérieuses; laisser entendre que l'on ne dit pas tout ce qu'on pense et que l'on ne pense pas lout ce qu'on dit; criLiquer en louant; louer en critiquant; se moquer avec une ,bonhomie mali-cieuse et charmante des hommes cl des choses; renverser une à une, avec toutes les nuances du respect, les idoles du jour, les croyances des uns et les ccrlitudes des au tres; - enfin, discrètement s'écarter des manières de penser du profane, en insinuant que rien ne mérite ici-bas ni l'amour, ni la haine, hormis, peut-être, la douce harmonie du Verbe ... Tel est le jeu que les virtuoses du dilettantisme onl acclimaté parmi nous, nop.obslant les colères des philistins moroses, ennemis nés de tout ce qui lrouble leur béotique tranquillité.
Quelles jolies choses nous devons à ces grands maîtres ironistes, et quels services ils nous ont rendus! - Nous lem· devons, d'abord, les plus délicieux: poèmes philosophiques : c< ces beaux rêves par lesquels ils s'enchantent eux-mêmes ,, et nous enchantent, ces hypothèses si riches de
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poésie, sur la nature et l'avenir des choses, sur la moralité et sur les arts 1 ; - nous leur devons encore celle ample moisson d'œuvres où, d'une plume alerte et singulièrement pénétrante, sont analysées et jugées toutes les passions humaines el, notamment, l'amour sous ses aspects changeants, depuis l'amour vulgaire, impétueux el sensuel, jusqu'à l 'amour ·maternel, fait d'espoir el de Lendresse, jusqu 'à l'amour mystique des solitaires « ivres de Dieu »; - nous leur devons ces critiques littéraires, toutes d'impressions personnelles el de notations aiguës, si fécondes toujours par les idées qu'elles suggèrent; - nous leur devons même, sur l'éducation, des livres dont un, au moins, durera autant que la prose française, nulle part l'âme de l'enfant n'ayant été effleurée d'une main aussi douce, nulle part ses sentiments indécis et fuyants n 'ayant été décrits avec autant de sincérité moqueuse 2 • En nous léguant ces œuvres ils ont fait plus encore: ils nous ont délivrés des enthousiasmes naïfs et des admirations béates que tant on nous
1. Conf. su rlou L les dialogu es philosophiques de Renan : l'Abbesse de Jouarre, etc. 2. Conr. les romans d'Anatole France, ses c ritiqu es liltèrail'es, Le Jan/in cl'Èp-icure e t principalement : Le Livre de mon
ami.
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reproche! C'est, en eiTct, mortel pour l'enlhousiasme de voir comment, sous leurs doigts, se lransformenl et se déforment nos célébrités les plus chères, pauvres baudruches dégonOées; comment aussi s'e[rile promplemenl, ll'islement, le « vieux dogmatisme vermoulu » qui, malgré tout, abrite lanl d'esprits sans malice! Et c'est ainsi que nous assistons à la ruine de tous nos systèmes les plus laborieusement édifîés; à l'évanouissement des doctrines les plus savamment défendues; que, des vieilles métaphysiques, « cathédrales clésafTeclées », il ne reste plus que poussière. - Tout alors nous paraît si fragile et · si éphémère, « l'écoulement des opinions humaines 11 si rapide el si vain, qu'une mélancolie profonde nous envahit, doucement bercée par l'l.iarmonie des phrases qui nous ont désalrnsés.
Mais, nous l'avons remarqué, tout cela n'est qu'un jeu, un jeu dont les grands joueurs eux. mêmes ne sont , pas dupes; un jeu auquel on se laisse prendre, comme à la musique des beaux vers, comme au chant d'un arliste; un jeu dan-
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gereux aussi lorsqu'on veul s'y mêler sans préparation suffisante. C'est de là, en effet, que nous sont venus Lous les faux dilettantes dont le monde fourmille. Et d'abord les philosophes de parade, petits Renans à chausses courtes, qui brûlent, à leur tour, de renverser leur << cathédrale métaphysique ou religieuse », de pourfendre leur système, de faire crouler leur doctrine. Ah! qu'il foiL beau les entendre imiter la voix du maître en cherchant à détruire, sous leurs railleries accumulées, les arguments subtils des penseurs écoutés! Pendant toutes ces prouesses, on songe, malgré soi, à ce tableau d'un autre ironiste
Un éléphant se balançait Sur une toile d'araignée.
Et de fait, l'éléphant se balance et la toile ne rompt jamais. Puis c'est la 16gion des sous-Bergeret, rééditant les formules du Bergeret première -marque : « Les opinions ne sont que des jeux de mots. Nos idées morales ne sont pas le produit de la réflexion, mais la suite de l'usage. La morale est la somme des préjugés de la majorité, elle est indépendante des principes .... Elle change sans cesse avec les moyens et les coutumes dont elle est la représentation frap-
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panle et comme le reflet agrandi sur le mur ... » Et ces autres encore : « La verlu est comme le vice, une nécessité qu'on ne peut éluder .... L'amitié n'est vraimenl sûre que si elle s'ignQre elle-même, et ne dépend pas de la raison .... » D'où cette conclusion d'une logique rigoureuse : « J e ne suis pas Lrès éloigné de penser que la vie, telle du moins qu'elle se manifeste sur la Lerre, esl l'elfet d'un trouble dans l'économie de la planète, un produit morbide ... un mal qui lui est particulier. Il serait désolant d. penser qu'on e mange et qu'on est mangé dans l'infini des cieux. » Et pendanl qu'ils deviennent ainsi de dociles échos, ils ne remarquent pas le sourire moqueur de celui qui les inspire , ni Lous les méchants tours qu'il laisse jou er à son héros : pauvre M. Bergeret 1 ! La vraie morale de l'auleur leur reste insoupçonn ée. Enfin, plus bas , plus bas encore, bien bas, s'agitent, ravis d'e uxmêmes, tous les esprits frondeurs, pîlres du paradoxe, dont l'a.rl unique est de contredire, d'afrirmer quand les autres nient, de nier quand les autres affirment, de faire, en un mot, de l'opposition sans grâce, sans trêve, à tout propos ,
'1. \'oyez l'01·1,1e du Mait cl le Mannequin d'osier.
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surLout hors de propos, pour le simple plaisir de ne paraîLrc pas penser comme la foule. Mais, esL-ce bien encore du dilettantisme? Moins naïve qu'on le pense, la foule elle-même 1-e conteste : aussi qualifie-t-elle ce jeu dégénéré d'un vocable plus expressif, quoique moins disLingué 1 •
Celte influence toujours grandissante du diletlanLisme sur nous, s'explique d'autant mieux
J. De ces sous-d il eLLanLes, nous pouvons rapproch er encore Lous les jongleurs de mols e l de rim es qui semblent n'avoir vu da ns le dileLLanLisme qu ' un facile moyen d' é tonn er les ùmes candides, de les sca ndalise r mème, au besoin, el cl'aLlil'Cr sur eux l'allcntion du public. Comment interpré te r autrement, par exe mple , ces vers bien co nnus :
Qu importe, si le gosto est bc au La semence quo l'on ëgrènc; Qu'ivraio et froment dans la plaine Germont quand vient lo renouveau :
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Qu'importe, si le geste ost beau!
Si la rime est ri c ho, quïmporte Lo Dieu que ta iruso a chantô? Est-ce mensonge ou vérité,
Ris ou pleurs que ton vers apporte?
S i la rime est riche, qÙ'importc? La Patri e est où l'on est bien; Quel que soit le nom quo l'on porto ; - La chose assez peu nous importe! Anglais, Français, Italien : La Patrie est où l'on est bien!
Quelle joie nous causerions à l'a uteur, si nous prenions a u tragique celle plus ou moins sp iritu ell e esp ièglerie!
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que, né à notre époque, il en résume à la fois les qualités et les défauts. Les causes mêmes qui l'ont fait naître devaient en assurer le succès. En effet, l'application des méthodes scientifiques aux éludes de tout ordre; le recours incessant à l'analyse des faits, le renversement définitif de dogmes jusqu'ici jugés inébranlables, l'habitude de plus en plus générale de la réflexion et de la discussion, la liberlé sans limite, en matière d'opinions, revendiquée par Lous, avaient depuis longtemps préparé les esprits à ces négations audacieuses et à ses ruses de combat; en oulre, la curiosité de plus en plus grande qu'éveillent les œuvres d'art, lorsqu'elles ne sont point banales, lui assurait cl'arnnce les faveurs des lellrés. Le dilellantisrne a donc simplement, par ses critiques, continué une lùche fort avancée déjà, mais il l'a continuée, - et c'est là son inappréciable mérite, - d'une main plus experte et plus souple, non plus en déployant l'appareil trop austère et parfois encombrant Jes savants et des philosophes, mais en dissimulant, comme tout bon joueur doit le faire, avec une habileté merveilleuse, ses moyens d'attaque les plus sùrs. De là son grand succès; de là aussi les dangers qu'il pré sen Le.
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Le plus grave de ces dangers est de prêter Lrop aisément aux interprétations fantaisistes et d'être rarement compris, même de ceux qui l'admirent. La part considérable qu'il laisse à la critique, sa peur instinctive des affirmations catégoriques el la coquetterie jalouse avec laquelle il prend soin de se '<:lérober lui- même aux questions indiscrètes, tout nous donne le change. Comment reconnaîlre exaclemenl sa pensée vraie, au travers de tant de phrases émaillées d'allusions malignes, de comparaisons ingénieuses et pleines de sous-enlendus? Qui pourrait être assuré de ne le point dénaturer et d'entrevoir sùrement entre les lignes l'opinion qui se dissimule? Aussi conçoit-on que son influence ait élé Lrès diverse sur les esprits de nos jours qui l'ont pris au sérieux, notamment sur les esprits jeunes qu'il devait nécessairemenl séduire. Des uns il a fait des scepliques, rejetant avec force ce qu'ils avaient accepté, · brûlant leurs anciens dieux et raillant, non sa.ris amertume, leurs premières illusions envo lées que nulle croyance saluta ire n;est venue remplacer. Des autres il a fait des rêveurs et des mystiques, recrues inespérées pour les apôtres nouveaux de la morale esthétique. Ce qu'ils ont retenu des ouvrages des
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maîtres, c'est que :< la morale est indépendante des principes» el lo bien, contingent, comme tout ici bas; c'est que nul ne saurait trouver « uno ancre sùre. où fixer on fin sa barque; » mais ils on ont retenu aussi les belles théories d'art; ils on ont emporté le culte de la beauté, un sentiment plus vif de l'idéal, un amour plus _profond pour tout ce qui est ordre, perfection, harmonie; de là leur projet chimérir1ue d'identifier l'art ot la vie et de ressusciter, on les accommodant à notre siècle, les rêves de Platon et de tous les artislos incomparables que la Grèce antique a enfantés!
Les conséquences du dilettantisme, clans l'enseignement, seraient beaucoup plus graves s'il parvenait à s'y glisser. Ils sont nombreux, sans doute, ceux qui prennent encore au sérieux leur tâche, nous dirons même, avec eux, leur mission; qui s'intéressent aux enfants· qu'on leur a confiés, s'affligeant de leurs tristesses, se réjouissant do leurs succès, et cela, très sincèrement; bien plus, qui se préoccupent do leur avenir et dépensent, sans
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compter, leur savoir et leurs forces; mais ils sont nombreux aussi ceux que ne vis ite point un tel enthousiasme. Pour enseig·ner avec fruit, il faut des convictions solides, el combien de convictions ont été ébranlées par Ies critiques des iron isles? Pour aimer son travail, il faut le croire utile, et l'on s'applique à nous montrer l'inanüé de nos. efforls; pour être un bon éducateur, enfin, il faut une règle sûre de conduite, el l'on nous affirme que toutes les règles de conduite cl Lous les principes ne sont que préjugés. Dès lors, que peut-on bien attendre de maiLres qui sont séduits par ces doclrincs et mettent le dilettantisme en pratique; qui, par crainte du dogmatisme démodé, se comportent en sceptiques, se moquant et d'euxmêmes, - ce qui est assurément leur droit, cl des fonctions qu 'ils exercent, ce qui esl moius. excusaLle? Quelle action salutaire auwnt-ils sur -leurs enfants; quel bien pourront-ils leur faire? On répète de Lous côtés qu'à l'heure où nous vivons, le pays a besoin d'hommes qui agissent et non qui rêvent, qui soient capables de vouloir et d'aller jusqu'au hout de leur volonté: or, est-ce le dilellantisme qui saura nous les donner? L 'expérience chaque jom· nous fournil la réponse. C'est pourquoi nous croyons prudent de rnellr e
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en garde contre cc jeu dangereux les esprits non prévenus. Qu'ils l'abandonnent à ceux qui ont assez de loisirs pour en étudier les finesses r.t en bien pénétrer le sens. I ls ont, eux, mieux à faire: qu'ils cultivent leur jardin, bravement, courageusement et n'oublient jamais ce précepte de haule sagesse, à savoir que, dans l'enseignement, le seplicisme des maîlrcs est plus dangereux encore que leur ignorance.
�CHAPITRE VIII
Le devoir et l'intérêt.
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A côté des morales naluralisles qui, sans cesse, se rajeunissent aux sources vives de la science, se développe de nos jours, comme nous l'avons montré, loul un gToupe de morales rationalistes, eslhéliques et mystiques, éprises d'un idéal de vie plus pur el plus parfait. Comme les religions qu'elles voudraient remplacer, plusieurs d'entre elles onl leurs grands prêtres, leurs conciles, leurs mandernen ls officiels; elles ont même des fidèles : c'est pourquoi ceux qui s'indignent des empiètements de la science et de ses exigences toujours croissantes, peuvent se rassurer; ils sonl nombreux encore, trop nombreux même à nolre avis, les domaines de la pensée où son influence est encore ignorée.
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De toutes ces morales, la plus célèbre et la plus digne, assurémenl, de l'être, c'est celle qui l)réconise le culle « du devoir pour le devoir » . On sait avec quelle force et quelle autorilé elle fut exposée par Kant, et quelle haute idée elle nous donne de la personnalité humaine et du respect qui lui est dû; mais chez beaucoup de ses inlerprèles, plus ou moins fidèles, elle se lraduit parfois en des formules si auslères, si rigides, qu'elle déconcerte la raison et décourage les volontés les plus désireuses de bien faire. En e[et, le devoir nous est représe\1lé souvent comme une obliga tion qui s'impornit par elle-rnème, sans condition, sans explication, sans motif; comme un impératif calégorique auquel il faudrait se soumeltre sans lui demander ses titres. De telle sorle que nos actes ne seraient pas obligatoires parce qu'ils sont bo?s; mais seraient bops, parce qu'ils sont obligatoires. L'homme est ·comme le soldat à son poste : il n'a qu'à obéir à sa consigne ;-peu importe qu'il la comprenne 1 •
L Nous nou s bornerons à signal er ici les discussions le,; plus intéressantes que ce lle théorie a so ul evées entre nos philosophes contemporains : Jan e t : La nw,·ale, ch. li; Henouvier : La science de la mo,·ale et: Essais ·de critique, Psychologie, t. III; - Pillon : Ci·iLique philosophique, 18î5 et
�LE DEVOIR ET L'INTÉRÊT
Ce n'est pas tout : le devoir que l'on caractérise ainsi s'opposerait radicalement à l'intérêt et consisterait essentiellement dans le renoncement, l'abnégation, le sacrifice. - Par conséquent, celui-là seul est un êlre moral, au sens rigoureux du mot, qui est capable de s'oublier soi-même, d'imposer silence à ses inclinations personnel les el cle se soumellre à l.a loi uniquement par respect pour la loi. Toute préoccupation étrangère, tout souci <le notre intérêt propre, Loule recherche d'un plaisir quel qu'il soit, enlève à notre conduite son caractère moral et son mérite : nos actes se trouvent viciés clans leur source mème, c'est-à-dire dans l'intention d'oü ils procèdent : nous ne sommes plus que des égoïstes. Ainsi, égoïsle - et, probablement, bltllnable aux yeux de ces moralistes, - est l'enfant qui travaille non par pur respect du devoir, mais pour mériter l'aileclion des siens, pour réussir dans ses études et en recevoir la récompense; - égoïsle ·et sans mérite est l'ouvrier, quelle que soit sa profession, dont l'ardeur est soutenue par la promesse d'un salaire et l'espoir d'un avancement ou d'une clistinclion
1876; - Fouillée : Critique des systèmes de momle conle mpornins, liv. Ill, p. 17 el suiY. (Pari s, F. Alcan.)
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convoitée; - égoïste est le savant qui se réjouit d'avance des découvertes qu'il pressent et de la gloire qui, peut-être, s'attachera à son nom; égoïste, enfin, et platement égoïste, l'homme qui se dévoue à sa famille, à son pays, à l'humanité , avec l'arrière-pensée quo son sacrifice lui sera compté un jour, sinon dans celle vie, du moins dans une vie meilleure. Tous ne sont que des (( spéculat"eurs de vertu », suivant l 'oxpression de M. Rena?, et leurs bonnes actions, des placements intéressés!
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Telle est la morale que l'on nous prêche de différents côtés, qu e l'on prêche même à nos enfants non seulem ent dans certains lycées, mais encore dans nos plus modestes écoles primaires 1, et nous ne doutons pas qu'elle puisse produire des résultats heureux. Toute parole, toute doctrine propre à éveiller en nous des ~entimenls généreux et à modérer nos tendances égoïstes,
'l. Nou s avon s sous les ye ux plu sie urs ma nu els de mora le e l d' in s tru c tio n civique où se ul s les ac tes cl e cl é voûm e nL e t d e désinté res sement absolu s sont re prése ntés comme ayant un e val e ur moral e . Qu e le s e nfa nts se laisse nt co nva incre e t nous auron s bi e ntô t un e abondante moisso n de h é ros e l cl e saints !
�LE DEVOIR ET L'INTÉRÊT
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en fait, est salutaire. Il est bon de rappeler aux enfants et quelquefois aux hommes que ceux-là seuls sont grands qui sont capables, à un moment donné, de se dévouer, c'est-à-dire de penser moins à eux qu'aux auLres, moins à la vie elle-même qu'aux raisons qui la rendent digne d'être vécue, mais, par excès de zèle, n'esl-ce pas leur donner de la vertu et du devofr une idée bien élrange que de les opposer sans cesse à !'in térêL, en identifiant la moralité avec le désintéressement absolu? Cc qu'on oublie, d'abord, c'est qu'il est tout à fait impossible à l'homme de s'abstraire de son moi. N'esl-il pas évident que si nous ne nous aimions pas nous-mêmes, nous ne saurions aimer les aulres? Supprimez le charm.e qui accompagne le dévoùment à nos semblables, l'obéissance à la loi, les sacrifices fails à la vérilé et à la jus lice, el Lous ces acles deviennent inexplicables : ils ne seraient pas accomplis, s'ils ne nous étaient pas en quelque façon agréables. En second lieu, n'est-il pas arbitraire de soutenir que notre souci doit aller uniquement à nos semblables et que l'indilTérence pour tout ce no11s concerne est indispensable à la vertu? S'il est vrai, comme on l'admet d'ordinaire, que la
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MORALE ET ÉDUCATlON
personne humaine a une valeur qui lui est propre, qu'elle est inviolable et sacrée, il doit être vrai également que nous devons la respecter et l'aimer partout où elle se trouve, en nous comme dans les autres. C'est là ce que KanL nous explique clairement dans sa maxime si souvent citée : « Traite toujours, nous dit-il, _l'humanité en toi el dans les autres, non comme un moyen, mais comme une fin. » Remarquons bien qu'il nous conseille de songer à l'humanité qui est en nous, à la personne que nous sommes en même temps qu'à celles qui nous entourent. C'est dans le respect de nous-mê~1es que toute règle de morale a sa racine; c'est à défendre notre propre dig nité, à aITrancbir notre volonté raisonnable, à maintenir ses droits que nous devons nou s appliquer annt tout , car c'est là notre premier devoir. Toute autre manière de concevoir l'obligation morale est conlradicloire e t vaine. Voici, en effet, à quelle conclusion nous conduit la doctrine courante du sacrifice c l du désintéressement : cc Ma vie et mes Li ens , nous dit-on, ce sont-là des intérêts égoïs tes, des choses viles, par conséquent, et je dois les sacrioer à autrui, parce que la vie et les biens d'autrui, ce sont là
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des choses sacrées! Mais, d'autre part, votre vie el vos biens, à ce compte, ce sont là pour vous des in lérêts égoïstes, et par conséquenL des choses viles, et vous devez sans hésilalion les sacrifier; l es sacrifier à moi, par exemple, à moi qui pour vous représente autrui, à moi dont la vie et Jes biens sonl el doivent être pour vous des choses sacrées! Il y a ainsi que mon iutérêL se trouve être à la fois vil pour moi el sacré pour vous, et, réciproquement, que votre intérêt, qui doit être sacré pour moi, est pour vous, au conLrairc, vil! C'est-à-dire que la même chose esL à la fois vile et sacrée. C'est pure conlradicLion '. » Enfin, quelle idée nous autorise à mettre ainsi en opposition conslanle le devoir et l'inlérèL ou , d'une manière plus précise, notre devoir el notre intérêt? Est-cc qu'ils ne parlent jamais même langage? Est-cc que, par nature, nécessairement ils s'excluenl? Le prélen<lrc, c'est faire violence au plus élémentaire bon sens . Lorsque je veille avec soin, par exemple, à l'éducaLion de mes enfants; iorsque je rends, daos la mesure de mes forces, service i.t mes semblables, il esl évi1. lzoulet: La cité n:oderne, (l, 416.
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dent, - d'une évidence absolue, - que je remplis mon devoir et que je me rends service à moi-même. On répète souvent que la vertu, l'honnête té, esL la plus grande des habiletés, et l'o n a raison; la science prouve également chaque jour les liens d'étroite dépendance qui nous unissent les uns aux autres et la solidarité des intérê ts; suait-il donc impossible alors qu 'en dernière analyse notre suprême devoir se confondit avec notre suprême intérê t 1 ? Cet accord, il est vrai, beaucoup le reconnaissent, parmi ceux qui défendent la docLrine du désintéressement, mais alors ils soutiennent que nous ne devrions jamais y songer en ag issant. L 'age nt vraiment moral n'a d'autre préoccupation que d'obé ir au devoir, Loule considération uliliLaire éLanL soigneusement écartée : il trouvera le bonheur ~ans doute, mais à la condition de l'avoir n égligé: cc bonh e ur lui sera donn é par s urcroît. Qu'il soiL possible à quelque s ùmes d 'é lite de s'élever à ces hauteurs, nous ne saurions le nier puisqu'on nous l'affirm e; mais combien aussi un tel effort doit être difficile! EsL-i l bi en sûr que, clans leur con duite, ces moralis tes e ux-mêm es
J. Cf. Be lot : L'utilitarisme e t se, nouv ea ux c ritiqu es : Revue de métaphysique, juill et 1894.
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qui prêchent l'oub li de soi, Lou t en affîrman t l'indissoluble union du bonheur et de la vertu, ne cèdent jamais, à leur insu, à cette espérance égoïste que leurs bonnes actions leur seront profitables? Au fond de toutes leurs actions, comme au fond de taules les nôtres, n'y a-t-il pas toujours; plus ou moins dissimulé, plus ou moins i nconscienl, quelque sentiment égoïste? Et quand il en serait ainsi, le mal serait-il si grand? L'esprit vraiment religieux qui est soutenu, dans la pratique du bien, par l'espoir d'une récompense future; l'humanitaire qui se réjouit« à la pensée qu 'il se survivra dans l'espèce enrichie de la part de bonheur qu'il aura contribué à lui procurer 1 », et qui puise dans celle satisfaction intime la force de se dévouer, seraient-ils donc sans mérite? Autant vaudrait nous dire de suite que le devoir est impraticable el renoncer à poursuivre des chimères.
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l\fais si celle morale est à peine accessiLle à l'élite, comment le serait-elle àla foule, incapable
L c r. l'o uv!'age si éle,·é c l d' un e in s pira Lio n s i gé né re use de M. E.J,'ournière : L'id éal isme social ( Pal'i s, F. Alcan).
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de ces raffinements de conscience et de ces arguties de raisonnements? Au milieu des conflits de plns en plus tragiques que soulève la lutle pour la vie, allez donc prêcher le désintéressement absolu à ceux qui sont dans la misère et ne savent souvent, quand le soleil se lève, comment ils pourront gagner le pain de la journée! Le conseil serait d'une ironie cruelle et risquerait d'être mal accueilli. Est-ce à dire que la foule soit inaccessible aux grandes idées, aux enllwusiasmcs féconds, aux sacriflces généreux? L'expérience, depuis longLemps nous a prouvé le contraire; mais, ICI encore, lorsqne la foule se dévoue, elle veut savoir pourquoi elle se dévoue, elle veut une raison à sa conduite. Pour qu'elle se sente obligée, il faut qu'elle comprenne l'excellence de son acle, qu'elle en voie l'ulililé et la beauté. L'ordre auquel elle se soumet n'est donc pas un ordre sans c.ondition et sans molif; c'est, au contraire, un ordre motivé, partant un ordre raisonnable . Des malheureux sont brusquement enveloppés par les flammes et sur le point de périr; les secourir est bien, est gr'ancl, est humain : clone les secourir est obligatoire, et aussitôt accourent les sauveteurs. Renverser,
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comme on le fait, la proposilion et dire que le dévoùment, dans ce cas, n'est bon que parce qu'il est ordonné, n'esl-ce pas fair~ violence à la conscience et s'exposer à n'être plus compris? En second lieu, ce que croit fermement la foule, ce que nous croyons tous, pour la plupart, nous-mêmes, c'esl qu'il esl de notre devoir, dans bien des cas, sinon Loujours, de défendre notre intérêt, et de le défendre avec la dernière énergie. Agir autrement, ce_ serait méconnaîlre les exigences les plus légitimes de la dignité humaine, et Lolércr, encourager peut-êlre, la violation du droit en notre personne. Nous cloutons qu'il soil Lout à fait sans reproche, celui qui, froidement, se désintéresse des biens qui lui sonL dus et les laisse, sans prolester, distribuer au pre~ mier venu et, quelquefois aussi, au dernier. Ce qui, enfin, nous rend celle morale suspecte, c'esl l'usage que, fréquemment, on en fait. Autrefois, pour endormir les colères du pauvre et lui faire oublier ses inlérêts présents, on le berçait avec la promesse d'une vie future où le mal serait réparé : tôt ou lard la justice devait afr,si triompher 1• Aujourd'hui, on paraît moins
- l. P. Leroux : Au.r 7ihilosophes.
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compler sur l'efficacité de ces promesses il longue échéance; c'est pourquoi, changeant de méthode, on cherche ù calmer et à endormir ceux qui se plaig-nent, en leur parlant avec onction des satisfactions de Ja conscience et des joies que procure le devoir accompli. A quoi bon réclamer sans cesse un salaire pour ses bonnes aclions? Savoir qu'on les a faites, n'est-ce pas la plus douce, la plus enviable des récompenses? Quand ces exhortations viennent de personnes modestes qui, suivant le précepte du sage, « cachent leur vie»; qui, discrètement, remplissent leur lâche, dépensant autout d'elle, pour le bien de Lous, sans amui lion el sans bruit, leur fortune el leurs forces, nous ne pouvons pas ne pas êlre profondément édifiés, mais il en est autrement quand clics sont prodiguées par ceux dont tous les eITorls ont été largement payés; qui n'ont laissé, dans le passé, aucune occasion de faire valoir leurs tilres et de défendre ... leurs droits. N'est-on pas autorisé dans ce cas, à se demander si celle prétendue morale sublifne n'est irns simplement, pour ceux qui la préconisent, un moyen commode de gouvernement, le moyen d'apaiser les âmes simples et naïves, peu redoutables, au demeurant, - et de mieux
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satisfaire les intrigants et les habiles? Or, de telles subtililés sont inconnues à la vraie morale. Ce qu'elle exige, c'est qu 'à l'usine, comme à l'atelier, comme parloul, chacun soit lrailé suivant ses œuvres. Cc qu'il faut, c'est que tous, le manouvrier, comme l'ouvrier de la pensée, aient la c~rlitudc que leurs inlérèts seront sauvegardés. Vouloir séparer ces intérêts du devoir et du droit, c'est folie, et c'est précisément parce que souvent on les sépare que l'ouvrier parfois se fàclie et que ses maîtres sont en danger.
Au point de vue spécial de l'éducation des enfanls, la doctrine que nous examinons ici n'offre pas de moins graves inconvénients. ll ~ Il ne fau Ljamais parler aux enfants de choses //qu 'ils ne peuvent comprendre encore, et les habituer à jongler avec des mols qui ne peuvent êlre pour eux que des mols. Or, Lous ceux qui connaissent nos enfants et qui out vécu au milieu d'eux, savent combien ils sont incapables d'apprécier la sublimité de l'impératif catégorique. Par conséquent, demander qu'ils fassent
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uniquement le bien pour le bien, les entretenir sans cesse de désintéressement, d'abnégation, de sacrifice, c'est prêcher dans le désert. Aussi plusieurs d'entre nous sa~ent-i ls, par expérience, que dans les leçons de moral e, hop souvent, demandes et réponses ne sont que pur psittacisme . La vraie mélhode à suine est celle qui se conforme à ' l'évoluLion même de l'esprit de l'/.mfant, qui sait orienter vers le bien, graduellement, prudemment, ses multiples énerg ies; qui sait montrer surlout comment, dans la no lion du devoir, se concilient notre inlérèt person uel · cl l'intérêt de nos semblables 1 •
l. Nous nous bornon s ici il qu e lqu es indi ca li ons lrès gé néral es e t parla nt très vag ues, ce lle qu es li on aya nl é lé lrailéc plu s lon guemenl clan s no lre é lud e s ur l' Èduca tion des sent i inents, ch. xxv : L'amom· du Bien (Pari s, F. Al ca n).
�CHAPITRE IX
L'indi,·idualismc.
Aux maladies que nous connaissons déjà : le Pessimisme, aujourd'hui presque oublié , le DiletLanLisme et l'Bsthétisme, jeux distingués d'esprits s-ubtils ou simples allitudes de névrosés, il nous faul ajouter un e maladie de plus : l'individualisme, que, de Loutes parts, les moralisles dénoncent 1 • Bien qu'elle soit fort ancienne, aussi ancienne sans doute que la vie en commun, les historiens affirment que, depuis Descartes, elle va s'aggravant, et qu'elle est, de nos jours, à l'état suraigu. « L'incliviclualisme, écrivait récemment M. Brunetière, nous ne saurions Lrop le redire , est la grande maladie du temps pré1. Cf. Zieg ler : J,a qu slion sociale est une qzœs lion morale (Paris 1,. Alcan); - De mo lin s : A quoi lient la sup él'io,·i té c/P.s Anglo-Saxons; - F. Desjarclin s : Le devofr p1'ésenl; - Jzo uJ e l: T.a ci lé moderne; - L. Bourgeois : Ln so lidct1'ii é; - Bru neli ère: Après le procès; - J . Paul Lafnlle: L'idée individÙa listc (Revu e Ill e ue, 30 av ril 1808); - A. Da rlu: De M. B1'unelie1'e et de l'individualisme (Reni e cle mé taphy siqu e e t de mornle); - JI. Le roux : Nos fi ls, elc.
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sent, non le parlementarisme ni le socialisme, ni le collectivisme. » Et cette opinion n'est point une opinion isolée; nous la retrouvons sous la plume d'un grand nombre d'écrivains français et étrangers, et M. Laffitte, l'un des plus judicieux et des plus sages d'entre eux, vient Je la reprendre et de la faire sienne, après l'avoir longuement molivée. Examinons donc, à notre tour, quels sont les caractères de Ge mal endémique, de quelles causes principales il procède, et par quels remèdes il est possible de le combattre.
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Bien qu'il revêLe les formes les plus variées, on peut le caractériser, d'une manière générale, par la tenùance qu'a chaque individu« à s'aITranchir de toute aulorilé et à se considérer à la fois comme principe el comme /ln dans la société dont il est membre ». - Or, pour savoir jusqu'à quel point celle lenùance peut s'exaller et que ll es conséquences el le entraîne, il suffit d'observer comment elle s'affirme chaque jour autour de nous. - Elle apparaît déjà dans la famille, où nos fils et nos filles, de moins en moins obéissent,
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n'ayant pour nos conseils qu'une déférence limitée, et elle se développe à l'école, où ne se nouent qu'avec peine les liens de la solidarilé. Entre les hommes, c'est la lutte, sinon pour la vie, du moins pour les places et les couronnes, et l'on est effrayé en conslatant que dans l'enseignement secondaire, par exemple, il se trouve des classes supérieures dont les trente ou quaran le élèves vivent cô le à côte, recevant la même instruction des mêmes maîlres, sans qu'aucune intimité s'éLablisse dans leurs rangs: hors du lycée ou du collège, cc ne sont plus que des étrangers qui passent les uns auprès des autres sans même se serrer la main. Dans l'atelier, aulant l'organisation matérielle est puissante, autant l'organisation morale est faible et chancelante. Patrons et ouvriers, au lieu de se considérer comme alliés et comme amis qui devraient se soutenir et se défendr e, trop souvent se considèrent comme adversaires que l'on suspecte ou comme ennemis quel 'o n altaque. Dans les sciences, dans les lettres et dans les arts, la critique règne en mailrcsse , et celle critique revêt parfois une forme si aggressive, elle exerce son œuvre avec une complaisance si manifeste, qu'elle semble inspirée bien plus par
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le secret désir de combattre un ri val que pal' l'amour sincère de la vérité. On souffre de toute supériorité qui s'impose et, quand on désespère de pouvoir la surpasser ou l'égaler, on s'en venge en la dénigrant et en cherchant soi-même à se singulariser autrement. De là tant de nouveautés artistiques et littéraires qui, de Lous côtés, nous encombrent, et dont les auteurs paraissent d'autant plus fiers que, conçues en dehors des règles, elles heurtent plus violemment le goùt et le bon sens. Enfin, dans la vie prnlique, c'est « le coup de coude, au lieu du coup de chapeau », c'est l'affirmation de plus en plus irritante du moi, le mépris de plus en plus impudent de toules nos vieilles tradiLions de bienveillance et de courtoisie. Au théâtre, en voyage, au temple même, c'est le meilleur siège que l'on dispute, même aux femmes, même aux enfants, à ceux qui sont les plus timides ou les plus faibles, et, dans celle lutte où triomphent le sans-gêne et l'égoïsme, c·est-à-dire l'individualisme, _: il est à remarquer que les plus ardents et les plus cyniques ne sont pas les hommes les plus âgés. Ainsi, affaiblissement croissant du lien social; de tous côtés, « quelque chose qui se désagrège,
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se dîvise, 's 'émiette, s'éparpille, jusqu'à ce que, -- si la seule force des démocraties, l'opinion, ne réagit bientôt, - la sociéLé ne soit plus qu'une poussière balayée au :premier souffle de didaclure ou d'émeute 1 • >)
Ce tableau, d'ailleurs atténué, des méfaits qu'on reproche à l'individualisme, esl malheureusement conforme à la réalité; mais il importe,
1. M. J. Paul LarfiLle, qui insis te avec force sur ce Lal)l cau, marqu e avec beaucoup de précision la diITérence qui existe entre l'i ndividualisme qui est un défaut, el !'· ndividualité qui i es t une qualilé. " L'individualité, dit-il, es t cc qui donne à l'être humain so n caraclè l' C, cc qui fait qu'il pense par luim ême, qu'il se soumet volontairement à une règle, qu'il a le se ntim ent de sa lil)erlé 1n orn le, qu'il agit su iva nt ce qu'il croil le meilleur e l qu'il ne 1 'ccu lc pas devant la responsabilité de ses actes, s i bien qu ' un homme, comme un peuple, vaut s urloul par l'individualité . - Quant à l\ndividualisme, cc sera pour no us celle tendance de plus en plus dominante à juger toutes choses au point de m e pal'Liculiel', à faire de l'individu le principe cl la On de l'ordre social, et, com me conséquence, à relàcher les lie n , à désag rt'ger les groupes, à aITaib lir la notion de l'intérêt public, àcliscl'éditer les idées génél'ales. si bien que le derni er mol de l'individuali sme, c'est l'h omme iso lé devant la for ce ou le nombre tout-puissa nt. Nous pouvons ajoute !' que si la libe rté grandit avec l'individualité, elle risqu e de périr par l'excès de l'individualisme." - Quand on entend ainsi l'individualisme, - et Vinet l'ente ndait déjà ainsi , - on ne sa_urail clone soule nir que tous les coups portés co nlrn lui ,üleig ne nl en même temps la liberté. (Cf. A. Dal'lu, op . cil. )
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croyons-nous, de n'en point exagérer la porlée, et de ne point ju ge r, par lui seul, comme on nous y invite parfois, du caractère français. Que nous ayons tous une tendance inslinclive, excrssive même, à nous aITranchir de Loule aulorilé, nul ne songe à le nier. Ne devons-nous pas, du reste, à celte tendance forL ancienne qurlques-unes des plus belles conquêtes dont s'eoorgueilliL notre histoire? - Qu'il nous suffise de ciler celle des libertés nombreuses dont nous jouissons aujourd'hui. Toutefois, à côlé de celle tendance, nous en avons une autre, éga lement excessive et beaucoup plus fâcheuse, qui entrave à chaque instant la première, et enraye le progrès. Celte Lendance esL celle quj nous pousse à fuir toutes les carrières où il y a des chances à courir, où il faut faire preuve d'initiative, de courage et de persévérance. Par une contradiction élrange, nous avons constamment sur les lèvres les mots d'indépendance, de liberlé, et d'éga lité, el notre ambition suprême est de devenir des fonctionnaires! De là, celle avalanche Loujours grossissante des candidats à la porle des administrations de l'État ou des autres administrations qui leur ressemblent! Et cependant ln. plu part des candida ls savent com-
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bien, dans un grand nombre de ces administrations, la vie est terne et plate, les occupations monotones, les règlements rigoureux; corn bien il est difficile d'y affirmer sa personnalité; combien il est difficile encore d'en sortir, - pour essayer enfin ses forces, se ressaisir soi-même et lenler ailleurs la fortune. On nous accuse, - toujours par excès d'individualisme, - d' être ambitieux outre mesure, et de rechercher avant tout les richesses qui confèrent tant de privilèges, et cette ambition nous n'avons pas le courage de la satisfaire, e t celle richesse nous n'avons pas l'audace suffisante pour l'acquérir. - Tandis que l'Ang lo-Saxon marche bravement à sa conquête, paie de sa personne, affronte Lous les risques, nous nous bornons à entasser, au prix de mille privations, titres de rentes et obligations bien sûres, heureux d'aller à jour fixe et à heure fix e, loucher un coupon également Ox e, avec l'espoir secret de quelques gros lot imaginaire! L'espoir du gros lot, et l'espoir de la relrnite, voilà de _ quoi calmer les humeurs les plus bouillonnes des individualistes les plus endurcis. Ne so yons donc pas surpris si le commerce, l'industrie, l'agriculture reslcnt encore délaissés, et s1 nos
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Mor .
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acerbes, aussi violentes, que celles de tous ces « embrigadés » dont le sort cependant suscite tant d'envieux et de jaloux. Les adhésions de plus en plus 11ornbreuses aux idées socia listes, el l'enthousiasme croissant que ces idées provoquent sont plus significatifs encore. Le socialisme n'csl-il pas une critique souve 11t justifiée des abus et des privilèges; ne promet-il pas à tous un affranchissement prochain, une liberté plus grande, une indépendance plus complète? Ne s'annonce-t-il pas comme devant enfin briser toutes les chaînes que la Révolution a laissées subsister et toutes celles qui ont été forgées depuis pour entraver les travailleurs? S'il triomphe et rompt tous les vieux cadres qui nous enserrent et nous compriment, toutes les classes sociales dont les privilèges injustifiés inquiètent ou révoltent, est-cc que la volonté de chaque individu ne se trouvera pas fortifiée, plus maîtresse d'elle-même, sa dignité grandie? Voilà ce qui séduit l'esprit, l'attire cl le fascine. - Mais, d'autre part, consulte~, non les théoriciens du socialisme, ceux qui rêvent d'un idéal de justice et de fraternité, mais la foule qui les écoule, les applaudit el leur fait cortège; vous constaterez bien vite que beaucoup n'appellent de leurs
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vœux ce nouvel état de choses que dans l'espoir d'une Lranguillité plus gTande, d'un travail moins faLigant et moins aléatoire, et surtout d'une responsabilité moins obséùanle. C'est encore le mirage du fonctionnarisme qui les hante. Un labeur assuré par l'ÉLaL, bien réglé, bien rémunéré, sans risques personnels à courir; un avenir confortable et paisible g aranti à Lous, sans qu'il soit nécessaire de son g er soi-même à l'éparg ne, de s'ingéni er pour produire mieux et plus vile, de prendre sur ses heures de repos pour meure à l'abri sa vieillesse: lelle est l'organisation qu'ils souhaitent'. - Ainsi entendu, le socialisme où se croisent tant d'aspirations di verses , nous oITre-t-il celte organisa Lion idéal e que· chacun doiL appeler de ses vœux?
Nolre indiviLlualisme n 'est clone, bien souvent, quoi qu'on en dise, qu ' un individualisme avorté, et pour en découvrir la raison, il suffît de songer aux causes mulLiples gui l'ont fait nallre.
l. Ce qu e nous criliquon s ici, c'es l s impl eme nl un e ce1 ·laine conception, du socialism e el un e e nqu èle as5ez é lendu e nou s a pe rmis d e co ns ta ler .qu e ce lle co nceplion es l ce ll e d'un grand nombre.
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Ces causes se divisent en deux classes comme les tendances contraires que nous avons signalées : celles qui conlribuent à développer en nous l'indépendance de la pensée, ce que nous pourrions appeler l'individualisme intellectuel, et celles qui élouITent l'indépendance de la volonté, l'individualisme pralique. Les premières de ces causes ont été de nos jours clairement mises en lumière, mais il en est une sur laquelle il convient d'appeler particulièrement l'allention, car, en dernière analyse, elle comprend toules les autres; c'est la confiance absolue que, depuis Descartes, on a dans .la raison et la pratique généralisée du libre examen. Si, dans le domaine des fails, nous nous en remeltons encore au jugement d'autrui, dans le domaine de la spéculation pure, nous vou Ions j nger par nous-mèmes : nulle autorité devant laquelle nous nous sen lions tenus d'abdiquer,« cela seul est vrai, pour nous, qui nous paraît évident». De là, l'habitude que nous avons prise de soumellre à notre critique tous les systèmes : philosophiques, poliliques ou religieux; de là, l'extension croissanle des religions qui n'imposent aucun dogme et dont les pasteurs se bornent à guider les esprits, sans les contraindre, à réveiller le sentiment du« divin»,
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toul en laissant à la conscience le soin de se prononcer en dernier ressort. Voyons, du resle, ce qui se passe dans nos familles. Jamais les enfants n'onL joui d'une liberlé de jugement aussi grande qu'à notre époque; jamais Je droit de discuter sur tout et à propos de tout, de défendre tout haut leurs prétendues opinions, ne leur avait éLé aussi largement accordé. On se rappelle le pittoresque tableau que M. Legouvé nous a tracé de MM. les jeunes gens, rlu sans-gêne avec lequel ils lrailent _ les croyances de leurs parenls, de l'assurance avec laquelle ils défendent les leurs. Or, depuis que ces pages ont élé écriles, je doute que les choses aient beaucoup changé. Il n'esl donc .point surprenant que, clans ces conditions, l'individualisme inle\lectuel se soit exacerbé. Mais ici reparaît la conlradiclion perpéluel1e qui se retrouve Loujours au fond de noLre conduile et de nos mœurs. Pendant que nous afîranchissons la pensée de nos enfants, nous Lenons le plus possible leur volonté an maillot. Nous craignons de peser sur leur conscience, d'enchaîner leur esprit, mais nous Lremblons dès qu'il leur faut prendre une décision, faire preuve d'initiative, engager leur responsabilité. Notre
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constante préoccupation est d'écarter de leur chemin les obstacles eL la fatigue. Ont-ils des g·oûts aventureux, le goûL des entreprises hardies eL des voyages lointains? parlent-ils de nous quiller, d'aller aux colonies, et nous voilà aux chàmps! Par nos soucis de Lous les instants, par nos conseils, par nos interventions continuelles, nous émoussons lentement leur énergie et leur virilité. A combien d'entre nous, les parents onl-ils eu le courage de dire : cc A partir de tel àge, ne compte plus sur nous; il faut qu'un homme se suffise »? - Ce que les enfants entendent, au contraire, ce sonL de longs propos sur leurs richesses futures, sur la nécessité de ne les point compromettre, de les accroître même par le traitement mo<leste d'un emploi bien paisible ou d'un mariage de raison! L'éducation esL donc à la fois libérale et servile : elle fait des espriLs frondeurs et <les vol on tés sans ressort, .des ergoteurs plutôt que des travailleurs, des critiques et des rêveurs plutôL que des hommes d'action.
Par quels moyens remédier à ces défauts qui entraînent la désagrégation des groupes sociaux
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et l'aITaissement des caraclères? - Suivant un certain nombre de penseurs contemporains, le premier el le plus urgent, ce serait de travailler au relèvement de la moralité, et, à cet effet, d'unir, dans une action commune, tous les hommes de bonne volonté, la queslion sociale leur paraissant avant lout d'ordre rn01·al et religieux. Aussi, passant de la th éorie à la pralique, ont-ils fondé une ligue d'un nouveau genre dont M. Desjardins est le porte-drapeau, la ligue des Compagnons du devofr. Leur ambition est de rapprocher, en dehors cle toute scclc et de tout parli, en vue seulement du bien général, ceux qui croient encore au devoir « el qui éprouvent le besoin d'un appui extérieur conlre leurs passions ». C'est par l'âme et sur les âmes qu'ils veulent ngfr. « Nous ne combattons pas les maux, écrivenl-i ls, mais le mal. Notre principe, c'est la paciocalion de l'âme par une vie meilleure. » Aussi n'est-cc point une religion nouvelle qu'ils fondent, car ils engageol, au contraire, les croyanls à rester chacun dans leur église; c'est une association pl us vaste, plus large, plus tolérante, où peuvenl se concerter et s'aider des hommes venus des points les plus divers. De celte communauté d'cITol'ls, actuelle-
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ment épars, doivent sortir « des hommes vraiment bons, spirituels, des saints», dont les tendances religieuses s'opposeront aux tendances sceptiques de la foule, dont le ùésinléressemcnt et l'accord serviront de digue à l'individualisme qui nous envahit. Une telle entreprise doit être jugée autrement que par un sourire. Tout effort généreux cl sin. cère ayant pour but de montrer aux hommes un idéal élevé, de le leur faire aimer, de les aider à l'atteindre mérite le respect. Nul doute, d'ailleurs, que tout ce que l'on fait pour la moralité ne contribue à la paix, au hien-êlre et au progrès Jes sociétés. Toutefois, prenons garde de nous laisser duper en jugeant de l'efficacité de nos intentions d'après leur pureté. Le moyen qu'on nous propose est fort bon, mais nous doutons qu'il soit suffisant, et il semble bien que nos apôtres nouveaux en doutent comme nous. « L'œuvre que nous poursuivons, dit M. Desjardins, est si démesurée, qu'il ne faut pas attendre d'en voir un commencement de réalisation; mais cela ne change rien à. notre devoir. Ce n'est pas le succès qui est notre aff'aire. » Il reconnaît, ail~ leur·s, que malgré les milliers de prêtres dévoués 1 qui ont semé aux quatre vents la bonne parole,
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l'écart est toujours excessif entre l'idéal moral de la conscience et notre moralité effective. « La sagesse pure n'a point passé dans l'acte. » S'il en est ainsi, et si nous nous refusons à admettre que« le succès ne soil pas notre affaire», ne nous faut-il pas logiquement reconnaître l'insuffisance de la morale qu'on nous prêche? Celle morale nous paraît insuffisante surtout à cause de son manque de force et de précision. Les exhorlalions pieuses de ses apôtres nous inclinent vers un idéal qui resle trop clans le vague, et si elles louchent délicatement le cœur, elles n'éclairent pas suffisamment la raison. Elles conviennent, nous n'en doutons pas, admirablement aux. âmes religieuses dont elles bercent les rêves; mais elles ne sauraient suflire à réveiller celles dont la foi est morte et à les pousser énergiquement à l'action. Il se pourrait même qu'elles ne fuss ent pas sans danger sur les âmes jeunes q 11 i ont besoin , avant tout, de règle sûre de conduite, d'idéal bien défini, de raisons d'agir claires el impérieuse!'\. Faire des sainls est fort beau ... mais ne tentons pas l'impossible : songeons d'abord à foire des hommes; le reste viendra, peut-être, par surcroît.
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Sans combatLre celte union un peu mystique des âmes, que préconisent les Corn pagnons du devoir, d'aulres philosophes plus pratiques cherchent à élablir une union plus efficace cl fondée sur des raisons plus accessibles à Lous. Ils ne nient pas que la question sociale soit une question morale, mais ils croient fermement aussi que la question morale est inversement une question sociale. Pour se faire une idée exacte de ses devoirs et de ses droits, il faut savoir quels liens nous rattachonL à la sociéLé, quels services nous en avons reçus, quelle est, partanL, l'élendue de notre delle. l\fonlrer à l'homme sa place dans l'organisme social, l'impossibilité où il se trouve de se suffire à lui-même, l'éLroite solidarité qui existe entl'e Lous; éveiller le sentiment de celte interdépendance, et des obligations qui en découlent: voilà la première lâche qui s'impose à ceux qui rêvenL d'améliorer la société dont ils sont membres. Ce qui revient à dire encore que la question sociale est, en même temps, une question d'éducation.
�L'flliDI \' IDUALISi\IE
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Nous avons apprécié, ailleurs , celle concepLion du solidarisme et nous en avons montré tous les avantages : bien comprise et sagement appliquée, elle peut devenir un instrument puissaut de relèvement social, mais à une condition, c'est qu'en exalLant les droits de la sociéLé, on ne méconnaîtra pas ceux de l'individu. S'il est vrai, en effet, que l'individu ne puisse rien sans la ciLé, il est vrai également que la cité ne vaut que par les individus qni la composent. C' es t là cc que Vinet a bien mis en lumière : « La société ne doit pas oublier, dit-i l, que loute respectable qu'el le est, l'homme ne fut pas créé exclusivement pour elle; qu 'elle est aussi bien le moyen de l'individu que l'individu est son moyen; que la Providence, peut-être, a moins commis l'homme à la garde et au perfectionn ement de la sociéLé, qu e la sociéLé à la garde et au perfectionnement de l'homm e ; que l'humanilé n'est réel le et vivante que clans l'individu. C'est parce qu'on croit peu ou qu ' on ne pense guère à l'avenir des individus, qu'on parle beaucoup de celui des sociétés; et la croyance vive, l'allen Le sé rieuse d'un autre monde suffirait pour réve iller
1. Yid . s up.: dit Soliclca·isme .
THOMA S. -
)for. et édué,
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dans les âmes l'individualité qui s'éteint sans remède dans l'absence de cet immense intérêt 1 • » Ce qu'il importe, en outre , de bien comprendre, - et l'histoi_ sur ce point, nous fournit les re, exemples les plus éloquents, - c'est que les progrès des nations, disons même de -l'humanité , sont dus principalement à ce ux qui ont su prendre conscience d'eux-mêmes, de leur personnalité, de leur dignité propre . .c'est dans cette conscience plus encore que dans 1~ sentiment de leur dépendance que les héros célébrés par Carlyle et Emerson ont puisé . la confiance el l'énergie nécessaires pour accomplir leurs plus belles œuvres, celles qui ont changé la face du monde. Tou le la difficulté est clone de re co nnaître soi-même et de faire reconnaitre aux anlrcs ce qui est dû à chacun de nous, et ce qui est clù au groupe social 2 ; quelle s libert és sont légitimes cl
,J. Vinet. Mélan_qes . 2. Ce Ue clirrlculté a é té s ig nal ée par M. Darlu avec un e rare précision cl une grande é loqu e nce : " Le prob lème de l' individualisme, dit-il , n'es t qu'un cas particu lie r d'un problème inflnim c nt plus gé néral, à savoir le rapport de l' in di v idu e l el d e l'uni ve r se l, de la co nsci en ce c l de la r éa lité.,. :'lous ne so mm es qu'11n fil dans la toile imm e nse qui se balance a u vent du cie l, cl cepe nd a nt no us r essento ns le mouvement de l'cnscn1blc, cl 11011s savo ns le r a le ntir ou l'accélérc 1 ·. Un éléme nt d'un loul qui co nço it le loul e l agi t sur le loul: voil à le fait csscnlie l qui se LrouYe a u fo nd d e toutes les
�L ' l:-1 D[VID UALIS~fE
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quelles autorités respectabl es, aOn que chaque volonté s'exerçant dans son domaine, lende à son propre perfectionnement cl au perfectionnement cle tous, à l'union de plus en plus étroite de la nation et, « dans l'avenir, du genre humain 1 » .
qu es lions philoso phiqu es : le r a pporL de l'ho mm e à Di e u, qui es L le pro bl è me Lh éo lo giqu e; le ra pporL du moi e l de la Jib erLé avec les loi s de lu na Lurc, qui esL le probl èm e psyc hologiqu e; le r appo'r L de l'individu e t de la socié L q ui es L é, le probl ème socia l ; de l'indi vidu e l d e l'Éla l, ce qui es L le probl è me politiqu e c l ain si de s uiLe. A cc poinL d e vu e, il appa raît de suiLc qu e l'individu e t la sociéL ne pe11ve nL é ê Lre sépa rés . L'individua lisme pur qui rej e LLc raiL L ule a uLoo rité social e ser a iL a uss i a bs urd e qu e l'atomi sme e n m é taph ysiqu e; le socia li sm e pur qui r ej e tLe raiL to ut droit au'.\'. individu s se rait non moin s c himé riqu e. " Op. cil. 1. Qu 'on nous perm e tLe de c i L e ncore les co nse il s pratier qu es qu e, d'acco rd av ec .M. P. LaffllLe, no us donn e s ur ce poinL M. Darlu : " li faudraiL, nou s diL-il , l'ac Li o n d' un esprit publi c, ac Lif, é ne rgiqu e qui fe rait équilibre à la libe rté d e p e nser , el ré prim e raiL les écarLs, les fa nta isies, l es o pinion s individu e ll es ; des mœ urs J'orLes e l sé vè res qui contie ndrai e nt la libe rLé d es r ela tio ns pri vées; des ha bitud es e nracin ées de res pec t d es lois e Ld'éga rd po ur les droits du vois in ; l' ha bitud e du fa il·play e n lo utes cho ses qui se r vi ra iL d e r ègle a u se ntim e nL de l'indi vidu a lilé (re ma rqu o ns qu e l'a uLe ur n e dit pas ici de l' indi vidua lisme) ; e nfin d es associa Lion s mulLipli ées, professionn ell es, pa Lri o Liq ues , c harilabl cs, religie uses , d e j e u m ê me, pour r elier les individu s les un s a ux auLres pa r mill e li e ns de sy mpa thie e t de coll a boratio n, cr oisés e n L ous se ns a uto ur d e le urs cœ urs . E L e nco re, ne fa uL-il pas oublier qu e, si nombreux e t si forLs qu e soie nL ces li e ns, la socié L a e L aura toujours besoin d' ê tre gouvern ée, e Ld'avoir é à sa tê L des homm es de ca rac tè re qui mainLie nnenL l'ordre e publi c pa r l'a pplicaLi o n s tri c te e l im pa rLi a lc de L uLes les o lo is, av ec d'auLant plu s de soin qu e les lib e rLés publiqu es se ro nL plu s g ra nd es, "
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On voit, dès lors, dans quelle direction il convient d'orienter L'éducation de la jeunesse. Puisque la force et la grandeur des sociétés dépendent de la force et de la dignité des individus qui les composent, notre premier soin doit être de développer, par tous les moyens en notre pouvoir, le sentiment vif et profond de la personnalité. En effet, comme l'a dit excellement un philosophe contemporain, « c'est l'homme intérieur qui reste toujours, quoiqu'on veuille, au centre de la société, c'est à lui que doit aller l'effort de l'éducation'. » IL ne saurait donc être question d'en revenir à des procédés depuis longtemps discrédités, de violenter les consciences et d'enlever à nos enfants toute liberté de penser et de juger par eux-mêmes; seulement, n'oublions pas que « l'homme intérieur qu'il s'agit de former est un Français né aux dernières heures du x1x0 siècle, citoyen d'une démocratie
1. Del bo s, Discours pron oncé au concours généi'al , 1898. " Ce qui fait plu s qu e Loule autre c hose, dit clans le m (\ me se ns M. Dar lu , la force des socié tés, c'est la force moral e d es individu s ; ce qui es l la mo ell e d e le ur êlre moral , c' es t l' é nergie inté ri e ure d e le ur con scie nce. " Op. cit.
�L'li.'iDIVJDUALISME
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républicaine • » Or, pour que ce Français puisse remplir utilement ses devoirs individuels et sociaux, pour qu'il puisse être ulilc à lui-même et aux autres, soutenir sans défaillance la lulle de plus en plus ardenle qu'il lui faudra livrer, il est nécessaire que nous ayons le plus tôt possible préparé son adaptation au milieu où il doit vivre « par une initiation prudente mais résolue à la réalité contemporaine. i> Depuis cinquante ans la situation économique et politique de noire pays s'est considérablement modifiée; il faut pour réussir des aptitudes nouvelles : plus d'énergie, plus d'initiative, plus de souplesse, plus de décision dans la conception et dans l'action. A mesure que l'évolution sociale s'accentue, la nécessité de se suffire à soi-même grandit. Nous pouvons de moins en moins compter sur nos parents el sur les richesses qu'ils nous laissent; c'est pourquoi il est urgent, dans la famille et à l'école, de donner à nos enseignements une forme cl une tendance plus immédiatement pra_liques, sans rien leur ôter, d'ailleurs, de leur élévation. Utilité el moralité sont deux term es qui
1. Léo n l3ou rgcoi,; : Discou1·s pi·ononcé au concou rs _général, 1898. Le m ême orateur constate que l'édu ca tion pour être vraiment erticace cloiL être nationale, contempo}"(line e t sociale.
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s'unissent, quoiqu'on en dise, au lieu de s'exclure; c'est pour l'avoir méconnu que tant de penseurs se sont égarés dans des chimères irréalisables, égarant à leur suite des légions de naïfs que leurs chimères avai ent séduits. Aussi nous parailelle l'expression même de la sagesse celte conclusion de M. Demolins : cc IL est écril : Tu gagneras ton pain à la su eur de Lon front 1. Celle parole est non seulemenl le fondement de la puissance sociale, mais encore le fondement de la puissance morale. Les peuples qui se dérobent par toutes sortes de combinaisons à cette loi du kavail personnel el intense, subissent une dépression, une infériorité morale; ainsi le PeauRouge par rapport à !'Oriental; ainsi l'Orienlal par rapport à l'O ccidenlal; ainsi les peuples latins et ge rmains de l'O ccidenl par rapport aux peuples anglo -saxons 2 • »
1. C'est da ns les co nll'écs le.s plus pauvres de la France, ce ll es rlonl les enfants, de très bonn e he ure, so nt o bli gés de se s uffire e l m ême d'ém igrer, que l'o n l'enco ntre la mo ye nn e la plu s élevée d 'homm es a l'ri va nL , - c l ce la par leu.r se ul e é nergie, - aux. situati o ns les plu · e nviabl es . 2. Po ur co mballre les d éfa ut,; qu e no us avo ns s igna lés J\l. Demolin s va procha in ement inaugurer un nou vea u sysL me d'éd ucation parmi nou . Il est grand eme nt à so uhait e!' è que ce lle Lenla live réussisse, e l ell e réussira ce rlain cme nl si l'o n n'o ublie poinl les différe nces profondes qui exisle nl, q u'il csl m ême bon de co nser ver , en parti e, e ntre les França is et les An glo-Saxon s.
�CHAPITRE X
L'enseignement de la. rno,·alP. Scrupule cla.ng·et·cux.
Pendant que nos philosophes « remellaient au creuset», suivanL l'expression de l'un d'eux , nos vieux préceples de morale, plusieurs éducaleurs se préoccupaient de l'usage qu'on en doit faire dans l'éducation des enfants. Or, comme toujours, ou presque toujours, c'est du Nord qu e nous est venue, une fois encore, la lumière. Toul le monde connaiL l'exlraordinaire théori e de Tolstoï I sur l'éducalion des enfants. ParlanL de ce prindpe que la vériLé absolue nous est à jamais interdiLe, il semble nous conLesler d'abord , mêm e le droiL d'enseigner. « Si, clans l'histoire
l. Voy. TolsLoi : la liberté clans l'école . rie pédagogie (p. 203 et sui\·.).
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du savoir humain, diL-il, il n'est point de vérilé absolue, si les erreurs vont se succédanL l'une à l'autre, alors sur qu el fondement forcer la jeune génération à s'assimiler des connaissances qui seront certcànement reconnues fausses un jour?» L es m ê mes raisons qui co ndamnent l'insLruction, condamnent l'éducalion, car le bien ne nous est pas mieux connu que le vmi : « Nous ne reconnaissons point à l'homme la possibilité de savoir ce qu'il faut à l'homme. » L'influence que les maîtres exercent sur les générations qu 'on leur confie n'est donc, la plupart du Lemps, « que la résistance au développement d'une conscience nouvelle. C'est î'acLion forcée, violente, d'un esprit sur un autre, pour le façonner sur un modèle qui lui semble bon . C'es t l'effort d' un individu pour rendre un auLre individu tel ql.l. 'il esL . lui-m ê me ». C'est pis encore, s'il faut en croire cetle stupéfiante affirmation de Tolstoï : « Je suis persuadé que si le maître déploie parfois beaucoup d'ard eur dans l' éducation de l'enfant, c'est uniquement qu'au fond de celle tendance se recèle lajalousie de let pureté clc l'enfant et le clésfr cle le rendre semblable à soi, c'est-à-dire pliis déprctvé. » C'est celle même théori e, alLénuée, il est vrai,
�L'ENSEIGNE;\IENT DE LA MOIIALE
l !S3
et considérablement amendée, - car le bon sens français ne perd jamais complètement ses <lroils, même chez les LolsloïsanLs les plus fanatiques, - que l'on reprend de nos jours, en l'appuyant sur des raisons nouvelles. « Il faut le dire avec énergie, écrivait récemment un éducateur que je ne voudrais pas chagriner en le nommant : la famille seule a qualité pour former la conscience »; el ce jugement, il serait facile de le retrouver à peine dissimulé, dans les ouvrages de plusieurs de nos meilleurs maîtres. C'est donc à tous les instituteurs et à tous les professeurs, quels qu'ils soient, qu'ils refusent le droit de former la conscience de la jeunesse; et cc droit, ils le refusent pour deux raisons principales : - la première, c'est que l'âme de l'enfant est si malléable et si délicate qu'il est bien difficile d'agir sur elle sans la blesser; c'est que les moindres impressions reçues deviennent vite le germe d'habitudes qui iront se fortifiant sans cesse, de telle sorte que l'enfant, au lieu d'être une personnalilé véritable, n'est plus qu'une résultante, un reflet des milieux où il a grandi; - la deuxième, c'est que nous ne sommes jamais absolument sûrs de bien comprendre le devoir, de nous en tenir, clans notre enseignement, aux idées et aux lois vraiment
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uni verse Iles, de nous renfermer enfin dans les bornes permises. Au lieu de former la jeunesse, nous sommes donc conlinuellement exposés à la déformer; au lieu de créer des êtres libres et aulonomes, à ne créer que des automates .
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Ce que vaut une pareille théorie, prise au pied de la lellre, nous n 'hésilons pas à le dire, malgré l'autorité de ses défenseurs: elle est inapplicable, el le est illogique, et, de plus, elle est dangereuse. Elle est inapplicable, car on ne trouvera jamais ni un père de famille ni un éducateur, vraiment dignes de ce nom, qu' elle puisse convaincre. Quel est celui d'entre nous qui, ayant des enfants, COil'Senlirait à les laisser se développer à leur guise, et, par crainte de fausser leur esprit, renoncerait à les instruire de leurs devoirs, à les blâmer lorsqu'ils s'en écartent, à les encourager lorsqu'ils les pratiquent; à ne jamais leur donner ni ordres ni conseils pour les amener à faire ce que nous jugeons bien, à fuir ce que nous jugeons mal ? Tolstoï, d'ailleurs, a eu des fils et des filles, et nous vou-
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<ll'ions savoir s'il a mis, avec eux, sa doctrine en pratique. L'instituteur et le professeur ne peuvent pas plus que les parents renoncer à leurs droits de directeurs de conscience, et il semble bien que los maitres dont nous critiquons ici los idées l'aient compris comme nous. Écoulons plutôt Tolstoï: « La tendance des parents à s'occuper de l'éducation des enfants est, dil-il, si naturelle, qu'on ne saurait la blâmer. ,i Mais il ne s'en tient pas là, et une fois engagé dans la voie des concessions, il nous accorde le droit d'élever non seulement nos propres enfants, mais encore ceux des autres, dans la religion quo nous croyons juste.« L'instruction, qui a sa base dans la révélation divine, dont personne, écrit-il, ne saurait conte::;tcr la vériLé et la légitimité, doit être sans contredit, inoculée au peuple, el la contrainte es t légitime clans ce cas, mais seulement dans cc cas. » IL va plus loin encore, cl il ·reconnail à l'État le droit do former les citoyens qui lui sont nécessaires. En eITet, « sans les sel'vileurs du gouvernement, point de gouvernement, et sans gouvernement point d'État. » Do toile sorte qu'après nous avoir, au poi11t de vue théorique, contesté tous nos droits, on nous en (;Onfère, au
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poinL de vue praLique, d'cxtrêmement étendus et que nous ne réclamions pas. Hàlons-nous d'ajouler que les disciples de Tolstoï sont loin de le suivre jusque-là. Ils s'en tiennenL aux principes qu'ils ont posés sans retour en arrière, condamnant fièrement le bon sens au nom de leur raison.
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En second lieu, celte théorie, avons-nous dit, est illogique. Que prouv e nt, en effet, ces scrnpules, suivant nou s, excessifs, cL celle crainte obsédante d 'outrepasse r ses droits , sinon la conviction profonde qu e l'âme de l'enfant est chose inviolable el sacrée, que nous devo ns resp ecter en elle la personnalité lrnmaine, comme nous devons la resp ecter en nous et llans les autres? Penser ainsi, n'esL-ce pas implicilemrnt acl melLre, comme règle de conduilc, la formule célèbre de Kant : « Traite toujours l'hum anité en toi eL dans les semblables, non comme un moyen, mais comme une fin? » - De ce principe impliqué dans les protestations qui précèdcnl, découlent logiquement des principes secondaires,
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nels, rigoureux, précis et capables de nous guider dans notre œuvre. Le premier c'est que nous devons praliquer la justice el la faire pratiquer le plus possible à nos enfanls, la justice n'élant que le respect des droits d'autrui; le second c'est que nous devons joindre à la justice, la charité, c'est-à-dire aimer assez ces personnalilés naissantes qui nous sont confiées, pour travailler clans la mesure de nos forces à hâler leur éclosion, et àécarler tout ce qui pourrait leur nuire; pour que, guidées et éclairées par nos paroles el nos exemples, elles en arrivenl aussi à s'aimer et à se soutenir les unes les aulres clans la lulle pour ln. vie. Dès lors, comment soutenir encore que nolre conception du bien est purement imaginaire, que nous n'avons du devoir qu'une notion obscure et confuse, que « l'homme ne peul savoir ce qu'il faut à l'homme?» Ces principes sur lesquels repose Loule morale soul non seulem ent cl~irs eL précis; ils sont, en oulre, faciles à enseigner: il suffit pour cela de montrer aux enfants les liens étroits qui les unissent à ceux qui les entourent. Le jour où ils auront parfaitement compris les services rendus par leurs parents, par leurs maîtres, par leurs concitoyens, par tous les hommes qui pensent
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et qui agissent; où ils seront convaincus de celle vérité capitale : que, par eux-mêmes, ils ne sont rien ou presque rien, et qu'ils doivent à la société, à l'humanité tout entière, - à l'humanité d'aujourd'hui et à l'humanité d'autrefois, - tous les biens dont ils jouissent, ce jour-là, ils deviendront charitables et justes. Est-cc à dire maintenant que nul doute ne viendra jamais effleurer leur conscience; qu'ils verront toujours et immédiatement quelle ligne de conduite il leur faudra tenir; que la loi morale, dans ses applications innombrables, n'aura plus d'obscurités? Évidemment non; mais ils auront pour les guider une règle générale qui leur sera d'~n précieux secours dans tous les cas difficiles, et ils seront sûrs, en la suivant, de rester toujours honnêtes. En lisant les objections accumulées avec tant de persévérance contre l'éducation morale, on songe malgré soi à ces casuistes d'un autre âge, qui semblaient prendre plaisir à discuter les cas de conscience embarrassants, à lullcr de subtilité, à rechercher dans les actes les motifs et les mobiles les plus cachés, à dégager de leurs analyses je ne sais quel idéal de perfeclion, nuageux, inaccessible. Peut-être a vaien L-il s raison,
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élant donnés les fidèles auxquels ils s'adressaient; mais l'àme de nos enfants est beaucoup moins compliquée, et la vertu ne saurait être pour eux un sport; beaucoup moins compliquée est également la vie qu'ils auront à vivre, et c'esL à cetLe vie que nous devons les préparer. Du moment que l'on reconnaît les principes dont nous venons de parler : à sa voir la dignilé de la personne humaine et l'obligation de la respecter et de l'aimer, on doit reconnaître par là même qu'il est de nolre devoir de v;eiller sur la conscience de nos enfanls et de song·er à leur éducation.
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Enfin nous soutenons que les adversaires de l'éducalion morale, en contestant nos droils sur les enfants, poursuivent une œuvre dangerwse. Elle est dangereuse, en premier lieu, pour toutes les écoles qu'elle prive de leur moyen d'acLion le plus pui·ssant. Il est vrai que beaucoup de familles, en nous confiant leurs fils et leurs filles, nous demandent, avant Lout, de les insLruire; mais n'est-il pas vrai également que le plus grand nombre d'entre elles nous deman-
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dent davantage, nous prient même parfois, et l'on sait avec quelle insistance, - de leur suggérer, comme elles disent, « de bons principes », de former leur cœur en même temps que leur esprit, de les suppléer, en un mot, dans ce lte mission moralisatrice, autant qu'il est possible? Nous faudrait-il donc, à ces demandes pressantes, répondre par des refus, el au nom do je ne sais quels scrupules naïfs, laisser échapper los meilleures occasions do nous rendre utiles? Une fois qe plus, par amour d'un mieux cliimériquc, nous aurions laissé échapper le bien. Leur œuvre est, on oulre, dangereuse pour la jeun esse. Quo deviendront, en e ffet, Lous ces enfants auxquels vous ne voulez plus servie do direc teurs de conscience? Quelques-uns sernnl formés encore, et très bien, par leurs parents; mais beaucoup, dont le milieu familial n'est point exemplaire, re s leronl exposés à toutes los suggestions fâcheuses du dehors et à tous les conseils les plus pernicieux. Les méchants qu'i ls rencontreront seront moins scrupuleux que nous , soyons-en sùrs; ils poursuivront, eux aussi, leur œ uvre et i ls la poursuivront avec d'autant plus de succès que nos élèves seront désarmés. Aussi, cornbien ils nous paraissent plus sages ceux qui,
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au lieu de nous parler sans cesse des responsabilités que nous encourons en nous faisant les interprètes du devoir , cherchent à opposer à la ligue des malhonnêtes gens, la ligue des gens honnêtes, ligue vivante et agissante. C'est aux premiers rangs de ces lulleurs convaincus que nous devons nous placer, au lieu de nous immobiliser dans une inertie excessive et qui confine à la lâcheté. Enfin, restreindre, comme on le fait, les droits de l'éducateur est dangereux pour le pays. Une na lion n'est forle que lorsqu'elle est unie et poursuit un même idéal. Or, cet idéal il nous appartient, quoi qu'on en dise, de le dégager, de le faire aimer el comprendre et d'inspirer l'énergie capable de le réaliser. Quant anx scrupules qui pourraient nous rester encore, dans certains cas, nous avons · un moyen pratique et excellent de les faire disparaître. Demandons-nous si nous consentirions à soumettre au jugement de Lous les hommes honnêtes nos actes et nos paroles; si les conseils que nous donnons clans nos classes nous les donnerions sincèrement, dans la famille, à nos propres enfants . La réponse est-elle négative? Abstenons-nous; est-elle afflrmati ve, au contraire, agissons sans crainte, nous faisons le bien.
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Ces conclusions,j'en suis persuadé, réuniraient la presque unanimité des suffrages. Plus que jamais, on s'accorde à reconnailre que « l'insLruclion qui n'aboutit pas à une éducation est plus dangereuse yu'ulile à l'ordre social; » el que cc la première chose que le bon sens indiqùe qu'il faudrait faire, c'est de former des éducateurs ». Mais si l'on s'accorde sur l'exercice de ces droits, disons même de ces devoirs, on s'ac- , corde moins aisérnenl sur les moyens de les pratiquer. Soyez moralistes, formez la conscience de nos enfants, écrivait l'un des maitres que préoccupent vivement ces problèmes relatifs à l'éducation, mais n'oubliez jamais que cc l'État, et, par suile, ceux qui parlent en son nom, ne peut être, sans violer la liberlé de conscience, ni spirilualisle, ni matérialiste, ni panthéiste, ni eléis le, ni théiste, ni athée! » Si l'un de .nous encourt l'une ou l'autre de ces épithètes, il ne remplit pl us son devoir et doiL être blâmé; nous sommes des théologiens ou des métaphysiciens, - ce qui ne vaut g·uère mieux, - parlant des
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maîtres dangereux! L'éducaleur idéal est celui qui reste neutre enlre tous ces sytèmes, c'est l'éducateur auvergnat! Cette règle absolu e que quelques-uns voudraient inscrire en tête de nos nouveaux programmes, ils la justifient, il est vrai, à l'aide de deux principes non moins absolus: le premier, c'est qu'en remplissant sa lâche, « le maître ne doit jamais être contraint de parler contre sa conscience »; le second,
« c'est qu'il doit toujours respecter celle de ses
élèves et les opinions de leurs parents ». J'ai tenu à ciler textuellement ces formules afin d'être bien sûr de n'en pas altérer le sens. Voyons quelles en . sont les conséquences au point de vue de l'enseignement, el quC'lle situation Loule spéciale elles créent à l'universitaire. Ce qu'on nous demande, avant tout, c'est de devenir, plus encore que par le passé, des éducateurs, c'est-à-dire, si j'entends bien le mot, des maîtres inspirant à leurs enfants l'amour du bien et du devoir , se dévouant, pour en faire des hommes u Liles et horinêles. Or, comment al teindre ce but en gardant cette sainte neulralilé qu'on nous impose? Admettons, pour un inslant, que le maître, - on en lrouve encore, paraît-il! croie à la liberté, et dise à ses élèves qu'il dépend
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d'eux de choisir entre le bien et le mal et de pratiquer l'un ou l'aulre; el aussilôt les matérialistes, panthéistes, déterministes, auront le droit de protester : « Vous enseignez à nos enfants, diront-ils, des lhé,ories contraires à nos convictions les plus profondes; vous faites de la métaphysique, peut-être sans le savoir, mais vous en faites, contrairement à nos conventions, et nous nous y opposons.» Ces plaintes seront justifiées, et l'instituteur n'aura qu'à se soumettre ou à se démetlre. Supposons, au contraire, que ce soit le maître qui considère la croyance à la liberté comme une illusion, et tous ses auditeurs comme des automates dont les actes sont fatalement déterminés : quel langage tiendra-t-il dans sa classe, lorsqu'il exposera les principaux devoirs de la morale? Évidemment, il lui faudra une très grande habileté pour ne blesser jamais ni ses convictions, ni celles des parents qu'il représenle. On m'objectera qu'il n'est pas besoin de recourir à la mélaphysique pour établir les grands principes de nolre conduite; je l'admets volontiers; mais ce qui est incontestable, c'est que, de ces principes, qu'on le veuille ou non, découle loute une rnélaphysiquc : donc la neutralité dont on nous parle est irréalisable. Nous pourrions faire
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nalUL'cllement les mêmes rernal'ques à propos du devoir, du mérite et de la vertu. Peu t-êlre, cependant, se trouvera-t-il un maître assez habile pour tourner ces difficultés dans les leçons qu'il fait à ses élèves, mais lorsque des questions de toutes sortes lui seront adressées sur ces sujets scabreux, comment pourra-t-il, sans péril, y répondre d'une manière satisfaisante? De plus il a des tex les à expliquer, des fables de La F onlaine, des morcf:\aux choisis de Bossuet, de Racine et de Corneille ... , où les mots d'immortalité, de Dieu, de Providence reviennent à chaque instant. Devra-t-il donc, pour rester fidèle à sa consigne, soit refuser de répondre aux interrogations de ses élèves, soit se borner à leur faire connaître, à propos de l'immortalité, par exemple, les sens différenls qu'on atlache à ce mot? Car remarquons bien que, pour êlre vraiment neutre, il doit exposer avec la même impartialité la définition des spiritwilisles et celle des panthéistes, qui sont loin de se ressembler. En vérité, ce sont là bien des obstacles, et nous nous demandons si le plus sage ne serait pas encore de rayer, une bonne fois pour toules, ces termes embarrassants de notre vocabulaire el de ne plus introduire clans les classes q ne des textes
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MORALE ET ÉDUCATION
expurgés. Si c'est là le procédé recommandé, qu'on nous avertisse et qu'on se hâte de composer des éditions nouvelles. Mais, examinons de plus près les principes sacrés que l'on prétend sauvegarder. « Le premier, nous dit-on, c'est que l'éducateur ne saurait êl re aslrein t à enseigner des choses auxquelles il ne croit pas. » Je ne sais si ceux qui le défendent en voient bien toutes les conséquences; s'ils entendent dire simplement qu'un maître enseigne mal, lorsqu'il n'est pas convaincu, rien de plus juste, sans aucun doute, mais telle n'est pas évidemment leur pensée; elle est plus générale et porte plus haut. Alors nous nous demandons quel enseignement pourra donner un maître qui, par exemple, ne voit dans l'idée de Patrie et dans les sentiments qui l'accompttgnent, qu'un reste de superstition dangereuse · qu'il importe de comballre, ou qui considère la propriété individuelle comme illégitime et comme un obstacle qu'il faut à tout prix supprimer? En raisonnant ainsi on pourrait tout justifier. On voit que, pris au pied de la lettre, le prétendu principe qu'on invoque n'est qu'une grossière erreur. Il est des institutions et des lois sans lesquelles une société ne saurait pros-
�L ' ENSEIGNEMENT DE LA MOfiALE
167
pérer et vivre; si un maître ne les accepte point, s'il n'est pas résolu à les faire aimer et à les défendre, il n'a qu'à aller chercher fortune ailleurs. Le second principe « qu'il ne faut jamais rien dire qui puisse blesser les convictions, sinon des élèves, clu moins de leurs parents », est tout aussi insoutenable. En fait, d'abord, la chose est impossible. Il nous sera facile, sans donle, de ne rien avancer qui blesse leurs croyances religieuses, s'ils en ont, mais comment é,·iter de froisser, par exemple, les croyances politiques de tous? Pas un instituteur qui ne représente la République comme le gouvernement légitime du pays : est-il sùr qu'en le faisant, il agrée à tout le monde? En outre, en droit, la chose n'est pas exigible. On ne peut demander au maître de respecter des opinions dangereuses pour la société ou pour la moralité, alors même qu'il les saurait professées par un grand nombre de ceux dont il élève les enfants.
On comprend quel est le danger de ces for~ mules toutes faites dont on abuse, et qui, par-
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MORALE ET ~~DUCATION
fois, en imposent. Nous sommes persuadé que ceux qui s'en servent d'ordinaire y voient moins - de malice, mais il n'en est pas moins vrai qu'elles prêtent à tous les malenlcndus. Cc qu'il y a de plus fâcheux encore, c'est que leurs défenseurs pensent servir la cause de la liber lé d!3 conscience, quand, en réalité, ils lui nuisent; ils croient être libéraux, quand ils ne sont qu'inloléranLs; ce qu'ils ne voient pas, c'est qu'à limiler ainsi la Uiche du mallre, en lui montrant de toutes parts des pièges el des chausse-trapes, on le paralyse ou on l'exaspère. Au lieu d'insister ainsi sur ce qui lui est défendu, qu'on insiste, de préférence, sur cc qui lui est imposé par la lâche même qu'il a acceplée, sur le but qu'il doit poursuivre, et sur les moyens de l'alleindre, sans lracer cependant de règles absolues. Que l'on s'informe moins des diplômes qu'il possède que · de son honQêlclé, de son zèle, de son tact, de sa bonne foi,,,_ S'il réunit ces qualités, soyons sans crainte : son ro uvre sera bonne et féconde j
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TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROP OS •. . . ... . .
V
ClIAPITnE I
La science et la 11101•alc.
~lorali s les e t savants. - Comm e nt la scie nce contribu e a ll triomphe de la vé rité e l a u progrès de la moralité. - Vaines prom esses qu e l' o n a fait es e n so n nom . Limites de so n domain e. - Co mm ent doivent s' unir la scie nce e l la mora le . - Opinio n de ~l. Boutroux ...
CHAPITTIE Il
La mo~·nlc sans liberté.
Le d étermini sm e psychol ogiqu e e t le libérali s me social. - La lib erté es t-ell e nécessa ire pour r endre compte d es id ées moral es et d es se ntim ents qui les acco mpagnent. - Part de vé rité contenu e dan s la th èse des dé L ermini s Les . - Contradic tion s qu e cette th èse r enferme. - Ses dange rs au poinL de vu e de l'éducation.
i6
ClIAPITRE III
La 1uo1•ale sans obligation.
Théori e de Guya u. - Comm ent il expliqu e le se ntim ent de l'ob li gati on , le dé vou ement e l le sac rifi ce.
Tt1 0MAti. -
Mo r. et êd uc .
10
�i70
TABLE DES MATIÈRE~
L'amour du risqu e physiqu e et l'amour du risque mé taphysique . - Supériorité de celle th éorie sur toutes les th éo ries nalu rali s tes an léri eures. - Ses lacun es . . . ... . .. ..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
20
CHAPITRE IV
I.e solidat•isme.
Pie rre Lero ux el sa th éo rie de la solidarité. - De la solid a rité ph ysiqu e, intell ectue ll e el morale. - Th èses de l\IM. Izoul el el Léon Bourgeois . - Justice, charité c l so lidarité. - Val eur du solid arisme au point de vu e de l'éducatio n nationale. - Nouvelle ana lyse de l'id ée de solidari té : Elle implique à la foi s jus tice el charil_ . . ... . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . é
44
CHAPIPRE V
Le pessi m i sme.
Origines du pessimisme e n Fran ce. - Les critiques de la pre mi ère heure. - Ca uses véritables qui en ont favori sé le succès. - Pess imistes cl s lru gglefor lifers.. . ..
66
CHAPITRE VI
La m o1•a le esthétique.
La morale co ntemplative cl les nouveaux fa kii·s. - La moral e esthétique proprern e n L cl ile. - Son rô le cla ns P l'édu ca tion. - Opinion de M. Evc ll in . - Ins ufl1 sa ncc de celle morale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
CHAPITRE Vil
Le dilettantisme.
Ses caractères. Services qu 'il a r end us . - Les so usdilellanles el les so us-Berge ret. - Causes qui ont pré· paré le dilellanlisrne. - Des dangers q't1'i l peul ofîril'. 101
�TABLE DES MATIÈRES
171
CHAPITRE VIII
Le devoir et l'intérêt,
La morale du devoir pur : l'impératif catégo riqu e. Théorie du dés intéresse ment a bsolu. - Ell e es t contradi ctoire et impraticabl e, même pour l'élite. - Pom la foul e ell e es t inintelligibl e et da nge reuse. - Sa val eur a u point de vu e de l'édu ca tion .......... . .... 113
CHAPITRE IX
L'iu,li,•i,lna.lisme.
Ses carac tères : Ses prin cipales manifes tati ons dan s la famill e, dans la société, dans les sciences, les lettres et les arts . - Tendan ces con traires à l'indi vidua lisme : le fonctionn arisme. - Opposition manifes te entre l'indépendance de la pensée et la servitud e de la volonté : causes de ce tte opposition. - Moyen de la faire di sparaître : M. Desj ardin s et les Compag non s du devoir; M. L. Bourgeois et le so lidarism e; M. Demolins et les An glo-Saxons ..... ... ................ . ........ 121
CHAPITRE X
L'enseignement de la. mol'a.le.
Tols toï et les tolstoïsants. - La th éorie du laisse r-faire et les droils de l'enfant. - Cette th éorie es t inapplica ble, illogique et da ngere use . - La neutralité à l'écol e ...... . .... . . . .... . ... . . . .. . . . . ... . . ... . .. . ... 151
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P.-FÉLIX THOMAS
��AVANT-PROPOS.
Commentant le mythe scandinave, si poétique et si profond, Le C1'épuscule des Dieux, Carlyle nous montre comment les anciens dogmes de la religion et de la morale ont peu à peu disparu, mais pour se transformer et renaître sous des formes nouvelles. N'estce pas à une renaissance analogue que nous assistons aujourd'hui? - Autour de « la vieille morale » de plus en plus abandonnée et critiquée, voici, en effet, que smgissent, depuis plusieurs années et de côtés différents, des systèmes nombreux, pleins de ·vie, et surtout inspirés par la science et par l'art. - Ce sont ces systèmes nouveaux ou ...
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AVANT-PHOPOS
rajeunis de nos contemporains que nous examinons ici, préoccupé surtout de bien mettre en relief ce que chacun conlient de neuf et de durable el l'inGuence qu'il peut avoir dans l'éducalion des enfants. Bien que ces pages soient formées d'études délachées qui ont paru déjà dans plusieurs Revues, nous avons cru bon de les réunir; une même pensée, en effet, les anime et les problèmes qu'elles agitent nous intéressent plus que jamais.
P.-F.
THOMAS,
�MORALE ET ÉDUCATION
CHAPITRE I
La science et la morale 1 •
Parlant du perpétuel antagonisme de la religion et de la science, Herbert Spencer compare leurs défenseurs, - nous devrions dire leurs fanatiques, - à ces chevaliers de la Fable qui
L Cf. Renan : L'avenfr de la science, 1890; Discoui·s de réception ù l'Académie frnn çaise, ·1819. - Berthelot : La science éducafrice (Revue des Deux Mondes, 15 mars 18\H); La Science et la Morale (Revue de Paris, 1" février '1895); Discou1's pi·ononcè à la séance solennelle de l'Union de la jeunesse i·épublicaine. - Brunetière : Éducation et insfruction (Revue des Deux Mondes, ·15 février 1895). - Ch. Richet : La science al-elle fait banqueroute? (12 janvier -1895, Revue Rose). A. Hatzfeld : (Revue politique et litléraire, 1.1 avril 1.891; Les Débats, 1.8 février 1891). - Fouillée : L'enseignement au point de vue national (ch. 11, Hache tte); Les jeunes ci·iminels: (Revue des Deux Mondes, 15 janvier '1891). - A. J. Balfour : Les bases de la ci·oyance. - Henri Berr : Vie et science, et La synthèse des connaissances et l'histoù·e.
THOMAS, -
Mor. et éduc.
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MORALE ET ÉDUCATIOi\"
combattaient pour la couleur d'un bouclier dont cl1acun ne voyait qu'une face et qui n'avaient ni la curiosité, ni la sagesse, pour se renseigner d'abord, avant de prendre les armes, de passer un instant clans le camp ennemi 1 • - Ne pourrions-nous en dire autant, aujourd'hui, des moralisles et des savants dont les bruyantes querelles ont égayé, non sans raison, les dilettantes moqueurs, empressés à marquer les coups? Ne semble-t-il pas, en effet, en entendant quelquesuns d'entre eux, que la science seule, ou la morale seule, aient jusqu'ici contribué au progrès et à l'amélioration de l'humanité? - De part et d'autre, même formule : « Hors de nos rangs, point de salut > de part e t d'autre, par >;
1. H. Spe ncer : Les pi·emiers principes (tra d. fran ç., Paris, F. Alcan ). 2. Il es t juste de r eco nnaitre qu e les sava n ts, s ur cc point, l'ont emporté <le beaucoup sur leur · adversaires; qu e l'o n e n juge plu tô t pa r ces lignes d e l' un d'eux : " Ceux qui restent au d ehors à nous r egarcl e1· faire, spirit ualistes, bour,qeois décadents, mystiques, e t autres es thètes fln d e siècle, incupables par héréd ité ou par édu ca tion d e comprendre Je nouvel é tal d e choses qui s'é tablit e l d'en déduire les co nséqu e nces ; ceux qu e leurs intér ê ts de caste raLlachc nt à d es périodes an térieures ri e l'humanité, tous les arriérés el les dégén érés peuvent blas phéme r contre la science et ni e1· Je progrès : la sélection naturell e e l la mar ée montante du socialis me, a uront tôt fa it de nous d ébarrasser d e ces vestiges du passé, el d'assainil· le so l où doivent évolu e r les nouve ll es form es de l'u,·enir ! »
�LA SCIENCE ET LA MORALE
3
conséquent, même intolérance et même illusion. - Nous voudrions donc, pour un instant, conduire les adversaires clans le camp de leur ennemi, comme le demandait Spencer, et leur montrer que si, d'un côté, les couleurs de leurs boucliers diffèrent, de l'autre ces boucliers se ressemblent et portent la même devise.
Quand nous pénétrons clans le camp de la science, ce qui nous frappe bien vite c'est que ses procédés d'investigation, les résultats qu'eUe ohtient, les qualités d'esprit qu'elle développe, peuvent servir à l'accroissement de la moralité non moins qu'au triomphe de la vérité, et que, sans elle, il est impossible de rien édifier qui soit durable. - Qui ne s'est jamais plié à sa discipline sévère, et n'a pratiqué, au moins quelque temps, ses méthodes lenles, sûres, rigoureuses, ne connaîtra jamais le prix du vrai savoir, ni cet amour profond, auxiliaire de l'amour du bien, qu'il inspire à tous ceux qui l'ont conquis de haute lutte. De même, celui qui ne s'est point i. itié à ses travaux chaque jour plus féconds, n
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MORALE ET ÉDUCATION
ne saurait se faire de son devoir et de son rôle dans le monde qu'une idée vague et confuse. Comment, en effet, découvrir ce-que nous devons êlre, si nous ne savons, d'abord, ce que nous sommes? L'idéal de l'homme ne peut être que l'homme idéalisé, et cet idéal, seule la connaissance précise de l'homme réel nous permet de le dégager. En second lieu, comme nous ne vivons point isolés et que des liens étroils nous rattachent à tout ce qui nous entoure, ces liens, nul de nous ne les doit ignorer s'il veut pouvoir se tracer une règle sùre de conduite. Pour celui qui a bien compris, par exemple, la grande loi de la solidarité que la science a mise en lumière, qui a pu se convaincre, grâce à ses leçons, de cette vérité trop long-temps méconnue : que l'homme pris en lui-même, el abstraction faite de tout ce qu'il doit à la société, n'est que bien peu de chose; que la meilleure partie des qualités dont nous sommes fiers nous vient de nos ancêtres et des milieux où nous avons grandi; que, seuls, nous n'aurions pu rien inventer de ce qui embellit la vie et contribue à la rendre digne d'être vécue; combien, pour celui-là, Je devoir <l'aider ses semblables paraîtra plus impérieux;
�LA SCIENCE ET LA MORALE
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l'individualisme à outrance, plus antisocial; l'égoïsme qui l'accompagne toujours, plus puéril et plus dangereux! - Donc, au point de vue individuel et au point de vue social qui, d'ailleurs, sont inséparables, la science a une valeur moralisatrice indéniable. La sèiencc est encore moralisatrice, car elle combat les deux plus grandes causes de nos discordes et de nos haines : lïgnorance et la misère. En éclairant les hom,mes et en substituant à l'antique et puérile conception de l'univers, une conception plus sage et plus vraie, elle a fait s'évanouir les fables grossières et les superstitions barbares qui, parfois, affolaient l'esprit jusqu'à le pousser au crime; en facilitant, grâce à ses découverlcs merveilleuses, les relations des cités et des peuples, en fournissant aux ouvriers et aux penseurs les moyens de se mieux étudier et de se mieux connaître, elle a mis en fuite une foule de préjugés, - préjugés de races, préjugés de religions, · préjugés de nationalités 1 , - qui armaient les uns contre les autres ceux qui avaient le plus d'intérêt à se
L Depuis que ces pages sont écrites, les évén ements semblent prouve r que nos afflrmation s étaient un peu prématurées.
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MORALE ET JtOUCATlON
tendre la main; - enfin, en accroissant le bienêlre de Lous, elle doit logiquement, dans l'avenir, rendre de moins en mo1ns brutales les revendications des mécontents. Ajoutons que la poursuite de la science ne peul pas ne pas développer chez ceux qui s'y livrent ardemment, sincèrement, les qualités morales 1es plus précieuses. « La vérité, écrit M. Berthelot, s'impose avec la force inéluctable d'une nécessité objective, indépendante de nos désirs et de notre volonlé. Or, rien n'est plus propre que celle constatation à donner à l'esprit celte modestie, ce sérieitx, cette fermeté, celle clarlé de convictions qui le rendent supérieur aux sug·gestions de la vanité ou de l'intérêt personnel et qui sont liés étrnilement avec la conception du devoir. » cc Ce que la science inspire, dit-il ailleurs, c'est la modestie, la tempérance, le respect des opinions d'autrui, c'est-à-dire la tolé?Ytnce. La science n'a jamais élevé de bôcher pour anéantir ses adversaires 1 • » Aussi, en lisant tous les réquisitoires, qui, ces dernières années, ont élé élaborés contre la
1. Nu l n'a mieux mis en r elief ces c fîcLs d e la sci ence sur l'e priL, que Renan dans l es dc11x ouvrages que nous avons c i lés.
�LA SCIENCE ET LA MORALE
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science, tour à tour accusée d'impuissance et d'immoralité, nous semble-t-il entendre le rire mordanL et railleur de Méphistophélès, lorsqu'il a quitté Faust et pense que ses conseils bientôt seront suivis: « Va, lui dit-il, va, méprise la science; laisse-toi confiirmer dans les œuvres d'illusion et de mag-ie par l'esprit de mensonge, el je te possède absolument 1 • » C'est pourquoi nous ne saurions mieux conclure que par ces paroles du savant que nous cilions tout à l'heure : << Le vrai et le bien, la science et la morale sont donc liées d'une manière invincible, el leur liaison doit être envisagée par l'intelligence comme par le cœur, en elle-même et dans toute sa pureté. » - Il ne reste plus qu'à se demander de quelle nature est celte liaison, et comment il convient de la concevoir.
S'il faut en croire quelques savants contemporains, cetle liaison ne serait autre que celle
l. Il serait peul-être injuste de prête r il Lous ceux qui o nl mené la campagne que nous comballons ici des pe nsée,; a ussi noires. Nous croyons plutôt qu e beau coup d'entre eux accusaient moin s la science que les savants d'avoir failli il
�8
MORALE ET ÉDUCATlON
)
qui existe entre la théorie et la pratique, le principe et ses applications : la loi de notre activité libre se tirerait logiquement des lois mêmes que la science a jusqu'ici mises en lumière. « Toutes les conquêtes de la science, écrit M. Richet, font corps avec notre civilisation actueJle, tant et si bien qu'elles constituent toute notre nio1·ale. » - « C'est la science seule, dit, dans le même sens, M. Berthelot, qui a transformé les conditions matérielles et morales de la vie des peuples .... La morale des honnêtes gens, celle qui proclame le devoir, la vertu, le sacrifice, le dévouement au bien et à la patrie, l'amour de's hommes, la solidarité, ... répond, comme autrefois, à l'état des connaissances, c'est-à-dire de la science inégalement avancée, suivant les temps, les lieux et les personnes. » Nous craignons qu'en attribuant à la science un rôle aussi étendu, les savants ne soient dupes d'une illusion semblable à celle qu'ils reprochent aux simples moralistes. Est-il vrai, comme ils le soutiennent, qu'eux seuls aient dégagé la formule de plus en plus précise du devoir, et
Je urs promesses. lis sont trop de leur siècle, e n effet, pour ig norer quels bienfaits nous a prodigués la science, mais que de choses on nous a fait espérer en son nom que l'on ne nous a point données el que l'o n ne nous do nn era jamais !
�LA SCIENCE ET LA MORALE
que leurs découvertes seules aient contribué au progrès moral des hommes. Il faudrait, pour le prétendre, ig·norer quel est l'objet propre de la science et qu'elle en est la véritable portée. La science, - et nous nous en rapportons ici au jugement de ses représentants les plus autorisés, - la science n'a et ne peut avoir pour objet que les vérités susceptibles d'être vé1·i(iées et démontrées. Par conséquent, le plus et le moins, l'utile et le nuisible, tout ce qui peul être envisagé à un point de vue purement quantitatif rentre dans son domaine; - au contraire, tout cc qui vaut non par la quantité, mais par la qualité, lout ce qui, par essence, échappe à la mesure, en un mot : le bon, le meilleur, le juste, le convenable, l'obligatoire, lui restent absolument étrangers, comme lui restent étrangers le beau, le gracieux el le sublime. Or, ces notions qu'elle écarte sont précisément celles sur lesquelles Loule morale est fondée. On objecte, il est vrai, parfois, que « les idées du bien et du mal et le sentiment ine{fo.çable clu devoir, c'est-à-dire l'impératif catégorique dont parle Kant, n se trouvent au fond de la conscience el, par suite, sont des faits qui s'imposent à nous avec une clarté parfaite, au
1.
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MORALE ET ÉDUCATION
même tilre que tous les autres. Mais on oublie de remarquer combien sont opposés les caractères qu'ils présentenl. Les insomnies me fatigue.n t: c'est là un fait 1 ; je me sens tenu d'être loyal et sincère, c'en est un autre. Seulement le premier m'apparaît comme nécessaire et n'engageant en rien ma responsabili lé; le second m'apparait comme un ordre qui me dicte la conduite que je dois tenir. En oulre, les raisons que nous pouvons invoquer pour en rendre <.\ompte sont d'ordre lout à fait différent : dans un cas, elles sont d'ordre purement empirique et logique : elles se tirent de la considération même de l'organisme et des lois de son fonctionnement rég ulier; dans l'autre, elles se tirent {!'idées et de conceptions supérieures aux fails eux-mêmes puisqu'elles permettent de les juger. Les savants qui admettent l'impératif catégorique comme un fait dont on ne doit ni contester !"existence, ni discuter la valeur, devaient
1. On attribue souvent a ux faits un e importance excessiv e <) Lc'es l contre ce défaut que Claude Bernard nous rne l judi<)ieu,;eme nt en garde : " Si l'expérirn enla teur do it so umettre - es id ées a u criteriu m des fails, dil-il, on ne saurait aclmellre s .qu'il y soumelle sa r aiso n, car, a lors, il é tei ndrait le fl am beau - so n seul e riterium intérieur et il tomberail n écessairede ment da ns le domaine de l'occulte e t du merveilleux. »
�LA SCIENCE ET LA MORALE
H
admettre également comme corollaire la loi de l'abnégation, du sacrifice et du dévouement 1 • Seulement la science n e doit pas se borner à constater des faits, elle doit chercher à en rendre compte. Pourquoi faut-il chercher à se sacrifier ? Pourquoi est-il bon de se- dévo uer ? quelles raisons légitiment cet ordre de la conscience? Celles que donne la science proprement dite sont manifestement insuffisantes 2 • Enfin, il est certains problèmes que tout homme invinciblement se pose et dont la solution peut avoir sur la conduite une extraordinaire influence : ainsi nous sentons que la vie est chose grave entre toutes et la scien ce nous laisse ig norer quelle est sa vraie nature; nous sentons qu'elle exige un effort viril et constant,
'1. • L'homme actuellement ne va pas au delà de celte simple eo ns lalalion qu'i l faut faire so n devoir el que son devoir es l clair; qu'il fa ut être juste et bon , que l'abnéga tion est encore le m eil leur moyen d'ê tre heureux; qu'elle est, en tou t cas, un impératif catégorique q ui s'impose et a uqu el nul n'a le droit de se soustraire. C'est à la fonnation de cette momie qu'ont abouti les savants. Donc, la science n'a pas failli à sa mission " (Ch. Richet, op . c'ic. ). Nous croyons qu'ici e ncore on fail honn eur à la science de résullals dont elle n'est qu'en partie la cause; à moins que l'on ne don ne le nom de science à des élud es qui jusqu'ici en avaient été co nsidérées co mme très di sti nctes. 2. Cf. les éludes s uivantes sur la ltforale sans obligation et sur le S0lida1·isme.
�,
MORALE ET ÉDUCATION
et la science n'ose se prononcer sur l'existence de la liberté. Or, comment nous intéresser aux luttes que la vie impose, si nous ne savons pas quelles raisons la rendent digne de nos efforts, quelles limites sont fixées à notre volonté? Combien différente, en effet, sera notre conduite, suivant que nous aurons donné pour but à notre activité le plaisir, l'intérêt ou le devoir; ~uivant que la volonté nous apparaîtra comme une force libre, s'appartenant à elle-même, pouvant se donner la loi de son développement et revendiquer bien haut la responsabilité de ses actes, ou comme une force aveugle, enchaînée à tel point dans les mailles de la fatalité qu'elle ne puisse jamais ni les distendre ni les rompre! Ce même besoin qui nous pousse à rechercher quelle est notre nature nous pousse également à rechercher quelle est notre destinée : problème qui, au témoignage de Pascal, « nous importe si fort et nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu le sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qu'il en est ». Comment vivre, enfin, au milieu des énergies qui nous entourent et dont l'influenc~ manifeste ou cachée nous enveloppe, sans chercher à con naître vers quelle fin suprême l'Univers évolue,
�LA SCIENCE ET LA MORALE
sans se }Jréoccuper du sens mystérieux des lois qui le dirigent et semblent assurer le triomphe des plus forts, quand le cœur et la raison nous crient, à nous, de travailler au triomphe des meilleurs? - Il existe donc bien deux classes de ~ faits irréductibles et toute une série de problèmes que l'esprit ne peut pas ne pas se poser et auxquels la science seule est impuissante à répondre.
.•.
Ainsi, entre la science et la morale il n'y a pas, et il ne saurait y avoir l'antagonisme que si souvent on signale; cet antagonisme n'existe qu'entre les moralistes et les savants, par conséquent toute réaction contre l'une ou contre l'autre ne peut être qu'une réaction contre la raison. Lorsque la science veut enchaîner l'ei,prit dans son domaine et fermer, à ses frontières, toute perspective sur l'au-delà, elle outrepasse ses droits et méconnaît les besoins impérieux et les légitimes exigences dè la pensée humaine. No peul-il y avoir d'autres raisons de croire que des raisons d'ordre purement scientifique, et ne
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MORALE ET i::ouCATION
savons-nous pas, comme le remarque Pascal, « que le cœur a, lui aussi, ses raiwns que la raison ne connaît pas »? Que l'on refuse d'accorder à ces croyances le même crédit qu'aux propositions démontrées par la science, rien de plus rationnel; mais il n'en est plus de même quand on leur conteste loule valeur et tout titre au respect. La science outrepasse également ses droits et ses pouvoirs quand elle cherche à régenter la yie: « La science, remarque M. Boutrnux 1, appliquée à l'homme, ne peut m'interdire de me croire quelqu'un et d'agir comme tel... Elle ne peut rien me prescrire, pas même de cultiver la science; mais nous sommes libres de choisir un principe d'action en dehors d'elle. Notre seule obligation à son égard ést de prendre garde que la règle que nous · traçons ne soit en contradiction avec ses conditions fondamentales et ses résultats acquis. » En revanche, les moralisles se montreraient non moins illogiques s'ils ne se mettaient d'abord à l'école de la science et s'ils refusaient son concours, car ceHe-ci, comme nous l'avons montré déj~, non seulement permet à l"homme de se faire
!. Boutroux : Questions de morale, p. 48.
�LA SCIENCE ET LA MORALE
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du devoir une idée de plus en plus nelle, de l'idéal une conception de plus en plus haute; elle met encore à sa disposition les forces utiles pour l'atteindre, et, par suite, « les instruments de la moralité ». Nous voudrions prouver maintenant, en nous appuyant sur l'histoire, que toutes les tentatives qui ont été faites à notre époque pour fonder une morale soit sur la science seule, soit en dehors de Loule science, n'ont pu jus.qu'ici nous fournir une formule satisfaisante du devoir et une règle sûre de conduite.
�CHAPITRE lI
La morale sans liberté.
Quand fut conçu et exécuté par l'un de nos arlisles célèbres l'œuvre grandiose << La liberté éclairant le monde », la plupart des écrivains étrangers s'accordèrent à reconnaître que nulle allégorie ne caractérisait mieux le génie français, et n'indiquait plus clairement le but de ses e!Torts. En effet, si la liberlé esl, moins qu'autrefois, peut-être, chantée par nos poètes, c'est encore parmi nous, quoi qu'en disent les impatients et les désabusés, qu'elle trouve ses défenseurs les plus fervents, et il suffit, pour s'en convaincre, de songer aux échos qu'infailliblement réveillent tous ceux qui parlent en son nom. N'est-ce pas, d'ailleurs, pour assurer son
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triomphe que se livrent, de tous côtés, tant de batailles retentissantes, et que nous revendiquons si hautement nos droits? Droit de nous réunir en vue de nos plaisirs ou de nos intérêts; droit de croire ce qui nous paraît vrai , et d'agir conformément à ces croyances; droit de lutter même, à ciel ouvert, pour les idées qui nous sont chères! Or, parmi les orateurs et les sarnnts qui, au nom de la justice et de la morale,. poussent avec le plus d'ardeur et de conviction le peuple à la conquête de la liberté de conscience, de la liberté de réunion et de la liberté de la presse, il s'en trouve un assez grand nombre qui, avec non moins de conviction et d'ardeur, s'efforcent de nous prouver que la première de toutes les libertés, la liberté morale, n'est qu'une vaine illusion. Croire qu'il dépend de nous de choisir entre deux partis, sans y êlre contraints; de rendre prépondérante par notre seul vouloir, une raison d'agir; en un mot, d'orienter notre vie et de travailler nous-mêmes à notre amélioration, ce serait, paraît-il, montrer que l'on ignore et les exigences de la raison et les lois de la science . L'homme n'est, en définitive, qu'un « automate conscient ». Ainsi., tandis que, d'une part, on invoque en
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faveur de l'homme son titre d'être moral pour lui obten1r, de la société, les libertés les plus larges , de l'autre , on le représente comme asservi aux lois de la nature et n'agissant, comme toutes les autres forces, que sous leur impulsion fatale. Comment concilier entre eux ce déterminisme psychologique et ce libéralisme social? Comment surtout expliquer le rôle moralisateur que nous attribuons à l'éducation, et la responsabilité que les lois civiles semblent nous reconnaître? •• S'il faut en croire quelques-uns des écrivains dont nous résumons 1ci la doctrine, nulle explication ne serait plus facile. N'est-il pas évident, nous disent-ils d'abord, que si, théoriquement, . nous croyons encore au libre arbitre, pratiquement nous agissons, dans nos relations avec nos semblables, comme si nous avions foi dans le déterminisme de leurs actions. C'est précisément parce qu'ils ont confiance dans l'influence prépondérante de certains motifs et. de certains mobiles, que Lous, éducateurs, moralistes, hommes politiques, poursuivent ardemment leur
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lâche, convaincus que les forces qu'ils meLtent eu jeu, finiront par l'emporter. Et l'expérience nous prouve, dans un grand nombre de cas, que leurs espérances étaient justifiées. Admeltez maintenant que cette confiance vienne à disparaître et que nos éducateurs supposent dans les enfants et dans les hommes dont ils ont la direction un pouvoir de se soustraire aux influences du dehors, d'annihiler la force des motifs qui leur sont suggérés, en un mot, de se conduire à leu_ guise, et de ne r elever que r d'eux-mêmes dans leurs déterminations : tous seront découragés d'avance, et nul n'osera plus tenter l'œuvre moralisatrice qu'actuellement il s'impose. C'est, en outre, une erreur de àoire qu'on ne puisse faire l'éducation de la volonté sans entretenir en elle l'illusion de la liberté. Pour la discipliner et la moraliser, il suffit de la guider avec prudence et sagesse, en l'inclinant le plus tôt possible vers le bien, en la stimulant lorsqu'elle entre en lulle, en la soutenant lorsqu'elle faiblit, en suggérant, au moment opportun, les idées et les sentiments propres à l'afferinir. Eloges, punitions, menaces, défis, appels à l'amour-propre et au point d'honneur, conseils discrets, exemples :
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aulant de moyens de la plier peu à peu dans le sens où nous désirons qu'elle agisse. Ce n'est pas tout, notre influence doil s'exercer non seulement sur ceux qui nous entourent, mais encore sur les générations à venir; c'est pourquoi nous devons songer à « assainir l'hérédité par le choix des alliances » el i:t créer, pour ceux qui nous remplaceront un jour, une atmosphère saine et un milieu où la pratique du devoir leur soit de plus en plus facile, c'esl-à-dire de plus en plus imposée. Notre tâche deviendra alors vraiment féconde, d'autant plus féconde même que la volonté des autres sera mieux asservie aux motifs ·d'aclion que nous lui aurons donnés : « L 'éducation individuelle et collective prend ainsi les procéùés, la rigueur et la puissance <l'une opération scientifique 1 • »
1. Pl usieu ,·s d é le l'minisles, r e pren. nl une Lhèse déjà ana cien ne, soulienne nl encore que l'ill usion d e la liberlé esl la principa le cause de nos hai nes : " Nos pe nsées el nos volontés, disait Helvé tius, so nt d es s uites nécessaires d es im pression s que nous avons r eç ues ... Les hommes so nt don c ce qu' ils doivent être: toute haine cont,·e eux est ·i njuste; un sol 71ol'le des sottises, comme un sauvageon des fru its ame1'S. L'indulgence sera louj ours l'effot de la lumièr e lorsq ue les pas, sions n'en intercepleronl pas l'actio n ... (De l'espi·il, I, 1 ; 11 , x). - " Une m ême cause, dit Spinoza, doit nous faire éprouver pour un êlre que nous croyons libre plus d'amour ou plus de hai ne qu e pou r un ê tre nécessité. Si no us nous imagin ons l'être qui est la cause de l' im pression reçue comme néces-
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Que reste-t-il maintenant de la responsabilité dans une telle doctrine? Si la volonté n'est plus qu'un ressort mis au service de forces étrangères et incapable par lui-même du moindre mouvement spontané, peut-on lui reprocher les actes qu'elle accomplit, si ces actes sont mauvais, l'en féliciter si ces actes sont bons? Les sanctions des lois civiles, peines ou récompenses, conservent-elles encore une signification morale, et nous est-il possible de concilier l'opinion que l'on s'en fait avec l'automatisme? Si cette conciliation, nous répond.ent les déter ministes, est impossible, c'est que notre opinion su r la responsabilité humaine n'est faite que de préjugés. En réalité, voici comment nous devons la concevoir : la société est un organisme analogue aux autres organismes vivants, c'est-à-dire soumis à des conditions d'existence absolument
sité, alors nou s croiron s qu'il n'en est pas loul seul la cause, mais avec lui beaucoup d'autres, el co nséqu emm ent nous épro uveron s pour lui moins de hain(! ou d'amow·. • (Ethique, Ill, p. t,9). - Ne serait-il pas so uverainement illogique, en efTct, de nous irrite r contre nos semblables s'ils ne sont pas responsables du mal qu'ils nous font? - Mai s la réciproque s'impose : sera it-il plus logique de le ur êlre reconnaissant du bien qu'ils nous procurent? - L'amour comme la haine est don c une illus ion dont il faul se défaire. - Nous doutons que sur d e tels principes - seraient-il s défendus par la dialectique puissante d'u n Spinoza, - on puisse édifier un e morale vraime nt humaine.
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déterminées, bien qu'imparfaitement connues, conditions dont il ne saurait s'affranchir sans dang·er. Or, quand un acte se produit qui lui est nuisible, il est dans l'ordre logique et naturel des choses qu'il soit puni. Responsabilité est donc synonyme de châ.liment, et le châ.timent est la conséquence inéluctable de certaines actions. Dès lors, quand la société frappe un de ses membres, elle ne fait que se défendre : elle sauvegarde le tout menacé par une de ses parties. Sa sévérité est à la fois prudence et sagesse, disons même nécessité, car le châtiment, en remédiant au mal dont elle souffre, prévient le mal à venir, et il le prévient en imposant à ceux dont les tendances sont nuisibles, une crainte salutaii·e. Comme on le voit, admettre le déterminisme, ce n'est point compromettre l'existence de la société; c'est, au contraire, en rendre plus intelligible le mécanisme; ce n'est pas davantage supprimer la responsabilité et la moralité, c'est simplement s'en faire une idée plus scientifique et plus exacte, en se débarrassant des préjugés surannés.
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Il y aurait plus que de la mauvaise gTâce, de l'inj us lice, - à méconnaître les inappréciables services que le déterminisme nous a rendus. En mettant en relief les nombreuses causes qui influent sur la volonté, souvent à notre insu; en faisant ressortir, mieux qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, les liens étroits qui unissent nos déterminations à nos tendances héréditaires et aux habitudes contractées fatalement dans les milieux où nous vivons, ils nous ont permis d'apprécier plus équitablement notre conduite et celle de nos semLlables. Il y a, en effet, danger réel à exagérer la liberté des hommes, car on exagère par là-même leur culpabilité, si leurs actes nous sont nuisibles. Telle est la part de vérité qu'il fallait mettre en lumière; mais cette réserve faite, voyons maintenant sur quels sophismes plus ou moins déguisés celle morale déterministe nécessairement repose. Nous remarquerons, en premier lieu, que les déterministes raisonnent comme si leurs adversaires accordaient toujours à l'homme une liberté
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illimitée; comme si le choix à faire entre le bien et le mal était également facile à tous et à chacun de nous, dans toutes les circonstances. Mais à part, peut-être, quelques anciens défenseurs de la liberté d'indifférence, quels sont donc les philosophes et les moralistes qui ont vraiment soutenu une opinion semblable? Ce que la plupart d'entre eux, au contraire, ont admis et admettent encore, c'est que la liberté varie suivant les individus; c'est qu'elle est moins un don de la nature qu'une conquête de nos efforts; c'est que chacun de nous est et devient libre, dans la mesure où il le mérite. Telle est, en quelque sorte, la doctrine traditionnelle de tous ceux qui croient en la liberté morale, doctrine qui ne ressemble en rien, comme l'on peut s'en assurer, à la caricature qu'on nous en trace 1 • Admettre que nous sommes libres, ce n'est donc pas nier l'in1. Ce mèm e r eproche, nous le relrou vons, à notre grande surprise, clans l'intér essant ouvrage de M. Payol sur l'Éducalion de la volonté (ch. rn, 2). La Lh èse qu'il combat nous est r eprésentée comme la thèse universell ement défendu e par Lous ceux qui admette nt la liberté; c'est pourquoi, sans cloute, il ne nous cite aucun nom. - C'es t là une lacune fùch euse, car les co nclusions auxquelles M. Payot aboutit, à savoir que « la liberlé morale, comme la liberté politique, comm e lou t ce qui a quelque valeur en ce mond e, doit être co nquise de ha ute lutte et sans cesse défendue, » sont les conclusions mêmes de nos principaux mailres fran çais . -
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fluence dc.s motifs sur nos actions, c'est simplement reconnaître que nous sommes, suivant l'expression de Leibnitz, « inclinés » et non nécessités par eux. Dans ces conditions, la confiance que nous avons en nos efforts, lorsque nous cherchons à ramener au bien nos semblables, est tout à fait légitime, puisque ces efforts influent sur leur volonté; mais elle peut toujours être déçue, car rien ne saurait les contraindre, puisqu'ils sont libres. Examinons, d'ailleurs, si le système d'éducation que les déterministes nous proposent, n'implique pas, comme tous les autres, cette liberté morale qu'ils viennent de condamner; nul doute, nous l'avons vu, qu'ils n'établissent entre le bien et le mal, ou, plus exactement, entre les actes qu'il faut accomplir et les actes qu'il faut éviter, une distinction profonde; or, quand ils déclarent qu'il faut inspirer l'amour des uns et la haine des autres; quand ils s'appliquent eux-mêmes à convaincre ceux qui les écoutent, se considèrent-ils comme de simples automates ou comme des êtres libres? Ne voient-ils dans les paroles qu'ils
Qu'il nou s sufnse de eiler celle formule par laquelle M. Jan e t résumait autrefois ses travaux s ur la liberté : " N'oublions j ama is que nou s ne sommes libres q11 e clans la mesure où n ous le m ériton s ...
TH O ~IA S. -
)lor. et éduc .
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prononcent et dans les conseils qu'ils prodiguent, que la résultante d'un mécanisme rigoureux, comme dans le bruit de l'horloge qui nous indique l'heure, ou dans les mouvements de la girouette qui nous renseigne sur la direction du vent? Une telle interprétation leur paraîtrait probablement injurieuse, mais alors ils ne s'aperçoivent pas qu'ils font de l'humanité deux parts: ils placent d'un côté l'élite, c'est-à-dire les meilleurs, ceux qui pensent, ceux qui choisissent, ceux qui dirigent; de l'autre, la foule, c'est-àdire le plus grand nombre, c'est-à-dire tous ceux qui ne pensent pas par eux-mêmes, qui ne sauraient faire un choix valable, qui ne doivent pas se diriger, mais être dirigés; Lous ceux, en un mot, qu'il faut façonner et dresser, comme l'éleveur dresse et façonne les animaux confiés à sa garde. Avouée ou non, telle est la pensée maitresse que nous retrouvons toujours au fond des théories déterministes. Que deviennent alors leurs belles revendications en faveur des libertés civiles et politiques? Les explications qu'on nous fournit des diITérenles sanctions pénales, nous paraissent plus inintelligibl~s encore. En effet, si les récompenses et les châtiments sonL de simples moyens
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de défense, d'amendement ou d'intimidation, la plupart - l'histoire est là pour le prouver sont inutiles, injustes, ou barbares. C'est que, dans une telle hypothèse, les mots de mérite et de démérite n'ont plus de sens : il n'y a plus d'hommes vertueux et vicieux, honnêtes et malhçmnêtes, il n'y a plus, à rigoureusement parler, que des hommes utiles ou nuisibles, des organismes sains et des organismes malades. Aussi combien ils sont plus logiques les déterministes qui, renonçant à concilier des choses inconciliables, n'hésitent pas, après a voir nié la liberté morale, à nier également et la moralité et la responsabilité, et à condamner en bloc tout notre système pénal. Plus de tribunaux, el surtout plus de prisons et de bagnes, puisqu'il n'y a plus de criminels, mais des écoles et des hôpitaux! Plus de peines infamantes, rien que des douches hygiéniques!
Transportées du domaine de la théorie · dans celui de la pratique, de semblables doctrines auraient sur nous et sur nos enfants la plus funeste influence. Ce qu'il importe au contraire
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d'inspirer à ceux que nous dirigeons, c'est la confiance en eux-mêmes, c'est la conviction profonde, inébranlable, qu'ils peuvent librement travailler à leur propre perfectionnement, et qu'ils seront un jour cc qu'ils se seront faits. Dans la luLte pour la vie qui s'impose à nous tous, se considérer comme impuissant et capLif des forces éLrangères, c'est être vaincu d'avance; avoir foi dans son énergie, c'est p1·esque être assuré de réussir. Les philosophes dont nous combattons la doctrine le reconnaissent d'ailleurs eux-mêmes lorsqu'ils nous disent : « Agis comme si lu élais libre, afin de le devenir! ,> Mais cc conseil qui, dans leur hypothèse où Lout esl déterminé, ne peut êlrc qu'une raillerie, prend dans la nôtre une im porlance capitale; il nous invite, en effet, à faire effort, pour conserver la maîtrise de nous-mêmes, pour nous aITranchir de la passion, en nous pliant de plus en plus aux ordres du devoir, ce qui est, en définiti vc, devenir de plus en plus libre. Celle liberté conquise, nous pourrons alors, sans contradiction, chercher à conquérir les autres; nous serons, au sens propre du mot, des êtres moraux, responsables de nos aclions, et dont la société devra respecter les droits.
�CHAPITRE III
La morale sans oblig·ation.
De toutes les tentalives qui ont été faites pour fonder la morale sur l'expérience et dégager de la simple analyse des phénomènes la loi de notre activilé, il n'en est pas de plus ingénieuse, de plus séduisante même que celle de M. Guyau, l'un des philosophes les plus originaux et les plus féconds, peul-être, de notre siècle. Dans son beau livre sur la .M omie sans obligation ni sanction, on ne sait, en effet, ce qu'on doit admirer le plus de la sincérité et de la puissance
l.. E$quissc d'une morale sans obligation n i san ct ion, par Guyau (Paris, F. Al can). La moi-ale, t'al'i et ta i·etigion selon Guyau, par Fouil lée (Paris, F. Al can); cf. égal ement : Classifica tion des id ées momies du temps présent , par M. Darlu (Revue Bleue du 11 mars 1899) , et, clans la même Revue, la r épo nse de M. Fouillée à cet artic le ('l'' avril 1899).
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du penseur, ou du talent charmeur de l'écrivain. Aussi son action a-t-elle été considérable sur les philosophes et les éducateurs de nos jours, qui tous, heureusement, s'en inspirent, alors même qu'ils en comballent le plus énergiquement les idées.
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Toute l'argumenlation de M. Guyau part de « ce fait essenliel el constitutif de notre nature, que nous sommes des êtres vivanls, senlanls et pensants » : c'est donc à la vie considérée sous sa forme à la fois physique el morale qu'il demande le principe de nolre conduite, rejetant tous les élémenls a priori que d'ordinaire on invoque. Or, ce qui caraclérise la vie, c'est qu'elle tend à se développer sans cesse, cl, à mesure qu'elle prend plus nettement conscience d'elle-même, à devenir plus inlense, plus féconde el plus libre : « Il faut qu'elle se répande pour autrui, en autrui, el au besoin se donne. » « Au point <le vue physique, c·est un besoin individuel que d'engendrer un autre individu, si bien que cet autre devient comme une condition de rwus-mêrne. La vie, comme le feu, ne se con-
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serve qu'en se communiquant. Cela tient à la loi fondamentale que la biologie nous fait connaître: la vie n'est pas seulement nut1·ition, elle est production et fécondité. Vivre, c'est dépense?' aussi bien qu'acquérir. » Au point de vue mental la fécondité de la vie est plus apparente encore : « L'intelligence est faite pour rayonner, et il est aussi impossible de l'enfermer en soi que la flamme. Ce n'est donc pas sans raison qu'on a comparé les œuvres du penseur à ses enfants. Une force intérieure contraint l'artiste à se projeter au dehors, à nous donner ses entrailles comme le pélican de Musset. » - « Même force d'expansion dans la sensibilité: il faut que nous partagions notre joie, il faut que nous partagions notre douleur. Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes; nous avons plus de larmes·qu'il n'en faut pour nos propres souffrances, plus de joie en réserve que n'en justifie notre propre bonheur. Il faut aller vers autrui, se multiplier soi-même par la communion des pensées et des sentiments. » - Enfin, on a besoin de vouloi1' et de travailler; d'imprimer la forme de son aclivilé sur le monde, d'aider autrui, « de donner son coup d'épaule au coche qui entraîne péniblement l'humanité ,,.
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C'est donc tout notre êlre qui est sociable. La vie ne connaît pas les classifications et fos di visions absolues des logiciens et des métaphysiciens : << Elle ne peut pas être complètement égoïste, quand même elle le voudrait. Vie, c'est fécondité, et réciproquement, la fécondité c'est la vie à pleins bords, c'est la véritable existence. Il y a une certain~ générosilé inséparable de l'existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir; la moralité, le désintéressement, c'est la fleur de la vie humaine. On a toujours représenté la Charité sous les trails d'une mère qui tend à ses enfants son sein gonflé de lail: c'est qu'en effet la charité ne fait qu'un avec la fécondité débordante : elle est comme une maternité trop large pour s'arrêler à la famille. Le sein de la mère a besoin de bouches avides qui l'épuisent; le cœur de l'être vraiment humain a n:ussi besoin de se faire doux et secourable pour tous : il y a chez le bienfaiteur même un appel intérieur vers ceux qui souŒrent. ,, Ainsi, et c'est la première conclusion importanle de M. Guyau, << la vie la plus riche ge trouve êlre la plus portée à se prodiguer, à se sacriüer dans une certaine mesure. D'où il suit
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que l'organisme le plus parfait sera aussi le plus sociable, et que l'idéal de la vie individuelle, c'est la vie en commun. »
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De cette loi générale de la vie physique et psychologique, comment faire sortir maintenant uI1e sorte d'équivalent de l'obligation morale? C'est encore à l'expérience que notre philosophe a recours. Ce qui, dans l'obligation morale, nous frappe au premier abord, dit-il, c'est l'élément actif qu'elle renferme et l'impulsion qui, en est inséparable. Or, d'où vient celle impulsion? Du mouvement même de la vie qui, sans cesse, voulant atteindre son maximum d'expansion, Jutle contre les obstacles qui l'entravent et prend ainsi de mieux en mieux conscience du pouvoir qu'elle possède. Le devoir est précisément l'expression de ce pouvoir qui tend nécessairement à passer à l'acte: « Il est ce poùvoir même dépassant la réalité, devenant, par rapport à elle, un idéal, devenant ce qui doit être, parce qu'il est ce qui peul être, parce qu'il est Je germe de l'avenir débordant déjà le présenL. >>
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C'est donc de la vie et de la force inhérente à la vie que tout dérive. La vie se fait sa loi à elle-même par son aspiration à se développer toujours. Aussi, au lieu de dire : « Je dois, donc je puis », il est plus vrai de dire : « Je puis, donc je dois». Avant d'être le sentiment d'une nécessité ou d'une contrainle, le devoir est le sentiment d'une puissance. De même que la force de l'activité crée une sorte d'impulsion impérali ve, de même l'intelligence exerce une action motrice . En eifet, dès que nous avons conçu l'idée d'un développement supériem à ·celui que nous avons atteint, nous devenons plus aptes à le réaliser. Concevofr quelque chose de mieux que ce qui est, c'est déjà le vouloir, c'est déjà le faire. L'action n'est que le prolongement de l'idée. Par conséquent, plus un homme se fera une idée juste de la vie véritable, plus il se sentira tenu d'agir conformément à celle idée. Enfin, une nouvelle espèce d'obligation dérive de la nature même de la sensibilité qui, en verlu de l'évolution devient de plus en plus sociable et nous pousse naturellement et rationnellement vers autrui. Plus l'humanité progresse, plus nos plaisirs s'élargissent et deviennent imperson-
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nels : « Plus on ira, plus le cœur humain sera placé dans cette alternative: se dessécher ou s'ouvrir ». En résumé, « en notre activité, en notre intellig ence, en notre sensibilité, il y a une pression qui s'exerce dans le sens altruiste, il y a une force d'expansion aussi puissante qu e celle qui agit dans les astres; et c'est cette force d'expansion devenue consciente de son pouvoir qui se donne à elle-même, le nom de devoÙ' ' ».
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Le devoir, tel qu'il nous apparaît ici diffère r du devoir tel que les moralistes d'ordinai- e le conçoivent. En lui rien de catégorique, ni d'absolu; s'il est un impératif, ce ne peut être qu'un impératif hypothétiqite, dont la formule sera la suivante : (< Si tu veux vivre de la vie à la fois la
1. " 11 surfit d e consid érer les direc tions norm ales d e la vie psych ologiqu e. On trou"e rn. louj o \irs un e sorte d e pression intern e exe rcée par l'ac tivité e lle-mê me cla ns ce rtain es directions ; l'a.ge nt moral , par un e pente naturell e el rationnelle tout e nsemble, se sentira poussé da ns un certain sens, cl il r eco nn a itra qu'il lui fa ut fa ire un e sorte d e co up d'Êlal intérieur pour écha ppe r à ce lle pression. C'es t ce cou p d' Etat q ui s'a ppe ll e la fa ute ou le crim e. L'individu diminu e alor s qu elque ch ose d e sa vie intellec tu ell e e l ph ysiqu e. ,. (P. 33 .)
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plus intense et la plus expansive, développe ton activité dans toutes les directions; sois le plus social et le plus sociable possible; 'dépense-toi pour les autres ». Mais on comprend qu'au nom de celte règle, la morale ne puisse prescrire que des dévouements partiels et mesurés : la série des obligations moyennes entre lesquelles se trouve enfermée la vie de tous les jours. Que devient alors le sacrifice? Devons-nous le condamner? - Non, sans doute; et c'est pour nous en rendre compte que M. Guyau fait intervenir deux nouveaux facteurs, et aux mobiles et motifs dont nous avons parlé déjà, ajoute l'arnour du risque physique et l'arnour du n'sque rnoral. L'amour du risque physique lui paraît êlre inhérent à l'instinct même de la vie. L'homme est, en effet, ami de la spéculation non seulement en théorie, mais en pratique. « Là où cesse la certitude, ni sa pensée ni son aclion ne cessent pour cela ». D'ailleurs, s'il en avait été autrement, comment nos ancêtres auraient-ils pu subsister au milieu des périls qui les entouraient? Comment pourrions-nous subsister nous-mêmes au milieu des risques de toutes sortes, physiques, économiques, politiques, moraux, qu'il nous faut affronter? Mais ces risques nous les
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aimons, parce qu'ils nous permettent d'affirmer notre pouvoir; et c'est. cet amour qu'il faut développer dans l'individu, afin que, se transmettant, fortifié par l'hérédité, il prépare des générations courageuses, promptes à se dévouer et à se sacrifier. Il est des actes et des vertus qu'on ne saurait cependant expliquer ainsi : c'es t pourquoi M. Guyau fait encore appel à l'amour du risque moral, d'où sortent toutes nos hypothèses métaphysiques et religieuses sur )a nature et la fin dernière des choses. - On connaît le pari de Pascal : quand bien même l'existence de Dieu, celle du devoir et l'immortalité seraient douteuses, il faudrait encore y croire par prudence; le risque serait moins grand. - Pour M. Guyau, nous pouvons affermir notre croyance au devoir, non point en pensant que cette croyance est plu!! sûre, mais en pensant qu'il y a là un beau risque à courir; qu'il est noble et grand de sacrifier nos jouissances de l'heure présente à un peut-être d'ordre supérieur. Agir ainsi, c'est prendre con~ science de la sublimité de sa volonté, c'est vivre pleinement; le sacrifice même de la vie peut être, en effet, dans certains cas, considéré comme une expansion de la vie, « de la vie devenue assez
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inlense pour préférer un élan de sublime exaltation à des années de terre-à-terre et se concentrer tout enlièrc dans un momenl d'amom el de sacrifice ».
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Ce simple résumé, fait presque exclusivement à l'aide de citalions emprunLées à M. Guyau, suffira, nous l'espérons, à monlrer combien « la morale sans obligation >) est supérieure à toules les morales naturalistes que l'on avait proposées jusqu'ici. Elle leur est supérieure par l'originalité, la profondeur et aussi-par la forme dont l'auteur a su la revêlir; elle leur est supérieure, surlout, pour avoir, la première, nettement élabli que c'est clans la vie elle-même et non plus dans quelques-unes de ses manifcslalions accidentelles et passagères, comme le plaisir ou le senlimcnt, que nous devons chercher la loi propre de notre activité. Si le devoir exisle, il n'est cl ne peut ètrc que l'expression de la vie : enlre ia vie el lui_, il doit y avoir une harmonie profonde et naturelle; notre idéal nécessairement se confond avec l'épanouissement le plus complet de nolre aclivilé.
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Toutefois, - et c'est sur ce point que les premières difficultés apparaissent, corn ment devons-nous concevoir la vie? Fidèle à la méthode empirique qu'il s'est tracée, M. Guyau ne peut la considérer qu'au point de vue de la quantité. La vie la plus parfaite est uniquement la vie la plus intense et la plus expansive. Or, ce criterium est-il suffisant pour nous permettre de bien l'apprécier, pour nous permetlre surtout de faire le meilleur choix entre les actes possibles? Évidemment non, car rien de plus vague e t de plus flottant qu'un semblable criterium. Est-ce qu e la vie ne peut pas s'épanouir et se répandre dans les sens les plus différents? Est-ce qu'elle n'est pas aussi intense chez celui qui, par exemple, s'applique à dominer les autres, que chez celui qui s'applique à les affranchir? M. Guyau nou,; affirme, il est vrai, que la vie la plus intense est en même temps la plus g·énéreuse; mais rien n'est moins prouvé: la vie d'un Napoléon J•r n'est-elle pas, sous ce rapport, aussi riche que celle d'un saint Vincent de Paul? Il faut donc pour éclairer et motiver nos jugements un autre criterium : c'est celui de la qualité, comme Stuart Mill déjà l'avait compris, et il semble bien que M. Guyau lui-même s'en soit
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rendu compte, puisqu'il nous parle, à chaque instant, de vraie vie, de vie plus haute, plus parfaite, plus noble ... Seulement de telles expressions ne sauraient plus avoir, dans une morale purement naturaliste, le sens que nous leur attachons d'ordinaire. La nécessité de ce nouveau criterium apparaît plus évidente encore dans l'explication qu'on nous donne des actes de dévouement. Ces actes, dans certains cas , impliqueraient une telle expansion de vie qu'il serait légitime de préférer leur durée de quelques instants à de longues années d'une existence plate et monotone. Oui, il est légitime de la préférer, si l'on établit une hiérarchie entre les manifestations de la vie, si l'on met au-dessus de la vie physique, la vie psychologique; au-dessus de la vie sensible, la vie raisonnable et libre; sil' on reconnaît entre elles, en un mot, des différences non seulement de quantité, mais de dignité. Mais ces distinctions, la morale naturaliste les repousse, et alors on se demande si l'homme qui se sacrifie ne joue pas un rôle de dupe, en préférant la vie pleine d'un moment aux années longues encore qu'il pourrait vivre. Voyons maintenant les équivalents qu'on nous
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propose de l'obligalion morale. M. Guyau fait d'abord dériver le devoir d'une pression exercée sur nous par l'aclivilé déburdanle, par l'activité qui tend à surmonter les obstacles, à se répandre au dehors, à se dépenser, à se donner ... Que le devoir se manifeste à nous par une sorle de pression et de contrainte morale,·rien de moins contestable; mais Loule pression est loin d'être considérée comme un devoir. L'enfant vigoureux et plein de sève que l'on tient immobile pendant des heures entières éprouve, lui aussi, une pression qui le pousse à crier, à jouer, à s'éballre, à vivre d'une vie plus inlense et plus expansive : dira-t-on qu'un tel fait a les caractères du devoir? Ce n'est point parce que cerlains besoins d'agir sont irrésistibles qu'ils nous paraissent obligatoires; c'est plutôt parce qu'ils nous paraissent obligatoires que nous nous sentons tenus <le les satisfaire et de leur obéir. Le devoir d'ailleurs, quoi qu'on en dise, esl conçu par beaucoup non comme un impératif hypothétique, mais comme un impéralif wtégorique; peut-être n'est-ce là qu'une illusion, mais en tout cas c'est une illusion dont il faudrait rendre compte, el il ne semble pas jusqu'ici qu'on y ail pleinement réussi.
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En second lieu, est-il vrai, comme M. Guyau l'affirme, que le devoir apparaisse comme une expansion de la vie? Est-ce que souvent, au contraire, il ne s'offre pas à nous, non comme un pouvoir moteur, mais comme un pouvoir d'arrêt? Est-ce que souvent ses ordres ne sont pas des prohibitions, des défenses? On objectera sans ùoule que, dans ces cas et les cas analogues, si le devoir restreint notre activité, c'est uniquement notre adivité inférieure, et cela au profit d'une vie meilleure el plus complète. Mais alors que penserons-nous de ceux qui considèrent la vie égoïste ou sensuelle comme étant la vie la meilleure? - Qu'ils ont assurément le droit de vivre en conséquence, comme les autres ont le droit de vivre d'une vie tout opposée. Nous aurons ainsi une morale singulièrement commode et souple; mais sera-ce bien encore une morale? Enfin, l'hypothèse du risque métaphysique que l'on invoque, en dernier lieu, pour dissiper les obscurités qui planent encore sur le système, a-t-elle bien la vertu que son au leur lui prêle? Le devoir reste douteux. On compte, il est vrai, sur ce doute même et sur les risques qu'il entraîne pour déterminer au bien, au dévouement et au
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sacrifice les âmes les plus élevées et les plus riches d'énergie. Que ces âmes se laissent ainsi enchanter et séduire, on peut le concevoir; mais que deviendront les autres, les âmes vulgaires, celles de la foule, du plus grand nombre? Elles comprendront peut-être que le vieux devoir n'oblige plus; seulement il est peu probable qu'elles comprennent l'équivalent qu'on leur propose. C'est pourquoi « l'esquisse d'une morale sans obligation ll, quels qu'en soit d'ailleurs l'éclat et la force, reste toujours une esquisse, et une esquisse incomplète, el il en est de même, · croyons-nous, de toutes les morales purement naturalistes.
�CijAPITRE IV
Le Solidarisme
1 •
Dans son bel ouvrage sur l'Humanité \ qu e ses contemporains n'ont pas toujours comprise que les nôtres, peut-être, ne lisent pas assez, Pierre Leroux cherchait déjà, loin des conceptions a priori et du pur empirisme, un fondement solide à la morale sociale dans le principe fécond de la solidai·ité humaine. Le sentiment de cette solidarité, essentiellement distin cte de la charité chrétienne~ lui paraissait expliquer seul
1. Nous hasardon s ici ce néologisme, le sys tème qu'il désigne nous pa raissant in s11rfisamment carac térisé par ces m ots : Th éorie de la so lidarité humaine. 2. De l'humanité, par P. Leroux, 1839. - La doctrin e d e la solid arité humaine se trouve égalemen t défendue clans son livre d e la Perfectibilité humaine et clan s di ITére nts arlicles d e la Revue sociale imprim ée à Boussac. CeUe vi ll e doit éleYer p roc hain eme nt un monume nt à Pi erre Le roux.
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nos différents devoirs, et seul, également, lorsqu'il est éclairé par la raison et par la sci ence, pouvoir inspirer des codes équitables qui assurent à chacun de nous le respect de ses droits et les secours dont il a besoin. C'est que seule « la solidarité es t organisable ». - Longtemps oubliée, celle doclrine semble renaître de nos jours, plus jeune et plus vigoureuse que jamais, gràce aux nombreux écrivains qui s'eri font les apôtres 1 • Bi en que placés à des points de vue divers et riches de toutes les découvertes failes depuis soixante ans, ils voient, en effet, avec Pierre Leroux, dans ·1e solidarisme, la conciliation la plus heureuse « de la méthode scientifique et de l'idée morale », conciliation dont dépendent « et le renouvellement politique el le renouvellement social » ; avec Pierre Leroux, encore, ils le considèrent comme offrant le plus sùr moyen de déterminer, daus la mesure du possible, les droils et les devoirs des individus, les charges el les droils de l'Association enlière, c'est-à-dire de l'État. - Énoncer celte doctrine
1. Conf. La science sociale conlemp01·aine cl La propriété , sociale et la démoc1·al ie de Fouillée; - La solidarité morale <le Marion (Paris, F. Alcan) ; - L'idée de la solid(l1'ilé de Ch. Gicle; - La cité moderne de J . Jzoulel; - L'educalion de la démocratie d e Payol; - Sotidw·ilé d e Léon Bourgeois, e lc ...
3.
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suffit à en montrer la porlée : aussi concevonsnous aisément l'ardeur et le zèle de ses défenseurs, non moins que l'abondance des critiques élevées contre ses principes et les conséquences que l'on en tire.
La grande loi sociale de la solidarité ou de la dépendance réciproque est de toutes, assurément, la mieux démontrée aujourd'hui, et par le calcul et par l'expérience. Nous savons, en effet, que tout être est tributaire des autres êtres, toute force des autres forces, la moindre vibration d'atome se prolongeant éternellement et à l'inlini dans le Lemps et dans l'espace. - Chez les vivants cette réciprocité d'action et de réaction continuelles est plus frappanle encore que partout ailleurs, car Jeurs fonctions nous apparaissent à la fois comme but et comme moyen, chaque org·ane concourant à la vie de l'ensemble, la vie de l'ensemble à celle de chaque organe. Les poumons en remplissant leur rôle, par exemple, permettent aux autres organes de remplir le leur régulièrement et de fournir en échange, à tous, leur indispensable concours.
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C'est le vieil apologue des membres et de l'esLomac, pris au pied de la lettre et inlerprélé par la science. Or, ce qui est vrai de l'organisme humain est vrai également de la société humaine, qui n'est elle-même qu'un organisme supérieur, plus délicat et plus compliqué. Dans l'un coml?e dans l'aulrc, il y a division du travail, corrélalion des fonctions, et, parlant, solidarité. Chaque homme, par ses eITorls, contribue au bonheur ou au malheur de Lous, comme Lous contribuent au malheur ou au bonheur de chacun; de telle sorte que, aux difîérenls points de vue : physique, intellectuel et moral, nous sommes, en grande parlie du moins, ce que les autres nous ont faits. Au point de vue physique, nous sommes redevables à nos semblables, surtout dans nos nations civilisées, de lout le bien-être dont nous jouissons. Le moindre objet usuel, la moindre bouchée de pain, a mis en œuvre des armées d'ouvriers : ouvriers du temps passé qui ont amélioré le sol où germe aujonrd'hui le grain, qui ont perfectionné les instruments qui servent à le cultiver, à le broyer, à le pétrir; ouvriers du temps présent qui le sèment, le récoltent, et
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l'approprient à notre usage. De telle sorte que « des milliards d'êtres humains dont le plus grand nombre s'en sont allés déjà vers la mort, ont peiné pour rendre ma vie plus douce, à moi qui le sais 1 ! » Aussi comprenons-nous combien le poète a eu raison de dire qu'au siècle où nous somme1>
Nul ne·peut se vanter de se passer des hommes.
Au point de vue intellecluel, nos semblables nous sont plus utiles encore. Les idées que nous défendons , les croyances auxquelles nous tenons le plus, le langage dont nous nous servons et sans lequel toute science serait impossible, ne sont-ils pas leur œuvre en même temps que la nôtre? Aurions-nous pu les acquérir et les comprendre si la société où nous vivons ne nous avait prêté son concours? Lorsque, même dans la solitude, nous rêvons et nous pensons, nous pouvons nous dire qu'en chacune de nos pensées pensent et rêvent tous ceux qui nous ont précédés? Et c'est p1;écisément parce que le flambeau qu'ils ont allumé nous a élé transmis religieusement de main en main, à traL Payot, L'éducation de la démocratie, p. 51. 2. Payol, id., p. 53.
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vers les siècles, toujours plus brillant à chaque génération, que l'intelligence s'est ouverte toujours plus large à la vérité, étendant indéfiniment ses conquêtes dans le domaine de la science. La même loi régit notre moralité, car celle-ci dépend de nos croyances et de nos sentiments, qui dépendent à leur tour des milieux où nous avons vécu et de l'éducation qu'on nous a donnée. Or, en éducation, nous avons beau nous montrer novateurs et frondeurs, nous subissons toujours l'influence du passé. Qui pourrait dire l'influence exercée par les penseurs ·grecs à travers les âges; l'influence qu'exercent encore ces maitres incomparables qu'on appelle Corneille et Molière? Les mœurs même de la foule, ses préjugés, ont d'ailleurs une action non moins incontestable sur les générations nouvelles. On a donc raison de soutenir que l'homme doit à la société Je meiJleur de lui-même, comme il lui doit, parfois, ce qu'il a de moins bon, - car la solidarité se retrouve dans le ma.l comme dans le bien; que c'est la. société qui a rendu possible sinon l'éclosion, du moins le développement de son intelligence, l'affermissement de sa volonté et l'extension de son empire
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$Ur les choses. L'homme isolé - en admettant qu'il pût vivre dans cet état, -- serait l'un des animaux les plus faibles; l'homme au milieu de ses semblables est, de tous les animaux, le plus parfait; bien plus, sa puissance et sa perfection s'accroissent chaque jour, grâce au capital utilisable de plus en plus riche que lui transmettent ses ancêtres. - C'est là ce qu'avait bien compris Pierre Leroux lorsqu'il soutenait « que nous ne saurions vivre ni développer nos facultés dans l'état d'isolement. - Chacun des éléments constitutifs de notre âme, ajoutait-il, par conséquent notre âme tout entière doit être considérée en elle-même, comme un etat latent, comme une simple virtiwlité, qui ne peut se manifester que dans la société. » - C'est ce qu'établit avec plus de force encore, en s'appuyant sur les récentes découvertes de la science, M. I~oulet, qui voit dans l'association une puissance pour ainsi dire créatrice, en ce sens qu'elle a permis « à de simples virtualités de passer à l'acte », à toutes nos facultés de surgir et de s'affirmer. Ce qu'il résume dans celle formule significative: « L'âme est fille de la Cité>>. - C'est enfin ce qu'a éloquemment défendu M. Léon Bourgeois dans son beau livre sur la solidarité.
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Telle est la loi, clairement établie, sur laquelle le solidarisme repose; voyons les conséquences que l'on en tire.
..
*
La première c'est que nous naissons Lous débiteurs do la société ' , puisque sans elle nous ne posséderions ni la science, ni les instruments de travail, ni la nourriture dont nous avons besoin; puisque sans elle nous n'existerions pas. La seconde, c'est que nous avons Je devoir de rendre à la société ce que nous en avons reçu . Plus nous avons été favorisés , plus notre delle est grande, . plus nos efforts, par conséquen t, doivent ê tre empressés à l'acquitter. Mais pour l'acquitter il ne suffit pas de se montrer reconnaissant envers ceux qui n e . sont plus et de rendre service à ceux qui nous entourent ; il faut encore travailler à accroitre le capital qui nous
1. " Dès que l'cnfanl, a près l'allaileme nt, se sépa1·e définiliveme nl de la mère, il es t débiteur. - Delle, sa nourriture; delle, son langage in certain. - Delles, e l d e quelle val eur, le livre.e l l'outil que l'école et l'a telier lui vont ofTrir ... Plus i l avance1·a cla ns la vie, plus il verra croître sa delle, car chaq ue jour un nouveau profit sortira pour lu i de l'usage de l'outillage ma lériel et in tellectuel créé par l'humanilé . .. Cf. les pages éloquenles que M. Léon Bourgeois consacre a u dévcloppeme nl de celte idée, op. cit ., p . 1-16 et suiv.
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a élé légué, afin d'améliorer le sort des générations futures, comme ont lravaillé les générations disparues à améliorer le nôlre 1 • Ainsi, en dernière analyse, « le devoir social n'est que l'expression d'une delle». La troisième, enfin, c'est que la société a le droit de veiller à l'acquillement de celte dette, d'en apprécier, dans certains cas, l'étendue et, au besoin, de l'imposer par la force. Comme on le voit, celle morale sociale est une morale purement juridique. Elle repose sur le quasi-conlrat qui relie entre eux tous les hommes, par le fait même des services mutuels qu'ils se rendent en vivant associés. Il n'y a donc, en définiLive, qu'une seule verlu sociale, la justice, dont la pratique, d'ailleurs, en sauvegardant les intérêts des autres, sauvegarde également les nôtres 2 • Ainsi sé trouve écarlée la charité, dont le prestige a duré trop longtemps : « IL faut, dit Pierre Leroux, aimer les autres par intérêt el par amour pour soi, parce que, sans eux, en dehors de la société, notre existence esl impossible. La faire consister dans l'abnégation et le
1. C'es.L ce Ue id ée qu e développe longuem ent Pi erre Lerou x, noLammenL dans son livre s ur la Pei'(ectibilité humaine. 2. Voyez la Cité moderne, ouv. cil., ch. 1v, p. 425 e l s uiv. (Paris , F. Alcan).
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sacrifice, c'est folie • >> _:__ « La doctrine courante du sacrifice, dit dans le même sens, M. lzoulet, est foncièrement contradictoire. >> « Mon devoir, c'est mon suprême intérêt », et mon suprême intérêt c'est d'être juste. Ainsi se trouve, quoique plus timidement, écartée la fraternité républicaine, dont la notion est plus précise, sans doute, mais r este encore « abslraite et dépourvue de sanction. » En résum é, le solidarisme substitue à toutes ces notious « une obligation quasi c9nlractuelle, ayant, comme on dit en droit, une cause, et pouvant, par suite, être soumise à certaines sanctions : celle de la dette . de l'homme envers les hommes , source et mesure du devoir rigoureux de la solidarité sociale 2 » •
• ••
Il suffit <le résumer dans ses grandes lignes cette doctrine, pour en apercevoir et l'élévation
1. " Aimez votre prochain , parce que votre prochaii1 c'est vous-même. La charité, a u fond, c'est l'égoïsme. " D e l' humanité, t. 1, p . 2i!l. Ces expressions éto nnen t un peu, au premier a bord, so us la plume d' un penseur dont l'existence e ntière es t un e réfuta tion de l'égo'(sme; mais il est aisé d e voir que l'égoïsme qu'il défend n'a rien de commun avec .celui que combaltent d'ordinaire les moralistes. 2. Léo n Bourgeois, op . cil.
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et la portée. Et d'abord, « quels sentiments de gratitude n'éprouvons-nous pas en songeant à celte admirable solidarité de l'espèce humaine dans laquelle chaque fourmi laborieuse apporte son brin d'. herhe ! » N'y a-t-il pas, en outre, une poésie réelle dans ce sentiment de la collaboration de l'univers entier dans chacun de nos actes, et dans celle conviction intime « que toutes ces vies obscures ou éclatantes qui nous ont précédés, nous protègent encore, comme nous protègent les efforts des survivants, et que dans les mêmes objets dont nous nous servons, comme dans les découvertes les plus hautes, il . y a comme une fusion des énergies de tous? 1 » En second lieu, à la conscience humaine inquiète et troublée par une longue période d'analyses et de discussions souvent stériles, où tous les principes de la morale ont été remis en cause, tous les dogmes ébranlés, il fallait une doctrine claire, précise, respectueuse à la fois des données de la science et de l'idée morale; or, le solidarisme ne présente-t-il pas ses caractères? Quel autre système permet aussi hien d'entrevoir et la nature et . l'étendue de nos
1. J. Puyol,
op. cit. , p. 50.
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devoirs? Celui qui peut apprécier exactement la grandeur ùe sa delle, ne sera-t-il pas nalurellement porlé à aider et à secourir ses semblables? Si souvent nous négligeons de leur rendre autant de services que nous le pourrions, c'est que nous n'avons qu'une idée confuse des services dont nous sommes redevables à l'association humaine. Le riche se rend-il toujours bien compte de cc qu'il doit au malheureux qui peine sans relâche? Le pauvre comprend-11 bien toujours ce qu'il doit au riche qui l'occupe et le paie? Combien une connaissance exacte de leur delle réciproque ferait cesser de malentendus, et probablement apaiserait de haines? Le s·olidarisme a donc un immense mérite : il nous a monlré clairement que beaucoup de devoirs considérés, d'ordinaire, comme de charité pure, sont, en réalité, des devoirs de stricte justice, et, par suite, des devoirs impérieux que, sous aucun prétexte, nous ne sommes autorisés à transgresser. Quand la charilé nous presse, volontiers nous hésitons et discutons ses conseils : quand la justice commande nous ne nous reconnaissons pas le droit de discuter. C'est par là, précisément, que le solidarisme bien compris, bien enseigné, peut avoir au point
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MORALE ET ÉDUCAT!O~
de vue de l'éducation une immense influence. Aussi, croyons-nous que la première préoccupation des parents et des maîtres doit êlre de faire comprendre aux enfants quels liens infrangibles les unissent, non seulement à leur famille, mais encore à leurs concitoyens, voire même à tous les hommes. cc Qu1_3 la République, s'écrie un philosophe contemporain, qui a mis au service de cette œuvre toute son énergie et Loule son éloquence, que la République néglige d'apprendre aux six millions d'enfants du peuple les éléments des sciences, mathématiques, physiques, biologiques, soit, j'y consens. - Je vais plus loin : qu'elle néglige même de leur apprendre à lire et à écrire, soit encore, j'y consens aussi. De tout cela on peut se passer à la rigueur. Mais qu'elle leur enseigne le fait essentiel, la vérilé cardinale, à savoir que let société est une association, littéralement, c'est-à-dire que, dans la société, les citoyens ont des intérêts, non point opposés, mais connexes; que, par conséquent, cc qui est vrai, c'est, non pas comme on le croit, l'opposition des intérêts, mais au contraire, l'identité des intérêts; qu'enfin la société est une profonde cl rigoureuse solidarité! cc Qu'elle leur enseigne cela, cela avant toul,
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ou surtout, ou même, s'il lui plaît, cela seulement, - car, de cela, on ne peut, à aucun prix, se passer! - Que la République enseigne donc cette vérilé cardinale aux enfants du peuple, mais j'entends de façon à ce qu'ils la comprennent réellement, de façon à ce qu'ils la sentent, de façon à ce qu'ils en soient bien et dûment convaincus, persuadés, el enfin tout à fait sûrs! Oui, donnez-moi des « associés », ignorants, si vous voulez, mais loyaux! Et la terre sera un paradis. Que faites-vous, au contraire! Vous fabriquez des têtes savantes à des à.mes déloyales Est-il étonnant que votre société soit un enfer? 1 »
..
Que l'enseignement de cette doctrine lransforme la terre en Paradis ... Nous n'osons guère l'espérer ... Nous irons même plus loin dans nos réserves, car nous doutons que le solidarisme, tel que nous l'avons défini, suffise à fonder une morale, et que Je « devoir social », ne soît, en clernière analyse, comme on l'affirme, que « l'obligation de payer ses dettes>>.
L Izoulet: La Cité modeme, op. cit. (Paris, F. Alcan.)
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En premier lieu, nous voudrions que l'on commençâl par définit- celle idée même de delle qui prêle fréquemment à confusions fâcheuses. Ainsi pouvons-nous raisonnablement et en toute justice, nous considérer comme les débiteurs de tous ceux qui nous ont procuré quelque bien, mais involontairement, par hasard, malgré eux? Pour ne prendre qu'un exemple : qu'est notre naissance, dans bien des cas, sinon l'eITet regretté du caprice et du hasard? Or, combien, parmi les avantages dont nous jouissons, ont la même origine? Nous craignons, en second lieu, que, dans un senlimenl lrès louable, mais qui n'a rien à faire ici, puisque nous sommes placés sur le Lerrain de la stricte jus lice, on ne confonde parfois les débiteurs el les créanciers. On nous parle éloquemment des bienfaits de nos ancêtres, el l'on a raison; cependanl, nous ne pou,·ons pas oublier que beaucoup d'entre eux, en agissant, pensaienl fort peu à nous; qu'ils ont été, dans leur temps, largement récompensés de leurs peines; enfin, qu'avec les œuvres qu'ils nous ont transmises : canaux, chemins de fer, travaux de toutes sortes, ils nous ont transmis également quarante milliards de deltes à payer et une caisse à peu près vide. Sans doute, il s'en
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est trouvé parmi eux, qui n'ont songé qu'au bjen de leurs semblables, tel saint Vincent de Paul, tel Pasteur; aussi bien à ceux-là ne marchandons-nous pas notre reconnaissance ; mais la justice nous oblige-t-elle à généraliser? En outre, ne sont-ils pas légion ceux dont la delle est à peu près impossible à établir? Pal'lerons-nous encore de dette à payer à celui qui, dès son enfance, a élé jelé sur le pavé el abandonné à la misère? Que doit-il à ses parents? Que doit-if à la société? - Il y a, à l'heure actuelle, dans la seule ville <le Paris, 22 000 enfants qui ne hénéflcient même pas de l'instruction primaire. Sur ces 22 000 combien sont sans famille, sans gîle, vivant on ne sait où, ni comment! Ils font, comme nous, partie de l'organisme social, mais quel profit en onl-ils retiré? - Dès lors, si dans leur cerveau ne germe et ne grandit que la seule idée de justice, n'est-il pas à craindre qu'elle ne leur inspire de redoutables colères et des haines implacables contre la société entière? Comment exiger qu'au nom de la justice ils nous respectent? Comment demander qu'ils nous secourent dans un danger? que dâns un naufrage, un incendie, ils nous lendenl la main? - « Allons donc! Tu
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es malheureux à ton tour? sauve-toi seul, si tu le peux!» Mais laissons de côté les exceptions, el considérons ceux qui, comme nous, sont, par rapport à ces parias, des privilégiés dans· l'association humaine. Lorsque je rencontre sur mon chemin un misérable que la débauche a réduit au dénument; qui, s'il l'avait voulu, aurait acluellement une situation préférable à la mienne, dira-t.:on que la justice m'oblige de le secourir? Que j'ai une dette envers lui? Je sens, il est vrai, qu'il est bien de ne pas le repousser; mais · je sens aussi que le motif qui m'inspire est d'ordre différent; qu'il est supérieur, dans ce cas, à la justice elle-même et la domine. Bannissez ce motif comme chimérique, réduisez toutes nos obligations à celle de payer ses dettes, et je passerai mon chemin en détournant la tête, comme le feront beaucoup d'autres qui viendront après moi. On objectera, sans doute, que raisonner ainsi, c'est mal comprendre la solidarité. Qui m'assure que cet homme, auquel je refuse tout secours, ne deviendra pas, par le fait même de mo~ refus, un danger pour la société que je dois protéger? Si donc je lui rends service, ce n'est point pour m'acquitter envers lui, mais pour m'acquitter
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envers l'associalion dont je fais partie. Je la protège comme elle me protège. - Soit; mais pourquoi serais-je teµu de m'imposer ce sacrifice plutôt quo tel aut'r e de mes semblables? Ils sont nombreux ceux qui sont plus riches que moi, ceux dont les charges sont moins lourdes. Que celui qui est dans le besoin aille frapper à leur porte; au nom même de la justice j'ai le droit de demander qu'ils soient les premiers appelés à son aide. En résumé, grâce au principe que l'on invoque comme fonàement de la morale et règle de nos actions, on substitue partout le froid calcul au senliment. Aussi, ne resle-t-il qu'un seul moyen de sortir d'embarras : c'est, dans les cas semblables à tous ceux qui précèdent, de recourir à l'État-Providence. Est-ce bien là l'idéal que se proposent d'atteindre les défenseurs du solidarisme?
••
Nous croyons, nous, que, bien comprise, la loi de la solidarité humaine conduit à des conclusions fort différentes, et que la justice n'est pas la seule vertu dont elle inspire le respect. En effet, s'il est vrai, même au point de vue
THOM AS. -
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i\Ior. et édu c.
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biologique, que parents et enfants ne sont, suivant la remarque d'Aristote, « qu'une seule substance en des individus distincts »; s'il est vrai qu'une tendance naturelle et souvent irrésistible nous pousse vers nos semblables, nous fait jouir de leurs joies et souffrir de leurs souffrances; s'il est vrai, enfin, que « rien de ce qui intéresse les hommes ne peut nous être étranger», comment ne pas voir en eux d'autres nous-mêmes? La notion de la fraternité que nos ancêtres avaient inscrite dans leur belle devise n'est donc pas une notion creuse et imprécise, mais bien une notion très nette, qui se trouve impliquée dans celle de la solidarité et qui nous aide à la mieux comprendre. Celte communauté des sentiments et celte fraternité des âmes a, d'ailleul's, si vivement frappé les philosophes de nos jours que plusieurs ne croient pouvoir l'expliquer qu'en admettant entre les hommes une identité de nature, la même volon_ nous animant Lous et té nous faisant compatir ensemble 1 • N'esl-ce pas la même communauté que prêchent, en se plaçant_ à un point de vue dilTérent, loules les religions,
L C'esl la thèse que)!. Payot e n s'in spirnnt de Schopenhau er défend dan s l'ouvrag e qu e nou s avons cité, e l dan s so n élud e s ur la Croyance (Pari s, F. Alcan ).
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et qui forme notamment l'un des principes fondamentaux du christianisme? Or, de même que dans l'analyse de la solidarité nous retroùvons la fraternité, de même nous y retrouvons la charité qu'en vain on voudrait exclure. Il suffit, pour cela, sans oublier les rapports qui nous unissent à la société, d'observer les sentiments que la conscience de notre dépendance fait naître. Est-ce que chacun ne sent pas en soi un instinct profond qui le pousse à vivre d'une vie toujours plus intense, plus complète et plus libre? est-ce que la raison ne nous dit pas que celle vie idéale que nous poursuivons ne saurait être ni celle de l'égoïste, ni celle de l'homme qui est simplement juste et paie ses dettes, mais celle qui rayonne autour d'elle, qui se répand et se donne sans compter, qui est aimante et généreuse? Telle est bien, si je ne me trompe, la thèse même qu'a défendue M. L. Bourgeois dans l'un de ses plus beaux discours : « La règle à laquelle se ramènent toutes les a,utres, disait-il, est bien simple : vivez, en mettant hors de vous-rnème le but supérieur de la vie. L'homme doit développer en soi toutes les forces de son corps, de son intelligence et de sa volonté, vivre de la vie la plus intense et, suivant la loi de tous
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les êtres, s'efforcer d'accroître la quantité de vie qui lui a été léguée. Mais ce surplus d'énergie, c'est pour les moins favorisés que nous l'acquérons, c'est pour eux que nous devons le dépenser, et c'est cette partie de nous-mêmes que nous avons ainsi donnée aux autres, à ceux qui nous aiment, à nos enfants, à nolre famille, à notre cilé, à notre patrie, à la société tout entière, qui est la mesure de notre mérite et, lorsque vient la mort, le poids laissé par nous dans le plateau 1 » . On ne saurait plus éloquemment r éfuter les théories qui font fi de la fraternité et de la charité, pour établir sur leurs ruines la seule idée de justice.
..
Il ne s'agit donc pas d'écarter le grand principe de la solidarité, mais de l'interpréter d'un e
1. Discours prononcé au Concours général en 1891. - Da ns un discours plus r éce nt, adressé à la jeunesse r épublica in e (1 6 mai 1891) qu elqu e temp s après la terribl e ca tas troph e du bazar cl e la Chal'ité, i\l. Léo n Bourgeois, fai sa nt allusion à un e allocution lrop cé lèbre, co nc lut e n ces lerm es : " Non se uleme nt nous ne prêtons pas à quelques pui ssa nces s upéri eures une id ée de vengea nce et d e hain e, mais nous ne la con naisso ns pas; pour nous, dans la lutte étern elle de l'esprit et de la ma tièr e, c'est la matiei·c qui est la haine et c'est l'espi-it qu{ est l'amow·. »
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manière plus scientifique et plus large, au lieu de l'anémier comme on tend à le faire. Quand on lui donne son sens plein, il est de tous le plus utile à méditer et à répandre. Il ne nous ordonne plus simplement, en effet, d'être justes, mais d'être bons; il nous met encore en garde contre une foule de préjugés et de sophismes qui, déjà, s'abritent sous son nom, et contre une foule d'entreprises auxquelles trop souvent l'opinion publique est indulgente. C'est ainsi qu'il nous amène à condamner l'esprit de coterie qui limite la solidarité effective à quelques membres privilégiés et à traiter les autres en ennemis; à flétrir toutes les associations de compères qui se solidarisent uniquement pour duper les naïfs et tomber les isolés; à réprouver, enfin, toutes les théo.ries plus ou moins subtiles qui établissent, dès qu'il faut être généreux, des catégories arbitraires, comme si tous les hommes n'étaient pas clignas de pitié, par cela même qu'ils sont hommes ... et malheureux.
4.
�CHAPITRE V
Le pessimisme
1 •
Dans une de ces causeries familières où il aimait à railler ses confrères en philosophie, et à se railler un peu lui-même, Renan comparait nos beaux systèmes de métaphysique et de morale à ces bulles de savon que gonflent les enfants el qui reflètent toutes ]es nuances des milieux où elles éclosent : brillantes quand le ciel est brillant, ternes quand le ciel s'obscurcit,
1. Cf. OEuvres de Schopenhauer, Hartmann, Prauensladt et Bahnsen. - J. Su ll y : Hz"sloi1'e ci·itique clu pessimisme (Paris, },. Alcan). - Le pessimisme et la poésie. - J. Hüber: Le Pessimisme. - Caro : Le Pessimisme . - Aularcl : Léopardi. Ribot : La philosophie cle Schopenhaue,· (Paris, F. Alcan). -P. Janet: Schopenhaue,· et 1-Ia,·lmann (Revue des Deux Mondes, 1877). - Fouillée : C1·itique des systèmes de rno,·ale contem 1>01·ains, liv. V (Paris, F. Alcan). - Guyau : Esquisse d'une mornle sans obligation ni sanction, liv. II (Paris, F. Alcan). Boutroux : Questions de momie, etc.
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mais si fragiles qu'un moindre souffle les dissipe. Tel lui apparaissait surtout le pessimisme : une bulle très sombre et très noire! On l'admirait cependant encore il y a vingt ans; elle est évanouie aujourd'hui, c'est pourquoi il faut se hâter d'en parler avant que le souvenir n'en soit perdu! Le pessimisme que la plupart d'entre nous ont connu, - dont beaucoup ont été frappés, - ne parut, au premier abord, qu'un réveil de ce mal étrange dont nos grands-pères, vers 1830, ont, nous le savons, beaucoup sou/Tert : la mélancolie. Mais on s'aperçut bien vile qu'il était un mal plus profond. Si la muse des mélancoliques, à la suile du« jeune malade à pas lents», s'était faite poitrinaire et versait d'abondantes larmes dans le lac de Lamartine; si elle s' élail éprise et de René el de \Verlher, elle tenait encore à la vie et l'on sent qu'elle se console en chantant. Celle des pessimistes est, au contraire, désespérée. En effet, le grand mal dont se plaignaient Jes pessimistes de notre jeunesse, c'était de vivre. La vie, écrivait l'un d'eux:
La vie atroce a mis mon cœur dans son étau; La vie ai gre sonne un tocsin à mon oreille; La vie infàme a mis ses ... poux dans mon manteau!
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La vie alroce, la vie aigrn, la vie infâme : voilà comme on padail alors d'une chose qu'en vieillissant Lous ont appris, j'en suis sûr, à juger d'autre sorte, malgré les chagrins qu'elle a pu causer. M. Jules Lemaître , - pour prendre un exemple plus illustre, - M. Jules Lemaître n'écrivait-il pas à cette époque :
Je so uffre uniqu ement d e vivre e t d'ètre au mond e !
Le pessimisme avait tout envahi: la philosophie, le roman 1 ••• et même les salons! M. Jules Claretie nous raconte qu'un de ses amis raillait un soir, devanl lui, un bon jeune homme qui lui disait avec un soupir de soufflet de forge: « Ah! je suis bien malade! - Et où avez-vous mal, mon ami? - Moi! j'ai mal à la vie! 2 » Tous ceux qui se rappellent ces temps déjà lointains se rappellent aussi, sans doule, avec quelle ironie, parfois cruelle, et avec quel entrain nos maîlres, - nos anciens : Caro, Janet,
L Cf. Bel-Ami, de Guy d e Ma upa ssant ; - Cruelle énigme, d e Bourge t ; - Mme Heurt eloup , de Th e urie t; - La Course à la mort, d'Écloual'cl Roc! , e lc,; - e l les cliITér entes critiqu es publi ées, notamm ent e n 1885 , dans la Revue des Deux Mondes, la Jlevu e politique el litlél'aire, le Temps, les Débats, e tc. 2. Cf. J. Claretie, le Temps, 2i! juin '1 885 .
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Dyonis Ordinaire, Sarcey, Claretie, Brunetière, - faisaient la chasse au pessimisme! C'était là, évidemment, livrer le bon combat, et pourtant aujourd'hui que le pessimisme n'est plus, je me demande si l'on a toujours rendu justice à ses défenseurs et bien compris les raisons dont les plus sérieux d'entre eux se dupaient. Quanrl la jeunesse, - la jeunesse _surtout, - s'éprend · d'un système, philosophique ou social, c'est qu'il répond à un pressant besoin de son esprit, besoin que, le plus souvent, ont fait naître l'enseignement qu'elle a reçu et les milieux où elle a grandi.
Ce que fut ce milieu, est-il utile de le rappeler encore? Tout contribuait à évoquer et à entretenir parmi nous le souvenir de nos défaites et des deuils qu'elles avaient semés. Nous nous sentions amoindris, et le sentiment de cette déchéance était d'autant plus pénible que l'espoir d'un relèvement prochain et d'une revanche certaine paraissait in lerdit. Si encore nos aînés avaient donné l'exemple de la sagesse et du recueillement! Mais on ne voyait, de tous côtés,
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que lultes politiques, division des pa:lis, émiettement des forces vives du pays. Ce désordre n'était sans doute qu'apparent: le sourd travail qui précède l'avènement d'un état de choses nouveau, l'effort pénible et nécessaire d'un peuple qui cherche un idéal, un e organisation plus équitable et plus puissante; mais, comment la jeunesse l'aurait-elle compris? Aussi, volontiers s'abandonnait-elle au découragement. Les questions sociales qui, de nos jours, passionnent les esprits, même les esprits des jeunes, ce qui est, quoi qu'on en dis e, du plus heureux augure, laissaient à peu près indifférent. Elles. n'étaient point assez mûres pour attirer et retenir. En outre, nul grand courant littéraire , null e grande idée pour laquelle on eût pu s'enthousiasmer et lulter. Le naturalism e, lui-même, ne comptait dans nos rangs qu'un petit nombre d'admirateurs convaincus, et plusieurs s'éprenaient déjà, de préférence, de la poésie du Nord, et de la lillérature étrangère qui satisfaisait davantage leurs goûts du symbole et du rêve 1 •
1. Dès qu'un e cri se mora le se produit dan s nos rangs, la jeun esse presque aussilôl se porle vers les littératures du Nord. De là cet engo uement excessif et mal adif de tant ri e l ec teurs fran çais pour les œ uvr es de Tols toï , Ibse n, Ha upl-
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Ce désarroi des consciences était accru chaque jour par l'enseignement qui nous était donné. La philosophie officielle n'avait plus la belle assurance d'autrefois. L'éclectisme était décidément abandonné, et nos maîtres les plus écoulés, se montraient parfois fort hésitants. C'est alors que se sont véritablement formées et fortifiées toutes ces petites écoles dont la lutte dure encore : les uns s'attachant au dogmatisme moral, si robuste et si fécond, de M. Renouvier; d'autr es, au scepticisme charmeur et dissolvant de Renan; d'autres, enfin, au positiyismc d'Auguste Comte et des nombreux savants qui continuaient son œuvre. Les premiers ont été les plus heureux, car ils ont trouvé de suite urte règle de conduite et une solide explication des choses; les seconds, sans idéal précis, se sont laissé bercer par la douce harmonie des phrases, satisfaits et tranquilles: ni ceux-ci ni ceux-là ne devaient connaître le pessimisme et en souffrir; quant aux troisièmes, qui, écartant le dilettantisme et le criticisme, demandaient à la science seule un credo, i ls y étaient. logiquement cl presq ue invinciblement conduits.
rnann, St rindb er g, .l\laclerlinck, Bj orn slcrn e Bjornson, dont certains c1· iLiqucs paraissent plus préoccupés que de nos au Leu 1·s nali ona ux.
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Dans la jeunesse, en effet, plus encore, peutêtre, que dans l'âge mur, l'esprit a besoin d'une explication générale des choses. Dès qu'il se sent aple à réfléchir par soi-même, il veut se rendre compte, se faire une philosophie, et c'est sur elle que, plus ou moins consciemment, se modè'lent et ses ..pensées et sa conduite. Or, quelle philosophie peut-il dégager de la science, quand, systématiquement, il écarte toute considération métaphysique , comme vame et surannée? Aux yeux du savant qui n'est que savant, l'Univers nécessairement se ramène à un vaste système de forces aveugles et fatales, soumises à des lois inflexibles et poursuivant, impassibles, leurs révolutions régulières. Un mécanisme immense dont les rouages se meuvent, sans qu'aucune lueur d'intelligence et de bonté ne préside à leur œuvre : tel est le monde. N'est-ce pas ainsi qu'il apparaissait déjit à Lucrèce '?
1. Lucrèce, liv. V, p. '196 et suiv. de Lucrece, ch. 1x.
Cf. Martha, le Poème
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N'est-ce pas ainsi que l'ont conçu plusieurs de nos poètes co ntemporains dont nous lisions fiévreusement les ouvrages? Qui ne se rappelle ces vers de Leconte de Lisle :
La nature se i•it des sou ff rances humaines; Ne contemplant jama is que sa propre gra nd e u1·, E ll e di spe nse à tou s ses for ces souveraines Et ga rd e pour ~a part le ca lme e t la spl end eur 1?
Et ces autres plus explicites encore d'Alfred de Vigny sur l'indiITérence de la nature :
Elle m e dit : Je sui s l'impassible théâtre Qu e ne peut re mu er le pied de ses ac teu rs ..... Je n'<) nte nd s ni vos cris ni vos so upirs; à pein e Je se ns passe r s ur moi la comédie hum aine Qui cherch e e n vain au ciel ses muets spec tateurs. Je r oul e a vec dédain, sans voir et sa ns entendre, A cô té des fourmi s les populations; Je ne dis tin gue pas leur te rri er d e leur ce ndre, J'ig nor e e n les portant les nom s des na tions. On me çlit un e mère e t je s uis une tombe. Mon hi ve r prend vos morts comme so n h écatombe, Mon printemps ne sent pas vos a dora tion s 2 •
On conçoiL quel effet devait produire de telles
méditations sur des âmes de vingt à vingt-cinq ans que tout d'ailleurs, comme nous l'avons indiqué, portait déjà à la tristesse et au découra ge ment.
'1. Leco nte de Li s le, La fonta ine aux lia nes (Poèmes bai·bw·es). 2. Alfred de Vi gny , la Maison du ber.qei-.
TH 0 '1AS. -
Mor. e t éduc.
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Mais la science ne nous montre pas simplement la nature comme indifférente à nos maux, elle nous la montre soumise à des lois que contredisent toutes nos notions sur la moralité. Nous croyons qu'il est de notre devoir d'assurer le triomphe des meilleurs; elle ne travaille, de son côté, sans nul souci de la justice, qu'à assurer le triomphe des plus forts. C'est là ce que Darwin el Schopenhauer ont, avec tant de relief, définitivement mis en lumière. Quelle est, on effet, l'existence des êtres vivants? Un combat perpétuel : combat en tre les plantes qui se disputent et les sucs de la terre et les rayons du soleil ; combat entre les animaux qui ne subsistent qu 'en s'entre-détruisant; combat entre les hommes qui, malgré les entraves de la civilisation, se querellent pour un lopin de terre, pour une place, pour moins encore. De telle sor te que, à tous les degrés et dans Lous les temps, tous se font une guerre acharnée, violente, dont les vainqueurs finalement sont les plus robustes et les plus adroits. Tels sont les faits que nous
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dévoile la science : quelle est maintenant la leçon qui s'en dégage? On sait comment ils furent interprétés par quelqu es fanatiques devenus tristement célèbres, et qu 'on a désignés depuis sous le nom expressif de stru ggleforlifers. C'est celte interprétation que , dans une conférence publique ' , faite à la salle d'Arras, nous donnait Lebiez, le lendemain de son horrible assassinat et qu'il reproduisait, plus tard, pour sa défen se, quand il fut arrêté, devant le juge d'instruction. - En vo ici le fidèle résum é : « D'où vient, disait-il à ses auditeurs un peu surpris de ses paradoxes, qu e tant d'homm es de valeur mènent une exi stence misérabl e pendant que tant de dégén érés prospèrent encore et réussissent? - De ce que, a u lieu d'agir comm e agissent les plantes, comme agissent les anim aux , ils se sacrfii ent so ttement à
1. Ce lte co nfér ence avai t po ur litre : " Le foi·t mange le fa ible. " Les id ées qu'il se plut à y d éve lopp er , co mm e un e jus tifi ca ti on de so n crim e, na tu reli e me n t ignor é de ses aud.ite urs, depui s longtemps d éj à il les exposait d eva nt ses ca marad es, ta ntôt fl'Oid emen t, mé th od iq uement , co mm e un professe ur q ui démontre un th éo rème, tantôt violemm en t co mm e un avocat q ui d éfend sa p ropre cause. Tous se clisaien t en l'éco uta nt: • C'es t un fou! "E t ils ha ussaien t le épa ul e:; . Les événements nou s a pprirent qu 'il é tait, de plu s, un t_o gicien à outrance, ne craigna nt pas d e conform er ses actes à ses pensées .
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un devoir chimérique, viclimes de préjugés que nourrissent et développent un système d'éducaLion dangereux, une philosophie radoteuse et des religions vermoulues. - EL quel est le beau résultat de ce beau dévouemehl? - L'abâlardissement de plus en plus visible de la race humaine, puisque les forts sont immolés aux faibles. Mellons-nous donc bravement à l'école de la nalure, la seule éducatrice qui ne mente et ne trompe jamais, car elle instrnit, non par des mols et des fables, mais par des fails. Or, elle nous enseigne que les mieux armés seuls sont dignes de vivre; que les peuples donc ne l'oublie.l)t pas ... Quant aux scrupules qui nous arrêtent, il faut s'en défaire au plus vile. Est-ce que la nalure a donné des scrupules aux animaux? Que de vols et d'assassinats ils commeltent chaque jour, et que, pourtant, nous ne songeons pas à condamner en leur appliquant nos sottes règles de morale! La conscience elle-même n'est que le dernier fanlôme d'une. superstiLion vieilli e : il suffit de le regarder en face pour le faire aussitôt s'évanouir. » Et ce fanlôme, Lebiez l'avait si bien chassé, qu'il mourut sans manifesler le moindre regret, sans témoigner le moindre remords. Il fut ainsi
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logique avec lui-même et avec son système jusqu'au bout: il s'était insurgé au nom de la force brutale, et la force l'avait vaincu : il subit son châtiment sans se plaindre '
Les Lebiez et les Barré restèrent heureusement des exceptions et l'armée des vrais struggleforlifers ne compta jamais, quoi qu 'o n en ail dit, qu'un petit nombre de volontaires. Toutefois, si Lous ceux qui demandèrent à la science seule leurs inspirations, non seulement n'aboutirent point à de semblables doctrines, mais les combattirent avec énergie, beaucoup furent conduils à celle conclusion que la vie, Lcllc qu'elle s'offre à nous, est mauvaise cl que mieux vaudrait qu'elle n'cùL jamais existé. Les slruggleforlifers ont encore une foi, un idéal : ils conservent encore un culte : le cul le de la force;
l. Cc simpl e exempl'c ne nou s prouve-l-il pa s l'influen ce co nsidérabl e que peul exerce r un e doc trine s ur certains esp rits, ca r nul doute que Lebiez ne fut un co nva incu? Il e n ful de lui co mme du " Di~ciplc" de Bourget; la réalité vient ici juslifl cr le roman. - Cf. s ui· la th èse que nou s a von· résumée ici cl s ur sa réfulalion , la be ll e pièce d'A lphon se Daudel : La lutte pou!' la nie. Cf. également, Dostoïew ski : Ci·ime el chdlim enl.
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on sent qu'ils admirenL ceux donL l'intelligence et l'énergie s'imposent. S'ils avaient connu les rêves de Nietzsche, nul doute qu'ils n'eussent accepLé, en partie du moins, les conseils de ZarathusLra et sa théorie de « l'Ubermensch »; - les aulres, au contraire, n'ont même pas ce · culte et celte espérance. - Que vaut, en eŒet, cet homme supérieur dont ils s'enthousiasment? La nature elle-même n'en faiL-elle pas un joueL? L'œuvre de la sélection naturelle ne produit jamais rien de fixe et de définitif. Les êtres les plus parfaits ne sont que des ébauches qu'elle brise, comme elle brise les espèces qui tour à tour disparaissent. pour céder la place à des espèces nouvelles qui disparaîtront également quand l'heure sera venue. Il semble même qu'un organisme soit d'autailt ·plus délicat et plus fragile, d'aulant plus sujet aux maladies et à la souffrance, qu'il est plus perfectionné. La vie et les écrits de ~ascal en sont la preuve éloquente. C'est à la démonstration de celte thèse qu~ Hartmann, avec une rare puissance d'analyse, consacre une parlie de ses œuvres. Passant en revue tous les biens que recherchent les hommes, el qu'il divi~e en six classes, il en étudie la nalure, les caraclères, les eŒels, en monlre le
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néant. Les uns doivent leur prix momentané à de simples illusions éphémères, les autres cnlraînent tant de maux à leur suite qu'ils sont de véritables fléaux. En un mot, et c'est là sa conclusion : « le bilan de la vie se liquide par un défi cit énorme de plaisir et une véritable banquerou le de la nature 1 » .
L On a so uv ent considéré le Pessimisme qtù a sévi parmi nous comme une màladie d'irnporlalion allemande : c'esl l[L un e erreur his toriqu e. Si les ro uvres des philosop hes a ll emands ont e u lanl de s uccès en F ran ce, - un s uccès mème exagér é, - c'est qu'elles co1Tespondaienl à un état d'esprit déjà existant, Leur se ul mérite esl d'a voir donné un nom a u malaise dont nous so uffrio ns, cl d'avoir présenté, comme en 1111 tabl ea u, la plupart des g rie rs que chac un rormulai t. Il crait, d'ailleurs, di[fi cil e de trouver e n France un seul écrivai n qui ail sé ri euse me nt dérendu les Principes métaph ysiqu es sur lesqu els Schop enha uer , Hartman n el Bahnsen, app uyaie n l Loule leur doctrine ... Pour Schopenhauer, si le monde est mauvais, c'est que la volonté est l'essence même de l'ê tre et que tout exe rcice de l'ac tivité es t une sou ffra nce: so n sys tème peul se résume r ainsi : • Être c'es t agir o u vouloir; agir c·est faire effort ; raire effort c'est so uffrir ; donc, êt re, c'e t sou ffrir. " Le plaisir n'es t qu ' un accid e n l dans fa vie, e t un accid en t fàcheux, car il réveille le désir c l avec lui la doul eur. - Hartmann s'es t plus s pécia lement ap pliqué à J'a nalyse des biens r echerc hés par l'h omme, el sa conclusion est, co mm e nous l'avon s vu, que la som me des douleurs l' emporte de beaucoup s ur ce ll e des plaisirs. - Quant à Bahnsen, il va plu s loin e nco r e q ue ses deux prédécesseurs: il s'allaqu e réso lum ent à la loi du devoir el s'e ffor ce de prouver qu'elle n'est qu' une loi dont les arrêts mutuellement se co nda mne nt ; or, celle loi serait tell e, parce qu e la volonté ême esse n ti ell emen l co nlradicloire. d'o ù ell e procède es t ell e-m_ Le pessimisme ne pouvait évidemment all er plus Join . En tête de sa doctrin e Uahn se n a urait pu écrire com me Dante a u se uil de l'enfer: "Laissez lou te es pérance, vous qui en Lrez ici. "
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A ce réquisitoire de Hartmann et des pessimisles qui ont fait cause commune avec lui, on a objecté, il est vrai, que la vie, en somme, élait bonne, au moins pour eux, puisqu'ils en étaient les privilégiés; que leur désespérance, en outre, serait moins grande, s'ils songeaient davantage aux autres, s'ils se dévouaient à quelque noble cause; s'ils se rendaient mieux compte des progrès accomplis déjà, tant au point ac· vue du bien-être rnalériel, qu'au point de vue de la moralité : La vie à certaines heures est méchante, sans ùoule, mais ne dépend-il pas de nous de la rendre de moins en moins dure pour ceux qui nous succéderont dans l'avenir? Au point de vue purement scientifique, ces objections ont-elles la vertu qu'on leur prête? . Qu'importe, en somme, que nous soyons heureux, si ce bonheur est acheté au prix de mille souffrances; si nos privilèges ne sont dus qu'aux efforts pénibles et continus des travailleurs malheureux qui nous les ont procurés? La condition du plus grand nombre des hommes n'en est pas moins déplorable et l'optimisme de quelquesuns fort irritant. On nous conseille de nous dévouer à nos semblables, à nos enfants, à notre
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pays? Mais quel sera le résultat de notre dévoûment? Ceux dont nous aurons rendu la vie possible seront-ils moins à plaindre q~e nous? Le progrès dont on nous parle n'est-il pas une chimère? Ici encore il est fort à craindre que l'on ne confonde le rêve avec la réalité. Ce que nous apprend la science, c'est que plus vous satisfaites les besoins des hommes el plus ces besoins renaissent, impérieux et tyranniques. Nous luttons avec acharnement pour combattre la douleur, et la douleur se rit de nos efforts, déjoue toutes nos ruses, renaît sans cesse plus aiguë, plus menaçante, plus intolérable, à mesure que nous la serrons de plus près. Qui oserait soutenir que nous ne sommes pas plus accessibles à ses alleintes que ne l'étaient nos ancêtres? C'est là une vérité de fait dont la constatation est à la portée de tous. « Chaque jour, écrit un savant contemporain, s'accroît le nombre de ceux pour qui toutes les impressions sont pénibles, chez lesquels l'exercice a·es fonctions les plus simples devient douloureux. Leurs souffrances sont même multipliées à ce point que nolre langue, malgré sa richesse, n'a plus assez de superlatifs pour répondre à ces exagérations. En outre, ils sont si nerveux, et leur constitution
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est si délicate, qu'il leur esl impossible d'endurer la moindre douleur 1 • » N'est-ce point notre siècle, siècle de civilisaLion avancée, qui a vu naître Loutes ces âmes d'une sensibilité excessive, d'aulant plus blessables qu'elles sont plus affinées et dont l'analyse enrichit la plupart de nos œuvres liLLéraires? Est-ce là le progrès qu'on nous fait espérer? l'idéal qu'il fauL poursuivre? La loi ùe l'évolution, que l'on confond avec la foi du progrès, tend clone, en clérinitive, à accroîlre de plus en plus la douleur des êtres vivanls, à mesure qu'elle travaille à rendre plus complexe leur conslitution physique et mentale. Comment, dès lors, ne pas conclure que le monde est mauvais, et ne pas en revenir à cetle plainte de Job : « Malheureuse la nuit où un homme a été conçu!» Tels sont les arguments dont, il y a vingt ou vingt-cinq ans, la jeunesse pessimisle se leurrait. Il serait superflu, sans cloule, <l'en enlreprendre, après Lant_ cl'autres, une rigoureuse critique. Mais peut-êlre n'élait-il pas inutile de monlrcr, par un exemple précis, à quelles conséquences la science peut conduire lorsqu'elle est prise comme inspiralrice unique, et comme uuique règle de vie.
1. D' Jules Rochard,
La douleur.
�CHAPITRE VI
La morale esthétique.
On a défini le Pessimisme « la maladie de l'idéal». C'est parce qu'ils n'ont pu découvrir le vrai sens de Ja vie, entrevoir les raisons qui légitiment la douleur, se donner à eux-mêmes une éxplication des choses · qui satisfasse leur impérieux besoin de jus lice, que les pessimistes ont corn;idéré l'existence comme un mal. Ils se sont attachés à la science seule, el la science leur a fermé toute perspective sur l'au-delà, et la vie est restée pour eux une énigme. Nulle doctrine, peut-être, n'a mieux mis en lumière la nécessité pour l'homme,qui veut remplir son rôle d'homme, de s'é lever au-dessus des faits, et de chercher, pour règle de conduite, une loi supéricme à celle qui régit les forces brules de la nature.
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Cet idéal queles pessimistes n'ont pu dégager, il semble qu'enfin on l'ait aperçu de nos jours, et, s'il faut en croire quelques moralistes de la dernière heure, disciples plus ou moins fidèles des Grecs, c'est l'esthftique qui nous le fournirait. Sans renier la science qui les a bercés, ils reconnaissent qu'au-dessus d'elle il y a une puissance qui la domine, la puissance de l'art; qu'audessus du vrai, il y a le beau, et que c'est sur la hel:}uté que ' nolre esprit doit se régler. Examinons, d'ailleurs, les arguments qu'ils invoquent et les conséquences qui en découlent .
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Suivant un petit nombre d'entre eux, - car ils forment déjà des écoles distinctes, - les hommes se di viseraient en deux classes : les « intellectuels » ... et les autres. C'est des premiers spécialement qu'ils s'occupent. « Nous reslons, disent-ils, enlre nous. » Or, les intellectuels sont ceux qui c, ayant dépouillé leur individualité, étant sortis de leur caste et de leur race », ont <c perdu le goùt de Loule activité, et se trouvent, par un heureux privjlège, placés au
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point de vue de la contemplation sereine ». Guéris, comme ils s'en glorifi ent, « du mal hystérique qui est le principe du mouvement clans l'humanité, ils cessent d'agir et se tiennent en leur observatoire ». De là, la vision toute spé1. Comm e on le voit, nou s la isso ns ici à l'a uteur qu e nous citons le soin de définir lui-m ême le titre qu'il se donne ; m:ii s, depuis qu e ces li gnes onl é té écriles, le term e d'inl elleclu el a pri s un e ex tensi on beau coup plus gra nd e e til se mbl e bien qu e tou s les esprits clairs e t préci s regre tle nt l'abu s <JUi en es t ra it. D' un côté, en e ITe t, MM. Brunetière e t Lemaitre, de l'a utre MM . d e Presse nsé et Pa ul Meye r , d' un commun accord, le co nch1rnn e nl. Co mm e 111. Lemaître, M. P. Meyer le trou ve " rà che ux e t ridicul e "; c'es l là, dit-il , " un e appellation vague d'aulant plu s diffi cil e à d éfinir qu'elle manqu e d e traditi o n " (Le tlre à M. Le ma itre.) M. d e Pressensé, clans sa co nrérence s ur l'idée cle Pali·ie , r econn a it égal ement qu e c'es t un " mo t bi en imp,·opre et bi e n /iicheux "· - li es t bi en ràc he ux, e n e ITet, et en voici la prcu ve : Da ns un e r éuni on, co mposée presqu e exclu sivement d'ouvri ers, l' un d'eux vint me demand er d e vouloir bi en leur dire ce qu e c' es l qu'un ù1lelleclu el. Gra nd rut mon e mbarras. Je n e pouvai s leur dire san s cloute qu e ce mot dés igna it" les plu s intellige nts" ; la cl él1nition e ût élé imprud ente et fauss e; j e r épondis simpl ement qu 'o n entendait pa r là ce ux qui travaill e n 1. surl ou t in lell ec tu cll emen t, tels qu e les écrivai ns, les a voca ts, e tc ... Je n'avais pas ac hevé qu e mon inlerl oculeur reprenait av ec for ce e t non sa ns co lèr e : " Ain si, ju squ'à ce jour nou s avion s eu des classes l)ie n cli s linctes, les nobl es, les bourgeoi s e t puis les travaill eurs; ma intenanl, cela change, nou s au1·o ns les inte ll ec tu els d'un cô té el nou s de l'autre, ..:'es t-à-dire loujours de s ari s tocra tes . EL ces intell ec-. Lu els s'im agiu e nt qu 'il s aim e nt se ul s la ju s tice e l la vérité ... Eh bien, il s se trompe nt. .. .. Je r és um e bi en e ntendu sa r éponse, qui rut lrès applaudi e. - Si j e ra pporte ici cette a necdole, c'es t qu 'ell e me paraît très sugges ti ve e t bonne à méditer. ·
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ciale qu'ils ont des choses, vision purement intellectuelle et qu'avive le désintéressement du désir de vivre. Ceux que tourmente encore ce clésir ont la vue obscurcie par les buées qui s'élèvent sans cesse du labeur de leurs activités; chez les intellecluels, au contraire, s'est opérée l'entière métamorphose de la volonté agissante en volonté spectatrice. cc De celle volonté résorbée tout entière clans le regard et qui n'agit plus, aucune buée ne s'élève qui puisse restreindre le cercle de l'horizon, en sorte que celte absence de vapeurs dans le ciel de la connaissance crée l'étendue de la vue intellectuelle. » L'inlellecluèl doit donc, une fois élevé à cel état spécial inaccessible à la foule, apercevoir ce qu 'elle n'aperçoit pas, jug-cr les systèmes comme ils le méritent, établir avec plus de justesse une hiérarchie des valeurs et par suite apprécier sainement et les hon~mes el les choses. Quelle sera, maintenant, la ligne de conduite de ces nouveaux penseurs, ou, pour emprunter leur langage plus précis, l'attjtitcle qu'ils prendront, et vis-à-vis des autres, et vis-à-vis d'eux-mêmes? Vis-à-vis des autres, cette altitude ne peut être que celle << d?une négation universelle », celle nég·ation intervenant « pour discréditer le lem ps présen L
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et favoriser l'éclosion d'autres rapports enlre les choses ». Vis-à-vis d'eux-mêmes, la seule alLitude qui convienne, est ·« de contemplation eslhétique ». « Elle consiste à s'intéresser aux phases successives par lesquelles une énergie s'objective vis-à-vis d'elle-même en un système moral : décomposant sa spontanéilé en lois impératives, à mesure que celle-ci se disperse et s'évapore, la récupérant extériorisée en contraintes religieuses et sociales qui développent sa virtualité selon des modes nouveaux. Toiit désir d'intervention est, cela va de soi, écarté; il n'est que d'admirer par quelle suite les gestes d'un tempérament sont devenus, pour Lous ceux qui participent de lui, les lois du monde, les notions abstraites du bien et du mal, ùu juste et de l'injuste. » Ainsi se dessine tout un sy~tème moral ou social purement· esthétique et dont la valeur se mesure à la beauté. Il est fort difficile sans doute à ceux qui n'ont pu se <c démunir encore des émotions qui sont l'apanage des volontés en acte et chasser · les buées qui surgi~sent du labeur .de leurs énergies», d'apprécier comme il convient celte vision intellectuelle des choses et la conception morale qui s'en dégage. Aussi bien les intellectuels
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reconnaissent-ils qu'il n'est point donné à tous d'atteindre à ces hauteurs. Leur atlitude contemplative et eslhétique ne saurait donc convenir qu'à ceux qui sont logés déjà dans « la tour d'ivoire » dont ils parlent, et qui ont dépouillé toute individualité, c'est-à-dire au petit nombre. Il en était de même des préceples du Bouddha, auxquels ils font songer, et qui, eux aussi, préconisaient la vie contemplative et le nirvâna, c'est-à-dire le renoncement absolu et l'e;tinc\ Lion du désir .. Ce qui prouve que, de tous Lemps, il fallut aux âmes d'élite une morale que le vulgaire jamais ne sut comprendre .
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A côté de ces philosophes contemplatifs s'en trouvent d'autres tout aussi épris d'harmonie et de beauté, mais épris également de vie libre et active. Le sage n'est point pour eux le simple observateur des événcmenls qui, sans cesse, devant lui se déroulent; mais bien celui qui intervient dans leur évolution, s'efforçant même de les modifier et de les seconder quand il le < juge opportun et possible. S'il recherche l'émo~
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lion esthétique, c'est qu'il voit en elle, pour la volonté, le plus puissant des moteurs; si son idéal est un idéal de beauté, c'est qie la beauté lui paraît être le bien suprême. Éveiller en nous le sentiment du beau, et travailler à rendre ce senliment de plus en plus délicat et subtil; faire de la vie, guidée par ce sentiment, une véritable œuvre d'art dont les actes s'harmonisent entre eux et s'harmonisent avec l'ensemble des choses, tel csl le Lut que ces philosophes proposent à nos efforts et dont· la réalisation doit assurer celle de la moralité, Celle conception qui rappelle, non plus l'hypnose des fakirs indous, mais les plus admirables théories de. Platon, et les plus belles œu vres de l'école spiritualiste française de la première moitié de ce siècle, est d'autant plus séduisante qu'elle semble satisfaire à la fois le cœur et la raison. Quelle est, en eITet, l'exclamation qui s'échappe de nos lèvres lorsque nous sommes en présence d'un de ces grands dévoûments qui forcent l'admiration? Nous ne disons pas que « c'est bien », mais que « c'est beau ». N'est-cc pas la même épithète que nous employons quand il faut qualifier la vie des sa-g·es dont la conduite nous est offerte en modèle, la conduite de tous
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ceux qui onL luLté pour la juslice, sans défaillance, qui ont poursuivi sans cesse le même idéal élevé 1 ? C'est que les uns et les autres, dans leurs pensées et dans leurs actes, réalisent un ordre plus achevé que l'ordre ordinaire des choses; contribuent, dans la mesure de leurs forces, à faire disparaître de l'Uni'vers, les discordances qui nous choquent; à nous faire entrevoir une perfection plus grande, un idéal de vie plus féconde, parce que les énergies qu'elle possèùe sont mieux harmonisées _. .. Et ce sentiment cle la beauté, tous sont en.pa1bles de l'éprouver, même les plus incultes. Il naît en eux spont~nément et, parfois, avec une inte9sité saisissante. Racontez aux enfl!:nts, racontez à la foJ!le quelque brillant acte ,de courage, de générosité ou de bonLé, eL une flamme aussitôt s'allume dans les yeux: vous sentez que les cœurs battent plus vite et que les volontés se révcillenL. C'est que l'émoLion esthétique est essentiellement désintéressée et essentiellement contagieuse. Dès qu'elle surgit, on ne songe plus qu'à l'objet qui la fait naître; on s'enthousiasme
1. Les Grecs désignaient par un même mol le beau el le bien réun is (,.0<Ào,a:y"'Ob,) el les anciens Romains disaient co mm e nous: « Pulch,-um ac clecoi·wn est pr·o pafria moi·i. •
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pour lui, et il est rare que cet enthousiasme dont la manifeslalion est presque irrésistible lorsqu'il s'agit de la beauté morale, ne gagne pas de proche en proche el lrès vile jusqu'aux âmes les plus froides. Ces effels de la beauté morale, toutes les autres beautés de la nalure ou de l'art sont capaLles de les produire à des degrés divers, c'est pourquoi leur valeur 6ducalive est imm ense. Platon ' en était si convaincu qu'il conseillait aux éducateurs de son Lemps de meltre le plus possible la jeunesse en présence de toutes les œuvres belles, leur vue ne pouvant inspirer que des pensées sarnes et salutaires 2 • Le beau,
t. • No11s ne pouvons, dit Platon, contempler dans les œ uvres de la nature e l de l'art un e parfaite harmonie, san,; participer à l'i ntelligence qui l'a réalisée, nous apprenons, e n imitant des mouvements si rég uliers, à corriger l'irré g ulariLé des n·ôlrcs. De même, ajoute-t-il, en nou s donnant la musique, les lllu,cs ont vou lu nou s aider à régler el à mettre d'accord entre el les les révolutions capricieu ses de notr e
àn1e . •
2. M. Ravaisso n voudrait éga lemen t " que l'e nfan ce et la jeunesse de toutes classes, mais s urtout l'e nfan ce e t la jeunesse appartenant aux classes populaires, fu sse nt élevées , avant tout, comme dit un poème d' un Lemps qu 'o n r eprése nte so uven t comme Lout à fait barbare, in hymnis et canl icis; que les enfants, les j eu nes ge ns, les adultes, fussen l , clans no s éco les, entourés de rep roductions fidèles des chefsd'œuHe de l'ordre le plus élevé, afin qu'ils puissent e n receYOir, soit une féconde inspiration, soit, tout uu moins, une 11lil e inOuen ce. " - "On se plaint, ajoute-t-il, que les he ure s
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remarque Kant, nous prépare à aimer quelque chose; il nous permet de passer, sans une transition trop brusque, de l'attrait des sens, à un intérêt moral habituel, en nous apprenant à lrouver dans Jes objets même des sens une satisfaction libre et indépendante. » Un philosophe contemporain va plus loin encore et soutient « que l'art nous fait sympathiser avec la vie tout en li ère; qu'il gé néralise nos sen tirnen ls et nos passions et nous met dans l'élat d! une personne sœur de toules les autres, à qui rien d'humain n'est étranger. » Enfin celle morale qui conseille plutôt quelle n'ordonne, qui ne nous recommande d'autre culle que le culte de la beauté, a un m érite inappréciable aux yeux de tous ceux que n'ont pu satisfaire ni les morales utilitaires ni les morales du devoir pur. Elle offre, de plus que les premières, à notre activité, un idéal élevé
d e loisi r soie nt trop so ul' e nl rempli es par des di st rac tion s ou des joies d'un ordre tout matéri e l, où les rnœurs se corrompent, où l'esp rit s'av ilil. En se rait-il de même si les classes populaires éta ient mi ses en é tal de goûler les sa lisfactions cl 'orcl rc s upérie ur que pro eu ren l les belles choses; si e ll es élaienl inslruiles, fùl- ce clans une faible mes ure, à se plaire dan s ce lle so rle cl e divine e l. salutaire ivresse qu e procurent, par l'ouïe e l par la vue, les proportions e l les harmonies?» Ravai sso n, Diclionncti,·e 1 iédagogique ,arli cle J\wr.
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dont on n e peut pas ne pas s'éprendre; ell e_ respecle, en outre, en chacun de nous , la liberté que la seconde sembl e vouloir violenter. Plus « d'impératif catégorique >), - cet impératif qu'on a défini « un caporalisme pour des brutes >>; -- mais Je simple a urait de la beauté. Nous ne devons plus agir par ordre, mais par plaisir; par simple respect du droit d'autrui, mais par bonté et par amour. En un mot , notre règle de conduite, tout en étant conforme à la raison, puise surtout sa force clans le senli_ment, et de là 1ui vient précisément son efficacité, car le cœur restera toujours le plus puissant moleur de la volon L . é On comprend, dès lors, que l' un de nos maîtres ait pu résumer tous ces conseils aux éd ucateurs de la jeunesse dans celle formul e précise : « Donner à la culture eslhéLique tout le développem ent dont elle es t susceptible, eu égard aux circonstances et au milieu, c l élever le but a alleind ~ , à mesure qu ; s'élève le niveau moyen. C'est la définition m ème de l'entraînement : acl alta pe1· alta ' >> .
J. Eveil in : Rapport sur l'enseign ement de la mo,·ale dans les écolesp1'imaires de l'Académie de Paris e n 1897 .
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Nous sommes loin, comme on le voit, des conceptions platement utilitaires qui réduisent toute la morale à un calcul. des intéJê ts, rejettent toute élude qui n'a point d'application prat~que el immédiate, et condamnent l'éducation esthé' tique, du moins quand on veut la donner à tous, sous ce prétexte spécieux que« l'art et le peuple sont ennemis ». Nous doutons cependant que celte morale nouvelle qui tend à substituer l'atlrail du beau à l'obligation du devoir , et les suggestions clu sentiment aux ordres de la raison, ait toute la vertu qu·'on lui prête. Que l'émotion esthétique puisse être un admirable auxUiaire; que les inspirations de la beau lé et de l'art aient pu fournir à quelques grands génies un idéal de conduite admirable et sublime; qu'elles aient même une influence profonde et sur_les enfants et sur les foules, il n'est guère de moraliste qui, à l'heure actuelle, le conteste. Mais s'en remettre à elles seules du soin de nous guider tous, c'est s'exposer à plus cl'une surprise fàcheuse.
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Et d'abord, ne savons-nous pas combien l'idéal de la beauté, - même de la beauté mo;ale, - est flottant; combien ses 'inspirations -, sont conJuses, leur influence inégale, suivant nos états d'àme? Maintes fois il nous arrive de constaler qu'une action est ·bonne, de la louer inté1·ieurement, même 'inalgré nous, alors que sa beauté nous reste inaperçue. C'est que seules paraissent vraiment belles les vertus brillantes, p~u com:ç:rnnes, inacce~siblcs au etit no~bre : les autres, les vertus modestes, celles de tous les jours, celles qui exigent peut-être le plus de force et de persévérance., le plus de vraie moralité, trop souvent laissent indifférents. N'est-ce pas à ces verlus cependant qu'il faut surtout songer : n'est-ce pas en les pratiquant en premier lieu qu'on se prépare à celles qui ont plus d'éclat. L'influence de l'art est plus suspecte encore, quand nulle autorité n'est là pour la combattre. C'est qu'en effet, comme on l'a judicieusement fait observer, « elle s'exerce presque toujours dans le sens où inclinent les hommes, en flattant les désirs accoutumés, les ambitions communes; » c'est que, si elle « calme parfois les passions, fréquemment aussi elle les déchaîne ».
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Les émoLions que fait naître l'art sont, il est vrai, lrès efficaces contre les douleurs morales et, par suile, exlrêmement uliles, mais elles sonl fugilives : « elles ressemblent plulôt à ces remèdes qui endorment la douleur qu'à ces remèdes énergiques qui la suppriment : en Lout cas, elles laissent rarement de quoi se passer d'elles, lorsqu'elles ont cessé 1. » Enfin, ce qui est toujours à redouter, c'est que le culte de la beauté pour Ja beauté ne nous porle à préférer la forme au fond, les belles phrases, même vides, aux solides pensées; c'est qu'il ne nous amène à méconnaitre les vrais caraclères de la vie qu'il nous faut vivre, et ne nous rende trop indulgent pour certains acles, lrop dédaigneux pour certains aulres. La vie qui nous esl faile est loin de ressembler à un élégant poème Jont les épisodes s'harmonisent enlre eux. Le souci de celle harmonie rêvée ne doit même pas êlre nolre souci principal : nous préférerons Loujours à cel éloge célèbre : qiialis arti(ex! » cet autre éloge plus simple : cc quel honnête homme! » La heaulé du geste nous importe peu, si la pensée qui l'inspire est con1. ll. Berr : Vie et science.
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Lrail'e au devoir, quelque prosaïque d'ailleurs que soit ce devoir. Lorsqu'elle conduit soit au dilettantisme, soit au mysticisme contemplatif dont nous avons parlé déjà, la morale eslhélique devient un vrai danger. Les époques où l'art a bl'illé du plus vif éclat nous fournissent sur ce po1nt plus d'un renseignement utile. Que l'on songe, par exemple, aux Italiens de la Renaissance « dont l'idéal social, les habitudes, la conception do la morale el de l'homme sont conditionnés el déterminés par le concept do l'art 1 », el que l'on rnelle en regard leur conduite. Le parallèle sera des plus concluanls. Que d'exemples encore, même de nos jours, nous prouveraient combien il est périlleux de mesurer à la beauté des choses leur valeur absolue, el combien facilement les préoccupations esthétiques exclusives développent l'orgueil et la vanité! Celui qui s'éprend ainsi de son rêve d'artiste, volontiers s'éprend de luimême et de sa distinction supr~me, lout ce qui s'en éloigne ne pouvant lui parnitre que misérable et vulgaire. Quant à vouloir enseigner celle morale à nos
J. Cf. John rl.cldin gt.on Symonds, Renaissance in Ital!J.
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)!or. e t ôduc. .
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enfants, ce serait pure chimère, et ceux qui le tenteraient feraient vile regretter Je vieux catéchisme d'autrefois. Ce qu'il faut à la jeunesse, ce !sont des notions nettes el précises, et de telles I no Lions, en esthétique, sont rares; ce qu'il imporle de lui apprendre avant tout cl surtout, - car de cela elle ne peut en aucune manière se passer, - c'est la distinction clu bien et clu mal. T" du juste et de l'injuste. Ce dont il faut que, de très bonne heure, le plus tôt possible, elle soit ahsolument convaincue, c'est que le bien, le juste el l'honnête doivent être pratiqués, tout ce qui leur est contraire, combaltu. Il faut qu'elle acquière 1 le respect et l'amour du devoir, qu'elle se senle tenue" à lui objit: et qu'elle sache que la loi qui l'oblige est respectable et sacrée. Voilà sur quels fondements il est nécessaire d'asseoir une éducation, si l'on veut que cette éducation soit vraiment profitable; si l'on veut qu'elle contribue à élever l'individu et à améliorer la société. Et, ce sont précisément ces idées do devoir et de loi inviolable que l'esthétique no nous montre pas. Il se peut que son idéal éclaire toute conscience, comme l'idéal du bien, mais il l'éclaire d'une lumière moins vive et moins soutenue. C'est que le premier a sa source dans la rai~on qui est, en défini-
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live, comme le remarquait Descartes, la faculté la mieux répandue parmi les hommes, tandis que la seconde a sa source surtout dans le senliment qui est mqbile, cha1~geant, sujet aux défaillances ) et à l'cxal!ation, tributaire de mille causes étrangères, et, par suite, extrêmement décevant. La nécessité de maintenir entre le beau et le bien l'ancienne distinction des anciens philosophes, distinction qui peut-être s'efface, comme le pensait Platon, lorsqu'on s'élève sur les sommets, - paraît surtout évidente lorsqu'on :i_t au milieu des enfants. Pour les ~ri~cul-:,. 1 ~ on conçoit, à la rigueur, que l'émotion esthétique et l'émotion morale se fondent cle Lelle sorte qu'il soit superflu de les séparer; pour les esprits simples, - et tel est l'esprit cle tous nos enfants, - celte fusion n'est jamais complète. Dites-leur qu'il est beau de ne pas voler, de ne pas mentir, ils ne vous comprendront pas: dites-leur que ces actes sont injustes, qu'ils ne doivent pas faire aux autres cc qu'ils ne veulent pas qu'on leur fasse, et ils entendront vos conseils. Prétendre de même que lïnilialion aux belles œuvres de la nature et de l'art pourra suppléer à un enseignement moral proprement dil, c'est s'illusionner plus qu'il n'est permis sur
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les aptitudes de la jeunesse, et tous ceux qui la connaissent autrement que par les écrits des philosophes, sont unanimes sur ce point. Est-ce à dire que nous devions bannir toute éducation esthétique comme étant sans portée? Nous avons clairement établi le contraire. Sans elle, maitres et paren_ n'accompliraient que la ts moitié de leur tâche, et, maladroitement, se priveraient d'une aide inclispensable. Seulement celle éducation ne doit être qu'une 6clucalion secondaire ;Jr- un moyen de féconder l'autre el de la rendre plus efficace en la rendant plus aimable et plus complète~ Par elle, nous pouvons accroître l'amour du bien et fortifier la volonté de toute l'énergie qu'elle empruntera au sentiment éveillé. C'est à la même conclusion qu'aboutit l'un de nos éducateurs contemporains qui a le mieux fait ressorli1· toute la puissance et toute la fécond ilé de l'émotion eslhétiq ue, lorsqu'il recommande de faire réfléchir les enfants sur « les conflits du beau et du bien dans les lettres cl dans les arts », et de leur expliquer « pourquoi le bien doit toujours l'emporter 1 ».
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éga lem cnL: Balfour: Les bases de la cl'oyance. - Robert de la Sizerann e : John Ru skin: La religion de la beauté. - Tolstoï : Ua1·t. - Brun e ti ère : L'ai·/ el la morale, clc ...
1. Evellin, op. cit. -
cr.
�CHAPITRE VII
Le Dilettantisme.
PendanL que naturalistes et esthéticiens, par des voies différentes, cherchaient à découvrir les sources du devoir, un groupe d'écrivains subtils faisait revivre, parmi nous, un jeu cher aux anciens Grecs, et dont le succès, assurément, a dépassé leur allenle. Cc jeu est le clüettantisme. Tout de finesse et d'esprit, de souplesse et de ruse, son but paraît être, avant tout, d'étonner et de plaire : d'étonner par ses paradoxes, renouvelés sans cesse; de plaire par l'art exquis qu'il met à les vêtir. - Railler, sans amertume, ce que la foule admire, et louer, sans aigreur, ce qu'elle blâme et condamne; traiter avec un sérieux apparent les choses les plus frivoles, et,
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sous une forme au moins légère, les choses les plus sérieuses; laisser entendre que l'on ne dit pas tout ce qu'on pense et que l'on ne pense pas lout ce qu'on dit; criLiquer en louant; louer en critiquant; se moquer avec une ,bonhomie mali-cieuse et charmante des hommes cl des choses; renverser une à une, avec toutes les nuances du respect, les idoles du jour, les croyances des uns et les ccrlitudes des au tres; - enfin, discrètement s'écarter des manières de penser du profane, en insinuant que rien ne mérite ici-bas ni l'amour, ni la haine, hormis, peut-être, la douce harmonie du Verbe ... Tel est le jeu que les virtuoses du dilettantisme onl acclimaté parmi nous, nop.obslant les colères des philistins moroses, ennemis nés de tout ce qui lrouble leur béotique tranquillité.
Quelles jolies choses nous devons à ces grands maîtres ironistes, et quels services ils nous ont rendus! - Nous lem· devons, d'abord, les plus délicieux: poèmes philosophiques : c< ces beaux rêves par lesquels ils s'enchantent eux-mêmes ,, et nous enchantent, ces hypothèses si riches de
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poésie, sur la nature et l'avenir des choses, sur la moralité et sur les arts 1 ; - nous leur devons encore celle ample moisson d'œuvres où, d'une plume alerte et singulièrement pénétrante, sont analysées et jugées toutes les passions humaines el, notamment, l'amour sous ses aspects changeants, depuis l'amour vulgaire, impétueux el sensuel, jusqu'à l 'amour ·maternel, fait d'espoir el de Lendresse, jusqu 'à l'amour mystique des solitaires « ivres de Dieu »; - nous leur devons ces critiques littéraires, toutes d'impressions personnelles el de notations aiguës, si fécondes toujours par les idées qu'elles suggèrent; - nous leur devons même, sur l'éducation, des livres dont un, au moins, durera autant que la prose française, nulle part l'âme de l'enfant n'ayant été effleurée d'une main aussi douce, nulle part ses sentiments indécis et fuyants n 'ayant été décrits avec autant de sincérité moqueuse 2 • En nous léguant ces œuvres ils ont fait plus encore: ils nous ont délivrés des enthousiasmes naïfs et des admirations béates que tant on nous
1. Conf. su rlou L les dialogu es philosophiques de Renan : l'Abbesse de Jouarre, etc. 2. Conr. les romans d'Anatole France, ses c ritiqu es liltèrail'es, Le Jan/in cl'Èp-icure e t principalement : Le Livre de mon
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reproche! C'est, en eiTct, mortel pour l'enlhousiasme de voir comment, sous leurs doigts, se lransformenl et se déforment nos célébrités les plus chères, pauvres baudruches dégonOées; comment aussi s'e[rile promplemenl, ll'islement, le « vieux dogmatisme vermoulu » qui, malgré tout, abrite lanl d'esprits sans malice! Et c'est ainsi que nous assistons à la ruine de tous nos systèmes les plus laborieusement édifîés; à l'évanouissement des doctrines les plus savamment défendues; que, des vieilles métaphysiques, « cathédrales clésafTeclées », il ne reste plus que poussière. - Tout alors nous paraît si fragile et · si éphémère, « l'écoulement des opinions humaines 11 si rapide el si vain, qu'une mélancolie profonde nous envahit, doucement bercée par l'l.iarmonie des phrases qui nous ont désalrnsés.
Mais, nous l'avons remarqué, tout cela n'est qu'un jeu, un jeu dont les grands joueurs eux. mêmes ne sont , pas dupes; un jeu auquel on se laisse prendre, comme à la musique des beaux vers, comme au chant d'un arliste; un jeu dan-
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gereux aussi lorsqu'on veul s'y mêler sans préparation suffisante. C'est de là, en effet, que nous sont venus Lous les faux dilettantes dont le monde fourmille. Et d'abord les philosophes de parade, petits Renans à chausses courtes, qui brûlent, à leur tour, de renverser leur << cathédrale métaphysique ou religieuse », de pourfendre leur système, de faire crouler leur doctrine. Ah! qu'il foiL beau les entendre imiter la voix du maître en cherchant à détruire, sous leurs railleries accumulées, les arguments subtils des penseurs écoutés! Pendant toutes ces prouesses, on songe, malgré soi, à ce tableau d'un autre ironiste
Un éléphant se balançait Sur une toile d'araignée.
Et de fait, l'éléphant se balance et la toile ne rompt jamais. Puis c'est la 16gion des sous-Bergeret, rééditant les formules du Bergeret première -marque : « Les opinions ne sont que des jeux de mots. Nos idées morales ne sont pas le produit de la réflexion, mais la suite de l'usage. La morale est la somme des préjugés de la majorité, elle est indépendante des principes .... Elle change sans cesse avec les moyens et les coutumes dont elle est la représentation frap-
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panle et comme le reflet agrandi sur le mur ... » Et ces autres encore : « La verlu est comme le vice, une nécessité qu'on ne peut éluder .... L'amitié n'est vraimenl sûre que si elle s'ignQre elle-même, et ne dépend pas de la raison .... » D'où cette conclusion d'une logique rigoureuse : « J e ne suis pas Lrès éloigné de penser que la vie, telle du moins qu'elle se manifeste sur la Lerre, esl l'elfet d'un trouble dans l'économie de la planète, un produit morbide ... un mal qui lui est particulier. Il serait désolant d. penser qu'on e mange et qu'on est mangé dans l'infini des cieux. » Et pendanl qu'ils deviennent ainsi de dociles échos, ils ne remarquent pas le sourire moqueur de celui qui les inspire , ni Lous les méchants tours qu'il laisse jou er à son héros : pauvre M. Bergeret 1 ! La vraie morale de l'auleur leur reste insoupçonn ée. Enfin, plus bas , plus bas encore, bien bas, s'agitent, ravis d'e uxmêmes, tous les esprits frondeurs, pîlres du paradoxe, dont l'a.rl unique est de contredire, d'afrirmer quand les autres nient, de nier quand les autres affirment, de faire, en un mot, de l'opposition sans grâce, sans trêve, à tout propos ,
'1. \'oyez l'01·1,1e du Mait cl le Mannequin d'osier.
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surLout hors de propos, pour le simple plaisir de ne paraîLrc pas penser comme la foule. Mais, esL-ce bien encore du dilettantisme? Moins naïve qu'on le pense, la foule elle-même 1-e conteste : aussi qualifie-t-elle ce jeu dégénéré d'un vocable plus expressif, quoique moins disLingué 1 •
Celte influence toujours grandissante du diletlanLisme sur nous, s'explique d'autant mieux
J. De ces sous-d il eLLanLes, nous pouvons rapproch er encore Lous les jongleurs de mols e l de rim es qui semblent n'avoir vu da ns le dileLLanLisme qu ' un facile moyen d' é tonn er les ùmes candides, de les sca ndalise r mème, au besoin, el cl'aLlil'Cr sur eux l'allcntion du public. Comment interpré te r autrement, par exe mple , ces vers bien co nnus :
Qu importe, si le gosto est bc au La semence quo l'on ëgrènc; Qu'ivraio et froment dans la plaine Germont quand vient lo renouveau :
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Qu'importe, si le geste ost beau!
Si la rime est ri c ho, quïmporte Lo Dieu que ta iruso a chantô? Est-ce mensonge ou vérité,
Ris ou pleurs que ton vers apporte?
S i la rime est riche, qÙ'importc? La Patri e est où l'on est bien; Quel que soit le nom quo l'on porto ; - La chose assez peu nous importe! Anglais, Français, Italien : La Patrie est où l'on est bien!
Quelle joie nous causerions à l'a uteur, si nous prenions a u tragique celle plus ou moins sp iritu ell e esp ièglerie!
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que, né à notre époque, il en résume à la fois les qualités et les défauts. Les causes mêmes qui l'ont fait naître devaient en assurer le succès. En effet, l'application des méthodes scientifiques aux éludes de tout ordre; le recours incessant à l'analyse des faits, le renversement définitif de dogmes jusqu'ici jugés inébranlables, l'habitude de plus en plus générale de la réflexion et de la discussion, la liberlé sans limite, en matière d'opinions, revendiquée par Lous, avaient depuis longtemps préparé les esprits à ces négations audacieuses et à ses ruses de combat; en oulre, la curiosité de plus en plus grande qu'éveillent les œuvres d'art, lorsqu'elles ne sont point banales, lui assurait cl'arnnce les faveurs des lellrés. Le dilellantisrne a donc simplement, par ses critiques, continué une lùche fort avancée déjà, mais il l'a continuée, - et c'est là son inappréciable mérite, - d'une main plus experte et plus souple, non plus en déployant l'appareil trop austère et parfois encombrant Jes savants et des philosophes, mais en dissimulant, comme tout bon joueur doit le faire, avec une habileté merveilleuse, ses moyens d'attaque les plus sùrs. De là son grand succès; de là aussi les dangers qu'il pré sen Le.
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Le plus grave de ces dangers est de prêter Lrop aisément aux interprétations fantaisistes et d'être rarement compris, même de ceux qui l'admirent. La part considérable qu'il laisse à la critique, sa peur instinctive des affirmations catégoriques el la coquetterie jalouse avec laquelle il prend soin de se '<:lérober lui- même aux questions indiscrètes, tout nous donne le change. Comment reconnaîlre exaclemenl sa pensée vraie, au travers de tant de phrases émaillées d'allusions malignes, de comparaisons ingénieuses et pleines de sous-enlendus? Qui pourrait être assuré de ne le point dénaturer et d'entrevoir sùrement entre les lignes l'opinion qui se dissimule? Aussi conçoit-on que son influence ait élé Lrès diverse sur les esprits de nos jours qui l'ont pris au sérieux, notamment sur les esprits jeunes qu'il devait nécessairemenl séduire. Des uns il a fait des scepliques, rejetant avec force ce qu'ils avaient accepté, · brûlant leurs anciens dieux et raillant, non sa.ris amertume, leurs premières illusions envo lées que nulle croyance saluta ire n;est venue remplacer. Des autres il a fait des rêveurs et des mystiques, recrues inespérées pour les apôtres nouveaux de la morale esthétique. Ce qu'ils ont retenu des ouvrages des
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maîtres, c'est que :< la morale est indépendante des principes» el lo bien, contingent, comme tout ici bas; c'est que nul ne saurait trouver « uno ancre sùre. où fixer on fin sa barque; » mais ils on ont retenu aussi les belles théories d'art; ils on ont emporté le culte de la beauté, un sentiment plus vif de l'idéal, un amour plus _profond pour tout ce qui est ordre, perfection, harmonie; de là leur projet chimérir1ue d'identifier l'art ot la vie et de ressusciter, on les accommodant à notre siècle, les rêves de Platon et de tous les artislos incomparables que la Grèce antique a enfantés!
Les conséquences du dilettantisme, clans l'enseignement, seraient beaucoup plus graves s'il parvenait à s'y glisser. Ils sont nombreux, sans doute, ceux qui prennent encore au sérieux leur tâche, nous dirons même, avec eux, leur mission; qui s'intéressent aux enfants· qu'on leur a confiés, s'affligeant de leurs tristesses, se réjouissant do leurs succès, et cela, très sincèrement; bien plus, qui se préoccupent do leur avenir et dépensent, sans
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compter, leur savoir et leurs forces; mais ils sont nombreux aussi ceux que ne vis ite point un tel enthousiasme. Pour enseig·ner avec fruit, il faut des convictions solides, el combien de convictions ont été ébranlées par Ies critiques des iron isles? Pour aimer son travail, il faut le croire utile, et l'on s'applique à nous montrer l'inanüé de nos. efforls; pour être un bon éducateur, enfin, il faut une règle sûre de conduite, el l'on nous affirme que toutes les règles de conduite cl Lous les principes ne sont que préjugés. Dès lors, que peut-on bien attendre de maiLres qui sont séduits par ces doclrincs et mettent le dilettantisme en pratique; qui, par crainte du dogmatisme démodé, se comportent en sceptiques, se moquant et d'euxmêmes, - ce qui est assurément leur droit, cl des fonctions qu 'ils exercent, ce qui esl moius. excusaLle? Quelle action salutaire auwnt-ils sur -leurs enfants; quel bien pourront-ils leur faire? On répète de Lous côtés qu'à l'heure où nous vivons, le pays a besoin d'hommes qui agissent et non qui rêvent, qui soient capables de vouloir et d'aller jusqu'au hout de leur volonté: or, est-ce le dilellantisme qui saura nous les donner? L 'expérience chaque jom· nous fournil la réponse. C'est pourquoi nous croyons prudent de rnellr e
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MORALE ET ÉDUCATION
en garde contre cc jeu dangereux les esprits non prévenus. Qu'ils l'abandonnent à ceux qui ont assez de loisirs pour en étudier les finesses r.t en bien pénétrer le sens. I ls ont, eux, mieux à faire: qu'ils cultivent leur jardin, bravement, courageusement et n'oublient jamais ce précepte de haule sagesse, à savoir que, dans l'enseignement, le seplicisme des maîlrcs est plus dangereux encore que leur ignorance.
�CHAPITRE VIII
Le devoir et l'intérêt.
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A côté des morales naluralisles qui, sans cesse, se rajeunissent aux sources vives de la science, se développe de nos jours, comme nous l'avons montré, loul un gToupe de morales rationalistes, eslhéliques et mystiques, éprises d'un idéal de vie plus pur el plus parfait. Comme les religions qu'elles voudraient remplacer, plusieurs d'entre elles onl leurs grands prêtres, leurs conciles, leurs mandernen ls officiels; elles ont même des fidèles : c'est pourquoi ceux qui s'indignent des empiètements de la science et de ses exigences toujours croissantes, peuvent se rassurer; ils sonl nombreux encore, trop nombreux même à nolre avis, les domaines de la pensée où son influence est encore ignorée.
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De toutes ces morales, la plus célèbre et la plus digne, assurémenl, de l'être, c'est celle qui l)réconise le culle « du devoir pour le devoir » . On sait avec quelle force et quelle autorilé elle fut exposée par Kant, et quelle haute idée elle nous donne de la personnalité humaine et du respect qui lui est dû; mais chez beaucoup de ses inlerprèles, plus ou moins fidèles, elle se lraduit parfois en des formules si auslères, si rigides, qu'elle déconcerte la raison et décourage les volontés les plus désireuses de bien faire. En e[et, le devoir nous est représe\1lé souvent comme une obliga tion qui s'impornit par elle-rnème, sans condition, sans explication, sans motif; comme un impératif calégorique auquel il faudrait se soumeltre sans lui demander ses titres. De telle sorle que nos actes ne seraient pas obligatoires parce qu'ils sont bo?s; mais seraient bops, parce qu'ils sont obligatoires. L'homme est ·comme le soldat à son poste : il n'a qu'à obéir à sa consigne ;-peu importe qu'il la comprenne 1 •
L Nous nou s bornerons à signal er ici les discussions le,; plus intéressantes que ce lle théorie a so ul evées entre nos philosophes contemporains : Jan e t : La nw,·ale, ch. li; Henouvier : La science de la mo,·ale et: Essais ·de critique, Psychologie, t. III; - Pillon : Ci·iLique philosophique, 18î5 et
�LE DEVOIR ET L'INTÉRÊT
Ce n'est pas tout : le devoir que l'on caractérise ainsi s'opposerait radicalement à l'intérêt et consisterait essentiellement dans le renoncement, l'abnégation, le sacrifice. - Par conséquent, celui-là seul est un êlre moral, au sens rigoureux du mot, qui est capable de s'oublier soi-même, d'imposer silence à ses inclinations personnel les el cle se soumellre à l.a loi uniquement par respect pour la loi. Toute préoccupation étrangère, tout souci <le notre intérêt propre, Loule recherche d'un plaisir quel qu'il soit, enlève à notre conduite son caractère moral et son mérite : nos actes se trouvent viciés clans leur source mème, c'est-à-dire dans l'intention d'oü ils procèdent : nous ne sommes plus que des égoïstes. Ainsi, égoïsle - et, probablement, bltllnable aux yeux de ces moralistes, - est l'enfant qui travaille non par pur respect du devoir, mais pour mériter l'aileclion des siens, pour réussir dans ses études et en recevoir la récompense; - égoïsle ·et sans mérite est l'ouvrier, quelle que soit sa profession, dont l'ardeur est soutenue par la promesse d'un salaire et l'espoir d'un avancement ou d'une clistinclion
1876; - Fouillée : Critique des systèmes de momle conle mpornins, liv. Ill, p. 17 el suiY. (Pari s, F. Alcan.)
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convoitée; - égoïste est le savant qui se réjouit d'avance des découvertes qu'il pressent et de la gloire qui, peut-être, s'attachera à son nom; égoïste, enfin, et platement égoïste, l'homme qui se dévoue à sa famille, à son pays, à l'humanité , avec l'arrière-pensée quo son sacrifice lui sera compté un jour, sinon dans celle vie, du moins dans une vie meilleure. Tous ne sont que des (( spéculat"eurs de vertu », suivant l 'oxpression de M. Rena?, et leurs bonnes actions, des placements intéressés!
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Telle est la morale que l'on nous prêche de différents côtés, qu e l'on prêche même à nos enfants non seulem ent dans certains lycées, mais encore dans nos plus modestes écoles primaires 1, et nous ne doutons pas qu'elle puisse produire des résultats heureux. Toute parole, toute doctrine propre à éveiller en nous des ~entimenls généreux et à modérer nos tendances égoïstes,
'l. Nou s avon s sous les ye ux plu sie urs ma nu els de mora le e l d' in s tru c tio n civique où se ul s les ac tes cl e cl é voûm e nL e t d e désinté res sement absolu s sont re prése ntés comme ayant un e val e ur moral e . Qu e le s e nfa nts se laisse nt co nva incre e t nous auron s bi e ntô t un e abondante moisso n de h é ros e l cl e saints !
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en fait, est salutaire. Il est bon de rappeler aux enfants et quelquefois aux hommes que ceux-là seuls sont grands qui sont capables, à un moment donné, de se dévouer, c'est-à-dire de penser moins à eux qu'aux auLres, moins à la vie elle-même qu'aux raisons qui la rendent digne d'être vécue, mais, par excès de zèle, n'esl-ce pas leur donner de la vertu et du devofr une idée bien élrange que de les opposer sans cesse à !'in térêL, en identifiant la moralité avec le désintéressement absolu? Cc qu'on oublie, d'abord, c'est qu'il est tout à fait impossible à l'homme de s'abstraire de son moi. N'esl-il pas évident que si nous ne nous aimions pas nous-mêmes, nous ne saurions aimer les aulres? Supprimez le charm.e qui accompagne le dévoùment à nos semblables, l'obéissance à la loi, les sacrifices fails à la vérilé et à la jus lice, el Lous ces acles deviennent inexplicables : ils ne seraient pas accomplis, s'ils ne nous étaient pas en quelque façon agréables. En second lieu, n'est-il pas arbitraire de soutenir que notre souci doit aller uniquement à nos semblables et que l'indilTérence pour tout ce no11s concerne est indispensable à la vertu? S'il est vrai, comme on l'admet d'ordinaire, que la
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personne humaine a une valeur qui lui est propre, qu'elle est inviolable et sacrée, il doit être vrai également que nous devons la respecter et l'aimer partout où elle se trouve, en nous comme dans les autres. C'est là ce que KanL nous explique clairement dans sa maxime si souvent citée : « Traite toujours, nous dit-il, _l'humanité en toi el dans les autres, non comme un moyen, mais comme une fin. » Remarquons bien qu'il nous conseille de songer à l'humanité qui est en nous, à la personne que nous sommes en même temps qu'à celles qui nous entourent. C'est dans le respect de nous-mê~1es que toute règle de morale a sa racine; c'est à défendre notre propre dig nité, à aITrancbir notre volonté raisonnable, à maintenir ses droits que nous devons nou s appliquer annt tout , car c'est là notre premier devoir. Toute autre manière de concevoir l'obligation morale est conlradicloire e t vaine. Voici, en effet, à quelle conclusion nous conduit la doctrine courante du sacrifice c l du désintéressement : cc Ma vie et mes Li ens , nous dit-on, ce sont-là des intérêts égoïs tes, des choses viles, par conséquent, et je dois les sacrioer à autrui, parce que la vie et les biens d'autrui, ce sont là
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des choses sacrées! Mais, d'autre part, votre vie el vos biens, à ce compte, ce sont là pour vous des in lérêts égoïstes, et par conséquenL des choses viles, et vous devez sans hésilalion les sacrifier; l es sacrifier à moi, par exemple, à moi qui pour vous représente autrui, à moi dont la vie et Jes biens sonl el doivent être pour vous des choses sacrées! Il y a ainsi que mon iutérêL se trouve être à la fois vil pour moi el sacré pour vous, et, réciproquement, que votre intérêt, qui doit être sacré pour moi, est pour vous, au conLrairc, vil! C'est-à-dire que la même chose esL à la fois vile et sacrée. C'est pure conlradicLion '. » Enfin, quelle idée nous autorise à mettre ainsi en opposition conslanle le devoir et l'inlérèL ou , d'une manière plus précise, notre devoir el notre intérêt? Est-cc qu'ils ne parlent jamais même langage? Est-cc que, par nature, nécessairement ils s'excluenl? Le prélen<lrc, c'est faire violence au plus élémentaire bon sens . Lorsque je veille avec soin, par exemple, à l'éducaLion de mes enfants; iorsque je rends, daos la mesure de mes forces, service i.t mes semblables, il esl évi1. lzoulet: La cité n:oderne, (l, 416.
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dent, - d'une évidence absolue, - que je remplis mon devoir et que je me rends service à moi-même. On répète souvent que la vertu, l'honnête té, esL la plus grande des habiletés, et l'o n a raison; la science prouve également chaque jour les liens d'étroite dépendance qui nous unissent les uns aux autres et la solidarité des intérê ts; suait-il donc impossible alors qu 'en dernière analyse notre suprême devoir se confondit avec notre suprême intérê t 1 ? Cet accord, il est vrai, beaucoup le reconnaissent, parmi ceux qui défendent la docLrine du désintéressement, mais alors ils soutiennent que nous ne devrions jamais y songer en ag issant. L 'age nt vraiment moral n'a d'autre préoccupation que d'obé ir au devoir, Loule considération uliliLaire éLanL soigneusement écartée : il trouvera le bonheur ~ans doute, mais à la condition de l'avoir n égligé: cc bonh e ur lui sera donn é par s urcroît. Qu'il soiL possible à quelque s ùmes d 'é lite de s'élever à ces hauteurs, nous ne saurions le nier puisqu'on nous l'affirm e; mais combien aussi un tel effort doit être difficile! EsL-i l bi en sûr que, clans leur con duite, ces moralis tes e ux-mêm es
J. Cf. Be lot : L'utilitarisme e t se, nouv ea ux c ritiqu es : Revue de métaphysique, juill et 1894.
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qui prêchent l'oub li de soi, Lou t en affîrman t l'indissoluble union du bonheur et de la vertu, ne cèdent jamais, à leur insu, à cette espérance égoïste que leurs bonnes actions leur seront profitables? Au fond de toutes leurs actions, comme au fond de taules les nôtres, n'y a-t-il pas toujours; plus ou moins dissimulé, plus ou moins i nconscienl, quelque sentiment égoïste? Et quand il en serait ainsi, le mal serait-il si grand? L'esprit vraiment religieux qui est soutenu, dans la pratique du bien, par l'espoir d'une récompense future; l'humanitaire qui se réjouit« à la pensée qu 'il se survivra dans l'espèce enrichie de la part de bonheur qu'il aura contribué à lui procurer 1 », et qui puise dans celle satisfaction intime la force de se dévouer, seraient-ils donc sans mérite? Autant vaudrait nous dire de suite que le devoir est impraticable el renoncer à poursuivre des chimères.
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l\fais si celle morale est à peine accessiLle à l'élite, comment le serait-elle àla foule, incapable
L c r. l'o uv!'age si éle,·é c l d' un e in s pira Lio n s i gé né re use de M. E.J,'ournière : L'id éal isme social ( Pal'i s, F. Alcan).
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de ces raffinements de conscience et de ces arguties de raisonnements? Au milieu des conflits de plns en plus tragiques que soulève la lutle pour la vie, allez donc prêcher le désintéressement absolu à ceux qui sont dans la misère et ne savent souvent, quand le soleil se lève, comment ils pourront gagner le pain de la journée! Le conseil serait d'une ironie cruelle et risquerait d'être mal accueilli. Est-ce à dire que la foule soit inaccessible aux grandes idées, aux enllwusiasmcs féconds, aux sacriflces généreux? L'expérience, depuis longLemps nous a prouvé le contraire; mais, ICI encore, lorsqne la foule se dévoue, elle veut savoir pourquoi elle se dévoue, elle veut une raison à sa conduite. Pour qu'elle se sente obligée, il faut qu'elle comprenne l'excellence de son acle, qu'elle en voie l'ulililé et la beauté. L'ordre auquel elle se soumet n'est donc pas un ordre sans c.ondition et sans molif; c'est, au contraire, un ordre motivé, partant un ordre raisonnable . Des malheureux sont brusquement enveloppés par les flammes et sur le point de périr; les secourir est bien, est gr'ancl, est humain : clone les secourir est obligatoire, et aussitôt accourent les sauveteurs. Renverser,
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comme on le fait, la proposilion et dire que le dévoùment, dans ce cas, n'est bon que parce qu'il est ordonné, n'esl-ce pas fair~ violence à la conscience et s'exposer à n'être plus compris? En second lieu, ce que croit fermement la foule, ce que nous croyons tous, pour la plupart, nous-mêmes, c'esl qu'il esl de notre devoir, dans bien des cas, sinon Loujours, de défendre notre intérêt, et de le défendre avec la dernière énergie. Agir autrement, ce_ serait méconnaîlre les exigences les plus légitimes de la dignité humaine, et Lolércr, encourager peut-êlre, la violation du droit en notre personne. Nous cloutons qu'il soil Lout à fait sans reproche, celui qui, froidement, se désintéresse des biens qui lui sonL dus et les laisse, sans prolester, distribuer au pre~ mier venu et, quelquefois aussi, au dernier. Ce qui, enfin, nous rend celle morale suspecte, c'esl l'usage que, fréquemment, on en fait. Autrefois, pour endormir les colères du pauvre et lui faire oublier ses inlérêts présents, on le berçait avec la promesse d'une vie future où le mal serait réparé : tôt ou lard la justice devait afr,si triompher 1• Aujourd'hui, on paraît moins
- l. P. Leroux : Au.r 7ihilosophes.
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compler sur l'efficacité de ces promesses il longue échéance; c'est pourquoi, changeant de méthode, on cherche ù calmer et à endormir ceux qui se plaig-nent, en leur parlant avec onction des satisfactions de Ja conscience et des joies que procure le devoir accompli. A quoi bon réclamer sans cesse un salaire pour ses bonnes aclions? Savoir qu'on les a faites, n'est-ce pas la plus douce, la plus enviable des récompenses? Quand ces exhortations viennent de personnes modestes qui, suivant le précepte du sage, « cachent leur vie»; qui, discrètement, remplissent leur lâche, dépensant autout d'elle, pour le bien de Lous, sans amui lion el sans bruit, leur fortune el leurs forces, nous ne pouvons pas ne pas êlre profondément édifiés, mais il en est autrement quand clics sont prodiguées par ceux dont tous les eITorls ont été largement payés; qui n'ont laissé, dans le passé, aucune occasion de faire valoir leurs tilres et de défendre ... leurs droits. N'est-on pas autorisé dans ce cas, à se demander si celle prétendue morale sublifne n'est irns simplement, pour ceux qui la préconisent, un moyen commode de gouvernement, le moyen d'apaiser les âmes simples et naïves, peu redoutables, au demeurant, - et de mieux
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satisfaire les intrigants et les habiles? Or, de telles subtililés sont inconnues à la vraie morale. Ce qu'elle exige, c'est qu 'à l'usine, comme à l'atelier, comme parloul, chacun soit lrailé suivant ses œuvres. Cc qu'il faut, c'est que tous, le manouvrier, comme l'ouvrier de la pensée, aient la c~rlitudc que leurs inlérèts seront sauvegardés. Vouloir séparer ces intérêts du devoir et du droit, c'est folie, et c'est précisément parce que souvent on les sépare que l'ouvrier parfois se fàclie et que ses maîtres sont en danger.
Au point de vue spécial de l'éducation des enfanls, la doctrine que nous examinons ici n'offre pas de moins graves inconvénients. ll ~ Il ne fau Ljamais parler aux enfants de choses //qu 'ils ne peuvent comprendre encore, et les habituer à jongler avec des mols qui ne peuvent êlre pour eux que des mols. Or, Lous ceux qui connaissent nos enfants et qui out vécu au milieu d'eux, savent combien ils sont incapables d'apprécier la sublimité de l'impératif catégorique. Par conséquent, demander qu'ils fassent
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uniquement le bien pour le bien, les entretenir sans cesse de désintéressement, d'abnégation, de sacrifice, c'est prêcher dans le désert. Aussi plusieurs d'entre nous sa~ent-i ls, par expérience, que dans les leçons de moral e, hop souvent, demandes et réponses ne sont que pur psittacisme . La vraie mélhode à suine est celle qui se conforme à ' l'évoluLion même de l'esprit de l'/.mfant, qui sait orienter vers le bien, graduellement, prudemment, ses multiples énerg ies; qui sait montrer surlout comment, dans la no lion du devoir, se concilient notre inlérèt person uel · cl l'intérêt de nos semblables 1 •
l. Nous nous bornon s ici il qu e lqu es indi ca li ons lrès gé néral es e t parla nt très vag ues, ce lle qu es li on aya nl é lé lrailéc plu s lon guemenl clan s no lre é lud e s ur l' Èduca tion des sent i inents, ch. xxv : L'amom· du Bien (Pari s, F. Al ca n).
�CHAPITRE IX
L'indi,·idualismc.
Aux maladies que nous connaissons déjà : le Pessimisme, aujourd'hui presque oublié , le DiletLanLisme et l'Bsthétisme, jeux distingués d'esprits s-ubtils ou simples allitudes de névrosés, il nous faul ajouter un e maladie de plus : l'individualisme, que, de Loutes parts, les moralisles dénoncent 1 • Bien qu'elle soit fort ancienne, aussi ancienne sans doute que la vie en commun, les historiens affirment que, depuis Descartes, elle va s'aggravant, et qu'elle est, de nos jours, à l'état suraigu. « L'incliviclualisme, écrivait récemment M. Brunetière, nous ne saurions Lrop le redire , est la grande maladie du temps pré1. Cf. Zieg ler : J,a qu slion sociale est une qzœs lion morale (Paris 1,. Alcan); - De mo lin s : A quoi lient la sup él'io,·i té c/P.s Anglo-Saxons; - F. Desjarclin s : Le devofr p1'ésenl; - Jzo uJ e l: T.a ci lé moderne; - L. Bourgeois : Ln so lidct1'ii é; - Bru neli ère: Après le procès; - J . Paul Lafnlle: L'idée individÙa listc (Revu e Ill e ue, 30 av ril 1808); - A. Da rlu: De M. B1'unelie1'e et de l'individualisme (Reni e cle mé taphy siqu e e t de mornle); - JI. Le roux : Nos fi ls, elc.
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sent, non le parlementarisme ni le socialisme, ni le collectivisme. » Et cette opinion n'est point une opinion isolée; nous la retrouvons sous la plume d'un grand nombre d'écrivains français et étrangers, et M. Laffitte, l'un des plus judicieux et des plus sages d'entre eux, vient Je la reprendre et de la faire sienne, après l'avoir longuement molivée. Examinons donc, à notre tour, quels sont les caractères de Ge mal endémique, de quelles causes principales il procède, et par quels remèdes il est possible de le combattre.
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Bien qu'il revêLe les formes les plus variées, on peut le caractériser, d'une manière générale, par la tenùance qu'a chaque individu« à s'aITranchir de toute aulorilé et à se considérer à la fois comme principe el comme /ln dans la société dont il est membre ». - Or, pour savoir jusqu'à quel point celle lenùance peut s'exaller et que ll es conséquences el le entraîne, il suffit d'observer comment elle s'affirme chaque jour autour de nous. - Elle apparaît déjà dans la famille, où nos fils et nos filles, de moins en moins obéissent,
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n'ayant pour nos conseils qu'une déférence limitée, et elle se développe à l'école, où ne se nouent qu'avec peine les liens de la solidarilé. Entre les hommes, c'est la lutte, sinon pour la vie, du moins pour les places et les couronnes, et l'on est effrayé en conslatant que dans l'enseignement secondaire, par exemple, il se trouve des classes supérieures dont les trente ou quaran le élèves vivent cô le à côte, recevant la même instruction des mêmes maîlres, sans qu'aucune intimité s'éLablisse dans leurs rangs: hors du lycée ou du collège, cc ne sont plus que des étrangers qui passent les uns auprès des autres sans même se serrer la main. Dans l'atelier, aulant l'organisation matérielle est puissante, autant l'organisation morale est faible et chancelante. Patrons et ouvriers, au lieu de se considérer comme alliés et comme amis qui devraient se soutenir et se défendr e, trop souvent se considèrent comme adversaires que l'on suspecte ou comme ennemis quel 'o n altaque. Dans les sciences, dans les lettres et dans les arts, la critique règne en mailrcsse , et celle critique revêt parfois une forme si aggressive, elle exerce son œuvre avec une complaisance si manifeste, qu'elle semble inspirée bien plus par
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le secret désir de combattre un ri val que pal' l'amour sincère de la vérité. On souffre de toute supériorité qui s'impose et, quand on désespère de pouvoir la surpasser ou l'égaler, on s'en venge en la dénigrant et en cherchant soi-même à se singulariser autrement. De là tant de nouveautés artistiques et littéraires qui, de Lous côtés, nous encombrent, et dont les auteurs paraissent d'autant plus fiers que, conçues en dehors des règles, elles heurtent plus violemment le goùt et le bon sens. Enfin, dans la vie prnlique, c'est « le coup de coude, au lieu du coup de chapeau », c'est l'affirmation de plus en plus irritante du moi, le mépris de plus en plus impudent de toules nos vieilles tradiLions de bienveillance et de courtoisie. Au théâtre, en voyage, au temple même, c'est le meilleur siège que l'on dispute, même aux femmes, même aux enfants, à ceux qui sont les plus timides ou les plus faibles, et, dans celle lutte où triomphent le sans-gêne et l'égoïsme, c·est-à-dire l'individualisme, _: il est à remarquer que les plus ardents et les plus cyniques ne sont pas les hommes les plus âgés. Ainsi, affaiblissement croissant du lien social; de tous côtés, « quelque chose qui se désagrège,
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se dîvise, 's 'émiette, s'éparpille, jusqu'à ce que, -- si la seule force des démocraties, l'opinion, ne réagit bientôt, - la sociéLé ne soit plus qu'une poussière balayée au :premier souffle de didaclure ou d'émeute 1 • >)
Ce tableau, d'ailleurs atténué, des méfaits qu'on reproche à l'individualisme, esl malheureusement conforme à la réalité; mais il importe,
1. M. J. Paul LarfiLle, qui insis te avec force sur ce Lal)l cau, marqu e avec beaucoup de précision la diITérence qui existe entre l'i ndividualisme qui est un défaut, el !'· ndividualité qui i es t une qualilé. " L'individualité, dit-il, es t cc qui donne à l'être humain so n caraclè l' C, cc qui fait qu'il pense par luim ême, qu'il se soumet volontairement à une règle, qu'il a le se ntim ent de sa lil)erlé 1n orn le, qu'il agit su iva nt ce qu'il croil le meilleur e l qu'il ne 1 'ccu lc pas devant la responsabilité de ses actes, s i bien qu ' un homme, comme un peuple, vaut s urloul par l'individualité . - Quant à l\ndividualisme, cc sera pour no us celle tendance de plus en plus dominante à juger toutes choses au point de m e pal'Liculiel', à faire de l'individu le principe cl la On de l'ordre social, et, com me conséquence, à relàcher les lie n , à désag rt'ger les groupes, à aITaib lir la notion de l'intérêt public, àcliscl'éditer les idées génél'ales. si bien que le derni er mol de l'individuali sme, c'est l'h omme iso lé devant la for ce ou le nombre tout-puissa nt. Nous pouvons ajoute !' que si la libe rté grandit avec l'individualité, elle risqu e de périr par l'excès de l'individualisme." - Quand on entend ainsi l'individualisme, - et Vinet l'ente ndait déjà ainsi , - on ne sa_urail clone soule nir que tous les coups portés co nlrn lui ,üleig ne nl en même temps la liberté. (Cf. A. Dal'lu, op . cil. )
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croyons-nous, de n'en point exagérer la porlée, et de ne point ju ge r, par lui seul, comme on nous y invite parfois, du caractère français. Que nous ayons tous une tendance inslinclive, excrssive même, à nous aITranchir de Loule aulorilé, nul ne songe à le nier. Ne devons-nous pas, du reste, à celte tendance forL ancienne qurlques-unes des plus belles conquêtes dont s'eoorgueilliL notre histoire? - Qu'il nous suffise de ciler celle des libertés nombreuses dont nous jouissons aujourd'hui. Toutefois, à côlé de celle tendance, nous en avons une autre, éga lement excessive et beaucoup plus fâcheuse, qui entrave à chaque instant la première, et enraye le progrès. Celte Lendance esL celle quj nous pousse à fuir toutes les carrières où il y a des chances à courir, où il faut faire preuve d'initiative, de courage et de persévérance. Par une contradiction élrange, nous avons constamment sur les lèvres les mots d'indépendance, de liberlé, et d'éga lité, el notre ambition suprême est de devenir des fonctionnaires! De là, celle avalanche Loujours grossissante des candidats à la porle des administrations de l'État ou des autres administrations qui leur ressemblent! Et cependant ln. plu part des candida ls savent com-
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bien, dans un grand nombre de ces administrations, la vie est terne et plate, les occupations monotones, les règlements rigoureux; corn bien il est difficile d'y affirmer sa personnalité; combien il est difficile encore d'en sortir, - pour essayer enfin ses forces, se ressaisir soi-même et lenler ailleurs la fortune. On nous accuse, - toujours par excès d'individualisme, - d' être ambitieux outre mesure, et de rechercher avant tout les richesses qui confèrent tant de privilèges, et cette ambition nous n'avons pas le courage de la satisfaire, e t celle richesse nous n'avons pas l'audace suffisante pour l'acquérir. - Tandis que l'Ang lo-Saxon marche bravement à sa conquête, paie de sa personne, affronte Lous les risques, nous nous bornons à entasser, au prix de mille privations, titres de rentes et obligations bien sûres, heureux d'aller à jour fixe et à heure fix e, loucher un coupon également Ox e, avec l'espoir secret de quelques gros lot imaginaire! L'espoir du gros lot, et l'espoir de la relrnite, voilà de _ quoi calmer les humeurs les plus bouillonnes des individualistes les plus endurcis. Ne so yons donc pas surpris si le commerce, l'industrie, l'agriculture reslcnt encore délaissés, et s1 nos
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acerbes, aussi violentes, que celles de tous ces « embrigadés » dont le sort cependant suscite tant d'envieux et de jaloux. Les adhésions de plus en plus 11ornbreuses aux idées socia listes, el l'enthousiasme croissant que ces idées provoquent sont plus significatifs encore. Le socialisme n'csl-il pas une critique souve 11t justifiée des abus et des privilèges; ne promet-il pas à tous un affranchissement prochain, une liberté plus grande, une indépendance plus complète? Ne s'annonce-t-il pas comme devant enfin briser toutes les chaînes que la Révolution a laissées subsister et toutes celles qui ont été forgées depuis pour entraver les travailleurs? S'il triomphe et rompt tous les vieux cadres qui nous enserrent et nous compriment, toutes les classes sociales dont les privilèges injustifiés inquiètent ou révoltent, est-cc que la volonté de chaque individu ne se trouvera pas fortifiée, plus maîtresse d'elle-même, sa dignité grandie? Voilà ce qui séduit l'esprit, l'attire cl le fascine. - Mais, d'autre part, consulte~, non les théoriciens du socialisme, ceux qui rêvent d'un idéal de justice et de fraternité, mais la foule qui les écoule, les applaudit el leur fait cortège; vous constaterez bien vite que beaucoup n'appellent de leurs
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vœux ce nouvel état de choses que dans l'espoir d'une Lranguillité plus gTande, d'un travail moins faLigant et moins aléatoire, et surtout d'une responsabilité moins obséùanle. C'est encore le mirage du fonctionnarisme qui les hante. Un labeur assuré par l'ÉLaL, bien réglé, bien rémunéré, sans risques personnels à courir; un avenir confortable et paisible g aranti à Lous, sans qu'il soit nécessaire de son g er soi-même à l'éparg ne, de s'ingéni er pour produire mieux et plus vile, de prendre sur ses heures de repos pour meure à l'abri sa vieillesse: lelle est l'organisation qu'ils souhaitent'. - Ainsi entendu, le socialisme où se croisent tant d'aspirations di verses , nous oITre-t-il celte organisa Lion idéal e que· chacun doiL appeler de ses vœux?
Nolre indiviLlualisme n 'est clone, bien souvent, quoi qu'on en dise, qu ' un individualisme avorté, et pour en découvrir la raison, il suffît de songer aux causes mulLiples gui l'ont fait nallre.
l. Ce qu e nous criliquon s ici, c'es l s impl eme nl un e ce1 ·laine conception, du socialism e el un e e nqu èle as5ez é lendu e nou s a pe rmis d e co ns ta ler .qu e ce lle co nceplion es l ce ll e d'un grand nombre.
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Ces causes se divisent en deux classes comme les tendances contraires que nous avons signalées : celles qui conlribuent à développer en nous l'indépendance de la pensée, ce que nous pourrions appeler l'individualisme intellectuel, et celles qui élouITent l'indépendance de la volonté, l'individualisme pralique. Les premières de ces causes ont été de nos jours clairement mises en lumière, mais il en est une sur laquelle il convient d'appeler particulièrement l'allention, car, en dernière analyse, elle comprend toules les autres; c'est la confiance absolue que, depuis Descartes, on a dans .la raison et la pratique généralisée du libre examen. Si, dans le domaine des fails, nous nous en remeltons encore au jugement d'autrui, dans le domaine de la spéculation pure, nous vou Ions j nger par nous-mèmes : nulle autorité devant laquelle nous nous sen lions tenus d'abdiquer,« cela seul est vrai, pour nous, qui nous paraît évident». De là, l'habitude que nous avons prise de soumellre à notre critique tous les systèmes : philosophiques, poliliques ou religieux; de là, l'extension croissanle des religions qui n'imposent aucun dogme et dont les pasteurs se bornent à guider les esprits, sans les contraindre, à réveiller le sentiment du« divin»,
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toul en laissant à la conscience le soin de se prononcer en dernier ressort. Voyons, du resle, ce qui se passe dans nos familles. Jamais les enfants n'onL joui d'une liberlé de jugement aussi grande qu'à notre époque; jamais Je droit de discuter sur tout et à propos de tout, de défendre tout haut leurs prétendues opinions, ne leur avait éLé aussi largement accordé. On se rappelle le pittoresque tableau que M. Legouvé nous a tracé de MM. les jeunes gens, rlu sans-gêne avec lequel ils lrailent _ les croyances de leurs parenls, de l'assurance avec laquelle ils défendent les leurs. Or, depuis que ces pages ont élé écriles, je doute que les choses aient beaucoup changé. Il n'esl donc .point surprenant que, clans ces conditions, l'individualisme inle\lectuel se soit exacerbé. Mais ici reparaît la conlradiclion perpéluel1e qui se retrouve Loujours au fond de noLre conduile et de nos mœurs. Pendant que nous afîranchissons la pensée de nos enfants, nous Lenons le plus possible leur volonté an maillot. Nous craignons de peser sur leur conscience, d'enchaîner leur esprit, mais nous Lremblons dès qu'il leur faut prendre une décision, faire preuve d'initiative, engager leur responsabilité. Notre
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constante préoccupation est d'écarter de leur chemin les obstacles eL la fatigue. Ont-ils des g·oûts aventureux, le goûL des entreprises hardies eL des voyages lointains? parlent-ils de nous quiller, d'aller aux colonies, et nous voilà aux chàmps! Par nos soucis de Lous les instants, par nos conseils, par nos interventions continuelles, nous émoussons lentement leur énergie et leur virilité. A combien d'entre nous, les parents onl-ils eu le courage de dire : cc A partir de tel àge, ne compte plus sur nous; il faut qu'un homme se suffise »? - Ce que les enfants entendent, au contraire, ce sonL de longs propos sur leurs richesses futures, sur la nécessité de ne les point compromettre, de les accroître même par le traitement mo<leste d'un emploi bien paisible ou d'un mariage de raison! L'éducation esL donc à la fois libérale et servile : elle fait des espriLs frondeurs et <les vol on tés sans ressort, .des ergoteurs plutôt que des travailleurs, des critiques et des rêveurs plutôL que des hommes d'action.
Par quels moyens remédier à ces défauts qui entraînent la désagrégation des groupes sociaux
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et l'aITaissement des caraclères? - Suivant un certain nombre de penseurs contemporains, le premier el le plus urgent, ce serait de travailler au relèvement de la moralité, et, à cet effet, d'unir, dans une action commune, tous les hommes de bonne volonté, la queslion sociale leur paraissant avant lout d'ordre rn01·al et religieux. Aussi, passant de la th éorie à la pralique, ont-ils fondé une ligue d'un nouveau genre dont M. Desjardins est le porte-drapeau, la ligue des Compagnons du devofr. Leur ambition est de rapprocher, en dehors cle toute scclc et de tout parli, en vue seulement du bien général, ceux qui croient encore au devoir « el qui éprouvent le besoin d'un appui extérieur conlre leurs passions ». C'est par l'âme et sur les âmes qu'ils veulent ngfr. « Nous ne combattons pas les maux, écrivenl-i ls, mais le mal. Notre principe, c'est la paciocalion de l'âme par une vie meilleure. » Aussi n'est-cc point une religion nouvelle qu'ils fondent, car ils engageol, au contraire, les croyanls à rester chacun dans leur église; c'est une association pl us vaste, plus large, plus tolérante, où peuvenl se concerter et s'aider des hommes venus des points les plus divers. De celte communauté d'cITol'ls, actuelle-
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ment épars, doivent sortir « des hommes vraiment bons, spirituels, des saints», dont les tendances religieuses s'opposeront aux tendances sceptiques de la foule, dont le ùésinléressemcnt et l'accord serviront de digue à l'individualisme qui nous envahit. Une telle entreprise doit être jugée autrement que par un sourire. Tout effort généreux cl sin. cère ayant pour but de montrer aux hommes un idéal élevé, de le leur faire aimer, de les aider à l'atteindre mérite le respect. Nul doute, d'ailleurs, que tout ce que l'on fait pour la moralité ne contribue à la paix, au hien-êlre et au progrès Jes sociétés. Toutefois, prenons garde de nous laisser duper en jugeant de l'efficacité de nos intentions d'après leur pureté. Le moyen qu'on nous propose est fort bon, mais nous doutons qu'il soit suffisant, et il semble bien que nos apôtres nouveaux en doutent comme nous. « L'œuvre que nous poursuivons, dit M. Desjardins, est si démesurée, qu'il ne faut pas attendre d'en voir un commencement de réalisation; mais cela ne change rien à. notre devoir. Ce n'est pas le succès qui est notre aff'aire. » Il reconnaît, ail~ leur·s, que malgré les milliers de prêtres dévoués 1 qui ont semé aux quatre vents la bonne parole,
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l'écart est toujours excessif entre l'idéal moral de la conscience et notre moralité effective. « La sagesse pure n'a point passé dans l'acte. » S'il en est ainsi, et si nous nous refusons à admettre que« le succès ne soil pas notre affaire», ne nous faut-il pas logiquement reconnaître l'insuffisance de la morale qu'on nous prêche? Celle morale nous paraît insuffisante surtout à cause de son manque de force et de précision. Les exhorlalions pieuses de ses apôtres nous inclinent vers un idéal qui resle trop clans le vague, et si elles louchent délicatement le cœur, elles n'éclairent pas suffisamment la raison. Elles conviennent, nous n'en doutons pas, admirablement aux. âmes religieuses dont elles bercent les rêves; mais elles ne sauraient suflire à réveiller celles dont la foi est morte et à les pousser énergiquement à l'action. Il se pourrait même qu'elles ne fuss ent pas sans danger sur les âmes jeunes q 11 i ont besoin , avant tout, de règle sûre de conduite, d'idéal bien défini, de raisons d'agir claires el impérieuse!'\. Faire des sainls est fort beau ... mais ne tentons pas l'impossible : songeons d'abord à foire des hommes; le reste viendra, peut-être, par surcroît.
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Sans combatLre celte union un peu mystique des âmes, que préconisent les Corn pagnons du devoir, d'aulres philosophes plus pratiques cherchent à élablir une union plus efficace cl fondée sur des raisons plus accessibles à Lous. Ils ne nient pas que la question sociale soit une question morale, mais ils croient fermement aussi que la question morale est inversement une question sociale. Pour se faire une idée exacte de ses devoirs et de ses droits, il faut savoir quels liens nous rattachonL à la sociéLé, quels services nous en avons reçus, quelle est, partanL, l'élendue de notre delle. l\fonlrer à l'homme sa place dans l'organisme social, l'impossibilité où il se trouve de se suffire à lui-même, l'éLroite solidarité qui existe entl'e Lous; éveiller le sentiment de celte interdépendance, et des obligations qui en découlent: voilà la première lâche qui s'impose à ceux qui rêvenL d'améliorer la société dont ils sont membres. Ce qui revient à dire encore que la question sociale est, en même temps, une question d'éducation.
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Nous avons apprécié, ailleurs , celle concepLion du solidarisme et nous en avons montré tous les avantages : bien comprise et sagement appliquée, elle peut devenir un instrument puissaut de relèvement social, mais à une condition, c'est qu'en exalLant les droits de la sociéLé, on ne méconnaîtra pas ceux de l'individu. S'il est vrai, en effet, que l'individu ne puisse rien sans la ciLé, il est vrai également que la cité ne vaut que par les individus qni la composent. C' es t là cc que Vinet a bien mis en lumière : « La société ne doit pas oublier, dit-i l, que loute respectable qu'el le est, l'homme ne fut pas créé exclusivement pour elle; qu 'elle est aussi bien le moyen de l'individu que l'individu est son moyen; que la Providence, peut-être, a moins commis l'homme à la garde et au perfectionn ement de la sociéLé, qu e la sociéLé à la garde et au perfectionnement de l'homm e ; que l'humanilé n'est réel le et vivante que clans l'individu. C'est parce qu'on croit peu ou qu ' on ne pense guère à l'avenir des individus, qu'on parle beaucoup de celui des sociétés; et la croyance vive, l'allen Le sé rieuse d'un autre monde suffirait pour réve iller
1. Yid . s up.: dit Soliclca·isme .
THOMA S. -
)for. et édué,
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dans les âmes l'individualité qui s'éteint sans remède dans l'absence de cet immense intérêt 1 • » Ce qu'il importe, en outre , de bien comprendre, - et l'histoi_ sur ce point, nous fournit les re, exemples les plus éloquents, - c'est que les progrès des nations, disons même de -l'humanité , sont dus principalement à ce ux qui ont su prendre conscience d'eux-mêmes, de leur personnalité, de leur dignité propre . .c'est dans cette conscience plus encore que dans 1~ sentiment de leur dépendance que les héros célébrés par Carlyle et Emerson ont puisé . la confiance el l'énergie nécessaires pour accomplir leurs plus belles œuvres, celles qui ont changé la face du monde. Tou le la difficulté est clone de re co nnaître soi-même et de faire reconnaitre aux anlrcs ce qui est dû à chacun de nous, et ce qui est clù au groupe social 2 ; quelle s libert és sont légitimes cl
,J. Vinet. Mélan_qes . 2. Ce Ue clirrlculté a é té s ig nal ée par M. Darlu avec un e rare précision cl une grande é loqu e nce : " Le prob lème de l' individualisme, dit-il , n'es t qu'un cas particu lie r d'un problème inflnim c nt plus gé néral, à savoir le rapport de l' in di v idu e l el d e l'uni ve r se l, de la co nsci en ce c l de la r éa lité.,. :'lous ne so mm es qu'11n fil dans la toile imm e nse qui se balance a u vent du cie l, cl cepe nd a nt no us r essento ns le mouvement de l'cnscn1blc, cl 11011s savo ns le r a le ntir ou l'accélérc 1 ·. Un éléme nt d'un loul qui co nço it le loul e l agi t sur le loul: voil à le fait csscnlie l qui se LrouYe a u fo nd d e toutes les
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quelles autorités respectabl es, aOn que chaque volonté s'exerçant dans son domaine, lende à son propre perfectionnement cl au perfectionnement cle tous, à l'union de plus en plus étroite de la nation et, « dans l'avenir, du genre humain 1 » .
qu es lions philoso phiqu es : le r a pporL de l'ho mm e à Di e u, qui es L le pro bl è me Lh éo lo giqu e; le ra pporL du moi e l de la Jib erLé avec les loi s de lu na Lurc, qui esL le probl èm e psyc hologiqu e; le r appo'r L de l'individu e t de la socié L q ui es L é, le probl ème socia l ; de l'indi vidu e l d e l'Éla l, ce qui es L le probl è me politiqu e c l ain si de s uiLe. A cc poinL d e vu e, il appa raît de suiLc qu e l'individu e t la sociéL ne pe11ve nL é ê Lre sépa rés . L'individua lisme pur qui rej e LLc raiL L ule a uLoo rité social e ser a iL a uss i a bs urd e qu e l'atomi sme e n m é taph ysiqu e; le socia li sm e pur qui r ej e tLe raiL to ut droit au'.\'. individu s se rait non moin s c himé riqu e. " Op. cil. 1. Qu 'on nous perm e tLe de c i L e ncore les co nse il s pratier qu es qu e, d'acco rd av ec .M. P. LaffllLe, no us donn e s ur ce poinL M. Darlu : " li faudraiL, nou s diL-il , l'ac Li o n d' un esprit publi c, ac Lif, é ne rgiqu e qui fe rait équilibre à la libe rté d e p e nser , el ré prim e raiL les écarLs, les fa nta isies, l es o pinion s individu e ll es ; des mœ urs J'orLes e l sé vè res qui contie ndrai e nt la libe rLé d es r ela tio ns pri vées; des ha bitud es e nracin ées de res pec t d es lois e Ld'éga rd po ur les droits du vois in ; l' ha bitud e du fa il·play e n lo utes cho ses qui se r vi ra iL d e r ègle a u se ntim e nL de l'indi vidu a lilé (re ma rqu o ns qu e l'a uLe ur n e dit pas ici de l' indi vidua lisme) ; e nfin d es associa Lion s mulLipli ées, professionn ell es, pa Lri o Liq ues , c harilabl cs, religie uses , d e j e u m ê me, pour r elier les individu s les un s a ux auLres pa r mill e li e ns de sy mpa thie e t de coll a boratio n, cr oisés e n L ous se ns a uto ur d e le urs cœ urs . E L e nco re, ne fa uL-il pas oublier qu e, si nombreux e t si forLs qu e soie nL ces li e ns, la socié L a e L aura toujours besoin d' ê tre gouvern ée, e Ld'avoir é à sa tê L des homm es de ca rac tè re qui mainLie nnenL l'ordre e publi c pa r l'a pplicaLi o n s tri c te e l im pa rLi a lc de L uLes les o lo is, av ec d'auLant plu s de soin qu e les lib e rLés publiqu es se ro nL plu s g ra nd es, "
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On voit, dès lors, dans quelle direction il convient d'orienter L'éducation de la jeunesse. Puisque la force et la grandeur des sociétés dépendent de la force et de la dignité des individus qui les composent, notre premier soin doit être de développer, par tous les moyens en notre pouvoir, le sentiment vif et profond de la personnalité. En effet, comme l'a dit excellement un philosophe contemporain, « c'est l'homme intérieur qui reste toujours, quoiqu'on veuille, au centre de la société, c'est à lui que doit aller l'effort de l'éducation'. » IL ne saurait donc être question d'en revenir à des procédés depuis longtemps discrédités, de violenter les consciences et d'enlever à nos enfants toute liberté de penser et de juger par eux-mêmes; seulement, n'oublions pas que « l'homme intérieur qu'il s'agit de former est un Français né aux dernières heures du x1x0 siècle, citoyen d'une démocratie
1. Del bo s, Discours pron oncé au concours généi'al , 1898. " Ce qui fait plu s qu e Loule autre c hose, dit clans le m (\ me se ns M. Dar lu , la force des socié tés, c'est la force moral e d es individu s ; ce qui es l la mo ell e d e le ur êlre moral , c' es t l' é nergie inté ri e ure d e le ur con scie nce. " Op. cit.
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républicaine • » Or, pour que ce Français puisse remplir utilement ses devoirs individuels et sociaux, pour qu'il puisse être ulilc à lui-même et aux autres, soutenir sans défaillance la lulle de plus en plus ardenle qu'il lui faudra livrer, il est nécessaire que nous ayons le plus tôt possible préparé son adaptation au milieu où il doit vivre « par une initiation prudente mais résolue à la réalité contemporaine. i> Depuis cinquante ans la situation économique et politique de noire pays s'est considérablement modifiée; il faut pour réussir des aptitudes nouvelles : plus d'énergie, plus d'initiative, plus de souplesse, plus de décision dans la conception et dans l'action. A mesure que l'évolution sociale s'accentue, la nécessité de se suffire à soi-même grandit. Nous pouvons de moins en moins compter sur nos parents el sur les richesses qu'ils nous laissent; c'est pourquoi il est urgent, dans la famille et à l'école, de donner à nos enseignements une forme cl une tendance plus immédiatement pra_liques, sans rien leur ôter, d'ailleurs, de leur élévation. Utilité el moralité sont deux term es qui
1. Léo n l3ou rgcoi,; : Discou1·s pi·ononcé au concou rs _général, 1898. Le m ême orateur constate que l'édu ca tion pour être vraiment erticace cloiL être nationale, contempo}"(line e t sociale.
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s'unissent, quoiqu'on en dise, au lieu de s'exclure; c'est pour l'avoir méconnu que tant de penseurs se sont égarés dans des chimères irréalisables, égarant à leur suite des légions de naïfs que leurs chimères avai ent séduits. Aussi nous parailelle l'expression même de la sagesse celte conclusion de M. Demolins : cc IL est écril : Tu gagneras ton pain à la su eur de Lon front 1. Celle parole est non seulemenl le fondement de la puissance sociale, mais encore le fondement de la puissance morale. Les peuples qui se dérobent par toutes sortes de combinaisons à cette loi du kavail personnel el intense, subissent une dépression, une infériorité morale; ainsi le PeauRouge par rapport à !'Oriental; ainsi l'Orienlal par rapport à l'O ccidenlal; ainsi les peuples latins et ge rmains de l'O ccidenl par rapport aux peuples anglo -saxons 2 • »
1. C'est da ns les co nll'écs le.s plus pauvres de la France, ce ll es rlonl les enfants, de très bonn e he ure, so nt o bli gés de se s uffire e l m ême d'ém igrer, que l'o n l'enco ntre la mo ye nn e la plu s élevée d 'homm es a l'ri va nL , - c l ce la par leu.r se ul e é nergie, - aux. situati o ns les plu · e nviabl es . 2. Po ur co mballre les d éfa ut,; qu e no us avo ns s igna lés J\l. Demolin s va procha in ement inaugurer un nou vea u sysL me d'éd ucation parmi nou . Il est grand eme nt à so uhait e!' è que ce lle Lenla live réussisse, e l ell e réussira ce rlain cme nl si l'o n n'o ublie poinl les différe nces profondes qui exisle nl, q u'il csl m ême bon de co nser ver , en parti e, e ntre les França is et les An glo-Saxon s.
�CHAPITRE X
L'enseignement de la. rno,·alP. Scrupule cla.ng·et·cux.
Pendant que nos philosophes « remellaient au creuset», suivanL l'expression de l'un d'eux , nos vieux préceples de morale, plusieurs éducaleurs se préoccupaient de l'usage qu'on en doit faire dans l'éducation des enfants. Or, comme toujours, ou presque toujours, c'est du Nord qu e nous est venue, une fois encore, la lumière. Toul le monde connaiL l'exlraordinaire théori e de Tolstoï I sur l'éducalion des enfants. ParlanL de ce prindpe que la vériLé absolue nous est à jamais interdiLe, il semble nous conLesler d'abord , mêm e le droiL d'enseigner. « Si, clans l'histoire
l. Voy. TolsLoi : la liberté clans l'école . rie pédagogie (p. 203 et sui\·.).
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du savoir humain, diL-il, il n'est point de vérilé absolue, si les erreurs vont se succédanL l'une à l'autre, alors sur qu el fondement forcer la jeune génération à s'assimiler des connaissances qui seront certcànement reconnues fausses un jour?» L es m ê mes raisons qui co ndamnent l'insLruction, condamnent l'éducalion, car le bien ne nous est pas mieux connu que le vmi : « Nous ne reconnaissons point à l'homme la possibilité de savoir ce qu'il faut à l'homme. » L'influence que les maîtres exercent sur les générations qu 'on leur confie n'est donc, la plupart du Lemps, « que la résistance au développement d'une conscience nouvelle. C'est î'acLion forcée, violente, d'un esprit sur un autre, pour le façonner sur un modèle qui lui semble bon . C'es t l'effort d' un individu pour rendre un auLre individu tel ql.l. 'il esL . lui-m ê me ». C'est pis encore, s'il faut en croire cetle stupéfiante affirmation de Tolstoï : « Je suis persuadé que si le maître déploie parfois beaucoup d'ard eur dans l' éducation de l'enfant, c'est uniquement qu'au fond de celle tendance se recèle lajalousie de let pureté clc l'enfant et le clésfr cle le rendre semblable à soi, c'est-à-dire pliis déprctvé. » C'est celle même théori e, alLénuée, il est vrai,
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et considérablement amendée, - car le bon sens français ne perd jamais complètement ses <lroils, même chez les LolsloïsanLs les plus fanatiques, - que l'on reprend de nos jours, en l'appuyant sur des raisons nouvelles. « Il faut le dire avec énergie, écrivait récemment un éducateur que je ne voudrais pas chagriner en le nommant : la famille seule a qualité pour former la conscience »; el ce jugement, il serait facile de le retrouver à peine dissimulé, dans les ouvrages de plusieurs de nos meilleurs maîtres. C'est donc à tous les instituteurs et à tous les professeurs, quels qu'ils soient, qu'ils refusent le droit de former la conscience de la jeunesse; et cc droit, ils le refusent pour deux raisons principales : - la première, c'est que l'âme de l'enfant est si malléable et si délicate qu'il est bien difficile d'agir sur elle sans la blesser; c'est que les moindres impressions reçues deviennent vite le germe d'habitudes qui iront se fortifiant sans cesse, de telle sorte que l'enfant, au lieu d'être une personnalilé véritable, n'est plus qu'une résultante, un reflet des milieux où il a grandi; - la deuxième, c'est que nous ne sommes jamais absolument sûrs de bien comprendre le devoir, de nous en tenir, clans notre enseignement, aux idées et aux lois vraiment
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uni verse Iles, de nous renfermer enfin dans les bornes permises. Au lieu de former la jeunesse, nous sommes donc conlinuellement exposés à la déformer; au lieu de créer des êtres libres et aulonomes, à ne créer que des automates .
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Ce que vaut une pareille théorie, prise au pied de la lellre, nous n 'hésilons pas à le dire, malgré l'autorité de ses défenseurs: elle est inapplicable, el le est illogique, et, de plus, elle est dangereuse. Elle est inapplicable, car on ne trouvera jamais ni un père de famille ni un éducateur, vraiment dignes de ce nom, qu' elle puisse convaincre. Quel est celui d'entre nous qui, ayant des enfants, COil'Senlirait à les laisser se développer à leur guise, et, par crainte de fausser leur esprit, renoncerait à les instruire de leurs devoirs, à les blâmer lorsqu'ils s'en écartent, à les encourager lorsqu'ils les pratiquent; à ne jamais leur donner ni ordres ni conseils pour les amener à faire ce que nous jugeons bien, à fuir ce que nous jugeons mal ? Tolstoï, d'ailleurs, a eu des fils et des filles, et nous vou-
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<ll'ions savoir s'il a mis, avec eux, sa doctrine en pratique. L'instituteur et le professeur ne peuvent pas plus que les parents renoncer à leurs droits de directeurs de conscience, et il semble bien que los maitres dont nous critiquons ici los idées l'aient compris comme nous. Écoulons plutôt Tolstoï: « La tendance des parents à s'occuper de l'éducation des enfants est, dil-il, si naturelle, qu'on ne saurait la blâmer. ,i Mais il ne s'en tient pas là, et une fois engagé dans la voie des concessions, il nous accorde le droit d'élever non seulement nos propres enfants, mais encore ceux des autres, dans la religion quo nous croyons juste.« L'instruction, qui a sa base dans la révélation divine, dont personne, écrit-il, ne saurait conte::;tcr la vériLé et la légitimité, doit être sans contredit, inoculée au peuple, el la contrainte es t légitime clans ce cas, mais seulement dans cc cas. » IL va plus loin encore, cl il ·reconnail à l'État le droit do former les citoyens qui lui sont nécessaires. En eITet, « sans les sel'vileurs du gouvernement, point de gouvernement, et sans gouvernement point d'État. » Do toile sorte qu'après nous avoir, au poi11t de vue théorique, contesté tous nos droits, on nous en (;Onfère, au
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poinL de vue praLique, d'cxtrêmement étendus et que nous ne réclamions pas. Hàlons-nous d'ajouler que les disciples de Tolstoï sont loin de le suivre jusque-là. Ils s'en tiennenL aux principes qu'ils ont posés sans retour en arrière, condamnant fièrement le bon sens au nom de leur raison.
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En second lieu, celte théorie, avons-nous dit, est illogique. Que prouv e nt, en effet, ces scrnpules, suivant nou s, excessifs, cL celle crainte obsédante d 'outrepasse r ses droits , sinon la conviction profonde qu e l'âme de l'enfant est chose inviolable el sacrée, que nous devo ns resp ecter en elle la personnalité lrnmaine, comme nous devons la resp ecter en nous et llans les autres? Penser ainsi, n'esL-ce pas implicilemrnt acl melLre, comme règle de conduilc, la formule célèbre de Kant : « Traite toujours l'hum anité en toi eL dans les semblables, non comme un moyen, mais comme une fin? » - De ce principe impliqué dans les protestations qui précèdcnl, découlent logiquement des principes secondaires,
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nels, rigoureux, précis et capables de nous guider dans notre œuvre. Le premier c'est que nous devons praliquer la justice el la faire pratiquer le plus possible à nos enfanls, la justice n'élant que le respect des droits d'autrui; le second c'est que nous devons joindre à la justice, la charité, c'est-à-dire aimer assez ces personnalilés naissantes qui nous sont confiées, pour travailler clans la mesure de nos forces à hâler leur éclosion, et àécarler tout ce qui pourrait leur nuire; pour que, guidées et éclairées par nos paroles el nos exemples, elles en arrivenl aussi à s'aimer et à se soutenir les unes les aulres clans la lulle pour ln. vie. Dès lors, comment soutenir encore que nolre conception du bien est purement imaginaire, que nous n'avons du devoir qu'une notion obscure et confuse, que « l'homme ne peul savoir ce qu'il faut à l'homme?» Ces principes sur lesquels repose Loule morale soul non seulem ent cl~irs eL précis; ils sont, en oulre, faciles à enseigner: il suffit pour cela de montrer aux enfants les liens étroits qui les unissent à ceux qui les entourent. Le jour où ils auront parfaitement compris les services rendus par leurs parents, par leurs maîtres, par leurs concitoyens, par tous les hommes qui pensent
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et qui agissent; où ils seront convaincus de celle vérité capitale : que, par eux-mêmes, ils ne sont rien ou presque rien, et qu'ils doivent à la société, à l'humanité tout entière, - à l'humanité d'aujourd'hui et à l'humanité d'autrefois, - tous les biens dont ils jouissent, ce jour-là, ils deviendront charitables et justes. Est-cc à dire maintenant que nul doute ne viendra jamais effleurer leur conscience; qu'ils verront toujours et immédiatement quelle ligne de conduite il leur faudra tenir; que la loi morale, dans ses applications innombrables, n'aura plus d'obscurités? Évidemment non; mais ils auront pour les guider une règle générale qui leur sera d'~n précieux secours dans tous les cas difficiles, et ils seront sûrs, en la suivant, de rester toujours honnêtes. En lisant les objections accumulées avec tant de persévérance contre l'éducation morale, on songe malgré soi à ces casuistes d'un autre âge, qui semblaient prendre plaisir à discuter les cas de conscience embarrassants, à lullcr de subtilité, à rechercher dans les actes les motifs et les mobiles les plus cachés, à dégager de leurs analyses je ne sais quel idéal de perfeclion, nuageux, inaccessible. Peut-être a vaien L-il s raison,
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élant donnés les fidèles auxquels ils s'adressaient; mais l'àme de nos enfants est beaucoup moins compliquée, et la vertu ne saurait être pour eux un sport; beaucoup moins compliquée est également la vie qu'ils auront à vivre, et c'esL à cetLe vie que nous devons les préparer. Du moment que l'on reconnaît les principes dont nous venons de parler : à sa voir la dignilé de la personne humaine et l'obligation de la respecter et de l'aimer, on doit reconnaître par là même qu'il est de nolre devoir de v;eiller sur la conscience de nos enfanls et de song·er à leur éducation.
..
Enfin nous soutenons que les adversaires de l'éducalion morale, en contestant nos droils sur les enfants, poursuivent une œuvre dangerwse. Elle est dangereuse, en premier lieu, pour toutes les écoles qu'elle prive de leur moyen d'acLion le plus pui·ssant. Il est vrai que beaucoup de familles, en nous confiant leurs fils et leurs filles, nous demandent, avant Lout, de les insLruire; mais n'est-il pas vrai également que le plus grand nombre d'entre elles nous deman-
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~IORALE ET ÉDUCATION
dent davantage, nous prient même parfois, et l'on sait avec quelle insistance, - de leur suggérer, comme elles disent, « de bons principes », de former leur cœur en même temps que leur esprit, de les suppléer, en un mot, dans ce lte mission moralisatrice, autant qu'il est possible? Nous faudrait-il donc, à ces demandes pressantes, répondre par des refus, el au nom do je ne sais quels scrupules naïfs, laisser échapper los meilleures occasions do nous rendre utiles? Une fois qe plus, par amour d'un mieux cliimériquc, nous aurions laissé échapper le bien. Leur œuvre est, on oulre, dangereuse pour la jeun esse. Quo deviendront, en e ffet, Lous ces enfants auxquels vous ne voulez plus servie do direc teurs de conscience? Quelques-uns sernnl formés encore, et très bien, par leurs parents; mais beaucoup, dont le milieu familial n'est point exemplaire, re s leronl exposés à toutes los suggestions fâcheuses du dehors et à tous les conseils les plus pernicieux. Les méchants qu'i ls rencontreront seront moins scrupuleux que nous , soyons-en sùrs; ils poursuivront, eux aussi, leur œ uvre et i ls la poursuivront avec d'autant plus de succès que nos élèves seront désarmés. Aussi, cornbien ils nous paraissent plus sages ceux qui,
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au lieu de nous parler sans cesse des responsabilités que nous encourons en nous faisant les interprètes du devoir , cherchent à opposer à la ligue des malhonnêtes gens, la ligue des gens honnêtes, ligue vivante et agissante. C'est aux premiers rangs de ces lulleurs convaincus que nous devons nous placer, au lieu de nous immobiliser dans une inertie excessive et qui confine à la lâcheté. Enfin, restreindre, comme on le fait, les droits de l'éducateur est dangereux pour le pays. Une na lion n'est forle que lorsqu'elle est unie et poursuit un même idéal. Or, cet idéal il nous appartient, quoi qu'on en dise, de le dégager, de le faire aimer el comprendre et d'inspirer l'énergie capable de le réaliser. Quant anx scrupules qui pourraient nous rester encore, dans certains cas, nous avons · un moyen pratique et excellent de les faire disparaître. Demandons-nous si nous consentirions à soumettre au jugement de Lous les hommes honnêtes nos actes et nos paroles; si les conseils que nous donnons clans nos classes nous les donnerions sincèrement, dans la famille, à nos propres enfants . La réponse est-elle négative? Abstenons-nous; est-elle afflrmati ve, au contraire, agissons sans crainte, nous faisons le bien.
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MORALE ET ÉDUCATION
Ces conclusions,j'en suis persuadé, réuniraient la presque unanimité des suffrages. Plus que jamais, on s'accorde à reconnailre que « l'insLruclion qui n'aboutit pas à une éducation est plus dangereuse yu'ulile à l'ordre social; » el que cc la première chose que le bon sens indiqùe qu'il faudrait faire, c'est de former des éducateurs ». Mais si l'on s'accorde sur l'exercice de ces droits, disons même de ces devoirs, on s'ac- , corde moins aisérnenl sur les moyens de les pratiquer. Soyez moralistes, formez la conscience de nos enfants, écrivait l'un des maitres que préoccupent vivement ces problèmes relatifs à l'éducation, mais n'oubliez jamais que cc l'État, et, par suile, ceux qui parlent en son nom, ne peut être, sans violer la liberlé de conscience, ni spirilualisle, ni matérialiste, ni panthéiste, ni eléis le, ni théiste, ni athée! » Si l'un de .nous encourt l'une ou l'autre de ces épithètes, il ne remplit pl us son devoir et doiL être blâmé; nous sommes des théologiens ou des métaphysiciens, - ce qui ne vaut g·uère mieux, - parlant des
�L ' ENSEIGNEMENT DE LA MORALE
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maîtres dangereux! L'éducaleur idéal est celui qui reste neutre enlre tous ces sytèmes, c'est l'éducateur auvergnat! Cette règle absolu e que quelques-uns voudraient inscrire en tête de nos nouveaux programmes, ils la justifient, il est vrai, à l'aide de deux principes non moins absolus: le premier, c'est qu'en remplissant sa lâche, « le maître ne doit jamais être contraint de parler contre sa conscience »; le second,
« c'est qu'il doit toujours respecter celle de ses
élèves et les opinions de leurs parents ». J'ai tenu à ciler textuellement ces formules afin d'être bien sûr de n'en pas altérer le sens. Voyons quelles en . sont les conséquences au point de vue de l'enseignement, el quC'lle situation Loule spéciale elles créent à l'universitaire. Ce qu'on nous demande, avant tout, c'est de devenir, plus encore que par le passé, des éducateurs, c'est-à-dire, si j'entends bien le mot, des maîtres inspirant à leurs enfants l'amour du bien et du devoir , se dévouant, pour en faire des hommes u Liles et horinêles. Or, comment al teindre ce but en gardant cette sainte neulralilé qu'on nous impose? Admettons, pour un inslant, que le maître, - on en lrouve encore, paraît-il! croie à la liberté, et dise à ses élèves qu'il dépend
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MOnALE ET ÉDUCATION
d'eux de choisir entre le bien et le mal et de pratiquer l'un ou l'aulre; el aussilôt les matérialistes, panthéistes, déterministes, auront le droit de protester : « Vous enseignez à nos enfants, diront-ils, des lhé,ories contraires à nos convictions les plus profondes; vous faites de la métaphysique, peut-être sans le savoir, mais vous en faites, contrairement à nos conventions, et nous nous y opposons.» Ces plaintes seront justifiées, et l'instituteur n'aura qu'à se soumettre ou à se démetlre. Supposons, au contraire, que ce soit le maître qui considère la croyance à la liberté comme une illusion, et tous ses auditeurs comme des automates dont les actes sont fatalement déterminés : quel langage tiendra-t-il dans sa classe, lorsqu'il exposera les principaux devoirs de la morale? Évidemment, il lui faudra une très grande habileté pour ne blesser jamais ni ses convictions, ni celles des parents qu'il représenle. On m'objectera qu'il n'est pas besoin de recourir à la mélaphysique pour établir les grands principes de nolre conduite; je l'admets volontiers; mais ce qui est incontestable, c'est que, de ces principes, qu'on le veuille ou non, découle loute une rnélaphysiquc : donc la neutralité dont on nous parle est irréalisable. Nous pourrions faire
�L'ENSEIGNEMENT DE LA MORALE
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nalUL'cllement les mêmes rernal'ques à propos du devoir, du mérite et de la vertu. Peu t-êlre, cependant, se trouvera-t-il un maître assez habile pour tourner ces difficultés dans les leçons qu'il fait à ses élèves, mais lorsque des questions de toutes sortes lui seront adressées sur ces sujets scabreux, comment pourra-t-il, sans péril, y répondre d'une manière satisfaisante? De plus il a des tex les à expliquer, des fables de La F onlaine, des morcf:\aux choisis de Bossuet, de Racine et de Corneille ... , où les mots d'immortalité, de Dieu, de Providence reviennent à chaque instant. Devra-t-il donc, pour rester fidèle à sa consigne, soit refuser de répondre aux interrogations de ses élèves, soit se borner à leur faire connaître, à propos de l'immortalité, par exemple, les sens différenls qu'on atlache à ce mot? Car remarquons bien que, pour êlre vraiment neutre, il doit exposer avec la même impartialité la définition des spiritwilisles et celle des panthéistes, qui sont loin de se ressembler. En vérité, ce sont là bien des obstacles, et nous nous demandons si le plus sage ne serait pas encore de rayer, une bonne fois pour toules, ces termes embarrassants de notre vocabulaire el de ne plus introduire clans les classes q ne des textes
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MORALE ET ÉDUCATION
expurgés. Si c'est là le procédé recommandé, qu'on nous avertisse et qu'on se hâte de composer des éditions nouvelles. Mais, examinons de plus près les principes sacrés que l'on prétend sauvegarder. « Le premier, nous dit-on, c'est que l'éducateur ne saurait êl re aslrein t à enseigner des choses auxquelles il ne croit pas. » Je ne sais si ceux qui le défendent en voient bien toutes les conséquences; s'ils entendent dire simplement qu'un maître enseigne mal, lorsqu'il n'est pas convaincu, rien de plus juste, sans aucun doute, mais telle n'est pas évidemment leur pensée; elle est plus générale et porte plus haut. Alors nous nous demandons quel enseignement pourra donner un maître qui, par exemple, ne voit dans l'idée de Patrie et dans les sentiments qui l'accompttgnent, qu'un reste de superstition dangereuse · qu'il importe de comballre, ou qui considère la propriété individuelle comme illégitime et comme un obstacle qu'il faut à tout prix supprimer? En raisonnant ainsi on pourrait tout justifier. On voit que, pris au pied de la lettre, le prétendu principe qu'on invoque n'est qu'une grossière erreur. Il est des institutions et des lois sans lesquelles une société ne saurait pros-
�L ' ENSEIGNEMENT DE LA MOfiALE
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pérer et vivre; si un maître ne les accepte point, s'il n'est pas résolu à les faire aimer et à les défendre, il n'a qu'à aller chercher fortune ailleurs. Le second principe « qu'il ne faut jamais rien dire qui puisse blesser les convictions, sinon des élèves, clu moins de leurs parents », est tout aussi insoutenable. En fait, d'abord, la chose est impossible. Il nous sera facile, sans donle, de ne rien avancer qui blesse leurs croyances religieuses, s'ils en ont, mais comment é,·iter de froisser, par exemple, les croyances politiques de tous? Pas un instituteur qui ne représente la République comme le gouvernement légitime du pays : est-il sùr qu'en le faisant, il agrée à tout le monde? En outre, en droit, la chose n'est pas exigible. On ne peut demander au maître de respecter des opinions dangereuses pour la société ou pour la moralité, alors même qu'il les saurait professées par un grand nombre de ceux dont il élève les enfants.
On comprend quel est le danger de ces for~ mules toutes faites dont on abuse, et qui, par-
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MORALE ET ~~DUCATION
fois, en imposent. Nous sommes persuadé que ceux qui s'en servent d'ordinaire y voient moins - de malice, mais il n'en est pas moins vrai qu'elles prêtent à tous les malenlcndus. Cc qu'il y a de plus fâcheux encore, c'est que leurs défenseurs pensent servir la cause de la liber lé d!3 conscience, quand, en réalité, ils lui nuisent; ils croient être libéraux, quand ils ne sont qu'inloléranLs; ce qu'ils ne voient pas, c'est qu'à limiler ainsi la Uiche du mallre, en lui montrant de toutes parts des pièges el des chausse-trapes, on le paralyse ou on l'exaspère. Au lieu d'insister ainsi sur ce qui lui est défendu, qu'on insiste, de préférence, sur cc qui lui est imposé par la lâche même qu'il a acceplée, sur le but qu'il doit poursuivre, et sur les moyens de l'alleindre, sans lracer cependant de règles absolues. Que l'on s'informe moins des diplômes qu'il possède que · de son honQêlclé, de son zèle, de son tact, de sa bonne foi,,,_ S'il réunit ces qualités, soyons sans crainte : son ro uvre sera bonne et féconde j
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TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROP OS •. . . ... . .
V
ClIAPITnE I
La science et la 11101•alc.
~lorali s les e t savants. - Comm e nt la scie nce contribu e a ll triomphe de la vé rité e l a u progrès de la moralité. - Vaines prom esses qu e l' o n a fait es e n so n nom . Limites de so n domain e. - Co mm ent doivent s' unir la scie nce e l la mora le . - Opinio n de ~l. Boutroux ...
CHAPITTIE Il
La mo~·nlc sans liberté.
Le d étermini sm e psychol ogiqu e e t le libérali s me social. - La lib erté es t-ell e nécessa ire pour r endre compte d es id ées moral es et d es se ntim ents qui les acco mpagnent. - Part de vé rité contenu e dan s la th èse des dé L ermini s Les . - Contradic tion s qu e cette th èse r enferme. - Ses dange rs au poinL de vu e de l'éducation.
i6
ClIAPITRE III
La 1uo1•ale sans obligation.
Théori e de Guya u. - Comm ent il expliqu e le se ntim ent de l'ob li gati on , le dé vou ement e l le sac rifi ce.
Tt1 0MAti. -
Mo r. et êd uc .
10
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TABLE DES MATIÈRE~
L'amour du risqu e physiqu e et l'amour du risque mé taphysique . - Supériorité de celle th éorie sur toutes les th éo ries nalu rali s tes an léri eures. - Ses lacun es . . . ... . .. ..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
20
CHAPITRE IV
I.e solidat•isme.
Pie rre Lero ux el sa th éo rie de la solidarité. - De la solid a rité ph ysiqu e, intell ectue ll e el morale. - Th èses de l\IM. Izoul el el Léon Bourgeois . - Justice, charité c l so lidarité. - Val eur du solid arisme au point de vu e de l'éducatio n nationale. - Nouvelle ana lyse de l'id ée de solidari té : Elle implique à la foi s jus tice el charil_ . . ... . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . é
44
CHAPIPRE V
Le pessi m i sme.
Origines du pessimisme e n Fran ce. - Les critiques de la pre mi ère heure. - Ca uses véritables qui en ont favori sé le succès. - Pess imistes cl s lru gglefor lifers.. . ..
66
CHAPITRE VI
La m o1•a le esthétique.
La morale co ntemplative cl les nouveaux fa kii·s. - La moral e esthétique proprern e n L cl ile. - Son rô le cla ns P l'édu ca tion. - Opinion de M. Evc ll in . - Ins ufl1 sa ncc de celle morale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
CHAPITRE Vil
Le dilettantisme.
Ses caractères. Services qu 'il a r end us . - Les so usdilellanles el les so us-Berge ret. - Causes qui ont pré· paré le dilellanlisrne. - Des dangers q't1'i l peul ofîril'. 101
�TABLE DES MATIÈRES
171
CHAPITRE VIII
Le devoir et l'intérêt,
La morale du devoir pur : l'impératif catégo riqu e. Théorie du dés intéresse ment a bsolu. - Ell e es t contradi ctoire et impraticabl e, même pour l'élite. - Pom la foul e ell e es t inintelligibl e et da nge reuse. - Sa val eur a u point de vu e de l'édu ca tion .......... . .... 113
CHAPITRE IX
L'iu,li,•i,lna.lisme.
Ses carac tères : Ses prin cipales manifes tati ons dan s la famill e, dans la société, dans les sciences, les lettres et les arts . - Tendan ces con traires à l'indi vidua lisme : le fonctionn arisme. - Opposition manifes te entre l'indépendance de la pensée et la servitud e de la volonté : causes de ce tte opposition. - Moyen de la faire di sparaître : M. Desj ardin s et les Compag non s du devoir; M. L. Bourgeois et le so lidarism e; M. Demolins et les An glo-Saxons ..... ... ................ . ........ 121
CHAPITRE X
L'enseignement de la. mol'a.le.
Tols toï et les tolstoïsants. - La th éorie du laisse r-faire et les droils de l'enfant. - Cette th éorie es t inapplica ble, illogique et da ngere use . - La neutralité à l'écol e ...... . .... . . . .... . ... . . . .. . . . . ... . . ... . .. . ... 151
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P.-FÉLIX THOMAS
��AVANT-PROPOS.
Commentant le mythe scandinave, si poétique et si profond, Le C1'épuscule des Dieux, Carlyle nous montre comment les anciens dogmes de la religion et de la morale ont peu à peu disparu, mais pour se transformer et renaître sous des formes nouvelles. N'estce pas à une renaissance analogue que nous assistons aujourd'hui? - Autour de « la vieille morale » de plus en plus abandonnée et critiquée, voici, en effet, que smgissent, depuis plusieurs années et de côtés différents, des systèmes nombreux, pleins de ·vie, et surtout inspirés par la science et par l'art. - Ce sont ces systèmes nouveaux ou ...
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AVANT-PHOPOS
rajeunis de nos contemporains que nous examinons ici, préoccupé surtout de bien mettre en relief ce que chacun conlient de neuf et de durable el l'inGuence qu'il peut avoir dans l'éducalion des enfants. Bien que ces pages soient formées d'études délachées qui ont paru déjà dans plusieurs Revues, nous avons cru bon de les réunir; une même pensée, en effet, les anime et les problèmes qu'elles agitent nous intéressent plus que jamais.
P.-F.
THOMAS,
�MORALE ET ÉDUCATION
CHAPITRE I
La science et la morale 1 •
Parlant du perpétuel antagonisme de la religion et de la science, Herbert Spencer compare leurs défenseurs, - nous devrions dire leurs fanatiques, - à ces chevaliers de la Fable qui
L Cf. Renan : L'avenfr de la science, 1890; Discoui·s de réception ù l'Académie frnn çaise, ·1819. - Berthelot : La science éducafrice (Revue des Deux Mondes, 15 mars 18\H); La Science et la Morale (Revue de Paris, 1" février '1895); Discou1's pi·ononcè à la séance solennelle de l'Union de la jeunesse i·épublicaine. - Brunetière : Éducation et insfruction (Revue des Deux Mondes, ·15 février 1895). - Ch. Richet : La science al-elle fait banqueroute? (12 janvier -1895, Revue Rose). A. Hatzfeld : (Revue politique et litléraire, 1.1 avril 1.891; Les Débats, 1.8 février 1891). - Fouillée : L'enseignement au point de vue national (ch. 11, Hache tte); Les jeunes ci·iminels: (Revue des Deux Mondes, 15 janvier '1891). - A. J. Balfour : Les bases de la ci·oyance. - Henri Berr : Vie et science, et La synthèse des connaissances et l'histoù·e.
THOMAS, -
Mor. et éduc.
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MORALE ET ÉDUCATIOi\"
combattaient pour la couleur d'un bouclier dont cl1acun ne voyait qu'une face et qui n'avaient ni la curiosité, ni la sagesse, pour se renseigner d'abord, avant de prendre les armes, de passer un instant clans le camp ennemi 1 • - Ne pourrions-nous en dire autant, aujourd'hui, des moralisles et des savants dont les bruyantes querelles ont égayé, non sans raison, les dilettantes moqueurs, empressés à marquer les coups? Ne semble-t-il pas, en effet, en entendant quelquesuns d'entre eux, que la science seule, ou la morale seule, aient jusqu'ici contribué au progrès et à l'amélioration de l'humanité? - De part et d'autre, même formule : « Hors de nos rangs, point de salut > de part e t d'autre, par >;
1. H. Spe ncer : Les pi·emiers principes (tra d. fran ç., Paris, F. Alcan ). 2. Il es t juste de r eco nnaitre qu e les sava n ts, s ur cc point, l'ont emporté <le beaucoup sur leur · adversaires; qu e l'o n e n juge plu tô t pa r ces lignes d e l' un d'eux : " Ceux qui restent au d ehors à nous r egarcl e1· faire, spirit ualistes, bour,qeois décadents, mystiques, e t autres es thètes fln d e siècle, incupables par héréd ité ou par édu ca tion d e comprendre Je nouvel é tal d e choses qui s'é tablit e l d'en déduire les co nséqu e nces ; ceux qu e leurs intér ê ts de caste raLlachc nt à d es périodes an térieures ri e l'humanité, tous les arriérés el les dégén érés peuvent blas phéme r contre la science et ni e1· Je progrès : la sélection naturell e e l la mar ée montante du socialis me, a uront tôt fa it de nous d ébarrasser d e ces vestiges du passé, el d'assainil· le so l où doivent évolu e r les nouve ll es form es de l'u,·enir ! »
�LA SCIENCE ET LA MORALE
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conséquent, même intolérance et même illusion. - Nous voudrions donc, pour un instant, conduire les adversaires clans le camp de leur ennemi, comme le demandait Spencer, et leur montrer que si, d'un côté, les couleurs de leurs boucliers diffèrent, de l'autre ces boucliers se ressemblent et portent la même devise.
Quand nous pénétrons clans le camp de la science, ce qui nous frappe bien vite c'est que ses procédés d'investigation, les résultats qu'eUe ohtient, les qualités d'esprit qu'elle développe, peuvent servir à l'accroissement de la moralité non moins qu'au triomphe de la vérité, et que, sans elle, il est impossible de rien édifier qui soit durable. - Qui ne s'est jamais plié à sa discipline sévère, et n'a pratiqué, au moins quelque temps, ses méthodes lenles, sûres, rigoureuses, ne connaîtra jamais le prix du vrai savoir, ni cet amour profond, auxiliaire de l'amour du bien, qu'il inspire à tous ceux qui l'ont conquis de haute lutte. De même, celui qui ne s'est point i. itié à ses travaux chaque jour plus féconds, n
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MORALE ET ÉDUCATION
ne saurait se faire de son devoir et de son rôle dans le monde qu'une idée vague et confuse. Comment, en effet, découvrir ce-que nous devons êlre, si nous ne savons, d'abord, ce que nous sommes? L'idéal de l'homme ne peut être que l'homme idéalisé, et cet idéal, seule la connaissance précise de l'homme réel nous permet de le dégager. En second lieu, comme nous ne vivons point isolés et que des liens étroils nous rattachent à tout ce qui nous entoure, ces liens, nul de nous ne les doit ignorer s'il veut pouvoir se tracer une règle sùre de conduite. Pour celui qui a bien compris, par exemple, la grande loi de la solidarité que la science a mise en lumière, qui a pu se convaincre, grâce à ses leçons, de cette vérité trop long-temps méconnue : que l'homme pris en lui-même, el abstraction faite de tout ce qu'il doit à la société, n'est que bien peu de chose; que la meilleure partie des qualités dont nous sommes fiers nous vient de nos ancêtres et des milieux où nous avons grandi; que, seuls, nous n'aurions pu rien inventer de ce qui embellit la vie et contribue à la rendre digne d'être vécue; combien, pour celui-là, Je devoir <l'aider ses semblables paraîtra plus impérieux;
�LA SCIENCE ET LA MORALE
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l'individualisme à outrance, plus antisocial; l'égoïsme qui l'accompagne toujours, plus puéril et plus dangereux! - Donc, au point de vue individuel et au point de vue social qui, d'ailleurs, sont inséparables, la science a une valeur moralisatrice indéniable. La sèiencc est encore moralisatrice, car elle combat les deux plus grandes causes de nos discordes et de nos haines : lïgnorance et la misère. En éclairant les hom,mes et en substituant à l'antique et puérile conception de l'univers, une conception plus sage et plus vraie, elle a fait s'évanouir les fables grossières et les superstitions barbares qui, parfois, affolaient l'esprit jusqu'à le pousser au crime; en facilitant, grâce à ses découverlcs merveilleuses, les relations des cités et des peuples, en fournissant aux ouvriers et aux penseurs les moyens de se mieux étudier et de se mieux connaître, elle a mis en fuite une foule de préjugés, - préjugés de races, préjugés de religions, · préjugés de nationalités 1 , - qui armaient les uns contre les autres ceux qui avaient le plus d'intérêt à se
L Depuis que ces pages sont écrites, les évén ements semblent prouve r que nos afflrmation s étaient un peu prématurées.
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MORALE ET JtOUCATlON
tendre la main; - enfin, en accroissant le bienêlre de Lous, elle doit logiquement, dans l'avenir, rendre de moins en mo1ns brutales les revendications des mécontents. Ajoutons que la poursuite de la science ne peul pas ne pas développer chez ceux qui s'y livrent ardemment, sincèrement, les qualités morales 1es plus précieuses. « La vérité, écrit M. Berthelot, s'impose avec la force inéluctable d'une nécessité objective, indépendante de nos désirs et de notre volonlé. Or, rien n'est plus propre que celle constatation à donner à l'esprit celte modestie, ce sérieitx, cette fermeté, celle clarlé de convictions qui le rendent supérieur aux sug·gestions de la vanité ou de l'intérêt personnel et qui sont liés étrnilement avec la conception du devoir. » cc Ce que la science inspire, dit-il ailleurs, c'est la modestie, la tempérance, le respect des opinions d'autrui, c'est-à-dire la tolé?Ytnce. La science n'a jamais élevé de bôcher pour anéantir ses adversaires 1 • » Aussi, en lisant tous les réquisitoires, qui, ces dernières années, ont élé élaborés contre la
1. Nu l n'a mieux mis en r elief ces c fîcLs d e la sci ence sur l'e priL, que Renan dans l es dc11x ouvrages que nous avons c i lés.
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science, tour à tour accusée d'impuissance et d'immoralité, nous semble-t-il entendre le rire mordanL et railleur de Méphistophélès, lorsqu'il a quitté Faust et pense que ses conseils bientôt seront suivis: « Va, lui dit-il, va, méprise la science; laisse-toi confiirmer dans les œuvres d'illusion et de mag-ie par l'esprit de mensonge, el je te possède absolument 1 • » C'est pourquoi nous ne saurions mieux conclure que par ces paroles du savant que nous cilions tout à l'heure : << Le vrai et le bien, la science et la morale sont donc liées d'une manière invincible, el leur liaison doit être envisagée par l'intelligence comme par le cœur, en elle-même et dans toute sa pureté. » - Il ne reste plus qu'à se demander de quelle nature est celte liaison, et comment il convient de la concevoir.
S'il faut en croire quelques savants contemporains, cetle liaison ne serait autre que celle
l. Il serait peul-être injuste de prête r il Lous ceux qui o nl mené la campagne que nous comballons ici des pe nsée,; a ussi noires. Nous croyons plutôt qu e beau coup d'entre eux accusaient moin s la science que les savants d'avoir failli il
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MORALE ET ÉDUCATlON
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qui existe entre la théorie et la pratique, le principe et ses applications : la loi de notre activité libre se tirerait logiquement des lois mêmes que la science a jusqu'ici mises en lumière. « Toutes les conquêtes de la science, écrit M. Richet, font corps avec notre civilisation actueJle, tant et si bien qu'elles constituent toute notre nio1·ale. » - « C'est la science seule, dit, dans le même sens, M. Berthelot, qui a transformé les conditions matérielles et morales de la vie des peuples .... La morale des honnêtes gens, celle qui proclame le devoir, la vertu, le sacrifice, le dévouement au bien et à la patrie, l'amour de's hommes, la solidarité, ... répond, comme autrefois, à l'état des connaissances, c'est-à-dire de la science inégalement avancée, suivant les temps, les lieux et les personnes. » Nous craignons qu'en attribuant à la science un rôle aussi étendu, les savants ne soient dupes d'une illusion semblable à celle qu'ils reprochent aux simples moralistes. Est-il vrai, comme ils le soutiennent, qu'eux seuls aient dégagé la formule de plus en plus précise du devoir, et
Je urs promesses. lis sont trop de leur siècle, e n effet, pour ig norer quels bienfaits nous a prodigués la science, mais que de choses on nous a fait espérer en son nom que l'on ne nous a point données el que l'o n ne nous do nn era jamais !
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que leurs découvertes seules aient contribué au progrès moral des hommes. Il faudrait, pour le prétendre, ig·norer quel est l'objet propre de la science et qu'elle en est la véritable portée. La science, - et nous nous en rapportons ici au jugement de ses représentants les plus autorisés, - la science n'a et ne peut avoir pour objet que les vérités susceptibles d'être vé1·i(iées et démontrées. Par conséquent, le plus et le moins, l'utile et le nuisible, tout ce qui peul être envisagé à un point de vue purement quantitatif rentre dans son domaine; - au contraire, tout cc qui vaut non par la quantité, mais par la qualité, lout ce qui, par essence, échappe à la mesure, en un mot : le bon, le meilleur, le juste, le convenable, l'obligatoire, lui restent absolument étrangers, comme lui restent étrangers le beau, le gracieux el le sublime. Or, ces notions qu'elle écarte sont précisément celles sur lesquelles Loule morale est fondée. On objecte, il est vrai, parfois, que « les idées du bien et du mal et le sentiment ine{fo.çable clu devoir, c'est-à-dire l'impératif catégorique dont parle Kant, n se trouvent au fond de la conscience el, par suite, sont des faits qui s'imposent à nous avec une clarté parfaite, au
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même tilre que tous les autres. Mais on oublie de remarquer combien sont opposés les caractères qu'ils présentenl. Les insomnies me fatigue.n t: c'est là un fait 1 ; je me sens tenu d'être loyal et sincère, c'en est un autre. Seulement le premier m'apparaît comme nécessaire et n'engageant en rien ma responsabili lé; le second m'apparait comme un ordre qui me dicte la conduite que je dois tenir. En oulre, les raisons que nous pouvons invoquer pour en rendre <.\ompte sont d'ordre lout à fait différent : dans un cas, elles sont d'ordre purement empirique et logique : elles se tirent de la considération même de l'organisme et des lois de son fonctionnement rég ulier; dans l'autre, elles se tirent {!'idées et de conceptions supérieures aux fails eux-mêmes puisqu'elles permettent de les juger. Les savants qui admettent l'impératif catégorique comme un fait dont on ne doit ni contester !"existence, ni discuter la valeur, devaient
1. On attribue souvent a ux faits un e importance excessiv e <) Lc'es l contre ce défaut que Claude Bernard nous rne l judi<)ieu,;eme nt en garde : " Si l'expérirn enla teur do it so umettre - es id ées a u criteriu m des fails, dil-il, on ne saurait aclmellre s .qu'il y soumelle sa r aiso n, car, a lors, il é tei ndrait le fl am beau - so n seul e riterium intérieur et il tomberail n écessairede ment da ns le domaine de l'occulte e t du merveilleux. »
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admettre également comme corollaire la loi de l'abnégation, du sacrifice et du dévouement 1 • Seulement la science n e doit pas se borner à constater des faits, elle doit chercher à en rendre compte. Pourquoi faut-il chercher à se sacrifier ? Pourquoi est-il bon de se- dévo uer ? quelles raisons légitiment cet ordre de la conscience? Celles que donne la science proprement dite sont manifestement insuffisantes 2 • Enfin, il est certains problèmes que tout homme invinciblement se pose et dont la solution peut avoir sur la conduite une extraordinaire influence : ainsi nous sentons que la vie est chose grave entre toutes et la scien ce nous laisse ig norer quelle est sa vraie nature; nous sentons qu'elle exige un effort viril et constant,
'1. • L'homme actuellement ne va pas au delà de celte simple eo ns lalalion qu'i l faut faire so n devoir el que son devoir es l clair; qu'il fa ut être juste et bon , que l'abnéga tion est encore le m eil leur moyen d'ê tre heureux; qu'elle est, en tou t cas, un impératif catégorique q ui s'impose et a uqu el nul n'a le droit de se soustraire. C'est à la fonnation de cette momie qu'ont abouti les savants. Donc, la science n'a pas failli à sa mission " (Ch. Richet, op . c'ic. ). Nous croyons qu'ici e ncore on fail honn eur à la science de résullals dont elle n'est qu'en partie la cause; à moins que l'on ne don ne le nom de science à des élud es qui jusqu'ici en avaient été co nsidérées co mme très di sti nctes. 2. Cf. les éludes s uivantes sur la ltforale sans obligation et sur le S0lida1·isme.
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et la science n'ose se prononcer sur l'existence de la liberté. Or, comment nous intéresser aux luttes que la vie impose, si nous ne savons pas quelles raisons la rendent digne de nos efforts, quelles limites sont fixées à notre volonté? Combien différente, en effet, sera notre conduite, suivant que nous aurons donné pour but à notre activité le plaisir, l'intérêt ou le devoir; ~uivant que la volonté nous apparaîtra comme une force libre, s'appartenant à elle-même, pouvant se donner la loi de son développement et revendiquer bien haut la responsabilité de ses actes, ou comme une force aveugle, enchaînée à tel point dans les mailles de la fatalité qu'elle ne puisse jamais ni les distendre ni les rompre! Ce même besoin qui nous pousse à rechercher quelle est notre nature nous pousse également à rechercher quelle est notre destinée : problème qui, au témoignage de Pascal, « nous importe si fort et nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu le sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qu'il en est ». Comment vivre, enfin, au milieu des énergies qui nous entourent et dont l'influenc~ manifeste ou cachée nous enveloppe, sans chercher à con naître vers quelle fin suprême l'Univers évolue,
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sans se }Jréoccuper du sens mystérieux des lois qui le dirigent et semblent assurer le triomphe des plus forts, quand le cœur et la raison nous crient, à nous, de travailler au triomphe des meilleurs? - Il existe donc bien deux classes de ~ faits irréductibles et toute une série de problèmes que l'esprit ne peut pas ne pas se poser et auxquels la science seule est impuissante à répondre.
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Ainsi, entre la science et la morale il n'y a pas, et il ne saurait y avoir l'antagonisme que si souvent on signale; cet antagonisme n'existe qu'entre les moralistes et les savants, par conséquent toute réaction contre l'une ou contre l'autre ne peut être qu'une réaction contre la raison. Lorsque la science veut enchaîner l'ei,prit dans son domaine et fermer, à ses frontières, toute perspective sur l'au-delà, elle outrepasse ses droits et méconnaît les besoins impérieux et les légitimes exigences dè la pensée humaine. No peul-il y avoir d'autres raisons de croire que des raisons d'ordre purement scientifique, et ne
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savons-nous pas, comme le remarque Pascal, « que le cœur a, lui aussi, ses raiwns que la raison ne connaît pas »? Que l'on refuse d'accorder à ces croyances le même crédit qu'aux propositions démontrées par la science, rien de plus rationnel; mais il n'en est plus de même quand on leur conteste loule valeur et tout titre au respect. La science outrepasse également ses droits et ses pouvoirs quand elle cherche à régenter la yie: « La science, remarque M. Boutrnux 1, appliquée à l'homme, ne peut m'interdire de me croire quelqu'un et d'agir comme tel... Elle ne peut rien me prescrire, pas même de cultiver la science; mais nous sommes libres de choisir un principe d'action en dehors d'elle. Notre seule obligation à son égard ést de prendre garde que la règle que nous · traçons ne soit en contradiction avec ses conditions fondamentales et ses résultats acquis. » En revanche, les moralisles se montreraient non moins illogiques s'ils ne se mettaient d'abord à l'école de la science et s'ils refusaient son concours, car ceHe-ci, comme nous l'avons montré déj~, non seulement permet à l"homme de se faire
!. Boutroux : Questions de morale, p. 48.
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du devoir une idée de plus en plus nelle, de l'idéal une conception de plus en plus haute; elle met encore à sa disposition les forces utiles pour l'atteindre, et, par suite, « les instruments de la moralité ». Nous voudrions prouver maintenant, en nous appuyant sur l'histoire, que toutes les tentatives qui ont été faites à notre époque pour fonder une morale soit sur la science seule, soit en dehors de Loule science, n'ont pu jus.qu'ici nous fournir une formule satisfaisante du devoir et une règle sûre de conduite.
�CHAPITRE lI
La morale sans liberté.
Quand fut conçu et exécuté par l'un de nos arlisles célèbres l'œuvre grandiose << La liberté éclairant le monde », la plupart des écrivains étrangers s'accordèrent à reconnaître que nulle allégorie ne caractérisait mieux le génie français, et n'indiquait plus clairement le but de ses e!Torts. En effet, si la liberlé esl, moins qu'autrefois, peut-être, chantée par nos poètes, c'est encore parmi nous, quoi qu'en disent les impatients et les désabusés, qu'elle trouve ses défenseurs les plus fervents, et il suffit, pour s'en convaincre, de songer aux échos qu'infailliblement réveillent tous ceux qui parlent en son nom. N'est-ce pas, d'ailleurs, pour assurer son
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triomphe que se livrent, de tous côtés, tant de batailles retentissantes, et que nous revendiquons si hautement nos droits? Droit de nous réunir en vue de nos plaisirs ou de nos intérêts; droit de croire ce qui nous paraît vrai , et d'agir conformément à ces croyances; droit de lutter même, à ciel ouvert, pour les idées qui nous sont chères! Or, parmi les orateurs et les sarnnts qui, au nom de la justice et de la morale,. poussent avec le plus d'ardeur et de conviction le peuple à la conquête de la liberté de conscience, de la liberté de réunion et de la liberté de la presse, il s'en trouve un assez grand nombre qui, avec non moins de conviction et d'ardeur, s'efforcent de nous prouver que la première de toutes les libertés, la liberté morale, n'est qu'une vaine illusion. Croire qu'il dépend de nous de choisir entre deux partis, sans y êlre contraints; de rendre prépondérante par notre seul vouloir, une raison d'agir; en un mot, d'orienter notre vie et de travailler nous-mêmes à notre amélioration, ce serait, paraît-il, montrer que l'on ignore et les exigences de la raison et les lois de la science . L'homme n'est, en définitive, qu'un « automate conscient ». Ainsi., tandis que, d'une part, on invoque en
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faveur de l'homme son titre d'être moral pour lui obten1r, de la société, les libertés les plus larges , de l'autre , on le représente comme asservi aux lois de la nature et n'agissant, comme toutes les autres forces, que sous leur impulsion fatale. Comment concilier entre eux ce déterminisme psychologique et ce libéralisme social? Comment surtout expliquer le rôle moralisateur que nous attribuons à l'éducation, et la responsabilité que les lois civiles semblent nous reconnaître? •• S'il faut en croire quelques-uns des écrivains dont nous résumons 1ci la doctrine, nulle explication ne serait plus facile. N'est-il pas évident, nous disent-ils d'abord, que si, théoriquement, . nous croyons encore au libre arbitre, pratiquement nous agissons, dans nos relations avec nos semblables, comme si nous avions foi dans le déterminisme de leurs actions. C'est précisément parce qu'ils ont confiance dans l'influence prépondérante de certains motifs et. de certains mobiles, que Lous, éducateurs, moralistes, hommes politiques, poursuivent ardemment leur
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lâche, convaincus que les forces qu'ils meLtent eu jeu, finiront par l'emporter. Et l'expérience nous prouve, dans un grand nombre de cas, que leurs espérances étaient justifiées. Admeltez maintenant que cette confiance vienne à disparaître et que nos éducateurs supposent dans les enfants et dans les hommes dont ils ont la direction un pouvoir de se soustraire aux influences du dehors, d'annihiler la force des motifs qui leur sont suggérés, en un mot, de se conduire à leu_ guise, et de ne r elever que r d'eux-mêmes dans leurs déterminations : tous seront découragés d'avance, et nul n'osera plus tenter l'œuvre moralisatrice qu'actuellement il s'impose. C'est, en outre, une erreur de àoire qu'on ne puisse faire l'éducation de la volonté sans entretenir en elle l'illusion de la liberté. Pour la discipliner et la moraliser, il suffit de la guider avec prudence et sagesse, en l'inclinant le plus tôt possible vers le bien, en la stimulant lorsqu'elle entre en lulle, en la soutenant lorsqu'elle faiblit, en suggérant, au moment opportun, les idées et les sentiments propres à l'afferinir. Eloges, punitions, menaces, défis, appels à l'amour-propre et au point d'honneur, conseils discrets, exemples :
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aulant de moyens de la plier peu à peu dans le sens où nous désirons qu'elle agisse. Ce n'est pas tout, notre influence doil s'exercer non seulement sur ceux qui nous entourent, mais encore sur les générations à venir; c'est pourquoi nous devons songer à « assainir l'hérédité par le choix des alliances » el i:t créer, pour ceux qui nous remplaceront un jour, une atmosphère saine et un milieu où la pratique du devoir leur soit de plus en plus facile, c'esl-à-dire de plus en plus imposée. Notre tâche deviendra alors vraiment féconde, d'autant plus féconde même que la volonté des autres sera mieux asservie aux motifs ·d'aclion que nous lui aurons donnés : « L 'éducation individuelle et collective prend ainsi les procéùés, la rigueur et la puissance <l'une opération scientifique 1 • »
1. Pl usieu ,·s d é le l'minisles, r e pren. nl une Lhèse déjà ana cien ne, soulienne nl encore que l'ill usion d e la liberlé esl la principa le cause de nos hai nes : " Nos pe nsées el nos volontés, disait Helvé tius, so nt d es s uites nécessaires d es im pression s que nous avons r eç ues ... Les hommes so nt don c ce qu' ils doivent être: toute haine cont,·e eux est ·i njuste; un sol 71ol'le des sottises, comme un sauvageon des fru its ame1'S. L'indulgence sera louj ours l'effot de la lumièr e lorsq ue les pas, sions n'en intercepleronl pas l'actio n ... (De l'espi·il, I, 1 ; 11 , x). - " Une m ême cause, dit Spinoza, doit nous faire éprouver pour un êlre que nous croyons libre plus d'amour ou plus de hai ne qu e pou r un ê tre nécessité. Si no us nous imagin ons l'être qui est la cause de l' im pression reçue comme néces-
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Que reste-t-il maintenant de la responsabilité dans une telle doctrine? Si la volonté n'est plus qu'un ressort mis au service de forces étrangères et incapable par lui-même du moindre mouvement spontané, peut-on lui reprocher les actes qu'elle accomplit, si ces actes sont mauvais, l'en féliciter si ces actes sont bons? Les sanctions des lois civiles, peines ou récompenses, conservent-elles encore une signification morale, et nous est-il possible de concilier l'opinion que l'on s'en fait avec l'automatisme? Si cette conciliation, nous répond.ent les déter ministes, est impossible, c'est que notre opinion su r la responsabilité humaine n'est faite que de préjugés. En réalité, voici comment nous devons la concevoir : la société est un organisme analogue aux autres organismes vivants, c'est-à-dire soumis à des conditions d'existence absolument
sité, alors nou s croiron s qu'il n'en est pas loul seul la cause, mais avec lui beaucoup d'autres, el co nséqu emm ent nous épro uveron s pour lui moins de hain(! ou d'amow·. • (Ethique, Ill, p. t,9). - Ne serait-il pas so uverainement illogique, en efTct, de nous irrite r contre nos semblables s'ils ne sont pas responsables du mal qu'ils nous font? - Mai s la réciproque s'impose : sera it-il plus logique de le ur êlre reconnaissant du bien qu'ils nous procurent? - L'amour comme la haine est don c une illus ion dont il faul se défaire. - Nous doutons que sur d e tels principes - seraient-il s défendus par la dialectique puissante d'u n Spinoza, - on puisse édifier un e morale vraime nt humaine.
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déterminées, bien qu'imparfaitement connues, conditions dont il ne saurait s'affranchir sans dang·er. Or, quand un acte se produit qui lui est nuisible, il est dans l'ordre logique et naturel des choses qu'il soit puni. Responsabilité est donc synonyme de châ.liment, et le châ.timent est la conséquence inéluctable de certaines actions. Dès lors, quand la société frappe un de ses membres, elle ne fait que se défendre : elle sauvegarde le tout menacé par une de ses parties. Sa sévérité est à la fois prudence et sagesse, disons même nécessité, car le châtiment, en remédiant au mal dont elle souffre, prévient le mal à venir, et il le prévient en imposant à ceux dont les tendances sont nuisibles, une crainte salutaii·e. Comme on le voit, admettre le déterminisme, ce n'est point compromettre l'existence de la société; c'est, au contraire, en rendre plus intelligible le mécanisme; ce n'est pas davantage supprimer la responsabilité et la moralité, c'est simplement s'en faire une idée plus scientifique et plus exacte, en se débarrassant des préjugés surannés.
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Il y aurait plus que de la mauvaise gTâce, de l'inj us lice, - à méconnaître les inappréciables services que le déterminisme nous a rendus. En mettant en relief les nombreuses causes qui influent sur la volonté, souvent à notre insu; en faisant ressortir, mieux qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, les liens étroits qui unissent nos déterminations à nos tendances héréditaires et aux habitudes contractées fatalement dans les milieux où nous vivons, ils nous ont permis d'apprécier plus équitablement notre conduite et celle de nos semLlables. Il y a, en effet, danger réel à exagérer la liberté des hommes, car on exagère par là-même leur culpabilité, si leurs actes nous sont nuisibles. Telle est la part de vérité qu'il fallait mettre en lumière; mais cette réserve faite, voyons maintenant sur quels sophismes plus ou moins déguisés celle morale déterministe nécessairement repose. Nous remarquerons, en premier lieu, que les déterministes raisonnent comme si leurs adversaires accordaient toujours à l'homme une liberté
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illimitée; comme si le choix à faire entre le bien et le mal était également facile à tous et à chacun de nous, dans toutes les circonstances. Mais à part, peut-être, quelques anciens défenseurs de la liberté d'indifférence, quels sont donc les philosophes et les moralistes qui ont vraiment soutenu une opinion semblable? Ce que la plupart d'entre eux, au contraire, ont admis et admettent encore, c'est que la liberté varie suivant les individus; c'est qu'elle est moins un don de la nature qu'une conquête de nos efforts; c'est que chacun de nous est et devient libre, dans la mesure où il le mérite. Telle est, en quelque sorte, la doctrine traditionnelle de tous ceux qui croient en la liberté morale, doctrine qui ne ressemble en rien, comme l'on peut s'en assurer, à la caricature qu'on nous en trace 1 • Admettre que nous sommes libres, ce n'est donc pas nier l'in1. Ce mèm e r eproche, nous le relrou vons, à notre grande surprise, clans l'intér essant ouvrage de M. Payol sur l'Éducalion de la volonté (ch. rn, 2). La Lh èse qu'il combat nous est r eprésentée comme la thèse universell ement défendu e par Lous ceux qui admette nt la liberté; c'est pourquoi, sans cloute, il ne nous cite aucun nom. - C'es t là une lacune fùch euse, car les co nclusions auxquelles M. Payot aboutit, à savoir que « la liberlé morale, comme la liberté politique, comm e lou t ce qui a quelque valeur en ce mond e, doit être co nquise de ha ute lutte et sans cesse défendue, » sont les conclusions mêmes de nos principaux mailres fran çais . -
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fluence dc.s motifs sur nos actions, c'est simplement reconnaître que nous sommes, suivant l'expression de Leibnitz, « inclinés » et non nécessités par eux. Dans ces conditions, la confiance que nous avons en nos efforts, lorsque nous cherchons à ramener au bien nos semblables, est tout à fait légitime, puisque ces efforts influent sur leur volonté; mais elle peut toujours être déçue, car rien ne saurait les contraindre, puisqu'ils sont libres. Examinons, d'ailleurs, si le système d'éducation que les déterministes nous proposent, n'implique pas, comme tous les autres, cette liberté morale qu'ils viennent de condamner; nul doute, nous l'avons vu, qu'ils n'établissent entre le bien et le mal, ou, plus exactement, entre les actes qu'il faut accomplir et les actes qu'il faut éviter, une distinction profonde; or, quand ils déclarent qu'il faut inspirer l'amour des uns et la haine des autres; quand ils s'appliquent eux-mêmes à convaincre ceux qui les écoutent, se considèrent-ils comme de simples automates ou comme des êtres libres? Ne voient-ils dans les paroles qu'ils
Qu'il nou s sufnse de eiler celle formule par laquelle M. Jan e t résumait autrefois ses travaux s ur la liberté : " N'oublions j ama is que nou s ne sommes libres q11 e clans la mesure où n ous le m ériton s ...
TH O ~IA S. -
)lor. et éduc .
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prononcent et dans les conseils qu'ils prodiguent, que la résultante d'un mécanisme rigoureux, comme dans le bruit de l'horloge qui nous indique l'heure, ou dans les mouvements de la girouette qui nous renseigne sur la direction du vent? Une telle interprétation leur paraîtrait probablement injurieuse, mais alors ils ne s'aperçoivent pas qu'ils font de l'humanité deux parts: ils placent d'un côté l'élite, c'est-à-dire les meilleurs, ceux qui pensent, ceux qui choisissent, ceux qui dirigent; de l'autre, la foule, c'est-àdire le plus grand nombre, c'est-à-dire tous ceux qui ne pensent pas par eux-mêmes, qui ne sauraient faire un choix valable, qui ne doivent pas se diriger, mais être dirigés; Lous ceux, en un mot, qu'il faut façonner et dresser, comme l'éleveur dresse et façonne les animaux confiés à sa garde. Avouée ou non, telle est la pensée maitresse que nous retrouvons toujours au fond des théories déterministes. Que deviennent alors leurs belles revendications en faveur des libertés civiles et politiques? Les explications qu'on nous fournit des diITérenles sanctions pénales, nous paraissent plus inintelligibl~s encore. En effet, si les récompenses et les châtiments sonL de simples moyens
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de défense, d'amendement ou d'intimidation, la plupart - l'histoire est là pour le prouver sont inutiles, injustes, ou barbares. C'est que, dans une telle hypothèse, les mots de mérite et de démérite n'ont plus de sens : il n'y a plus d'hommes vertueux et vicieux, honnêtes et malhçmnêtes, il n'y a plus, à rigoureusement parler, que des hommes utiles ou nuisibles, des organismes sains et des organismes malades. Aussi combien ils sont plus logiques les déterministes qui, renonçant à concilier des choses inconciliables, n'hésitent pas, après a voir nié la liberté morale, à nier également et la moralité et la responsabilité, et à condamner en bloc tout notre système pénal. Plus de tribunaux, el surtout plus de prisons et de bagnes, puisqu'il n'y a plus de criminels, mais des écoles et des hôpitaux! Plus de peines infamantes, rien que des douches hygiéniques!
Transportées du domaine de la théorie · dans celui de la pratique, de semblables doctrines auraient sur nous et sur nos enfants la plus funeste influence. Ce qu'il importe au contraire
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d'inspirer à ceux que nous dirigeons, c'est la confiance en eux-mêmes, c'est la conviction profonde, inébranlable, qu'ils peuvent librement travailler à leur propre perfectionnement, et qu'ils seront un jour cc qu'ils se seront faits. Dans la luLte pour la vie qui s'impose à nous tous, se considérer comme impuissant et capLif des forces éLrangères, c'est être vaincu d'avance; avoir foi dans son énergie, c'est p1·esque être assuré de réussir. Les philosophes dont nous combattons la doctrine le reconnaissent d'ailleurs eux-mêmes lorsqu'ils nous disent : « Agis comme si lu élais libre, afin de le devenir! ,> Mais cc conseil qui, dans leur hypothèse où Lout esl déterminé, ne peut êlrc qu'une raillerie, prend dans la nôtre une im porlance capitale; il nous invite, en effet, à faire effort, pour conserver la maîtrise de nous-mêmes, pour nous aITranchir de la passion, en nous pliant de plus en plus aux ordres du devoir, ce qui est, en définiti vc, devenir de plus en plus libre. Celle liberté conquise, nous pourrons alors, sans contradiction, chercher à conquérir les autres; nous serons, au sens propre du mot, des êtres moraux, responsables de nos aclions, et dont la société devra respecter les droits.
�CHAPITRE III
La morale sans oblig·ation.
De toutes les tentalives qui ont été faites pour fonder la morale sur l'expérience et dégager de la simple analyse des phénomènes la loi de notre activilé, il n'en est pas de plus ingénieuse, de plus séduisante même que celle de M. Guyau, l'un des philosophes les plus originaux et les plus féconds, peul-être, de notre siècle. Dans son beau livre sur la .M omie sans obligation ni sanction, on ne sait, en effet, ce qu'on doit admirer le plus de la sincérité et de la puissance
l.. E$quissc d'une morale sans obligation n i san ct ion, par Guyau (Paris, F. Al can). La moi-ale, t'al'i et ta i·etigion selon Guyau, par Fouil lée (Paris, F. Al can); cf. égal ement : Classifica tion des id ées momies du temps présent , par M. Darlu (Revue Bleue du 11 mars 1899) , et, clans la même Revue, la r épo nse de M. Fouillée à cet artic le ('l'' avril 1899).
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du penseur, ou du talent charmeur de l'écrivain. Aussi son action a-t-elle été considérable sur les philosophes et les éducateurs de nos jours, qui tous, heureusement, s'en inspirent, alors même qu'ils en comballent le plus énergiquement les idées.
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Toute l'argumenlation de M. Guyau part de « ce fait essenliel el constitutif de notre nature, que nous sommes des êtres vivanls, senlanls et pensants » : c'est donc à la vie considérée sous sa forme à la fois physique el morale qu'il demande le principe de nolre conduite, rejetant tous les élémenls a priori que d'ordinaire on invoque. Or, ce qui caraclérise la vie, c'est qu'elle tend à se développer sans cesse, cl, à mesure qu'elle prend plus nettement conscience d'elle-même, à devenir plus inlense, plus féconde el plus libre : « Il faut qu'elle se répande pour autrui, en autrui, el au besoin se donne. » « Au point <le vue physique, c·est un besoin individuel que d'engendrer un autre individu, si bien que cet autre devient comme une condition de rwus-mêrne. La vie, comme le feu, ne se con-
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serve qu'en se communiquant. Cela tient à la loi fondamentale que la biologie nous fait connaître: la vie n'est pas seulement nut1·ition, elle est production et fécondité. Vivre, c'est dépense?' aussi bien qu'acquérir. » Au point de vue mental la fécondité de la vie est plus apparente encore : « L'intelligence est faite pour rayonner, et il est aussi impossible de l'enfermer en soi que la flamme. Ce n'est donc pas sans raison qu'on a comparé les œuvres du penseur à ses enfants. Une force intérieure contraint l'artiste à se projeter au dehors, à nous donner ses entrailles comme le pélican de Musset. » - « Même force d'expansion dans la sensibilité: il faut que nous partagions notre joie, il faut que nous partagions notre douleur. Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes; nous avons plus de larmes·qu'il n'en faut pour nos propres souffrances, plus de joie en réserve que n'en justifie notre propre bonheur. Il faut aller vers autrui, se multiplier soi-même par la communion des pensées et des sentiments. » - Enfin, on a besoin de vouloi1' et de travailler; d'imprimer la forme de son aclivilé sur le monde, d'aider autrui, « de donner son coup d'épaule au coche qui entraîne péniblement l'humanité ,,.
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C'est donc tout notre êlre qui est sociable. La vie ne connaît pas les classifications et fos di visions absolues des logiciens et des métaphysiciens : << Elle ne peut pas être complètement égoïste, quand même elle le voudrait. Vie, c'est fécondité, et réciproquement, la fécondité c'est la vie à pleins bords, c'est la véritable existence. Il y a une certain~ générosilé inséparable de l'existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir; la moralité, le désintéressement, c'est la fleur de la vie humaine. On a toujours représenté la Charité sous les trails d'une mère qui tend à ses enfants son sein gonflé de lail: c'est qu'en effet la charité ne fait qu'un avec la fécondité débordante : elle est comme une maternité trop large pour s'arrêler à la famille. Le sein de la mère a besoin de bouches avides qui l'épuisent; le cœur de l'être vraiment humain a n:ussi besoin de se faire doux et secourable pour tous : il y a chez le bienfaiteur même un appel intérieur vers ceux qui souŒrent. ,, Ainsi, et c'est la première conclusion importanle de M. Guyau, << la vie la plus riche ge trouve êlre la plus portée à se prodiguer, à se sacriüer dans une certaine mesure. D'où il suit
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que l'organisme le plus parfait sera aussi le plus sociable, et que l'idéal de la vie individuelle, c'est la vie en commun. »
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De cette loi générale de la vie physique et psychologique, comment faire sortir maintenant uI1e sorte d'équivalent de l'obligation morale? C'est encore à l'expérience que notre philosophe a recours. Ce qui, dans l'obligation morale, nous frappe au premier abord, dit-il, c'est l'élément actif qu'elle renferme et l'impulsion qui, en est inséparable. Or, d'où vient celle impulsion? Du mouvement même de la vie qui, sans cesse, voulant atteindre son maximum d'expansion, Jutle contre les obstacles qui l'entravent et prend ainsi de mieux en mieux conscience du pouvoir qu'elle possède. Le devoir est précisément l'expression de ce pouvoir qui tend nécessairement à passer à l'acte: « Il est ce poùvoir même dépassant la réalité, devenant, par rapport à elle, un idéal, devenant ce qui doit être, parce qu'il est ce qui peul être, parce qu'il est Je germe de l'avenir débordant déjà le présenL. >>
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C'est donc de la vie et de la force inhérente à la vie que tout dérive. La vie se fait sa loi à elle-même par son aspiration à se développer toujours. Aussi, au lieu de dire : « Je dois, donc je puis », il est plus vrai de dire : « Je puis, donc je dois». Avant d'être le sentiment d'une nécessité ou d'une contrainle, le devoir est le sentiment d'une puissance. De même que la force de l'activité crée une sorte d'impulsion impérali ve, de même l'intelligence exerce une action motrice . En eifet, dès que nous avons conçu l'idée d'un développement supériem à ·celui que nous avons atteint, nous devenons plus aptes à le réaliser. Concevofr quelque chose de mieux que ce qui est, c'est déjà le vouloir, c'est déjà le faire. L'action n'est que le prolongement de l'idée. Par conséquent, plus un homme se fera une idée juste de la vie véritable, plus il se sentira tenu d'agir conformément à celle idée. Enfin, une nouvelle espèce d'obligation dérive de la nature même de la sensibilité qui, en verlu de l'évolution devient de plus en plus sociable et nous pousse naturellement et rationnellement vers autrui. Plus l'humanité progresse, plus nos plaisirs s'élargissent et deviennent imperson-
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nels : « Plus on ira, plus le cœur humain sera placé dans cette alternative: se dessécher ou s'ouvrir ». En résumé, « en notre activité, en notre intellig ence, en notre sensibilité, il y a une pression qui s'exerce dans le sens altruiste, il y a une force d'expansion aussi puissante qu e celle qui agit dans les astres; et c'est cette force d'expansion devenue consciente de son pouvoir qui se donne à elle-même, le nom de devoÙ' ' ».
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Le devoir, tel qu'il nous apparaît ici diffère r du devoir tel que les moralistes d'ordinai- e le conçoivent. En lui rien de catégorique, ni d'absolu; s'il est un impératif, ce ne peut être qu'un impératif hypothétiqite, dont la formule sera la suivante : (< Si tu veux vivre de la vie à la fois la
1. " 11 surfit d e consid érer les direc tions norm ales d e la vie psych ologiqu e. On trou"e rn. louj o \irs un e sorte d e pression intern e exe rcée par l'ac tivité e lle-mê me cla ns ce rtain es directions ; l'a.ge nt moral , par un e pente naturell e el rationnelle tout e nsemble, se sentira poussé da ns un certain sens, cl il r eco nn a itra qu'il lui fa ut fa ire un e sorte d e co up d'Êlal intérieur pour écha ppe r à ce lle pression. C'es t ce cou p d' Etat q ui s'a ppe ll e la fa ute ou le crim e. L'individu diminu e alor s qu elque ch ose d e sa vie intellec tu ell e e l ph ysiqu e. ,. (P. 33 .)
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plus intense et la plus expansive, développe ton activité dans toutes les directions; sois le plus social et le plus sociable possible; 'dépense-toi pour les autres ». Mais on comprend qu'au nom de celte règle, la morale ne puisse prescrire que des dévouements partiels et mesurés : la série des obligations moyennes entre lesquelles se trouve enfermée la vie de tous les jours. Que devient alors le sacrifice? Devons-nous le condamner? - Non, sans doute; et c'est pour nous en rendre compte que M. Guyau fait intervenir deux nouveaux facteurs, et aux mobiles et motifs dont nous avons parlé déjà, ajoute l'arnour du risque physique et l'arnour du n'sque rnoral. L'amour du risque physique lui paraît êlre inhérent à l'instinct même de la vie. L'homme est, en effet, ami de la spéculation non seulement en théorie, mais en pratique. « Là où cesse la certitude, ni sa pensée ni son aclion ne cessent pour cela ». D'ailleurs, s'il en avait été autrement, comment nos ancêtres auraient-ils pu subsister au milieu des périls qui les entouraient? Comment pourrions-nous subsister nous-mêmes au milieu des risques de toutes sortes, physiques, économiques, politiques, moraux, qu'il nous faut affronter? Mais ces risques nous les
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aimons, parce qu'ils nous permettent d'affirmer notre pouvoir; et c'est. cet amour qu'il faut développer dans l'individu, afin que, se transmettant, fortifié par l'hérédité, il prépare des générations courageuses, promptes à se dévouer et à se sacrifier. Il est des actes et des vertus qu'on ne saurait cependant expliquer ainsi : c'es t pourquoi M. Guyau fait encore appel à l'amour du risque moral, d'où sortent toutes nos hypothèses métaphysiques et religieuses sur )a nature et la fin dernière des choses. - On connaît le pari de Pascal : quand bien même l'existence de Dieu, celle du devoir et l'immortalité seraient douteuses, il faudrait encore y croire par prudence; le risque serait moins grand. - Pour M. Guyau, nous pouvons affermir notre croyance au devoir, non point en pensant que cette croyance est plu!! sûre, mais en pensant qu'il y a là un beau risque à courir; qu'il est noble et grand de sacrifier nos jouissances de l'heure présente à un peut-être d'ordre supérieur. Agir ainsi, c'est prendre con~ science de la sublimité de sa volonté, c'est vivre pleinement; le sacrifice même de la vie peut être, en effet, dans certains cas, considéré comme une expansion de la vie, « de la vie devenue assez
THOMAS, -
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inlense pour préférer un élan de sublime exaltation à des années de terre-à-terre et se concentrer tout enlièrc dans un momenl d'amom el de sacrifice ».
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Ce simple résumé, fait presque exclusivement à l'aide de citalions emprunLées à M. Guyau, suffira, nous l'espérons, à monlrer combien « la morale sans obligation >) est supérieure à toules les morales naturalistes que l'on avait proposées jusqu'ici. Elle leur est supérieure par l'originalité, la profondeur et aussi-par la forme dont l'auteur a su la revêlir; elle leur est supérieure, surlout, pour avoir, la première, nettement élabli que c'est clans la vie elle-même et non plus dans quelques-unes de ses manifcslalions accidentelles et passagères, comme le plaisir ou le senlimcnt, que nous devons chercher la loi propre de notre activité. Si le devoir exisle, il n'est cl ne peut ètrc que l'expression de la vie : enlre ia vie el lui_, il doit y avoir une harmonie profonde et naturelle; notre idéal nécessairement se confond avec l'épanouissement le plus complet de nolre aclivilé.
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Toutefois, - et c'est sur ce point que les premières difficultés apparaissent, corn ment devons-nous concevoir la vie? Fidèle à la méthode empirique qu'il s'est tracée, M. Guyau ne peut la considérer qu'au point de vue de la quantité. La vie la plus parfaite est uniquement la vie la plus intense et la plus expansive. Or, ce criterium est-il suffisant pour nous permettre de bien l'apprécier, pour nous permetlre surtout de faire le meilleur choix entre les actes possibles? Évidemment non, car rien de plus vague e t de plus flottant qu'un semblable criterium. Est-ce qu e la vie ne peut pas s'épanouir et se répandre dans les sens les plus différents? Est-ce qu'elle n'est pas aussi intense chez celui qui, par exemple, s'applique à dominer les autres, que chez celui qui s'applique à les affranchir? M. Guyau nou,; affirme, il est vrai, que la vie la plus intense est en même temps la plus g·énéreuse; mais rien n'est moins prouvé: la vie d'un Napoléon J•r n'est-elle pas, sous ce rapport, aussi riche que celle d'un saint Vincent de Paul? Il faut donc pour éclairer et motiver nos jugements un autre criterium : c'est celui de la qualité, comme Stuart Mill déjà l'avait compris, et il semble bien que M. Guyau lui-même s'en soit
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rendu compte, puisqu'il nous parle, à chaque instant, de vraie vie, de vie plus haute, plus parfaite, plus noble ... Seulement de telles expressions ne sauraient plus avoir, dans une morale purement naturaliste, le sens que nous leur attachons d'ordinaire. La nécessité de ce nouveau criterium apparaît plus évidente encore dans l'explication qu'on nous donne des actes de dévouement. Ces actes, dans certains cas , impliqueraient une telle expansion de vie qu'il serait légitime de préférer leur durée de quelques instants à de longues années d'une existence plate et monotone. Oui, il est légitime de la préférer, si l'on établit une hiérarchie entre les manifestations de la vie, si l'on met au-dessus de la vie physique, la vie psychologique; au-dessus de la vie sensible, la vie raisonnable et libre; sil' on reconnaît entre elles, en un mot, des différences non seulement de quantité, mais de dignité. Mais ces distinctions, la morale naturaliste les repousse, et alors on se demande si l'homme qui se sacrifie ne joue pas un rôle de dupe, en préférant la vie pleine d'un moment aux années longues encore qu'il pourrait vivre. Voyons maintenant les équivalents qu'on nous
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propose de l'obligalion morale. M. Guyau fait d'abord dériver le devoir d'une pression exercée sur nous par l'aclivilé déburdanle, par l'activité qui tend à surmonter les obstacles, à se répandre au dehors, à se dépenser, à se donner ... Que le devoir se manifeste à nous par une sorle de pression et de contrainte morale,·rien de moins contestable; mais Loule pression est loin d'être considérée comme un devoir. L'enfant vigoureux et plein de sève que l'on tient immobile pendant des heures entières éprouve, lui aussi, une pression qui le pousse à crier, à jouer, à s'éballre, à vivre d'une vie plus inlense et plus expansive : dira-t-on qu'un tel fait a les caractères du devoir? Ce n'est point parce que cerlains besoins d'agir sont irrésistibles qu'ils nous paraissent obligatoires; c'est plutôt parce qu'ils nous paraissent obligatoires que nous nous sentons tenus <le les satisfaire et de leur obéir. Le devoir d'ailleurs, quoi qu'on en dise, esl conçu par beaucoup non comme un impératif hypothétique, mais comme un impéralif wtégorique; peut-être n'est-ce là qu'une illusion, mais en tout cas c'est une illusion dont il faudrait rendre compte, el il ne semble pas jusqu'ici qu'on y ail pleinement réussi.
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En second lieu, est-il vrai, comme M. Guyau l'affirme, que le devoir apparaisse comme une expansion de la vie? Est-ce que souvent, au contraire, il ne s'offre pas à nous, non comme un pouvoir moteur, mais comme un pouvoir d'arrêt? Est-ce que souvent ses ordres ne sont pas des prohibitions, des défenses? On objectera sans ùoule que, dans ces cas et les cas analogues, si le devoir restreint notre activité, c'est uniquement notre adivité inférieure, et cela au profit d'une vie meilleure el plus complète. Mais alors que penserons-nous de ceux qui considèrent la vie égoïste ou sensuelle comme étant la vie la meilleure? - Qu'ils ont assurément le droit de vivre en conséquence, comme les autres ont le droit de vivre d'une vie tout opposée. Nous aurons ainsi une morale singulièrement commode et souple; mais sera-ce bien encore une morale? Enfin, l'hypothèse du risque métaphysique que l'on invoque, en dernier lieu, pour dissiper les obscurités qui planent encore sur le système, a-t-elle bien la vertu que son au leur lui prêle? Le devoir reste douteux. On compte, il est vrai, sur ce doute même et sur les risques qu'il entraîne pour déterminer au bien, au dévouement et au
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sacrifice les âmes les plus élevées et les plus riches d'énergie. Que ces âmes se laissent ainsi enchanter et séduire, on peut le concevoir; mais que deviendront les autres, les âmes vulgaires, celles de la foule, du plus grand nombre? Elles comprendront peut-être que le vieux devoir n'oblige plus; seulement il est peu probable qu'elles comprennent l'équivalent qu'on leur propose. C'est pourquoi « l'esquisse d'une morale sans obligation ll, quels qu'en soit d'ailleurs l'éclat et la force, reste toujours une esquisse, et une esquisse incomplète, el il en est de même, · croyons-nous, de toutes les morales purement naturalistes.
�CijAPITRE IV
Le Solidarisme
1 •
Dans son bel ouvrage sur l'Humanité \ qu e ses contemporains n'ont pas toujours comprise que les nôtres, peut-être, ne lisent pas assez, Pierre Leroux cherchait déjà, loin des conceptions a priori et du pur empirisme, un fondement solide à la morale sociale dans le principe fécond de la solidai·ité humaine. Le sentiment de cette solidarité, essentiellement distin cte de la charité chrétienne~ lui paraissait expliquer seul
1. Nous hasardon s ici ce néologisme, le sys tème qu'il désigne nous pa raissant in s11rfisamment carac térisé par ces m ots : Th éorie de la so lidarité humaine. 2. De l'humanité, par P. Leroux, 1839. - La doctrin e d e la solid arité humaine se trouve égalemen t défendue clans son livre d e la Perfectibilité humaine et clan s di ITére nts arlicles d e la Revue sociale imprim ée à Boussac. CeUe vi ll e doit éleYer p roc hain eme nt un monume nt à Pi erre Le roux.
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nos différents devoirs, et seul, également, lorsqu'il est éclairé par la raison et par la sci ence, pouvoir inspirer des codes équitables qui assurent à chacun de nous le respect de ses droits et les secours dont il a besoin. C'est que seule « la solidarité es t organisable ». - Longtemps oubliée, celle doclrine semble renaître de nos jours, plus jeune et plus vigoureuse que jamais, gràce aux nombreux écrivains qui s'eri font les apôtres 1 • Bi en que placés à des points de vue divers et riches de toutes les découvertes failes depuis soixante ans, ils voient, en effet, avec Pierre Leroux, dans ·1e solidarisme, la conciliation la plus heureuse « de la méthode scientifique et de l'idée morale », conciliation dont dépendent « et le renouvellement politique el le renouvellement social » ; avec Pierre Leroux, encore, ils le considèrent comme offrant le plus sùr moyen de déterminer, daus la mesure du possible, les droils et les devoirs des individus, les charges el les droils de l'Association enlière, c'est-à-dire de l'État. - Énoncer celte doctrine
1. Conf. La science sociale conlemp01·aine cl La propriété , sociale et la démoc1·al ie de Fouillée; - La solidarité morale <le Marion (Paris, F. Alcan) ; - L'idée de la solid(l1'ilé de Ch. Gicle; - La cité moderne de J . Jzoulel; - L'educalion de la démocratie d e Payol; - Sotidw·ilé d e Léon Bourgeois, e lc ...
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suffit à en montrer la porlée : aussi concevonsnous aisément l'ardeur et le zèle de ses défenseurs, non moins que l'abondance des critiques élevées contre ses principes et les conséquences que l'on en tire.
La grande loi sociale de la solidarité ou de la dépendance réciproque est de toutes, assurément, la mieux démontrée aujourd'hui, et par le calcul et par l'expérience. Nous savons, en effet, que tout être est tributaire des autres êtres, toute force des autres forces, la moindre vibration d'atome se prolongeant éternellement et à l'inlini dans le Lemps et dans l'espace. - Chez les vivants cette réciprocité d'action et de réaction continuelles est plus frappanle encore que partout ailleurs, car Jeurs fonctions nous apparaissent à la fois comme but et comme moyen, chaque org·ane concourant à la vie de l'ensemble, la vie de l'ensemble à celle de chaque organe. Les poumons en remplissant leur rôle, par exemple, permettent aux autres organes de remplir le leur régulièrement et de fournir en échange, à tous, leur indispensable concours.
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C'est le vieil apologue des membres et de l'esLomac, pris au pied de la lettre et inlerprélé par la science. Or, ce qui est vrai de l'organisme humain est vrai également de la société humaine, qui n'est elle-même qu'un organisme supérieur, plus délicat et plus compliqué. Dans l'un coml?e dans l'aulrc, il y a division du travail, corrélalion des fonctions, et, parlant, solidarité. Chaque homme, par ses eITorls, contribue au bonheur ou au malheur de Lous, comme Lous contribuent au malheur ou au bonheur de chacun; de telle sorte que, aux difîérenls points de vue : physique, intellectuel et moral, nous sommes, en grande parlie du moins, ce que les autres nous ont faits. Au point de vue physique, nous sommes redevables à nos semblables, surtout dans nos nations civilisées, de lout le bien-être dont nous jouissons. Le moindre objet usuel, la moindre bouchée de pain, a mis en œuvre des armées d'ouvriers : ouvriers du temps passé qui ont amélioré le sol où germe aujonrd'hui le grain, qui ont perfectionné les instruments qui servent à le cultiver, à le broyer, à le pétrir; ouvriers du temps présent qui le sèment, le récoltent, et
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l'approprient à notre usage. De telle sorte que « des milliards d'êtres humains dont le plus grand nombre s'en sont allés déjà vers la mort, ont peiné pour rendre ma vie plus douce, à moi qui le sais 1 ! » Aussi comprenons-nous combien le poète a eu raison de dire qu'au siècle où nous somme1>
Nul ne·peut se vanter de se passer des hommes.
Au point de vue intellecluel, nos semblables nous sont plus utiles encore. Les idées que nous défendons , les croyances auxquelles nous tenons le plus, le langage dont nous nous servons et sans lequel toute science serait impossible, ne sont-ils pas leur œuvre en même temps que la nôtre? Aurions-nous pu les acquérir et les comprendre si la société où nous vivons ne nous avait prêté son concours? Lorsque, même dans la solitude, nous rêvons et nous pensons, nous pouvons nous dire qu'en chacune de nos pensées pensent et rêvent tous ceux qui nous ont précédés? Et c'est p1;écisément parce que le flambeau qu'ils ont allumé nous a élé transmis religieusement de main en main, à traL Payot, L'éducation de la démocratie, p. 51. 2. Payol, id., p. 53.
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vers les siècles, toujours plus brillant à chaque génération, que l'intelligence s'est ouverte toujours plus large à la vérité, étendant indéfiniment ses conquêtes dans le domaine de la science. La même loi régit notre moralité, car celle-ci dépend de nos croyances et de nos sentiments, qui dépendent à leur tour des milieux où nous avons vécu et de l'éducation qu'on nous a donnée. Or, en éducation, nous avons beau nous montrer novateurs et frondeurs, nous subissons toujours l'influence du passé. Qui pourrait dire l'influence exercée par les penseurs ·grecs à travers les âges; l'influence qu'exercent encore ces maitres incomparables qu'on appelle Corneille et Molière? Les mœurs même de la foule, ses préjugés, ont d'ailleurs une action non moins incontestable sur les générations nouvelles. On a donc raison de soutenir que l'homme doit à la société Je meiJleur de lui-même, comme il lui doit, parfois, ce qu'il a de moins bon, - car la solidarité se retrouve dans le ma.l comme dans le bien; que c'est la. société qui a rendu possible sinon l'éclosion, du moins le développement de son intelligence, l'affermissement de sa volonté et l'extension de son empire
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$Ur les choses. L'homme isolé - en admettant qu'il pût vivre dans cet état, -- serait l'un des animaux les plus faibles; l'homme au milieu de ses semblables est, de tous les animaux, le plus parfait; bien plus, sa puissance et sa perfection s'accroissent chaque jour, grâce au capital utilisable de plus en plus riche que lui transmettent ses ancêtres. - C'est là ce qu'avait bien compris Pierre Leroux lorsqu'il soutenait « que nous ne saurions vivre ni développer nos facultés dans l'état d'isolement. - Chacun des éléments constitutifs de notre âme, ajoutait-il, par conséquent notre âme tout entière doit être considérée en elle-même, comme un etat latent, comme une simple virtiwlité, qui ne peut se manifester que dans la société. » - C'est ce qu'établit avec plus de force encore, en s'appuyant sur les récentes découvertes de la science, M. I~oulet, qui voit dans l'association une puissance pour ainsi dire créatrice, en ce sens qu'elle a permis « à de simples virtualités de passer à l'acte », à toutes nos facultés de surgir et de s'affirmer. Ce qu'il résume dans celle formule significative: « L'âme est fille de la Cité>>. - C'est enfin ce qu'a éloquemment défendu M. Léon Bourgeois dans son beau livre sur la solidarité.
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Telle est la loi, clairement établie, sur laquelle le solidarisme repose; voyons les conséquences que l'on en tire.
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La première c'est que nous naissons Lous débiteurs do la société ' , puisque sans elle nous ne posséderions ni la science, ni les instruments de travail, ni la nourriture dont nous avons besoin; puisque sans elle nous n'existerions pas. La seconde, c'est que nous avons Je devoir de rendre à la société ce que nous en avons reçu . Plus nous avons été favorisés , plus notre delle est grande, . plus nos efforts, par conséquen t, doivent ê tre empressés à l'acquitter. Mais pour l'acquitter il ne suffit pas de se montrer reconnaissant envers ceux qui n e . sont plus et de rendre service à ceux qui nous entourent ; il faut encore travailler à accroitre le capital qui nous
1. " Dès que l'cnfanl, a près l'allaileme nt, se sépa1·e définiliveme nl de la mère, il es t débiteur. - Delle, sa nourriture; delle, son langage in certain. - Delles, e l d e quelle val eur, le livre.e l l'outil que l'école et l'a telier lui vont ofTrir ... Plus i l avance1·a cla ns la vie, plus il verra croître sa delle, car chaq ue jour un nouveau profit sortira pour lu i de l'usage de l'outillage ma lériel et in tellectuel créé par l'humanilé . .. Cf. les pages éloquenles que M. Léon Bourgeois consacre a u dévcloppeme nl de celte idée, op. cit ., p . 1-16 et suiv.
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a élé légué, afin d'améliorer le sort des générations futures, comme ont lravaillé les générations disparues à améliorer le nôlre 1 • Ainsi, en dernière analyse, « le devoir social n'est que l'expression d'une delle». La troisième, enfin, c'est que la société a le droit de veiller à l'acquillement de celte dette, d'en apprécier, dans certains cas, l'étendue et, au besoin, de l'imposer par la force. Comme on le voit, celle morale sociale est une morale purement juridique. Elle repose sur le quasi-conlrat qui relie entre eux tous les hommes, par le fait même des services mutuels qu'ils se rendent en vivant associés. Il n'y a donc, en définiLive, qu'une seule verlu sociale, la justice, dont la pratique, d'ailleurs, en sauvegardant les intérêts des autres, sauvegarde également les nôtres 2 • Ainsi sé trouve écarlée la charité, dont le prestige a duré trop longtemps : « IL faut, dit Pierre Leroux, aimer les autres par intérêt el par amour pour soi, parce que, sans eux, en dehors de la société, notre existence esl impossible. La faire consister dans l'abnégation et le
1. C'es.L ce Ue id ée qu e développe longuem ent Pi erre Lerou x, noLammenL dans son livre s ur la Pei'(ectibilité humaine. 2. Voyez la Cité moderne, ouv. cil., ch. 1v, p. 425 e l s uiv. (Paris , F. Alcan).
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sacrifice, c'est folie • >> _:__ « La doctrine courante du sacrifice, dit dans le même sens, M. lzoulet, est foncièrement contradictoire. >> « Mon devoir, c'est mon suprême intérêt », et mon suprême intérêt c'est d'être juste. Ainsi se trouve, quoique plus timidement, écartée la fraternité républicaine, dont la notion est plus précise, sans doute, mais r este encore « abslraite et dépourvue de sanction. » En résum é, le solidarisme substitue à toutes ces notious « une obligation quasi c9nlractuelle, ayant, comme on dit en droit, une cause, et pouvant, par suite, être soumise à certaines sanctions : celle de la dette . de l'homme envers les hommes , source et mesure du devoir rigoureux de la solidarité sociale 2 » •
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Il suffit <le résumer dans ses grandes lignes cette doctrine, pour en apercevoir et l'élévation
1. " Aimez votre prochain , parce que votre prochaii1 c'est vous-même. La charité, a u fond, c'est l'égoïsme. " D e l' humanité, t. 1, p . 2i!l. Ces expressions éto nnen t un peu, au premier a bord, so us la plume d' un penseur dont l'existence e ntière es t un e réfuta tion de l'égo'(sme; mais il est aisé d e voir que l'égoïsme qu'il défend n'a rien de commun avec .celui que combaltent d'ordinaire les moralistes. 2. Léo n Bourgeois, op . cil.
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et la portée. Et d'abord, « quels sentiments de gratitude n'éprouvons-nous pas en songeant à celte admirable solidarité de l'espèce humaine dans laquelle chaque fourmi laborieuse apporte son brin d'. herhe ! » N'y a-t-il pas, en outre, une poésie réelle dans ce sentiment de la collaboration de l'univers entier dans chacun de nos actes, et dans celle conviction intime « que toutes ces vies obscures ou éclatantes qui nous ont précédés, nous protègent encore, comme nous protègent les efforts des survivants, et que dans les mêmes objets dont nous nous servons, comme dans les découvertes les plus hautes, il . y a comme une fusion des énergies de tous? 1 » En second lieu, à la conscience humaine inquiète et troublée par une longue période d'analyses et de discussions souvent stériles, où tous les principes de la morale ont été remis en cause, tous les dogmes ébranlés, il fallait une doctrine claire, précise, respectueuse à la fois des données de la science et de l'idée morale; or, le solidarisme ne présente-t-il pas ses caractères? Quel autre système permet aussi hien d'entrevoir et la nature et . l'étendue de nos
1. J. Puyol,
op. cit. , p. 50.
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devoirs? Celui qui peut apprécier exactement la grandeur ùe sa delle, ne sera-t-il pas nalurellement porlé à aider et à secourir ses semblables? Si souvent nous négligeons de leur rendre autant de services que nous le pourrions, c'est que nous n'avons qu'une idée confuse des services dont nous sommes redevables à l'association humaine. Le riche se rend-il toujours bien compte de cc qu'il doit au malheureux qui peine sans relâche? Le pauvre comprend-11 bien toujours ce qu'il doit au riche qui l'occupe et le paie? Combien une connaissance exacte de leur delle réciproque ferait cesser de malentendus, et probablement apaiserait de haines? Le s·olidarisme a donc un immense mérite : il nous a monlré clairement que beaucoup de devoirs considérés, d'ordinaire, comme de charité pure, sont, en réalité, des devoirs de stricte justice, et, par suite, des devoirs impérieux que, sous aucun prétexte, nous ne sommes autorisés à transgresser. Quand la charilé nous presse, volontiers nous hésitons et discutons ses conseils : quand la justice commande nous ne nous reconnaissons pas le droit de discuter. C'est par là, précisément, que le solidarisme bien compris, bien enseigné, peut avoir au point
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de vue de l'éducation une immense influence. Aussi, croyons-nous que la première préoccupation des parents et des maîtres doit êlre de faire comprendre aux enfants quels liens infrangibles les unissent, non seulement à leur famille, mais encore à leurs concitoyens, voire même à tous les hommes. cc Qu1_3 la République, s'écrie un philosophe contemporain, qui a mis au service de cette œuvre toute son énergie et Loule son éloquence, que la République néglige d'apprendre aux six millions d'enfants du peuple les éléments des sciences, mathématiques, physiques, biologiques, soit, j'y consens. - Je vais plus loin : qu'elle néglige même de leur apprendre à lire et à écrire, soit encore, j'y consens aussi. De tout cela on peut se passer à la rigueur. Mais qu'elle leur enseigne le fait essentiel, la vérilé cardinale, à savoir que let société est une association, littéralement, c'est-à-dire que, dans la société, les citoyens ont des intérêts, non point opposés, mais connexes; que, par conséquent, cc qui est vrai, c'est, non pas comme on le croit, l'opposition des intérêts, mais au contraire, l'identité des intérêts; qu'enfin la société est une profonde cl rigoureuse solidarité! cc Qu'elle leur enseigne cela, cela avant toul,
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ou surtout, ou même, s'il lui plaît, cela seulement, - car, de cela, on ne peut, à aucun prix, se passer! - Que la République enseigne donc cette vérilé cardinale aux enfants du peuple, mais j'entends de façon à ce qu'ils la comprennent réellement, de façon à ce qu'ils la sentent, de façon à ce qu'ils en soient bien et dûment convaincus, persuadés, el enfin tout à fait sûrs! Oui, donnez-moi des « associés », ignorants, si vous voulez, mais loyaux! Et la terre sera un paradis. Que faites-vous, au contraire! Vous fabriquez des têtes savantes à des à.mes déloyales Est-il étonnant que votre société soit un enfer? 1 »
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Que l'enseignement de cette doctrine lransforme la terre en Paradis ... Nous n'osons guère l'espérer ... Nous irons même plus loin dans nos réserves, car nous doutons que le solidarisme, tel que nous l'avons défini, suffise à fonder une morale, et que Je « devoir social », ne soît, en clernière analyse, comme on l'affirme, que « l'obligation de payer ses dettes>>.
L Izoulet: La Cité modeme, op. cit. (Paris, F. Alcan.)
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En premier lieu, nous voudrions que l'on commençâl par définit- celle idée même de delle qui prêle fréquemment à confusions fâcheuses. Ainsi pouvons-nous raisonnablement et en toute justice, nous considérer comme les débiteurs de tous ceux qui nous ont procuré quelque bien, mais involontairement, par hasard, malgré eux? Pour ne prendre qu'un exemple : qu'est notre naissance, dans bien des cas, sinon l'eITet regretté du caprice et du hasard? Or, combien, parmi les avantages dont nous jouissons, ont la même origine? Nous craignons, en second lieu, que, dans un senlimenl lrès louable, mais qui n'a rien à faire ici, puisque nous sommes placés sur le Lerrain de la stricte jus lice, on ne confonde parfois les débiteurs el les créanciers. On nous parle éloquemment des bienfaits de nos ancêtres, el l'on a raison; cependanl, nous ne pou,·ons pas oublier que beaucoup d'entre eux, en agissant, pensaienl fort peu à nous; qu'ils ont été, dans leur temps, largement récompensés de leurs peines; enfin, qu'avec les œuvres qu'ils nous ont transmises : canaux, chemins de fer, travaux de toutes sortes, ils nous ont transmis également quarante milliards de deltes à payer et une caisse à peu près vide. Sans doute, il s'en
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est trouvé parmi eux, qui n'ont songé qu'au bjen de leurs semblables, tel saint Vincent de Paul, tel Pasteur; aussi bien à ceux-là ne marchandons-nous pas notre reconnaissance ; mais la justice nous oblige-t-elle à généraliser? En outre, ne sont-ils pas légion ceux dont la delle est à peu près impossible à établir? Pal'lerons-nous encore de dette à payer à celui qui, dès son enfance, a élé jelé sur le pavé el abandonné à la misère? Que doit-il à ses parents? Que doit-if à la société? - Il y a, à l'heure actuelle, dans la seule ville <le Paris, 22 000 enfants qui ne hénéflcient même pas de l'instruction primaire. Sur ces 22 000 combien sont sans famille, sans gîle, vivant on ne sait où, ni comment! Ils font, comme nous, partie de l'organisme social, mais quel profit en onl-ils retiré? - Dès lors, si dans leur cerveau ne germe et ne grandit que la seule idée de justice, n'est-il pas à craindre qu'elle ne leur inspire de redoutables colères et des haines implacables contre la société entière? Comment exiger qu'au nom de la justice ils nous respectent? Comment demander qu'ils nous secourent dans un danger? que dâns un naufrage, un incendie, ils nous lendenl la main? - « Allons donc! Tu
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es malheureux à ton tour? sauve-toi seul, si tu le peux!» Mais laissons de côté les exceptions, el considérons ceux qui, comme nous, sont, par rapport à ces parias, des privilégiés dans· l'association humaine. Lorsque je rencontre sur mon chemin un misérable que la débauche a réduit au dénument; qui, s'il l'avait voulu, aurait acluellement une situation préférable à la mienne, dira-t.:on que la justice m'oblige de le secourir? Que j'ai une dette envers lui? Je sens, il est vrai, qu'il est bien de ne pas le repousser; mais · je sens aussi que le motif qui m'inspire est d'ordre différent; qu'il est supérieur, dans ce cas, à la justice elle-même et la domine. Bannissez ce motif comme chimérique, réduisez toutes nos obligations à celle de payer ses dettes, et je passerai mon chemin en détournant la tête, comme le feront beaucoup d'autres qui viendront après moi. On objectera, sans doute, que raisonner ainsi, c'est mal comprendre la solidarité. Qui m'assure que cet homme, auquel je refuse tout secours, ne deviendra pas, par le fait même de mo~ refus, un danger pour la société que je dois protéger? Si donc je lui rends service, ce n'est point pour m'acquitter envers lui, mais pour m'acquitter
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envers l'associalion dont je fais partie. Je la protège comme elle me protège. - Soit; mais pourquoi serais-je teµu de m'imposer ce sacrifice plutôt quo tel aut'r e de mes semblables? Ils sont nombreux ceux qui sont plus riches que moi, ceux dont les charges sont moins lourdes. Que celui qui est dans le besoin aille frapper à leur porte; au nom même de la justice j'ai le droit de demander qu'ils soient les premiers appelés à son aide. En résumé, grâce au principe que l'on invoque comme fonàement de la morale et règle de nos actions, on substitue partout le froid calcul au senliment. Aussi, ne resle-t-il qu'un seul moyen de sortir d'embarras : c'est, dans les cas semblables à tous ceux qui précèdent, de recourir à l'État-Providence. Est-ce bien là l'idéal que se proposent d'atteindre les défenseurs du solidarisme?
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Nous croyons, nous, que, bien comprise, la loi de la solidarité humaine conduit à des conclusions fort différentes, et que la justice n'est pas la seule vertu dont elle inspire le respect. En effet, s'il est vrai, même au point de vue
THOM AS. -
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i\Ior. et édu c.
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biologique, que parents et enfants ne sont, suivant la remarque d'Aristote, « qu'une seule substance en des individus distincts »; s'il est vrai qu'une tendance naturelle et souvent irrésistible nous pousse vers nos semblables, nous fait jouir de leurs joies et souffrir de leurs souffrances; s'il est vrai, enfin, que « rien de ce qui intéresse les hommes ne peut nous être étranger», comment ne pas voir en eux d'autres nous-mêmes? La notion de la fraternité que nos ancêtres avaient inscrite dans leur belle devise n'est donc pas une notion creuse et imprécise, mais bien une notion très nette, qui se trouve impliquée dans celle de la solidarité et qui nous aide à la mieux comprendre. Celte communauté des sentiments et celte fraternité des âmes a, d'ailleul's, si vivement frappé les philosophes de nos jours que plusieurs ne croient pouvoir l'expliquer qu'en admettant entre les hommes une identité de nature, la même volon_ nous animant Lous et té nous faisant compatir ensemble 1 • N'esl-ce pas la même communauté que prêchent, en se plaçant_ à un point de vue dilTérent, loules les religions,
L C'esl la thèse que)!. Payot e n s'in spirnnt de Schopenhau er défend dan s l'ouvrag e qu e nou s avons cité, e l dan s so n élud e s ur la Croyance (Pari s, F. Alcan ).
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et qui forme notamment l'un des principes fondamentaux du christianisme? Or, de même que dans l'analyse de la solidarité nous retroùvons la fraternité, de même nous y retrouvons la charité qu'en vain on voudrait exclure. Il suffit, pour cela, sans oublier les rapports qui nous unissent à la société, d'observer les sentiments que la conscience de notre dépendance fait naître. Est-ce que chacun ne sent pas en soi un instinct profond qui le pousse à vivre d'une vie toujours plus intense, plus complète et plus libre? est-ce que la raison ne nous dit pas que celle vie idéale que nous poursuivons ne saurait être ni celle de l'égoïste, ni celle de l'homme qui est simplement juste et paie ses dettes, mais celle qui rayonne autour d'elle, qui se répand et se donne sans compter, qui est aimante et généreuse? Telle est bien, si je ne me trompe, la thèse même qu'a défendue M. L. Bourgeois dans l'un de ses plus beaux discours : « La règle à laquelle se ramènent toutes les a,utres, disait-il, est bien simple : vivez, en mettant hors de vous-rnème le but supérieur de la vie. L'homme doit développer en soi toutes les forces de son corps, de son intelligence et de sa volonté, vivre de la vie la plus intense et, suivant la loi de tous
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les êtres, s'efforcer d'accroître la quantité de vie qui lui a été léguée. Mais ce surplus d'énergie, c'est pour les moins favorisés que nous l'acquérons, c'est pour eux que nous devons le dépenser, et c'est cette partie de nous-mêmes que nous avons ainsi donnée aux autres, à ceux qui nous aiment, à nos enfants, à nolre famille, à notre cilé, à notre patrie, à la société tout entière, qui est la mesure de notre mérite et, lorsque vient la mort, le poids laissé par nous dans le plateau 1 » . On ne saurait plus éloquemment r éfuter les théories qui font fi de la fraternité et de la charité, pour établir sur leurs ruines la seule idée de justice.
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Il ne s'agit donc pas d'écarter le grand principe de la solidarité, mais de l'interpréter d'un e
1. Discours prononcé au Concours général en 1891. - Da ns un discours plus r éce nt, adressé à la jeunesse r épublica in e (1 6 mai 1891) qu elqu e temp s après la terribl e ca tas troph e du bazar cl e la Chal'ité, i\l. Léo n Bourgeois, fai sa nt allusion à un e allocution lrop cé lèbre, co nc lut e n ces lerm es : " Non se uleme nt nous ne prêtons pas à quelques pui ssa nces s upéri eures une id ée de vengea nce et d e hain e, mais nous ne la con naisso ns pas; pour nous, dans la lutte étern elle de l'esprit et de la ma tièr e, c'est la matiei·c qui est la haine et c'est l'espi-it qu{ est l'amow·. »
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manière plus scientifique et plus large, au lieu de l'anémier comme on tend à le faire. Quand on lui donne son sens plein, il est de tous le plus utile à méditer et à répandre. Il ne nous ordonne plus simplement, en effet, d'être justes, mais d'être bons; il nous met encore en garde contre une foule de préjugés et de sophismes qui, déjà, s'abritent sous son nom, et contre une foule d'entreprises auxquelles trop souvent l'opinion publique est indulgente. C'est ainsi qu'il nous amène à condamner l'esprit de coterie qui limite la solidarité effective à quelques membres privilégiés et à traiter les autres en ennemis; à flétrir toutes les associations de compères qui se solidarisent uniquement pour duper les naïfs et tomber les isolés; à réprouver, enfin, toutes les théo.ries plus ou moins subtiles qui établissent, dès qu'il faut être généreux, des catégories arbitraires, comme si tous les hommes n'étaient pas clignas de pitié, par cela même qu'ils sont hommes ... et malheureux.
4.
�CHAPITRE V
Le pessimisme
1 •
Dans une de ces causeries familières où il aimait à railler ses confrères en philosophie, et à se railler un peu lui-même, Renan comparait nos beaux systèmes de métaphysique et de morale à ces bulles de savon que gonflent les enfants el qui reflètent toutes ]es nuances des milieux où elles éclosent : brillantes quand le ciel est brillant, ternes quand le ciel s'obscurcit,
1. Cf. OEuvres de Schopenhauer, Hartmann, Prauensladt et Bahnsen. - J. Su ll y : Hz"sloi1'e ci·itique clu pessimisme (Paris, },. Alcan). - Le pessimisme et la poésie. - J. Hüber: Le Pessimisme. - Caro : Le Pessimisme . - Aularcl : Léopardi. Ribot : La philosophie cle Schopenhaue,· (Paris, F. Alcan). -P. Janet: Schopenhaue,· et 1-Ia,·lmann (Revue des Deux Mondes, 1877). - Fouillée : C1·itique des systèmes de rno,·ale contem 1>01·ains, liv. V (Paris, F. Alcan). - Guyau : Esquisse d'une mornle sans obligation ni sanction, liv. II (Paris, F. Alcan). Boutroux : Questions de momie, etc.
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mais si fragiles qu'un moindre souffle les dissipe. Tel lui apparaissait surtout le pessimisme : une bulle très sombre et très noire! On l'admirait cependant encore il y a vingt ans; elle est évanouie aujourd'hui, c'est pourquoi il faut se hâter d'en parler avant que le souvenir n'en soit perdu! Le pessimisme que la plupart d'entre nous ont connu, - dont beaucoup ont été frappés, - ne parut, au premier abord, qu'un réveil de ce mal étrange dont nos grands-pères, vers 1830, ont, nous le savons, beaucoup sou/Tert : la mélancolie. Mais on s'aperçut bien vile qu'il était un mal plus profond. Si la muse des mélancoliques, à la suile du« jeune malade à pas lents», s'était faite poitrinaire et versait d'abondantes larmes dans le lac de Lamartine; si elle s' élail éprise et de René el de \Verlher, elle tenait encore à la vie et l'on sent qu'elle se console en chantant. Celle des pessimistes est, au contraire, désespérée. En effet, le grand mal dont se plaignaient Jes pessimistes de notre jeunesse, c'était de vivre. La vie, écrivait l'un d'eux:
La vie atroce a mis mon cœur dans son étau; La vie ai gre sonne un tocsin à mon oreille; La vie infàme a mis ses ... poux dans mon manteau!
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MORALE ET ÉDUCATlO~ .
La vie alroce, la vie aigrn, la vie infâme : voilà comme on padail alors d'une chose qu'en vieillissant Lous ont appris, j'en suis sûr, à juger d'autre sorte, malgré les chagrins qu'elle a pu causer. M. Jules Lemaître , - pour prendre un exemple plus illustre, - M. Jules Lemaître n'écrivait-il pas à cette époque :
Je so uffre uniqu ement d e vivre e t d'ètre au mond e !
Le pessimisme avait tout envahi: la philosophie, le roman 1 ••• et même les salons! M. Jules Claretie nous raconte qu'un de ses amis raillait un soir, devanl lui, un bon jeune homme qui lui disait avec un soupir de soufflet de forge: « Ah! je suis bien malade! - Et où avez-vous mal, mon ami? - Moi! j'ai mal à la vie! 2 » Tous ceux qui se rappellent ces temps déjà lointains se rappellent aussi, sans doule, avec quelle ironie, parfois cruelle, et avec quel entrain nos maîlres, - nos anciens : Caro, Janet,
L Cf. Bel-Ami, de Guy d e Ma upa ssant ; - Cruelle énigme, d e Bourge t ; - Mme Heurt eloup , de Th e urie t; - La Course à la mort, d'Écloual'cl Roc! , e lc,; - e l les cliITér entes critiqu es publi ées, notamm ent e n 1885 , dans la Revue des Deux Mondes, la Jlevu e politique el litlél'aire, le Temps, les Débats, e tc. 2. Cf. J. Claretie, le Temps, 2i! juin '1 885 .
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Dyonis Ordinaire, Sarcey, Claretie, Brunetière, - faisaient la chasse au pessimisme! C'était là, évidemment, livrer le bon combat, et pourtant aujourd'hui que le pessimisme n'est plus, je me demande si l'on a toujours rendu justice à ses défenseurs et bien compris les raisons dont les plus sérieux d'entre eux se dupaient. Quanrl la jeunesse, - la jeunesse _surtout, - s'éprend · d'un système, philosophique ou social, c'est qu'il répond à un pressant besoin de son esprit, besoin que, le plus souvent, ont fait naître l'enseignement qu'elle a reçu et les milieux où elle a grandi.
Ce que fut ce milieu, est-il utile de le rappeler encore? Tout contribuait à évoquer et à entretenir parmi nous le souvenir de nos défaites et des deuils qu'elles avaient semés. Nous nous sentions amoindris, et le sentiment de cette déchéance était d'autant plus pénible que l'espoir d'un relèvement prochain et d'une revanche certaine paraissait in lerdit. Si encore nos aînés avaient donné l'exemple de la sagesse et du recueillement! Mais on ne voyait, de tous côtés,
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que lultes politiques, division des pa:lis, émiettement des forces vives du pays. Ce désordre n'était sans doute qu'apparent: le sourd travail qui précède l'avènement d'un état de choses nouveau, l'effort pénible et nécessaire d'un peuple qui cherche un idéal, un e organisation plus équitable et plus puissante; mais, comment la jeunesse l'aurait-elle compris? Aussi, volontiers s'abandonnait-elle au découragement. Les questions sociales qui, de nos jours, passionnent les esprits, même les esprits des jeunes, ce qui est, quoi qu'on en dis e, du plus heureux augure, laissaient à peu près indifférent. Elles. n'étaient point assez mûres pour attirer et retenir. En outre, nul grand courant littéraire , null e grande idée pour laquelle on eût pu s'enthousiasmer et lulter. Le naturalism e, lui-même, ne comptait dans nos rangs qu'un petit nombre d'admirateurs convaincus, et plusieurs s'éprenaient déjà, de préférence, de la poésie du Nord, et de la lillérature étrangère qui satisfaisait davantage leurs goûts du symbole et du rêve 1 •
1. Dès qu'un e cri se mora le se produit dan s nos rangs, la jeun esse presque aussilôl se porle vers les littératures du Nord. De là cet engo uement excessif et mal adif de tant ri e l ec teurs fran çais pour les œ uvr es de Tols toï , Ibse n, Ha upl-
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Ce désarroi des consciences était accru chaque jour par l'enseignement qui nous était donné. La philosophie officielle n'avait plus la belle assurance d'autrefois. L'éclectisme était décidément abandonné, et nos maîtres les plus écoulés, se montraient parfois fort hésitants. C'est alors que se sont véritablement formées et fortifiées toutes ces petites écoles dont la lutte dure encore : les uns s'attachant au dogmatisme moral, si robuste et si fécond, de M. Renouvier; d'autr es, au scepticisme charmeur et dissolvant de Renan; d'autres, enfin, au positiyismc d'Auguste Comte et des nombreux savants qui continuaient son œuvre. Les premiers ont été les plus heureux, car ils ont trouvé de suite urte règle de conduite et une solide explication des choses; les seconds, sans idéal précis, se sont laissé bercer par la douce harmonie des phrases, satisfaits et tranquilles: ni ceux-ci ni ceux-là ne devaient connaître le pessimisme et en souffrir; quant aux troisièmes, qui, écartant le dilettantisme et le criticisme, demandaient à la science seule un credo, i ls y étaient. logiquement cl presq ue invinciblement conduits.
rnann, St rindb er g, .l\laclerlinck, Bj orn slcrn e Bjornson, dont certains c1· iLiqucs paraissent plus préoccupés que de nos au Leu 1·s nali ona ux.
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Dans la jeunesse, en effet, plus encore, peutêtre, que dans l'âge mur, l'esprit a besoin d'une explication générale des choses. Dès qu'il se sent aple à réfléchir par soi-même, il veut se rendre compte, se faire une philosophie, et c'est sur elle que, plus ou moins consciemment, se modè'lent et ses ..pensées et sa conduite. Or, quelle philosophie peut-il dégager de la science, quand, systématiquement, il écarte toute considération métaphysique , comme vame et surannée? Aux yeux du savant qui n'est que savant, l'Univers nécessairement se ramène à un vaste système de forces aveugles et fatales, soumises à des lois inflexibles et poursuivant, impassibles, leurs révolutions régulières. Un mécanisme immense dont les rouages se meuvent, sans qu'aucune lueur d'intelligence et de bonté ne préside à leur œuvre : tel est le monde. N'est-ce pas ainsi qu'il apparaissait déjit à Lucrèce '?
1. Lucrèce, liv. V, p. '196 et suiv. de Lucrece, ch. 1x.
Cf. Martha, le Poème
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N'est-ce pas ainsi que l'ont conçu plusieurs de nos poètes co ntemporains dont nous lisions fiévreusement les ouvrages? Qui ne se rappelle ces vers de Leconte de Lisle :
La nature se i•it des sou ff rances humaines; Ne contemplant jama is que sa propre gra nd e u1·, E ll e di spe nse à tou s ses for ces souveraines Et ga rd e pour ~a part le ca lme e t la spl end eur 1?
Et ces autres plus explicites encore d'Alfred de Vigny sur l'indiITérence de la nature :
Elle m e dit : Je sui s l'impassible théâtre Qu e ne peut re mu er le pied de ses ac teu rs ..... Je n'<) nte nd s ni vos cris ni vos so upirs; à pein e Je se ns passe r s ur moi la comédie hum aine Qui cherch e e n vain au ciel ses muets spec tateurs. Je r oul e a vec dédain, sans voir et sa ns entendre, A cô té des fourmi s les populations; Je ne dis tin gue pas leur te rri er d e leur ce ndre, J'ig nor e e n les portant les nom s des na tions. On me çlit un e mère e t je s uis une tombe. Mon hi ve r prend vos morts comme so n h écatombe, Mon printemps ne sent pas vos a dora tion s 2 •
On conçoiL quel effet devait produire de telles
méditations sur des âmes de vingt à vingt-cinq ans que tout d'ailleurs, comme nous l'avons indiqué, portait déjà à la tristesse et au découra ge ment.
'1. Leco nte de Li s le, La fonta ine aux lia nes (Poèmes bai·bw·es). 2. Alfred de Vi gny , la Maison du ber.qei-.
TH 0 '1AS. -
Mor. e t éduc.
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Mais la science ne nous montre pas simplement la nature comme indifférente à nos maux, elle nous la montre soumise à des lois que contredisent toutes nos notions sur la moralité. Nous croyons qu'il est de notre devoir d'assurer le triomphe des meilleurs; elle ne travaille, de son côté, sans nul souci de la justice, qu'à assurer le triomphe des plus forts. C'est là ce que Darwin el Schopenhauer ont, avec tant de relief, définitivement mis en lumière. Quelle est, on effet, l'existence des êtres vivants? Un combat perpétuel : combat en tre les plantes qui se disputent et les sucs de la terre et les rayons du soleil ; combat entre les animaux qui ne subsistent qu 'en s'entre-détruisant; combat entre les hommes qui, malgré les entraves de la civilisation, se querellent pour un lopin de terre, pour une place, pour moins encore. De telle sor te que, à tous les degrés et dans Lous les temps, tous se font une guerre acharnée, violente, dont les vainqueurs finalement sont les plus robustes et les plus adroits. Tels sont les faits que nous
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dévoile la science : quelle est maintenant la leçon qui s'en dégage? On sait comment ils furent interprétés par quelqu es fanatiques devenus tristement célèbres, et qu 'on a désignés depuis sous le nom expressif de stru ggleforlifers. C'est celte interprétation que , dans une conférence publique ' , faite à la salle d'Arras, nous donnait Lebiez, le lendemain de son horrible assassinat et qu'il reproduisait, plus tard, pour sa défen se, quand il fut arrêté, devant le juge d'instruction. - En vo ici le fidèle résum é : « D'où vient, disait-il à ses auditeurs un peu surpris de ses paradoxes, qu e tant d'homm es de valeur mènent une exi stence misérabl e pendant que tant de dégén érés prospèrent encore et réussissent? - De ce que, a u lieu d'agir comm e agissent les plantes, comme agissent les anim aux , ils se sacrfii ent so ttement à
1. Ce lte co nfér ence avai t po ur litre : " Le foi·t mange le fa ible. " Les id ées qu'il se plut à y d éve lopp er , co mm e un e jus tifi ca ti on de so n crim e, na tu reli e me n t ignor é de ses aud.ite urs, depui s longtemps d éj à il les exposait d eva nt ses ca marad es, ta ntôt fl'Oid emen t, mé th od iq uement , co mm e un professe ur q ui démontre un th éo rème, tantôt violemm en t co mm e un avocat q ui d éfend sa p ropre cause. Tous se clisaien t en l'éco uta nt: • C'es t un fou! "E t ils ha ussaien t le épa ul e:; . Les événements nou s a pprirent qu 'il é tait, de plu s, un t_o gicien à outrance, ne craigna nt pas d e conform er ses actes à ses pensées .
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un devoir chimérique, viclimes de préjugés que nourrissent et développent un système d'éducaLion dangereux, une philosophie radoteuse et des religions vermoulues. - EL quel est le beau résultat de ce beau dévouemehl? - L'abâlardissement de plus en plus visible de la race humaine, puisque les forts sont immolés aux faibles. Mellons-nous donc bravement à l'école de la nalure, la seule éducatrice qui ne mente et ne trompe jamais, car elle instrnit, non par des mols et des fables, mais par des fails. Or, elle nous enseigne que les mieux armés seuls sont dignes de vivre; que les peuples donc ne l'oublie.l)t pas ... Quant aux scrupules qui nous arrêtent, il faut s'en défaire au plus vile. Est-ce que la nalure a donné des scrupules aux animaux? Que de vols et d'assassinats ils commeltent chaque jour, et que, pourtant, nous ne songeons pas à condamner en leur appliquant nos sottes règles de morale! La conscience elle-même n'est que le dernier fanlôme d'une. superstiLion vieilli e : il suffit de le regarder en face pour le faire aussitôt s'évanouir. » Et ce fanlôme, Lebiez l'avait si bien chassé, qu'il mourut sans manifesler le moindre regret, sans témoigner le moindre remords. Il fut ainsi
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logique avec lui-même et avec son système jusqu'au bout: il s'était insurgé au nom de la force brutale, et la force l'avait vaincu : il subit son châtiment sans se plaindre '
Les Lebiez et les Barré restèrent heureusement des exceptions et l'armée des vrais struggleforlifers ne compta jamais, quoi qu 'o n en ail dit, qu'un petit nombre de volontaires. Toutefois, si Lous ceux qui demandèrent à la science seule leurs inspirations, non seulement n'aboutirent point à de semblables doctrines, mais les combattirent avec énergie, beaucoup furent conduils à celle conclusion que la vie, Lcllc qu'elle s'offre à nous, est mauvaise cl que mieux vaudrait qu'elle n'cùL jamais existé. Les slruggleforlifers ont encore une foi, un idéal : ils conservent encore un culte : le cul le de la force;
l. Cc simpl e exempl'c ne nou s prouve-l-il pa s l'influen ce co nsidérabl e que peul exerce r un e doc trine s ur certains esp rits, ca r nul doute que Lebiez ne fut un co nva incu? Il e n ful de lui co mme du " Di~ciplc" de Bourget; la réalité vient ici juslifl cr le roman. - Cf. s ui· la th èse que nou s a von· résumée ici cl s ur sa réfulalion , la be ll e pièce d'A lphon se Daudel : La lutte pou!' la nie. Cf. également, Dostoïew ski : Ci·ime el chdlim enl.
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on sent qu'ils admirenL ceux donL l'intelligence et l'énergie s'imposent. S'ils avaient connu les rêves de Nietzsche, nul doute qu'ils n'eussent accepLé, en partie du moins, les conseils de ZarathusLra et sa théorie de « l'Ubermensch »; - les aulres, au contraire, n'ont même pas ce · culte et celte espérance. - Que vaut, en eŒet, cet homme supérieur dont ils s'enthousiasment? La nature elle-même n'en faiL-elle pas un joueL? L'œuvre de la sélection naturelle ne produit jamais rien de fixe et de définitif. Les êtres les plus parfaits ne sont que des ébauches qu'elle brise, comme elle brise les espèces qui tour à tour disparaissent. pour céder la place à des espèces nouvelles qui disparaîtront également quand l'heure sera venue. Il semble même qu'un organisme soit d'autailt ·plus délicat et plus fragile, d'aulant plus sujet aux maladies et à la souffrance, qu'il est plus perfectionné. La vie et les écrits de ~ascal en sont la preuve éloquente. C'est à la démonstration de celte thèse qu~ Hartmann, avec une rare puissance d'analyse, consacre une parlie de ses œuvres. Passant en revue tous les biens que recherchent les hommes, el qu'il divi~e en six classes, il en étudie la nalure, les caraclères, les eŒels, en monlre le
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néant. Les uns doivent leur prix momentané à de simples illusions éphémères, les autres cnlraînent tant de maux à leur suite qu'ils sont de véritables fléaux. En un mot, et c'est là sa conclusion : « le bilan de la vie se liquide par un défi cit énorme de plaisir et une véritable banquerou le de la nature 1 » .
L On a so uv ent considéré le Pessimisme qtù a sévi parmi nous comme une màladie d'irnporlalion allemande : c'esl l[L un e erreur his toriqu e. Si les ro uvres des philosop hes a ll emands ont e u lanl de s uccès en F ran ce, - un s uccès mème exagér é, - c'est qu'elles co1Tespondaienl à un état d'esprit déjà existant, Leur se ul mérite esl d'a voir donné un nom a u malaise dont nous so uffrio ns, cl d'avoir présenté, comme en 1111 tabl ea u, la plupart des g rie rs que chac un rormulai t. Il crait, d'ailleurs, di[fi cil e de trouver e n France un seul écrivai n qui ail sé ri euse me nt dérendu les Principes métaph ysiqu es sur lesqu els Schop enha uer , Hartman n el Bahnsen, app uyaie n l Loule leur doctrine ... Pour Schopenhauer, si le monde est mauvais, c'est que la volonté est l'essence même de l'ê tre et que tout exe rcice de l'ac tivité es t une sou ffra nce: so n sys tème peul se résume r ainsi : • Être c'es t agir o u vouloir; agir c·est faire effort ; raire effort c'est so uffrir ; donc, êt re, c'e t sou ffrir. " Le plaisir n'es t qu ' un accid e n l dans fa vie, e t un accid en t fàcheux, car il réveille le désir c l avec lui la doul eur. - Hartmann s'es t plus s pécia lement ap pliqué à J'a nalyse des biens r echerc hés par l'h omme, el sa conclusion est, co mm e nous l'avon s vu, que la som me des douleurs l' emporte de beaucoup s ur ce ll e des plaisirs. - Quant à Bahnsen, il va plu s loin e nco r e q ue ses deux prédécesseurs: il s'allaqu e réso lum ent à la loi du devoir el s'e ffor ce de prouver qu'elle n'est qu' une loi dont les arrêts mutuellement se co nda mne nt ; or, celle loi serait tell e, parce qu e la volonté ême esse n ti ell emen l co nlradicloire. d'o ù ell e procède es t ell e-m_ Le pessimisme ne pouvait évidemment all er plus Join . En tête de sa doctrin e Uahn se n a urait pu écrire com me Dante a u se uil de l'enfer: "Laissez lou te es pérance, vous qui en Lrez ici. "
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A ce réquisitoire de Hartmann et des pessimisles qui ont fait cause commune avec lui, on a objecté, il est vrai, que la vie, en somme, élait bonne, au moins pour eux, puisqu'ils en étaient les privilégiés; que leur désespérance, en outre, serait moins grande, s'ils songeaient davantage aux autres, s'ils se dévouaient à quelque noble cause; s'ils se rendaient mieux compte des progrès accomplis déjà, tant au point ac· vue du bien-être rnalériel, qu'au point de vue de la moralité : La vie à certaines heures est méchante, sans ùoule, mais ne dépend-il pas de nous de la rendre de moins en moins dure pour ceux qui nous succéderont dans l'avenir? Au point de vue purement scientifique, ces objections ont-elles la vertu qu'on leur prête? . Qu'importe, en somme, que nous soyons heureux, si ce bonheur est acheté au prix de mille souffrances; si nos privilèges ne sont dus qu'aux efforts pénibles et continus des travailleurs malheureux qui nous les ont procurés? La condition du plus grand nombre des hommes n'en est pas moins déplorable et l'optimisme de quelquesuns fort irritant. On nous conseille de nous dévouer à nos semblables, à nos enfants, à notre
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pays? Mais quel sera le résultat de notre dévoûment? Ceux dont nous aurons rendu la vie possible seront-ils moins à plaindre q~e nous? Le progrès dont on nous parle n'est-il pas une chimère? Ici encore il est fort à craindre que l'on ne confonde le rêve avec la réalité. Ce que nous apprend la science, c'est que plus vous satisfaites les besoins des hommes el plus ces besoins renaissent, impérieux et tyranniques. Nous luttons avec acharnement pour combattre la douleur, et la douleur se rit de nos efforts, déjoue toutes nos ruses, renaît sans cesse plus aiguë, plus menaçante, plus intolérable, à mesure que nous la serrons de plus près. Qui oserait soutenir que nous ne sommes pas plus accessibles à ses alleintes que ne l'étaient nos ancêtres? C'est là une vérité de fait dont la constatation est à la portée de tous. « Chaque jour, écrit un savant contemporain, s'accroît le nombre de ceux pour qui toutes les impressions sont pénibles, chez lesquels l'exercice a·es fonctions les plus simples devient douloureux. Leurs souffrances sont même multipliées à ce point que nolre langue, malgré sa richesse, n'a plus assez de superlatifs pour répondre à ces exagérations. En outre, ils sont si nerveux, et leur constitution
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est si délicate, qu'il leur esl impossible d'endurer la moindre douleur 1 • » N'est-ce point notre siècle, siècle de civilisaLion avancée, qui a vu naître Loutes ces âmes d'une sensibilité excessive, d'aulant plus blessables qu'elles sont plus affinées et dont l'analyse enrichit la plupart de nos œuvres liLLéraires? Est-ce là le progrès qu'on nous fait espérer? l'idéal qu'il fauL poursuivre? La loi ùe l'évolution, que l'on confond avec la foi du progrès, tend clone, en clérinitive, à accroîlre de plus en plus la douleur des êtres vivanls, à mesure qu'elle travaille à rendre plus complexe leur conslitution physique et mentale. Comment, dès lors, ne pas conclure que le monde est mauvais, et ne pas en revenir à cetle plainte de Job : « Malheureuse la nuit où un homme a été conçu!» Tels sont les arguments dont, il y a vingt ou vingt-cinq ans, la jeunesse pessimisle se leurrait. Il serait superflu, sans cloule, <l'en enlreprendre, après Lant_ cl'autres, une rigoureuse critique. Mais peut-êlre n'élait-il pas inutile de monlrcr, par un exemple précis, à quelles conséquences la science peut conduire lorsqu'elle est prise comme inspiralrice unique, et comme uuique règle de vie.
1. D' Jules Rochard,
La douleur.
�CHAPITRE VI
La morale esthétique.
On a défini le Pessimisme « la maladie de l'idéal». C'est parce qu'ils n'ont pu découvrir le vrai sens de Ja vie, entrevoir les raisons qui légitiment la douleur, se donner à eux-mêmes une éxplication des choses · qui satisfasse leur impérieux besoin de jus lice, que les pessimistes ont corn;idéré l'existence comme un mal. Ils se sont attachés à la science seule, el la science leur a fermé toute perspective sur l'au-delà, et la vie est restée pour eux une énigme. Nulle doctrine, peut-être, n'a mieux mis en lumière la nécessité pour l'homme,qui veut remplir son rôle d'homme, de s'é lever au-dessus des faits, et de chercher, pour règle de conduite, une loi supéricme à celle qui régit les forces brules de la nature.
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Cet idéal queles pessimistes n'ont pu dégager, il semble qu'enfin on l'ait aperçu de nos jours, et, s'il faut en croire quelques moralistes de la dernière heure, disciples plus ou moins fidèles des Grecs, c'est l'esthftique qui nous le fournirait. Sans renier la science qui les a bercés, ils reconnaissent qu'au-dessus d'elle il y a une puissance qui la domine, la puissance de l'art; qu'audessus du vrai, il y a le beau, et que c'est sur la hel:}uté que ' nolre esprit doit se régler. Examinons, d'ailleurs, les arguments qu'ils invoquent et les conséquences qui en découlent .
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Suivant un petit nombre d'entre eux, - car ils forment déjà des écoles distinctes, - les hommes se di viseraient en deux classes : les « intellectuels » ... et les autres. C'est des premiers spécialement qu'ils s'occupent. « Nous reslons, disent-ils, enlre nous. » Or, les intellectuels sont ceux qui c, ayant dépouillé leur individualité, étant sortis de leur caste et de leur race », ont <c perdu le goùt de Loule activité, et se trouvent, par un heureux privjlège, placés au
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point de vue de la contemplation sereine ». Guéris, comme ils s'en glorifi ent, « du mal hystérique qui est le principe du mouvement clans l'humanité, ils cessent d'agir et se tiennent en leur observatoire ». De là, la vision toute spé1. Comm e on le voit, nou s la isso ns ici à l'a uteur qu e nous citons le soin de définir lui-m ême le titre qu'il se donne ; m:ii s, depuis qu e ces li gnes onl é té écriles, le term e d'inl elleclu el a pri s un e ex tensi on beau coup plus gra nd e e til se mbl e bien qu e tou s les esprits clairs e t préci s regre tle nt l'abu s <JUi en es t ra it. D' un côté, en e ITe t, MM. Brunetière e t Lemaitre, de l'a utre MM . d e Presse nsé et Pa ul Meye r , d' un commun accord, le co nch1rnn e nl. Co mm e 111. Lemaître, M. P. Meyer le trou ve " rà che ux e t ridicul e "; c'es l là, dit-il , " un e appellation vague d'aulant plu s diffi cil e à d éfinir qu'elle manqu e d e traditi o n " (Le tlre à M. Le ma itre.) M. d e Pressensé, clans sa co nrérence s ur l'idée cle Pali·ie , r econn a it égal ement qu e c'es t un " mo t bi en imp,·opre et bi e n /iicheux "· - li es t bi en ràc he ux, e n e ITet, et en voici la prcu ve : Da ns un e r éuni on, co mposée presqu e exclu sivement d'ouvri ers, l' un d'eux vint me demand er d e vouloir bi en leur dire ce qu e c' es l qu'un ù1lelleclu el. Gra nd rut mon e mbarras. Je n e pouvai s leur dire san s cloute qu e ce mot dés igna it" les plu s intellige nts" ; la cl él1nition e ût élé imprud ente et fauss e; j e r épondis simpl ement qu 'o n entendait pa r là ce ux qui travaill e n 1. surl ou t in lell ec tu cll emen t, tels qu e les écrivai ns, les a voca ts, e tc ... Je n'avais pas ac hevé qu e mon inlerl oculeur reprenait av ec for ce e t non sa ns co lèr e : " Ain si, ju squ'à ce jour nou s avion s eu des classes l)ie n cli s linctes, les nobl es, les bourgeoi s e t puis les travaill eurs; ma intenanl, cela change, nou s au1·o ns les inte ll ec tu els d'un cô té el nou s de l'autre, ..:'es t-à-dire loujours de s ari s tocra tes . EL ces intell ec-. Lu els s'im agiu e nt qu 'il s aim e nt se ul s la ju s tice e l la vérité ... Eh bien, il s se trompe nt. .. .. Je r és um e bi en e ntendu sa r éponse, qui rut lrès applaudi e. - Si j e ra pporte ici cette a necdole, c'es t qu 'ell e me paraît très sugges ti ve e t bonne à méditer. ·
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ciale qu'ils ont des choses, vision purement intellectuelle et qu'avive le désintéressement du désir de vivre. Ceux que tourmente encore ce clésir ont la vue obscurcie par les buées qui s'élèvent sans cesse du labeur de leurs activités; chez les intellecluels, au contraire, s'est opérée l'entière métamorphose de la volonté agissante en volonté spectatrice. cc De celle volonté résorbée tout entière clans le regard et qui n'agit plus, aucune buée ne s'élève qui puisse restreindre le cercle de l'horizon, en sorte que celte absence de vapeurs dans le ciel de la connaissance crée l'étendue de la vue intellectuelle. » L'inlellecluèl doit donc, une fois élevé à cel état spécial inaccessible à la foule, apercevoir ce qu 'elle n'aperçoit pas, jug-cr les systèmes comme ils le méritent, établir avec plus de justesse une hiérarchie des valeurs et par suite apprécier sainement et les hon~mes el les choses. Quelle sera, maintenant, la ligne de conduite de ces nouveaux penseurs, ou, pour emprunter leur langage plus précis, l'attjtitcle qu'ils prendront, et vis-à-vis des autres, et vis-à-vis d'eux-mêmes? Vis-à-vis des autres, cette altitude ne peut être que celle << d?une négation universelle », celle nég·ation intervenant « pour discréditer le lem ps présen L
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et favoriser l'éclosion d'autres rapports enlre les choses ». Vis-à-vis d'eux-mêmes, la seule alLitude qui convienne, est ·« de contemplation eslhétique ». « Elle consiste à s'intéresser aux phases successives par lesquelles une énergie s'objective vis-à-vis d'elle-même en un système moral : décomposant sa spontanéilé en lois impératives, à mesure que celle-ci se disperse et s'évapore, la récupérant extériorisée en contraintes religieuses et sociales qui développent sa virtualité selon des modes nouveaux. Toiit désir d'intervention est, cela va de soi, écarté; il n'est que d'admirer par quelle suite les gestes d'un tempérament sont devenus, pour Lous ceux qui participent de lui, les lois du monde, les notions abstraites du bien et du mal, ùu juste et de l'injuste. » Ainsi se dessine tout un sy~tème moral ou social purement· esthétique et dont la valeur se mesure à la beauté. Il est fort difficile sans doute à ceux qui n'ont pu se <c démunir encore des émotions qui sont l'apanage des volontés en acte et chasser · les buées qui surgi~sent du labeur .de leurs énergies», d'apprécier comme il convient celte vision intellectuelle des choses et la conception morale qui s'en dégage. Aussi bien les intellectuels
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reconnaissent-ils qu'il n'est point donné à tous d'atteindre à ces hauteurs. Leur atlitude contemplative et eslhétique ne saurait donc convenir qu'à ceux qui sont logés déjà dans « la tour d'ivoire » dont ils parlent, et qui ont dépouillé toute individualité, c'est-à-dire au petit nombre. Il en était de même des préceples du Bouddha, auxquels ils font songer, et qui, eux aussi, préconisaient la vie contemplative et le nirvâna, c'est-à-dire le renoncement absolu et l'e;tinc\ Lion du désir .. Ce qui prouve que, de tous Lemps, il fallut aux âmes d'élite une morale que le vulgaire jamais ne sut comprendre .
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A côté de ces philosophes contemplatifs s'en trouvent d'autres tout aussi épris d'harmonie et de beauté, mais épris également de vie libre et active. Le sage n'est point pour eux le simple observateur des événcmenls qui, sans cesse, devant lui se déroulent; mais bien celui qui intervient dans leur évolution, s'efforçant même de les modifier et de les seconder quand il le < juge opportun et possible. S'il recherche l'émo~
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lion esthétique, c'est qu'il voit en elle, pour la volonté, le plus puissant des moteurs; si son idéal est un idéal de beauté, c'est qie la beauté lui paraît être le bien suprême. Éveiller en nous le sentiment du beau, et travailler à rendre ce senliment de plus en plus délicat et subtil; faire de la vie, guidée par ce sentiment, une véritable œuvre d'art dont les actes s'harmonisent entre eux et s'harmonisent avec l'ensemble des choses, tel csl le Lut que ces philosophes proposent à nos efforts et dont· la réalisation doit assurer celle de la moralité, Celle conception qui rappelle, non plus l'hypnose des fakirs indous, mais les plus admirables théories de. Platon, et les plus belles œu vres de l'école spiritualiste française de la première moitié de ce siècle, est d'autant plus séduisante qu'elle semble satisfaire à la fois le cœur et la raison. Quelle est, en eITet, l'exclamation qui s'échappe de nos lèvres lorsque nous sommes en présence d'un de ces grands dévoûments qui forcent l'admiration? Nous ne disons pas que « c'est bien », mais que « c'est beau ». N'est-cc pas la même épithète que nous employons quand il faut qualifier la vie des sa-g·es dont la conduite nous est offerte en modèle, la conduite de tous
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ceux qui onL luLté pour la juslice, sans défaillance, qui ont poursuivi sans cesse le même idéal élevé 1 ? C'est que les uns et les autres, dans leurs pensées et dans leurs actes, réalisent un ordre plus achevé que l'ordre ordinaire des choses; contribuent, dans la mesure de leurs forces, à faire disparaître de l'Uni'vers, les discordances qui nous choquent; à nous faire entrevoir une perfection plus grande, un idéal de vie plus féconde, parce que les énergies qu'elle possèùe sont mieux harmonisées _. .. Et ce sentiment cle la beauté, tous sont en.pa1bles de l'éprouver, même les plus incultes. Il naît en eux spont~nément et, parfois, avec une inte9sité saisissante. Racontez aux enfl!:nts, racontez à la foJ!le quelque brillant acte ,de courage, de générosité ou de bonLé, eL une flamme aussitôt s'allume dans les yeux: vous sentez que les cœurs battent plus vite et que les volontés se révcillenL. C'est que l'émoLion esthétique est essentiellement désintéressée et essentiellement contagieuse. Dès qu'elle surgit, on ne songe plus qu'à l'objet qui la fait naître; on s'enthousiasme
1. Les Grecs désignaient par un même mol le beau el le bien réun is (,.0<Ào,a:y"'Ob,) el les anciens Romains disaient co mm e nous: « Pulch,-um ac clecoi·wn est pr·o pafria moi·i. •
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pour lui, et il est rare que cet enthousiasme dont la manifeslalion est presque irrésistible lorsqu'il s'agit de la beauté morale, ne gagne pas de proche en proche el lrès vile jusqu'aux âmes les plus froides. Ces effels de la beauté morale, toutes les autres beautés de la nalure ou de l'art sont capaLles de les produire à des degrés divers, c'est pourquoi leur valeur 6ducalive est imm ense. Platon ' en était si convaincu qu'il conseillait aux éducateurs de son Lemps de meltre le plus possible la jeunesse en présence de toutes les œuvres belles, leur vue ne pouvant inspirer que des pensées sarnes et salutaires 2 • Le beau,
t. • No11s ne pouvons, dit Platon, contempler dans les œ uvres de la nature e l de l'art un e parfaite harmonie, san,; participer à l'i ntelligence qui l'a réalisée, nous apprenons, e n imitant des mouvements si rég uliers, à corriger l'irré g ulariLé des n·ôlrcs. De même, ajoute-t-il, en nou s donnant la musique, les lllu,cs ont vou lu nou s aider à régler el à mettre d'accord entre el les les révolutions capricieu ses de notr e
àn1e . •
2. M. Ravaisso n voudrait éga lemen t " que l'e nfan ce et la jeunesse de toutes classes, mais s urtout l'e nfan ce e t la jeunesse appartenant aux classes populaires, fu sse nt élevées , avant tout, comme dit un poème d' un Lemps qu 'o n r eprése nte so uven t comme Lout à fait barbare, in hymnis et canl icis; que les enfants, les j eu nes ge ns, les adultes, fussen l , clans no s éco les, entourés de rep roductions fidèles des chefsd'œuHe de l'ordre le plus élevé, afin qu'ils puissent e n receYOir, soit une féconde inspiration, soit, tout uu moins, une 11lil e inOuen ce. " - "On se plaint, ajoute-t-il, que les he ure s
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remarque Kant, nous prépare à aimer quelque chose; il nous permet de passer, sans une transition trop brusque, de l'attrait des sens, à un intérêt moral habituel, en nous apprenant à lrouver dans Jes objets même des sens une satisfaction libre et indépendante. » Un philosophe contemporain va plus loin encore et soutient « que l'art nous fait sympathiser avec la vie tout en li ère; qu'il gé néralise nos sen tirnen ls et nos passions et nous met dans l'élat d! une personne sœur de toules les autres, à qui rien d'humain n'est étranger. » Enfin celle morale qui conseille plutôt quelle n'ordonne, qui ne nous recommande d'autre culle que le culte de la beauté, a un m érite inappréciable aux yeux de tous ceux que n'ont pu satisfaire ni les morales utilitaires ni les morales du devoir pur. Elle offre, de plus que les premières, à notre activité, un idéal élevé
d e loisi r soie nt trop so ul' e nl rempli es par des di st rac tion s ou des joies d'un ordre tout matéri e l, où les rnœurs se corrompent, où l'esp rit s'av ilil. En se rait-il de même si les classes populaires éta ient mi ses en é tal de goûler les sa lisfactions cl 'orcl rc s upérie ur que pro eu ren l les belles choses; si e ll es élaienl inslruiles, fùl- ce clans une faible mes ure, à se plaire dan s ce lle so rle cl e divine e l. salutaire ivresse qu e procurent, par l'ouïe e l par la vue, les proportions e l les harmonies?» Ravai sso n, Diclionncti,·e 1 iédagogique ,arli cle J\wr.
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dont on n e peut pas ne pas s'éprendre; ell e_ respecle, en outre, en chacun de nous , la liberté que la seconde sembl e vouloir violenter. Plus « d'impératif catégorique >), - cet impératif qu'on a défini « un caporalisme pour des brutes >>; -- mais Je simple a urait de la beauté. Nous ne devons plus agir par ordre, mais par plaisir; par simple respect du droit d'autrui, mais par bonté et par amour. En un mot , notre règle de conduite, tout en étant conforme à la raison, puise surtout sa force clans le senli_ment, et de là 1ui vient précisément son efficacité, car le cœur restera toujours le plus puissant moleur de la volon L . é On comprend, dès lors, que l' un de nos maîtres ait pu résumer tous ces conseils aux éd ucateurs de la jeunesse dans celle formul e précise : « Donner à la culture eslhéLique tout le développem ent dont elle es t susceptible, eu égard aux circonstances et au milieu, c l élever le but a alleind ~ , à mesure qu ; s'élève le niveau moyen. C'est la définition m ème de l'entraînement : acl alta pe1· alta ' >> .
J. Eveil in : Rapport sur l'enseign ement de la mo,·ale dans les écolesp1'imaires de l'Académie de Paris e n 1897 .
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Nous sommes loin, comme on le voit, des conceptions platement utilitaires qui réduisent toute la morale à un calcul. des intéJê ts, rejettent toute élude qui n'a point d'application prat~que el immédiate, et condamnent l'éducation esthé' tique, du moins quand on veut la donner à tous, sous ce prétexte spécieux que« l'art et le peuple sont ennemis ». Nous doutons cependant que celte morale nouvelle qui tend à substituer l'atlrail du beau à l'obligation du devoir , et les suggestions clu sentiment aux ordres de la raison, ait toute la vertu qu·'on lui prête. Que l'émotion esthétique puisse être un admirable auxUiaire; que les inspirations de la beau lé et de l'art aient pu fournir à quelques grands génies un idéal de conduite admirable et sublime; qu'elles aient même une influence profonde et sur_les enfants et sur les foules, il n'est guère de moraliste qui, à l'heure actuelle, le conteste. Mais s'en remettre à elles seules du soin de nous guider tous, c'est s'exposer à plus cl'une surprise fàcheuse.
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Et d'abord, ne savons-nous pas combien l'idéal de la beauté, - même de la beauté mo;ale, - est flottant; combien ses 'inspirations -, sont conJuses, leur influence inégale, suivant nos états d'àme? Maintes fois il nous arrive de constaler qu'une action est ·bonne, de la louer inté1·ieurement, même 'inalgré nous, alors que sa beauté nous reste inaperçue. C'est que seules paraissent vraiment belles les vertus brillantes, p~u com:ç:rnnes, inacce~siblcs au etit no~bre : les autres, les vertus modestes, celles de tous les jours, celles qui exigent peut-être le plus de force et de persévérance., le plus de vraie moralité, trop souvent laissent indifférents. N'est-ce pas à ces verlus cependant qu'il faut surtout songer : n'est-ce pas en les pratiquant en premier lieu qu'on se prépare à celles qui ont plus d'éclat. L'influence de l'art est plus suspecte encore, quand nulle autorité n'est là pour la combattre. C'est qu'en effet, comme on l'a judicieusement fait observer, « elle s'exerce presque toujours dans le sens où inclinent les hommes, en flattant les désirs accoutumés, les ambitions communes; » c'est que, si elle « calme parfois les passions, fréquemment aussi elle les déchaîne ».
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Les émoLions que fait naître l'art sont, il est vrai, lrès efficaces contre les douleurs morales et, par suile, exlrêmement uliles, mais elles sonl fugilives : « elles ressemblent plulôt à ces remèdes qui endorment la douleur qu'à ces remèdes énergiques qui la suppriment : en Lout cas, elles laissent rarement de quoi se passer d'elles, lorsqu'elles ont cessé 1. » Enfin, ce qui est toujours à redouter, c'est que le culte de la beauté pour Ja beauté ne nous porle à préférer la forme au fond, les belles phrases, même vides, aux solides pensées; c'est qu'il ne nous amène à méconnaitre les vrais caraclères de la vie qu'il nous faut vivre, et ne nous rende trop indulgent pour certains acles, lrop dédaigneux pour certains aulres. La vie qui nous esl faile est loin de ressembler à un élégant poème Jont les épisodes s'harmonisent enlre eux. Le souci de celle harmonie rêvée ne doit même pas êlre nolre souci principal : nous préférerons Loujours à cel éloge célèbre : qiialis arti(ex! » cet autre éloge plus simple : cc quel honnête homme! » La heaulé du geste nous importe peu, si la pensée qui l'inspire est con1. ll. Berr : Vie et science.
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Lrail'e au devoir, quelque prosaïque d'ailleurs que soit ce devoir. Lorsqu'elle conduit soit au dilettantisme, soit au mysticisme contemplatif dont nous avons parlé déjà, la morale eslhélique devient un vrai danger. Les époques où l'art a bl'illé du plus vif éclat nous fournissent sur ce po1nt plus d'un renseignement utile. Que l'on songe, par exemple, aux Italiens de la Renaissance « dont l'idéal social, les habitudes, la conception do la morale el de l'homme sont conditionnés el déterminés par le concept do l'art 1 », el que l'on rnelle en regard leur conduite. Le parallèle sera des plus concluanls. Que d'exemples encore, même de nos jours, nous prouveraient combien il est périlleux de mesurer à la beauté des choses leur valeur absolue, el combien facilement les préoccupations esthétiques exclusives développent l'orgueil et la vanité! Celui qui s'éprend ainsi de son rêve d'artiste, volontiers s'éprend de luimême et de sa distinction supr~me, lout ce qui s'en éloigne ne pouvant lui parnitre que misérable et vulgaire. Quant à vouloir enseigner celle morale à nos
J. Cf. John rl.cldin gt.on Symonds, Renaissance in Ital!J.
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)!or. e t ôduc. .
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enfants, ce serait pure chimère, et ceux qui le tenteraient feraient vile regretter Je vieux catéchisme d'autrefois. Ce qu'il faut à la jeunesse, ce !sont des notions nettes el précises, et de telles I no Lions, en esthétique, sont rares; ce qu'il imporle de lui apprendre avant tout cl surtout, - car de cela elle ne peut en aucune manière se passer, - c'est la distinction clu bien et clu mal. T" du juste et de l'injuste. Ce dont il faut que, de très bonne heure, le plus tôt possible, elle soit ahsolument convaincue, c'est que le bien, le juste el l'honnête doivent être pratiqués, tout ce qui leur est contraire, combaltu. Il faut qu'elle acquière 1 le respect et l'amour du devoir, qu'elle se senle tenue" à lui objit: et qu'elle sache que la loi qui l'oblige est respectable et sacrée. Voilà sur quels fondements il est nécessaire d'asseoir une éducation, si l'on veut que cette éducation soit vraiment profitable; si l'on veut qu'elle contribue à élever l'individu et à améliorer la société. Et, ce sont précisément ces idées do devoir et de loi inviolable que l'esthétique no nous montre pas. Il se peut que son idéal éclaire toute conscience, comme l'idéal du bien, mais il l'éclaire d'une lumière moins vive et moins soutenue. C'est que le premier a sa source dans la rai~on qui est, en défini-
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live, comme le remarquait Descartes, la faculté la mieux répandue parmi les hommes, tandis que la seconde a sa source surtout dans le senliment qui est mqbile, cha1~geant, sujet aux défaillances ) et à l'cxal!ation, tributaire de mille causes étrangères, et, par suite, extrêmement décevant. La nécessité de maintenir entre le beau et le bien l'ancienne distinction des anciens philosophes, distinction qui peut-être s'efface, comme le pensait Platon, lorsqu'on s'élève sur les sommets, - paraît surtout évidente lorsqu'on :i_t au milieu des enfants. Pour les ~ri~cul-:,. 1 ~ on conçoit, à la rigueur, que l'émotion esthétique et l'émotion morale se fondent cle Lelle sorte qu'il soit superflu de les séparer; pour les esprits simples, - et tel est l'esprit cle tous nos enfants, - celte fusion n'est jamais complète. Dites-leur qu'il est beau de ne pas voler, de ne pas mentir, ils ne vous comprendront pas: dites-leur que ces actes sont injustes, qu'ils ne doivent pas faire aux autres cc qu'ils ne veulent pas qu'on leur fasse, et ils entendront vos conseils. Prétendre de même que lïnilialion aux belles œuvres de la nature et de l'art pourra suppléer à un enseignement moral proprement dil, c'est s'illusionner plus qu'il n'est permis sur
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les aptitudes de la jeunesse, et tous ceux qui la connaissent autrement que par les écrits des philosophes, sont unanimes sur ce point. Est-ce à dire que nous devions bannir toute éducation esthétique comme étant sans portée? Nous avons clairement établi le contraire. Sans elle, maitres et paren_ n'accompliraient que la ts moitié de leur tâche, et, maladroitement, se priveraient d'une aide inclispensable. Seulement celle éducation ne doit être qu'une 6clucalion secondaire ;Jr- un moyen de féconder l'autre el de la rendre plus efficace en la rendant plus aimable et plus complète~ Par elle, nous pouvons accroître l'amour du bien et fortifier la volonté de toute l'énergie qu'elle empruntera au sentiment éveillé. C'est à la même conclusion qu'aboutit l'un de nos éducateurs contemporains qui a le mieux fait ressorli1· toute la puissance et toute la fécond ilé de l'émotion eslhétiq ue, lorsqu'il recommande de faire réfléchir les enfants sur « les conflits du beau et du bien dans les lettres cl dans les arts », et de leur expliquer « pourquoi le bien doit toujours l'emporter 1 ».
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éga lem cnL: Balfour: Les bases de la cl'oyance. - Robert de la Sizerann e : John Ru skin: La religion de la beauté. - Tolstoï : Ua1·t. - Brun e ti ère : L'ai·/ el la morale, clc ...
1. Evellin, op. cit. -
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�CHAPITRE VII
Le Dilettantisme.
PendanL que naturalistes et esthéticiens, par des voies différentes, cherchaient à découvrir les sources du devoir, un groupe d'écrivains subtils faisait revivre, parmi nous, un jeu cher aux anciens Grecs, et dont le succès, assurément, a dépassé leur allenle. Cc jeu est le clüettantisme. Tout de finesse et d'esprit, de souplesse et de ruse, son but paraît être, avant tout, d'étonner et de plaire : d'étonner par ses paradoxes, renouvelés sans cesse; de plaire par l'art exquis qu'il met à les vêtir. - Railler, sans amertume, ce que la foule admire, et louer, sans aigreur, ce qu'elle blâme et condamne; traiter avec un sérieux apparent les choses les plus frivoles, et,
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sous une forme au moins légère, les choses les plus sérieuses; laisser entendre que l'on ne dit pas tout ce qu'on pense et que l'on ne pense pas lout ce qu'on dit; criLiquer en louant; louer en critiquant; se moquer avec une ,bonhomie mali-cieuse et charmante des hommes cl des choses; renverser une à une, avec toutes les nuances du respect, les idoles du jour, les croyances des uns et les ccrlitudes des au tres; - enfin, discrètement s'écarter des manières de penser du profane, en insinuant que rien ne mérite ici-bas ni l'amour, ni la haine, hormis, peut-être, la douce harmonie du Verbe ... Tel est le jeu que les virtuoses du dilettantisme onl acclimaté parmi nous, nop.obslant les colères des philistins moroses, ennemis nés de tout ce qui lrouble leur béotique tranquillité.
Quelles jolies choses nous devons à ces grands maîtres ironistes, et quels services ils nous ont rendus! - Nous lem· devons, d'abord, les plus délicieux: poèmes philosophiques : c< ces beaux rêves par lesquels ils s'enchantent eux-mêmes ,, et nous enchantent, ces hypothèses si riches de
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poésie, sur la nature et l'avenir des choses, sur la moralité et sur les arts 1 ; - nous leur devons encore celle ample moisson d'œuvres où, d'une plume alerte et singulièrement pénétrante, sont analysées et jugées toutes les passions humaines el, notamment, l'amour sous ses aspects changeants, depuis l'amour vulgaire, impétueux el sensuel, jusqu'à l 'amour ·maternel, fait d'espoir el de Lendresse, jusqu 'à l'amour mystique des solitaires « ivres de Dieu »; - nous leur devons ces critiques littéraires, toutes d'impressions personnelles el de notations aiguës, si fécondes toujours par les idées qu'elles suggèrent; - nous leur devons même, sur l'éducation, des livres dont un, au moins, durera autant que la prose française, nulle part l'âme de l'enfant n'ayant été effleurée d'une main aussi douce, nulle part ses sentiments indécis et fuyants n 'ayant été décrits avec autant de sincérité moqueuse 2 • En nous léguant ces œuvres ils ont fait plus encore: ils nous ont délivrés des enthousiasmes naïfs et des admirations béates que tant on nous
1. Conf. su rlou L les dialogu es philosophiques de Renan : l'Abbesse de Jouarre, etc. 2. Conr. les romans d'Anatole France, ses c ritiqu es liltèrail'es, Le Jan/in cl'Èp-icure e t principalement : Le Livre de mon
ami.
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reproche! C'est, en eiTct, mortel pour l'enlhousiasme de voir comment, sous leurs doigts, se lransformenl et se déforment nos célébrités les plus chères, pauvres baudruches dégonOées; comment aussi s'e[rile promplemenl, ll'islement, le « vieux dogmatisme vermoulu » qui, malgré tout, abrite lanl d'esprits sans malice! Et c'est ainsi que nous assistons à la ruine de tous nos systèmes les plus laborieusement édifîés; à l'évanouissement des doctrines les plus savamment défendues; que, des vieilles métaphysiques, « cathédrales clésafTeclées », il ne reste plus que poussière. - Tout alors nous paraît si fragile et · si éphémère, « l'écoulement des opinions humaines 11 si rapide el si vain, qu'une mélancolie profonde nous envahit, doucement bercée par l'l.iarmonie des phrases qui nous ont désalrnsés.
Mais, nous l'avons remarqué, tout cela n'est qu'un jeu, un jeu dont les grands joueurs eux. mêmes ne sont , pas dupes; un jeu auquel on se laisse prendre, comme à la musique des beaux vers, comme au chant d'un arliste; un jeu dan-
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gereux aussi lorsqu'on veul s'y mêler sans préparation suffisante. C'est de là, en effet, que nous sont venus Lous les faux dilettantes dont le monde fourmille. Et d'abord les philosophes de parade, petits Renans à chausses courtes, qui brûlent, à leur tour, de renverser leur << cathédrale métaphysique ou religieuse », de pourfendre leur système, de faire crouler leur doctrine. Ah! qu'il foiL beau les entendre imiter la voix du maître en cherchant à détruire, sous leurs railleries accumulées, les arguments subtils des penseurs écoutés! Pendant toutes ces prouesses, on songe, malgré soi, à ce tableau d'un autre ironiste
Un éléphant se balançait Sur une toile d'araignée.
Et de fait, l'éléphant se balance et la toile ne rompt jamais. Puis c'est la 16gion des sous-Bergeret, rééditant les formules du Bergeret première -marque : « Les opinions ne sont que des jeux de mots. Nos idées morales ne sont pas le produit de la réflexion, mais la suite de l'usage. La morale est la somme des préjugés de la majorité, elle est indépendante des principes .... Elle change sans cesse avec les moyens et les coutumes dont elle est la représentation frap-
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panle et comme le reflet agrandi sur le mur ... » Et ces autres encore : « La verlu est comme le vice, une nécessité qu'on ne peut éluder .... L'amitié n'est vraimenl sûre que si elle s'ignQre elle-même, et ne dépend pas de la raison .... » D'où cette conclusion d'une logique rigoureuse : « J e ne suis pas Lrès éloigné de penser que la vie, telle du moins qu'elle se manifeste sur la Lerre, esl l'elfet d'un trouble dans l'économie de la planète, un produit morbide ... un mal qui lui est particulier. Il serait désolant d. penser qu'on e mange et qu'on est mangé dans l'infini des cieux. » Et pendanl qu'ils deviennent ainsi de dociles échos, ils ne remarquent pas le sourire moqueur de celui qui les inspire , ni Lous les méchants tours qu'il laisse jou er à son héros : pauvre M. Bergeret 1 ! La vraie morale de l'auleur leur reste insoupçonn ée. Enfin, plus bas , plus bas encore, bien bas, s'agitent, ravis d'e uxmêmes, tous les esprits frondeurs, pîlres du paradoxe, dont l'a.rl unique est de contredire, d'afrirmer quand les autres nient, de nier quand les autres affirment, de faire, en un mot, de l'opposition sans grâce, sans trêve, à tout propos ,
'1. \'oyez l'01·1,1e du Mait cl le Mannequin d'osier.
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surLout hors de propos, pour le simple plaisir de ne paraîLrc pas penser comme la foule. Mais, esL-ce bien encore du dilettantisme? Moins naïve qu'on le pense, la foule elle-même 1-e conteste : aussi qualifie-t-elle ce jeu dégénéré d'un vocable plus expressif, quoique moins disLingué 1 •
Celte influence toujours grandissante du diletlanLisme sur nous, s'explique d'autant mieux
J. De ces sous-d il eLLanLes, nous pouvons rapproch er encore Lous les jongleurs de mols e l de rim es qui semblent n'avoir vu da ns le dileLLanLisme qu ' un facile moyen d' é tonn er les ùmes candides, de les sca ndalise r mème, au besoin, el cl'aLlil'Cr sur eux l'allcntion du public. Comment interpré te r autrement, par exe mple , ces vers bien co nnus :
Qu importe, si le gosto est bc au La semence quo l'on ëgrènc; Qu'ivraio et froment dans la plaine Germont quand vient lo renouveau :
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Qu'importe, si le geste ost beau!
Si la rime est ri c ho, quïmporte Lo Dieu que ta iruso a chantô? Est-ce mensonge ou vérité,
Ris ou pleurs que ton vers apporte?
S i la rime est riche, qÙ'importc? La Patri e est où l'on est bien; Quel que soit le nom quo l'on porto ; - La chose assez peu nous importe! Anglais, Français, Italien : La Patrie est où l'on est bien!
Quelle joie nous causerions à l'a uteur, si nous prenions a u tragique celle plus ou moins sp iritu ell e esp ièglerie!
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que, né à notre époque, il en résume à la fois les qualités et les défauts. Les causes mêmes qui l'ont fait naître devaient en assurer le succès. En effet, l'application des méthodes scientifiques aux éludes de tout ordre; le recours incessant à l'analyse des faits, le renversement définitif de dogmes jusqu'ici jugés inébranlables, l'habitude de plus en plus générale de la réflexion et de la discussion, la liberlé sans limite, en matière d'opinions, revendiquée par Lous, avaient depuis longtemps préparé les esprits à ces négations audacieuses et à ses ruses de combat; en oulre, la curiosité de plus en plus grande qu'éveillent les œuvres d'art, lorsqu'elles ne sont point banales, lui assurait cl'arnnce les faveurs des lellrés. Le dilellantisrne a donc simplement, par ses critiques, continué une lùche fort avancée déjà, mais il l'a continuée, - et c'est là son inappréciable mérite, - d'une main plus experte et plus souple, non plus en déployant l'appareil trop austère et parfois encombrant Jes savants et des philosophes, mais en dissimulant, comme tout bon joueur doit le faire, avec une habileté merveilleuse, ses moyens d'attaque les plus sùrs. De là son grand succès; de là aussi les dangers qu'il pré sen Le.
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Le plus grave de ces dangers est de prêter Lrop aisément aux interprétations fantaisistes et d'être rarement compris, même de ceux qui l'admirent. La part considérable qu'il laisse à la critique, sa peur instinctive des affirmations catégoriques el la coquetterie jalouse avec laquelle il prend soin de se '<:lérober lui- même aux questions indiscrètes, tout nous donne le change. Comment reconnaîlre exaclemenl sa pensée vraie, au travers de tant de phrases émaillées d'allusions malignes, de comparaisons ingénieuses et pleines de sous-enlendus? Qui pourrait être assuré de ne le point dénaturer et d'entrevoir sùrement entre les lignes l'opinion qui se dissimule? Aussi conçoit-on que son influence ait élé Lrès diverse sur les esprits de nos jours qui l'ont pris au sérieux, notamment sur les esprits jeunes qu'il devait nécessairemenl séduire. Des uns il a fait des scepliques, rejetant avec force ce qu'ils avaient accepté, · brûlant leurs anciens dieux et raillant, non sa.ris amertume, leurs premières illusions envo lées que nulle croyance saluta ire n;est venue remplacer. Des autres il a fait des rêveurs et des mystiques, recrues inespérées pour les apôtres nouveaux de la morale esthétique. Ce qu'ils ont retenu des ouvrages des
THOMAS. -
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maîtres, c'est que :< la morale est indépendante des principes» el lo bien, contingent, comme tout ici bas; c'est que nul ne saurait trouver « uno ancre sùre. où fixer on fin sa barque; » mais ils on ont retenu aussi les belles théories d'art; ils on ont emporté le culte de la beauté, un sentiment plus vif de l'idéal, un amour plus _profond pour tout ce qui est ordre, perfection, harmonie; de là leur projet chimérir1ue d'identifier l'art ot la vie et de ressusciter, on les accommodant à notre siècle, les rêves de Platon et de tous les artislos incomparables que la Grèce antique a enfantés!
Les conséquences du dilettantisme, clans l'enseignement, seraient beaucoup plus graves s'il parvenait à s'y glisser. Ils sont nombreux, sans doute, ceux qui prennent encore au sérieux leur tâche, nous dirons même, avec eux, leur mission; qui s'intéressent aux enfants· qu'on leur a confiés, s'affligeant de leurs tristesses, se réjouissant do leurs succès, et cela, très sincèrement; bien plus, qui se préoccupent do leur avenir et dépensent, sans
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compter, leur savoir et leurs forces; mais ils sont nombreux aussi ceux que ne vis ite point un tel enthousiasme. Pour enseig·ner avec fruit, il faut des convictions solides, el combien de convictions ont été ébranlées par Ies critiques des iron isles? Pour aimer son travail, il faut le croire utile, et l'on s'applique à nous montrer l'inanüé de nos. efforls; pour être un bon éducateur, enfin, il faut une règle sûre de conduite, el l'on nous affirme que toutes les règles de conduite cl Lous les principes ne sont que préjugés. Dès lors, que peut-on bien attendre de maiLres qui sont séduits par ces doclrincs et mettent le dilettantisme en pratique; qui, par crainte du dogmatisme démodé, se comportent en sceptiques, se moquant et d'euxmêmes, - ce qui est assurément leur droit, cl des fonctions qu 'ils exercent, ce qui esl moius. excusaLle? Quelle action salutaire auwnt-ils sur -leurs enfants; quel bien pourront-ils leur faire? On répète de Lous côtés qu'à l'heure où nous vivons, le pays a besoin d'hommes qui agissent et non qui rêvent, qui soient capables de vouloir et d'aller jusqu'au hout de leur volonté: or, est-ce le dilellantisme qui saura nous les donner? L 'expérience chaque jom· nous fournil la réponse. C'est pourquoi nous croyons prudent de rnellr e
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en garde contre cc jeu dangereux les esprits non prévenus. Qu'ils l'abandonnent à ceux qui ont assez de loisirs pour en étudier les finesses r.t en bien pénétrer le sens. I ls ont, eux, mieux à faire: qu'ils cultivent leur jardin, bravement, courageusement et n'oublient jamais ce précepte de haule sagesse, à savoir que, dans l'enseignement, le seplicisme des maîlrcs est plus dangereux encore que leur ignorance.
�CHAPITRE VIII
Le devoir et l'intérêt.
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A côté des morales naluralisles qui, sans cesse, se rajeunissent aux sources vives de la science, se développe de nos jours, comme nous l'avons montré, loul un gToupe de morales rationalistes, eslhéliques et mystiques, éprises d'un idéal de vie plus pur el plus parfait. Comme les religions qu'elles voudraient remplacer, plusieurs d'entre elles onl leurs grands prêtres, leurs conciles, leurs mandernen ls officiels; elles ont même des fidèles : c'est pourquoi ceux qui s'indignent des empiètements de la science et de ses exigences toujours croissantes, peuvent se rassurer; ils sonl nombreux encore, trop nombreux même à nolre avis, les domaines de la pensée où son influence est encore ignorée.
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De toutes ces morales, la plus célèbre et la plus digne, assurémenl, de l'être, c'est celle qui l)réconise le culle « du devoir pour le devoir » . On sait avec quelle force et quelle autorilé elle fut exposée par Kant, et quelle haute idée elle nous donne de la personnalité humaine et du respect qui lui est dû; mais chez beaucoup de ses inlerprèles, plus ou moins fidèles, elle se lraduit parfois en des formules si auslères, si rigides, qu'elle déconcerte la raison et décourage les volontés les plus désireuses de bien faire. En e[et, le devoir nous est représe\1lé souvent comme une obliga tion qui s'impornit par elle-rnème, sans condition, sans explication, sans motif; comme un impératif calégorique auquel il faudrait se soumeltre sans lui demander ses titres. De telle sorle que nos actes ne seraient pas obligatoires parce qu'ils sont bo?s; mais seraient bops, parce qu'ils sont obligatoires. L'homme est ·comme le soldat à son poste : il n'a qu'à obéir à sa consigne ;-peu importe qu'il la comprenne 1 •
L Nous nou s bornerons à signal er ici les discussions le,; plus intéressantes que ce lle théorie a so ul evées entre nos philosophes contemporains : Jan e t : La nw,·ale, ch. li; Henouvier : La science de la mo,·ale et: Essais ·de critique, Psychologie, t. III; - Pillon : Ci·iLique philosophique, 18î5 et
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Ce n'est pas tout : le devoir que l'on caractérise ainsi s'opposerait radicalement à l'intérêt et consisterait essentiellement dans le renoncement, l'abnégation, le sacrifice. - Par conséquent, celui-là seul est un êlre moral, au sens rigoureux du mot, qui est capable de s'oublier soi-même, d'imposer silence à ses inclinations personnel les el cle se soumellre à l.a loi uniquement par respect pour la loi. Toute préoccupation étrangère, tout souci <le notre intérêt propre, Loule recherche d'un plaisir quel qu'il soit, enlève à notre conduite son caractère moral et son mérite : nos actes se trouvent viciés clans leur source mème, c'est-à-dire dans l'intention d'oü ils procèdent : nous ne sommes plus que des égoïstes. Ainsi, égoïsle - et, probablement, bltllnable aux yeux de ces moralistes, - est l'enfant qui travaille non par pur respect du devoir, mais pour mériter l'aileclion des siens, pour réussir dans ses études et en recevoir la récompense; - égoïsle ·et sans mérite est l'ouvrier, quelle que soit sa profession, dont l'ardeur est soutenue par la promesse d'un salaire et l'espoir d'un avancement ou d'une clistinclion
1876; - Fouillée : Critique des systèmes de momle conle mpornins, liv. Ill, p. 17 el suiY. (Pari s, F. Alcan.)
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convoitée; - égoïste est le savant qui se réjouit d'avance des découvertes qu'il pressent et de la gloire qui, peut-être, s'attachera à son nom; égoïste, enfin, et platement égoïste, l'homme qui se dévoue à sa famille, à son pays, à l'humanité , avec l'arrière-pensée quo son sacrifice lui sera compté un jour, sinon dans celle vie, du moins dans une vie meilleure. Tous ne sont que des (( spéculat"eurs de vertu », suivant l 'oxpression de M. Rena?, et leurs bonnes actions, des placements intéressés!
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Telle est la morale que l'on nous prêche de différents côtés, qu e l'on prêche même à nos enfants non seulem ent dans certains lycées, mais encore dans nos plus modestes écoles primaires 1, et nous ne doutons pas qu'elle puisse produire des résultats heureux. Toute parole, toute doctrine propre à éveiller en nous des ~entimenls généreux et à modérer nos tendances égoïstes,
'l. Nou s avon s sous les ye ux plu sie urs ma nu els de mora le e l d' in s tru c tio n civique où se ul s les ac tes cl e cl é voûm e nL e t d e désinté res sement absolu s sont re prése ntés comme ayant un e val e ur moral e . Qu e le s e nfa nts se laisse nt co nva incre e t nous auron s bi e ntô t un e abondante moisso n de h é ros e l cl e saints !
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en fait, est salutaire. Il est bon de rappeler aux enfants et quelquefois aux hommes que ceux-là seuls sont grands qui sont capables, à un moment donné, de se dévouer, c'est-à-dire de penser moins à eux qu'aux auLres, moins à la vie elle-même qu'aux raisons qui la rendent digne d'être vécue, mais, par excès de zèle, n'esl-ce pas leur donner de la vertu et du devofr une idée bien élrange que de les opposer sans cesse à !'in térêL, en identifiant la moralité avec le désintéressement absolu? Cc qu'on oublie, d'abord, c'est qu'il est tout à fait impossible à l'homme de s'abstraire de son moi. N'esl-il pas évident que si nous ne nous aimions pas nous-mêmes, nous ne saurions aimer les aulres? Supprimez le charm.e qui accompagne le dévoùment à nos semblables, l'obéissance à la loi, les sacrifices fails à la vérilé et à la jus lice, el Lous ces acles deviennent inexplicables : ils ne seraient pas accomplis, s'ils ne nous étaient pas en quelque façon agréables. En second lieu, n'est-il pas arbitraire de soutenir que notre souci doit aller uniquement à nos semblables et que l'indilTérence pour tout ce no11s concerne est indispensable à la vertu? S'il est vrai, comme on l'admet d'ordinaire, que la
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personne humaine a une valeur qui lui est propre, qu'elle est inviolable et sacrée, il doit être vrai également que nous devons la respecter et l'aimer partout où elle se trouve, en nous comme dans les autres. C'est là ce que KanL nous explique clairement dans sa maxime si souvent citée : « Traite toujours, nous dit-il, _l'humanité en toi el dans les autres, non comme un moyen, mais comme une fin. » Remarquons bien qu'il nous conseille de songer à l'humanité qui est en nous, à la personne que nous sommes en même temps qu'à celles qui nous entourent. C'est dans le respect de nous-mê~1es que toute règle de morale a sa racine; c'est à défendre notre propre dig nité, à aITrancbir notre volonté raisonnable, à maintenir ses droits que nous devons nou s appliquer annt tout , car c'est là notre premier devoir. Toute autre manière de concevoir l'obligation morale est conlradicloire e t vaine. Voici, en effet, à quelle conclusion nous conduit la doctrine courante du sacrifice c l du désintéressement : cc Ma vie et mes Li ens , nous dit-on, ce sont-là des intérêts égoïs tes, des choses viles, par conséquent, et je dois les sacrioer à autrui, parce que la vie et les biens d'autrui, ce sont là
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des choses sacrées! Mais, d'autre part, votre vie el vos biens, à ce compte, ce sont là pour vous des in lérêts égoïstes, et par conséquenL des choses viles, et vous devez sans hésilalion les sacrifier; l es sacrifier à moi, par exemple, à moi qui pour vous représente autrui, à moi dont la vie et Jes biens sonl el doivent être pour vous des choses sacrées! Il y a ainsi que mon iutérêL se trouve être à la fois vil pour moi el sacré pour vous, et, réciproquement, que votre intérêt, qui doit être sacré pour moi, est pour vous, au conLrairc, vil! C'est-à-dire que la même chose esL à la fois vile et sacrée. C'est pure conlradicLion '. » Enfin, quelle idée nous autorise à mettre ainsi en opposition conslanle le devoir et l'inlérèL ou , d'une manière plus précise, notre devoir el notre intérêt? Est-cc qu'ils ne parlent jamais même langage? Est-cc que, par nature, nécessairement ils s'excluenl? Le prélen<lrc, c'est faire violence au plus élémentaire bon sens . Lorsque je veille avec soin, par exemple, à l'éducaLion de mes enfants; iorsque je rends, daos la mesure de mes forces, service i.t mes semblables, il esl évi1. lzoulet: La cité n:oderne, (l, 416.
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dent, - d'une évidence absolue, - que je remplis mon devoir et que je me rends service à moi-même. On répète souvent que la vertu, l'honnête té, esL la plus grande des habiletés, et l'o n a raison; la science prouve également chaque jour les liens d'étroite dépendance qui nous unissent les uns aux autres et la solidarité des intérê ts; suait-il donc impossible alors qu 'en dernière analyse notre suprême devoir se confondit avec notre suprême intérê t 1 ? Cet accord, il est vrai, beaucoup le reconnaissent, parmi ceux qui défendent la docLrine du désintéressement, mais alors ils soutiennent que nous ne devrions jamais y songer en ag issant. L 'age nt vraiment moral n'a d'autre préoccupation que d'obé ir au devoir, Loule considération uliliLaire éLanL soigneusement écartée : il trouvera le bonheur ~ans doute, mais à la condition de l'avoir n égligé: cc bonh e ur lui sera donn é par s urcroît. Qu'il soiL possible à quelque s ùmes d 'é lite de s'élever à ces hauteurs, nous ne saurions le nier puisqu'on nous l'affirm e; mais combien aussi un tel effort doit être difficile! EsL-i l bi en sûr que, clans leur con duite, ces moralis tes e ux-mêm es
J. Cf. Be lot : L'utilitarisme e t se, nouv ea ux c ritiqu es : Revue de métaphysique, juill et 1894.
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qui prêchent l'oub li de soi, Lou t en affîrman t l'indissoluble union du bonheur et de la vertu, ne cèdent jamais, à leur insu, à cette espérance égoïste que leurs bonnes actions leur seront profitables? Au fond de toutes leurs actions, comme au fond de taules les nôtres, n'y a-t-il pas toujours; plus ou moins dissimulé, plus ou moins i nconscienl, quelque sentiment égoïste? Et quand il en serait ainsi, le mal serait-il si grand? L'esprit vraiment religieux qui est soutenu, dans la pratique du bien, par l'espoir d'une récompense future; l'humanitaire qui se réjouit« à la pensée qu 'il se survivra dans l'espèce enrichie de la part de bonheur qu'il aura contribué à lui procurer 1 », et qui puise dans celle satisfaction intime la force de se dévouer, seraient-ils donc sans mérite? Autant vaudrait nous dire de suite que le devoir est impraticable el renoncer à poursuivre des chimères.
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l\fais si celle morale est à peine accessiLle à l'élite, comment le serait-elle àla foule, incapable
L c r. l'o uv!'age si éle,·é c l d' un e in s pira Lio n s i gé né re use de M. E.J,'ournière : L'id éal isme social ( Pal'i s, F. Alcan).
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de ces raffinements de conscience et de ces arguties de raisonnements? Au milieu des conflits de plns en plus tragiques que soulève la lutle pour la vie, allez donc prêcher le désintéressement absolu à ceux qui sont dans la misère et ne savent souvent, quand le soleil se lève, comment ils pourront gagner le pain de la journée! Le conseil serait d'une ironie cruelle et risquerait d'être mal accueilli. Est-ce à dire que la foule soit inaccessible aux grandes idées, aux enllwusiasmcs féconds, aux sacriflces généreux? L'expérience, depuis longLemps nous a prouvé le contraire; mais, ICI encore, lorsqne la foule se dévoue, elle veut savoir pourquoi elle se dévoue, elle veut une raison à sa conduite. Pour qu'elle se sente obligée, il faut qu'elle comprenne l'excellence de son acle, qu'elle en voie l'ulililé et la beauté. L'ordre auquel elle se soumet n'est donc pas un ordre sans c.ondition et sans molif; c'est, au contraire, un ordre motivé, partant un ordre raisonnable . Des malheureux sont brusquement enveloppés par les flammes et sur le point de périr; les secourir est bien, est gr'ancl, est humain : clone les secourir est obligatoire, et aussitôt accourent les sauveteurs. Renverser,
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comme on le fait, la proposilion et dire que le dévoùment, dans ce cas, n'est bon que parce qu'il est ordonné, n'esl-ce pas fair~ violence à la conscience et s'exposer à n'être plus compris? En second lieu, ce que croit fermement la foule, ce que nous croyons tous, pour la plupart, nous-mêmes, c'esl qu'il esl de notre devoir, dans bien des cas, sinon Loujours, de défendre notre intérêt, et de le défendre avec la dernière énergie. Agir autrement, ce_ serait méconnaîlre les exigences les plus légitimes de la dignité humaine, et Lolércr, encourager peut-êlre, la violation du droit en notre personne. Nous cloutons qu'il soil Lout à fait sans reproche, celui qui, froidement, se désintéresse des biens qui lui sonL dus et les laisse, sans prolester, distribuer au pre~ mier venu et, quelquefois aussi, au dernier. Ce qui, enfin, nous rend celle morale suspecte, c'esl l'usage que, fréquemment, on en fait. Autrefois, pour endormir les colères du pauvre et lui faire oublier ses inlérêts présents, on le berçait avec la promesse d'une vie future où le mal serait réparé : tôt ou lard la justice devait afr,si triompher 1• Aujourd'hui, on paraît moins
- l. P. Leroux : Au.r 7ihilosophes.
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compler sur l'efficacité de ces promesses il longue échéance; c'est pourquoi, changeant de méthode, on cherche ù calmer et à endormir ceux qui se plaig-nent, en leur parlant avec onction des satisfactions de Ja conscience et des joies que procure le devoir accompli. A quoi bon réclamer sans cesse un salaire pour ses bonnes aclions? Savoir qu'on les a faites, n'est-ce pas la plus douce, la plus enviable des récompenses? Quand ces exhortations viennent de personnes modestes qui, suivant le précepte du sage, « cachent leur vie»; qui, discrètement, remplissent leur lâche, dépensant autout d'elle, pour le bien de Lous, sans amui lion el sans bruit, leur fortune el leurs forces, nous ne pouvons pas ne pas êlre profondément édifiés, mais il en est autrement quand clics sont prodiguées par ceux dont tous les eITorls ont été largement payés; qui n'ont laissé, dans le passé, aucune occasion de faire valoir leurs tilres et de défendre ... leurs droits. N'est-on pas autorisé dans ce cas, à se demander si celle prétendue morale sublifne n'est irns simplement, pour ceux qui la préconisent, un moyen commode de gouvernement, le moyen d'apaiser les âmes simples et naïves, peu redoutables, au demeurant, - et de mieux
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satisfaire les intrigants et les habiles? Or, de telles subtililés sont inconnues à la vraie morale. Ce qu'elle exige, c'est qu 'à l'usine, comme à l'atelier, comme parloul, chacun soit lrailé suivant ses œuvres. Cc qu'il faut, c'est que tous, le manouvrier, comme l'ouvrier de la pensée, aient la c~rlitudc que leurs inlérèts seront sauvegardés. Vouloir séparer ces intérêts du devoir et du droit, c'est folie, et c'est précisément parce que souvent on les sépare que l'ouvrier parfois se fàclie et que ses maîtres sont en danger.
Au point de vue spécial de l'éducation des enfanls, la doctrine que nous examinons ici n'offre pas de moins graves inconvénients. ll ~ Il ne fau Ljamais parler aux enfants de choses //qu 'ils ne peuvent comprendre encore, et les habituer à jongler avec des mols qui ne peuvent êlre pour eux que des mols. Or, Lous ceux qui connaissent nos enfants et qui out vécu au milieu d'eux, savent combien ils sont incapables d'apprécier la sublimité de l'impératif catégorique. Par conséquent, demander qu'ils fassent
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uniquement le bien pour le bien, les entretenir sans cesse de désintéressement, d'abnégation, de sacrifice, c'est prêcher dans le désert. Aussi plusieurs d'entre nous sa~ent-i ls, par expérience, que dans les leçons de moral e, hop souvent, demandes et réponses ne sont que pur psittacisme . La vraie mélhode à suine est celle qui se conforme à ' l'évoluLion même de l'esprit de l'/.mfant, qui sait orienter vers le bien, graduellement, prudemment, ses multiples énerg ies; qui sait montrer surlout comment, dans la no lion du devoir, se concilient notre inlérèt person uel · cl l'intérêt de nos semblables 1 •
l. Nous nous bornon s ici il qu e lqu es indi ca li ons lrès gé néral es e t parla nt très vag ues, ce lle qu es li on aya nl é lé lrailéc plu s lon guemenl clan s no lre é lud e s ur l' Èduca tion des sent i inents, ch. xxv : L'amom· du Bien (Pari s, F. Al ca n).
�CHAPITRE IX
L'indi,·idualismc.
Aux maladies que nous connaissons déjà : le Pessimisme, aujourd'hui presque oublié , le DiletLanLisme et l'Bsthétisme, jeux distingués d'esprits s-ubtils ou simples allitudes de névrosés, il nous faul ajouter un e maladie de plus : l'individualisme, que, de Loutes parts, les moralisles dénoncent 1 • Bien qu'elle soit fort ancienne, aussi ancienne sans doute que la vie en commun, les historiens affirment que, depuis Descartes, elle va s'aggravant, et qu'elle est, de nos jours, à l'état suraigu. « L'incliviclualisme, écrivait récemment M. Brunetière, nous ne saurions Lrop le redire , est la grande maladie du temps pré1. Cf. Zieg ler : J,a qu slion sociale est une qzœs lion morale (Paris 1,. Alcan); - De mo lin s : A quoi lient la sup él'io,·i té c/P.s Anglo-Saxons; - F. Desjarclin s : Le devofr p1'ésenl; - Jzo uJ e l: T.a ci lé moderne; - L. Bourgeois : Ln so lidct1'ii é; - Bru neli ère: Après le procès; - J . Paul Lafnlle: L'idée individÙa listc (Revu e Ill e ue, 30 av ril 1808); - A. Da rlu: De M. B1'unelie1'e et de l'individualisme (Reni e cle mé taphy siqu e e t de mornle); - JI. Le roux : Nos fi ls, elc.
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sent, non le parlementarisme ni le socialisme, ni le collectivisme. » Et cette opinion n'est point une opinion isolée; nous la retrouvons sous la plume d'un grand nombre d'écrivains français et étrangers, et M. Laffitte, l'un des plus judicieux et des plus sages d'entre eux, vient Je la reprendre et de la faire sienne, après l'avoir longuement molivée. Examinons donc, à notre tour, quels sont les caractères de Ge mal endémique, de quelles causes principales il procède, et par quels remèdes il est possible de le combattre.
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Bien qu'il revêLe les formes les plus variées, on peut le caractériser, d'une manière générale, par la tenùance qu'a chaque individu« à s'aITranchir de toute aulorilé et à se considérer à la fois comme principe el comme /ln dans la société dont il est membre ». - Or, pour savoir jusqu'à quel point celle lenùance peut s'exaller et que ll es conséquences el le entraîne, il suffit d'observer comment elle s'affirme chaque jour autour de nous. - Elle apparaît déjà dans la famille, où nos fils et nos filles, de moins en moins obéissent,
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n'ayant pour nos conseils qu'une déférence limitée, et elle se développe à l'école, où ne se nouent qu'avec peine les liens de la solidarilé. Entre les hommes, c'est la lutte, sinon pour la vie, du moins pour les places et les couronnes, et l'on est effrayé en conslatant que dans l'enseignement secondaire, par exemple, il se trouve des classes supérieures dont les trente ou quaran le élèves vivent cô le à côte, recevant la même instruction des mêmes maîlres, sans qu'aucune intimité s'éLablisse dans leurs rangs: hors du lycée ou du collège, cc ne sont plus que des étrangers qui passent les uns auprès des autres sans même se serrer la main. Dans l'atelier, aulant l'organisation matérielle est puissante, autant l'organisation morale est faible et chancelante. Patrons et ouvriers, au lieu de se considérer comme alliés et comme amis qui devraient se soutenir et se défendr e, trop souvent se considèrent comme adversaires que l'on suspecte ou comme ennemis quel 'o n altaque. Dans les sciences, dans les lettres et dans les arts, la critique règne en mailrcsse , et celle critique revêt parfois une forme si aggressive, elle exerce son œuvre avec une complaisance si manifeste, qu'elle semble inspirée bien plus par
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le secret désir de combattre un ri val que pal' l'amour sincère de la vérité. On souffre de toute supériorité qui s'impose et, quand on désespère de pouvoir la surpasser ou l'égaler, on s'en venge en la dénigrant et en cherchant soi-même à se singulariser autrement. De là tant de nouveautés artistiques et littéraires qui, de Lous côtés, nous encombrent, et dont les auteurs paraissent d'autant plus fiers que, conçues en dehors des règles, elles heurtent plus violemment le goùt et le bon sens. Enfin, dans la vie prnlique, c'est « le coup de coude, au lieu du coup de chapeau », c'est l'affirmation de plus en plus irritante du moi, le mépris de plus en plus impudent de toules nos vieilles tradiLions de bienveillance et de courtoisie. Au théâtre, en voyage, au temple même, c'est le meilleur siège que l'on dispute, même aux femmes, même aux enfants, à ceux qui sont les plus timides ou les plus faibles, et, dans celle lutte où triomphent le sans-gêne et l'égoïsme, c·est-à-dire l'individualisme, _: il est à remarquer que les plus ardents et les plus cyniques ne sont pas les hommes les plus âgés. Ainsi, affaiblissement croissant du lien social; de tous côtés, « quelque chose qui se désagrège,
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se dîvise, 's 'émiette, s'éparpille, jusqu'à ce que, -- si la seule force des démocraties, l'opinion, ne réagit bientôt, - la sociéLé ne soit plus qu'une poussière balayée au :premier souffle de didaclure ou d'émeute 1 • >)
Ce tableau, d'ailleurs atténué, des méfaits qu'on reproche à l'individualisme, esl malheureusement conforme à la réalité; mais il importe,
1. M. J. Paul LarfiLle, qui insis te avec force sur ce Lal)l cau, marqu e avec beaucoup de précision la diITérence qui existe entre l'i ndividualisme qui est un défaut, el !'· ndividualité qui i es t une qualilé. " L'individualité, dit-il, es t cc qui donne à l'être humain so n caraclè l' C, cc qui fait qu'il pense par luim ême, qu'il se soumet volontairement à une règle, qu'il a le se ntim ent de sa lil)erlé 1n orn le, qu'il agit su iva nt ce qu'il croil le meilleur e l qu'il ne 1 'ccu lc pas devant la responsabilité de ses actes, s i bien qu ' un homme, comme un peuple, vaut s urloul par l'individualité . - Quant à l\ndividualisme, cc sera pour no us celle tendance de plus en plus dominante à juger toutes choses au point de m e pal'Liculiel', à faire de l'individu le principe cl la On de l'ordre social, et, com me conséquence, à relàcher les lie n , à désag rt'ger les groupes, à aITaib lir la notion de l'intérêt public, àcliscl'éditer les idées génél'ales. si bien que le derni er mol de l'individuali sme, c'est l'h omme iso lé devant la for ce ou le nombre tout-puissa nt. Nous pouvons ajoute !' que si la libe rté grandit avec l'individualité, elle risqu e de périr par l'excès de l'individualisme." - Quand on entend ainsi l'individualisme, - et Vinet l'ente ndait déjà ainsi , - on ne sa_urail clone soule nir que tous les coups portés co nlrn lui ,üleig ne nl en même temps la liberté. (Cf. A. Dal'lu, op . cil. )
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croyons-nous, de n'en point exagérer la porlée, et de ne point ju ge r, par lui seul, comme on nous y invite parfois, du caractère français. Que nous ayons tous une tendance inslinclive, excrssive même, à nous aITranchir de Loule aulorilé, nul ne songe à le nier. Ne devons-nous pas, du reste, à celte tendance forL ancienne qurlques-unes des plus belles conquêtes dont s'eoorgueilliL notre histoire? - Qu'il nous suffise de ciler celle des libertés nombreuses dont nous jouissons aujourd'hui. Toutefois, à côlé de celle tendance, nous en avons une autre, éga lement excessive et beaucoup plus fâcheuse, qui entrave à chaque instant la première, et enraye le progrès. Celte Lendance esL celle quj nous pousse à fuir toutes les carrières où il y a des chances à courir, où il faut faire preuve d'initiative, de courage et de persévérance. Par une contradiction élrange, nous avons constamment sur les lèvres les mots d'indépendance, de liberlé, et d'éga lité, el notre ambition suprême est de devenir des fonctionnaires! De là, celle avalanche Loujours grossissante des candidats à la porle des administrations de l'État ou des autres administrations qui leur ressemblent! Et cependant ln. plu part des candida ls savent com-
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bien, dans un grand nombre de ces administrations, la vie est terne et plate, les occupations monotones, les règlements rigoureux; corn bien il est difficile d'y affirmer sa personnalité; combien il est difficile encore d'en sortir, - pour essayer enfin ses forces, se ressaisir soi-même et lenler ailleurs la fortune. On nous accuse, - toujours par excès d'individualisme, - d' être ambitieux outre mesure, et de rechercher avant tout les richesses qui confèrent tant de privilèges, et cette ambition nous n'avons pas le courage de la satisfaire, e t celle richesse nous n'avons pas l'audace suffisante pour l'acquérir. - Tandis que l'Ang lo-Saxon marche bravement à sa conquête, paie de sa personne, affronte Lous les risques, nous nous bornons à entasser, au prix de mille privations, titres de rentes et obligations bien sûres, heureux d'aller à jour fixe et à heure fix e, loucher un coupon également Ox e, avec l'espoir secret de quelques gros lot imaginaire! L'espoir du gros lot, et l'espoir de la relrnite, voilà de _ quoi calmer les humeurs les plus bouillonnes des individualistes les plus endurcis. Ne so yons donc pas surpris si le commerce, l'industrie, l'agriculture reslcnt encore délaissés, et s1 nos
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acerbes, aussi violentes, que celles de tous ces « embrigadés » dont le sort cependant suscite tant d'envieux et de jaloux. Les adhésions de plus en plus 11ornbreuses aux idées socia listes, el l'enthousiasme croissant que ces idées provoquent sont plus significatifs encore. Le socialisme n'csl-il pas une critique souve 11t justifiée des abus et des privilèges; ne promet-il pas à tous un affranchissement prochain, une liberté plus grande, une indépendance plus complète? Ne s'annonce-t-il pas comme devant enfin briser toutes les chaînes que la Révolution a laissées subsister et toutes celles qui ont été forgées depuis pour entraver les travailleurs? S'il triomphe et rompt tous les vieux cadres qui nous enserrent et nous compriment, toutes les classes sociales dont les privilèges injustifiés inquiètent ou révoltent, est-cc que la volonté de chaque individu ne se trouvera pas fortifiée, plus maîtresse d'elle-même, sa dignité grandie? Voilà ce qui séduit l'esprit, l'attire cl le fascine. - Mais, d'autre part, consulte~, non les théoriciens du socialisme, ceux qui rêvent d'un idéal de justice et de fraternité, mais la foule qui les écoule, les applaudit el leur fait cortège; vous constaterez bien vite que beaucoup n'appellent de leurs
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vœux ce nouvel état de choses que dans l'espoir d'une Lranguillité plus gTande, d'un travail moins faLigant et moins aléatoire, et surtout d'une responsabilité moins obséùanle. C'est encore le mirage du fonctionnarisme qui les hante. Un labeur assuré par l'ÉLaL, bien réglé, bien rémunéré, sans risques personnels à courir; un avenir confortable et paisible g aranti à Lous, sans qu'il soit nécessaire de son g er soi-même à l'éparg ne, de s'ingéni er pour produire mieux et plus vile, de prendre sur ses heures de repos pour meure à l'abri sa vieillesse: lelle est l'organisation qu'ils souhaitent'. - Ainsi entendu, le socialisme où se croisent tant d'aspirations di verses , nous oITre-t-il celte organisa Lion idéal e que· chacun doiL appeler de ses vœux?
Nolre indiviLlualisme n 'est clone, bien souvent, quoi qu'on en dise, qu ' un individualisme avorté, et pour en découvrir la raison, il suffît de songer aux causes mulLiples gui l'ont fait nallre.
l. Ce qu e nous criliquon s ici, c'es l s impl eme nl un e ce1 ·laine conception, du socialism e el un e e nqu èle as5ez é lendu e nou s a pe rmis d e co ns ta ler .qu e ce lle co nceplion es l ce ll e d'un grand nombre.
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Ces causes se divisent en deux classes comme les tendances contraires que nous avons signalées : celles qui conlribuent à développer en nous l'indépendance de la pensée, ce que nous pourrions appeler l'individualisme intellectuel, et celles qui élouITent l'indépendance de la volonté, l'individualisme pralique. Les premières de ces causes ont été de nos jours clairement mises en lumière, mais il en est une sur laquelle il convient d'appeler particulièrement l'allention, car, en dernière analyse, elle comprend toules les autres; c'est la confiance absolue que, depuis Descartes, on a dans .la raison et la pratique généralisée du libre examen. Si, dans le domaine des fails, nous nous en remeltons encore au jugement d'autrui, dans le domaine de la spéculation pure, nous vou Ions j nger par nous-mèmes : nulle autorité devant laquelle nous nous sen lions tenus d'abdiquer,« cela seul est vrai, pour nous, qui nous paraît évident». De là, l'habitude que nous avons prise de soumellre à notre critique tous les systèmes : philosophiques, poliliques ou religieux; de là, l'extension croissanle des religions qui n'imposent aucun dogme et dont les pasteurs se bornent à guider les esprits, sans les contraindre, à réveiller le sentiment du« divin»,
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toul en laissant à la conscience le soin de se prononcer en dernier ressort. Voyons, du resle, ce qui se passe dans nos familles. Jamais les enfants n'onL joui d'une liberlé de jugement aussi grande qu'à notre époque; jamais Je droit de discuter sur tout et à propos de tout, de défendre tout haut leurs prétendues opinions, ne leur avait éLé aussi largement accordé. On se rappelle le pittoresque tableau que M. Legouvé nous a tracé de MM. les jeunes gens, rlu sans-gêne avec lequel ils lrailent _ les croyances de leurs parenls, de l'assurance avec laquelle ils défendent les leurs. Or, depuis que ces pages ont élé écriles, je doute que les choses aient beaucoup changé. Il n'esl donc .point surprenant que, clans ces conditions, l'individualisme inle\lectuel se soit exacerbé. Mais ici reparaît la conlradiclion perpéluel1e qui se retrouve Loujours au fond de noLre conduile et de nos mœurs. Pendant que nous afîranchissons la pensée de nos enfants, nous Lenons le plus possible leur volonté an maillot. Nous craignons de peser sur leur conscience, d'enchaîner leur esprit, mais nous Lremblons dès qu'il leur faut prendre une décision, faire preuve d'initiative, engager leur responsabilité. Notre
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constante préoccupation est d'écarter de leur chemin les obstacles eL la fatigue. Ont-ils des g·oûts aventureux, le goûL des entreprises hardies eL des voyages lointains? parlent-ils de nous quiller, d'aller aux colonies, et nous voilà aux chàmps! Par nos soucis de Lous les instants, par nos conseils, par nos interventions continuelles, nous émoussons lentement leur énergie et leur virilité. A combien d'entre nous, les parents onl-ils eu le courage de dire : cc A partir de tel àge, ne compte plus sur nous; il faut qu'un homme se suffise »? - Ce que les enfants entendent, au contraire, ce sonL de longs propos sur leurs richesses futures, sur la nécessité de ne les point compromettre, de les accroître même par le traitement mo<leste d'un emploi bien paisible ou d'un mariage de raison! L'éducation esL donc à la fois libérale et servile : elle fait des espriLs frondeurs et <les vol on tés sans ressort, .des ergoteurs plutôt que des travailleurs, des critiques et des rêveurs plutôL que des hommes d'action.
Par quels moyens remédier à ces défauts qui entraînent la désagrégation des groupes sociaux
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et l'aITaissement des caraclères? - Suivant un certain nombre de penseurs contemporains, le premier el le plus urgent, ce serait de travailler au relèvement de la moralité, et, à cet effet, d'unir, dans une action commune, tous les hommes de bonne volonté, la queslion sociale leur paraissant avant lout d'ordre rn01·al et religieux. Aussi, passant de la th éorie à la pralique, ont-ils fondé une ligue d'un nouveau genre dont M. Desjardins est le porte-drapeau, la ligue des Compagnons du devofr. Leur ambition est de rapprocher, en dehors cle toute scclc et de tout parli, en vue seulement du bien général, ceux qui croient encore au devoir « el qui éprouvent le besoin d'un appui extérieur conlre leurs passions ». C'est par l'âme et sur les âmes qu'ils veulent ngfr. « Nous ne combattons pas les maux, écrivenl-i ls, mais le mal. Notre principe, c'est la paciocalion de l'âme par une vie meilleure. » Aussi n'est-cc point une religion nouvelle qu'ils fondent, car ils engageol, au contraire, les croyanls à rester chacun dans leur église; c'est une association pl us vaste, plus large, plus tolérante, où peuvenl se concerter et s'aider des hommes venus des points les plus divers. De celte communauté d'cITol'ls, actuelle-
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ment épars, doivent sortir « des hommes vraiment bons, spirituels, des saints», dont les tendances religieuses s'opposeront aux tendances sceptiques de la foule, dont le ùésinléressemcnt et l'accord serviront de digue à l'individualisme qui nous envahit. Une telle entreprise doit être jugée autrement que par un sourire. Tout effort généreux cl sin. cère ayant pour but de montrer aux hommes un idéal élevé, de le leur faire aimer, de les aider à l'atteindre mérite le respect. Nul doute, d'ailleurs, que tout ce que l'on fait pour la moralité ne contribue à la paix, au hien-êlre et au progrès Jes sociétés. Toutefois, prenons garde de nous laisser duper en jugeant de l'efficacité de nos intentions d'après leur pureté. Le moyen qu'on nous propose est fort bon, mais nous doutons qu'il soit suffisant, et il semble bien que nos apôtres nouveaux en doutent comme nous. « L'œuvre que nous poursuivons, dit M. Desjardins, est si démesurée, qu'il ne faut pas attendre d'en voir un commencement de réalisation; mais cela ne change rien à. notre devoir. Ce n'est pas le succès qui est notre aff'aire. » Il reconnaît, ail~ leur·s, que malgré les milliers de prêtres dévoués 1 qui ont semé aux quatre vents la bonne parole,
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l'écart est toujours excessif entre l'idéal moral de la conscience et notre moralité effective. « La sagesse pure n'a point passé dans l'acte. » S'il en est ainsi, et si nous nous refusons à admettre que« le succès ne soil pas notre affaire», ne nous faut-il pas logiquement reconnaître l'insuffisance de la morale qu'on nous prêche? Celle morale nous paraît insuffisante surtout à cause de son manque de force et de précision. Les exhorlalions pieuses de ses apôtres nous inclinent vers un idéal qui resle trop clans le vague, et si elles louchent délicatement le cœur, elles n'éclairent pas suffisamment la raison. Elles conviennent, nous n'en doutons pas, admirablement aux. âmes religieuses dont elles bercent les rêves; mais elles ne sauraient suflire à réveiller celles dont la foi est morte et à les pousser énergiquement à l'action. Il se pourrait même qu'elles ne fuss ent pas sans danger sur les âmes jeunes q 11 i ont besoin , avant tout, de règle sûre de conduite, d'idéal bien défini, de raisons d'agir claires el impérieuse!'\. Faire des sainls est fort beau ... mais ne tentons pas l'impossible : songeons d'abord à foire des hommes; le reste viendra, peut-être, par surcroît.
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Sans combatLre celte union un peu mystique des âmes, que préconisent les Corn pagnons du devoir, d'aulres philosophes plus pratiques cherchent à élablir une union plus efficace cl fondée sur des raisons plus accessibles à Lous. Ils ne nient pas que la question sociale soit une question morale, mais ils croient fermement aussi que la question morale est inversement une question sociale. Pour se faire une idée exacte de ses devoirs et de ses droits, il faut savoir quels liens nous rattachonL à la sociéLé, quels services nous en avons reçus, quelle est, partanL, l'élendue de notre delle. l\fonlrer à l'homme sa place dans l'organisme social, l'impossibilité où il se trouve de se suffire à lui-même, l'éLroite solidarité qui existe entl'e Lous; éveiller le sentiment de celte interdépendance, et des obligations qui en découlent: voilà la première lâche qui s'impose à ceux qui rêvenL d'améliorer la société dont ils sont membres. Ce qui revient à dire encore que la question sociale est, en même temps, une question d'éducation.
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Nous avons apprécié, ailleurs , celle concepLion du solidarisme et nous en avons montré tous les avantages : bien comprise et sagement appliquée, elle peut devenir un instrument puissaut de relèvement social, mais à une condition, c'est qu'en exalLant les droits de la sociéLé, on ne méconnaîtra pas ceux de l'individu. S'il est vrai, en effet, que l'individu ne puisse rien sans la ciLé, il est vrai également que la cité ne vaut que par les individus qni la composent. C' es t là cc que Vinet a bien mis en lumière : « La société ne doit pas oublier, dit-i l, que loute respectable qu'el le est, l'homme ne fut pas créé exclusivement pour elle; qu 'elle est aussi bien le moyen de l'individu que l'individu est son moyen; que la Providence, peut-être, a moins commis l'homme à la garde et au perfectionn ement de la sociéLé, qu e la sociéLé à la garde et au perfectionnement de l'homm e ; que l'humanilé n'est réel le et vivante que clans l'individu. C'est parce qu'on croit peu ou qu ' on ne pense guère à l'avenir des individus, qu'on parle beaucoup de celui des sociétés; et la croyance vive, l'allen Le sé rieuse d'un autre monde suffirait pour réve iller
1. Yid . s up.: dit Soliclca·isme .
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)for. et édué,
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dans les âmes l'individualité qui s'éteint sans remède dans l'absence de cet immense intérêt 1 • » Ce qu'il importe, en outre , de bien comprendre, - et l'histoi_ sur ce point, nous fournit les re, exemples les plus éloquents, - c'est que les progrès des nations, disons même de -l'humanité , sont dus principalement à ce ux qui ont su prendre conscience d'eux-mêmes, de leur personnalité, de leur dignité propre . .c'est dans cette conscience plus encore que dans 1~ sentiment de leur dépendance que les héros célébrés par Carlyle et Emerson ont puisé . la confiance el l'énergie nécessaires pour accomplir leurs plus belles œuvres, celles qui ont changé la face du monde. Tou le la difficulté est clone de re co nnaître soi-même et de faire reconnaitre aux anlrcs ce qui est dû à chacun de nous, et ce qui est clù au groupe social 2 ; quelle s libert és sont légitimes cl
,J. Vinet. Mélan_qes . 2. Ce Ue clirrlculté a é té s ig nal ée par M. Darlu avec un e rare précision cl une grande é loqu e nce : " Le prob lème de l' individualisme, dit-il , n'es t qu'un cas particu lie r d'un problème inflnim c nt plus gé néral, à savoir le rapport de l' in di v idu e l el d e l'uni ve r se l, de la co nsci en ce c l de la r éa lité.,. :'lous ne so mm es qu'11n fil dans la toile imm e nse qui se balance a u vent du cie l, cl cepe nd a nt no us r essento ns le mouvement de l'cnscn1blc, cl 11011s savo ns le r a le ntir ou l'accélérc 1 ·. Un éléme nt d'un loul qui co nço it le loul e l agi t sur le loul: voil à le fait csscnlie l qui se LrouYe a u fo nd d e toutes les
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quelles autorités respectabl es, aOn que chaque volonté s'exerçant dans son domaine, lende à son propre perfectionnement cl au perfectionnement cle tous, à l'union de plus en plus étroite de la nation et, « dans l'avenir, du genre humain 1 » .
qu es lions philoso phiqu es : le r a pporL de l'ho mm e à Di e u, qui es L le pro bl è me Lh éo lo giqu e; le ra pporL du moi e l de la Jib erLé avec les loi s de lu na Lurc, qui esL le probl èm e psyc hologiqu e; le r appo'r L de l'individu e t de la socié L q ui es L é, le probl ème socia l ; de l'indi vidu e l d e l'Éla l, ce qui es L le probl è me politiqu e c l ain si de s uiLe. A cc poinL d e vu e, il appa raît de suiLc qu e l'individu e t la sociéL ne pe11ve nL é ê Lre sépa rés . L'individua lisme pur qui rej e LLc raiL L ule a uLoo rité social e ser a iL a uss i a bs urd e qu e l'atomi sme e n m é taph ysiqu e; le socia li sm e pur qui r ej e tLe raiL to ut droit au'.\'. individu s se rait non moin s c himé riqu e. " Op. cil. 1. Qu 'on nous perm e tLe de c i L e ncore les co nse il s pratier qu es qu e, d'acco rd av ec .M. P. LaffllLe, no us donn e s ur ce poinL M. Darlu : " li faudraiL, nou s diL-il , l'ac Li o n d' un esprit publi c, ac Lif, é ne rgiqu e qui fe rait équilibre à la libe rté d e p e nser , el ré prim e raiL les écarLs, les fa nta isies, l es o pinion s individu e ll es ; des mœ urs J'orLes e l sé vè res qui contie ndrai e nt la libe rLé d es r ela tio ns pri vées; des ha bitud es e nracin ées de res pec t d es lois e Ld'éga rd po ur les droits du vois in ; l' ha bitud e du fa il·play e n lo utes cho ses qui se r vi ra iL d e r ègle a u se ntim e nL de l'indi vidu a lilé (re ma rqu o ns qu e l'a uLe ur n e dit pas ici de l' indi vidua lisme) ; e nfin d es associa Lion s mulLipli ées, professionn ell es, pa Lri o Liq ues , c harilabl cs, religie uses , d e j e u m ê me, pour r elier les individu s les un s a ux auLres pa r mill e li e ns de sy mpa thie e t de coll a boratio n, cr oisés e n L ous se ns a uto ur d e le urs cœ urs . E L e nco re, ne fa uL-il pas oublier qu e, si nombreux e t si forLs qu e soie nL ces li e ns, la socié L a e L aura toujours besoin d' ê tre gouvern ée, e Ld'avoir é à sa tê L des homm es de ca rac tè re qui mainLie nnenL l'ordre e publi c pa r l'a pplicaLi o n s tri c te e l im pa rLi a lc de L uLes les o lo is, av ec d'auLant plu s de soin qu e les lib e rLés publiqu es se ro nL plu s g ra nd es, "
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On voit, dès lors, dans quelle direction il convient d'orienter L'éducation de la jeunesse. Puisque la force et la grandeur des sociétés dépendent de la force et de la dignité des individus qui les composent, notre premier soin doit être de développer, par tous les moyens en notre pouvoir, le sentiment vif et profond de la personnalité. En effet, comme l'a dit excellement un philosophe contemporain, « c'est l'homme intérieur qui reste toujours, quoiqu'on veuille, au centre de la société, c'est à lui que doit aller l'effort de l'éducation'. » IL ne saurait donc être question d'en revenir à des procédés depuis longtemps discrédités, de violenter les consciences et d'enlever à nos enfants toute liberté de penser et de juger par eux-mêmes; seulement, n'oublions pas que « l'homme intérieur qu'il s'agit de former est un Français né aux dernières heures du x1x0 siècle, citoyen d'une démocratie
1. Del bo s, Discours pron oncé au concours généi'al , 1898. " Ce qui fait plu s qu e Loule autre c hose, dit clans le m (\ me se ns M. Dar lu , la force des socié tés, c'est la force moral e d es individu s ; ce qui es l la mo ell e d e le ur êlre moral , c' es t l' é nergie inté ri e ure d e le ur con scie nce. " Op. cit.
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républicaine • » Or, pour que ce Français puisse remplir utilement ses devoirs individuels et sociaux, pour qu'il puisse être ulilc à lui-même et aux autres, soutenir sans défaillance la lulle de plus en plus ardenle qu'il lui faudra livrer, il est nécessaire que nous ayons le plus tôt possible préparé son adaptation au milieu où il doit vivre « par une initiation prudente mais résolue à la réalité contemporaine. i> Depuis cinquante ans la situation économique et politique de noire pays s'est considérablement modifiée; il faut pour réussir des aptitudes nouvelles : plus d'énergie, plus d'initiative, plus de souplesse, plus de décision dans la conception et dans l'action. A mesure que l'évolution sociale s'accentue, la nécessité de se suffire à soi-même grandit. Nous pouvons de moins en moins compter sur nos parents el sur les richesses qu'ils nous laissent; c'est pourquoi il est urgent, dans la famille et à l'école, de donner à nos enseignements une forme cl une tendance plus immédiatement pra_liques, sans rien leur ôter, d'ailleurs, de leur élévation. Utilité el moralité sont deux term es qui
1. Léo n l3ou rgcoi,; : Discou1·s pi·ononcé au concou rs _général, 1898. Le m ême orateur constate que l'édu ca tion pour être vraiment erticace cloiL être nationale, contempo}"(line e t sociale.
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MORALE ET ÉDUCATION
s'unissent, quoiqu'on en dise, au lieu de s'exclure; c'est pour l'avoir méconnu que tant de penseurs se sont égarés dans des chimères irréalisables, égarant à leur suite des légions de naïfs que leurs chimères avai ent séduits. Aussi nous parailelle l'expression même de la sagesse celte conclusion de M. Demolins : cc IL est écril : Tu gagneras ton pain à la su eur de Lon front 1. Celle parole est non seulemenl le fondement de la puissance sociale, mais encore le fondement de la puissance morale. Les peuples qui se dérobent par toutes sortes de combinaisons à cette loi du kavail personnel el intense, subissent une dépression, une infériorité morale; ainsi le PeauRouge par rapport à !'Oriental; ainsi l'Orienlal par rapport à l'O ccidenlal; ainsi les peuples latins et ge rmains de l'O ccidenl par rapport aux peuples anglo -saxons 2 • »
1. C'est da ns les co nll'écs le.s plus pauvres de la France, ce ll es rlonl les enfants, de très bonn e he ure, so nt o bli gés de se s uffire e l m ême d'ém igrer, que l'o n l'enco ntre la mo ye nn e la plu s élevée d 'homm es a l'ri va nL , - c l ce la par leu.r se ul e é nergie, - aux. situati o ns les plu · e nviabl es . 2. Po ur co mballre les d éfa ut,; qu e no us avo ns s igna lés J\l. Demolin s va procha in ement inaugurer un nou vea u sysL me d'éd ucation parmi nou . Il est grand eme nt à so uhait e!' è que ce lle Lenla live réussisse, e l ell e réussira ce rlain cme nl si l'o n n'o ublie poinl les différe nces profondes qui exisle nl, q u'il csl m ême bon de co nser ver , en parti e, e ntre les França is et les An glo-Saxon s.
�CHAPITRE X
L'enseignement de la. rno,·alP. Scrupule cla.ng·et·cux.
Pendant que nos philosophes « remellaient au creuset», suivanL l'expression de l'un d'eux , nos vieux préceples de morale, plusieurs éducaleurs se préoccupaient de l'usage qu'on en doit faire dans l'éducation des enfants. Or, comme toujours, ou presque toujours, c'est du Nord qu e nous est venue, une fois encore, la lumière. Toul le monde connaiL l'exlraordinaire théori e de Tolstoï I sur l'éducalion des enfants. ParlanL de ce prindpe que la vériLé absolue nous est à jamais interdiLe, il semble nous conLesler d'abord , mêm e le droiL d'enseigner. « Si, clans l'histoire
l. Voy. TolsLoi : la liberté clans l'école . rie pédagogie (p. 203 et sui\·.).
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MORALE ET ÉDUCATION
du savoir humain, diL-il, il n'est point de vérilé absolue, si les erreurs vont se succédanL l'une à l'autre, alors sur qu el fondement forcer la jeune génération à s'assimiler des connaissances qui seront certcànement reconnues fausses un jour?» L es m ê mes raisons qui co ndamnent l'insLruction, condamnent l'éducalion, car le bien ne nous est pas mieux connu que le vmi : « Nous ne reconnaissons point à l'homme la possibilité de savoir ce qu'il faut à l'homme. » L'influence que les maîtres exercent sur les générations qu 'on leur confie n'est donc, la plupart du Lemps, « que la résistance au développement d'une conscience nouvelle. C'est î'acLion forcée, violente, d'un esprit sur un autre, pour le façonner sur un modèle qui lui semble bon . C'es t l'effort d' un individu pour rendre un auLre individu tel ql.l. 'il esL . lui-m ê me ». C'est pis encore, s'il faut en croire cetle stupéfiante affirmation de Tolstoï : « Je suis persuadé que si le maître déploie parfois beaucoup d'ard eur dans l' éducation de l'enfant, c'est uniquement qu'au fond de celle tendance se recèle lajalousie de let pureté clc l'enfant et le clésfr cle le rendre semblable à soi, c'est-à-dire pliis déprctvé. » C'est celle même théori e, alLénuée, il est vrai,
�L'ENSEIGNE;\IENT DE LA MOIIALE
l !S3
et considérablement amendée, - car le bon sens français ne perd jamais complètement ses <lroils, même chez les LolsloïsanLs les plus fanatiques, - que l'on reprend de nos jours, en l'appuyant sur des raisons nouvelles. « Il faut le dire avec énergie, écrivait récemment un éducateur que je ne voudrais pas chagriner en le nommant : la famille seule a qualité pour former la conscience »; el ce jugement, il serait facile de le retrouver à peine dissimulé, dans les ouvrages de plusieurs de nos meilleurs maîtres. C'est donc à tous les instituteurs et à tous les professeurs, quels qu'ils soient, qu'ils refusent le droit de former la conscience de la jeunesse; et cc droit, ils le refusent pour deux raisons principales : - la première, c'est que l'âme de l'enfant est si malléable et si délicate qu'il est bien difficile d'agir sur elle sans la blesser; c'est que les moindres impressions reçues deviennent vite le germe d'habitudes qui iront se fortifiant sans cesse, de telle sorte que l'enfant, au lieu d'être une personnalilé véritable, n'est plus qu'une résultante, un reflet des milieux où il a grandi; - la deuxième, c'est que nous ne sommes jamais absolument sûrs de bien comprendre le devoir, de nous en tenir, clans notre enseignement, aux idées et aux lois vraiment
9.
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MOHALE ET t\OUCATlON
uni verse Iles, de nous renfermer enfin dans les bornes permises. Au lieu de former la jeunesse, nous sommes donc conlinuellement exposés à la déformer; au lieu de créer des êtres libres et aulonomes, à ne créer que des automates .
••
Ce que vaut une pareille théorie, prise au pied de la lellre, nous n 'hésilons pas à le dire, malgré l'autorité de ses défenseurs: elle est inapplicable, el le est illogique, et, de plus, elle est dangereuse. Elle est inapplicable, car on ne trouvera jamais ni un père de famille ni un éducateur, vraiment dignes de ce nom, qu' elle puisse convaincre. Quel est celui d'entre nous qui, ayant des enfants, COil'Senlirait à les laisser se développer à leur guise, et, par crainte de fausser leur esprit, renoncerait à les instruire de leurs devoirs, à les blâmer lorsqu'ils s'en écartent, à les encourager lorsqu'ils les pratiquent; à ne jamais leur donner ni ordres ni conseils pour les amener à faire ce que nous jugeons bien, à fuir ce que nous jugeons mal ? Tolstoï, d'ailleurs, a eu des fils et des filles, et nous vou-
�L'ENSEIGNEMENT DE LA )!ORALE
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<ll'ions savoir s'il a mis, avec eux, sa doctrine en pratique. L'instituteur et le professeur ne peuvent pas plus que les parents renoncer à leurs droits de directeurs de conscience, et il semble bien que los maitres dont nous critiquons ici los idées l'aient compris comme nous. Écoulons plutôt Tolstoï: « La tendance des parents à s'occuper de l'éducation des enfants est, dil-il, si naturelle, qu'on ne saurait la blâmer. ,i Mais il ne s'en tient pas là, et une fois engagé dans la voie des concessions, il nous accorde le droit d'élever non seulement nos propres enfants, mais encore ceux des autres, dans la religion quo nous croyons juste.« L'instruction, qui a sa base dans la révélation divine, dont personne, écrit-il, ne saurait conte::;tcr la vériLé et la légitimité, doit être sans contredit, inoculée au peuple, el la contrainte es t légitime clans ce cas, mais seulement dans cc cas. » IL va plus loin encore, cl il ·reconnail à l'État le droit do former les citoyens qui lui sont nécessaires. En eITet, « sans les sel'vileurs du gouvernement, point de gouvernement, et sans gouvernement point d'État. » Do toile sorte qu'après nous avoir, au poi11t de vue théorique, contesté tous nos droits, on nous en (;Onfère, au
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l\IOHALE ET ÉDUCATION
poinL de vue praLique, d'cxtrêmement étendus et que nous ne réclamions pas. Hàlons-nous d'ajouler que les disciples de Tolstoï sont loin de le suivre jusque-là. Ils s'en tiennenL aux principes qu'ils ont posés sans retour en arrière, condamnant fièrement le bon sens au nom de leur raison.
* ••
En second lieu, celte théorie, avons-nous dit, est illogique. Que prouv e nt, en effet, ces scrnpules, suivant nou s, excessifs, cL celle crainte obsédante d 'outrepasse r ses droits , sinon la conviction profonde qu e l'âme de l'enfant est chose inviolable el sacrée, que nous devo ns resp ecter en elle la personnalité lrnmaine, comme nous devons la resp ecter en nous et llans les autres? Penser ainsi, n'esL-ce pas implicilemrnt acl melLre, comme règle de conduilc, la formule célèbre de Kant : « Traite toujours l'hum anité en toi eL dans les semblables, non comme un moyen, mais comme une fin? » - De ce principe impliqué dans les protestations qui précèdcnl, découlent logiquement des principes secondaires,
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nels, rigoureux, précis et capables de nous guider dans notre œuvre. Le premier c'est que nous devons praliquer la justice el la faire pratiquer le plus possible à nos enfanls, la justice n'élant que le respect des droits d'autrui; le second c'est que nous devons joindre à la justice, la charité, c'est-à-dire aimer assez ces personnalilés naissantes qui nous sont confiées, pour travailler clans la mesure de nos forces à hâler leur éclosion, et àécarler tout ce qui pourrait leur nuire; pour que, guidées et éclairées par nos paroles el nos exemples, elles en arrivenl aussi à s'aimer et à se soutenir les unes les aulres clans la lulle pour ln. vie. Dès lors, comment soutenir encore que nolre conception du bien est purement imaginaire, que nous n'avons du devoir qu'une notion obscure et confuse, que « l'homme ne peul savoir ce qu'il faut à l'homme?» Ces principes sur lesquels repose Loule morale soul non seulem ent cl~irs eL précis; ils sont, en oulre, faciles à enseigner: il suffit pour cela de montrer aux enfants les liens étroits qui les unissent à ceux qui les entourent. Le jour où ils auront parfaitement compris les services rendus par leurs parents, par leurs maîtres, par leurs concitoyens, par tous les hommes qui pensent
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et qui agissent; où ils seront convaincus de celle vérité capitale : que, par eux-mêmes, ils ne sont rien ou presque rien, et qu'ils doivent à la société, à l'humanité tout entière, - à l'humanité d'aujourd'hui et à l'humanité d'autrefois, - tous les biens dont ils jouissent, ce jour-là, ils deviendront charitables et justes. Est-cc à dire maintenant que nul doute ne viendra jamais effleurer leur conscience; qu'ils verront toujours et immédiatement quelle ligne de conduite il leur faudra tenir; que la loi morale, dans ses applications innombrables, n'aura plus d'obscurités? Évidemment non; mais ils auront pour les guider une règle générale qui leur sera d'~n précieux secours dans tous les cas difficiles, et ils seront sûrs, en la suivant, de rester toujours honnêtes. En lisant les objections accumulées avec tant de persévérance contre l'éducation morale, on songe malgré soi à ces casuistes d'un autre âge, qui semblaient prendre plaisir à discuter les cas de conscience embarrassants, à lullcr de subtilité, à rechercher dans les actes les motifs et les mobiles les plus cachés, à dégager de leurs analyses je ne sais quel idéal de perfeclion, nuageux, inaccessible. Peut-être a vaien L-il s raison,
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élant donnés les fidèles auxquels ils s'adressaient; mais l'àme de nos enfants est beaucoup moins compliquée, et la vertu ne saurait être pour eux un sport; beaucoup moins compliquée est également la vie qu'ils auront à vivre, et c'esL à cetLe vie que nous devons les préparer. Du moment que l'on reconnaît les principes dont nous venons de parler : à sa voir la dignilé de la personne humaine et l'obligation de la respecter et de l'aimer, on doit reconnaître par là même qu'il est de nolre devoir de v;eiller sur la conscience de nos enfanls et de song·er à leur éducation.
..
Enfin nous soutenons que les adversaires de l'éducalion morale, en contestant nos droils sur les enfants, poursuivent une œuvre dangerwse. Elle est dangereuse, en premier lieu, pour toutes les écoles qu'elle prive de leur moyen d'acLion le plus pui·ssant. Il est vrai que beaucoup de familles, en nous confiant leurs fils et leurs filles, nous demandent, avant Lout, de les insLruire; mais n'est-il pas vrai également que le plus grand nombre d'entre elles nous deman-
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dent davantage, nous prient même parfois, et l'on sait avec quelle insistance, - de leur suggérer, comme elles disent, « de bons principes », de former leur cœur en même temps que leur esprit, de les suppléer, en un mot, dans ce lte mission moralisatrice, autant qu'il est possible? Nous faudrait-il donc, à ces demandes pressantes, répondre par des refus, el au nom do je ne sais quels scrupules naïfs, laisser échapper los meilleures occasions do nous rendre utiles? Une fois qe plus, par amour d'un mieux cliimériquc, nous aurions laissé échapper le bien. Leur œuvre est, on oulre, dangereuse pour la jeun esse. Quo deviendront, en e ffet, Lous ces enfants auxquels vous ne voulez plus servie do direc teurs de conscience? Quelques-uns sernnl formés encore, et très bien, par leurs parents; mais beaucoup, dont le milieu familial n'est point exemplaire, re s leronl exposés à toutes los suggestions fâcheuses du dehors et à tous les conseils les plus pernicieux. Les méchants qu'i ls rencontreront seront moins scrupuleux que nous , soyons-en sùrs; ils poursuivront, eux aussi, leur œ uvre et i ls la poursuivront avec d'autant plus de succès que nos élèves seront désarmés. Aussi, cornbien ils nous paraissent plus sages ceux qui,
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au lieu de nous parler sans cesse des responsabilités que nous encourons en nous faisant les interprètes du devoir , cherchent à opposer à la ligue des malhonnêtes gens, la ligue des gens honnêtes, ligue vivante et agissante. C'est aux premiers rangs de ces lulleurs convaincus que nous devons nous placer, au lieu de nous immobiliser dans une inertie excessive et qui confine à la lâcheté. Enfin, restreindre, comme on le fait, les droits de l'éducateur est dangereux pour le pays. Une na lion n'est forle que lorsqu'elle est unie et poursuit un même idéal. Or, cet idéal il nous appartient, quoi qu'on en dise, de le dégager, de le faire aimer el comprendre et d'inspirer l'énergie capable de le réaliser. Quant anx scrupules qui pourraient nous rester encore, dans certains cas, nous avons · un moyen pratique et excellent de les faire disparaître. Demandons-nous si nous consentirions à soumettre au jugement de Lous les hommes honnêtes nos actes et nos paroles; si les conseils que nous donnons clans nos classes nous les donnerions sincèrement, dans la famille, à nos propres enfants . La réponse est-elle négative? Abstenons-nous; est-elle afflrmati ve, au contraire, agissons sans crainte, nous faisons le bien.
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Ces conclusions,j'en suis persuadé, réuniraient la presque unanimité des suffrages. Plus que jamais, on s'accorde à reconnailre que « l'insLruclion qui n'aboutit pas à une éducation est plus dangereuse yu'ulile à l'ordre social; » el que cc la première chose que le bon sens indiqùe qu'il faudrait faire, c'est de former des éducateurs ». Mais si l'on s'accorde sur l'exercice de ces droits, disons même de ces devoirs, on s'ac- , corde moins aisérnenl sur les moyens de les pratiquer. Soyez moralistes, formez la conscience de nos enfants, écrivait l'un des maitres que préoccupent vivement ces problèmes relatifs à l'éducation, mais n'oubliez jamais que cc l'État, et, par suile, ceux qui parlent en son nom, ne peut être, sans violer la liberlé de conscience, ni spirilualisle, ni matérialiste, ni panthéiste, ni eléis le, ni théiste, ni athée! » Si l'un de .nous encourt l'une ou l'autre de ces épithètes, il ne remplit pl us son devoir et doiL être blâmé; nous sommes des théologiens ou des métaphysiciens, - ce qui ne vaut g·uère mieux, - parlant des
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maîtres dangereux! L'éducaleur idéal est celui qui reste neutre enlre tous ces sytèmes, c'est l'éducateur auvergnat! Cette règle absolu e que quelques-uns voudraient inscrire en tête de nos nouveaux programmes, ils la justifient, il est vrai, à l'aide de deux principes non moins absolus: le premier, c'est qu'en remplissant sa lâche, « le maître ne doit jamais être contraint de parler contre sa conscience »; le second,
« c'est qu'il doit toujours respecter celle de ses
élèves et les opinions de leurs parents ». J'ai tenu à ciler textuellement ces formules afin d'être bien sûr de n'en pas altérer le sens. Voyons quelles en . sont les conséquences au point de vue de l'enseignement, el quC'lle situation Loule spéciale elles créent à l'universitaire. Ce qu'on nous demande, avant tout, c'est de devenir, plus encore que par le passé, des éducateurs, c'est-à-dire, si j'entends bien le mot, des maîtres inspirant à leurs enfants l'amour du bien et du devoir , se dévouant, pour en faire des hommes u Liles et horinêles. Or, comment al teindre ce but en gardant cette sainte neulralilé qu'on nous impose? Admettons, pour un inslant, que le maître, - on en lrouve encore, paraît-il! croie à la liberté, et dise à ses élèves qu'il dépend
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MOnALE ET ÉDUCATION
d'eux de choisir entre le bien et le mal et de pratiquer l'un ou l'aulre; el aussilôt les matérialistes, panthéistes, déterministes, auront le droit de protester : « Vous enseignez à nos enfants, diront-ils, des lhé,ories contraires à nos convictions les plus profondes; vous faites de la métaphysique, peut-être sans le savoir, mais vous en faites, contrairement à nos conventions, et nous nous y opposons.» Ces plaintes seront justifiées, et l'instituteur n'aura qu'à se soumettre ou à se démetlre. Supposons, au contraire, que ce soit le maître qui considère la croyance à la liberté comme une illusion, et tous ses auditeurs comme des automates dont les actes sont fatalement déterminés : quel langage tiendra-t-il dans sa classe, lorsqu'il exposera les principaux devoirs de la morale? Évidemment, il lui faudra une très grande habileté pour ne blesser jamais ni ses convictions, ni celles des parents qu'il représenle. On m'objectera qu'il n'est pas besoin de recourir à la mélaphysique pour établir les grands principes de nolre conduite; je l'admets volontiers; mais ce qui est incontestable, c'est que, de ces principes, qu'on le veuille ou non, découle loute une rnélaphysiquc : donc la neutralité dont on nous parle est irréalisable. Nous pourrions faire
�L'ENSEIGNEMENT DE LA MORALE
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nalUL'cllement les mêmes rernal'ques à propos du devoir, du mérite et de la vertu. Peu t-êlre, cependant, se trouvera-t-il un maître assez habile pour tourner ces difficultés dans les leçons qu'il fait à ses élèves, mais lorsque des questions de toutes sortes lui seront adressées sur ces sujets scabreux, comment pourra-t-il, sans péril, y répondre d'une manière satisfaisante? De plus il a des tex les à expliquer, des fables de La F onlaine, des morcf:\aux choisis de Bossuet, de Racine et de Corneille ... , où les mots d'immortalité, de Dieu, de Providence reviennent à chaque instant. Devra-t-il donc, pour rester fidèle à sa consigne, soit refuser de répondre aux interrogations de ses élèves, soit se borner à leur faire connaître, à propos de l'immortalité, par exemple, les sens différenls qu'on atlache à ce mot? Car remarquons bien que, pour êlre vraiment neutre, il doit exposer avec la même impartialité la définition des spiritwilisles et celle des panthéistes, qui sont loin de se ressembler. En vérité, ce sont là bien des obstacles, et nous nous demandons si le plus sage ne serait pas encore de rayer, une bonne fois pour toules, ces termes embarrassants de notre vocabulaire el de ne plus introduire clans les classes q ne des textes
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expurgés. Si c'est là le procédé recommandé, qu'on nous avertisse et qu'on se hâte de composer des éditions nouvelles. Mais, examinons de plus près les principes sacrés que l'on prétend sauvegarder. « Le premier, nous dit-on, c'est que l'éducateur ne saurait êl re aslrein t à enseigner des choses auxquelles il ne croit pas. » Je ne sais si ceux qui le défendent en voient bien toutes les conséquences; s'ils entendent dire simplement qu'un maître enseigne mal, lorsqu'il n'est pas convaincu, rien de plus juste, sans aucun doute, mais telle n'est pas évidemment leur pensée; elle est plus générale et porte plus haut. Alors nous nous demandons quel enseignement pourra donner un maître qui, par exemple, ne voit dans l'idée de Patrie et dans les sentiments qui l'accompttgnent, qu'un reste de superstition dangereuse · qu'il importe de comballre, ou qui considère la propriété individuelle comme illégitime et comme un obstacle qu'il faut à tout prix supprimer? En raisonnant ainsi on pourrait tout justifier. On voit que, pris au pied de la lettre, le prétendu principe qu'on invoque n'est qu'une grossière erreur. Il est des institutions et des lois sans lesquelles une société ne saurait pros-
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pérer et vivre; si un maître ne les accepte point, s'il n'est pas résolu à les faire aimer et à les défendre, il n'a qu'à aller chercher fortune ailleurs. Le second principe « qu'il ne faut jamais rien dire qui puisse blesser les convictions, sinon des élèves, clu moins de leurs parents », est tout aussi insoutenable. En fait, d'abord, la chose est impossible. Il nous sera facile, sans donle, de ne rien avancer qui blesse leurs croyances religieuses, s'ils en ont, mais comment é,·iter de froisser, par exemple, les croyances politiques de tous? Pas un instituteur qui ne représente la République comme le gouvernement légitime du pays : est-il sùr qu'en le faisant, il agrée à tout le monde? En outre, en droit, la chose n'est pas exigible. On ne peut demander au maître de respecter des opinions dangereuses pour la société ou pour la moralité, alors même qu'il les saurait professées par un grand nombre de ceux dont il élève les enfants.
On comprend quel est le danger de ces for~ mules toutes faites dont on abuse, et qui, par-
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MORALE ET ~~DUCATION
fois, en imposent. Nous sommes persuadé que ceux qui s'en servent d'ordinaire y voient moins - de malice, mais il n'en est pas moins vrai qu'elles prêtent à tous les malenlcndus. Cc qu'il y a de plus fâcheux encore, c'est que leurs défenseurs pensent servir la cause de la liber lé d!3 conscience, quand, en réalité, ils lui nuisent; ils croient être libéraux, quand ils ne sont qu'inloléranLs; ce qu'ils ne voient pas, c'est qu'à limiler ainsi la Uiche du mallre, en lui montrant de toutes parts des pièges el des chausse-trapes, on le paralyse ou on l'exaspère. Au lieu d'insister ainsi sur ce qui lui est défendu, qu'on insiste, de préférence, sur cc qui lui est imposé par la lâche même qu'il a acceplée, sur le but qu'il doit poursuivre, et sur les moyens de l'alleindre, sans lracer cependant de règles absolues. Que l'on s'informe moins des diplômes qu'il possède que · de son honQêlclé, de son zèle, de son tact, de sa bonne foi,,,_ S'il réunit ces qualités, soyons sans crainte : son ro uvre sera bonne et féconde j
�I'
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROP OS •. . . ... . .
V
ClIAPITnE I
La science et la 11101•alc.
~lorali s les e t savants. - Comm e nt la scie nce contribu e a ll triomphe de la vé rité e l a u progrès de la moralité. - Vaines prom esses qu e l' o n a fait es e n so n nom . Limites de so n domain e. - Co mm ent doivent s' unir la scie nce e l la mora le . - Opinio n de ~l. Boutroux ...
CHAPITTIE Il
La mo~·nlc sans liberté.
Le d étermini sm e psychol ogiqu e e t le libérali s me social. - La lib erté es t-ell e nécessa ire pour r endre compte d es id ées moral es et d es se ntim ents qui les acco mpagnent. - Part de vé rité contenu e dan s la th èse des dé L ermini s Les . - Contradic tion s qu e cette th èse r enferme. - Ses dange rs au poinL de vu e de l'éducation.
i6
ClIAPITRE III
La 1uo1•ale sans obligation.
Théori e de Guya u. - Comm ent il expliqu e le se ntim ent de l'ob li gati on , le dé vou ement e l le sac rifi ce.
Tt1 0MAti. -
Mo r. et êd uc .
10
�i70
TABLE DES MATIÈRE~
L'amour du risqu e physiqu e et l'amour du risque mé taphysique . - Supériorité de celle th éorie sur toutes les th éo ries nalu rali s tes an léri eures. - Ses lacun es . . . ... . .. ..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
20
CHAPITRE IV
I.e solidat•isme.
Pie rre Lero ux el sa th éo rie de la solidarité. - De la solid a rité ph ysiqu e, intell ectue ll e el morale. - Th èses de l\IM. Izoul el el Léon Bourgeois . - Justice, charité c l so lidarité. - Val eur du solid arisme au point de vu e de l'éducatio n nationale. - Nouvelle ana lyse de l'id ée de solidari té : Elle implique à la foi s jus tice el charil_ . . ... . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . é
44
CHAPIPRE V
Le pessi m i sme.
Origines du pessimisme e n Fran ce. - Les critiques de la pre mi ère heure. - Ca uses véritables qui en ont favori sé le succès. - Pess imistes cl s lru gglefor lifers.. . ..
66
CHAPITRE VI
La m o1•a le esthétique.
La morale co ntemplative cl les nouveaux fa kii·s. - La moral e esthétique proprern e n L cl ile. - Son rô le cla ns P l'édu ca tion. - Opinion de M. Evc ll in . - Ins ufl1 sa ncc de celle morale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
CHAPITRE Vil
Le dilettantisme.
Ses caractères. Services qu 'il a r end us . - Les so usdilellanles el les so us-Berge ret. - Causes qui ont pré· paré le dilellanlisrne. - Des dangers q't1'i l peul ofîril'. 101
�TABLE DES MATIÈRES
171
CHAPITRE VIII
Le devoir et l'intérêt,
La morale du devoir pur : l'impératif catégo riqu e. Théorie du dés intéresse ment a bsolu. - Ell e es t contradi ctoire et impraticabl e, même pour l'élite. - Pom la foul e ell e es t inintelligibl e et da nge reuse. - Sa val eur a u point de vu e de l'édu ca tion .......... . .... 113
CHAPITRE IX
L'iu,li,•i,lna.lisme.
Ses carac tères : Ses prin cipales manifes tati ons dan s la famill e, dans la société, dans les sciences, les lettres et les arts . - Tendan ces con traires à l'indi vidua lisme : le fonctionn arisme. - Opposition manifes te entre l'indépendance de la pensée et la servitud e de la volonté : causes de ce tte opposition. - Moyen de la faire di sparaître : M. Desj ardin s et les Compag non s du devoir; M. L. Bourgeois et le so lidarism e; M. Demolins et les An glo-Saxons ..... ... ................ . ........ 121
CHAPITRE X
L'enseignement de la. mol'a.le.
Tols toï et les tolstoïsants. - La th éorie du laisse r-faire et les droils de l'enfant. - Cette th éorie es t inapplica ble, illogique et da ngere use . - La neutralité à l'écol e ...... . .... . . . .... . ... . . . .. . . . . ... . . ... . .. . ... 151
Coulommiers. -
lmp.
PAUL
BRODARD . -
311-99.
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J
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1|TABLE DES MATIÈRES|177
2|AVANT-PROPOS|9
2|CHAPITRE I - La science et la morale|11
3|Moralistes et savants. - Comment la science contribue au triomphe de la vé rité et au progrès de la moralité. - Vaines promesses que l'on a faites en son nom . - Limites de son domaine. - Comment doivent s'unir la science et la morale . - Opinion de M. Boutroux|11
2|CHAPITRE II - La morale sans liberté|26
3|Le déterminisme psychologique et le libéralisme social. - La liberté es t-elle nécessaire pour rendre compte des idées morales et des sentiments qui les accompagnent. - Part de vérité contenue dans la thèse des déterministes. - Contradictions que cette thèse renferme. - Ses dangers au point de vue de l'éducation|26
2|CHAPITRE III - La morale sans obligation|39
3|Théorie de Guyau. - Comment il explique le se ntiment de l'obligation , le dévouement el le sacrifice. - L'amour du risque physique et l'amour du risque métaphysique. - Supériorité de cette théorie sur toutes les théories natural stes antérieures. - Ses lacunes|39
2|CHAPITRE IV - Le solidarisme|54
3|Pierre Leroux et sa théorie de la solidarité. - De la solidarité physique, intellectuelle et morale. - Thèses de MM. Izoulet el Léon Bourgeois. - Justice, charité et solidarité. - Valeur du solidarisme au point de vue de l'éducation nationale. - Nouvelle analyse del'idée de solidarité : Elle implique à la fois justice et charité|54
2|CHAPITRE V - Le pessimisme|76
3|Origines du pessimisme en France. - Les critiques de la première heure. - Causes véritables qui en ont favorisé le succès. - Pessimistes et struggleforlifers|76
2|CHAPITRE VI - La morale esthétique|93
3|La morale contemplative et les nouveaux fakirs. - La morale esthétique proprement dite. - Son rôle dans l'éducation. - Opinion de M. Evellin . - Insuffisance de cette morale|93
2|CHAPITRE VII - Le dilettantisme|111
3|Ses caractères. Services qu'il a rendus. - Les sous-dilettantes et les sous-Bergeret. - Causes qui ont préparé le dilettanlisme. - Des dangers qu'il peut offrir|111
2|CHAPITRE VIII - Le devoir et l'intérêt|123
3|La morale du devoir pur : l'impératif catégorique. -Théorie du désintéressement absolu. - Elle est contradictoire et impraticable, même pour l'élite. - Pour la foule elle est inintelligible et dangereuse. - Sa valeur au point de vue de l'éducation|123
2|CHAPITRE IX - L'individualisme|137
3|Ses caractères : Ses principales manifestations dans la famille, dans la société, dans les sciences, les lettres et les arts. - Tendances contraires à l'individualisme : le fonctionnarisme. - Opposition manifeste entre l'indépendance de la pensée et la servitude de la volonté: causes de cette opposition. - Moyen de la faire disparaître : M. Desjardins et les Compagnons du devoir ; M. L. Bourgeois et le solidarisme ; M. Demolins et les Anglo-Saxons|137
2|CHAPITRE X - L'enseignement de la morale|159
3|Tolstoï et les tolstoïsants. - La théorie du laisser-faire et les droits de l'enfant. - Cette théorie es t inapplicable, illogique et dangereuse. - La neutralité à l'école|159
-
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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A name given to the resource
Dans une petite école : causeries d'éducation morale
Subject
The topic of the resource
Éducation morale
Morale
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Regard, Noémie
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Editions Delachaux & Niestlé
Date
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1922
Date Available
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2017-06-07
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Ecole normale d'Arras
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Université d'Artois
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COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉDAGOGiQUES
PUBLIÉE SOUS LES AUSPICES DE L'INSTITUT J. J. ROUSSEAU ET DE LA SOCIÉTÉ BELGE DE PÉDOTECHNIE
NOÉMI REGARD
DANS UNE PETITE ÉCOLE
CAUSERIES D'ÉDUCATION MORALE
lffli~l ~l t111~1
000000353028
ÉDITIONS
CHAUX & NIESTLÉ S. A.
JCHATEL
OE L'HOPITAL
I
PARIS 26,
RUE St-DOMINIQUE
����DANS UNE PETITE ÉCOLE
�lmp, Delachaux & Niestlé S. A., Neuchâtel (Suisse)
192:1
�ARCHIVES
COLLECTION o'ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES
PUBLIÉE SOUS LES AUSPICES DE L'INSTITUT J. J. ROÙSSEAU ET DE LA SOCIÉTÉ BELGE DE PÉDOTECHNIE
NOÉMI REGARD
DANS
UNE PETITE ÉCOLE
CAUSERIES D'ÉDUCATION MORALE
de Calais
NEUCHATEL
4,
RUE DE L'HOPITAL
I
26,
PARIS
R UE St-DOMINIQUE
��A la mémoire de ma sœur Rachel dont la courte existence d'institutrice fut une inoubliable lumière ; dont l'autorité fut faite de passion contenue pour tous les grands devoirs et toutes les beautés. N. R.
��AUX ÉDUCATEURS
•·
L'auteur de ce livre ne croit pas à la vertu des manuels de morale, ni à la valeur morale d'un effort qui serait suscité par le désir d'une récompense. Il ne croit qu'à la puissance de l'émotion, communiquée de maître à élève, d'éducateur à disciple. Mais il a pensé n'avoir pas le droit de se taire dans celte grande question de l'enseignement moral à l'école, car il l'a faite sienne depuis longtemps. Les résultats obtenus en général parmi ses élèves : véracité, simplicité, besoin de sa propre estime, etc., lui font un devoir de parler. Sa méthode est là, telle quelle, dans ces pages. Comme toutes les méthodes appliquées avec conviction, elle a une valeur de vérité. Mais ce petit livre ne s'est pas donné pour tâche de fouiller en bon ordre les voies traditionnelles de la morale. Il n'impose pas de principes, et ne donne guère de conseils. Son but est à la fois bien plus modeste el bien plus ambitieux. S'il avait fallu à l'auteur une valeur morale supérieure pour aboutir, ses efforts auraient été d'avance
�8
DANS UNE PETITE ÉCOLE
condamnés à la stérilité. Mais ses défauts même l'ont servi - le sentiment de ses imper/ections a été la base solide de l'atmosphère créée. C'est une grande erreur de croire qu'il faut << avoir l'air» d'être parfait pour enseigner la morale aux enfants. Car « avoir l'air» n'en impose point aux enfants, dans ce domaine surtout. On ferait de même un piètre enseignement scientifique si l'on << avait l'air >> seulement de dominer son sujet. L'enseignement moral est vie ou il n'est pas. Fait du haut de sa tête « au-dessus de la mêlée » où se débattent les consciences d'enfants, il retomberait inerte et sans fruit. Le sentiment de ses propres faiblesse~, au rebours de ce qu'on pourrait croire, donne à l'enseignement moral une force vivante, communicative, créatrice de confiance et d'énergie. Par là, on échappe à la critique impitoyable des enfants, qui jugent les grandes personnes d'un instinct sûr. Et parce que ce qui est à base de vérité est fort, forle sera la conviction suscitée chez les en/anis, de l'atmosphère morale où se débat le maître lui-même avec ses propres défauts - /orle sera l'im- . pression de grandeur absolue, de majesté du vrai, chez les enfants. La vérité est seule une force réelle, qui va jusqu'au fond de la conscience des êtres. C'est donc un appui insoupçonné pour l'éducateur que de se mettre du même côté que l'en/ant en face des vérités vitales de l'ordre moral. Il en résulte un respect des enfants, basé non
�AUX ÉDUCATEURS
9
sur l'erreur que les parents el les maîtres sont tabous, mais sur la vérité qui n'échappe pas aux enfants, que les grandes personnes peuvent faire mal. La haute dignité passe du maître où elle n'est pas chez elle, à la Vérité immense qui domine les hommes. Et le contact avec cette vérité est seul générateur de vie morale.
��INTRODUCTION POUR LES ENFANTS
11
I INTRODUCTION POUR LES ENFANTS
Il y a dans un joli coin[de France une petite école en pleins champs. Les gens et les choses n'y sont point parfaits. L'école est modeste. Ce n'est pas un établissement moderne. Mais bah ! telle qu'elle est, on y passe de bons moments. La maîtresse !... hem ! hem ! elle a bien ses défauts, mais je ne vous les dis pas, vous les devinerez si vous êtes fins. Quant aux élèves, si je prétendais qu'ils n'aient que des qualités, vous les verriez sourire, très amusés, car ils ne détestent point la plaisanterie. Dans cette école on chante, on rit, on grogne quelquefois. On remue les pieds, on remue la langue (vous voyez bien que ce n'est pas une école modèle), et on y travaille aussi avec entrain, bien souvent. Mais surtout, on n'y est pas méchant - pas trop méchant - ni menteur. Et vous me croiriez sans peine
�12
DANS UNE PETITE ÉCOLE
si vous pouviez voir les figures ouvertes, les mines franches des fillettes et des garçons. Car, - je ne vous l'avais pas encore dit, - il s'agit d'une école mixte, où une ribambelle d'enfants de toutes tailles « sabotent » à qui mieux mieux. Et je ne serais point étonnée que cette école vous intéressât, vous, enfants d'autres écoles de France. Je vous en ouvre donc la porte. Regardez et écoutez.
�MORALE ET RAYONS DE SOLEIL
13
II
MORALE ET RAYONS DE SOLEIL
C'est un matin. Le ciel est nuageux. Il y a des alternatives d'ombre et de lumière. La maîtresse, debout, regarde sans rien dire un rayon de soleil qui brille sur un banc. Les enfants suivent le regard de la maîtresse. Ils se taisent.
LA MAITRESSE.
Regardez Louise dans le rayon de soleil. .... Est-ce la même Louise que tout à l'heure ?
DES ENFANTS,
riant.
Oui, bien sûr.
LÉON.
Non. Elle est bien plus jolie. Ses cheveux sont tout dorés. On dirait qu'il y a des petites étoiles dedans, Elle brille toute.
�14
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Ça fait donc deux Louise : une sombre et une pleine de lumière. Laquelle aimez-vous le mieux ?
TOUS.
Celle du rayon de soleil.
ANDRÉ.
Elle est plus gaie.
LOUIS.
Elle a une plus jolie couleur.
LA MAITRESSE.
Savez-vous que, de voir les cheveux de Louise dans l'ombre, puis dans le rayon de soleil, et tous· les objets passer ainsi de l'ombre à la lumière et de la lumière à l'ombre, cela m'a fait penser à la Morale et au Devoir. Le Devoir, c'est ce qu'on doit faire toujours, qu'on le veuille ou non, qu'on soit fatigué ou non. Il peut être morne comme un jour sans soleil. C'est parfois très difficile de l'accomplir. Mais .... de temps en temps, voilà qu'un soleil se lève sur lui, comme le rayon sur les cheveux de Louise.
�MORALE ET RAYONS DE SOLEIL
15
C'est la haute morale qui lui donne ce reflet. Une morale belle, libre, fière et riante. Une morale qu'on ne peut pas s'empêcher d'aimer, comme on aime une chose pour laquelle on est irrésistiblement fait. Vous n'aimez pas 1a morale revêche et grondeuse du << tiens-toi tranquille 1» Moi non plus. - Elle est négative, cette morale-là. Elle est pauvre, étriquée, comme honteuse. Vous n'aimez pas qu'on vous parle de ceux qui sont << sages comme des images », des << petits saints » qu'on n'a jamais à gronder. Vous savez bien qu'il n'est pas possible d'être (( sages comme des images », à moins d'être des enfants anormaux. Vous avez des bras, des jambes, une langue, une intelligence, qui veulent tout le temps agir. Vous êtes faits comme ça et c'est très heureux. Vous êtes faits comme ça parce qu'il faut bien que vous vous développiez, que votre corps s'affermisse, que votre curiosité soit en éveil.
*
**
Donc, ne _croyez pas à la morale qui ne fait que gronder. Ce n'est pas la vraie. La vraie morale est une morale de lumière, de vie, de beauté, de joie. Elle ne vous demande qu'une chose, une seule chose : << Mes enfants, ne vous dégradez pas. » Cela veut dire : Ne faites jamais quoi que ce soit qui puisse vous rendre moins bons, moins justes,
2
�16
DANS UNE PETITE ÉCOLE
moins sincères, qui puisse abaisser votre cœur, votre intelligence, votre volonté. C'est là la morale des hommes libres et des âmes fières, qui est à la fois plus facile et plus difficile à suivre que l'autre, la pauvre petite morale grondeuse et craintive.
�QUI EST-CE QUI VEUT ÊTRE JOLI
?
17
III
QUI EST-CE QUI VEUT 1tTRE JOLI ?
LA MAITRESSE
André, te trouves-tu joli ?
ANDRÉ,
hochant la tête et souriant.
. Oui, mais c'est mon diable de front qui est vilain ! Il avance trop ! Il est trop grand !
LA MAITRESSE,
C'est vrai que ton front a une forme un peu extraordinaire. Mais ne t'en plains pas, va, moi je l'aime bien comme ça. Et vous autres, êtes-vous jolis ?
LAURENT,
avec un mouvement d'épaules.
On n'en sait rien !
�18
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PLUSIEURS ENFANTS,
riant.
Que si ! On est bien jolis !
LA MAITRESSE.
Qu'en penses-tu, Denise ?
DENISE,
amusée.
On est bien jolis quand on est sages.
LA MAITRESSE.
Ah I voilà une vérité profonde, dans cette parole tout ordinaire : « On est joli quand on est sage». Nous allons voir ça : Pouvez-vous allonger ou raccourcir votre nez, s'il est trop court ou trop long ? Agrandir vos yeux s'ils sont trop petits, ou rétrécir votre figure si elle est trop large ? - Non, n'est-ce pas. Et avec un seul de ces défauts physiques, on n'est pas beau, pas beau du tout. Pourtant, on peut se faire beau. Ecoutez.
(La Maîtresse baisse la voix.)
Quand on est bon, loyal, courageux, quand on porte en soi des sentiments de dignité, de désintéressement .... voici ce qui se passe (la voix de la Maîtresse
se fait plus basse et plus contenue) :
De jour en jour, d'année en année, la force intérieure de beauté morale qui est dans un être, lui façonne mystérieusement le visage à son image. Elle
�QUI EST- CE QUI VEUT ÊTRE JOLI
?
19
travaille sourdement tous ses traits, ses muscles, en leur communiquant sa beauté.
* **
Oui, si vous voulez être beaux, il faut que vous soyez nobles de cœur. C'est la flamme intérieure qui nous rend beaux ou laids. Car, ce qui est vrai de la beauté l'est aussi de la laideur. Il n'est rien de plus laid qu'une tête d'ivrogne, d'assassin, ou d'égoïste jouisseur. Le visage prend, peu à peu, l'empreinte de l'âme. Cela est inévitable. Vous avez tous vu des gens qui ont la laideur ou la beauté de leurs sentiments habituels. Devant les premiers, vous éprouvez un malaise indéfinissable comme devant une erreur. En face des seconds, vous êtes «bien». Vous vous sentez sans le savoir devant de la vérité.
* **
Vous savez bien reconnaître sur les visages la colère ou la douceur, la tristesse ou la joie. Mais ces sentiments sont passagers. Leur image s'efface tout de suite, comme l'image d'une personne qui ne fait que passer devant un miroir. Ce sont les sentiments habituels, ceux de toutes
�20
DANS UNE PETITE ÉCOLE
les heures, de tous les jours, qui s'inscrivent sournoisement sur nos traits,. soit en laideur, soit en beauté. Chaque fois que vous faites effort pour être francs, honnêtes, délicats .... c'est comme s'il y avait une fée mystérieuse qui en imprime la marque sur votre figure et y mette un charme extraordinaire. Mais la même fée impitoyable y trace aussi l'empreinte de vos mauvaises pensées et de vos vilaines actions. Alors, ce que vous croyez être bien caché en vous, cela va s'inscrire comme en toutes lettres sur votre
visage même.
C'est une loi souveraine qui ne manque jamais de s'appliquer. Un œil exercé ne s'y trompe guère, et reconnaît la trace de la vie intérieure, en laideur ou en beauté, sur tous les visages connus, ou inconnus, qu'il rencontre. Vous pouvez donc, à votre gré, vous rendre beaux ou laids. Choisissez.
�PENDANT UNE LEÇON
21
IV
PENDANT UNE LEÇON
LA MAITRESSE.
Qui a parlé, là-bas ? Qu'on lève la main. (Des mains se lèvent.)
DES VOIX.
Oh I oh I Laurent a parlé et il n'a pas levé la main.
LAURENT,
rageur, grognant.
C'est pas vrai ..
indignées. Si, c'est vrai. Si, c'est vrai. Il a parlé aussi. (Moment de silence. Laurent a la tête basse.)
LES , MÊMES VOIX, LA MAITRESSE,
lentement.
Vous quatre, Jacques, Denise, Edmond, Jean, qui
�22
DANS UNE PETITE ÉCOLE
avez levé la main, vous serez punis. Vous m'apporterez demain matin une page d'écriture. - Laurent ne sera pas puni. (Les enfants, étonnés mais confiants, attendent.)
LA MAITRESSE
Laurent prétend n'avoir pas parlé. Je n'ai pas de punition pour lui. Vous quatre, lorsque demain matin vous m'aurez remis votre page, vous aurez payé votre dette. Nous serons quittes. Ce n'est presque rien de faire une page d'écriture. Si on la fait avec entrain, ça dure un court moment, et on n'y pense plus. On est même content, parce qu'on est toujours content de payer ce qu'on doit, si l'on est honnête. Dès que vous aurez fait ce travail de rien du tout, vous aurez le cœur léger. Vous serez gais comme des pinsons. Vous n'aurez rien sur la conscience. Vous avez parlé: ça n'est pas bien grave, allez 1 Ça n'est pas une faute morale, c'est une simple étourderie. Vous êtes des enfants I Les enfants sont souvent étourdis. C'est seulement pour la règle de l'école que je suis obligée de vous punir. Vous n'avez pas pensé un instant à dissimuler cette petite faute. C'est de la clarté, cela, c'est de la droiture . .
�PENDANT UNE LEÇON
23
Vous faites votre punition, et tout est dit. On ne s'en estime pas moins après tout ça. Mais Laurent l... Tant pis pour lui. Il a voulu tromper; qu'il en porte lourdement la peine. Pas de page d'écriture pour lui. Non. Pas de ce moyen clair et honnête de se libérer. !-,aissons-le avec sa conscience. Il fera ses réflexions. Rien qu'à voir sa mine, nous devinons bien qu'elles ne sont pas gaies. Qui est-ce qui voudrait être à sa place, pour ne pas faire la page ?
Les quatre d la fois.
Pas moi !. .. Pas moi ! Oh ! pas moi.
NOTE. Voilà plus de deux ans que cette' scène a eu lieu. Depuis ce jour, Laurent a toujours spontanément avoué de petites fautes analogues, même lorsque personne ne pouvait le soupçonner.
��LE LENDEMAIN
25
V
LE LENDEMAIN
LA MAITRESSE,
regardant les pages d'écriture.
Voilà une page bien joliment écrite I C'est celle de Denise. Denise sait ce que « dette d'honneur » veut dire. C'est vraiment joli ce travail. Pas une lettre qui dépasse l'autre. Pas une rature. Pas une tache. On dirait que cela a été écrit avec amour. Tout est net, clair, comme de la gentille bonne humeur. Il y a là une façon de payer qui ne manque pas d'élégance. Denise, grâce à toi, j'aurai eu ma petite joie aujourd'hui.
���28
DANS UNE PETITE ÉCOLE
me tromper. Vous ne pouvez pas vous tromper vousmême. · Il s'agit de savoir si quelqu'un parmi vous aimerait mieux un petit travail en moins, et un mensonge en plus. (Les enfants sont graves. Il y a sur tous les visages un air de décision émue, et de joie fière et cpntenue.)
�LA MEILLEURE RELIGION
29
VII LA MEILLEURE RELIGION
GUSTAVE,
long garçon naïf et distrait.
Madame, laquelle est-ce, la meilleure religion ?
LA MAITRESSE,
après un moment de silence.
C'est celle qui nous rend meilleurs.
La Maîtresse reste pensive un instant. Tout à coup, elle se met à marcher lentement devant les enfants.
Vous allez voir laquelle c'est, la meilleure religion. Ecoutez: J'ai une amie intime, que j'aime et que j'admire de tout mon cœur. Elle se cache pour faire le bien, comme les méchants pour faire le mal. Je l'ai vue accomplir indirectement une charité, afin de ne pas humilier la personne qu'elle obligeait. Elle encourage les gens à bien agir, par un langage ferme et persuasif; et quand on lui a parlé, il fait
�30
DANS UNE PETITE ÉCOLE
plus clair dans la conscience : on comprend avec elle que le seul véritable intérêt, c'est de faire ce qui est bien. Elle sait souffrir avec ceux qui souffrent. Elle sait se réjouir de la joie des autres. Elle est très catholique, cette amie. - A-t-elle une bonne religion ?
LES ENFANTS.
Oh oui ! Madame, oh ! oui.
LA MAITRESSE.
J'ai une autre amie. - Celle-ci habite une grande ville, où la besogne ne lui manque pas, car elle recherche aussi des gens à soulager. Elle visite les malades. Elle réunit des jeunes filles dont elle se fait l'amie. Elle s'occupe de pauvres enfants .... Il y a beaucoup de gens qui font tout cela. Mais qu'on le fasse avec une haute et claire compréhension des autres, avec un grand respect de la personne humaine, avec simplicité et modestie, - voilà qui est rare, très rare. Et c'est en cela que mon amie se distingue. Elle possède le don admirable de comprendre les autres et de s'en faire aimer. Elle éveille en eux plus de dignité morale. Cette amie est très protestante. - · A-t-elle une bonne religion. ?
�LA M:ElLi.EURE RELIGION
LES ENFANTS.
31
Oui.
PIERRE.
On dirait que c'est la même qu'avant.
LA MAITRESSE.
Ce n'est pas tout. - J'ai encore une autre amie dont je veux aussi vous parler. Elle habite une petite ville où elle se donne tout entière aux œuvres sociales. Son temps, ses forces, son savoir, son intelligence, tout est employé à cela. Ce qui lui donne le plus de bonheur, c'est de voir de la beauté morale. Si vous pouviez voir ses yeux briller quand on lui cite une action désintéressée 1... Mais devant la laideur morale, elle souffre comme on souffre d'un mal physique. Comprenez-vous que, souffrir du mal qui est àans les autres et jouir du bien qui y est, c'est quelque chose de très élevé ? Et mes trois amies se ressemblent en cela. Cette dernière amie ne va pas prier dans aucune église. Je pourrais presque dire qu'elle est farouchement libre penseuse. Laquelle des trois a la meilleure religion ?
LES ENFANTS,
criant.
C'est la même chose!
3
�32
DANS UNE PETITE ÉCOLE
D'AUTRES,
èn
même temps.
On dirait que c'est la même personne.
DENISE,
convaincue.
Elles ont toutes les trois une bonne religion.
NOTE. Tout ce chapitre est rigoureusement authentique.
�ENCORE LA MEILLEURE RELIGION
33
VIII ENCORE LA MEILLEURE RELIGION
LA MAITRESSE.
L'autre jour, Gustave n'était pas content, pas tout
à fait content. Il pensait : Ah I mais .... si c'est la
même chose 1... Si c'est la même chose!... Je n'y comprends rien. Je sens bien, moi, pourtant, que la meilleure religion, c'est la mienne 1... Est-ce ça, Gustave?
GUSTAVE,
souriant, avec un signe affirmatif.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
Et toi, Denise, qu'en penses-tu ?
DENISE,
regardant à droite, à gauche, comme pour y chercher ses mots.
Je crois que .... votre amie catholique .... elle a la meilleure religion pour elle, .... et les autres aussi.
�34
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Bien, ma petite, très bien. C'est justement ça. Comprends-tu, Gustave ? Mon amie catholique est dans cette religion comme chez elle, comme dans une maison paternelle où tout lui est familier, où tout lui fait du bien. C'est parce qu'elle y a été élevée, parce que c'est la religion de son père, parce qu'elle est habituée à éprouver les bienfaits de cette religion, et non point d'une autre. Pour mon amie protestante, c'est la même chose. Quant à l'amie libre penseuse, elle s'est fait ellemême sa religion. Mais, justement, puisqu'elle se l'est faite toute seule, c'est bien celle qui lui convient, à elle aussi. Chac1,me des trois a le droit de croire que la forme de sa religion est la meilleure pour elle. Tout le monde a le droit de penser cela.
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
35
IX L'ESPRIT DE SACRIFICE
LA MAITRESSE.
Pendant les dernières grandes vacances, je demandai un jour à mon petit neveu, qui avait alors cinq ans moins trois mois : - Paul, aimerais-tu mieux être joli ou gentil ? Avec un rien d'hésitation, il répond : - Ah I j'aimerais mieux être joli! - Et les autres enfants, aimes-tu mieux qu'ils soient jolis, ou gentils ? - Gentils, répond vivement le bonhomme. Il n'est pas bête, ce gaillard-là. Mais je présume qu'il aura fort à faire pour pouvoir, en temps normal, sentir la beauté du sacrifice. L'esprit de sacrifice, savez-vous ce que c'est ?
LES ENFANTS.
Non, Madame.
�36
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Voyons .... mon neveu Paul n'aime à faire que ce qui lui plaît. Et vous ?
TOUS.
Nous aussi.
LA MAITRESSE
Mon neveu Paul n'aime pas à se priver de quelque chose pour les autres. Et vous ?
PLUSIEURS VOIX.
Nous non plus.
LA MAITRESSE.
Le sacrifice peut aller des plus petites choses comme de donner un bonbon à un petit camarade, ou d'aller vite chercher de l'eau pour aider sa mère quand on aurait envie de s'amuser, - jusqu'au plus grand don, celui de sa vie. Dis-moi, Pierre, si nous avions une guerre (1) lorsque tu seras soldat, te sauver~is-tu à l'étranger pour ne pas combattre ?
PIERRE,
violemment.
Non. Oh l non. Non.
( 1)
Mai 1914.
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
37
PLUSIEURS VOIX.
Moi non plus. Moi non plus !
LA MAITRESSE •
.Mais vous seriez exposés à mourir.
PIERRE,
décidé, ému.
Ça ne fait rien. On aimerait mieux mourir et que · 1a France gagne.
LA MAITRESSE.
Et si elle perdait quand même ?
PIERRE,
très ému.
On aimerait encore mieux mourir pour elle.
LA MAITRESSE.
Tu ferais donc le sacrifice de ta vie ?
PIERRE,
forlement.
Oui.
LA MAITRESSE.
Mais, c'est dur de mourir.
�38
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PIERRE.
Oh 1 il faut bien mourir une fois 1
LA MAITRESSE.
Mais .... on n'aime pas mourir quand on est jeune.
PIERRE.
Il y en a bien qui meurent jeunes, parce qu'ils sont malades. Moi, j'aimerais mieux mourir à la guerre.
LA MAITRESSE.
Et vous autres ?... Et toi, Jules ?
JULES,
embarrassé.
Moi 1... moi .... J'aimerais pas tant mourir.
LA MAITRESSE.
Même pour ton pays ?
JULES.
Oh 1 s'il le fallait bien, bien ....
PIERRE, · vivement.
Eh bien 1 moi, j'aimerais mieux mourir pour la France que de mourir de maladie.
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
39
LA MA-ITRESSE.
Et toi, Laurent ?
LAURENT,
d'un ion pénétré.
Je serais content d'aller à la guerre.
LA MAITRESSE.
Et vous autres ? :rous. On irait tous à la guerre, sans avoir peur.
LA MAITRESSE.
Eh bien, oui, je le crois. Même Jules irait de bon cœur, si le moment venait pour lui de partir. C'est très bien. Mais je vais vous dire une chose qui vous étonnera beaucoup : Se faire tuer pour son pays dans une guerre, se dévouer tout d'un coup, c'est presque facile. On est entraîné. Il y a du sacrifice dans l':ür.... On est alors surélevé au-dessus de sa mesure habitl!elle. On est à son maximum d'émotion, et c'est l'émotion qui fait accomplir les grands sacrifices. C'est l'émotion, qui, dans un péril national, soulève le peuple entier comme un seul homme, et le dresse dans un noble sacrifice pour le pays.
�40
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Dans les grandes occasions on est dans cette alternative : être un héros ou être un lâche. On aime mieux être un héros. (Moment de silence.) Mais .... se sacrifier un jour, puis un autre, obscurément; sacrifier ses goûts, sans que personne s'en aperçoive, sacrifier un peu ou beaucoup de son bienêtre, sacrifier sa tranquillité .... Et faire cela tous les jours, pour sa famille, pour un être quelconque .... Sacrifier, en un mot, sa vie en détail, ne plus chercher sa joie propre. Se sentir prêt à édifier le bonheur des autres plutôt que le sien, - voilà, mes enfants, le difficile, le très difficile effort.
ANDRÉ,
impressionné.
Et il y en a qui le font 1
JOSEPH.
Oh! bien moi I Je n'aimerais pas ça. Je veux bien me sacrifier un tout petit peu, mais pas tout le temps. Diable ! chacun son tour.
LA MAITRESSE,
souriant.
Rassurez-vous, mes petits, on ne vous en demande pas tant, à vous. Il faut avoir vécu pour être à même de se sacrifier. On ne peut sacrifier que ce qu'on a, et non ce
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
41
qu'on n'a pas I Le sacrifice est un don. C'est le fait des âmes grandes, qui . ont accumulé d'infinies richesses morales, comme d'autres accumulent des richesses matérielles. Mais quand vous serez des hommes et des femmes, je voudrais qu'alors vous connaissiez cette vérité étrange: « Plus on donne aux autres de son cœur, plus on en a.»
��ENCORE L'ESPRIT DE SACRIFICE
43
X ENCORE L'ESPRIT DE SACRIFICE
LA MAITRESSE.
Pour vous faire mieux comprendre la dernière leçon, je veux vous raconter une histoire vraie. J'ai connu une vieille paysanne qui avait une figure inoubliable, une figure qui attirait par une beauté particulière. Et j'ai bien compris plus tard, que cette beauté, c'était celle dont je vous parlais l'autre jour, la beauté du sacrifice. Sans bruit, sans embarras, elle faisait vivre sa maison, pensant à tout, veillant sur tous. On aurait dit que c'était une fée, ou un esprit, qui était partout à la fois. Son pauvre corps fluet semblait ne pas connaître la fatigue, puisque à toute heure du jour ou de la nuit elle pouvait être au service de quiconque avait besoin d'elle. J'ai dit que son visage rayonnait de la beauté du sacrifice . .Oui, parce qu'elle se sacrifiait avec une
�44
DANS UNE PETITE ÉCOLE
grande simplicité, avec une grâce naturelle qui vous allait droit au cœur. Je me rappelle un soir où je me suis assise près de son feu, dans une pauvre pièce aux murs noircis. Il venait encore un peu de jour par la petite fenêtre. La chambre était intime et douce. Le mari fumait sa pipe au coin du feu, se laissant vivre. Se laisser vivre .... Il ne prenait pas d'autre souci. Il travaillait fort peu. Toute la paix si douce de la maison était l'œuvre de la femme. Les enfants étaient heureux. Même les bêtes à l'étable étaient heureuses. Rien d'essentiel ne manquait jamais à personne. Pourquoi ? Le comprenez-vous ?
ANDRÉ,
Parce que la femme y pensait tout le temps.
LA MAITRESSE.
Oui, c'est cela. La femme y pensait tout le temps. Comprenez-vous que cela représentait le sacrifice pour elle ? Et cette admirable femme avait non seulement une vie de sacrifice - mafa encore cette grâce exquise du sacrifice qui veut se faire oublier.... Aimeriez-vous ressembler au mari ou à la femme?
PLUSIEURS ENFANTS,
A la femme.
�ENCORE L'ESPRIT DE SACRIFICE
45
LA MAITRESSE.
Pourquoi?
LES ENFANTS.
Parce qu'elle est plus .... plus ....
LA MAITRESSE.
Plus belle?
LES ENFANTS.
Ah I oui.
��UNE CHOSE SURE
47
XI
UNE CHOSE SURE
LA MAITRESSE.
Dis donc, Jean, à quel âge voudrais-tu mourir?
JEAN,
décidé.
A quatre-vingts ans.
LA MAITRESSE.
Et toi, Lucien, et toi, Léon ?
LUCIEN.
A cent ans.
LÉON,
criant.
Moi I à mille ans !
LA MAITRESSE.
Et toi, Jules ?
4
�48
DANS UNE PETITE ÉCOLE
JULES,
d'un ton pénétré.
Jamais. (Tout le monde rit.)
LÉON,
de sa petite voix grêle.
C'est bien forcé, que tu meures une fois !
JULES.
Je sais bien .... Mais ça n'empêche pas que je voudrais ne jamais mourir.
LA MAITRESSE.
Quand tu seras un vieux, vieux bonhomme tout branlant, tu seras bien content de mourir. Ça ne doit pas être agréable de vivre quand on n'a plus de forces, et qu'on ne peut plus guère s'intéresser à rien. D'ailleurs, quand on est vieux, on est déjà un petit peu mort; il n'y a plus qu'à finir ....
LAURENT,
un peu ému.
Moi, jé ne voudrais pas vieillir....
LA MAITRESSE.
Mais mon garçon, tu t'ennuierais bien de vivre
�UNE CHOSE SURE
49
toujours dans le même âge. Chaque âge est comme un pays nouveau, où on fait des découvertes inattendues, qui nous enrichissent le cœur et l'esprit. On est forcé de vieillir, et puis de mourir. Vous êtes tous convaincus de cela ?
LES ENFANTS.
Bien sür, bien sür.
LA MAITRESSE.
Eh bien I Supposons un instant que l'heure est arrivée. Nous voilà des vieux, vieux, vieux.... Nous sommes affaiblis. Nous sommes un peu sourds, un peu aveugles. Nous ne pouvons qu'à grand'peine ramasser notre bâton qui nous est échappé des mains. En ayant les pieds au soleil, nous avons froid dans le dos. Supposons que nous soyons des vieillards qui aiment à regarder en eux-mêmes, da_s leur vie passée. n Les paresseux d'entre nous pourront peut-être dire : « Je vais mourir, mais j'ai bien profité de la vie ! Je me suis souvent reposé. J'ai fait faire mon travail par les autres, et je me suis arrangé pour être estimé quand même. » Les gourmands, les avares, les vaniteux, les méchants, etc.... toutes les·sortes d'égoïstes, enfin, pourront peut-être s'adresser des félicitations analogues.
�50
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Toutefois les avares seront les plus tristes, bien sür.... Voyez-vous un peu dans quelle catégorie vous pourriez être, parmi ces vieux-là ? :rous, violemment. On ne veut pas devenir comme ça 1 On ne veut pas devenir comme ça 1
ANDRÉ,
décidé.
Moi, d'abord, je veux être un joli grand-père; on n'est pas égoïste, on est bon. Et puis, on est heureux.
LÉON,
faisant une découverte.
Tiens I C'est vrai ça. Quand on est bon on est bien forcé d'être heureux, puisque les autres nous aiment.
LA MAITRESSE.
Vous pensez donc qu'il vous suffira d'être des grands-pères pour avoir une vieillesse digne et heureuse, et pour n'avoir pas peur de mourir?
ANDRÉ,
toujours décidé.
Ça, c'est sür. - D'abord moi, je veux me marier jeune; et puis .... il faut bien donner le bon exemple à nos enfants, si on veut qu'ils soient très honnêtes 1...
�UNE CHOSE SURE
51
JOSEPH,
non moins décidé.
Si on élève bien ses enfants, on ne peut pas faire autrement que d'être heureux tout le temps. D'abord, on est utile. Alors, quand on est utile, dans ce monde, on se sent bien heureux.
GUSTAVE.
On n'a pas peur de mourir, quand on a eu une vie très utile 1
LA MAITRESSE.
Et les égoïstes, ceux qui n'auront vécu que pour eux, seront-ils contents de mourir ?
LAURENT.
Oh I non. Ça les ennuiera trop de n'avoir servi à rien dans ce monde, pour une seule fois qu'ils y viennent.
LÉON.
Ma foi I Ils ne pourront pas redevenir petits pour refaire leur vie.
LA MAITRESSE,
souriant.
Je crois que vous avez oublié que c'est de nous qu'il s'agit. Nous serons sürement ces vieux-là, si nous ne mourons pas en route.
�52
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Croyez-vous que, si on pensait plus souvent à l'inévitable mort, on serait plus courageux dans le bien ?
ROBERT.
Oh ! oui, parce qu'on voudrait n'avoir fait que du bien quand on s'en va de ce monde .... puisqu'on ne peut pas recommencer....
LAURENT,
impressionné.
Mais, on aurait bien peur, de penser tout le temps à la mort!
LA MAITRESSE.
Il ne faut pas avoir peur de la mort. C'est une chose toute naturelle et simple, de mourir quand on est vieux. Pense donc à tant de millions d'hommes qui sont déjà morts ! C'est la même force, supérieure à nous, qui nous fait vivre et qui nous fait mourir. Il faut avoir confiance dans cette force et accepter de vivre .... et de mourir aussi courageusement qu'on peut. Vous avez tous senti que celui qui accomplit dignement son devoir, n'a peur ni de la vie, ni de la mort.
�SAVOIR ÊTRE SEUL
53
XII
SAVOIR ÊTRE SEUL
1
LA MAITRESSE.
L'autre jeudi, je m'en allais, - tout en lisant selon mon habitude - par le joli chemin qui mène à mon village natal. Je marchais lentement. Tout à coup je m'entends appeler: - Madame ! Madame I Je me retourne, et j'attends, pensant que le brave homme qui me hélait avait besoin d'un service que je pourrais peut-être lui rendre. Savez-vous ce qu'il me voulait ? ... Il voulait .... n'être pas seul pour continuer sa route. Il revenait d'un village du voisinage, et il lui restait à parcourir environ cinq cents mètres pour rentrer chez lui. La solitude lui pesait si fort qu'il ne put la supporter plus longtemps devant la bonne aubaine qui s'offrait à lui,
�54
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Je souris en moi-même, et je lui emboîtai le pas pour lui faire plaisir. Alors, il me parla de son travail, de sa fatigue, de son pied .... sur lequel il avait maladroitement fait tomber un outil. ... etc. Et nous arrivâmes devant sa porte, où il me quitta avec force salutations. J'aurais pu reprendre ma lecture, mais je n'en fis rien. Il y avait trop à lire dans cet homme qui venait d'ouvrir devant moi les pages de sa pauvre vie intérieure. Mais c'étaient des choses négatives, que j'y lisais. - Et j'ai pensé à vous.
PLUSIEURS ENFANTS,
étonnés.
A nous 1
LA MAITRESSE.
Oui, à vous. Je me suis demandé si, plus tard, il se trouverait quelqu'un parmi vous qui laisserait sa pensée lui manquer à ce point de ne pouvoir supporter d'être seul pendant quelques heures.
PIERRE.
Oh !. .. on ne voudrait pas être comme cet homme 1 C'est trop bête 1
ANDRÉ.
C'est pas un homme l
�SAVOIR ÊTRE SEUL
55
LA MAITRESSE.
Ce qui vous frappe ici, c'est de voir la peur de la solitude poussée à ce degré. Mais, il y a beaucoup de gens qui ne savent pas être seuls. Eh bien I Je voudrais vous voir devenir des hommes· et des femmes capables de se plaire avec euxmêmes. Pour cela, il faut s'enrichir intérieurement, se développer, apprendre autant de choses que l'on peut, lire de bons livres, voyager si c'est possible. Mais par-dessus tout, il importe de savoir réfléchir sur ce que l'on voit. Tout le reste ne sert de rien, si l'on ne sait pas former son jugement. Où que l'on soit, on est toujours en face de gens et de choses, sur lesquels on peut réfléchir. C'est toujours, et partout, la même matière de vie, qui peut faire naître les pensées justes. Vous savez qu'il y a comme deux personnes en nous : celle qui se nourrit de pain, et celle qui se nourrit d'idées. Et vous savez que la faculté de se nourrir ·d'idées est notre faculté la plus haute. Les idées justes, généreuses, toutes les idées utiles à quelque degré que ce soit, forment pour notre esprit une atmosphère dans laquelle il respire comme nos poumons respirent dans l'air. Et soyez sûrs d'une chose : Jamais la vérité ne manque aux hommes; ce sont les hommes qui manquent à la vérité. La vérité, c'est l'ensemble des idées justes.
�56
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Comprenez-vous que, quand on a peuplé son esprit d'idées justes, on est fort comme la vérité ? Et on se plaît alors avec soi-même.
ANDRÉ.
Mais .... il faut bien aussi vivre avec les gens I Moi d'abord, j'aurais beau être très instruit, je ne voudrais pas être toujours tout seul !
LA MAITRESSE,
souriant.
Et tu aurais bien raison. - II ne s'agit pas de tout seul »; il s'agit simplement de se plaire avec soi-même dans les moments où on est seul. Ce n'est qu'alors que l'on peut réfléchir, penser, repasser dans son esprit les choses vues, et en faire la substance même de sa vie intérieure. Il faut savoir réfléchir sur ce qu'on a fait, pour en tirer les leçons profitables pour l'avenir. Un homme qui ne sait pas se recueillir en luimême n'a pas de vraie dignité. Et il apporte peu à ses semblables, lorsqu'il parle avec eux, puisqu'il n'a pas su faire siennes les idées recueillies au hasard de sa vie.
« vivre
�NOS ENNEMIS
57
XIII
NOS ENNEMIS
LA MAITRESSE.
Eh bien ! Jacqueline, tu ne sais pas ce que veut dire le mot « ennemi » ?
LAURENT,
vivement.
Je sais bien, moi, ce que c'est, nos ennemis 1
LA MAITRESSE.
Ah ! Et quoi donc ?
LAURENT,
finement.
C'est nos défauts.
LA MAITRESSE.
Tiens I Ce n'est pas bête ça ! Mais je vois derrière toi des petits bonshommes et des petites bonnes femmes qui n'ont pas l'air de comprendre ....
�58
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Expliquons-leur ça. C'est essentiel de connaître ses ennemis, n'est-il pas vrai ?
ROBERT.
C'est bien sûr. Si on ne connaît pas ses ennemis, ils vous font du mal quand on ne s'y attend pas.
LA MAITRESSE.
Si nos défauts sont nos ennemis, ils sont d'autant plus redoutables qu'ils sont cachés en nous. Et encore l ils ont la finasserie de nous faire croire qu'ils sont nos meilleurs amis. Quand Louis se laisse aller à la paresse, il croit bien que, de ne rien faire, ça lui fait du bien. Il ne voit pas qu'il va vers une habitude terrible, qui pourrait l'empêcher de se faire une situation honorable quand il sera un homme. Quand Jacques boit du vin sucré, ou mange des fruits à l'eau-de-vie, - ce qu'il aime beaucoup, paraît-il, - il ne sait pas qu'il ouvre ainsi la porte à un hôte impitoyable : l'alcoolisme. Et qui sait si l'hôte n'entrera pas ? Quand Rosalie bavarde sur le compte des autres, dans un coin de la cour, elle ne sait pas qu'elle prend là un plaisir empoisonné: si elle ne se corrige pas, elle sera plus tard détestée comme la peste, et elle fera beaucoup de mal. Chacun de nous porte en lui de ces ennemis qui
�NOS ENNEMIS
59
s'installent dans notre cœur, et, - d'un petit air innocent - finissent parfois par y détruire ce qu'il y a de meilleur.
ANDRÉ.
On voudrait bien se corriger de ses défauts I Mais on nè sait pas lesquels on a. - Moi d'abord, je n'en sais rien.
JOSEPH.
C'est vrai, ça. Moi je pense bien que j'ai des défauts, puisque tout le monde en a, - mais je ne sais pas les trouver.
LA MAITRESSE.
Nos défauts peuvent tous se résumer en un seul : l'égoïsme, qui nous est naturel. La gourmandise, c'est de l'égoïsme. La paresse, c'est de l'égoïsme. Et ainsi de suite. Dans les guerres, il suffit parfois de tuer le chef pour que les soldats soient vaincus. Faisons de même. Dirigeons nos coups sur le chef suprême de nos défauts, l'Egoïsme. Et alors, tout deviendra facile, puisque nous penserons aux autres autant qu'à nous-mêmes; puisque nous voudrons vivre pour être utiles aux autres et pour leur faire plaisir. Nous saurons al<?rs « nous mettre à la place des
�60
DANS UNE PETITE ÉCOLE
autres » pour accomplir ce grand précepte évangélique si simple, si clair, si sutfi.sant: « Faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent. >> II s'agit de mettre cette clarté dans son âme : « Les autres valent autant que moi, et ont autant de droit que moi au bonheur. » Et la clarté, la chaude lumière porte sa récompense avec elle: il y a dans le fait d'aimer les autres une joie extraordinaire, qui se pose sur notre âme comme un rayon de soleil. II n'y a pas d'autre obstacle au bonheur des hommes que leur égoïsme. Les hommes ne peuvent être heureux que tous ensemble, et ils s'obstinent aveuglément à faire leur bonheur chacun pour soi. Et puis ils fabriquent souvent ce bonheur avec des matériaux qui font en même temps le malheur des autres. Cela se produit chaque fois que l'intérêt général est sacrifié à l'intérêt particulier : Quand un ouvrier ne travaille que lorsqu'il est surveillé; Quand un patron s'enrichit aux dépens de ses ouvriers; Quand on fraude le fisc; etc., etc. Le même principe faux, et élément de désordre, est à la base des guerres de conquêtes. L'histoire nous a appris, pourtant, que lorsqu'une classe d'hommes veut être heureuse toute seule, les peuples finissent par se révolter.
�NOS ENNEMIS
61
Ce qui est basé sur l'injustice, sur un intérêt personnel au détriment de l'intérêt général, peut subsister un certain temps par des moyens de fortune, mais cela porte en soi nécessairement des germes de mort. Cela est rigoureusement vrai des nations, comme des individus. * * Quand vous serez des hommes, ne dites pas : cc J'attends que les autres soient justes, et je le serai aussi. » Non, ne dites pas cela. Soyez justes, tout de suite. Car c'est la justice, encore une fois, qui est le sel de la terre. Ceux qui font moralement vivre la société, ce sont les consciencieux; ce sont ceux qui accomplissent leur tâche pour les autres comme si c'était pour euxmêmes. Ceux qui font vivre moralement la société, ce sont tous ceux qui luttent contre leur égoïsme naturel, contre leurs défaµts. Mais il faut une grande modestie, pour reconnaître ses défauts, et m,e grande fierté pour s'en débarrasser. C'est la chose la plus difficile qui soit; et c'est bien pour cela que le progrès moral est si lent. Or, sans progrès moral, il n'y a pas de bonheur solide pour la société tout entière. En effet : le progrès matériel continu nous pro-
�62
DANS UNE PETITE ÉCOLE
cure un bonheur extérieur toujours plus grand. Mais si on n'a pas dans sa vie intérieure profonde une force morale qui neutralise pour nous les effets dissolvants du bien-être, ce bien-être lui-même nous détruit.
�CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
63
XIV CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
LA MAITRESSE,
souriant.
Qui est-ce qui voudrait avoir un gros tas d'écus ?
TOUS,
riant.
Moi ! Moi ! Moi !
JULES,
à demi-voix.
C'est moi qui serais content, si j'avais un tas d 'argent!
LA MAITRESSE.
Qu'en ferais-tu ?
. JULES.
Ah!... Je me nourrirais .... Je m'habillerais avec !...
5
�64
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
le taquinant.
Comment I Tu mangerais des sous I Tu t'habillerais de pièces de monnaie 1
JULES.
Ah I non. Mais j'achèterais de la viande .... avec mes sous. J'achèterais tout ce que je voudrais ! Tout 1 Je serais joliment content.
ANDRÉ.
Et moi donc 1
PLUSIEURS ENFANTS.
Et moi 1... Et moi I On n'aurait plus besoin de travailler.
ANDRÉ.
C'est ça qui serait chic 1
LA MAITRESSE.
Pendant que nous y sommes, donnons en imagination de l'or à tout le monde, et à volonté: voulezvous?
TOUS,
riant.
Eh I oui!
�CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
65
LA MAITRESSE.
Bien. - Maintenant tout le monde en a. Que va-t-il se passer ?
JULES,
vivement.
Oh I moi, je comprends. Personne ne voudra travailler.
DENISE,
amusée.
C'est bien sür, puisqu'on est tous riches.
LA MAIT R E SSE .
Mais alors ?... Que mangera-t-on ? De quoi se vêtira-t-on .?
ROBERT,
étonné.
H é 1... Ce sera comme si on était tous pauvres. Il faudra que tout le monde travaille. La Maîtresse va: poser au tableau noir la multiplication suivante :
X X 4
mais~
=
4 X.
X X 1,000,000,000 = zéro.
Les enfants regardent, surpris.
�66
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Croyez-vous que ces multiplications puissent être justes toutes les deux? :rous. Mais non, Madame, c'est la première qui est juste. L'autre, qu'est-ce qu'elle veut dire ?
LA MAITRESSE.
Voilà l'explication : 1° Si très peu de personnes seulement possèdent de l'or à volonté, elles sont riches. 2° Si tout le monde a de l'or à volonté, il n'y a plus de riches. Ne comprenez-vous pas que cela prouve une chose: c'est que l'or n'a en lui-même aucune valeur; que l'or par lui-même vaut zéro.
DENISE,
contente.
Moi, je comprends. C'est seulement le travail qui vaut. (Malicieuse.) Sans ça, mon papa n'aurait qu'à mettre un écu au coin du jardin, et les pommes de terre seraient tout d'un coup arrachées.
LA MAITRESSE.
Eh bien I dites-moi, maintenant, ce qui fait vivre les hommes.
�CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
67
ANDRÉ.
Pardi, c'est le travail.
LES AUTRES,
entendus.
C.'est le travail ! Et rien d'autre.
JOSEPH,
dédaigneux.
L'or! Qu'est-ce que c'est!. .. C'est rien, l'or!
DENISE,
finement.
Alors, si tu avais une pièce de vingt francs, tu la jetterais au fumier, je pense.
JOSEPH,
interloqué.
Ah I non, mais ....
LA MAITRESSE.
Je vais te mettre d'accord avec toi-même, Joseph. - L'or a une valeur conventionnelle. On a décidé qu'une certaine somme de monnaie représenterait une certaine somme de travail, voilà tout. C'est pour cela qu'il faut le considérer comme une force, et qu'il faut en être économe, et savoir s'en servir. Mais on sait bien que, seul le travail enrichit positivement la société.
�68
DANS UNE PETITE ÉCOLE
II l'enrichit matériellement : c'est le travail qui f~t les routes, les outils, les étoffes, les navires, etc .... II l'enrichit moralement : c'est le travail qui forme le caractèr~, trempe la volonté, équilibre sainement l'intelligence, etc., etc. C'est le travail qui a développé l'humanité, de siècle en siècle, et l'a fait marcher lentement, mais sûrement, à la conquête de tous les progrès. Je voudrais vous voir inscrire dans votre cœur cette belle parole : 1c Honneur au travail ! »
�CEUX QUI SE CROIENT PLUS QUE LES AUTRE·s
69
H
XV
CEUX QUI SE CROIENT PLUS QUE LES AUTRES
LA MAITRESSE.
Voyons, mon gros Robert, dis-moi une chose en toute simplicité. (Vous savez que je vous aime tous de même, que je vous estime tous, bien que je connaisse les défauts de chacun de vous.) Dis-moi donc, Robert, lequel est le plus méchant, de toi ou d'André?
ROBERT,
sans hésiter, de sa bonne grosse voix.
C'est moi.
LA MAITRESSE.
Le crois-tu, André ?
ANDRÉ,
simplement.
Oui, Madame.
�70
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Et vous autres ?
TOUS.
Oui. Oui.
LA MAITRESSE.
Alors, mes petits, supposez qu'en partant d'ici vous rencontriez un enfant qui pleure. Si André va le consoler, ça vous étonnera-t-il ?
TOUS.
Non. Oh ! non, Madame.
LA MAITRESSE,
Et si c'était Robert ?
TOUS,
riant.
Oh! Oh! Oh!
LA MAITRESSE.
Vous croyez donc Robert incapable de consoler quelqu'un ! Moi, je ne suis pas de votre avis. Robert est bien loin de manquer de cœur. Et je suis süre qu'il trouvera en lui, un beau jour, des ressources que vous ne pouvez pas soupçonner ....
�CEUX QUI SE CROIENT PLUS QUE LES AUTRES
71
Et s'il fait du bien, comme André, lequel des deux en aura le plus de mérite ?
TOUS.
Ah !... c'est Robert.
LA MAITRESSE.
Le crois-tu, André ?
ANDRÉ,
toujours simplement.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
Eh bien I mon garçon, rappelle-toi ce que tu as dit l'autre -jour: cc On peut bien se croire supérieur aux autres, quand ils font du mal, et qu'on n'en fait point soi-même 1 »
ANDRÉ,
sûr de lui.
C'est bien vrai.
LA MAITRESSE.
Tu viens pourtant de convenir que si Robert fait le même bien que toi, il en a plus de mérite que toi. C'est que, vois-tu, mon petit, il n'y a que l'effort qui compte, à un certain point de vue. Nous n'avons
�72
DANS UNE PETITE ÉCOLE
le droit de nous estimer qu'en proportion de cet effort. Et nous ne pouvons pas mesurer l'effort des autres. Il est vrai que celui qui fait le bien sans effort, par une sorte de grâce d'état, exerce un grand charme sur les autres, et il attire à soi tous les cœurs. Mais pourtant, en soi-même, on n'a pas le droit de se croire supérieur aux autres, parce qu'on ne sait jamais quel est l'effort qu'ils ont donné. Se croire supérieur aux autres, c'est montrer un petit esprit. Car, si bon que l'on soit, on est fort éloigné de la perfection. · Et d'ailleurs, les meilleurs sont naturellement les plus modestes, comme les plus grands savants sont aussi les plus modestes, étant le plus à même de reconnaître les limites de leur savoir. Mettez donc votre effort à faire toujours mieux, non point que les autres, mais mieux que vousmêmes. Quand je devine que Robert s'est dominé, qu'il allait taquiner quelqu'un et qu'il s'est retenu, je l'aime tout d'un coup si fortement, que, ma foi, à ce moment-là, c'est lui que j'aime le mieux. Et même, je l'admire.
�ALORS ••.• SI ON NE VAUT PAS MIEUX
73
XVI ALORS .... SI ON NE VAUT PAS MIEUX LES UNS QUE LES AUTRES !...
LA MAITRESSE.
J'ai vu, l'autre jour, passer une fugitive idée sous le front d'André. Il s'est dit: « Alors 1... si on ne vaut pas mieux que les autres !... »
ANDRÉ,
riant.
C'est pourtant vrai, que j'avais pensé ça un moment. Mais, maintenant, je crois que je comprends.
LA MAITRESSE.
Tant mieux! mon petit. D'ailleurs j'étais sûre que tu comprendrais vite. Mais peut-être y en a-t-il qui ne comprennent pas bien. On va leur expliquer ça autant que possible. Vous, honnêtes bambins, vous valez mieux que des voyous, c'est parfaitement certain.
�74
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Vous serez d'honnêtes gens, plus tard, vous serez utiles à votre . pays, à votre famille, à vous-mêmes. Il y en aura parmi vous qui feront très peu de mal, et beaucoup de bien.
ROBERT,
vivement, très surpris.
Il y en a qui feront du mal l...
LA MAITRESSE.
Oui, nous parlerons de ça tout à l'heure. Revenons à notre idée. En même temps que vous vivrez en honnêtes gens, il y aura de pauvres êtres, enfants maintenant comme vous, qui seront des êtres malfaisants. Il y a encore beaucoup d'enfants malheureux, mal élevés, misérables. Il y en a encore beaucoup qui n'ont pas, comme vous, des parents honorables pour les élever .... Et ils deviennent quelquefois des paresseux, des voleurs ....
JULES,
vivement.
Comme ceux qui ont volé chez Jean-Marie 1
LA MAITRESSE.
Oui. - Eh bien I Nous valons mieux que ces gens par notre vie qui est . plus digne que la leur, mais nous ne pouvons pas savoir si nous valons mieux
�ALORS .... SI ON NE VAUT PAS MIEUX
75
qu'eux dans notre cœur et notre volonté pour le bien. Pour le savoir, il faudrait que nous eussions été à leur place, avec les mêmes tentations, les mêmes entraînements au mal, avec la même faiblesse de vol.ont_é et les mêmes mauvais exemples. Mais, dites-moi, si vous n'agissiez pas mieux que ces gens-là, seriez-vous plus coupables qu'eux tous ? Tous, d'un ton pénétré. Oh ! oui, Oh ! oui.
LA MAITRESSE.
Vous voyez donc que, d'une part vous devez toujours agir le mieux possible, et d'autre part que, tout en agissant mieux que d'autres, vous n'avez pas le droit de vous croire sùpérieurs à eux.
TOUS,
étonnés.
Eh I c'est pourtant vrai.
* *
ROBERT
*
Madame, vous avez dit que nous ferons du mal dans notre vie .... Et si nous ne voulons pas en faire 1...
�76
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
doucement.
Nous ne sommes pas assez intelligents, - si même nous étions assez bons - pour ne jamais faire de mal. Il y a tant de choses que nous ne comprenons pas. Et il y a tant de gens que nous comprenons mal. Or, en ne comprenant pas le cœur des autres, on leur fait très aisément du mal. On les froisse, on les blesse, parfois gravement, presque toujours injustement.
ANDRÉ,
impressionné.
Alors .... que faut-il faire ?
LA MAITRESSE.
Il faut tâcher d'aimer les autres autant qu'on peut. Il faut savoir se mettre à la place des autres : c'est le seul moyen de se tromper le moins possible.
�ON A VOLÉ DES CRAYONS
77
XVII
ON A VOLÉ DES CRAYONS
LA MAITRESSE.
Mes enfants, faites un grand silence. J'ai à vous parler d'une chose très grave que j'ai découverte hier soir. L'un de vous, garçon ou fille, a volé des crayons dans mon bureau. Mais, ce n'est pas une raison po~r que je ferme désormais toutes les portes à clef ! Vous connaissez mes idées là-dessus : Je ne fais aucun cas de l'honnêteté de quelqu'un qui ne touche à rien parce que tout est sous clef 1 Mon ambition est que vous soyez honnêtes par amour passionné de l'honnêteté, et non point par force, ou par peur d'être puni. Je ne peux pas vivre avec vous autrement que sous un régime de confiance mutuelle. Vous avez confiance en moi : je dois pouvoir croire en vous.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Le fait qu'il y a parmi vous un voleur ne d'é truit rien pour les autres. Le coupable n'aura certainement pas le courage d'avouer sa faute: il lui faudrait pour cela une force surhumaine .... Pour le moment je ne sais pas qui c'est.
(Plusieurs enfants protestent à demi-voix. Ils sont consternés.)
LA MAITRESSE.
•
Soyez absolument tranquilles, vous dont je puis lire sur les visages la parfaite honnêteté. Il n'y en a qu'un en cause. C'est à celui-là que je m'adresse, à lui seul. Et voici ce que j'ai à lui dire : Moi, je ne le connais pas, ni vous. Et ce n'est point cela qui importe. (Les enfants se regardent entre eux pour tâcher de découvrir l'embarras du coupable.) Non, n'essayez pas de savoir qui c'est. Quand je le saurai moi-même, je ne vous le dirai pas. Vous l'ignorerez toujours. Cela n'est pas votre affaire. Donc, nous ne connaissons point le voleur. Mais .... Mais lui 1... il se connaît, n'est-ce pas ? Cela suffit. Il sait qu'il a agi honteusement. Qu'il n'a plus le droit de s'estimer. Qu'il est indigne de notre confiance . Ah 1 .. Il a quelques crayons de plus chez lui, dans son . tiroir!... Quelle bonne affaire, n'est-ce pas ?...
�ON A VOLÉ DES CRAYONS
79
Il est heureux, maintenant I C'étaient des crayons qu'il lui fallait 1... A nous autres, il nous faut bien plus que cela I Il nous faut une chose très, très grande : Notre propre honnêteté. Pas un des autres ne donnerait son honneur pour des crayons 1
* *
Pendant quelque temps, la Maîtresse fit, tous les jours et impitoyablement, allusion à ce vol. Mais lorsque ses soupçons furent devenus une certitude, elle prit à part l'enfant coupable et n'en reparla plus aux autres. Il est juste de dire que cet enfant reconquit peu à peu et entièrement l'estime de la Maîtresse, mais cela ne se fit pas sans peine et sans lenteur.
*
6
��FAIRE LE MAL, C'EST SE FAIRE DU MAL
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XVIII
FAIRE LE MAL, C'EST TOUJOURS SE FAIRE DU MAL
(Les enfants sont groupés près d'un mur, où la main d'un pauvre garçon mal élevé a crayonné des grossièretés contre la Maîtresse. Ils considèrent sans parler, et avec consternation, ces stupides insultes.)
LA MAITRESSE,
doucement.
A qui ce pauvre garçon a-t-il fait du mal, en agissant ainsi, dites-le-moi ? Est-ce à lui, ou à moi ?
Tous, avec sérieux.
C'est à _ui. l
LA MAITRESSE
Oui, en effet. Pour moi, je ne vaux ni plus ni moins, du fait de cette grossièreté. Mais lui 1... Il vaut moins.
�82
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Pauvre garçon I Comment ne le comprend-il pas ? Je ne lui en veux pas . Mais, comme il est de règle élémentaire que les élèves respectent les maîtres, je ne l'accepterai en classe, à nouveau, que lorsqu'il aura fait des excuses. Je le plains beaucoup, et je souhaite qu'il comprenne bientôt, de lui-même, quel est son véritable intérêt. '
�TOLÉRANCE
83
XIX
TOLÉRANCE
LA MAITRESSE,
souriant.
Si je vous disais d'une grosse voix : « Je veux que vous pensiez comme moi 1 » - Que feriez-vous ?
ANDRÉ.
Ça nous ferait rire. (Malicieux.) Et on penserait tout de même comme on veut.
LA MAITRESSE.
Peux-tu penser que tu aurais le droit de voler ?
ROBERT,
répondant pour André.
Ah I non. Mais ça, je le pense de moi-même.
LA MAITRESSE.
Comment se fait-il que la plupart du temps, vous
�84
DANS UNE PETITE ÉCOLE
· soyez de mon avis ? Vous savez bien que je ne vous y force pas?
ROBERT,
intéressé.
C'est parce que.... parce que. ... (vivement) on comprend bien que c'est juste, ce que vous dites.
LA MAITRESSE.
En effet. En morale, et d'une façon générale, je ne vous apporte pas ma vérité à moi, mais une vérité qui me domine, comme elle vous domine, qui est au-dessus de nous tous comme le ciel est au-dessus de nos têtes. Ce qui est juste, raisonnable, vrai, ce n'est pas ma propriété exclusive, ce n'est pas rien qu'à moi, c'est à tous. Et votre raison saisit la vérité comme son bien, à elle. Tous les hommes sont d'accord là-dessus. La justice et la vérité ont une autorité qu'on ne discute pas, et tout esprit humain prétend en faire la base de sa conduite. Mais .... il y a beaucoup de gens, beaucoup plus qu'on ne croit, qui s'illusionnent eux-mêmes sur la justice de leur justice et sur la vérité de leur vérité. Et pourtant !... Nous avons tous une claire raison pour saisir les idées justes, comme nous avons tous des yeux pour voir la lumière, des oreilles pour entendre, un palais pour goûter ....
�TOLÉRANCE
·85
Qu'est-ce qu'il y a donc de faussé dans le point de départ de l'entendement de beaucoup de gens, pour que leur raison leur fasse croire que leur vérité est toute la vérité, leur justice toute la justice ? Voulez-vous que je vous dise à quel signe on reconnaît que notre vérité est bien la vraie vérité? A ce signe-là : Qu'elle ne nous favorise pas plus que notre prochain, qu'elle ne diminue pas notre prochain devant nous. Croyez-vous que les mêmes choses nous impressionnent tous de la même manière ? Je m'explique. Parlons de choses très simples, et même triviales : Qui est-ce qui trouve que la soupe aux choux c'est quelque chose de bon ?
ROBERT,
Moi, je l'aime bien.
LAURENT.
Oui, c'est très bon.
JOSEPH.
Oh ! c'est pas vrai. C'est très mauvais.
DENISE.
Moi aussi, je trouve que c'est bien mauvais.
�86
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
On va voir ça. Qui a tort ? Qui a raison ?
DENISE.
Nous avons tous raison.
LA MAITRESSE.
Pourquoi ? Comment cela se peut-il puisque vous vous contredisez ?
DENISE.
Mais 1... Ça dépend des goûts 1...
TOUS.
Eh oui I Ça dépend des goûts.
LA MAITRESSE.
Que penseriez-vous de gens qui se battraient ou tout au moins se querelleraient là-dessus ?
JOSEPH.
Ils seraient des fous.
LA MAITRESSE.
Croyez-vous qu'on puisse avoir des goûts différents
�TOLÉRANCE
87
pour autre chose, pour des habits .... pour des livres .... pour des gens, etc., etc. ?
TOUS.
Oh ! oui, naturellement.
LA MAITRESSE.
Et qui a tort ?
TOUS.
Personne.
LA MAITRESSE.
Vous en êtes sûrs ?
TOUS.
Oui.
LA MAITRESSE.
Eh bien I la première fois que vous voudrez imposer vos idées à quelqu'un, vous tâcherez de vous rappeler cela, avant de vous montrer trop intolérant.
ROBERT.
Mais Madame, personne de nous ne voudra forcer les autres à penser comme lui !
�88
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
souriant.
Ta, ta, ta 1... Vous ne savez pas comme c'est difficile de ne jamais tendre à imposer ses idées aux autres. On croit très aisément avoir raison, et que les autres auraient tout à gagner à penser, à dire, à faire comme nous.
ROBERT.
Oh I bien moi, j'y veux faire attention.
LA MAITRESSE.
Croyez-vous qu'il faudrait que les hommes pensent tous de même sur tous les points ?
ANDRÉ.
Oh I oui, ils s'accorderaient bien mieux.
LA MAITRESSE.
Mais croyez-vous qu'un seul homme ait des idées complètement justes sur un seul de ces points ?
DENISE.
Peut-être bien que non, puisqu'ils ne sont jamais parfaits.
�TOLÉRANCE
89
LA MAITRESSE.
Moi, je pense que toutes les idées contiennent une part de vérité plus ou moins grande. Supposez que mille hommes aient tous la même idée; combien ça fait-il d'idées ?
DENISE,
amusée.
Ça n'en fait qu'une.
LA MAITRESSE.
Et si ces hommes ont chacun leur idée, combien ça en fera-t-il ?
JULES.
Ah ! ça en fera mille ! Alors mille idées, ça vaut mieux qu'une.
ANDRÉ.
Oui, mais il vaudrait mieux rien qu'une idée j1.1ste que mille idées fausses.
LA MAITRESSE,
rianl.
Voilà qui est bien parlé. - Mais je vous le répète, je crois bien que chaque id ée contient une parcelle de vérité; et mille idées ont plus de chance d'en avoir une grosse part qu'une seule.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Je ne parle pas, bien entendu, des idées qui sont absolument claires par elles-mêmes, comme celle-ci : il faut aimer ses parents, sa patrie; ou encore celle-ci: le mensonge est honteux. Ou encore : faire souffrir un être faible et sans défense est abominable. Il y a heureusement - ainsi - des idées qui se reconnaissent comme justes, clairement justes, tout de suite. * * * Mais, il y a à côté de celles-ci toutes sortes d'idées qui se meuvent, souples, dans les esprits, qui s'accrochent les unes aux autres, et qui font par leur choc jaillir la lumière qui éclaire les hommes. Elles sont toutes nécessaires. Elles ont toutes leur mission à remplir. * * * Respect aux idées, à toutes les idées sincères.
�FRANÇOISE
91
XX
FRANÇOISE
Elle a une grande figure un peu étrange, une figure de sainte du moyen âge. Elle parle très peu, mais sous son grand front passent beaucoup de pensées. De bonnes pensées droites, de bonnes pensées courageuses. Elle était déjà aussi haute qu'une femme qu'elle faisait encore un nombre invraisemblable de fautes d'orthographe. Personne n'y pouvait rien. C'était comme ça. A force de réfléchir, pourtant, elle parvenait à corriger deux, trois, six, huit fautes .... et il n'en restait plus qu'une dizaine, ou même moins que ça. Oui, sa grammaire bien apprise - car Françoise est studieuse, - et bien comprise, - car Françoise est intelligente, - sa grammaire, donc, lui revenait en mémoire, mais c'était long, - et voilà 1... ici on ajoutait un s; là on le supprimait; plus loin, on passait du féminin au masculin, ou quelque chose comme ça ....
�92
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Personne n'aurait eu la patience de Françoise cherchant, cherchant tout du long de sa dictée les fautes qui grouillaient. Et savez-vous bien qu'il lui aurait suffi de glisser ses regards légèrement à droite, à moins de cinquante centimètres de son cahier, pour corriger sans peine toutes ses fautes, connues ou inconnues 1 Eh I oui, puisqu'il y avait tout à côté d'elle, sur le même banc, l'élève la plus forte en orthographe, Edmée, qui ne faisait jamais, jamais de fautes aux dictées, et dont le beau cahier blanc s'étalait gentiment. Seulement, voilà I Françoise est de la fière lignée de ceux qui sacrifient à la vérité coûte que coûte, et qui préfèrent à tout au monde le sentiment de l'honneur, et la dignité personnelle. Et ça lui a porté bonheur, - même matériellement, cette droiture. En effet, si, comme certains enfants en sont capables, Françoise avait habilement copié sa dictée sur Edmée, la maîtresse n'aurait pas su qu'il fallait prendre la précaution de lui donner des leçons particulières pendant de longs mois, avant le certificat d'études primaires. Et elle aurait échoué, à l'examen. Au lieu de ça, elle a parfaitement réussi. N'en êtes-vous pas bien contents ?
�VOULOIR C'EST POUVOIR
93
XXI
VOULOIR C'EST POUVOIR
C'est quatre heures. La maîtresse, debout, tient une gravure dans la main.
LA MAITRESSE.
Cette gravure, qu'on a bien voulu me prêter, je dois la rendre aujourd'hui. J'avais donné comme condition, pour que vous la voyiez, que vous soyez plus sages ce soir que ce matin . .Or, vous ne l'avez pas été .... et je n'aurai plus l'image demain. Comme cela m'ennuie, de la rendre sans que vous l'ayez vue I C'était pour vous que je l'avais apportée. Comment faire ? Il y aurait un moyen de tout arranger: Ceux d'entre vous qui voudront s'engager à ne pas se faire punir demain matin viendront regarder l'image. Ceux qui préféreront ne pas s'engager ne la verront pas. Réfléchissez un instant.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
LAURENT,
s'approchant, à demi-voix.
Moi, je m'engage.
PIERRE.
Moi aussi. Peu à peu, ils viennent tous. On regarde l'image, - une scène patriotique; - on la commente; on échange ses réflexions.
***
Le lendemain, vers onze heures, la maîtresse, qui avait oublié l'incident, se dit tout à coup : (( Tiens I qu'est-ce que ça veut dire ? Personne ne s'est fait gronder ce matin 1 » - Et elle se rappela.,_ Quelle bonne matinée I Comme tout le monde est content 1
�UN JOLI GESTE
95
· XXII
UN JOLI GESTE
LA MAITRESSE,
se tournant subitement du c6té de
Pierre.
Commer:it ça se fait-il, Pierre ?... Tu n'as pas été puni aujourd'hui, pas même grondé 1 (Se tournant vers les autres.) Pierre de qui la langue et les pieds vont toujours leur train 1... Y comprenez-vous quelque chose, vous autres ?
PIERRE,
souriant.
Ah 1 c'est que ce matin, en venant à l'école, je me suis dit sérieusement: « Mon garçon, aujourd'hui tu ne te feras pas punir ! » - Et voilà.
LA MAITRESSE.
Ça, c'est gentil. Tu me fais plaisir. Je veux te faire plaisir aussi. Prends le torchon, tu iras effacer ton nom au tableau.( A ce moment on avait une belle
7
�96
DANS UNE PETITE ÉCOLE
carte illustrée le samedi, si on ne s'était pas fait punir de la semaine.) Alors Pierre saisit brusquement le torchon, puis de son geste saccadé et rapide, il efface d'un coup le nom de ses camarades (on n'avait pas été sage, oh! mais pas du tout la veille) - avant même d'ôter le sien .... - Et il regagne sa place.
LA MAITRESSE,
vivement.
Ça, c'est encore plus gentil. Hein I vous autres, qu'en pensez-vous ? - A cause du joli geste de Pierre, et bien que vous ayez mérité certainement d'être punis, vos noms seront réellement effacés. On n'en reparlera plus. Mais ce n'est pas à moi que vous le devez, c'est à Pierre.
PIERRE,
souriant.
Je ne voulais pas être ueffacé» tout seul.
�LA COLÈRE
97
XXIII
LA COLÈRE
En récréation. Jules pour taquiner Laurent, attrape vivement sa balle et se sauve. Laurent court après lui. Peu à peu, il se prend d'une véritable rage contre Jules. Il le poursuit de plus en plus furieusement, et Jules, pris de peur, heurte un caillou et tombe. A ce moment, la maîtresse intervient.
LA MAITRESSE,
sévèrement.
Laurent, rentre en classe, et va t'asseoir à ton banc. Laurent obéit, pâle de colère. Au bout de quelques instants, tout le monde rentre et·s'assied.
LA MAITRESSE.
Qui est-ce qui a remarqué la figure de Laurent, tout à l'heure ?
�98
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PLUSIEURS.
Moi l Moi l Moi l
DENISE.
Il était épouvantable.
JOSEPH,
tranquillement.
Il avait tout simplement l'air d'un fou.
CLAIRE.
Il serrait les dents.
DENISE.
J'avais peur de le regarder.
ANDRÉ.
Il était tout blanc. Ses yeux faisaient peur, comme ceux d'une bête en colère.
LA MAITRESSE,
Il est évident, que pendant un moment, Laurent a été fou. La colère, c'est une folie; une folie qui ne dure pas, c'est vrai; mais si elle durait, il faudrait attacher les gens qui se mettent en rage; car ils seraient affreusement dangereux.
�LA COLÈRE
Réellement, Laurent aurait voulu faire du m Jules; il n'était plus du tout dirigé par sa raison par son cœur. Car, Laurent a du cœur, quand il est de sang-froid. Et s'il avait fait du mal à Jules, il en aurait eu bien du regret.
(Pendant tout ce temps, Laurent a la figure cachée dans ses bras, et ne dit rien.)
LA MAITRESSE.
Écoute, Laurent, il faut tâcher de te corriger de tes épouvantables colères ....
LAURENT,
rageusement.
C'est lui qui a commencé.
LA MAITRESSE.
Mon pauvre garçon ! Tu vois comme tes colères durent : tu aurais bien le temps de faire du mal à quelqu'un I Et c'est toi qui serais malheureux après, si tu causais un grave accident à un camarade dans un moment de rage, de folie. Je sais bien que tu te rendras compte après de tes torts. Je te connais. Je sais bien que tu voudrais te corriger de ce grave défaut. Je voudrais bien t'y aider.... Il me semble qu'il faut que tu te souviennes
�1 .100
DANS UNE PETITE ÉCOLE
désagréablement de ce jour. Voici ce que je vais faire: Tu seras puni; pendant toute une semaine tu ne joueras pas avec tes camarades. Ce sera dur, mais il le faut. Tu n'es pas absolument responsable de ta nature; mais c'est toi qui as le plus d'intérêt à te corriger. Ce n'est pas pour te punir de cette nature, que je te prive de jeux, mais c'est pour que tu te souviennes. Il faut que le souvenir de tes colères soit lié à quelque chose de désagréable, de très pénible, et que lorsque tu sentiras revenir la colère, une idée précise de peine, de grosse privation, te vienne avec elle; et cela te fera hésiter. Et comme tu es un garçon de cœur, je suis sûre que tu parviendras peu à peu à te corriger.
�UNE HISTOIRE D'ARGENT
101
XXIV
UNE HISTOIRE D'ARGENT
LA MAITRESSE.
Dernièrement, j'ai rencontré une brave femme que je n'avais pas revue depuis longtemps. Je veux vous raconter ce qu'elle a fait. Elle avait eu l'occasion de rendre service à un vieillard malade, qui était brouillè avec ses enfants. Or, ce vieillard mourut, non sans lui avoir laissé par testament plusieurs milliers de francs. Mais tous les enfants de cet homme n'étaient pas dans une situation très brillante. Qu'auriez-vous fait, vous, à la place de la femme ?
JULES.
Oh I moi, j'aurais été bien content !
PIERRE,
fermement.
Moi, je n'aurais pas pris les mille francs.
�102
DANS UNE PETITE ÉCOLE
JULES.
Tu es fou ! L'argent, il faut toujours le prendre 1
LAURENT,
d'un air entendu.
Pas toujours. Il y a bien des fois où c'est pas l'argent qui vaut le plus.
JULES.
Je ne sais pas que te dire .... Qu'est-ce que tu veux faire sans argent ?
PIERRE.
Et la femme, qu'a-t-elle fait ?
LA MAITRESSE.
Elle a refusé le legs.
JULES.
Oh ! bien sûr!... Si elle est riche.
LA MAITRESSE.
C'est une marchande ambulante, qui n'a pas d'autre ressource qu~ son petit bénéfice.
�UNE HISTOIRE D'ARGENT
103
PIERRE,
content.
C'est elle qui a bien fait 1
JULES.
Elle n'était pas forcée de le faire.
LA MAITRESSE.
Si; elle y était forcée, par le profond sentiment de droiture, qui est en elle.
PIERRE,
ému.
Moi, je trouve qu'on est forcé d'être juste. Je ne sais pas ce que c'est, mais on aimerait mieux être pauvre et juste que d'être riche et injuste.
LAURENT,
d'un ton pénétré.
Ça, c'est bien sûr.
JULES.
Moi, je voudrais être juste, mais riche : ça n'empêche pas.
DENISE,
moqueuse.
Toi, tu ne penses qu'aux sous !... C'est pas les sous qui nous rendent le cœur content 1
�104
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Jules a raison de donner une grande importance
à l'argent.
L'argent nous est nécessaire, indispensable, dans l'état où est la société; et cela montre encore mieux la beauté de l'action que je vous ai citée. Mais Jules ne sent pas assez la différence fondamentale qu'il y a entre deux ordres de choses séparées entièrement.
�A PROPOS D'UN IVROGNE
105
XXV
A PROPOS D'UN IVROGNE
JOSEPH.
Madame, nous avons vu hier, en revenant de l'école, un homme couché dans le fossé. Tous les garçons ensemble, nous avons essayé de le relever, mais il est tombé d'un autre côté.
DENISE.
Moi, j'en avais peur.
ANDRÉ.
Oh ! il n'est pas méchant. C'est l'ouvrier au père Claude. Il est toujours saoul.
JULES.
Il était drôle à voir. On a bien ri.
PIERRE.
Moi, je trouve que c'est triste.
�106
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Quel âge a-t-il, à peu près, cet homme ?
ANDRÉ.
Il est déjà un petit peu vieux. Il a peut-être bien quarante ans.
PIERRE,
entendu.
C'est pas vieux, quarante ans. Mon père a plus que ça.
ANDRÉ.
Oh ! que si, c'est vieux.
LA MAITRESSE,
lentement, à voix presque basse.
Il y a une trentaine d'années, il était un petit garçon comme vous.
(Silence.)
DENISE,
toujours rieuse.
On ne sait pas s'il venait à l'école avec une bouteille de vin dans son sac ....
LA MAITRESSE,
doucement.
Tais-toi, petite Denise. Tu ne comprends pas .... Je répète:
�A PROPOS D'UN IVROGNE
107
Cet ivrogne a été un petit garçon comme vous, peut-être un bien gentil petit garçon, puisque André peut encore dire de lui maintenant: « Il n'est pas méchant.» Il devait être doux, aimable. Il avait un père, une mère qui l'aimaient.. .. tout comme vous .... Vous ne concluez rien de cela ?
ANDRÉ.
On ne comprend pas.
LA MAITRESSE,
lentement.
Puisque les ivrognes ont été de mignons enfants, quelle garantie avez-vous de ne pas devenir, vous, enfants, des ivrognes plus tard ? Y avez-vous pensé ? - Comprenez-vous quelle affreuse chose ce serait si vous, mes petits, vous étiez un jour des alcooliques 1 Les raisons qui ont déterminé l'avilissement des ivrognes, est-ce impossible qu'elles agissent sur vous ?
PIERRE,
avec un geste fier.
On ne veut pas I On ne veut pas.
LES AUTRES.
Non, on ne veut pas.
�108
DANS UNE PETITE ÉCOLE LA MAITRESSE.
Mes pauvres petits, êtes-vous sûrs de résister toujours à toutes les tentations ? Elles sont si nombreuses, sous la forme des cabarets, qui vous guettent à chaque pas, et de l'idiote habitude de boire sans soif, qui est devenue si commune. J'ai peur pour vous, quand vous serez des jeunes gens. Oui, j'ai peur pour ceux de vous qui n'auront pas une grande force de volonté .... Il n'y aurait qu'un moyen d'être sûr que vous n'alliez jamais jusqu'à ce vice ....
PLUSIEURS VOIX.
Lequel ? Lequel ?
LA MAITRESSE,
lentement.
C'est d'avoir peur vous-mêmes, peur comme du feu de votre premier verre d'alcool; c'est de ne jamais consentir à boire ce premier verre. Ça, ce serait facile, et vous seriez en sécurité. En effet, vous ne souffririez pas de ne pas boire le premier verre, puisque 'précisément celui-là ne donne généralement que du dégoût. Ce ne serait point pour vous une privation que de ne pas le boire.
PIERRE,
Bien sûr que non. Quand on n'a pas encore bu, on n'a pas la passion de boire.
�A PROPOS D'UN IVROGNE
109
LA MAITRESSE.
C'est parfaitement juste. Comprenez donc bien ceci : s'obstiner à ne pas boire le premier verre, ça ne fait de mal à personne. Consentir à boire le premier verre, c'est ouvrir la porte à l'abus, à la passion, au vice. Je ne dis pas que le vice entrera à coup sûr. Non, je ne dis pas cela. Mais je dis que le seul moyen d'être sûr du contraire, c'est de ne pas ouvrir la porte; de ne pas boire le premier verre.
ROBERT.
Moi, je comprends. C'est justement comme ça que je veux faire. Comme ça, je serai sûr de n'être jamais un alcoolique. Je suis joliment content.
ANDRÉ.
Moi aussi, je veux faire comme ça .... Mais les hommes se moquent de nous, quand on dit qu'on ne veut pas boire de l'eau-de-vie.
LA MAITRESSE.
Oui. C'est malheureux que chez nous on ait l'habitude de se moquer en paroles de ce qu'on respecte dans le fond.
�110
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Soyez certains que ceux qui vous raillent vous estimeront d'être fermes. Et, plus tard, lorsque vous serez de jeunes hommes, et que vous aurez à essuyer des moqueries, répondez par du bon sens, de fines plaisanteries : il ne faut pas laisser les voyous avoir plus d'esprit que vous; ayez-en, habituez-vous à vous servir vousmêmes de l'ironie, vous qui aurez déjà la raison pour vous. Chez nous, il faut savoir faire rire pour l'emporter. Eh I bien, notre fr:i.nc rire, notre joli rire clair !. .. qu'il devienne une arme souple, résistante, pour la claire raison 1 Montrez que le ridicule n'est pas du côté de la dignité de la vie. Les gens assagis comprennent le haut langage de la vie morale; mais les jeunes gens n'ont pas la patience de le lire. Sachez trouver, pour eux, les jolis mots de notre parler, qui partiront en l'air comme des fusées pour mettre les rieurs du côté des gens raisonnables. Puisque l'indignation ne suffit pas, contre l'alcoolisme, qui pourrait faire à notre pays plus de mal qu'on ne pense, - trouvons les mots qui ridiculisent. Rien ne résiste au ridicule.
�SECTION CADETTE
111
XXVI SECTION CADETTE
LA MAITRESSE.
Puisque nous voilà, ces jours, sur le chapitre de l'alcoolism_, nous allops voir quels sont ceux qui, e parmi les enfants ayant atteint leurs dix ans, voudront entrer dans notre « Section cadette contre l'alcoolisme ».
PIERRE.
Moi, je suis décidé à en faire partie.
JACQUES.
Moi aussi.
RENÉE.
Et moi aussi. Et aussi Jules; il l'a dit l'autre jour.
JULES.
Oh I que non, je n'y suis plus décidé.
8
�112
DANS UNE- PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Tu es libre. - Vous autres, je vous prie de réfléchir sérieusement à l'acte que vous allez accomplir. Signer un engagement n'est pas chose légère, et je tiens à vous dire que ceux qui agiraient sans comprendre se feraient à eux-mêmes un grand mal. C'est un acte d'une haute importance. Vous ne pouvez pas le défaire. Et il faut prévoir tout ce qui peut arriver. On vous offrira peut-être des fruits à l'eau-de-vie, des liqueurs agréables au goüt.... Ou bien des gens se moqueront de vous. Et puis il faut bien vous dire que la parole donnée est chose sacrée : rien au monde ne doit pouvoir aller contre elle. II vaudrait mieux mourir que de faillir à sa parole. C'est une loi inexorable: Un homme de cœur n'a qu'une parole; et tout homme qui y manque est rayé du nombre des' honnêtes gens. II s'est mis lui-même au rang des menteurs, des fourbes et des lâches. J'aimerais mieux que vous ne vous engagiez pas, si vous deviez le faire sans comprendre .... Mais ceux qui, bien convaincus, signeront leur feuille, acquerront par ce seul fait une valeur bien plus haute. En effet. Donner sa parole; mettre ainsi de son plein vouloir une barre entre soi-même et une force étrangère; savoir d'avance que rien ne vous fera
�SECTION CADETTE
113
aller malgré vous là où vous ne voulez pas aller .... cela est certainement quelque chose de grand. Ceux qui signent un engagement se rendent par là maîtres d'une partie de leur destinée. Ils font un acte de haute volonté, de conscience, d'intelligence. Ils se communiquent à eux-mêmes une force extraordinaire. Vous voyez que cela est grave, et qu'il faut bien réfléchir avant de s'engager.
PIERRE,
ému .
Moi, j'ai réfléchi depuis longtemps. Je sais bien que je suis décidé, et pourquoi je suis décidé. Et je sais bien que je veux tenir ma parole d'honneur.
JACQUES .
Moi, je crois que je veux y penser encore.
LA MAITRESSE.
Bien, mon garçon, interroge-toi tout le temps que tu voudras.
(Moment de silence.)
RENÉE.
Alors, Jules sera un alcoolique.
�114
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Et pourquoi donc ?
RENÉE.
Mais .... puisqu'il ne veut pas signer ....
LA MAITRESSE,
souriant.
Il ne signera pas non plus l'engagement de boire .... Il veut être libre. C'est son droit. Néanmoins, je puis bien lui dire qu'il se prive ainsi d'une force certaine. Ne perdez pas ceci de vue : que les alcooliques ne l'ont pas toujours été. S'ils le sont maintenant, c'est qu'ils n'ont pas cru d'avance qu'ils pourraient devenir les esclaves d'une habitude qu'ils n'avaient point encore. Au premier verre on se dit : « Tiens ! quel mal ça m'a-t-il fait ?... Les gens sont fous de s'épouvanter de ça!» Au dixième verre, on se croit encore tout à fait le maître. Au centième, on essaye de se le faire croire. Au millième, on se résigne .... Puis, par éclairs, on sent sa honte, sa chute; on voudrait se relever, mais deux causes s'entendent pour l'empêcher. - Premièrement l'habitude prise. L'habitude qui s'est sournoisement insinuée, se faisant inoffensive et humble jusqu'au moment où elle a commandé impérieusement.
�SECTION CADETTE
115
Et après, c'est l'affaiblissement de la volonté .... juste au moment où on en avait le plus besoin. Je ne puis trop vous le répéter, enfants : un grave danger vous menace dans ce monstre Alcoolisme. Ne le prenez pas pour un danger imaginaire. Ayez-en
peur.
Ayez peur du premier verre d'alcool qui peut amener l'effondrement de votre vie. Ayez-en peur pour vous, pour votre famille, pour votre pays, pour l'humanité. L'avenir est aux peuples qui sont les plus moralement forts.
��EN REVENANT DU C, E. P.
117
XXVII EN REVENANT DU C. E. P.
Gustave revient de l'examen du certificat d'études primaires. Il est content, puisqu'il a réussi. Dans le petit chemin qui le ramène chez lui, seul avec sa maîtresse, il rompt tout à coup le joli silence.
GUSTAVE.
Madame, je ne m'étais pas rappelé assez tôt qu'il fallait citer Turgot parmi les grands ministres. Et voilà que, derrière moi, un garçon l'a dit tout doucement à son voisin; et je l'ai entendu. Mais je ne l'ai pas mis dans mon devoir, puisque ce n'était pas moi qui l'avais trouvé tout seul (1)
(Moment de silence.)
LA MAITRESSE.
Gustave, je suis contente de toi. Je suis plus fière de ce que tu me dis là que de tous les certificats obtenus par mes élèves.
( 1)
Authentique,
��L'ESPRIT DE FAMILLE
119
XXVIII
L'ESPRIT DE FAMILLE
LA MAITRESSE.
Maintenant que je vous connais bien, vous et vos parents, je sens vivre e11 chacun de vous « l'esprit de famille ». De même qu'il y a entre frères et sœurs des ressemblances physiques, - voyez la petite sœur de Claire, on dirait une Claire en miniature - il y a aussi des ressemblances morales, et c'est tout naturel. C'est que vous êtes faits très mystérieusement de toute la vie passée de vos ancêtres, de votre famille, qui a ·fini par avoir un caractère à elle, à force de se léguer de père en fils des habitudes, des pensées et des jugements - tout comme on se lègue dans la même famille sa maison et ses champs - ses meubles et son argent. Vous savez que le moral existe, comme le physique. C'est donc la figure morale qui a des traits communs
�120
DANS UNE PETITE ÉCOLE
avec les parents, et chez les frères et les sœurs. Comprenez-vous ?
ROBERT,
Oui, moi je comprends.
TOUS.
Moi aussi, moi aussi.
LA MAITRESSE.
Vous rappelez-vous que je vous ai dit une fois : pouvez vous rendre beaux en vous faisant un plus beau moral » ?
« Vous
DES VOIX.
Oui, oui.
LA MAITRESSE.
Eh bien, quoiqu'il y ait dans chaque famille des qualités et des défauts innés, c'est-à-dire qui sont nés avec vous - vous pouvez agir de telle sorte que vous rendiez plus grandes ces qualités et plus petits ces défauts. Plus tard, vous ferez un effort pour parvenir à plus de bien-être matériel. II faudra aussi faire de grands efforts pour enrichir votre famille de qualités morales et intellectuelles - de richesse, d'intelligence, de droiture, de bonté. Ainsi, vous laisserez, en vous
�L'ESPRIT DE FAMILLE
121
en allant de ce monde, votre famille plus belle .... Chez nous autres, campagnards de race, chacun habite sa maison familiale, qui lui vient le plus souvent d'ancêtres déjà lointains. Il y a une grande poésie dans ces foyers. On dirait que les pensées de nos grands-pères sont restées accrochées aux rugosités de nos murs.... On se sert de meubles, d'humbles outils même, qui ont gardé l'empreinte de leurs mains. Le cadre de leur vie est devenu le vôtre. Les mêmes horizons ont caressé leurs regards. Les mêmes arbres ont vu leurs jeux et les vôtres. Les mêmes tournants de chemins les ont fait rêver aux choses indéfinies, qui s'en vont .... aux choses merveilleuses q~i vont venir. ... Le passé de vos grands-pères est là, imprégnant votre présent de son charme; mettant en vous le parfum des choses disparues, des choses vécues. Il a aidé, il aide encore à la formation de votre caractère : de même que votre bien familial est leur œuvre, votre patrimoine moral l'est aussi. Vos ancêtres vivent en vous; et vous, plus tard, vous vivrez dans vos descendants. Cela est merveilleux, et c'est sacré. Mais, c'est ce qu'il y a de meilleur en nous que nous voudrions laisser aprés nous. Quand nous ne vivrons plus depuis longtemps, notre effort moral, l'exemple que nous aurons laissé se répercutera encore,,..et indéfiniment.
�122
DANS UNE PETITE ÉCOLE
En effet, ceux qui à cause dè nous auront été plus courageux, plus nobles, déposeront dans des êtres que nous ne connaîtrons pas les germes de bien que nous aurons mis en eux-mêmes. Les parents vivent p.our leurs enfants. Vos parents font tout ce qu'ils peuvent pour vous laisser plus riches de toutes manières qu'ils ne l'auront été eux-mêmes. Ils souhaitent que vous ayez plus de bien qu'eux, plus d'instruction, plus de considération, plus de valeur. Ils vivent d'avance, pour ainsi dire, dans vos enfants qui les continueront. Comprenez-vous qu'une famille ne meurt pas ! La_ famille est quelque chose d'auguste et d'impérissable. Comprenez-vous que, du vieux grand-père au petit enfant dans son berceau, il y a un lien vivant et direct. Le grand-père sent sa propre vie continuer dans ce berceau tremblant. Il sait que l'énergie morale de sa vie est recueillie par ce petit être qui la transmettra à son tour .... Ainsi passe de mains en mains, à travers le temps, le flambeau de la race familiale, qui va s'éteignant chez l'aïeul pour se rallumer dans le nouveau-né. Qui donc n'aurait pas la pure ambition de laisser sa race plus riche, plus valeureuse ? Qui donc voudrait avoir vécu en vain, sans ajouter un reflet à l'honneur de son nom ? Ayez la fierté, l'orgueil du nom que vous portez. Portez-le comme une lumière que vous transmettrez
�L'ESPRIT DE FAMILLE
123
à votre tour à vos enfants, et à vos petits-enfants .. Ayez le culte de la famille. Obligez tout le monde à respecter le nom que vous portez, en le maintenant pur et sans tache. · Aimez, bénissez vos grands-pères, qui vous ont transmis l'âme de votre race. La famille est la gardienne du bonheur et de la dignité des hommes, et par conséquent des peuples. Un père de famille honorable est à la fois un homme heureux et un homme utile à la société, à la nation, à l'avenir.
��LA BEAUTÉ
125
XXIX
LA BEAUTÉ
LA MAITRESSE,
Laurent, aimes-tu les roses ?
LAURENT,
Oh I oui. C'est joli, les roses 1
ROBERT.
C'est très joli. Et ça sent bon.
LA MAITRESSE.
J'ai connu un vieux paysan dont la fille voulait planter des rosiers dans le jardin. « Ça se mange-t-il, ça ? » fit sévèrement le vieux.
(Les enfants rient.)
ROBERT,
fier.
Nous, nous en avons, des roses, dans notre jardin 1
�126
DANS UNE PETITE ÉCOLE
ANDRÉ.
La belle affaire I Nous aussi. Tout le monde en a.
LA MAITRESSE.
Le vieux avait bien raison : les roses ça ne se mange pas.
CLAIRE.
Non, mais c'est joli.
LA MAITRESSE.
Et alors? ...
ROBERT.
Eh bien I Quand c'e:,t joli, on est content.
LA MAITRESSE.
Mais pourquoi ?
ROBERT.
Parce que .... Parce que .... Parce que c'est joli, pardi!
LAURENT,
définitif.
On aime toujours ce qui est joli.
�LA BEAUTÉ
127
LA MAITRESSE.
C'est entendu. Mais personne ne sait dire pourquoi.
PLUSIEURS VOIX.
Mais .... parce que c'est joli, voilà tout l
LA MAITRESSE.
Eh bien l vous avez raison : Ça plaît parce que c'est joli, et voilà tout. Ça prouve simplement qu'il y a en nous un instinct profond, et qui est profondément satisfait par la beauté. La beauté !... Il y a des gens qui voudraient ne prononcer ce mot qu'à genoux. C'est la nature qui est l'infatigable ouvrière du beau. Elle prend toutes sortes de formes pour l'exprimer : fleurs ou oiseaux, arbres ou rivières, mers ou montagnes .... etc. Voyez les frais visages des bébés, leurs jolis, si jolis gestes; la grâce de la jeunesse .... Toutes les formes innombrables de la vie, belles déjà par elles-mêmes, la nature les embellit encore par les jeux merveilleux de sa lumière. Forme, mouvement, lumière, voilà de quoi est fait le beau matériel. La forme en est le corps, et la lumière l'âme. Le mouvement n'est qu'un moyen de varier la lumière,
9
�128
DANS UNE PETITE ÉCOLE
comme la forme n'est que le moyen de l'individualiser. Le beau se résume en définitive dans le mot : Lumière. La lumière !... Ce qu'il y a de plus profond, de plus immatériel dans la matière. Ce qui est en dehors des choses, et qui pourtant leur donne seul leur individualité. Ce sans quoi les choses n'ont ni grâce ni douceur .... Vous ne comprenez pas; vous ne pouvez pas comprendre ce que je viens de dire. Mais attendez. Voyez cette simple boîte. Je la mets au soleil. Elle n'a pas changé de forme. Que devient-elle ?
ROBERT.
Elle brille par places.
LA MAITRESSE.
Ne vous semble-t-il pas qu'il y a un imperceptible mouvement, là, à l'endroit où ça brille ?
PLUSIEURS,
étonnés.
Eh! oui.
DENISE.
On dirait que ça devient vivant au soleil. Et quand c'est à l'ombre, on dirait que c'est mort.
�LA BEAUTÉ
129
LA MAITRESSE,
C'est donc le jeu de la lumière sur les formes qui produit l'apparence du mouvement, c'est-à-dire la vie, c'est-à-dire la beauté. Les hommes aussi cherchent à « faire beau», comme la nature; car ils ont tous comme vous l'instinct de la beauté. Mais peu y parviennent, parce qu'il y faut un grand talent, un goût sûr et exercé. Et cela est bien rare. Et puis la beauté est quelque chose de désintéressé : « Ça ne se mange pas ». Cela ne nourrit point le corps, mais seulement l'âme. Les plus grands artistes sont donc évidemment ceux qui aiment la beauté pour elle-même, et non point pour y chercher des satisfactions intéressées. C'est l'honneur de l'humanité, qu'il y ait eu de tout temps de grands artistes. Il y en avait chez les préhistoriques, et c'est là une chose émouvante.
��LA BEAUTÉ
131
XXX
LA BEAUTÉ
(Suite.)
LA MAITRESSE.
Pendant que nous y sommes, parlons encore des belles choses de la nature et de l'art. Les artistes, peintres, sculpteurs .... cherchent leurs modèles dans les choses vivantes, dans la nature. Les grandes œuvres d'a1t sont d'un prix infini pour apprendre aux hommes à aimer et à admirer la naturelle te~lè quelle. Elles sont, de plus, essentiellement, le lien_qui relie les siècles les uns aux autres. L'idéal exprimé par l'art est ce qu'il y a de plus profond et de plus vrai dans les générations qui passent. Car, ce qui est le plus vrai dans les hommes, c'est leur sentiment de l'idéal. J'ai dit que les artistes prennent leurs modèle<; dans la nature. Mais nous, ici, dans notre petit village, nous avons la nature elle-même.
�132
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Nous avons les beaux couchers de soleil et les crépuscules plus beaux encore. Nous avons les ruisseaux clairs et les grands arbres, dont les branches se balancent au vent .... Comprenez-vous que tout ce que vous avez devant vous est beau ? Comprenez-vous que c'est un grand privilège d'habiter la campagne ? Voudriez-yous habiter une ville ? Tous, criant. Non ! Oh ! non.
ROBERT.
On est bien mieux ici.
ANDRÉ.
La ville, c'est tout le temps la même chose ! des maisons, des rues .... et tout le temps comme ça.
JOSEPH.
Au moins ici, on voit loin. Il n'y a pas rien que des maisons pour cacher le pays.
LAURENT.
Et puis, il y a les bêtes. C'est joli, les bêtes.
�LA BEAUTÉ
133
Ji
RENÉE.
Et les fleurs. C'est joli, les fleurs.
JOSEPH.
Et puis tout, quoi ! On est libre, à la campagne. On s'y amuse joliment bien.
LAURENT.
Oh ! on y travaille bien aussi. C'est dur, de travailler les champs.
LA MAITRESSE.
Oui, c'est dur, en effet. Mais c'est sain aussi. Le paysan est toujours au grand air, en face du grand espace pur. Pourvu qu'il ait un petit bien à lui, il est son maître : il ne dépend que de la pluie et du beau temps. Il n'a de comptes à rendre à personne. Il est roi sur ses terres. Et puis il a un travail varié, toujours intéressant. Si j'étais un homme, jeune, je ne voudrais pas d'une autre existence 1 Mais 1... Je voudrais être instruit et cultivé, quoique paysan. Car il faut s'instruire et se cultiver, non pas pour faire quelque chose de particulier, mais pour être un homme, au sens le plus complet du terme.
* **
�134
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Croyez bien, enfants, que c'est un grand bonheur de vivre à la campagne, parmi la beauté inlassable des jours, des heures, des saisons .... La plupart du temps, il ne manque aux campagnards pour être heureux, que de savoir qu'ils le sont.
�PIERRE
135
XXXI
PIERRE
Pierre n'a rien fait, mais rien, rien du tout. Ça n'étonne personne, pas même lui! Ça n'étonne que vous, lecteurs. C'est que vous ne connaissez pas notre Pierre. Il est merveilleusement insupportable, comme aurait dit notre fin Montaigne, du temps où notre parler national était bien plus savoureux qu'à présent. Pierre a de longues jambes, de longs bras, une figure de certains portraits de Van Dyck, car il est beau, dans les rares moments où il ne fait point de grimaces, et dans les moins rares moments où son visage exprime une belle émotion. Mais il en fait presque tout le temps, des grimaces. Il remue presque tout le temps ses pieds, au bout de ses longues jambes. Ou bien, il se couche le long de son banc, au lieu de travailler. C'est ce qu'il a fait ce matin.
�136
DANS UNE PETITE ÉCOLE
De temps à autre, il va bien jusqu'au bout de la première multiplication I Il écrit parfois toute une demi-page presque lisible. Dans les bons jours, il ne fait guère qu'une douzaine de fautes à sa dictée de huit lignes apprise la veille. Mais, ce matin, c'était le Pierre des mauvais jours. On l'avait mis tout seul, dans un coin, parce qu'il bavardait. Il s'est mis à se parler tout haut, à luimême. Bien sftr qu'à la récréation, la maîtresse lui a dit de travailler pendant que les autres joueraient t Mais il faisait si beau, dehors 1 La Maîtresse est rentrée sans bruit : Pierre était couché à demi sur sa table, la tête dans ses bras.
LA MAITIJ.ESSE,
doucement.
Écoute, Pierre, ce que je te propose : Veux-tu gagner ta part de récréation ? Je ne te force pas. C'est comme tu voudras. Veux-tu faire une multiplication, tiens, la plus facile, et tu pourras aller jouer après ? Pierre fait signe qu'oui.
LA MAITRESSE.
Alors, c'est entendu. Je reviendrai dans cinq minutes. Je pense que tu auras fini. Comme tu auras fait un petit effort, tu pourras jouer, avec contentement.
�PIERRE
137
Vous pensez déjà tous, petits lecteurs de ce petit livre, que Pierre doit être détesté, puisqu'il est si désagréable ! Ne jugez pas si vite ! Attention. Cherchez dans ces pages tous les petits chapitres où il est question d'un Pierre. C'est le même; nous n'en avons qu'un. Et dites-moi si vous n'avez pas un faible pour lui, tout comme la Maîtresse elle-même.
��ENCORE PIERRE
139
XXXII ENCORE PIERRE
Il y a des jours où les maîtresses voient plus clair que d'autres. C'est un de ces jours-là que Pierre s'étant fait prendre en une faute inattendue, était debout tout penaud devant la maîtresse.
LA MAITRESSE.
Tu comprends bien, Pierre, qu'il est nécessaire que tu sois puni : tu as une dette à payer. Quand je te donne des pages à écrire chez toi, tu les fais si mal, si mal, que cela me dégoûte. Il vaut donc mieux que je te prive, en punition, de la moitié des récréations pendant la journée de demain .... Mais après tout, tu choisiras toi-même : ou deux pages bien écrites à rapporter demain matin, ou la privation de récréation. (Ça c'était alors bien dur : on faisait un jeu !... un jeu !. .. Je ne vous dis que ça.)
�140
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PIERRE.
Je ferai les pages.
LA MAITRESSE.
Soit. Mais tu sais 1... Il faut t'engager absolument
à m'apporter un devoir convenable. J'exige que tu
m'en donnes ta parole. D'ailleurs c'est toi-même qui choisi'>. Ne l'oublie pas. C'est toi-même qui te donnes cette tâche. C'est à toi-même que tu auras à obéir. Qu'en dis-tu ?
PIERRE,
fermement.
Madame, je ferai les pages. Je les ferai comme il faut. Et le lendemain, Pierre apporte triomphalement son cahier, où deux pages sont presque très bien écrites, et faites presque jusqu'au bout des lignes. Et Pierre est presque tout à fait content.
�UN AMI DES BÊTES
141
XXXIII
UN AMI DES B:Ê.'fES
LA MAITRESSE.
Je connais un petit garçon qui aime beaucoup les animaux. L'autre jour, on lui avait donné un bon petit pain tout frais. Il a rencontré un chien « qui avait l'air malheureux», - ce sont ses propres paroles - et il lui a fait manger toute sa brioche. Qu'auriez-vous fait, vous ?
ROBERT.
Oh l moi j'en aurais bien donné, mais rien qu'un t out petit morceau.
DENISE.
Moi, non l J'aurais mieux aimé la manger toute seule; c'est trop bon, la brioche 1
�142
DANS UNE PETITE ÉCOLE
ANDRÉ.
Moi aussi. D'abord, les brioches, c'est pas pour les chiens 1
JULES.
Il est fou, ce garçon !
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce que tu en penses, Pierre ?
PIERRE,
hochant la tête.
Il a bien fait, le petit garçon. (Souriant.) Moi, j'aurais bien mangé le petit pain, mais je trouve que c'était joli de le donner au chien.
JULES.
Oh ! pense voire ! Un chien ! Les bêtes, c'est pas des gens!
PIERRE.
Non, mais elles sentent bien les bêtes, comme nous. Et puis les chiens, ils ont du cœur, il nous aiment.
LA MAITRESSE.
Ce même petit garçon est très timide. Il n'aime pas du tout voir des gens qu'il ne connaît pas. Mais,
�UN AMI DES BÊTES
143
du plus loin qu'il aperçoit un chien, un chat, ou quelque autre animal domestique, il court vers lui.
JULES.
Alors 1 il aime mieux les bêtes que les gens 1...
PIERRE.
Oui, mais .... s'il est aussi bon que ça avec les bêtes, c'est pas lui q~ fera jamais du mal aux gens 1 Quand on est bon, on est bon aussi bien pour les bêtes que pour les gens. - Voilà ce que je dis, moi.
10
��UN BONHOMME DE CINQ ANS
145
XXXIV
UN BONHOMME DE CINQ ANS
Il a nom Jean. Il a une mignonne figure, gracieuse et saine comme une fleur des champs. Il ne pleure jamais. Il parle rarement, mais quand il parle il dit juste ce qu'il faut, deux ou trois mots précis de sa petite voix claire. Il a des mouvements prestes et jolis 1 Les premiers jours qu'il venait à l'école, les autres enfants le regardaient, le regardaient .... Les grands garçons de douze ans s'arrêtaient au milieu de leurs jeux les plus bruyants, saisis par le charme exquis de toute cette grâce enfantine. Même Laurent, qui ne fait guère attention à ces choses d'habitude, se retournait, - en allant vers le coin du jeu, - se retournait, pensif, les yeux fixés sur Jean qui jouait, et étonné en lui-même. Mais on s'habitue à tout, aux visions les plus gracieuses comme aux pires, et il n'y a plus guère que Pierre, maintenant, qui délaisse parfois ses jeux pour Jean, - ou Maria, une grande de sept ans et demi, qui joue avec Jean comme avec un poupon, avec
�146
DANS UNE PETITE ÉCOLE
toute la passion d'une petite femme, déjà maternelle. Et la grâce de Jean continue à éclairer la petite cour des récréations. Aujourd'hui, on a sifllé du côté des petits au beau milieu d'une leçon. Tous les visages se sont tournés vers Jean, pleins de sourires. Souriant aussi, la Maîtresse dit : - C'est toi qui as sifllé, petit Jean ? Mais lui, de sa mignonne tête, fait signe que non. Alors la Maîtresse doucement : - C'est vilain de dire un mensonge. Sifller ce n'est · pas vilain, mais dire un mensonge, c'est horrible. Et plus doucement encore : -- Dis que tu as sifllé ? « Non », fait de nouveau le petit geste têtu, tandis que la petite figure est toute rouge, effrayée d'avoir troublé l'ordre de la classe. Il ne faut pas que notre exquis petit Jean dise des mensonges. La Maîtresse le prend sur ses genoux et lui parle doucement. - C'est trop vilain d'avoir dit un mensonge. Ça fait devenir tout noir en dedans ! Il faut dire que tu as sifllé, et tu seras de nouveau un brave petit homme. Alors, la petite bouche s'entr'ouvre juste pour laisser passer le plus subtil, le plus ténu des « oui ». Et la petite figure se détend, et redevient joyeuse.
�L'EXISTENCE DE DIEU
147
XXXV L'EXISTENCE DE DIEU
ALBERT,
avec son regard interrogateur.
Madame, personne ne peut être sûr que Dieu existe, n'est-ce pas ? Moment de silence. La Maîtresse réfléchit. Tout à coup, elle appelle le petit Jean, et le fait placer devant les grands.
LA MAITRESSE.
Voilà notre mignon petit Jean. Gustave, toi qui es son voisin, te rappelles-tu l'avoir vu dans son berceau?
GUSTAVE.
Oui, Madame, je me le rappelle. J'étais encore petit.
LA MAITRESSE.
Albert, dis-moi comment il se fait que Jean ne soit plus un bébé dans son berceau ?
�148
DANS UNE PETITE ÉCOLE
ALBERT.
Parce qu'il a grandi.
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce que Jean sera dans vingt ans ?
ALBERT.
Il sera un homme.
LA MAITRESSE.
Et dans soixante ans ?
TOUS.
Un vieillard.
LA MAITRESSE,
Et dans deux cents ans ?
TOUS.
Oh! Oh 1...
ALBERT.
Il n'y sera plus. Il n'y aura plus rien de lui .... Ah 1 si. Il y aura encore les enfants des enfants .... de ses enfants, s'il en a.
�L'EXISTENCE DE DIEU
149
LA MAITRESSE.
Etes-vous sûrs que Jean existe ?
TOUS.
Naturellement, puisqu'on le voit.
LA MAITRESSE.
Quand il aura vingt-cinq ans, sera-ce le même Jean que celui qui est là devant vous ?
TOUS.
Non.
LA MAITRESSE.
Alors, dites-moi où sera le petit Jean, le (( nôtre >> ?... Comment vous expliquez-vous qu'il soit maintenant un petit enfant, et que, vingt ans après, il soit un homme?
TOUS.
Parce qu'il aura grandi l
ALBERT,
comme se parlant à lui-même.
C'est curieux, ça; c'est extraordinaire.
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce qui l'aura fait grandir ?
�150
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PLUSIEURS,
surpris.
On ne sait pas ....
JULES,
C'est parce qu'il mange.
LA MAITRESSE.
Mais moi, je mange, et je ne grandis pas. - Quand un travail se fait, est-ce une force qui le fait ?
ALBERT.
Bien sûr.
LA MAITRESSE.
Alors, c'est une force qui fera grandir Jean. C'est une force qui le fera vieillir. C'est une force qui le fera mourir ?
LES ENFANTS,
Ah I oui. C'est une force.
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce que c'est que cette .force ?
PLUSIEURS.
On ne sait pas ... .
�L'EXISTENCE DE DIEU
151
JULES.
On n'est pas des savants.
DENISE.
Moi, j'ai idée que les savants ne savent pas non plus ....
LA MAITRESSE.
Et tu as raison. Cette force est très mystérieuse pour notre esprit. Nous ne pouvons pas la comprendre ....
DENISE.
Alors, c'est cette force qui fait aussi pousser les plantes et fleurir les roses 1
ROBERT.
Et c'est aussi elle qui fait germer le blé dans la terre, alors 1
LA MAITRESSE,
Oui, mes enfants. C'est aussi cette même force qui fait les étoiles et les maintient dans l'espace. Vous êtes sûrs, bien sûrs, qu'il y a une Force capable de faire toutes ces choses ?
�152
DANS UNE PETITE ÉCOLE
TOUS.
Mais oui, puisque c'est comme ça, puisque ça se fait I C'est bien une force qui le fait 1
LA MAITRESSE.
Eh bien, Albert, je vais répondre à ta question de tout à l'heure. C'est cette Force que les religions nomment Dieu. En lui donnant un nom, les hommes ont cru la saisir .... Il ne m'appartient pas de te dire si le Dieu des religions existe tel quel. Je sais qu'une force éternelle existe, qui nous fait vivre et qui nous fait mourir. Force éternelle .... voilà en même temps le fait le plus visible à nos yeux et le plus incompréhensible à notre intelligence. C'est autour de cette Force, quel que soit le nom qu'on lui donne - que gravite en définitive toute l'existence intellectuelle et morale de l'humanité. Ce qu'il y a de sûr, c'est que les hommes ont le grand et sévère honneur d'aider cette force à créer de la vie spirituelle.
�L'EXISTENCE DE DIEU
153
XXXVI
L'EXISTENCE DE DIEU
(Suite,)
Je veux vous raconter un souvenir personnel. J'allais un jour chez un des meilleurs amis de mon père, un paysan d'une grande distinction morale. Je me réjouissais de retourner le voir, lui, et toute sa famille qui m'était très sympathique. Je me mis, chemin faisant, à penser à une de ses petites filles qui me plaisait spécialement. Dans mon souvenir, je la revoyais, gracieuse enfant de douze ans, telle que je l'avais vue il y a de cela je ne savais plus combien de temps. J'arrivai. On me fit fête. Il y avait là une très grande jeune fille que je ne connaissais pas. Je demandai à.voir la petite Clotilde. Le vieil ami de mon père sourit : - Comment l Tu ne la reconnais donc pas I me dit-il. Elle .est devant toi. Si je n'avais pas eu une confiance absolue dans la
�154
DANS UNE PETITE ÉCOLE
véracité et le sérieux de notre ami, je n'aurais pas cru à sa parole ! Peu à peu je reconnus Clotilde, à je ne sais plus quelle ressemblance avec son père qui lui donnait un air de douce et sereine gravité. Mais elle me paraissait absolument différente de la petite Clotilde que j'avais connue.... Un étonnement profond, immense, était en moi I Pour moi, la petite fùle s'était brusquement transformée en femme. Quand je m'en revins, par le sentier à peine frayé parmi les bruyères et les ronces, j'avais l'âme pleine de ce mystère, et de longtemps je ne pus penser à autre chose.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
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XXXVII
FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
LA MAITRESSE.
Dans la plupart des écoles, on note les travaux des élèves et on les classe d'après ces notes. Il y a un « premier » et un c< dernier ». Ici, je ne vous classe pas. Denise, toi qui serais la plus intéressée à ce classement, car tu serais sans doute toujours la première, que penses-tu de ma méthode ? Ne regrettes-tu pas de n'avoir pas l'honneur du classement ?
DENISE,
spontanée.
Oh l non. Qu'est-ce que j'en aurais de plus ? Ça ne me donnerait pas pour un sou d'instruction de plus l Et puis, si je fais mieux que mes camarades en quelque chose, eux, ils font mieux en d'autres choses. J'aime mieux que vous ne nous classiez pas.
LA MAITRESSE.
Et vous autres, qu'en dites-vous ?
�156
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LAURENT.
Ça n'a point d'importance, le classement ! Qu'est-ce que ça nous donnerait de plus ! Moi je n'y tiens pas.
ANDRÉ,
souriant, taquin.
Moi, oui. J'aimerais bien être «premier» une fois. Ça se raconte, les gens nous en parlent. Au moins, on nous prend pour quelqu'un 1
CLAIRE.
Moi, je voudrais que Denise soit première parce que je l'aime bien.
LA MAITRESSE.
Je vais d'abord répondre à André. Donc, tu voudrais le classement et comme tu es bon élève, tu aurais une bonne place. Et Pierre, où serait-il ?
PIERRE,
gaiement.
Je serais le premier par le mauvais bout, parbleu.
LA MAITRESSE.
Tu as peut-être tort d'en parler si légèrement, mon garçon.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
157
PIERRE.
C'est que je n'y peux rien. Si j'ai une mauvaise tête, c'est pas ma faute.
LA MAITRESSE.
Tu pourrais au moins le regretter. C'est toi qui en souffriras le plus. Mais tu as aussi ta valeur et il ne faut pas te croire incapable d'un effort, et d'une belle compréhension. Les jours où tu n'es pas là, mes leçons me semblent moins vivantes parce que c'est toi peut-être qui les aimes le mieux.
PIERRE.
J'aime beaucoup les leçons, mais ....
LA MAITRESSE,
à André.
Toi, tu voudrais être un des premiers. Ce n'est pas mal de le désirer, loin de là, mais écoute. Supposons que pendant un certain temps, Pierre ait fait un gros effort, continu, persévérant, et qu'il soit arrivé à comprendre mieux l'orthographe par exemple, et à faire un travail beaucoup meilleur que d'habitude. Et toi, sans grand effort, à cause de ta facilité, tu le dépasserais tout de même de beaucoup. Tu aimes le travail, il ne te coûte .pas, et sans peine tu arrives
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
à de bons résultats, - sans peine ou presque, comprends-tu? Il y a d'abord ceci - qui est réel, profond : tu as déjà ta récompense, la seule valable, c'est de jouir de ton propre développement, de ta propre compréhension des choses. Mais si ton effort, moindre que celui de Pierre, te valait une place honorable alors que son effort à lui n'aurait pas de résultat visible, puisqu'il demeurerait le dernier, n'y aurait-il pas pour Pierre un motif de découragement ? Ne se dirait-il pas : ce n'est pas la peine que je fasse des efforts pour bien faire, si je reste le dernier ? Et toi, ne serais-tu pas tenté de te croire par moments - très supérieur· à lui, aux autres ?
ANDRÉ.
Oh l oui, c'est vrai, tout ça. Au fond, ça m'est bien égal, ce classement. Je vois bien que c'est plus juste de ne pas le faire.
LA MAITRESSE.
Ecoute encore. Pour toi, le vrai progrès ne consiste pas à faire mieux que des enfants moins bien doués. Il consiste à faire toujours mieux que toimême. Et c'est encore plus vrai pour Pierre, si je puis dire. C'est vrai pour tous, cela, et il n'y a que cela qui soit réellement vrai.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
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Et non seulement il faut tendre soi-même à faire toujours mieux, sans penser à se comparer aux autres, mais encore il faut apprendre à se réjouir profondément des progrès des autres : c'est là notre plus haut intérêt après celui de faire toujours mieux que nousmêmes. En effet. Tâchez de bien comprendre cela, tous. Toi, André, étant ce que tu es, un garçon qui aime l'étude, qui pense généralement juste, et qui te conduis bien, crois-tu qu'il serait bon que - étant et restant ce que tu es ! - tous les autres soient en avant de toi, plutôt qu'en arrière ? Réfléchis. Qu'estce qui serait le meilleur pour le bien général ?
ANDRÉ.
Oh ! c'est vite trouvé. C'est que tous les autres soient plus instruits et plus justes que moi. (Souriant.) Mais alors, je serais le dernier - et j'aimerais pourtant pas trop ça !
,LA MAITRESSE,
souriant aussi.
Eh! oui, mais tu aurais la joie d'être entouré de camarades charmants, qui te rendraient heureux. Pour moi - écoute bien, - je vais te dire ce que je voudrais, de tout mon cœur ! · Etant ce que je 5uis - ni plus, ni moin5 - je voudrais bien que tout le monde soit plus instruit, plus intelligent et plus juste que moi. Oui, je le voudrais.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Je serais si bien, alors. J'aurais confiance en tout le monde. Je me tournerais vers la lumière morale des gens, au lieu de rencontrer leur médiocrité trop fréquente. Ah ! qu'il fait bon vivre avec ceux qui sont meilleurs que nous l plus riches de cœur et d'intelligence. Leur beauté d'âme nous épanouit, nous enthousiasme, nous soulève dans une allégresse toujours nouvelle. Je ne connais rien de plus agréable que d'admirer de beaux caractères, de belles intelligences, de grands cœurs. Au contraire, quand on rencontre des gens médiocres de cœur et d'intelligence, on est sür d'en souffrir de toutes sortes de manières - des plus inattendues, parfois. Il y a des enfants - et même des grandes personnes qui se contentent pour tout progrès, de faire moins mal que ceux qui agissent très ma_. Pourvu qu'ils l se disent : « Je suis bien plus avancé - bien plus juste qu'un tel et un tel » - cela leur suffit. Ils en tirent même une gloire trop facile. Ah l ce n'est pas le progrès, cela. Le vrai progrès, comme vous l'avez compris, << c'est de faire toujours mieux que soi-même » sans se comparer aux autres. Il faut se comparer seulement à là justice que nous fait deviner notre conscience. Le vrai progrès, c'est d'aimer le bien non seulement en nous-mêmes, mais aussi chez les autres et de le favoriser.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
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Quand je pense à la France - par exemple - je ne puis m'empêcher de faire le même raisonnement : La France étant ce qu'elle est - qu'il ferait bon dans le monde si les autres nations étaient toutes plus avancées qu'elle en justice, en intelligence et même en progrès matériel ! Il y a une façon d'aimer le bien et le vrai qui est vivante et une autre façon qui est morte. Au-dessus du « moi » d'un enfant, d'un homme ou d'un peuple, il y a, dans la beauté du ciel de l'intelligence, la Vérité et la Justice. Ceux-là seuls qui les aiment sont ceux qui les aiment autant chez les autres que chez eux. Et, si l'on réfléchit un tant soit peu, on voit tout de suite que c'est l'intérêt de chacun que les autres soient plus hauts que lui dans la justice et la vérité. Il y a des contradictions étonnantes chez les hommes : ils veulent tirer beaucoup des autres et en même temps être toujours les premiers en tout. Mais on ne peut rien gagner avec ceux qui sont bien plus pauvres que nous. Mais nous voilà bien loin du point de départ. Voyez comme les conséquences d'une idée juste sont indéfinies - comme elles vont loin ! Une idée juste ne peut plus s'arrêter: elle vit continuellement. Une idée fausse se détruit plus ou moins rapidement. On ne peut rien contre ce qui est juste.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Si les autres étaient mieux que nous, - lorsque nous désirons sincèrement le bien - nous serions en marché vers le mieux à côté d'autres êtres qui nous dépasseraient toujours, étant eux-mêmes en marche vers le mieux. Et cela fait songer aux astres des systèmes solaires qui s'en vont sans arrêt à travers l'étendue, gardant. toujours les mêmes distances respectives en s'en allant ensemble vers des buts inconnus, vers des buts de lumière.
�RÉPARATION
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XXXVIII
RÉPARATION
Il y avait une fois dans mon école un gros garçon vaniteux qui me déplaisait fort . Je lui trouvais tous les défauts. Un jour, je m 'aperçus qu'il avait volé les crayons dans mon tiroir. Je regardai les élèves à la ronde, tout en parlant du vol, et mes regards soupçonneux s'arrêtèrent sur le groc; garçon, qui rougit soudain. Ma convic;tion fut faite et je l'accusai du vol devant tous ses camarades. Il s'en défendit avec un tel accent de sincérité que j'en fus tout émue. Je cherchai ailleurs, et au bout de plusieurs jours, je découvris le vrai coupable, qui m'avoua sa faute dans un long entretien à deux. Que faire, sinon aller immédiatement chez l'innocent, lui dire que je l'avais accusé à tort ? Je le trouvai seul chez lui, balayant avec bonne humeur une vieille cuisine de ferme. Il me sourit d'un bon sourire sans malice - que je découvrais tout à coup
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
plein de charme et d'ingénuité- et comme je venais de lui dire mes regrets, sa mère arriva. Je voulus recommencer et m'aperçus que la mère ne savait rien. L'enfant ne s'était pas plaint à elle de mon injuste accusation. Je racontai alors toute l'histoire et je suivais avec émotion, sur la bonne figure ronde du garçon, un épanouissement graduel. Ni lui, ni sa mère ne m'en voulurent le moins du monde. Je prolongeai ma visite, · pour savourer cette bonne joie, et je partis le cœur léger. Le lendemain, je lui rendis justice devant ses camarades, avec tout l'élan que me donnait le sentiment du tort que j'avais pu lui faire, et de l'affection qui m'était venue au cœur pour lui. Dès ce jour-là, en effet, je l'aimai. Et comme - tout au contraire du vieux dicton qui croit que <d'amour est aveugle» - c'est l'amour seul qui rend clairvoyant, je découvris sous son écorce un peu épaisse, une jolie naïveté, une fraîcheur qui m'enchantèrent. Mon autorité sur les enfants ne fut pas ébranlée par mon erreur. J'eus l'impression même qu'elle devenait plus forte, plus réelle qu'auparavant; impression qui s'aviva toujours dans d'autres circonstances qui me mettaient, moi l'institutrice, la « maîtresse », à mon rang humain, à côté d'eux, en face de la vérité. Les enfants sentent aisément la majesté du vrai. Ceux-ci rendaient alors avec moi un hommage vrai-
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ment religieux à quelque chose de grand, qui nous dominait, eux et moi. Et j'ai toujours été frappée de la confiance et du respect nouveaux qui venaient des enfants à moi, lorsque j'avais eu à reconnaître mes torts devant eux.
��LÉON
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XXXIX
LÉON
C'était dans une petite classe de garçons, à la montagne. Quelques « grands » de dix ans s'y attardaient avec ceux de sept, moins par inintelligence que par une mauvaise fréquentation de l'école. La Maîtresse était là depuis peu de temps et ne connaissait pas encore ses élèves. Un jour elle s'aperçut que l'on mentait, dans cette classe, aussi naturellement et aussi simplement que l'on respire. Sa stupeur et son indignation furent sans bornes. Elle se mit à parler, avec véhémence, avec douleur, et cela dura longtemps .... Ces quelques trente enfants la regardèrent alors avec des yeux pleins d'une totale incompréhension - des yeux sans pensée, - des yeux qui « attendaient que ce soit fini»; des yeux vagues de gens qui entendent, sans écouter, des paroles inconnues .... La Maîtresse eut un moment de désespoir. Mais tout à coup, elle découvrit dans le fond, derrière une table trop grande pour lui, où il disparaissait presque - un petit garçon de sept ans, qui avait absorbé en
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lui l'émoi de cette scène, alors que sur tous les autres, il glissait sans se prendre. Il en était bouleversé. Sa petite figure se contorsionnait; tous ses traits étaient déformés par l'effort violent qu'il faisait pour s'empêcher de pleurer. Sa petite bouche se serrait très fort, son front se plissait:.. mais il sut refouler les larmes qui étaient là, tout près. Alors, la détente se fit dans l'âme de la Maîtresse où quelque chose chanta son chant de lumière et tout de suite après, dès qu'elle eut regardé Léon, lui aussi se détendit. Ils se comprirent; et la détresse se changea en clartès. A travers la morne inertie des autres, tous les deux vécurent un inoubliable moment de lumière. Des années après ce jour la Maîtresse ayant depuis longtemps quitté le pays, eut l'occasion de parler de Léon à son Maître d'alors. - « Léon ? lui fut-il répondu, ce n'est pas un élève remarquable comme facultés intellectuelles - il est moyen mais travailleur et surtout il a quelque chose de particulier, qu'on trouve très rarement : il ne dit jamais de mensonges, même pour éviter une punition. » Et depuis lors, les années ayant fait du petit Léon un homme qu'elle n'a jamais vu - la Maîtresse rallume parfois sa lampe, quand elle vacille, à la lumière forte et jaillissante de cet amour si passionné du vrai, de la clarté et de la sécurité du vrai, qu'elle deviµe là-bas, dans la maison de paysan que, sans doute, Léon habite encore.
�UNE AUTRE FOIS
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XL
UNE AUTRE FOIS
C'était une autre fois, dans cette même classe. Un long garçon de huit à neuf ans, dont la Maîtresse revoit encore la figure sans malice, une naïve figure d'enfant <<quine sait pas», - avait mangé son pain pendant la classe. La Maîtresse n'en pouvait douter: elle l'avait vu. - Tu manges ! fit-elle, sans beaucoup de sévérité. - Non, dit l'enfant. La Maîtresse eut un petit serrement de cœur : vraiment la leçon de l'autre jour est nulle, nulle, sur celui-ci. Alors, la Maîtresse lui dit violemment : - Va te cacher le visage contre le mur, car il m'est impossible de regarder la figure d'un menteur! Il y alla, - avec un air tout triste, mais qui semblait dire : c'est bien des paroles dures pour rien ! Il y resta longtemps .... longtemps, pour un enfant de son âge.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Et quelque temps après, la même scène recommença : ce même garçon avait encore mangé son pain pendant la classe; la Maîtresse l'avait vu. Elle lui dit encore cette fois : - Tu manges 1 Et lui, immédiatement, recommença comme un réflexe, le geste de dénégation. Puis, devant le regard attristé de la Maîtresse, - et les souvenirs qui revenaient à son cœur - il changea son signe de tête en signe affirmatif. Il eut alors une expression si désolée, un regard si navré, que la Maîtresse, émue, fit sur cette tête d'enfant - qui cherchait péniblement la lumière - une lente caresse.
* * *
Peu après, une scène analogue et pourtant tout autre, se reproduisit. Cette fois, il s'agissait de Léon, qui avait, absolument, l'air de manger. - Tu manges ? interrogea la Maîtresse. - Non, répond d'un mouvement de tête bien décidé, le petit Léon d'alors. La Maîtresse ne douta pas un seul moment de sa parole. Mais il fallait justifier devant les autres ce geste qu'ils pouvaient comprendre à leur malheureuse façon. Pour la Maîtresse, la parole de Léon avait suffi : elle savait qu'il ne mangeait pas. Elle alla vers lui, et lui, avec la gravité.assez habi-
�UNE AUTRE FOIS
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tuelle de son petit visage, il sortit de sa bouche un bout de fil. Mais il ne s'y trompa point lui-même : le regard de la Maîtresse lui avait bien appris, dès le premier moment, sa parfaite confiance - la délicieuse et apaisante confiance, qui crée cette sécurité où l'âme est si intensément bien.
��LE CANIF VOLÉ
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XLI LE CANIF VOLÉ
Il était joli, ce canif de la Maîtresse, qui resta un jour, oublié, sur une table d'élèves. Il disparut. Il fut aisé de deviner dans quelle poche il s'en était allé, et avec quel pauvre garçon déshérité, orphelin, élevé à la diable et traité plus souvent qu'à son tour par de mauvaises paroles. Malheureusement un de ses camarades l'avait vu et avait ébruité l'histoire. La Maîtresse lui parla, en particulier, plus apitoyée que fâchée. Il rendit le canif, épouvanté d'avance de la correction qu'il attendait. Et la correction ne vint pas. Mais il virit à la place d'étranges paroles, - étranges pour lui : - Je suis sûre, disait la Maîtresse, que tu es un brave garçon quand même. Tu as souffert ces jours-ci, de ce petit vol, et tu ne voudrais pas recommencer. Je regrette que tes camarades sachent ce qui est arrivé, car le malheur, c'est qu'ils vont peut-être te
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
faire une réputation de voleur. Mais moi, je suis sûre que tu n'es pas un voleur, et que tu ne voudrais plus, maintenant, prendre un objet qui ne t'appartient pas. Pour te prouver que j'ai confiance en toi - (j'ai même bien plus confiance en toi qu'avant, car maintenant tu as souffert de ce petit vol) je vais te charger d'un travail très honorable. Tu iras toi-même, sans que je m'occupe de ce que tu feras, prendre dans !'.armoire et dans mon bureau tout ce qu'il faut pour le travail du jour. Tu seras généralement seul dans la salle quand tu le feras. Eh bien I je suis tranquille; je n'ai aucune arrière-pensée sur toi; je suis sûre que tu ne feras rien de mal. Lui, il ne répondit pas, mais, de sa tête baissée, les larmes coulaient, rapides, sur son tablier. Quelques jours après, l'enfant avait trouvé un objet, qui aurait pu le tenter, et qui appartenait à un de ses camarades. Il l'apporta à la Maîtresse, confiant et heureux. Et la Maîtresse lui dit : - Voilà un bon moyen pour prouver aux autres que, tu n'es pas un voleur. Je dirai à tous, en classe - sans avoir l'air de rien, tout naturellement, comme cela s'est passé, - que c'est toi qui as retrouvé l'objet étant seul dans la classe - et que tu me l'as remis aussitôt.
�ENCORE UNE AUTRE ÉCOLE
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XLII
ENCORE UNE AUTRE ÉCOLE
Encore une autre école où la Maîtresse est arrivée depuis peu de temps. Il y a des garçons et des filles, de tous les âges. A gauche, les <<grands» du cours moyen; à droite, les petits. Simplement, sans penser à mal, tout le cours moyen copie de proche en proche ses problèmes sur la cc première». Le jour où la Maîtresse s'en aperçoit, elle arrête toute leçon et se met à parler doucement de la sincérité, de la valeur du travail personnel, de la dignité de l'effort - et de l'intérêt, même pratique, qui ressort du travail que l'on a fait soi-même; le seul qui satisfasse, le seul qui instruise, le seul qui enrichisse, le seul qui donne la plénitude de joie, la conscience d'être une âme vivante - et aux écoutes de la vérité, qui passe sous mille et mille formes diverses .... Comme il n'est rien de vivant que le vrai, et que
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
ces enfants-là sont des natures droites et simples, tous les mots portent. Les yeux brillent de satisfaction intime. Les bouches sont sérieuses; les confiances s'éveillent. Un regard inoubliable, - qui suivra désorm_ la Maîais tresse dans toute son existence, pour l'illuminer un regard inoubliable part de deux yeux de pervenche, - des yeux profonds, très doux, aimants, qui ont l'air d'avoir découvert en cet instant précis, l'aliment secret de l'esprit et du cœur. Et c'était vrai. Les années ont passé nombreuses depuis ce jour. La petite fille aux yeux doux est devenue une femme. Et la femme n'a pas encore oublié ce j_our, et elle aussi l'a emporté dans sa vie comme une source de lumière. Mariée, mère de famille, elle revoit parfois la Maîtresse et lui reparle de cette « révélation ».
�SERVICES PAYÉS
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XLIII
SERVICES PAYÉS
Là-bas, on demande beaucoup des enfants. La vie est dure, austère, sur cet aride plateau, où le travail est difficile dans des champs tout en creux et en bosses. Les enfants travaillent de bonne heure. Les distances y sont grandes d'un hameau à l'autre, parfois d'une maison à l'autre, et le chef-lieu bien éloigné, avec ses boutiques et ses artisans. Aussi on fait appel à l'aide de l'enfant. Il va en classe, il va au « catéchisme ». Il rapportera les provisions de la famille et celles des voisins qui n'ont pas d'enfants. Mais qu'on ne leur offre pas des sous pour les payer de leur peine I Ils en rougissent de dignité blessée. Ils ont conscience que les petits services se donnent et se rendent tantôt ici, tantôt là, et que se faire payer équivaudrait à ne pas vouloir rendre service 1 D'instinct, ils sentent que le vrai payement, celui qui les réjouit, c'est cette mutuelle confiance que
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
créent les services reçus et rendus avec une égale simplicité. *
* *
Un jour une «grande» avait tant travaillé pour la Maîtresse que celle-ci se faisait scrupule d'accepter tout sans rien donner en échange. Mais que c'était difficile de parler. Il fallut dire d'abord combien tout ce travail était bon; pareil à celui d'une femme diligente et adroite. Il fallut dire, en hésitant : « Je voudrais bien, moi aussi, avoir le plaisir de te causer une joie, à toi-même. Si tu avais cinq francs, bien à toi, tu t'achèterais quelque chose que tu aimerais bien ! » Mais l'enfant reste la plus forte : ses grands yeux sérieux - elle a toujours été si grave, Maria, avec ses joies contenues, et ses élans ! - ses grands yeux refusèrent, et ses gestes de tête, à peine esquissés, disaient pourtant un « non » sans réplique. En même temps ses petites mains nerveuses reprirent le travail et sur sa figure fine passa une expression d'intime satisfaction. Et la Maîtresse, pensive, s'en alla, plus forte et plus humble, à sa tâche.
�PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
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XLIV
PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
LA MAITRESSE.
Qui est-ce qui aime à avoir du plaisir?
Tous, levant la main.
Moi! Moi!
LA MAITRESSE.
Qui est-ce qui aimerait avoir deux plaisirs, et même trois, au lieu d'un ?
TOUS,
riant.
Tout le monde.
LA MAITRESSE.
Hé! non, pas tout le monde. Vous allez voir. Il y en a un ici, que je ne veux pas nommer, qui aime
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
à posséder quelque chose, - car cela, tout Je monde l'aime - mais en plus, il aime à donner, à prêter. Dès que je prononce ce mot : « Lequel pourrait prêter - donner ceci, cela à tel ou tel.. .. » ce garçon-là a si vite fait de dire : « moi 1 » que personne n'aurait le temps de le dire avant lui. Il fouille dans ses affaires, sort l'objet demandé, le tend au camarade avec des sourires plein sa figure. On voit que réellement il goûte une joie très grande à ces moments-là.
QUELQUES-UNS.
Oh I c'est Lucien.
UN AUTRE,
entendu.
On sait bien qui c'est, c'est Lucien.
LA MAITRESSE,
souriant.
Ah I vous l'avez remarqué aussi 1 Lucien rit gauchement, tout embarrassé. Sa bonne figure à la fois naïve et intelligente fait des grimaces amusantes pour cacher sa petite émotion. On rit. Alors, il se cache la tête sur ses bras repliés.
LA MAITRESSE.
Eh bien, voilà, Lucien est le plus riche de tous.
�PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
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UN ENFANT,
vivement.
C'est pas vrai. C'est Jacques le plus riche. C'est lui qui est le mieux habillé. Et il a un tas de jouets.
LA MAITRESSE.
Mais si, c'est Lucien le plus riche. (Lucien regarde curieusement à travers ses doigts, tout étonné; la Maîtresse sourit à la moitié de son œil qui brille.) Vous avez remarqué comme il a l'air. content quand il a donné ou prêté quoi que ce soit !
PLUSIEURS.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
C'est que c'est là un plaisir très complexe, très riche. Lucien fabrique ainsi de la joie chez quelqu'un d'autre. Il est étonnant, ce Lucien ! il est puissant, certes : il peut créer de la joie chez un autre. C'est un magicien, ce garçon-là ! Il a peut-être une fée pour marraine, allez savoir !. ...
Tout le monde ril ; les figures sonl tout éveillées par l'intérêt.
LA MAITRESSE.
Avez-vous remarqué un autre enfant qui mange
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
ses bonbons tout seul, en cachette, croyant bien que nul ne le voit.
PLUSIEURS.
Oh ! c'est Jean-Pierre ! Il se cache toujours pour mettre un bonbon dans sa bouche. Il a peur qu'on lui en demande. Faut pas qu'il ait peur; on n'en veut pas, de ses bonbons. Il est trop avare.
LA MAITRESSE.
Eh bien, voyons : lequel des deux est le plus riche, et le plus heureux ?
TOUS.
C'est Lucien! c'est Lucien!
PAUL,
tranquillement.
C'est bien sûr.
LA MAITRESSE.
Vous voyez bien que tout le monde n'est pas capable d'être heureux richement - en éprouvant le plaisir de donner; de créer de la joie chez les autres. L'un de ces garçons est tout ratatiné sur lui-même, l'autre est épanoui. Autrefois, un grand seigneur ne se croyait grand
�PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
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seigneur que lorsqu'il jetait son argent par les fenêtres.
LOUIS,
stupéfait.
Oh ! les seigneurs jetaient leur argent par les fenêtres!
LA MAITRESSE.
C'est au figuré I Ça veut dire qu'ils dépensaient sans compter, royalement. Il y a quelque chose de vrai - mais au figuré aussi dans ce geste : ceux qui donnent sans arrière-pensée d'intérêt sont véritablement les riches. Les gens qui sont comme Lucien éprouvent plusieurs joies en une : 1° Ils ont le plaisir de posséder; 2° le plaisir de donner; 3° le plaisir d'être aimés. Cela les épanouit, les égaie, leur fait un cœur content. Tandis que, ceux qui ressemblent à Jean-Pierre, on les traite comme de pauvres diables : en effet, comme aux très pauvres gens, on ne leur demande jamais un service. Leur joie de posséder est courte, épaisse, sans envolée et sans beauté.
��ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
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XLV ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
La Maîtresse va dessiner une maison au tableau noir. Elle se tourne ensuite vers les enfants en leur montrant du doigt la maison.
LA MAITRESSE.
Regardez bien ce dessin. Qu'est-ce que c'est ?
TOUS,
Une maison.
LA MAITRESSE.
Je vais cacher ce dessin, avec un grand papier. Maintenant, on ne la voit plus. Qu'arriverait-il si l'un de vous disait, ou si tous vous disiez: cc Ce n'est pas une maison, qui est dessinée là-dessous. C'est un arbre»? La maison finirait-elle par devenir un arbre ?
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
TOUS,
riant.
Non, bien sûr. Ça ne se pourrait pas.
LA MAITRESSE.
Pourquoi?
LES ENFANTS.
Mais .... parce que c'est une maison, et non un arbre.
LA MAITRESSE.
Et si moi-même, je finissais par oublier ce qui est dessiné sous le papier, et que je dise un jour que c'est un arbre, ou un chat .... cela deviendrait-il l'arbre ou le chat? Tous, amusés. Bien sûr que non. Ce qui est au tableau, ça se sait bien tout de même, - quand même toute la terre dirait que c'est autre chose.
LA MAITRESSE.
Vous en êtes sûrs ? Tous, tranquillement. Bien entendu.
�ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
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LA MAITRESSE.
C'est donc que personne ne peut rien contre ce qui est. Eh bien, écoutez-moi très attentivement. Quand Robert pense qu'il voudrait battre Jules qui l'a taquiné, - est-ce que cette pensée existe ? Dis-le, Robert.
ROBERT,
souriant.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
Est-ce que tu pourrais faire qu'elle n'existe pas, qu'elle n'ait pas existé?
ROBERT.
Non, mais je peux bien repenser autrement.
LA MAITRESSE.
Ça, c'est vrai. Et c'est bien heureux. Quand un enfant a dérobé un morceau de sucre à sa mère, et que personne ne le sait, est-ce comme s'il ne l'avait pas fait ?
ROBERT.
Ah I non. Alors, ce serait comme si quelqu'un
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
disait du dessin de la maison que c'est un arbre ou bien encore qu'il n'y a pas de dessin.
LA MAITRESSE.
1
Il
li
Alors, dites-moi, mes enfants, peut-on détruire
ce qui est ?
ANDRÉ.
Bien sûr que non.
ROBERT,
Oui, mais alors, si on est méchant, comment va-t-on faire, si on est obligé d'être toujours méchant?
LA MAITRESSE.
Voilà une bonne question. Mais sois tranquille. Tu peux détruire la méchanceté par de la bonté. Puisqq.'on ne peut pas faire que ce qui est ne soit pas, il faut « faire bien » ce qui se fait à nouveau. Comprends-tu ? Plus tu feras de la bonté autour de ta méchanceté, plus elle deviendra petite par rapport à ta bonté. Car il s'agit d'un rapport entre nos qualités et nos défauts. * * * Je reviens à ce que je voulais dire. On ne peut rien contre la vérité. La vérité est matérielle ou
�ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
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morale. Si je parle, mes paroles sont lancées dans le monde. Je ne puis pas dire qu'elles n'existent pas, ni qu'elles soient de tout autres paroles. Il s'agit là d'une vérité matérielle : mes paroles sont: je ne puis plus faire qu'elles ne soient pas. Tout homme qui sent en lui fortement qu'on ne peut rien contre ce qui est, ne peut pas mentir. Non, il ne le peut pas. Ce qui « est », c'est grand, très grand. Ce qui « est » fait partie de l'immense « être »: je veux dire l'existence totale, absolue, ce qui existe depuis toujours et partout, dans tout l'espace. Ce qui n'existe pas n'a pas de vie, de dignité. L'homme qui sent cela se sent digne de ce qui <c est », de l'absolu et de l'infini, quand il dit la vérité. C'est pourquoi un homme de valeur ne dit pas, ne peut pas dire un mensonge. Il sent que, s'il disait un mensonge, il se mettrait en dehors de la vie, en dehors de la dignité. C'est simple. Je vous ai parlé de la vérité matérielle. Il y a aussi la vérité morale, ou spirituelle. Celle-là aussi est absolue, sans doute. Mais on ne la reconnaît pas nettement comme l'autre. On a chacun la sienne, qui est un · petit bout - tout petit - de la vérité totale. l\fais on ne s'en aperçoit pas toujours et on croit très facilement que sa vérité est la seule vraie ou tout au moins bien plus vraie que celle des autres. Il y a bien quelques moyens de reconnaître si
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
« notre n vérité est vraiment juste, réelle -
ou bien
si elle est fausse. 1° Si ma vérité nuit aux autres, elle n'est pas de la vérité. Mais si elle est aussi bonne pour eux que pour moi, alors c'est de la vérité. 2° Si ma vérité nuit, si peu que ce soit, à mon corps, à mon esprit et à mon âme - alors ce n'est pas de la vérité réelle. Il faut, au contraire, qu'elle soit conforme aux lois de la vie (qui sont la vérité même), et il faut encore et toujours qu'elle ne me favorise pas plus, moi, qu'elle ne favorise autrui. La vérité - pour nous - c'est l'ensemble des lois physiques ou morales qui nous rendront plus riches physiquemer:it, moralement et intellectuellement - mais de toutes ces manières à la fois - et les autres autant que nous: L'erreur, c'est juste le contraire. C'est ce qui nuit à notre santé physique ou morale - ou à celle de notre prochain. Je suis sûre que vous comprenez - au moins un peu ~ ce que je viens de dire.
ROBERT.
Moi, je comprends bien que notre vérité, ça ne doit pas faire de tort aux autres !
LÉON.
Moi aussi.
�ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
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PLUSIEURS.
Moi aussi. Et puis qu'il ne faut jamais dire de mensonges.
LA MAITRESSE.
Malheureusement, le vrai ne se voit pas toujours aussi clairement que vous le voyez dans ce moment. Le vrai peut être caché, comme mon dessin de la petite maison, ,caché par notre ignorance ou par notre égoïsme. Ainsi vous-mêmes, qui êtes si bien d'accord avec le vrai aujourd'hui, dans cette minute, un peu plus tard, vous n'y penserez plus, - surtout quand vous serez devenus grands, et que mille choses occuperont votre espr:.t. Votre « vraie vérité» celle qui respecte tout l'être et tous les êtres, sera souvent obscurcie, effacée même peut-être .... La chose la plus difficile pour les hommes, c'est de trouver la sûre vérité qui les ferait vivre tous dans le respect les uns des autres - qui découle du respect de soi. Vous ne savez pas comme c'est difficile ! De temps en temps, des hommes plus beaux que les autres, moralement, plus grands dans la claire . raison, et dans l'élan du cœur, voient nettement la Vérité humaine complète, et ils la disent, l'écrivent ou la vivent; alors, ils sont la lumière où les autres hommes, allument leur petite lampe .... Mais la masse des gens gardent sottement leur
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pauvre vérité enfouie dans tant d'erreurs que ce n'est plus qu'un lumignon fumant. Ils n'osent pas · croire à la lumière brillante et belle qui éclaire les grandes âmes. Ils se disent : moi, j'ai assez de ma petite lumière, car je ne suis pas un homme supérieur. Ils ne savent pas que tous les hommes sont, par nature, supérieurs ! que la seule différence entre les uns et les autres, c'est que les premiers ·osent avoir une grande lumière en eux, et que les autres n'osent pas .... Ou bien les premiers savent que la plus grande joie vient des grandes vérités de l'âme - et les autres s'acharnent à vivre autour de leurs petites joies rudimentaires en veillant sur elles comme sur des trésors sans prix, - alors que la maladie, la vieillesse et la mort qui attendent tranquillement tous le<; hommes, les arracheront bientôt à ces pauvres plaisirs sans grandeur. Mais, comme il n'y a rien de durable en dehors de la vérité, et que tous les hommes ensemble ne pourront jamais rien contre les vérités profondes de la vie - c'est la vérité qui emportera tout. Ce qui sera contre elle sera détruit. Ce qui sera d'accord avec elle sera toujours vivant.
�DERNIÈRES CAUSERIES
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XLVI
DERNIÈRES CAUSERIES
LA MAITRESSE.
Maintenant que vous voilà « grands » et sur le point de me quitter, je voudrais vous dire des choses utiles pour votre vie tout entière. Vous ne vous les rappellerez pas toutes, ce serait impossible. Mais je crois cependant que le souvenir des bonnes années que nous avons passées ensemble vous reviendra plus tard, et, si vous vous remettez dans l'état d'esprit où nous avons été unis si souvent, alors, les découvertes que nous avons faites ensemble dans notre vie morale vous enrichiront - car nous avons réellement fait ensemble des découvertes .... Il viendra un temps où vous serez vous-mêmes les parents, où les enfants qui s'assiéront sur ces bancs seront vos enfants. Si vous vous rappelez alors ce qui vous aura rendus le plus heureux, vous saurez en faire bénéficier vos enfants.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Eh bien, ce qui vous rend heureux, dans votre famille, c'est moins la richesse d'argent (il suffit d'avoir le nécessaire en travaillant) que les richesses morales, et cette aisance charmante dans laquelle vous êtes lorsque vous seiltez que vos parents sont bons, justes, doux, serviables, et que, par conséquent, tout le monde les aime et les respecte. Qu'ils aient plus ou moins d'argent dans leurs tiroirs, cela ne vous touche guère, et même s'il arrivait qu'un enfant parmi vous se vantât de ses richesses, vous vous moqueriez de lui et vous ne l'aimeriez pas trop - je crois.
PLUSIEURS.
Oh! c'est sûr. On n'aime pas les « blagueurs» (1).
LA MAITRESSE.
Mais vo1c1 : Quand vous serez des parents, vous ferez comme les autres. Il y en aura sûrement parmi vous qui auront oublié leurs sentiments d'enfants et qui se laisseront écraser par l'unique souci de gagner beaucoup d'argent. Ils ne penseront plus aux autres biens qui font vivre l'âme dans la joie. Pourtant, vous aussi, vous aimerez vos enfants par-dessus tout; mais vous aurez oublié ce qui rend les enfants véritablement et profondément heureux. Les grandes personnes laissent tr.o p souvent leur
( 1)
Sens local: vantard, fanfaron.
�DERNIÈRES CAUSERIES
195
charmante curiosité du cœur et de l'esprit se détruire faute d'aliment - ne pensant plus qu'à amasser les seuls biens matériels.
*
*
*
Et puis, il faut aussi que je vous parle un peu des difficultés qui vous attendent, vous qui serez des hommes et des femmes au lendemain de la Grande guerre. Vous vivrez à une époque qui cherchera encore longtemps peut-être son équilibre. Vous allez audevant de temps nouveaux, dont nul ne sait ce qu'ils seront. Il est vrai que les hommes seront sensiblement les mêmes que toujours: chacun voudrait ne penser qu'à soi, faire son petit bonheur particulier, construit comme que ce soit parmi le bonheur ou le malheur universels, et c'est là la source même du malheur universel, - cette hâte passionnée à ne s'occuper que de son propre bonheur. ... C'est une erreur morale et une erreur d'intelligence, tout à la fois, car les bonheurs particuliers ne seront solides que dans le bonheur universel. Cela est toujours plus vrai : même les nations ne pourront plus être heureuses les unes sans les autres. Il se fait par la force des choses un travail sourd, continu, comme un fleuve qui coule, qui fera à la longue l'association des nations comme celle des
�196
DANS UNE PETITE ÉCOLE
individus. Ainsi se relieront les vérités morales qui nous enseignent que tous les hommes sont frères, et les vérités matérielles qui démontrent la solidarité des nations. Si on est d'accord avec la vérité, on est fort. La vérité morale doit rejoindre, dis-je, la vérité matérielle: On irait alors par le vrai chemin du progrès, où la science et avec elle toute la vie économique du monde se sont engagées depuis longtemps et invitent les hommes à regarder avec la claire raison les fraternités possibles.
***
Quelle tristesse de penser que la Grande guerre est venue parce qu'une nation voulait être heureuse aux dépens des autres; elle a provoqué ainsi non seulement son propre malheur, mais le malheur universel. Elle a jeté le monde entier dans une sorte de fournaise d'où sortirait pourtant, - si la raison prenait le dessus, un monde mieux construit qu'avant. Car les souffrances des hommes sont leurs plus grandes éducatrices. La France, qui a donné généreusement ses meilleurs fils pour sauver la liberté du monde, la France était, pendant la grande guerre, avec la justice, avec la vérit~, et c'est ce qui a fait sa beauté et sa force. Elle a été passionnément héroïque dans la guerre, par amour de la paix : les soldats de France voulaient
�DERNIÈRES CAUSERIES
197 ,
que leurs fils soient libres, et puissent travailler aux doux travaux de la paix dans un monde plus cla_ir. Mais la paix n'est pas encore venue, le calme n'est pas retrouvé, l'équilibre se cherche encore sur le volcan à peine éteint et les détresses de l'Europe non apaisées. Par vous, qui serez la France de demain, notre pays devra prendre place suivant son rôle historique, aux avant-gardes des vérités naissantes et accueillir les grandes pensées fraternelles et fécondes, et non piétiner sur place avec des vérités anciennes qui ne s'ajustent plus sur le torse des temps nouveaux. L'avenir est dans la solidarité et la fraternité des peuples, comme le' prouvent les questions économiques. Mais on peut se demander avec angoisse si les difficultés qui vous attendent trouveront de votre temps des hommes capables de les surmonter. Ces difficultés sont surtout d'ordre moral, tant il est vrai que les vérités vitales se tiennent. Quand vous serez des électeurs et des électrices - je suppose que la France finira par suivre les nations qui ouvrent leurs portes sur l'avenir - vous aurez le devoir d'élire des hommes de conscience intègre et de vues claires, selon la raison qui respecte à la fois le passé et le vivant avenir. Rappelez-vous que c'est là un point capital dans une démocratie et rappelez-vous que rien de vivant ne se fait en dehors de la vérité.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Cherchez des hommes - de ceux qui voient clair et juste, de ceux qui vivent cette lumineuse parole de Jésus-Christ : (< Faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent», et qui seraient capables de mener le pays lui-même vers cette parole car elle est vraie pour les nations comme pour les hommes. * ** Je voudrais, pour finir ces derniers entretiens, évoquer devant vous le souvenir resté vivant dans mon cœur d'un tout petit fait qui m'avait frappée comme un symbole de la justice et de la vérité qui dominent les hommes et les temps. Et c'est une paysanne de France qui m 'avait ainsi émue. C'était au début de la Grande guerre. Elle allait voir dans un hôpital son fils blessé et s'était arrêtée près de moi pour que je lui lise la dépêche officielle concernant les événements : « ..•• sur une longueur de 4 kilomètres, il y a 4,500 morts. Ailleurs, sur une longueur de 3 kilomètres, il y en a 2,500.... » I Et la femme gémit. Croyant qu'elle n'avait pas compris qu'il s'agissait de nos ennemis, je le lui redis. Mais elle ajouta doucement : - Oui, oui, j'ai bien compris. Je sais bien que ce sont des Allemands. Pauvres gens. Ils sont aussi des hommes.» Par-dessus la lutte, qui devait être si barbare et
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199
si longue - par delà ce moment où c'était le devoir proche, hélas l - de tuer, je sentis passer des vérités éternelles parmi la voix douce de la femme - les vérités que l'intelligence des hommes finira bien par leur démontrer clairement, quand ils se laisseront guider par toutes les belles forces qui dorment encore en eux.
��TABLE DES MATIÈRES
201
TABLE DES MATIÈRES
f.
II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII. XVIII. XIX. XX. XXI. XXII. XXIII. XXIV.
Aux éducateurs Introduction pour les enfants Morale et Rayons de soleil Qui est-ce qui veut être joli ? Pendant une leçon .. Le lendemain .. En corrigeant la dictée La meilleure religion Encore la meilleure religion L'esprit de sacrifice Encore l'esprit de sacrifice Une chose sfire Savoir être seul Nos ennemis Ce qui fait vivre les hommes Ceux qui se croient plus que les autres Alors .... si on ne vaut pas mieux les uns que les autres !... On a volé des crayons Faire le mal, c'est toujours se faire du mal Tolérance .. Françoise .. Vouloir c'est pouvoir Un joli geste La colère .. Une histoire d'argent
Pages 7 11 13 17 21 25 27 29
33
35 43 47 53 57 63 69
73 77
81 83
91
93 95 97
101
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Pages
XXV. A propos d'un ivrogne .. XXVI. Section cadette XXVII. En revenant du C.E. P. XXVIII. L'esprit de famille XXIX. La beauté XXX. La beauté (suite) XXXI. Pierre XXXII. Encore Pierre . . XXXIII. -Un ami des bêtes XXXIV. Un bonhomme de cinq ans XXXV. L'existence de Dieu XXXVI. L'existence de Dieu (suite) XXXVII. Faire toujours mieux que soi-même XXXVIII. Réparation XXXIX. Léon . . XL. Une autre fois XLI. Le canif volé .. XLII. Encore une autre école XLIII. Services payés XLIV Plaisir de garder, plaisir de donner XLV. On ne peut rien contre la vérité XLVI. Dernières causeries
105 111 117 119 125 131 135 139 141 145 147 153 155 163 167 169 173 175 177 - 179 185 193
�INSTITUT
J. J. ROUSSEAU
GENÈVE
ÉCOLE DES SCIENCES DE L'ÉDUCATION
L'Ecole a pour but d'orienter les personnes se destinant aux carrières pédagogiques sur l'ensemble des disciplines touchant à l'éducation. Elle vise notamment à les initier aux méthodes scientifiques propres à faire progresser la psychologie de l'enfant et la didactique. Depuis sa fondation en 1912, elle a préparé des directeurs et directrices d'écoles (écoles secondaires, écoles primaires, écoles nouvelles), des assistants de laboratoires pédologiques (psychologie et pédagogie expérimentales), des directrices de jardins d'enfants (Maisons des Petits, Kindergarten, etc.), des agents d'œuvres sociales pour la protection de l'enfance et l'orientation professionnelle, des éducateurs d'enfants anormaux. Une Maison des Petits pour enfants de 3 à 8 ans est annexée à l'Institut. Les élèves qui se destinent spécialement à l'éducation des petits y font un stage pratique. Enseignements principaux: Psychologie expérimentale. Psychologie de l'enfant. Anthropométrie. Maladies des enfants. Pathologie et clinique des anormaux. Psychologie et pédagogie des anormaux. Education morale. Psychanalyse. Histoire et philosophie des éducateurs. Education physique. Hygiène scolaire. Protection de l'enfance. Orientation professionnelle. Didactique. Dessin et travaux manuels au service de l'enseignement. Education des petits. L'Ecole reçoit des élèves des deux sexes, âgés d'au moins dixhuit ans. La durée normale des études conduisant au diplôme est de deux ans. L'Institut J. J. Rousseau veut être un centre de recherches et -d'informations en même temps qu'une école. Les élèves sont invités à entreprendre eux-mêmes des enquêtes, des expériences .et des études spéciales, à manier les appareils de recherche, à essayer les collections de matériel scolaire appartenant à l'Institut. Ils sont associés aux travaux scientifiques poursuivis. L'Educateur (26 fois par an. Suisse: 8 fr., Payotet ûe, Lausanne) .et la Collection d'actualités pédagogiques (Delachaux & Niestlé, édit., Neuchâtel), servent d'organes à l'Institut. S'adresser au Directeur: M. Pierre BOVET, Taconnerie, 5, GENÈVE.
Il existe des Sociétés d'Amis de l'Institut J. J. Rousseau ouvertes à tous ceux qui désirent s'associer à son effort par une petite cotisation annuelle. S'adresser à Genève, à M. G. Thélin, Florissant 25; à Lausanne, à M. Ed. Vittoz, prof. à l'Ecole normale; à Neuchâtel, à M. F. Béguin, direct. de l'Ecole normale; à Zurich, à Mlle Usteri, Jupiterstrasse 28; à Mâdrid, à Mlle Mercedès Rodrigo, La Lectura, casa Editorial.
���DELACHAUX & NIESTLÉ S. A., ÉDITEURS
NEUCHATEL COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES: LA COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES a été fondée en 1906 par M. PIERRE BovET. Dès l'ouverture de l'Institut J. J. Rousseau à Genève, en 1912, celui-ci a décidé de continuer sous ses auspices la série de volumes iuaugurée par son direc-teur. En 1913, la Société belge de Pédotechnie a bien voulu,_ elle aussi, accorder son patronage à la COLLECTION, qu'elle considère comme un de ses organes. La COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉOAGOGIQUES comprend des volumes in-8 et des volumes in-16, Francs Le dessin au service de l'éducation . . . . . . . . . 5. BADEN-POWELL. Eclaireurs . 6.- Le livre des Louveteaux . . 5.- Le guide du chef éclaireur . 4.50 BAUDOUIN, C. Suggestion et autosuggestion 12.- Tolstoï éducateur. . . . . . . . . . . . . 7. - Etudes de psychanalyse . . . . . . . . . 12.BOVET, P. L'instinct combatif. Psychologie, éducation 7. DECROLY, Dr. O. L'initiation à l'activité intellectuelle et motrice par les jeux éducatifs. . . . . . . . . . 4.50 DESCŒUDRES, A. L'éducation des enfants anormaux 10.- Le développement de l'enfant de deux à sept ans . . 10.DEWEY, JOHN. L'école et l'enfant. Introduction par Ed. Claparède . . . . . . . . . . . . . . en réimpression DUVILLARD, E. Les tendances actuelles de l'enseignement primaire. Suivi de 24 planches de jeux pour l'éducation du calcul et du langage à l'usage des enfants de 7 à 10 ans . . . . . . . . . . . . . . . . 7.EVARD, M. L'adolescente. Etude de psychologie expérimentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 . FARIA DE VASCONCELLOS, Une école nouvelle en Belgique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.FERRIÈRE, Ad. L'autonomie des écoliers . . . 7.FŒRSTER, F.-W. L'école et le caractère (4m• édition refondue) . . . . . . . . . . . . . . . . . 7. FONTÈGNE, J, L'orientation professionnelle . . . . . 12-.GODIN, Dr PAUL. La croissance pendant l'âge scolaire 7.- Manuel d'Anthropologie pédagogique . . . . 2. 75 HAMAIDE, A. La méthode Decroly . . . . . . . . . . 12.JENTZER, K. Jeux de plein air et d'intérieur. . . . . 5.ARTUS-PERRELET, Mme L. LEMAITRE, AUG. Les leçons de français dans l'enseignement secondaire . • . . . . . . , , . • . . • , • NUSSBAUM, R. Le problème de l'école secondaire:-. Pl ECZYNSKA, E. Tagore éducateur. . . . , . REGARD, N. Dans une p ~ e : ;-·-;--:- î". ROUMA, GEORGES.' Pédrw.uf~: 'o,cfol~{<it(~ (,
En vente:
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COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉDAGOGiQUES
PUBLIÉE SOUS LES AUSPICES DE L'INSTITUT J. J. ROUSSEAU ET DE LA SOCIÉTÉ BELGE DE PÉDOTECHNIE
NOÉMI REGARD
DANS UNE PETITE ÉCOLE
CAUSERIES D'ÉDUCATION MORALE
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ÉDITIONS
CHAUX & NIESTLÉ S. A.
JCHATEL
OE L'HOPITAL
I
PARIS 26,
RUE St-DOMINIQUE
����DANS UNE PETITE ÉCOLE
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�ARCHIVES
COLLECTION o'ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES
PUBLIÉE SOUS LES AUSPICES DE L'INSTITUT J. J. ROÙSSEAU ET DE LA SOCIÉTÉ BELGE DE PÉDOTECHNIE
NOÉMI REGARD
DANS
UNE PETITE ÉCOLE
CAUSERIES D'ÉDUCATION MORALE
de Calais
NEUCHATEL
4,
RUE DE L'HOPITAL
I
26,
PARIS
R UE St-DOMINIQUE
��A la mémoire de ma sœur Rachel dont la courte existence d'institutrice fut une inoubliable lumière ; dont l'autorité fut faite de passion contenue pour tous les grands devoirs et toutes les beautés. N. R.
��AUX ÉDUCATEURS
•·
L'auteur de ce livre ne croit pas à la vertu des manuels de morale, ni à la valeur morale d'un effort qui serait suscité par le désir d'une récompense. Il ne croit qu'à la puissance de l'émotion, communiquée de maître à élève, d'éducateur à disciple. Mais il a pensé n'avoir pas le droit de se taire dans celte grande question de l'enseignement moral à l'école, car il l'a faite sienne depuis longtemps. Les résultats obtenus en général parmi ses élèves : véracité, simplicité, besoin de sa propre estime, etc., lui font un devoir de parler. Sa méthode est là, telle quelle, dans ces pages. Comme toutes les méthodes appliquées avec conviction, elle a une valeur de vérité. Mais ce petit livre ne s'est pas donné pour tâche de fouiller en bon ordre les voies traditionnelles de la morale. Il n'impose pas de principes, et ne donne guère de conseils. Son but est à la fois bien plus modeste el bien plus ambitieux. S'il avait fallu à l'auteur une valeur morale supérieure pour aboutir, ses efforts auraient été d'avance
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
condamnés à la stérilité. Mais ses défauts même l'ont servi - le sentiment de ses imper/ections a été la base solide de l'atmosphère créée. C'est une grande erreur de croire qu'il faut << avoir l'air» d'être parfait pour enseigner la morale aux enfants. Car « avoir l'air» n'en impose point aux enfants, dans ce domaine surtout. On ferait de même un piètre enseignement scientifique si l'on << avait l'air >> seulement de dominer son sujet. L'enseignement moral est vie ou il n'est pas. Fait du haut de sa tête « au-dessus de la mêlée » où se débattent les consciences d'enfants, il retomberait inerte et sans fruit. Le sentiment de ses propres faiblesse~, au rebours de ce qu'on pourrait croire, donne à l'enseignement moral une force vivante, communicative, créatrice de confiance et d'énergie. Par là, on échappe à la critique impitoyable des enfants, qui jugent les grandes personnes d'un instinct sûr. Et parce que ce qui est à base de vérité est fort, forle sera la conviction suscitée chez les en/anis, de l'atmosphère morale où se débat le maître lui-même avec ses propres défauts - /orle sera l'im- . pression de grandeur absolue, de majesté du vrai, chez les enfants. La vérité est seule une force réelle, qui va jusqu'au fond de la conscience des êtres. C'est donc un appui insoupçonné pour l'éducateur que de se mettre du même côté que l'en/ant en face des vérités vitales de l'ordre moral. Il en résulte un respect des enfants, basé non
�AUX ÉDUCATEURS
9
sur l'erreur que les parents el les maîtres sont tabous, mais sur la vérité qui n'échappe pas aux enfants, que les grandes personnes peuvent faire mal. La haute dignité passe du maître où elle n'est pas chez elle, à la Vérité immense qui domine les hommes. Et le contact avec cette vérité est seul générateur de vie morale.
��INTRODUCTION POUR LES ENFANTS
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I INTRODUCTION POUR LES ENFANTS
Il y a dans un joli coin[de France une petite école en pleins champs. Les gens et les choses n'y sont point parfaits. L'école est modeste. Ce n'est pas un établissement moderne. Mais bah ! telle qu'elle est, on y passe de bons moments. La maîtresse !... hem ! hem ! elle a bien ses défauts, mais je ne vous les dis pas, vous les devinerez si vous êtes fins. Quant aux élèves, si je prétendais qu'ils n'aient que des qualités, vous les verriez sourire, très amusés, car ils ne détestent point la plaisanterie. Dans cette école on chante, on rit, on grogne quelquefois. On remue les pieds, on remue la langue (vous voyez bien que ce n'est pas une école modèle), et on y travaille aussi avec entrain, bien souvent. Mais surtout, on n'y est pas méchant - pas trop méchant - ni menteur. Et vous me croiriez sans peine
�12
DANS UNE PETITE ÉCOLE
si vous pouviez voir les figures ouvertes, les mines franches des fillettes et des garçons. Car, - je ne vous l'avais pas encore dit, - il s'agit d'une école mixte, où une ribambelle d'enfants de toutes tailles « sabotent » à qui mieux mieux. Et je ne serais point étonnée que cette école vous intéressât, vous, enfants d'autres écoles de France. Je vous en ouvre donc la porte. Regardez et écoutez.
�MORALE ET RAYONS DE SOLEIL
13
II
MORALE ET RAYONS DE SOLEIL
C'est un matin. Le ciel est nuageux. Il y a des alternatives d'ombre et de lumière. La maîtresse, debout, regarde sans rien dire un rayon de soleil qui brille sur un banc. Les enfants suivent le regard de la maîtresse. Ils se taisent.
LA MAITRESSE.
Regardez Louise dans le rayon de soleil. .... Est-ce la même Louise que tout à l'heure ?
DES ENFANTS,
riant.
Oui, bien sûr.
LÉON.
Non. Elle est bien plus jolie. Ses cheveux sont tout dorés. On dirait qu'il y a des petites étoiles dedans, Elle brille toute.
�14
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Ça fait donc deux Louise : une sombre et une pleine de lumière. Laquelle aimez-vous le mieux ?
TOUS.
Celle du rayon de soleil.
ANDRÉ.
Elle est plus gaie.
LOUIS.
Elle a une plus jolie couleur.
LA MAITRESSE.
Savez-vous que, de voir les cheveux de Louise dans l'ombre, puis dans le rayon de soleil, et tous· les objets passer ainsi de l'ombre à la lumière et de la lumière à l'ombre, cela m'a fait penser à la Morale et au Devoir. Le Devoir, c'est ce qu'on doit faire toujours, qu'on le veuille ou non, qu'on soit fatigué ou non. Il peut être morne comme un jour sans soleil. C'est parfois très difficile de l'accomplir. Mais .... de temps en temps, voilà qu'un soleil se lève sur lui, comme le rayon sur les cheveux de Louise.
�MORALE ET RAYONS DE SOLEIL
15
C'est la haute morale qui lui donne ce reflet. Une morale belle, libre, fière et riante. Une morale qu'on ne peut pas s'empêcher d'aimer, comme on aime une chose pour laquelle on est irrésistiblement fait. Vous n'aimez pas 1a morale revêche et grondeuse du << tiens-toi tranquille 1» Moi non plus. - Elle est négative, cette morale-là. Elle est pauvre, étriquée, comme honteuse. Vous n'aimez pas qu'on vous parle de ceux qui sont << sages comme des images », des << petits saints » qu'on n'a jamais à gronder. Vous savez bien qu'il n'est pas possible d'être (( sages comme des images », à moins d'être des enfants anormaux. Vous avez des bras, des jambes, une langue, une intelligence, qui veulent tout le temps agir. Vous êtes faits comme ça et c'est très heureux. Vous êtes faits comme ça parce qu'il faut bien que vous vous développiez, que votre corps s'affermisse, que votre curiosité soit en éveil.
*
**
Donc, ne _croyez pas à la morale qui ne fait que gronder. Ce n'est pas la vraie. La vraie morale est une morale de lumière, de vie, de beauté, de joie. Elle ne vous demande qu'une chose, une seule chose : << Mes enfants, ne vous dégradez pas. » Cela veut dire : Ne faites jamais quoi que ce soit qui puisse vous rendre moins bons, moins justes,
2
�16
DANS UNE PETITE ÉCOLE
moins sincères, qui puisse abaisser votre cœur, votre intelligence, votre volonté. C'est là la morale des hommes libres et des âmes fières, qui est à la fois plus facile et plus difficile à suivre que l'autre, la pauvre petite morale grondeuse et craintive.
�QUI EST-CE QUI VEUT ÊTRE JOLI
?
17
III
QUI EST-CE QUI VEUT 1tTRE JOLI ?
LA MAITRESSE
André, te trouves-tu joli ?
ANDRÉ,
hochant la tête et souriant.
. Oui, mais c'est mon diable de front qui est vilain ! Il avance trop ! Il est trop grand !
LA MAITRESSE,
C'est vrai que ton front a une forme un peu extraordinaire. Mais ne t'en plains pas, va, moi je l'aime bien comme ça. Et vous autres, êtes-vous jolis ?
LAURENT,
avec un mouvement d'épaules.
On n'en sait rien !
�18
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PLUSIEURS ENFANTS,
riant.
Que si ! On est bien jolis !
LA MAITRESSE.
Qu'en penses-tu, Denise ?
DENISE,
amusée.
On est bien jolis quand on est sages.
LA MAITRESSE.
Ah I voilà une vérité profonde, dans cette parole tout ordinaire : « On est joli quand on est sage». Nous allons voir ça : Pouvez-vous allonger ou raccourcir votre nez, s'il est trop court ou trop long ? Agrandir vos yeux s'ils sont trop petits, ou rétrécir votre figure si elle est trop large ? - Non, n'est-ce pas. Et avec un seul de ces défauts physiques, on n'est pas beau, pas beau du tout. Pourtant, on peut se faire beau. Ecoutez.
(La Maîtresse baisse la voix.)
Quand on est bon, loyal, courageux, quand on porte en soi des sentiments de dignité, de désintéressement .... voici ce qui se passe (la voix de la Maîtresse
se fait plus basse et plus contenue) :
De jour en jour, d'année en année, la force intérieure de beauté morale qui est dans un être, lui façonne mystérieusement le visage à son image. Elle
�QUI EST- CE QUI VEUT ÊTRE JOLI
?
19
travaille sourdement tous ses traits, ses muscles, en leur communiquant sa beauté.
* **
Oui, si vous voulez être beaux, il faut que vous soyez nobles de cœur. C'est la flamme intérieure qui nous rend beaux ou laids. Car, ce qui est vrai de la beauté l'est aussi de la laideur. Il n'est rien de plus laid qu'une tête d'ivrogne, d'assassin, ou d'égoïste jouisseur. Le visage prend, peu à peu, l'empreinte de l'âme. Cela est inévitable. Vous avez tous vu des gens qui ont la laideur ou la beauté de leurs sentiments habituels. Devant les premiers, vous éprouvez un malaise indéfinissable comme devant une erreur. En face des seconds, vous êtes «bien». Vous vous sentez sans le savoir devant de la vérité.
* **
Vous savez bien reconnaître sur les visages la colère ou la douceur, la tristesse ou la joie. Mais ces sentiments sont passagers. Leur image s'efface tout de suite, comme l'image d'une personne qui ne fait que passer devant un miroir. Ce sont les sentiments habituels, ceux de toutes
�20
DANS UNE PETITE ÉCOLE
les heures, de tous les jours, qui s'inscrivent sournoisement sur nos traits,. soit en laideur, soit en beauté. Chaque fois que vous faites effort pour être francs, honnêtes, délicats .... c'est comme s'il y avait une fée mystérieuse qui en imprime la marque sur votre figure et y mette un charme extraordinaire. Mais la même fée impitoyable y trace aussi l'empreinte de vos mauvaises pensées et de vos vilaines actions. Alors, ce que vous croyez être bien caché en vous, cela va s'inscrire comme en toutes lettres sur votre
visage même.
C'est une loi souveraine qui ne manque jamais de s'appliquer. Un œil exercé ne s'y trompe guère, et reconnaît la trace de la vie intérieure, en laideur ou en beauté, sur tous les visages connus, ou inconnus, qu'il rencontre. Vous pouvez donc, à votre gré, vous rendre beaux ou laids. Choisissez.
�PENDANT UNE LEÇON
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IV
PENDANT UNE LEÇON
LA MAITRESSE.
Qui a parlé, là-bas ? Qu'on lève la main. (Des mains se lèvent.)
DES VOIX.
Oh I oh I Laurent a parlé et il n'a pas levé la main.
LAURENT,
rageur, grognant.
C'est pas vrai ..
indignées. Si, c'est vrai. Si, c'est vrai. Il a parlé aussi. (Moment de silence. Laurent a la tête basse.)
LES , MÊMES VOIX, LA MAITRESSE,
lentement.
Vous quatre, Jacques, Denise, Edmond, Jean, qui
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
avez levé la main, vous serez punis. Vous m'apporterez demain matin une page d'écriture. - Laurent ne sera pas puni. (Les enfants, étonnés mais confiants, attendent.)
LA MAITRESSE
Laurent prétend n'avoir pas parlé. Je n'ai pas de punition pour lui. Vous quatre, lorsque demain matin vous m'aurez remis votre page, vous aurez payé votre dette. Nous serons quittes. Ce n'est presque rien de faire une page d'écriture. Si on la fait avec entrain, ça dure un court moment, et on n'y pense plus. On est même content, parce qu'on est toujours content de payer ce qu'on doit, si l'on est honnête. Dès que vous aurez fait ce travail de rien du tout, vous aurez le cœur léger. Vous serez gais comme des pinsons. Vous n'aurez rien sur la conscience. Vous avez parlé: ça n'est pas bien grave, allez 1 Ça n'est pas une faute morale, c'est une simple étourderie. Vous êtes des enfants I Les enfants sont souvent étourdis. C'est seulement pour la règle de l'école que je suis obligée de vous punir. Vous n'avez pas pensé un instant à dissimuler cette petite faute. C'est de la clarté, cela, c'est de la droiture . .
�PENDANT UNE LEÇON
23
Vous faites votre punition, et tout est dit. On ne s'en estime pas moins après tout ça. Mais Laurent l... Tant pis pour lui. Il a voulu tromper; qu'il en porte lourdement la peine. Pas de page d'écriture pour lui. Non. Pas de ce moyen clair et honnête de se libérer. !-,aissons-le avec sa conscience. Il fera ses réflexions. Rien qu'à voir sa mine, nous devinons bien qu'elles ne sont pas gaies. Qui est-ce qui voudrait être à sa place, pour ne pas faire la page ?
Les quatre d la fois.
Pas moi !. .. Pas moi ! Oh ! pas moi.
NOTE. Voilà plus de deux ans que cette' scène a eu lieu. Depuis ce jour, Laurent a toujours spontanément avoué de petites fautes analogues, même lorsque personne ne pouvait le soupçonner.
��LE LENDEMAIN
25
V
LE LENDEMAIN
LA MAITRESSE,
regardant les pages d'écriture.
Voilà une page bien joliment écrite I C'est celle de Denise. Denise sait ce que « dette d'honneur » veut dire. C'est vraiment joli ce travail. Pas une lettre qui dépasse l'autre. Pas une rature. Pas une tache. On dirait que cela a été écrit avec amour. Tout est net, clair, comme de la gentille bonne humeur. Il y a là une façon de payer qui ne manque pas d'élégance. Denise, grâce à toi, j'aurai eu ma petite joie aujourd'hui.
���28
DANS UNE PETITE ÉCOLE
me tromper. Vous ne pouvez pas vous tromper vousmême. · Il s'agit de savoir si quelqu'un parmi vous aimerait mieux un petit travail en moins, et un mensonge en plus. (Les enfants sont graves. Il y a sur tous les visages un air de décision émue, et de joie fière et cpntenue.)
�LA MEILLEURE RELIGION
29
VII LA MEILLEURE RELIGION
GUSTAVE,
long garçon naïf et distrait.
Madame, laquelle est-ce, la meilleure religion ?
LA MAITRESSE,
après un moment de silence.
C'est celle qui nous rend meilleurs.
La Maîtresse reste pensive un instant. Tout à coup, elle se met à marcher lentement devant les enfants.
Vous allez voir laquelle c'est, la meilleure religion. Ecoutez: J'ai une amie intime, que j'aime et que j'admire de tout mon cœur. Elle se cache pour faire le bien, comme les méchants pour faire le mal. Je l'ai vue accomplir indirectement une charité, afin de ne pas humilier la personne qu'elle obligeait. Elle encourage les gens à bien agir, par un langage ferme et persuasif; et quand on lui a parlé, il fait
�30
DANS UNE PETITE ÉCOLE
plus clair dans la conscience : on comprend avec elle que le seul véritable intérêt, c'est de faire ce qui est bien. Elle sait souffrir avec ceux qui souffrent. Elle sait se réjouir de la joie des autres. Elle est très catholique, cette amie. - A-t-elle une bonne religion ?
LES ENFANTS.
Oh oui ! Madame, oh ! oui.
LA MAITRESSE.
J'ai une autre amie. - Celle-ci habite une grande ville, où la besogne ne lui manque pas, car elle recherche aussi des gens à soulager. Elle visite les malades. Elle réunit des jeunes filles dont elle se fait l'amie. Elle s'occupe de pauvres enfants .... Il y a beaucoup de gens qui font tout cela. Mais qu'on le fasse avec une haute et claire compréhension des autres, avec un grand respect de la personne humaine, avec simplicité et modestie, - voilà qui est rare, très rare. Et c'est en cela que mon amie se distingue. Elle possède le don admirable de comprendre les autres et de s'en faire aimer. Elle éveille en eux plus de dignité morale. Cette amie est très protestante. - · A-t-elle une bonne religion. ?
�LA M:ElLi.EURE RELIGION
LES ENFANTS.
31
Oui.
PIERRE.
On dirait que c'est la même qu'avant.
LA MAITRESSE.
Ce n'est pas tout. - J'ai encore une autre amie dont je veux aussi vous parler. Elle habite une petite ville où elle se donne tout entière aux œuvres sociales. Son temps, ses forces, son savoir, son intelligence, tout est employé à cela. Ce qui lui donne le plus de bonheur, c'est de voir de la beauté morale. Si vous pouviez voir ses yeux briller quand on lui cite une action désintéressée 1... Mais devant la laideur morale, elle souffre comme on souffre d'un mal physique. Comprenez-vous que, souffrir du mal qui est àans les autres et jouir du bien qui y est, c'est quelque chose de très élevé ? Et mes trois amies se ressemblent en cela. Cette dernière amie ne va pas prier dans aucune église. Je pourrais presque dire qu'elle est farouchement libre penseuse. Laquelle des trois a la meilleure religion ?
LES ENFANTS,
criant.
C'est la même chose!
3
�32
DANS UNE PETITE ÉCOLE
D'AUTRES,
èn
même temps.
On dirait que c'est la même personne.
DENISE,
convaincue.
Elles ont toutes les trois une bonne religion.
NOTE. Tout ce chapitre est rigoureusement authentique.
�ENCORE LA MEILLEURE RELIGION
33
VIII ENCORE LA MEILLEURE RELIGION
LA MAITRESSE.
L'autre jour, Gustave n'était pas content, pas tout
à fait content. Il pensait : Ah I mais .... si c'est la
même chose 1... Si c'est la même chose!... Je n'y comprends rien. Je sens bien, moi, pourtant, que la meilleure religion, c'est la mienne 1... Est-ce ça, Gustave?
GUSTAVE,
souriant, avec un signe affirmatif.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
Et toi, Denise, qu'en penses-tu ?
DENISE,
regardant à droite, à gauche, comme pour y chercher ses mots.
Je crois que .... votre amie catholique .... elle a la meilleure religion pour elle, .... et les autres aussi.
�34
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Bien, ma petite, très bien. C'est justement ça. Comprends-tu, Gustave ? Mon amie catholique est dans cette religion comme chez elle, comme dans une maison paternelle où tout lui est familier, où tout lui fait du bien. C'est parce qu'elle y a été élevée, parce que c'est la religion de son père, parce qu'elle est habituée à éprouver les bienfaits de cette religion, et non point d'une autre. Pour mon amie protestante, c'est la même chose. Quant à l'amie libre penseuse, elle s'est fait ellemême sa religion. Mais, justement, puisqu'elle se l'est faite toute seule, c'est bien celle qui lui convient, à elle aussi. Chac1,me des trois a le droit de croire que la forme de sa religion est la meilleure pour elle. Tout le monde a le droit de penser cela.
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
35
IX L'ESPRIT DE SACRIFICE
LA MAITRESSE.
Pendant les dernières grandes vacances, je demandai un jour à mon petit neveu, qui avait alors cinq ans moins trois mois : - Paul, aimerais-tu mieux être joli ou gentil ? Avec un rien d'hésitation, il répond : - Ah I j'aimerais mieux être joli! - Et les autres enfants, aimes-tu mieux qu'ils soient jolis, ou gentils ? - Gentils, répond vivement le bonhomme. Il n'est pas bête, ce gaillard-là. Mais je présume qu'il aura fort à faire pour pouvoir, en temps normal, sentir la beauté du sacrifice. L'esprit de sacrifice, savez-vous ce que c'est ?
LES ENFANTS.
Non, Madame.
�36
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Voyons .... mon neveu Paul n'aime à faire que ce qui lui plaît. Et vous ?
TOUS.
Nous aussi.
LA MAITRESSE
Mon neveu Paul n'aime pas à se priver de quelque chose pour les autres. Et vous ?
PLUSIEURS VOIX.
Nous non plus.
LA MAITRESSE.
Le sacrifice peut aller des plus petites choses comme de donner un bonbon à un petit camarade, ou d'aller vite chercher de l'eau pour aider sa mère quand on aurait envie de s'amuser, - jusqu'au plus grand don, celui de sa vie. Dis-moi, Pierre, si nous avions une guerre (1) lorsque tu seras soldat, te sauver~is-tu à l'étranger pour ne pas combattre ?
PIERRE,
violemment.
Non. Oh l non. Non.
( 1)
Mai 1914.
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
37
PLUSIEURS VOIX.
Moi non plus. Moi non plus !
LA MAITRESSE •
.Mais vous seriez exposés à mourir.
PIERRE,
décidé, ému.
Ça ne fait rien. On aimerait mieux mourir et que · 1a France gagne.
LA MAITRESSE.
Et si elle perdait quand même ?
PIERRE,
très ému.
On aimerait encore mieux mourir pour elle.
LA MAITRESSE.
Tu ferais donc le sacrifice de ta vie ?
PIERRE,
forlement.
Oui.
LA MAITRESSE.
Mais, c'est dur de mourir.
�38
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PIERRE.
Oh 1 il faut bien mourir une fois 1
LA MAITRESSE.
Mais .... on n'aime pas mourir quand on est jeune.
PIERRE.
Il y en a bien qui meurent jeunes, parce qu'ils sont malades. Moi, j'aimerais mieux mourir à la guerre.
LA MAITRESSE.
Et vous autres ?... Et toi, Jules ?
JULES,
embarrassé.
Moi 1... moi .... J'aimerais pas tant mourir.
LA MAITRESSE.
Même pour ton pays ?
JULES.
Oh 1 s'il le fallait bien, bien ....
PIERRE, · vivement.
Eh bien 1 moi, j'aimerais mieux mourir pour la France que de mourir de maladie.
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
39
LA MA-ITRESSE.
Et toi, Laurent ?
LAURENT,
d'un ion pénétré.
Je serais content d'aller à la guerre.
LA MAITRESSE.
Et vous autres ? :rous. On irait tous à la guerre, sans avoir peur.
LA MAITRESSE.
Eh bien, oui, je le crois. Même Jules irait de bon cœur, si le moment venait pour lui de partir. C'est très bien. Mais je vais vous dire une chose qui vous étonnera beaucoup : Se faire tuer pour son pays dans une guerre, se dévouer tout d'un coup, c'est presque facile. On est entraîné. Il y a du sacrifice dans l':ür.... On est alors surélevé au-dessus de sa mesure habitl!elle. On est à son maximum d'émotion, et c'est l'émotion qui fait accomplir les grands sacrifices. C'est l'émotion, qui, dans un péril national, soulève le peuple entier comme un seul homme, et le dresse dans un noble sacrifice pour le pays.
�40
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Dans les grandes occasions on est dans cette alternative : être un héros ou être un lâche. On aime mieux être un héros. (Moment de silence.) Mais .... se sacrifier un jour, puis un autre, obscurément; sacrifier ses goûts, sans que personne s'en aperçoive, sacrifier un peu ou beaucoup de son bienêtre, sacrifier sa tranquillité .... Et faire cela tous les jours, pour sa famille, pour un être quelconque .... Sacrifier, en un mot, sa vie en détail, ne plus chercher sa joie propre. Se sentir prêt à édifier le bonheur des autres plutôt que le sien, - voilà, mes enfants, le difficile, le très difficile effort.
ANDRÉ,
impressionné.
Et il y en a qui le font 1
JOSEPH.
Oh! bien moi I Je n'aimerais pas ça. Je veux bien me sacrifier un tout petit peu, mais pas tout le temps. Diable ! chacun son tour.
LA MAITRESSE,
souriant.
Rassurez-vous, mes petits, on ne vous en demande pas tant, à vous. Il faut avoir vécu pour être à même de se sacrifier. On ne peut sacrifier que ce qu'on a, et non ce
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
41
qu'on n'a pas I Le sacrifice est un don. C'est le fait des âmes grandes, qui . ont accumulé d'infinies richesses morales, comme d'autres accumulent des richesses matérielles. Mais quand vous serez des hommes et des femmes, je voudrais qu'alors vous connaissiez cette vérité étrange: « Plus on donne aux autres de son cœur, plus on en a.»
��ENCORE L'ESPRIT DE SACRIFICE
43
X ENCORE L'ESPRIT DE SACRIFICE
LA MAITRESSE.
Pour vous faire mieux comprendre la dernière leçon, je veux vous raconter une histoire vraie. J'ai connu une vieille paysanne qui avait une figure inoubliable, une figure qui attirait par une beauté particulière. Et j'ai bien compris plus tard, que cette beauté, c'était celle dont je vous parlais l'autre jour, la beauté du sacrifice. Sans bruit, sans embarras, elle faisait vivre sa maison, pensant à tout, veillant sur tous. On aurait dit que c'était une fée, ou un esprit, qui était partout à la fois. Son pauvre corps fluet semblait ne pas connaître la fatigue, puisque à toute heure du jour ou de la nuit elle pouvait être au service de quiconque avait besoin d'elle. J'ai dit que son visage rayonnait de la beauté du sacrifice . .Oui, parce qu'elle se sacrifiait avec une
�44
DANS UNE PETITE ÉCOLE
grande simplicité, avec une grâce naturelle qui vous allait droit au cœur. Je me rappelle un soir où je me suis assise près de son feu, dans une pauvre pièce aux murs noircis. Il venait encore un peu de jour par la petite fenêtre. La chambre était intime et douce. Le mari fumait sa pipe au coin du feu, se laissant vivre. Se laisser vivre .... Il ne prenait pas d'autre souci. Il travaillait fort peu. Toute la paix si douce de la maison était l'œuvre de la femme. Les enfants étaient heureux. Même les bêtes à l'étable étaient heureuses. Rien d'essentiel ne manquait jamais à personne. Pourquoi ? Le comprenez-vous ?
ANDRÉ,
Parce que la femme y pensait tout le temps.
LA MAITRESSE.
Oui, c'est cela. La femme y pensait tout le temps. Comprenez-vous que cela représentait le sacrifice pour elle ? Et cette admirable femme avait non seulement une vie de sacrifice - mafa encore cette grâce exquise du sacrifice qui veut se faire oublier.... Aimeriez-vous ressembler au mari ou à la femme?
PLUSIEURS ENFANTS,
A la femme.
�ENCORE L'ESPRIT DE SACRIFICE
45
LA MAITRESSE.
Pourquoi?
LES ENFANTS.
Parce qu'elle est plus .... plus ....
LA MAITRESSE.
Plus belle?
LES ENFANTS.
Ah I oui.
��UNE CHOSE SURE
47
XI
UNE CHOSE SURE
LA MAITRESSE.
Dis donc, Jean, à quel âge voudrais-tu mourir?
JEAN,
décidé.
A quatre-vingts ans.
LA MAITRESSE.
Et toi, Lucien, et toi, Léon ?
LUCIEN.
A cent ans.
LÉON,
criant.
Moi I à mille ans !
LA MAITRESSE.
Et toi, Jules ?
4
�48
DANS UNE PETITE ÉCOLE
JULES,
d'un ton pénétré.
Jamais. (Tout le monde rit.)
LÉON,
de sa petite voix grêle.
C'est bien forcé, que tu meures une fois !
JULES.
Je sais bien .... Mais ça n'empêche pas que je voudrais ne jamais mourir.
LA MAITRESSE.
Quand tu seras un vieux, vieux bonhomme tout branlant, tu seras bien content de mourir. Ça ne doit pas être agréable de vivre quand on n'a plus de forces, et qu'on ne peut plus guère s'intéresser à rien. D'ailleurs, quand on est vieux, on est déjà un petit peu mort; il n'y a plus qu'à finir ....
LAURENT,
un peu ému.
Moi, jé ne voudrais pas vieillir....
LA MAITRESSE.
Mais mon garçon, tu t'ennuierais bien de vivre
�UNE CHOSE SURE
49
toujours dans le même âge. Chaque âge est comme un pays nouveau, où on fait des découvertes inattendues, qui nous enrichissent le cœur et l'esprit. On est forcé de vieillir, et puis de mourir. Vous êtes tous convaincus de cela ?
LES ENFANTS.
Bien sür, bien sür.
LA MAITRESSE.
Eh bien I Supposons un instant que l'heure est arrivée. Nous voilà des vieux, vieux, vieux.... Nous sommes affaiblis. Nous sommes un peu sourds, un peu aveugles. Nous ne pouvons qu'à grand'peine ramasser notre bâton qui nous est échappé des mains. En ayant les pieds au soleil, nous avons froid dans le dos. Supposons que nous soyons des vieillards qui aiment à regarder en eux-mêmes, da_s leur vie passée. n Les paresseux d'entre nous pourront peut-être dire : « Je vais mourir, mais j'ai bien profité de la vie ! Je me suis souvent reposé. J'ai fait faire mon travail par les autres, et je me suis arrangé pour être estimé quand même. » Les gourmands, les avares, les vaniteux, les méchants, etc.... toutes les·sortes d'égoïstes, enfin, pourront peut-être s'adresser des félicitations analogues.
�50
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Toutefois les avares seront les plus tristes, bien sür.... Voyez-vous un peu dans quelle catégorie vous pourriez être, parmi ces vieux-là ? :rous, violemment. On ne veut pas devenir comme ça 1 On ne veut pas devenir comme ça 1
ANDRÉ,
décidé.
Moi, d'abord, je veux être un joli grand-père; on n'est pas égoïste, on est bon. Et puis, on est heureux.
LÉON,
faisant une découverte.
Tiens I C'est vrai ça. Quand on est bon on est bien forcé d'être heureux, puisque les autres nous aiment.
LA MAITRESSE.
Vous pensez donc qu'il vous suffira d'être des grands-pères pour avoir une vieillesse digne et heureuse, et pour n'avoir pas peur de mourir?
ANDRÉ,
toujours décidé.
Ça, c'est sür. - D'abord moi, je veux me marier jeune; et puis .... il faut bien donner le bon exemple à nos enfants, si on veut qu'ils soient très honnêtes 1...
�UNE CHOSE SURE
51
JOSEPH,
non moins décidé.
Si on élève bien ses enfants, on ne peut pas faire autrement que d'être heureux tout le temps. D'abord, on est utile. Alors, quand on est utile, dans ce monde, on se sent bien heureux.
GUSTAVE.
On n'a pas peur de mourir, quand on a eu une vie très utile 1
LA MAITRESSE.
Et les égoïstes, ceux qui n'auront vécu que pour eux, seront-ils contents de mourir ?
LAURENT.
Oh I non. Ça les ennuiera trop de n'avoir servi à rien dans ce monde, pour une seule fois qu'ils y viennent.
LÉON.
Ma foi I Ils ne pourront pas redevenir petits pour refaire leur vie.
LA MAITRESSE,
souriant.
Je crois que vous avez oublié que c'est de nous qu'il s'agit. Nous serons sürement ces vieux-là, si nous ne mourons pas en route.
�52
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Croyez-vous que, si on pensait plus souvent à l'inévitable mort, on serait plus courageux dans le bien ?
ROBERT.
Oh ! oui, parce qu'on voudrait n'avoir fait que du bien quand on s'en va de ce monde .... puisqu'on ne peut pas recommencer....
LAURENT,
impressionné.
Mais, on aurait bien peur, de penser tout le temps à la mort!
LA MAITRESSE.
Il ne faut pas avoir peur de la mort. C'est une chose toute naturelle et simple, de mourir quand on est vieux. Pense donc à tant de millions d'hommes qui sont déjà morts ! C'est la même force, supérieure à nous, qui nous fait vivre et qui nous fait mourir. Il faut avoir confiance dans cette force et accepter de vivre .... et de mourir aussi courageusement qu'on peut. Vous avez tous senti que celui qui accomplit dignement son devoir, n'a peur ni de la vie, ni de la mort.
�SAVOIR ÊTRE SEUL
53
XII
SAVOIR ÊTRE SEUL
1
LA MAITRESSE.
L'autre jeudi, je m'en allais, - tout en lisant selon mon habitude - par le joli chemin qui mène à mon village natal. Je marchais lentement. Tout à coup je m'entends appeler: - Madame ! Madame I Je me retourne, et j'attends, pensant que le brave homme qui me hélait avait besoin d'un service que je pourrais peut-être lui rendre. Savez-vous ce qu'il me voulait ? ... Il voulait .... n'être pas seul pour continuer sa route. Il revenait d'un village du voisinage, et il lui restait à parcourir environ cinq cents mètres pour rentrer chez lui. La solitude lui pesait si fort qu'il ne put la supporter plus longtemps devant la bonne aubaine qui s'offrait à lui,
�54
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Je souris en moi-même, et je lui emboîtai le pas pour lui faire plaisir. Alors, il me parla de son travail, de sa fatigue, de son pied .... sur lequel il avait maladroitement fait tomber un outil. ... etc. Et nous arrivâmes devant sa porte, où il me quitta avec force salutations. J'aurais pu reprendre ma lecture, mais je n'en fis rien. Il y avait trop à lire dans cet homme qui venait d'ouvrir devant moi les pages de sa pauvre vie intérieure. Mais c'étaient des choses négatives, que j'y lisais. - Et j'ai pensé à vous.
PLUSIEURS ENFANTS,
étonnés.
A nous 1
LA MAITRESSE.
Oui, à vous. Je me suis demandé si, plus tard, il se trouverait quelqu'un parmi vous qui laisserait sa pensée lui manquer à ce point de ne pouvoir supporter d'être seul pendant quelques heures.
PIERRE.
Oh !. .. on ne voudrait pas être comme cet homme 1 C'est trop bête 1
ANDRÉ.
C'est pas un homme l
�SAVOIR ÊTRE SEUL
55
LA MAITRESSE.
Ce qui vous frappe ici, c'est de voir la peur de la solitude poussée à ce degré. Mais, il y a beaucoup de gens qui ne savent pas être seuls. Eh bien I Je voudrais vous voir devenir des hommes· et des femmes capables de se plaire avec euxmêmes. Pour cela, il faut s'enrichir intérieurement, se développer, apprendre autant de choses que l'on peut, lire de bons livres, voyager si c'est possible. Mais par-dessus tout, il importe de savoir réfléchir sur ce que l'on voit. Tout le reste ne sert de rien, si l'on ne sait pas former son jugement. Où que l'on soit, on est toujours en face de gens et de choses, sur lesquels on peut réfléchir. C'est toujours, et partout, la même matière de vie, qui peut faire naître les pensées justes. Vous savez qu'il y a comme deux personnes en nous : celle qui se nourrit de pain, et celle qui se nourrit d'idées. Et vous savez que la faculté de se nourrir ·d'idées est notre faculté la plus haute. Les idées justes, généreuses, toutes les idées utiles à quelque degré que ce soit, forment pour notre esprit une atmosphère dans laquelle il respire comme nos poumons respirent dans l'air. Et soyez sûrs d'une chose : Jamais la vérité ne manque aux hommes; ce sont les hommes qui manquent à la vérité. La vérité, c'est l'ensemble des idées justes.
�56
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Comprenez-vous que, quand on a peuplé son esprit d'idées justes, on est fort comme la vérité ? Et on se plaît alors avec soi-même.
ANDRÉ.
Mais .... il faut bien aussi vivre avec les gens I Moi d'abord, j'aurais beau être très instruit, je ne voudrais pas être toujours tout seul !
LA MAITRESSE,
souriant.
Et tu aurais bien raison. - II ne s'agit pas de tout seul »; il s'agit simplement de se plaire avec soi-même dans les moments où on est seul. Ce n'est qu'alors que l'on peut réfléchir, penser, repasser dans son esprit les choses vues, et en faire la substance même de sa vie intérieure. Il faut savoir réfléchir sur ce qu'on a fait, pour en tirer les leçons profitables pour l'avenir. Un homme qui ne sait pas se recueillir en luimême n'a pas de vraie dignité. Et il apporte peu à ses semblables, lorsqu'il parle avec eux, puisqu'il n'a pas su faire siennes les idées recueillies au hasard de sa vie.
« vivre
�NOS ENNEMIS
57
XIII
NOS ENNEMIS
LA MAITRESSE.
Eh bien ! Jacqueline, tu ne sais pas ce que veut dire le mot « ennemi » ?
LAURENT,
vivement.
Je sais bien, moi, ce que c'est, nos ennemis 1
LA MAITRESSE.
Ah ! Et quoi donc ?
LAURENT,
finement.
C'est nos défauts.
LA MAITRESSE.
Tiens I Ce n'est pas bête ça ! Mais je vois derrière toi des petits bonshommes et des petites bonnes femmes qui n'ont pas l'air de comprendre ....
�58
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Expliquons-leur ça. C'est essentiel de connaître ses ennemis, n'est-il pas vrai ?
ROBERT.
C'est bien sûr. Si on ne connaît pas ses ennemis, ils vous font du mal quand on ne s'y attend pas.
LA MAITRESSE.
Si nos défauts sont nos ennemis, ils sont d'autant plus redoutables qu'ils sont cachés en nous. Et encore l ils ont la finasserie de nous faire croire qu'ils sont nos meilleurs amis. Quand Louis se laisse aller à la paresse, il croit bien que, de ne rien faire, ça lui fait du bien. Il ne voit pas qu'il va vers une habitude terrible, qui pourrait l'empêcher de se faire une situation honorable quand il sera un homme. Quand Jacques boit du vin sucré, ou mange des fruits à l'eau-de-vie, - ce qu'il aime beaucoup, paraît-il, - il ne sait pas qu'il ouvre ainsi la porte à un hôte impitoyable : l'alcoolisme. Et qui sait si l'hôte n'entrera pas ? Quand Rosalie bavarde sur le compte des autres, dans un coin de la cour, elle ne sait pas qu'elle prend là un plaisir empoisonné: si elle ne se corrige pas, elle sera plus tard détestée comme la peste, et elle fera beaucoup de mal. Chacun de nous porte en lui de ces ennemis qui
�NOS ENNEMIS
59
s'installent dans notre cœur, et, - d'un petit air innocent - finissent parfois par y détruire ce qu'il y a de meilleur.
ANDRÉ.
On voudrait bien se corriger de ses défauts I Mais on nè sait pas lesquels on a. - Moi d'abord, je n'en sais rien.
JOSEPH.
C'est vrai, ça. Moi je pense bien que j'ai des défauts, puisque tout le monde en a, - mais je ne sais pas les trouver.
LA MAITRESSE.
Nos défauts peuvent tous se résumer en un seul : l'égoïsme, qui nous est naturel. La gourmandise, c'est de l'égoïsme. La paresse, c'est de l'égoïsme. Et ainsi de suite. Dans les guerres, il suffit parfois de tuer le chef pour que les soldats soient vaincus. Faisons de même. Dirigeons nos coups sur le chef suprême de nos défauts, l'Egoïsme. Et alors, tout deviendra facile, puisque nous penserons aux autres autant qu'à nous-mêmes; puisque nous voudrons vivre pour être utiles aux autres et pour leur faire plaisir. Nous saurons al<?rs « nous mettre à la place des
�60
DANS UNE PETITE ÉCOLE
autres » pour accomplir ce grand précepte évangélique si simple, si clair, si sutfi.sant: « Faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent. >> II s'agit de mettre cette clarté dans son âme : « Les autres valent autant que moi, et ont autant de droit que moi au bonheur. » Et la clarté, la chaude lumière porte sa récompense avec elle: il y a dans le fait d'aimer les autres une joie extraordinaire, qui se pose sur notre âme comme un rayon de soleil. II n'y a pas d'autre obstacle au bonheur des hommes que leur égoïsme. Les hommes ne peuvent être heureux que tous ensemble, et ils s'obstinent aveuglément à faire leur bonheur chacun pour soi. Et puis ils fabriquent souvent ce bonheur avec des matériaux qui font en même temps le malheur des autres. Cela se produit chaque fois que l'intérêt général est sacrifié à l'intérêt particulier : Quand un ouvrier ne travaille que lorsqu'il est surveillé; Quand un patron s'enrichit aux dépens de ses ouvriers; Quand on fraude le fisc; etc., etc. Le même principe faux, et élément de désordre, est à la base des guerres de conquêtes. L'histoire nous a appris, pourtant, que lorsqu'une classe d'hommes veut être heureuse toute seule, les peuples finissent par se révolter.
�NOS ENNEMIS
61
Ce qui est basé sur l'injustice, sur un intérêt personnel au détriment de l'intérêt général, peut subsister un certain temps par des moyens de fortune, mais cela porte en soi nécessairement des germes de mort. Cela est rigoureusement vrai des nations, comme des individus. * * Quand vous serez des hommes, ne dites pas : cc J'attends que les autres soient justes, et je le serai aussi. » Non, ne dites pas cela. Soyez justes, tout de suite. Car c'est la justice, encore une fois, qui est le sel de la terre. Ceux qui font moralement vivre la société, ce sont les consciencieux; ce sont ceux qui accomplissent leur tâche pour les autres comme si c'était pour euxmêmes. Ceux qui font vivre moralement la société, ce sont tous ceux qui luttent contre leur égoïsme naturel, contre leurs défaµts. Mais il faut une grande modestie, pour reconnaître ses défauts, et m,e grande fierté pour s'en débarrasser. C'est la chose la plus difficile qui soit; et c'est bien pour cela que le progrès moral est si lent. Or, sans progrès moral, il n'y a pas de bonheur solide pour la société tout entière. En effet : le progrès matériel continu nous pro-
�62
DANS UNE PETITE ÉCOLE
cure un bonheur extérieur toujours plus grand. Mais si on n'a pas dans sa vie intérieure profonde une force morale qui neutralise pour nous les effets dissolvants du bien-être, ce bien-être lui-même nous détruit.
�CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
63
XIV CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
LA MAITRESSE,
souriant.
Qui est-ce qui voudrait avoir un gros tas d'écus ?
TOUS,
riant.
Moi ! Moi ! Moi !
JULES,
à demi-voix.
C'est moi qui serais content, si j'avais un tas d 'argent!
LA MAITRESSE.
Qu'en ferais-tu ?
. JULES.
Ah!... Je me nourrirais .... Je m'habillerais avec !...
5
�64
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
le taquinant.
Comment I Tu mangerais des sous I Tu t'habillerais de pièces de monnaie 1
JULES.
Ah I non. Mais j'achèterais de la viande .... avec mes sous. J'achèterais tout ce que je voudrais ! Tout 1 Je serais joliment content.
ANDRÉ.
Et moi donc 1
PLUSIEURS ENFANTS.
Et moi 1... Et moi I On n'aurait plus besoin de travailler.
ANDRÉ.
C'est ça qui serait chic 1
LA MAITRESSE.
Pendant que nous y sommes, donnons en imagination de l'or à tout le monde, et à volonté: voulezvous?
TOUS,
riant.
Eh I oui!
�CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
65
LA MAITRESSE.
Bien. - Maintenant tout le monde en a. Que va-t-il se passer ?
JULES,
vivement.
Oh I moi, je comprends. Personne ne voudra travailler.
DENISE,
amusée.
C'est bien sür, puisqu'on est tous riches.
LA MAIT R E SSE .
Mais alors ?... Que mangera-t-on ? De quoi se vêtira-t-on .?
ROBERT,
étonné.
H é 1... Ce sera comme si on était tous pauvres. Il faudra que tout le monde travaille. La Maîtresse va: poser au tableau noir la multiplication suivante :
X X 4
mais~
=
4 X.
X X 1,000,000,000 = zéro.
Les enfants regardent, surpris.
�66
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Croyez-vous que ces multiplications puissent être justes toutes les deux? :rous. Mais non, Madame, c'est la première qui est juste. L'autre, qu'est-ce qu'elle veut dire ?
LA MAITRESSE.
Voilà l'explication : 1° Si très peu de personnes seulement possèdent de l'or à volonté, elles sont riches. 2° Si tout le monde a de l'or à volonté, il n'y a plus de riches. Ne comprenez-vous pas que cela prouve une chose: c'est que l'or n'a en lui-même aucune valeur; que l'or par lui-même vaut zéro.
DENISE,
contente.
Moi, je comprends. C'est seulement le travail qui vaut. (Malicieuse.) Sans ça, mon papa n'aurait qu'à mettre un écu au coin du jardin, et les pommes de terre seraient tout d'un coup arrachées.
LA MAITRESSE.
Eh bien I dites-moi, maintenant, ce qui fait vivre les hommes.
�CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
67
ANDRÉ.
Pardi, c'est le travail.
LES AUTRES,
entendus.
C.'est le travail ! Et rien d'autre.
JOSEPH,
dédaigneux.
L'or! Qu'est-ce que c'est!. .. C'est rien, l'or!
DENISE,
finement.
Alors, si tu avais une pièce de vingt francs, tu la jetterais au fumier, je pense.
JOSEPH,
interloqué.
Ah I non, mais ....
LA MAITRESSE.
Je vais te mettre d'accord avec toi-même, Joseph. - L'or a une valeur conventionnelle. On a décidé qu'une certaine somme de monnaie représenterait une certaine somme de travail, voilà tout. C'est pour cela qu'il faut le considérer comme une force, et qu'il faut en être économe, et savoir s'en servir. Mais on sait bien que, seul le travail enrichit positivement la société.
�68
DANS UNE PETITE ÉCOLE
II l'enrichit matériellement : c'est le travail qui f~t les routes, les outils, les étoffes, les navires, etc .... II l'enrichit moralement : c'est le travail qui forme le caractèr~, trempe la volonté, équilibre sainement l'intelligence, etc., etc. C'est le travail qui a développé l'humanité, de siècle en siècle, et l'a fait marcher lentement, mais sûrement, à la conquête de tous les progrès. Je voudrais vous voir inscrire dans votre cœur cette belle parole : 1c Honneur au travail ! »
�CEUX QUI SE CROIENT PLUS QUE LES AUTRE·s
69
H
XV
CEUX QUI SE CROIENT PLUS QUE LES AUTRES
LA MAITRESSE.
Voyons, mon gros Robert, dis-moi une chose en toute simplicité. (Vous savez que je vous aime tous de même, que je vous estime tous, bien que je connaisse les défauts de chacun de vous.) Dis-moi donc, Robert, lequel est le plus méchant, de toi ou d'André?
ROBERT,
sans hésiter, de sa bonne grosse voix.
C'est moi.
LA MAITRESSE.
Le crois-tu, André ?
ANDRÉ,
simplement.
Oui, Madame.
�70
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Et vous autres ?
TOUS.
Oui. Oui.
LA MAITRESSE.
Alors, mes petits, supposez qu'en partant d'ici vous rencontriez un enfant qui pleure. Si André va le consoler, ça vous étonnera-t-il ?
TOUS.
Non. Oh ! non, Madame.
LA MAITRESSE,
Et si c'était Robert ?
TOUS,
riant.
Oh! Oh! Oh!
LA MAITRESSE.
Vous croyez donc Robert incapable de consoler quelqu'un ! Moi, je ne suis pas de votre avis. Robert est bien loin de manquer de cœur. Et je suis süre qu'il trouvera en lui, un beau jour, des ressources que vous ne pouvez pas soupçonner ....
�CEUX QUI SE CROIENT PLUS QUE LES AUTRES
71
Et s'il fait du bien, comme André, lequel des deux en aura le plus de mérite ?
TOUS.
Ah !... c'est Robert.
LA MAITRESSE.
Le crois-tu, André ?
ANDRÉ,
toujours simplement.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
Eh bien I mon garçon, rappelle-toi ce que tu as dit l'autre -jour: cc On peut bien se croire supérieur aux autres, quand ils font du mal, et qu'on n'en fait point soi-même 1 »
ANDRÉ,
sûr de lui.
C'est bien vrai.
LA MAITRESSE.
Tu viens pourtant de convenir que si Robert fait le même bien que toi, il en a plus de mérite que toi. C'est que, vois-tu, mon petit, il n'y a que l'effort qui compte, à un certain point de vue. Nous n'avons
�72
DANS UNE PETITE ÉCOLE
le droit de nous estimer qu'en proportion de cet effort. Et nous ne pouvons pas mesurer l'effort des autres. Il est vrai que celui qui fait le bien sans effort, par une sorte de grâce d'état, exerce un grand charme sur les autres, et il attire à soi tous les cœurs. Mais pourtant, en soi-même, on n'a pas le droit de se croire supérieur aux autres, parce qu'on ne sait jamais quel est l'effort qu'ils ont donné. Se croire supérieur aux autres, c'est montrer un petit esprit. Car, si bon que l'on soit, on est fort éloigné de la perfection. · Et d'ailleurs, les meilleurs sont naturellement les plus modestes, comme les plus grands savants sont aussi les plus modestes, étant le plus à même de reconnaître les limites de leur savoir. Mettez donc votre effort à faire toujours mieux, non point que les autres, mais mieux que vousmêmes. Quand je devine que Robert s'est dominé, qu'il allait taquiner quelqu'un et qu'il s'est retenu, je l'aime tout d'un coup si fortement, que, ma foi, à ce moment-là, c'est lui que j'aime le mieux. Et même, je l'admire.
�ALORS ••.• SI ON NE VAUT PAS MIEUX
73
XVI ALORS .... SI ON NE VAUT PAS MIEUX LES UNS QUE LES AUTRES !...
LA MAITRESSE.
J'ai vu, l'autre jour, passer une fugitive idée sous le front d'André. Il s'est dit: « Alors 1... si on ne vaut pas mieux que les autres !... »
ANDRÉ,
riant.
C'est pourtant vrai, que j'avais pensé ça un moment. Mais, maintenant, je crois que je comprends.
LA MAITRESSE.
Tant mieux! mon petit. D'ailleurs j'étais sûre que tu comprendrais vite. Mais peut-être y en a-t-il qui ne comprennent pas bien. On va leur expliquer ça autant que possible. Vous, honnêtes bambins, vous valez mieux que des voyous, c'est parfaitement certain.
�74
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Vous serez d'honnêtes gens, plus tard, vous serez utiles à votre . pays, à votre famille, à vous-mêmes. Il y en aura parmi vous qui feront très peu de mal, et beaucoup de bien.
ROBERT,
vivement, très surpris.
Il y en a qui feront du mal l...
LA MAITRESSE.
Oui, nous parlerons de ça tout à l'heure. Revenons à notre idée. En même temps que vous vivrez en honnêtes gens, il y aura de pauvres êtres, enfants maintenant comme vous, qui seront des êtres malfaisants. Il y a encore beaucoup d'enfants malheureux, mal élevés, misérables. Il y en a encore beaucoup qui n'ont pas, comme vous, des parents honorables pour les élever .... Et ils deviennent quelquefois des paresseux, des voleurs ....
JULES,
vivement.
Comme ceux qui ont volé chez Jean-Marie 1
LA MAITRESSE.
Oui. - Eh bien I Nous valons mieux que ces gens par notre vie qui est . plus digne que la leur, mais nous ne pouvons pas savoir si nous valons mieux
�ALORS .... SI ON NE VAUT PAS MIEUX
75
qu'eux dans notre cœur et notre volonté pour le bien. Pour le savoir, il faudrait que nous eussions été à leur place, avec les mêmes tentations, les mêmes entraînements au mal, avec la même faiblesse de vol.ont_é et les mêmes mauvais exemples. Mais, dites-moi, si vous n'agissiez pas mieux que ces gens-là, seriez-vous plus coupables qu'eux tous ? Tous, d'un ton pénétré. Oh ! oui, Oh ! oui.
LA MAITRESSE.
Vous voyez donc que, d'une part vous devez toujours agir le mieux possible, et d'autre part que, tout en agissant mieux que d'autres, vous n'avez pas le droit de vous croire sùpérieurs à eux.
TOUS,
étonnés.
Eh I c'est pourtant vrai.
* *
ROBERT
*
Madame, vous avez dit que nous ferons du mal dans notre vie .... Et si nous ne voulons pas en faire 1...
�76
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
doucement.
Nous ne sommes pas assez intelligents, - si même nous étions assez bons - pour ne jamais faire de mal. Il y a tant de choses que nous ne comprenons pas. Et il y a tant de gens que nous comprenons mal. Or, en ne comprenant pas le cœur des autres, on leur fait très aisément du mal. On les froisse, on les blesse, parfois gravement, presque toujours injustement.
ANDRÉ,
impressionné.
Alors .... que faut-il faire ?
LA MAITRESSE.
Il faut tâcher d'aimer les autres autant qu'on peut. Il faut savoir se mettre à la place des autres : c'est le seul moyen de se tromper le moins possible.
�ON A VOLÉ DES CRAYONS
77
XVII
ON A VOLÉ DES CRAYONS
LA MAITRESSE.
Mes enfants, faites un grand silence. J'ai à vous parler d'une chose très grave que j'ai découverte hier soir. L'un de vous, garçon ou fille, a volé des crayons dans mon bureau. Mais, ce n'est pas une raison po~r que je ferme désormais toutes les portes à clef ! Vous connaissez mes idées là-dessus : Je ne fais aucun cas de l'honnêteté de quelqu'un qui ne touche à rien parce que tout est sous clef 1 Mon ambition est que vous soyez honnêtes par amour passionné de l'honnêteté, et non point par force, ou par peur d'être puni. Je ne peux pas vivre avec vous autrement que sous un régime de confiance mutuelle. Vous avez confiance en moi : je dois pouvoir croire en vous.
�78
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Le fait qu'il y a parmi vous un voleur ne d'é truit rien pour les autres. Le coupable n'aura certainement pas le courage d'avouer sa faute: il lui faudrait pour cela une force surhumaine .... Pour le moment je ne sais pas qui c'est.
(Plusieurs enfants protestent à demi-voix. Ils sont consternés.)
LA MAITRESSE.
•
Soyez absolument tranquilles, vous dont je puis lire sur les visages la parfaite honnêteté. Il n'y en a qu'un en cause. C'est à celui-là que je m'adresse, à lui seul. Et voici ce que j'ai à lui dire : Moi, je ne le connais pas, ni vous. Et ce n'est point cela qui importe. (Les enfants se regardent entre eux pour tâcher de découvrir l'embarras du coupable.) Non, n'essayez pas de savoir qui c'est. Quand je le saurai moi-même, je ne vous le dirai pas. Vous l'ignorerez toujours. Cela n'est pas votre affaire. Donc, nous ne connaissons point le voleur. Mais .... Mais lui 1... il se connaît, n'est-ce pas ? Cela suffit. Il sait qu'il a agi honteusement. Qu'il n'a plus le droit de s'estimer. Qu'il est indigne de notre confiance . Ah 1 .. Il a quelques crayons de plus chez lui, dans son . tiroir!... Quelle bonne affaire, n'est-ce pas ?...
�ON A VOLÉ DES CRAYONS
79
Il est heureux, maintenant I C'étaient des crayons qu'il lui fallait 1... A nous autres, il nous faut bien plus que cela I Il nous faut une chose très, très grande : Notre propre honnêteté. Pas un des autres ne donnerait son honneur pour des crayons 1
* *
Pendant quelque temps, la Maîtresse fit, tous les jours et impitoyablement, allusion à ce vol. Mais lorsque ses soupçons furent devenus une certitude, elle prit à part l'enfant coupable et n'en reparla plus aux autres. Il est juste de dire que cet enfant reconquit peu à peu et entièrement l'estime de la Maîtresse, mais cela ne se fit pas sans peine et sans lenteur.
*
6
��FAIRE LE MAL, C'EST SE FAIRE DU MAL
81
XVIII
FAIRE LE MAL, C'EST TOUJOURS SE FAIRE DU MAL
(Les enfants sont groupés près d'un mur, où la main d'un pauvre garçon mal élevé a crayonné des grossièretés contre la Maîtresse. Ils considèrent sans parler, et avec consternation, ces stupides insultes.)
LA MAITRESSE,
doucement.
A qui ce pauvre garçon a-t-il fait du mal, en agissant ainsi, dites-le-moi ? Est-ce à lui, ou à moi ?
Tous, avec sérieux.
C'est à _ui. l
LA MAITRESSE
Oui, en effet. Pour moi, je ne vaux ni plus ni moins, du fait de cette grossièreté. Mais lui 1... Il vaut moins.
�82
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Pauvre garçon I Comment ne le comprend-il pas ? Je ne lui en veux pas . Mais, comme il est de règle élémentaire que les élèves respectent les maîtres, je ne l'accepterai en classe, à nouveau, que lorsqu'il aura fait des excuses. Je le plains beaucoup, et je souhaite qu'il comprenne bientôt, de lui-même, quel est son véritable intérêt. '
�TOLÉRANCE
83
XIX
TOLÉRANCE
LA MAITRESSE,
souriant.
Si je vous disais d'une grosse voix : « Je veux que vous pensiez comme moi 1 » - Que feriez-vous ?
ANDRÉ.
Ça nous ferait rire. (Malicieux.) Et on penserait tout de même comme on veut.
LA MAITRESSE.
Peux-tu penser que tu aurais le droit de voler ?
ROBERT,
répondant pour André.
Ah I non. Mais ça, je le pense de moi-même.
LA MAITRESSE.
Comment se fait-il que la plupart du temps, vous
�84
DANS UNE PETITE ÉCOLE
· soyez de mon avis ? Vous savez bien que je ne vous y force pas?
ROBERT,
intéressé.
C'est parce que.... parce que. ... (vivement) on comprend bien que c'est juste, ce que vous dites.
LA MAITRESSE.
En effet. En morale, et d'une façon générale, je ne vous apporte pas ma vérité à moi, mais une vérité qui me domine, comme elle vous domine, qui est au-dessus de nous tous comme le ciel est au-dessus de nos têtes. Ce qui est juste, raisonnable, vrai, ce n'est pas ma propriété exclusive, ce n'est pas rien qu'à moi, c'est à tous. Et votre raison saisit la vérité comme son bien, à elle. Tous les hommes sont d'accord là-dessus. La justice et la vérité ont une autorité qu'on ne discute pas, et tout esprit humain prétend en faire la base de sa conduite. Mais .... il y a beaucoup de gens, beaucoup plus qu'on ne croit, qui s'illusionnent eux-mêmes sur la justice de leur justice et sur la vérité de leur vérité. Et pourtant !... Nous avons tous une claire raison pour saisir les idées justes, comme nous avons tous des yeux pour voir la lumière, des oreilles pour entendre, un palais pour goûter ....
�TOLÉRANCE
·85
Qu'est-ce qu'il y a donc de faussé dans le point de départ de l'entendement de beaucoup de gens, pour que leur raison leur fasse croire que leur vérité est toute la vérité, leur justice toute la justice ? Voulez-vous que je vous dise à quel signe on reconnaît que notre vérité est bien la vraie vérité? A ce signe-là : Qu'elle ne nous favorise pas plus que notre prochain, qu'elle ne diminue pas notre prochain devant nous. Croyez-vous que les mêmes choses nous impressionnent tous de la même manière ? Je m'explique. Parlons de choses très simples, et même triviales : Qui est-ce qui trouve que la soupe aux choux c'est quelque chose de bon ?
ROBERT,
Moi, je l'aime bien.
LAURENT.
Oui, c'est très bon.
JOSEPH.
Oh ! c'est pas vrai. C'est très mauvais.
DENISE.
Moi aussi, je trouve que c'est bien mauvais.
�86
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
On va voir ça. Qui a tort ? Qui a raison ?
DENISE.
Nous avons tous raison.
LA MAITRESSE.
Pourquoi ? Comment cela se peut-il puisque vous vous contredisez ?
DENISE.
Mais 1... Ça dépend des goûts 1...
TOUS.
Eh oui I Ça dépend des goûts.
LA MAITRESSE.
Que penseriez-vous de gens qui se battraient ou tout au moins se querelleraient là-dessus ?
JOSEPH.
Ils seraient des fous.
LA MAITRESSE.
Croyez-vous qu'on puisse avoir des goûts différents
�TOLÉRANCE
87
pour autre chose, pour des habits .... pour des livres .... pour des gens, etc., etc. ?
TOUS.
Oh ! oui, naturellement.
LA MAITRESSE.
Et qui a tort ?
TOUS.
Personne.
LA MAITRESSE.
Vous en êtes sûrs ?
TOUS.
Oui.
LA MAITRESSE.
Eh bien I la première fois que vous voudrez imposer vos idées à quelqu'un, vous tâcherez de vous rappeler cela, avant de vous montrer trop intolérant.
ROBERT.
Mais Madame, personne de nous ne voudra forcer les autres à penser comme lui !
�88
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
souriant.
Ta, ta, ta 1... Vous ne savez pas comme c'est difficile de ne jamais tendre à imposer ses idées aux autres. On croit très aisément avoir raison, et que les autres auraient tout à gagner à penser, à dire, à faire comme nous.
ROBERT.
Oh I bien moi, j'y veux faire attention.
LA MAITRESSE.
Croyez-vous qu'il faudrait que les hommes pensent tous de même sur tous les points ?
ANDRÉ.
Oh I oui, ils s'accorderaient bien mieux.
LA MAITRESSE.
Mais croyez-vous qu'un seul homme ait des idées complètement justes sur un seul de ces points ?
DENISE.
Peut-être bien que non, puisqu'ils ne sont jamais parfaits.
�TOLÉRANCE
89
LA MAITRESSE.
Moi, je pense que toutes les idées contiennent une part de vérité plus ou moins grande. Supposez que mille hommes aient tous la même idée; combien ça fait-il d'idées ?
DENISE,
amusée.
Ça n'en fait qu'une.
LA MAITRESSE.
Et si ces hommes ont chacun leur idée, combien ça en fera-t-il ?
JULES.
Ah ! ça en fera mille ! Alors mille idées, ça vaut mieux qu'une.
ANDRÉ.
Oui, mais il vaudrait mieux rien qu'une idée j1.1ste que mille idées fausses.
LA MAITRESSE,
rianl.
Voilà qui est bien parlé. - Mais je vous le répète, je crois bien que chaque id ée contient une parcelle de vérité; et mille idées ont plus de chance d'en avoir une grosse part qu'une seule.
�90
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Je ne parle pas, bien entendu, des idées qui sont absolument claires par elles-mêmes, comme celle-ci : il faut aimer ses parents, sa patrie; ou encore celle-ci: le mensonge est honteux. Ou encore : faire souffrir un être faible et sans défense est abominable. Il y a heureusement - ainsi - des idées qui se reconnaissent comme justes, clairement justes, tout de suite. * * * Mais, il y a à côté de celles-ci toutes sortes d'idées qui se meuvent, souples, dans les esprits, qui s'accrochent les unes aux autres, et qui font par leur choc jaillir la lumière qui éclaire les hommes. Elles sont toutes nécessaires. Elles ont toutes leur mission à remplir. * * * Respect aux idées, à toutes les idées sincères.
�FRANÇOISE
91
XX
FRANÇOISE
Elle a une grande figure un peu étrange, une figure de sainte du moyen âge. Elle parle très peu, mais sous son grand front passent beaucoup de pensées. De bonnes pensées droites, de bonnes pensées courageuses. Elle était déjà aussi haute qu'une femme qu'elle faisait encore un nombre invraisemblable de fautes d'orthographe. Personne n'y pouvait rien. C'était comme ça. A force de réfléchir, pourtant, elle parvenait à corriger deux, trois, six, huit fautes .... et il n'en restait plus qu'une dizaine, ou même moins que ça. Oui, sa grammaire bien apprise - car Françoise est studieuse, - et bien comprise, - car Françoise est intelligente, - sa grammaire, donc, lui revenait en mémoire, mais c'était long, - et voilà 1... ici on ajoutait un s; là on le supprimait; plus loin, on passait du féminin au masculin, ou quelque chose comme ça ....
�92
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Personne n'aurait eu la patience de Françoise cherchant, cherchant tout du long de sa dictée les fautes qui grouillaient. Et savez-vous bien qu'il lui aurait suffi de glisser ses regards légèrement à droite, à moins de cinquante centimètres de son cahier, pour corriger sans peine toutes ses fautes, connues ou inconnues 1 Eh I oui, puisqu'il y avait tout à côté d'elle, sur le même banc, l'élève la plus forte en orthographe, Edmée, qui ne faisait jamais, jamais de fautes aux dictées, et dont le beau cahier blanc s'étalait gentiment. Seulement, voilà I Françoise est de la fière lignée de ceux qui sacrifient à la vérité coûte que coûte, et qui préfèrent à tout au monde le sentiment de l'honneur, et la dignité personnelle. Et ça lui a porté bonheur, - même matériellement, cette droiture. En effet, si, comme certains enfants en sont capables, Françoise avait habilement copié sa dictée sur Edmée, la maîtresse n'aurait pas su qu'il fallait prendre la précaution de lui donner des leçons particulières pendant de longs mois, avant le certificat d'études primaires. Et elle aurait échoué, à l'examen. Au lieu de ça, elle a parfaitement réussi. N'en êtes-vous pas bien contents ?
�VOULOIR C'EST POUVOIR
93
XXI
VOULOIR C'EST POUVOIR
C'est quatre heures. La maîtresse, debout, tient une gravure dans la main.
LA MAITRESSE.
Cette gravure, qu'on a bien voulu me prêter, je dois la rendre aujourd'hui. J'avais donné comme condition, pour que vous la voyiez, que vous soyez plus sages ce soir que ce matin . .Or, vous ne l'avez pas été .... et je n'aurai plus l'image demain. Comme cela m'ennuie, de la rendre sans que vous l'ayez vue I C'était pour vous que je l'avais apportée. Comment faire ? Il y aurait un moyen de tout arranger: Ceux d'entre vous qui voudront s'engager à ne pas se faire punir demain matin viendront regarder l'image. Ceux qui préféreront ne pas s'engager ne la verront pas. Réfléchissez un instant.
�94
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LAURENT,
s'approchant, à demi-voix.
Moi, je m'engage.
PIERRE.
Moi aussi. Peu à peu, ils viennent tous. On regarde l'image, - une scène patriotique; - on la commente; on échange ses réflexions.
***
Le lendemain, vers onze heures, la maîtresse, qui avait oublié l'incident, se dit tout à coup : (( Tiens I qu'est-ce que ça veut dire ? Personne ne s'est fait gronder ce matin 1 » - Et elle se rappela.,_ Quelle bonne matinée I Comme tout le monde est content 1
�UN JOLI GESTE
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· XXII
UN JOLI GESTE
LA MAITRESSE,
se tournant subitement du c6té de
Pierre.
Commer:it ça se fait-il, Pierre ?... Tu n'as pas été puni aujourd'hui, pas même grondé 1 (Se tournant vers les autres.) Pierre de qui la langue et les pieds vont toujours leur train 1... Y comprenez-vous quelque chose, vous autres ?
PIERRE,
souriant.
Ah 1 c'est que ce matin, en venant à l'école, je me suis dit sérieusement: « Mon garçon, aujourd'hui tu ne te feras pas punir ! » - Et voilà.
LA MAITRESSE.
Ça, c'est gentil. Tu me fais plaisir. Je veux te faire plaisir aussi. Prends le torchon, tu iras effacer ton nom au tableau.( A ce moment on avait une belle
7
�96
DANS UNE PETITE ÉCOLE
carte illustrée le samedi, si on ne s'était pas fait punir de la semaine.) Alors Pierre saisit brusquement le torchon, puis de son geste saccadé et rapide, il efface d'un coup le nom de ses camarades (on n'avait pas été sage, oh! mais pas du tout la veille) - avant même d'ôter le sien .... - Et il regagne sa place.
LA MAITRESSE,
vivement.
Ça, c'est encore plus gentil. Hein I vous autres, qu'en pensez-vous ? - A cause du joli geste de Pierre, et bien que vous ayez mérité certainement d'être punis, vos noms seront réellement effacés. On n'en reparlera plus. Mais ce n'est pas à moi que vous le devez, c'est à Pierre.
PIERRE,
souriant.
Je ne voulais pas être ueffacé» tout seul.
�LA COLÈRE
97
XXIII
LA COLÈRE
En récréation. Jules pour taquiner Laurent, attrape vivement sa balle et se sauve. Laurent court après lui. Peu à peu, il se prend d'une véritable rage contre Jules. Il le poursuit de plus en plus furieusement, et Jules, pris de peur, heurte un caillou et tombe. A ce moment, la maîtresse intervient.
LA MAITRESSE,
sévèrement.
Laurent, rentre en classe, et va t'asseoir à ton banc. Laurent obéit, pâle de colère. Au bout de quelques instants, tout le monde rentre et·s'assied.
LA MAITRESSE.
Qui est-ce qui a remarqué la figure de Laurent, tout à l'heure ?
�98
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PLUSIEURS.
Moi l Moi l Moi l
DENISE.
Il était épouvantable.
JOSEPH,
tranquillement.
Il avait tout simplement l'air d'un fou.
CLAIRE.
Il serrait les dents.
DENISE.
J'avais peur de le regarder.
ANDRÉ.
Il était tout blanc. Ses yeux faisaient peur, comme ceux d'une bête en colère.
LA MAITRESSE,
Il est évident, que pendant un moment, Laurent a été fou. La colère, c'est une folie; une folie qui ne dure pas, c'est vrai; mais si elle durait, il faudrait attacher les gens qui se mettent en rage; car ils seraient affreusement dangereux.
�LA COLÈRE
Réellement, Laurent aurait voulu faire du m Jules; il n'était plus du tout dirigé par sa raison par son cœur. Car, Laurent a du cœur, quand il est de sang-froid. Et s'il avait fait du mal à Jules, il en aurait eu bien du regret.
(Pendant tout ce temps, Laurent a la figure cachée dans ses bras, et ne dit rien.)
LA MAITRESSE.
Écoute, Laurent, il faut tâcher de te corriger de tes épouvantables colères ....
LAURENT,
rageusement.
C'est lui qui a commencé.
LA MAITRESSE.
Mon pauvre garçon ! Tu vois comme tes colères durent : tu aurais bien le temps de faire du mal à quelqu'un I Et c'est toi qui serais malheureux après, si tu causais un grave accident à un camarade dans un moment de rage, de folie. Je sais bien que tu te rendras compte après de tes torts. Je te connais. Je sais bien que tu voudrais te corriger de ce grave défaut. Je voudrais bien t'y aider.... Il me semble qu'il faut que tu te souviennes
�1 .100
DANS UNE PETITE ÉCOLE
désagréablement de ce jour. Voici ce que je vais faire: Tu seras puni; pendant toute une semaine tu ne joueras pas avec tes camarades. Ce sera dur, mais il le faut. Tu n'es pas absolument responsable de ta nature; mais c'est toi qui as le plus d'intérêt à te corriger. Ce n'est pas pour te punir de cette nature, que je te prive de jeux, mais c'est pour que tu te souviennes. Il faut que le souvenir de tes colères soit lié à quelque chose de désagréable, de très pénible, et que lorsque tu sentiras revenir la colère, une idée précise de peine, de grosse privation, te vienne avec elle; et cela te fera hésiter. Et comme tu es un garçon de cœur, je suis sûre que tu parviendras peu à peu à te corriger.
�UNE HISTOIRE D'ARGENT
101
XXIV
UNE HISTOIRE D'ARGENT
LA MAITRESSE.
Dernièrement, j'ai rencontré une brave femme que je n'avais pas revue depuis longtemps. Je veux vous raconter ce qu'elle a fait. Elle avait eu l'occasion de rendre service à un vieillard malade, qui était brouillè avec ses enfants. Or, ce vieillard mourut, non sans lui avoir laissé par testament plusieurs milliers de francs. Mais tous les enfants de cet homme n'étaient pas dans une situation très brillante. Qu'auriez-vous fait, vous, à la place de la femme ?
JULES.
Oh I moi, j'aurais été bien content !
PIERRE,
fermement.
Moi, je n'aurais pas pris les mille francs.
�102
DANS UNE PETITE ÉCOLE
JULES.
Tu es fou ! L'argent, il faut toujours le prendre 1
LAURENT,
d'un air entendu.
Pas toujours. Il y a bien des fois où c'est pas l'argent qui vaut le plus.
JULES.
Je ne sais pas que te dire .... Qu'est-ce que tu veux faire sans argent ?
PIERRE.
Et la femme, qu'a-t-elle fait ?
LA MAITRESSE.
Elle a refusé le legs.
JULES.
Oh ! bien sûr!... Si elle est riche.
LA MAITRESSE.
C'est une marchande ambulante, qui n'a pas d'autre ressource qu~ son petit bénéfice.
�UNE HISTOIRE D'ARGENT
103
PIERRE,
content.
C'est elle qui a bien fait 1
JULES.
Elle n'était pas forcée de le faire.
LA MAITRESSE.
Si; elle y était forcée, par le profond sentiment de droiture, qui est en elle.
PIERRE,
ému.
Moi, je trouve qu'on est forcé d'être juste. Je ne sais pas ce que c'est, mais on aimerait mieux être pauvre et juste que d'être riche et injuste.
LAURENT,
d'un ton pénétré.
Ça, c'est bien sûr.
JULES.
Moi, je voudrais être juste, mais riche : ça n'empêche pas.
DENISE,
moqueuse.
Toi, tu ne penses qu'aux sous !... C'est pas les sous qui nous rendent le cœur content 1
�104
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Jules a raison de donner une grande importance
à l'argent.
L'argent nous est nécessaire, indispensable, dans l'état où est la société; et cela montre encore mieux la beauté de l'action que je vous ai citée. Mais Jules ne sent pas assez la différence fondamentale qu'il y a entre deux ordres de choses séparées entièrement.
�A PROPOS D'UN IVROGNE
105
XXV
A PROPOS D'UN IVROGNE
JOSEPH.
Madame, nous avons vu hier, en revenant de l'école, un homme couché dans le fossé. Tous les garçons ensemble, nous avons essayé de le relever, mais il est tombé d'un autre côté.
DENISE.
Moi, j'en avais peur.
ANDRÉ.
Oh ! il n'est pas méchant. C'est l'ouvrier au père Claude. Il est toujours saoul.
JULES.
Il était drôle à voir. On a bien ri.
PIERRE.
Moi, je trouve que c'est triste.
�106
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Quel âge a-t-il, à peu près, cet homme ?
ANDRÉ.
Il est déjà un petit peu vieux. Il a peut-être bien quarante ans.
PIERRE,
entendu.
C'est pas vieux, quarante ans. Mon père a plus que ça.
ANDRÉ.
Oh ! que si, c'est vieux.
LA MAITRESSE,
lentement, à voix presque basse.
Il y a une trentaine d'années, il était un petit garçon comme vous.
(Silence.)
DENISE,
toujours rieuse.
On ne sait pas s'il venait à l'école avec une bouteille de vin dans son sac ....
LA MAITRESSE,
doucement.
Tais-toi, petite Denise. Tu ne comprends pas .... Je répète:
�A PROPOS D'UN IVROGNE
107
Cet ivrogne a été un petit garçon comme vous, peut-être un bien gentil petit garçon, puisque André peut encore dire de lui maintenant: « Il n'est pas méchant.» Il devait être doux, aimable. Il avait un père, une mère qui l'aimaient.. .. tout comme vous .... Vous ne concluez rien de cela ?
ANDRÉ.
On ne comprend pas.
LA MAITRESSE,
lentement.
Puisque les ivrognes ont été de mignons enfants, quelle garantie avez-vous de ne pas devenir, vous, enfants, des ivrognes plus tard ? Y avez-vous pensé ? - Comprenez-vous quelle affreuse chose ce serait si vous, mes petits, vous étiez un jour des alcooliques 1 Les raisons qui ont déterminé l'avilissement des ivrognes, est-ce impossible qu'elles agissent sur vous ?
PIERRE,
avec un geste fier.
On ne veut pas I On ne veut pas.
LES AUTRES.
Non, on ne veut pas.
�108
DANS UNE PETITE ÉCOLE LA MAITRESSE.
Mes pauvres petits, êtes-vous sûrs de résister toujours à toutes les tentations ? Elles sont si nombreuses, sous la forme des cabarets, qui vous guettent à chaque pas, et de l'idiote habitude de boire sans soif, qui est devenue si commune. J'ai peur pour vous, quand vous serez des jeunes gens. Oui, j'ai peur pour ceux de vous qui n'auront pas une grande force de volonté .... Il n'y aurait qu'un moyen d'être sûr que vous n'alliez jamais jusqu'à ce vice ....
PLUSIEURS VOIX.
Lequel ? Lequel ?
LA MAITRESSE,
lentement.
C'est d'avoir peur vous-mêmes, peur comme du feu de votre premier verre d'alcool; c'est de ne jamais consentir à boire ce premier verre. Ça, ce serait facile, et vous seriez en sécurité. En effet, vous ne souffririez pas de ne pas boire le premier verre, puisque 'précisément celui-là ne donne généralement que du dégoût. Ce ne serait point pour vous une privation que de ne pas le boire.
PIERRE,
Bien sûr que non. Quand on n'a pas encore bu, on n'a pas la passion de boire.
�A PROPOS D'UN IVROGNE
109
LA MAITRESSE.
C'est parfaitement juste. Comprenez donc bien ceci : s'obstiner à ne pas boire le premier verre, ça ne fait de mal à personne. Consentir à boire le premier verre, c'est ouvrir la porte à l'abus, à la passion, au vice. Je ne dis pas que le vice entrera à coup sûr. Non, je ne dis pas cela. Mais je dis que le seul moyen d'être sûr du contraire, c'est de ne pas ouvrir la porte; de ne pas boire le premier verre.
ROBERT.
Moi, je comprends. C'est justement comme ça que je veux faire. Comme ça, je serai sûr de n'être jamais un alcoolique. Je suis joliment content.
ANDRÉ.
Moi aussi, je veux faire comme ça .... Mais les hommes se moquent de nous, quand on dit qu'on ne veut pas boire de l'eau-de-vie.
LA MAITRESSE.
Oui. C'est malheureux que chez nous on ait l'habitude de se moquer en paroles de ce qu'on respecte dans le fond.
�110
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Soyez certains que ceux qui vous raillent vous estimeront d'être fermes. Et, plus tard, lorsque vous serez de jeunes hommes, et que vous aurez à essuyer des moqueries, répondez par du bon sens, de fines plaisanteries : il ne faut pas laisser les voyous avoir plus d'esprit que vous; ayez-en, habituez-vous à vous servir vousmêmes de l'ironie, vous qui aurez déjà la raison pour vous. Chez nous, il faut savoir faire rire pour l'emporter. Eh I bien, notre fr:i.nc rire, notre joli rire clair !. .. qu'il devienne une arme souple, résistante, pour la claire raison 1 Montrez que le ridicule n'est pas du côté de la dignité de la vie. Les gens assagis comprennent le haut langage de la vie morale; mais les jeunes gens n'ont pas la patience de le lire. Sachez trouver, pour eux, les jolis mots de notre parler, qui partiront en l'air comme des fusées pour mettre les rieurs du côté des gens raisonnables. Puisque l'indignation ne suffit pas, contre l'alcoolisme, qui pourrait faire à notre pays plus de mal qu'on ne pense, - trouvons les mots qui ridiculisent. Rien ne résiste au ridicule.
�SECTION CADETTE
111
XXVI SECTION CADETTE
LA MAITRESSE.
Puisque nous voilà, ces jours, sur le chapitre de l'alcoolism_, nous allops voir quels sont ceux qui, e parmi les enfants ayant atteint leurs dix ans, voudront entrer dans notre « Section cadette contre l'alcoolisme ».
PIERRE.
Moi, je suis décidé à en faire partie.
JACQUES.
Moi aussi.
RENÉE.
Et moi aussi. Et aussi Jules; il l'a dit l'autre jour.
JULES.
Oh I que non, je n'y suis plus décidé.
8
�112
DANS UNE- PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Tu es libre. - Vous autres, je vous prie de réfléchir sérieusement à l'acte que vous allez accomplir. Signer un engagement n'est pas chose légère, et je tiens à vous dire que ceux qui agiraient sans comprendre se feraient à eux-mêmes un grand mal. C'est un acte d'une haute importance. Vous ne pouvez pas le défaire. Et il faut prévoir tout ce qui peut arriver. On vous offrira peut-être des fruits à l'eau-de-vie, des liqueurs agréables au goüt.... Ou bien des gens se moqueront de vous. Et puis il faut bien vous dire que la parole donnée est chose sacrée : rien au monde ne doit pouvoir aller contre elle. II vaudrait mieux mourir que de faillir à sa parole. C'est une loi inexorable: Un homme de cœur n'a qu'une parole; et tout homme qui y manque est rayé du nombre des' honnêtes gens. II s'est mis lui-même au rang des menteurs, des fourbes et des lâches. J'aimerais mieux que vous ne vous engagiez pas, si vous deviez le faire sans comprendre .... Mais ceux qui, bien convaincus, signeront leur feuille, acquerront par ce seul fait une valeur bien plus haute. En effet. Donner sa parole; mettre ainsi de son plein vouloir une barre entre soi-même et une force étrangère; savoir d'avance que rien ne vous fera
�SECTION CADETTE
113
aller malgré vous là où vous ne voulez pas aller .... cela est certainement quelque chose de grand. Ceux qui signent un engagement se rendent par là maîtres d'une partie de leur destinée. Ils font un acte de haute volonté, de conscience, d'intelligence. Ils se communiquent à eux-mêmes une force extraordinaire. Vous voyez que cela est grave, et qu'il faut bien réfléchir avant de s'engager.
PIERRE,
ému .
Moi, j'ai réfléchi depuis longtemps. Je sais bien que je suis décidé, et pourquoi je suis décidé. Et je sais bien que je veux tenir ma parole d'honneur.
JACQUES .
Moi, je crois que je veux y penser encore.
LA MAITRESSE.
Bien, mon garçon, interroge-toi tout le temps que tu voudras.
(Moment de silence.)
RENÉE.
Alors, Jules sera un alcoolique.
�114
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Et pourquoi donc ?
RENÉE.
Mais .... puisqu'il ne veut pas signer ....
LA MAITRESSE,
souriant.
Il ne signera pas non plus l'engagement de boire .... Il veut être libre. C'est son droit. Néanmoins, je puis bien lui dire qu'il se prive ainsi d'une force certaine. Ne perdez pas ceci de vue : que les alcooliques ne l'ont pas toujours été. S'ils le sont maintenant, c'est qu'ils n'ont pas cru d'avance qu'ils pourraient devenir les esclaves d'une habitude qu'ils n'avaient point encore. Au premier verre on se dit : « Tiens ! quel mal ça m'a-t-il fait ?... Les gens sont fous de s'épouvanter de ça!» Au dixième verre, on se croit encore tout à fait le maître. Au centième, on essaye de se le faire croire. Au millième, on se résigne .... Puis, par éclairs, on sent sa honte, sa chute; on voudrait se relever, mais deux causes s'entendent pour l'empêcher. - Premièrement l'habitude prise. L'habitude qui s'est sournoisement insinuée, se faisant inoffensive et humble jusqu'au moment où elle a commandé impérieusement.
�SECTION CADETTE
115
Et après, c'est l'affaiblissement de la volonté .... juste au moment où on en avait le plus besoin. Je ne puis trop vous le répéter, enfants : un grave danger vous menace dans ce monstre Alcoolisme. Ne le prenez pas pour un danger imaginaire. Ayez-en
peur.
Ayez peur du premier verre d'alcool qui peut amener l'effondrement de votre vie. Ayez-en peur pour vous, pour votre famille, pour votre pays, pour l'humanité. L'avenir est aux peuples qui sont les plus moralement forts.
��EN REVENANT DU C, E. P.
117
XXVII EN REVENANT DU C. E. P.
Gustave revient de l'examen du certificat d'études primaires. Il est content, puisqu'il a réussi. Dans le petit chemin qui le ramène chez lui, seul avec sa maîtresse, il rompt tout à coup le joli silence.
GUSTAVE.
Madame, je ne m'étais pas rappelé assez tôt qu'il fallait citer Turgot parmi les grands ministres. Et voilà que, derrière moi, un garçon l'a dit tout doucement à son voisin; et je l'ai entendu. Mais je ne l'ai pas mis dans mon devoir, puisque ce n'était pas moi qui l'avais trouvé tout seul (1)
(Moment de silence.)
LA MAITRESSE.
Gustave, je suis contente de toi. Je suis plus fière de ce que tu me dis là que de tous les certificats obtenus par mes élèves.
( 1)
Authentique,
��L'ESPRIT DE FAMILLE
119
XXVIII
L'ESPRIT DE FAMILLE
LA MAITRESSE.
Maintenant que je vous connais bien, vous et vos parents, je sens vivre e11 chacun de vous « l'esprit de famille ». De même qu'il y a entre frères et sœurs des ressemblances physiques, - voyez la petite sœur de Claire, on dirait une Claire en miniature - il y a aussi des ressemblances morales, et c'est tout naturel. C'est que vous êtes faits très mystérieusement de toute la vie passée de vos ancêtres, de votre famille, qui a ·fini par avoir un caractère à elle, à force de se léguer de père en fils des habitudes, des pensées et des jugements - tout comme on se lègue dans la même famille sa maison et ses champs - ses meubles et son argent. Vous savez que le moral existe, comme le physique. C'est donc la figure morale qui a des traits communs
�120
DANS UNE PETITE ÉCOLE
avec les parents, et chez les frères et les sœurs. Comprenez-vous ?
ROBERT,
Oui, moi je comprends.
TOUS.
Moi aussi, moi aussi.
LA MAITRESSE.
Vous rappelez-vous que je vous ai dit une fois : pouvez vous rendre beaux en vous faisant un plus beau moral » ?
« Vous
DES VOIX.
Oui, oui.
LA MAITRESSE.
Eh bien, quoiqu'il y ait dans chaque famille des qualités et des défauts innés, c'est-à-dire qui sont nés avec vous - vous pouvez agir de telle sorte que vous rendiez plus grandes ces qualités et plus petits ces défauts. Plus tard, vous ferez un effort pour parvenir à plus de bien-être matériel. II faudra aussi faire de grands efforts pour enrichir votre famille de qualités morales et intellectuelles - de richesse, d'intelligence, de droiture, de bonté. Ainsi, vous laisserez, en vous
�L'ESPRIT DE FAMILLE
121
en allant de ce monde, votre famille plus belle .... Chez nous autres, campagnards de race, chacun habite sa maison familiale, qui lui vient le plus souvent d'ancêtres déjà lointains. Il y a une grande poésie dans ces foyers. On dirait que les pensées de nos grands-pères sont restées accrochées aux rugosités de nos murs.... On se sert de meubles, d'humbles outils même, qui ont gardé l'empreinte de leurs mains. Le cadre de leur vie est devenu le vôtre. Les mêmes horizons ont caressé leurs regards. Les mêmes arbres ont vu leurs jeux et les vôtres. Les mêmes tournants de chemins les ont fait rêver aux choses indéfinies, qui s'en vont .... aux choses merveilleuses q~i vont venir. ... Le passé de vos grands-pères est là, imprégnant votre présent de son charme; mettant en vous le parfum des choses disparues, des choses vécues. Il a aidé, il aide encore à la formation de votre caractère : de même que votre bien familial est leur œuvre, votre patrimoine moral l'est aussi. Vos ancêtres vivent en vous; et vous, plus tard, vous vivrez dans vos descendants. Cela est merveilleux, et c'est sacré. Mais, c'est ce qu'il y a de meilleur en nous que nous voudrions laisser aprés nous. Quand nous ne vivrons plus depuis longtemps, notre effort moral, l'exemple que nous aurons laissé se répercutera encore,,..et indéfiniment.
�122
DANS UNE PETITE ÉCOLE
En effet, ceux qui à cause dè nous auront été plus courageux, plus nobles, déposeront dans des êtres que nous ne connaîtrons pas les germes de bien que nous aurons mis en eux-mêmes. Les parents vivent p.our leurs enfants. Vos parents font tout ce qu'ils peuvent pour vous laisser plus riches de toutes manières qu'ils ne l'auront été eux-mêmes. Ils souhaitent que vous ayez plus de bien qu'eux, plus d'instruction, plus de considération, plus de valeur. Ils vivent d'avance, pour ainsi dire, dans vos enfants qui les continueront. Comprenez-vous qu'une famille ne meurt pas ! La_ famille est quelque chose d'auguste et d'impérissable. Comprenez-vous que, du vieux grand-père au petit enfant dans son berceau, il y a un lien vivant et direct. Le grand-père sent sa propre vie continuer dans ce berceau tremblant. Il sait que l'énergie morale de sa vie est recueillie par ce petit être qui la transmettra à son tour .... Ainsi passe de mains en mains, à travers le temps, le flambeau de la race familiale, qui va s'éteignant chez l'aïeul pour se rallumer dans le nouveau-né. Qui donc n'aurait pas la pure ambition de laisser sa race plus riche, plus valeureuse ? Qui donc voudrait avoir vécu en vain, sans ajouter un reflet à l'honneur de son nom ? Ayez la fierté, l'orgueil du nom que vous portez. Portez-le comme une lumière que vous transmettrez
�L'ESPRIT DE FAMILLE
123
à votre tour à vos enfants, et à vos petits-enfants .. Ayez le culte de la famille. Obligez tout le monde à respecter le nom que vous portez, en le maintenant pur et sans tache. · Aimez, bénissez vos grands-pères, qui vous ont transmis l'âme de votre race. La famille est la gardienne du bonheur et de la dignité des hommes, et par conséquent des peuples. Un père de famille honorable est à la fois un homme heureux et un homme utile à la société, à la nation, à l'avenir.
��LA BEAUTÉ
125
XXIX
LA BEAUTÉ
LA MAITRESSE,
Laurent, aimes-tu les roses ?
LAURENT,
Oh I oui. C'est joli, les roses 1
ROBERT.
C'est très joli. Et ça sent bon.
LA MAITRESSE.
J'ai connu un vieux paysan dont la fille voulait planter des rosiers dans le jardin. « Ça se mange-t-il, ça ? » fit sévèrement le vieux.
(Les enfants rient.)
ROBERT,
fier.
Nous, nous en avons, des roses, dans notre jardin 1
�126
DANS UNE PETITE ÉCOLE
ANDRÉ.
La belle affaire I Nous aussi. Tout le monde en a.
LA MAITRESSE.
Le vieux avait bien raison : les roses ça ne se mange pas.
CLAIRE.
Non, mais c'est joli.
LA MAITRESSE.
Et alors? ...
ROBERT.
Eh bien I Quand c'e:,t joli, on est content.
LA MAITRESSE.
Mais pourquoi ?
ROBERT.
Parce que .... Parce que .... Parce que c'est joli, pardi!
LAURENT,
définitif.
On aime toujours ce qui est joli.
�LA BEAUTÉ
127
LA MAITRESSE.
C'est entendu. Mais personne ne sait dire pourquoi.
PLUSIEURS VOIX.
Mais .... parce que c'est joli, voilà tout l
LA MAITRESSE.
Eh bien l vous avez raison : Ça plaît parce que c'est joli, et voilà tout. Ça prouve simplement qu'il y a en nous un instinct profond, et qui est profondément satisfait par la beauté. La beauté !... Il y a des gens qui voudraient ne prononcer ce mot qu'à genoux. C'est la nature qui est l'infatigable ouvrière du beau. Elle prend toutes sortes de formes pour l'exprimer : fleurs ou oiseaux, arbres ou rivières, mers ou montagnes .... etc. Voyez les frais visages des bébés, leurs jolis, si jolis gestes; la grâce de la jeunesse .... Toutes les formes innombrables de la vie, belles déjà par elles-mêmes, la nature les embellit encore par les jeux merveilleux de sa lumière. Forme, mouvement, lumière, voilà de quoi est fait le beau matériel. La forme en est le corps, et la lumière l'âme. Le mouvement n'est qu'un moyen de varier la lumière,
9
�128
DANS UNE PETITE ÉCOLE
comme la forme n'est que le moyen de l'individualiser. Le beau se résume en définitive dans le mot : Lumière. La lumière !... Ce qu'il y a de plus profond, de plus immatériel dans la matière. Ce qui est en dehors des choses, et qui pourtant leur donne seul leur individualité. Ce sans quoi les choses n'ont ni grâce ni douceur .... Vous ne comprenez pas; vous ne pouvez pas comprendre ce que je viens de dire. Mais attendez. Voyez cette simple boîte. Je la mets au soleil. Elle n'a pas changé de forme. Que devient-elle ?
ROBERT.
Elle brille par places.
LA MAITRESSE.
Ne vous semble-t-il pas qu'il y a un imperceptible mouvement, là, à l'endroit où ça brille ?
PLUSIEURS,
étonnés.
Eh! oui.
DENISE.
On dirait que ça devient vivant au soleil. Et quand c'est à l'ombre, on dirait que c'est mort.
�LA BEAUTÉ
129
LA MAITRESSE,
C'est donc le jeu de la lumière sur les formes qui produit l'apparence du mouvement, c'est-à-dire la vie, c'est-à-dire la beauté. Les hommes aussi cherchent à « faire beau», comme la nature; car ils ont tous comme vous l'instinct de la beauté. Mais peu y parviennent, parce qu'il y faut un grand talent, un goût sûr et exercé. Et cela est bien rare. Et puis la beauté est quelque chose de désintéressé : « Ça ne se mange pas ». Cela ne nourrit point le corps, mais seulement l'âme. Les plus grands artistes sont donc évidemment ceux qui aiment la beauté pour elle-même, et non point pour y chercher des satisfactions intéressées. C'est l'honneur de l'humanité, qu'il y ait eu de tout temps de grands artistes. Il y en avait chez les préhistoriques, et c'est là une chose émouvante.
��LA BEAUTÉ
131
XXX
LA BEAUTÉ
(Suite.)
LA MAITRESSE.
Pendant que nous y sommes, parlons encore des belles choses de la nature et de l'art. Les artistes, peintres, sculpteurs .... cherchent leurs modèles dans les choses vivantes, dans la nature. Les grandes œuvres d'a1t sont d'un prix infini pour apprendre aux hommes à aimer et à admirer la naturelle te~lè quelle. Elles sont, de plus, essentiellement, le lien_qui relie les siècles les uns aux autres. L'idéal exprimé par l'art est ce qu'il y a de plus profond et de plus vrai dans les générations qui passent. Car, ce qui est le plus vrai dans les hommes, c'est leur sentiment de l'idéal. J'ai dit que les artistes prennent leurs modèle<; dans la nature. Mais nous, ici, dans notre petit village, nous avons la nature elle-même.
�132
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Nous avons les beaux couchers de soleil et les crépuscules plus beaux encore. Nous avons les ruisseaux clairs et les grands arbres, dont les branches se balancent au vent .... Comprenez-vous que tout ce que vous avez devant vous est beau ? Comprenez-vous que c'est un grand privilège d'habiter la campagne ? Voudriez-yous habiter une ville ? Tous, criant. Non ! Oh ! non.
ROBERT.
On est bien mieux ici.
ANDRÉ.
La ville, c'est tout le temps la même chose ! des maisons, des rues .... et tout le temps comme ça.
JOSEPH.
Au moins ici, on voit loin. Il n'y a pas rien que des maisons pour cacher le pays.
LAURENT.
Et puis, il y a les bêtes. C'est joli, les bêtes.
�LA BEAUTÉ
133
Ji
RENÉE.
Et les fleurs. C'est joli, les fleurs.
JOSEPH.
Et puis tout, quoi ! On est libre, à la campagne. On s'y amuse joliment bien.
LAURENT.
Oh ! on y travaille bien aussi. C'est dur, de travailler les champs.
LA MAITRESSE.
Oui, c'est dur, en effet. Mais c'est sain aussi. Le paysan est toujours au grand air, en face du grand espace pur. Pourvu qu'il ait un petit bien à lui, il est son maître : il ne dépend que de la pluie et du beau temps. Il n'a de comptes à rendre à personne. Il est roi sur ses terres. Et puis il a un travail varié, toujours intéressant. Si j'étais un homme, jeune, je ne voudrais pas d'une autre existence 1 Mais 1... Je voudrais être instruit et cultivé, quoique paysan. Car il faut s'instruire et se cultiver, non pas pour faire quelque chose de particulier, mais pour être un homme, au sens le plus complet du terme.
* **
�134
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Croyez bien, enfants, que c'est un grand bonheur de vivre à la campagne, parmi la beauté inlassable des jours, des heures, des saisons .... La plupart du temps, il ne manque aux campagnards pour être heureux, que de savoir qu'ils le sont.
�PIERRE
135
XXXI
PIERRE
Pierre n'a rien fait, mais rien, rien du tout. Ça n'étonne personne, pas même lui! Ça n'étonne que vous, lecteurs. C'est que vous ne connaissez pas notre Pierre. Il est merveilleusement insupportable, comme aurait dit notre fin Montaigne, du temps où notre parler national était bien plus savoureux qu'à présent. Pierre a de longues jambes, de longs bras, une figure de certains portraits de Van Dyck, car il est beau, dans les rares moments où il ne fait point de grimaces, et dans les moins rares moments où son visage exprime une belle émotion. Mais il en fait presque tout le temps, des grimaces. Il remue presque tout le temps ses pieds, au bout de ses longues jambes. Ou bien, il se couche le long de son banc, au lieu de travailler. C'est ce qu'il a fait ce matin.
�136
DANS UNE PETITE ÉCOLE
De temps à autre, il va bien jusqu'au bout de la première multiplication I Il écrit parfois toute une demi-page presque lisible. Dans les bons jours, il ne fait guère qu'une douzaine de fautes à sa dictée de huit lignes apprise la veille. Mais, ce matin, c'était le Pierre des mauvais jours. On l'avait mis tout seul, dans un coin, parce qu'il bavardait. Il s'est mis à se parler tout haut, à luimême. Bien sftr qu'à la récréation, la maîtresse lui a dit de travailler pendant que les autres joueraient t Mais il faisait si beau, dehors 1 La Maîtresse est rentrée sans bruit : Pierre était couché à demi sur sa table, la tête dans ses bras.
LA MAITIJ.ESSE,
doucement.
Écoute, Pierre, ce que je te propose : Veux-tu gagner ta part de récréation ? Je ne te force pas. C'est comme tu voudras. Veux-tu faire une multiplication, tiens, la plus facile, et tu pourras aller jouer après ? Pierre fait signe qu'oui.
LA MAITRESSE.
Alors, c'est entendu. Je reviendrai dans cinq minutes. Je pense que tu auras fini. Comme tu auras fait un petit effort, tu pourras jouer, avec contentement.
�PIERRE
137
Vous pensez déjà tous, petits lecteurs de ce petit livre, que Pierre doit être détesté, puisqu'il est si désagréable ! Ne jugez pas si vite ! Attention. Cherchez dans ces pages tous les petits chapitres où il est question d'un Pierre. C'est le même; nous n'en avons qu'un. Et dites-moi si vous n'avez pas un faible pour lui, tout comme la Maîtresse elle-même.
��ENCORE PIERRE
139
XXXII ENCORE PIERRE
Il y a des jours où les maîtresses voient plus clair que d'autres. C'est un de ces jours-là que Pierre s'étant fait prendre en une faute inattendue, était debout tout penaud devant la maîtresse.
LA MAITRESSE.
Tu comprends bien, Pierre, qu'il est nécessaire que tu sois puni : tu as une dette à payer. Quand je te donne des pages à écrire chez toi, tu les fais si mal, si mal, que cela me dégoûte. Il vaut donc mieux que je te prive, en punition, de la moitié des récréations pendant la journée de demain .... Mais après tout, tu choisiras toi-même : ou deux pages bien écrites à rapporter demain matin, ou la privation de récréation. (Ça c'était alors bien dur : on faisait un jeu !... un jeu !. .. Je ne vous dis que ça.)
�140
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PIERRE.
Je ferai les pages.
LA MAITRESSE.
Soit. Mais tu sais 1... Il faut t'engager absolument
à m'apporter un devoir convenable. J'exige que tu
m'en donnes ta parole. D'ailleurs c'est toi-même qui choisi'>. Ne l'oublie pas. C'est toi-même qui te donnes cette tâche. C'est à toi-même que tu auras à obéir. Qu'en dis-tu ?
PIERRE,
fermement.
Madame, je ferai les pages. Je les ferai comme il faut. Et le lendemain, Pierre apporte triomphalement son cahier, où deux pages sont presque très bien écrites, et faites presque jusqu'au bout des lignes. Et Pierre est presque tout à fait content.
�UN AMI DES BÊTES
141
XXXIII
UN AMI DES B:Ê.'fES
LA MAITRESSE.
Je connais un petit garçon qui aime beaucoup les animaux. L'autre jour, on lui avait donné un bon petit pain tout frais. Il a rencontré un chien « qui avait l'air malheureux», - ce sont ses propres paroles - et il lui a fait manger toute sa brioche. Qu'auriez-vous fait, vous ?
ROBERT.
Oh l moi j'en aurais bien donné, mais rien qu'un t out petit morceau.
DENISE.
Moi, non l J'aurais mieux aimé la manger toute seule; c'est trop bon, la brioche 1
�142
DANS UNE PETITE ÉCOLE
ANDRÉ.
Moi aussi. D'abord, les brioches, c'est pas pour les chiens 1
JULES.
Il est fou, ce garçon !
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce que tu en penses, Pierre ?
PIERRE,
hochant la tête.
Il a bien fait, le petit garçon. (Souriant.) Moi, j'aurais bien mangé le petit pain, mais je trouve que c'était joli de le donner au chien.
JULES.
Oh ! pense voire ! Un chien ! Les bêtes, c'est pas des gens!
PIERRE.
Non, mais elles sentent bien les bêtes, comme nous. Et puis les chiens, ils ont du cœur, il nous aiment.
LA MAITRESSE.
Ce même petit garçon est très timide. Il n'aime pas du tout voir des gens qu'il ne connaît pas. Mais,
�UN AMI DES BÊTES
143
du plus loin qu'il aperçoit un chien, un chat, ou quelque autre animal domestique, il court vers lui.
JULES.
Alors 1 il aime mieux les bêtes que les gens 1...
PIERRE.
Oui, mais .... s'il est aussi bon que ça avec les bêtes, c'est pas lui q~ fera jamais du mal aux gens 1 Quand on est bon, on est bon aussi bien pour les bêtes que pour les gens. - Voilà ce que je dis, moi.
10
��UN BONHOMME DE CINQ ANS
145
XXXIV
UN BONHOMME DE CINQ ANS
Il a nom Jean. Il a une mignonne figure, gracieuse et saine comme une fleur des champs. Il ne pleure jamais. Il parle rarement, mais quand il parle il dit juste ce qu'il faut, deux ou trois mots précis de sa petite voix claire. Il a des mouvements prestes et jolis 1 Les premiers jours qu'il venait à l'école, les autres enfants le regardaient, le regardaient .... Les grands garçons de douze ans s'arrêtaient au milieu de leurs jeux les plus bruyants, saisis par le charme exquis de toute cette grâce enfantine. Même Laurent, qui ne fait guère attention à ces choses d'habitude, se retournait, - en allant vers le coin du jeu, - se retournait, pensif, les yeux fixés sur Jean qui jouait, et étonné en lui-même. Mais on s'habitue à tout, aux visions les plus gracieuses comme aux pires, et il n'y a plus guère que Pierre, maintenant, qui délaisse parfois ses jeux pour Jean, - ou Maria, une grande de sept ans et demi, qui joue avec Jean comme avec un poupon, avec
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
toute la passion d'une petite femme, déjà maternelle. Et la grâce de Jean continue à éclairer la petite cour des récréations. Aujourd'hui, on a sifllé du côté des petits au beau milieu d'une leçon. Tous les visages se sont tournés vers Jean, pleins de sourires. Souriant aussi, la Maîtresse dit : - C'est toi qui as sifllé, petit Jean ? Mais lui, de sa mignonne tête, fait signe que non. Alors la Maîtresse doucement : - C'est vilain de dire un mensonge. Sifller ce n'est · pas vilain, mais dire un mensonge, c'est horrible. Et plus doucement encore : -- Dis que tu as sifllé ? « Non », fait de nouveau le petit geste têtu, tandis que la petite figure est toute rouge, effrayée d'avoir troublé l'ordre de la classe. Il ne faut pas que notre exquis petit Jean dise des mensonges. La Maîtresse le prend sur ses genoux et lui parle doucement. - C'est trop vilain d'avoir dit un mensonge. Ça fait devenir tout noir en dedans ! Il faut dire que tu as sifllé, et tu seras de nouveau un brave petit homme. Alors, la petite bouche s'entr'ouvre juste pour laisser passer le plus subtil, le plus ténu des « oui ». Et la petite figure se détend, et redevient joyeuse.
�L'EXISTENCE DE DIEU
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XXXV L'EXISTENCE DE DIEU
ALBERT,
avec son regard interrogateur.
Madame, personne ne peut être sûr que Dieu existe, n'est-ce pas ? Moment de silence. La Maîtresse réfléchit. Tout à coup, elle appelle le petit Jean, et le fait placer devant les grands.
LA MAITRESSE.
Voilà notre mignon petit Jean. Gustave, toi qui es son voisin, te rappelles-tu l'avoir vu dans son berceau?
GUSTAVE.
Oui, Madame, je me le rappelle. J'étais encore petit.
LA MAITRESSE.
Albert, dis-moi comment il se fait que Jean ne soit plus un bébé dans son berceau ?
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
ALBERT.
Parce qu'il a grandi.
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce que Jean sera dans vingt ans ?
ALBERT.
Il sera un homme.
LA MAITRESSE.
Et dans soixante ans ?
TOUS.
Un vieillard.
LA MAITRESSE,
Et dans deux cents ans ?
TOUS.
Oh! Oh 1...
ALBERT.
Il n'y sera plus. Il n'y aura plus rien de lui .... Ah 1 si. Il y aura encore les enfants des enfants .... de ses enfants, s'il en a.
�L'EXISTENCE DE DIEU
149
LA MAITRESSE.
Etes-vous sûrs que Jean existe ?
TOUS.
Naturellement, puisqu'on le voit.
LA MAITRESSE.
Quand il aura vingt-cinq ans, sera-ce le même Jean que celui qui est là devant vous ?
TOUS.
Non.
LA MAITRESSE.
Alors, dites-moi où sera le petit Jean, le (( nôtre >> ?... Comment vous expliquez-vous qu'il soit maintenant un petit enfant, et que, vingt ans après, il soit un homme?
TOUS.
Parce qu'il aura grandi l
ALBERT,
comme se parlant à lui-même.
C'est curieux, ça; c'est extraordinaire.
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce qui l'aura fait grandir ?
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
PLUSIEURS,
surpris.
On ne sait pas ....
JULES,
C'est parce qu'il mange.
LA MAITRESSE.
Mais moi, je mange, et je ne grandis pas. - Quand un travail se fait, est-ce une force qui le fait ?
ALBERT.
Bien sûr.
LA MAITRESSE.
Alors, c'est une force qui fera grandir Jean. C'est une force qui le fera vieillir. C'est une force qui le fera mourir ?
LES ENFANTS,
Ah I oui. C'est une force.
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce que c'est que cette .force ?
PLUSIEURS.
On ne sait pas ... .
�L'EXISTENCE DE DIEU
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JULES.
On n'est pas des savants.
DENISE.
Moi, j'ai idée que les savants ne savent pas non plus ....
LA MAITRESSE.
Et tu as raison. Cette force est très mystérieuse pour notre esprit. Nous ne pouvons pas la comprendre ....
DENISE.
Alors, c'est cette force qui fait aussi pousser les plantes et fleurir les roses 1
ROBERT.
Et c'est aussi elle qui fait germer le blé dans la terre, alors 1
LA MAITRESSE,
Oui, mes enfants. C'est aussi cette même force qui fait les étoiles et les maintient dans l'espace. Vous êtes sûrs, bien sûrs, qu'il y a une Force capable de faire toutes ces choses ?
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
TOUS.
Mais oui, puisque c'est comme ça, puisque ça se fait I C'est bien une force qui le fait 1
LA MAITRESSE.
Eh bien, Albert, je vais répondre à ta question de tout à l'heure. C'est cette Force que les religions nomment Dieu. En lui donnant un nom, les hommes ont cru la saisir .... Il ne m'appartient pas de te dire si le Dieu des religions existe tel quel. Je sais qu'une force éternelle existe, qui nous fait vivre et qui nous fait mourir. Force éternelle .... voilà en même temps le fait le plus visible à nos yeux et le plus incompréhensible à notre intelligence. C'est autour de cette Force, quel que soit le nom qu'on lui donne - que gravite en définitive toute l'existence intellectuelle et morale de l'humanité. Ce qu'il y a de sûr, c'est que les hommes ont le grand et sévère honneur d'aider cette force à créer de la vie spirituelle.
�L'EXISTENCE DE DIEU
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XXXVI
L'EXISTENCE DE DIEU
(Suite,)
Je veux vous raconter un souvenir personnel. J'allais un jour chez un des meilleurs amis de mon père, un paysan d'une grande distinction morale. Je me réjouissais de retourner le voir, lui, et toute sa famille qui m'était très sympathique. Je me mis, chemin faisant, à penser à une de ses petites filles qui me plaisait spécialement. Dans mon souvenir, je la revoyais, gracieuse enfant de douze ans, telle que je l'avais vue il y a de cela je ne savais plus combien de temps. J'arrivai. On me fit fête. Il y avait là une très grande jeune fille que je ne connaissais pas. Je demandai à.voir la petite Clotilde. Le vieil ami de mon père sourit : - Comment l Tu ne la reconnais donc pas I me dit-il. Elle .est devant toi. Si je n'avais pas eu une confiance absolue dans la
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
véracité et le sérieux de notre ami, je n'aurais pas cru à sa parole ! Peu à peu je reconnus Clotilde, à je ne sais plus quelle ressemblance avec son père qui lui donnait un air de douce et sereine gravité. Mais elle me paraissait absolument différente de la petite Clotilde que j'avais connue.... Un étonnement profond, immense, était en moi I Pour moi, la petite fùle s'était brusquement transformée en femme. Quand je m'en revins, par le sentier à peine frayé parmi les bruyères et les ronces, j'avais l'âme pleine de ce mystère, et de longtemps je ne pus penser à autre chose.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
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XXXVII
FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
LA MAITRESSE.
Dans la plupart des écoles, on note les travaux des élèves et on les classe d'après ces notes. Il y a un « premier » et un c< dernier ». Ici, je ne vous classe pas. Denise, toi qui serais la plus intéressée à ce classement, car tu serais sans doute toujours la première, que penses-tu de ma méthode ? Ne regrettes-tu pas de n'avoir pas l'honneur du classement ?
DENISE,
spontanée.
Oh l non. Qu'est-ce que j'en aurais de plus ? Ça ne me donnerait pas pour un sou d'instruction de plus l Et puis, si je fais mieux que mes camarades en quelque chose, eux, ils font mieux en d'autres choses. J'aime mieux que vous ne nous classiez pas.
LA MAITRESSE.
Et vous autres, qu'en dites-vous ?
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
LAURENT.
Ça n'a point d'importance, le classement ! Qu'est-ce que ça nous donnerait de plus ! Moi je n'y tiens pas.
ANDRÉ,
souriant, taquin.
Moi, oui. J'aimerais bien être «premier» une fois. Ça se raconte, les gens nous en parlent. Au moins, on nous prend pour quelqu'un 1
CLAIRE.
Moi, je voudrais que Denise soit première parce que je l'aime bien.
LA MAITRESSE.
Je vais d'abord répondre à André. Donc, tu voudrais le classement et comme tu es bon élève, tu aurais une bonne place. Et Pierre, où serait-il ?
PIERRE,
gaiement.
Je serais le premier par le mauvais bout, parbleu.
LA MAITRESSE.
Tu as peut-être tort d'en parler si légèrement, mon garçon.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
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PIERRE.
C'est que je n'y peux rien. Si j'ai une mauvaise tête, c'est pas ma faute.
LA MAITRESSE.
Tu pourrais au moins le regretter. C'est toi qui en souffriras le plus. Mais tu as aussi ta valeur et il ne faut pas te croire incapable d'un effort, et d'une belle compréhension. Les jours où tu n'es pas là, mes leçons me semblent moins vivantes parce que c'est toi peut-être qui les aimes le mieux.
PIERRE.
J'aime beaucoup les leçons, mais ....
LA MAITRESSE,
à André.
Toi, tu voudrais être un des premiers. Ce n'est pas mal de le désirer, loin de là, mais écoute. Supposons que pendant un certain temps, Pierre ait fait un gros effort, continu, persévérant, et qu'il soit arrivé à comprendre mieux l'orthographe par exemple, et à faire un travail beaucoup meilleur que d'habitude. Et toi, sans grand effort, à cause de ta facilité, tu le dépasserais tout de même de beaucoup. Tu aimes le travail, il ne te coûte .pas, et sans peine tu arrives
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
à de bons résultats, - sans peine ou presque, comprends-tu? Il y a d'abord ceci - qui est réel, profond : tu as déjà ta récompense, la seule valable, c'est de jouir de ton propre développement, de ta propre compréhension des choses. Mais si ton effort, moindre que celui de Pierre, te valait une place honorable alors que son effort à lui n'aurait pas de résultat visible, puisqu'il demeurerait le dernier, n'y aurait-il pas pour Pierre un motif de découragement ? Ne se dirait-il pas : ce n'est pas la peine que je fasse des efforts pour bien faire, si je reste le dernier ? Et toi, ne serais-tu pas tenté de te croire par moments - très supérieur· à lui, aux autres ?
ANDRÉ.
Oh l oui, c'est vrai, tout ça. Au fond, ça m'est bien égal, ce classement. Je vois bien que c'est plus juste de ne pas le faire.
LA MAITRESSE.
Ecoute encore. Pour toi, le vrai progrès ne consiste pas à faire mieux que des enfants moins bien doués. Il consiste à faire toujours mieux que toimême. Et c'est encore plus vrai pour Pierre, si je puis dire. C'est vrai pour tous, cela, et il n'y a que cela qui soit réellement vrai.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
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Et non seulement il faut tendre soi-même à faire toujours mieux, sans penser à se comparer aux autres, mais encore il faut apprendre à se réjouir profondément des progrès des autres : c'est là notre plus haut intérêt après celui de faire toujours mieux que nousmêmes. En effet. Tâchez de bien comprendre cela, tous. Toi, André, étant ce que tu es, un garçon qui aime l'étude, qui pense généralement juste, et qui te conduis bien, crois-tu qu'il serait bon que - étant et restant ce que tu es ! - tous les autres soient en avant de toi, plutôt qu'en arrière ? Réfléchis. Qu'estce qui serait le meilleur pour le bien général ?
ANDRÉ.
Oh ! c'est vite trouvé. C'est que tous les autres soient plus instruits et plus justes que moi. (Souriant.) Mais alors, je serais le dernier - et j'aimerais pourtant pas trop ça !
,LA MAITRESSE,
souriant aussi.
Eh! oui, mais tu aurais la joie d'être entouré de camarades charmants, qui te rendraient heureux. Pour moi - écoute bien, - je vais te dire ce que je voudrais, de tout mon cœur ! · Etant ce que je 5uis - ni plus, ni moin5 - je voudrais bien que tout le monde soit plus instruit, plus intelligent et plus juste que moi. Oui, je le voudrais.
11
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Je serais si bien, alors. J'aurais confiance en tout le monde. Je me tournerais vers la lumière morale des gens, au lieu de rencontrer leur médiocrité trop fréquente. Ah ! qu'il fait bon vivre avec ceux qui sont meilleurs que nous l plus riches de cœur et d'intelligence. Leur beauté d'âme nous épanouit, nous enthousiasme, nous soulève dans une allégresse toujours nouvelle. Je ne connais rien de plus agréable que d'admirer de beaux caractères, de belles intelligences, de grands cœurs. Au contraire, quand on rencontre des gens médiocres de cœur et d'intelligence, on est sür d'en souffrir de toutes sortes de manières - des plus inattendues, parfois. Il y a des enfants - et même des grandes personnes qui se contentent pour tout progrès, de faire moins mal que ceux qui agissent très ma_. Pourvu qu'ils l se disent : « Je suis bien plus avancé - bien plus juste qu'un tel et un tel » - cela leur suffit. Ils en tirent même une gloire trop facile. Ah l ce n'est pas le progrès, cela. Le vrai progrès, comme vous l'avez compris, << c'est de faire toujours mieux que soi-même » sans se comparer aux autres. Il faut se comparer seulement à là justice que nous fait deviner notre conscience. Le vrai progrès, c'est d'aimer le bien non seulement en nous-mêmes, mais aussi chez les autres et de le favoriser.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
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Quand je pense à la France - par exemple - je ne puis m'empêcher de faire le même raisonnement : La France étant ce qu'elle est - qu'il ferait bon dans le monde si les autres nations étaient toutes plus avancées qu'elle en justice, en intelligence et même en progrès matériel ! Il y a une façon d'aimer le bien et le vrai qui est vivante et une autre façon qui est morte. Au-dessus du « moi » d'un enfant, d'un homme ou d'un peuple, il y a, dans la beauté du ciel de l'intelligence, la Vérité et la Justice. Ceux-là seuls qui les aiment sont ceux qui les aiment autant chez les autres que chez eux. Et, si l'on réfléchit un tant soit peu, on voit tout de suite que c'est l'intérêt de chacun que les autres soient plus hauts que lui dans la justice et la vérité. Il y a des contradictions étonnantes chez les hommes : ils veulent tirer beaucoup des autres et en même temps être toujours les premiers en tout. Mais on ne peut rien gagner avec ceux qui sont bien plus pauvres que nous. Mais nous voilà bien loin du point de départ. Voyez comme les conséquences d'une idée juste sont indéfinies - comme elles vont loin ! Une idée juste ne peut plus s'arrêter: elle vit continuellement. Une idée fausse se détruit plus ou moins rapidement. On ne peut rien contre ce qui est juste.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Si les autres étaient mieux que nous, - lorsque nous désirons sincèrement le bien - nous serions en marché vers le mieux à côté d'autres êtres qui nous dépasseraient toujours, étant eux-mêmes en marche vers le mieux. Et cela fait songer aux astres des systèmes solaires qui s'en vont sans arrêt à travers l'étendue, gardant. toujours les mêmes distances respectives en s'en allant ensemble vers des buts inconnus, vers des buts de lumière.
�RÉPARATION
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XXXVIII
RÉPARATION
Il y avait une fois dans mon école un gros garçon vaniteux qui me déplaisait fort . Je lui trouvais tous les défauts. Un jour, je m 'aperçus qu'il avait volé les crayons dans mon tiroir. Je regardai les élèves à la ronde, tout en parlant du vol, et mes regards soupçonneux s'arrêtèrent sur le groc; garçon, qui rougit soudain. Ma convic;tion fut faite et je l'accusai du vol devant tous ses camarades. Il s'en défendit avec un tel accent de sincérité que j'en fus tout émue. Je cherchai ailleurs, et au bout de plusieurs jours, je découvris le vrai coupable, qui m'avoua sa faute dans un long entretien à deux. Que faire, sinon aller immédiatement chez l'innocent, lui dire que je l'avais accusé à tort ? Je le trouvai seul chez lui, balayant avec bonne humeur une vieille cuisine de ferme. Il me sourit d'un bon sourire sans malice - que je découvrais tout à coup
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
plein de charme et d'ingénuité- et comme je venais de lui dire mes regrets, sa mère arriva. Je voulus recommencer et m'aperçus que la mère ne savait rien. L'enfant ne s'était pas plaint à elle de mon injuste accusation. Je racontai alors toute l'histoire et je suivais avec émotion, sur la bonne figure ronde du garçon, un épanouissement graduel. Ni lui, ni sa mère ne m'en voulurent le moins du monde. Je prolongeai ma visite, · pour savourer cette bonne joie, et je partis le cœur léger. Le lendemain, je lui rendis justice devant ses camarades, avec tout l'élan que me donnait le sentiment du tort que j'avais pu lui faire, et de l'affection qui m'était venue au cœur pour lui. Dès ce jour-là, en effet, je l'aimai. Et comme - tout au contraire du vieux dicton qui croit que <d'amour est aveugle» - c'est l'amour seul qui rend clairvoyant, je découvris sous son écorce un peu épaisse, une jolie naïveté, une fraîcheur qui m'enchantèrent. Mon autorité sur les enfants ne fut pas ébranlée par mon erreur. J'eus l'impression même qu'elle devenait plus forte, plus réelle qu'auparavant; impression qui s'aviva toujours dans d'autres circonstances qui me mettaient, moi l'institutrice, la « maîtresse », à mon rang humain, à côté d'eux, en face de la vérité. Les enfants sentent aisément la majesté du vrai. Ceux-ci rendaient alors avec moi un hommage vrai-
�RÉPARATION
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ment religieux à quelque chose de grand, qui nous dominait, eux et moi. Et j'ai toujours été frappée de la confiance et du respect nouveaux qui venaient des enfants à moi, lorsque j'avais eu à reconnaître mes torts devant eux.
��LÉON
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XXXIX
LÉON
C'était dans une petite classe de garçons, à la montagne. Quelques « grands » de dix ans s'y attardaient avec ceux de sept, moins par inintelligence que par une mauvaise fréquentation de l'école. La Maîtresse était là depuis peu de temps et ne connaissait pas encore ses élèves. Un jour elle s'aperçut que l'on mentait, dans cette classe, aussi naturellement et aussi simplement que l'on respire. Sa stupeur et son indignation furent sans bornes. Elle se mit à parler, avec véhémence, avec douleur, et cela dura longtemps .... Ces quelques trente enfants la regardèrent alors avec des yeux pleins d'une totale incompréhension - des yeux sans pensée, - des yeux qui « attendaient que ce soit fini»; des yeux vagues de gens qui entendent, sans écouter, des paroles inconnues .... La Maîtresse eut un moment de désespoir. Mais tout à coup, elle découvrit dans le fond, derrière une table trop grande pour lui, où il disparaissait presque - un petit garçon de sept ans, qui avait absorbé en
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
lui l'émoi de cette scène, alors que sur tous les autres, il glissait sans se prendre. Il en était bouleversé. Sa petite figure se contorsionnait; tous ses traits étaient déformés par l'effort violent qu'il faisait pour s'empêcher de pleurer. Sa petite bouche se serrait très fort, son front se plissait:.. mais il sut refouler les larmes qui étaient là, tout près. Alors, la détente se fit dans l'âme de la Maîtresse où quelque chose chanta son chant de lumière et tout de suite après, dès qu'elle eut regardé Léon, lui aussi se détendit. Ils se comprirent; et la détresse se changea en clartès. A travers la morne inertie des autres, tous les deux vécurent un inoubliable moment de lumière. Des années après ce jour la Maîtresse ayant depuis longtemps quitté le pays, eut l'occasion de parler de Léon à son Maître d'alors. - « Léon ? lui fut-il répondu, ce n'est pas un élève remarquable comme facultés intellectuelles - il est moyen mais travailleur et surtout il a quelque chose de particulier, qu'on trouve très rarement : il ne dit jamais de mensonges, même pour éviter une punition. » Et depuis lors, les années ayant fait du petit Léon un homme qu'elle n'a jamais vu - la Maîtresse rallume parfois sa lampe, quand elle vacille, à la lumière forte et jaillissante de cet amour si passionné du vrai, de la clarté et de la sécurité du vrai, qu'elle deviµe là-bas, dans la maison de paysan que, sans doute, Léon habite encore.
�UNE AUTRE FOIS
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XL
UNE AUTRE FOIS
C'était une autre fois, dans cette même classe. Un long garçon de huit à neuf ans, dont la Maîtresse revoit encore la figure sans malice, une naïve figure d'enfant <<quine sait pas», - avait mangé son pain pendant la classe. La Maîtresse n'en pouvait douter: elle l'avait vu. - Tu manges ! fit-elle, sans beaucoup de sévérité. - Non, dit l'enfant. La Maîtresse eut un petit serrement de cœur : vraiment la leçon de l'autre jour est nulle, nulle, sur celui-ci. Alors, la Maîtresse lui dit violemment : - Va te cacher le visage contre le mur, car il m'est impossible de regarder la figure d'un menteur! Il y alla, - avec un air tout triste, mais qui semblait dire : c'est bien des paroles dures pour rien ! Il y resta longtemps .... longtemps, pour un enfant de son âge.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Et quelque temps après, la même scène recommença : ce même garçon avait encore mangé son pain pendant la classe; la Maîtresse l'avait vu. Elle lui dit encore cette fois : - Tu manges 1 Et lui, immédiatement, recommença comme un réflexe, le geste de dénégation. Puis, devant le regard attristé de la Maîtresse, - et les souvenirs qui revenaient à son cœur - il changea son signe de tête en signe affirmatif. Il eut alors une expression si désolée, un regard si navré, que la Maîtresse, émue, fit sur cette tête d'enfant - qui cherchait péniblement la lumière - une lente caresse.
* * *
Peu après, une scène analogue et pourtant tout autre, se reproduisit. Cette fois, il s'agissait de Léon, qui avait, absolument, l'air de manger. - Tu manges ? interrogea la Maîtresse. - Non, répond d'un mouvement de tête bien décidé, le petit Léon d'alors. La Maîtresse ne douta pas un seul moment de sa parole. Mais il fallait justifier devant les autres ce geste qu'ils pouvaient comprendre à leur malheureuse façon. Pour la Maîtresse, la parole de Léon avait suffi : elle savait qu'il ne mangeait pas. Elle alla vers lui, et lui, avec la gravité.assez habi-
�UNE AUTRE FOIS
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tuelle de son petit visage, il sortit de sa bouche un bout de fil. Mais il ne s'y trompa point lui-même : le regard de la Maîtresse lui avait bien appris, dès le premier moment, sa parfaite confiance - la délicieuse et apaisante confiance, qui crée cette sécurité où l'âme est si intensément bien.
��LE CANIF VOLÉ
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XLI LE CANIF VOLÉ
Il était joli, ce canif de la Maîtresse, qui resta un jour, oublié, sur une table d'élèves. Il disparut. Il fut aisé de deviner dans quelle poche il s'en était allé, et avec quel pauvre garçon déshérité, orphelin, élevé à la diable et traité plus souvent qu'à son tour par de mauvaises paroles. Malheureusement un de ses camarades l'avait vu et avait ébruité l'histoire. La Maîtresse lui parla, en particulier, plus apitoyée que fâchée. Il rendit le canif, épouvanté d'avance de la correction qu'il attendait. Et la correction ne vint pas. Mais il virit à la place d'étranges paroles, - étranges pour lui : - Je suis sûre, disait la Maîtresse, que tu es un brave garçon quand même. Tu as souffert ces jours-ci, de ce petit vol, et tu ne voudrais pas recommencer. Je regrette que tes camarades sachent ce qui est arrivé, car le malheur, c'est qu'ils vont peut-être te
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
faire une réputation de voleur. Mais moi, je suis sûre que tu n'es pas un voleur, et que tu ne voudrais plus, maintenant, prendre un objet qui ne t'appartient pas. Pour te prouver que j'ai confiance en toi - (j'ai même bien plus confiance en toi qu'avant, car maintenant tu as souffert de ce petit vol) je vais te charger d'un travail très honorable. Tu iras toi-même, sans que je m'occupe de ce que tu feras, prendre dans !'.armoire et dans mon bureau tout ce qu'il faut pour le travail du jour. Tu seras généralement seul dans la salle quand tu le feras. Eh bien I je suis tranquille; je n'ai aucune arrière-pensée sur toi; je suis sûre que tu ne feras rien de mal. Lui, il ne répondit pas, mais, de sa tête baissée, les larmes coulaient, rapides, sur son tablier. Quelques jours après, l'enfant avait trouvé un objet, qui aurait pu le tenter, et qui appartenait à un de ses camarades. Il l'apporta à la Maîtresse, confiant et heureux. Et la Maîtresse lui dit : - Voilà un bon moyen pour prouver aux autres que, tu n'es pas un voleur. Je dirai à tous, en classe - sans avoir l'air de rien, tout naturellement, comme cela s'est passé, - que c'est toi qui as retrouvé l'objet étant seul dans la classe - et que tu me l'as remis aussitôt.
�ENCORE UNE AUTRE ÉCOLE
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XLII
ENCORE UNE AUTRE ÉCOLE
Encore une autre école où la Maîtresse est arrivée depuis peu de temps. Il y a des garçons et des filles, de tous les âges. A gauche, les <<grands» du cours moyen; à droite, les petits. Simplement, sans penser à mal, tout le cours moyen copie de proche en proche ses problèmes sur la cc première». Le jour où la Maîtresse s'en aperçoit, elle arrête toute leçon et se met à parler doucement de la sincérité, de la valeur du travail personnel, de la dignité de l'effort - et de l'intérêt, même pratique, qui ressort du travail que l'on a fait soi-même; le seul qui satisfasse, le seul qui instruise, le seul qui enrichisse, le seul qui donne la plénitude de joie, la conscience d'être une âme vivante - et aux écoutes de la vérité, qui passe sous mille et mille formes diverses .... Comme il n'est rien de vivant que le vrai, et que
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'!
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
ces enfants-là sont des natures droites et simples, tous les mots portent. Les yeux brillent de satisfaction intime. Les bouches sont sérieuses; les confiances s'éveillent. Un regard inoubliable, - qui suivra désorm_ la Maîais tresse dans toute son existence, pour l'illuminer un regard inoubliable part de deux yeux de pervenche, - des yeux profonds, très doux, aimants, qui ont l'air d'avoir découvert en cet instant précis, l'aliment secret de l'esprit et du cœur. Et c'était vrai. Les années ont passé nombreuses depuis ce jour. La petite fille aux yeux doux est devenue une femme. Et la femme n'a pas encore oublié ce j_our, et elle aussi l'a emporté dans sa vie comme une source de lumière. Mariée, mère de famille, elle revoit parfois la Maîtresse et lui reparle de cette « révélation ».
�SERVICES PAYÉS
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XLIII
SERVICES PAYÉS
Là-bas, on demande beaucoup des enfants. La vie est dure, austère, sur cet aride plateau, où le travail est difficile dans des champs tout en creux et en bosses. Les enfants travaillent de bonne heure. Les distances y sont grandes d'un hameau à l'autre, parfois d'une maison à l'autre, et le chef-lieu bien éloigné, avec ses boutiques et ses artisans. Aussi on fait appel à l'aide de l'enfant. Il va en classe, il va au « catéchisme ». Il rapportera les provisions de la famille et celles des voisins qui n'ont pas d'enfants. Mais qu'on ne leur offre pas des sous pour les payer de leur peine I Ils en rougissent de dignité blessée. Ils ont conscience que les petits services se donnent et se rendent tantôt ici, tantôt là, et que se faire payer équivaudrait à ne pas vouloir rendre service 1 D'instinct, ils sentent que le vrai payement, celui qui les réjouit, c'est cette mutuelle confiance que
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
créent les services reçus et rendus avec une égale simplicité. *
* *
Un jour une «grande» avait tant travaillé pour la Maîtresse que celle-ci se faisait scrupule d'accepter tout sans rien donner en échange. Mais que c'était difficile de parler. Il fallut dire d'abord combien tout ce travail était bon; pareil à celui d'une femme diligente et adroite. Il fallut dire, en hésitant : « Je voudrais bien, moi aussi, avoir le plaisir de te causer une joie, à toi-même. Si tu avais cinq francs, bien à toi, tu t'achèterais quelque chose que tu aimerais bien ! » Mais l'enfant reste la plus forte : ses grands yeux sérieux - elle a toujours été si grave, Maria, avec ses joies contenues, et ses élans ! - ses grands yeux refusèrent, et ses gestes de tête, à peine esquissés, disaient pourtant un « non » sans réplique. En même temps ses petites mains nerveuses reprirent le travail et sur sa figure fine passa une expression d'intime satisfaction. Et la Maîtresse, pensive, s'en alla, plus forte et plus humble, à sa tâche.
�PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
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XLIV
PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
LA MAITRESSE.
Qui est-ce qui aime à avoir du plaisir?
Tous, levant la main.
Moi! Moi!
LA MAITRESSE.
Qui est-ce qui aimerait avoir deux plaisirs, et même trois, au lieu d'un ?
TOUS,
riant.
Tout le monde.
LA MAITRESSE.
Hé! non, pas tout le monde. Vous allez voir. Il y en a un ici, que je ne veux pas nommer, qui aime
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
à posséder quelque chose, - car cela, tout Je monde l'aime - mais en plus, il aime à donner, à prêter. Dès que je prononce ce mot : « Lequel pourrait prêter - donner ceci, cela à tel ou tel.. .. » ce garçon-là a si vite fait de dire : « moi 1 » que personne n'aurait le temps de le dire avant lui. Il fouille dans ses affaires, sort l'objet demandé, le tend au camarade avec des sourires plein sa figure. On voit que réellement il goûte une joie très grande à ces moments-là.
QUELQUES-UNS.
Oh I c'est Lucien.
UN AUTRE,
entendu.
On sait bien qui c'est, c'est Lucien.
LA MAITRESSE,
souriant.
Ah I vous l'avez remarqué aussi 1 Lucien rit gauchement, tout embarrassé. Sa bonne figure à la fois naïve et intelligente fait des grimaces amusantes pour cacher sa petite émotion. On rit. Alors, il se cache la tête sur ses bras repliés.
LA MAITRESSE.
Eh bien, voilà, Lucien est le plus riche de tous.
�PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
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UN ENFANT,
vivement.
C'est pas vrai. C'est Jacques le plus riche. C'est lui qui est le mieux habillé. Et il a un tas de jouets.
LA MAITRESSE.
Mais si, c'est Lucien le plus riche. (Lucien regarde curieusement à travers ses doigts, tout étonné; la Maîtresse sourit à la moitié de son œil qui brille.) Vous avez remarqué comme il a l'air. content quand il a donné ou prêté quoi que ce soit !
PLUSIEURS.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
C'est que c'est là un plaisir très complexe, très riche. Lucien fabrique ainsi de la joie chez quelqu'un d'autre. Il est étonnant, ce Lucien ! il est puissant, certes : il peut créer de la joie chez un autre. C'est un magicien, ce garçon-là ! Il a peut-être une fée pour marraine, allez savoir !. ...
Tout le monde ril ; les figures sonl tout éveillées par l'intérêt.
LA MAITRESSE.
Avez-vous remarqué un autre enfant qui mange
�182
DANS UNE PETITE ÉCOLE
ses bonbons tout seul, en cachette, croyant bien que nul ne le voit.
PLUSIEURS.
Oh ! c'est Jean-Pierre ! Il se cache toujours pour mettre un bonbon dans sa bouche. Il a peur qu'on lui en demande. Faut pas qu'il ait peur; on n'en veut pas, de ses bonbons. Il est trop avare.
LA MAITRESSE.
Eh bien, voyons : lequel des deux est le plus riche, et le plus heureux ?
TOUS.
C'est Lucien! c'est Lucien!
PAUL,
tranquillement.
C'est bien sûr.
LA MAITRESSE.
Vous voyez bien que tout le monde n'est pas capable d'être heureux richement - en éprouvant le plaisir de donner; de créer de la joie chez les autres. L'un de ces garçons est tout ratatiné sur lui-même, l'autre est épanoui. Autrefois, un grand seigneur ne se croyait grand
�PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
183
seigneur que lorsqu'il jetait son argent par les fenêtres.
LOUIS,
stupéfait.
Oh ! les seigneurs jetaient leur argent par les fenêtres!
LA MAITRESSE.
C'est au figuré I Ça veut dire qu'ils dépensaient sans compter, royalement. Il y a quelque chose de vrai - mais au figuré aussi dans ce geste : ceux qui donnent sans arrière-pensée d'intérêt sont véritablement les riches. Les gens qui sont comme Lucien éprouvent plusieurs joies en une : 1° Ils ont le plaisir de posséder; 2° le plaisir de donner; 3° le plaisir d'être aimés. Cela les épanouit, les égaie, leur fait un cœur content. Tandis que, ceux qui ressemblent à Jean-Pierre, on les traite comme de pauvres diables : en effet, comme aux très pauvres gens, on ne leur demande jamais un service. Leur joie de posséder est courte, épaisse, sans envolée et sans beauté.
��ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
185
XLV ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
La Maîtresse va dessiner une maison au tableau noir. Elle se tourne ensuite vers les enfants en leur montrant du doigt la maison.
LA MAITRESSE.
Regardez bien ce dessin. Qu'est-ce que c'est ?
TOUS,
Une maison.
LA MAITRESSE.
Je vais cacher ce dessin, avec un grand papier. Maintenant, on ne la voit plus. Qu'arriverait-il si l'un de vous disait, ou si tous vous disiez: cc Ce n'est pas une maison, qui est dessinée là-dessous. C'est un arbre»? La maison finirait-elle par devenir un arbre ?
�186
DANS UNE PETITE ÉCOLE
TOUS,
riant.
Non, bien sûr. Ça ne se pourrait pas.
LA MAITRESSE.
Pourquoi?
LES ENFANTS.
Mais .... parce que c'est une maison, et non un arbre.
LA MAITRESSE.
Et si moi-même, je finissais par oublier ce qui est dessiné sous le papier, et que je dise un jour que c'est un arbre, ou un chat .... cela deviendrait-il l'arbre ou le chat? Tous, amusés. Bien sûr que non. Ce qui est au tableau, ça se sait bien tout de même, - quand même toute la terre dirait que c'est autre chose.
LA MAITRESSE.
Vous en êtes sûrs ? Tous, tranquillement. Bien entendu.
�ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
187
LA MAITRESSE.
C'est donc que personne ne peut rien contre ce qui est. Eh bien, écoutez-moi très attentivement. Quand Robert pense qu'il voudrait battre Jules qui l'a taquiné, - est-ce que cette pensée existe ? Dis-le, Robert.
ROBERT,
souriant.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
Est-ce que tu pourrais faire qu'elle n'existe pas, qu'elle n'ait pas existé?
ROBERT.
Non, mais je peux bien repenser autrement.
LA MAITRESSE.
Ça, c'est vrai. Et c'est bien heureux. Quand un enfant a dérobé un morceau de sucre à sa mère, et que personne ne le sait, est-ce comme s'il ne l'avait pas fait ?
ROBERT.
Ah I non. Alors, ce serait comme si quelqu'un
�188
DANS UNE PETITE ÉCOLE
disait du dessin de la maison que c'est un arbre ou bien encore qu'il n'y a pas de dessin.
LA MAITRESSE.
1
Il
li
Alors, dites-moi, mes enfants, peut-on détruire
ce qui est ?
ANDRÉ.
Bien sûr que non.
ROBERT,
Oui, mais alors, si on est méchant, comment va-t-on faire, si on est obligé d'être toujours méchant?
LA MAITRESSE.
Voilà une bonne question. Mais sois tranquille. Tu peux détruire la méchanceté par de la bonté. Puisqq.'on ne peut pas faire que ce qui est ne soit pas, il faut « faire bien » ce qui se fait à nouveau. Comprends-tu ? Plus tu feras de la bonté autour de ta méchanceté, plus elle deviendra petite par rapport à ta bonté. Car il s'agit d'un rapport entre nos qualités et nos défauts. * * * Je reviens à ce que je voulais dire. On ne peut rien contre la vérité. La vérité est matérielle ou
�ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
189
morale. Si je parle, mes paroles sont lancées dans le monde. Je ne puis pas dire qu'elles n'existent pas, ni qu'elles soient de tout autres paroles. Il s'agit là d'une vérité matérielle : mes paroles sont: je ne puis plus faire qu'elles ne soient pas. Tout homme qui sent en lui fortement qu'on ne peut rien contre ce qui est, ne peut pas mentir. Non, il ne le peut pas. Ce qui « est », c'est grand, très grand. Ce qui « est » fait partie de l'immense « être »: je veux dire l'existence totale, absolue, ce qui existe depuis toujours et partout, dans tout l'espace. Ce qui n'existe pas n'a pas de vie, de dignité. L'homme qui sent cela se sent digne de ce qui <c est », de l'absolu et de l'infini, quand il dit la vérité. C'est pourquoi un homme de valeur ne dit pas, ne peut pas dire un mensonge. Il sent que, s'il disait un mensonge, il se mettrait en dehors de la vie, en dehors de la dignité. C'est simple. Je vous ai parlé de la vérité matérielle. Il y a aussi la vérité morale, ou spirituelle. Celle-là aussi est absolue, sans doute. Mais on ne la reconnaît pas nettement comme l'autre. On a chacun la sienne, qui est un · petit bout - tout petit - de la vérité totale. l\fais on ne s'en aperçoit pas toujours et on croit très facilement que sa vérité est la seule vraie ou tout au moins bien plus vraie que celle des autres. Il y a bien quelques moyens de reconnaître si
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
« notre n vérité est vraiment juste, réelle -
ou bien
si elle est fausse. 1° Si ma vérité nuit aux autres, elle n'est pas de la vérité. Mais si elle est aussi bonne pour eux que pour moi, alors c'est de la vérité. 2° Si ma vérité nuit, si peu que ce soit, à mon corps, à mon esprit et à mon âme - alors ce n'est pas de la vérité réelle. Il faut, au contraire, qu'elle soit conforme aux lois de la vie (qui sont la vérité même), et il faut encore et toujours qu'elle ne me favorise pas plus, moi, qu'elle ne favorise autrui. La vérité - pour nous - c'est l'ensemble des lois physiques ou morales qui nous rendront plus riches physiquemer:it, moralement et intellectuellement - mais de toutes ces manières à la fois - et les autres autant que nous: L'erreur, c'est juste le contraire. C'est ce qui nuit à notre santé physique ou morale - ou à celle de notre prochain. Je suis sûre que vous comprenez - au moins un peu ~ ce que je viens de dire.
ROBERT.
Moi, je comprends bien que notre vérité, ça ne doit pas faire de tort aux autres !
LÉON.
Moi aussi.
�ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
191
PLUSIEURS.
Moi aussi. Et puis qu'il ne faut jamais dire de mensonges.
LA MAITRESSE.
Malheureusement, le vrai ne se voit pas toujours aussi clairement que vous le voyez dans ce moment. Le vrai peut être caché, comme mon dessin de la petite maison, ,caché par notre ignorance ou par notre égoïsme. Ainsi vous-mêmes, qui êtes si bien d'accord avec le vrai aujourd'hui, dans cette minute, un peu plus tard, vous n'y penserez plus, - surtout quand vous serez devenus grands, et que mille choses occuperont votre espr:.t. Votre « vraie vérité» celle qui respecte tout l'être et tous les êtres, sera souvent obscurcie, effacée même peut-être .... La chose la plus difficile pour les hommes, c'est de trouver la sûre vérité qui les ferait vivre tous dans le respect les uns des autres - qui découle du respect de soi. Vous ne savez pas comme c'est difficile ! De temps en temps, des hommes plus beaux que les autres, moralement, plus grands dans la claire . raison, et dans l'élan du cœur, voient nettement la Vérité humaine complète, et ils la disent, l'écrivent ou la vivent; alors, ils sont la lumière où les autres hommes, allument leur petite lampe .... Mais la masse des gens gardent sottement leur
13
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
pauvre vérité enfouie dans tant d'erreurs que ce n'est plus qu'un lumignon fumant. Ils n'osent pas · croire à la lumière brillante et belle qui éclaire les grandes âmes. Ils se disent : moi, j'ai assez de ma petite lumière, car je ne suis pas un homme supérieur. Ils ne savent pas que tous les hommes sont, par nature, supérieurs ! que la seule différence entre les uns et les autres, c'est que les premiers ·osent avoir une grande lumière en eux, et que les autres n'osent pas .... Ou bien les premiers savent que la plus grande joie vient des grandes vérités de l'âme - et les autres s'acharnent à vivre autour de leurs petites joies rudimentaires en veillant sur elles comme sur des trésors sans prix, - alors que la maladie, la vieillesse et la mort qui attendent tranquillement tous le<; hommes, les arracheront bientôt à ces pauvres plaisirs sans grandeur. Mais, comme il n'y a rien de durable en dehors de la vérité, et que tous les hommes ensemble ne pourront jamais rien contre les vérités profondes de la vie - c'est la vérité qui emportera tout. Ce qui sera contre elle sera détruit. Ce qui sera d'accord avec elle sera toujours vivant.
�DERNIÈRES CAUSERIES
193
XLVI
DERNIÈRES CAUSERIES
LA MAITRESSE.
Maintenant que vous voilà « grands » et sur le point de me quitter, je voudrais vous dire des choses utiles pour votre vie tout entière. Vous ne vous les rappellerez pas toutes, ce serait impossible. Mais je crois cependant que le souvenir des bonnes années que nous avons passées ensemble vous reviendra plus tard, et, si vous vous remettez dans l'état d'esprit où nous avons été unis si souvent, alors, les découvertes que nous avons faites ensemble dans notre vie morale vous enrichiront - car nous avons réellement fait ensemble des découvertes .... Il viendra un temps où vous serez vous-mêmes les parents, où les enfants qui s'assiéront sur ces bancs seront vos enfants. Si vous vous rappelez alors ce qui vous aura rendus le plus heureux, vous saurez en faire bénéficier vos enfants.
�194
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Eh bien, ce qui vous rend heureux, dans votre famille, c'est moins la richesse d'argent (il suffit d'avoir le nécessaire en travaillant) que les richesses morales, et cette aisance charmante dans laquelle vous êtes lorsque vous seiltez que vos parents sont bons, justes, doux, serviables, et que, par conséquent, tout le monde les aime et les respecte. Qu'ils aient plus ou moins d'argent dans leurs tiroirs, cela ne vous touche guère, et même s'il arrivait qu'un enfant parmi vous se vantât de ses richesses, vous vous moqueriez de lui et vous ne l'aimeriez pas trop - je crois.
PLUSIEURS.
Oh! c'est sûr. On n'aime pas les « blagueurs» (1).
LA MAITRESSE.
Mais vo1c1 : Quand vous serez des parents, vous ferez comme les autres. Il y en aura sûrement parmi vous qui auront oublié leurs sentiments d'enfants et qui se laisseront écraser par l'unique souci de gagner beaucoup d'argent. Ils ne penseront plus aux autres biens qui font vivre l'âme dans la joie. Pourtant, vous aussi, vous aimerez vos enfants par-dessus tout; mais vous aurez oublié ce qui rend les enfants véritablement et profondément heureux. Les grandes personnes laissent tr.o p souvent leur
( 1)
Sens local: vantard, fanfaron.
�DERNIÈRES CAUSERIES
195
charmante curiosité du cœur et de l'esprit se détruire faute d'aliment - ne pensant plus qu'à amasser les seuls biens matériels.
*
*
*
Et puis, il faut aussi que je vous parle un peu des difficultés qui vous attendent, vous qui serez des hommes et des femmes au lendemain de la Grande guerre. Vous vivrez à une époque qui cherchera encore longtemps peut-être son équilibre. Vous allez audevant de temps nouveaux, dont nul ne sait ce qu'ils seront. Il est vrai que les hommes seront sensiblement les mêmes que toujours: chacun voudrait ne penser qu'à soi, faire son petit bonheur particulier, construit comme que ce soit parmi le bonheur ou le malheur universels, et c'est là la source même du malheur universel, - cette hâte passionnée à ne s'occuper que de son propre bonheur. ... C'est une erreur morale et une erreur d'intelligence, tout à la fois, car les bonheurs particuliers ne seront solides que dans le bonheur universel. Cela est toujours plus vrai : même les nations ne pourront plus être heureuses les unes sans les autres. Il se fait par la force des choses un travail sourd, continu, comme un fleuve qui coule, qui fera à la longue l'association des nations comme celle des
�196
DANS UNE PETITE ÉCOLE
individus. Ainsi se relieront les vérités morales qui nous enseignent que tous les hommes sont frères, et les vérités matérielles qui démontrent la solidarité des nations. Si on est d'accord avec la vérité, on est fort. La vérité morale doit rejoindre, dis-je, la vérité matérielle: On irait alors par le vrai chemin du progrès, où la science et avec elle toute la vie économique du monde se sont engagées depuis longtemps et invitent les hommes à regarder avec la claire raison les fraternités possibles.
***
Quelle tristesse de penser que la Grande guerre est venue parce qu'une nation voulait être heureuse aux dépens des autres; elle a provoqué ainsi non seulement son propre malheur, mais le malheur universel. Elle a jeté le monde entier dans une sorte de fournaise d'où sortirait pourtant, - si la raison prenait le dessus, un monde mieux construit qu'avant. Car les souffrances des hommes sont leurs plus grandes éducatrices. La France, qui a donné généreusement ses meilleurs fils pour sauver la liberté du monde, la France était, pendant la grande guerre, avec la justice, avec la vérit~, et c'est ce qui a fait sa beauté et sa force. Elle a été passionnément héroïque dans la guerre, par amour de la paix : les soldats de France voulaient
�DERNIÈRES CAUSERIES
197 ,
que leurs fils soient libres, et puissent travailler aux doux travaux de la paix dans un monde plus cla_ir. Mais la paix n'est pas encore venue, le calme n'est pas retrouvé, l'équilibre se cherche encore sur le volcan à peine éteint et les détresses de l'Europe non apaisées. Par vous, qui serez la France de demain, notre pays devra prendre place suivant son rôle historique, aux avant-gardes des vérités naissantes et accueillir les grandes pensées fraternelles et fécondes, et non piétiner sur place avec des vérités anciennes qui ne s'ajustent plus sur le torse des temps nouveaux. L'avenir est dans la solidarité et la fraternité des peuples, comme le' prouvent les questions économiques. Mais on peut se demander avec angoisse si les difficultés qui vous attendent trouveront de votre temps des hommes capables de les surmonter. Ces difficultés sont surtout d'ordre moral, tant il est vrai que les vérités vitales se tiennent. Quand vous serez des électeurs et des électrices - je suppose que la France finira par suivre les nations qui ouvrent leurs portes sur l'avenir - vous aurez le devoir d'élire des hommes de conscience intègre et de vues claires, selon la raison qui respecte à la fois le passé et le vivant avenir. Rappelez-vous que c'est là un point capital dans une démocratie et rappelez-vous que rien de vivant ne se fait en dehors de la vérité.
�198
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Cherchez des hommes - de ceux qui voient clair et juste, de ceux qui vivent cette lumineuse parole de Jésus-Christ : (< Faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent», et qui seraient capables de mener le pays lui-même vers cette parole car elle est vraie pour les nations comme pour les hommes. * ** Je voudrais, pour finir ces derniers entretiens, évoquer devant vous le souvenir resté vivant dans mon cœur d'un tout petit fait qui m'avait frappée comme un symbole de la justice et de la vérité qui dominent les hommes et les temps. Et c'est une paysanne de France qui m 'avait ainsi émue. C'était au début de la Grande guerre. Elle allait voir dans un hôpital son fils blessé et s'était arrêtée près de moi pour que je lui lise la dépêche officielle concernant les événements : « ..•• sur une longueur de 4 kilomètres, il y a 4,500 morts. Ailleurs, sur une longueur de 3 kilomètres, il y en a 2,500.... » I Et la femme gémit. Croyant qu'elle n'avait pas compris qu'il s'agissait de nos ennemis, je le lui redis. Mais elle ajouta doucement : - Oui, oui, j'ai bien compris. Je sais bien que ce sont des Allemands. Pauvres gens. Ils sont aussi des hommes.» Par-dessus la lutte, qui devait être si barbare et
�DERNIÈRES CAUSERIES
199
si longue - par delà ce moment où c'était le devoir proche, hélas l - de tuer, je sentis passer des vérités éternelles parmi la voix douce de la femme - les vérités que l'intelligence des hommes finira bien par leur démontrer clairement, quand ils se laisseront guider par toutes les belles forces qui dorment encore en eux.
��TABLE DES MATIÈRES
201
TABLE DES MATIÈRES
f.
II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII. XVIII. XIX. XX. XXI. XXII. XXIII. XXIV.
Aux éducateurs Introduction pour les enfants Morale et Rayons de soleil Qui est-ce qui veut être joli ? Pendant une leçon .. Le lendemain .. En corrigeant la dictée La meilleure religion Encore la meilleure religion L'esprit de sacrifice Encore l'esprit de sacrifice Une chose sfire Savoir être seul Nos ennemis Ce qui fait vivre les hommes Ceux qui se croient plus que les autres Alors .... si on ne vaut pas mieux les uns que les autres !... On a volé des crayons Faire le mal, c'est toujours se faire du mal Tolérance .. Françoise .. Vouloir c'est pouvoir Un joli geste La colère .. Une histoire d'argent
Pages 7 11 13 17 21 25 27 29
33
35 43 47 53 57 63 69
73 77
81 83
91
93 95 97
101
�202
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Pages
XXV. A propos d'un ivrogne .. XXVI. Section cadette XXVII. En revenant du C.E. P. XXVIII. L'esprit de famille XXIX. La beauté XXX. La beauté (suite) XXXI. Pierre XXXII. Encore Pierre . . XXXIII. -Un ami des bêtes XXXIV. Un bonhomme de cinq ans XXXV. L'existence de Dieu XXXVI. L'existence de Dieu (suite) XXXVII. Faire toujours mieux que soi-même XXXVIII. Réparation XXXIX. Léon . . XL. Une autre fois XLI. Le canif volé .. XLII. Encore une autre école XLIII. Services payés XLIV Plaisir de garder, plaisir de donner XLV. On ne peut rien contre la vérité XLVI. Dernières causeries
105 111 117 119 125 131 135 139 141 145 147 153 155 163 167 169 173 175 177 - 179 185 193
�INSTITUT
J. J. ROUSSEAU
GENÈVE
ÉCOLE DES SCIENCES DE L'ÉDUCATION
L'Ecole a pour but d'orienter les personnes se destinant aux carrières pédagogiques sur l'ensemble des disciplines touchant à l'éducation. Elle vise notamment à les initier aux méthodes scientifiques propres à faire progresser la psychologie de l'enfant et la didactique. Depuis sa fondation en 1912, elle a préparé des directeurs et directrices d'écoles (écoles secondaires, écoles primaires, écoles nouvelles), des assistants de laboratoires pédologiques (psychologie et pédagogie expérimentales), des directrices de jardins d'enfants (Maisons des Petits, Kindergarten, etc.), des agents d'œuvres sociales pour la protection de l'enfance et l'orientation professionnelle, des éducateurs d'enfants anormaux. Une Maison des Petits pour enfants de 3 à 8 ans est annexée à l'Institut. Les élèves qui se destinent spécialement à l'éducation des petits y font un stage pratique. Enseignements principaux: Psychologie expérimentale. Psychologie de l'enfant. Anthropométrie. Maladies des enfants. Pathologie et clinique des anormaux. Psychologie et pédagogie des anormaux. Education morale. Psychanalyse. Histoire et philosophie des éducateurs. Education physique. Hygiène scolaire. Protection de l'enfance. Orientation professionnelle. Didactique. Dessin et travaux manuels au service de l'enseignement. Education des petits. L'Ecole reçoit des élèves des deux sexes, âgés d'au moins dixhuit ans. La durée normale des études conduisant au diplôme est de deux ans. L'Institut J. J. Rousseau veut être un centre de recherches et -d'informations en même temps qu'une école. Les élèves sont invités à entreprendre eux-mêmes des enquêtes, des expériences .et des études spéciales, à manier les appareils de recherche, à essayer les collections de matériel scolaire appartenant à l'Institut. Ils sont associés aux travaux scientifiques poursuivis. L'Educateur (26 fois par an. Suisse: 8 fr., Payotet ûe, Lausanne) .et la Collection d'actualités pédagogiques (Delachaux & Niestlé, édit., Neuchâtel), servent d'organes à l'Institut. S'adresser au Directeur: M. Pierre BOVET, Taconnerie, 5, GENÈVE.
Il existe des Sociétés d'Amis de l'Institut J. J. Rousseau ouvertes à tous ceux qui désirent s'associer à son effort par une petite cotisation annuelle. S'adresser à Genève, à M. G. Thélin, Florissant 25; à Lausanne, à M. Ed. Vittoz, prof. à l'Ecole normale; à Neuchâtel, à M. F. Béguin, direct. de l'Ecole normale; à Zurich, à Mlle Usteri, Jupiterstrasse 28; à Mâdrid, à Mlle Mercedès Rodrigo, La Lectura, casa Editorial.
���DELACHAUX & NIESTLÉ S. A., ÉDITEURS
NEUCHATEL COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES: LA COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES a été fondée en 1906 par M. PIERRE BovET. Dès l'ouverture de l'Institut J. J. Rousseau à Genève, en 1912, celui-ci a décidé de continuer sous ses auspices la série de volumes iuaugurée par son direc-teur. En 1913, la Société belge de Pédotechnie a bien voulu,_ elle aussi, accorder son patronage à la COLLECTION, qu'elle considère comme un de ses organes. La COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉOAGOGIQUES comprend des volumes in-8 et des volumes in-16, Francs Le dessin au service de l'éducation . . . . . . . . . 5. BADEN-POWELL. Eclaireurs . 6.- Le livre des Louveteaux . . 5.- Le guide du chef éclaireur . 4.50 BAUDOUIN, C. Suggestion et autosuggestion 12.- Tolstoï éducateur. . . . . . . . . . . . . 7. - Etudes de psychanalyse . . . . . . . . . 12.BOVET, P. L'instinct combatif. Psychologie, éducation 7. DECROLY, Dr. O. L'initiation à l'activité intellectuelle et motrice par les jeux éducatifs. . . . . . . . . . 4.50 DESCŒUDRES, A. L'éducation des enfants anormaux 10.- Le développement de l'enfant de deux à sept ans . . 10.DEWEY, JOHN. L'école et l'enfant. Introduction par Ed. Claparède . . . . . . . . . . . . . . en réimpression DUVILLARD, E. Les tendances actuelles de l'enseignement primaire. Suivi de 24 planches de jeux pour l'éducation du calcul et du langage à l'usage des enfants de 7 à 10 ans . . . . . . . . . . . . . . . . 7.EVARD, M. L'adolescente. Etude de psychologie expérimentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 . FARIA DE VASCONCELLOS, Une école nouvelle en Belgique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.FERRIÈRE, Ad. L'autonomie des écoliers . . . 7.FŒRSTER, F.-W. L'école et le caractère (4m• édition refondue) . . . . . . . . . . . . . . . . . 7. FONTÈGNE, J, L'orientation professionnelle . . . . . 12-.GODIN, Dr PAUL. La croissance pendant l'âge scolaire 7.- Manuel d'Anthropologie pédagogique . . . . 2. 75 HAMAIDE, A. La méthode Decroly . . . . . . . . . . 12.JENTZER, K. Jeux de plein air et d'intérieur. . . . . 5.ARTUS-PERRELET, Mme L. LEMAITRE, AUG. Les leçons de français dans l'enseignement secondaire . • . . . . . . , , . • . . • , • NUSSBAUM, R. Le problème de l'école secondaire:-. Pl ECZYNSKA, E. Tagore éducateur. . . . , . REGARD, N. Dans une p ~ e : ;-·-;--:- î". ROUMA, GEORGES.' Pédrw.uf~: 'o,cfol~{<it(~ (,
En vente:
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COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉDAGOGiQUES
PUBLIÉE SOUS LES AUSPICES DE L'INSTITUT J. J. ROUSSEAU ET DE LA SOCIÉTÉ BELGE DE PÉDOTECHNIE
NOÉMI REGARD
DANS UNE PETITE ÉCOLE
CAUSERIES D'ÉDUCATION MORALE
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ÉDITIONS
CHAUX & NIESTLÉ S. A.
JCHATEL
OE L'HOPITAL
I
PARIS 26,
RUE St-DOMINIQUE
����DANS UNE PETITE ÉCOLE
�lmp, Delachaux & Niestlé S. A., Neuchâtel (Suisse)
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�ARCHIVES
COLLECTION o'ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES
PUBLIÉE SOUS LES AUSPICES DE L'INSTITUT J. J. ROÙSSEAU ET DE LA SOCIÉTÉ BELGE DE PÉDOTECHNIE
NOÉMI REGARD
DANS
UNE PETITE ÉCOLE
CAUSERIES D'ÉDUCATION MORALE
de Calais
NEUCHATEL
4,
RUE DE L'HOPITAL
I
26,
PARIS
R UE St-DOMINIQUE
��A la mémoire de ma sœur Rachel dont la courte existence d'institutrice fut une inoubliable lumière ; dont l'autorité fut faite de passion contenue pour tous les grands devoirs et toutes les beautés. N. R.
��AUX ÉDUCATEURS
•·
L'auteur de ce livre ne croit pas à la vertu des manuels de morale, ni à la valeur morale d'un effort qui serait suscité par le désir d'une récompense. Il ne croit qu'à la puissance de l'émotion, communiquée de maître à élève, d'éducateur à disciple. Mais il a pensé n'avoir pas le droit de se taire dans celte grande question de l'enseignement moral à l'école, car il l'a faite sienne depuis longtemps. Les résultats obtenus en général parmi ses élèves : véracité, simplicité, besoin de sa propre estime, etc., lui font un devoir de parler. Sa méthode est là, telle quelle, dans ces pages. Comme toutes les méthodes appliquées avec conviction, elle a une valeur de vérité. Mais ce petit livre ne s'est pas donné pour tâche de fouiller en bon ordre les voies traditionnelles de la morale. Il n'impose pas de principes, et ne donne guère de conseils. Son but est à la fois bien plus modeste el bien plus ambitieux. S'il avait fallu à l'auteur une valeur morale supérieure pour aboutir, ses efforts auraient été d'avance
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
condamnés à la stérilité. Mais ses défauts même l'ont servi - le sentiment de ses imper/ections a été la base solide de l'atmosphère créée. C'est une grande erreur de croire qu'il faut << avoir l'air» d'être parfait pour enseigner la morale aux enfants. Car « avoir l'air» n'en impose point aux enfants, dans ce domaine surtout. On ferait de même un piètre enseignement scientifique si l'on << avait l'air >> seulement de dominer son sujet. L'enseignement moral est vie ou il n'est pas. Fait du haut de sa tête « au-dessus de la mêlée » où se débattent les consciences d'enfants, il retomberait inerte et sans fruit. Le sentiment de ses propres faiblesse~, au rebours de ce qu'on pourrait croire, donne à l'enseignement moral une force vivante, communicative, créatrice de confiance et d'énergie. Par là, on échappe à la critique impitoyable des enfants, qui jugent les grandes personnes d'un instinct sûr. Et parce que ce qui est à base de vérité est fort, forle sera la conviction suscitée chez les en/anis, de l'atmosphère morale où se débat le maître lui-même avec ses propres défauts - /orle sera l'im- . pression de grandeur absolue, de majesté du vrai, chez les enfants. La vérité est seule une force réelle, qui va jusqu'au fond de la conscience des êtres. C'est donc un appui insoupçonné pour l'éducateur que de se mettre du même côté que l'en/ant en face des vérités vitales de l'ordre moral. Il en résulte un respect des enfants, basé non
�AUX ÉDUCATEURS
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sur l'erreur que les parents el les maîtres sont tabous, mais sur la vérité qui n'échappe pas aux enfants, que les grandes personnes peuvent faire mal. La haute dignité passe du maître où elle n'est pas chez elle, à la Vérité immense qui domine les hommes. Et le contact avec cette vérité est seul générateur de vie morale.
��INTRODUCTION POUR LES ENFANTS
11
I INTRODUCTION POUR LES ENFANTS
Il y a dans un joli coin[de France une petite école en pleins champs. Les gens et les choses n'y sont point parfaits. L'école est modeste. Ce n'est pas un établissement moderne. Mais bah ! telle qu'elle est, on y passe de bons moments. La maîtresse !... hem ! hem ! elle a bien ses défauts, mais je ne vous les dis pas, vous les devinerez si vous êtes fins. Quant aux élèves, si je prétendais qu'ils n'aient que des qualités, vous les verriez sourire, très amusés, car ils ne détestent point la plaisanterie. Dans cette école on chante, on rit, on grogne quelquefois. On remue les pieds, on remue la langue (vous voyez bien que ce n'est pas une école modèle), et on y travaille aussi avec entrain, bien souvent. Mais surtout, on n'y est pas méchant - pas trop méchant - ni menteur. Et vous me croiriez sans peine
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
si vous pouviez voir les figures ouvertes, les mines franches des fillettes et des garçons. Car, - je ne vous l'avais pas encore dit, - il s'agit d'une école mixte, où une ribambelle d'enfants de toutes tailles « sabotent » à qui mieux mieux. Et je ne serais point étonnée que cette école vous intéressât, vous, enfants d'autres écoles de France. Je vous en ouvre donc la porte. Regardez et écoutez.
�MORALE ET RAYONS DE SOLEIL
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II
MORALE ET RAYONS DE SOLEIL
C'est un matin. Le ciel est nuageux. Il y a des alternatives d'ombre et de lumière. La maîtresse, debout, regarde sans rien dire un rayon de soleil qui brille sur un banc. Les enfants suivent le regard de la maîtresse. Ils se taisent.
LA MAITRESSE.
Regardez Louise dans le rayon de soleil. .... Est-ce la même Louise que tout à l'heure ?
DES ENFANTS,
riant.
Oui, bien sûr.
LÉON.
Non. Elle est bien plus jolie. Ses cheveux sont tout dorés. On dirait qu'il y a des petites étoiles dedans, Elle brille toute.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Ça fait donc deux Louise : une sombre et une pleine de lumière. Laquelle aimez-vous le mieux ?
TOUS.
Celle du rayon de soleil.
ANDRÉ.
Elle est plus gaie.
LOUIS.
Elle a une plus jolie couleur.
LA MAITRESSE.
Savez-vous que, de voir les cheveux de Louise dans l'ombre, puis dans le rayon de soleil, et tous· les objets passer ainsi de l'ombre à la lumière et de la lumière à l'ombre, cela m'a fait penser à la Morale et au Devoir. Le Devoir, c'est ce qu'on doit faire toujours, qu'on le veuille ou non, qu'on soit fatigué ou non. Il peut être morne comme un jour sans soleil. C'est parfois très difficile de l'accomplir. Mais .... de temps en temps, voilà qu'un soleil se lève sur lui, comme le rayon sur les cheveux de Louise.
�MORALE ET RAYONS DE SOLEIL
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C'est la haute morale qui lui donne ce reflet. Une morale belle, libre, fière et riante. Une morale qu'on ne peut pas s'empêcher d'aimer, comme on aime une chose pour laquelle on est irrésistiblement fait. Vous n'aimez pas 1a morale revêche et grondeuse du << tiens-toi tranquille 1» Moi non plus. - Elle est négative, cette morale-là. Elle est pauvre, étriquée, comme honteuse. Vous n'aimez pas qu'on vous parle de ceux qui sont << sages comme des images », des << petits saints » qu'on n'a jamais à gronder. Vous savez bien qu'il n'est pas possible d'être (( sages comme des images », à moins d'être des enfants anormaux. Vous avez des bras, des jambes, une langue, une intelligence, qui veulent tout le temps agir. Vous êtes faits comme ça et c'est très heureux. Vous êtes faits comme ça parce qu'il faut bien que vous vous développiez, que votre corps s'affermisse, que votre curiosité soit en éveil.
*
**
Donc, ne _croyez pas à la morale qui ne fait que gronder. Ce n'est pas la vraie. La vraie morale est une morale de lumière, de vie, de beauté, de joie. Elle ne vous demande qu'une chose, une seule chose : << Mes enfants, ne vous dégradez pas. » Cela veut dire : Ne faites jamais quoi que ce soit qui puisse vous rendre moins bons, moins justes,
2
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
moins sincères, qui puisse abaisser votre cœur, votre intelligence, votre volonté. C'est là la morale des hommes libres et des âmes fières, qui est à la fois plus facile et plus difficile à suivre que l'autre, la pauvre petite morale grondeuse et craintive.
�QUI EST-CE QUI VEUT ÊTRE JOLI
?
17
III
QUI EST-CE QUI VEUT 1tTRE JOLI ?
LA MAITRESSE
André, te trouves-tu joli ?
ANDRÉ,
hochant la tête et souriant.
. Oui, mais c'est mon diable de front qui est vilain ! Il avance trop ! Il est trop grand !
LA MAITRESSE,
C'est vrai que ton front a une forme un peu extraordinaire. Mais ne t'en plains pas, va, moi je l'aime bien comme ça. Et vous autres, êtes-vous jolis ?
LAURENT,
avec un mouvement d'épaules.
On n'en sait rien !
�18
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PLUSIEURS ENFANTS,
riant.
Que si ! On est bien jolis !
LA MAITRESSE.
Qu'en penses-tu, Denise ?
DENISE,
amusée.
On est bien jolis quand on est sages.
LA MAITRESSE.
Ah I voilà une vérité profonde, dans cette parole tout ordinaire : « On est joli quand on est sage». Nous allons voir ça : Pouvez-vous allonger ou raccourcir votre nez, s'il est trop court ou trop long ? Agrandir vos yeux s'ils sont trop petits, ou rétrécir votre figure si elle est trop large ? - Non, n'est-ce pas. Et avec un seul de ces défauts physiques, on n'est pas beau, pas beau du tout. Pourtant, on peut se faire beau. Ecoutez.
(La Maîtresse baisse la voix.)
Quand on est bon, loyal, courageux, quand on porte en soi des sentiments de dignité, de désintéressement .... voici ce qui se passe (la voix de la Maîtresse
se fait plus basse et plus contenue) :
De jour en jour, d'année en année, la force intérieure de beauté morale qui est dans un être, lui façonne mystérieusement le visage à son image. Elle
�QUI EST- CE QUI VEUT ÊTRE JOLI
?
19
travaille sourdement tous ses traits, ses muscles, en leur communiquant sa beauté.
* **
Oui, si vous voulez être beaux, il faut que vous soyez nobles de cœur. C'est la flamme intérieure qui nous rend beaux ou laids. Car, ce qui est vrai de la beauté l'est aussi de la laideur. Il n'est rien de plus laid qu'une tête d'ivrogne, d'assassin, ou d'égoïste jouisseur. Le visage prend, peu à peu, l'empreinte de l'âme. Cela est inévitable. Vous avez tous vu des gens qui ont la laideur ou la beauté de leurs sentiments habituels. Devant les premiers, vous éprouvez un malaise indéfinissable comme devant une erreur. En face des seconds, vous êtes «bien». Vous vous sentez sans le savoir devant de la vérité.
* **
Vous savez bien reconnaître sur les visages la colère ou la douceur, la tristesse ou la joie. Mais ces sentiments sont passagers. Leur image s'efface tout de suite, comme l'image d'une personne qui ne fait que passer devant un miroir. Ce sont les sentiments habituels, ceux de toutes
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
les heures, de tous les jours, qui s'inscrivent sournoisement sur nos traits,. soit en laideur, soit en beauté. Chaque fois que vous faites effort pour être francs, honnêtes, délicats .... c'est comme s'il y avait une fée mystérieuse qui en imprime la marque sur votre figure et y mette un charme extraordinaire. Mais la même fée impitoyable y trace aussi l'empreinte de vos mauvaises pensées et de vos vilaines actions. Alors, ce que vous croyez être bien caché en vous, cela va s'inscrire comme en toutes lettres sur votre
visage même.
C'est une loi souveraine qui ne manque jamais de s'appliquer. Un œil exercé ne s'y trompe guère, et reconnaît la trace de la vie intérieure, en laideur ou en beauté, sur tous les visages connus, ou inconnus, qu'il rencontre. Vous pouvez donc, à votre gré, vous rendre beaux ou laids. Choisissez.
�PENDANT UNE LEÇON
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IV
PENDANT UNE LEÇON
LA MAITRESSE.
Qui a parlé, là-bas ? Qu'on lève la main. (Des mains se lèvent.)
DES VOIX.
Oh I oh I Laurent a parlé et il n'a pas levé la main.
LAURENT,
rageur, grognant.
C'est pas vrai ..
indignées. Si, c'est vrai. Si, c'est vrai. Il a parlé aussi. (Moment de silence. Laurent a la tête basse.)
LES , MÊMES VOIX, LA MAITRESSE,
lentement.
Vous quatre, Jacques, Denise, Edmond, Jean, qui
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
avez levé la main, vous serez punis. Vous m'apporterez demain matin une page d'écriture. - Laurent ne sera pas puni. (Les enfants, étonnés mais confiants, attendent.)
LA MAITRESSE
Laurent prétend n'avoir pas parlé. Je n'ai pas de punition pour lui. Vous quatre, lorsque demain matin vous m'aurez remis votre page, vous aurez payé votre dette. Nous serons quittes. Ce n'est presque rien de faire une page d'écriture. Si on la fait avec entrain, ça dure un court moment, et on n'y pense plus. On est même content, parce qu'on est toujours content de payer ce qu'on doit, si l'on est honnête. Dès que vous aurez fait ce travail de rien du tout, vous aurez le cœur léger. Vous serez gais comme des pinsons. Vous n'aurez rien sur la conscience. Vous avez parlé: ça n'est pas bien grave, allez 1 Ça n'est pas une faute morale, c'est une simple étourderie. Vous êtes des enfants I Les enfants sont souvent étourdis. C'est seulement pour la règle de l'école que je suis obligée de vous punir. Vous n'avez pas pensé un instant à dissimuler cette petite faute. C'est de la clarté, cela, c'est de la droiture . .
�PENDANT UNE LEÇON
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Vous faites votre punition, et tout est dit. On ne s'en estime pas moins après tout ça. Mais Laurent l... Tant pis pour lui. Il a voulu tromper; qu'il en porte lourdement la peine. Pas de page d'écriture pour lui. Non. Pas de ce moyen clair et honnête de se libérer. !-,aissons-le avec sa conscience. Il fera ses réflexions. Rien qu'à voir sa mine, nous devinons bien qu'elles ne sont pas gaies. Qui est-ce qui voudrait être à sa place, pour ne pas faire la page ?
Les quatre d la fois.
Pas moi !. .. Pas moi ! Oh ! pas moi.
NOTE. Voilà plus de deux ans que cette' scène a eu lieu. Depuis ce jour, Laurent a toujours spontanément avoué de petites fautes analogues, même lorsque personne ne pouvait le soupçonner.
��LE LENDEMAIN
25
V
LE LENDEMAIN
LA MAITRESSE,
regardant les pages d'écriture.
Voilà une page bien joliment écrite I C'est celle de Denise. Denise sait ce que « dette d'honneur » veut dire. C'est vraiment joli ce travail. Pas une lettre qui dépasse l'autre. Pas une rature. Pas une tache. On dirait que cela a été écrit avec amour. Tout est net, clair, comme de la gentille bonne humeur. Il y a là une façon de payer qui ne manque pas d'élégance. Denise, grâce à toi, j'aurai eu ma petite joie aujourd'hui.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
me tromper. Vous ne pouvez pas vous tromper vousmême. · Il s'agit de savoir si quelqu'un parmi vous aimerait mieux un petit travail en moins, et un mensonge en plus. (Les enfants sont graves. Il y a sur tous les visages un air de décision émue, et de joie fière et cpntenue.)
�LA MEILLEURE RELIGION
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VII LA MEILLEURE RELIGION
GUSTAVE,
long garçon naïf et distrait.
Madame, laquelle est-ce, la meilleure religion ?
LA MAITRESSE,
après un moment de silence.
C'est celle qui nous rend meilleurs.
La Maîtresse reste pensive un instant. Tout à coup, elle se met à marcher lentement devant les enfants.
Vous allez voir laquelle c'est, la meilleure religion. Ecoutez: J'ai une amie intime, que j'aime et que j'admire de tout mon cœur. Elle se cache pour faire le bien, comme les méchants pour faire le mal. Je l'ai vue accomplir indirectement une charité, afin de ne pas humilier la personne qu'elle obligeait. Elle encourage les gens à bien agir, par un langage ferme et persuasif; et quand on lui a parlé, il fait
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
plus clair dans la conscience : on comprend avec elle que le seul véritable intérêt, c'est de faire ce qui est bien. Elle sait souffrir avec ceux qui souffrent. Elle sait se réjouir de la joie des autres. Elle est très catholique, cette amie. - A-t-elle une bonne religion ?
LES ENFANTS.
Oh oui ! Madame, oh ! oui.
LA MAITRESSE.
J'ai une autre amie. - Celle-ci habite une grande ville, où la besogne ne lui manque pas, car elle recherche aussi des gens à soulager. Elle visite les malades. Elle réunit des jeunes filles dont elle se fait l'amie. Elle s'occupe de pauvres enfants .... Il y a beaucoup de gens qui font tout cela. Mais qu'on le fasse avec une haute et claire compréhension des autres, avec un grand respect de la personne humaine, avec simplicité et modestie, - voilà qui est rare, très rare. Et c'est en cela que mon amie se distingue. Elle possède le don admirable de comprendre les autres et de s'en faire aimer. Elle éveille en eux plus de dignité morale. Cette amie est très protestante. - · A-t-elle une bonne religion. ?
�LA M:ElLi.EURE RELIGION
LES ENFANTS.
31
Oui.
PIERRE.
On dirait que c'est la même qu'avant.
LA MAITRESSE.
Ce n'est pas tout. - J'ai encore une autre amie dont je veux aussi vous parler. Elle habite une petite ville où elle se donne tout entière aux œuvres sociales. Son temps, ses forces, son savoir, son intelligence, tout est employé à cela. Ce qui lui donne le plus de bonheur, c'est de voir de la beauté morale. Si vous pouviez voir ses yeux briller quand on lui cite une action désintéressée 1... Mais devant la laideur morale, elle souffre comme on souffre d'un mal physique. Comprenez-vous que, souffrir du mal qui est àans les autres et jouir du bien qui y est, c'est quelque chose de très élevé ? Et mes trois amies se ressemblent en cela. Cette dernière amie ne va pas prier dans aucune église. Je pourrais presque dire qu'elle est farouchement libre penseuse. Laquelle des trois a la meilleure religion ?
LES ENFANTS,
criant.
C'est la même chose!
3
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
D'AUTRES,
èn
même temps.
On dirait que c'est la même personne.
DENISE,
convaincue.
Elles ont toutes les trois une bonne religion.
NOTE. Tout ce chapitre est rigoureusement authentique.
�ENCORE LA MEILLEURE RELIGION
33
VIII ENCORE LA MEILLEURE RELIGION
LA MAITRESSE.
L'autre jour, Gustave n'était pas content, pas tout
à fait content. Il pensait : Ah I mais .... si c'est la
même chose 1... Si c'est la même chose!... Je n'y comprends rien. Je sens bien, moi, pourtant, que la meilleure religion, c'est la mienne 1... Est-ce ça, Gustave?
GUSTAVE,
souriant, avec un signe affirmatif.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
Et toi, Denise, qu'en penses-tu ?
DENISE,
regardant à droite, à gauche, comme pour y chercher ses mots.
Je crois que .... votre amie catholique .... elle a la meilleure religion pour elle, .... et les autres aussi.
�34
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Bien, ma petite, très bien. C'est justement ça. Comprends-tu, Gustave ? Mon amie catholique est dans cette religion comme chez elle, comme dans une maison paternelle où tout lui est familier, où tout lui fait du bien. C'est parce qu'elle y a été élevée, parce que c'est la religion de son père, parce qu'elle est habituée à éprouver les bienfaits de cette religion, et non point d'une autre. Pour mon amie protestante, c'est la même chose. Quant à l'amie libre penseuse, elle s'est fait ellemême sa religion. Mais, justement, puisqu'elle se l'est faite toute seule, c'est bien celle qui lui convient, à elle aussi. Chac1,me des trois a le droit de croire que la forme de sa religion est la meilleure pour elle. Tout le monde a le droit de penser cela.
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
35
IX L'ESPRIT DE SACRIFICE
LA MAITRESSE.
Pendant les dernières grandes vacances, je demandai un jour à mon petit neveu, qui avait alors cinq ans moins trois mois : - Paul, aimerais-tu mieux être joli ou gentil ? Avec un rien d'hésitation, il répond : - Ah I j'aimerais mieux être joli! - Et les autres enfants, aimes-tu mieux qu'ils soient jolis, ou gentils ? - Gentils, répond vivement le bonhomme. Il n'est pas bête, ce gaillard-là. Mais je présume qu'il aura fort à faire pour pouvoir, en temps normal, sentir la beauté du sacrifice. L'esprit de sacrifice, savez-vous ce que c'est ?
LES ENFANTS.
Non, Madame.
�36
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Voyons .... mon neveu Paul n'aime à faire que ce qui lui plaît. Et vous ?
TOUS.
Nous aussi.
LA MAITRESSE
Mon neveu Paul n'aime pas à se priver de quelque chose pour les autres. Et vous ?
PLUSIEURS VOIX.
Nous non plus.
LA MAITRESSE.
Le sacrifice peut aller des plus petites choses comme de donner un bonbon à un petit camarade, ou d'aller vite chercher de l'eau pour aider sa mère quand on aurait envie de s'amuser, - jusqu'au plus grand don, celui de sa vie. Dis-moi, Pierre, si nous avions une guerre (1) lorsque tu seras soldat, te sauver~is-tu à l'étranger pour ne pas combattre ?
PIERRE,
violemment.
Non. Oh l non. Non.
( 1)
Mai 1914.
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
37
PLUSIEURS VOIX.
Moi non plus. Moi non plus !
LA MAITRESSE •
.Mais vous seriez exposés à mourir.
PIERRE,
décidé, ému.
Ça ne fait rien. On aimerait mieux mourir et que · 1a France gagne.
LA MAITRESSE.
Et si elle perdait quand même ?
PIERRE,
très ému.
On aimerait encore mieux mourir pour elle.
LA MAITRESSE.
Tu ferais donc le sacrifice de ta vie ?
PIERRE,
forlement.
Oui.
LA MAITRESSE.
Mais, c'est dur de mourir.
�38
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PIERRE.
Oh 1 il faut bien mourir une fois 1
LA MAITRESSE.
Mais .... on n'aime pas mourir quand on est jeune.
PIERRE.
Il y en a bien qui meurent jeunes, parce qu'ils sont malades. Moi, j'aimerais mieux mourir à la guerre.
LA MAITRESSE.
Et vous autres ?... Et toi, Jules ?
JULES,
embarrassé.
Moi 1... moi .... J'aimerais pas tant mourir.
LA MAITRESSE.
Même pour ton pays ?
JULES.
Oh 1 s'il le fallait bien, bien ....
PIERRE, · vivement.
Eh bien 1 moi, j'aimerais mieux mourir pour la France que de mourir de maladie.
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
39
LA MA-ITRESSE.
Et toi, Laurent ?
LAURENT,
d'un ion pénétré.
Je serais content d'aller à la guerre.
LA MAITRESSE.
Et vous autres ? :rous. On irait tous à la guerre, sans avoir peur.
LA MAITRESSE.
Eh bien, oui, je le crois. Même Jules irait de bon cœur, si le moment venait pour lui de partir. C'est très bien. Mais je vais vous dire une chose qui vous étonnera beaucoup : Se faire tuer pour son pays dans une guerre, se dévouer tout d'un coup, c'est presque facile. On est entraîné. Il y a du sacrifice dans l':ür.... On est alors surélevé au-dessus de sa mesure habitl!elle. On est à son maximum d'émotion, et c'est l'émotion qui fait accomplir les grands sacrifices. C'est l'émotion, qui, dans un péril national, soulève le peuple entier comme un seul homme, et le dresse dans un noble sacrifice pour le pays.
�40
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Dans les grandes occasions on est dans cette alternative : être un héros ou être un lâche. On aime mieux être un héros. (Moment de silence.) Mais .... se sacrifier un jour, puis un autre, obscurément; sacrifier ses goûts, sans que personne s'en aperçoive, sacrifier un peu ou beaucoup de son bienêtre, sacrifier sa tranquillité .... Et faire cela tous les jours, pour sa famille, pour un être quelconque .... Sacrifier, en un mot, sa vie en détail, ne plus chercher sa joie propre. Se sentir prêt à édifier le bonheur des autres plutôt que le sien, - voilà, mes enfants, le difficile, le très difficile effort.
ANDRÉ,
impressionné.
Et il y en a qui le font 1
JOSEPH.
Oh! bien moi I Je n'aimerais pas ça. Je veux bien me sacrifier un tout petit peu, mais pas tout le temps. Diable ! chacun son tour.
LA MAITRESSE,
souriant.
Rassurez-vous, mes petits, on ne vous en demande pas tant, à vous. Il faut avoir vécu pour être à même de se sacrifier. On ne peut sacrifier que ce qu'on a, et non ce
�L'ESPRIT DE SACRIFICE
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qu'on n'a pas I Le sacrifice est un don. C'est le fait des âmes grandes, qui . ont accumulé d'infinies richesses morales, comme d'autres accumulent des richesses matérielles. Mais quand vous serez des hommes et des femmes, je voudrais qu'alors vous connaissiez cette vérité étrange: « Plus on donne aux autres de son cœur, plus on en a.»
��ENCORE L'ESPRIT DE SACRIFICE
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X ENCORE L'ESPRIT DE SACRIFICE
LA MAITRESSE.
Pour vous faire mieux comprendre la dernière leçon, je veux vous raconter une histoire vraie. J'ai connu une vieille paysanne qui avait une figure inoubliable, une figure qui attirait par une beauté particulière. Et j'ai bien compris plus tard, que cette beauté, c'était celle dont je vous parlais l'autre jour, la beauté du sacrifice. Sans bruit, sans embarras, elle faisait vivre sa maison, pensant à tout, veillant sur tous. On aurait dit que c'était une fée, ou un esprit, qui était partout à la fois. Son pauvre corps fluet semblait ne pas connaître la fatigue, puisque à toute heure du jour ou de la nuit elle pouvait être au service de quiconque avait besoin d'elle. J'ai dit que son visage rayonnait de la beauté du sacrifice . .Oui, parce qu'elle se sacrifiait avec une
�44
DANS UNE PETITE ÉCOLE
grande simplicité, avec une grâce naturelle qui vous allait droit au cœur. Je me rappelle un soir où je me suis assise près de son feu, dans une pauvre pièce aux murs noircis. Il venait encore un peu de jour par la petite fenêtre. La chambre était intime et douce. Le mari fumait sa pipe au coin du feu, se laissant vivre. Se laisser vivre .... Il ne prenait pas d'autre souci. Il travaillait fort peu. Toute la paix si douce de la maison était l'œuvre de la femme. Les enfants étaient heureux. Même les bêtes à l'étable étaient heureuses. Rien d'essentiel ne manquait jamais à personne. Pourquoi ? Le comprenez-vous ?
ANDRÉ,
Parce que la femme y pensait tout le temps.
LA MAITRESSE.
Oui, c'est cela. La femme y pensait tout le temps. Comprenez-vous que cela représentait le sacrifice pour elle ? Et cette admirable femme avait non seulement une vie de sacrifice - mafa encore cette grâce exquise du sacrifice qui veut se faire oublier.... Aimeriez-vous ressembler au mari ou à la femme?
PLUSIEURS ENFANTS,
A la femme.
�ENCORE L'ESPRIT DE SACRIFICE
45
LA MAITRESSE.
Pourquoi?
LES ENFANTS.
Parce qu'elle est plus .... plus ....
LA MAITRESSE.
Plus belle?
LES ENFANTS.
Ah I oui.
��UNE CHOSE SURE
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XI
UNE CHOSE SURE
LA MAITRESSE.
Dis donc, Jean, à quel âge voudrais-tu mourir?
JEAN,
décidé.
A quatre-vingts ans.
LA MAITRESSE.
Et toi, Lucien, et toi, Léon ?
LUCIEN.
A cent ans.
LÉON,
criant.
Moi I à mille ans !
LA MAITRESSE.
Et toi, Jules ?
4
�48
DANS UNE PETITE ÉCOLE
JULES,
d'un ton pénétré.
Jamais. (Tout le monde rit.)
LÉON,
de sa petite voix grêle.
C'est bien forcé, que tu meures une fois !
JULES.
Je sais bien .... Mais ça n'empêche pas que je voudrais ne jamais mourir.
LA MAITRESSE.
Quand tu seras un vieux, vieux bonhomme tout branlant, tu seras bien content de mourir. Ça ne doit pas être agréable de vivre quand on n'a plus de forces, et qu'on ne peut plus guère s'intéresser à rien. D'ailleurs, quand on est vieux, on est déjà un petit peu mort; il n'y a plus qu'à finir ....
LAURENT,
un peu ému.
Moi, jé ne voudrais pas vieillir....
LA MAITRESSE.
Mais mon garçon, tu t'ennuierais bien de vivre
�UNE CHOSE SURE
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toujours dans le même âge. Chaque âge est comme un pays nouveau, où on fait des découvertes inattendues, qui nous enrichissent le cœur et l'esprit. On est forcé de vieillir, et puis de mourir. Vous êtes tous convaincus de cela ?
LES ENFANTS.
Bien sür, bien sür.
LA MAITRESSE.
Eh bien I Supposons un instant que l'heure est arrivée. Nous voilà des vieux, vieux, vieux.... Nous sommes affaiblis. Nous sommes un peu sourds, un peu aveugles. Nous ne pouvons qu'à grand'peine ramasser notre bâton qui nous est échappé des mains. En ayant les pieds au soleil, nous avons froid dans le dos. Supposons que nous soyons des vieillards qui aiment à regarder en eux-mêmes, da_s leur vie passée. n Les paresseux d'entre nous pourront peut-être dire : « Je vais mourir, mais j'ai bien profité de la vie ! Je me suis souvent reposé. J'ai fait faire mon travail par les autres, et je me suis arrangé pour être estimé quand même. » Les gourmands, les avares, les vaniteux, les méchants, etc.... toutes les·sortes d'égoïstes, enfin, pourront peut-être s'adresser des félicitations analogues.
�50
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Toutefois les avares seront les plus tristes, bien sür.... Voyez-vous un peu dans quelle catégorie vous pourriez être, parmi ces vieux-là ? :rous, violemment. On ne veut pas devenir comme ça 1 On ne veut pas devenir comme ça 1
ANDRÉ,
décidé.
Moi, d'abord, je veux être un joli grand-père; on n'est pas égoïste, on est bon. Et puis, on est heureux.
LÉON,
faisant une découverte.
Tiens I C'est vrai ça. Quand on est bon on est bien forcé d'être heureux, puisque les autres nous aiment.
LA MAITRESSE.
Vous pensez donc qu'il vous suffira d'être des grands-pères pour avoir une vieillesse digne et heureuse, et pour n'avoir pas peur de mourir?
ANDRÉ,
toujours décidé.
Ça, c'est sür. - D'abord moi, je veux me marier jeune; et puis .... il faut bien donner le bon exemple à nos enfants, si on veut qu'ils soient très honnêtes 1...
�UNE CHOSE SURE
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JOSEPH,
non moins décidé.
Si on élève bien ses enfants, on ne peut pas faire autrement que d'être heureux tout le temps. D'abord, on est utile. Alors, quand on est utile, dans ce monde, on se sent bien heureux.
GUSTAVE.
On n'a pas peur de mourir, quand on a eu une vie très utile 1
LA MAITRESSE.
Et les égoïstes, ceux qui n'auront vécu que pour eux, seront-ils contents de mourir ?
LAURENT.
Oh I non. Ça les ennuiera trop de n'avoir servi à rien dans ce monde, pour une seule fois qu'ils y viennent.
LÉON.
Ma foi I Ils ne pourront pas redevenir petits pour refaire leur vie.
LA MAITRESSE,
souriant.
Je crois que vous avez oublié que c'est de nous qu'il s'agit. Nous serons sürement ces vieux-là, si nous ne mourons pas en route.
�52
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Croyez-vous que, si on pensait plus souvent à l'inévitable mort, on serait plus courageux dans le bien ?
ROBERT.
Oh ! oui, parce qu'on voudrait n'avoir fait que du bien quand on s'en va de ce monde .... puisqu'on ne peut pas recommencer....
LAURENT,
impressionné.
Mais, on aurait bien peur, de penser tout le temps à la mort!
LA MAITRESSE.
Il ne faut pas avoir peur de la mort. C'est une chose toute naturelle et simple, de mourir quand on est vieux. Pense donc à tant de millions d'hommes qui sont déjà morts ! C'est la même force, supérieure à nous, qui nous fait vivre et qui nous fait mourir. Il faut avoir confiance dans cette force et accepter de vivre .... et de mourir aussi courageusement qu'on peut. Vous avez tous senti que celui qui accomplit dignement son devoir, n'a peur ni de la vie, ni de la mort.
�SAVOIR ÊTRE SEUL
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XII
SAVOIR ÊTRE SEUL
1
LA MAITRESSE.
L'autre jeudi, je m'en allais, - tout en lisant selon mon habitude - par le joli chemin qui mène à mon village natal. Je marchais lentement. Tout à coup je m'entends appeler: - Madame ! Madame I Je me retourne, et j'attends, pensant que le brave homme qui me hélait avait besoin d'un service que je pourrais peut-être lui rendre. Savez-vous ce qu'il me voulait ? ... Il voulait .... n'être pas seul pour continuer sa route. Il revenait d'un village du voisinage, et il lui restait à parcourir environ cinq cents mètres pour rentrer chez lui. La solitude lui pesait si fort qu'il ne put la supporter plus longtemps devant la bonne aubaine qui s'offrait à lui,
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Je souris en moi-même, et je lui emboîtai le pas pour lui faire plaisir. Alors, il me parla de son travail, de sa fatigue, de son pied .... sur lequel il avait maladroitement fait tomber un outil. ... etc. Et nous arrivâmes devant sa porte, où il me quitta avec force salutations. J'aurais pu reprendre ma lecture, mais je n'en fis rien. Il y avait trop à lire dans cet homme qui venait d'ouvrir devant moi les pages de sa pauvre vie intérieure. Mais c'étaient des choses négatives, que j'y lisais. - Et j'ai pensé à vous.
PLUSIEURS ENFANTS,
étonnés.
A nous 1
LA MAITRESSE.
Oui, à vous. Je me suis demandé si, plus tard, il se trouverait quelqu'un parmi vous qui laisserait sa pensée lui manquer à ce point de ne pouvoir supporter d'être seul pendant quelques heures.
PIERRE.
Oh !. .. on ne voudrait pas être comme cet homme 1 C'est trop bête 1
ANDRÉ.
C'est pas un homme l
�SAVOIR ÊTRE SEUL
55
LA MAITRESSE.
Ce qui vous frappe ici, c'est de voir la peur de la solitude poussée à ce degré. Mais, il y a beaucoup de gens qui ne savent pas être seuls. Eh bien I Je voudrais vous voir devenir des hommes· et des femmes capables de se plaire avec euxmêmes. Pour cela, il faut s'enrichir intérieurement, se développer, apprendre autant de choses que l'on peut, lire de bons livres, voyager si c'est possible. Mais par-dessus tout, il importe de savoir réfléchir sur ce que l'on voit. Tout le reste ne sert de rien, si l'on ne sait pas former son jugement. Où que l'on soit, on est toujours en face de gens et de choses, sur lesquels on peut réfléchir. C'est toujours, et partout, la même matière de vie, qui peut faire naître les pensées justes. Vous savez qu'il y a comme deux personnes en nous : celle qui se nourrit de pain, et celle qui se nourrit d'idées. Et vous savez que la faculté de se nourrir ·d'idées est notre faculté la plus haute. Les idées justes, généreuses, toutes les idées utiles à quelque degré que ce soit, forment pour notre esprit une atmosphère dans laquelle il respire comme nos poumons respirent dans l'air. Et soyez sûrs d'une chose : Jamais la vérité ne manque aux hommes; ce sont les hommes qui manquent à la vérité. La vérité, c'est l'ensemble des idées justes.
�56
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Comprenez-vous que, quand on a peuplé son esprit d'idées justes, on est fort comme la vérité ? Et on se plaît alors avec soi-même.
ANDRÉ.
Mais .... il faut bien aussi vivre avec les gens I Moi d'abord, j'aurais beau être très instruit, je ne voudrais pas être toujours tout seul !
LA MAITRESSE,
souriant.
Et tu aurais bien raison. - II ne s'agit pas de tout seul »; il s'agit simplement de se plaire avec soi-même dans les moments où on est seul. Ce n'est qu'alors que l'on peut réfléchir, penser, repasser dans son esprit les choses vues, et en faire la substance même de sa vie intérieure. Il faut savoir réfléchir sur ce qu'on a fait, pour en tirer les leçons profitables pour l'avenir. Un homme qui ne sait pas se recueillir en luimême n'a pas de vraie dignité. Et il apporte peu à ses semblables, lorsqu'il parle avec eux, puisqu'il n'a pas su faire siennes les idées recueillies au hasard de sa vie.
« vivre
�NOS ENNEMIS
57
XIII
NOS ENNEMIS
LA MAITRESSE.
Eh bien ! Jacqueline, tu ne sais pas ce que veut dire le mot « ennemi » ?
LAURENT,
vivement.
Je sais bien, moi, ce que c'est, nos ennemis 1
LA MAITRESSE.
Ah ! Et quoi donc ?
LAURENT,
finement.
C'est nos défauts.
LA MAITRESSE.
Tiens I Ce n'est pas bête ça ! Mais je vois derrière toi des petits bonshommes et des petites bonnes femmes qui n'ont pas l'air de comprendre ....
�58
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Expliquons-leur ça. C'est essentiel de connaître ses ennemis, n'est-il pas vrai ?
ROBERT.
C'est bien sûr. Si on ne connaît pas ses ennemis, ils vous font du mal quand on ne s'y attend pas.
LA MAITRESSE.
Si nos défauts sont nos ennemis, ils sont d'autant plus redoutables qu'ils sont cachés en nous. Et encore l ils ont la finasserie de nous faire croire qu'ils sont nos meilleurs amis. Quand Louis se laisse aller à la paresse, il croit bien que, de ne rien faire, ça lui fait du bien. Il ne voit pas qu'il va vers une habitude terrible, qui pourrait l'empêcher de se faire une situation honorable quand il sera un homme. Quand Jacques boit du vin sucré, ou mange des fruits à l'eau-de-vie, - ce qu'il aime beaucoup, paraît-il, - il ne sait pas qu'il ouvre ainsi la porte à un hôte impitoyable : l'alcoolisme. Et qui sait si l'hôte n'entrera pas ? Quand Rosalie bavarde sur le compte des autres, dans un coin de la cour, elle ne sait pas qu'elle prend là un plaisir empoisonné: si elle ne se corrige pas, elle sera plus tard détestée comme la peste, et elle fera beaucoup de mal. Chacun de nous porte en lui de ces ennemis qui
�NOS ENNEMIS
59
s'installent dans notre cœur, et, - d'un petit air innocent - finissent parfois par y détruire ce qu'il y a de meilleur.
ANDRÉ.
On voudrait bien se corriger de ses défauts I Mais on nè sait pas lesquels on a. - Moi d'abord, je n'en sais rien.
JOSEPH.
C'est vrai, ça. Moi je pense bien que j'ai des défauts, puisque tout le monde en a, - mais je ne sais pas les trouver.
LA MAITRESSE.
Nos défauts peuvent tous se résumer en un seul : l'égoïsme, qui nous est naturel. La gourmandise, c'est de l'égoïsme. La paresse, c'est de l'égoïsme. Et ainsi de suite. Dans les guerres, il suffit parfois de tuer le chef pour que les soldats soient vaincus. Faisons de même. Dirigeons nos coups sur le chef suprême de nos défauts, l'Egoïsme. Et alors, tout deviendra facile, puisque nous penserons aux autres autant qu'à nous-mêmes; puisque nous voudrons vivre pour être utiles aux autres et pour leur faire plaisir. Nous saurons al<?rs « nous mettre à la place des
�60
DANS UNE PETITE ÉCOLE
autres » pour accomplir ce grand précepte évangélique si simple, si clair, si sutfi.sant: « Faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent. >> II s'agit de mettre cette clarté dans son âme : « Les autres valent autant que moi, et ont autant de droit que moi au bonheur. » Et la clarté, la chaude lumière porte sa récompense avec elle: il y a dans le fait d'aimer les autres une joie extraordinaire, qui se pose sur notre âme comme un rayon de soleil. II n'y a pas d'autre obstacle au bonheur des hommes que leur égoïsme. Les hommes ne peuvent être heureux que tous ensemble, et ils s'obstinent aveuglément à faire leur bonheur chacun pour soi. Et puis ils fabriquent souvent ce bonheur avec des matériaux qui font en même temps le malheur des autres. Cela se produit chaque fois que l'intérêt général est sacrifié à l'intérêt particulier : Quand un ouvrier ne travaille que lorsqu'il est surveillé; Quand un patron s'enrichit aux dépens de ses ouvriers; Quand on fraude le fisc; etc., etc. Le même principe faux, et élément de désordre, est à la base des guerres de conquêtes. L'histoire nous a appris, pourtant, que lorsqu'une classe d'hommes veut être heureuse toute seule, les peuples finissent par se révolter.
�NOS ENNEMIS
61
Ce qui est basé sur l'injustice, sur un intérêt personnel au détriment de l'intérêt général, peut subsister un certain temps par des moyens de fortune, mais cela porte en soi nécessairement des germes de mort. Cela est rigoureusement vrai des nations, comme des individus. * * Quand vous serez des hommes, ne dites pas : cc J'attends que les autres soient justes, et je le serai aussi. » Non, ne dites pas cela. Soyez justes, tout de suite. Car c'est la justice, encore une fois, qui est le sel de la terre. Ceux qui font moralement vivre la société, ce sont les consciencieux; ce sont ceux qui accomplissent leur tâche pour les autres comme si c'était pour euxmêmes. Ceux qui font vivre moralement la société, ce sont tous ceux qui luttent contre leur égoïsme naturel, contre leurs défaµts. Mais il faut une grande modestie, pour reconnaître ses défauts, et m,e grande fierté pour s'en débarrasser. C'est la chose la plus difficile qui soit; et c'est bien pour cela que le progrès moral est si lent. Or, sans progrès moral, il n'y a pas de bonheur solide pour la société tout entière. En effet : le progrès matériel continu nous pro-
�62
DANS UNE PETITE ÉCOLE
cure un bonheur extérieur toujours plus grand. Mais si on n'a pas dans sa vie intérieure profonde une force morale qui neutralise pour nous les effets dissolvants du bien-être, ce bien-être lui-même nous détruit.
�CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
63
XIV CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
LA MAITRESSE,
souriant.
Qui est-ce qui voudrait avoir un gros tas d'écus ?
TOUS,
riant.
Moi ! Moi ! Moi !
JULES,
à demi-voix.
C'est moi qui serais content, si j'avais un tas d 'argent!
LA MAITRESSE.
Qu'en ferais-tu ?
. JULES.
Ah!... Je me nourrirais .... Je m'habillerais avec !...
5
�64
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
le taquinant.
Comment I Tu mangerais des sous I Tu t'habillerais de pièces de monnaie 1
JULES.
Ah I non. Mais j'achèterais de la viande .... avec mes sous. J'achèterais tout ce que je voudrais ! Tout 1 Je serais joliment content.
ANDRÉ.
Et moi donc 1
PLUSIEURS ENFANTS.
Et moi 1... Et moi I On n'aurait plus besoin de travailler.
ANDRÉ.
C'est ça qui serait chic 1
LA MAITRESSE.
Pendant que nous y sommes, donnons en imagination de l'or à tout le monde, et à volonté: voulezvous?
TOUS,
riant.
Eh I oui!
�CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
65
LA MAITRESSE.
Bien. - Maintenant tout le monde en a. Que va-t-il se passer ?
JULES,
vivement.
Oh I moi, je comprends. Personne ne voudra travailler.
DENISE,
amusée.
C'est bien sür, puisqu'on est tous riches.
LA MAIT R E SSE .
Mais alors ?... Que mangera-t-on ? De quoi se vêtira-t-on .?
ROBERT,
étonné.
H é 1... Ce sera comme si on était tous pauvres. Il faudra que tout le monde travaille. La Maîtresse va: poser au tableau noir la multiplication suivante :
X X 4
mais~
=
4 X.
X X 1,000,000,000 = zéro.
Les enfants regardent, surpris.
�66
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Croyez-vous que ces multiplications puissent être justes toutes les deux? :rous. Mais non, Madame, c'est la première qui est juste. L'autre, qu'est-ce qu'elle veut dire ?
LA MAITRESSE.
Voilà l'explication : 1° Si très peu de personnes seulement possèdent de l'or à volonté, elles sont riches. 2° Si tout le monde a de l'or à volonté, il n'y a plus de riches. Ne comprenez-vous pas que cela prouve une chose: c'est que l'or n'a en lui-même aucune valeur; que l'or par lui-même vaut zéro.
DENISE,
contente.
Moi, je comprends. C'est seulement le travail qui vaut. (Malicieuse.) Sans ça, mon papa n'aurait qu'à mettre un écu au coin du jardin, et les pommes de terre seraient tout d'un coup arrachées.
LA MAITRESSE.
Eh bien I dites-moi, maintenant, ce qui fait vivre les hommes.
�CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES
67
ANDRÉ.
Pardi, c'est le travail.
LES AUTRES,
entendus.
C.'est le travail ! Et rien d'autre.
JOSEPH,
dédaigneux.
L'or! Qu'est-ce que c'est!. .. C'est rien, l'or!
DENISE,
finement.
Alors, si tu avais une pièce de vingt francs, tu la jetterais au fumier, je pense.
JOSEPH,
interloqué.
Ah I non, mais ....
LA MAITRESSE.
Je vais te mettre d'accord avec toi-même, Joseph. - L'or a une valeur conventionnelle. On a décidé qu'une certaine somme de monnaie représenterait une certaine somme de travail, voilà tout. C'est pour cela qu'il faut le considérer comme une force, et qu'il faut en être économe, et savoir s'en servir. Mais on sait bien que, seul le travail enrichit positivement la société.
�68
DANS UNE PETITE ÉCOLE
II l'enrichit matériellement : c'est le travail qui f~t les routes, les outils, les étoffes, les navires, etc .... II l'enrichit moralement : c'est le travail qui forme le caractèr~, trempe la volonté, équilibre sainement l'intelligence, etc., etc. C'est le travail qui a développé l'humanité, de siècle en siècle, et l'a fait marcher lentement, mais sûrement, à la conquête de tous les progrès. Je voudrais vous voir inscrire dans votre cœur cette belle parole : 1c Honneur au travail ! »
�CEUX QUI SE CROIENT PLUS QUE LES AUTRE·s
69
H
XV
CEUX QUI SE CROIENT PLUS QUE LES AUTRES
LA MAITRESSE.
Voyons, mon gros Robert, dis-moi une chose en toute simplicité. (Vous savez que je vous aime tous de même, que je vous estime tous, bien que je connaisse les défauts de chacun de vous.) Dis-moi donc, Robert, lequel est le plus méchant, de toi ou d'André?
ROBERT,
sans hésiter, de sa bonne grosse voix.
C'est moi.
LA MAITRESSE.
Le crois-tu, André ?
ANDRÉ,
simplement.
Oui, Madame.
�70
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Et vous autres ?
TOUS.
Oui. Oui.
LA MAITRESSE.
Alors, mes petits, supposez qu'en partant d'ici vous rencontriez un enfant qui pleure. Si André va le consoler, ça vous étonnera-t-il ?
TOUS.
Non. Oh ! non, Madame.
LA MAITRESSE,
Et si c'était Robert ?
TOUS,
riant.
Oh! Oh! Oh!
LA MAITRESSE.
Vous croyez donc Robert incapable de consoler quelqu'un ! Moi, je ne suis pas de votre avis. Robert est bien loin de manquer de cœur. Et je suis süre qu'il trouvera en lui, un beau jour, des ressources que vous ne pouvez pas soupçonner ....
�CEUX QUI SE CROIENT PLUS QUE LES AUTRES
71
Et s'il fait du bien, comme André, lequel des deux en aura le plus de mérite ?
TOUS.
Ah !... c'est Robert.
LA MAITRESSE.
Le crois-tu, André ?
ANDRÉ,
toujours simplement.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
Eh bien I mon garçon, rappelle-toi ce que tu as dit l'autre -jour: cc On peut bien se croire supérieur aux autres, quand ils font du mal, et qu'on n'en fait point soi-même 1 »
ANDRÉ,
sûr de lui.
C'est bien vrai.
LA MAITRESSE.
Tu viens pourtant de convenir que si Robert fait le même bien que toi, il en a plus de mérite que toi. C'est que, vois-tu, mon petit, il n'y a que l'effort qui compte, à un certain point de vue. Nous n'avons
�72
DANS UNE PETITE ÉCOLE
le droit de nous estimer qu'en proportion de cet effort. Et nous ne pouvons pas mesurer l'effort des autres. Il est vrai que celui qui fait le bien sans effort, par une sorte de grâce d'état, exerce un grand charme sur les autres, et il attire à soi tous les cœurs. Mais pourtant, en soi-même, on n'a pas le droit de se croire supérieur aux autres, parce qu'on ne sait jamais quel est l'effort qu'ils ont donné. Se croire supérieur aux autres, c'est montrer un petit esprit. Car, si bon que l'on soit, on est fort éloigné de la perfection. · Et d'ailleurs, les meilleurs sont naturellement les plus modestes, comme les plus grands savants sont aussi les plus modestes, étant le plus à même de reconnaître les limites de leur savoir. Mettez donc votre effort à faire toujours mieux, non point que les autres, mais mieux que vousmêmes. Quand je devine que Robert s'est dominé, qu'il allait taquiner quelqu'un et qu'il s'est retenu, je l'aime tout d'un coup si fortement, que, ma foi, à ce moment-là, c'est lui que j'aime le mieux. Et même, je l'admire.
�ALORS ••.• SI ON NE VAUT PAS MIEUX
73
XVI ALORS .... SI ON NE VAUT PAS MIEUX LES UNS QUE LES AUTRES !...
LA MAITRESSE.
J'ai vu, l'autre jour, passer une fugitive idée sous le front d'André. Il s'est dit: « Alors 1... si on ne vaut pas mieux que les autres !... »
ANDRÉ,
riant.
C'est pourtant vrai, que j'avais pensé ça un moment. Mais, maintenant, je crois que je comprends.
LA MAITRESSE.
Tant mieux! mon petit. D'ailleurs j'étais sûre que tu comprendrais vite. Mais peut-être y en a-t-il qui ne comprennent pas bien. On va leur expliquer ça autant que possible. Vous, honnêtes bambins, vous valez mieux que des voyous, c'est parfaitement certain.
�74
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Vous serez d'honnêtes gens, plus tard, vous serez utiles à votre . pays, à votre famille, à vous-mêmes. Il y en aura parmi vous qui feront très peu de mal, et beaucoup de bien.
ROBERT,
vivement, très surpris.
Il y en a qui feront du mal l...
LA MAITRESSE.
Oui, nous parlerons de ça tout à l'heure. Revenons à notre idée. En même temps que vous vivrez en honnêtes gens, il y aura de pauvres êtres, enfants maintenant comme vous, qui seront des êtres malfaisants. Il y a encore beaucoup d'enfants malheureux, mal élevés, misérables. Il y en a encore beaucoup qui n'ont pas, comme vous, des parents honorables pour les élever .... Et ils deviennent quelquefois des paresseux, des voleurs ....
JULES,
vivement.
Comme ceux qui ont volé chez Jean-Marie 1
LA MAITRESSE.
Oui. - Eh bien I Nous valons mieux que ces gens par notre vie qui est . plus digne que la leur, mais nous ne pouvons pas savoir si nous valons mieux
�ALORS .... SI ON NE VAUT PAS MIEUX
75
qu'eux dans notre cœur et notre volonté pour le bien. Pour le savoir, il faudrait que nous eussions été à leur place, avec les mêmes tentations, les mêmes entraînements au mal, avec la même faiblesse de vol.ont_é et les mêmes mauvais exemples. Mais, dites-moi, si vous n'agissiez pas mieux que ces gens-là, seriez-vous plus coupables qu'eux tous ? Tous, d'un ton pénétré. Oh ! oui, Oh ! oui.
LA MAITRESSE.
Vous voyez donc que, d'une part vous devez toujours agir le mieux possible, et d'autre part que, tout en agissant mieux que d'autres, vous n'avez pas le droit de vous croire sùpérieurs à eux.
TOUS,
étonnés.
Eh I c'est pourtant vrai.
* *
ROBERT
*
Madame, vous avez dit que nous ferons du mal dans notre vie .... Et si nous ne voulons pas en faire 1...
�76
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
doucement.
Nous ne sommes pas assez intelligents, - si même nous étions assez bons - pour ne jamais faire de mal. Il y a tant de choses que nous ne comprenons pas. Et il y a tant de gens que nous comprenons mal. Or, en ne comprenant pas le cœur des autres, on leur fait très aisément du mal. On les froisse, on les blesse, parfois gravement, presque toujours injustement.
ANDRÉ,
impressionné.
Alors .... que faut-il faire ?
LA MAITRESSE.
Il faut tâcher d'aimer les autres autant qu'on peut. Il faut savoir se mettre à la place des autres : c'est le seul moyen de se tromper le moins possible.
�ON A VOLÉ DES CRAYONS
77
XVII
ON A VOLÉ DES CRAYONS
LA MAITRESSE.
Mes enfants, faites un grand silence. J'ai à vous parler d'une chose très grave que j'ai découverte hier soir. L'un de vous, garçon ou fille, a volé des crayons dans mon bureau. Mais, ce n'est pas une raison po~r que je ferme désormais toutes les portes à clef ! Vous connaissez mes idées là-dessus : Je ne fais aucun cas de l'honnêteté de quelqu'un qui ne touche à rien parce que tout est sous clef 1 Mon ambition est que vous soyez honnêtes par amour passionné de l'honnêteté, et non point par force, ou par peur d'être puni. Je ne peux pas vivre avec vous autrement que sous un régime de confiance mutuelle. Vous avez confiance en moi : je dois pouvoir croire en vous.
�78
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Le fait qu'il y a parmi vous un voleur ne d'é truit rien pour les autres. Le coupable n'aura certainement pas le courage d'avouer sa faute: il lui faudrait pour cela une force surhumaine .... Pour le moment je ne sais pas qui c'est.
(Plusieurs enfants protestent à demi-voix. Ils sont consternés.)
LA MAITRESSE.
•
Soyez absolument tranquilles, vous dont je puis lire sur les visages la parfaite honnêteté. Il n'y en a qu'un en cause. C'est à celui-là que je m'adresse, à lui seul. Et voici ce que j'ai à lui dire : Moi, je ne le connais pas, ni vous. Et ce n'est point cela qui importe. (Les enfants se regardent entre eux pour tâcher de découvrir l'embarras du coupable.) Non, n'essayez pas de savoir qui c'est. Quand je le saurai moi-même, je ne vous le dirai pas. Vous l'ignorerez toujours. Cela n'est pas votre affaire. Donc, nous ne connaissons point le voleur. Mais .... Mais lui 1... il se connaît, n'est-ce pas ? Cela suffit. Il sait qu'il a agi honteusement. Qu'il n'a plus le droit de s'estimer. Qu'il est indigne de notre confiance . Ah 1 .. Il a quelques crayons de plus chez lui, dans son . tiroir!... Quelle bonne affaire, n'est-ce pas ?...
�ON A VOLÉ DES CRAYONS
79
Il est heureux, maintenant I C'étaient des crayons qu'il lui fallait 1... A nous autres, il nous faut bien plus que cela I Il nous faut une chose très, très grande : Notre propre honnêteté. Pas un des autres ne donnerait son honneur pour des crayons 1
* *
Pendant quelque temps, la Maîtresse fit, tous les jours et impitoyablement, allusion à ce vol. Mais lorsque ses soupçons furent devenus une certitude, elle prit à part l'enfant coupable et n'en reparla plus aux autres. Il est juste de dire que cet enfant reconquit peu à peu et entièrement l'estime de la Maîtresse, mais cela ne se fit pas sans peine et sans lenteur.
*
6
��FAIRE LE MAL, C'EST SE FAIRE DU MAL
81
XVIII
FAIRE LE MAL, C'EST TOUJOURS SE FAIRE DU MAL
(Les enfants sont groupés près d'un mur, où la main d'un pauvre garçon mal élevé a crayonné des grossièretés contre la Maîtresse. Ils considèrent sans parler, et avec consternation, ces stupides insultes.)
LA MAITRESSE,
doucement.
A qui ce pauvre garçon a-t-il fait du mal, en agissant ainsi, dites-le-moi ? Est-ce à lui, ou à moi ?
Tous, avec sérieux.
C'est à _ui. l
LA MAITRESSE
Oui, en effet. Pour moi, je ne vaux ni plus ni moins, du fait de cette grossièreté. Mais lui 1... Il vaut moins.
�82
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Pauvre garçon I Comment ne le comprend-il pas ? Je ne lui en veux pas . Mais, comme il est de règle élémentaire que les élèves respectent les maîtres, je ne l'accepterai en classe, à nouveau, que lorsqu'il aura fait des excuses. Je le plains beaucoup, et je souhaite qu'il comprenne bientôt, de lui-même, quel est son véritable intérêt. '
�TOLÉRANCE
83
XIX
TOLÉRANCE
LA MAITRESSE,
souriant.
Si je vous disais d'une grosse voix : « Je veux que vous pensiez comme moi 1 » - Que feriez-vous ?
ANDRÉ.
Ça nous ferait rire. (Malicieux.) Et on penserait tout de même comme on veut.
LA MAITRESSE.
Peux-tu penser que tu aurais le droit de voler ?
ROBERT,
répondant pour André.
Ah I non. Mais ça, je le pense de moi-même.
LA MAITRESSE.
Comment se fait-il que la plupart du temps, vous
�84
DANS UNE PETITE ÉCOLE
· soyez de mon avis ? Vous savez bien que je ne vous y force pas?
ROBERT,
intéressé.
C'est parce que.... parce que. ... (vivement) on comprend bien que c'est juste, ce que vous dites.
LA MAITRESSE.
En effet. En morale, et d'une façon générale, je ne vous apporte pas ma vérité à moi, mais une vérité qui me domine, comme elle vous domine, qui est au-dessus de nous tous comme le ciel est au-dessus de nos têtes. Ce qui est juste, raisonnable, vrai, ce n'est pas ma propriété exclusive, ce n'est pas rien qu'à moi, c'est à tous. Et votre raison saisit la vérité comme son bien, à elle. Tous les hommes sont d'accord là-dessus. La justice et la vérité ont une autorité qu'on ne discute pas, et tout esprit humain prétend en faire la base de sa conduite. Mais .... il y a beaucoup de gens, beaucoup plus qu'on ne croit, qui s'illusionnent eux-mêmes sur la justice de leur justice et sur la vérité de leur vérité. Et pourtant !... Nous avons tous une claire raison pour saisir les idées justes, comme nous avons tous des yeux pour voir la lumière, des oreilles pour entendre, un palais pour goûter ....
�TOLÉRANCE
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Qu'est-ce qu'il y a donc de faussé dans le point de départ de l'entendement de beaucoup de gens, pour que leur raison leur fasse croire que leur vérité est toute la vérité, leur justice toute la justice ? Voulez-vous que je vous dise à quel signe on reconnaît que notre vérité est bien la vraie vérité? A ce signe-là : Qu'elle ne nous favorise pas plus que notre prochain, qu'elle ne diminue pas notre prochain devant nous. Croyez-vous que les mêmes choses nous impressionnent tous de la même manière ? Je m'explique. Parlons de choses très simples, et même triviales : Qui est-ce qui trouve que la soupe aux choux c'est quelque chose de bon ?
ROBERT,
Moi, je l'aime bien.
LAURENT.
Oui, c'est très bon.
JOSEPH.
Oh ! c'est pas vrai. C'est très mauvais.
DENISE.
Moi aussi, je trouve que c'est bien mauvais.
�86
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
On va voir ça. Qui a tort ? Qui a raison ?
DENISE.
Nous avons tous raison.
LA MAITRESSE.
Pourquoi ? Comment cela se peut-il puisque vous vous contredisez ?
DENISE.
Mais 1... Ça dépend des goûts 1...
TOUS.
Eh oui I Ça dépend des goûts.
LA MAITRESSE.
Que penseriez-vous de gens qui se battraient ou tout au moins se querelleraient là-dessus ?
JOSEPH.
Ils seraient des fous.
LA MAITRESSE.
Croyez-vous qu'on puisse avoir des goûts différents
�TOLÉRANCE
87
pour autre chose, pour des habits .... pour des livres .... pour des gens, etc., etc. ?
TOUS.
Oh ! oui, naturellement.
LA MAITRESSE.
Et qui a tort ?
TOUS.
Personne.
LA MAITRESSE.
Vous en êtes sûrs ?
TOUS.
Oui.
LA MAITRESSE.
Eh bien I la première fois que vous voudrez imposer vos idées à quelqu'un, vous tâcherez de vous rappeler cela, avant de vous montrer trop intolérant.
ROBERT.
Mais Madame, personne de nous ne voudra forcer les autres à penser comme lui !
�88
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE,
souriant.
Ta, ta, ta 1... Vous ne savez pas comme c'est difficile de ne jamais tendre à imposer ses idées aux autres. On croit très aisément avoir raison, et que les autres auraient tout à gagner à penser, à dire, à faire comme nous.
ROBERT.
Oh I bien moi, j'y veux faire attention.
LA MAITRESSE.
Croyez-vous qu'il faudrait que les hommes pensent tous de même sur tous les points ?
ANDRÉ.
Oh I oui, ils s'accorderaient bien mieux.
LA MAITRESSE.
Mais croyez-vous qu'un seul homme ait des idées complètement justes sur un seul de ces points ?
DENISE.
Peut-être bien que non, puisqu'ils ne sont jamais parfaits.
�TOLÉRANCE
89
LA MAITRESSE.
Moi, je pense que toutes les idées contiennent une part de vérité plus ou moins grande. Supposez que mille hommes aient tous la même idée; combien ça fait-il d'idées ?
DENISE,
amusée.
Ça n'en fait qu'une.
LA MAITRESSE.
Et si ces hommes ont chacun leur idée, combien ça en fera-t-il ?
JULES.
Ah ! ça en fera mille ! Alors mille idées, ça vaut mieux qu'une.
ANDRÉ.
Oui, mais il vaudrait mieux rien qu'une idée j1.1ste que mille idées fausses.
LA MAITRESSE,
rianl.
Voilà qui est bien parlé. - Mais je vous le répète, je crois bien que chaque id ée contient une parcelle de vérité; et mille idées ont plus de chance d'en avoir une grosse part qu'une seule.
�90
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Je ne parle pas, bien entendu, des idées qui sont absolument claires par elles-mêmes, comme celle-ci : il faut aimer ses parents, sa patrie; ou encore celle-ci: le mensonge est honteux. Ou encore : faire souffrir un être faible et sans défense est abominable. Il y a heureusement - ainsi - des idées qui se reconnaissent comme justes, clairement justes, tout de suite. * * * Mais, il y a à côté de celles-ci toutes sortes d'idées qui se meuvent, souples, dans les esprits, qui s'accrochent les unes aux autres, et qui font par leur choc jaillir la lumière qui éclaire les hommes. Elles sont toutes nécessaires. Elles ont toutes leur mission à remplir. * * * Respect aux idées, à toutes les idées sincères.
�FRANÇOISE
91
XX
FRANÇOISE
Elle a une grande figure un peu étrange, une figure de sainte du moyen âge. Elle parle très peu, mais sous son grand front passent beaucoup de pensées. De bonnes pensées droites, de bonnes pensées courageuses. Elle était déjà aussi haute qu'une femme qu'elle faisait encore un nombre invraisemblable de fautes d'orthographe. Personne n'y pouvait rien. C'était comme ça. A force de réfléchir, pourtant, elle parvenait à corriger deux, trois, six, huit fautes .... et il n'en restait plus qu'une dizaine, ou même moins que ça. Oui, sa grammaire bien apprise - car Françoise est studieuse, - et bien comprise, - car Françoise est intelligente, - sa grammaire, donc, lui revenait en mémoire, mais c'était long, - et voilà 1... ici on ajoutait un s; là on le supprimait; plus loin, on passait du féminin au masculin, ou quelque chose comme ça ....
�92
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Personne n'aurait eu la patience de Françoise cherchant, cherchant tout du long de sa dictée les fautes qui grouillaient. Et savez-vous bien qu'il lui aurait suffi de glisser ses regards légèrement à droite, à moins de cinquante centimètres de son cahier, pour corriger sans peine toutes ses fautes, connues ou inconnues 1 Eh I oui, puisqu'il y avait tout à côté d'elle, sur le même banc, l'élève la plus forte en orthographe, Edmée, qui ne faisait jamais, jamais de fautes aux dictées, et dont le beau cahier blanc s'étalait gentiment. Seulement, voilà I Françoise est de la fière lignée de ceux qui sacrifient à la vérité coûte que coûte, et qui préfèrent à tout au monde le sentiment de l'honneur, et la dignité personnelle. Et ça lui a porté bonheur, - même matériellement, cette droiture. En effet, si, comme certains enfants en sont capables, Françoise avait habilement copié sa dictée sur Edmée, la maîtresse n'aurait pas su qu'il fallait prendre la précaution de lui donner des leçons particulières pendant de longs mois, avant le certificat d'études primaires. Et elle aurait échoué, à l'examen. Au lieu de ça, elle a parfaitement réussi. N'en êtes-vous pas bien contents ?
�VOULOIR C'EST POUVOIR
93
XXI
VOULOIR C'EST POUVOIR
C'est quatre heures. La maîtresse, debout, tient une gravure dans la main.
LA MAITRESSE.
Cette gravure, qu'on a bien voulu me prêter, je dois la rendre aujourd'hui. J'avais donné comme condition, pour que vous la voyiez, que vous soyez plus sages ce soir que ce matin . .Or, vous ne l'avez pas été .... et je n'aurai plus l'image demain. Comme cela m'ennuie, de la rendre sans que vous l'ayez vue I C'était pour vous que je l'avais apportée. Comment faire ? Il y aurait un moyen de tout arranger: Ceux d'entre vous qui voudront s'engager à ne pas se faire punir demain matin viendront regarder l'image. Ceux qui préféreront ne pas s'engager ne la verront pas. Réfléchissez un instant.
�94
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LAURENT,
s'approchant, à demi-voix.
Moi, je m'engage.
PIERRE.
Moi aussi. Peu à peu, ils viennent tous. On regarde l'image, - une scène patriotique; - on la commente; on échange ses réflexions.
***
Le lendemain, vers onze heures, la maîtresse, qui avait oublié l'incident, se dit tout à coup : (( Tiens I qu'est-ce que ça veut dire ? Personne ne s'est fait gronder ce matin 1 » - Et elle se rappela.,_ Quelle bonne matinée I Comme tout le monde est content 1
�UN JOLI GESTE
95
· XXII
UN JOLI GESTE
LA MAITRESSE,
se tournant subitement du c6té de
Pierre.
Commer:it ça se fait-il, Pierre ?... Tu n'as pas été puni aujourd'hui, pas même grondé 1 (Se tournant vers les autres.) Pierre de qui la langue et les pieds vont toujours leur train 1... Y comprenez-vous quelque chose, vous autres ?
PIERRE,
souriant.
Ah 1 c'est que ce matin, en venant à l'école, je me suis dit sérieusement: « Mon garçon, aujourd'hui tu ne te feras pas punir ! » - Et voilà.
LA MAITRESSE.
Ça, c'est gentil. Tu me fais plaisir. Je veux te faire plaisir aussi. Prends le torchon, tu iras effacer ton nom au tableau.( A ce moment on avait une belle
7
�96
DANS UNE PETITE ÉCOLE
carte illustrée le samedi, si on ne s'était pas fait punir de la semaine.) Alors Pierre saisit brusquement le torchon, puis de son geste saccadé et rapide, il efface d'un coup le nom de ses camarades (on n'avait pas été sage, oh! mais pas du tout la veille) - avant même d'ôter le sien .... - Et il regagne sa place.
LA MAITRESSE,
vivement.
Ça, c'est encore plus gentil. Hein I vous autres, qu'en pensez-vous ? - A cause du joli geste de Pierre, et bien que vous ayez mérité certainement d'être punis, vos noms seront réellement effacés. On n'en reparlera plus. Mais ce n'est pas à moi que vous le devez, c'est à Pierre.
PIERRE,
souriant.
Je ne voulais pas être ueffacé» tout seul.
�LA COLÈRE
97
XXIII
LA COLÈRE
En récréation. Jules pour taquiner Laurent, attrape vivement sa balle et se sauve. Laurent court après lui. Peu à peu, il se prend d'une véritable rage contre Jules. Il le poursuit de plus en plus furieusement, et Jules, pris de peur, heurte un caillou et tombe. A ce moment, la maîtresse intervient.
LA MAITRESSE,
sévèrement.
Laurent, rentre en classe, et va t'asseoir à ton banc. Laurent obéit, pâle de colère. Au bout de quelques instants, tout le monde rentre et·s'assied.
LA MAITRESSE.
Qui est-ce qui a remarqué la figure de Laurent, tout à l'heure ?
�98
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PLUSIEURS.
Moi l Moi l Moi l
DENISE.
Il était épouvantable.
JOSEPH,
tranquillement.
Il avait tout simplement l'air d'un fou.
CLAIRE.
Il serrait les dents.
DENISE.
J'avais peur de le regarder.
ANDRÉ.
Il était tout blanc. Ses yeux faisaient peur, comme ceux d'une bête en colère.
LA MAITRESSE,
Il est évident, que pendant un moment, Laurent a été fou. La colère, c'est une folie; une folie qui ne dure pas, c'est vrai; mais si elle durait, il faudrait attacher les gens qui se mettent en rage; car ils seraient affreusement dangereux.
�LA COLÈRE
Réellement, Laurent aurait voulu faire du m Jules; il n'était plus du tout dirigé par sa raison par son cœur. Car, Laurent a du cœur, quand il est de sang-froid. Et s'il avait fait du mal à Jules, il en aurait eu bien du regret.
(Pendant tout ce temps, Laurent a la figure cachée dans ses bras, et ne dit rien.)
LA MAITRESSE.
Écoute, Laurent, il faut tâcher de te corriger de tes épouvantables colères ....
LAURENT,
rageusement.
C'est lui qui a commencé.
LA MAITRESSE.
Mon pauvre garçon ! Tu vois comme tes colères durent : tu aurais bien le temps de faire du mal à quelqu'un I Et c'est toi qui serais malheureux après, si tu causais un grave accident à un camarade dans un moment de rage, de folie. Je sais bien que tu te rendras compte après de tes torts. Je te connais. Je sais bien que tu voudrais te corriger de ce grave défaut. Je voudrais bien t'y aider.... Il me semble qu'il faut que tu te souviennes
�1 .100
DANS UNE PETITE ÉCOLE
désagréablement de ce jour. Voici ce que je vais faire: Tu seras puni; pendant toute une semaine tu ne joueras pas avec tes camarades. Ce sera dur, mais il le faut. Tu n'es pas absolument responsable de ta nature; mais c'est toi qui as le plus d'intérêt à te corriger. Ce n'est pas pour te punir de cette nature, que je te prive de jeux, mais c'est pour que tu te souviennes. Il faut que le souvenir de tes colères soit lié à quelque chose de désagréable, de très pénible, et que lorsque tu sentiras revenir la colère, une idée précise de peine, de grosse privation, te vienne avec elle; et cela te fera hésiter. Et comme tu es un garçon de cœur, je suis sûre que tu parviendras peu à peu à te corriger.
�UNE HISTOIRE D'ARGENT
101
XXIV
UNE HISTOIRE D'ARGENT
LA MAITRESSE.
Dernièrement, j'ai rencontré une brave femme que je n'avais pas revue depuis longtemps. Je veux vous raconter ce qu'elle a fait. Elle avait eu l'occasion de rendre service à un vieillard malade, qui était brouillè avec ses enfants. Or, ce vieillard mourut, non sans lui avoir laissé par testament plusieurs milliers de francs. Mais tous les enfants de cet homme n'étaient pas dans une situation très brillante. Qu'auriez-vous fait, vous, à la place de la femme ?
JULES.
Oh I moi, j'aurais été bien content !
PIERRE,
fermement.
Moi, je n'aurais pas pris les mille francs.
�102
DANS UNE PETITE ÉCOLE
JULES.
Tu es fou ! L'argent, il faut toujours le prendre 1
LAURENT,
d'un air entendu.
Pas toujours. Il y a bien des fois où c'est pas l'argent qui vaut le plus.
JULES.
Je ne sais pas que te dire .... Qu'est-ce que tu veux faire sans argent ?
PIERRE.
Et la femme, qu'a-t-elle fait ?
LA MAITRESSE.
Elle a refusé le legs.
JULES.
Oh ! bien sûr!... Si elle est riche.
LA MAITRESSE.
C'est une marchande ambulante, qui n'a pas d'autre ressource qu~ son petit bénéfice.
�UNE HISTOIRE D'ARGENT
103
PIERRE,
content.
C'est elle qui a bien fait 1
JULES.
Elle n'était pas forcée de le faire.
LA MAITRESSE.
Si; elle y était forcée, par le profond sentiment de droiture, qui est en elle.
PIERRE,
ému.
Moi, je trouve qu'on est forcé d'être juste. Je ne sais pas ce que c'est, mais on aimerait mieux être pauvre et juste que d'être riche et injuste.
LAURENT,
d'un ton pénétré.
Ça, c'est bien sûr.
JULES.
Moi, je voudrais être juste, mais riche : ça n'empêche pas.
DENISE,
moqueuse.
Toi, tu ne penses qu'aux sous !... C'est pas les sous qui nous rendent le cœur content 1
�104
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Jules a raison de donner une grande importance
à l'argent.
L'argent nous est nécessaire, indispensable, dans l'état où est la société; et cela montre encore mieux la beauté de l'action que je vous ai citée. Mais Jules ne sent pas assez la différence fondamentale qu'il y a entre deux ordres de choses séparées entièrement.
�A PROPOS D'UN IVROGNE
105
XXV
A PROPOS D'UN IVROGNE
JOSEPH.
Madame, nous avons vu hier, en revenant de l'école, un homme couché dans le fossé. Tous les garçons ensemble, nous avons essayé de le relever, mais il est tombé d'un autre côté.
DENISE.
Moi, j'en avais peur.
ANDRÉ.
Oh ! il n'est pas méchant. C'est l'ouvrier au père Claude. Il est toujours saoul.
JULES.
Il était drôle à voir. On a bien ri.
PIERRE.
Moi, je trouve que c'est triste.
�106
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Quel âge a-t-il, à peu près, cet homme ?
ANDRÉ.
Il est déjà un petit peu vieux. Il a peut-être bien quarante ans.
PIERRE,
entendu.
C'est pas vieux, quarante ans. Mon père a plus que ça.
ANDRÉ.
Oh ! que si, c'est vieux.
LA MAITRESSE,
lentement, à voix presque basse.
Il y a une trentaine d'années, il était un petit garçon comme vous.
(Silence.)
DENISE,
toujours rieuse.
On ne sait pas s'il venait à l'école avec une bouteille de vin dans son sac ....
LA MAITRESSE,
doucement.
Tais-toi, petite Denise. Tu ne comprends pas .... Je répète:
�A PROPOS D'UN IVROGNE
107
Cet ivrogne a été un petit garçon comme vous, peut-être un bien gentil petit garçon, puisque André peut encore dire de lui maintenant: « Il n'est pas méchant.» Il devait être doux, aimable. Il avait un père, une mère qui l'aimaient.. .. tout comme vous .... Vous ne concluez rien de cela ?
ANDRÉ.
On ne comprend pas.
LA MAITRESSE,
lentement.
Puisque les ivrognes ont été de mignons enfants, quelle garantie avez-vous de ne pas devenir, vous, enfants, des ivrognes plus tard ? Y avez-vous pensé ? - Comprenez-vous quelle affreuse chose ce serait si vous, mes petits, vous étiez un jour des alcooliques 1 Les raisons qui ont déterminé l'avilissement des ivrognes, est-ce impossible qu'elles agissent sur vous ?
PIERRE,
avec un geste fier.
On ne veut pas I On ne veut pas.
LES AUTRES.
Non, on ne veut pas.
�108
DANS UNE PETITE ÉCOLE LA MAITRESSE.
Mes pauvres petits, êtes-vous sûrs de résister toujours à toutes les tentations ? Elles sont si nombreuses, sous la forme des cabarets, qui vous guettent à chaque pas, et de l'idiote habitude de boire sans soif, qui est devenue si commune. J'ai peur pour vous, quand vous serez des jeunes gens. Oui, j'ai peur pour ceux de vous qui n'auront pas une grande force de volonté .... Il n'y aurait qu'un moyen d'être sûr que vous n'alliez jamais jusqu'à ce vice ....
PLUSIEURS VOIX.
Lequel ? Lequel ?
LA MAITRESSE,
lentement.
C'est d'avoir peur vous-mêmes, peur comme du feu de votre premier verre d'alcool; c'est de ne jamais consentir à boire ce premier verre. Ça, ce serait facile, et vous seriez en sécurité. En effet, vous ne souffririez pas de ne pas boire le premier verre, puisque 'précisément celui-là ne donne généralement que du dégoût. Ce ne serait point pour vous une privation que de ne pas le boire.
PIERRE,
Bien sûr que non. Quand on n'a pas encore bu, on n'a pas la passion de boire.
�A PROPOS D'UN IVROGNE
109
LA MAITRESSE.
C'est parfaitement juste. Comprenez donc bien ceci : s'obstiner à ne pas boire le premier verre, ça ne fait de mal à personne. Consentir à boire le premier verre, c'est ouvrir la porte à l'abus, à la passion, au vice. Je ne dis pas que le vice entrera à coup sûr. Non, je ne dis pas cela. Mais je dis que le seul moyen d'être sûr du contraire, c'est de ne pas ouvrir la porte; de ne pas boire le premier verre.
ROBERT.
Moi, je comprends. C'est justement comme ça que je veux faire. Comme ça, je serai sûr de n'être jamais un alcoolique. Je suis joliment content.
ANDRÉ.
Moi aussi, je veux faire comme ça .... Mais les hommes se moquent de nous, quand on dit qu'on ne veut pas boire de l'eau-de-vie.
LA MAITRESSE.
Oui. C'est malheureux que chez nous on ait l'habitude de se moquer en paroles de ce qu'on respecte dans le fond.
�110
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Soyez certains que ceux qui vous raillent vous estimeront d'être fermes. Et, plus tard, lorsque vous serez de jeunes hommes, et que vous aurez à essuyer des moqueries, répondez par du bon sens, de fines plaisanteries : il ne faut pas laisser les voyous avoir plus d'esprit que vous; ayez-en, habituez-vous à vous servir vousmêmes de l'ironie, vous qui aurez déjà la raison pour vous. Chez nous, il faut savoir faire rire pour l'emporter. Eh I bien, notre fr:i.nc rire, notre joli rire clair !. .. qu'il devienne une arme souple, résistante, pour la claire raison 1 Montrez que le ridicule n'est pas du côté de la dignité de la vie. Les gens assagis comprennent le haut langage de la vie morale; mais les jeunes gens n'ont pas la patience de le lire. Sachez trouver, pour eux, les jolis mots de notre parler, qui partiront en l'air comme des fusées pour mettre les rieurs du côté des gens raisonnables. Puisque l'indignation ne suffit pas, contre l'alcoolisme, qui pourrait faire à notre pays plus de mal qu'on ne pense, - trouvons les mots qui ridiculisent. Rien ne résiste au ridicule.
�SECTION CADETTE
111
XXVI SECTION CADETTE
LA MAITRESSE.
Puisque nous voilà, ces jours, sur le chapitre de l'alcoolism_, nous allops voir quels sont ceux qui, e parmi les enfants ayant atteint leurs dix ans, voudront entrer dans notre « Section cadette contre l'alcoolisme ».
PIERRE.
Moi, je suis décidé à en faire partie.
JACQUES.
Moi aussi.
RENÉE.
Et moi aussi. Et aussi Jules; il l'a dit l'autre jour.
JULES.
Oh I que non, je n'y suis plus décidé.
8
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DANS UNE- PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Tu es libre. - Vous autres, je vous prie de réfléchir sérieusement à l'acte que vous allez accomplir. Signer un engagement n'est pas chose légère, et je tiens à vous dire que ceux qui agiraient sans comprendre se feraient à eux-mêmes un grand mal. C'est un acte d'une haute importance. Vous ne pouvez pas le défaire. Et il faut prévoir tout ce qui peut arriver. On vous offrira peut-être des fruits à l'eau-de-vie, des liqueurs agréables au goüt.... Ou bien des gens se moqueront de vous. Et puis il faut bien vous dire que la parole donnée est chose sacrée : rien au monde ne doit pouvoir aller contre elle. II vaudrait mieux mourir que de faillir à sa parole. C'est une loi inexorable: Un homme de cœur n'a qu'une parole; et tout homme qui y manque est rayé du nombre des' honnêtes gens. II s'est mis lui-même au rang des menteurs, des fourbes et des lâches. J'aimerais mieux que vous ne vous engagiez pas, si vous deviez le faire sans comprendre .... Mais ceux qui, bien convaincus, signeront leur feuille, acquerront par ce seul fait une valeur bien plus haute. En effet. Donner sa parole; mettre ainsi de son plein vouloir une barre entre soi-même et une force étrangère; savoir d'avance que rien ne vous fera
�SECTION CADETTE
113
aller malgré vous là où vous ne voulez pas aller .... cela est certainement quelque chose de grand. Ceux qui signent un engagement se rendent par là maîtres d'une partie de leur destinée. Ils font un acte de haute volonté, de conscience, d'intelligence. Ils se communiquent à eux-mêmes une force extraordinaire. Vous voyez que cela est grave, et qu'il faut bien réfléchir avant de s'engager.
PIERRE,
ému .
Moi, j'ai réfléchi depuis longtemps. Je sais bien que je suis décidé, et pourquoi je suis décidé. Et je sais bien que je veux tenir ma parole d'honneur.
JACQUES .
Moi, je crois que je veux y penser encore.
LA MAITRESSE.
Bien, mon garçon, interroge-toi tout le temps que tu voudras.
(Moment de silence.)
RENÉE.
Alors, Jules sera un alcoolique.
�114
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LA MAITRESSE.
Et pourquoi donc ?
RENÉE.
Mais .... puisqu'il ne veut pas signer ....
LA MAITRESSE,
souriant.
Il ne signera pas non plus l'engagement de boire .... Il veut être libre. C'est son droit. Néanmoins, je puis bien lui dire qu'il se prive ainsi d'une force certaine. Ne perdez pas ceci de vue : que les alcooliques ne l'ont pas toujours été. S'ils le sont maintenant, c'est qu'ils n'ont pas cru d'avance qu'ils pourraient devenir les esclaves d'une habitude qu'ils n'avaient point encore. Au premier verre on se dit : « Tiens ! quel mal ça m'a-t-il fait ?... Les gens sont fous de s'épouvanter de ça!» Au dixième verre, on se croit encore tout à fait le maître. Au centième, on essaye de se le faire croire. Au millième, on se résigne .... Puis, par éclairs, on sent sa honte, sa chute; on voudrait se relever, mais deux causes s'entendent pour l'empêcher. - Premièrement l'habitude prise. L'habitude qui s'est sournoisement insinuée, se faisant inoffensive et humble jusqu'au moment où elle a commandé impérieusement.
�SECTION CADETTE
115
Et après, c'est l'affaiblissement de la volonté .... juste au moment où on en avait le plus besoin. Je ne puis trop vous le répéter, enfants : un grave danger vous menace dans ce monstre Alcoolisme. Ne le prenez pas pour un danger imaginaire. Ayez-en
peur.
Ayez peur du premier verre d'alcool qui peut amener l'effondrement de votre vie. Ayez-en peur pour vous, pour votre famille, pour votre pays, pour l'humanité. L'avenir est aux peuples qui sont les plus moralement forts.
��EN REVENANT DU C, E. P.
117
XXVII EN REVENANT DU C. E. P.
Gustave revient de l'examen du certificat d'études primaires. Il est content, puisqu'il a réussi. Dans le petit chemin qui le ramène chez lui, seul avec sa maîtresse, il rompt tout à coup le joli silence.
GUSTAVE.
Madame, je ne m'étais pas rappelé assez tôt qu'il fallait citer Turgot parmi les grands ministres. Et voilà que, derrière moi, un garçon l'a dit tout doucement à son voisin; et je l'ai entendu. Mais je ne l'ai pas mis dans mon devoir, puisque ce n'était pas moi qui l'avais trouvé tout seul (1)
(Moment de silence.)
LA MAITRESSE.
Gustave, je suis contente de toi. Je suis plus fière de ce que tu me dis là que de tous les certificats obtenus par mes élèves.
( 1)
Authentique,
��L'ESPRIT DE FAMILLE
119
XXVIII
L'ESPRIT DE FAMILLE
LA MAITRESSE.
Maintenant que je vous connais bien, vous et vos parents, je sens vivre e11 chacun de vous « l'esprit de famille ». De même qu'il y a entre frères et sœurs des ressemblances physiques, - voyez la petite sœur de Claire, on dirait une Claire en miniature - il y a aussi des ressemblances morales, et c'est tout naturel. C'est que vous êtes faits très mystérieusement de toute la vie passée de vos ancêtres, de votre famille, qui a ·fini par avoir un caractère à elle, à force de se léguer de père en fils des habitudes, des pensées et des jugements - tout comme on se lègue dans la même famille sa maison et ses champs - ses meubles et son argent. Vous savez que le moral existe, comme le physique. C'est donc la figure morale qui a des traits communs
�120
DANS UNE PETITE ÉCOLE
avec les parents, et chez les frères et les sœurs. Comprenez-vous ?
ROBERT,
Oui, moi je comprends.
TOUS.
Moi aussi, moi aussi.
LA MAITRESSE.
Vous rappelez-vous que je vous ai dit une fois : pouvez vous rendre beaux en vous faisant un plus beau moral » ?
« Vous
DES VOIX.
Oui, oui.
LA MAITRESSE.
Eh bien, quoiqu'il y ait dans chaque famille des qualités et des défauts innés, c'est-à-dire qui sont nés avec vous - vous pouvez agir de telle sorte que vous rendiez plus grandes ces qualités et plus petits ces défauts. Plus tard, vous ferez un effort pour parvenir à plus de bien-être matériel. II faudra aussi faire de grands efforts pour enrichir votre famille de qualités morales et intellectuelles - de richesse, d'intelligence, de droiture, de bonté. Ainsi, vous laisserez, en vous
�L'ESPRIT DE FAMILLE
121
en allant de ce monde, votre famille plus belle .... Chez nous autres, campagnards de race, chacun habite sa maison familiale, qui lui vient le plus souvent d'ancêtres déjà lointains. Il y a une grande poésie dans ces foyers. On dirait que les pensées de nos grands-pères sont restées accrochées aux rugosités de nos murs.... On se sert de meubles, d'humbles outils même, qui ont gardé l'empreinte de leurs mains. Le cadre de leur vie est devenu le vôtre. Les mêmes horizons ont caressé leurs regards. Les mêmes arbres ont vu leurs jeux et les vôtres. Les mêmes tournants de chemins les ont fait rêver aux choses indéfinies, qui s'en vont .... aux choses merveilleuses q~i vont venir. ... Le passé de vos grands-pères est là, imprégnant votre présent de son charme; mettant en vous le parfum des choses disparues, des choses vécues. Il a aidé, il aide encore à la formation de votre caractère : de même que votre bien familial est leur œuvre, votre patrimoine moral l'est aussi. Vos ancêtres vivent en vous; et vous, plus tard, vous vivrez dans vos descendants. Cela est merveilleux, et c'est sacré. Mais, c'est ce qu'il y a de meilleur en nous que nous voudrions laisser aprés nous. Quand nous ne vivrons plus depuis longtemps, notre effort moral, l'exemple que nous aurons laissé se répercutera encore,,..et indéfiniment.
�122
DANS UNE PETITE ÉCOLE
En effet, ceux qui à cause dè nous auront été plus courageux, plus nobles, déposeront dans des êtres que nous ne connaîtrons pas les germes de bien que nous aurons mis en eux-mêmes. Les parents vivent p.our leurs enfants. Vos parents font tout ce qu'ils peuvent pour vous laisser plus riches de toutes manières qu'ils ne l'auront été eux-mêmes. Ils souhaitent que vous ayez plus de bien qu'eux, plus d'instruction, plus de considération, plus de valeur. Ils vivent d'avance, pour ainsi dire, dans vos enfants qui les continueront. Comprenez-vous qu'une famille ne meurt pas ! La_ famille est quelque chose d'auguste et d'impérissable. Comprenez-vous que, du vieux grand-père au petit enfant dans son berceau, il y a un lien vivant et direct. Le grand-père sent sa propre vie continuer dans ce berceau tremblant. Il sait que l'énergie morale de sa vie est recueillie par ce petit être qui la transmettra à son tour .... Ainsi passe de mains en mains, à travers le temps, le flambeau de la race familiale, qui va s'éteignant chez l'aïeul pour se rallumer dans le nouveau-né. Qui donc n'aurait pas la pure ambition de laisser sa race plus riche, plus valeureuse ? Qui donc voudrait avoir vécu en vain, sans ajouter un reflet à l'honneur de son nom ? Ayez la fierté, l'orgueil du nom que vous portez. Portez-le comme une lumière que vous transmettrez
�L'ESPRIT DE FAMILLE
123
à votre tour à vos enfants, et à vos petits-enfants .. Ayez le culte de la famille. Obligez tout le monde à respecter le nom que vous portez, en le maintenant pur et sans tache. · Aimez, bénissez vos grands-pères, qui vous ont transmis l'âme de votre race. La famille est la gardienne du bonheur et de la dignité des hommes, et par conséquent des peuples. Un père de famille honorable est à la fois un homme heureux et un homme utile à la société, à la nation, à l'avenir.
��LA BEAUTÉ
125
XXIX
LA BEAUTÉ
LA MAITRESSE,
Laurent, aimes-tu les roses ?
LAURENT,
Oh I oui. C'est joli, les roses 1
ROBERT.
C'est très joli. Et ça sent bon.
LA MAITRESSE.
J'ai connu un vieux paysan dont la fille voulait planter des rosiers dans le jardin. « Ça se mange-t-il, ça ? » fit sévèrement le vieux.
(Les enfants rient.)
ROBERT,
fier.
Nous, nous en avons, des roses, dans notre jardin 1
�126
DANS UNE PETITE ÉCOLE
ANDRÉ.
La belle affaire I Nous aussi. Tout le monde en a.
LA MAITRESSE.
Le vieux avait bien raison : les roses ça ne se mange pas.
CLAIRE.
Non, mais c'est joli.
LA MAITRESSE.
Et alors? ...
ROBERT.
Eh bien I Quand c'e:,t joli, on est content.
LA MAITRESSE.
Mais pourquoi ?
ROBERT.
Parce que .... Parce que .... Parce que c'est joli, pardi!
LAURENT,
définitif.
On aime toujours ce qui est joli.
�LA BEAUTÉ
127
LA MAITRESSE.
C'est entendu. Mais personne ne sait dire pourquoi.
PLUSIEURS VOIX.
Mais .... parce que c'est joli, voilà tout l
LA MAITRESSE.
Eh bien l vous avez raison : Ça plaît parce que c'est joli, et voilà tout. Ça prouve simplement qu'il y a en nous un instinct profond, et qui est profondément satisfait par la beauté. La beauté !... Il y a des gens qui voudraient ne prononcer ce mot qu'à genoux. C'est la nature qui est l'infatigable ouvrière du beau. Elle prend toutes sortes de formes pour l'exprimer : fleurs ou oiseaux, arbres ou rivières, mers ou montagnes .... etc. Voyez les frais visages des bébés, leurs jolis, si jolis gestes; la grâce de la jeunesse .... Toutes les formes innombrables de la vie, belles déjà par elles-mêmes, la nature les embellit encore par les jeux merveilleux de sa lumière. Forme, mouvement, lumière, voilà de quoi est fait le beau matériel. La forme en est le corps, et la lumière l'âme. Le mouvement n'est qu'un moyen de varier la lumière,
9
�128
DANS UNE PETITE ÉCOLE
comme la forme n'est que le moyen de l'individualiser. Le beau se résume en définitive dans le mot : Lumière. La lumière !... Ce qu'il y a de plus profond, de plus immatériel dans la matière. Ce qui est en dehors des choses, et qui pourtant leur donne seul leur individualité. Ce sans quoi les choses n'ont ni grâce ni douceur .... Vous ne comprenez pas; vous ne pouvez pas comprendre ce que je viens de dire. Mais attendez. Voyez cette simple boîte. Je la mets au soleil. Elle n'a pas changé de forme. Que devient-elle ?
ROBERT.
Elle brille par places.
LA MAITRESSE.
Ne vous semble-t-il pas qu'il y a un imperceptible mouvement, là, à l'endroit où ça brille ?
PLUSIEURS,
étonnés.
Eh! oui.
DENISE.
On dirait que ça devient vivant au soleil. Et quand c'est à l'ombre, on dirait que c'est mort.
�LA BEAUTÉ
129
LA MAITRESSE,
C'est donc le jeu de la lumière sur les formes qui produit l'apparence du mouvement, c'est-à-dire la vie, c'est-à-dire la beauté. Les hommes aussi cherchent à « faire beau», comme la nature; car ils ont tous comme vous l'instinct de la beauté. Mais peu y parviennent, parce qu'il y faut un grand talent, un goût sûr et exercé. Et cela est bien rare. Et puis la beauté est quelque chose de désintéressé : « Ça ne se mange pas ». Cela ne nourrit point le corps, mais seulement l'âme. Les plus grands artistes sont donc évidemment ceux qui aiment la beauté pour elle-même, et non point pour y chercher des satisfactions intéressées. C'est l'honneur de l'humanité, qu'il y ait eu de tout temps de grands artistes. Il y en avait chez les préhistoriques, et c'est là une chose émouvante.
��LA BEAUTÉ
131
XXX
LA BEAUTÉ
(Suite.)
LA MAITRESSE.
Pendant que nous y sommes, parlons encore des belles choses de la nature et de l'art. Les artistes, peintres, sculpteurs .... cherchent leurs modèles dans les choses vivantes, dans la nature. Les grandes œuvres d'a1t sont d'un prix infini pour apprendre aux hommes à aimer et à admirer la naturelle te~lè quelle. Elles sont, de plus, essentiellement, le lien_qui relie les siècles les uns aux autres. L'idéal exprimé par l'art est ce qu'il y a de plus profond et de plus vrai dans les générations qui passent. Car, ce qui est le plus vrai dans les hommes, c'est leur sentiment de l'idéal. J'ai dit que les artistes prennent leurs modèle<; dans la nature. Mais nous, ici, dans notre petit village, nous avons la nature elle-même.
�132
DANS UNE PETITE ÉCOLE
Nous avons les beaux couchers de soleil et les crépuscules plus beaux encore. Nous avons les ruisseaux clairs et les grands arbres, dont les branches se balancent au vent .... Comprenez-vous que tout ce que vous avez devant vous est beau ? Comprenez-vous que c'est un grand privilège d'habiter la campagne ? Voudriez-yous habiter une ville ? Tous, criant. Non ! Oh ! non.
ROBERT.
On est bien mieux ici.
ANDRÉ.
La ville, c'est tout le temps la même chose ! des maisons, des rues .... et tout le temps comme ça.
JOSEPH.
Au moins ici, on voit loin. Il n'y a pas rien que des maisons pour cacher le pays.
LAURENT.
Et puis, il y a les bêtes. C'est joli, les bêtes.
�LA BEAUTÉ
133
Ji
RENÉE.
Et les fleurs. C'est joli, les fleurs.
JOSEPH.
Et puis tout, quoi ! On est libre, à la campagne. On s'y amuse joliment bien.
LAURENT.
Oh ! on y travaille bien aussi. C'est dur, de travailler les champs.
LA MAITRESSE.
Oui, c'est dur, en effet. Mais c'est sain aussi. Le paysan est toujours au grand air, en face du grand espace pur. Pourvu qu'il ait un petit bien à lui, il est son maître : il ne dépend que de la pluie et du beau temps. Il n'a de comptes à rendre à personne. Il est roi sur ses terres. Et puis il a un travail varié, toujours intéressant. Si j'étais un homme, jeune, je ne voudrais pas d'une autre existence 1 Mais 1... Je voudrais être instruit et cultivé, quoique paysan. Car il faut s'instruire et se cultiver, non pas pour faire quelque chose de particulier, mais pour être un homme, au sens le plus complet du terme.
* **
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Croyez bien, enfants, que c'est un grand bonheur de vivre à la campagne, parmi la beauté inlassable des jours, des heures, des saisons .... La plupart du temps, il ne manque aux campagnards pour être heureux, que de savoir qu'ils le sont.
�PIERRE
135
XXXI
PIERRE
Pierre n'a rien fait, mais rien, rien du tout. Ça n'étonne personne, pas même lui! Ça n'étonne que vous, lecteurs. C'est que vous ne connaissez pas notre Pierre. Il est merveilleusement insupportable, comme aurait dit notre fin Montaigne, du temps où notre parler national était bien plus savoureux qu'à présent. Pierre a de longues jambes, de longs bras, une figure de certains portraits de Van Dyck, car il est beau, dans les rares moments où il ne fait point de grimaces, et dans les moins rares moments où son visage exprime une belle émotion. Mais il en fait presque tout le temps, des grimaces. Il remue presque tout le temps ses pieds, au bout de ses longues jambes. Ou bien, il se couche le long de son banc, au lieu de travailler. C'est ce qu'il a fait ce matin.
�136
DANS UNE PETITE ÉCOLE
De temps à autre, il va bien jusqu'au bout de la première multiplication I Il écrit parfois toute une demi-page presque lisible. Dans les bons jours, il ne fait guère qu'une douzaine de fautes à sa dictée de huit lignes apprise la veille. Mais, ce matin, c'était le Pierre des mauvais jours. On l'avait mis tout seul, dans un coin, parce qu'il bavardait. Il s'est mis à se parler tout haut, à luimême. Bien sftr qu'à la récréation, la maîtresse lui a dit de travailler pendant que les autres joueraient t Mais il faisait si beau, dehors 1 La Maîtresse est rentrée sans bruit : Pierre était couché à demi sur sa table, la tête dans ses bras.
LA MAITIJ.ESSE,
doucement.
Écoute, Pierre, ce que je te propose : Veux-tu gagner ta part de récréation ? Je ne te force pas. C'est comme tu voudras. Veux-tu faire une multiplication, tiens, la plus facile, et tu pourras aller jouer après ? Pierre fait signe qu'oui.
LA MAITRESSE.
Alors, c'est entendu. Je reviendrai dans cinq minutes. Je pense que tu auras fini. Comme tu auras fait un petit effort, tu pourras jouer, avec contentement.
�PIERRE
137
Vous pensez déjà tous, petits lecteurs de ce petit livre, que Pierre doit être détesté, puisqu'il est si désagréable ! Ne jugez pas si vite ! Attention. Cherchez dans ces pages tous les petits chapitres où il est question d'un Pierre. C'est le même; nous n'en avons qu'un. Et dites-moi si vous n'avez pas un faible pour lui, tout comme la Maîtresse elle-même.
��ENCORE PIERRE
139
XXXII ENCORE PIERRE
Il y a des jours où les maîtresses voient plus clair que d'autres. C'est un de ces jours-là que Pierre s'étant fait prendre en une faute inattendue, était debout tout penaud devant la maîtresse.
LA MAITRESSE.
Tu comprends bien, Pierre, qu'il est nécessaire que tu sois puni : tu as une dette à payer. Quand je te donne des pages à écrire chez toi, tu les fais si mal, si mal, que cela me dégoûte. Il vaut donc mieux que je te prive, en punition, de la moitié des récréations pendant la journée de demain .... Mais après tout, tu choisiras toi-même : ou deux pages bien écrites à rapporter demain matin, ou la privation de récréation. (Ça c'était alors bien dur : on faisait un jeu !... un jeu !. .. Je ne vous dis que ça.)
�140
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PIERRE.
Je ferai les pages.
LA MAITRESSE.
Soit. Mais tu sais 1... Il faut t'engager absolument
à m'apporter un devoir convenable. J'exige que tu
m'en donnes ta parole. D'ailleurs c'est toi-même qui choisi'>. Ne l'oublie pas. C'est toi-même qui te donnes cette tâche. C'est à toi-même que tu auras à obéir. Qu'en dis-tu ?
PIERRE,
fermement.
Madame, je ferai les pages. Je les ferai comme il faut. Et le lendemain, Pierre apporte triomphalement son cahier, où deux pages sont presque très bien écrites, et faites presque jusqu'au bout des lignes. Et Pierre est presque tout à fait content.
�UN AMI DES BÊTES
141
XXXIII
UN AMI DES B:Ê.'fES
LA MAITRESSE.
Je connais un petit garçon qui aime beaucoup les animaux. L'autre jour, on lui avait donné un bon petit pain tout frais. Il a rencontré un chien « qui avait l'air malheureux», - ce sont ses propres paroles - et il lui a fait manger toute sa brioche. Qu'auriez-vous fait, vous ?
ROBERT.
Oh l moi j'en aurais bien donné, mais rien qu'un t out petit morceau.
DENISE.
Moi, non l J'aurais mieux aimé la manger toute seule; c'est trop bon, la brioche 1
�142
DANS UNE PETITE ÉCOLE
ANDRÉ.
Moi aussi. D'abord, les brioches, c'est pas pour les chiens 1
JULES.
Il est fou, ce garçon !
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce que tu en penses, Pierre ?
PIERRE,
hochant la tête.
Il a bien fait, le petit garçon. (Souriant.) Moi, j'aurais bien mangé le petit pain, mais je trouve que c'était joli de le donner au chien.
JULES.
Oh ! pense voire ! Un chien ! Les bêtes, c'est pas des gens!
PIERRE.
Non, mais elles sentent bien les bêtes, comme nous. Et puis les chiens, ils ont du cœur, il nous aiment.
LA MAITRESSE.
Ce même petit garçon est très timide. Il n'aime pas du tout voir des gens qu'il ne connaît pas. Mais,
�UN AMI DES BÊTES
143
du plus loin qu'il aperçoit un chien, un chat, ou quelque autre animal domestique, il court vers lui.
JULES.
Alors 1 il aime mieux les bêtes que les gens 1...
PIERRE.
Oui, mais .... s'il est aussi bon que ça avec les bêtes, c'est pas lui q~ fera jamais du mal aux gens 1 Quand on est bon, on est bon aussi bien pour les bêtes que pour les gens. - Voilà ce que je dis, moi.
10
��UN BONHOMME DE CINQ ANS
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XXXIV
UN BONHOMME DE CINQ ANS
Il a nom Jean. Il a une mignonne figure, gracieuse et saine comme une fleur des champs. Il ne pleure jamais. Il parle rarement, mais quand il parle il dit juste ce qu'il faut, deux ou trois mots précis de sa petite voix claire. Il a des mouvements prestes et jolis 1 Les premiers jours qu'il venait à l'école, les autres enfants le regardaient, le regardaient .... Les grands garçons de douze ans s'arrêtaient au milieu de leurs jeux les plus bruyants, saisis par le charme exquis de toute cette grâce enfantine. Même Laurent, qui ne fait guère attention à ces choses d'habitude, se retournait, - en allant vers le coin du jeu, - se retournait, pensif, les yeux fixés sur Jean qui jouait, et étonné en lui-même. Mais on s'habitue à tout, aux visions les plus gracieuses comme aux pires, et il n'y a plus guère que Pierre, maintenant, qui délaisse parfois ses jeux pour Jean, - ou Maria, une grande de sept ans et demi, qui joue avec Jean comme avec un poupon, avec
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
toute la passion d'une petite femme, déjà maternelle. Et la grâce de Jean continue à éclairer la petite cour des récréations. Aujourd'hui, on a sifllé du côté des petits au beau milieu d'une leçon. Tous les visages se sont tournés vers Jean, pleins de sourires. Souriant aussi, la Maîtresse dit : - C'est toi qui as sifllé, petit Jean ? Mais lui, de sa mignonne tête, fait signe que non. Alors la Maîtresse doucement : - C'est vilain de dire un mensonge. Sifller ce n'est · pas vilain, mais dire un mensonge, c'est horrible. Et plus doucement encore : -- Dis que tu as sifllé ? « Non », fait de nouveau le petit geste têtu, tandis que la petite figure est toute rouge, effrayée d'avoir troublé l'ordre de la classe. Il ne faut pas que notre exquis petit Jean dise des mensonges. La Maîtresse le prend sur ses genoux et lui parle doucement. - C'est trop vilain d'avoir dit un mensonge. Ça fait devenir tout noir en dedans ! Il faut dire que tu as sifllé, et tu seras de nouveau un brave petit homme. Alors, la petite bouche s'entr'ouvre juste pour laisser passer le plus subtil, le plus ténu des « oui ». Et la petite figure se détend, et redevient joyeuse.
�L'EXISTENCE DE DIEU
147
XXXV L'EXISTENCE DE DIEU
ALBERT,
avec son regard interrogateur.
Madame, personne ne peut être sûr que Dieu existe, n'est-ce pas ? Moment de silence. La Maîtresse réfléchit. Tout à coup, elle appelle le petit Jean, et le fait placer devant les grands.
LA MAITRESSE.
Voilà notre mignon petit Jean. Gustave, toi qui es son voisin, te rappelles-tu l'avoir vu dans son berceau?
GUSTAVE.
Oui, Madame, je me le rappelle. J'étais encore petit.
LA MAITRESSE.
Albert, dis-moi comment il se fait que Jean ne soit plus un bébé dans son berceau ?
�148
DANS UNE PETITE ÉCOLE
ALBERT.
Parce qu'il a grandi.
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce que Jean sera dans vingt ans ?
ALBERT.
Il sera un homme.
LA MAITRESSE.
Et dans soixante ans ?
TOUS.
Un vieillard.
LA MAITRESSE,
Et dans deux cents ans ?
TOUS.
Oh! Oh 1...
ALBERT.
Il n'y sera plus. Il n'y aura plus rien de lui .... Ah 1 si. Il y aura encore les enfants des enfants .... de ses enfants, s'il en a.
�L'EXISTENCE DE DIEU
149
LA MAITRESSE.
Etes-vous sûrs que Jean existe ?
TOUS.
Naturellement, puisqu'on le voit.
LA MAITRESSE.
Quand il aura vingt-cinq ans, sera-ce le même Jean que celui qui est là devant vous ?
TOUS.
Non.
LA MAITRESSE.
Alors, dites-moi où sera le petit Jean, le (( nôtre >> ?... Comment vous expliquez-vous qu'il soit maintenant un petit enfant, et que, vingt ans après, il soit un homme?
TOUS.
Parce qu'il aura grandi l
ALBERT,
comme se parlant à lui-même.
C'est curieux, ça; c'est extraordinaire.
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce qui l'aura fait grandir ?
�150
DANS UNE PETITE ÉCOLE
PLUSIEURS,
surpris.
On ne sait pas ....
JULES,
C'est parce qu'il mange.
LA MAITRESSE.
Mais moi, je mange, et je ne grandis pas. - Quand un travail se fait, est-ce une force qui le fait ?
ALBERT.
Bien sûr.
LA MAITRESSE.
Alors, c'est une force qui fera grandir Jean. C'est une force qui le fera vieillir. C'est une force qui le fera mourir ?
LES ENFANTS,
Ah I oui. C'est une force.
LA MAITRESSE.
Qu'est-ce que c'est que cette .force ?
PLUSIEURS.
On ne sait pas ... .
�L'EXISTENCE DE DIEU
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JULES.
On n'est pas des savants.
DENISE.
Moi, j'ai idée que les savants ne savent pas non plus ....
LA MAITRESSE.
Et tu as raison. Cette force est très mystérieuse pour notre esprit. Nous ne pouvons pas la comprendre ....
DENISE.
Alors, c'est cette force qui fait aussi pousser les plantes et fleurir les roses 1
ROBERT.
Et c'est aussi elle qui fait germer le blé dans la terre, alors 1
LA MAITRESSE,
Oui, mes enfants. C'est aussi cette même force qui fait les étoiles et les maintient dans l'espace. Vous êtes sûrs, bien sûrs, qu'il y a une Force capable de faire toutes ces choses ?
�152
DANS UNE PETITE ÉCOLE
TOUS.
Mais oui, puisque c'est comme ça, puisque ça se fait I C'est bien une force qui le fait 1
LA MAITRESSE.
Eh bien, Albert, je vais répondre à ta question de tout à l'heure. C'est cette Force que les religions nomment Dieu. En lui donnant un nom, les hommes ont cru la saisir .... Il ne m'appartient pas de te dire si le Dieu des religions existe tel quel. Je sais qu'une force éternelle existe, qui nous fait vivre et qui nous fait mourir. Force éternelle .... voilà en même temps le fait le plus visible à nos yeux et le plus incompréhensible à notre intelligence. C'est autour de cette Force, quel que soit le nom qu'on lui donne - que gravite en définitive toute l'existence intellectuelle et morale de l'humanité. Ce qu'il y a de sûr, c'est que les hommes ont le grand et sévère honneur d'aider cette force à créer de la vie spirituelle.
�L'EXISTENCE DE DIEU
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XXXVI
L'EXISTENCE DE DIEU
(Suite,)
Je veux vous raconter un souvenir personnel. J'allais un jour chez un des meilleurs amis de mon père, un paysan d'une grande distinction morale. Je me réjouissais de retourner le voir, lui, et toute sa famille qui m'était très sympathique. Je me mis, chemin faisant, à penser à une de ses petites filles qui me plaisait spécialement. Dans mon souvenir, je la revoyais, gracieuse enfant de douze ans, telle que je l'avais vue il y a de cela je ne savais plus combien de temps. J'arrivai. On me fit fête. Il y avait là une très grande jeune fille que je ne connaissais pas. Je demandai à.voir la petite Clotilde. Le vieil ami de mon père sourit : - Comment l Tu ne la reconnais donc pas I me dit-il. Elle .est devant toi. Si je n'avais pas eu une confiance absolue dans la
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
véracité et le sérieux de notre ami, je n'aurais pas cru à sa parole ! Peu à peu je reconnus Clotilde, à je ne sais plus quelle ressemblance avec son père qui lui donnait un air de douce et sereine gravité. Mais elle me paraissait absolument différente de la petite Clotilde que j'avais connue.... Un étonnement profond, immense, était en moi I Pour moi, la petite fùle s'était brusquement transformée en femme. Quand je m'en revins, par le sentier à peine frayé parmi les bruyères et les ronces, j'avais l'âme pleine de ce mystère, et de longtemps je ne pus penser à autre chose.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
155
XXXVII
FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
LA MAITRESSE.
Dans la plupart des écoles, on note les travaux des élèves et on les classe d'après ces notes. Il y a un « premier » et un c< dernier ». Ici, je ne vous classe pas. Denise, toi qui serais la plus intéressée à ce classement, car tu serais sans doute toujours la première, que penses-tu de ma méthode ? Ne regrettes-tu pas de n'avoir pas l'honneur du classement ?
DENISE,
spontanée.
Oh l non. Qu'est-ce que j'en aurais de plus ? Ça ne me donnerait pas pour un sou d'instruction de plus l Et puis, si je fais mieux que mes camarades en quelque chose, eux, ils font mieux en d'autres choses. J'aime mieux que vous ne nous classiez pas.
LA MAITRESSE.
Et vous autres, qu'en dites-vous ?
�156
DANS UNE PETITE ÉCOLE
LAURENT.
Ça n'a point d'importance, le classement ! Qu'est-ce que ça nous donnerait de plus ! Moi je n'y tiens pas.
ANDRÉ,
souriant, taquin.
Moi, oui. J'aimerais bien être «premier» une fois. Ça se raconte, les gens nous en parlent. Au moins, on nous prend pour quelqu'un 1
CLAIRE.
Moi, je voudrais que Denise soit première parce que je l'aime bien.
LA MAITRESSE.
Je vais d'abord répondre à André. Donc, tu voudrais le classement et comme tu es bon élève, tu aurais une bonne place. Et Pierre, où serait-il ?
PIERRE,
gaiement.
Je serais le premier par le mauvais bout, parbleu.
LA MAITRESSE.
Tu as peut-être tort d'en parler si légèrement, mon garçon.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
157
PIERRE.
C'est que je n'y peux rien. Si j'ai une mauvaise tête, c'est pas ma faute.
LA MAITRESSE.
Tu pourrais au moins le regretter. C'est toi qui en souffriras le plus. Mais tu as aussi ta valeur et il ne faut pas te croire incapable d'un effort, et d'une belle compréhension. Les jours où tu n'es pas là, mes leçons me semblent moins vivantes parce que c'est toi peut-être qui les aimes le mieux.
PIERRE.
J'aime beaucoup les leçons, mais ....
LA MAITRESSE,
à André.
Toi, tu voudrais être un des premiers. Ce n'est pas mal de le désirer, loin de là, mais écoute. Supposons que pendant un certain temps, Pierre ait fait un gros effort, continu, persévérant, et qu'il soit arrivé à comprendre mieux l'orthographe par exemple, et à faire un travail beaucoup meilleur que d'habitude. Et toi, sans grand effort, à cause de ta facilité, tu le dépasserais tout de même de beaucoup. Tu aimes le travail, il ne te coûte .pas, et sans peine tu arrives
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
à de bons résultats, - sans peine ou presque, comprends-tu? Il y a d'abord ceci - qui est réel, profond : tu as déjà ta récompense, la seule valable, c'est de jouir de ton propre développement, de ta propre compréhension des choses. Mais si ton effort, moindre que celui de Pierre, te valait une place honorable alors que son effort à lui n'aurait pas de résultat visible, puisqu'il demeurerait le dernier, n'y aurait-il pas pour Pierre un motif de découragement ? Ne se dirait-il pas : ce n'est pas la peine que je fasse des efforts pour bien faire, si je reste le dernier ? Et toi, ne serais-tu pas tenté de te croire par moments - très supérieur· à lui, aux autres ?
ANDRÉ.
Oh l oui, c'est vrai, tout ça. Au fond, ça m'est bien égal, ce classement. Je vois bien que c'est plus juste de ne pas le faire.
LA MAITRESSE.
Ecoute encore. Pour toi, le vrai progrès ne consiste pas à faire mieux que des enfants moins bien doués. Il consiste à faire toujours mieux que toimême. Et c'est encore plus vrai pour Pierre, si je puis dire. C'est vrai pour tous, cela, et il n'y a que cela qui soit réellement vrai.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
159
Et non seulement il faut tendre soi-même à faire toujours mieux, sans penser à se comparer aux autres, mais encore il faut apprendre à se réjouir profondément des progrès des autres : c'est là notre plus haut intérêt après celui de faire toujours mieux que nousmêmes. En effet. Tâchez de bien comprendre cela, tous. Toi, André, étant ce que tu es, un garçon qui aime l'étude, qui pense généralement juste, et qui te conduis bien, crois-tu qu'il serait bon que - étant et restant ce que tu es ! - tous les autres soient en avant de toi, plutôt qu'en arrière ? Réfléchis. Qu'estce qui serait le meilleur pour le bien général ?
ANDRÉ.
Oh ! c'est vite trouvé. C'est que tous les autres soient plus instruits et plus justes que moi. (Souriant.) Mais alors, je serais le dernier - et j'aimerais pourtant pas trop ça !
,LA MAITRESSE,
souriant aussi.
Eh! oui, mais tu aurais la joie d'être entouré de camarades charmants, qui te rendraient heureux. Pour moi - écoute bien, - je vais te dire ce que je voudrais, de tout mon cœur ! · Etant ce que je 5uis - ni plus, ni moin5 - je voudrais bien que tout le monde soit plus instruit, plus intelligent et plus juste que moi. Oui, je le voudrais.
11
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Je serais si bien, alors. J'aurais confiance en tout le monde. Je me tournerais vers la lumière morale des gens, au lieu de rencontrer leur médiocrité trop fréquente. Ah ! qu'il fait bon vivre avec ceux qui sont meilleurs que nous l plus riches de cœur et d'intelligence. Leur beauté d'âme nous épanouit, nous enthousiasme, nous soulève dans une allégresse toujours nouvelle. Je ne connais rien de plus agréable que d'admirer de beaux caractères, de belles intelligences, de grands cœurs. Au contraire, quand on rencontre des gens médiocres de cœur et d'intelligence, on est sür d'en souffrir de toutes sortes de manières - des plus inattendues, parfois. Il y a des enfants - et même des grandes personnes qui se contentent pour tout progrès, de faire moins mal que ceux qui agissent très ma_. Pourvu qu'ils l se disent : « Je suis bien plus avancé - bien plus juste qu'un tel et un tel » - cela leur suffit. Ils en tirent même une gloire trop facile. Ah l ce n'est pas le progrès, cela. Le vrai progrès, comme vous l'avez compris, << c'est de faire toujours mieux que soi-même » sans se comparer aux autres. Il faut se comparer seulement à là justice que nous fait deviner notre conscience. Le vrai progrès, c'est d'aimer le bien non seulement en nous-mêmes, mais aussi chez les autres et de le favoriser.
�FAIRE TOUJOURS MIEUX QUE SOI-MÊME
161
Quand je pense à la France - par exemple - je ne puis m'empêcher de faire le même raisonnement : La France étant ce qu'elle est - qu'il ferait bon dans le monde si les autres nations étaient toutes plus avancées qu'elle en justice, en intelligence et même en progrès matériel ! Il y a une façon d'aimer le bien et le vrai qui est vivante et une autre façon qui est morte. Au-dessus du « moi » d'un enfant, d'un homme ou d'un peuple, il y a, dans la beauté du ciel de l'intelligence, la Vérité et la Justice. Ceux-là seuls qui les aiment sont ceux qui les aiment autant chez les autres que chez eux. Et, si l'on réfléchit un tant soit peu, on voit tout de suite que c'est l'intérêt de chacun que les autres soient plus hauts que lui dans la justice et la vérité. Il y a des contradictions étonnantes chez les hommes : ils veulent tirer beaucoup des autres et en même temps être toujours les premiers en tout. Mais on ne peut rien gagner avec ceux qui sont bien plus pauvres que nous. Mais nous voilà bien loin du point de départ. Voyez comme les conséquences d'une idée juste sont indéfinies - comme elles vont loin ! Une idée juste ne peut plus s'arrêter: elle vit continuellement. Une idée fausse se détruit plus ou moins rapidement. On ne peut rien contre ce qui est juste.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Si les autres étaient mieux que nous, - lorsque nous désirons sincèrement le bien - nous serions en marché vers le mieux à côté d'autres êtres qui nous dépasseraient toujours, étant eux-mêmes en marche vers le mieux. Et cela fait songer aux astres des systèmes solaires qui s'en vont sans arrêt à travers l'étendue, gardant. toujours les mêmes distances respectives en s'en allant ensemble vers des buts inconnus, vers des buts de lumière.
�RÉPARATION
163
XXXVIII
RÉPARATION
Il y avait une fois dans mon école un gros garçon vaniteux qui me déplaisait fort . Je lui trouvais tous les défauts. Un jour, je m 'aperçus qu'il avait volé les crayons dans mon tiroir. Je regardai les élèves à la ronde, tout en parlant du vol, et mes regards soupçonneux s'arrêtèrent sur le groc; garçon, qui rougit soudain. Ma convic;tion fut faite et je l'accusai du vol devant tous ses camarades. Il s'en défendit avec un tel accent de sincérité que j'en fus tout émue. Je cherchai ailleurs, et au bout de plusieurs jours, je découvris le vrai coupable, qui m'avoua sa faute dans un long entretien à deux. Que faire, sinon aller immédiatement chez l'innocent, lui dire que je l'avais accusé à tort ? Je le trouvai seul chez lui, balayant avec bonne humeur une vieille cuisine de ferme. Il me sourit d'un bon sourire sans malice - que je découvrais tout à coup
�164
DANS UNE PETITE ÉCOLE
plein de charme et d'ingénuité- et comme je venais de lui dire mes regrets, sa mère arriva. Je voulus recommencer et m'aperçus que la mère ne savait rien. L'enfant ne s'était pas plaint à elle de mon injuste accusation. Je racontai alors toute l'histoire et je suivais avec émotion, sur la bonne figure ronde du garçon, un épanouissement graduel. Ni lui, ni sa mère ne m'en voulurent le moins du monde. Je prolongeai ma visite, · pour savourer cette bonne joie, et je partis le cœur léger. Le lendemain, je lui rendis justice devant ses camarades, avec tout l'élan que me donnait le sentiment du tort que j'avais pu lui faire, et de l'affection qui m'était venue au cœur pour lui. Dès ce jour-là, en effet, je l'aimai. Et comme - tout au contraire du vieux dicton qui croit que <d'amour est aveugle» - c'est l'amour seul qui rend clairvoyant, je découvris sous son écorce un peu épaisse, une jolie naïveté, une fraîcheur qui m'enchantèrent. Mon autorité sur les enfants ne fut pas ébranlée par mon erreur. J'eus l'impression même qu'elle devenait plus forte, plus réelle qu'auparavant; impression qui s'aviva toujours dans d'autres circonstances qui me mettaient, moi l'institutrice, la « maîtresse », à mon rang humain, à côté d'eux, en face de la vérité. Les enfants sentent aisément la majesté du vrai. Ceux-ci rendaient alors avec moi un hommage vrai-
�RÉPARATION
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ment religieux à quelque chose de grand, qui nous dominait, eux et moi. Et j'ai toujours été frappée de la confiance et du respect nouveaux qui venaient des enfants à moi, lorsque j'avais eu à reconnaître mes torts devant eux.
��LÉON
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XXXIX
LÉON
C'était dans une petite classe de garçons, à la montagne. Quelques « grands » de dix ans s'y attardaient avec ceux de sept, moins par inintelligence que par une mauvaise fréquentation de l'école. La Maîtresse était là depuis peu de temps et ne connaissait pas encore ses élèves. Un jour elle s'aperçut que l'on mentait, dans cette classe, aussi naturellement et aussi simplement que l'on respire. Sa stupeur et son indignation furent sans bornes. Elle se mit à parler, avec véhémence, avec douleur, et cela dura longtemps .... Ces quelques trente enfants la regardèrent alors avec des yeux pleins d'une totale incompréhension - des yeux sans pensée, - des yeux qui « attendaient que ce soit fini»; des yeux vagues de gens qui entendent, sans écouter, des paroles inconnues .... La Maîtresse eut un moment de désespoir. Mais tout à coup, elle découvrit dans le fond, derrière une table trop grande pour lui, où il disparaissait presque - un petit garçon de sept ans, qui avait absorbé en
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
lui l'émoi de cette scène, alors que sur tous les autres, il glissait sans se prendre. Il en était bouleversé. Sa petite figure se contorsionnait; tous ses traits étaient déformés par l'effort violent qu'il faisait pour s'empêcher de pleurer. Sa petite bouche se serrait très fort, son front se plissait:.. mais il sut refouler les larmes qui étaient là, tout près. Alors, la détente se fit dans l'âme de la Maîtresse où quelque chose chanta son chant de lumière et tout de suite après, dès qu'elle eut regardé Léon, lui aussi se détendit. Ils se comprirent; et la détresse se changea en clartès. A travers la morne inertie des autres, tous les deux vécurent un inoubliable moment de lumière. Des années après ce jour la Maîtresse ayant depuis longtemps quitté le pays, eut l'occasion de parler de Léon à son Maître d'alors. - « Léon ? lui fut-il répondu, ce n'est pas un élève remarquable comme facultés intellectuelles - il est moyen mais travailleur et surtout il a quelque chose de particulier, qu'on trouve très rarement : il ne dit jamais de mensonges, même pour éviter une punition. » Et depuis lors, les années ayant fait du petit Léon un homme qu'elle n'a jamais vu - la Maîtresse rallume parfois sa lampe, quand elle vacille, à la lumière forte et jaillissante de cet amour si passionné du vrai, de la clarté et de la sécurité du vrai, qu'elle deviµe là-bas, dans la maison de paysan que, sans doute, Léon habite encore.
�UNE AUTRE FOIS
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XL
UNE AUTRE FOIS
C'était une autre fois, dans cette même classe. Un long garçon de huit à neuf ans, dont la Maîtresse revoit encore la figure sans malice, une naïve figure d'enfant <<quine sait pas», - avait mangé son pain pendant la classe. La Maîtresse n'en pouvait douter: elle l'avait vu. - Tu manges ! fit-elle, sans beaucoup de sévérité. - Non, dit l'enfant. La Maîtresse eut un petit serrement de cœur : vraiment la leçon de l'autre jour est nulle, nulle, sur celui-ci. Alors, la Maîtresse lui dit violemment : - Va te cacher le visage contre le mur, car il m'est impossible de regarder la figure d'un menteur! Il y alla, - avec un air tout triste, mais qui semblait dire : c'est bien des paroles dures pour rien ! Il y resta longtemps .... longtemps, pour un enfant de son âge.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Et quelque temps après, la même scène recommença : ce même garçon avait encore mangé son pain pendant la classe; la Maîtresse l'avait vu. Elle lui dit encore cette fois : - Tu manges 1 Et lui, immédiatement, recommença comme un réflexe, le geste de dénégation. Puis, devant le regard attristé de la Maîtresse, - et les souvenirs qui revenaient à son cœur - il changea son signe de tête en signe affirmatif. Il eut alors une expression si désolée, un regard si navré, que la Maîtresse, émue, fit sur cette tête d'enfant - qui cherchait péniblement la lumière - une lente caresse.
* * *
Peu après, une scène analogue et pourtant tout autre, se reproduisit. Cette fois, il s'agissait de Léon, qui avait, absolument, l'air de manger. - Tu manges ? interrogea la Maîtresse. - Non, répond d'un mouvement de tête bien décidé, le petit Léon d'alors. La Maîtresse ne douta pas un seul moment de sa parole. Mais il fallait justifier devant les autres ce geste qu'ils pouvaient comprendre à leur malheureuse façon. Pour la Maîtresse, la parole de Léon avait suffi : elle savait qu'il ne mangeait pas. Elle alla vers lui, et lui, avec la gravité.assez habi-
�UNE AUTRE FOIS
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tuelle de son petit visage, il sortit de sa bouche un bout de fil. Mais il ne s'y trompa point lui-même : le regard de la Maîtresse lui avait bien appris, dès le premier moment, sa parfaite confiance - la délicieuse et apaisante confiance, qui crée cette sécurité où l'âme est si intensément bien.
��LE CANIF VOLÉ
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XLI LE CANIF VOLÉ
Il était joli, ce canif de la Maîtresse, qui resta un jour, oublié, sur une table d'élèves. Il disparut. Il fut aisé de deviner dans quelle poche il s'en était allé, et avec quel pauvre garçon déshérité, orphelin, élevé à la diable et traité plus souvent qu'à son tour par de mauvaises paroles. Malheureusement un de ses camarades l'avait vu et avait ébruité l'histoire. La Maîtresse lui parla, en particulier, plus apitoyée que fâchée. Il rendit le canif, épouvanté d'avance de la correction qu'il attendait. Et la correction ne vint pas. Mais il virit à la place d'étranges paroles, - étranges pour lui : - Je suis sûre, disait la Maîtresse, que tu es un brave garçon quand même. Tu as souffert ces jours-ci, de ce petit vol, et tu ne voudrais pas recommencer. Je regrette que tes camarades sachent ce qui est arrivé, car le malheur, c'est qu'ils vont peut-être te
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
faire une réputation de voleur. Mais moi, je suis sûre que tu n'es pas un voleur, et que tu ne voudrais plus, maintenant, prendre un objet qui ne t'appartient pas. Pour te prouver que j'ai confiance en toi - (j'ai même bien plus confiance en toi qu'avant, car maintenant tu as souffert de ce petit vol) je vais te charger d'un travail très honorable. Tu iras toi-même, sans que je m'occupe de ce que tu feras, prendre dans !'.armoire et dans mon bureau tout ce qu'il faut pour le travail du jour. Tu seras généralement seul dans la salle quand tu le feras. Eh bien I je suis tranquille; je n'ai aucune arrière-pensée sur toi; je suis sûre que tu ne feras rien de mal. Lui, il ne répondit pas, mais, de sa tête baissée, les larmes coulaient, rapides, sur son tablier. Quelques jours après, l'enfant avait trouvé un objet, qui aurait pu le tenter, et qui appartenait à un de ses camarades. Il l'apporta à la Maîtresse, confiant et heureux. Et la Maîtresse lui dit : - Voilà un bon moyen pour prouver aux autres que, tu n'es pas un voleur. Je dirai à tous, en classe - sans avoir l'air de rien, tout naturellement, comme cela s'est passé, - que c'est toi qui as retrouvé l'objet étant seul dans la classe - et que tu me l'as remis aussitôt.
�ENCORE UNE AUTRE ÉCOLE
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XLII
ENCORE UNE AUTRE ÉCOLE
Encore une autre école où la Maîtresse est arrivée depuis peu de temps. Il y a des garçons et des filles, de tous les âges. A gauche, les <<grands» du cours moyen; à droite, les petits. Simplement, sans penser à mal, tout le cours moyen copie de proche en proche ses problèmes sur la cc première». Le jour où la Maîtresse s'en aperçoit, elle arrête toute leçon et se met à parler doucement de la sincérité, de la valeur du travail personnel, de la dignité de l'effort - et de l'intérêt, même pratique, qui ressort du travail que l'on a fait soi-même; le seul qui satisfasse, le seul qui instruise, le seul qui enrichisse, le seul qui donne la plénitude de joie, la conscience d'être une âme vivante - et aux écoutes de la vérité, qui passe sous mille et mille formes diverses .... Comme il n'est rien de vivant que le vrai, et que
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'!
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
ces enfants-là sont des natures droites et simples, tous les mots portent. Les yeux brillent de satisfaction intime. Les bouches sont sérieuses; les confiances s'éveillent. Un regard inoubliable, - qui suivra désorm_ la Maîais tresse dans toute son existence, pour l'illuminer un regard inoubliable part de deux yeux de pervenche, - des yeux profonds, très doux, aimants, qui ont l'air d'avoir découvert en cet instant précis, l'aliment secret de l'esprit et du cœur. Et c'était vrai. Les années ont passé nombreuses depuis ce jour. La petite fille aux yeux doux est devenue une femme. Et la femme n'a pas encore oublié ce j_our, et elle aussi l'a emporté dans sa vie comme une source de lumière. Mariée, mère de famille, elle revoit parfois la Maîtresse et lui reparle de cette « révélation ».
�SERVICES PAYÉS
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XLIII
SERVICES PAYÉS
Là-bas, on demande beaucoup des enfants. La vie est dure, austère, sur cet aride plateau, où le travail est difficile dans des champs tout en creux et en bosses. Les enfants travaillent de bonne heure. Les distances y sont grandes d'un hameau à l'autre, parfois d'une maison à l'autre, et le chef-lieu bien éloigné, avec ses boutiques et ses artisans. Aussi on fait appel à l'aide de l'enfant. Il va en classe, il va au « catéchisme ». Il rapportera les provisions de la famille et celles des voisins qui n'ont pas d'enfants. Mais qu'on ne leur offre pas des sous pour les payer de leur peine I Ils en rougissent de dignité blessée. Ils ont conscience que les petits services se donnent et se rendent tantôt ici, tantôt là, et que se faire payer équivaudrait à ne pas vouloir rendre service 1 D'instinct, ils sentent que le vrai payement, celui qui les réjouit, c'est cette mutuelle confiance que
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
créent les services reçus et rendus avec une égale simplicité. *
* *
Un jour une «grande» avait tant travaillé pour la Maîtresse que celle-ci se faisait scrupule d'accepter tout sans rien donner en échange. Mais que c'était difficile de parler. Il fallut dire d'abord combien tout ce travail était bon; pareil à celui d'une femme diligente et adroite. Il fallut dire, en hésitant : « Je voudrais bien, moi aussi, avoir le plaisir de te causer une joie, à toi-même. Si tu avais cinq francs, bien à toi, tu t'achèterais quelque chose que tu aimerais bien ! » Mais l'enfant reste la plus forte : ses grands yeux sérieux - elle a toujours été si grave, Maria, avec ses joies contenues, et ses élans ! - ses grands yeux refusèrent, et ses gestes de tête, à peine esquissés, disaient pourtant un « non » sans réplique. En même temps ses petites mains nerveuses reprirent le travail et sur sa figure fine passa une expression d'intime satisfaction. Et la Maîtresse, pensive, s'en alla, plus forte et plus humble, à sa tâche.
�PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
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XLIV
PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
LA MAITRESSE.
Qui est-ce qui aime à avoir du plaisir?
Tous, levant la main.
Moi! Moi!
LA MAITRESSE.
Qui est-ce qui aimerait avoir deux plaisirs, et même trois, au lieu d'un ?
TOUS,
riant.
Tout le monde.
LA MAITRESSE.
Hé! non, pas tout le monde. Vous allez voir. Il y en a un ici, que je ne veux pas nommer, qui aime
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
à posséder quelque chose, - car cela, tout Je monde l'aime - mais en plus, il aime à donner, à prêter. Dès que je prononce ce mot : « Lequel pourrait prêter - donner ceci, cela à tel ou tel.. .. » ce garçon-là a si vite fait de dire : « moi 1 » que personne n'aurait le temps de le dire avant lui. Il fouille dans ses affaires, sort l'objet demandé, le tend au camarade avec des sourires plein sa figure. On voit que réellement il goûte une joie très grande à ces moments-là.
QUELQUES-UNS.
Oh I c'est Lucien.
UN AUTRE,
entendu.
On sait bien qui c'est, c'est Lucien.
LA MAITRESSE,
souriant.
Ah I vous l'avez remarqué aussi 1 Lucien rit gauchement, tout embarrassé. Sa bonne figure à la fois naïve et intelligente fait des grimaces amusantes pour cacher sa petite émotion. On rit. Alors, il se cache la tête sur ses bras repliés.
LA MAITRESSE.
Eh bien, voilà, Lucien est le plus riche de tous.
�PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
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UN ENFANT,
vivement.
C'est pas vrai. C'est Jacques le plus riche. C'est lui qui est le mieux habillé. Et il a un tas de jouets.
LA MAITRESSE.
Mais si, c'est Lucien le plus riche. (Lucien regarde curieusement à travers ses doigts, tout étonné; la Maîtresse sourit à la moitié de son œil qui brille.) Vous avez remarqué comme il a l'air. content quand il a donné ou prêté quoi que ce soit !
PLUSIEURS.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
C'est que c'est là un plaisir très complexe, très riche. Lucien fabrique ainsi de la joie chez quelqu'un d'autre. Il est étonnant, ce Lucien ! il est puissant, certes : il peut créer de la joie chez un autre. C'est un magicien, ce garçon-là ! Il a peut-être une fée pour marraine, allez savoir !. ...
Tout le monde ril ; les figures sonl tout éveillées par l'intérêt.
LA MAITRESSE.
Avez-vous remarqué un autre enfant qui mange
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
ses bonbons tout seul, en cachette, croyant bien que nul ne le voit.
PLUSIEURS.
Oh ! c'est Jean-Pierre ! Il se cache toujours pour mettre un bonbon dans sa bouche. Il a peur qu'on lui en demande. Faut pas qu'il ait peur; on n'en veut pas, de ses bonbons. Il est trop avare.
LA MAITRESSE.
Eh bien, voyons : lequel des deux est le plus riche, et le plus heureux ?
TOUS.
C'est Lucien! c'est Lucien!
PAUL,
tranquillement.
C'est bien sûr.
LA MAITRESSE.
Vous voyez bien que tout le monde n'est pas capable d'être heureux richement - en éprouvant le plaisir de donner; de créer de la joie chez les autres. L'un de ces garçons est tout ratatiné sur lui-même, l'autre est épanoui. Autrefois, un grand seigneur ne se croyait grand
�PLAISIR DE GARDER, PLAISIR DE DONNER
183
seigneur que lorsqu'il jetait son argent par les fenêtres.
LOUIS,
stupéfait.
Oh ! les seigneurs jetaient leur argent par les fenêtres!
LA MAITRESSE.
C'est au figuré I Ça veut dire qu'ils dépensaient sans compter, royalement. Il y a quelque chose de vrai - mais au figuré aussi dans ce geste : ceux qui donnent sans arrière-pensée d'intérêt sont véritablement les riches. Les gens qui sont comme Lucien éprouvent plusieurs joies en une : 1° Ils ont le plaisir de posséder; 2° le plaisir de donner; 3° le plaisir d'être aimés. Cela les épanouit, les égaie, leur fait un cœur content. Tandis que, ceux qui ressemblent à Jean-Pierre, on les traite comme de pauvres diables : en effet, comme aux très pauvres gens, on ne leur demande jamais un service. Leur joie de posséder est courte, épaisse, sans envolée et sans beauté.
��ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
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XLV ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
La Maîtresse va dessiner une maison au tableau noir. Elle se tourne ensuite vers les enfants en leur montrant du doigt la maison.
LA MAITRESSE.
Regardez bien ce dessin. Qu'est-ce que c'est ?
TOUS,
Une maison.
LA MAITRESSE.
Je vais cacher ce dessin, avec un grand papier. Maintenant, on ne la voit plus. Qu'arriverait-il si l'un de vous disait, ou si tous vous disiez: cc Ce n'est pas une maison, qui est dessinée là-dessous. C'est un arbre»? La maison finirait-elle par devenir un arbre ?
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
TOUS,
riant.
Non, bien sûr. Ça ne se pourrait pas.
LA MAITRESSE.
Pourquoi?
LES ENFANTS.
Mais .... parce que c'est une maison, et non un arbre.
LA MAITRESSE.
Et si moi-même, je finissais par oublier ce qui est dessiné sous le papier, et que je dise un jour que c'est un arbre, ou un chat .... cela deviendrait-il l'arbre ou le chat? Tous, amusés. Bien sûr que non. Ce qui est au tableau, ça se sait bien tout de même, - quand même toute la terre dirait que c'est autre chose.
LA MAITRESSE.
Vous en êtes sûrs ? Tous, tranquillement. Bien entendu.
�ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
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LA MAITRESSE.
C'est donc que personne ne peut rien contre ce qui est. Eh bien, écoutez-moi très attentivement. Quand Robert pense qu'il voudrait battre Jules qui l'a taquiné, - est-ce que cette pensée existe ? Dis-le, Robert.
ROBERT,
souriant.
Oui, Madame.
LA MAITRESSE.
Est-ce que tu pourrais faire qu'elle n'existe pas, qu'elle n'ait pas existé?
ROBERT.
Non, mais je peux bien repenser autrement.
LA MAITRESSE.
Ça, c'est vrai. Et c'est bien heureux. Quand un enfant a dérobé un morceau de sucre à sa mère, et que personne ne le sait, est-ce comme s'il ne l'avait pas fait ?
ROBERT.
Ah I non. Alors, ce serait comme si quelqu'un
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
disait du dessin de la maison que c'est un arbre ou bien encore qu'il n'y a pas de dessin.
LA MAITRESSE.
1
Il
li
Alors, dites-moi, mes enfants, peut-on détruire
ce qui est ?
ANDRÉ.
Bien sûr que non.
ROBERT,
Oui, mais alors, si on est méchant, comment va-t-on faire, si on est obligé d'être toujours méchant?
LA MAITRESSE.
Voilà une bonne question. Mais sois tranquille. Tu peux détruire la méchanceté par de la bonté. Puisqq.'on ne peut pas faire que ce qui est ne soit pas, il faut « faire bien » ce qui se fait à nouveau. Comprends-tu ? Plus tu feras de la bonté autour de ta méchanceté, plus elle deviendra petite par rapport à ta bonté. Car il s'agit d'un rapport entre nos qualités et nos défauts. * * * Je reviens à ce que je voulais dire. On ne peut rien contre la vérité. La vérité est matérielle ou
�ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
189
morale. Si je parle, mes paroles sont lancées dans le monde. Je ne puis pas dire qu'elles n'existent pas, ni qu'elles soient de tout autres paroles. Il s'agit là d'une vérité matérielle : mes paroles sont: je ne puis plus faire qu'elles ne soient pas. Tout homme qui sent en lui fortement qu'on ne peut rien contre ce qui est, ne peut pas mentir. Non, il ne le peut pas. Ce qui « est », c'est grand, très grand. Ce qui « est » fait partie de l'immense « être »: je veux dire l'existence totale, absolue, ce qui existe depuis toujours et partout, dans tout l'espace. Ce qui n'existe pas n'a pas de vie, de dignité. L'homme qui sent cela se sent digne de ce qui <c est », de l'absolu et de l'infini, quand il dit la vérité. C'est pourquoi un homme de valeur ne dit pas, ne peut pas dire un mensonge. Il sent que, s'il disait un mensonge, il se mettrait en dehors de la vie, en dehors de la dignité. C'est simple. Je vous ai parlé de la vérité matérielle. Il y a aussi la vérité morale, ou spirituelle. Celle-là aussi est absolue, sans doute. Mais on ne la reconnaît pas nettement comme l'autre. On a chacun la sienne, qui est un · petit bout - tout petit - de la vérité totale. l\fais on ne s'en aperçoit pas toujours et on croit très facilement que sa vérité est la seule vraie ou tout au moins bien plus vraie que celle des autres. Il y a bien quelques moyens de reconnaître si
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
« notre n vérité est vraiment juste, réelle -
ou bien
si elle est fausse. 1° Si ma vérité nuit aux autres, elle n'est pas de la vérité. Mais si elle est aussi bonne pour eux que pour moi, alors c'est de la vérité. 2° Si ma vérité nuit, si peu que ce soit, à mon corps, à mon esprit et à mon âme - alors ce n'est pas de la vérité réelle. Il faut, au contraire, qu'elle soit conforme aux lois de la vie (qui sont la vérité même), et il faut encore et toujours qu'elle ne me favorise pas plus, moi, qu'elle ne favorise autrui. La vérité - pour nous - c'est l'ensemble des lois physiques ou morales qui nous rendront plus riches physiquemer:it, moralement et intellectuellement - mais de toutes ces manières à la fois - et les autres autant que nous: L'erreur, c'est juste le contraire. C'est ce qui nuit à notre santé physique ou morale - ou à celle de notre prochain. Je suis sûre que vous comprenez - au moins un peu ~ ce que je viens de dire.
ROBERT.
Moi, je comprends bien que notre vérité, ça ne doit pas faire de tort aux autres !
LÉON.
Moi aussi.
�ON NE PEUT RIEN CONTRE LA VÉRITÉ
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PLUSIEURS.
Moi aussi. Et puis qu'il ne faut jamais dire de mensonges.
LA MAITRESSE.
Malheureusement, le vrai ne se voit pas toujours aussi clairement que vous le voyez dans ce moment. Le vrai peut être caché, comme mon dessin de la petite maison, ,caché par notre ignorance ou par notre égoïsme. Ainsi vous-mêmes, qui êtes si bien d'accord avec le vrai aujourd'hui, dans cette minute, un peu plus tard, vous n'y penserez plus, - surtout quand vous serez devenus grands, et que mille choses occuperont votre espr:.t. Votre « vraie vérité» celle qui respecte tout l'être et tous les êtres, sera souvent obscurcie, effacée même peut-être .... La chose la plus difficile pour les hommes, c'est de trouver la sûre vérité qui les ferait vivre tous dans le respect les uns des autres - qui découle du respect de soi. Vous ne savez pas comme c'est difficile ! De temps en temps, des hommes plus beaux que les autres, moralement, plus grands dans la claire . raison, et dans l'élan du cœur, voient nettement la Vérité humaine complète, et ils la disent, l'écrivent ou la vivent; alors, ils sont la lumière où les autres hommes, allument leur petite lampe .... Mais la masse des gens gardent sottement leur
13
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
pauvre vérité enfouie dans tant d'erreurs que ce n'est plus qu'un lumignon fumant. Ils n'osent pas · croire à la lumière brillante et belle qui éclaire les grandes âmes. Ils se disent : moi, j'ai assez de ma petite lumière, car je ne suis pas un homme supérieur. Ils ne savent pas que tous les hommes sont, par nature, supérieurs ! que la seule différence entre les uns et les autres, c'est que les premiers ·osent avoir une grande lumière en eux, et que les autres n'osent pas .... Ou bien les premiers savent que la plus grande joie vient des grandes vérités de l'âme - et les autres s'acharnent à vivre autour de leurs petites joies rudimentaires en veillant sur elles comme sur des trésors sans prix, - alors que la maladie, la vieillesse et la mort qui attendent tranquillement tous le<; hommes, les arracheront bientôt à ces pauvres plaisirs sans grandeur. Mais, comme il n'y a rien de durable en dehors de la vérité, et que tous les hommes ensemble ne pourront jamais rien contre les vérités profondes de la vie - c'est la vérité qui emportera tout. Ce qui sera contre elle sera détruit. Ce qui sera d'accord avec elle sera toujours vivant.
�DERNIÈRES CAUSERIES
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XLVI
DERNIÈRES CAUSERIES
LA MAITRESSE.
Maintenant que vous voilà « grands » et sur le point de me quitter, je voudrais vous dire des choses utiles pour votre vie tout entière. Vous ne vous les rappellerez pas toutes, ce serait impossible. Mais je crois cependant que le souvenir des bonnes années que nous avons passées ensemble vous reviendra plus tard, et, si vous vous remettez dans l'état d'esprit où nous avons été unis si souvent, alors, les découvertes que nous avons faites ensemble dans notre vie morale vous enrichiront - car nous avons réellement fait ensemble des découvertes .... Il viendra un temps où vous serez vous-mêmes les parents, où les enfants qui s'assiéront sur ces bancs seront vos enfants. Si vous vous rappelez alors ce qui vous aura rendus le plus heureux, vous saurez en faire bénéficier vos enfants.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Eh bien, ce qui vous rend heureux, dans votre famille, c'est moins la richesse d'argent (il suffit d'avoir le nécessaire en travaillant) que les richesses morales, et cette aisance charmante dans laquelle vous êtes lorsque vous seiltez que vos parents sont bons, justes, doux, serviables, et que, par conséquent, tout le monde les aime et les respecte. Qu'ils aient plus ou moins d'argent dans leurs tiroirs, cela ne vous touche guère, et même s'il arrivait qu'un enfant parmi vous se vantât de ses richesses, vous vous moqueriez de lui et vous ne l'aimeriez pas trop - je crois.
PLUSIEURS.
Oh! c'est sûr. On n'aime pas les « blagueurs» (1).
LA MAITRESSE.
Mais vo1c1 : Quand vous serez des parents, vous ferez comme les autres. Il y en aura sûrement parmi vous qui auront oublié leurs sentiments d'enfants et qui se laisseront écraser par l'unique souci de gagner beaucoup d'argent. Ils ne penseront plus aux autres biens qui font vivre l'âme dans la joie. Pourtant, vous aussi, vous aimerez vos enfants par-dessus tout; mais vous aurez oublié ce qui rend les enfants véritablement et profondément heureux. Les grandes personnes laissent tr.o p souvent leur
( 1)
Sens local: vantard, fanfaron.
�DERNIÈRES CAUSERIES
195
charmante curiosité du cœur et de l'esprit se détruire faute d'aliment - ne pensant plus qu'à amasser les seuls biens matériels.
*
*
*
Et puis, il faut aussi que je vous parle un peu des difficultés qui vous attendent, vous qui serez des hommes et des femmes au lendemain de la Grande guerre. Vous vivrez à une époque qui cherchera encore longtemps peut-être son équilibre. Vous allez audevant de temps nouveaux, dont nul ne sait ce qu'ils seront. Il est vrai que les hommes seront sensiblement les mêmes que toujours: chacun voudrait ne penser qu'à soi, faire son petit bonheur particulier, construit comme que ce soit parmi le bonheur ou le malheur universels, et c'est là la source même du malheur universel, - cette hâte passionnée à ne s'occuper que de son propre bonheur. ... C'est une erreur morale et une erreur d'intelligence, tout à la fois, car les bonheurs particuliers ne seront solides que dans le bonheur universel. Cela est toujours plus vrai : même les nations ne pourront plus être heureuses les unes sans les autres. Il se fait par la force des choses un travail sourd, continu, comme un fleuve qui coule, qui fera à la longue l'association des nations comme celle des
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
individus. Ainsi se relieront les vérités morales qui nous enseignent que tous les hommes sont frères, et les vérités matérielles qui démontrent la solidarité des nations. Si on est d'accord avec la vérité, on est fort. La vérité morale doit rejoindre, dis-je, la vérité matérielle: On irait alors par le vrai chemin du progrès, où la science et avec elle toute la vie économique du monde se sont engagées depuis longtemps et invitent les hommes à regarder avec la claire raison les fraternités possibles.
***
Quelle tristesse de penser que la Grande guerre est venue parce qu'une nation voulait être heureuse aux dépens des autres; elle a provoqué ainsi non seulement son propre malheur, mais le malheur universel. Elle a jeté le monde entier dans une sorte de fournaise d'où sortirait pourtant, - si la raison prenait le dessus, un monde mieux construit qu'avant. Car les souffrances des hommes sont leurs plus grandes éducatrices. La France, qui a donné généreusement ses meilleurs fils pour sauver la liberté du monde, la France était, pendant la grande guerre, avec la justice, avec la vérit~, et c'est ce qui a fait sa beauté et sa force. Elle a été passionnément héroïque dans la guerre, par amour de la paix : les soldats de France voulaient
�DERNIÈRES CAUSERIES
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que leurs fils soient libres, et puissent travailler aux doux travaux de la paix dans un monde plus cla_ir. Mais la paix n'est pas encore venue, le calme n'est pas retrouvé, l'équilibre se cherche encore sur le volcan à peine éteint et les détresses de l'Europe non apaisées. Par vous, qui serez la France de demain, notre pays devra prendre place suivant son rôle historique, aux avant-gardes des vérités naissantes et accueillir les grandes pensées fraternelles et fécondes, et non piétiner sur place avec des vérités anciennes qui ne s'ajustent plus sur le torse des temps nouveaux. L'avenir est dans la solidarité et la fraternité des peuples, comme le' prouvent les questions économiques. Mais on peut se demander avec angoisse si les difficultés qui vous attendent trouveront de votre temps des hommes capables de les surmonter. Ces difficultés sont surtout d'ordre moral, tant il est vrai que les vérités vitales se tiennent. Quand vous serez des électeurs et des électrices - je suppose que la France finira par suivre les nations qui ouvrent leurs portes sur l'avenir - vous aurez le devoir d'élire des hommes de conscience intègre et de vues claires, selon la raison qui respecte à la fois le passé et le vivant avenir. Rappelez-vous que c'est là un point capital dans une démocratie et rappelez-vous que rien de vivant ne se fait en dehors de la vérité.
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Cherchez des hommes - de ceux qui voient clair et juste, de ceux qui vivent cette lumineuse parole de Jésus-Christ : (< Faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent», et qui seraient capables de mener le pays lui-même vers cette parole car elle est vraie pour les nations comme pour les hommes. * ** Je voudrais, pour finir ces derniers entretiens, évoquer devant vous le souvenir resté vivant dans mon cœur d'un tout petit fait qui m'avait frappée comme un symbole de la justice et de la vérité qui dominent les hommes et les temps. Et c'est une paysanne de France qui m 'avait ainsi émue. C'était au début de la Grande guerre. Elle allait voir dans un hôpital son fils blessé et s'était arrêtée près de moi pour que je lui lise la dépêche officielle concernant les événements : « ..•• sur une longueur de 4 kilomètres, il y a 4,500 morts. Ailleurs, sur une longueur de 3 kilomètres, il y en a 2,500.... » I Et la femme gémit. Croyant qu'elle n'avait pas compris qu'il s'agissait de nos ennemis, je le lui redis. Mais elle ajouta doucement : - Oui, oui, j'ai bien compris. Je sais bien que ce sont des Allemands. Pauvres gens. Ils sont aussi des hommes.» Par-dessus la lutte, qui devait être si barbare et
�DERNIÈRES CAUSERIES
199
si longue - par delà ce moment où c'était le devoir proche, hélas l - de tuer, je sentis passer des vérités éternelles parmi la voix douce de la femme - les vérités que l'intelligence des hommes finira bien par leur démontrer clairement, quand ils se laisseront guider par toutes les belles forces qui dorment encore en eux.
��TABLE DES MATIÈRES
201
TABLE DES MATIÈRES
f.
II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII. XVIII. XIX. XX. XXI. XXII. XXIII. XXIV.
Aux éducateurs Introduction pour les enfants Morale et Rayons de soleil Qui est-ce qui veut être joli ? Pendant une leçon .. Le lendemain .. En corrigeant la dictée La meilleure religion Encore la meilleure religion L'esprit de sacrifice Encore l'esprit de sacrifice Une chose sfire Savoir être seul Nos ennemis Ce qui fait vivre les hommes Ceux qui se croient plus que les autres Alors .... si on ne vaut pas mieux les uns que les autres !... On a volé des crayons Faire le mal, c'est toujours se faire du mal Tolérance .. Françoise .. Vouloir c'est pouvoir Un joli geste La colère .. Une histoire d'argent
Pages 7 11 13 17 21 25 27 29
33
35 43 47 53 57 63 69
73 77
81 83
91
93 95 97
101
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DANS UNE PETITE ÉCOLE
Pages
XXV. A propos d'un ivrogne .. XXVI. Section cadette XXVII. En revenant du C.E. P. XXVIII. L'esprit de famille XXIX. La beauté XXX. La beauté (suite) XXXI. Pierre XXXII. Encore Pierre . . XXXIII. -Un ami des bêtes XXXIV. Un bonhomme de cinq ans XXXV. L'existence de Dieu XXXVI. L'existence de Dieu (suite) XXXVII. Faire toujours mieux que soi-même XXXVIII. Réparation XXXIX. Léon . . XL. Une autre fois XLI. Le canif volé .. XLII. Encore une autre école XLIII. Services payés XLIV Plaisir de garder, plaisir de donner XLV. On ne peut rien contre la vérité XLVI. Dernières causeries
105 111 117 119 125 131 135 139 141 145 147 153 155 163 167 169 173 175 177 - 179 185 193
�INSTITUT
J. J. ROUSSEAU
GENÈVE
ÉCOLE DES SCIENCES DE L'ÉDUCATION
L'Ecole a pour but d'orienter les personnes se destinant aux carrières pédagogiques sur l'ensemble des disciplines touchant à l'éducation. Elle vise notamment à les initier aux méthodes scientifiques propres à faire progresser la psychologie de l'enfant et la didactique. Depuis sa fondation en 1912, elle a préparé des directeurs et directrices d'écoles (écoles secondaires, écoles primaires, écoles nouvelles), des assistants de laboratoires pédologiques (psychologie et pédagogie expérimentales), des directrices de jardins d'enfants (Maisons des Petits, Kindergarten, etc.), des agents d'œuvres sociales pour la protection de l'enfance et l'orientation professionnelle, des éducateurs d'enfants anormaux. Une Maison des Petits pour enfants de 3 à 8 ans est annexée à l'Institut. Les élèves qui se destinent spécialement à l'éducation des petits y font un stage pratique. Enseignements principaux: Psychologie expérimentale. Psychologie de l'enfant. Anthropométrie. Maladies des enfants. Pathologie et clinique des anormaux. Psychologie et pédagogie des anormaux. Education morale. Psychanalyse. Histoire et philosophie des éducateurs. Education physique. Hygiène scolaire. Protection de l'enfance. Orientation professionnelle. Didactique. Dessin et travaux manuels au service de l'enseignement. Education des petits. L'Ecole reçoit des élèves des deux sexes, âgés d'au moins dixhuit ans. La durée normale des études conduisant au diplôme est de deux ans. L'Institut J. J. Rousseau veut être un centre de recherches et -d'informations en même temps qu'une école. Les élèves sont invités à entreprendre eux-mêmes des enquêtes, des expériences .et des études spéciales, à manier les appareils de recherche, à essayer les collections de matériel scolaire appartenant à l'Institut. Ils sont associés aux travaux scientifiques poursuivis. L'Educateur (26 fois par an. Suisse: 8 fr., Payotet ûe, Lausanne) .et la Collection d'actualités pédagogiques (Delachaux & Niestlé, édit., Neuchâtel), servent d'organes à l'Institut. S'adresser au Directeur: M. Pierre BOVET, Taconnerie, 5, GENÈVE.
Il existe des Sociétés d'Amis de l'Institut J. J. Rousseau ouvertes à tous ceux qui désirent s'associer à son effort par une petite cotisation annuelle. S'adresser à Genève, à M. G. Thélin, Florissant 25; à Lausanne, à M. Ed. Vittoz, prof. à l'Ecole normale; à Neuchâtel, à M. F. Béguin, direct. de l'Ecole normale; à Zurich, à Mlle Usteri, Jupiterstrasse 28; à Mâdrid, à Mlle Mercedès Rodrigo, La Lectura, casa Editorial.
���DELACHAUX & NIESTLÉ S. A., ÉDITEURS
NEUCHATEL COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES: LA COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES a été fondée en 1906 par M. PIERRE BovET. Dès l'ouverture de l'Institut J. J. Rousseau à Genève, en 1912, celui-ci a décidé de continuer sous ses auspices la série de volumes iuaugurée par son direc-teur. En 1913, la Société belge de Pédotechnie a bien voulu,_ elle aussi, accorder son patronage à la COLLECTION, qu'elle considère comme un de ses organes. La COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉOAGOGIQUES comprend des volumes in-8 et des volumes in-16, Francs Le dessin au service de l'éducation . . . . . . . . . 5. BADEN-POWELL. Eclaireurs . 6.- Le livre des Louveteaux . . 5.- Le guide du chef éclaireur . 4.50 BAUDOUIN, C. Suggestion et autosuggestion 12.- Tolstoï éducateur. . . . . . . . . . . . . 7. - Etudes de psychanalyse . . . . . . . . . 12.BOVET, P. L'instinct combatif. Psychologie, éducation 7. DECROLY, Dr. O. L'initiation à l'activité intellectuelle et motrice par les jeux éducatifs. . . . . . . . . . 4.50 DESCŒUDRES, A. L'éducation des enfants anormaux 10.- Le développement de l'enfant de deux à sept ans . . 10.DEWEY, JOHN. L'école et l'enfant. Introduction par Ed. Claparède . . . . . . . . . . . . . . en réimpression DUVILLARD, E. Les tendances actuelles de l'enseignement primaire. Suivi de 24 planches de jeux pour l'éducation du calcul et du langage à l'usage des enfants de 7 à 10 ans . . . . . . . . . . . . . . . . 7.EVARD, M. L'adolescente. Etude de psychologie expérimentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 . FARIA DE VASCONCELLOS, Une école nouvelle en Belgique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.FERRIÈRE, Ad. L'autonomie des écoliers . . . 7.FŒRSTER, F.-W. L'école et le caractère (4m• édition refondue) . . . . . . . . . . . . . . . . . 7. FONTÈGNE, J, L'orientation professionnelle . . . . . 12-.GODIN, Dr PAUL. La croissance pendant l'âge scolaire 7.- Manuel d'Anthropologie pédagogique . . . . 2. 75 HAMAIDE, A. La méthode Decroly . . . . . . . . . . 12.JENTZER, K. Jeux de plein air et d'intérieur. . . . . 5.ARTUS-PERRELET, Mme L. LEMAITRE, AUG. Les leçons de français dans l'enseignement secondaire . • . . . . . . , , . • . . • , • NUSSBAUM, R. Le problème de l'école secondaire:-. Pl ECZYNSKA, E. Tagore éducateur. . . . , . REGARD, N. Dans une p ~ e : ;-·-;--:- î". ROUMA, GEORGES.' Pédrw.uf~: 'o,cfol~{<it(~ (,
En vente:
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1|TABLE DES MATIÈRES|205
2|Aux éducateurs|11
2|I. Introduction pour les enfants|15
2|II. Morale et Rayons de soleil|17
2|III. Qui est-ce qui veut être joli ?|21
2|IV. Pendant une leçon|25
2|V. Le lendemain|29
2|VI. En corrigeant la dictée|205
2|VII. La meilleure religion|33
2|VIII. Encore la meilleure religion|37
2|IX. L'esprit de sacrifice|39
2|X. Encore l'esprit de sacrifice|47
2|XI. Une chose sure|51
2|XII. Savoir être seul|57
2|XIII. Nos ennemis|61
2|XIV. Ce qui fait vivre les hommes|67
2|XV. Ceux qui se croient plus que les autres|73
2|XVI. Alors .... si on ne vaut pas mieux les uns que les autres !...|77
2|XVII. On a volé des crayons|81
2|XVIII. Faire le mal, c'est toujours se faire du mal|85
2|XIX. Tolérance|87
2|XX. Françoise|95
2|XXI. Vouloir c'est pouvoir|97
2|XXII. Un joli geste|99
2|XXIII. La colère|101
2|XXIV. Une histoire d'argent|105
2|XXV. A propos d'un ivrogne|109
2|XXVI. Section cadette|115
2|XXVII. En revenant du C.E.P.|121
2|XXVIII. L'esprit de famille|123
2|XXIX. La beauté|129
2|XXX. La beauté (suite)|135
2|XXXI. Pierre|139
2|XXXII. Encore Pierre|143
2|XXXIII. Un ami des bêtes|145
2|XXXIV. Un bonhomme de cinq ans|149
2|XXXV. L'existence de Dieu|151
2|XXXVI. L'existence de Dieu (suite)|157
2|XXXVII. Faire toujours mieux que soi-même|159
2|XXXVIII. Réparation|167
2|XXXIX. Léon|171
2|XL. Une autre fois|173
2|XLI. Le canif volé|177
2|XLII. Encore une autre école|179
2|XLIII. Services payés|181
2|XLIV. Plaisir de garder, plaisir de donner|183
2|XLV. On ne peut rien contre la vérité|189
2|XLVI. Dernières causeries|197
-
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45175e04ee2ec985e84d8a8e45210a08
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Title
A name given to the resource
Bibliothèque virtuelle des instituteurs
Description
An account of the resource
A partir du Catalogue des bibliothèques des écoles normales datant de 1887 souhaité par Jules Ferry et essayant de proposer les ouvrages de référence que chaque école normale d'instituteurs devait avoir, nous avons reconstitué une partie de cette bibliothèque idéale pour la formation des instituteurs
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Title
A name given to the resource
Méditations et études morales
Subject
The topic of the resource
Education morale
Education religieuse
Description
An account of the resource
De l'état des âmes de la religion dans les sociétés modernes. Du catholicisme, du protestantisme et de la philosophie en France. Sur l'immortalité de l'âme. Quel est le vrai sens du mot foi ? De l'éducation progressive pendant le cours de la vie. Conseils d'un père sur l'éducation, etc., etc.
Nouvelle édition
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Guizot, François (1787-1874)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie académique Didier et Cie
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1872
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-01-17
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
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http://www.sudoc.fr/101520603
Format
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application/pdf
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
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Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG D 19 021
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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MEDITATIONS
ÉTUDES MORALES
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raib. - E. DE SOYE et Km, imprimeurs, place du Panthéon, 5.
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DE L'ETAT DES. DE LA RELIGION DANS LES
AMES MODERNES EN FliANCE
SOCIÉTÉS*
DU CATHOLICISME, DU PROTESTANTISME ET DE LA PHIËOSOPHIE SUR L'IMMORTALITÉ DE L'ÂME QUEL EST LE VRAI SENS DU MOT FOI ?
DE L'ÉDUCATION PROGRESSIVE PENDANT LE COURS L'UN PÈRE SUR L'ÉDUCATION, ETC.,
DE LA ETC.
VIE
BIBLIOTHEQUE
Section --J^>-Sérié.. ^@Jrr.
PAR M. GUIZOT
NOUVELLE EDITION
V
LU.F.MlNord
1e1, aie B P. 827- • W 58508 DOU/Ç^ Tél. 0327 93 5178 Pjfftfi
LIBRAIRIE ACADEMIQUE
y si
DIDIER ET C«, LIBRAIRES-ÉDITEURS
QUAI DES AUGUSTINS,
35.
1872
Tous droits réservés.
Ipgerit à l'imve»t»ir» s*iu
�PRÉFACE
Quand j'ai recueilli ces Éludes morales, écrites à des époques et dans des situations fort diverses, je ne pensais pas que j'y dusse rien ajouter. Une circonstance récente me détermine, en les publiant aujourd'hui, à dire quelque chose de plus. Appelé, le 30 avril dernier, à présider la Société biblique protestante, je me suis exprimé en ces termes : « Quelle est, au fond et religieusement parlant, la grande question, la question suprême
a
�Il
PRÉFACE.
qui préoccupe aujourd'hui les esprits ? C'est la question posée entre ceux qui reconnaissent et ceux qui ne reconnaissent pas un ordre surnaturel, certain et souverain, quoique impénétrable à la raison humaine ; la question posée, pour appeler les choses par leur nom, entre le supernaluralisme et le rationalisme. D'un côté, les incrédules, les panthéistes, les sceptiques de toute sorte, les purs rationalistes ; de l'autre, les chrétiens. « Parmi les premiers, les meilleurs laissent subsister, dans le monde et dans l'âme humaine, la statue de Dieu, s'il est permis de se servir d'une telle expression, mais la statue seulement, une image, un marbre. Dieu lui-même n'y est plus. Les chrétiens seuls ont le Dieu vivant. « C'est du Dieu vivant que nous avons besoin. 11 faut, pour notre salut présent et futur, que la foi dans l'ordre surnaturel, que le respect et la soumission à l'ordre surnaturel rentrent dans le monde et dans l'âme humaine, dans les grands esprits comme dans les esprits simples, dans les régions les plus élevées comme dans les plus humbles. L'influence vraiment efficace et régénératrice des croyances religieuses est à cette condition. Hors de là, elles sont superficielles et bien près d'être vaines
�PRÉFACE.
ni
« On peut avec sécurité travailler aujourd'hui à ranimer et à propager la foi chrétienne, car la liberté, la liberté religieuse et civile est là pour empêcher que la foi n'enfante la tyrannie et l'oppression des consciences : autre impiété. Les amis de la liberté de conscience peuvent retourner sans crainte au Dieu des chrétiens ; il n'y a plus, il n'y aura plus désormais de captifs ni d'esclaves autour de ses autels Que la foi et la piété chrétiennes reviennent donc ; elles ne ramèneront à leur suite ni l'injustice, ni la violence. Il y aura sans doute bien des soins à prendre, bien des combats à soutenir pour ; que la liberté religieuse demeure intacte au «milieu de la ferveur religieuse renaissante; mais icette belle harmonie sera atteinte et fera l'hontneur de* notre temps. Entre les chrétiens des communions diverses, il ne peut plus y avoir désormais que des luttes de foi et de piété libres, seules permises par la loi de Dieu et seules dignes de ses regards, »
Ces paroles ont été remarquées, et soit approuvées, soit combattues, dans des sens fort contraires, par des philosophes et par des chrétiens.
�IV
PRÉFACE.
Le lendemain du jour où elles avaient été prononcées, M. Louis Veuillot disait dans l'Univers: « M. Guizot a prononcé un discours que nous avons lu avec un sentiment de respect et de sympathie mêlé de quelque douleur. 11 nous serait impossible de ne pas honorer hautement l'homme qui fait, même à propos d'une œuvre que nous n'aimons pas et qui n'est pas bonne, une si belle profession de foi chrétienne. Il nous est impossible de ne point regretter hautement qu'un si grand et si généreux esprit, si bien fait pour comprendre l'unité, si naturellement appelé à s'y soumettre, non-seulement ne s'aperçoive pas qu'il n'est point à sa place parmi les membres séparés de l'Église-mère, mais encore préside une œuvre qui fut et qui est toujours une machine de guerre contre l'enseignement de cette Église. Qu'est - ce que le christianisme ? C'est l'autorité. Qu'est-ce que le protestantisme ? C'est le libre examen ; et la Société biblique protestante est la pratique du libre examen poussée jusqu'à son dernier et plus inconcevable excès. » Le même jour, M. Charles Gouraud disait dans l'Ordre :
�PRÉFACE.
v
« Le discours de M. Guizot respire tout ensemble la foi à la révélation et l'amour de la liberté religieuse. . . . . Mais il faut conformer sa conduite à ses maximes. Si on estime qu'il n'y a point de différence sérieuse à faire entre un rationaliste, si convaincu et si honnête îqu'il puisse être, s'appelât-il Platon, ou DesIcartes, ou Leibnifz, et un athée ; si l'on pense Ique, hors des enseignements de l'Église, toute fcroyance religieuse est superficielle et bien près d'être vaine; alors, il n'y a pas à hésiter; c'est dans le giron de la véritable Église, de cette grande Église catholique qui, de Saint-Paul à de Maistre, a courbé sous la même discipline tant de fiers courages et de grandes âmes, qu'il faut §dler demander pardon et asile. Car s'il est permis d'insinuer que l'athéisme est un rationalisme logique, il l'est encore bien davantage jde dire que le protestantisme n'est qu'un rationalisme inconséquent. Ou le sens propre, en fcffel, a l'empire dans les choses de la foi ; et alors il l'a tout entier, car qui peut se flatter de pire sa part au libre examen, et de lui dire: « Tu Iras jusque là et tu n'iras pas plus loin ! » Ou pien c'est l'autorité qui a cet empire : mais, pas plus que le sens propre, elle ne peut l'avoir |i demi; il faut qu'elle l'ait ou qu'elle ne l'ait
�Vï
PRÉFACE.
pas
.
.
.
Quant à chercher un compromis
entre les deux systèmes, cela est chimérique ; la fusion est un peu plus vaine, si c'est possible, dans l'ordre religieux que dans l'ordre politique. » Je ne discuterai point. Je mettrai de côté toute question personnelle, toute réfutation, toute argumentation. La polémique creuse les abîmes qu'elle prétend combler, car elle ajoute l'obstination des amours-propres à la diversité des opinions. Avoir raison des objections que m'adressent des hommes honorables et sincères est un plaisir qui me touche peu ; j'ai un désir plus haut ; j'aspire à m'unir avec eux dans la vérité. Deux idées remplissent mon âme, et dominent ce sujet. Je voudrais les mettre en pure et vive lumière. Si j'y réussis, si je les fais passer dans d'autres âmes, elles y feront elles-mêmes leur œuvre, et rendront inutile la polémique dont je m'abstiens. Ce ne serait pas la peine de vivre si nous ne retirions, d'une lo'ngue vie, d'autre fruit qu'un peu d'expérience et de prudence sur les affaires de ce monde, au moment de le quitter. Le spectacle des choses humaines et les épreuves intérieures de l'âme ont des clartés plus hautes, et qui
�PRÉFACE.
VII
se re'pandent sur les mystères de la nature et de la destinée de l'homme, et de cet univers au sein duquel l'homme est placé. J'ai reçu de la vie pratique, sur ces questions redoutables, plus d'enseignements que la méditation et la science ne m'en ont jamais donné. \ Voici le premier et le plus grand. Le monde et l'homme ne s'expliquent point naturellement et d'eux-mêmes, par la seule vertu des lois permanentes qui y président et des volontés passagères qui s'y déploient. Ni la nature et ses forces, ni l'homme et ses actes ne suffisent à rendre raison du spectacle que contemple ou entrevoit l'esprit humain. Ainsi que la nature et l'homme ne suffisent point à s'expliquer eux-mêmes, de même ils ne suffisent point à se gouverner. Le gouvernement de l'univers et du genre humain est autre chose que l'ensemble des lois et des faits naturels qu'y observe la raison humaine, et des lois et des faits accidentels que la liberté humaine y introduit. C'est-à-dire qu'au-delà et au-dessus de l'ordre naturel et humain, qui tombe sous notre connaissance, est l'ordre surnaturel et surhumain que Dieu règle et développe, hors de la portée de nos regards.
�VIII
PRÉFACE.
Et dès que l'homme cesse de croire que cela est ainsi, c'est-à-dire de croire à l'ordre surnaturel et de vivre sous l'influence de cette croyance, aussitôt le désordre entre dans l'homme et dans les sociétés d'hommes, et y fait des ravages qui les mèneraient infailliblement à leur ruine si, par la sage bonté de Dieu, l'homme n'était limité dans ses erreurs et hors d'état de se soustraire absolument à l'empire de la vérité, même quand il la méconnaît. Que la question religieuse soit maintenant posée entre ceux qui, plus ou moins explicitement et par des motifs fort divers, n'admettent pas Tordre surnaturel, c'est-à-dire la plupart des philosophes, quel que soit leur nom, et ceux qui l'admettent réellement, c'est-à-dire les chrétiens, c'est ce que nul esprit sérieux ne peut contester. Est-ce à dire qu'entre tous ceux qui n'admettent pas l'ordre surnaturel, incrédules ou sceptiques, athées ou rationalistes, il y ait parité et confusion? A Dieu ne plaise, non-seulement que je dise jamais, mais que Jamais je pense une si absurde et si odieuse iniquité ! Je connais les bienheureuses inconséquences de l'esprit de l'homme, et les obscurités qui, aux yeux des plus nabiles, couvrent les voies dans lesquellesils
�PRÉFACE.
sont engagés. Certainement entre l'impie qui nie Dieu et le rationaliste qui se repose dans la confiance que, sans sortir de l'ordre naturel, et au prix de je ne sais quelle transformation, il a trouvé et fondé Dieu, l'intervalle est immense; immense, à coup sûr, devant la justice divine aussi bien que devant l'équité humaine. Et telles sont à la fois notre effervescence et notre misère intellectuelles que, dans ce vaste espace, à tous les degrés, depuis le matérialisme grossier jusqu'au déisme pur, se rencontrent et probablement, hélas ! se rencontreront toujours des esprits éminents et des cœurs sincères. Les chances et les formes de l'erreur sont infinies et infiniment variées; et l'homme, en y tombant, fait des efforts infinis pour retenir quelques débris de vérité ; et Dieu permet qu'il y réussisse, ou qu'il se persuade honnêtement qu'il y a réussi : ce qui fera un jour ou son excuse ou sa planche de salut. J'admets toutes les distinctions, toutes les inégalités, toutes les sincérités ; j'affirme seulement deux choses : l'une, qu'entre les écoles philosophiques de notre temps, quelque divers que soient leurs systèmes et leurs mérites, il y a ceci de commun qu'elles n'admettent pas l'ordre surnaturel, et qu'elles s'efforcent d'expliquer et de
a,
�s
PRÉFACE.
gouverner, sans son secours , l'homme et le monde ; l'autre, que, là où la foi dans l'ordre surnaturel n'existe plus, les bases de l'ordre moral et social sont profondément et de plus en plus ébranlées, l'homme ayant cessé de vivre en présence du seul pouvoir qui le surpasse réellement, et qui puisse à la fois le satisfaire et le régler. L'ordre naturel est le champ ouvert à la science de l'homme; l'ordre surnaturel est entr'ouvert à sa foi et à son espérance ; mais sa science n'y pénètre point. Dans l'ordre naturel, l'homme exerce une part d'action et de pouvoir; dans l'ordre surnaturel, il n'a qu'à se soumettre. On a dit, dans un esprit de conciliation et de paix : « La religion et la philosophie sont deux sœurs qui se doivent mutuellement respect et protection.» Paroles encore empreintes des chimères de l'orgueil humain : la philosophie vient de l'homme ; elle est l'œuvre de son esprit : la religion vient de Dieu ; l'homme la reçoit, et souvent l'altère après l'avoir reçue; mais il ne la crée point. La religion et la philosophie ne sont point deux sœurs ; ce sont deux filles, l'une de « notre Père qui est aux cieux, » l'autre du simple génie humain. Et leur condition en ce monde ne saurait être égale, pas plus
�\
PRÉFACE.
XI
que ne Test leur origine; l'autorité est l'apanage de la religion ; celui de la philosophie, c'est la liberté. J'aborde ici la seconde des idées souveraines, et aujourd'hui plus que jamais essentielles pour l'ordre vrai, que je voudrais mettre dans tout leur jour. « Le christianisme, dit M. Veuillot, c'est l'autorité. » Certainement : le christianisme, c'est l'autorité; mais ce n'est pas l'autorité seulement, car c'est tout l'homme, toute sa nature et toute sa destinée. Or la nature et la destinée de l'homme, c'est l'obéiss-ance morale , c'est-à-dire l'obéissance dans la liberté. Dieu a créé l'homme pour qu'il obéît à ses lois, et il l'a créé libre pour qu'il obéît moralement. La liberté est d'institution divine, comme l'autorité; ce qui est d'oeuvre humaine, c'est la révolte et la tyrannie. Dans l'état social, l'autorité et la liberté ont, l'une et l'autre, besoin de garanties, et elles ont, l'une et l'autre, droit à ces garanties. Il faut des freins pour contenir ceux qui ont à gouverner et ceux qui sont à gouverner, car les uns et les autres sont hommes. De là les institutions et les lois politiques qui tantôt soutiennent, tantôt limï-
�XII
PRÉFACE.
tent le pouvoir, c'est-à-dire qui déterminent à quelles conditions et par quels moyens l'autorité est exercée et la liberté assurée. Quelle est la mesure d'autorité nécessaire pour le gouvernement, et la mesure de liberté possible dans les sociétés humaines? Quels sont lesmoyens d'action et les garanties qui doivent être donnés et à l'autorité et à la liberté ? questions de circonstance, dont la solution doit varier selon les temps, l'état social, les mœurs, les divers genres et les divers degrés de civilisation des peuples. C'est à la politique qu'il appartient de les résoudre. Quand le christianisme a paru dans le monde, c'est la liberté, la liberté morale de l'homme qu'il a d'abord invoquée. Il le fallait bien, puisqu'il venait abolir les croyances anciennes, protégées par les pouvoirs établis. Dans cette lutte des croyances, non-seulement le christianisme naissant n'a jamais attaqué, ni mis en question les pouvoirs établis; il a fait plus; il a formellement reconnu, et respecté, et ordonné de respecter leurs droits. Mais en même temps, et pour les rapports de l'homme à Dieu, il a fait appel à la conscience libre de l'homme, et il a affirmé en principe celte liberté qu'en fait il pratiquait. « 11 faut plutôt obéir à Dieu qu'aux hommes, » a
�PRÉFACE.
Xiil
dit saint Pierre1; «Éprouvez si les esprits sont de Dieu, » a dit saint Jean2 ; « Je vous parle comme à des personnes sages, a dit saint Paul : jugez vous-mêmes de ce que je dis3.» Au jour de la création, Dieu a prescrit l'obéissance à l'homme, sous peine de perdition ; au jour de la régénération, Dieu a mis la liberté de l'homme en mouvement pour commencer l'œuvre du salut. Dieu n'a point de partialité et ne laisse point de lacune dans ces desseins; quand il agit sur les hommes, il embrasse la nature humaine tout entière ; nos penchants, nos besoins, nos intérêts, nos droits divers sont tous devant ses yeux ; et il pourvoit et satisfait en même temps à tout, à l'autorité comme à la liberté, à la liberté comme à l'autorité. C'est une dangereuse erreur de méconnaître ce caractère complet et harmonieux des oeuvres divines, et de les mutiler en y cherchant des armes pour nos dissensions humaines. Jésus - Christ est venu pour sauver l'homme, non pour faire triompher une cause. Le christianisme a commencé par invoquer et
1 Actes des Apôtres, c. V, v. 29.
2
Première épitre catholique de saint Jean, c. IV, v. 1.
» Première épitre de saint Paul aux Corinthiens, c. x, v. 15.
�xiv
PRÉFACE.
mettre en jeu la liberté. Puis, il a conquis et déployé l'autorité. Puis, il s'est accommodé aux diverses formes et aux divers degrés d'autorité et de liberté qu'a fait apparaître çà et là dans le monde le cours des choses. Associé aux destinées et aux actes du genre humain, le christianisme a souffert de nos erreurs et de nos fautes ; il a été souvent altéré et compromis par les égarements tantôt de l'autorité, tantôt de la liberté humaines ; mais par son origine et son essence, il est en dehors de leurs luttes, inépuisable dans sa vertu pour guérir les maux contraires, et toujours prêt à porter son secours du côté où le péril éclate, et où le besoin de redressement se fait sentir. Dans l'état actuel des sociétés et des esprits, c'est l'autorité , et l'ordre avec l'autorité, qui sont en péril. Le christianisme leur doit tout son appui. Je ne connais pas de mensonge ou d'aveuglement plus grossier que celui des hommes qui essaient aujourd'hui de détourner la religion chrétienne au profit de cette anarchie brutale et folle qu'ils appellent la démocratie sociale. L'Évangile et l'histoire repoussent également celle absurde profanation. La cause de l'autorité civile et de la religion chrétienne est évidemment commune; l'ordre divin et l'ordre hu-
�PRÉFACE.
XV
main, l'État et l'Église ont les mêmes périls et les mêmes ennemis* Que Dieu leur accorde la même sagesse, car en même temps qu'ils ont, l'un et l'autre et de concert, à rétablir l'autorité à son rang et dans ses droits, ils ont à résoudre un autre problème plus nouveau, et d'autres besoins, impérieux aussi, à satisfaire. Aux hommes qui pensent que, depuis plusieurs siècles, la société en Europe/ et notamment en France, a fait complètement fausse route, les gouvernements comme les esprits, et qu'il n'y a, dans le caractère dominant et dans les tendances de notre civilisation actuelle, qu'erreur, corruption et décadence, je n'ai rien à dire. Je comprends que, pensant ainsi, ils regardent la réaction rétrograde comme aussi nécessaire que légitime, et qu'ils la tentent. Je n'ai, à leur égard, qu'une conviction profonde à exprimer : ils ne réussiront pas. Eussent-ils raison, ils ne réussiront pas. S'ils avaient raison, notre société moderne serait condamnée à périr; nous aurions le progrès dans la décadence, non le retour au passé. Mais ils n'ont pas raison. Personne n'est plus convaincu que moi des immenses erreurs et des funestes égarements de notre temps ; personne
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PRÉFACE.
ne redoute et ne déteste plus que moi l'empire qu'exerce parmi nous, et le danger dont nous menacel'espritrévolutionnaire,ce Satan humain, à la fois sceptique et fanatique, anarchique et tyrannique, passionné pour nier et pour détruire, incapable de rien créer qui puisse vivre et de souffrir que rien se crée et vive sous ses yeux. Je suis de ceux qui pensent qu'il faut absolument vaincre cet esprit fatal, et remettre en honneur et en pouvoir l'esprit d'ordre et de foi, qui est l'esprit de vie et de conservation. Mais je ne crois pas qu'il n'y ait, dans l'esprit moderne, que l'esprit révolutionnaire; je necrois pas que notre civilisation ne soit, depuis plusieurs siècles, qu'égarement et corruption; je ne crois pas au mal irrémédiable, ni à la décadence inévitable de mon temps et de mon pays. Le fait caractéristique, le fait-immense de la civilisation moderne, c'est l'accroissement prodigieux de l'ambition et de la puissance de l'homme. Rappelez dans votre pensée ce qui s'est passé dans ces derniers siècles et ce qui se passe de nos jours ; cette longue série et ce vaste ensemble de travaux et de succès humains, en tous genres, en tous lieux ; tant de secrets pénétrés par la science, tant de monuments élevés parle génie, tant de richesses créées par
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l'industrie, tant de progrès de justice et de bien-être introduits dans la condition des petits comme des grands, des faibles comme des forts ; l'homme portant en maître ses pas dans tous les espaces de la terre qu'il habite, et sondant d'un œil sûr les mondes où il ne peut porter ses pas ; l'esprit répandant ses découvertes et ses idées dans tous les replis des sociétés humaines ; la matière, sous toutes ses formes, partout domptée et asservie à l'usage humain ; cette ardeur expansive et ascendante qui circule clans tout le corps social ; celte activité universelle et incessante, et incessamment féconde, qui met toutes choses en mouvement et en œuvre, au profit de tous. Jamais l'homme n'avait marché si rapidement à la conquête et à la domination, du mondé; jamais, en sa qualité et avec ses forces d'homme, il n'avait exercé tant d'empire sur la nature et sur la société. Je sais tout ce qu'il y a là de mal et de péril, d'enivrement et de mécompte ; pourtant ce ne sont pas là les "symptômes de la décadence; il y a aussi de la grandeur et de l'avenir. C'est avec ce grand fait, c'est avec cet immense accroissement de puissance et d'ambition de l'humanité, que l'État et l'Église, le gouvernement civil et le gouvernement chrétien, ont
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désormais à traiter. Quand ils auront, avec l'aide de Dieu et des événements, ramené l'homme au respect des lois éternelles qu'il a follement méconnues, quand ils auront relevé les bornes de sa puissance et rabattu les fumées de son orgueil, l'hommè restera encore puissant et fier, et plein du sentiment de sa force et du désir des droits qui ont excité son ambition. Là où est la force, là vont aussi, par une harmonie naturelle et dans une certaine mesure, le pouvoir et la liberté. Quelle sera maintenant cette mesure? Quelle part d'influence auront les hommes, et chaque homme, dans les destinées publiques et dans leurs propres destinées? C'est là le problème : on peut le résoudre ; on ne saurait l'éluder : à la suite des travaux et des progrès de l'humanité, l'esprit de liberté est entré dans les sociétés humaines; il faut l'y contenir dans sa juste place; on ne l'en expulsera point. Partout, lés gouvernements civils le sentent et se conduisent en conséquence. Je trouve qu'on est, envers les gouvernements de notre temps, d'une injustice choquante. Il n'est pas vrai qu'ils s'obstinent dans l'indifférence pour le bien et le progrès des peuples. Il n'est pas vrai qu'ils n'aspirent qu'à l'immobilité et à la tyrannie. Us ont sans doute et des passions per-
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sonnelles et de vieilles erreurs; mais ils sont tous, quelles que soient leurs formes, par prudence ou par devoir, sérieusement préoccupés de la nécessité de respecter les droits et d'améliorer la condition des hommes ; et les plus rebelles aux apparences libérales font tous les jours, dans leurs lois et dans leurs pi'atiques, une multitude de changements favorables à la justice et à la liberté. J'ajoute que les gouvernements européens, à travers tant d'orages qui ont éclaté'sur eux depuis soixante ans, se sont conduits, à tout prendre, avec une grande modération. Incessamment insultés dans leur dignité et attaqués dans leur existence, ils ne se sont point livrés, ni pendant le combat, ni après la victoire, à ces emportements de passion et de pouvoir dont l'histoire du monde a été si longtemps remplie. On peut trouver qu'ils n'ont pas toujours été prévoyants ni habiles dans leurs actes, soit de résistance, soit de concession à l'esprit nouveau ; on n'est point, en droit de dire qu'ils •aient été, pour lui, des adversaires intraitables. Dans cette redoutable lutte de notre époque entre les gouvernements et les révolutions, ce ne sera certainement pas aux gouvernements que l'histoire aura à imputer le plus insolent
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mépris de la justice et de la liberté ; et si l'esprit de révolution était aussi modéré dans ses prétentions et dans ses actes que les gouvernements se sont montrés disposés à l'être envers l'esprit de progrès, le grand problème de la conciliation de l'ordre avec la liberté serait, dans la société civile, bien près d'être résolu. Le gouvernement de la société religieuse, et pour parler avec plus de précision et de franchise, l'ÉgliseCalholique a un problème analogue à résoudre. Problème d'autant plus pressant qu'à bien observer l'état des esprits, c'est surtout dans l'ordre religieux que l'idée de la liberté est aujourd'hui fortement enracinée et puissante. Les droits de la conscience devant Dieu paraissent et sont en effet bien supérieurs aux droits de la pensée devant les hommes. S'il y a, dans la vie de l'âme, une part où Pinterveution de la force soit plus inique et plus odieuse, c'est évidemment dans la relation de l'âme avec son créateur et son juge, et quand il s'agit, pour elle, de l'éternité et du salut. C'est ici d'ailleurs un sentiment que nous avons tous éprouvé, un principe auquel nous avons tous rendu hommage ; chrétiens ou philosophes, catholiques ou protestants, nous avons eu tous, et sans cesse encore, au milieu des nations les plus civilisées,
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nous avons tous besoin toui à tour d'invoquer la liberté religieuse; de tous les cris de liberté, c'est celui qui réveille le plus sûrement dans les cœurs l'idée d'un droit sacré et d'un fait nécessaire, celui qui excite la susceptibilité la plus vive et la plus générale sympathie. Je porte à l'Église Catholique un profond respect. Elle a été, pendant des siècles, l'Église chrétienne de toute l'Europe ; elle est la grande Église chrétienne de la France. Je regarde sa dignité, sa liberté, son autorité morale comme essentielles au sort de la Chrétienté tout entière : si je croyais que l'Église Catholique ne peut, sans s'abjurer elle-même, accepter dans l'État le principe de la liberté religieuse, je me tairais, car je déteste par-dessus tout l'hypocrisie et la subtilité. Mais il n'en est rien. Que l'Église Catholique maintienne pleinement ses principes fondamentaux , son inspiration permanente , son infaillibilité doctrinale, son unité ; que, par ses lois et sa discipline intérieures, elle interdise à ses fidèles tout ce qui pourrait y porter atteinte ; c'est son droit comme sa foi. Que seulement et en même temps elle admette pleinement, non pas la séparation de l'Eglise et de l'Etat, grossier expédient qui les abaisse et les affaiblit l'un et l'autre sous prétexte de les affran-
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chir l'un de l'autre, mais la séparation de l'ordre spirituel et de l'ordre temporel, de l'état religieux et de l'état civil, et l'illégitimité de toute intervention de la force dans l'ordre spirituel, même au service de la vérité. Que par conséquent elle accepte la liberté religieuse comme une loi, non de la société religieuse, mais de la société politique, comme un droit, non du chrétien, mais du citoyen. Aussitôt la prétendue incompatibilité entre la société moderne et l'Église Catholique disparaît; le problème de la paix entre la société civile et la société religieuse est résolu. L'Église Catholique peut tenir cette conduite, car tout ce qui la constitue religieusement, tout son ordre spirituel demeure ainsi intact et indépendant. Et si elle se conduit ainsi, si en même temps qu'elle maintient fermement ses principes et ses droits comme société religieuse, elle accepte sincèrement les principes de notre ordre politique et la liberté religieuse qui en fait partie, non-seulement elle fondera la paix entre elle et la société civile, mais elle s'assurera à ellemême une grande force et un grand avenir. Le Christianisme a bien des conquêtes à faire et à refaire; pour le rétablissement de l'ordre social et pour le salut moral des âmes, il faut qu'il regagne bien du terrain : on ne sait pas avec
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quelle rapidité les ' obstacles et les résistances s'évanouiraient devant lui si les terreurs de l'ancienne intolérance disparaissaient, et si, de la part de l'Église Catholique elle-même, le respect de la liberté religieuse était tenu pour assuré. Je veux aller plus loin, et soumettre aux chrétiens une autre considération. A quelque église qu'ils appartiennent, il y a, entre tous les chrétiens, une foi commune : ils croient à la révélation divine contenue dans les Évangiles, et en Jésus-Christ, venu sur la terre pour sauver le monde. A quelque église qu'ils appartiennent, il y a aujourd'hui, pour tous les chrétiens, une cause commune : ils ont la foi et la loi chrétienne à défendre contre l'impiété et l'anarchie. Cette foi commune et cette nécessité commune à tous les chrétiens sont infiniment au-dessus de tous les dissentiments qui les divisent. Est-ce à dire qu'ils doivent, à tout prix, mettre de côté leurs dissentiments, et au nom de leur foi commune et de leur péril commun, en venir, selon le langage du moment, à la fusion, pour ne plus former qu'une seule et même Église? Je ne le pense pas. Le rétablissement de l'unité au sein du christianisme, par la réunion de toutes les églises chrétiennes, a été le vœu ét
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îe travail des plus grands esprits catholiques et protestants. Bossuet et Leibnilz l'ont tenté. Aujourd'hui encore cette idée préoccupe de belles âmes, et de pieux évêques me l'on t témoignée avec une confiance dont je me suis senti profondément honoré; Je respecte ce sympathique désir, mais je ne crois pas qu'il se puisse réaliser. Dans l'ordre temporel et entre des intérêts humains, la fusion, quelque difficile qu'elle soit, est toujours possible, car les intérêts peuvent transiger, sous l'empire et au nom de la nécessité. Dans l'ordre spirituel et entre des croyances religieuses, il n'y a point de transaction possible, car la nécessité ne peut jamais devenir la vérité. La foi n'admet pas la fusion; elle exige l'unité. Mais là où l'unité de l'Église n'existe pas, quand la fusion des églises diverses n'est pas possible et quand la liberté religieuse est établie, il y a place pour le bon sens pratique et pour la charité chrétienne. Le bon sens dit aux chrétiens qu'ils sont tous en face d'un même ennemi, bien plus dangereux pour eux tous qu'ils ne peuvent l'être les uns pour les autres, car, s'il triomphait, il les frapperait tous du même coup. Dans les régions élevées, la guerre contre la religion ne se manifeste plus que sous les traits d'un scepticisme ou d'un rationalisme réservé, timide même, sou-
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vent sérieux et honnête, et qui cherche à se voiler plutôt qu'à s'étaler. Mais au fond de la société et dans les masses, c'est l'impiété passionnée qui fermente et qui, pour vaincre, se met au service des plus grossiers et plus ardents intérêts. La foi chrétienne, dans son caractère essentiel et vital, c'est-à-dire la foi et la soumission à l'ordre surnaturel chrétien, petit seule soutenir ce grand combat. Catholiques ou Protestants , que les chrétiens en soient tous bien convaincus : ce que le Catholicisme perdrait, en crédit et en empire, dans les sociétés catholiques, ce que le Protestantisme perdrait , en crédit et en empire, dans les sociétés protestantes, ce ne seraient pas le Protestantisme ou le Catholicisme qui le gagneraient ; ce serait l'impiété. C'est donc pour tous les chrétiens, quelles que soient leurs dissidences dans la sphère chrétienne, un intérêt évident et un devoir impérieux de s'accepter et de se soutenir mutuellement, comme des alliés naturels, contre l'impiété antichrétienne. Ce ne sera pas trop de toutes leurs forces et de tous leurs efforts réunis pour triompher enfin dans cette guerre, et pour sauver à la fois le christianisme et la société. Ce que l'intérêt conseille aux chrétiens, la
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charité chrétienne le leur prescrit. J'emploie sans hésiter les mots simples qui expriment vraiment les idées et- les sentiments auxquels je m'adresse; et même au milieu de ce refroidissement des cœurs qui est l'une des plus tristes maladies de mon temps, je n'éprouve nul embarras à parler de charité chrétienne à des chrétiens. Quand les luttes religieuses sont la passion active et la grande affaire pratique d'une époque, quand les croyances diverses sont aux prises, maniant les armes non-seulement spirituelles, mais temporelles, et avec l'espoir de s'asservir ou même de s'extirper mutuellement, je comprends que la charité chrétienne soit difficile ; elle a des tentations trop fortes et de trop pressants intérêts à surmonter. Le chancelier de Lhospital et le président de Thou, qui conseillaient la paix aux catholiques et aux protestants, ne pouvaient guère songer, la veille ou le lendemain d'un massacre ou d'une bataille, à leur parler de charité. Mais quand toute lutte matérielle a cessé, quand la liberté religieuse est établie dans les mœurs comme dans les lois, lorsque, en fait et en droit, les croyances diverses sont obligées de vivre en paix les unes à côté des autres, pour-
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quoi le désir ne leur viendrait-il pas d'embellir et de féconder la paix par la charité? Pourquoi, lorsque les passions dures sont impuissantes, des sentiments plus équitables et plus doux manqueraient-ils à se développer ? Je sais le pouvoir des traditions, des souvenirs, et aussi des dissidences permanentes qui entretiennent la polémique, même quand elle reste purement spéculative. Cependant la paix et la liberté prolongées ont un grand empire pour calmer les âmes. Aujourd'hui même, nous en avons sous les yeux un exemple éclatant ; je n'hésiterai point à répéter ce que je disais aussi à la Société Biblique : « Voyez ce qui se passe en Angleterre : certes, l'irritation protestante est la bien vive ; il y a là un mouvement bien général, bien passionné, en faveur d'une foi populaire et puissante. Le gouvernement lui-même s'associe à ce mouvement et le suit. Le protestantisme anglais se montre bien tenté de chercher sa sécurité et sa satisfaction aux dépens de la liberté religieuse des catholiques. Eh bien! ce qu'on a l'air de faire à cet égard, on ne le fait réellement pas ; on ne l'ose pas ; on ne le peut pas; au fond du cœur on ne le veut pas. Au milieu de cette effervescence protestante, la liberté religieuse des catholiques anglais persiste
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et se déploie. La liberté de leur culte : leurs églises sont ouvertes, et même se multiplient; leui's prêtres exercent sans aucune entrave leurs fonctions. La liberté de leur presse : ils défendent publiquement leurs croyances et leurs actes. La liberté de leurs discours et de leurs votes dans le parlement : ils y soutiennent hautement leur cause. » Spectacle admirable, et qui, après avoir justement rempli d'inquiétude les amis de la liberté religieuse, doit les remplir de sécurité : l'esprit de persécution a reparu; l'esprit de justice et de liberté l'a regardé en face, et, malgré les apparences, est resté le maître du terrain. Que les chrétiens catholiques et les chrétiens protestants le reconnaissent enfin : il leur est désormais plus naturel qu'ils ne le croient de vivre dans des rapports de charité chrétienne, car ils ont perdu l'habitude, et jusqu'à la possibilité de s'opprimer efficacement. Encore quelques mots, et j'aurai dit toute ma pensée. Dans un régime de liberté religieuse bien établie et bien acceptée, non-seulement les diverses communions chrétiennes peuvent vivre en paix et dans de bons rapports; elles peuvent contribuer, par leur coexistence pacifique-, à leur mutuelle prospérité religieuse. Quelle a été, pour le catholicisme en France , l'une
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des plus glorieuses et plus pieuses époques? À coup sûr,' le dix - septième siècle. Le catholicisme français vivait alors en présence du protestantisme encore toléré et du jansénisme clans son éclat. Quelle cause a empêché l'Eglise anglicane de tomber dans l'apathie qui plus d'une fois a paru près de l'envahir? le voisinage des sectes dissidentes à demi libres qui l'ont toujours tenue en haleine et contrainte à sortir de ses langueurs. Il n'est point d'établissement, point de pouvoir qui n'ait besoin de se sentir contrôlé et d'avoir des efforts à faire pour conserver son rang : il est bon de vaincre, mais non d'exterminer ses rivaux; et dans l'ordre spirituel comme dans l'ordre temporel, le laborieux régime de la liberté a, pour tout le monde, ses justes récompenses; en même temps qu'il assure aux faibles leur droit, il régénère incessamment les vainqueurs. Sans doute le Catholicisme repose sur le principe de l'autorité ; mais, sans se détacher de cette base, il peut admettre, et dans le cours de ses destinées il a souvent admis des degrés de liberté fort divers. Du onzième au quatorzième siècle, en même temps que l'Église Catholique était, pour la société civile, une grande école d'autorité, elle était elle-même, et dans son propre sein, un
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grand théâtre de liberté ; car, dans ses conciles, dans ses congrégations, dans ses correspondances répandues parmi les fidèles, la discussion était incessamment ouverte et animée entre ses chefs. ïl ne m'appartient pas d'examiner si nos temps conseillent ou comportent le retour de tels moyens de gouvernement, et je suis plus enclin à en douter qu1à le prétendre. Mais un grand .fait moral me frappe, et mérite, si je ne m'abuse, toute l'attention du clergé catholique. La disposition d'esprit et de cœur des fidèles, qu'il est chargé de gouverner religieusement, n'est pas toujours la même; et ni la même mesure, ni la même qualité de nourriture religieuse, s'il est permis de parler ainsi, ne suffisent, dans tous les temps, aux âmes chrétiennes. Après la chute de l'Empire romain, lorsque la mission du clergé catholique fut de convertir les Barbares et de faire pénétrer un peu d'ordre moral parmi ces grossiers vainqueurs et dans les populations misérables qui vivaient sous leur joug, c'était surtout par l'exercice éclatant et ferme de l'autorité religieuse que les prêtres pouvaient atteindre leur but; ils avaient dans le peuple chrétien, grands ou petits, beaucoup de passions à réprimer et peu de besoins intellectuels à satisfaire; il fallait frapper et dominer les ima-
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ginalions bien plus qu'alimenter et diriger l'activité des esprits. Les temps et les hommes sont bien changés : les esprils sont maintenant actifs, variés, curieux, avides; la vie spirituelle des fidèles chrétiens, des plus fidèles comme des plus chancelants, est infiniment plus animée qu'elle ne l'était jadis; il faut, à des âmes ainsi disposées, un régime moral qui soit aussi plus animé, et qui, en la réglant, donne, à leur activité propre et intime, une plus large mesure de satisfaction. J'exprime une conviction profonde et, j'ose le dire, parfaitement pure de toute arrière-pensée et de tout mauvais vouloir, en disant que désormais l'Église Catholique, sans rien délaisser de son autorité, aura besoin, pour le gouvernement des âmes, d'admettre, de la part des fidèles, plus de mouvement intellectuel et spontané que n'en ont exigé d'autres temps; et je suis en même temps convaincu que, dès qu'elle aura reconnu elle-même ce nouvel état moral de la société chrétienne, VEglise Catholique saura y pourvoir. Dans un ouvrage récent1, un étranger justement illustre, M. Donoso Cortès, en parlant de
Essai sur le Catholicisme, le Libéralisme et le Socialisme; par M. Donoso Coriès, marquis de Valdegamas; p. 99-105.
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moi dans des termes que je ne puis me permettre de répéter, a dit : « C'est l'erreur grave où est tombé M. Guizot, dans son Histoire de la Civilisation européenne, d'entreprendre la lâche impossible d'expliquer les choses visibles par les choses, visibles, les choses naturelles par les choses naturelles, ce qui est aussi superflu que d'expliquer un fait par lui-même, une chose par elle-même, puisque toutes les choses visibles et naturelles, et en tant que visibles et naturelles, sont une seule et même chose. » M. Donoso Cortès demeurera convaincu, je l'espère, que telle n'est point ma pensée, et que, loin de m'arrêter et de me satisfaire dans les choses visibles et naturelles, je crois à l'ordre surnaturel et à sa nécessité pour expliquer et gouverner le monde. Les philosophes, de leur côté, reconnaîtront, je pense, que, si je repousse leur doctrine, je ne déserte point leur droit. Je ne dis pas ceci pour réclamer le frivole honneur de soutenir à la fois deux grandes causes, mais pour affirmer une double vérité qui a toute ma conviction et tout mon dévouement : la foi chrétienne et la liberté religieuse ; le salut des peuples est à ce prix GUIZOT.
Yal-Richer, septembre 1851.
���DE L'ÉTAT DES AMES
(Octobre 1838.)
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C'est la sublimité de l'Évangile que deux sentiments y éclatent à-la-fois, l'aversion pour le mal et la tendresse pour l'homme, auteur du mal ; l'horreur du péché (pour parler comme l'Évangile parle) et l'amour
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pécheur. Grande profondeur de jugement aussi bien que de
moralité; connaissance admirable de la nature des choses et de l'homme. Car le mal est vraiment détestable, en lui-même et dans ses effets, et l'homme est bien chargé de mal, même les meilleurs entre les hommes. Et en même temps l'homme est infiniment
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capable de bien, infiniment digne d'affection, impartait et aimable au delà de toute expression. Grande intelligence aussi des conditions de l'autorité morale. Ce n'est pas la science, c'est l'action sur l'homme que cherche l'Évangile. Or, pour agir moralement sur les hommes, il faut les aimer et les réformer, leur inspirer confiance par l'amour et respect par la sévérité. La sévérité et Tamour sont les deux puissances efficaces sur le cœur de l'homme; car les hommes ont l'instinct de leurs besoins moraux, de ceux qui leur pèsent comme de ceux qui leur plaisent. Ils sont troublés, profondément troublés de leur imperfection, et ils veulent qu'on les relève. L'amour, senti et inspiré, est leur plus belle comme leur plus vive joie; ils veulent aimer et qu'on les aime. Exiger beaucoup d'eux en vertu, leur donner beaucoup en amour; le grand empire, je veux dire l'empire moral, est à ce double prix. Le siècle dernier a eu cela de beau qu'il a aimé l'homme, les hommes. Il leur a vraiment porté beaucoup d'affection et voulu beaucoup de bien. Mais comme c'était un siècle critique et raisonneur, le sentiment d'amour a souvent disparu dans l'habitude et sous les formes de la polémique et de l'analyse. Pourtant le sentiment était là, sincère et puissant. L'esprit de justice et d'humanité, de justice et d'humanité universelle, qui caractérise cette époque, quelle est sa source sinon une
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vive sympathie pour l'homme et un tendre intérêt pour son sort? Mais à côté de cette vertu, le siècle dernier a eu un grand tort : il n'a point ressenti pour le mal l'aversion qui lui est due. Non-seulement sur telle ou telle règle de conduite, sur tel ou tel devoir, mais sur la règle en général, sur le principe même du devoir, les esprits de ce temps sont tombés en proie au doute, grand corrupteur du cœur humain. Dans l'ordre moral, la fixité et l'élévation vont ensemble ; dès qu'on tlotte, on descend ; l'incertitude est un signe et une cause d'abaissement. Ne sachant trop où était le mal, ni même s'il était, le dixhuitième siècle, quand il l'a rencontré, l'a nié ou excusé, au lieu de le maudire et de le combattre à mort. Et avec les points fixes ont disparu les longues perspectives. Par une loi admirable de sa nature, pour que l'homme espère, il faut qu'il croie, qu'il croie au bien. La vertu seule a besoin de l'éternité. On doutait du devoir; on a douté de l'avenir. La foi morale chancelait ; Dieu s'est voilé. Il.semble qu'en un tel état des esprits, pour un temps qui aimait l'homme et s'inquiétait de lui, l'homme eût dû être un objet de grande pitié. Quelle destinée que celle d'une créature ainsi puissante et flottante, toujours en mouvement et ne sachant où poser sûrement le pied en ce monde, ni où porter ses regards au-delà de ce
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monde ! Aspirer si haut pour tomber si bas et passer si vite! Tant d'ambition sans digne objet! Tant de travail sans sûr effet ! Quel père, s'il croyait son enfant réservé à un tel sort, ne se sentirait pénétré de compassion et de douleur? Mais non : en même temps qu'il aimait l'homme, le siècle dernier l'admirait beaucoup; et je le comprends. Dieu et le devoir ôtés, que réste-t-il de grand et de beau sinon l'homme lui-même ? Tout imparfaite, toute mêlée de bien et de mal qu'est la nature humaine, le bien s'y rencontre, la puissance du bien y éclate ; ce qu'elle a d'élevé, de riche, de tendre, d'attachant, ne s'évanouit pas absolument parce que l'esprit en méconnaît la source et la règle. Et s'il arrive, comme il est arrivé à cette époque, que ces grandes erreurs de l'esprit tombent au milieu d'un grand développement intellectuel, d'un grand essor des sentiments sympathiques et généreux, d'un grand progrès dans la condition de l'humanité, si c'est au moment où il s'élève et brille avec le plus d'éclat que l'homme perd de vue sa boussole et Dieu, comment ne s'admirerait-il pas lui-même ? Comment ne serait-il pas saisi d'orgueil? Il n'a plus de foi ni d'espérance en haut, et pourtant il avance, il prospère, il grandit, il triomphe. Il croira, il espérera en lui-même; il s'adorera lui-même. La religion tombe : une idolâtrie s'élèvera, l'idolâtrie du l'homme pour l'homme. L'homme a été le dieu du dix-
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huitième siècle, l'objet de son culte comme de son amour. De là une grande et déplorable complaisance pour la nature humaine, pour ses faiblesses et ses penchants. On l'a aimée, mais d'un amour aveugle et faible, qui n'a su qu'approuver, et caresser, et promettre, n'ayant rien à prescrire ni à exiger. De là aussi une soif immodérée, au nom de l'homme et pour lui, de bonheur immédiat, terrestre, palpable. Aimant vraiment l'homme, et n'ayant à lui offrir, en ce monde, rien de supérieur au bonheur de ce monde, et au delà de ce monde, rien de meilleur ni d'éternel, il fallait absolument que l'homme fût heureux, que tous fussent heureux, heureux ici-bas, puisque ici-bas se renfermaient leur destinée et leur trésor. Accepter l'imparfaite conditiôn de l'humanité, l'égoïsme qui ne se soucie de rien et la foi qui espère tout le peuvent"; maisquiconque aimeleshommes, etne dispose pour eux que de cette vie et de cette tei're, ne saurait se résigner à ce sort, pour la plupart si rude, à ce progrès si lent et toujours si incomplet. Il faut trouver absolument beaucoup plus à donner aux hommes, de quoi donner promptement et à tous. Et comme des esprits pénétrés d'un si beau désir ne pouvaient croire à l'impossibilité d'y satisfaire, ils ont eu besoin d'assigner, aux souffrances et aux injustices de la condition humaine, une cause accidentelle, fac-
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tice, que la sagesse et la puissance humaine pussent écarter. De là cette autre maxime du dernier siècle, que, laissés à leur cours et à leur équilibre naturel, hommes et choses vont au bien ; que le mal provient, non de notre nature et de notre condition essentielle, mais uniquement de la société mal réglée, réglée au profit de quelques-uns qui ont substitué leur.volonté et leur intérêt à la volonté et à l'intérêt de tous ; que c'est la société qu'il faut réformer, et non l'homme qui n'a pas besoin d'être réformé, qui n'en aurait pas besoin du moins si la société ne le corrompait pas. Maxime qui a enfanté, qui devait enfanter la plus irritable, la plus éclatante des plaies modernes, cette incurable impatience de ce qui est, cette inquiétude sans terme, cette insatiable soif de changement, à la poursuite d'un état social qui donne enfin aux hommes, à tous les hommes, tout le bonheur auquel ils prétendent. Voilà en quel état le dix-huitième siècle avait mis les âmes. Et je parle des âmes droites, honnêtes, sincères, que ne possède pas l'égoïsme, que n'emportent pas les mauvaises passions, qui pensent aux autres, et ne veulent, pour elles-mêmes comme pour les autres, que ce qu'elles croient légitime. Les grandes erreurs, les grandes maladies d'une époque, ce sont les erreurs et les maladies des gens de bien. C'est à celles-là surtout qu'il faut regarder et
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pourvoir, car là est le danger méconnu. Qui luttera d'ailleurs contre le mal si les gens de bien en sont ^eux-mêmes atteints? J'ai vu les derniers des maîtres du dix-huitième siècle, ceux qui lui étaient restés fidèles; je les ai vus au sortir de notre révolution, après cette terrible expérience. C'était un spectacle touchant et instructif que l'état de leur âme. Ils étaient tristes, mais point découragés; pleins d'estime et d'affection pour l'humanité, et de confiance en elle, et d'espérance pour elle, malgré tarit de mécomptes et de revers. La même étendue d'esprit, la même générosité de cœur, la même ardeur de justice et de progrès les animaient. Ils expliquaient le mauvais succès momentané de leur cause par l'emportement des passions, l'empire des vieilles habitudes, le défaut de lumières publiques, les bons principes appliqués trop tôt et poussés trop loin. Et en même temps que leur explication témoignait de leur sincérité persévérante, on entrevoyait, on sentait aussi en eux, à chaque pas, la persévérance des mêmes erreurs, la même absence de dogme moral et de foi religieuse, la même idolâtrie de l'homme, la même mollesse envers lui, les mêmes prétentions pour lui. Ils n'avaient rien perdu de leur noble ambition, ni de leur tendre sympathie pour l'humanité : ils n'avaient rien appris sur les lois intimes de sa nature, ni sur les vraies conditions de son gouvernement.
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Aussi un secret sentiment d'inquiétude perçait à travers la constance de leurs idées et de leur espoir ; et ils demeuraient tristes après leur explication, comme si elle ne les eût point satisfaits eux-mêmes. Nous sommes bien loin de nos pères. « J'ai été porté ici par Un boulet de canon, » disait Danton à M. de Talleyrand qui le voyait au ministère de la justice. Ce même boulet nous a portés tous à cent lieues de notre berceau. Nous avons beaucoup appris. Nous avons vu, à un jour nouveau, de bien nouvelles faces des choses. L'intelligence et le pouvoir de l'homme, sa raison, sa moralité, sa force d'action et de résistance, de direction et de retenue dans le cours du monde, tout a été éprouvé, sondé, mesuré. Nous savons combien le mal est profond dans notre nature, et souvent caché, et pourtant prompt et terrible à éclater dans l'occasion. Nous connaissons nos limites, les limites de notre esprit et de notre volonté. Nous avons été puissants, immensément puissants ; et pourtant nous n'avons pu accomplir notre volonté, parce qu'elle était en désaccord avec les lois de la sagesse éternelle; èt contre ces lois notre puissance s'est brisée comme un verre. Au prix de tout cela, nous avons acquis, de nous-mêmes et de notre condition, une connaissance plus juste et plus profonde. Nous ne nous payons plus de désirs, ni d'arguments, ni d'apparences, ni d'espérances. Nous voyons ce qui est. Nous vivons bien plus que nos pères dans la vérité
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des choses. Nous sommes plus sages et plus modestes. Mais notre sagesse a un grave défaut. Elle n'est encore, si je puis ainsi parler, qu'un bien extérieur qui se répand sur notre conduite et notre vie, mais qui n'a pas encore pénétré dans le fond de notre âme, qui n'est pasencore devenu pour nous une propriété, unerictiesse morale. C'est l'honneur, c'est la grandeur de l'homme qu'il ne se contente point de ce qui est, à ce titre seul que cela est : le fait, le simple fait ne lui suffit point ; il veut voir au delà; il veut découvrir au fait un but, un sens ; il a besoin de le rattacher aux lois de sa nature intime, de sa propre destinée, de le sentir en relation et en harmonie avec son âme. Alors seulement le fait prend, aux yeux de l'homme, un caractère moral et acquiert sur lui une puissance morale ; alors seulement l'homme l'accepte et lui obéit avec respect, comme à la vérité, au lieu de le subir et de s'y soumettre avec tristesse, comme à la nécessité. Or, toutes ces leçons de l'expérience que nous avons reçues et reconnues, nous ne les comprenons pas encore. Elles n'ont pas encore pris en nous, dans notre être moral, le rang qui leur appartient. Ce sont pour nous des faits inévitables plutôt que de belles et justes lois, des mécomptes plutôt que des progrès. Elles nous dirigent bien plus qu'elles ne nous ont éclairés; et en y conformant nos actions, nos pensées même, nous sommes bien plus domptés que convaincus.
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S'il n'en était ainsi, pourquoi cet abattement, ce dégoùtsecret, ou cette indifférence, cette sécheresse, cette froideur qui aujourd'hui accompagnent si souvent la sagesse et le bon sens? Vous vous dites découragés; vous n'espérez, vous n'osez plus tenter rien de difficile et de grand. Que vous est-il donc arrivé ? Que vous a appris cette expérience à la fois si vantée et si triste ? Que le devoir, non l'intérêt et la passion, est le principe de la morale : que Dieu n'a pas cessé de présider au monde ;
Qu'il résiste au superbe et punit l'homicide;
Que l'ordre a des lois naturelles, inviolables, et se venge de qui les méconnaît ; que le mal, toujours présent, toujours à la porte, en nous et autour de nous, a besoin d'être incessamment combattu. De quoi vous plaignez-vous ? Ce sont là des progrès, non des mécomptes; des vérités reconquises, des forces retrouvées, non des espérances perdues. Il est vrai : l'homme s'était épris d'une ambition au-dessus de sa force et de son droit : il faut en rabattre; il faut que sa raison et sa volonté consentent à rendre ce qu'elles prétendaient usurper ; qu'au lieu de s'ériger et de s'adorer en souverain, l'homme accepte son imperfection primitive et son insuffisance définitive; que dans sa pensée comme dans sa vie, il se soumette, au sein même de la liberté. Mais n'est-ce donc rien que cette liberté même, aujour-
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d'hui bien plus grande et plus assurée que l'homme ne l'a jamais connue ? N'est-ce rien que ce progrès général de justice et de bien-être dans le monde ? N'y a-t-il pas là une convenable récompense des travaux et des souffrances de notre âge? N'y a-t-il pas, après tant de fautes, de quoi contenter les plus exigeants et rafraîchir les plus fatigués ? Regardons plus haut. En retour de ces sacrifices imposés à notre orgueil, en dédommagement de cette infirmité prouvée de notre nature, de ces limites démontrées de notre puissance, ne nous est-il rien rendu? Ne retrouvons-nous pas plus que nous ne perdons ? Ne remontons-nous pas bien plus que nous ne sommes contraints de descendre? Le dix-huitième siècle nous avait bien enorgueillis et pourtant bien rabaissés. En nous faisant souverains de ce monde, il nous y avait réduits et renfermés. Plus d'immensité, plus d'éternité pour notre âme ; plus de lien de filiation et d'union entre Dieu et l'homme. Nous paraissions et nous passions sur la terre comme tout ce qui vient de la terre et y retourne. Nos plus hautes ambitions, nos plus purs désirs, nos plus sublimes élans, tout ce qu'il y a en nous de plus beau et de vraiment divin n'était plus qu'illusion et fardeau. Ce n'était plus seulement sur nos biens et nos joies d'un jour, mais sur nous-mêmes et pour toujours qu'il fallait s'écrier : « Vanité des vanités, tout est vanité ! » Nous sommes sortis, nous
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sortons de cette condition étroite et basse ; nous nous relevons; nous ressaisissons notre dignité, notre espoir, notre avenir, notre âme. Nous ne pouvons plus nous pavaner dans notre orgueil ; mais nous ne sommes plus plongés et délaissés dans notre misère ; nous retrouvons ici-bas un maître, mais aussi «notre père qui est aux cieux. » Je sais ce qu'il y a de superficiel et de frivole dans retour de notre temps aux croyances et aux espérances religieuses. Je sais combien, en ceci, les âmes sérieuses mêmes sont encore obscures et agitées, quel mal les travaille encore et quels problèmes sont encore là, peutêtre encore bien éloignés de leur solution. Pourtant nous sommes rentrés dans la voie : l'homme ne se précipite plus loin de Dieu ; il s'est retourné vers l'Orient; il y cherche la lumière. Ici encore nous cédons à l'empire des faits plutôt qu'à celui des idées, et l'expérience nous mène plus loin que notre conviction; mais nous croyons plus à l'expérience qu'à notre propre esprit, et nous courbons la tête devant les faits en attendant que nous rendions, aux vérités dont ils déposent, un hommage libre et éclairé. Ce n'est pas encore l'adoration, mais la crainte de Dieu, ce commencement de la sagesse. Si nous en étions déjà à l'adoration, si dans les affaires de ce monde et dans celles de l'éternité, dans les questions politiques, morales, religieuses, en toutes choses.
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cette sagesse que nous avons payée si cher était bien réellement entréé en nous, si nous étions bien convaincus de la légitimité rationnelle comme de l'utilité pratique de ses conseils, si elle illuminait notre intelligence comme elle règle notre conduite, nous serions bien autres que nous ne sommes ! Plus tranquilles, plus confiants, plus fermes, plus dignes, plus fiers ! Nous verrions bien plus loin, nous avancerions bien plus haut et plus vite dans ces voies de progrès nouveau et réparateur où nous marchons à pas lents et la tête baissée, comme contraints et humiliés ! Mais, je le répète, il s'en faut bien que cette salutaire transformation de nos idées soit accomplie en nous; il s'en faut bien que notre expérience soit devenue notre raison. Nous avons plus de bon sens que de lumière; nous agissons mieux que nous ne pensons. En dedans et au fond, nous sommes encore imbus de préjugés qui nous entravent, quoiqu'ils ne nous gouvernent plus ; encore pleins de doute sur les vérités mêmes auxquelles nous soumettons nos actes. Seulement le doute a changé de forme et de langage; il était, chez nos pères, enivrant et hardi j il est devenu parmi nous dénigrant et stérile. L'orgueil s'est tourné en mépris ; et parce que nous ne ressentons plus pour l'humanité cette ambition effrénée, ces espérances chimériques qui prévalaient naguère, nous ne savons plus aimer ten-
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drement les hommes, ni penser noblement de leur ' nature, ni nous préoccuper ardemment de leuJ" destinée. Nous nous croyons obligés, par la sagesse, à l'indifférence et à l'immobilité. Aussi, parmi les maladies du dix-huitième siècle, plusieurs de celles qui dérivaient de ses maximes et qui semblaient devoir s'évanouir avec elles, subsistent-elles encore parmi nous. Nous ne pensons plus à l'homme avec la même tendresse; mais nous n'en regardons pas le mal avec plus d'aversion. L'indifférence ne nous a pas rendus plus sévères. Nous ne jugeons plus la nature humaine avec la même faveur aveugle, et pourtant nous sommes toujours pleins envers elle de mollesse et de lâcheté ; nous lui témoignons la même complaisance sans lui porter la même estime ni le même amour. Les doctrines matérialistes et impies sont en déclin, et nous sommes plus que jamais possédés d'une âpre soif de bonheur prompt et matériel. Serait-il vrai, comme on l'entend dire, que nous soyions en décadence morale? notre époque serait-elle - destinée à garder le mal de l'époque précédente, en en perdant les vertus et en y ajoutant son propre mal? Je réponds avec une ferme conviction : Non, certainement non. Pour rien au monde je ne voudrais flatter mon temps, mais je l'aime. Je suis frappé, très-frappé de son mal; je crois le remède urgent, la lutte nécessaire ; mais je vois aussi beaucoup de bien, un bien
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profond et fécond, assez de bien pour que le mal, Dieu aidant, soit combattu et vaincu. Je disais tout à l'heure que les grandes erreurs, les grandes maladies d'une époque, ce sont les erreurs et les maladies des gens de bien. De même, en revanche, c'est dans les idées saines, dans les bonnes dispositions des gens de bien que résident les forces morales d'une époque et ses moyens de salut. Or, la bonne disposition aujourd'hui générale et dominante parmi
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gens de bien, c'est l'esprit d'ordre, le profond désir de l'ordre, après tant de troubles et de combats. On dit que c'est uniquement de la prudence, de l'intérêt bien entendu, non de la moralité. Jugement bien léger, à mon avis, et qui décèle peu de connaissance de l'homme et de ce qui se passe en lui, souvent à son insu. Ily a de la moralité, une vraie moralité dans l'esprit d'ordre, surtout ainsi déployé en grand et mis à de telles épreuves. On prononce avec dédain le mot d'intérêt, comme s'il impliquait le pur égoïsmeet excluait la vertu. Grâce à Dieu, qui les a institués, les intérêts légitimes, les intérêts inhérents aux situations et aux relations légitimes, sont moraux par essence et animés par une impulsion morale. Le père de famille qui protège sa maison, l'homme laborieux qui veille à la garde de son industrie, agissent dans leur intérêt, il est vrai, et selon la prudence. Mais autour de cet intérêt, et dans une étroite union, se groupent les idées et
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les sentiments les plus respectables, les affections domestiques, le respect de la règle, le soin de l'avenir, la défense du droit, l'accomplissement du devoir, l'effort, le dévouement, le sacrifice. A tout cela, qui refusera le nom de moralilé ? L'instinct public juge la question. « Il n'y a que deux partis, me disait un homme d'un esprit fort simple et étranger à toute méditation savante, le parti des honnêtes gens et celui des mauvais sujets. » Quand on a voulu définir et rallier sous un mot le parti de l'ordre en France, on a dit : « La charte et les gens de bien. » C'est qu'en effet à l'idée d'ordre se lient intimement plijourd'hui les idées d'honnêteté, de dignité, de moralité, de vertu. C'est que, dans le sentiment commun, la cause de l'ordre est la cause de la morale publique aussi bien que delà sécurité individuelle. C'est qu'après tant de bouleversements, aussi corrupteurs que douloureux, le goût et l'amour de l'ordre sont parmi nous le premier effet, le premier symptôme de l'attachement à toutes les maximes, à toutes les pratiques du devoir. On connaît peu d'ailleurs, on comprend mal les sociétés démocratiques, encore si nouvelles et $i obscures. Leurs vertus manquent de cet éclat, je dirai plus, de ce fini, de ce charme, qui tiennent à l'élévation des personnes, à la beauté des formes, à l'action du temps, au développement complet, varié, harmonieux, de la nature humaine grande et glorieuse. Mais
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la vertu même et la moralité ne leur manquent point. IV y a, dans ces masses pressées et inconnues, dans ces vies laborieuses et modestes, beaucoup de droiture, de justice simple, de bienveillance active, beaucoup de soumission à la règle, de résignation au sort, une rare puissance d'effort et de sacrifice, une belle et touchante disposition à s'oublier soi-même, sans prétention, sans bruit, sans récompense. Même la jalousie de toute supériorité, la passion de l'envie, ce venin des sociétés démocratiques, n'infecte pas toujours, autant qu'on devrait le craindre, leur jugement moral. Nous en sommes profondément atteints, et pourtant le goût de l'honnête, le respect du bien est général et puissant parmi nous. On rencontre le bien avec joie; on l'accueille avec reconnaissance comme un cordial salutaire, comme un service rendu à la société qui sent le besoin de s'élever et de s'épurer. Respect d'autant plus vrai, goût d'autant plus sûr qu'il est étranger à toute opinion systématique, à toute exaltation de l'esprit, à toute emphase romanesque. Par un phénomène singulier et très-significatif, c'est vers le inal, vers le dérèglement que se portent aujourd'hui l'exagération et l'emphase; on déclame en se plongeant dans M boue. Pour le bien, notre temps le veut simple, vrai, grave, sensé. C'est uniquement parce que c'est le bien, le bien moral, qu'on l'estime et qu'on l'aime. On ne lui demande que de paraître ce qu'il est.
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Où règne une telle disposition, où le bien est ainsi en honneur pour lui-même et pour lui seul, il peut y avoir encore beaucoup de mal, et un mal très-funeste; mais ce n'est pas au mal qu'appartient l'avenir. Nous commençons à peine à marcher vers l'avenir. Nous nous sommes jusqu'ici débattus, nous nous débattons encore pour faire, dans l'héritage du dernier siècle, un dépouillement et notre choix. Héritage si chargé, si mêlé, qu'il nous a plongés dans une confusion extrême. Le bien et le mal, le vrai et le faux directement opposés coexistent en nous : nous portons en nous les idées et les sentiments les plus contradictoires. Nous flottons, nous chancelons sous leur empire divers et combattu. Nous essayons tantôt de rejeter absolument les uns ou les autres, tantôt de les oublier également et de vivre au jour le jour, sans pensée, sans dessein. Vains efforts : le problème pèse sur les âmes, '.es agite ou les lasse, les jette dans l'égarement ou dans .l'inertie. On ne l'éludera ni par l'inertie, ni par l'égarement. Il faut qu'il soit résolu, qu'il le soit dans l'ordre moral comme dans l'ordre politique, pour chacun de nous comme pour l'État. Car ceci n'est pas une question purement politique, ni qui se puisse vider, complètement et au fond, par des chartes, des lois et des cabinets. C'est une affaire qui touche chacun, de nous, à laquelle nous avons tous besoin de pourvoir nous-mêmes et pour notre propre compte. Il faut que
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nous gardions, du mouvement que le dix-huitième siècle a imprimé au monde et aux âmes, ce qui s'accorde avec l'ordre éternel qu'il a souvent méconnu pour les âmes et pour le monde. Il faut que les vérités'et les lois nouvelles qui nous viennent de cette époque, et aussi les vérités et les lois immuables qu'elle avait oubliées, vivent et régnent ensemble dans notre pensée, que nous sachions sans incertitude, que nous pratiquions sans trouble ce qu'elles veulent de nous. A cette condition seulement nous verrons cesser ce mélange d'agitation et d'abattement, ce doute des esprits sensés comme des esprits déréglés, cette stérilité du mouvement comme de la sagesse, qui sont le mal particulier de notre époque. Gouvernement et peuple sont enclins à s'accuser réciproquement de ce mal, à se renvoyer l'un à l'autre la charge de le guérir. « Que le pouvoir soit digne, ferme, actif, fécond, disent les uns; qu'il soutienne et anime, qu'il règle et relève en même temps la société; la société le suivra; le mal se réparera, le bien se fera ; mais c'est au pouvoir de prendre en toutes choses l'initiative et la responsabilité.—Comment prendrais-je l'initiative, répond le pouvoir? Comment accepterais-je la responsabilité ? C'est dans la société même, c'est dans les âmes que le mal réside. Elles sont faibles, chancelantes, inertes, pleines de doute et d'impuissance; qu'elles se relèvent, qu'elles se règlent elles-mêmes. Je n'y fais point obstacle. C'est tout ce qu'on a droit
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de me demander, car je ne puis rien de plus. » Mauvaise apologie de la faiblesse d'esprit et de cœur. Il y a du devoir et du travail pour tous dans la régénération qu'appelle notre temps. Pour le pouvoir d'abord, car il est placé haut; il voit et on le voit de loin; c'est lui qui tient le fanal et le drapeau. S'il les abaisse, la société tombe dans l'obscurité et le trouble. Pour la société aussi, pour chacun de nous, car nous sommes tous atteints, en effet, du mal que nous demandons au pouvoir de guérir; le pouvoir ne saurait suffire
à le guérir en nous-mêmes et en nous tous. Notre
concours intelligent et actif y est indispensable. Et c'est précisément dans ce concours des pouvoirs publics et des volontés individuelles que résident la valeur et l'honneur des gouvernements libres : c'est par là qu'ils sont puissants dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel, salutaires pour les âmes immortelles comme pour les situations temporelles. Le bien n'y peut être que l'œuvre de tous. Pouvoir ou'société, gouvernants ou simples citoyens, inquiétons-nous chacun de notre propre part dans cette grande œuvre; faisons notre devoir dans le devoir commun. A celui qui saura le mieux et le plus tôt accomplir le sien, appartiendra la gloire, et aussi la force qui suit le succès
�DE LA RELIGION
DANS LES SOCIÉTÉS MODERNES
��DE LA RELIGION
DANS LES SOCIÉTÉS MODERNES
(Février 1838.)
C'est l'esprit de notre temps de déplorer avec bruit la tandition du grand nombre, du peuple, comme on l'appelle. On étale ce qu'il souffre, ce qui lui manque. On raconte sa vie si chargée et si monotone, si rude et si précaire, tant de fatigue pour si peu d'effet, tant de risque et d'ennui, un travail si lourd, un repos si vide, un avenir si incertain! On dit vrai. La condition du grand nombre ici-bas n'est point facile, ni riante, ni sûre. Il est impossible de contempler, sans une compassion profonde, tant de créatures humaines portant du berceau à la tombe un 2
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si pesant fardeau; et, même en le portant sans relâche, suffisant à peine à leurs besoins, aux besoins de leurs enfants, de leur père, de leur mère; cherchant incessamment, pour ce que notre cœur a de plus cher, ce qu'il y a de plus pressant dans notre vie, et ne le trouvant pas toujours, et même en l'ayant aujourd'hui, n'étant pas sûrs de l'avoir demain; et dans cette continuelle préoccupation de leur existence matérielle, pouvant à peine prendre de leur être moral quelque souci ! Cela est douloureux, très-douloureux à voir, trèsdouloureux à penser. Et il faut y penser, y penser beaucoup. A l'oublier, il y a tort grave et grave péril. Plus ou moins, on y a toujours pensé. Que disaient autrefois ceux qui y pensaient le plus? Ils recommandaient aux heureux du monde la justice, la bonté, la charité, l'application à chercher et à soulager les malheureux ; aux malheureux, la bonne conduite, la modération des désirs, la soumission à l'ordre, la résignation et l'espérance. Ils expliquaient la destinée humaine, ce qu'elle a de triste et de sublime, les compensations qui se rencontrent dans les divers états, les jouissances qui appartiennent à tous. Ils s'appliquaient à panser, entre les plaies de l'homme, celles que l'homme peut guérir, et à élever, pour les plaies icibas incurables, les regards de l'homme vers les remèdes de Dieu. C'était là le langage de la religion, C'étaient
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les paroles, les conseils qu'elle adressait aux grands et aux petits, aux riches et aux pauvres, dans ses catéchismes pour les enfants, dans ses sermons pour les hommes, du haut de ses chaires, au fond de ses sanctuaires, auprès du lit des malades, à tous, en tous lieux, par tous les moyens. Et,à la religion presque seule appartenaient alors les moyens de publicité et d'action populaire. Ge que sont aujourd'hui la tribune, la presse, la poste, tous les porte-voix de la civilisation moderne, les églises, la chaire, l'enseignement religieux, les visites pastorales l'étaient autrefois. La religion parlait au grand nombre. Elle n'a jamais oublié le peuple. Elle a toujours su arriver à lui. Et en même temps qu'elle s'inquiétait du peuple, et de lui alléger le fardeau de la vie ou de l'aider à le porter, la religion s'inquiétait aussi de tous les hommes dans tous les états, et du fardeau que nous portons tous, de ces coups qui nous atteignent, de ces blessures que nous recevons tous en marchant chacun dans notre sentier. Aujourd'hui, en nous occupant beaucoup, et bien justement, des souffrances et des fatigues matérielles qui tombent en partage à tant de créatures, nous oublions trop ces fatigues, ces souffrances morales qui sont notre partage à tous, ces épreuves, ces transes de l'âme, ces mécomptes, ces ennuis, ces déchirements,
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toutes ces douleurs enfin, cette infirmité universelle de la destinée humaine, d'autant plus poignantes peut-être que l'âme a plus d'essor et la vie plus de loisir. Grands ou petits, riches ou pauvres, élite ou multitude, ayons pitié les uns des autres ; ayons pitié de tous. Tous, en avançant dans notre carrière, nous sommes « fatigués et pesamment chargés. » Nous méritons tous de la pitié. Nous en méritons aujourd'hui plus que jamais. Jamais, il est vrai, la condition humaine n'a été plus égale et meilleure. Mais les désirs de l'homme ont marché d'un bien autre pas que ses progrès. Jamais l'ambition n'a été plus impatiente et plus répandue. Jamais tant de cœurs n'ont été en proie à une telle soif de tous les biens et de tous les plaisirs. Plaisirs orgueilleux et plaisirs grossiers, soif de bien-être matériel et de vanité intellectuelle, goût d'activité et de mollesse, d'aventures et d'oisiveté : tout paraît possible, e> enviable, et accessible à tous. Ce n'est pas que la passion soit forte, ni l'homme disposé à prendre beaucoup de peine pour la satisfaction de ses désirs. 11 veut faiblement, mais il désire immensément. Et l'immensité de ses désirs le jette dans un malaise au sein duquel tout ce qu'il a déjà gagné est pour lui comme la goutte d'eau oubliée dès qu'elle est bue, et qui irrite la soif au lieu de l'étancher. Le monde n'a jamais vu un tel conflit de velléités, de fantaisies, de prétentions, d'exi-
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gences; jamais il n'a entendu un tel bruit de voixs'élevant toutes ensemble pour réclamer, comme leur droit, ce qui leur manque et ce qui leur plaît. Et ce n'est pas vers Dieu que ces voix s'élèvent. L'ambition s'est en même temps répandue et abaissée. Quand les précepteurs du peuple étaient des précepteurs religieux, ils s'appliquaient à détacher de la terre sa pensée, à porter en haut ses désirs et ses espérances pour les contenir et les calmer ici-bas. Ils savaient qu'ici-bas, quoi qu'on fasse, il n'y a pas moyen de les satisfaire. Les docteurs populaires d'aujourd'hui pensent autrement et parlent au peuple un autre langage. En présence de cette condition difficile et de cette ambition ardente de l'homme, au même moment où ils étalent sous ses yeux toutes ses misères et fomentent dans son cœur tous ses désirs, ils lui disent que cette terre a de quoi le contenter, et que, s'il n'y vit pas heureux à son gré, ce n'est ni à la nature des choses, ni à sa propre nature, mais aux vices de la société et aux usurpations de quelques hommes qu'il doit s'en prendre. Tous sont en ce monde pour le bonheur; tous ont au bonheur le même droit ; le monde a du bonheur pour tous. Ge sont là les paroles qui tous les jours retentissent à toutes les oreilles, frappent à la porte de tous les cœurs, pénètrent par toutes les voies dans les replis les plus obscurs de la société. 2.
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Et l'on s'étonne de l'agitation profonde, du malaise immense qui travaillent les nations et les individus, les États et les âmes ! Pour moi, je m'étonne que le malaise ne soit pas plus grand, l'agitation plus violente, l'explosion plus soudaine. Il y a dans de telles idées, dans de telles paroles, de quoi égarer et soulever toute l'huma'nité. Et il faut que l'action conservatrice de la Providence, que cette sagesse innée et spontanée, dont les hommes ne sauraient se dépouiller absolument, soient bien puissantes pour qu'un tel langage, sans cesse répété et partout entendu, ne replonge pas le monde dans le chaos. Non, il n'est pas vrai que cette terre ait de quoi suffire à l'ambition et au bonheur de ses habitants. Il n'est pas vrai que le malheur des événements et les vices des institutions humaines soient les seules causes, soient les causes dominantes de la condition triste et pesante de tant d'hommes. Que les institutions deviennent de jour en jour plus justes, plus soigneuses du bien de tous, c'est le droit de l'humanité. C'est l'honneur de notre temps de s'être attaché à cette pensée et d'en poursuivre l'accomplissement. Les temps anciens prenaient trop aisément leur parti des souffrances du grand nombre. Leurs prétentions étaient trop humbles en fait de justice et de bonheur pour tous. Nous en avons de plus étendues, de plus fières, et nous donnons avec raison, à nos progrès dans cette voie, le besu nom de
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civilisation. À Dieu ne plaise que nous nous détournions de ce salutaire travail, que nous nous découragions de cette noble espérance ! Mais ne nous repaissons pas d'orgueil et d'illusion. Ne nous promettons pas," de nous-mêmes et de notre savoir-faire, ce que nous n'en saurions obtenir. 11 y a dans notre nature un vice, dans notre condition un mal qui échappent à tout effort humain. Le désordre est en nous, et toute autre source en fût-elle tarie, il naîtrait de nous et de notre volonté. La souffrance, la souffrance inégalement répartie, est dans les lois providentielles de notre destinée. C'est à-la-fois supériorité et infirmité, grandeur et misère. Êtres libres, nous pouvons créer, et en effet nous créons sans cesse le mal. Êtres immortels, ni les secrets de notre sort, ni les limites de notre ambition ne sont sur cette terre, et la vie que nous y menons n'est qu'une bien petite scène de la vie inconnue qui nous attend. Réglez comme vous l'entendrez toutes les institutions; distribuez comme il vous plaira toutes les jouissances : ni votre sagesse ni votre richesse ne combleront l'abîme. La liberté de l'homme est plus forte que les institutions de la société. L'âme de l'homme est plus grande que les biens du monde. Il y aura toujours en lui plus de désirs que la science sociale n'en peut régler ou satisfaire, plus de souffrances qu'elle n'en peut prévenir ou guérir. La religion, la religion! c'est le cri de l'humanité eï
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tous lieux, en tous temps, sauf quelques jours de crise terrible ou de décadence honteuse. La religion, pour contenir ou combler l'ambition humaine ! la religion, pour nous soutenir ou nous apaiser dans nos douleurs, celles de notre condition ou celles de notre âme! Que la politique, la politique la plus juste, la plus forte, ne se flatte pas d'accomplir, sans la religion, une telle œuvre. Plus le mouvement social sera vif et étendu, moins la politique suffira à diriger l'humanité ébranlée. Il y faut une puissance plus haute que les puissances de la terre, des perspectives plus longues que celles de cette vie. Il y faut Dieu et l'Éternité. Il y faut aussi, entre la religion et la politique, de l'entente et de l'harmonie. Appelées à agir sur le même être, et en dernière analyse pour le même résultat, comment y travailler ensemble s'il n'existe entre elles un fonds commun de pensées, de sentiments, de desseins? Quelque distance qui les sépare, il y a un rapport intime entre les idées terrestres et les idées religieuses de l'homme , entre ses désirs pour le temps et ses désirs pour l'éternité. S'il n'y avait là qu'incohérence et contradiction , si nos ' affaires, nos opinions, nos espérances du monde étaient complètement étrangères ou hostiles à nos affaires, à nos croyances, à nos espérances au-delà du monde, si la religion de son côté ne savait qu'improuver et combattre notre vie et notre société actuelles, leurs idées,
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leurs travaux, leurs institutions, leurs mœurs, bien loin de se servir et de s'entr'aider,lareligion et la politique s'entraveraient et s'énerveraient réciproquement. Le monde se rirait de la piété ; la piété s'indignerait du monde; et ce qui doit être sur la terre une source d'ordre et de paix ne serait qu'une nouvelle cause d'anarchie et de guerre. Et que ni la religion ni la politique ne s'alarment pour leur indépendance ou leur dignité. Cette harmonie qui doit subsister entre elles, je ne veux point la leur faire acheter, à l'une ni à l'autre, par aucune lâche concession, par aucun sacrifice onéreux. Je veux au contraire qu'elles agissent, en toute occasion, selon la vérité pure des choses, et qu'elles accomplissent ensemble leur mission propre et spéciale. Des hommes habiles ont vu dans la religion un moyen d'ordre et de police sociale; moyen utile, indispensable même, mais du reste sans valeur intrinsèque, sans importance réelle et définitive pour l'individu, sinon pour donner à certaines faiblesses de l'esprit et du cœur humain une chimérique satisfaction. De là un respect superficiel et hypocrite, qui couvre à peine une froideur dédaigneuse, qui résiste mal aux épreuves un peu prolongées, et qui humilie la religion si elle s'en contente, ou l'irrite et l'égaré si elle refusé do s'en contenter. De grands et religieux esprits à leur tour ont consi-
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déré le monde et la vie du monde, soit toujours, soit à certaines époques, comme un mal en soi, comme un obstacle essentiel à l'empire des lois divines et à l'accomplissement de notre destinée morale. De là les folies ascétiques, et aussi les folies sectaires, et aussi core les prétentions théocratiques : tristes égareents de l'esprit religieux qui s'est constitué en hostilité avec la société humaine, et a voulu tantôt la fuir, tantôt l'asservir. Des deux parts, l'erreur est grande et pleine de péril. Les croyances religieuses aspirent à résoudre les problèmes fondamentaux de notre nature et de notre destinée individuelle. C'est là leur premier et leur grand dessein, plus grand que le maintien même de l'ordre dans la société. A ce seul titre, et surtout à ce titre-là, un respect profond leur est dû, car elles tiennent à ce qu'il y a dans l'homme de plus intime, de plus puissant et de plus noble. La politique qui ne voit pas ces faits-là, ou ne s'incline pas respectueusement quand elle les voit, est une politique futile, qui ne connaît pas l'homme, et ne saura pas le diriger dans les grands jours. D'autre part, la terre n'est point un lieu de proscrip tion où l'homme vive en exilé. La société n'est point un théâtre de perdition que l'homme doive traverser avec dégoût et effroi. La terre est la première patrie
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de l'homme : Dieu l'y à placé. La société est la condition naturelle de l'homme : Dieu la lui a faite. Le monde et la vie sociale ne contiennent pas toute notre destinée ; mais c'est en ce monde et par la vie sociale que notre destinée commence et se développe. Dieu seul sait dans quelle mesure et pour quel dessein. Nous devons à la société notre concours, un concours affectueux et respectueux, quelles que soient les formes de son organisation et les difficultés de notre tâche. Ces formes, ces difficultés varient selon les lieux et les temps; mais elles n'ont jamais qu'une importance secondaire, et ne changent rien à la condition générale de l'homme, ni à son devoir fondamental. La religion, sans être indifférente à ce qu'il y a de vrai ou de faux, de bon ou de mauvais dans la partie accidentelle et variable du monde social, s'attache à ce qui est essentiel, permanent, et dresse l'homme à marcher droit vers le ciel, sous tous les astres et par tous les chemins. C'est la gloire du christianisme d'avoir, le premier, placé la religion à cette hauteur et dans ce poin'c, de vue, le seul religieux. Certes, ni les raisons, ni les tentations ne lui manquaient, à son origine, pour maudire la société temporelle et s'en séparer ou lui déclarer la guerre. Il n'y a seulement pas pensé. Au moment même eù la foi chrétienne rendait à l'homme sa dignité et le- relevait de sa dé-
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chéance originelle , elle acceptait pour lui, sans murmurer, l'esclavage, le despotisme, des iniquités, des inégalités, des misères incomparables. Pas une intention, pas une idée révolutionnaire, pour parler le langage de notre temps, ne se laisse entrevoir auprès du berceau chrétien. Les chrétiens, au nom de leur foi, résistent héroïquement à la persécution, à la tyrannie; mais ils n'entreprennent point de changer l'état de la société, ni la condition de l'humanité; ils s'y placent, ils s'y prêtent, quels qu'en soient les principes, et les formes, et les conséquences. Ils font plus. Le monde est bien vieux, bien corrompu. Ils dénoncent, ils combattent avec passion sa corruption et ses vices. Ils ne maudissent point, ils ne fuient point le monde. Ils sont pleins, à son égard, d'indignation et d'affection, de douleur et d'espérance. Des esprits rigides, des imaginations ardentes s'épouvantent du spectacle mondain, et s'enfoncent dans les déserts de la Thébaïde, ou élèvent les murs des cloîtres pour s'y soustraire. Brillantes apparitions qui frappent l'esprit des peuples, et rengagent la lutte, longtemps oubliée, des passions austères contre les passions impures, mais qui ne sont, dans l'histoire du christianisme, que des exceptions, imposantes et puissantes, mais qui ne caractérisent point la religion chrétienne, ne la dominent point, ne constituent point son essence et sa tenaance générale. Le christianisme a fait les
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moines, et jamais religion n'a été moins monacale; jamais religion n'est plus entrée dans le monde, ne s'est plus librement accommodée au monde, à tous ses états, à tous ses faits. Encore combattu aux lieux mêmes où il est né, le christianisme se répand à l'est, à l'ouest, au nord, au sud ; il pénètre dans les vieilles monarchies de l'Asie, au fond des forêts de la Germanie, au sein des écoles d'Athènes et de Rome, parmi les tribus errantes du désert; et nulle part il ne s'inquiète des traditions, des institutions, des gouvernements ; il contracte alliance, il vit en paix avec les sociétés les plus diverses. Il sait que partout, à travers toutes les variétés et toutes les formes sociales , il peut poursuivre son oeuvre, l'œuvre vraiment religieuse, la régénéra* tion et le salut des âmes. Plus tard, après sa victoire définitive, au milieu des ruines romaines et du chaos barbare, par nécessité autant que par goût de la domination, le christianisme a recherché et exercé sur la société civile une influence plus directe et plus impérieuse : influence tantôt salutaire, tantôt contraire à la nature des choses, et souvent nuisible à la religion elle-même. Cependant, en considérant les faits dans leur ensemble, et malgré d'éclatantes déviations, c'est, à tout prendre, l'une des admirables sagesses de l'Église chrétienne d'être restée étrangère, dans ses rapports avec le monde, à tout esprit étroit et exclusif; de n'avoir point attaché à telle ou telle forme ' . 3
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sociale son honneur et sa destinée. Elle a vécu en bonne et intime relation avec les gouvernements les plus divers, avec les systèmes sociaux les plus contraires, la monarchie, la république, l'aristocratie , la démocratie ; ici parallèle à l'État, là subordonnée, ailleurs indépendante; large et variée dans son organisation intérieure selon le besoin de ses relations au dehors ; partout appliquée à maintenir, entre la vie sociale et la vie religieuse, entre les idées et les sentiments par lesquels l'homme tient à la terre ou tend vers le ciel, une harmonie dont la terre et le ciel profitent également. De nos jours, par le cours des événements, par des fautes réciproques, cette harmonie a été profondément altérée. La religion et la société ont quelque temps cessé de se comprendre et de marcher parallèlement. Les idées, les sentiments, les intérêts qui prévalent maintenant dans la vie temporelle ont été, sont encore souvent condamnés et réprouvés au nom des idées, des sentiments, des intérêts de la vie éternelle. La religion prononce quelquefois analhème sur le monde nouveau et s'en tient séparée; le monde semble près d'accepter l'anathème et la séparation. Mal immense, mal qui aggrave tous nos maux, qui enlève à l'ordre social et à la vie intime leur sécurité et leur dignité, leur repos et leur espérance. Guérir ce mal, rapprocher l'esprit chrétien et l'esprit
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du siècle, l'ancienne religion et la société nouvelle, mettre un terme à leur hostilité, les ramener l'une et l'autre à se comprendre et à s'accepter réciproquement, telle est la pensée qui a inspiré une œuvre trop peu connue, le recueil intitulé : Université caiholique, que ses auteurs poursuivent depuis trois ans avec la plus honorable persévérance. Grâces leur en soient rendues ! grâces soient rendues aux hommes vraiment pieux, vraiment catholiques, qui portent sur la société nouvelle, sur la France constitutionnelle, un regard équitable et affectueux ! C'est déjà de leur part une marque de haute intelligence que ce rayon de justice envers notre époque, cette espérance hautement manifestée qu'elle accueillera la vérité éternelle, et ne doit pas être maudite en son nom. A Dieu ne plaise que, dans un frivole aveuglement, nous nous repaissions les uns les autres, et nous-mêmes, de fla tteries ! Notre société s'est plus d'une fois, et sur les plus graves sujets, gravement égarée, et, au sein de son triomphe, elle reste atteinte d'un mal très-grave. Et pourtant notre temps est un grand temps, qui a fait de grandes choses et ouvert de grandes destinées. Cette société si orageuse, si confuse, si chancelante, quelquefois si chimérique et si arrogante, quelquefois si matérielle et si basse, a pourtant rendu hommage et prêté force à ce qu'il y a de plus élevé, de plus divin en nous, l'intelli-
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gence et la justice. Une large part de vérité est contenue'dans les principes inscrits sur son drapeau ; et elle a voulu que cette vérité fût efficace : et elle a déployé, pour la faire pénétrer dans les faits, une habileté, une énergie qui ont étonné et entraîné à sa suite le monde. Tant de hardiesse dans laconcéption, tant de puissance dans l'exécution, un tel développement d'esprit, de passion, de force, tant de résultats positifs, visibles, si rapidement obtenus, ce progrès général de bien-être, de richesse, d'ordre, de justice pratique et simple dans les relations et les affaires sociales, n'y a-t-il là que de l'égarement ? Sont-ce là des symptômes de déclin ? N'y faut-il pas plutôt reconnaître l'une de ces crises redoutables, mais fécondes, que la Providence fait éclater quand elle veut renouveler le monde ? Dites, dites sans ménagement à cette société et le mal qu'elle a fait et le mal qu'elle souffre; révélez-lui dans toute leur étendue, dans toute leur gravité, ses erreurs, ses fautes, ses oublis, ses faiblesses, ses excès, ses crimes; mais ne prétendez pas qu'elle accepte l'injustice ni l'injure. Elle a la conscience de ce qu'elle est et de ce qu'elle peut devenir, du bien qu'elle a voulu et du bien qu'elle a fait à l'humanité ; elle veut qu'on l'honore et qu'on l'aime, et elle ne se laissera redresser et diriger qu'à ce prix. Elle a raison : il faut rechercher, il faut écouter, il faut croire les amis sincères, les amis sévères; il ne faut jamais se fier aux ennemis.
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Je ne pense pas que les auteurs de l'Université catholique rendent encore à notre société toute la justice qui lui est due. Mais ils ne gardent contre elle point d'arrière-pensée, point de mauvais dessein ; ils comprennent et acceptent les principes essentiels sur lesquels elle se fonde, et ils s'efforcent sérieusement, sincèrement, de rétablir, entre ces principes et les doctrines catholiques, une harmonie qui ne soit pas purement superficielle et apparente. Leur plan est simple. Après avoir tracé un cadre général des sciences humaines et des rapports qui les lient, soit entre elles, soit à l'unité sublime vers laquelle elles tendent, ils placent dans ce cadre des cours spéciaux sur chacune des sciences diverses, tant de l'ordre matériel que de l'ordre intellectuel, et s'appliquent, dans ces cours, à faire pénétrer tantôt la religion dans la science, tantôt la science dans la religion, les tenant sans cesse en vue l'une de l'autre, alin qu'elles se connaissent, se rapprochent et s'unissent dans un commun progrès. En sorte que leur recueil est une Université muette, où toutes les sciences sont enseignées par écrit, selon la doctrine et dans l'esprit catholique, comme elles le seraient de vive voix dans une Université véritable, où tous les professeurs seraient catholiques et vraiment dévoués à leur foi et à leur science. Je n'ai nul dessein d'examiner le mérite scientifique de ces cours ni d'en débattre toutes les assertions
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et toutes les idées. Quelques-uns, comme le Cours d'introduction à l'élude des vérités chrétiennes, par M. l'abbé Gerbet, le Cours d'économie sociale, par M. de Coux, le Cours sur l'art chrétien, par M. Rio, le Cours sur l'histoire générale de la lilléralurè hébraïque , par M. de Cazalès, contiennent une instruction réelle, des vues élevées, ingénieuses, et quelquefois un talent de style et un attrait de lecture peu communs. Dans une revue littéraire, jointe aux cours, on rencontre souvent des articles, entre autres ceux de M. le comte de Montalembert, pleins de recherches curieuses, de nobles sentiments, et écrits avec une verve morale qui plaît et touche, même quand elle s'emporte au-delà du vrai. Il serait facile de relever, dans l'ensemble de l'ouvrage, des traces assez nombreuses d'une science un peu superficielle, d'une philosophie un peu vague, d'une littérature un peu déclamatoire. Je pourrais aussi, et ceci aurait plus d'importance, y retrouver çà et là quelque empreinte des vieilles habitudes, des vieilles rancunes, de ce vieil esprit d'hostilité auquel les auteurs de ce recueil ont en général, et très-sincèrement, voulu se soustraire. Peut-être, si j'avais l'honneur de les voir, me permeltrais-je, dans l'intimité de la conversation, de les engager à surveiller scrupuleusement à cet égard leurs sentiments et leur langage, à mettre toujours leurs idées et leurs expressions en accord avec l'intention générale qui les anime et le but qu'ils veu-
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léiit atteindre. Qu'ils soient eux-mêmes, en ce sens, des censeurs sévères de leur ouvrage. Pour moi, je ne le serai point. Je ne sais pas chercher chicane, dans l'exécution, à une pensée grande et juste dont je souhaite le succès. J'accepte ce qu'il y a d'incomplet et d'imparfait, et même d'incohérent dans une œuvre humaine, pourvu que l'œuvre en elle-même soit bonne, et que le bien domine dans l'effet comme dans l'inten"S
tion. C'est un misérable plaisir que celui de la critique ; et je n'en prends aucun, pour mon compte, à signaler les fautes que je voudrais effacer. J'aime bien mieux féliciter les auteurs de V Université catholique de la fermeté avec laquelle ils sont demeurés fidèles à leur drapeau et à leur nom. Dans leur excellent dessein, et précisément à cause de la pensée conciliante qui y préside, un écueil se rencontrait sous leurs pas. Ils couraient risque de se laisser induire à amollir, à énerver, à dénaturer leurs propres doctrines, les doctrines et l'esprit catholiques, pour rendre plus prompt et plus facile l'accommodement avec les idées et l'esprit du siècle. Plus d'une fois déjà des tentatives analogues, conçues à bonne intention, ont échoué contre cet écueil. C'est de là que nous avons vu sortir ces appels à la religion naturelle et à la religiosité générale, ces maximes qu'au fond le dogme est peu de chose et que la morale seule importe, qu'il faut ramener les croyances diverses à ce qu'elles ont de com-
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iimn, et inventer des formules, des prières qui leur conviennent également à toutes ; de là aussi le penchant à transformer les grands principes, les grands faits du christianisme en symboles livrés aux interprétations de la philosophie; et aussi encore ces étranges efforts pour marier l'esprit révolutionnaire à l'esprit religieux; ou bien enfin, ces tentatives pour renier, pour laisser du moins dans l'oubli le passé de l'Église catholique, ses traditions, ses habitudes, ce que lui ont apporté les siècles et les événements, et pour y substituer, sous le nom de primitif, un catholicisme nouveau et inventé. Gonceptions fausses, tentatives impuissantes, auxquelles un sentiment pieux et quelque instinct de notre état social n'ont pas toujours manqué, mais qui dénotent bien peu de connaissance de la nature humaine, de la religion, et une appréciation bien superficielle des moyens par lesquels les grandes institutions, religieuses ou civiles, se fondent et durent. Sans doute, pour s'adapter à ce qu'il y a de nouveau dans le monde, pour prendre, dans notre ordre social, la place et l'action qui lui conviennent, le catholicisme a quelque chose à faire, beaucoup à faire. Mais qu'il reste luimême, bien lui-même-, qu'il n'altère point son origine, son histoire, sa doctrine, sa loi; qu'il ne se prête à aucune lâcheté, à aucune hypocrisie : il y perdrait sa dignité, qui est essentielle à sa force, et n'y puiserait pas la force nouvelle dont il a besoin. Si je n'étais convaincu
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qu'entre l'ancienne religion et la société moderne l'harmonie peut se rélablir selon la vérité et avec honneur, je ne leur conseillerais pas de le tenter. Dieu ne permet pas qu'à de telles hauteurs, et pour de si grandes choses, le mensonge soit praticable. Que Y Université catholique persévère donc dans son exacte et scrupuleuse orthodoxie. On dit, et je le souhaite fort, qu'elle compte dans le clergé beaucoup de lecteurs. Le clergé doit être en garde contre les tentatives de ce genre. Quelques-unes, malgré des apparences modérées, l'atteignaient et le frappaient évidemment dans les conditions vitales de son existence. D'autres le jetaient dans les passions et dans les voies dont il a précisément pour mission de détourner l'humanité. Toutes jusqu'ici ont eu peu de succès. La plus récente, celle de M. l'abbé de Lamennais, a abouti à l'un des plus tristes spectacles d'égarement et de chute qu'un homme puisse donner aux hommes. Certes, il y a là de justes motifs de défiance et d'hésitation. Les auteurs de l'Université catholique en sont, à coup sûr, bien persuadés eux-mêmes ; car ils ont apporté le soin le plus attentif à se séparer de ces essais malheureux, et à se tenir, selon leur propre langage, inébranlablement attachés au rocher de l'Église. Ils agissent ainsi sans doute par conviction et par devoir. Qu'ils le fassent aussi par prudence ; qu'ils ménagent tous les'sentiments- les scrupules, les susceptibilités
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du public catholique. C'est à ce public surtout qu'ils s'adressent; c'est lui qu'ils désirent éclairer, apaiser, rassurer, réconcilier avec les progrès véritables, les faits accomplis, les nécessités de notre temps. C'est là ' en effet le grand service à rendre à la société moderne. Qu'ils ne perdent jamais de vue ce but essentiel deleur œuvre. Et quant au public que domine l'esprit du siècle, sans doute il faut que leur langage le rassure aussi, et l'apaise, et le ramène vers la religion , car il a aussi, et très-justement, ses susceptibilités et ses méfiances. Mais que les auteurs de VUniversité catholique no s'y trompent pas : ils inspireront à ce public d'autant plus de respect et de confiance qu'il les trouvera plus graves et plus fidèles. Il se laissera d'autant plus attirer vers la religion qu'elle lui apparaîtra plus stable et plus haute, car dans le malaise qui le presse, c'est à quelque chose de fixe et d'élevé que le public aspire, , malgré les passions qui le tiennent encore flottant et abaissé. Pendant que, dans le catholicisme, commence ce nouveau travail religieux et social dont l'Université catholiqueme paraît la plus sérieuse manifestation,un travail analogue s'opère dans les autres communions chrétiennes, et s'y révèle aussi à des signes éclatants. Depuis plusieurs années, quelque chose d'actif et de fécond fermente dans le protestantisme français. Presque aussitôt après le rétablissement de la paix et des rela-
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tions internationales en 1814, les dissidents d'Angleterre, frappés de la langueur religieuse de la France, et animés d'une vive passion de foi et de prosélytisme, ont entrepris de réveiller, parmi leurs coreligionnaires du continent, l'esprit religieux, ou, pour parler avec plus de précision, l'esprit chrétien protestant. Des voyages, des correspondances, des publications, des prédications, des associations pieuses, dont quelquesunes, comme la Société biblique, la Société des missions évangêliques, la Société des traités religieux, possèdent déjà assez détendue et de notoriété, ont servi d'instruments à ce dessein. Il a excité et excite encore, dans le protestantisme français, un peu de trouble et d'embarras. L'Église protestante constituée s'est émue. L'indifférence s'est offensée. La tolérance et la raison ont conçu quelque alarme. Impressions qui n'ont pas été, surtout dans les premiers temps, dénuées de motifs; faits qui méritent d'être observés et surveillés, mais dont l'importance, dans notre société et avec la garantie de nos iois et de nos mœurs, est, à mon avis, bien moindre que celle du mouvement religieux qui les suscite, de son caractère et de ses résultats. La foi chrétienne, la foi réelle et profonde aux dogmes constitutifs du christianisme, renaît parmi les protestants; et elle renaît accompagnée de cette liberté, de cet examen assidu, qui altèrent l'unité, mais qui entretiennent la vitalité religieuse, et qui se préoccupent peu du gouvernemenl.
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des esprits, mais beaucoup de la vie intime des âmes. Cette vie a ses instincts, ses besoins impérieux, in destructibles .11 n'y a point d'indifférence, point d'autorité qui puisse abolir ou faire abolir, ou faire longtemps oublier les problèmes essentiels et éternels de notre nature et de notre destinée. D'où vient le mal, dans le monde et en nous? comment y échapper ? notre propre liberté y suffit-elle? l'action de Dieu, en nous et sur nous, y est-elle nécessaire? quels rapports existent, ici-bas et dès cette vie, entre Dieu et notre âme? quel sort nous attend au delà de cette vie, et dans quelle mesure en décident nos résolutions et nos actions? Voilà l'objet définitif, l'objet pratique de la religion ; voilà les questions dont l'humanité, à travers toute la durée des siècles, sur toute la surface de la terre, et dans toutes les conditions de la vie, avec le fracas de la controverse ou dans le secret des cœurs, veut et demande la solution. Le christianisme la lui promet. Les dogmes chrétiens sont des réponses à ces questions vitales pour l'homme, pour tout homme. Ces réponses sont contenues dans les livres chrétiens, et à leur suite les préceptes, les consolations, les espérances qui en découlent. Les y chercher, les y lire sans cesse, puiser sans cesse à cette source de quoi combattre les mauvais penchants, les emportements, les faiblesses, les inquiétudes, les langueurs de l'âme, de, quoi la soutenir sur cette terre et la régénérer pour l'éternité, tel
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est l'esprit chrétien protestant, l'esprit qui se ranime parmi les protestants français : esprit qui a eu, qui pourrait avoir encore ses égarements, comme toutes les grandes ambitions et tous les grands élans de l'âme humaine, mais qui n'en est pas moins un esprit de vraie piété, de vraie moralité, qui satisfait à quelquesuns de nos instincts les plus sublimes, et exerce, à tout prendre, sur nos dispositions intérieures et nos actions, le plus salutaire empire. Plusieurs Semeur
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recueils périodiques,
entre autres le
et les Archives du Christianisme au dix-neu-
vième siècle, sont voués à cet esprit et se proposent de le satisfaire et de le répandre. Là toutes les publications^ tous les incidents qui se rattachent, de près ou de loin, à la vie chrétienne, sont examinés, commentés, débattus avec une réalité, une énergie de conviction toujours rares, plus rares aujourd'hui. Quelques hommes rares aussi, et le premier entre tous, M. Vinet, professeur de littérature française à Lausanne, écrivent habituellement dans le Semeur, et souvent avec le talent le plus distingué. Je pourrais bien trouver, dans ces recueils, même sans aborder le fond de leurs doctrines, quelques velléités de radicalisme politique, fort nuisible à la religion, et aussi, en matière religieuse, la trace d'un esprit un peu dur, un peu exclusif, de cet esprit
i Le Semeur a cessé récemment de païaîue,
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qui, lorsqu'il domine seul, lorsque rien ne l'arrête sur sa pente, devient l'esprit de secte et de fanatisme. Évidemment, ici comme ailleurs, le bon esprit du siècle, l'esprit de lumière, de justice et de bienveillance universelle, pénétrera tous les jours, et imposera à l'esprit religieux des idées, des sentiments, un langage qui lui conviennent merveilleusement, mais ne lui ont pas toujours appartenu. Et puis, ici comme ailleurs, j'aime mieux insister sur le bien que sur le mal. Quand le mouvement ascendant est du côté du bien, je crois à sa puissance et je m'y confie, quelque vive que soit encore la lutte et quelque lent que paraisse le progrès. N'avons-nous pas d'ailleurs, contre le fanatisme et le despotisme, religieux, la plus sûre, la plus efficace des garanties, la liberté, la liberté de conscience et de discussion? Voyez: l'Université catholique soutient, et soutient sans relâchement, les maximes, les traditions, les lois du catholicisme. A côté, l'esprit protestant se révèle plein de foi et de vigueur. Et comme, dans le sein du protestantisme, le Semeur et les Archives du Christianisme au dix-neuvième siècle n'expriment pas la pensée de tous, d'autres recueils, la Revue Protestante, le Libre examen, VÊvangéliste, se chargent de manifester et d'alimenter une autre pensée , plus scientifique , plus attachée à l'esprit moderne et à l'Église nationale, plus occupée d'éclairer les âmes que
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de les remuer profondément. Je ne doute pas que, dans cette renaissance des croyances diverses, les hommes qui en poursuivent le succès, et les publics divers auxquels ils s'adressent, ne s'inspirent réciproquement assez de méfiance et d'inquiétude ; que le souvenir des anciennes préventions, des anciennes animosités, ne subsiste au fond des cœurs et ne puisse de nouveau éclater. Il se laisse quelquefois entrevoir avec toute son irréflexion et son âpreté. Cependant, à tout prendre, l'esprit d'antipathie et de lutte, qui a si longtemps dominé dans la sphère religieuse, se discrédite ' et s'affaiblit de plus en plus. Chaque croyance se montre plus occupée d'elle-même que des croyances différentes, plus empressée à nourrir les cœurs qui l'ont reçue ou qui sont disposés à la recevoir, qu'à contester à ceux qui la repoussent leur propre foi. C'est la conséquence naturelle de la liberté et du frein qu'impose à toutes les croyances le pouvoir civil qui la maintient. C'est aussi le meilleur état pour les croyances religieuses elles-mêmes, car c'est l'état qui les oblige à marcher incessamment vers leur but véritable, et qui les empêche de s'en détourner pour aller s'altérer et se perdre soit dans le despotisme, soit dans la rébellion. L'esprit religieux rentre dans le monde pour conquérir sans usurper. Les croyances religieuses se relèvent et grandissent toutes ensemble, à' la fois libres et conte-
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nues ; libres de s'élever vers le ciel et d'y élever les âmes, contenues par leur liberté mutuelle et par l'indépendance du pouvoir civil. Honorons la société au sein de laquelle un tel spectacle est possible. Elle a besoin, absolument besoin que la religion revienne l'épurer et la raffermir ; mais la religion peut y travailler sans déshonneur ni; sacrifice, et dès qu'elle le peut, elle le doit.
�DU CATHOLICISME,
DU PROTESTANTISME ET DE LA PHILOSOPHIE
EN FRANCE.
��DU CATHOLICISME,
DU PROTESTANTISME ET DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE
(Juillet 1838.)
i
C'est du catholicisme et du protestantisme, non de la religion, ni même du christianisme en général que je veux parler. Je regrette de ne pouvoir me servir d'un mot plus précis que celui de philosophie. La nature des choses ne me le permet pas. Mais pour être sur-le-champ et clairement compris, je me hâte de dire que j'appelle en ce moment philosophie toute opinion qui n'admet, sous aucun nom, sous aucune forme, aucune foi obligée pour la pensée humaine, et qui laisse la pensée, en matière religieuse comme en toute autre, libre de croire
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ou de ne pas croire, et de se diriger elle-même par son propre travail. C'est aussi de la France, et de la France seule, que je m'occupe. L'état du catholicisme, du protestantisme et de la philosophie n'est point le même en France et ailleurs, après nos révolutions morales et sociales et dans les pays qui n'ont pas subi de telles révolutions. Je ne veux rien dire qui ne résulte de faits précis, et ne s'y applique exactement. Le moment est venu, en de telles matières, d'aborder les faits mêmes, les faits réels, et de laisser là les termes généraux qui éludent les questions qu'ils semblent poser.
Je suis convaincu que le catholicisme, le protestantisme et la philosophie, au sein de la société nouvelle, dans la France de la charte, peuvent vivre en paix, entre eux et avec la société; en paix non seulement matérielle, mais morale, non seulemen' obligée, mais volontaire; sans s'abdiquer, sans se ti»uir, avec vérité et honneur. Je veux le prouver. Je dis sans détour mon premier argument. Il faut que cette paix s'établisse ; il le faut nécessairement. Voici l'état des choses. Le catholicisme, le protestantisme, la philosophie et
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la nouvelle société française ne peuvent ni se détruire l'un l'autre, ni changer et se modeler comme il plairait à l'un ou à l'autre. Ce sont des faits anciens, puissants, vivants, indestructibles, du moins pour un temps inappréciable. Ils ont résisté aux plus longues comme aux plus rudes épreuves des siècles d'ordre et des jours de chaos.Il y a des siècles que la France nouvelle, la France de la charte, se forme'et grandit. Tout l'a combattue et tout a concouru à son triomphe, l'église, la noblesse, la royauté, la cour, la grandeur de Louis XIV, l'inertie dé Louis XV, les guerres de l'empire, la paix de la restauration. Elle a surmonté ses propres fautes comme les efforts de ses ennemis. Le catholicisme est né en même temps que l'Europe moderne, dans le même berceau. Il s'est associé à tous les travaux de la civilisation européenne. Il a survécu à toutes ses transformations. De nos jours il a subi le plus terrible choc qui ait jamais frappé une croyance et une Église. Il s'est relevé par la main de ses destructeurs mêmes. Il se remet à vue d'œil. Qu'on entre dans les familles; qu'on parcoure les campagnes : on verra quelle est la puissance du catholicisme, malgré la tiédeur de bien des fidèles, même de bien des prêtres. Les destinées du protestantisme en France ont été sévères. Il a eu contre lui les rois et le peuple, les lettrés du dix-septième siècle et les philosophes du dix-
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huitième. Il a paru tantôt extirpé par le catholicisme, tantôt absorbé par la philosophie. Il n'a succombé ni sous la persécution, ni sous le dédain. Il subsiste, et à peine rendu à la liberté, il retrouve en même temps la ferveur. Quant à la philosophie, elle a essuyé bien des échecs au milieu de ses triomphes. On peut étaler ses vanités et sesmécomptes. Elle a beaucoup àréparer clans son passé, mais rien à craindre pour son avenir. La plupart des principes qu'elle a proclamés sont devenus des droits. Les droits sont devenus des faits. Le nouvel état social que la philosophie a enfanté ne lui sera pas plus contraire que l'ancien, qu'elle a vaincu. Évidemment ce sont là des puissances pleines de vie et qu'attend encore un long avenir. Elles se sont rudement combattues, mais en vain. Elles n'ont pu se frapper à mort. ERes ne changeront pas plus qu'elles ne mourront. Sans doute elles se modifieront selon leur situation nouvelle. Elles écouteront la raison; elles reconnaîtront la nécessité; mais sans renier leurs principes, sans abdiquer leur nature. Elles ne peuvent faire de telles concessions. Ce qu'elles ont de caractéristique et de vital subsistera. Pour elles, y renoncer, ce serait mourir C'est sans métamorphose, et telles que Dieu et le temps les ont faites, que ces puissances sont appelées à vivre côte à côte, sous le même toit social.
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Si elles ne vivent en paix, en paix sincère, qu'arrivera-t-il? ■Verrons-nous recommencer les vieilles guerres que nos pères ont vues ? La guerre entre le catholicisme et le protestantisme? Entre les croyances chrétiennes et la philosophie ? Entre l'Église et le nouvel État ? Verrons-nous renaître tous les fanatismes, laïque et ecclésiastique, philosophique et religieux ? Cela n'est pas probable. On rencontre bien çà et là, • dans des livres, dans des journaux, quelquefois même dans des publications plus graves, quelques essais d'un semblable retour, quelques emportements catholiques contre l'impiété protestante , protestants contre l'idolâtrie papiste, dévots co ntre la raison et les lumières, philosophiques contre la foi et le clergé. Pure polémique de paroles, souvent sincères, presque toujours froides et toujours impuissantes. Nul doute que le vieux levain de haine et de guerre, déposé dans toutes les convictions humaines, ne subsiste encore ; mais il ne soulèvera plus la société. Les mœurs s'y refusent aussi bien ' que les lois. La volonté manquerait bientôt aux cœurs même les plus enclins vers cette pente. Les voix qui prêchent encore la lutte passionnée, radicale, mortelle, soit des diverses communions chrétiennes entre elles, soit de la philosophie contre le christianisme , sont des voix de mourants, déjà délaissés
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sur-le champ de bataille où ils s'obstinent à rester. Voici plutôt ce qui arriverait. Ne vivant ni en paix ni en guerre, réduits à un rapport de voisinage sans amitié et de méfiance sans passion, le catholicisme, le protestantisme, la philosophie,
et à leur suite toute la société, s'abaisseraient, se glaceraient, tomberaient en langueur. La dignité et la force, qui naissent de communications vraiment morales, leur manqueraient également. Un esprit sec et stérile présiderait à des relations purement officielles et routinières ; et nous verrions s'étendre, s'affermir, devenir permanent et en quelque sorte légalement consacré, cet état d'indifférence à la fois dédaigneuse et subalterne, de froideur sans sécurité, qui est la condition des sociétés bornées au seul lien du mécanisme administratif, des sociétés dénuées de vie morale, c'està-dire de foi et de dévouement. Est-ce donc pour arriver à un semblable état que, depuis tant de siècles , le génie humain s'est déployé a^cjteffrt d'éclat dans notre patrie ? Est-ce pour aboutir
toutes ensemble à ç^taBttfJ^lnent que toutes les grandes -cfoyailÛKfeùïès fês^m^ances morales se sont dis^jh^jllSî^l^^naÂîeî^nt et de gloire, l'empire de , ,,J^aut qu'elles la^aapveh"^ qu'aies se sauvent ellesmêmes de ce honteux péril. Il faut qu'elles acceptent,
qu'elles respectent, qireUes servent loyalement le nou-
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vol état social ; il faut qu'elles vivent ensemble, et en se respectant l'une l'autre, dans son sein. Je dis il faut. C'est un pas immense, dans un grand dessein, que de regarder le succès comme indispensable, comme vital. La conviction de la nécessité donne, à ceux à qui la nécessité plaît, beaucoup de force, à ceux à qui elle déplaît, beaucoup de résignation. Un désir passionné soutient encore plus qu'il ne trompe. Et certes, il y a lieu de ressentir ici un désir passionné, car il s'agit, pour un long avenir, de l'honneur et du repos moral de notre société. Elle ne peut rester dans cet état d'apathie et d'inquiétude où languissent et se débattent les esprits. L'homme veut pour son âme plus d'activité et plus de sécurité à-la-fois, un terrain plus ferme et un vol plus haut. La pacification vraie des grandes puissances intellectuelles peut seule les lui assurer. Comment se peut-elle accomplir ? J'aborde sans hésiter la plus célèbre et réellement la plus grave des difficultés, la nature du catholicisme et les conditions de son harmonie avec la société nouvelle qui lui a fait et à laquelle il a fait une si rude guerre. Mais j'écarte, aussi sans hésiter, les questions religieuses proprement dites, les questions qui ont trait aux rapports de Dieu avec l'homme, les questions de salut pour l'âme humain»4
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Non que je regarde ces questions avec indifférence ; non que leur importance ne soit pas aujourd'hui ce qu'elle a toujours été, immense, dominante. Il convient au contraire de le redire souvent, car notre temps l'a trop oublié. Là est l'objet véritable, le fond, l'essence même de la religion. C'est beaucoup que la morale, la règle de conduite de l'homme dans ses rapports avec les autres hommes. C'est beaucoup aussi que le calme des esprits et la résignation de l'homme aux épreuves de la vie. La religion chrétienne fait cela, et par là sa place est grande sur la terre et dans la société humaine. Mais elle fait bien davantage; elle va bien plus loin que la société humaine et la terre. Elle lie l'homme à Dieu ; elle lui révèle les secrets de ce lien redoutable; elle lui enseigne ce qu'il doit croire et ce qu'il doit faire dans sa relation avec Dieu et dans sa perspective de l'éternité. Faits indestructibles, dont l'homme peut un moment détourner ses regards, mais qui ne disparaissent point de sa nature; besoins sublimes auxquels il ne parvient pas à se soustraire, même quand il les méconnaît et les nie. La loi de ces fails, la satisfaction de ces besoins, c'est-à-dire le dogme et ses conséquences, là est vraiment la religion chrétienne, la première qui ait réellement compris et embrassé son objet. Mais, dans ces questions et dans les dogmes qui
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résolvent, rien ne peut aujourd'hui susciter, entre le
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catholicisme et la société civile, aucun conflit, aucun embarras. L'État proclame, en cette matière, non-seulementla liberté, mais le droitde l'Église, et se déclare absolument incompétent pour y toucher. C'est là ce qu'il y a de vrai dans cette déplorable et confuse parole, tant commentée : la loi est athée. Non certes, la loi n'est pas athée. Comment le serait-elle ? La loi est-elle un être réel, vivant, qui ait une âme, une âme qui aille à Dieu ou s'en éloigne, qui puisse être perdue ou sauvée ? « Les sociétés humaines, a dit M. Royer-Collard :, vivent et meurent sur la terre; là s'accomplissent leurs destinées.... Mais elles ne contiennent pas l'homme tout entier. Après qu'il s'est engagé à la société, il lui reste la plus noble partie de luimême, ces hautes facultés par lesquelles il s'élève à Dieu, à une vie future, à des biens inconnus dans un monde invisible Nous, personnes individuelles et identiques, véritables êtres doués de l'immortalité, nous avons une autre destinée que les États. » Et c'est à cause de cela que l'État ne doit point intervenir dans cette, autre destinée. Comme elle est d'une autre nature et d'une autre portée que la sienne, comme elle n'est point mise en commun avec la sienne, il'n'y saurait toucher sans confusion et sans usurpation. Ce que l'État proclame aujourd'hui, c'est l'Église,
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Opinion sur le projet de loi relatif au sacrilège,
p.
7 et 17.
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l'Église catholique qui le lui a la première enseigné. Pendant des siècles, quand l'État a voulu intervenir dans les affaires de dogme et de salut, l'Église n'a-t-elle pas hautement repoussé de telles prétentions ? Et comment les a-t-elles repoussées ? Par la distinction du temporel et du spirituel, de la vie terrestre et de la vie éternelle, c'est-à-dire par l'incompétence de l'État dans les rapports de l'âme avec Dieu. Et l'Église catholique avait grande raison de soutenir ce principe, car l'oubli du principe lui a coûté cher. Comment a-t-elle perdu une portion de son empire ? Comment Henri VIII, entre autres, s'est-il séparé , d'elle ? En proclamant le pouvoir temporel compétent en matière de foi et de salut. Que le catholicisme se reporte au seizième siècle,
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l'histoire de la réforme:
c'est par la confusion des deux domaines, par la compétence religieuse de l'État, que lui ont été portés les plus rudes coups. L'Église catholique n'a pas de plus dangereux ennemis que les laïques théologiens, princes ou docteurs. Ennemis d'autant plus dangereux que les motifs religieux ne sont pas les seuls qui les puissent animer, et que les usurpations laïques en matière de foi ont souvent servi de voile aux plus terrestres intérêts. Si l'incompétence religieuse de l'État avait toujours régné, l'Église n'aurait pas vu si souvent ses biens compromis et perdus, comrne son pouvoir.
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Elle n'a désormais rien de semblable à craindre. L'usurpation est interdite contre elle, comme à elle. Son royaume n'appartient qu'à elle. Elle le possède pleinement et avec sécurité. Par ce côté donc, qui est le grand côté de la religion chrétienne en ce monde, la paix est facile, et peut être sincère entre le catholicisme et le nouvel état social. Voici où gît réellement la difficulté. Un pouvoir investi, dans son domaine, en matière de foi et de salut, du caractère de l'infaillibilité, c'est là le gouvernement de l'Église catholique. Je laisse de côté, quelque grandes qu'elles soient, toutes les questions secondaires, les questions de savoir à quelles conditions et dans quelles limites existe l'intaillibilité, à qui elle appartient, du saint-siége ou des conciles, ou du saint-siége uni aux conciles. Je m'attache au principe seul, qui se retrouve dans toutes les combinaisons, dans toutes les croyances catholiques. Le principe lui-même se fonde sur la perpétuité de la révélation divine, fidèlement conservée dans l'Église parla tradition, et au besoin renouvelée par l'inspiration du saint Esprit, qui ne cesse pas de descendre sur le successeur de saint Pierre, placé par Jésus-Christ lui-même à la tête de l'Église. Ceci est le principe essentiel et vital, la base et le sommet, l'alpha et l'oméga du catholicisme. Devant un pouvoir de telle nature et de telle origine,
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et là où il se manifeste réellement, toute discussion, toute résistance, toute séparation est illégitime. La société nouvelle, la France constitutionnelle a aussi son principe, qui est devenu celui de son gouvernement. Tout pouvoir humain est faillible, et doit être conôlé et limité. Toute société humaine, directement ou indirectement, dans telle ou telle mesure, sous telle ou telle forme, a droit de contrôler et de limiter le pouvoir auijuel elle obéit. Je n'atténue point le problème. J'expose exactement les deux principes. Ils diffèrent essentiellement. On dit qu'ils se combattent. Ils se combattraient, en effet, s'ils se rencontraient, s'ils se déployaient dans la même sphère. Mais je retrouve ici le remède que j'invoquais tout à l'heure. Quand l'Église, il y a bien des siècles, réclamait si haut et si laborieusement la distinction du spirituel et du temporel, elle agissait dans l'intérêt de sa propre ignilé et pour fonder sa propre liberté. Elle faisait n plus ; elle maintenait la dignité humaine et posait fondements de la liberté de conscience. La séparation du spirituel et du temporel, doctrine de l'Église, et la séparation de l'état religieux et de l'état civil, doctrine de notre régime constitutionnel; l'indépendance de la société religieuse en matière de
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foi, conquête de l'Église dans les premiers âges de notre Europe, et la liberté de conscience, conquête, de la société nouvelle, c'est là au fond un seul et même prin> cipe. L'application et la forme varient ; l'origine et la signification morale s'accordent pleinement. Là est, entre le catholicisme et la société nouvelle, le moyen de pacification et d'harmonie. Supposez en effet que les deux principes, la séparation du spirituel et du temporel, la séparation de l'état religieux et de l'état civil, fussent (et cela se peut, puisqu'au fond ils s'accordent) sincèrement et complètement acceptés, respectés, pratiqués par l'Église et par l'État; d'où viendrait le conflit? L'Église catholique maintiendrait hautement, dans la sphère religieuse, c'est-à-dire dans les rapports du pouvoir spirituel avec les fidèles, son infaillibilité. L'État maintiendrait fermement, dans la sphère sociale, c'est-à-dire dans les rapports du pouvoir temporel avec les citoyens, la liberté de conscience et de pensée. L'un et l'autre pouvoir marcheraient selon leur principe, parallèlement et sans se heurter. Quel est donc l'obstacle ? L'obstacle est historique bien plus que rationnel. Il vient des faits passés et de l'ancienne vie des deux pouvoirs, bien plus que de leurs principes essentiels et de leurs relations actuelles. La séparation du spirituel et du temporel a son ori-
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gine dans le chaos du moyen-âge. C'est de là qu'elle est sortie, mais comme le soleil sort d'un ciel sombre et orageux. Principes et pouvoirs, idées et situations, tout a été longtemps, dans notre Europe, prodigièusement obscur, confus, inconséquent, incomplet. Il y a eu longtemps, et à une extrême profondeur, du temporel mêlé au spirituel, du spirituel mêlé au temporel, dans l'existence et la constitution de l'Église et de l'État. De là des tentations et des tentatives, fréquentes et terribles, d'usurpation réciproque. La confusion des faits et la violence des passions luttaient incessamment contre le principe qui s'efforçait de les régler. C'est la condition de la vérité ici-bas. On la vante et on la dédaigne ; on l'invoque et on la repousse ; elle est à-la-fois admise et proscrite, souveraine ici, impuissante à côté. L'homme ne vaut pas mieux, le monde ne va pas mieux que cela. Cependant, d'effort en effort, à certains jours marqués, une vérité se dégage et monte si haut qu'elle brille clairement et commande le respect. La séparation du spirituel et du temporel a eu celte fortune. L'Église et l'État, les évêques et les philosophes, l'opinion et la loi ont tour à tour contribué à la lui assurer. C'est maintenant un principe si bien établi parmi nous que rien ni personne, aucun esprit ni aucun fait, ne sauraient se soustraire longtemps à son empire.
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Quand les grandes ambitions qui ont troublé le monde ne sont plus que des prétentions vaines, il leur convient d'éviter avec soin le dernier risque qui leur reste à courir, celui de devenir des tracasseries ridicules. Que les deux pouvoirs, au lieu de s'abaisser péniblement à ressaisir, pour quelques jours, quelques débris de l'ancienne confusion, acceptent donc pleinement, en droit et en fait, leur incompétence mutuelle ; qu'ils s'établissent fermement chacun dans sa sphère, et professent hautement chacun son principe ; l'Église catholique , son infaillibilité clans l'ordre religieux ; l'État, la liberté de pensée dans l'ordre social : nonseulement alors ils vivront en paix; mais ils se respecteront et se serviront réellement, en esprit et en vérité, et non pas seulement en apparence et à la surface des choses, ce qui n'est digne ni de l'un ni de l'autre. Je dis qu'ils se respecteront en esprit et en vérité, et je regrette de ne le dire qu'en passant. Certainement, toute foi et toute loi à part, le principe vital du catholicisme, l'infaillibilité religieuse de l'Église, et le principe vital de notre société civile, la liberté de conscience et de pensée, ont droit au respect, l'un des plus hardis penseurs, l'autre des âmes les plus pieuses et les plus sévères. Mais l'espace me manque ici pour parler convenablement d'une telle question. Je le tenterai peut-être un jour.
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Quant aux bienfaits pratiques, pour l'Église catholique et pour la France constitutionnelle, d'une pacification vraie, ils sont immenses. Quel est le mal qui travaille notre société temporelle? L'affaiblissement de l'autorité. Je ne dis pas delà force qui se fait obéir; jamais le pouvoir n'en eut davantage, jamais peut-être autant; mais de l'autorité reconnue d'avance, en principe, d'une manière générale, acceptée et sentie comme un droit qui n'a pas besoin de recourir à la force; de cette autorité devant laquelle l'esprit s'incline sans que le cœur s'abaisse, et qui parle d'en haut avec l'empire, non pas de la contrainte, et pourtant de la nécessité. C'est là vraiment l'autorité. Elle n'est point le principe unique de l'état social. Elle ne suffit pas au gouvernement des hommes. Mais rien n'y peut suffire sans elle, ni le raisonnement sans cesse renouvelé, ni l'intérêt bien entendu, ni la prépondérance matérielle du nombre. Où manque l'autorité, quelle que soit la force, l'obéissance est précaire ou basse, toujours près de la servilité ou de la rébellion. Le catholicisme a l'esprit d'autorité. C'est l'autorité même systématiquement conçue et organisée. 11 la pose en principe et la met en pratique avec une grande fermeté de doctrine et une rare intelligence de la nature humaine.
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Si cet esprit dominait dans notre société, si elle penchait vers lui, il faudrait lui chercher ailleurs des contre-poids et des limites. Mais évidemment le péril n'est point là; et pendant que nos institutions et nos mœurs fomentent parmi nous l'esprit d'indépendance individuelle, dans la pensée comme dans la vie, c'est un grand bien pour la société, pour sa moralité comme pour son repos, que d'autres causes, d'autres enseignements, maintiennent le principe d'autorité et l'esprit de soumission intérieure. « J'ai appris au régiment ce qu'on n'apprend nulle part ailleurs, me disait en 1820 un sous-officier de la garde impériale retiré dans son village, j'y aiapprisle respect. » Le catholicisme est la plus grande, la plus sainte école de respect qu'ait jamais vue le monde. La France s'est formée à cette école, malgré l'abus qu'ont fa't souvent de ses préceptes les passions humaines. L'abi\i est peu redoutable désormais, et le bien doit U/e grand, car nous en avons grand besoin. Le catholicisme lui-même souffre aujourd'hui d'un grand mal. Ce mal, c'est la froideur, la routine, la prédominance de la forme sur le fond, des pratiques extérieures sur le sentiment intérieur. Ce mal vient de l'incrédulité, souvent hypocrite, du dix-huitième siècle, qui n'est pas encore bien loin du
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dix-neuvième; et aussi de la prépondérance longtemps excessive, dans l'Église, du principe gouvernemental sur le principe vital, de l'autorité ecclésiastique sur la vie religieuse. Quelque analogie existait sous ce rapport, dans le siècle dernier, entre l'Église etl'État. De part eld'autre, le pouvoir était debout, avec son ancienne organisalion, aux mains de ses anciens possesseurs. Mais il y avait, dans les sujets, peu de foi et peu d'amour. Et pourtant qu'est-ce qui a sauvé le catholicisme dans son naufrage? C'est qu'il était une religion, une foi populaire. Le gouvernement catholique a succombé; le peuple catholique a survécu. M. de Montlosier a eu raison : de nos jours aussi, c'est la croix de bois qui a sauvé le inonde. Salut encore incomplet. L'Église est relevée; mais bien des âmes languissent. Le catholicisme a besoin de foi, d'une foi plus intime et plus vive. C'est le sentiment vague et désordonné de ce besoin qui, depuis quelques années, a suscité ces rêves d'indépendance absolue, de rupture entre l'Église et l'État, ces frissons de fièvre démocratique qui, sous le nom de M. l'abbé de Lamennais, ont scandalisé les fidèles H fait sourire les indifférents. Rêves insensés, rêves honteux, qui demandent au catholicisme d'abjurer son principe et son histoire, pour
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se livrer à la contagion du mal moderne, et se déshonorer en se perdant. Ce n'est point dans de tels égarements que le catholicisme retrouvera de la vie religieuse. C'est au contraire en se demeurant fidèle à lui-même dans sa nouvelle situation loyalement acceptée. Cette situation est digne, et forte, et favorable aux progrès de la foi et de la ferveur. Envers l'État, une juste mesure de liberté et d'alliance ; envers les fidèles, l'indépendance convenable, et en même temps une intimité nécessaire. Point de mauvaises espérances; point de distractions mondaines; rien qui rende le zèle impur ou seulement suspect; mais rien non plus qui porte atteinte aux traditions, aux habitudes de l'Église; rien qui lui enlève son caractère auguste d'élévation et de stabilité. Pour l'Église catholique, ainsi posée dans la France constitutionnelle, le succès, religieux et social, est attaché aux bons moyens : par les bons moyens, le succès est assuré.
La situation du protestantisme est plus simple. Quelques personnes affectent même de la croire meilleure. L'esprit général qui prévaut de nos jours, nos alliances politiques et domestiques, l'analogie de principes entre la France constitutionnelle et l'Angleterre protestante, tout cela fait dire que le protestantisme est en faveur. 5
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Il y a même des gens qui ont découvert un grand complot pour rendre la France protestante. Ceci ne vaut pas la peine qu'on y regarde, même en passant. Un temps a été, bien voisin de nous, où le protesiantisme ne paraissait pas si bien posé en France. Et je ne parle pas de la Restauration : sous l'Empire déjà, on disait beaucoup que le protestantisme avait une tendance républicaine, que ses maximes étaient contraires à tout ordre stable, à tout pouvoir fort. L'esprit protestant et l'esprit révolutionnaire étaient accusés de se tenir de bien près. Cela se répète encore. Cela est même devenu une thèse de parti; on persévère à représenter le protestantisme comme incompatible avec le bon ordre social, la paix des esprits et la monarchie. Heureusement, le protestantisme n'est pas d'hier en Europe : il a une histoire et des faits pour réponse. S'il y a trois peuples, trois pays qui,' depuis cinquante ans, au milieu de tant de bouleversements d'idées, d'États et de dynasties, aient donné des preuves éclatantes d'attachement à leurs institutions et à leurs princes, à l'esprit conservateur et monarchique, c'est, coup sûr, l'Angleterre, la Hollande et la Prusse ; trois ys protestants, les trois pays protestants par excelnce en Europe. ' Pays d'ordre aussi, de travail et d'une prospérité
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admirable ; pays qui sont pour beaucoup dans la force et la gloire de la civilisation moderne. Il n'y a pas de réponse plus péremptoire aux déclamations banales d'un vieil esprit de parti, et elles ne méritent pas une plus ample discussion. Le protestantisme français est particulièrement à l'abri de cet absurde reproche. Il n'a pas été blasé en fait de justice et de protection. Il en jouit comme d'un bien nouveau, avec modestie et reconnaissance. Jamais société religieuse n'a été plus disposée à se montrer, envers le pouvoir civil, pleine de déférence et de respect. On a même, par un amalgame singulier, accusé le protestantisme d'une déférence excessive en ce genre. On l'a accusé d'avoir abaissé la religion et asservi l'Église à l'État. C'est, dit-on, la conséquence de la chute de cette hiérarchie ecclésiastique, de ce grand gouvernement de l'Église catholique, que le protestantisme a attaqué. Ainsi, la séparation du spirituel et du temporel a disparu ; le spirituel est tombé sous le joug du pouvoir civil. J'ai placé assez haut tout-à-l'heure la séparation du spirituel et du temporel pour n'être pas suspect d'en mal penser. C'est l'une des formes les plus glorieuses qu'ait revêtues, dans notre Europe, l'indépendance de la pensée et de la foi. C'est le principe en vertu duquel le catholicisme doit prendre, au milieu des" idées et
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des institutions modernes, une place digne et sûre. Mais, dans l'ordre spirituel comme dans l'ordre temporel, il s'en faut'bien que la liberté n'ait qu'une forme, et qu'elle soit exclusivement attachée à telle ou telle combinaison. Il y a, pour la religion, plus d'une manière de conserver sa dignité et son indépendance. Dieu la plante et la fait prospérer dans plus d'un sol et sous plus d'un climat. En fait, et prenant les choses dans leur ensemble, la foi a été forte, la conscience s'est déployée avec énergie dans les pays protestants, malgré la démarcation confuse des deux domaines et l'intervention trop fréquente du pouvoir civil en matière religieuse. C'est que le pouvoir civil n'y a jamais fait, des affaires religieuses, sa principale affaire : la politique, le gouvernement proprement dit, ont absorbé son attention et sa force. Tôt ou tard, il a fini par livrer les consciences à elles-mêmes; il leur a laissé du moins les rênes bien plus lâches et le champ bien plus libre que ne le faisait, dans les pays catholiques, un pouvoir voué à la seule tâche de régir la société spirituelle. C'est aussi qu'il y a dans toute société, religieuse ou politique, un certain esprit général, une certaine tendance intime et permanente, qui l'emporte sur toutes les formes d'organisation, sur tous les accidents de situation. Le protestantisme est né du libre examen : c'est son berceau, c'est son drapeau. 11 ne l'a jamais
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abandonné, quelque part qu'il ait faite au pouvoir, je dirai, si l'on veut, au despotisme civil. En fait, la pensée humaine, en matière religieuse comme en toute autre, s'est déployée dans les pays protestants avec infiniment d'activité et de liberté. Oublie-t-on d'ailleurs la première, la plus puissante cause d'indépendance spirituelle? C'est que le protestantisme, bon gré mal gré, admet dans son propre sein de grandes diversités de foi et de pratique, les dissidences, les séparations, les sectes, pour les appeler par leur nom. Il les a souvent condamnées et persécutées; il ne s'est jamais cru oblige de les maudire et de les extirper absolument. Elles ont vécu, elles se sont multipliées, dans le protestantisme, en face de l'Église nationale, maltraitées, humiliées, jamais forcées dans leur dernier retranchement, toujours protégées, dans une certaine mesure, par l'esprit de libre examen, par ses exemples et ses souvenirs. De là une forte garantie pour la liberté de conscience, un asile ouvert à tous ceux que le pouvoir civil a attaqués ou choqués dans leur foi. Si l'Église anglicane a pu justement, bien qu'avec quelque exagération, être accusée de complaisance envers le souverain temporel, en revanche, les dissidents anglais ont fait sans cesse acte d'indépendance et de fierté. Ce bouclier, dont l'Eglise catholique s'est couverte contre l'État par la séparation du spirituel et du temporel, le protestantisme l'a trouvé dans
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la liberté, même incomplète, de la dissidence religieuse et dans la multiplicité des sectes. Et par un juste retour de cette aurore de liberté, les sectes protestantes se sont bien moins séparées qu'elles n'en ont eu l'air de l'Église nationale et de l'État. Persécutées, irritées, même rebelles, elles ont pourtant continué d'adhérer fortement, par un sentiment voilé mais profond, au centre commun des croyances et des destinées publiques. Un puritain ardent était, sous la reine Élisabeth, mis au pilori et condamné à avoir la main coupée; sa droite tombe : de la gauche,"il lève et agite en l'air son large chapeau en criant : « Dieu sauve la reine ! » Presque toujours, dans les grandes circonstances, quand l'intérêt vital de la religion nationale ou de la patrie a paru compromis, les dissidents anglais se sont serrés autour de l'État dont ils avaient déserté la bannière religieuse, et l'ont servi avec un dévouement admirable. J'ai peu de goût pour l'esprit de secte : mais que le protestantisme puissant, le protestantisme constilu en Église nationale, ne traite jamais les dissidents avec rigueur ni dédain ; il leur doit en partie le maintien de la dignité comme de la ferveur de la foi, et le progrès de la liberté de conscience. Que notre monarchie constitutionnelle surtout ne s'inquiète jamais des dissidences, s'il en survenait unjour, dansle protestantisme français : elles n'auraient point de gravité politique; elles
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ne compromettraient jamais le lien qui attache les protestants de France au nouvel état social- et à son gouvernement. En même temps qu'il est exempt de péril politique, le protestantisme, sous le point de vue purement religieux, a beaucoup de bien à faire en France : non en attirant la France sous son drapeau, en la convertissant, pour parler selon le sujet. Les conversions, de l'une et de l'autre part, sont et seront désormais peu nombreuses; et l'importance qu'y attachent quelques personnes, soit pour s'en féliciter, soit pour les déplorer, est un peu puérile. C'est un fait toujours grave, trèsgrave pour les âmes qui y sont engagées, mais aujourd'hui sans gravité sociale. La France ne deviendra point protestante. Le protestantisme ne périra point en France. Entre beaucoup de raisons, celle-ci est décisive. Ce n'est point entre le catholicisme et le protestantisme qu'est aujourd'hui la lutte, la lutte d'idées et d'empire. L'impiété, l'immoralité, là est l'ennemi qu'ils ont l'un et l'autre à combattre. Ranimer la vie religieuse, c'est l'œuvre qui les appelle. OEuvre immense, car le mal est immense. Pour peu qu'on le sonde, pour peu qu'on regarde sérieusement et de près à l'état moral de ces masses d'hommes, dont l'esprit est si flottant et le cœur si vide, qui désirent tant et espèrent si peu, qui passent si rapidement de la fièvre à la torpeur de l'âme, on est saisi de tristesse et
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d'effroi. Catholiques ou protestants, prêtres ou simples fidèles, qui que vous soyez, si vous êtes croyants, ne vous inquiétez pas les uns des autres; inquiétez-vous de ceux qui ne croient point. Là est le champ ; là est la moisson. Champ ouvert au protestantisme comme au catholicisme, où le travail ne manquera ni à l'un ni à l'autre, et où ils ont chacun une aptitude et des mérites particuliers pour travailler avec fruit. Nous "souffrons de maladies morales très-diverses. Les uns sont surtout las et dégoûtés de l'incertitude et du désordre d'esprit. Ils ont besoin d'un port où ne pénètre aucune tempête, d'une lumière qui ne vacille jamais, d'une main qui ne les laisse jamais chanceler. Ils demandent à la religion plus d'appui pour leur faiblesse que d'aliment pour leur activité. Il faut qu'en les élevant elle les soutienne, qu'en touchant leur cœur elle dompte leur intelligence, qu'en animant leur vie intérieure elle leur donne en même temps, et par-dessus tout, un profond sentiment de sécurité. Le catholicisme est merveilleusement adapté à cette disposition si fréquente de nos jours. Il a des satisfactions pour ses désirs et des remèdes pour ses souffrances. Il sait en même temps soumettre et plaire. Ses ancres sont fortes et ses perspectives pleines d'attrait pour l'imagination. Il excelle à occuper les âmes en les reposant, et il leur convient après les jours de grande fatigue; car, sans les laisser froides ni oisives, il leur
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épargne beaucoup de travail et allège pour elles le fardeau de la responsabilité. Pour d'autres esprits, malades aussi et séparés de la religion, plus d'activité intellectuelle et personnelle est nécessaire. Eux aussi éprouvent le besoin de retourner à Dieu et à la foi ; mais ils ont coutume d'examiner eux-mêmes toutes choses, et de ne recevoir que ce qu'ils acquièrent parleur propre travail. Ils veulent fuir l'incrédulité, mais la liberté leur est chère, et il y a, dans leur tendance religieuse, plus de soif que de lassitude. Auprès de ceux-là, le protestantisme peut trouver accès; car en leur parlant de piété et de foi, il les admet, il les invite à faire usage de leur raison et de leur liberté. Oh l'a accusé de froideur. On se trompe. En en appelant sans cesse à l'examen libre et personnel, le protestantisme pénètre très-avant dans l'âme, et devient aisément une foi intime dans laquelle l'activité de l'intelligence entretient la ferveur du cœur, au lieu de l'éteindre. Et par là il est en rapport avec l'esprit moderne qui a été naguère, aux jours de sa jeunesse, à la fois raisonneur et enthousiaste, avide de conviction comme de liberté, et qui, malgré sa fatigue momentanée, n'a point changé de nature et reprendra infailliblement son double caractère. Que le catholicisme et le protestantisme ne perdent jamais notre société de vue, car c'est sur elle qu'ils doivent agir. Qu'ils s'adressent à elle chacun de son 5.
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côté et selon son principe, recherchant et soignant surtout les plaies et les besoins qu'ils sont particulièrement propres à guérir et à satisfaire. Voilà leur vraie mission, leur mission efficace, désintéressée, et non point de se regarder sans cesse l'un l'autre et de renouveler entre eux la controverse. En général, je crois la controverse peu utile et d'un effet peu religieux. Sa part est petite, à toutes les époques , dans le triomphe des grandes vérités morales. Elles s'établissent surtout en se montrant, par l'exposition directe et dogmatique. Nous en avons, dans les Évangiles mêmes, le plus éclatant et le plus auguste des exemples. Certes, dès les premiers jours, ni les motifs ni les occasions de controverse ne manquaient contre les juifs ou les païens. On ne la rencontre presque jamais dans la prédication, je ne dis pas seulement de Jésus-Christ, mais des apôtres. Ils établissent leur foi, leurs préceptes; ils frappent sans relâche à la porte des cœurs où ils veulent les faire pénétrer. Us s'inquiètent peu d'argumenter contre leurs adversaires. La controverse vient plus tard ; et quand elle arrive, elle altère bientôt la vérité, car elle la distribue par fragments entre les partis, les sectes, les hoînmes ; et chacun s'attache, avec l'aveuglement intraitable de l'amour-propre, à la part qui lui en est échue et dans laquelle il veut voir et faire voir à tous la vérité tout entière. Qu'ils écartent la controverse ; qu'ils s'occupent peu
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l'un de l'autre et bcaucou p d'eux-mêmes et de leur tâche : le catholicisme et le protestantisme -vivront en paix, non-seulement avec la société nouvelle, mais entre eux. Je sais que cette paix ne sera point l'unité spirituelle dont on a tant parlé. L'unité spirituelle, belle en soi, est chimérique en ce monde; et de chimérique, elle devient aisément tyranniquê Êtres finis et libres, c'est-à-dire incomplets et faillibles, l'unité nous échappe et nous lui échappons incessamment. L'harmonie dans la liberté, c'est la seule unité à laquelle ici-bas les hommes puissent prétendre : ou plutôt c'est pour eux le meilleur, le seul moyen de s'élever de plus en plus vers l'unité vraie, que toute violence, toute contrainte, c'est-à-dire tout attentat de l'ordre matériel sur l'ordre spirituel, éloigne et obscurcit, sous prétexte de l'atteindre. L'harmonie dans la liberté, c'est l'esprit chrétien; c'est la charité unie à la ferveur. C'est aussi le vœu de la philosophie, car c'est le sens vrai, le sens moral du principe de la tolérance et de l'égale protection des cultes : principe que l'impiété a dénaturé en en voulant faire le drapeau de l'indifférence et du mépris pour la religion, mais qui s'allie merveilleusement avec le zèle et la foi, car c'est sur leur droit qu'il se fonde.
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11 faut que cette alliance s'accomplisse. Je répète il faut en finissant, comme je l'ai dit en commençant. La paix entre les croyances religieuses leur est maintenant imposée à toutes par l'état social. L'harmonie dans la liberté, c'est leur condition légale; c'est la charte. Qu'elles l'acceptent de cœur comme de fait; qu'elles l'aiment en lui obéissant. Je ne crains pas le sort de faux prophète en prédisant que la religion y gagnera autant que la société. Quant à la philosophie, elle a de nos jours cette gloire de n'être point restée une utopie. De ses découvertes, elle a fait des conquêtes. Elle a métamorphosé ses idées en faits et en institutions : métamorphose redoutable, qui non-seulement révèle les erreurs de la pensée première, mais qui l'égaré et la corrompt pour un temps en la plongeant au milieu des passions humaines ; grande gloire cependant, et qui assure à la philosophie, dans le nouvel état social, une grande position. C'est un rare privilège que de pouvoir, sans embarras, dignement reconnaître et abjurer ses erreurs. La philosophie le peut; car, politiquement parlant, la victoire lui appartient. Et non-seulement la victoire, mais la puissance. En se trompant beaucoup, elle a beaucoup fait. Elle a de quoi être fière aussi bien que modeste. Elle peut se montrer, envers ses anciens
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adversaires, juste, bienveillante, respectueuse. Elle ne saurai! être taxée de faiblesse ni de lâchetéAu fond, l'expériènce l'a éclairée. Elle connaît mieux aujourd'hui les conditions de la moralité et de la société humaine. Elle sait qu'elle n'y suffit point ellemême; qu'elle ne suffit ni aux âmes ni aux peuples; que, dans la nature de l'homme et dans l'ordre général des choses, la part de la religion est immense et que la philosophie ne doit point la lui contester. Encore plus au fond, la philosophie est près de redevenir Ile-même sérieusement et sincèrement religieuse. Comme le catholicisme, comme le protestantisme, elle ne changera point de nature; elle restera la philosophie, c'est-à-dire la pensée libre et ne relevant que d'elle-même, quel que soit le champ où elle s'exerce. Mais, dans le champ des questions religieuses, elle s'aperçoit qu'elle a eu souvent la vue bien courte et bien légère, que ni l'impiété ni l'indifférence ne sont la vraie science, que le plus fier esprit peut s'humilier devant Dieu, et qu'il y a de la philosophie dans la foi. Tout cela est encore bien vague, et je n'en parle ici que bien vaguement. Cependant cela est. C'est sur cette pente que la philosophie est aujourd'hui placée, et qu'elle avancera désormais. Grand avenir pour elle-même au milieu de cette société qu'elle a faite ; grand avenir pour l'ordre spiri-
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DU CATHOLICISME,
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ETC.
tuel tout entier, religieux et philosophique. Que cet avenir s'accomplisse ! Que l'ordre spirituel retrouve, avec une paix et une harmonie jusqu'ici inconnues, son activité et son éclat ! Là est la dignité de l'homme, là est la force de la société.
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L'IMMORTALITÉ DE L'AME
DEUXIÈME MÉDITATION.
��SUR
L'IMMORTALITÉ DE L'AME.
-a=5©s=* PREMIÈRE MÉDITATION.
DU SENTIMENT INTIME DE L'IMMORTALITÉ.
( Octobre 1827. )
Que l'idée de l'immortalité soit dans l'âme humaine, cela est évident. Je dis l'idée et non la croyance à l'immortalité. Cette croyance est hienîa foi commune du genre humain; cependant, et de tous temps, des esprits sérieux l'ont repoussée. Je suis même enclin à craindre qu'en ceci l'hypocrisie ne soit fréquente, et que, parmi ceux qui semblent admettre l'immortalité de l'âme, il n'y en ait qui en doutent beaucoup, si même ils ne la rejettent tout à fait. Je crois à beaucoup d'incrédules honteux. Mais ceux-là aussi ont conçu l'idée de l'immortalité;; ils nient qu'elle soit légitime; ils ne peu-
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vent nier qu'elle n'ait occupé leur pensée. Elle est également impliquée dans les. actions des hommes même qui n'y pensent point, dans l'esprit de famille, dans le respect des morts, dans l'amour de la gloire, partout où se révèle le besoin, ou l'espérance, ou la crainte, ou l'admission implicite, sous quelque forme et à quelque degré que ce puisse être, d'un fait quelconque au-delà de cette vie. Spontanée ou réfléchie, claire ou confuse, apparente ou cachée, acceptée ou repoussée, puissante ou faible, permanente ou passagère, l'idée de l'immortalité se rencontre dans tous les esprits;.aucun homme qui ne sente, ou ne pense, ou ne fasse des choses dont la portée dépasse le tombeau, des choses qu'il ne ferait, ne penserait, et ne sentirait point si l'idée de l'immortalité n'était en lui. D'où vient à l'homme cette idée? Par quelles voies et à quels titres s'introduit-elle ainsi universellement dans l'esprit humain ? Quelles lumières fournit son origine sur sa légitimité ? Ce n'est point de l'expérience que l'homme tient l'idée de l'immortalité; il ne remprunte point, par voie d'observation et d'analogie, au monde extérieur. De là viennent au contraire toutes les analogies qui l'obscurcissent et la repoussent. Le seul spectacle que le inonde extérieur présente à l'homme, c'est l'alternative continuelle, insurmontable, de la vie et de la mort. Rien qui ne passe, qui ne meure; toute exis-
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tence terrestre trouve sur la terre sa fin. Et quand il aura passé sa vie à voir mourir, l'homme se verra mourir lui-même; sa propre destruction sera le dernier fait qui viendra frapper ses sens. Il n'y a rien là fiui puisse lui suggérer l'idée de l'immortalité. Aussi les hommes dont l'esprit s'applique surtout aux choses extérieures sont-ils ceux en qui cette idée naît et s'établit le plus difficilement. Prenez-les dans les situations et dans les occupations les plus diverses; prenez les savants livrés à .l'étude de l'organisation matérielle, les politiques préoccupés de l'état et du sort temporel des peuples, les hommes adonnés à la poursuite des plaisirs sensuels, tous ceux qui vivent habituellement, n'importe à quelle place et dans quel dessein, en présence et sous l'empire du inonde extérieur, tous ceux que vient à chaque instant frapper cette étourdissante succession de formes changeantes et d'existences passagères ; ces hommes-là, à parler en général, pensent peu à l'immortalité; et quand ils y pensent, ils trouvent en eux-mêmes, dans la disposition de leur esprit, de grands obstacles à y croire. Tant il est vrai que la contemplation et la société habituelle, pour ainsi dire, des choses extérieures et sensibles, loin de provoquer cette idée, l'éloignent et l'affaiblissent ! Toutes les religions, pour disposer l'homme à la foi dans l'immortalité, lui ont enjoint de détourner du
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monde ses regards; moins pour le détacher du monde que parce que le monde l'empêche de se sentir immortel. Il faut avoir vu mourir, il faut avoir frémi de terreur à l'aspect de ces redoutables apparences, pour comprendre quel abîme sépare le spectacle du monde extérieur de l'idée de l'immortalité. On a cherché l'origine de cette idée dans une expé rience moins directe et plus étendue : elle naît, dit-on, de la contemplation des destinées humaines et de l'injustice qui semble y présider : l'homme ne peut accepter le désordre moral qui règne en ce monde; il ne peut croire que ce triomphe du mal, ce malheur des bons, si fréquents ici-bas, soient la loi de Dieu, l'état régulier et définitif de l'univers. L'ordre doit être rétabli ; justice doit être rendue : de là l'idée de l'immortalité, condition nécessaire de l'accomplissement de l'ordre et de la justice. Lavérité est dans cet instinct humain. Cependant, ily a ici une erreur grave à rectifier. On a interverti l'ordre \les idées, ou plutôt des faits. Ce n'est point de la nécessité du rétablissement de l'ordre moral que l'homme induit l'immortalité de l'âme; c'est parce qu'il croit à l'immortalité de l'âme qu'il veut voir l'ordre moral rétabli. L'instinct de l'immortalité est impliqué dans ce besoin de la justice éternelle, et le précède nécessairement. En veut-on une preuve concluante bien qu'indirecte? qu'on
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interroge lesdoctrines qui n'admettent pas l'immortalité de l'âme; qu'on les suive dans leurs conséquences, soit qu'elles parlent par la bouche des poètes et des philosophes, soit qu'elles agissent par le bras des politiques : sont-elles tourmentées, même ici-bas, dans le seul temps qu'elles possèdent, de ce besoin de l'ordre et de la justice qui manquent au monde? Non : par une pente inévitable, et malgé les protestations de la conscience humaine, ces doctrines s'efforcent d'échapper à ce grand instinct humain; elles veulent que l'homme accepte, quelle qu'elle soit, une destinée éphémère; gaîment ou cruellement, avec légèreté, ou avec insulte, elles lui disent qu'il faut se résigner, jouir du bien qui se rencontre, baisser la tête devant le mal qui sera bientôt passé. Sous leur insouciance et leur mépris, subsiste encore et reparaît de temps en temps ce désir du rétablissement de l'ordre moral, invincible dans notre âme ; mais ce n'est plus qu'un désir inconséquent et aveugle, car il ne repose plus sur la seule idée qui l'explique et le fonde, l'idée de l'immortalité. Pour qui regarde du dehors, et dans l'ordre selon lequel les faits apparaissent à notre observation, cette idée ne se rencontre point la première ; le besoin du rétablissement de l'ordre moral est effectivement l'un des faits où elle se révèle; mais à partir, du dedans, et dans l'ordre de développement des faits mêmes, c'est l'idée de l'immortalité qui précède celle du besoin que
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l'ordre moral se rétablisse, et loin d'en être induite, elle y conduit. On a voulu que l'idée de l'immortalité provînt de l'insuffisance du monde actuel pour satisfaire l'âme humaine, de cette immensité de désir qui dévore l'âme et ne peut s'éteindre dans le bonheur mime, toujours au-dessous de son attente, ou bientôt usé par la jouissance, ou près d'échapper à sa possession De là, a-ton dit, cette idée d'immortalité qui ouvre à l'âme des perspectives sans terme et la transporte dans un monde infini comme son désir. La confusion est ici la même. Il est vrai : le monde ne suffit point à l'homme ; seul entre les créatures, l'homme se sent à l'étroit dans sa demeure et supérieur à sa condition. Mais ce sentiment n'invente point, pour se satisfaire, l'espoir de l'immortalité; il le révèle, et n'en est lui-même que la conséquence. C'est l'instinct d'une nature infinie qui pousse au-delà du monde fini l'ambition de l'âme ; c'est parce qu'elle se sent immortelle qu'elle aspire à des choses qui ne passent point. Si ce sentiment est légitime, et pourquoi, je l'examinerai tout-à-l'heure; je ne cherche en ce moment que son origine; je veux seulement lui assigner sa véritable place dans les faits dont on prétend l'induire, et constater s'il en découle en effet, ou s'il les précède et les soutient. On peut soumettre au même examen tous les rap-
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poris de l'homme avec le monde extérieur ; on reconnaîtra que le germe de l'idée de l'immortalité leur est étranger et antérieur; que celte idée est nécessair ment impliquée d'avance dans les faits où elle se man feste ; et qu'aucun de ces faits ne se produirait sans la présence obscure, mais réelle, d'une certaine foi primitive, spontanée, dont je rechercherai les caractères et le sens, et qui se manifeste, dans l'âme humaine, à l'occasion des rapports de l'homme avec les choses sensibles, mais qui n'en dérive point. L'idée de l'immortalité viendrait-elle de la science? serait-elle une invention philosophique, une hypothèse, un système imaginé pour expliquer le problème de notre nature et de notre destinée? Ainsi l'ont pensé quelques-uns même de ses défenseurs ; explication pour explication, celle que fournit l'immortalité de l'âme est, disent-ils, plus probable que toute autre, car elle résout plus de difficultés ; elle rend mieux raison des faits moraux : c'est pourquoi elle a été généralement adoptée. Quoi? une idée universelle, antérieure dansl'histoire de l'humanité à tout nom propre, à toute école, une idée qui se rencontre partout, sous toutes les formes et à tous les degrés de la civilisation, au sein même de la plus grossière barbarie, qui subsiste, vague, obscure, et pourtant puissante, au fond des sentiments et sous les actions des hommes les plus étrangers à toute méditation personnelle, à tout enseignementexférieur,
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une telle idée serait une oeuvre philosophique, une invention de la science, comme les tourbillons ou les monades ! Au premier aspect, cette supposition est inadmissible, car elle choque l'instinct du bon sens. Elle ne supporte pas davantage un examen un peu attentif. Quand il s'agit de l'homme lui-même, l'esprit humain n'est pas si inventif ni si libre qu'il le pense. Il a pu, pour expliquer le monde physique, se livrer longtemps à l'essor de son imagination et concevoir une multitude d'hypothèses. Dans l'étude du monde moral, l'esprit humain est soumis à des lois plus impérieuses et retenu par de plus courtes lisières. Malgré le bruit qu'on en a fait, -le nombre et la diversité des systèmes philosophiques, dont l'homme a été l'objet, ne sont pas tels qu'on serait tenté de le présumer. En y regardant de près, on s'aperçoit bientôt qu'ils se réduisent à quelques idées, à quelques différences fondamentales, et que, si l'ardeur du combat a été grande, l'arène était étroite et les armes n'ont point changé. Si on met ensuite les idées fondamentales des philosophes en présence des idées instinctives et des croyances communes des hommes, on est frappé de leur similitude; les théories des philosophes sont explicites, distinctes, savamment enchaînées ; les croyances communes des hommes sont confuses, mêlées, sans lien fixe el bien visible; mais au fond, dans ces deux mondes en apparence si divers, tout se retrouve, tout
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se correspond. La philosophie n'a fait que mettre au jour ce que contenait l'esprit humain; la science n'est que l'élucidation complète ou incomplète, la traduction exacte ou inexacte de la foi spontanée de l'humanité. Il y a plus. Prenez un homme simple, sans méditation, sans lettres ; écoutez attentivement son langage ; pénétrez dans ces idées dont il ne se rend point compte, et qui pourtant l'éclairent et le dirigent : vous trouverez là les germes, les principes de tous les systèmes philosophiques; je dis de tous et des plus contraires. Tantôt le spiritualisme éclatera dans les sentiments et les pensées de cet homme ; tantôt il semblera en proie au matérialisme le plus grossier ; telle phrase annoncera une ferme conviction de la liberté humaine, telle autre une foi aveugle à la fatalité. Cette créature étrange, dont la volonté et la destinée offrent tant de contrastes que les moralistes se plaisent à faire ressortir, semble aussi réunir dans son esprit les contradictions les plus choquantes ; on dirait que toutes les fluctuations, tous les combats de la philosophie ont lieu dans la pensée de tout homme, du plus vulgaire comme du plus habile. Est-ce à dire que les systèmes philosophiques soient, du moins dans leurs idées fondamentales, la production naturelle de l'intelligence humaine? qu'avant l'apparition d'aucun philosophe, l'homme poussé par 6
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son instinct, et presque sans le savoir, à essayer de résoudre les problèmes de sa nature et de sa destinée, ait en quelque sorte rencontré sur son chemin, par le seul effet de son activité intérieure, et confusément, pêle-mêle, toutes ces solutions contradictoires qui semblent coexister dans sa pensée? Et les philosophes n'auraient-ils fait ensuite que reproduire, en les distinguant et les développant, ces tentatives d'explication primitives, spontanées, qui, pour être l'ouvrage de l'humanité, non de la science, n'en seraient pas moins, après tout, de pures hypothèses? Il n'en est rien : ce travail intellectuel, obscur et spontané, qui suscite dans l'esprit humain toutes les grandes idées dont les philosophes font ensuite des systèmes, et les plus contradictoires, n'est point un travail d'explication, une tentative naturelle de l'homme pour se comprendre lui-même. L'homme vit et se sent vivre : il vit au milieu de certains faits ; il est lui-même un fait pour lui-même : naturellement, spontanément, par cela seul qu'il vit, l'homme prend une certaine connaissance des faits au milieu desquels il vit et de lui-même, et il exprime par ses croyances, par son langage, la connaissance qu'il a prise de ces faits. 11 se distingue, par exemple, de tout ce qui n'est pas lui ; l'être dont il a la conscience, et qu'il appelle moi, lui apparaît distinct et différent du monde extérieur qui l'environne : il donnera à l'un le nom d'esprit, à
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l'autre le nom de matière; et comme il vit sans cesse en présence de ces deux, ordres de faits, sa pensée prendra tour-à-tour l'empreinte de l'un et de l'autre; et comme ces deux ordres de faits coexistent et agissent l'un sur l'autre, pour venir, quand l'homme en prend connaissance, se pénétrer et se confondre, pour ainsi dire, dans l'unité de sa pensée, ils y engendreront des croyances confuses qui paraîtront contradictoires. L'homme semblera spiritualiste et matérialiste en même temps ; il distinguera essentiellement l'âme de la matière, et pourtant il ne se formera de l'âme que des idées matérielles ; il l'appellera un souffle, un éther, un feu; et au même moment, jeté par la même cause dans la confusion contraire, il portera le spiritualisme dans le monde matériel; il prêtera une âme aux choses. De même l'homme se sent libre ; sa conscience lui atteste qu'il veut, et qu'il agit parce qu'il veut; une foi profonde à la liberté humaine éclatera dans ses actions, dans ses sentiments, dans ses discours : en même temps il se voit engagé dans la série des causes extérieures et soumis à leur empire; il voit sa volonté sans cesse dominée par des motifs étrangers et impuissante à régler son sort; il concevra et exprimera sous mille formes l'idée de la fatalité. Ne cherchez dans tout ceci aucune intention scientifique, aucune apparence de système ou d'hypothèse ; c'est simplement le reflet, la manifestation, dans l'esprit de
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l'homme, des faits au sein desquels l'homme esl plongé; il les voit et les exprime avec leurs diversités, leurs obscurités, leurs contradictions apparentes, sans tenter de les expliquer ni de les concilier : résultat spontané de la complexité de sa situation et de l'imperfection de sa connaissance, sa foi naturelle n'est que la fidèle image, l'expression confuse, mais complète, des mystères de sa nature et de sa destinée. Voici ce que font les philosophes et comment les croyances instinctives de l'humanité, qui n'étaient point des hypothèses, le deviennent entre leurs mains. Ils entreprennent d'éclaircir les croyances naturelles, de les compléter, de les systématiser, d'expliquer et de concilier les faits qui s'y révèlent, de résoudre les problèmes qu'elles posent. Mais au lieu d'accepter, sans omission ni oubli, toutes nos croyances naturelles, et de rapporter chacune d'elles au fait qu'elle exprime, les philosophes s'attachent de préférence à telle ou telle de ces idées premières et au fait particulier qui
t». ti'^uii^jdBprbdiiif. Pour les
uns, le fait et l'idée de
s le fait et l'idée du monde extéitiment de la liberté, à ceux-là le jn volontaires, deviennent l'objet exclusive. Et non-seulement ils face des faits, une portion des de l'homme; mais au moyen ette foi mutilée, ils prétendenl
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rendre raison de l'univers et porter dans l'esprit humain la lumière et la loi. Ainsi naissent le spiritualisme, le matérialisme, le fatalisme, systèmes qui reposent tous sur quelque idée comprise dans la foi spontanée de l'humanité, mais qui, adoptant cette idée seule ou l'étendant au delà de sa portée, en font une hypothèse destinée à expliquer toutes choses, et l'exposent ainsi à des périls que, dans son état primitif et pur, elle n'avait point à courir. Le plus grand de ces périls, c'est de perdre son titre originel et l'autorité attachée au caractère de croyance spontanée, -universelle, pour ne plus paraître qu'une invention de la science, une conception imaginée dans tel ou tel dessein. Tel a été quelquefois le sort de l'idée d'immortalité : au lieu de la laisser à sa vraie place et de mettre en pleine lumière le fait qu'elle exprime, les docteurs, philosophes ou théologiens, lui ont demandé d'expliquer scientifiquement la nature de l'âme, sa relation avec le monde extérieur, de dévoiler à l'homme tout son avenir et les plans de la Providence : ils ont élevé, au nom de cette idée, des systèmes qui n'ont pu soutenir l'examen ; et pour avoir été métamorphosée en hypothèse scientifique, elle est tombée, auprès des spectateurs qui ne l'ont considérée que sous cette forme, dans une sorte de décri. Il serait aisé de montrer que la plupart des objections que rencontre l'idée de l'immortalité de. l'âme tiennent à cette métamorC.
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* phose, et à l'illégitime emploi que la science a voulu faire de la croyance instinctive de l'humanité. Heureusement l'humanité est plusforteque la science, et la contraint tôt ou tard à revenir elle-même de ses erreurs. Non-seulement l'idée de l'immortalité ne s'est point laissé réduire à ce rôle d'hypothèse qu'ont voulu lui assigner quelques-uns de,ses défenseurs; non-seulemenl elle a continué de résider au fond de la conscience humaine, simple, pure de tout caractère de tentative savante et d'explication systématique; elle a fait plus: elle a pénétré jusque dans les systèmes dirigés contre elle et au sein des hypothèses ennemies. Qu'on examine de près ces doctrines, qui, dans les temps anciens ou modernes, en Asie ou en Europe, ont fait profession de repousser l'idée de l'immortalité; on l'y retrouvera plus ou moins indirecte, plus ou moins cachée, mais toujours invincible dans l'instinct des hommes, et se glissant, sous une forme ou sous une autre,, dans la pensée même qui la nie. En sorte que la science, bien loin de l'avoir inventée, la subit et la recèle encore au moment où elle tente de la bannir. L'idée de l'immortalité de l'âme serait-elle le fruit d'une révélation spéciale, un don explicite, longtemps inconnu de l'homme et que Dieu lui ait fait à un certain jour? ou bien y faut-il voir l'un des traits de cette révélation à la fois primitive et permanente, univer-
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selle et individuelle, qui est l'œuvre et la conséquence de la création, et que Dieu a placée dans la nature même de l'homme, dans les facultés que l'homme a reçues de lui, et dans leur développement progressif vers le but de sa mission? Il y a des peuples, et en grand nombre, qui ne se croient en possession d'aucune révélation spéciale, et chez qui l'idée de l'immortalité de l'âme subsiste cependant. On ne voit pas non plus, dans les livres conservés par d'autres peuples comme les monuments de révélations divines, que ces révélations aient jamais entendu manifester pour la première fois l'idée de l'immortalité, ni la promulguer, au nom de Dieu, comme- une croyance nouvelle envoyée, par sa bonté, sur le genre humain. Elles la confirment, et la garantissent; elles en tirent les conséquences; mais elles la trouvent dans l'âme humaine, et ne prétendent point à l'honneur de l'y introduire. 11 y sa même, dans les livres de Moïse, cela de remarquable que l'idée de l'immortalité, bien qu'elle soit évidemment supposée dans l'esprit du peuple Hébreu, n'est jamais indiquée qu'indirectement, sans insistance et en passant, tant le législateur est loin de l'intention de la révéler. Je n'ai point à rechercher ici quelle est la portée de ces mots « une révélation primitive et permanente, universelle et individuelle, » ni s'il faut entendre par là une communication directe, spéciale, miraculeuse,
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de Dieu à l'homme, ou simplement la création du genre humain, lancé dans le inonde avec son génie comme le soleil avec sa lumière. Je sais combien il est essentiellement différent de considérer les croyances spontanées et générales de l'humanité comme des débris ou comme des matériaux, comme les restes d'une lumière perdue, ou comme les propres découvertes de l'homme et les premières conquêtes de son travail. Mais je n'ai aujourd'hui d'autre dessein que de constater comment naît dans l'homme, livré à lui-même, et quel sens a pour lui l'idée de l'immortalité, telle qu'il la porte en lui et sans autre titre qu'elle-même aux yeux de son intelligence. Je crois l'avoir clairement montré : l'homme ne reçoit l'idée de l'immortalité ni de l'expérience, ni de la science. Le monde extérieur ne la lui fournit point ; son esprit ne l'a point inventée. C'est du fond de son âme qu'elle surgit en lui; il se sent, il se voit, il se sait immortel. Voici une analogie qui éclairera ma pensée. Comment l'homme découvre-t-il qu'il est un être moral ? Comment cette propriété essentielle de la personne humaine, cette face de sa nature lui est-elle révélée ? Je tiens pour reconnu Aujourd'hui que l'idée constitutive de la morale, la notion du bien et du mat moral et de l'obligation désignée sous le nom de
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devoir, qui l'acccom pagne nécessairement, que cette notion, dis-je, ne vient à l'homme ni du monde extérieur, ni d'aucune invention ou convention humaine ; que c'est une idée simple, primitive, universelle, qui se produit dans l'homme à l'occasion et sur la provocation, pour ainsi dire, des faits extérieurs et de la vie, mais par la seule énergie de sa propre nature. Voici comment cette notion se produit. Un fait extérieur, spécial, déterminé , propre à devenir le sujet et, si je puis ainsi parler, la matière de la moralité humaine, vient affecter l'âme de l'homme. Dès que l'âme entre en contact avec ce fait, dès qu'elle l'aperçoit et sent son activité ainsi suscitée, instantanément, nécessairement, sans aucun procédé logique, la notion du bien et du mal moral s'élève dans la pensée humaine et lui apparaît complète, pure, telle qu'elle lui apparaîtra désormais en présence de tous les faits auxquels elle pourra s'appliquer. Au moment où se produit en lui cette notion, l'homme se sent placé sous l'empire d'une loi ; il se reconnaît, il se voit obligé envers le bien moral, sans autre motif sinon que c'est le bien et que, lui, il est homme : c'est-à-dire qu'il s'apparaît à lui-même comme être moral ; le fait intérieur et personnel de ra nature morale lui est manifesté, avec une pleine certitude, à l'occasion de cette idée générale du bien et du
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mal moral qui s'élève daus son âme en présence des faits extérieurs auxquels elle correspond. Ceci est l'image du fait que je veux mettre en lumière ; de même qu'il se sent et se voit moral, ainsi l'homme se sent et se voit immortel. Je viens de l'établir : comme l'idée de la moralité, l'idée de l'immortalité, présente et indestructible dans l'homme, n'est déduite d'aucun fait extérieur à l'âme humaine; elle se produit spontanément dans l'âme quand certains faits viennent la frapper, par exemple le désordre moral du monde actuel, son insuffisance à combler l'abîme de nos désirs, le respect des morts, et bien d'autres faits encore. Qu'est-ce à dire sinon qu'en présence de ces faits, par une manifestation subite de sa nature à sa conscience, l'homme se sent et se voit immortel, comme il sex sent et se voit moral en présence des faits à l'occasion desquels s'élèvent en lui la notion du bien et du mal moral et celle du devoir. Il y a cependant une différence grave et qui fait la difficulté de la question. La voici. Sous leur forme primitive, au premier moment où elles s'élèvent dans l'âme en présence des faits qui leur correspondent, l'idée de la moralité et celle de l'immortalité humaine sont dans un état exactemenl semblable , dans l'état de croyances naturelles, spontanées, et, à ce. titre,-confuses, obscures, bien loin en core de cette possession claire que prend l'homme de
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ses idées par la voie de la réflexion ; vagues et presque inaperçues au fond de la conscience, quoique nécessaires et souveraines. Mais les deux idées ne demeurent pas longtemps dans cette similitude d'état, et bientôt leurs destinées se séparent. La nature morale de l'homme trouve son théâtre en ce monde. Après s'être révélée au dedans sous les idées primitives du bien et du mal moral et du devoir, la moralité humaine se réalise au dehors dans une longue série d'actes et de faits. A la faveur de cette nouvelle forme, l'homme étudie, analyse, décrit ce qu'il n'avait d'abord que senti et aperçu. L'idée de la moralité humaine passe alors de l'état de croyance spontanée à l'état de notion réfléchie, c'est-à-dire qu'elle sort des profondeurs de la conscience pour entrer dans la sphère de la science proprement dite ; c'est-à-dire encore qu'à la certitude, caractère des faits de conscience, vient s'ajouter la clarté que la science seule peut donner. Autre est le sort de l'idée d'immortalité : la conscience de l'homme est ici-bas le seul théâtre où il lui soit donné de se produire : hors de là, rien ne l'exprime, tout la repousse ; elle ne trouve de plaee ni d'organe nulle part ; le fait qu'elle révèle ne se consomme pas en ce monde. Ainsi elle ne saurait entrer dans le domaine de la science : l'état de croyance instinctive et
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spontanée n'est pas seulement son état primitif: elle y demeure toujours. C'est sa forme permanente, la seule sous laquelle l'homme puisse la saisir. De là résulte qu'égale en certitude à l'idée de la moralité et à toutes les croyances spontanées, l'idée de l'immortalité n'arrive point, comme les autres, à la clarté, et demeure constamment obscure. Son autorité est la même, car elle est de même origine, et révèle, par la même voie, un fait de même nature ; mais elle ne procure point à l'esprit humain la même satisfaction ni le même repos. C'est le son d'une voix lointaine que ne répète et ne transmet nul écho ; c'est la lueur d'un soleil qui ne se lèvera point en ce monde au-dessus de l'horizon. Le son atteste la voix ; le soleil est là, puisque la lueur paraît : mais l'homme en voudrait davantage ; il s'épuisera en efforts pour que la voix se rapproche', pour que le soleil se lève ; et comme il n'y réussira point, peut-être, dans sa lassitude ou dans son dépit, finira-t-il par dire et se persuader à lui-même qu'il ne voit et n'entend rien. Ainsi en effet il est souvent arrivé. On a voulu que l'idée de l'immortalité de l'âme passât de la sphère des croyances spontanées dans celle des notions réfléchies; on a tenté de convertir la perception immédiate en connaissance scientifique; on a dit que la clarté était, partout, la condition de la certitude, et on s'est efforcé de l'obtenir ici comme ailleurs. Les uns ont franche-
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ment reconnu qu'ils ne réussissaient pas, et sont devenus incrédules. Les autres se sont persuadé qu'ils avaient réussi, et leurs travaux ont enfanté cette portion de la théologie qui prétend à la science de la vie future ; mais malgré un génie souvent admirable, malgré le pouvoir souvent remis en leurs mains, les docteurs n'ont pu construire à ce sujet une science solide, ni la défendre de l'examen; et la découverte des erreurs de la théologie psychologique et le spectacle de sa chute ont multiplié les incrédules. Hors du cercle de ces prétentions savantes, sans devenir incrédules ni théologiens, beaucoup d'hommes, en essayant de se rendre compte de l'idée d'immortalité, ont éprouvé qu'elle leur échappait, et que, plus ils s'appliquaient à l'éclaircir, plus elle vacillait et s'obscurcissait à leurs yeux. Et non-seulement l'idée même de l'immortalité était ainsi ébranlée; mais les idées dans lesquelles celle-là se manifeste, les sentiments qui la contiennent et s'en nourrissent, le respect des morts, par exemple, le besoin du rétablissement de l'ordre moral, d'autres encore perdaient quelque chose de leur autorité. Dans les hommes au contraire qui n'ont tenté, sur leur foi spontanée, aucun travail de réflexion et d'analyse, dans les esprits simples, livrés aux lois de notre nature et au cours de la vie commune, la croyance instinctive
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l'immortalité continue de subsister, cachée, obscure, souvent même étouffée en apparence sous le poids du
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monde extérieur, et ne donnant de sa présence aucun signe direct, mais réelle et attestée par les idées et les sentiments dont elle est le principe nu la condition. El si, dans quelques hommes, quelque circonstance particulière vient donner à ces sentiments, à ces idées, plus de développement et d'empire, ou seulement s'ils échappent davantage à l'influence du monde extérieur, si la vie intérieure acquiert en eux beaucoup de continuité et d'énergie, on voit soudain la foi naturelle à l'immortalité grandir, s'affermir, prendre dans l'âme une place et une autorité jusque-la inconnues. L'un est d'une moralité sévère, d'une conscience pure et scrupuleuse; l'autre d'une sensibilité tendre et profonde : celui-ci, après une faute, est pénétré de repentir et du besoin de l'expiation ; celui-là, après une perte cruelle, garde de quelque mort chéri un souvenir exalté : tous, par une cause quelconque, par un penchant de leur nature ou par un accident de leur destinée, ont été conduits à descendre profondément en euxmêmes, à vivre habituellement en présence de leur âme. L'idée de l'immortalité en est-elle devenue pour eux plus claire, plus réfléchie? non; mais ils sont entrés en pleine possession du fait de conscience où elle se révèle ; ils ne cherchent point à éclaircir ce fait, à s'en rendre compte ; ils le contemplent et jouissent sans trouble de sa certitude. Ainsi c'est au moment où l'homme pénètre le plus avant en lui-même, au
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moment, si je puis ainsi parler, où la présence réelle de son être lui est plus sensible et plus -vive, c'est alors que la croyance spontanée à l'immortalité acquiert le plus d'évidence et d'énergie ; en sorte que l'expérience générale atteste ce que découvre l'examen attentif de la conscience individuelle, c'est-à-dire que l'homme se sent, s'aperçoit immédiatement immortel. Sans connaissance exacte de ces faits, sans en démêler la source ni l'enchaînement, les hommes en ont eu l'instinct, et l'empreinte s'en retrouve à chaque pas dans leurs actions, dans leurs opinions, dans leur langage. Ainsi la théologie, qui est pourtant une science, s'est élevée contre les prétentions scientifiques de l'esprit humain, et a voulu mettre les croyances naturelles qu'elle-même se proposait d'éclaircir, entre autres celle de l'immortalité, sous la garde d'une autorité chargée en quelque sorte de promulguer le fait de conscience et de le protéger contre ces tentatives d'élucidatiôn et d'explication qui lui sont mortelles. D'autres ont soutenu que cette foi était un pur sentiment, inaccessible à tout contact de l'intelligence, et que l'homme ne pouvait la rendre ferme et évidente enlui-même que par l'exaltation de sa sensibilité morale : de là le mysticisme. D'autres encore, découragés par la vanité de leurs efforts pour se convaincre d'une croyançe que pourtant ils ne pouvaient abandonner, ont décidé que l'âme était incapable d'y atteindre nai
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sa propre force, et qu'il fallait l'admettre à cause de son utilité et sur la foi du sens commun, première forme de la raison qui s'ignore, dernière forme de la raison qui se croit impuissante et garde cependant son empire. Assertions évidemment fausses et qui méconnaissent les procédés comme la portée de l'esprit humain, mais qui proviennent pourtant de l'instinct de la vérité, et d'une vue réelle, bien que confuse et incomplète, du fait sublime qu'elles ont pour objet. Ce fait ne se déduit point, ne se prouve point, ne s'explique point. Il se manifeste à la conscience dans la conscience même, à l'intelligence dans l'observation de la conscience et de certains autres faits, également faits de conscience, au sein desquels celui de l'immortalité est contenu. Aucun travail de démonstration et d'explication ne met l'homme sur la voie de cette aperception simple et pure. Il y a, cela est sûr, un certain état de l'âme qui la lui rend plus évidente et plus facile; mais cet état n'est le fruit subit ni d'un acte d'intelligence, ni d'une volonté spéciale et directe. La Providence a mis, pour ainsi dire, la certitude intime de l'immortalité à plus haut prix : une grande pureté, une vive sensibilité morale, le développement énergique et régulier de la vie intérieure, l'habitude de se surveiller soi-même et de cultiver en soi les idées, les sentiments qui élèvent l'homme au-dessus de la terre, ce sont là les conditions les plus favorables pour saisir
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le fait même de l'immortalité au fond de la conscience et en prendre fermement possession. Ceux-là le sentent et le voient mieux qui sont dans cette disposition où l'âme, si je puis ainsi parler, se contemple avec le plus de sévérité, et se révèle à elle-même avec le plus d'abandon; et c'est en ce sens qu'on a pu dire qu'il dépend de l'bomme d'arriver à la foi. Quand l'âme s'élève à cet heureux état, quand elle se voit en présence de sa nature immortelle, elle ne demande plus qu'on la lui prouve ; l'obscurité du fait disparaît dans sa certitude; et l'homme, sans qu'ils aient été dissipés pour lui, ne s'inquiète plus des embarras de la science. Qu'il se garde cependant de la dédaigner ou de lui reprocher sa vaine ardeur à s'emparer d'un fait qui lui échappe dès qu'elle s'applique à l'éclair0 te cir. Il est vrai : le succès est impossible, mais Rlë besoin demeure invincible; et ce besoin, gloire de l'hommé^A est encore un fait où se révèle son immortalité.
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SECONDE MÉDITATION.
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SECONDE MÉDITATION.
DU RESPECT DES MORTS.
(Novembre 1827.)
Le respect des morts est un sentiment naturel, universel. Il se produit chez les hommes à des degrés trèsinégaux, et sous des formes très-diverses : aucun ne l'ignore absolument. Un cavalier, dans l'ardeur du combat ou l'enivrement de la victoire, pousse son cheval par-dessus les cadavres. J'admets qu'il le fasse sans hésitation, sans répugnance. Est-ce à dire que tout respect des morts lui soit étranger ? Nullement ; une passion actuelle, forte, étouffe un sentiment lointain, confus. Otez la passion : donnez au même homme, hors du champ 7.
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de bataille, par simple passe-temps, un cadavre à fouler aux pieds : probablement il n'en fera rien ; à coup sûr, il hésitera; et s'il le fait, ce sera par bravade,-pour répondre à un défi : autre passion dont le triomphe atteste le sentiment qu'elle a surmonté. Des fossoyeurs bouleversent un cimetière avec une complète indifférence; ils manient, remuent, jettent çà et là les ossements, sans y plus regarder qu'à la terre et aux pierres auxquelles ces ossements sont mêlés. Au lieu d'ossements, couvrez cette plaine de cadavres tués naguères; mettez les fossoyeurs à cheval; demandez-leur de fouler aux pieds ces morts; ils reculeront. Dans leur métier, l'habitude avait étouffé l'instinct ; hors du métier, l'habitude manque, l'instinct reparaît. Ce sont des tribus anthropophages qui ne veulent pas quitter le sol où reposent les ossements de leurs pères. C'est le propre des sentiments naturels et universels qu'ils cèdent souvent à la nécessité, à la passion, à l'intérêt, aux accidents du caractère ou de la destinée des hommes; et que cependant ils subsistent au fond de l'âme humaine, même à son insu, et reparaissent quand la cause qui les comprimait vient à s'écarter. Ils peuvent se taire, jamais s'abolir. Le respectdesmortsa cette vertu. Supposez un homme en qui, indépendamment de toute passion, de toute' situation particulière, le res-
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pect des morts semble aboli, qui se montre incapable de le ressentir ou seulement trop lent à en éprouver quelque atteinte ; la conscience du genre humain déclarera aussitôt qu'il y a là dépravation. Ce sentiment est si bien inhérent à l'humanité que, là où il paraît manquer non par accident, mais par nature, le caractère de l'humanité paraît perverti. Et si l'absence du sentiment semble volontaire, si au lieu de respecter les morts, quelqu'un les méprise et les outrage, sciemment et à dessein, son intention est détestée, son action réprouvée comme criminelle. Le développement de ce sentiment, au contraire, l'extension de son empire, le respect croissant des morts, si je puis ainsi parler, est considéré comme un symptôme favorable de l'état des mœurs, un développement de notre nature morale, un progrès de l'humanité. . On peut donc tenir pour certain que le respect des morts est un sentiment naturel, universel, légitime et obligatoire dans la croyance du genre humain. Quelle en est la source ? la nature ? D'où vient-il et que veut-il dire ? Je remarque d'abord qu'il n'a rien de personnel ni à celui qui l'éprouve, ni à celui qui en est l'objet. Sans nul doute les relations, les affections du vivant au mort exaltent et perpétuent le sentiment ; il n'en a pas besoin pour naître ; il subsiste par lui-même, sans la
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secours d'aucun sentiment étranger. On respecte morts ceux qu'on ne connaissait pas vivants. Il y a plus : la conscience du genre humain veut que toute animosité personnelle, tout sentiment haineux cède et tombe devant celui-là' Elle peut comprendre, excuser même le meurtre d'un ennemi justement détesté; elle peut du moins ne pas s'en indigner; elle s'indigne de l'outrage à son cadavre, à son tombeau. La conscience humaine va bien plus loin : elle prononce que le respect des morts est indépendant de leur caractère moral et de l'estime accordée à leur mémoire. Vous n'aimiez pas cet homme; bien plus, vous le détestiez ; bien plus, vous le méprisiez, et à bon droit : n'importe; il est mort, vous lui devez un certain respect. Quoi? autant qu'à l'homme de bien qui n'est plus? non : la conscience humaine, qui tient compte de tout ce qu'elle voit, a des mesures infiniment variées : vous devez aux restes, aux funérailles, au nom, à la tombe de l'homme de bien, un respect qui se nourrit et s'accroît de tous les sentiments que réveille sa mémoire. Le coupable mort n'a auprès de vous aucun titre sinon qu'il est mort, mais c'en est un. Jadis les corps des criminels étaient, après l'exécution, publiquement livrés à toutes sortes d'outrages : la conscience humaine repousse aujourd'hui ces pratiques comme barbares; dans l'origine, elle les a probablement exigées : un seul sentiment, une passion exclusive, une
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idée puissante mais confuse, le besoin d'une justice vengeresse la dominait alors. Elle s'est développée; elle a connu un plus grand nombre de sentiments également moraux et sacrés ; elle a appris à les contrôler, à les réformer l'un par l'autre, à n'accorder à chacun que ce qui lui revient légitimement. Elle maintient encore le supplice du criminel; elle a interdit l'insulte du cadavre. Dans les pays même où de telles lois subsistent encore, comme en Angleterre, on ne les applique point ; et quand on veut les appliquer, des cris d'indignation s'élèvent du sein de ce peuple encore assez barbare pour se presser autour de l'échafaud. Ceci est donc évident : le respect des morts ne dérive d'aucun sentiment, d'aucun jugement sur leur personne; il est indépendant de toutes les différences qui distinguent les hommes pendant leur vie. C'est à la qualité d'homme, à l'être humain en général, abstraction faite de toute considération individuelle, que ce sentiment s'adresse. Lihumanité dans la mort, tel est son unique objet. Je dis l'humanité, c'est-à-dire ce qu'il y a d'identique et de permanent dans l'homme, et non ce qui change, ce qui passe, sa nature et non sa destinée. I] s'élève bien, à l'aspect de la mort, des émotions qui naissent d'un retour sur la condition humaine, fugitive, précaire, douloureuse. Cet homme tenait sans
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doute à la vie; il lui en a coûté beaucoup de mourir; il avait des parents, des amis; sa douleur, leur douleur émeut d'une pitié confuse ceux qui rencontrent son convoi. Mais regardez bien.: est-ce la pitié qui fait qu'ils s'arrêtent, qu'ils ôtent leur chapeau, qui leur donne cet air recueilli, visible, ne fût-ce que comme l'éclair, sur la physionomie même des plus indifférents, de ceux qui se hâtent de passer? non: la pitié naît en effet à ce spectacle, et s'associe au respect, mais elle ne le constitue point; elle en demeure essentiellement distincte. La pitié s'adresse au vivant, soit à celui qui vivait tout à l'heure, soit à ceux qui lui survivent; le respect va au mort. C'est le sort de l'homme sur la terre qui suscite l'attendrissement; c'est sa, qualité d'homme qui commande le respect. Retirez toutes les causes qui provoquent la pitié; que le mort n'ait point de parents, point d'amis ; qu'il n'ait ressenti lui-même aucune peine à mourir; qu'il y ait vu au contraire un bonheur, une délivrance; que tous les assistants le sachent avec certitude, pensent comme lui et le jugent heureux d'être mort : la pitié ne naîtra plus; le respect demeurera tout entier. Sans pousser les choses si loin, n'est-il pas clair que la pitié varie, qu'elle est plus ou moins prompte, plus ou moins générale, plus ou moins vive, en raison de l'âge, du malheur présumable, des détails connus, de mille circonstances qui dépendent soit de la situation
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du mort, soit de la disposition des assistants? le respect est toujours égal, toujours le même; il n'a du moins d'autre cause de variation que le plus ou moins de développement moral des hommes appelés à le ressentir, circonstance étrangère à la nature du sentiment lui-même et dont il n'est point affecté. Ai-je besoin de dire que ce n'est pas un retour intéressé de l'homme sur lui-même, le calcul spontané d'une prévoyance instinctive, un témoignage anticipé de respect pour lui-même quand il mourra à son tour? Il faut bien voir, dans le respect des morts, un effet de la sympathie de l'individu pour sa nature en général; lui, homme qui vit, il respecte, dans cet homme qui est mort, l'humanité qui leur est commune. Toutes nos sympathies ont une source pareille : elles n'en sont pas moins désintéressées, c'est-à-dire étrangères à toute recherche de quelque avantage personnel, à toute intention de l'individu se prenant pour but lui-même et lui seul. Le respect des morts ne diffère point en ceci des autres sentiments qui nous lient à nos semblables, de la sociabilité, de la bienveillance, de la pitié : c'est un sentiment que l'homme éprouve pour l'homme parce qu'ils sont hommes l'un et l'autre, mais sans aucun dessein, sans aucun calcul de retour, sans autre raison que ce fait même de la similitude de leur nature qui le lui fait éprouver. Mais ces sentiments qui prennent leur source dans
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la similitude de nature, quand ils ont lieu de vivant à vivant, comme ils résident dans un individu, de même c'est à un individu qu'ils s'adressent : possibles entre tous les hommes, ils deviennent réels pour un homme, non-seulement parce qu'il est homme, mais parce qu'il est lui-même un tel homme et non pas un autre. L'individualité les provoque; ils la supposent, la contiennent, la révèlent ; ils varient en raison des mérites de l'individu. Or on vient de le voir, les caractères distinctifs de l'individu n'entrent pour rien dans le respect des morts, pas même sa moralité : ce sentiment répond à la seule qualité d'homme, à l'être humain, abstraction faite de toute considération individuelle : serait-ce qu'en effet, dans la croyance instinctive de l'humanité, là où la mort a passé, tout individu a disparu? le mort n'est-il plus rien qu'un symbole de l'homme arrivé à sa dernière destinée? le respect qui s'adresse à ses restes, à son nom, à sa tombe, ne s'adresse-t-iL qu'à l'humanité en général, non à l'être individuel et réel qui vient de mourir? Ceci est le cœur de la question. Je n'ai fait encore que distinguer ce sentiment des autres sentiments, le circonscrire en quelque sorte au dehors : il faut maintenant pénétrer au dedans, voir ce qu'il est lui-même et ce qu'il "contient. , Un fait me frappe d'abord comme élément premier et fondamental du respect des morts, et comme la pre-
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mière cause qui le provoque ; c'est, à la vue de la mort, un sentiment soudain et profond de la grandeur de l'événement. Nul doute que la gravité, la solennité de la mort ne soit l'idée qui préoccupe tout-à-coup les hommes à la vue d'un cadavre, d'un convoi, d'un tombeau; c'est là ce qui leur inspire ce recueillement involontaire, premier symptôme de respect. Tous frémissent de ce que cet homme est mort. Pourquoi frémir? Estce uniquement comme terme de la vie que la mort apparaît si grande, si solennelle? est-ce uniquement pour ceux qui vivent encore, et parce qu'elle les atteindra tous, que l'homme frémit à son aspect? Non; l'homme voit dans la mort bien autre chose que le terme .de la vie, et il s'en trouble pour d'autres que pour les vivants. Elle est, dans l'instinct de sa pensée, l'entrée dans un avenir inconnu, une porte qui s'ouvre sur des ténèbres impénétrables, immenses ; pour celui qui est mort, elle est la solution d'un problème décisif, la révélation d'un mystère auquel se rattache toute sa destinée. Elle est bien plus grave à raison de ce qu'elle commence qu'à raison de ce qu'elle fini t, et pour l'homme qu'elle a frappé que pour ceux qu'elle poursuit encore. Écoutez ceux qui ne voient dans la mort que la fin de la vie, les incrédules, les poètes épicuriens, Lucrèce, Horace, tant d'autres : ils peuvent la détester ou la craindre : elle a perdu pour eux sa solennité. Le genre humain, pour qui elle est solennelle, en pressent donc
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de bien autres résultats ; et dans le frémissement qui le saisit à son aspect, il y a, d'une part, conscience de la grandeur de l'événement dans l'avenir et pour tous les hommes, de l'autre, respect pour celui qui vient de tomber dans ce redoutable mystère, de'subir un si grand événement. Bien loin donc que le respect des morts ne s'adresse qu'à l'homme en général et non à un homme en particulier, bien loin que l'individu n'y soit que le type de l'humanité, c'est sur l'individu lui-même au contraire que porte, dès le premier pas, la sympathie ; c'est luimême qui est l'objet premier et principal, sinon exclusif, du sentiment et de la pensée. Les traits sous lesquels il apparaissait sur la terre, et qui, pendant sa vie, le di s tinguaient des autres hommes, sont effacés ;ce n'est ni comme puissant ou faible, ni comme heureux ou malheureux, ni même comme digne d'estime ou d'affection, que l'imagination le considère ; et pourtant c'est bien à lui, être individuel, appelé à une destinée propre et spéciale, que s'adresse le sentiment des spectateurs. Les formes de son existence terrestre se sont évanouies; mais une individualité plus intime, plus durable, subsiste encore et est l'objet du respect. Je vais plus loin : jepénètre au-delà de cette expression générale par où le respect des morts commence : le sentiment une foisné, je cherche quels autres sentiments, quelles croyances instinctives le constituent et
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s'y laissent démêler. J'y découvre : 1° une certaine affection, une certaine considération de l'homme pour le corps de l'homme ; 2° l'idée confuse, mais puissante, que les morts sentiraient la négligence, le mépris, l'outrage, qu'en les oubliant on les affligerait, qu'en les insultant on les offenserait, qu'il subsiste encore, entre eux et nous, quelque lien, quelque société, des relations auxquelles s'attachent des sentiments, des devoirs auxquels nous ne saurions manquer sans blesser des droits. Le respect de l'homme pour le corps de l'homme naît du souvenir de l'âme et de son union avec le corps. La présence de l'âme consacre sa maison ; une sorte de tendresse et d'égard s'y attache quand elle en est sortie, comme aux vêtements qu'a portés un ami, aux lieux qu'il a habités. Ceux qui ne croient pas à l'âme ne respectent pas le corps ; témoin tant de médecins, de physiologistes, d'anatomistes. Cependant, comme la croyance à l'âme ne saurait périr tou t entière, et subsiste, à son insu, dans la pensée même qui ta nie, de même le respect du corps ne s'éteint jamais absolument ; la preuve, c'est qu'il y a telle marque de mépris que les plus déterminés anatomistes ne donneraient pas au corps qu'ils dissèquent, et qui choquerait, s'ils la donnaient, les plus froids assistants. L'idée de la science d'ailleurs, ou de l'utilité générale, légitime et sanctionne, pour ainsi dire, dans certains cas et à bon
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droit, le mépris du corps humain. Ce même mépris, sans motif, sans but, isolé et réduit à lui-même, serait considéré ccmme un tort, un symptôme de dépravation. La croyance à la sensibilité des morts entre évidemment dans le respect qu'ils inspirent. Elle a des degrés infinis, tantôt ridiculement grossière, tantôt follement exaltée, enfantant ici les pratiques les plus barbares, là les plus mystiques égarements. Elle existe cachée, mais réelle, dans le respect des morts le plus passager, le plus involontaire, réduit à sa plus modeste expression. L'idée obscure d'une relation encore sentie, et qu'accompagnent un droit pour le mort, un devoir poulies vivants, est inhérente à ce sentiment : quiconque s'acquitte du devoir croit satisfaire à quelqu'un; quiconque y aura manqué, s'il le reconnaît et s'en repent, croira avoir manqué à quelqu'un. A cette croyance se joint même le sentiment que, les morts ne pouvant réclamer ni se faire rendre eux-mêmes ce qui leur est dû, la dette n'en est que plus sacrée. Qu'est-ce à dire? les morts jouissent-ils ou souffrent-ils donc de tout ce que leur accordent ou leur refusent les vivants? l'homme ne sait que répondre. Comment celui qui n'est plus de ce monde peut-il être encore affecté de ce qui s'y passe ? Quelle société peut l'unir encore à ceux qui y sont restés? L'homme ne le conçoit point, et dès qu'il le cherche, il s'égare. Cependant il y croit, et ne peut
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pas plus échapper à l'instinct de sa nature que dépasser les limites assignées à sa science. Et remarquez que cet instinct n'a point de prétentions scientifiques; il se suffit à lui-même ; quand il se développe dans l'âme, au moment où l'homme, pour lui obéir, s'acquitte envers les morts de quelque devoir, aucune curiosité, aucun doute ne le préoccupent; il n'a nul besoin de savoir quel mode de communication est possible entre les morts etlui; ilagit en vertu d'unefoi irréfléchie dont il se contente, certain, sans s'inquiéter delà route ni du moyen, que son acte a un objet, que ses sentiments iront à leur but. C'est seulement lorsque d'acteur l'homme devient spectateur , lorsqu'il observe sa nature au lieu de la suivre et s'interroge au lieu de se croire, c'est alors que s'élèvent en lui les besoins avec les problèmes scientifiques, et qu'il entreprend, dans la vue de la science, de franchir des limites au-delà desquelles ses croyances instinctives ne le portaient point. Regardez dans l'âme de cette femme, de cette fille, de cette mère qui vont, auprès d'un tombeau, offrir à un mort çhéri tant de marques de tendresse et de respect; croient-elles savoir, sur son état et ses relations avec elles, ce que cherchentles philosophes?Nullement : les questions qu'ils agitent n'existent pas pour elles ; si elles les voyaient, comme les philosophes, elles seraient tourmentées du besoin, et aussi de l'impossibilité de les résoudre; essayez de soulever ces questions dans
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leur pensée ; demandez-leur comment elles se figurent que le parfum de ces fleurs qu'elles cultivent, la fraîcheur de cet -ombrage'qu'elles entretiennent, vont charmer l'être à qui s'adressent leurs soins ; vous les verrez saisies de trouble ; et si une exaltation passionnée ne les possède, vous n'en recevrez que des réponses timides et contradictoires ; peut-être même leurs paroles démentiront-elles leurs actes; peut-être s'accuseront-elles de faiblesse et d'erreur. Avant votre intervention, elles ne croyaient pas en savoir davantage: elles ignoraient ce qu'elles ignorent; mais elles ne le cherchaient point; elles adhéraient fortement aune foi simple, naturelle, et jouissaient de ses lumières sans rien demander de plus, sans étendre au-delà de sa portée leurs regards ni leur ambition. Tel est le vrai caractère des croyances primitives et spontanées de l'homme ; elles n'ont point de réponse aux doutes, point de solution des problèmes qu'élève la science ; elles sont, elles inspirent, elles affirment, mais elles ne peuvent et ne prétendent rien de plus. Ainsi dans le respect des morts est évidemment contenue la croyance 1° à l'immortalité de l'être humain, 2° à l'individualité de l'être immortel , 3° à la persistance d'un certain lien, d'une certaine société entre ceux qui sortent du monde actuel et ceux qui y demeurent. Une foi instinctive, base d'un sentiment universel et invincible, sentiment qui ne serait pas si la foi
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n'était pas, atteste au fond de l'âme ces trois faits, rien de moins, rien de plus. Ne lui demandez pas de les expliquer, de les systématiser ; au delà de la simple affirmation du simple fait, elle n'a rien à TOUS dire. Sublime et modeste à la fois, elle révèle l'avenir et ne tente pas de le dévoiler.
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LE VRAI SENS DU MOT FOI?
(Janvier 1828.)
11 n'est pas impossible que, dans le siècle dernier, l'idée fût venue à quelque académie de mettre au concours la comparaison de la morale de l'Évangile avec la morale des philosophes. Qu'en serait-il résulté? d'une part une hostilité superbe et pourtant sans franchise, de l'autre un fanatisme obstiné et pourtant sans profondeur ; des ménagements ironiques et des déclamations routinières; une confiance arrogante et frivole aux prises avec une servilité froide et sèche; l'horreur de la science et le mépris de la croyance; la morale chrétienne tournée en machine de guerre tantôt
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contre la foi, tantôt contre la liberté. Tels auraient été probablement, dans les ouvrages issus du concours les caractères des opinions opposées ; c'est-à-dire qu l'esprit philosophique aurait manqué aux philosophes l'esprit religieux aux dévots. La Société académique de la Marne a proposé naguère cette question : j'ai sous les yeux le discours de M. Bautain % professeur de philosophie àlaFaculté des Lettres de Strasbourg, auquel elle a décerné une médaille d'or. Ce n'est pas un grand ouvrage : les idées de l'auteur sur le principe rationnel de la morale me paraissent un peu flottantes et confuses; sa classification des systèmes philosophiques en sensualisme, romantisme, rationalisme et spiritualisme, est peut-être un peu superficielle et arbitraire; la place que l'auteur assigne à ces systèmes dans le développement progressif de l'humanité, sa chronologie des doctrines morales, pour ainsi dire, est repoussée, à mon avis, par la nature intime de l'homme et par l'histoire de la civilisation; quelques-unes de ses conclusions sont étroites et précipitées. Et pourtant il y a dans son discours un mérite éminent, l'intelligence des besoins contraires et des états divers de l'âme humaine, une opinion arrêtée et un esprit ouvert, le respect de la liberté de la pensée ai sein même de l'humilité de la raison ; enfin le senti
* Maintenant M. l'abbé Bautain.
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ment vrai, simple, profond, de la religion et de la philosophie; c'est-à-dire ce qui eût manqué, ily a soixante ans, à des discours peut-être plus éclatants. Preuve évidente que le jour approche où ces nobles questions, dégagées de tout élément étranger et apparaissant dans leur sublimité et leur étendue, pourront être, sinon résolues, du moins traitées comme il convient, avec franchise et craiûte en même temps, d'un esprit ferme et d'un cœur modeste, seul état légitime pour un être libre et limité, qui sent à-la-fois sa dignité et sa dépendance, qui fait lui-même sa destinée morale, et pourtant n'en sait pas le secret. Le temps est passé pour nous de l'ambition sans bornes et de l'aveugle confiance de l'esprit; mais nous sommes moins que jamais enclins à souffrir que l'on conteste à l'esprit son titre et ses droits; nous avons éprouvé, nous ne méconnaissons plus sa faiblesse, mais la liberté lui est acquise ; il a cessé de prétendre au pouvoir absolu, mais il ne consentira plus à abdiquer. Ne sont-ce pas là de bonnes dispositions pour pénétrer dans ce sanctuaire où la religion et la philosophie, animées du même dessein, déposent, au pied du même autel, celle-ci ses systèmes, celle-là ses mystères? Une des questions que la théologie a le plus souvent débattues, la première peut-être, en ce sens du moins qu'elle sert de prologue à toutes les autres, est spécialement agitée dans le discours de M. Bautain, et en 8.
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fonde même toutes les doctrines. Il à reproduit l'éternelle antithèse de la raison et delà foi; il a fait, de l'impuissance de la raison et de la nécessité de la foi, le point de départ et le dernier terme de son travail. La même idée inspire aujourd'hui et- remplit presque seule une foule d'écrits religieux, quelques-uns moins désintéressés, et moins sincères que le discours de M. Bautain, et qui invoquent la foi, non pour régler, mais, pour opprimer la raison. Je n'ai garde de prétendre à traiter cette question dans toute son étendue; le problème de la nature et de la connaissance humaine y est engagé tout entier. Mais je voudrais rechercher quelle est, en fait, l'acception réelle, naturelle, de ce mot foi, si puissant et si mystérieux, qui exerce sur l'âme de l'homme un empire si divers, tantôt l'illumine et tantôt l'égaré étrangement; ici la source des actions les plus merveilleuses, là le voile des plus mauvais desseins. Je voudrais savoir si, selon le langage simple, dans la pensée commune des hommes, il y a en effet entre la foi et la raison, la science et la foi, cette opposition, cette incompatibilité qu'on s'est efforcé d'instituer. Un tel examen est peut-être le meilleur moyen de résoudre la question même qui se cache sous ces termes, d'en faire du moins entrevoir la solution. Que le mot foi1 ait un sens particulier, que ceux de
* Ai-je besoin de prévenir que je prends ici le mot foi dans le
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croyance, conviction, certitude, n'en soient pas d'exacts équivalents, on n'en saurait douter ; l'usage et le sentiment général en déposent: il y.a beaucoup de phrases simples, usuelles, où le mot foi ne pourrait être remplacé par aucun autre; presque toutes les langues ont un mot spécial1, destiné à exprimer ce qu'exprime en français celui de foi, et qui diffère au même titre, ou à peu près, des termes analogues. Ce mot correspond donc à un certain état de l'âme humaine; il exprime un fait moral qui l'a rendu nécessaire. On entend communément par foi une certaine croyance à des faits ou à des dogmes d'une nature spéciale, à des faits ou à des dogmes religieux. Ce mot n'a même point d'autre sens quand on l'emploie seul et absolument, quand on dit la foi. Ce n'est pas là cependant son sens unique, ni même son sens fondamental; il en a un plus étendu, et duquel le sens religieux dérive. On dit :
« J'ai
pleine foi dans
« vos paroles ; cet homme a foi en lui-même, dans sa
sens de croyance, et non dans celui de fidélité; que je parle de la vraie foi, de la foi qiii sauve, et non de la bonne ou de la mauvaise foi ? Quoique ces deux acceptions aient la même origine et tiennent encore l'une à l'autre, elles sont cependant parfaitement distinctes. i En grec vo/itÇew penser, être d'avis; maxcinrj avoir foi ; eii latin sententia, fides; en italien credenza, fede; en anglais belief, faith; en allemand, si je ne me trompe, le mot glauben s'emploie également dans le sens de croire, être d'avis, et de croire, avoir foi.
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« force, etc. » Cet emploi du mot foi en matière civile, pour ainsi dire, est devenu plus fréquent de nos jours; il n'est pourtant pas d'invention récente, et les idées religieuses n'ont jamais été une sphère exclusive hors de laquelle la notion et le mot de foi fussent sans application. Il est.donc avéré, par. le témoignage de la langue et de l'opinion commune ; 1° que le mot foi désigne un certain état intérieur de celui qui croit, et non pas seulement une certaine espèce de croyances, qu'il se rapporte à la nature même de la conviction, non à son objet ; 2° que c'est pourtant à une certaine espèce de croyances, aux croyances religieuses, qu'il a été d'abord et plus généralement appliqué. Ainsi le sens du mot a été spécial en fait et dans son origine, quoiqu'il ne le soit point au fond ; ou plutôt l'occasion de l'emploi du mot a été spéciale, quoique son sens ne le soit point. Ce ne serait là qu'un fait sans conséquence et assez commun dans l'histoire de la formation des langues et du développement des idées, si le sens vrai et général du mot foi s'était reproduit tout entier dans son emploi spécial; mais il en a été autrement. La spécialité de l'acception usuelle du mot a profondément obscurci son sens général; la vraie notion de foi s'est altérée sous la notion de foi religieuse; et de ce désaccord entre le sens historique, pour ainsi dire, et le sens philoso-
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phique du terme, ont résulté l'obscurité du fait moral qu'il exprime et la plupart des erreurs auxquelles il a' donné lieu. Les mots, en effet, qui expriment une disposition intérieure, un certain état de l'âme humaine, ont presque toujours un sens fixe, identique, indépendant de l'objet extérieur auquel cette disposition se rapporte, de la cause extérieure qui la produit. Ainsi les hommes aiment des objets divers, ont des certitudes contraires ; mais les mots amour, certitude, dans la langue usuelle et la vie commune, n'en conservent pas moins, toujours et pour tous, le même sens ; leur acception générale subsiste et domine, quelle que soit la spécialité de leur emploi ,; et les passions, les'intérêts, les erreurs même de ceux qui s'en servent n'ont ni le besoin, ni le pouvoir de l'altérer. La destinée du mot foi a été différente : presque exclusivement consacré aux matières religieuses, voici quelles variations son sens a subies et subit encore chaque jour. Des hommes qui enseignent et prêchent une religion, une doctrine, une réforme religieuse, parvien nent, en faisant appel à toute l'énergie de l'esprit humain en liberté, à faire naître, dans leurs disciples, une conviction entière, profonde, puissante, de la vérité de leur doctrine : cette conviction s'appelle de la foi : ni les maîtres, ni les disciples, ni les ennemis mêmes
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ne lui refuseront ce nom. La foi n'est alors qu'une conviction profonde et impérieuse d'un dogme religieux : peu importe qu'elle ait été acquise par la voie du raisonnement, qu'elle soit née de la controverse, du librfe. et rigoureux examen ; ce qui la caractérise et lui vaut le nom de foi, c'est son énergie et l'empire qu'elle exerce à ce titre sur l'homme tout entier. Telle a été de tous temps, au seizième siècle par exemple, la foi des grands réformateurs et de leurs plus illustres disciples, de Calvin après Luther, de Knox après Calvin, etc. Les mêmes hommes ont prêché la même doctrine à des personnes qu'ils n'en pouvaient convaincre parla voie du raisonnement, de l'examen, de la science, à des femmes, à une multitude incapable d'une longue réflexion. Ils ont fait appel à l'imagination, aux affections morales, à la susceptibilité d'être ému et de croire par émotion. Ils ont donné le nom de
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au résultat de ce travail
comme à celui du travail essentiellement intellectuel dont je parlais tout à l'heure. La foi a été une con viction religieuse qui ne s'acquiert point par le raisonnement et qui prend naissance dans les facultés sensibles de l'homme. C'est l'idée que se font de la foi les sectes mystiques. L'appel à la sensibilité, l'émotion même obtenue, n'ont pas toujours suffi pour enfanter la foi. On s'est adressé, dans l'homme, à un autre ressort; on a commandé des pratiques, imposé des habitudes. Il faut bien
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que l'homme attache tôt ou tard des idées à ses actes, qu'il attribue un certain sens à ce qui produit en lui un certain effet. Les pratiques et les habitudes ont amené l'esprit aux croyances dont elles-mêmes étaient dérivées. Une nouvelle foi a paru ; elle a eu pour principe et pour caractère dominant la soumission de l'esprit à une auforité investie du droit de régler la pensée en gouvernant la vie. Enfin, ni le libre exercice de l'intelligence, ni le sentiment, ni les pratiques, n'ont réussi ailleurs à faire naître la foi. On a dit qu'elle ne se communiquait point; qu'il n'était pas au pouvoir de l'homme de la donner ni de l'acquérir par son propre travail ; qu'il y fallait l'intervention de Dieu, l'action de la grâce ; la grâce est devenue la condition préliminaire, le caractère définitif de la foi. Ainsi le mot foi a exprimé tour à tour : 1° Une conviction acquise par le libre travail de l'esprit humain ; 2° Une conviction acquise par la voie de la sensibilité , et sans le concours, souvent même contre l'autorité de la raison ; 3° Une conviction acquise par la longue soumission de l'homme à un pouvoir qui a reçu d'en haut le droit de la cottimander ; 4° Une conviction opérée par une voie surhumaine, par la grâce divine.
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Et scion que telle ou telle de ces fois diverses, si l'on peut ainsi parleT, a prévalu, on a vu varier simultanément, et par une correspondance nécessaire, la religion, la philosophie, le gouvernement, toute la société. Comment le même mot a-t-il pu se prêter à tant d'acceptions différentes, contradictoires même ? Quel est ce fait mystérieux qui s'est présenté aux esprits sous des aspects si divers ? le besoin de légitimer le principe fondamental et le système de gouvernement des diverses croyances religieuses a-t-il fait seul varier la notion de foi ? ou bien toutes ces définitions correspondent-elles par quelque côté à cet état de l'âme humaine , et n'ont-elles d'autre tort que d'être partielles et exclusives ? Questions insolubles tant qu'on persistera, comme on l'a fait jusqu'ici, à caractériser la foi par ses causes ou ses effets extérieurs ; c'est en lui-même que le fait doit être considéré : il faut rechercher quel est l'état de l'âme où règne la foi, indépendamment de son origine et de son objet. Deux sortes de croyances coexistent dans l'homme; les unes, que je n'appellerai point innées, expression inexacte et justement combattue, mais naturelles et spontanées, qui germent et s'établissent dans l'esprit de l'homme, sinon à son insu, du moins sans le concours de sa réflexion et de sa volonté, par le seul développement de sa nature et l'influence du monde extérieur
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au sein duquel se passe sa vie ; les autres, laborieuses, savantes, fruit d'une étude volontaire, et de ce pouvoir qu'a l'homme, soit de diriger toutes ses facultés vers un objet spécial dans le dessein de le connaître, soit de se replier sur lui-même, d'apercevoir ce qui se passe en lui, de s'en rendre compte, et d'acquérir ainsi, par un acte de volonté et de réflexion, une science qu'il ne possédait point auparavant, quoique les faits qu'elle a pour objet subsistassent également sous ses yeux ou au dedans de lui. Qu'il y ait un bien et un mal moral, que l'homme soit tenu d'éviter le-mal, d'accomplir le bien, voilà une croyance naturelle, primitive, universelle; l'homme est ainsi fait qu'elle se développe en lui spontanément, par le seul cours de sa vie, dès la première apparition des faits auxquels elle se doit appliquer, bien longtemps avant qu'il se connaisse lui-même et puisse savoir ce qu'il croit. Une fois née, cette croyance agit sur l'âme de l'homme presque comme le sang circule dans ses veines, sans qu'il le veuille, sans qu'il y pense; la plupart des hommes ne lui ont jamais donné un nom, ne s'en sont jamais fait une idée générale et distincte ; elle n'en subsiste pas moins en eux, et se révèle, chaque fois que l'occasion s'en présente, par une action, un jugement, une simple émotion. La moralité humaine est un fait qui n'a pas besoin de la science humaine pour éclater.
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Comme tout autre fait, ce fait peut devenir matière de science ; l'être moral se regarde et s'étudie ; il se rend compte du principe de ses actes, de ses jugements, de ses sentiments moraux ; il assiste au spectacle de sa propre nature, et prétend non-seulement à la connaître, mais à la gouverner selon la connaissance qu'il en acquiert. De naturelle et spontanée, la croyance à la distinction du bien et du mal moral devient ainsi réfléchie et scientifique. L'homme est le même; mais il s'ignorait et agissait simplement selon sa nature ; maintenant il se sait, et sa science préside à son action. Ceci n'est qu'un exemple: j'en pourrais citer mille autres. L'homme porte en lui-même une foule de croyances dont il a la conscience, mais non la science, que les faits extérieurs suscitent en lui, mais qui n'ont jamais été l'objet choisi, le but spécial de sa pensée. C'est par des croyances de ce genre qu'est éclairé et qonduit le genre humain ; elles abondent encore dans l'esprit du philosophe le plus méditatif, et le dirigent bien plus souvent que les convictions réfléchies auxquelles il est parvenu. La sagesse divine n'a point livré l'âme et la vie de l'homme aux hasards de la science humaine ; elle ne l'a point condamné à attendre de son propre travail toute sa richesse intellectuelle : il est, il vit, c'est assez ; à ce titre seul, par le développement progressif de ce seul fait, il possédera les lumières indispensables à la conduite de sa vie, à l'accomplissement
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de sa destinée. Il peut aspirer plus haut; il peut s'élever à la science du monde et de lui-même, et, à l'aide de la science, exercer, sur le monde et sur lui-même, un pouvoir analogue au pouvoir créateur. Mais alors même il ne fera qu'exploiter le fond primitif qu'il a reçu de la Providence ; car ainsi que toute croyance naturelle et spontanée peut devenir scientifique, de même toute conviction scientifique prend dans les croyances naturelles sa source et son point d'appui. De ces deux genres de croyances, lequel mérite le nom de foi? 11 semble au premier aspect que ce nom convienne parfaitement aux croyances naturelles et spontanées; elles sont exemptes de doute et d'inquiétude ; elles dirigent l'homme dans ses jugements, ses actions, et avec un empire qu'il ne songe pas à éluder ou à contester ; elles sont naïves, assurées, pratiques, souveraines; qui ne reconnaîtrait là les caractères de là foi? La foi a ces caractères en effet, mais elle en a aussi d'autres qui manquent aux croyances naturelles. Presque ignorées dë l'homme même qu'elles dirigent, elles sont pour lui comme des lois en quelque sorte extérieures, qu'il a reçues, mâis non acceptées, auxquelles ' il obéit comme par instinct, mais sans leur avoir donné un assentiment intime et personnel. Elles suffisent aux besoins de sa vie, le guident, l'avertissent, le poussent ou le retiennent, mais sans que lui-même y concoure
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pour ainsi dire, sans faire naître en lui le sentiment d'une activité intérieure, énergique et puissante, sans lui procurer la joie profonde de contempler, d'aimer, d'adorerla vérité qui règnesurlui. La/biace pouvoir: elle n'est pas la science, mais elle n'est pas non plus l'ignorance; l'esprit qui en est pénétré ne s'est peutêtre jamais rendu, ne se rendra peut-être jamaiscompte de l'idée qui a sa foi ; mais il sait qu'il y croit; elle est pour lui présente et vivante ; ce n'est plus une croyance générale, une loi de la nature humaine, qui gouverne l'homme moral comme les lois de la pesanteur gouvernent les corps; c'est une conviction personnelle, une vérité que l'individu moral s'est appropriée par la contemplation, l'obéissance libre et l'amour. Cette vérité fait bien plus dès-lors que suffire à sa vie ; elle satisfait son âme; bien plus que le diriger, elle l'éclairé. Que d'hommes vivent sous l'empire de cette croyance naturelle qu'il y a un bien et un mal moral, sans qu'on puisse dire qu'elle a leur foi ! elle est en eux comme un maître auquel ils appartiennent et obéissent, mais sans le voir, sans l'aimer, sans lui rendre hommage. Qu'une cause quelconque, révélant pour ainsi dire la conscience à elle-même, attire et fixe leurs regards sur cette loi de leur nature ; qu'ils la reconnaissent et l'acceptent comme leur souverain légitime ; que leur intelligence s'honore de la contempler, et leur liberté de lui obéir; qu'ils sentent leur âme, si je puis ainsi
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parler, comme le foyer où la vérité se concentre pour répandre de là sa lumière, comme le sanctuaire où le Dieu daigne résider; ceci n'est plus la simple croyance naturelle, c'est la foi. La différence entre ces deux états de l'âme est si réelle et si profonde qu'elle fut de tout temps et est encore une des principales sources de la diversité des religions et de la division des églises. Les unes se sont principalement appliquées à répandre ou à maintenir des croyances générales, fixes, incorporées en quelque sorte dans les pratiques et les habitudes de la vie, analogues enfin, par le mode de leur influence, à ces croyances irréfléchies et presque instinctives dont Dieu a fait la condition morale du genre humain. Les autres ont eu surtout à cœur de susciter, dans l'âme de chaque individu, une croyance personnelle, intime, qui lui donnât un vif sentiment de sa propre activité intellectuelle, de sa propre liberté, qu'il pût considérer comme son propre trésor. Celles-là ont marché , pour ainsi dire, un flambeau à la main, à la tête des nations ; celles-ci ont voulu placer au-dedans de chaque homme le mouvement et la lumière. Ni l'une ni l'autre tendance n'a pu être exclusive : il y a eu de la foi, des croyances profondément individuelles dans les religions qui en provoquent le moins le développement; il y a aussi beaucoup d'hommes gouvernés seulement par des croyances générales, légales, exté-
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rieures en quelque sorte à leur âme, dans les religions les plus favorables à la vie intérieure de l'individu. Il n'en est pas moins vrai que de tout temps l'une ou l'autre de ces tendances a dominé dans les religions diverses, et non-seulement dans les religions diverses, mais tour-à-tour dans la même religion, aux diverses époques de son existence ; en sorte que la différence des deux états correspondants de l'âme humaine, et le caractère de celui auquel appartient vraiment le nom de foi, sont clairement empreints dans l'histoire de l'humanité. Les croyances réfléchies et scientifiques ont au contraire ceci de commun avec la foi, qu'elles sont profondément individuelles, et donnent à l'homme un vif sentiment d'activité intérieure et volontaire. Rien n'appartient plus à l'individu que sa science; il sait quand elle a commencé, comment elle a grandi, quels moyens, quels efforts la lui ont fait acquérir, ce qu'elle a ajouté, pour ainsi dire, à sa valeur intellectuelle, à l'étendue de son existence. Mais si par là les croyances scientifiques sont plus voisines de la foi que les croyances naturelles et irréfléchies, par d'autres côtés elles en demeurent bien plus éloignées. Et d'abord elles sont sujettes au doute, à l'incertitude; elles mesurent et admettent divers degrés de probabilité; même quand slles sont confiantes dans leur légitimité, elles ne nient point qu'elles ne puissent être modifiées, renversées
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même par une science plus exacte et plus vaste; tandis que la certitude la plus entière, la plus immobile, est le caractère fondamental de la foi. Toute science se sent bornée et incomplète; tout homme qui étudie, 4iiel que soit l'objet de son étude, quelque avancé et assuré qu'il soit lui-même dans sa connaissance, sait qu'il n'a pas touché le terme de la carrière, et que, pour lui ou pour tout autre, de nouveaux efforts amèneront de nouveaux progrès. La foi, au contraire, est à ses propres yeux une croyance complète et achevée; s'il lui semblait que quelque chose lui reste encore à acquérir, elle ne serait pas; elle n'a rien de progressif; elle exclut toute idée que rien lui manque, et se juge en pleine possession de la vérité qui en est l'objet. De là "une prodigieuse inégalité, de puissance entre ces deux genres de conviction : la foi, affranchie de tout travail intellectuel, de toute étude, puisqu'elle est complète en tant que connaissance, tourne vers l'action toutes les forces de l'homme; dès qu'il en est pénétré, une seule tâche lui reste à accomplir, celle de faire régner, de réaliser au dehors l'idée qui a sa foi. L'histoire des religions, et de toutes les religions, prouve à chaque pas cette énergie expansive et pratique des croyances qui ont revêtu les caractères de la foi. Elle se déploie même dans des occasions où elle ne semble nullement provoquée ni soutenue par l'importance morale ou la grandeur visible des résultats.
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J'en citerai un singulier exemple. Dans le cours de notre révolution, la supériorité, théorique et usuelle, du nouveau système des-poids et mesures devint rapidement pour quelques hommes, simples employés de l'administration chargée de l'établir, une vérité complète, impérieuse, à laquelle rien ne pouvait être objecté, ni ajouté, ni refusé. Ils en poursuivirent dès lors le triomphe avec une ardeur, une obstination, et quelquefois un dévouement prodigieux. J'ai connu un commis qui, plus de vingt-cinq ans après la naissance du système, quand personne ne songeait guère plus à s'en inquiéter, se livrait jour et nuit à des travaux extraordinaires, lettres, instructions, vérifications, que ses supérieurs ne lui demandaient point, que souvent même il avait grand'peine à faire adopter, pour en accélérer l'extension et l'affermissement. Le nouveau système des poids et mesures était pour cet homme l'objet d'une foi véritable ; il se fût reproché le repos tant que quelque chose restait à faire pour son succès. Les croyances scientifiques, dans le cas même où elles seraient susceptibles d'une application immédiate, portent rarement l'homme à lutter ainsi contre le monde extérieur pour le soumettre à leur empire :v quand il est surtout préoccupé du dessein ou du plaisir de connaître, l'esprit humain s'y concentre et s'y épuise, pour ainsi dire ; il ne lui reste plus ni désirs, ni forces à employer ailleurs. Accoutumées
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enfin aux doutes, aux tâtonnements, aux méprises, les croyances scientifiques hésitent à commander; elles comprennent sans effort, sans colère, l'ignorance, l'incertitude, l'erreur même, et ne savent guère se propager ni agir que par les voies qui mènent à la science, c'est-à-dire en provoquant la méditation et l'étude, procédés trop lents pour exercer au dehors un pouvoir étendu et actuel. Peut-être aussi l'origine même des croyances scientifiques doit-elle être comptée parmi les causes qui leur enlèvent cet empire, cette confiance dans l'action et 1( commandement, qui est le caractère général de la foi. C'est à lui-même que l'homme doit sa science; elle est son ouvrage, le fruit de son travail, la preuve et le prix de son mérite : peut-être, au sein même de l'orgueil que lui inspire souvent une telle conquête, un secret sentiment vient-il l'avertir qu'en réclamant, en exerçant l'autorité au nom de sa science, c'est à la raison, à l'intelligence d'un homme qu'il prétend soumettre les hommes : titre faible et douteux à un grand pouvoir, et qui, au moment de l'action, peut bien, même à leur insu, jeter dans l'âme des plus superbes quelque timidité. Rien de pareil ne se rencontre dans la foi. Quoique profondément individuelle, dès qu'elle est entrée, n'importe par quelle voie, dans le cœur de l'homme, elle en bannit toute idée d'une conquête qui lui soit propre, d'une découverte dont il se puisse 9.
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attribuer la gloire : ce n'est plus de lui-même qu'il s'occupe; tout entier à la vérité à laquelle il croit, aucun sentiment personnel ne se mêle plus pour lui à sa connaissance, si ce n'est le sentiment du bonheur qu'elle lui procure et de la mission qu'elle lui impose. Le savant est le conquérant, l'inventeur de sa science ; le croyant est l'agent, le serviteur de sa foi : ce n'est point au nom de sa propre supériorité, c'est au nom de la vérité même, à laquelle il est lui-même soumis, que le croyant réclame l'obéissance; chargé de la faire régner, il s'y porte avec l'énergie d'un désintéressement passionné, et cette persuasion imprime à son langage, à ses actes, une confiance, une autorité que la science la plus fière tenterait en vain de se donner. Qu'on regarde combien diffèrent l'orgueil qui naît de la science et celui qui accompagne la foi : l'un est dédaigneux, plein de personnalité; l'autre est impérieux et plein d'aveuglement; le savant s'isole de ceux qui ne comprennent pas ce qu'il sait; le croyant poursuit de son indignation ou de sa pitié ceux qui ne se rangent pas à ce qu'il croit; le premier veut qu'on le distingue ; le second, que tous s'unissent à lui sous la loi du maître qu'il sert. Que signifie ce tour si différent du même défaut, si ce n'est que le savant s'aperçoit et se compte lui-même dans sa science, tandis que le croyant s'oublie et s'abdique pour sa foi? En faut-il davantage pour expliquer comment la même idée, la
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même doctrine, peut demeurer, entre les mains du savant, froide, inactive, sans vertu pratique dans les hommes même dont elle éclaire l'intelligence, et de* venir, entre les mains du croyant, communicative, expansive, un principe énergique d'action et de pouvoir? La foi ne rentre donc exclusivement ni dans l'un ni dans l'autre des deux genres de croyances qui, au premier aspect, semblent se partager l'âme de l'homme; elle participe et diffère en même temps des croyances naturelles et des croyances scientifiques; elle est, comme celles-ci, individuelle et intime; comme celleslà, ferme, complète, active, souveraine. Considérée en elle-même et indépendamment de toute comparaison avec tel ou tel autre état analogue, la foi est la pleine sécurité de l'homme dans la possession de sa croyance; possession affranchie de travail comme de doute, au sein de laquelle disparaît la pensée même du chemin par lequel l'homme y est parvenu, et qui ne laisse subsister que le sentiment de l'harmonie naturelle et préétablie entre l'esprit humain et la vérité. Dès que la foi existe, toute recherche de la vérité cesse; l'homme se juge arrivé au but ; sa croyance n'est plus pour lui qu'une source de jouissances et de préceptes; elle satisfait son intelligence et gouverne sa vie, lui donne le repos et la règle, absorbe, sans l'épuiser, son activité intellectuelle, et dirige sa liberté sans la détruife. Est-ii
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enclin à la contemplation? sa foi ouvre un champ sans limite à ses pensées ; elles peuvent le parcourir en tous sens et sans fatigue, car il n'est plus tourmenté du besoin de marcher au but ni de chercher sa route; il touché le terme, et ne fait plus qu'exploiter à loisir un monde qui lui appartient. Est-il appelé à l'action?
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il s'y jette tout entier, sûr de ne jamais manquer de mobile ni de guide, tranquille et animé, poussé et soutenu par la double force du devoir et de la passion. Pour l'homme enfin pénétré de foi, et dans la sphère qui en est l'objet, l'intelligence et la volonté n'ont plus de problèmes à résoudre, plus d'obstacles intérieurs à surmonter; il se sent en pleine possession de la vérité pour l'éclairer et le conduire, et de lui-même pour agir selon la vérité. Mais si tel est cet état de l'àme humaine, si la foi diffère essentiellement des autres genres de croyance, il est évident en même temps que ni les croyances naturelles, ni les croyances scientifiques, n'ont rien qui exclue la foi ; que les unes et les autres peuvent en revêtir les caractères; bien plus, que les unes ou les autres sont toujours le fondement sur lequel la foi s'appuie, ou le chemin qui y conduit. Voici un homme en qui l'idée de Dieu n'a jamais été qu'une croyance spontanée, vague, simple résultat du cours de la vie et des circonstances extérieures, idée qui lient une place dans son esprit et dans sa conduite,
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mais sur laquelle il n'a jamais replié et fixé son regard intellectuel, et qu'il ne s'est jamais appropriée par un acte de réflexion volontaire et un peu soutenu. Qu'une cause quelconque, un grand danger, un grand chagrin, viennent le frapper d'une émotion puissante, lui révèlent vivement la misère de sa condition, la faiblesse de sa nature, et réveillent en lui ce besoin d'un secours supérieur, cet instinct de la prière, souvent assoupi, jamais éteint au cœur de l'homme; tout à coup l'idée de Dieu, jusque-là abstraite, froide, hautaine, apparaîtra à cet homme vivante, pressante, intime ; il s'y attachera avec ardeur; elle pénétrera dans toutes ses pensées, dans toutes ses actions ; sa croyance deviendra de la foi, et Pascal aura droit de dire : « La foi, c'est Dieu sensible au cœur. » Un autre a vécu soumis aux pratiques religieuses, sans qu'aucune conviction vraiment personnelle y fût associée ; enfant, on lui en faisait une loi ; maître de lui-même, il en a retenu l'habitude, docile à un fait plutôt qu'attaché à un devoir, ne songeant pas plus à se pénétrer du sens de la règle qu'à en constater l'autorité. Un jour est venu où les occasions, les tentations d'y manquer se sont présentées ; un combat s'est élevé entre les habitudes et les goûts, les désirs, peut-être les passions; ce que cet homme pratiquait sans y penser lui est devenu un sujet de réflexion, d'anxiété, de satisfaction intérieure ou de repentir ; pour conserver son
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empire, il a fallu que la règle, jusque-là maîtresse seu^ lement de la vie extérieure de l'homme, pénétrât et s'établît dans son âme ; elle y a réussi ; pour demeurer fidèle à ses pratiques, il a eu des sacrifices à leur faire ; il les a faits. L'état de son âme est changé ; l'habitude s'est convertie en conviction, la pratique en devoir, l'observance en besoin moral ; au jour de l'épreuve, la longue soumission à une règle générale et au pouvoir investi du droit de la prescrire a enfanté l'adhésion intime et individuelle de la pensée et de la volonté, c'est-à-dire ce qui manquait à la foi. Pour les oroyances scientifiques, cette transition à l'état de foi est plus difficile et plus rare; lors même que par la méditation, le raisonnement, l'étude, il est parvenu à une conviction profonde, l'homme demeure presque toujours préoccupé du travail qui l'y a conduit, de ses longues incertitudes , des déviations où il s'est égaré, des faux pas qu'il a faits. Il est arrivé au but, mais le souvenir de la route lui est présent, avec tous ses embarras, tous ses accidents, toutes ses chances; il a atteint la lumière, mais l'impression des ténèbres et des lueurs douteuses qu'il a traversées se fait encore sentir à ses yeux. En vain sa conviction est entière ; on y découvre encore les traces du travail qui a présidé à sa formation; elle manque de simplicité et de confiance; une certaine fatigue s'y joint, qui énerve sa vertu pratique et sa fécondité ; l'homme a peine à oublier, à
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renverser l'échafaudage de la science pour appartenir tout entier à la vérité qui en est l'objet. On dirait le papillon gêné dans son essor par la coque où il a pris naissance , et dont il n'est pas pleinement dégagé. Cependant, quoique grande, la difficulté n'est point insurmontable ; elle a été surmontée. Plus d'une fois, à la gloire de l'humanité, l'homme est arrivé, par les forces de son intelligence et les méditations scientifiques, à des croyances auxquelles n'a manqué aucun des caractères de la foi, ni la plénitude et la sécurité dans la conviction, ni l'oubli de la personnalité, ni la puissance expansive et pratique, ni les joies pures et profondes de la contemplation. Qui refuserait de reconnaître, dans la croyance des plus illustres Stoïciens à la souveraineté du bien moral, dans Cléanthe, Epictète, Marc-Aurèle, une foi véritable ? Et la foi religieuse des principaux réformateurs ou réformés du seizième siècle, de Zwingle, Mélanchtlion, Duplessis-Mornay, n'était-elle pas le fruit de l'étude et de la science, aussi bien que les doctrines philosophiques de Descartes ou de Leibnitz ? Et naguère , sur 'celte idée que le mensonge est la source de tous les vices de l'homme, et qu'à aucun prix, en aucun moment, pour aucune cause, il ne faut s'écarter en quoi que ce soit de la vérité, Kant n'est-il pas arrivé, par une longue série de méditations, à une conviction parfaitement analogue à la foi? L'analogie
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était telle que le jour où la certitude de ce principe était devenue pour lui complète et définitive faisait époque dans sa mémoire et dans sa vie, comme d'autres se souviennent de l'événement ou de l'émotion qui a changé l'état de leur âme, et qu'à dater de ce jour, d'après son propre témoignage, il vécut constamment en présence et sous l'empire de cette idée, ainsi qu'un chrétien vit en présence et sous l'empire de la foi dont il attend son salut. Les croyances réfléchies et scientifiques peuvent donc se convertir en foi. Les difficultés de la transformation sont beaucoup plus grandes et le succès beaucoup plus rare que lorsqu'il s'agit des croyances naturelles ët spontanées; cependant la transformation de la science en foi peut s'accomplir ; elle s'accomplit quelquefois ; et si plus souvent la science s'arrête loin de la foi, ce n'est pas qu'il y ait dans leur nature rien d'opposé ni d'inconciliable, c'est que la foi est placée au terme de la carrière que la science n'est pas en état de fournir tout entière et jusqu'au bout. Maintenant il est aisé , si je ne m'abuse, de reconnaître le vice de ces théories de la foi que j'ai rappelées en commençant, et qui se sont si ardemment disputé l'homme et le monde. C'est leur erreur fondamentale qu'elles ont considéré la foi non en ellemême et comme un état spécial de l'esprit humain, mais dans le mode de sa formation ; elles ont été ainsi
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conduites à lui donner pour caractère essentiel et exclusif telle ou telle des origines dont la foi peut dériver, à ne l'admettre comme légitime, comme réelle même, que lorsqu'elle avait une certaine source spéciale, et à repousser, à nier toute foi puisée à ujie source différente , quoiqu'elle mît l'âme de l'homme dans la même disposition et produisît les mêmes effets. Il est yrai : la foi naît souvent d'une émotion, comme le veulent les mystiques ; mais elle naît aussi de la soumission à l'autorité, comme le disent avec raison les docteurs catholiques, et aussi de la réflexion , de la science, du plein et libre exercice de l'intelligence humaine, quoique les uns et les autres refusent d'en convenir. Dans sa libérale sagesse, Dieu a ouvert à l'homme plus d'une voie pour parvenir à cet heureux état où, tranquille enfin dans la possession de sa croyance, l'homme ne songe plus qu'à jouir de ce qu'il regarde comme la vérité et à lui obéir. 11 y a de la connaissance dans la foi, puisqu'elle a la vérité pour objet; l'homme y peut arriver par les facultés qu'il a reçues pour connaître. Il y a aussi de l'amour dans la foi, car l'homme ne peut voir à plein la vérité sans l'aimer ; les facultés sensibles, les émotions de l'âme peuvent suffire pour enfanter la foi. Il y a enfin du respect, de la soumission dans la foi, car la vérité commande eu même temps qu'elle charme et éclaire; la foi peut être le fruit de la soumission sincère et Dure à un pouvoir tenu pour dépositaire de
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la vérité. Ainsi la variété des origines de la foi, dont l'orgueil humain a voulu faire un principe d'exclusion et de privilège, est un bienfait de la volonté divine qui a mis, pour ainsi dire, la foi à la portée de tous, en permettant quille pût naître de chacun des éléments moraux qui constituent la foi, et qui sont la connaissance, la soumission et l'amour. Quant à ceux qui, rejetant pour la foi toute explication, toute origine purement humaine, y veulent voir l'intervention directe et actuelle de Dieu, une grâce spéciale, leur idée, plus étrange en apparence, est au fond plus naturelle, car elle touche à des problèmes qu'il n'appartient pas à l'homme de résoudre. Dans le monde extérieur et matériel, quand survient un phénomène puissant, subit, inattendu, qui change tout à coup la face des choses, et ne paraît point se rattacher à leur cours ordinaire, ni s'expliquer par leur état antérieur, l'homme le rapporte aussitôt à une volonté actuelle et particulière du maître du monde ; la présence de Dieu peut seule expliquer, pour l'homme, ce qui frappe son imagination en échappant à sa raison, et il place un acte immédiat et spécial de Dieu là où la science et l'expérience humaine n'atteignent point. Ainsi la foudre, la tempête, les tremblements de terre, les grandes inondations , les secousses et les révo< lutions extraordinaires du globe, ont. été des signes, et des effets de l'action directe de Dieu jusqu'au
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jour où l'homme leur a trouvé, dans le cours général des faits et de leurs lois, une place et une explication. Le même besoin, le même penchant dominent l'homme dans les idées qu'il se forme sur le monde intérieur, sur les phénomènes dont il est lui-même le théâtre et le témoin. Qu'un grand changement, une révolution morale s'accomplissent dans son âme; qu'il se sente éclairé d'une lumière, échauffé d'un feu jusque-là inconnus : il n'a point observé le mystérieux progrès, l'action lente et cachée des idées, des sentiments, des influences, qui depuis longtemps peut-être le préparaient à ce nouvel état; il ne peut l'attribuer à un acte de sa propre volonté; il ne sait pas remonter, pour ainsi dire, le cours de sa vie intérieure pour en retrouver l'origine ; il le rapporte à une volonté divine, spéciale et actuelle; la grâce peut seule avoir opéré cette révolution dans son âme, car il ne l'a point faite lui-même, et il ne sait point comment elle s'est faite en lui. La naissance de la foi, surtout lorsqu'elle provient des croyances naturelles et irréfléchies qui passent, sans l'intermédiaire de la science, à ce nouvel état, porte souvent ce caractère d'une révolution soudaine, imprévue et obscure pour celui-là même qui la subi 1.11 est donc fort simple que l'idée de l'intervention directe de Dieu ait été invoquée en cette occasion. Dans le sens qu'on lui a communément attribué, cette idée se retire
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ets'éloigne, ici comme ailleurs, devant une étude plus attentive, une connaissance plus complète des faits, de leur enchaînement et de leurs lois : on est amené à reconnaître que cet état de l'âme qu'on appelle la foi est le développement, diversement amené, et tantôt soudain, tantôt progressif, mais toujours naturel, de certain s faits antérieurs, auxquels, bien qu'essentiellement distinct, il se rattache par un lien intime et nécessaire. Mais ceci reconnu, et la foi ainsi ramenée à la place qui lui appartient dans le cours général et régulier des phénomènes moraux, une grande question demeure toujours, la question cachée au fond de la doctrine de la grâce, et qu'indirectement cette doctrine tente de résoudre. En cessantde voir Dieu dans la tempête et le tonnerre, des esprits étroits et faibles se sontfiguré qu'ils ne le rencontreraient plus, qu'ils n'auraient plus besoin de lui nulle part ; mais la cause première plane au-dessus de toutes les causes secondes, au-dessus de tous les faits et de leurs lois : quand tous les secrets de l'univers •se seraient dévoilés à la science humaine, l'univers lui serait encore un secret, et Dieu ne semble se retirer devant elle que pour l'inviter, pour la contraindre à s'élever de plus en plus jusqu'à lui. Dans la science du monde moral, la même chose se passe : quand on aura cessé d'invoquer à tout propos la grâce, et la grâce seule, pour expliquer la foi, il restera toujours à savoir quelle puissance préside à la vie de l'âme; comment
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la vérité se révèle à l'homme qui ne peut ni la saisir ni la repousser selon sa volonté; d'où lui vient cette lumière dont le foyer est évidemment hors de lui; quelles relations, quelles communications existent de Dieu à l'homme; quelle est enfin, dans la vie intérieure de l'âme humaine, la part de sa propre activité, de sa liberté, et celle qu'il faut attribuer à cette action venue du dehors, à cette influence d'en haut que l'orgueil ou la légèreté de l'esprit humain essaient de méconnaître. C'est là le grand problème, le problème qui se présente dès qu'on touche à ce point par où les choses de la terre et de l'homme tiennent à cet ordre supérieur dont l'homme et la terre dépendent si évidemment. La doctrine de la grâce est l'une des tentatives de l'esprit humain pour le résoudre. La solution, je le pense du moins, est au-delà des limites assignées au savoir humain. J'ai essayé de déterminer avec précision ce qu'est la foi en elle-même, indépendamment de son objet; j'ai assigné les caractères de cet état de l'âme, et les diverses routes par où l'homme y peut être conduit, quelle qu'en soit, pour ainsi dire, la matière. Par là seulement on peut réussir à reconnaître la vraie nature de la foi, et mettre clairement au jour, en le dégageant de tout élément étranger, le fait moral caché sous ce nom. Je me hâte cependant d'ajouter que ce fait ne se produit pas indifféremment à propos de toutes choses;
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que toutes les croyances humaines, soit naturelles, soit scientifiques, ne sont pas également susceptibles de passer à l'état de foi; et que, dans le vaste champ où s'exerce la pensée humaine, il est des objets spécialement propres à susciter une conviction de ce genre, à devenir matière de foi. Ceci est un fait qu'atteste l'histoire même du mot, et que j'ai remarqué en commençant : son acception commune est spéciale; au premier aspect, on pourrait le croire exclusivement consacré aux croyances religieuses ; et quoiqu'il se prête à d'autres emplois, quoique de nos jours même sa sphère semble s'étendre, il est évident qu'en une foule d'occasions, s'il s'agit par exemple de géographie, de botanique, de technologie, etc., quelque parfaite que soit la conviction, le mot foi ne saurait prendre place, ce qui veut dire que l'état moral auquel ce mot correspond ne se produit point en de tels sujets. Comme la foi a des caractères intérieurs qui lui sont propres, elle a donc aussi des cpnditions extérieures qui lui sont nécessaires, et elle se distingue des autres modes de croyance de l'homme non-seulement par sa nature, mais par son objet. ■ Quelles sont les conditions, quelle est la sphère exté rieure de la foi? On peut jusqu'à un certain point les déterminer,
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entrevoir du moins d'après la nature même de cet état
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de l'âme et de ses effets. Une croyance si complète, si achevée que tout travail intellectuel semble à son terme, et que l'homme, tout entier à la vérité dont il se juge en possession, perd jusqu'à la pensée du chemin qui l'y a conduit; si puissante, qu'elle s'empare de l'activité extérieure comme de l'esprit, et fait à l'homme un besoin passionné aussi bien qu'un devoir de soumettre toutes choses à son empire; un état intellectuel qui peut être le fruit non-seulement de l'exercice de la raison, mais d'une émotion forte, d'une longue obéissance à certaines pratiques, et au sein duquel, quand il s'est une fois développé, les trois grandes facultés humaines, la sensibilité, l'intelligence et la volonté, sont en effet actives et satisfaites en même temps: une telle situation de l'âme, une telle croyance exige en quelque sorte des occasions dignes d'elle, et ne doit se produire que sur des sujets qui embrassent tout l'homme, qui mettent en jeu toutes ses facultés, qui répondent à tous les besoins de sa nature morale, cl aient droit en retour à son dévouemen t. La beauté intellectuelle et l'importance pratique, tels paraissent donc à priori les caractères des idées propres à devenir matière de foi. Une idée qui se présenterait à l'homme comme vraie, mais sans le frapper en même temps par l'étendue ou la gravité de ses conséquences, produirait la certitude ; la foi ne naîtrait pas. De même le mérite pratique, l'utilité d'une idée ne
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peut suffire à enfanter la foi; il faut qu'elle attire aussi l'attention par la beauté pure de la vérité. En d'autres termes, pour qu'une simple croyance, naturelle ou scientifique, puisse devenir de la foi, il faut que son objet soit capable de procurer à l'homme les joies de l'activité comme celles de la contemplation, de réveiller en lui le double sentiment de sa haute origine et de sa puissance; qu'elle le présente enfin à ses propres yeux comme l'intermédiaire entre le monde idéal et le monde réel, comme le missionnaire chargé de les modeler l'un sur l'autre et de les unir. Lés faits confirment pleinement ces inductions tirées de la seule nature du phénomène moral que j'étudie. Soit qu'on regarde à l'histoire du genre humain, soit qu'on pénètre dans l'âme de l'individu, partout on verra la foi s'appliquer à des objets où se réunissent les deux conditions que je viens de décrire. Et si quelquefois l'une ou l'autre de ces conditions vient à manquer, si, dans quelques occasions, l'objet de la foi paraît en lui-même dénué de beauté idéale ou d'importance pratique, on peut tenir pour assuré qu'il n'en est point ainsi dans la pensée du croyant : tantôt il aura découvert, à la vérité qui a sa foi, des conséquences , des applications, qui pour d'autres sont obscures et lointaines, et pour lui claires et infaillibles ; tantôt son idée, qui semble n'avoir qu'un but et un mérite d'utilité, se sera élevée dans son esprit au
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rang de théorie désintéressée, et possédera à sésyeux toute la dignité, tout le charme de la vérité. Il se peut que le croyant se trompe, qu'il s'exagère la valeur pratique ou la beauté intellectuelle de son idée; mais son erreur même, d'accord en ceci avec la raison et l'expérience du genre humain, n'est qu'une nouvelle preuve de la nécessité de ces deux conditions pour enfanter la foi. On comprend maintenant pourquoi le nom de fui est le privilège presque exclusif des croyances religieuses : ce sont en effet celles dont l'objet possède au plus haut degré les deux caractères qui provoquent le développement de la foi. Beaucoup de notions scientifiques sont belles et fécondes en applications; les théories politiques peuvent frapper les esprits par la pureté des principes et la grandeur des résultats ; les doctrines morales sont encore plus sûrement, plus généralement investies de cette double puissance : aussi les unes et les autres ont-elles souvent suscité la foi dans l'âme des hommes. Cependant, pour recevoir une impression claire et vive, tantôt de leur beauté intellectuelle, tantôt de leur importance pratique, il faut presque toujours une certaine mesure de science ou de sagacité, ou bien un certain tour des mœurs publiques et de l'état social, qui ne sont point l'apanage de tous les hommes ni de tous les temps. Les croyances religieuses n'ont nul besoin de tels secours ; elles portent en elles-mêmes, et 10
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dans leur seule nature, leurs infaillibles moyens d'effet : dès qu'elles pénètrent dans le cœur de l'homme, quelque borné que soit d'ailleurs le développement de son intelligence, quelque rude et inférieure que puisse être sa condition, elles lui apparaissent comme des vérités à la fois sublimes et usuelles, qui s'appliquent à tous les détails de sa vie terrestre, et lui ouvrent ces hautes régions, ces trésors de la vie intellectuelle que, sans leur lumière, il n'eût jamais connus; elles exercent sur lui le charme de la vérité la plus pure et l'empire de l'intérêt le plus puissant. Faut-il s'étonner que, dès qu'elles existent, leur passage à l'état de foi soit si rapide et si général? Il y en a encore une raison plus cachée, mais non moins décisive, et que je regrette de ne pouvoir qu'indiquer. L'objet des croyances religièuses est, dans une certaine et large mesure, inaccessible à la science humaine : elle peut en constater la réalité; elle peut arriver jusqu'à la limite de ce inonde mystérieux, et s'assurer que là sont des faits auxquels se rattache infailliblement la destinée de l'homme ; mais ii ne lui est pas donné d'atteindre ces faits mêmes pour les soumettre à son examen. Frappé de cette impossibilité, plus d'un philosophe en a conclu qu'il n'y avait là rien de réel, puisque la raison n'y pouvait rien voir, et que les croyances religieuses ne s'adressaient qu'à des chimères. D'autres, s'aveuglant sur leur impuissance, se
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sont hardiment élancés vers la sphère des choses surhumaines ; et, comme s'ils eussent réussi à y pénétrer, ils en ont décrit les faits, résolu les problèmes, assigné les lois. Il est difficile de dire quel esprit est le plus follement superbe, ou celui qui soutient que ce qu'il ne peut connaître n'est point, ou celui qui se prétend capable de connaître tout ce qui est. Quoi qu'il en soit, ni l'une ni l'autre assertion n'a obtenu un seul jour l'aveu du genre humain; son instinct et sa conduite ont constamment désavoué le néanf des incrédules et la confiance des théologiens. En dépit des premiers, il a persisté à croire à l'existence du monde inconnu, et à la réalité des rapports qui l'y tiennent uni : malgré la puissance des seconds, il a refusé d'admettre qu'ils eussent atteint le but, levé le voile, et il a continué d'agiter les mêmes problèmes, de poursuivre les mêmes vérités aussi ardemment, aussi laborieusement qu'au premier jour, comme si rien n'eût encore été fait. Voici donc quelle est, à cet égard, la situation de l'homme. En lui se produisent des croyances religieuses naturelles, spontanées, qui, en raison de leur objet, tendent aussitôt vers l'état de foi. Elles y peuvent arriver par des voies étrangères au raisonnement et à la science, par les émotions, par les pratiques ; et ainsi en effet s'opère souvent la transition. Une autre voie semble ouverte devant l'homme : les croyances religieuses naturelles suscitent en lui le besoin de la
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science; non-seulement il veut s'en rendre compte, mais il aspire à aller plus loin qu'elles ne le conduisent, à connaître vraiment ce monde de mystères qu'elles lui font entrevoir. Souvent, bien qu'à tort, si je ne m'abuse, il se flatte qu'il a réussi, et ainsi naît la théologie, ou science des choses divines, source de cette foi rationnelle et savante dont tant d'illustres exemples ne permettent pas de contester la réalité. Souvent aussi, et de son propre aveu, l'homme succombe dans son entreprise ; la science qu'il poursuit se refuse à ses plus habiles efforts ; il tombe alors dans le doute et la confusion ; il voit s'obscurcir et presque s'effacer jusqu'aux croyances religieuses, naturelles ou irréfléchies, qui lui avaient servi de point de départ; ou bien,désespéré de la vanité de ses efforts, et toujours tourmenté de ce besoin de foi qu'il s'était promis de satisfaire par la science, il retourne à ses croyances premières, et leur demande de le conduire à la foi par les voies non scientifiques, c'est-à-dire par l'exaltation des facultés sensibles, ou par la soumission à un pouvoir légal, dépositaire de la vérité que sa raison n'a pu saisir. La théologie elle-même, au moment où elle s'annonce comme la science des rapports de Dieu avec l'homme et le monde, et présente à l'esprit humain ses solutions des problèmes religieux qui l'assiègent, n'en proclame pas moins que ces problèmes sont d'impénétrables mystèresj que cette science est interdite à
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la raison de l'homme, et que la foi, née de l'amour, ou de la soumission, ou de la grâce, peut seule ouvrir son intelligence aux vérités que pourtant les théologiens entreprennent de réduire en doctrine pour les enseigner ou les démontrer à la raison. Tant le sentiment de l'impuissance scientifique de l'homme en cette matière demeure empreint dans les œuvres même où il semble se vanter d'y avoir échappé ! Ainsi s'explique cette physionomie obscure, si je puis ainsi parler, qui semble inhérente au mot foi, et qui l'a rendu souvent, pour les esprits rigoureux et libres, l'objet d'une sorte de méfiance et de défaveur. Fréquente surtout dans la sphère religieuse, et là souvent invoquée par les puissants et les docteurs, tantôt pour suppléer au silence de la raison, tantôt pour contraindre la raison à se taire, la foi n'a plus été considérée que sous ce point de vue, ni jugée que d'après l'emploi auquel elle se prête dans cette occasion. On en a conclu que c'était une croyance essentiellement irrationnelle, aveugle, fruit des égarements de l'imagination, ou bien imposée par la force ou la fraude à la faiblesse ou à la servilité d'esprit. Si j'ai bien observé et décrit le fait moral qui porte ce nom de foi, l'erreur est évidente. La foi est, au contraire, le but et le terme de la connaissance humaine, l'état définitif auquel l'homme aspire dans son élan vers la vérité. A l'entrée de sa carrière intellectuelle sont les croyances spontanées,
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irréfléchies ; à l'autre extrémité est la foi. 11 y a pl<:;s d'un moyen, aucun assuré, pour franchir cet intervalle; mais c'est seulement quand il l'a franchi, quand sa croyance est devenue de la foi, que l'homme sent sa nature pleinement satisfaite, et se donne tout entier à sa mission. La foi légitime, c'est-à-dire celle qui ne se trompe point dans son objet, et s'adresse réellement la vérité, est donc l'état le plus élevé, le plus parfait, auquel, dans sa condition actuelle, l'esprit humain puisse parvenir. Mais la foi peut être illégitime ; il se peut que cet état de l'âme se produise à l'occasion de l'erreur. La chance d'erreur (l'expérience le prouve à chaque pas) est même ici d'autant plus grande que les routes qui mènent à la foi sont plus multipliées et ses effets plus puissants. L'homme peut être égaré dans sa foi par ses sentiments, par ses habitudes, par l'empire des affections morales ou des circonstances extérieures, aussi bien que par l'insuffisance ou le mauvais emploi de ses facultés intellectuelles ; car la foi peut naître en lui de ces sources diverses. Et cependant, dès qu'elle existe, la foi est hardie, ambitieuse elle aspire passionnément à se répandre, à envahir, à dominer, à devenir la loi des esprits et des faits. Et nonseulement elle est ambitieuse, mais elle est forte ; elle possède et déploie, à l'appui de ses prétentions et de ses desseins, une énergie, une adresse, une persévérance qui manquent presque toujours aux opinions
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scientifiques : en sorte qu'il y a dans ce mode de croyance bien plus que dans aucun autre, pour l'individu chance d'erreur, pour la société chance d'oppression. A ces périls il n'y a qu'un remède, la liberté. Qu'il croie ou qu'il agisse, la nature de l'homme est la même, et sa pensée, pour ne pas devenir bientôt absurde ou coupable, a besoin d'être sans cesse contredite et contenue, comme sa volonté. Où manque la foi, la puissance et la dignité morale manquent également; où la liberté n'est pas, la foi usurpe, puis s'égare, et enfin se perd. Que les croyances humaines passent àl'état de foi; c'est leur progrès naturel et leur gloire; que dans leur effort vers ce but, et quand elles l'ont atteint, elles demeurent constamment sous le contrôle de l'intelligence libre ; c'est la garantie de la société contre la tyrannie, et la condition de leur propre légitimité. Dans la coexistence et le respect mutuel de ces deux forces résident la beauté et la sûreté de l'ordre social.
��L'ÉDUCATION PROGRESSIVE
PENDANT LE COURS DE LA VIE,
��I/ÉDÏÏGÀTION PROGRESSIVE
PENDANT LE COURS DE LA VIE.
(Septembre 1828)
Seul entre les créatures de ce monde, l'homme s'observe et se juge ; seul, il a reçu le don de se placer, pour ainsi dire, hors de lui-même, et de contempler sa vie. 11 se voit sentir, penser, agir; il compare ses sentiments, ses idées, ses actions à un certain type extérieur et supérieur qu'il appelle véfiité, raison, morale, et qu'il se regarde comme tenu de reproduire ; il évalue, d'après cette comparaison, son propre mérite, comme il le ferait pour un étranger; il siège sur le tribunal devant lequel il comparaît; il assiste comme spectateur
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à un drame dont il connaît les règles et dont il est luimême l'acteur. Ce drame, c'est la vie. Non- seulement l'homme se sépare, en pensée, de son être individuel pour l'observer et le juger, mais il sépare aussi son être de sa condition actuelle, de la scène où il a été jeté, du rôle qu'il joue, de la carrière qu'il parcourt. Tous ne considèrent pas cette condition du même œil et n'en conseillent pas le même emploi ; les uns veulent que l'homme ne songe qu'à en jouir; les autres, qu'il s'en affranchisse et plane au-dessus de toutes ses épreuves; d'autres, qu'il la fasse servir à se préparer pour une autre destinée plus importante, plus longue, et dont le théâtre est ailleurs. Mais voluptueux, philosophes ou dévots, épicuriens, stoïciens ou chrétiens, nul ne regarde l'homme comme attaché à la glèbe de la vie ; dans tous les systèmes, quelque divers qu'ils soient, la vie est pour l'homme un moyen, non un but. Les faits qui la remplissent se viennent placer sous sa main comme des matériaux dont il dispose. Qu'il les exploite pour son plaisir, ou pour son développement moral, ou pour son salut éternel, ils lui appartiennent, et c'est lui qui décide de ce qu'ils deviendront :
Qu'en fera, dit-il, mon ciseau ? Sera-t-il dieu, table ou cuvette ? Il sera dieu.
Toutes choses ici-bas servent au monde ; l'homme
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seul se sert du monde à son profit et selon son dessein. Pourquoi s'en sert-il ? à quoi bon son séjour au milieu de cet immense atelier où il travaille seul? Qu'a donc à faire de la vie cet être dont la vie n'est pas l'unique affaire? Ne descend-il dans cette arène que pour s'y exercer et s'y développer dans un but purement personnel, sans que ses œuvres aient aucun résultat qui dépasse sa propre existence ? n'y est-il, au contraire, qiie pour des fins étrangères à lui, instrument spécial d'une œuvre générale, ouvrier éphémère, voué à disparaître au bout de sa journée, sans avoir rien fait pour son propre compte et sans recevoir de son travail aucun prix? L'homme ne serait-il pas plutôt revêtu d'une double mission? libre serviteur, n'aurait-il pas à travailler à la fois pour son maître et pour lui-même, à faire sa propre destinée en même temps qu'il concourt à la destinée de l'univers ? Questions sublimes, que l'homme ne saurait peut-être résoudre, mais qu'il est en droit de poser, et qui lui ouvrent du moins les perspectives où sa vue se perd. Quoi qu'il en soit, deux faits sont certains : l'un, que, supérieur à sa condition, l'homme emploie la vie dans un but étranger à la vie même ; l'autre, que, supérieur à son travaïl, il s'en détache pour le juger et le réformer sans cesse, sur un modèle à son tour infiniment supérieur à la pensée qui le conçoit.
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Qu'est-ce à dire, sinon que sa propre éducation, l'éducation de cet être qu'il appelle moi, au moment même où il le contemple , est ici-bas, sinon l'unique, du moins la première oeuvre de l'homme, œuvre dont la vie lui fournit l'occasion et les moyens î C'est dans les situations, les événements, les scènes si variées et si mobiles de la vie, que l'homme apprend d'une part à se connaître, de l'antre à se conduire; elle est à la fois pour lui le miroir où il se regarde et l'arsenal où il puise les armes à l'aide desquelles il se gouverne, se combat, se modifie selon le dessein qu'il en a conçu. Et ceci n'est point une œuvre que l'homme soit libre d'accomplir ou de laisser là comme il lui plaît : il vit , c'est assez ; qu'il s'y prête ou qu'il y résiste, qu'il s'en rende compte ou qu'il l'ignore, il recevra les leçons de la vie, et en subira les effets. De ce puissant spectacle auquel il assistent prend part, naîtront à chaque instant mille causes qui agiront sur lui, l'exciteront et le comprimeront tour à tour, provoqueront en'lui des idées, des sentiments, des dispositions, des révolutions dont il pourra se défendre ou s'applaudir, mais qu'il ne saurait empêcher de naître. La vie esl par elle-même une éducation continuelle, inévitable, intraitable, qui se saisit de son élève, et le tient et le façonne bien plus sûrement que le père le plus impérieux. L'homme appliquera-t-il à ce fait qui le presse de toutes parts sa glorieuse faculté de connaître et
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de juger ce qui -se passe en lui, pour le régler? Sa pensée et sa volonté s'empareront-elles de son expérience pour la faire servir au développement et au perfectionnement de son être ? Il faut bien répondre à cette question, car elle est nécessairement posée. L'énoncer, c'est y répondre. Niîl doute que l'homme ne doive présider lui-même à l'éducation qu'il reçoit de la vie; à ce prix seulement il la recevra en homme, non comme la plante dont le climat, le lieu, les circonstances extérieures règlent la direction et le progrès. À l'intelligence il appartient de recueillir et de remanier l'expérience pour en faire de la sagesse et en tirer de la vertu. Que l'homme se serve de tous les faits qui l'entourent pour se faire lui-même tout ce qu'il doit être ; alors les faits et l'homme auront atteint le but du rapport qui les unit. De cette idée est né l'ouvrage de madame Necker de Saussure; le titre même essaie de l'exprimer 1 : « Tout « est éducation dans la vie humaine, dit-elle en coince
rnençant; chaque année de notre existence est la
« conséquence des années qui précèdent, la prépara« tion de celles qui suivent : chaque âge a une tâche à « remplir pour lui-même, et une autre relative à Fige « qui vient après lui. Et si, à mesure que nous avan1
De l'Education progressive ou Étude du cours de la vie, 3 vol.
iu-8°. Le premier volume, intitulé : Étude de l'enfance, était le seul qui eût paru quand cet essai a élé écrit.
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« çons dans la vie, la perspective même s'abrège devant « « « « nous, s'il paraît moins nécessaire de se préparer pour une autre route toujours moins longue, il est un autre point de vue inverse de celui-là; il est un intérêt qui s'accroît avec les années. Moins il nous
« reste de temps à vivre, et plus, aux yeux de l'homme « religieux, chaque moment acquiert de valeur. Celui « qui vise à obtenir le prix de la course sent, à me« sure qu'il approche du terme, redoubler son cou« rage et son espoir.... « Considérée sous ce rapport, la vie se divise natu« Tellement en trois périodes. « Pendant la première, qui embrasse la durée de « l'enfance, l'éducation est dirigée par des intelligences « supérieures à celle de l'individu qu'il s'agit d'élever. « Durant la seconde, qui comprend l'adolescence et « cette portion de la jeunesse que les lois soumettent « encore à l'autorité paternelle, l'élève doit de plus en « plus coopérer à sa propre éducation. « Enfin, pendant la troisième, l'individu, devenu « l'arbitre de sa destinée, est appelé à travailler seul « à son propre perfectionnement. » Madame Necker promet de suivre l'homme dans ces trois périodes de sa carrière et de rechercher quelle est, dans chacune, l'éducation qu'il doit recevoir ou se donner. Mais, au ton même de la promesse, on s'aperçoit que, très-capable de concevoir cette grande
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entreprise, elle n'ose se flatter de l'accomplir. Dans son Introduction, où elle trace le plan de l'ouvrage entier, ni l'étendue, ni la précision ne manquent au prospectus, pour ainsi dire, de la première période, de l'enfance ; l'auteur a évidemment bien mesuré et parcouru le champ qu'il se propose d'exploiter. L'adolescence apparaît dans ce lointain déjà un peu vague où tout se rapetisse et se trouble : « Le nombre des objets d'inté« rètqui s'offrent alors à l'homme est si grand; il y a ««une telle accumulation de sentiments, de pensées, « de lumières, d'impressions nouvelles, que je ne pource rai sans doute développer pleinement un tel sujet.
« Obligée de m'en tenir à une esquisse légère, je m'at« tacherai du-moins à l'objet essentiel, la religion; et,
ce dans cet intervalle si court qui, chez les femmes, c< sépare l'enfance du mariage, je montrerai combien ce il importe de donner aux mères futures des principes ce de piété. » Arrive l'âge mûr : le prospectus de ma-
dame Necker se resserre encore. Dans cette période où la vie, à la fois fixée et active, est devenue complète, où l'homme est en rapport avec bien plus d'objets etexerce bien plus d'influence, et une influence bien plus variée qu'à aucune autre époque, l'intérieur de la famille, et dans la famille même, la relation des parents aux enfants semble presque le seul fait que madame Necker se proposede considérer. Elle n'annonce rien, ni sur les diverses situations sociales, ni sur la vie publique, ni sur tant
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de liens, de sentiments, de travaux qui entrent alors dans le tissu de la destinée humaine et agissent sur l'âme avec tant d'empire. Le sujet est infiniment plus vaste et plus riche que le projet de l'auteur. La vieillesse approche, cet âge où, comme le dit madame Necker, «tout s'affaiblit, tout se décolore, tout s'en« fonce dans le lointain, où nous voyons que les choses « peuvent aller sans nous, où nous nous détachons et « des autres et de nous-mêmes : » c'est l'époque où la pensée de l'homme se replie sur son âme, et en même temps se porte au-delà de sa vie ; où par conséquent, l'éducation qu'il peut se donner lui-même est essentiellement intérieure, méditative et religieuse. Les promesses de madame Necker redeviennent plus étendues et plus précises; elle indique d'avance avec clarté, même avec éclat, les principaux faits qu'elle veut étudier, les résultats essentiels qu'elle espère en tirer. En sorte qu'à en juger d'après son introduction, la première et la dernière partie de son ouvrage seraient celles où elle tiendrait le mieux les promesses de son titre : l'enfance et la vieillesse seraient les deux époques où elle montrerait vraiment quels moyens fournit la vie à l'éducation progressive de l'homme, et comment il doit s'y prendre pour les mettre à profit. Il y aurait dans ce pronostic peu de chance d'erreur, et le volume entier confirme ce que l'introduction fait présumer. If est divisé en trois livres. Dans le premier
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sont rassemblées, sur la nature et la destinée humaine, les considérations générales qu'en pareille matière presque tout écrivain place en tête de son travail pour en bien établir le point de départ et le but ; c'est comme une vue de l'ensemble du pays prise avant de se mettre en route pour en parcourir quelques provinces. Les deux livres suivants sont consacrés à l'histoire critique de la première enfance, histoire si détaillée qu'à la fin du volume à peine madame Necker l'a-t-elle conduite jusqu'à l'âge de quatre ans. Si chaque époque était taillée sur le même patron, le terme de l'ouvrage se laisserait à peine entrevoir. L'idée générale à laquelle il se rattache embrasse, il est vrai, la vie de, l'homme tout entière; - mais c'est évidemment au milieu des enfants, non des hommes, que sont nées et ont grandi les idées qui le remplissent ; c'est en s'occupant de l'éducation de l'enfance que madame Necker a laissé de temps en temps ses regards se prolonger sur celle des autres 4ges; et comme Yinlroduction, la. distribution matérielle du livre avertit que, complaisamment arrêtée dans le cercle de sa première étude, elle s'y renfermera peut-être tout-à-fait. Je pénètre au-delà de la forme; j'interroge l'esprit même qui anime tout l'ouvrage et dont il émane; j'en reçois la même réponse. Deux mérites y brillent surtout : d'une part, un sentiment profond de cette portion delà nature et de la destinée dé l'homme qui dépasse sa con-
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dition actuelle ; de l'autre, une rare sagacité à démêler les plus petites scènes du cœur, les moindres détails de la vie; l'instinct des choses qui, par leur grandeur, ne se laissent atteindre à aucune mesure humaine, et l'intelligence de celles qui, par leur finesse, échappent souvent aux regards ; l'élan religieux et le talent de l'observation pratique. A ce tour de la pensée de l'auteur, qui ne voit d'avance ce que sera le livre ? N'est-il pas clair que c'est aux deux termes de la vie, dans l'enfance et dans la vieillesse, que madame Necker se posera de préférence pour les observer et leur adresser ses conseils? Qu'elle l'ait fait avec ou sans dessein, par un choix volontaire ou en obéissant à la pente naturelle de son esprit, madame Necker a eu raison de se limiter ainsi dans le champ immense qu'ouvrait devant'elle l'idée générale de son ouvrage. Le point de vue spécial sous lequel elle se montre accoutumée à considérer l'homme et le monde, et la part qu'elle a choisie, pour ainsi dire, dans ce grand spectacle, lui en faisaient presque une loi. Si Adam Smith a le premier posé en principe la division du travail comme le plus puissant moyen de découverte et de progrès, la pratique du genre humain s'est de tout temps conformée à ce principe, dans la sphère de la science comme dans celle de la vie. La science de l'homme, de sa nature et de sa destinée, n'a
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point échappé à cette loi commune. Parmi ceux qui en ont fait l'objet de leur étude, les uns, se renfermant dans la condition actuelle de l'humanité, se sont surtout proposé de l'étudier et de la peindre telle qu'elle s'y manifeste ; ils décrivent ses penchants, ses passions, les mobiles, lesformes, les effets de son activité; ce qu'elle demeure et ce qu'elle devient dans les circonstances diverses; ils donnent l'homme en spectacle à lui-même, soit pour l'instruire, soit pour lui plaire, mais sans dépasser les limites de son existence et de son développement ici-bas : ce sont les moralistes. D'autres, attirés plus haut et plus loin, convaincus que la vie présente n'est pas toute la destinée de l'homme, et que, même dans la vie présente, les mobiles et les freins qu'elle peut fournir ne suffisent ni à contenter l'homme ni à le gouverner, ont entrepris de lui révéler les secrets de cette autre destinée où il aspire, et par là de satisfaire et de régler en même temps sa nature, en plaçant hors du monde visible son but et sa loi. C'est l'œuvre des religions. D'autres encore, saisis d'une ambition plus limitée en un sens et plus vaste dans un autre, uniquement préoccupés du besoin de connaître, et ne s'inquiétant ni de ce que fait ni de ce que souhaite l'homme, ont essayé d'expliquer ce qu'il est, et non-seulement ce qu'il est, mais sa place, et son rôle, et les rapports qui le lient à toutes choses dans ce grand ensemble qu'on appelle l'univers. Ceux-ci sont, à proprement parler, les philosophes. Ù.
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Que toutes ces entreprises soient spéciales et incqnV plètes, qu'aucune ne réponde, si je puis ainsi parler, à toute l'âme humaine, qui en peut douter? Le dessein des moralistes est étroit et faible sous le point de vue da la science et sous le point de vue pratique; ni leurs descriptions ne suffisent à la curiosité de l'homme, ni leurs conseils à son activité ; il lui faut d'autres lumières et d'autres maîtres. La puissance des religions dans la vie réelle est grande et admirable; mais il leur manque beaucoup en tant que science ; elles n'ont jamais ni aboli ni satisfait cette soif de savoir et de comprendre, dont l'homme est naturellement travaillé. Sous le rapport scientifique, la tentative des philosophes est glorieuse ; mais dans l'application, et quand il faut s'emparer effectivement de l'âme et de la conduite des hommes, qu'ellea peu deporlée et de vertu ! Triste mais inévitable conséquence de la division du travail : chacun ne produit que des effets partiels; nul ne mène l'humanité au but où elle tend. Frappés de la spécialité et de l'insuffisance de ces divers desseins, de grands esprits ont essayé du moins de mesurer, en les comparant, leur valeur relative, de les classer dans une sorte de hiérarchie qui assignât à chacun son mérite et son rang. Les uns ont proclamé la supériorité de la religion, se fondant soit sur la sublimité de son objet, soit sur l'étendue et l'énergie de son pouvoir. Selon
Jes.-jutres,
le point de vue philo-
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sophiqxie est le plus élevé auquel l'homme puisse aspirer.
D'autres,
enclins à se méfier des promesses de la
religion et des prétentions de la philosophie, ont attribué à la simple observation des faits actuels laprééminence rationnelle, convaincus que de là seulement peuvent naître une science positive et d'utiles résultats. Un étrange oubli vicie d'avance la plupart de ces comparaisons; elles rapprochent et tentent d'apprécier, sur une mesure commune, des travaux de nature et de but essentiellement divers, sans égard à cette diversité. Que sert, par exemple, de comparer confusément les tentatives qui n'ont pour objet que de connaître et s'adressent seulement à l'intelligence, avec celles qui veulent régler la volonté et la vie? Placé dans la point de vue de la science, vous élevez la philosophie au-dessus de la religion; que répondrez-vous quand la religion vous dira qu'elle est bien autre chose qu'une science, -qu'elle aspire à bien plus qu'à éclairer l'esprit de l'homme, qu'elle veut s'emparer de tout son être , et l'émouvoir, et le gouverner, et le régénérer ? vous êtes fier de la certitude qui s'attache à une connaissance de l'homme renfermée dans les limites de son existence actuelle; et, à ce titre, c'est là la science à laquelle vous décernez la supériorité. Mais si l'homme se refuse à adopter une certitude de ce genre pour mesure unique de la valeur de la science, si sa pensée persiste à s'élancer dans une sphère plus
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vaste, au risque d'y rencontrer moins de clarté* que deviendra votre comparaison quand on aura ainsi repoussé la pierre de touche, le critérium sur lequel elle se fonde ? Avant donc de l'entreprendre, énumérez-en avec précision tous les éléments ; gardez-vous de rapprocher indistinctement des faits complexes et divers. Si vous voulez les apprécier sous un seul et même rapport, ne les comparez qu'en ce qu'ils ont de semblable. Si vous avez le dessein de les classer d'après un jugement général et complet, tenez compte de toutes leurs diversités. J'essaie à mon tour celte classification tant de fois tentée, et je n'hésite point à affirmer qu'en les considérant, en effet, dans leur ensemble, de toutes les entreprises dont l'homme peut être l'objet, celles-là sont les premières en rang qui se proposent, non-seulement de le.connaître, mais de le gouverner; qui ne s'arrêtent point à la science et pénètrent jusqu'à la vie ; qui font passer les croyances dans les actes, les idées dans les faits, et ont ainsi des résultats directs, nonseulement pour l'intelligence, mais pour l'être humain tout entier. La science est belle sans doute ; mais la réalité est bien au-dessus de la science. L'assimilation de la volonté à la pensée, l'empire de l'esprit sur le monde extérieur, la réalisation, et, pour me servir d'une expression technique, mais excellente, l'incarnation de la vérité, c'est là la grande œuvre de l'homme;
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œuvre qu'il est chargé de poursuivre, d'abord en luimême , ensuite hors de lui, partout où son action peut atteindre; oeuvre supérieure à tout travail de pure connaissance puisque la connaissance n'en est, après tout,'que le moyen. Et ce n'est pas même par cette seule raison que la prééminence appartient aux entreprises qui aspirent non-seulement à connaître l'homme, mais à le gouverner. Indépendamment de leur importance pratique et en écartant toute idée d'application, par cela seul qu'elles embrassent tout l'homme et se saisissent nonseulement de son intelligence, mais de sa volonté, il est indubitable qu'au fond, sous une forme moins claire, sans doute, et moins précise, ces entreprises contiennent bien plus de vérité que des travaux d'un but plus restreint. Yoici deux moralistes : l'un ne se propose que d'étudier *et de décrire l'homme ; c'est pour lui matière de pure science : il l'explique à des élèves : l'autre veut se faire obéir et suivre ; ses élèves sont des disciples, puis deviendront des missionnaires, et, au besoin des martyrs de la foi qu'il leur a enseignée. Je ne démande pas lequel des deux est le plus utile ; je demande lequel possède et atteste par ses œuvres une plus grande connaissance de l'humanité. Dans le dernier, je le veux, cette connaissance n'est pas pleinement parvenue à l'état de science-réfléchie et explicite ; elle le dirige; elle lui ouvre et lui livre l'âme de ses au-
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diteurs, sans demeurer peut-être clairement exposée à leurs yeux, ni même aux siens. Mais vous, spectateur, vous pénétrez au-delà des apparences ; ces deux hommes sont là, complètement à découvert devant vous; vous voyez tout ce qu'il y a au fond de leur pensée, tout ce qui soutient et alimente leur travail. N'est-il pas évident que le moraliste réformateur surpasse beaucoup le moraliste philosophe, qu'il en sait bien davantage sur la nature humaine, qu'une pensée bien plus grande préside à son œuvre, qu'à tout prendre il est placé dans une bien plus haute région? Qu'à son empire pratique le moraliste ajoute un autre empire ; qu'il soit poète, artiste, en même temps que réformateur; qu'en gouvernant la volonté des hommes, il charme leur imagination, et satisfasse ce besoin du beau qui se distingue du besoin du vrai et du bien pour venir ensuite s'y confondre ; son œuvre, en s'adressant à un nouveau côté de l'âme humaine, n'acquerra-t-elle pas un nouveau degré d'excellence? n'aura-t-il pas pris son essor vers un horizon encore plus élevé et plus étendu ? Il peut monter encore plus haut ; l'homme est plus grand et plus varié que ne le suppose encore son entreprise. L'homme est plus grand que le monde, dit Pascal; il a des besoins que le monde ne peut satisfaire, des instincts qui lui révèlent un autre état, et lui suggèrent des croyances invinciblement impliquées dans
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la plupart de ses actes , inséparables, pour ainsi dire, du tissu même de sa vie. 11 souffre et croit à la béatitude ; il tombe et aspire à la perfection ; il passe et prétend à l'éternité. Que le moraliste s'associe à cet élan de l'humanité; qu'il lui ouvre cette autre destinée où l'infini se laisse entrevoir à cet être borné, l'harmonie à cet être incohérent; qu'il réponde à ces besoins où se viennent perdre et apaiser tous les autres besoins; qu'il mette en jeu ces facultés qui dépassent toutes les choses connues, et n'atteignent pourtant pas le but vers lequel elles se déploient; le moraliste qui poursuivra cette œuvre n'aura-t-il pas tentébien plus encore qu'il n'avait fait comme réformateur et comme artiste ? Ne sera-til pas monté au point le plus élevé d'où l'homme puisse contempler l'homme et exercer sur lui son action ? Que fars-je ici sinon décrire le dessein de la religion, et me placer dans le point de vue religieux? Celui-là n'est-il pas évidemment le plus vaste et le plus sublime, puisque c'est le seul où l'être humain se sente appelé à se développer tout entier, selon le modèle qui est sa loi, pour se reposer satisfait ? S'il lui était donné d'y atteindre, si l'homme pouvait s'établir à cette hauteur où son intelligence, sa sensibilité et sa volonté se déploieraient toujours de concert, où l'harmonie l'entrerait dans sa nature et sa destinée, la question qui m'occupe ne s'élèverait même pas ; et dans la classification des divers états possibles de l'âme
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humaine, la supériorité de l'état religieux serait incontestable et incontestée. Mais il n'en est point ainsi: l'âme s'élance vers l'état religieux, y touche par moments, mais ne s'y fixe point. Cet état est le but des plus glorieux travaux de l'homme, et de l'homme tout entier, le seul but qui mette en mouvement tout son être, et lui promette plein contentement ; mais, par cela même, il demeure hors de notre portée, et l'imperfection de notre nature éclate jusque dans nos élans pour y monter. La religion provoque l'action harmonique de toutes nos facultés, et l'inégalité se glisse dans leur développement ; l'âme, pour ainsi dire, ne répond pas tout entière ni également à l'appel qui lui est adressé ; elle porte, au sein même de son effort pour y échapper, ses négligences, ses oublis, sa partialité, toutes ses faiblesses. En sorte que si, à considérer les choses dans leur principe, leur tendance et leur ensemble, l'état religieux est, de tous, le plus élevé et le plus complet, il se peut néanmoins que, sous tel ou tel rapport spécial, tel autre état de l'homme lui soit supérieur, et que, de ce point de vue particulier, la classification doive être différente. C'est ce qui arrive en effet. En voici un exemple. En fait, l'intention pratique est dans les religions la pensée primitive et dominante. Ce n'est point dans une simple vue d'étude, par le seul désir de rechercher et de connaître la vérité, qu'elles commencent et prospè-
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rent. Elles ne sont point filles de la pure et libre curiosité humaine. D'une part, satisfaire à ces besoins profonds qui portent l'âme au-delà du monde et de la vie actuelle ; de l'autre, réformer ses penchants et régler ses volontés dans la vie actuelle ; c'est là leur véritable origine, leur dessein fondamental. Elles naissent et travaillent dans un but déterminé, pour une application immédiate; elles promettent à l'homme l'avenir qu'il invoque, et lui demandent en échange, dans le présent, d'établir l'ordre, en lui-même par la vertu, au dehors par le respect des droits et l'obéissance aux lois. C'est là ce qu'ont été, ce qu'ont voulu les religions, avant d'enfanter aucun corps de doctrines, de se constituer en systèmes, de devenir des théologies. Loin de moi la pensée de nier que les doctrines savantes, la forme systématique sont inhérentes à la religion, et s'y doivent produire. Sous les besoins humains auxquels répondent les grandes idées religieuses, il y a des problèmes qui appellent des solutions, solutions qui deviennent des dogmes, dogmes qui déterminent le caractère de la religion et assurent son empire. Je dis seulement que c'est par la satisfaction du penchant religieux général, instinctif, et par la réforme morale, non par la théologie, que les religions ont débuté. Avant d-'être une science, elles ont été une promesse, une règle, un pouvoir. De là deux résultats qui font courir aux religions, en
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tant que connaissance et sous le point de vue scientifique, de graves périls. Comme règle, comme pouvoir, elles appellent et produisent aussitôt un gouvernement, leur propre gouvernement. Comme gouvernement, il le faut bien, les religions prennent, parmi les hommes, leurs interprètes et leurs ministres. Lorsque ensuite elles veulent devenir science, quand se développe le besoin de connaître scientifiquement l'objet de la religion, c'est-àdire Dieu, la vie future et les rapports de l'homme avec le inonde invisible, un intérêt étranger existe déjà -qui tend à détourner la science de son but propre et -unique, la vérité, pour en faire un moyen. Le clergé se sert de la théologie. Je n'ai pas besoin d'insister. Ceci du reste n'est pas un danger particulier à la science religieuse; il én est de même dans les sciences politiques; la préexistence nécessaire des gouvernements est l'une des causes qui faussent leur direction et ralentissent leurs progrès^ Il en serait de même de toute autre science, de la physique, de la médecine, des mathématiques mêmes, si le pouvoir des hommes y précédait l'étude de la vérité. Non-seulement, avant que la religion soit science et lorsqu'elle essaie de le devenir, des hommes parlent et gouvernent en son nom ; mais elle veut gouverner les
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hommes ; c'est aux hommes qu'elle parle ; et non-seulement pour éclairer leur intelligence, mais pour
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émouvoir leur sensibilité, pour déterminer leur volonté, pour dominer leur être. Elle court, à ce titre, et sur une bie-n plus grande échelle, les dangers si souvent reprochés à l'éloquence. La vérité n'est pas le seul moyen de conquérir les hommes : leurs penchants, bons ou mauvais, leur nature tout entière, avec ses lumières et ses erreurs, ses forces et ses faiblesses, sont, pour ainsi dire, autant d'anses par où on peut mettre sur eux la main et les saisir. On peut effrayer ou charmer leur imagination; on peut profiter de leur crédulité, de
leur
ignorance, de leurs préjugés, de leurs antipathies,
de leurs goûts, de leurs vertus, de leurs vices. Quand on n'irait provoquer en eux aucune imperfection cachée, quand on ne ferait que les accepter tels qu'ils se montrent, et abonder dans le sens vers lequel ils penchent déjà, que de périls dans ce seul moyen de séduction si tentant, si facile,'si naturel ! Les savan ts en prennent à leur aise ; quand ils ne découvrent pas la vérité, ils se résignent, ils attendent; elle viendra un jour, à son loisir; la science est l'œuvre des siècles : sans doute il est triste de ne pas la posséder aujourd'hui tout entière ; cependant, à la rigueur, on peut compter sur l'avenir : d'ici là, rien ne se perd. Mais que direz-vous au réformateur religieux, au prêtre, au moraliste, qui veut diriger et régénérer les âmes? S'il ne sait pas s'en emparer, s'il ne réussit pas à les convaincre, attendront-elles une heure plus
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propice, une lumière plus brillante? Demeurerontelles en attendant immobiles et au même point, sans que rien soit compromis? Non : éclairé ou aveugle, réformé ou endurci, l'homme marche, la volonté se déploie, la vie se passe; l'âme s'épure ou se dégrade, se sauve ou se perd. Il y a ici nécessité, il y a urgence ; il faut que le pouvoir se fasse croire et obéir, sans quoi le succès lui échappe, et lui échappe sans retour. Certes, la tentation est grande. Quand on reproche aux gouvernements civils de se montrer peu difficiles dans le choix des moyens, de se servir trop indistinctement de tons ceux que met à leur portée l'imperfection de la nature humaine, ils s'excusent sur la complication de leur tâche, sur les pressants embarras de leur situation, sur la nécessité d'agir, toujours impérieuse et sans cesse renaissante. Que ne diront pas les gouvernements religieux, chargés d'une œuvre bien plus sublime, et sous le poids d'une bien plus pressante nécessité? 11 faut.leur en tenir grand compte; il faut excuser la société religieuse lorsque , Famés '^TH^^4e\pente, ils se montrent, dans le ^lesquels ils agissent sur la penimes, moins scrupuleux qu'ils ■ •flgarder toute la dignité de leur Ire même vraiment le but auen même temps, il faut recon*
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naître et n'oublier jamais que là réside pour les religions, sous le point de vue purement scientifique, une cause réelle d'erreur et d'infériorité. La philosophie n'a point d'autre but que la science; de la science seule elle reçoit son être et sa gloire; quels que puissent être les effets ultérieurs de son œuvre, c'est dans la sphère de la connaissance qu'elle naît et s'accomplit. L'action, comme l'ambition des religions, est plus vaste et plus complexe; dans sa première origine comme dàns son dernier dessein, leur travail est essentiellement pratique; elles ont des besoins déterminés à satisfaire, des résultats immédiats à obtenir. Leur science, en un mot, est difficilement désintéressée: grand écueil pour sa pureté. Que serait-ce si on établissait que cette science est . hors de la portée de l'homme, que l'objet des religions, l'état futur, les relations du monde actuel avec le monde invisible, dépassent la sphère, nullement de l'intelligence et de la foi, mais de la connaissance humaine, et ne sauraient nous être scientifiquement connus? On dit beaucoup cela; on l'a toujours dit ; les religions le répètent constamment et s'en font tantôt une puissance pour frapper de leur sublimité l'imagination des fidèles, tantôt un titre pour échapper aux orgueilleuses entreprises de la raison : la philosophie elle-même l'a souvent affirmé, presque toujours avec peu de franchise, et pour cacher, sur ces
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matières, son scepticisme ou son dédain. Cependant, et les philosophies et les religions se rengagent sans cesse dans la tentative de connaître et de décrire scientifiquement ce monde sublime qui existe au delà de notre monde; elles voudraient répondre à toutes les questions qui s'élèvent à son sujet, et atteindre à cette vue positive, claire, complète, qui est le caractère de la science, et dont l'esprit humain porte en lui-même l'invincible besoin. Quelle religion ne voit naître et renaître dans son sein la théologie, qui n'est autre que la science des choses divines? Quelle philosophie n'aboutit à quelque système de théodicée ou de panthéisme, ou à quelque autre solution, n'importe en quel sens, des problèmes religieux de l'univers ? Loin de moi la pensée de déplorer, quelque cher qu'elle puisse coûter, cette infatigable ambition humaine que ne lasse aucun mauvais succès, et qui, à peine déjouée, tente aussitôt un nouvel effort. C'est le glorieux privilège de l'homme qu'il ne croira jamais en ceci à son impuissance, et s'élancera constamment vers la science du ciel, dût-il ne jamais l'atteindre. Lui est-elle en effet interdite? peut-on établir à priori, parla nature même de ce fait intellectuel que nous appelons savoir, et par l'analyse de ses éléments essentiels, qu'à l'égard des choses qui sont l'objet de la religion, il ne saurait jamais s'accomplir? Les théologies qui prétendent toucher à ce but, et les systèmes philosophiques qui, sous
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d'autres noms, ont la même prétention, sont-ils des tentatives radicalement vaines et impossibles? Sous le point de vue religieux, l'âme humaine ne peut-elle pénétrer au-delà de certaines notions simples, générales, des révélations intuitives qu'elles donnent, et des pressentiments qu'elles fondent? Enfin-la présence de ces notions, aussi légitimes qu'invincibles, et en même temps l'impossibilité de la science dont elles éveillent le désir, ne laissent-elles pas entrevoir par un coin, comme un sillon de lumière sur un immense nuage, l'intention de la Providence sur l'homme, être voué au travail, associé à une grande œuvre dont l'ensemble lui échappe, et qui commence ici-bas une tâche et une destinée qu'il n'achève point? Je n'ai garde de prétendre traiter ici de semblables questions; mais si la solution en doit être telle que je le pense, il n'y a pas lieu de s'étonner que, sous le point de vue purement scientifique, la religion ne puisse prétendre au premier rang parmi les travaux de l'esprit humain, ni rien à en conclure, si ce n'est que Dieu n'a pas livré à l'homme le secret de l'univers et de l'avenir. Je m'arrête : j'aurais pu parler de VEssai sur Véducation progressive sans m'engager si avant dans les voies qu'il ouvre au lecteur. Mais l'ouvrage est sérieux, et révèle dans l'auteur, s'il est possible, une âme plus sérieuse encore. J'ai éprouvé le besoin d'en parler sérieusement, de bien distinguer les divers aspects sous
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lesquels, par sa nature même, le sujet peut être considéré, d'assigner avec précision le caractère du travail de madame Necker, et de rendre ainsi pleinement raison des mérites qui y brillent comme des lacunes que je crois y remarquer. Je puis dire maintenant, sans crainte d'être mal compris, et comme je l'ai déjà fait entrevoir, que deux points de vue y dominent, le point de vue religieux et celui du moraliste. Le livre n'est point écrit, à proprement parler, dans le point de vue philosophique ; les principes du sujet et leurs conséquences n'y sont pas scientifiquement recherchés, reconnus, réduits, exposés ; on y pourrait désirer une description à la fois plus complète et plus simple des questions et des faits, plus d'ordre et d'unité dans les idées, plus de rigueur dans le langage. Ce sont là les conditions et les procédés du philosophe. Le moraliste ne s'y astreint pas ; il se pose, pour ainsi dire, en face de la nature vivante, la regarde avec curiosité et plaisir, observe les faits à mesure qu'ils se présentent à lui, et s'applique à les reproduire avec vérité, dans le seul dessein d'en frapper l'imagination de ses lecteurs, et d'en faire jaillir ces vives applications, ces restruutions pénétrantes qui laisseront dans leur pensée une trace profonde, et plus tard, à leur insu peutêtre, exerceront sur leur conduite une salutaire influence. Madame Necker a droit, sous ce rapport, d'être placée à côté de nos plus éminents écrivains. Il
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est impossible de porter dans l'observation de la nature humaine au sein de l'enfance plus de rectitude et de finesse d'esprit, une intelligence plus tendre, une sensibilité plus raisonnable, une imagination à la fois plus ingénieuse et plus fidèle. Elle excelle également et à démêler les faits moraux, et à les peindre, et à les mettre en regard du but que se propose l'éducation, réunissant ainsi, pour le simple argument comme pour l'utilité pratique de son ouvrage, toutes les conditions du succès. Veut-elle faire comprendre, par exemple, que le premier devoir de l'éducation est de développer l'énergie de la volonté? Elle ne se contente point de tirer d'une observation vague une recommandation générale ; elle pénètre au vif dans l'âme et le situation des enfants ; et du tableau qu'elle trace, son conseil sort si clair, si f rappant, qu'il n'y a pas moyen d'en méconnaître la bonté. « C'est, dit-elle, une manière « d'énerver la volonté, que de la laisser toujours sou« mise à une influence étrangère ; et l'éducation, en se « dépouillant, de nos jours, de ses formes âpres et « sévères, n'a pas évité cet éGueil. Une servitude « douce, volontaire même, amollit les âmes au moins « aussi sûrement qu'une plus rude. Souvent nous nous « faisons illusion à cet égard ; le plaisir que l'enfant « paraît trouver à nous obéir nous rassure; il nous « paraît libre parce qu'il est heureux, et nous prenons « son zèle pour de l'énergie. Mais quand la volonté ne 12
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« s'est pas déterminée elle-même, quand elle n'a fait « que suivra, fût-ce de plein gré, l'impulsion d'autrui,
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on ne saurait compter sur sa constance. Dans cet trer vive, empressée, fidèle même, en restant étran-
« état de demi-assujettissement, elle peut se mona
« gère à celui qu'elle meut.... C'est là ce qui se voit « souvent dans l'éducation. Obtenir l'assentiment de « l'élève est sans doute un immense bonheur ; une fois « qu'on y a réussi, les plus grands obstacles semblent « aplanis; l'obéissance n'a rien deservile; tout s'exé« cute avec facilité, avec joie; il y a du vent dans les « voiles, et l'on avance rapidement. Cependant, il ne « faut pas s'y méprendre : ce n'est pas en adoptant les « désirs d'un autre qu'on apprend à se décider, et ce « qu'on appelle la bonne volonté n'est pas la vraie. Un « « « « enfant animé du plaisir de plaire à ses parents peut vaincre les premières difficultés de l'étude; il peut être un modèle de conduite tant que l'envie d'être approuvé d'eux subsiste encore, et rester sans
« force et sans consistance lorsque ce motif n'existe « plus. Il faut qu'il ait appris à se proposer un but à « lui-même, à choisir, à ses risques et périls, les meil« leurs moyens d'y parvenir, La détermination libre et « réfléchie, la faculté de prévoir les inconvénients « attachés au parti qu'on a pris et la résolution de les « braver, voilà ce qui donne une bonne trempe à l'es« prit et de la fermeté au caractère. »
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Ailleurs, pour expliquer et rendre sensibles, en les expliquant, les fâcheux effets de cette complaisance molle et mobile qu'on appelle la gâterie : « Ce qui plie, « dit-elle, ne peut seryir d'appui, et l'enfant veut être « appuyé. Non-seulement il en a besoin, mais il le « désire ; mais sa tendressè la plus constante n'est qu'à « ce prix. Si vous lui faites l'effet d'un autre enfant, si « vous partagez ses passions, ses oscillations conti« nuelles, si vous lui rendéz tous ses mouvements en « les augmentant, soit par la contrariété, soit par un « excès de complaisance, il pourra se servir de vous
a
comme d'un jouet, mais non être heureux en votre
« présence. Il pleurera, se mutinera, et bientôt le sou« venir d'un temps de désordre et d'humeur se liera « avec votre idée. Vous n'avez pas été le soutien de « votre enfant, vous ne l'avez pas préservé de cette « fluctuation perpétuelle de la volonté, maladie des « êtres faibles et livrés à une imagination vive ; vous « n'avez assuré, ni sa paix, ni sa sagesse, ni son bonce heur; pourquoi vous croirait-il sa mère? » Ailleurs encore, pour prouver la nécessité de mettre de bonne heure en jeu, par quelque occupation à la fois sérieuse et libre, l'activité intérieure des enfants :
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Dans les familles pauvres, dit-elle, où la mère a du être plus raisonnables et plus avancés que dans les
« bon sens et de la douceur, les petits enfants sont peuta
« autres; aussi jouissent-ils d'un avantage particulier;
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« « « «
ils s'intéressent à tout ce qu'ils voient, ils le conçoivent et y prennent part. Toutes les occupations du ménage sont à leur portée; souvent ils peuvent s'y associer. Laver, étendre du linge, éplucher, cuire des lé-
« gumes, cette suite de travaux variés dont ils sont « témoins, qu'ils aident même à exécuter, donnent de « l'exercice à leur esprit, leur inspirent le goût de se « rendre utiles, tout en les amusant beaucoup. Occupés « sans qu'on s'occupe d'eux, leur vie n'est pas en eux« mêmes, et ils ont le sentiment d'un intérêt commun « auquel chacun doit concourir selon ses forces. Que « peut-il y avoir de mieux pour un petit enfant ? » Je pourrais multiplier tant qu'il me plairait ces citations; l'ouvrage abonde en morceaux aussi sensés et spirituels, écrits avec une grâce dont le charme même est un mérite utile, car elle n'est que l'expression de la vérité reproduite dans toutes les nuances de sa physionomie et sous ses traits les plus délicats. Mais j'ai assez parlé de madame Necker comme moraliste ; je veux dire quelques mots du caractère religieux de son livre et de l'impression que j'en ai reçue. On pouvait craindre qu'elle ne donnât ici contre un fâcheux écueil. Si, comme j'ai essayé de l'indiquer, l'objet des croyances religieuses ne tombe point dans le domaine de la science humaine, la théologie compromet quelquefois gravement la religion, car elle entreprend
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précisément de la construire en science; elle prétend explorer et décrire ce monde surhumain, dont la réalité nous est attestée de toutes parts, mais au sein duquel il ne nous est point donné de nous établir. Or, les idées religieuses que professe madame Necker tiennent de près à un système théologique très-précis, trèscomplet, très-impérieux. Il eût donc pu se faire que la théologie dominât dans sa religion, et la jetât quelquefois, même en fait d'éducation morale, dans des voies au moins douteuses et périlleuses. C'est ce qui est arrivé à plusieurs femmes très-distinguées qui professent, en matière religieuse, des opinions analogues à celles de madame Necker, à mistriss Hannah More, par exemple, dans ses Essais sur l'éducation moderne. Madame Necker a évité ce danger avec une supériorité,de sens et de cœur très-remarquable. Profondément chrétienne, elle a fait de sa foi l'âme de son plan d'éducation. On rencontre même çà et là l'empreinte de quelques doctrines spéciales qui, si l'auteur leur eût laissé envahir son livre et les eût effectivement appliquées à l'éducation dans leurs conséquences rigoureuses, auraient, à mon avis, grandement altéré et rétréci ses conseils. Mais ces apparitions de la théologie s'évanouissent promptement, et n'exercent sur le cours général des idées et des instructions pratiques de madame Necker aucune réelle influence. Quelque spéciales que soient ses croyances, l'esprit qui les anime 12.
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DE L'EDUCATION PROGRESSIVE, ETC.
est élevé, généreux, libre même; si bien que, même en ne partageant pas toutes ses opinions, on doit reconnaître qu'elles l'ont rarement trompée, et que sous le point do vue religieux comme sous le point de vue moral, l'intention dominante et l'effet définitif de son livre sont, à un haut degré, légitimes et salutaires. N'est-ce pas, après tout, par cette mesure qu'il faut presque toujours juger les œuvres des hommes? Le monde à connaître est immense ; l'esprit est faible et borné, si borné que la plus petite portion de vérité suffit bien souvent à le préoccuper et le satisfaire. Que deviendrions-nous si, dans ce vaste labyrinthe, pour se reconnaître et se tendre la main, il fallait absolument avoir fait route ensemble et suivi les mêmes détours ? Heureusement il n'en est point ainsi : au-dessus des opinions s'élève et plane, dans chacun de nous, la pensée générale, la pensée morale, l'intention enfin; l'intention, vie réelle, action véritable de l'âme, qui s'empreint, se conserve et se révèle dans les formes les plus diverses, donne une même origine, une même tendance, bien plus, un même effet peut-être aux travaux en apparence les moins semblables, et devient ainsi un oyen de communication, une source de sympathie,
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gage de fraternité, là où il n'y aurait eu qu'isole-
ent, divergence, et peut-être combat.
���CONSEILS
D'UN PÈRE
SUR L'ÉDUCATION
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I
DES MODIFICATIONS
QUE DOIT APPORTER DANS L'EDUCATION
LA VAKTÉTÉ DES CARACTERES.
(18 H)
Un corps sain, un esprit droit, une volonté vertueuse, c'est là ce qu'une bonne éducation se propose de former : ce but est invariable, universel; dans tous les états, dans tous les systèmes, les parents y tendent pour leurs enfants, parce qu'à lout âge, dans toutes les conditions, l'homme a besoin de santé, de raison et de vertu; le riche et le pauvre, le puissant et le faible, le paysan, le bourgeois et le soldat sont également dans l'impossibilité de s'en passer ou de s'en dispenser : il en faut dans une vie pleine de loisirs
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DES MODIFICATIONS DANS L'ÉDUCATION
comme dans la vie la plus laborieuse, pour obéir comme pour commander, dans les professions civiles comme au milieu des camps; et quelle que soit la carrière à laquelle un père destine ses fils, il s'efforcera de leur donner ces trois qualités, source et appui do toutes les autres. C'est déjà beaucoup que d'avoir ainsi un but immuable et bien reconnu : mais la routine et les "préjugés ont souvent fait oublier ce but, ou empêché que l'on n'y pensât avec assez d'attention et de persistance; plus souvent encore on s'est trompé sur les moyens de C'est ici que les opinions, lés conseils, les projets, se multiplient et se croisent; tous tendent vers la même fin; presque tous prennent, pour y arriver, des routes diverses, et chacun affirme que celle qu'il a choisie est la seule qui y conduise. N'est-ce pas là ce qui égare la plupart des écrivains qui s'occupent d'éducation, et ce qui fait le danger de leurs systèmes? Fiers d'établir un principe fixe et général sur le but de l'éducation, ils veulent indiquer des moyens d'application également fixes et inflexibles; ils ne tiennent nul compte des différentes situations, de la variété descaractères; illeur sembleque ces diversités doivent s'effacer devantlarigueur de leurs préceptes; et beaucoup de parents, séduits par ces vérités absolues, oublient qu'elles ne sont point intraitables, et négligent d'étudier la foi me que les circonstances ou les
i'atteindre.
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dispositions particulières des enfants doivent leur faire prendre. Il ne s'agit pas ici de dire, toute règle a ses exceptions ; mais plutôt tout individu a sa règle. Personne n'ignore que les enfants naissent avec des facultés très-inégales et des penchants très-différents : cette diversité se manifeste de bonne heure; que l'éducation s'en empare, qu'elle y cherche des lumières sur la route qu'elle doit suivre, sur les ressorts qu'elle doit mettre enjeu : notre tailleur prend notre mesure pour nous faire des habits à notre taille; comment des parents se dispenseraient-ils de prendre la mesure de leurs enfants pour les modeler et les diriger ? L'éducation ne nous donne pointun caractère; tourner vers le bien le développement de celui que nous avons reçu de Dieu, c'est là tout ce qu'elle peut tenter ; elle a doncbesoin de bien connaître cette première base de son travail. S'agît-il même de ces vices que nous devons tous également éviter, comme le mensonge ou l'égoïsme, il faut, pour en éloigner les enfants et leur inspirer des habitudes contraires, se servir de leurs dispositions naturelles. Les gens de bien ne sont pas tous vertueux delà même manière; ce n'est pas de la même manière que les enfants peuvent apprendre à le devenir. Henri et Alphonse sont élevés ensemble. Henri est doux, timide, paresseux : ce qui le dérange le trouble; il veut de la régularité et delà paix dans ses amuse-
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ments comme dans ses travaux ; né bon et sensible, il redoute les gronderies, d'abord parce qu'elles l'affligent, ensuite parce qu'elles l'étourdissent : en le grondant, on parle plus haut, et cela l'effraye ; il est honnête et loyal de cœur; cependant la crainte le rendrait aisément dissimulé; il pourrait mentir, non pour avoir la liberté de faire quelque sottise à son aise, ou pour éviter la honte d'un aveu, mais pour se soustraire au bruit, au dérangement qu'amèneraient les reproches qu'il aurait à essuyer. Découvre-t-on ce qu'il a fait de mal? il a l'air bouleversé; la délicatesse de sa conscience ne lui permet pas de s'abuser sur sa faute, et la timidité de son caractère lui en rend la vue et les suites presque insupportables. Avec de telles dispositions, il est nécessairement peu entreprenant, peu actif: aussi, lorsqu'il a quelque chose de difficile à faire ou à demander, le fait-il faire et demander par son frère Alphonse. Celui-ci a dans ses qualités, comme dans ses défauts, un tour bien différent; quand il se cache, ce n'est pas qu'il ait peur, c'est pour qu'on ne l'empêche pas de faire ce qu'il désire ; dès qu'il l'a fait, il l'avouera sans crainte ou le niera hardiment, selon qu'il se trouvera disposé à la bonne foi ou au mensonge : aussi est-il "très-franc, bien qu'il ne soit pas toujours sincère. Henri redoute plus le reproche que la punition ; Alphonse s'inquiéterait peu du reproche, s'il n'était accompagné d'une punition conirariante. A-t-il une
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volonté? il prendra toutes sortes de moyens pour l'accomplir; l'opiniâtreté, l'adresse, les raisonnements, tout est mis en œuvre, et il faut qu'il soit observé de bien près pour ne pas trouver furtivement quelque ressource qui le mène à ses fins. Jaloux de ne jamais paraître déconcerté, il oppose à tout son assurance ; on croirait, à le voir, qu'il n'est pas affligé d'aycir mérité le blâme, tant il cache avec soin la peine qu'il en ressent : ses bonnes comme ses mauvaises qualités sont indépendantes et fières; sa vivacité le fuit souvent croire léger; sa sensibilité vraie et forte sp montre quelquefois dans des mots qu'il dit du fond du cœur, mais sans avoir l'air d'y attacher plus d'importance qu'à toute autre parole. Il n'aime pas à se montrer ému, on dirait qu'il craint de laisser voir qu'on peut exercer sur lui de l'influence; le bien qu'on lui fait faire est peu de chose ; il pourra faire de lui-même tout ce qui est bien, il ne lui faut que direction et surveillance; son frère a constamment besoin d'un appui. Comment nous y prendrons-nous pour conduire également à la vertu deux enfants de dispositions si contraires? Nous ne pouvons espérer de rendre l'un ferme et l'autre timide; leurs caractères nous sont donnés; c'est à nous d'en tirer parti : la même méthode ne saurait convenir à tous les deux. Par exemple, comment leur inspirerons-nous une égale horreur pour le mensonge? •; 13
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Henri a la conscience timorée : dès qu'on lui a montré ce qui est bien, il craint de s'en écarter, parce que le mal lui paraît un état de désordre et de trouble, contraire à ses goûts de régularité et de repos. Nous aurons donc peu de choses à lui défendre, et rarement serons-nous obligés de l'empêcher; nous prendrons soin de ne pas multiplier autour de lui les liens, les prohibitions, les reproches : il en concevrait de l'embarras, de l'inquiétude, et, devenu toujours plus craintif, il aurait recours à une excessive réserve, peu éloignée de la dissimulation. II a besoin que nous lui inspirions de la confiance en lui-même ; n'employons donc avec lui ni paroles dures, ni châtiments sévères ; son caractère n'est pas de force à les supporter; il n'a pas assez d'élasticité naturelle pour se relever après avoir été contraint de plier : ce qui le gêne l'abat; si nous voulons qu'il n'emploie jamais les petits détours (le la faiblesse, il faut lui laisser un chemin libre et facile, où il ne nous rencontre que pour le soutenir et lui indiquer les mauvais pas. Appliquons-nous en même temps à fortifier en lui le sentiment de moralité que nous avons eu peu de peine à éveiller, et qui le garantira souvent des fautes où sa faiblesse pourrait l'entraîner, en l'empêchant de se mettre dans des situalions extraordinaires où il aurait besoin de fermeté. Il en faut pour avouer un tort, et c'est à cause de cela que souvent Henri aime mieux cacher les siens, quoiqu'il
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soit d'un naturel candide et sincère : ce qui importe, c'est qu'il ait peu de torts à avouer, et que nos reproches ou nos punitions ne lui-inspirent pas assez de crainte pour qu'il soit plus inquiet de les entendre que de les mériter. Alphonse qui, un jour peut-être, saura mieux se conduire seul, ne pourrait maintenant être ainsi presque abandonné à lui-même ; nous aurons besoin avec lui d'une sévérité plus grande : aussi n'a-t-elle pas les mêmes dangers. Nous nous garderons bien cependant de cette sévérité excessive qui n'a d'autre effet, dit Montaigne, sinon de rendre les âmes plus lâches ou plus malicieusement opiniâtres ; nous exposerions Alphonse à tomber dans ce dernier défaut; seulement nous prendrons avec lui le ton plus ferme et l'air plus froid qu'avec son frère. Quand Alphonse ment, ce n'est pas par crainte, c'est tout simplement parce qu'il en a besoin ; nous nous appliquerons à déconcerter ses calculs, en tâchant de rendre ses mensonges inutiles; et comme ce moyen, employé seul, ne servirait peut-être qu'aie rendre plus rusé, nous opposerons, à l'avantage qu'il espère tirer du merisonge, un inconvénient plus sensible encore; nous ne le croirons pas, même quand il dira la vérité. Ce dernier moyen me paraît le plus efficace ; on en parle beaucoup, on en menace souvent les enfants, maison en use peu : il exige une persévérance et une attention de tous les moments, ce qui fait que l'on
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oublie trop souvent ou trop tôt de témoigner au petit menteur cette défiance dont on l'a effrayé, et qui ne peut manquer de produire sur lui une impression très-forte, caries enfants, ayant sans cesse besoin de ceux qui les entourent, ne sauraient se passer d'être crus. Alphonse a de l'amour-propre et de la fierté ; ce qui l'offense le désole : le respect que lui inspire son père s'allie, en lui à une sorte de crainte, fondée sur l'idée de sa supériorité unie à celle de sa puissance : c'est de là que peuvent naître pour Alphonse des motifs et des habitudes d'obéissance et de sincérité. Pour Henri, le respect tient de plus près à l'amour filial ; sa timidité naturelle fait pour lui de la crainte un sentiment qui ne peut s'unir à rien de bon ni de noble. C'est donc un ressort dont il ne faut jamais user. Avec lui la fermeté ne doit consister que dans une égalité parfaite; avec Alphonse, elle peut prendre souvent le ton de la force et de l'autorité. De là résulte, si je ne me trompe, une conséquence d'autant plus importante qu'elle est presque toujours applicable ; c'est qu'il n'existe dans l'enfance aucune disposition naturelle qui n'ait son bon et son mauvais côté, et que le bon côté est ce qui fournit les meilleurs moyens de corriger le mauvais. Henri est craintif et faible, mais doux et honnête : je serai doux avec lui, et ma douceur lui sauvera une partie des dangers de sa faiblesse, tandis que je me servirai de son honnêteté pour le fortifier contre le penchant des caractères peu
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forts à se tirer d'embarras par des demi-détours et des demi-mesures. Je pourrai même profiler de sa faiblesse pour lui faire sentir les inquiétudes, les difficultés où cette disposition plonge ceux qui s'ylaissentaller,etpour lui donner ainsi l'habitude d'une droiture simple et constante qui lui suffira dans la situation calme que sans doute son goût le portera à préférer, et qui du moins, s'il est exposé aux grandes traverses de la vie, diminuera quelques-uns des inconvénients inséparables de son caractère. Alphonse est vif et entêté, mais plein de fermeté et d'ardeur : je serai plus ferme que lui; et, forcé de reconnaître que l'entêtement le plus opiniâtre peut être contraint de plier devant une volonté supérieure et raisonnable, il apprendra à s'épargner lui-même les fatigues et les suites du combat, en cédant de plein gré à la raison. C'est ainsi que je trouverai, dans le caractère même de ces enfants, les armes différentes dont je dois me servir pour corriger ce qu'il a de mauvais, et mettre à profit ce qu'il a de bon. Si j'étais avec Henri moins doux que sévère, sa timidité s'en accroîtrait; si je témoignais à Alphonse plus de laisser-aller que de fermeté, il deviendrait chaque jour plus opiniâtre et plus impérieux. Il faut donc bien se donner de garde d'employer, pour faire agir les enfants, des ressorts qui soient étrangers à leurs propres dispositions naturelles; obligés, pour le» gouverner et les diriger, de nous mettre en contact avec eux, nous
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devons chercher les points par lesquels ce contact peut s'établir, afin qu'il en résulte entre eux et nous une communication sûre et claire, et que nos volontés, nos reproches, dictés par un certain sentiment, prononcés d'un certain ton, trouvent, dans l'enfant auquel ils s'adressent, un sentiment correspondant qui les fasse recevoirsans objection, et leur laisse ainsi produire tout l'effet que nous en avons espéré. Un enfantd'un caractère ferme pourra se dépiter contre la fermeté de son père, mais il ne s'en étonnera pas, il la comprendra; c'est avec ces armes-là qu'il nous attaque; elles doivent nous servir à le repousser : s'il nous eût trouvés moins fermes que lui, il en aurait eu un peu de surprise, et à l'instant même, sûr de ses avantages, puisqu'il se serait reconnu un moyen de succès que nous n'aurions pas, il aurait saisi ce défaut de la cuirasse pour nous faire agir et vouloir au gré de ses caprices et de son entêtement. En revanche la sévérité ne nous servirait à rien avec un enfant doux et timide, parce qu'elle l'ébahirait et l'étourdirait sans qu'il pût la comprendre : elle est hors de son caractère, elle le frappe sans le persuader. Mais n'allons pas nous y méprendre, et avoir avec Henri de la faiblesse au lieu de douceur, avec Alphonse, de l'entêtement au lieu de fermeté : tout serait perdu dès lors; car, loin de'nous servir de la bonne moitié du caractère pour combattre la mauvaise, nous ne ferions
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que fortifier et féconder celle-ci. La faiblesse de Henri serait bientôt capricieuse ou tout à fait indolente; Alphonse n'emploierait plus son entêtement qu'à chercher les moyens de déjouer le nôtre, et nous perdrions tout l'avantage de notre supériorité naturelle en n'opposant aux défauts de nos enfants que des défauts pareils, tandis que nous gagnons tout au contraire en leur opposant les qualités correspondantes. D'ailleurs, l'inégalité et l'injustice se glisseraient aussitôt dans nos rapports avec eux : faibles avec Henri, entêtés avec Alphonse, nous céderions trop à l'un, trop peu à l'autre : rien ne serait plus fâcheux. Le traitement dort être égal; les mêmes principes doivent nous guider dans notre distribution de complaisances et de refus, de châtiments et de récompenses : qu'aucune distinction, aucune disparité ne'se laisse apercevoir. C'est dans notre ton, dans notre manière d'ordonner, de parler, que nous devons nous conformer au caractère différent des deux frères. Ce que vous refusez avec fermeté à Alphonse, refusez-le également, bien qu'avec douceur, à Henri. Si vous accordez à celui-ci ce qu'il vous a demandé avec douceur, en le refusant à son frère qui a été impérieux dans sa demande, montrez à ce dernier que votre refus n'est pas causé par la nature même de la chose qu'il voulait obtenir, puisque vous l'avez accordée à Henri, mais par le ton qu'il a mis dans sa requête. Il sentira que l'inégalité de votre traitement
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no. vient pas de votre injustice, mais de son propre idrt, et cette remarque, au lieu de vous nuire dans son esprit, lui apprendra à se connaître. C'est ainsi que sans tromper ni aigrir ces deux enfants, vous pourrez faire tourner au profit de chacun d'eux votre manière .Tètre avec son compagnon. Henri, accoutumé à votre douceur, vous verra prendre au besoin un ton sévère avec Alphonse, et l'idée d'une sévérité raisonnable entrera dans sa jeune tête, tandis qu'Alphonse, témoin de la douceur avec laquelle vous répondez aux propositions modestes et timides de son frère, en conclura qu'il y a de l'avantage à être doux, et pourra bien vouloir en essayer. Tâchez que chacun d'eux vous voie pratiquer, dans toutes vos relations, la vertu que vous voulez lui enseigner, non-seulement à cause de l'exemple, mais afin qu'il reconnaisse clairement que, si vous ê!cs parfois plus exigeant ou plus sévère avec lui qu'avec ceux qui vous entourent, c'est sa faute et non pas la vôtre. N'imaginez pas qu'il soit peu important d'étudier ainsi de très-bonne heure les dispositions naturelles de vos enfants et d'appliquer soigneusement, dès qu'elles paraissent, les principes que je viens d'indiquer. On disait à Platon, qui voulait que l'on reprît un jeune enfant d'une petite faute qu'il venait de commettre, et qui avait évidemment sa source dans un penchant de
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caractère : C'est si peu de chose/— C'est peu de
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chose, il est vrai, répondit-il, mais ce n'est pas peu de chose que l'habitude. Tous nos penchants ont une forte tendance à devenir des habitudes, et c'est pour cela que, s'ils sont mauvais, il faut les combattre dès qu'on les aperçoit, de peur d'avoir à lutter plus tard contre la force de l'habitude et contre celle du penchant. Comment apercevoir les penchants? comment les reconnaître ? Ici l'on ne saurait donner de préceptes, et tout est remis à la sagacité attentive des parents. Ce qu'on peut dire, c'est que l'enfance ne dissimule rien ou se trahit sans cesse : « C'est nature qui parle, dit Montaigne, de qui la voix est lors plus pure et plus naïfve qu'elle est plus gresle et plus neufve. » Une mère, un père soigneux auront peu de peine à comprendre cette voix, surtout s'ils l'étudient dans les relations qu'ont leurs enfants, soit entre eux, soit avec de petits camarades. Avec leurs supérieurs, les enfants ne montrent' pas toujours ce qu'ils sont, et jamais tout ce qu'ils sont; la crainte les retient • leurs inclinations, leurs idées s'altèrent en traversant la distance qui les sépare de ceux qui les gouvernent. En ce cas, d'ailleurs, ils n'agissent point ou fort peu ; ils reçoivent les impressions qu'on leur présente, se les approprient bien ou mal, et ne déploient guère devant leurs maîtres cette activité spontanée dont les motifs et la marche dévoilent les traits du-caractère. Plus les parents sauront diminuei ces obstacles qui les empêchent de bien connaître 13
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leurs enfants, plus l'éducation deviendra excellente et facile ; mais ils ne pourront les lever tout à fait : la ature des choses s'y oppose ; et c'est dans leurs raports avec leurs égaux, dans leurs récréations, dans leurs querelles que l'on doit apprendre à connaître ces petits êtres dont les penchants, les passions, les pensées se manifestent alors sous leur vraie forme et dans toute leur puissance. Les jeux des enfants, dit encore Montaigne, ne sont pas des jeux, et il les faut juger comme leurs plus sérieuses actions. C'est pour cela qu'on doit se garder d'y gêner en rien leur liberté; ce serait se priver volontairement du meilleur moyen de voir ce qu'ils ont dans l'esprit et dans l'âme : aussi ne sauraisje trop recommander aux pères et aux mères d'examiner leurs enfants aux heures de jeu et de loisir, non comme surveillants etcomme guides, mais comme simples observateurs, et pour profiter ensui te de ce qu'ils auront découvert. Locke, dans son ouvrage sur l'Éducation, a consacré un chapitre à cette vérité : Qu'on doit avoir igard au tempérament des enfants. Ses réflexions, bien que peu étendues et peu fécondes, prouvent l'importance qu'il attachait à ce soin. 11 serait aisé d'en suivre le développement et de montrer que, dans toutes les circonstances, quel que soit l'état auquel un enfant est destiné, son caractère doit influer beaucoup sur les moyens dont on se sert pour faire de lui ce que
�SELON LA VARIÉTÉ DES CARACTÈRES.
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l'éducation veut faire de tous, un homme vertueux. Certains moyens peuvent être constamment applicables; cependant je suis plus porté à croire qu'il en est de constamment mauvais, et que quant à ceux qui sont bons, leur emploi doit toujours être modifié par les dispositions naturelles de chaque individu.
I
��CONSEILS
D'UN PÈRE
SUR L'ÉDUCATION
II
DE L'INÉGALITÉ DES FACULTÉS,
DE SES INCONVÉNIENTS
ET DES MOYENS DE LES PRÉVENIR.
(18U.)
Tous les hommes naissent avec des facultés semblables, bien qu'inégales; s'ils ont plus ou moins de mémoire, d'imagination, d'attention, aucun d'eux n'en est complètement dépourvu. Quelques-uns possèdent ces avantages à un degré éminent ; d'autres ne les ont reçus qu'à un degré inférieur; mais cette inégalité des individus entre eux, quant aux facultés de l'esprit en général, n'est pas ce que l'éducation a le plus d'intérêt à examiner; la disparité qui en résulte n'est qu'un fait qu'elle doit reconnaître pour resserrer ou étendre proportionnellement le champ qu'elle a à parcourir ;
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COMMENT ON PEUT REMÉDIER
une fois reconnu, ce fait est peu fécond en développements utiles. Ce qui importe toujours, c'est d'étudier l'inégalité des facultés entre elles dans chaque individu, afin de savoir quelles sont celles dont la faiblesse demande à être fortifiée, pour que l'empire trop exclusif des autres ne détruise pas ce juste équilibre qui assure à chacune de nos facultés la part d'influence qu'elle doit avoir dans l'exercice de notre esprit. L'existence de cette inégalité naturelle est incontestable; la nécessité de cet équilibre ne l'est pas moins. Quelles que soient la portée de notre intelligence et la sphère où elle doit agir, elle a besoin que la mémoire lui fournisse les matériaux de l'expérience, que l'attention les examine sous leurs diverses faces, et que l'imagination, toujours prompte à se décider parce qu'elle est prompte à voir, n'empêche pas le jugement de mûrir ses décisions. Si la mémoire manque, l'esprit sera trompé, parce qu'il oubliera ce qu'il aurait besoin de se rappeler; si elle domine exclusivement, l'esprit, embarrassé de ses souvenirs, deviendra minutieux, incertain, et perdra de son étendue. L'imagination estelle trop forte ? elle entraîne l'homme si rapidement qu'il ne peut rien examiner ; est-elle trop faible ? il avance terre à terre et avec lenteur, sans connaître ces plaisirs, ou arriver à ces découvertes qui demandent un vol plus élevé et plus agile. X'équilibre des facultés est, dans l'intelligence humaine, ce qu'est dans le monde
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physique l'équilibre des forces : il maintient l'ordre sans gêner le mouvement. Toute faculté, assez puissante pour suspendre ou enchaîner l'action des autres facultés, est un despote, et, pour être sain, l'esprit a besoin d'être libre. C'est donc un devoir impérieux pour l'éducation de s'opposer, dès l'origine, à une source si féconde d'inconvénients et d'erreurs : peut-elle espérer d'y réussir ? comment doit-elle s'y prendre ? Si des parents attentifs trouvent toujours, dans les dispositions morales de leurs enfants, des moyens de combattre le mal et d'aider au développement du bien, ils peuvent; si je ne me trompe, se promettre encore plus de succès pour ce qui concerne les dispositions de l'esprit. Les penchants moraux diffèrent entre eux par leur nature même : l'emportement est l'opposé de la douceur; la faiblesse est le contraire de la fermeté, et l'éducation ne parviendra jamais à mettre la fermeté où la nature a mis la faiblesse, ni la douceur à la place de l'emportement : tout ce qu'elle peut tenter, c'est d'enseigner à l'enfant, par l'exemple et le développement de sa raison, comment il doit soumettre ce qui est mal à l'empire de ce qui est bien. Mais les facultés intellectuelles ne diffèrent que par leur degré de force et d'étendue : elles existent toutes dans l'enfant, et toutes sont bonnes; on n'en a aucune à combattre ; il s'agit simplement de nourrir, de fortifier celles qui
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COMMENT ON PEUT REMÉDIER
seraient tentées de rester languissantes. L'esprit est plus traitable que le caractère ; ses facultés se développent plus lentement, et, pour ainsi dire, plus à notre insu ; elles ne sùnt pas les moteurs immédiats de là volonté : nous ne rencontrons, dans nos soins pour les diriger et les régler, que les obstacles qui naissent de la nature même des choses; l'enfant ne nous oppose pas ici cette résistance capricieuse ou raisonnée qui naît des contrariétés que nous lui causons, et qui, trouvant presque à chaque moment une occasion de se déployer, retarde le succès de nos efforts. Ajoutérai-je que la raison des parents eux-mêmes qui s'impatientent quelquefois de l'opposition qu'ils ont à vaincre, doit être plus calme et moins sujette à perdre de vue son but lorsque rien ne vient la combattre sur la route? D'ailleurs les enfants n'ayant aucun intérêt à nous cacher le goût naturel qui les porte à exercer telle ou telle faculté plutôt que telle autre , tandis qu'ils cherchent quelquefois à nous déguiser les penchants de leur caractère, nous pouvons plus aisément reconnaître ce goût et agir en conséquence. Ils sont enclins à nous faire part des nouvelles connaissances qu'ils acquièrent et des impressions qu'elles produisent en eux : le désir d'étendre leurs idées et le besoin de nous en occuper les conduisent sans cesse à nous mettre à portée d'examiner sous quel point de vue ils considèrent de préférence les objets, et quelles
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facultés se déploient d'abord dans leur jeune tête. J'ai connu deux entants élevés ensemble et à peu près de même âge : lorsqu'ils avaient été frappés d'un objet ou d'un spectacle nouveau, et qu'ils en faisaient le récit, l'un le peignait avec vivacité, l'exagérait, l'embellissait, y mêlait des circonstances étrangères; l'autre le décrivait avec exactitude, le retraçait nettement, avec détail, et disait sans cesse, lorsque son frère racontait : Non, ce n'est pas cela. Celui-ci, sentant fort bien qu'il s'était laissé entraîner, se taisait alors et laissait parler son compagnon. L'un avait cette mémoire minutieuse que donne une observation attentive; l'autre, celte mémoire souvent infidèle, fruit d'une imagination mobile : aussi le premier était-il doué d'un goût et d'un instinct d'imitation que le second n'avait pas et qu'il admirait beaucoup. De telles différences se mani testent de bonne heure, et en toute occasion; et si des parents, qui ont eu peu de peine à les reconnaître, ne négligent jamais de les consulter, ils verront bientôt que cette étude leur fournira mille moyens de travailler à mettre de l'équilibre entre les facultés naissantes de leurs enfants. L'expérience ne tardera pas à les convaincre que leur travail n'est point inutile. Comment ne prouveraitelle pas en effet la possibilité de fortifier dans l'enfance les facultés faibles ou paresseuses, lorsque nous voyons les tentatives de ce genre réussir dans l'âge
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COMMENT ON PEUT REMÉDIER
mûr? Personne n'ignore le pouvoir qu'ont l'exercice et l'habitude pour rendre la mémoire plus facile, l'attention plus soutenue; c'est une remarque vulgaire 'que-nos facultés, au lieu de s'user, s'accroissent par l'usage : les exemples des succès de la volonté qui s'applique au perfectionnement d'une faculté quelconque sont innombrables. C'est ici que viennent se ranger la finesse de tact des aveugles, la force de tête des calculateurs, etc. Et, indépendamment même des efforts d'une volonté raisonnée, ne sait-on pas que les hommes qui s'occupent de beaucoup de travaux différents où ils ont presque exclusivement besoin tantôt de mémoire, tantôt d'imagination, tantôt de réflexion, sentent chacune de ces facultés diminuer ou augmenter en eux, selon qu'ils se livrent à ce qui l'exerce ou à ce qui la laisse oisive? Forcez un homme doué d'une imagination vive et féconde à faire de longues recherches chronologiques; quand il les aura terminées, il aura grand'peine à composer tout-à-coup des vers faciles et brillants ; qu'il s'abandonne quelque temps à son imagination, il en retrouvera toute la richesse. L'habitude a ici sa puissance accoutumée. Que sera-ce ' chez les enfants qui n'ont point encore d'habitudes contraires à celles que nous voulons leur faire contracter, qui nous laissent maîtres de diriger et d'exercer, comme nous le jugeons nécessaire, des facultés encore incertaines, qu'ils n'ont pas encore appris à
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connaître, et dont leur volonté ne s'est pas encore emparée pour les employer à son gré? Le pouvoir de l'éducation pour influer sur le développement de l'esprit est donc incontestable. Comment doit-elle s'en servir pour rendre ce pouvoir vraiment efficace et utile ? Et d'abord, qu'on ne s'avise pas de combattre directement une faculté prédominante; cette tentative n'aurait, je crois, pour résultat que de dénaturer et de dérouter l'esprit, qui perdrait ainsi son originalité, sa vigueur, et qui peut-être reviendrait tôt ou tard à sa disposition primitive, avec cette violence que cause une longue contrariété. C'est un beau don du ciel qu'une faculté supérieure, quelle qu'elle soit. Est-ce à nous de rejeter un présent qui nous élève et nous honore, ou d'en diminuer la valeur ? Parce qu'un enfant est doué d'une imagination ardente, et que vous en craignez pour lui les écarts, vous chercheriez à l'éteindre, vous vous opposeriez à son développement ! Supposons que vous y soyez parvenu ; vous avez fait un homme médiocre de celui qui, en suivant sa nature, serait peutêtre devenu un homme supérieur; vous l'ayez privé des nobles plaisirs dont cette supériorité aurait été la source, et dès services qu'elle l'aurait mis en état de rendre au genre humain. La vie d'un homme est si petite et si passagère qu'il doit s'estimer heureux lorsqu'il peut l'agrandir et la prolonger; et vous avez réduit
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au niveau des existences communes une existence qui eût pu être utile et distinguée ! Cette étroite prudence n'est pas de la sagesse : la Providence a été plus libérale et plus sensée lorsqu'en douant votre fils d'une faculté supérieure, elle vous a donné les moyens d'en diriger et d'en régler les progrès en forlifiant en lui les autres facultés dont il aura besoin pour tirer un jour, de la supériorité qu'il a reçue en partage, toutes les richesses qu'elle peut fournir, et les employer avec fruit. La route vous est ainsi tracée : étudier le naturel de l'enfant, reconnaître quelle disposition est en lui prédominante, faire de cette disposition le point central de son éducation et de vos soins, non pour la combattre, mais pour en seconder le développement en y rapportant vos conseils et ses études, en cultivant en lui celles de ses faculté qui, par leur concours et leur harmonie, rendront moins partielle et plus profitable cette supériorité particulière qui, à leur défaut, pourrait entraîner à côte de ses avantages de graves inconvénients : c'est là ce que vous devez faire, car c'est là ce qui est utile ; et vous pouvez y réussir. Tout ce que vous tenterez hors de. cette route n'aboutira qu'à des efforts infructueux, ou à des résultats bien peu désirables. N'allez pas, en revanche, par une complaisance mal entendue, vouloir jouir trop tôt des dispositions brillantes qu'annonce votre fils pour tel ou tel objet d'étude, et en hâter trop rapidement les progrès pour satisfaire
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votre orgueil paternel. Outre le tort que doit faire au caractère moral de l'enfant une pareille conduite en lui inspirant beaucoup d'amour-propre, elle use ses facultés en détruisant de bonne heure leur équilibre. Les enfants précoces, en effet, ne le sont pas en tout, même quand ils paraissent l'être : c'est le développement excessif de telle ou telle faculté particulière qui donne à leur esprit ce mouvement, cette activité dont les parents s'enorgueillissent, dont les étrangers s'amusent, et qui trompe sur la médiocrité réelle de la plupart des autres facultés, en trompant peut-être aussi sur la supériorité véritable de celle que l'on cultive avec une vanité si empressée. Je n'ai pas besoin d'insister sur les dangers de cette culture en serre chaude, qui fait croître tout-à-couples plantes jusqu'à une grande hauteur, sans fortifier proportionnellement leur tige. Je me contenterai d'ajouter que les parents, même les plus sages, ne sont pas toujours à l'abri de cette faiblesse qui les porte à exercer et à étaler avec complaisance les talents prématurés de leurs enfants; ils les font servir à de petits usages, à des fêtes de famille ; et tel père qui se plaint ensuite avec raison de ce que son fils néglige sa réflexion ou sa mémoire pour se livrer à son imagination, doit s'avouer qu'il n'a pas toujours, dans le temps où il-en , était chargé, maintenu lui-même un juste équilibre entre ces facultés naissantes.
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Pour savoir comment cet équilibre peut être établi, il faut savoir quelle marche suit l'esprit dans son développement ; dans quel ordre naissent, s'étendent et se fortifient nos diverses facultés; quels rapports les unissent, quelle influence elles exercent entre elles, et à quel degré chacune d'elles a besoin du concours des autres pour aller loin sans aller de travers. De pareilles questions embrassent toute la philosophie de l'esprit humain. Sans en parcourir toute l'étendue, on peut extraire de leur examen les préceptes les plus propres à guider les parents dans cette tâche si difficile, qui consiste à tirer parti de la supériorité naturelle de telle ou telle faculté, pour fortifier celles qui s'annoncent comme plus faibles et moins actives. L'enfant reçoit des impressions des objets extérieurs: ces impressions excitent en lui le besoin de connaître ce qu'elles sont et ce qui les cause ; il fait altention à la sensation qu'il éprouve, et à l'objet d'où elle lui vient; l'attention est donc, après la sensibilité, la première faculté agissante, et cela doit être, puisque c'est celle qui tient les objets assez fermement présents à l'esprit pour donner aux autres facultés le temps de s'appliquer à les bien connaître. On doit donc commencer par nourrir et fortifier l'attention. Elle doit être exigeante, c'est-à-dire qu'elle ne doit pas se contenter d'un premier effort ; d'aperçus vagues et incomplets : l'instinct de curiosité des enfants vient
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à
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votre aide;
accoutumez-les à considérer un" objet
sous toutes ses faces; portez leur attention sur ses diverses parties ; que chacun de leurs sens en reçoive l'impression que cet objet peut produire; qu'ils en connaissent bien, s'il y alieu, le son, la matière, la forme, l'apparence visible, l'odeur et, plus tard , la nature, l'usage, etc. Outre l'avantage que vous trouverez à fournir ainsi à leur jeune intelligence des matériaux nombreux et bien déterminés qui ne lui permettront ni de rester oisive ni de s'exercer dans le vague, vous leur ferez contracter l'habitude de ne pas exercer leur attention d'une manière partielle et exclusive ; vous leur enseignerez l'art si important d'observer, et comme tous les avantages s'enchaînent, vous verrez bientôt que cette faculté que vous aurez rendue exigeante, deviendra patiente; car, sans patience, son exigence ne pourrait être satisfaite : elle ne craindra pas de s'arrêter assez longtemps pour bien examiner et bien connaître ; ce qui k forcera nécessairement d'être soutenue, c'est-à-dire de ne pas se laisser distraire par des objets étrangers à celui qu'elle se propose de considérer. La distraction nous trompe en rompant le fil de nos idées, fil difficile à renouer, surtout dans l'enfance ; en nous entraînant à des associations d'idées qui ne sont point motivées par la nature des choses; en nous empêchant de tout voir. Une attention accoutumée à être exigeante, patiente et
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soutenue, ne saurait manquer de devenir forte; et je n'ai pas besoin d'insister sur les avantages de la force de l'attention. Sa faiblesse dans l'enfance tient ordinairement à l'une ou à l'autre de deux causes opposées, à la paresse ou à la trop grande ardeur de l'esprit. Ces deux dispositions ne sauraient être traitées de la même manière. Un esprit indolent et paresseux se plaît à errer sur une multitude d'objets ; comme pour s'arrêter il aurait à faire un effort, il se laisse aller à ces faciles associations d'idées qui, loin de le contraindre à tourner autour d'un même point, ce qui le fatiguerait, le font glisser doucement sur une longue suite d'objets divers, mais liés entre eux, dont il ne sent et ne voit que la surface. On devine sans peine que la qualité qui manque à une attention disposée à agir de la sorte, et qu'il faut lui donner, c'est l'exigence. En retenant l'attention sur un seul et même objet, en l'obligeant à le considérer fixement et sous divers points de vue, on- diminuera celte disposition vagabonde qui lui ôtait sa force en lui donnant le plaisir de s'occuper sans avoir pour ainsi dire besoin d'agir. Les esprits de ce genre sont ceux dont il faut le moins étendre et disséminer les études : plus on agrandit le champ qu'on leur fait parcourir, plus on diminue le degré d'attention qu'ils donnent à chaque pas ; on entretient leur jeune tête dans un état presque continuel de rêverie, singulièrement propre à
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augmenter son indolence. Arrêtez-les au contraire sur un seul point, contraignez-les à y concentrer toute leur attention, et vous leur ferez prendre une habitude dont l'heureux effet contre-balancera ou du moins affaiblira leur disposition naturelle. Cette disposition a un avantage dont vous pourrez profiter; elle s'allie presque toujours à la patience, qualité très-favorable à l'observation : aussi n'aurez-vous aucune peine à rendre patiente cette attention que vous voulez rendre exigeante et difficile : vous ne la presserez point, car vous n'avez pas à craindre que le temps qu'elle emploie à l'examen d'un seul objet la rebute ou la fatigue ; sa pente naturelle est la lenteur; permettez-lui de la suivre. Vous aviez à combattre son indolence, il fallait la contraindre à se fixer, à agir ; dès que vous y êtes parvenu, laissez la agir et se fixer à sa manière : vous êtes trop heureux d'avoir trouvé à côté d'un défaut dangereux, tel que la paresse, une excellente qualité, la patience. Avez-vous à lutter contre la disposition contraire, contre une excessive vivacité d'esprit? des phénomènes correspondants s'offriront à vous, bien qu'en sens opposé. Ce n'est plus de l'exigence que vous avez principalement besoin de donner à une attention empressée, quoique mobile : quand elle ne s'arrête pas assez longtemps sur le même objet, ce n'est pas qu'elle redoute la fatigue d'un examen approfondi: c'est qu'elle est 14
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attirée ailleurs par quelque impression plus vive. Elle ne se laisse pas aller à des associations d'idées lointaines; elle est ébranlée, distraite, saccadée, à chaque instant, par les objets qui l'environnent, et sur lesquels elle est appelée tour à tour par le désir de jouir ou de connaître. Vous devez donc tâcher de la rendre patiente et soutenue, afin de ne pas laisser perdre en efforts jetés au hasard cette activité qui produira les plus heureux effets si elle se concentre. Pour l'y engager, servez-vous delà curiosité, de l'ardeur qui se joignent à cette disposition; combattez la distraction, c'est-à-dire les impressions nouvelles et étrangères, en présentant à ce jeune esprit, d'une manière vive, nouvelle et saillante, chaque point de vue de l'objet que vous voulez lui faire examiner dans son entier. Que votre instruction soit rapide, animée; excitez sa curiosité pour retenir sa mobilité et soutenir sa patience : votre méthode fournira ainsi à son ardeur naturelle assez d'aliments pour qu'il n'aille pas chercher de quoi la satisfaire hors du sujet dont vous l'occupez. Certaines dispositions naturelles étant une fois données et connues, il serait intéressant de savoir quelle est la faculté qui domine communément dans les esprits constitués de la sorte, afin d'adapter à sa nature les soins que nous prenons pour diriger et corriger ces dispositions : on pourrait demander, par exemple, quelle est, dans les deux cas que je viens d'indiquer,
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la faculté qui s'allie de préférence avec ces différents tours de l'attention. De pareilles recherches sont fort délicates, et, pour obtenir quelque certitude dans leurs résultats, il faut avoir examiné, dans leur ensemble, l'esprit et le caractère des individus qui en sont l'objet : je crois cependant que l'on peut donner d'avance quelques indications générales. Ainsi, j'ai eu occasion de remarquer plusieurs fois que la lenteur d'esprit, fruit ordinaire de l'indolence, s'unissait, lorsque l'indolence ne dégénérait pas en incapacité, à une grande exactitude et à ce talent d'observation pour les détails qui rend certains hommes propres à quelques branches de la physique, de la mécanique ou de l'histoire naturelle. La patience rend l'observation facile, et la lenteur lui laisse le temps de devenir exacte : aussi suis-je tenté de croire que, pour tirer parti des esprits de ce genre, il est bon de les diriger vers l'étude des objets matériels, des phénomènes particuliers, vers les travaux qui exigent une exactitude minutieuse, soit pour décrire, soit pour imiter. Telle est, si je ne me trompe, la carrière sur laquelle on peut appeler l'attention des hommes de cette trempe, parce que c'est celle où ils emploieront le plus utilement leur vie et leurs forces. Dans le second cas, au contraire, c'est évidemment l'imagination qui domine : elle est la cause principale de cette mobilité, de cette ardeur qui portent sans cesse l'esprit
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vers des objets inconnus, des combinaisons nouvelles, toutes les carrières de l'invention sont ouvertes à des hommes doués de cette faculté précieuse. Ce qui importe alors, c'est de ne pas permettre à l'attention de se concentrer sur les objets que l'imagination seule lui présente ; je reviendrai sur les inconvénients que cela pourrait avoir, lorsque je parlerai de l'imagination elle-même; en attendant, je me bornerai à faire observer que ce serait là le moyen de rendre l'attention mobile, peu soutenue, et de l'accoutumer à se contenter d'aperçus incomplets : sans cesse entraînée par l'imagination, elle verrait mal, n'examinerait point, et s'épuiserait sur des rapprochements et des associations d'idées peu propres à conserver à l'esprit cette justesse si nécessaire. Il faut donc la fixer sur les objets réels, la retenir dans le cercle des idées exactes et positives, lui fournir un grand nombre de matériaux, et faire servir ainsi sa force et son travail à enrichir la mémoire, à éclairer le jugement, non à suivre les caprices de l'imagination, qui, toujours assez puissante par ellemême, aura besoin de trouver un jour, dans une mémoire bien meublée et dans des habitudes de réflexion, un grand magasin et un bon régulateur. Je n'ai pas besoin d'insister davantage sur l'importance des soins à prendre pour fortifier une faculté sans laquelle nous ne pouvons rien connaître avec certitude et exactitude, et que des hommes de génie ont regar-
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dée comme la base du génie; mais il est nécessaire de distinguer les différents genres d'attention auxquels les enfants peuvent être enclins, et les différentes méthodes dont on doit se servir pour en guérir les inconvénients ou en étendre les avantages. D'après la remarque du docteur Reid, l'attention que nous prêtons aux objets extérieurs, à tout ce qui se passe hors de nous, constitue ce que l'on nomme l'observation; et l'attention aux choses qui se passent en nous est appelée réflexion. L'ignorance des enfants, la curiosité qui en résulte et le besoin d'agir, les portent sans cesse à l'observation; la réflexion leur est presque étrangère : c'est ici une nouvelle preuve de cette sagesse de la Providence que nous devons toujours consulter et imiter. L'observation est la source de l'expérience, et l'expérience est le premier fondement de nos idées et de notre conduite. Plus tard, l'observation et la réflexion auront besoin de se réunir pour former l'expérience de l'homme : à l'entrée de la vie, l'observation seule est nécessaire pour l'expérience de l'enfant; elle suffit à sa petite activité ; c'est à elle à recueillir les matériaux d'après lesquels se dirigera et sur lesquels s'exercera, dans la suite, sa réflexion encore peu capable d'agir. Il faut donc bien se garder de favoriser de bonne heure ce dernier genre d'attention; peu d'enfants à la vérité y sont disposés ; cependant on le rencontre quelquefois dans les individus d'une coinplexion faible,
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d'un caractère sensible et d'un esprit précoce : je ne sais même si la précocité ne tient pas presque toujours au développement prématuré de cette attention intérieure qui constitue la réflexion; c'est du moins celle qu'on admire le plus dans les enfants, et c'est la plus fâcheuse parce que c'est la moins convenable à leur situation et à leur âge. Qu'un enfant ait une mémoire extraordinaire, une présence d'esprit rare,, qu'il fasse des combinaisons rapides, on doit s'en féliciter parce que ces dispositions sont en lui le résultat d'une attention d'observation forte et soutenue; mais qu'il soit enclin à méditer sur ses propres sentiments, ses jeunes idées, qu'il ait l'air de se connaître lui-même, de jouir de sa faible raison, de son petit cœur, et de comprendre le cœur et la raison des grandes personnes, cela est plutôt à déplorer parce que ce travail, encore inutile, use d'avance des facultés encore trop faibles pour y suffire, et empêche le développement de celles qui doivent naître et se fortifier les premières. « Dans ces cas-là, dit ■ « M. Dugald-Stewart, le progrès des facultés intellec« tuelles est hâté d'une manière prématurée ; mais la c< meilleure de toutes les éducations se trouve perdue;, « cette éducation que la nature a destinée à tous les « hommes, au philosophe et à l'homme du monde, et « que tous reçoivent en commun dans les jeux actifs de « l'enfance et dans les hasardeuses aventures qu'elle se
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a plaît à tenter. Ces jeux, ces hasards, sont la seule « école où nous puissions acquérir non-seulement la « force de caractère qui est nécessaire dans les situa« tions difficiles où les hommes se trouvent si souvent « placés, mais encore cet empire prompt et assuré sur « notre attention en tout ce qui concerne les choses « extérieures, sans lequel les plus beaux dons de l'in« telligence, quelques succès qu'ils procurent dans les « méditations solitaires, sont de peu d'usage dans la « pratique des affaires ou dans l'art, nécessaire à cha« que individu, de tirer parti de son expérience pera sonnelle. »
C'est donc l'attention d'observation que dans tous les enfants, et surtout dans ceux qui y sont le moins disposés, il faut tâcher de rendre exigeante, patiente et soutenue : ils ont le besoin et le désir de connaître, par conséquent d'observer; l'attention leur a été donnée à cette fin; le premier pas à faire, c'est d'engager leur volonté à mettre en jeu cette faculté naissante. On doit en même temps leur apprendre de quelle manière ils pourront s'en servir pour atteindre le but qu'elle se
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propose ; les enfants, ainsi que les hommes, se plaisent A a faire usage de leurs facultés, quand ils savent les " employer et les diriger conformément à leur nature et à leur destination : courent-ils rapidement ? ils aiment la course ; sautent-ils agilement ? ils aiment le saut : dès qu'ils ont appris à bien lire, la lecture devient pour
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eux un plaisir. On peut dire, en général, que lorsqu'ils ne se plaisent pas à exercer telle ou telle faculté, par exemple l'attention, la mémoire, etc., c'est qu'ils ne savent pas s'en servir; c'est donc là ce qu'il importe de leur apprendre. Je ne veux pas parler ici des moyens par lesquels on influe sur la partie morale du caraclère, pour inspirer de la bonne volonté et du zèle aux enfants trop souvent tentés d'en manquer; je me borne à indiquer ce qu'on peut faire pour agir directement sur les facultés intellectuelles elles-mêmes, les fortifier et les régler dans leur marche. Ce qui empêche les enfants de faire attention, c'est . ou la fatigue que ce travail leur cause, ou la distraction qui appelle ailleurs cette faculté. Quand elle est fatiguée, n'espérez pas de rien gagner en cherchant à l'exercer encore : le dégoût viendra à la suite de la lassitude et une aversion volontaire se joindra à une incapacité réelle. Quand l'attention est errante et mobile, ne croyez pas que vous la retiendrez en lui ordonnant de se fixer : les enfants ont sur le jeu de leurs facultés intellectuelles moins d'empire que les hommes; et qui de nous pourrait se vanter de savoir maîtriser son attention .selon l'ordre qu'il en recevrait ? L'attention se fatigue lorsqu'elle est trop faible pour suffire à la lâche qu'on lui impose ; elle se promène au hasard lorsque les objets qui se présentent à elle ont plus d'attraits que celui sur lequel on voudrait la retenir ; proportionner
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son devoir à sa force, et rendre l'objet sûr lequel elle s'exerce assez intéressant pour l'occuper tout entière, de sorte que les objets étrangers n'aient plus de prise sur elle, tels sont donc les moj'ens d'atteindre le but qu'on doit se proposer en la dirigeant, c'est-à-dire, de la fortifier et de la fixer. L'homme est né pour agir, et c'est pour agir qu'il a besoin de connaître : aussi les enfants, dès qu'ils ont acquis une connaissance nouvelle, cherchent-ils à la faire tourner au profit de leur activité; tout objet nouveau leur sert à quelque nouvel usage conforme à leur goût pour le mouvement; appliquer leurs facultés naissantes sans que cette application ait un but d'activité, un résultat plus immédiat, plus positif que celui de savoir, c'est là pour eux un effort pénible et contre nalure.Vous leur parlez, vous leur donnez des leçons, et vous voulez qu'ils soient attentifs en vous'écoutant; s'ils pouvaient espérer de réagir sur vous, de vous soumettre aussi à leur influence, ils emploieraient volonliers toute leur force à acquérir des connaissances dont ils se serviraient ensuite pour faire à leur tour acte de puissance et de liberté; mais dès qu'ils se bornent à vous écouter, à s'instruire sous votre dictée, cette occupation passive a peu d'attrait pour eux ; elle ne remue pas assez fortement leur esprit; elle n'ouvre pas devant eux un avenir de mouvement, d'action, d'espérance. S'il1! nntaysoz de bonne volonté pour vous prêter toute
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leur attention, cette faculté bientôt lasse d'un effort si difficile, ne tardera pas à se refuser au zèle le plus sincère, et si le zèle manque, l'attention sera incessamment distraite par des objets qui intéresseront davantage l'activité naturelle de l'enfant. Faites-le donc agir, si vous voulez que son attention se fixe et ne se fatigue pas en peu de minutes; qu'en s'instruisant il agisse, et qu'il entrevoie qu'après s'être instruit, il aura de nouveaux moyens d'agir; alors il sera attentif. Pourquoi les enfanls apprennent-ils si aisément et sitôt leur langue maternelle? c'est qu'ils sont obligés de la parler. Pourquoi celui qui prend une leçon qu'il doit répéter ensuite à d'autres enfants moins avancés, y apporte-t-il tant d'attention et de zèle? c'estqu'il aperçoit, au bout du temps où il se soumet à l'influence de son maître, le temps où il pourra exercer aussi une influence et être maître à son tour. Animée et soutenue par de tels motifs, l'attention se concentre sur l'objet dont la connaissance doit amener des résultats si agréables à l'enfance, et s'y applique aussi longtemps que le permettent les forces de son âge. J'ai vu un enfant allemand qu'on avait amené en France sans qu'il sût un mot de français : forcé. de Vivre au milieu de petits camarades qui ignoraient également sa langue, il apprit rapidement tous les mots, toutes les phrases dont il avait besoin pour s'en-
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tendre et jouer avec eux; bientôt il fut en état île ne se trouver jamais embarrassé, tandis qu'avec son maître qui lui enseignait le français comme on enseigne communément les langues, c'est-à-dire, en endoctrinant un petit être immobile, debout ou sur une chaise, il était incapable d'en traduire quatre lignes. Comme écolier, cet enfant était un être passif, peu intéressé à profiter de leçons où il n'agissait point; comme camarade d'autres enfants, c'était un être actif, attentif à observer et à retenir tout ce qui pouvait lui donner les moyens d'agir et de parler comme les compagnons de ses jeux. Cet exemple suffit pour faire sentir l'importance de ce précepte : Que l'objet sur lequel vous voulez retenir l'attention des enfants soit aussi pour eux un objet d'activité. Quand ils apprennent, ils se sentent dépendants et faibles ; dès qu'ils agissent, ils se croient puissants et libres. Quelle différence entre les motifs de constance et de zèle que peuvent fournir ces deux situations ! Ne les astreignez donc pas de trop bonne heure à ces études entièrement nouvelles pour eux, qui ne se lient à rien dans leur esprit ni dans leur vie, et qui les obligent à recevoir passivement les idées et les connaissances que vous voulez leur donner. On vient de voir que ce n'est pas là le moyen de fortifier et de fixer l'attention; or, tant que l'attention est faible et vagabonde, à quoi sert JL'étade, telle du moins qu'on a
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coutume de l'imposer aux enfants? Nous devons les faire étudier, non pour qu'ils sachent, car on ne sait rien à cet âge, mais pour former les facultés à l'aide (.lesquelles ils acquerront un jour la vraie science, et pour amasser des matériaux dont ces facultés puissent disposer quand elles seront en état de choisir; c'est pour cela que les études qui occupent à la fois la mémoire et le raisonnement, en particulier l'étude des langues, sont si convenables à l'enfance. Elles exercent les forces de l'esprit, et lui fournissent des instruments 'dont il se servira plus tard. Mais toutes ces études, surfout dans les premières années, ne doivent être considérées que comme des moyens de fortifier et de fixer l'attention; c'est dans ce but qu'elles doivent être organisées, c'est à cola que doivent tendre les méthodes d'enseignement. Envisagée sous ce point de vue, réglée et limitée d'après ce principe, l'étude devient non-seulement utile, mais nécessaire, car elle est plus propre que toute autre chose à faire acquérir ce pouvoir de la volonté sur l'attention, si nécessaire dans tout le cours de la vie. Si vous ne présentiez jamais à l'enfani que des objets susceptibles d'exciter et de fixer naturellement son attention, sans que sa volonté raisonnable y prît aucune part, vous pourriez fortifier en lui cette faculté et la rendre capable d'un travail difficile ; mais vous ne le rendriez jamais capable de cette attention
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volontaire, qui se fixe et s'applique selon que l'exige la nécessité ou le devoir. Il ne s'agit pas seulement de donner à l'homme des facultés saines et fortes; ces facultés doivent être, autant du moins que cela se peut, à la disposition de sa volonté; et cela se peut bien plus qu'on n'est communément porté à le croire. Condorcet était, dit-on, si bien maître de son attention que, lorsqu'il avait été interrompu, au milieu de son travail, par une visite ou un dérangement quelconque, il reprenait après, sans peine et sans perte de temps, la suite de l'idée et de la phrase qu'il avait laissées non achevées. Ce pouvoir de la volonté sur l'attention constitue ce qu'on appelle l'application, et l'étude seule peut faire acquérir à l'enfance cette qualité précieuse. Lorsque par des excitants moraux, tirés soit du sentiment du devoir, soit de l'émulation, soit du désir de satisfaire ses parents ou ses maîtres, vous aurez disposé l'enfant à faire acte de bonne volonté, et qu'il se mettra ensuite à l'étude, vous verrez son attention, mise eh jeu par sa volonté, se changer en une application véritable; et vous aurez ainsi l'avantagede fortifier, à-la-fois, l'attention elle-même par l'exercice auquel elle se livrera, et le pouvoir de la volonté raisonnée sur l'attention, par l'habitude que prendra l'enfant d'exercer l'une au gré de l'autre. Voilà le grand avantage de l'élude ; avantage inappréciable, qu'il suffit d'indiquer pour montrer
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danger de ces méthodes légères qui veulent faire de tout un amusement pour l'enfance, et qui détruisent ainsi ce qu'il y a de plus nécessaire dans la vie, la puissance de la volonté sur l'exercice des facultés intellectuelles. Tout acte d'attention suppose sans doute un acte de volonté; mais ce qui importe, c'est que l'homme se rende compte de cette volonté, et qu'il sache que s'il peut, c'est parce qu'il veut et quand il veut. Supposons qu'il soit possible, en instruisant un enfant, de l'amuser et de l'intéresser toujours assez vivement pour qu'il soit toujours empressé et attentif, sans que sa volonté, considérée comme agent raisonnable et moral, y prenne aucune part; l'enfant grandira; un temps viendra où il sera nécessairement forcé de faire des études qui n'auront plus la même facilité et le même attrait; il ne saura rien, car on ne sait rien dans l'enfance, et il n'aura pas appris à étudier, car il n'a pas appris à faire usage de sa volonté pour l'étude. Comparez-le à un enfant qu'on a accoutumé, tout en ménageant son caractère et ses forces, à s'appliquer en étudiant, c'est-à-dire, à faire un acte d'attention résultant d'un acte de volonté dont il a la conscience ; celui-ci, maître de ses facultés qui se sont accrues avec l'âge, en disposera pour vaincre les obstacles qu'il rencontrera dans ses nouvelles études ; tandis que celui-là, incapable de trouver en lui-même un principe de mouvement et d'action dans
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des facultés qui n'ont jamais été mises en jeu que par l'attrait même des objets sur lesquels elles se sont exercées, se rebutera aisément et restera superficiel. Ce qui a trompé la plupart des inventeurs de ces méthodes frivoles, c'est qu'ils ont cru devoir et pouvoir instruire l'enfant sans y faire intervenir sa propre volonté : ils ont séparé l'instruction de l'éducation morale , tandis qu'elles doivent être intimement liées, et que l'une doit tirer de l'autre ses plus puissants mobiles. C'est de l'être moral, c'est-à-dire capable de volonté, que l'être intelligent peut recevoir une impulsion forte et durable. Lorsque vous êtes parvenu à donner à l'enfant ce point d'appui, que rien ne saurait remplacer, prenez soin alors de lui faciliter sa tâche; inventez des méthodes simples et promptes qui l'intéressent, éveillent son activité et aplanissent devant lui la route : il est intéressé à réussir, par cela seul qu'il a voulu lui-même entreprendre ; ses succès l'encourageront : c'est à vous à les lui rendre assez faciles pour ne pas le rebuter, assez laborieux pour entretenir son application ou son attention volontaire. Servez-vous à ce dessein d'un des éléments les plus actifs de l'esprit humain, de l'association des idées. Personne n'ignore avec quelle facilité rapide une idée nous conduit à d'autres idées qui ont avec elle des rapports quelquefois très-difficiles à saisir, et quelle influence cet enchaînement exerce sur les opérations
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de notre intelligence. Je n'ai pas à parler ici des soins pu'on doit prendre pour régler, dès l'enfance, ces associations d'idées, et empêcher qu'elles ne deviennent, dans la suite, une source de préjugés et d'erreurs; je veux seulement indiquer le parti qu'on en peut tirer pour rendre l'attention plus aisée, tout en l'obligeant à être soutenue. Quiconque a observé les enfants a pu voir que fort souvent leur attention était distraite par une idée que faisait naître en eux celle dont on les occupait, et qu'ils suivaient de préférence. Étudiez ces idées qui viennent ainsi à la traverse ; cherchez à les deviner, avoir comment elles se sont introduites dans la tète de l'enfant, par quels liens elles s'unissent aux idées précédentes ; et au lieu de les mettre entièrement de côté, de les regarder comme non avenues, de gronder l'enfant qui s'y livre, suivez-les avec lui ; accoutumez-le à se rendre compte de leur liaison avec l'idée principale à laquelle elles sont venues se joindre ; et si cette liaison est logique, profilez-en pour ramener son attention sur l'idée principale et la fixer en quelque sorte dans son esprit par un fil de plus. Un enfant apprenait à-la-fois son catéchisme et les fables de Fk> rian : comme cette dernière leçon l'intéressait beaucoup, il en était toujours préoccupé et faisait peu d'attention à la première; sa mère s'aperçut que chaque demande du catéchisme qui traitait de la reconnaissance ou de l'obéissance due aux parents, lui rap-
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pelait une fable déjà apprise, et qu'alors son attention, détournée de la morale en préceptes, ne s'occupait plus que des souvenirs de ces animaux dont les actions y tenaient de près ou de loin. Elle profita de cette découverte : à chaque leçon du catéchisme que l'enfant devait apprendre par cœur, elle se mettait au courant de la fable qu'il y rapportait, en causait avec lui, le ramenait de la fable à la leçon, et parvenait ainsi à lui faire apprendre assez vite ce qu'auparavant il laissait traîner plusieurs heures, tant il était distrait par les associations d'idées. Beaucoup de parents, sans doute, ont par-devers eux des exemples qui leur ont montré comment on pouvait faire tourner ainsi la distraction même au profit de l'attention. On peut dire, en général, que lorsque des enfants se sont écartés d'une idée pour en suivre une autre qui s'y lie, ils oublient bientôt la première, parce qu'ils ne savent pas y revenir; un premier écart en amène un second, et ils s'éloignent toujours davantage du point de départ : il ne s'agit donc que de les y ramener en établissant, par un retour heureux, une nouvelle association entre l'idée principale et celles qui en sont sorties. Ces soins minutieux et délicats ne sont cependant pas sans importance : on épargne ainsi à l'enfant beaucoup de contrariétés et de peines ; et ce même principe de l'association des idées, à l'aide duquel on combat les inconvénients de cette distraction qui affaiblit l'attention en la pro' 17
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menant sur une foule d'objets, peut servir aussi à lui rendre plus facile ce passage d'un objet à un autre, auquel elle est souvent obligée. L'ordre établi dans les leçons des enfants est en énéral assez arbitraire : on en règle les heures et la succession d'après des convenances presque toujours étrangères au fond des choses mêmes : ainsi, une leçon de latin suit quelquefois une leçon de dessin, et la leçon d'écriture vient ensuite. N'y aurait-il pas de l'avantage, pour faciliter aux enfants leur travail et hâter leurs progrès, à consulter dans cette distribution les associations d'idées qui peuvent les conduire naturellement d'une leçon à l'autre? L'enfant qui vient de prendre sa leçon de dessin s'est appliqué à copier; il a étudié des traits, des formes : si l'on n'a pas trop prolongé pour lui cette étude, sa main est peu fatiguée, et son esprit est disposé sans doute à transporter sur une étude analogue l'attention qu'il vient de donner et l'expérience qu'il vient d'acquérir. Que n'en profitons-nous pour sa leçon d'écriture ? On prend bien soin de rapprocher l'étude du latin et du grec, celle de la géographie et de l'histoire; il serait aisé, si je ne me trompe, de distribuer ainsi les heures du travail selon une sorte d'ordre des matières qui soulagerait l'enfant d'une partie des efforts que lui cause la multiplicité de ses occupations. Le changement serait assez sensible pour que cette variété qui délasse l'es-
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prit subsistât encore -, et pas assez brusque pour que l'attention fût obligée de se redonner sur nouveaux frais, à l'occasion d'un objet tout nouveau, la peine qu'elle a eue à se fixer d'abord sur un objet quelconque. L'enfant commence par faire un effort pour s'appliquer; cet effort lui réussit: au moment du succès, la leçon change, le cours de ses idées est interrompu; nouvel effort à faire, plus pénible que le premier : aussi n'est-il pas rare de voir des enfants mêler dans une leçon ce qu'ils viennent d'apprendre dans la leçon précédente, bien qu'elles n'aient entre elles aucun rapport. Si elles en avaient d'essentiels, cet inconvénient deviendrait un avantage, et l'enfant lui-même, charmé des facilités inattendues qu'il trouverait dans son nouveau travail, redoublerait de zèle. Ajoutez à cela qu'une pareille méthode établirait de bonne heure, dans ses connaissances et dans ses idées, cet ordre, cette liaison que la plupart des hommes parvenus à l'âge mûr ont tant de peine à mettre dans les matériaux épars qu'ils ont amassés pendant leur jeunesse. Tels sont les principaux moyens qui me paraissent propres à diriger et à fortifier l'attention de manière à la rendre exigeante, patiente et soutenue. De toutes nos facultés, c'est celle dont la faiblesse ou la force influe le plus sur l'énergie des autres, particulièrement sur la mémoire. « On croit communément, dit M. Dugald Stewart,
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« que de toutes nos facultés, la mémoire est celle que la « nature a le plus inégalement répartie aux différents « individus de l'espèce humaine. Il se peut que cette « opinion soit bien fondée. Il faut pourtant remarquer « qu'il n'y a point d'homme, ou presque point, dont « la mémoire ne suffise à l'étude de sa langue, et qui « n'ait appris à reconnaître au premier coup d'œil un « nombre infini d'objets familiers..... On doit inférer « delà que les différences primitives qui peuvent réel« lement avoir lieu entre les hommes, relativement à « la mémoire, sont moins grandes qu'elles ne le parais« sent au premier coup d'œil ; et que celles qui nous « frappent doivent être imputées en grande partie à a des différences d'habitudes dans l'emploi de l'atten« tion, ou au choix que fait l'esprit entre les objets et « les événements offerts à sa curiosité. » L'éducation peut donc espérer encore ici de trouver des moyens pour venir au secours de la nature et fortifier ou corriger ce qu'elle a de faible ou de défectueux. On a reconnu de tout temps que la mémoire était une des faeultés qu'il importait le plus de cultiver dans l'enfance. C'est à elle à remplir les magasins de l'esprit. La vie humaine est si courte qu'on ne saurait prendre trop de soin pour n'en rien perdre et pour en bien employer les différentes époques. On pourrait presque dire que chaque faculté a son âge, un temps où elle s'exerce de préférence, plus que toutes les autres; et les années
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où l'homme est encore peu capable de juger et d'imaginer sont sans contredit celles pendant lesquelles il doit amasser et préparer les matériaux qu'il mettra en œuvre plus tard D'ailleurs, en y regardant de près, on verra que, sans la mémoire, les plus belles facultés restent inutiles, et que toute faculté vraiment supérieure a pour aide et pour base une mémoire forte. On a donc raison de choisir cette faculté comme, la première dont on exige un travail fréquent et soutenu. L'enfant reçoit des impressions, il se les rappelle, ainsi que les objets qui les ont produites ; c'est par là qu'il commence à connaître : tel est l'ordre de la nature ; l'éducation doit s'y conformer. ' Par malheur elle n'a pas toujours assez examiné comment s'exerçait la mémoire, quels étaient ses procédés, et à quelles autres facultés elle se rattachait. Ainsi, l'on oubliait souvent autrefois que la mémoire dépend essentiellement de l'attention \ et l'on faisait apprendre aux enfants des choses qui ne pouvaient fixer leur attention, soit parce qu'elles étaient fort audessus de leur portée, soit parce qu'elles n'avaient aucun attrait pour eux. On se trompait en croyant cultiver ainsi leur mémoire. Nos facultés sont liées entre elles par une dépendance réciproque; elles influent
• In us de quibus nunc loquimur œtatibus quœ nihil dum ipsœgenerare ex se queunt, (memoria) propè sola est quœ juvari curâ ûoeentmm possit.
QUINTII.
Inst. Orat., 1.1, ch. 1, § S.
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l'une sur- l'autre d'après une certaine généalogie qu'il faut connaître et suivre pour favoriser et diriger avec succès leur développement. Comment l'enfant parvient-il à se rappeler ? C'est ce qu'il importe de savoir, avant de chercher par quels moyens on peut aider et fortifier sa mémoire. J'ai dit que la mémoire dépendait beaucoup de l'attention : c'est ce dont personne, je crois, n'aura de peine à se convaincre. « Il n'est pas douteux, dit Quin« tilien, que l'attention n'ait une grande influence en « se fixant, comme les yeux du corps, sur les objets « qu'elle considère, sans s'en détourner jamais1. » Bacon fait à ce sujet une remarque fort simple. « Si « vous lisez un passage vingt fois, dit-il, vous ne l'ap- « prendrez pas par cœur aussi facilement que si vous « le lisez dix fois seulement, mais en essayant par in« tervalles de le réciter de souvenir, et en regardant « le livre lorsque la mémoire vous manque 2. » Beaucoup de parents, sans doute, engagent leurs enfants à faire usage de cette méthode pour s'aider dans leurs leçons, et ils n'ignorent pas que son utilité vient de
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Ne dubium est quin plurimum, in Me parte, valent mentis intenQUINT,L.
Ho, et velut aeies luminiim, à prospectif rerum, quas inlaetur, non aversa. Instit. Orat., 1. Xi, ch. 8, § 1. * Si scriptum aliquod vicies perlegeris, non tam facile illud ihèinoriter disces qutim siillud legas decics, tenlando intérim illud recilare, et ubi déficit memoria, inspiciendo librum. aph. 26. Voyez aussi
QUÎNTILIEN, BACON,
Nov. Organ., 1. 2,
Instit. Orat., 1. XI, ch. 2, § 5
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l'effort auquel se soumet l'attention de l'élève, qui sait qu'après avoir lu, il cherchera tout de suite à se répéter ce qu'il vient de lire. On peut donc affirmer sans crainte que lorsque nous voulons apprendre pour nous rappeler, c'est de la force de l'attention que dépend surtout le succès de la mémoire. Mais cette faculté agit quelquefois sans qu'une vo-. lonté continue y intervienne; un objet, une idée nous en rappellent une foule d'autres : la mémoire dépend donc aussi de l'association des idées, et cette opération de l'esprit lui est d'un grand secours. Une occasion se présente où nous avons besoin de nous retracer tout ce que nous savons sur un certain sujet : en vertu de la loi d'association, cette occasion fait naître une série d'idées qui s'y rapportent, et parmi lesquelles nous choisissons celles dont nous voulons nous servir ; sans ce principe, la mémoire, réduite à des actes isolés etsans liaison, serait pénible, incomplète et insuffisante. Elle tire principalement de l'association des idées son étendue et sa facilité Nous avons donc les deux éléments de la mémoire; c'est-à-dire, les deux facultés à l'aide desquelles elle s'exerce. Ne perdons jamais de vue cette liaison; nous pouvons en conclure déjà que tout ce que j'ai tâché d'in' Voyez dans les Éléments de la Philosophie de l'Esprit humain, de Dugald Stewart, l'analyse de la mémoire, p. 195. t. 2, c. 6, sect. 1«;
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cliquer dans les articles précédents, sur la manière de fortifier l'attention, tournera au profit de la mémoire. Plus nous parviendrons à rendre l'attention exigeante, patienteetsoutenue,plusla mémoire sera sûre et fidèle. Examinons maintenant quelles qualités doit avoir une bonne mémoire, à quelles dispositions d'esprit ou de caractère s'allient communément les unes ou les autres de ces qualités, de quelles facultés elles paraissent dépendre , enfin, comment on peut remédier à leur imperfection ou à leur faiblesse. Lés hommes retiennent plus ou moins facilement ce qu'ils voient et ce qu'ils apprennent : ils en gardent plus ou moins longtemps, plus ou moins exactement le souvenir ; ils se le rappellent plus ou moins promptement, lorsque l'occasion s'en présente. Une bonne mémoire doit donc être facile pour retenir, tenace pour garder, prompte à rappeler : ce sont là ses fonctions, et telles doivent être ses qualités. La facilité sans la ténacité est de peu -d'avantage ; la ténacité sans la promptitude du rappel devient souvent inutile. Il est aisé d'observer dans les enfants comme dans les hommes de grandes différences dans la distribution de ces qualités. Les uns retiennent facilement et oublient vite; les autres apprennent avec lenteur, mais se rappellent longtemps. Souvent ceux-ci n'ont pas, dans l'occasion, un souvenir aussi rapide que les premiers. Que fera l'éducation ? Elle commencera par
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chercher à reconnaître de quel genre de mémoire est doué l'enfant; elle s'appliquera ensuite à donner de la ténacité à une mémoire facile, mais peu sûre; de la facilité et de la promptitude à une mémoire tenace r mais pénible êt lente. La facilité de la mémoire est presque toujours, si je ne me trompe, une disposition naturelle, tandis que sa ténacité dépend beaucoup de l'attention dirigée par la volonté, c'est-à-dire, de l'application. Les enfants, sur qui les objets extérieurs font une impression vive, se les rappellent dès qu'ils les ont vus; mais comme les objets changent souvent, et les affectent d'autant plus vivement qu'ils sont plus nouveaux, leur attention, sans cesse distraite, ne s'arrête pas d'elle-même sur un seul objet, et leur volonté, toujours portée à suivre les caprices de leurs impressions, ne s'efforce guère de la retenir. Ces mêmes enfants, dès qu'ils s'appliquent, dans l'intention d'apprendre, retiennent bien ce qu'ils ont appris facilement, Il y a cependant ici une distinction importante à faire. Prenez-les au moment de l'étude; donnez-leur un motif intéressé pour faire usage de leur facilité naturelle ; qu'ils soient sûrs d'aller s'a- muser dès qu'ils auront appris : en peu de minutes la leçon sera récitée ; mais comme elle n'était pas le principal objet de leur activité, comme le jëu auquel ils se livrent ensuite éveille et fixe bien davantage leur attention, si vous essayez, au moment où ils en sortent, de
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leur demander ce qu'ils savaient si bien tout-à-l'heure, vous verrez avec quelle rapidité se sont effacés de leur esprit ces mots et ces idées qui n'ont pas été le premier but de leur application et de leurs efforts. Avezvous réussi, au contraire, à leur inspirer, du moins pour un temps, le goût de l'étude? Apprennent-ils pour savoir véritablement, non pour aller s'amuser aussitôt après? Leur attention se concentre sur leur leçon ; elle ne voit rien au-delà, n'abandonne pas son objet dès que la tâche proprement dite est finie, se soutient même alors, et parvient ainsi à rendre la mémoire tenace. Cette différence est aisée à observer et à prévoir. Dans lè premier cas, dès que l'enfant a récité, il oublie ce qu'il vient d'apprendre ; aucune arrièrepensée ne lui reste ni de sa leçon, ni des contrariétés qu'elle lui a causées, et qu'il n'a vaincues que dans un but d'amusement; tout est fini, et il va jouer. Si au lieu de cela il s'est appliqué à apprendre, sans autre vue ultérieure que celle de savoir, vous le verrez, lors même qu'il aura récité, rester près de vous, vous questionner sur le sujet dont il s'occupait naguère : son attention se prolonge; sa leçon fait naître en lui de nouvelles idées auxquelles elle s'associe : il n'oubliera pas ce qu'il aura appris ainsi. La ténacité de la mémoire exige donc d'abord que l'attention s'applique exclusivement à l'objet dont elle s'occupe, qu'elle se prolonge au-delà de l'heure même
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de l'étude, et que cet objet soit le but final des efforts de la volonté. Pourquoi les enfants retiennent-ils si bien les jeux qu'ils ont une fois appris? C'est qu'en les apprenant, ils n'ont pensé à rien au-delà. Voyez-les au moment où ils cessent de jouer pour retourner à l'ouvrage; ils ont l'air d'étudier, mais c'est encore le jeu qu'ils étudient; leur esprit y est fixé, et médite sur cet important sujet : aussi ne l'oublient-ils point. C'est par la même raison qu'après avoir essayé de retenir une suite quelconque de faits ou de raisonnements, et n'y avoir pas parfaitement réussi, nous nous retrouvons souvent le lendemain beaucoup mieux instruits que nous ne l'étions la veille. Notre attention est revenue dans l'intervalle sur l'objet qui nous avait occupés; elle en a ressaisi les différentes parties, et la mémoire s'en est rendue maîtresse. N'espérez donc pas exercer utilement la mémoire de vos élèves en faisant de l'amusement qui doit suivre le travail le mobile de leur activité ; où bien ils seront tellement distraits par cette perspective, qu'ils ne pourront même pas profiter de leur facilité naturelle pour apprendre promptement leur leçon ; ou bien, s'ils en font usage, l'attention qui mettra en jeu cette facilité sera si passagère et cessera si complètement, qu'ils oublieront bientôt ce qu'ils avaient paru savoir. N'allez pas croire cependant qu'il suffise de rendre l'enfant appliqué pour donner à sa mémoire toute la
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ténacité dont elle a besoin : l'application est toujours faible et courte à cet âge; il faut la seconder et la soutenir : l'ordre est le meilleur moyen d'atteindre ce but. Personne n'ignore à quel point la classification des faits et des idées soulage la mémoire qui doit les retenir. Il suffit d'ailleurs, pour s'en convaincre, de songer aux inconvénients du désordre et à l'impossibilité où nous serions de nous rappeler où sont nos livres, nos papiers, nos effets, etc., s'ils n'étaient rangés suivant un certain ordre qu'il nous est facile de ne pas oublier. Établissez donc, dans les études de vos enfants et dans la manière dont vous leur présentez tout ce qui doit entrer et rester dans leur jeune tête, une méthode simple, régulière, qui les mette d'abord en état de distinguer bien nettement chaque objet, et qui leur donne ensuite des principes généraux auxquels ils puissent rapporter tout ce que leur offrira une instruction plus étendue. Je n'ai pas besoin de prouver combien il importe, pour la-ténacité de la mémoire, que les objets qu'elle étudie soient distincts. Plus deux objets se ressemblent, plus il est difficile d'en saisir et d'en retenir la différence. Voyez un enfant qui étudie un catéchisme ou tout autre livre d'instruction : s'il rencontre deux demandes qui disent en termes divers des choses à-peu-près semblables, il aura beaucoup de peine à les apprendre; elles se confondront et s'embrouilleront dans son esprit, où elles ne laisseront,
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même quand il sera parvenu à les réciter, que des traces peu durables. Le premier avantage de l'ordre est donc de distinguer nettement les objets d'étude, en les mettant tous à leur place, en réunissant ceux qui peuvent être réunis et en séparant ceux qui diffèrent. A cet avantage s'enjoint un autre plus important encore, c'est celui de rassembler sous quelques chefs essentiels la multitude des faits et des conséquences que l'enfant doit connaître. Pour enseigner l'histoire aux enfants, ne commence-t-on pas par leur indiquer ses grandes périodes, et dans chacune de ces périodes les grands événements qui l'ont signalée, afin de fournir ainsi à leur mémoire des cadres qu'elle retient sans peine, soit à cause de leur petit nombre, ou à cause de leur importance, et à l'aide desquels elle se rappelle ensuite plus sûrement les noms et les événements qu'elle y rattache? On peut user d'un procédé semblable dans l'enseignement de toutes les sciences : il rend, dans certaines études, les premiers pas plus lents et plus pénibles ; l'enfant a besoin de plus de temps et de plus d'efforts pour saisir et retenir quelques principes généraux, qu'il n'en mettrait à apprendre un pareil nombre de faits particuliers; mais dès qu'il s'en est rendu maître, il y rapporte les faits et les grave solidement dans sa mémoire. L'étude des langues en fournit un exemple remarquable. « Si quelqu'un, dit M. Dugald « Stewart, étudie une langue étrangère uniquement
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« en l'entendant parler, et sans en connaître les prin« cipes, il parvient d'ordinaire à la parler avec plus de « facilité que celui qui en a fait une étude grammati« cale; et cette facilité dure aussi longtemps qu'il « demeure dans le pays où tout le monde en fait a usage; mais un petit nombre d'années d'absence « suffit pour la lui faire oublier, et alors il se trouve « aussi ignorant à cet égard qu'avant d'avoir fait cette « étude. Quand on a bien étudié une langue par prin« cipes, le défaut d'usage ne la fait pas si aisément « oublier. » On tombe donc, en voulant enseigner les langues par routine, dans un inconvénient beaucoup plus grave que celui qu'on prétend éviter ; car à quoi sert d'avoir appris rapidement si on doit oublier aussi vite? Cette erreur, souvent commise de nos jours, s'est étendue même quelquefois jusqu'à l'enseignement des langues anciennes ; on a cru qu'il suffirait de parler latin aux enfants pour le leur apprendre, et l'on n'a pas même songé que comme l'enfant entend parler latin à fort peu de gens, la méthode de routine est ici non-seulement mauvaise en elle-même, mais fort insuffisante, car elle met peu de choses dans une mémoire où au bout de quelque temps il ne reste plus rien. C'est ainsi, dit-on, que nous apprenons notre langue maternelle; d'accord, mais nous parlons notre langue toute notre vie; ainsi nous n'avons jamais le temps de. l'oublier : d'ailleurs, à un certain âge, nous en étu-
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dions aussi la grammaire ; et qui ne sait enfin quelle supériorité ont sur les autres hommes, pour la connaissance même de leur langue, toutes choses d'ailleurs égales, ceux qui ont étudié philosophiquement une langue morte? C'est donc un excellent moyen, pour donner à la mémoire de la ténacité, que de ranger dans un ordre clair et systématique les objets qu'on lui confie. On y réussit en classant les faits ou les idées d'après les véritables rapports qui les lient, et en rattachant chaque série d'idées ou de faits ainsi classés aux principes généraux dont elle dépend. Je dis qu'on doit classer les faits et les idées d'après leurs rapports naturels, toutes les fois qu'on peut se dispenser d'établir des rapports arbitraires et de pure convention. Qui ne voit que ces derniers rapports sont tellement sujets à l'erreur et au changement, qu'on ne saurait sans inconvénient en faire la base de l'instruction ? Prenons la géographie pour exemple. Si vous ne l'enseignez à l'enfant que d'après les divisions politiques des États, ces cadres que vous donnez à sa mémoire, pour qu'il y place tout le reste de la science, seront sujets à de grandes incertitudes. Faites-lui connaître, au contraire, la configuration de notre globe et les divisions réelles qu'y établissent les chaînes des montagnes, les vallées, les mers, le cours des fleuves, sa mémoire pourra retenir cette classifi-
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cation sans crainte d'avoir à la changer plus tard : elle y rapportera toutes les classifications arbitraires, quelles qu'elles puissent être ; elle aura ainsi, au milieu des vicissitudes des États, des cases immobiles toujours prêtes à recevoir les noms qu'on voudra leur donner, tandis qu'autrement elle s'embarrassera si l'on vient à renverser l'ordre qu'elle a une fois adopté. J'engage ceux qui avaient étudié la géographie uniquement d'après la méthode que je crois pouvoir blâmer, à se demander ce qu'il leur en a coûté pour suivre et voir avec clarté les changements politiques de notre continent, et ce qu'ils se seraient épargné de peine, ce que leurs connaissances géographiques auraient acquis de netteté si les divisions naturelles de la terre leur avaient servi de première base. On voit déjà, d'après ce que je viens de dire, que l'ordre favorise non-seulement la ténacité de la mémoire, mais encore sa facilité à retenir et sa promptitude à rappeler : de même que la première de ces qualités dépend surtout de l'attention, les deux autres tiennent de plus près, si je ne me trompe, à l'association des idées, à sa rapidité et aux lois qui la gouvernent. C'est donc sur cette dernière faculté qu'il faut agir pour les cultiver avec succès; établir dans les études, et par conséquent dans les connaissances qui en résultent, un ordre philosophique, est encore, sans contredit, le meilleur moyen d'y réussir. Toute classi-
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fîcation lie entre eux les objets qu'elle comprend ; dès qu'ils sont liés,' ils sont soumis à l'association des idées, et l'on sait avec quelle promptitude agit cette faculté : ce qui importe, c'est que cette liaison ne s'opère pas au hasard et par des circonstances purement accidentelles, mais d'une manière logique et conforme aux véritables rapports des choses. En vertu de cette heureuse harmonie qui existe entre l'esprit humain et la vérité, la mémoire retient plus facilement ce qui est vrai et fondé en raison, que ce qui est incohérent et absurde. On ne saurait donc, pour la servir utilement, veiller avec trop de précaution sur la justesse et la légitimité des associations d'idées que forme l'enfant ; car indépendamment des erreurs sans nombre auxquelles leur fausseté entraînerait son esprit, elle aurait pour la mémoire même des inconvénients très-graves. J'ai vu un enfant à qui l'on n'avait jamais bien fait saisir, en lui enseignant l'histoire, le principe suivant lequel doivent s'associer dans la mémoire les noms et les événements dont elle parle ; c'est-à-dire, celui de la contiguïté de temps et de lieu. Il ne savait point l'histoire, quoiqu'il se fût donné beaucoup de peine pour l'apprendre ; elle n'était pour lui qu'un immense chaos de personnages et de faits qu'il oubliait sans cesse ; tandis que si on l'eût accoutumé de bonne heure â ne jamais voir un nom ou un fait sans l'associer à l'idée du temps et du lieu auxquels il se rapportait réellement, ainsi qu'aux
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autres noms et aux autres faits appartenant au même lieu et au même temps, ce chaos se serait rangé et éclairci de telle sorte que sa mémoire en aurait été infiniment meilleure. C'est à cause de cela que la méthode synchronistique, c'est-à-dire celle qui retrace simultanément tout ce qui s'est passé en même temps dans les divers lieux dont s'occupe l'histoire, a de si grands avantages pour cette étude. Elle range et lie les faits suivant le principe d'association propre aux sciences historiques, le rapport des temps, et grave les dates dans la mémoire en les rattachant à chacun des faits qui appartiennent à la même époque. Aussi les hommes qui ont étudié l'histoire d'après cette méthode sont-ils, je crois, les seuls qui la connaissent bien, et surtout nettement. On doit tirer de là cette conséquence générale qu'il importe beaucoup, pour aider la mémoire dans l'étude des différentes sciences, de fixer d'abord dans l'esprit Je principe d'association propre à chaque science er. particulier. « Dans toute science, dit M. Dugald Ste« wart, les idées sur lesquelles elle roule sont unies « entre elles par quelque principe particulier d'asso« cialion. Dans l'une, par exemple, dominent les asso« ciations des idées fondées sur la relation de cause et « d'effet; dans l'autre, celles qui dépendent des rela« tions nécessaires propres aux vérités mathémati« ques ; dans une troisièn? \es associations fondées
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« sur la contiguïté de temps et de lieu. Ceci nous « révèle une cause de l'accroissement graduel qu'é« prouve notre mémoire, quand on l'applique aux « objets d'une étude qui nous devient chaque jour plus « familière : car quel que soit le principe d'association « dominant entre les idées qui nous occupent habi« tuellement, il doit se fortifier par notre attachement « à un genre d'étude où ce principe est constamment « employé » Il agit alors plus rapidement, etles associations, fondées sur ce principe, deviennent plus nombreuses : nouvelle cause de promptitude et de ténacité dans la mémoire. Plus en effet nos connaissances s'étendent sans cesser d'être liées, plus est grand le nombre de fils par lesquels chaque objet est retenu dans notre esprit, et plus sont fréquentes les occasions qui nous le rappellent. « Ceci nous fait voir, dit encore « M. Dugald Stewart, à quoi tient la facilité de retenir « un nouveau fait ou une nouvelle idée. Cette facilité « dépend du nombre des relations qui unissent ce fait « ou cette idée aux objets de nos connaissances précé« dentés. On voit aussi que bien loin de charger la « mémoire, chaque, acquisition de ce genre ancre plus a profondément dans notre esprit les choses que nous « savions déjà, et qui ont avec elle quelque rapport ou « quelque liaison. »
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Éléments de la Philosophie de l'esprit humain, tom. 2, ch. 6,
sect. 3, p. 239,
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Lors donc qu'un enfant est capable d'une attention assez forte pour examiner avec patience et saisir nettement chaque objet qui lui est présenté, il ne faut pas craindre de varier ses études. Plus il acquerra de connaissances et d'étendue dans l'esprit, plus la facilité et la promptitude se joindront dans sa mémoire à la ténacité qu'il doit surtout à la force de son attention, et qui ne laissera pas de s'en accroître. Si, en revanche, son attention est faible, s'il ne sait pas la concentrer, ne profiiez pas de la facilité qu'il peut avoir d'ailleurs à apprendre pour disséminer les forces de sa mémoire sur une foule d'objets divers : il n'en retiendra aucun solidement, ou les liera dans son esprit par des relations qui ne seront point fondées sur la nature intime des choses et sur la connaissance qu'il en a acquise, mais sur de premiers aperçus nécessairement vagues et superficiels. Cette dernière disposition est la plus commune, surtout dans l'enfance; aussi la ténacité est-elle, à cet âge , ce qu'il faut le plus soigner dans la mémoire. A mesure que l'enfant grandira, et que ses facultés se fortifieront, vous verrez la facilité et la promptitude de la mémoire augmenter sans que la ténacité en souffre. Les hommes d'un âge mûr éprouvent eux-mêmes cet effet. Nous avons déjà dit que cé qu'ils apprennent leur rappelle et affermit en eux ce qu'ils savaient déjà : c'est qu'ils se rendent compte des liens quiunissentleur3 anciennes et leurs nouvelles con-
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naissances. Or, pour tirer du principe de l'association des idées tous les avantages qu'il peut fournir, il ne faut vouloir en obtenir de grands résultats que lorsque la personne en qui il doit agir peut en saisir elle-même le jeu et les conséquences. J'ai indiqué, en traitant de l'attention, la meilleure manière dont on puisse, à mon avis, se servir utilement dans l'enfance de l'association des idées; c'est en établissant, dans les leçons et les études des enfants, un ordre conforme à l'analogie des matières qui en font le sujet. Je me suis borné jusqu'ici à exposer quelques-uns des moyens simples et naturels par lesquels on peut agir directement sur la faculté de la mémoire. Je n'ai rien dit de la mémoire artificielle, c'est-à-dire de ces méthodes à l'aide desquelles « on lie dans « son esprit des choses difficiles à retenir avec d'au« très choses que l'on retient plus aisément, et cela « dans le but de se rappeler les premières par les « dernières. » Simonide passait chez les anciens pour l'inventeur de la première méthode de ce genre ; Quintilien paraît en faire assez peu de cas. Les modernes ont renouvelé ces tentatives : la Mémoire technique (Memoria technica) de M. Gray, les essais de M. Feinaigle et de quelques autres Allemands, offrent des méthodes dont quelques faits semblent prouver l'utilité, mais dont mille raisons m'empêchent de recommandei l'usage. Il vaut infiniment mieux, à mon avis, 16
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COMMENT ON PEUT REMÉDIER
s'appliquer à fortifier les facultés elles-mêmes, à guérir leur faiblesse, que chercher à suppléer leur force par des secours étrangers qui nuisent souvent à l'économie générale de l'esprit. On pourrait aussi multiplier à l'infini le détail des petits moyens que les parents et les maîtres peuvent prendre pour cultiver la mémoire des élèves. J'aurais pu insister, par exemple, sur l'avantage de faire entrer, autant que possible, l'instruction par les yeux plutôt que par les oreilles. « Les sensa« tions de la vue, dit Quintilien, sont plus vives que « celles de l'ouïe » La figure étant quelque chose de permanent, tandis que le son est passager, se grave mieux dans la mémoire ; c'est d'après la figure plutôt que d'après le son que les enfants qui apprennent à lire reconnaissent les lettres. Qui ne sait que, dans l'étude des mathématiques, la vue des figures contribue beaucoup à faire retenir les propositions ? Quiconque a ses enfants à élever saura tirer de là mille petites ressources pour secourir une mémoire pénible. De pareils détails doiventêtre pris en considération par les parents ou les maîtres eux-mêmes, mais ne sauraient leur être prescrits d'avance. Je n'ai voulu que faire sentir la nécessité de l'équilibre des facultés en général, développer en particulier la nature et la dépendance réciproque des deux facultés qu'il importe le plus de cul1
Acrior est oculorum quàm aurium sensus. Instit. Orat., 1. XI,
ch. 2. § 4.
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tivef dès l'enfance, l'attention et la mémoire; et indiquer les principes essentiels de la méthode qu'on doit suivre, en consultant leur ordre de développement et leur influence sur l'ensemble de l'esprit. De tels sujets sont nécessairement un peu secs; mais leur gravité et l'utilité que peut avoir leur examen, si l'on s'y arrête avec patience pour en tirer de nombreuses conséquences pratiques, doivent faire oublier cet inconvénient momentané. Comment savoir former l'homme sans le connaître, et comment le connaître sans avoir étudié tout ce qui constitue son intelligence et contribue à déterminer ses volontés?
��CONSEILS
D'UN PÈRE
SUR
L'EDUCATION.
o—<. o
III
DES MOYENS D'ÉMULATION.
(1812.)
On entend en général par émulation, « cette espèce « de jalousie qui excite à égaler ou à surpasser quel« qu'un en quelque chose de louable1. » Cette définition suppose toujours plusieurs personnes entre lesquelles existe la rivalité. Je me permettrai de prendre le mot émulation dans un sens plus étendu, et d'entendre par moyens d'émulation tous les moyens que l'on peut employer pour exciter l'activité des enfants et
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Dictionnaire de l'Académie française. 16.
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liâter leurs progrès ; moyens au nombre desquels se range l'émulation proprement dite, c'est-à-dire la rivalité d'élève à élève. Cette acception, je le sais, n'est pas exactement conforme à l'étymologie ni à l'usage; mais elle est facile à saisir, et je ne connais aucun mot propre à remplacer commodément celui auquel je la prête. Donner de l'émulation à un enfant est donc, dans ce sens, lui inspirer du zèle pour l'étude, engager sa volonté à mettre en jeu les facultés qui doivent lui servir à s'instruire ; c'est le ressort que l'éducation morale emploie pour seconder et presser la marche de l'instruction. Ce ressort est le seul qui soit vraiment utile et efficace. Ce n'est que de l'être moral, c'est-à-dire capable de volonté, que l'être intelligent peut recevoir une impulsion forte et durable. « C'estlabonne volonté, « dit Plutarque, qui est un lien plus fort que toute « autre contrainte que l'on saurai t donner aux hommes, « et le pli qu'ils prennent par bonne institution dès « leur première enfance, qui fait que chacun d'eux se « sert de loi à soi-même1. » Je sais que, dans l'enfance, cette volonté est plus changeante, plus faible, et qu'on doit moins exiger d'elle; mais ce qui résulte de là, c'est tout simplement qu'un enfant ne peut faire autant d'efforts de volonté qu'un homme ; non qu'un effort de
i Plut., Vie de Lycurgue, c. 10.
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volonté ne lui soit pas nécessaire pour bien faire ce qu'il fait : c'est la même puissance, quoique moins énergique; sa tâche doit être plus aisée, mais elle seule peut la remplir. La volonté de l'enfant est donc l'intermédiaire sur lequel on ne saurait se dispenser d'agir, si l'on veut qu'il avance dans la route de l'instruction. Cette vérité est assez généralement reconnue de nos jours : cependant, je crois devoir y revenir parce que les vérités, même quand elles sont reconnues, n'exercent pas aussitôt tout leur pouvoir. Il faut qu'elles aient eu le temps de déraciner les habitudes contraires, et ce temps est plus long qu'on ne pense : l'homme agit plus souvent d'après ses habitudes que d'après ses opinions ; tout le inonde convient de la sagesse et de l'utilité d'un principe, tandis que personne n'en fait encore une application uniforme et soutenue : on doit alors revenir constamment sur ce principe; le suivre dans tous les détails, en justifier sans cesse la bonté, et montrer comment on'peut s'en servir pour qu'il se change en une habitude salutaire. En éducation comme ailleurs, cette précaution est aujourd'hui de la plus haute importance : c'est le seul moyen de ne pas laisser perdre des vérités récemment mises en lumière dont nous sommes loin d'avoir tiré tous les fruits qu'elles semblent promettre. Voyons donc comment on peut influer sur la volonté de l'enfant.
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Quels sont les mobiles qui déterminent l'activité des hommes? le besoin d'agir, l'intérêt personnel, le sentiment du devoir. On pourrait en quelque sorte classer les individus selon qu'ils obéissent à l'un ou à l'autre de ces mobiles. Les idiots, les gens ineptes et imprévoyants agissent par un besoin de leur nature, et souvent sans songer à ce qui leur est nuisible ou avantageux. Les hommes plus réfléchis examinent ce qui leur convient, prévoient, combinent, calculent, et se gouvernent selon ce qu'ils croient de leur intérêt. C'est un pas de plus vers le développement de la raison; rien n'est fait encore pour la morale. Viennent les hommes vertueux qui consultent avant tout la conscience, et la prennent pour guide dans toutes les occasions où elle a à parler. La même gradation se fait observer dans l'enfance : le besoin d'agir est la première cause des mouvements et des volontés de l'enfant; à mesure qu'il grandit, il s'accoutume à agir par intérêt, quelle que soit la nature de ce qu'il considère comme tel ; le sentiment du devoir naît en lui plus tôt ou plus tard, selon qu'on néglige ou qu'on prend soin d'en favoriser le développement, mais après ces deux premiers mobiles. Comment peut-on et doit-on mettre en jeu ces différents ressorts? Le besoin d'agir a, je crois, une puissance plus forte, plus étendue et plus durable qu'on ne le pense communément. Personne ne peut calculer jusqu'où va son
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influence sur la conduite des hommes, et personne, ce me semble, n'a assez insisté encore sur le parti qu'on en peut tirer pour diriger celle des enfants. Comme c'est une cause secrète et tout intérieure, dont celui-là même qui y est soumis ne se rend pas compte et que les autres ne démêlent qu'à force de sagacité, on a trop négligé de l'examiner et de s'en servir. C'est du besoin d'agir que naît l'ardeur que portent les enfants dans leurs jeux ou dans les exercices qui leur plaisent, et c'est parce qu'ils sont libres alors de satisfaire ce besoin qu'ils réussissent si bien dans ce genre d'occupations. Voyez-les au milieu d'une partie de barres : ils sont en grand nombre, ils se croisent dans leurs courses; sont-ils jamais embarrassés pour se rappeler quel est celui qu'ils peuvent faire prisonnier, et celui par lequel ils ont à craindre d'être pris eux-mêmes? Toutes leurs facultés, la mémoire, l'attention, le jugement, se déploient avec une énergie et une rapidité singulières : c'est qu'ils agissent; c'est que toutes les forces de leur esprit et de leur corps s'exercent de concert ; c'est que rien ne contrarie et ne gêne ce besoin de leur nature. Que leurs études soient arrangées de manière à leur fournir aussi les moyens de le satisfaire, ils s'y plairont et y feront des progrès. Les Grecs s'entendaient mieux que nous à mettre à profit, en s'y conformant, cette disposition de l'enfance. Chez eux, l'étude était active ; ils savaient heureusement
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allier les travaux de l'esprit et les exercices du corps : c'était en causant, en discutant et en se promenant que les hommes même s'instruisaient. Les enfants ne pas^ saient pas leurs jeunes années, immobiles et muets, à être ennuyeusement endoctrinés; ils vivaient entre eux à l'instar des hommes, et pouvaient toujours faire tourner les connaissances nouvelles qu'ils acquéraient au profit de leur activité. Je suis loin de croire que nous devions imiter servilement les Grecs ; tout est différent entre eux et nous; nous avons autre chose à apprendre, à savoir et à faire : nos institutions ne sauraient et ne doivent pas être les leurs; mais les vérités restent les mêmes, quels que soient l'usage auquel elles s'appliquent et la forme qu'elles revêtent. Les Grecs savaient profiter en éducation de ce penchant naturel qui nous porte à agir dès que nous pouvons remuer, et ils ne réussissaient pas mal à former des hommes. Nous avons à former non des Grecs, mais des Français : suivons, sinon la même route, du moins une route parallèle : nous rencontrerons plus d'obstacles, j'en conviens; nous serons obligés de faire plus de sacrifices; mais il faut aller droit, dût-on ne pas espérer d'aller bien loin. Je ne saurais donc trop recommander aux parents et aux instituteurs de consulter avec soin ce besoin d'agir qui se manifeste de bonne heure chez les enfants, et de chercher à faire tourner, au profit des études nécessaires
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à cet âge, une disposition qui tourne si naturellement au profit de ses jeux. Quand l'enfant commence à se développer, le germe d'activité qui fermente en lui ne s'est encore fixé sur aucun objet : c'est alors qu'il faut lui présenter les objets qui lui conviennent, et donner à tous ceux dont on l'occupe une forme propre à exercer ce penchant à l'action ; mobile d'autant plus important à employer, que s'il n'est pas satisfait, il se porte ailleurs, et détourne les forces de ce jeune esprit du point sur lequel on voulait les con centrer. « Les enfants, dit Rousseau, oublient aiséce ment ce qu'ils ont dit et ce qu'on leur a dit, mais « non pas ce qu'ils ont fait et ce qu'on leur a fait1. » Ne pas les appliquer de trop bonne heure à des études où ils n'ont qu'à écouter; prendre soin de les laisser agir eux-mêmes dans les études qu'ils doivent nécessairement faire de bonne heure, telle est la méthode à suivre, si vous voulez que.leur volonté, stimulée par le plaisir qu'ils trouvent à déployer leur activité, concoure avec la vôtre à presser et à assurer leurs progrès. Si vous savez donner à ce moyen d'émulation toute l'extension et toute la force dont je le crois susceptible, vous ne serez pas obligé d'avoir sans cesse recours à un mobile dont on se sert communément, parce que c'est le plus commode, l'intérêt. Accoutumés à voir quel
i Emile, l. 2, .
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empire l'intérêt exerce sur les hommes, et maîtres d'exercer ce même empire sur nos. enfants, puisque nous disposons de leurs punitions et de leurs récompenses, nous usons inconsidérément de cette facilité. Des bonbons dans le premier âge ; plus tard, des plaisirs, de l'argent, les jouissances de l'amour-propre ; voilà les ressorts à l'aide desquels nous faisons marcher ces jeunes créatures dans une route qui, disons-nous, leur déplairait sans cela. Les bonbons me paraissent avoir peu d'inconvénient : l'enfant, à cet âge, n'attache à la gourmandise aucune idée d'immoralité ; le goût lui en passera sans peine si nous ne lui en faisons pas une habitude, et l'importance qu'on a mise quelquefois à défendre l'usage de ces petits moyens, souvent les seuls dont on puisse se servir avec des êtres qui n'ont guère encore qu'une existence de sensation, est, selonmoi.fort exagérée. C'est àl'époque où le raisonne-, mentcoinmenceà prendre de la suite et de l'étendue, où l'enfant devient capable de distinguer les idées de devoir et de plaisir, qu'il ne faut user du ressort de l'intérêt qu'avec une extrême précaution. Je ne saurais trop insister ici sur une distinction trop souvent négligée : faire d'une récompense promise à l'enfant, s'il remplit bien sa tâche, la source de son zèle, le mobile de sa volonté, et le récompenser quand il a bien fait, sont deux choses totalement différentes. Je vois beaucoup d'avantage et nul inconvénient à ce que le plai-
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sir, qui est le bonheur de l'enfance, se place, pour elle, à la suite du devoir satisfait • c'est le meilleur moyen de faire aimer la vertu à l'enfant, jusqu'à ce qu'il puisse l'aimer pour elle-même, indépendamment de ses résultats : accoutumé ainsi à trouver sa vie agréable lorsqu'il a bien agi, l'importance qu'il met à bien agir s'accroît pour lui de tout le bonheur qui accompagne sa jeune vertu, sans qu'il l'ait calculé ni arrangé d'avance. Il aime à être sage parce qu'il aime à être heureux; mais si l'idée du bonheur ne se sépare jamais de celle du devoir, celle du devoir marche toujours la première, et elles se fortifient ainsi mutuellement. Promettez au contraire à un enfant tel ou tel plaisir, telle ou telle récompense s'il s'acquitte bien de sa tâche, toute idée de devoir disparaît; un calcul intéressé en prend la place, occupe seul son esprit; la tâche pourra être bien faite, mais il n'aura point appris à bien faire; ses efforts de volonté ne seront que momentanés, et le lendemain, si vous ne lui proposez pas un nouveau plaisir, vous courrez risque de le voir travailler fort mal. Que l'enfant s'amuse parce qu'il a bien fait, rien de plus juste; mais qu'il ne fasse bien que pour s'amuser, rien de plus dangereux. Accoutumez les enfants à voir, non l'amusement de quelques heures, mais le bonheur de tous les moments dépendre de leur bonne conduite ; ils se plairont à se bien conduire, et le devoir leurparaîtrasi impérieux, si nécessaire, que son accom49
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plissement sera l'objet des efforts libres et soutenus de leur volonté. Si vous ne savez au contraire animer cette volonté que par la promesse d'un plaisir, le plaisir deviendra la loi suprême de l'enfant ; ce sera le seul but de ses travaux : faire son devoir ne sera pour lui qu'un moyen d'arriver à ce but, une idée secondaire qui n'acquerra à ses yeux ni la hauteur ni la gravité qu'elle doit avoir. J'ai déjà fait observer que les progrès qu'on pouvait obtenir par là n'étaient ni bien vrais- ni bien solides, parce que l'attention, toujours fixée sur le but auquel l'enfant veut arriver, abandonne sur-le-champ, dès qu'il y est parvenu, les objets d'étude dont il vient de s'occuper, et n'a pas le temps de les graver profondément dans la mémoire. Mais, en supposant même que ces progrès fussent réels, vous n'auriez pas résolu ce grand problème de l'éducation mo^ raie, considérée dans ses rapports avec l'instruction": inspirer à l'enfant cette bonne volonté qui le porte à foire de lui-même, constamment et avec zèle, les efforts dont il a besoin pour réussir et avancer dans ses études; Il y a donc un double inconvénient à mettre en jeu le ressort de l'intérêt de la manière que je viens de blâmer : on n'inspire pas ainsi à l'enfant une bonne volonté vraiment efficace, et l'on dirige mal le développement de ses dispositions morales. Qu'on ne s'en prenne pas à la nature même des mobiles dont nous pouvons disposer : l'homme n'a rien en lui qui ne
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puisse tourner au profit du bien comme au profit du mal : tout dépend des principes d'après lesquels il s'ac« coutume à agir et à juger. Malheureusement on gouverne les enfants, comme les hommes, plutôt par leurs défauts que par leurs qualités : veut-on les faire obéir? on se sert de leur faiblesse ; s'agit-il de leur faire remplir une tâche? on emploie toutes les séductions de l'intérêt. Ces dispositions que l'on.devrait combattre comme on doit combattre les dispositions de l'enfance, en ne leur donnant jamais une occasion de s'exercer, en les laissant dans une inertie absolue, sont précisément celles dont on éveille l'activité, dont on augmente la puissance : n'est-ce pas ainsi que, dans le monde, le plus fort et le plus habile assujétit et avilit ceux qui l'entourent, en profitant de leurs faiblesses et de leur penchant à tout oublier pour leur intérêt personnel? User de cette méthode avec les enfants est plus coupable encore que s'en servir pour conduire les hommes, parce que, dans ce dernier cas, elle est souvent la seule que l'on ait à sa disposition, tandis qu'avec des êtres dont le caractère et les idées sont encore flexibles, on est plus libre de choisir et d'arranger à son gré les ressorts que l'on met en jeu. Servez-vous donc, pour faire agir et avancer vos enfants, de ce qu'il y a de bon, non de ce qu'il y a de mauvais dans leur nature morale, et ne craignez pas de manquer jamais de prise sur eux; le bien et le mal sont .partout; il ne s'agit que de les
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séparer nettement, et de se répéter sans cesse que le mal doit être combattu avec les armes que nous fournit le bien. Cette vérité n'est jamais plus évidente que lorsqu'on s'adresse à un intérêt d'un genre particulier, à Y amour-propre, considéré comme moyen d'émulation. De tous les mobiles qu'on peut employer pour inspi. rer aux enfants un véritable zèle, Y amour-propre est sans contredit le plus puissant. Il agit directement sur la volonté, ét la pousse à chercher, dans les facultés qui sont les instruments dont elle dispose, toutes les ressources qu'elle y peut trouver, pour les diriger ensuite vers un seul but, objet des désirs de l'élève. De là résultent, dans les efforts de ce dernier, cette spontanéité, cette concentration de forces sans lesquelles ses progrès ne sont jamais ni grands, ni sûrs, ni rapides. Ébranlé dans tout son être par un sentiment naturellement actif et inquiet, il se meut de sa propre impulsion, et déploie, pour le satisfaire, tout ce qu'il possède de liberté et de puissance. Ce sentiment n'aspire point d'ailleurs à des plaisirs bas et matériels : les désirs dont il se compose, quelque inférieurs qu'ils soient aux intentions désintéressées de la vertu, quelque dangereux qu'ils puissent devenir par leur dérèglement et par leur excès, "sont beaucoup plus nobles que les désirs grossiers et sensuels qui gouvernent la plupart des hommes : ils sont fondés, en dernière analyse, sur la dignité reconnue de notre espèce; et l'importance
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que nous mettons .quelquefois à l'opinion des juges les moins éclairés, toute ridicule qu'elle est, n'en est pas moins un hommage rendu à la nature humaine, comme l'admiration presque involontaire que nous inspire le courage guerrier, souvent si machinal et si aveugle, semble une voix secrète qui nous avertit de ce que vaut la vie de l'homme, quelque médiocre et quelque obscur que soit celui qui la sacrifie. On aurait donc grand tort de croire que l'éducation ne doive jamais mettre V amour-propre enjeu; ce serait la priver d'un des plus puissants ressorts dont elle dispose, et l'en priver gratuitement ; car tôt ou tard ce sentiment se développera et viendra exercer, sur notre conduite et sur notre bonheur, une influence que nous pourrons gouverner, mais que nous ne saurions détruire, line s'agit donc encore ici que d'employer avec discernement une disposition qui peut tourner au profit de tout ce qui est bien, et à laquelle il importe d'autant plus de faire prendre dès l'enfance une bonne direction, qu'elle est plus indestructible et plus énergique. Je conviens que la difficulté est grande : l'amourpropre est un sentiment personnel, un égoïsme de l'esprit, et il faitt empêcher qu'il ne fasse tort aux sentiments désintéressés, aux émotions généreuses du cœur : il faut le soumettre à la voix de la raison, à celle de la conscience, le garantir des préventions qu'il est toujours enclin à concevoir en sa faveur, le rendre
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clairvoyant sur lui-même, prendre garde qu'il ne dégénère en orgueil, en présomption, en rétrécissement d'esprit, en opiniâtreté, en susceptibilité, en envie : ce sont là autant d'écueils sur lesquels l'amourpropre peut nous conduire si nous lui laissons le gouvernail; mais si nous le plaçons à la rame, il poussera la barque plus loin et plus vite que nous ne pourrions te faire sans lui; c'est à d'autres sentiments à la diriger. Tout se réduit donc à savoir jusqu'à quel point et de quelle manière on peut se servir de l'amour-propre comme moyen d'émulation, sans exercer sur le développement moral de l'enfant une influence fâcheuse. Le désir d'être loué en général est un sentiment naturel et nécessaire, un principe d'action et de sociabilité qu'on doit se garder de combattre. Les entants en ont encore un plus grand besoin que les hom* mes : dépourvus d'opinions, souvent même d'idées sur le mérite et la valeur de ce qu'ils font ou de ce qu'ils voient, ils ne sauraient trouver en eux-mêmes ces points d'appui qui, dans un âge plus avancé, nous dispensent d'en chercher ailleurs : peines, plaisirs, jugements, tout leur vient du dehors; c'est au dehors qu'ils demandent ce qu'ils doivent penser et faire; ils sont curieux de savoir ce qui peut leur valoir des éloges, attirer sur eux l'attention : de là cet esprit d'imitation que nous remarquons en eux; faisant comme une grande personne, ils croient bien faire, et
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leur amour-propre en est flatté. Sont-ils plusieurs ? si l'un d'eux fait une chose qui semble nous plaire, vous verrez tous les autres essayer aussitôt d'en faire autant : ils sont charmés d'avoir acquis la certitude qu'à cette manière, à cette action est attachée une louange, et la naïveté de leur âge ne leur permet de cacher ni le plaisir qu'ils y prennent, ni le désir qu'ils ont d'y revenir sans cesse. Au lieu donc de chercher à diminuer en eux ce besoin d'éloges, cette dépendance de notre opinion, si Lien d'accord avec leur situation et leur ignorance, profitons-en pour les animer à tout ce qui est bien et leur en inspirer l'âmour : si * nous nous en servons dans un autre but, il pourra s'ensuivre des conséquences fâcheuses, niais ce sera notre faute; l'amour-propre, tant qu'il se borne au désir d'être loué en général et sans se comparer avec personne, ne serait jamais qu'utile si l'on savait bien de quoi il faut et de quoi il ne faut pas louer les eufants. On peut, si je ne me trompe, poser en principe qu'on ne doit jamais les louer de ce qui n'a pas dépendu de leur volonté, de ce qui ne leur a pas coûté un effort ou un sacrifice. Si vous les louez de quelques dons naturels, comme de leur intelligence ou de leur figure, vous les accoutumez à mettre un grand prix à ce qui peut être un bonheur mais non un mérite, et dès-lors leur amour-propre prend une direction dangereuse ; car c'est en se portant sur des
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avantages purement accidentels qu'il devient plus tard présomption, vanité et sottise. Ne les louez pas non plus de ces bons mouvements spontanés, de ces élans du cœur qui sont aussi des dispositions naturelles, et où la volonté n'a aucune part ; ce serait les gâter qu'y associer l'amour-propre ; il les dénature toujours en y mêlant un retour sur soi-même, un plaisir sec et personnel , bien différent de celui qu'on éprouve en se laissant aller à de bons sentiments, à des émotions généreuses : après de tels éloges, vous courriez le risque de voir vos enfants recommencer, pour les obtenir de nouveau, ce qu'ils avaient fait la première fois par une bonté ou une générosité simple et non affectée : or^ce n'est pas une bonne action qu'une bonne action faite par amour-propre, et ce qu'on doit le plus craindre dans l'enfance, c'est d'altérer la pureté naturelle du cœur et des motifs qui le déterminent. Au lieu de louer vos enfants pour des avantages ou des vertus de ce genre, accoutumez-les, dès que vous avez reconnu qu'ils les possèdent, aies regarder comme une portion d'eux-mêmes, aussi précieuse que des yeux, une langue ou des jambes, dont ils doivent faire usage comme des membres de leur corps, mais dont ils ne doivent pas être plus vains que de savoir parler ou marcher. Votre fille a-t-elle un bon cœur, une âme généreuse ? Qu'il sort reconnu dans la maison qu'heureusement pour vous, et pour elle, cela est ainsi, qu'elle
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doit agh- en conséquence, qu'elle ne saurait rien faire qui ne fût conforme à cette disposition; et elle se plaira chaque jour davantage à déployer sa bonté, sans songer à en être fière. Votre fils a-t-il reçu en partage une intelligence distinguée ? Faites-vous en un droit pour lui reprocher dans l'occasion sa lenteur et sa paresse : que sa tâche soit toujours proportionnée à ses facultés ; dites-lui : « Un enfant qui a de l'intelligence, doit faire cela. » Et s'il ne le fait pas : « U est honteux pour un enfant qui a de l'intelligence de n'avoir pas fait ce qu'il pouvait faire. » Vous profiterez ainsi des bonnes dispositions que vos enfants tiennent de la nature et du prix qu'ils peuvent y attacher; vous verrez ces dispositions se développer et s'accroître, et elles ne deviendront pas une source d'affectation, d'orgueil, de vanité, de jactance et de tous les défauts qui naissent d'un amour.prôpre excessif ou mal entendu. L'éducation publique a ici sur l'éducation particulière un grand ment sous les yeux du maître, personne n'y remarque toutes les petites bonnes actions qui résultent [de leur caractère; ils ne s'accoutumeut pas ainsi à y mettre de l'importance, à en tirer vanité; elles sont plus libres et plus simples/Ainsi rien déplus étranger à l'affectation qu'un enfant élevé au collège : il peut y perdre beaucoup sous d'autres rapports, mais il y gagne en
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avantage : comme les enfants n'y sont pas constam-
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ce que, vivant avec des enfants comme lui, il agit avec eux d'après ses dispositions naturelles, sans qu'aucun d'eux s'avise de faire attention à ce qu'il y a de bon et de l'en louer. Que les parents transportent dans leur maison cette manière d'être, qu'ils laissent à leurs enfants la même liberté, la même simplicité; qu'ils n'éveillent pas leur amour-propre sur ce qui ne doit point en inspirer : là, c'est un ressort inutile, dangereux ; ailleurs il sera nécessaire. Dès qu'une chose a coûté à vos enfants un effort, dès qu'ils ont eu besoin pour y réussir d'un acte de volonté plus ou moins difficile, plus ou moins soutenu, c'est alors que vous ne devez pas craindre de les en louer : employé comme stimulant de la volonté, l'amour-propre devient un principe d'action aussi utile qu'énergique. Les hommes, en général, pour se décider à prendre la peine d'acquérir ce qui leur manque, ce qui exige d'eux un sacrifice ou un travail, ont besoin d'un appui placé en eux-mêmes, d'un mobile tiré de leur propre existence, de leurs propres intérêts : il faut, si l'on peut le dire, qu'une partie de la peine qu'ils se donnent retourne sur eux, changée en plaisir. Les uns reçoivent ce retour en argent, les autres en dignités et en pouvoir, d'autres en gloire ; mais il y en aurait fort peu qui consentissent à déployer leurs forces, à lutter contre les difficultés, à s'arracher aux amusements ou au repos, s'il ne leur en devait rien revenir, si leurs facul-
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tés ne rapportaient, au centre d'où elles sont parties, quelques fruits des fatigues qu'elles ont soutenues au dehors. « Si les hommes n'avaient pas aimé la gloire, « dit Vauvenargues, ils n'avaient ni assez d'esprit ni « assez de vertu pour la mériter. » 11 en est pour les enfants comme pour les hommes, et le plaisir d'un éloge mérité est un des profits les plus doux et les plus légitimes qu'ils puissent retirer de leurs sacrifices : ils doivent savoir qu'il n'y a de mérite qu'à ce qui coûte quelque chose; mais s'ils croyaient que ce mérite ne vaut, à celui qui est parvenu à l'acquérir, ni l'attention ni l'approbation de ceux qui le connaissent, ils se décourageraient bientôt et renonceraient à toute énergie. Soyez sûrs que vous avez déjà beaucoup fait en leur persuadant qu'on ne peut mettre aucun amour-propre aux avantages qu'on ne se doit point à soi-même, et que pour prétendre à la louange, il faut en avoir acheté' le droit par quelque effort. Ils n'imagineront pas alors qu'on puisse les louer de ce qui ne leur a donné aucune peine ; ils feront avec simplicité ce qui sera le résultat de leurs penchants, et auront un motif, un aiguillon pour faire avec courage ce qui exigera d'eux un acte de volonté toujours difficile à leur âge. Ainsi, un enfant d'un caractère généreux et enclin à donner ne demandera pas qu'on l'en récompense chaque fois par un éloge, si l'on a pris soin, comme je l'ai dit, de ne pas
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l'enorgueillir de cette vertu naturelle; mais qu'une petite fille, moins libérale, possède un joujou qui lui soit précieux, et que, dans l'occasion, elle se décide à en faire le sacrifice, qui ne sent qu'on lui doit des éloges pour lui inspirer l'envie de recommencer ? On voit d'après cela que, dans tout ce qui est étude, l'amour-propre est un ressort dont l'utilité ne saurait être ni contestée ni méconnue. Le travail d'apprendre coûte à l'enfant, et sa volonté a besoin d'y être excitée par de puissants mobiles : le désir d'être loué est un des plus sûrs; et la meilleure manière de l'employer est de proportionner toujours les éloges, non à la supériorité de l'élève, à ses progrès, à ses succès, mais à ses efforts et à la peine qu'il prend. D'ailleurs, c'est à des supérieurs que l'enfant a affaire ; il attend d'eux seuls la récompense qu'il ambitionne; et c'est un bon sentiment que le désir d'être estimé et loué de ses. supérieurs : avec nos inférieurs, nous nous contentons de succès faciles ; avec nos égaux, nous cherchons souvent à tromper en rabaissant leur mérite ou en enflant le nôtre; avec nos supérieurs, nous tendons constamment à nous élever; et c'est toujours une noble tendance. De plus, dans ce dernier cas, l'amour-propre ne peut devenir excessif; car nous avons la conscience et nous faisons l'aveu delà supériorité d'autrui. Bien loin donc qu'on doive craindre d'inspirer aux enfants le besoin d'être loués par ceux qui
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sont placés au-dessus d'eux, c'est dans ce sens qu'il faut diriger leur amour-propre; il ne sera alors qu'un motif d'ardeur et de zèle, jamais une source d'orgueil : quels que soient leurs progrès, ils sentent que leurs parents ou leurs maîtres sont encore fort au-dessus d'eux pour la raison et le savoir; en recherchant leur approbation, clest à cette supériorité qu'ils rendent hommage : aucun des mauvais effets de l'amour-propre n'est ici à redouter. Si au lieu de se borner à souhaiter simplement d'être loué, l'enfant se trouve placé de manière à pouvoir se comparer à d'autres enfants et à être en rivalité avec eux, si son amour-propre se propose un but plus déterminé, plus rapproché que le désir vague d'obtenir des éloges, nous verrons naître de nouveaux inconvénients à craindre, de nouvelles précautions à prendre, de nouveaux avantages à espérer; et ces précautions, ces inconvénients, ces avantages* se rattacheront à ce que nous venons de dire par cette chaîne non interrompue qui unit entre elles toutes les vérités. On ne saurait douter que l'émulation proprement dite, qui consiste dans la rivalité, ne soit un puissant moyen d'animei la volonté et d'aiguiser les facultés de l'élève ; mais on peut, ce me semble, affirmer également que l'émulation d'un à plusieurs est la seule dont on n'ait rien à craindre; tandis que Vémulation d'un à un est toujours accompagnée de beaucoup de dangers et de mauvais
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résultats. On peut observer cette différence dans les grands événements de l'histoire, comme dans les petits intérêts d'une famille ou d'un collège. Le noble amour propre qui excite les hommes, membres de la mêm société, poursuivant la même carrière, défendant la même cause, à tâcher de s'égaler ou de se surpasser les uns les autres, est souvent ce qui produit dans les armées des prodiges de valeur, dans les affaires publiques des prodiges de dévouement, dans les concours de tout genre des exemples merveilleux de talent, de zèle, de constance : nous lui devons l'amour de la gloire, ce sentiment généreux par lequel un seul homme cherche à s'élever aux yeux de tous, et qui a fait déployer plus de vertus qu'il n'a pallié de vices. Il semble alors que chacun ne voie dans ses nombreux rivaux que des concurrents, c'est-à-dire des hommes qui marchent dans la même route, mais en suivant la même direction, et par lesquels il n'est pas permis de se laisser dépasser, mais qu'on voit autour de soi sans dépit et sans haine. Dès qu'au contraire la rivalité d'un à un s'est établie, le concurrent devient un adversaire qui se place devrant vos pas pour vous empêcher d'avancer, et qu'il faut combattre si vous voulez continuer votre course : alors naissent l'envie, la jalousie, l'animosité et tous les grands crimes, ou toutes les actions basses qui vont à leur suite. Une vertueuse émulation animait tous les citoyens
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de Sparte quand Pédarète se félicitait de ce qu'on en avait trouvé trois cents plus braves que lui ; mais s'il eût fallu seulement choisir entre lui et un autre, et qu'il eût été rejeté, il aurait probablement pris en haine son rival, au lieu d'éprouver et d'exprimer ce beau sentiment que nous admirons encore. Les enfants et l'amour des petites distinctions de collège ressemblent plus qu'on ne pense aux grands hommes et à l'amour de la gloire; c'est pour cela que l'emploi de l'émulation proprement dite, si utile dans l'éducation publique, a toujours dans l'éducation particulière les plus grands inconvénients. On voit rarement, dans les collèges ou dans les pensions, s'établir entre deux enfants une rivalité particulière et soutenue. ParTorganisation même des écoles publiques, ce danger est prévu et prévenu : le but qu'on propose à l'ambition des élèves n'est point de vaincre tel ou tel de leurs camarades en luttant avec lui corps à corps, mais d'atteindre à des récompenses, à des honneurs offerts également à tous, vers lesquels ils tendent tous par une même route, 'et qui excitent assez vivement leurs désirs pour absorber leur attention, et l'empêcher de se fixer sur les obstacles que la supériorité des plus forts oppose au succès des moins avancés. Il y a peu d'écoliers qui, au moment d'un concours, ne se flattent d'obtenir quelque distinction, même quand elles sont rares et peu nombreuses ;
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c'est qu'ils pensent beaucoup plus au prix qu'ils désirent et aux efforts qu'ils se promettent de faire pour le mériter, qu'à ce qu'ils doivent craindre de concurrents plus habiles. La rivalité se perd dans le nombre de ces concurrents ; elle n'a pas le temps de se former, de se consolider, et cependant l'émulation gagne à ce nombre qui laisse plus de latitude à l'espérance. Il y a toujours, dans les triomphes même des meilleurs élèves, une fluctuation, des alternatives qui ne permettent guère à l'un d'entre eux de devenir spécialement le rival mécontent ou orgueilleux d'un autre; c'est tantôt Alphonse, tantôt Édouard, tantôt Henri, tantôt Auguste qui gagne la première place ou le premier prix : ils brûlent tous de dépasser des concurrents, aucun ne songe à terrasser un adversaire; le vaincu d'ailleurs remporte une victoire qui le console de sa défaite : Édouard est forcé de céder à Alphonse le premier rang, mais il a obtenu le second sur Henri, celui-ci le troisième sur Auguste, et ainsi de suite; chacun sent qu'il a encore besoin d'avancer, et personne n'est humilié, car personne n'est tout à fait à terre, si ce n'est le dernier, qui n'est pas celui dont il importe le plus de s'inquiéter. Dans l'éducation domestique au contraire, l'emploi de l'émulation proprement dite entraîne tous les inconvénients opposés à ces avantages. Règne-t-il entre les enfants une grande différence d'âge, de zèle, de
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facultés? Le plus jeune ou le moins avancé ne saurait espérer d'atteindre celui qui lui est très-supérieur; le plus âgé ou le plus intelligent n'a point de concurrent à redouter : dès lors point de rivalité, mais aussi point d'émulation ; le cadet ne manquera pas de dire quand on voudra l'animer par l'exemple de l'aîné : « Mon frère est plus grand que moi, ou je ne suis pas si fort que lui; » et l'on n'aura rien a lui répondre; l'aîné do son côté se reposera dans une supériorité qui né lui coûte point d'efforts, et en prendra probablement une beaucoup trop haute idée de son mérite. Sont-ils au contraire assez égaux d'âge et de dispositions pour pouvoir marcher du même pas et craindre d'être dépassés l'un par l'autre? Vous verrez s'établir entre eux cette rivalité qu'on ne saurait trop éviter : leurs amours-propres ne pourront se satisfaire qu'aux dépens l'un de l'autre; le vaincu, n'ayant pas pour dédommagement, comme au collège, une victoire moins brillante, mais toujours honorable, tournera toute son humeur et tout son dépit contre le vainqueur, tandis que celui-ci, n'ayant à s'avouer aucune défaite, sera bien tenté de devenir orgueilleux. Vous n'exciterez ainsi qu'une émulation beaucoup plus faible, car elle n'aura ni le mouvement, ni la variété, ni les incertitudes de l'émulation des collèges, et vous aurez toujours la crainte de la voir dégénérer en rivalité. La famille la plus nombreuse n'est pas à l'abri de ces in"20
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convénients, car l'ordre de la nature ne permet guère qu'on y trouve plus de deux enfants d'un âge assez rapproché pour pouvoir lutter 1' un contre l'autre; surtout dans les premières études. Examinez les jeux des enfants, ce théâtre où se déploie leur liberté ; vous y verrez
Une
preuve évidente de ce que je viens de dire :
tant qu'ils sont en'grand nombre et que l'amusement est général, leur émulation n'amène que de l'ardeur; ils jouent tous à la fois, cherchent tous à courir, à sauter de leur mieux, et sont cependant de bonne intelligence. Qu'ils ne soient que deux à s'amuser ensemble, à la lutte, à la course, n'importe comment, ils ne tarderont pas à devenir rivaux, à se disputer, et le jeu finira par une querelle. On peut donc affirmer sans crainte que l'émulation proprement dite est un ressort excellent dans l'éducation publique, mais dont l'éducation domestique ne peut et ne doit presque jamais se servir, parce que, autant l'émulation d'un à plusieurs est bonne et efficace, autant l'émulation d'un à un est inutile ou dangereuse. Les parents doivent donc se bien garder d'établir entre leurs enfants des habitudes de comparaison, et surtout d'en faire aucune eux-mêmes. Les enfants se soumettent sans humeur à la supériorité qu'ils reconnaissent seuls, non à celle qu'un tiers leur fait sentir. L'éducation publique a encore ici un grand avantage :
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l'ordre des rangs y est réglé tout naturellement par le mérite relatif des tâches ; à la vérité le maître en est le juge , mais si les élèves croient à son équité, il n'est à leurs yeux que l'interprète de la juste; sa volonté n'a aucune part à sa décision; il se jontente de dire ce qui est, et n'ajoute ni commentaire, ni phrase.Dans les familles, au contraire, où les parents ont l'habitude d'exhorter et de sermonner beaucoup leurs enfants, ils ne manquent pas en général, lorsque l'un a mieux fait que l'autre, de développer longuement à celui-ci son tort, c'est-à-dire son infériorité : ou ces exhortations n'ont aucun effet, ou elles en produis sent de fort peu désirables ; lorsqu'une rivalité s'établit ainsi entre deux enfants, le père ou le précepteur a à traiter avec deux amours-propres, un amour-propre mécontent et un amour-propre satisfait : de l'amourpropre satisfait peuvent naître l'orgueil, l'arrogance, la dureté, toutes les passions hautaines; l'amour-propre mécontent peut conduire au découragement, à l'indifférence, à la jalousie, à l'aigreur, aux passions basses et faibles. Il faut éviter ces deux écueils : or,^n humiliant l'un des enfants, on enorgueillit l'autre; d'abord, parce qu'on lui fait croire sa supériorité plus grande qu'elle n'est peut-être réellement ; ensuite parce que, si malheusement il a assez d'amour-propre pour aller jusqu'à jouir de l'humiliation de son compagnon, on étouffe dans son cjœur ces sentiments tendres qui devraient le
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porter à ne pas éblouir de tout l'éclat de sa victoire les yeux d'un ami affligé. On se prive ainsi de deux armes avec lesquelles on peut combattre, dans l'amour-propre satisfait, le penchant à l'orgueil, des idées de justice et de bonté. Il n'est pas juste d'être trop fier d'un avantage que l'on peut perdre, et qui ne les donne pas tous : c'est manquer à la bonté qu'insulter par sa joie à la tristesse d'un autre; voilà ce que vous devez dire à l'enfant près de devenir présomptueux; et comment le pourrezvous, si, par votre conduite avec son rival, vous lui laissez prendre une trop haute idée de ses avantages, ou si vous blessez vous-même ces sentiments de bonté qu'il est sur le point d'oublier? Vous ferez peut-être encore plus de mal à son camarade. L'amour-propre mécontent est extrêmement difficile à manier : dans les caractères actifs et susceptibles, il est toujours tenté de croire à l'injustice ou de se tourner en dépit et en envie; dans les caractères mous et faibles, il amène l'insouciance et le découragement : l'humilier, c'est l'aigrir ou l'abattre; on se tromperait fort si l'on croyait exciter par là une honte salutaire, l'humiliation est toujours funeste à l'honneur : ou bien elle le blesse si vivement qu'il se révolte et ne nous permet plus d'avouer nos torts, ou bien elle le frappe si rudement qu'elle l'atterre et lui ôte la force de nous aider à nous relever. Quel sentiment veut-on inspirer à l'enfant qui a mal fait? le besoin de faire mieux à l'avenir, si je ne me trompe;
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il ne s'agit ni de le rendre malheureux d'un tort irréparable, ni de l'accabler sous le poids des regrets : il faut associer pour lui à l'idée de sa faute un vif désir de la réparer et la certitude qu'il y parviendra, s'il le veut : il faut que l'état de honte soit pour lui un état peu fréquent, peu prolongé, insupportable, et qu'il voie aussitôt par où il en pourra sortir; c'est ce que ne produit point l'humiliation; elle s'accoutume à ellemême; l'amour-propre, pour échapper à des émotions trop pénibles, se réfugie dans l'apathie ou dans l'insolence; et les reproches, les sermons, les châtiments, au lieu de faire naître un repentir efficace, n'amènent qu'une lâche tristesse ou une indifférence funeste. Voilà ce que vous gagnerez à établir entre vos enfants une rivalité et des comparaisons qui, loin de devenir un moyen d'émulation, ne serviront qu'à enorgueillir l'un et à humilier l'autre, c'est-à-dire à les placer tous les deux dans un état où ils ne croiront plus avoir, l'un le besoin, l'autre le moyen de mieux faire. Au lieu de cela, évitez de mettre leurs amours-propresen présence: contentez-vous d'abord de leur inspirer en général le désir d'être estimés, considérés, loués; étudiez ensuite leurs caractères particuliers; voyez quelle tournure leur amour-propre est disposé à prendre, et profitez de cette disposition pour l'employer comme moyen d'émulation, mais isolément, sans les opposer l'un à l'autre, et en traitant chacun d'eux d'après une méthode dif-
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férente. Il est des amours-propres de plusieurs espèces; les uns, par exemple, sont craintifs et.réservés, redou" tant surtout le reproche et le blâme; les autres sont ardents et inquiets, avides de succès et d'éloge : en y regardant de près, vous verrez que ceux-ci sont plus propres à presser le développement de l'esprit et ceuxlà à aider le perfectionnement moral du caractère : faites-les servir à l'usage auquel ils conviennent le mieux.-Un enfant d'un naturel sensible, délicat, fier, redoutera d'être soupçonné, grondé; il aura surtout besoin d'estime, et l'importance qu'il mettra à la vôtre vous fournira mille moyens de lui donner des habitudes de droiture, de loyauté, de vertu. Un autre a plus d'activité, de vivacité, de mouvement; il veut surtout avancer, se distinguer, être loué : profitez du plaisir que lui font vos éloges pour seconder son zèle et hâter ses progrès; si vous ne les lui donnez qu'à propos et avec la mesure, avec les restrictions convenables, vous aurez dans sa disposition naturelle un ressort puissant à faire mouvoir, et vous pourrez mettre ce ressort en jeii sans nuire à son caractère. J'ai déjà dit de quoi il fallait, à mon avis, louer et ne pas louer les enfants. Mais ce qui importe surtout, pour prévenir les inconvénients d'un amour-propre excessif en l'empêchant de devenir tel, c'est d'accoutumer ces jeunes esprits à n'estimer les choses que ce qu'elles valent, à ne pas se
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tromper sur l'importance réelle de ce qu'ils font, de ce qu'ils sont, de ce qu'ils savent, de ce qu'ils disent. C'est là ce qu'il faudrait enseigner aux.hommes, car c'est ce qu'ils ignorent communément et ce qui les abuse le plus. Qu'est-ce qu'un homme ? il y en a mille millions sur la terre. Que sont notre existence, nos intérêts, dans cette multitude d'existences qui passent ensemble sans se*reconnaître, d'intérêts divers qui s'agitent, se poursuivent, se croisent sans s'atteindre, sans se toucher ? Au même jour, à la même heure, le Tartare s'inquiète de la santé de ses troupeaux; le Sauvage américain du succès de sa chasse ; l'Égyptien de la crue du Nil; le Parisien des paroles d'un ministre, et chacun d'eux ignore les inquiétudes des autres : les connût-il, il n'y prendrait aucune part. Passez seulement dans la rue ; voyez tous ces individus habillés de même, parlant la même langue, vivant dans le même lieu, se heurtant au passage, rien de ce qui vous touche ne les intéresse : vos occupations leur sont étrangères, vos plaisirs ne sont pas les leurs; essayez de les leur dire, vous verrez s'ils comprendront le prix que vous y attachez. Rentrez ensuite en vous-même; placez à côté de cette masse énorme d'hommes, d'intérêts, de genres de vie, d'actions, de projets, de désirs, votre existence, vos intérêts, vos projets, vos désirs; et mettez, si vous le pouvez, une immense importance à de si petites choses, aune sphère si bornée, à cet atome que chacun de nous
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appelle
. Certes il faudrait un amour-propre plus
aveugle ou plus robuste que je ne puis me le figurer, pour qu'il ne consentît pas à s'abaisser devant cette idée, pour qu'il se refusât à reconnaître la vanité de ce qui le charme ou le désole, pour qu'il ne fût pas forcé de se détacher un peu de lui-même, en voyant le peu qu'il est. Il est heureux, j'en conviens, que tous les hommes ne soient pas pénétrés de ce sentiment do leur nullité et de leur faiblesse : pour être quelque tlhose, il faut qu'ils mettent de l'importance à ce qu'ils sont et à ce qu'ils peuvent devenir; si on les en désabusait, ils n'auraient.plus ni point d'appui, ni principe d'énergie. Mais nous ne devons pas craindre qu'ils en viennent là; les individus se tromperont toujours sur la grandeur de la place qu'ils occupent : il n'y a donc aucun inconvénient à combattre chez les hommes, dès leur enfance, ce penchant qu'ils ont à s'abuser euxmêmes; non qu'on doive le faire directement et en leur répétant ce que je viens de dire, ils ne le comprendraient pas ou n'auraient pas la force de le croire; mais en leur donnant de l'étendue d'esprit, en les accoutumant à ne pas resserrer leurs idées dans le petit cercle au milieu duquel ils vivent, à ne pas concentrer, sur les petits intérêts qu'ils peuvent y avoir à démêler, sur les petites jouissances qu'ils y peuvent désirer ou obtenir, toute l'importance, tout le prix qu'ils sont capables d'attacher à un objet. La bonté qui
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porte nos affections sur les autres nous préserve de l'égoïsme ; l'étendue d'esprit qui nous apprend à connaître la véritable valeur des choses doit nous préserver des sottises de la vanité ou d'un amour-propre excessif. Ce n'est pas là, il est vrai, une qualité qu'on puisse donner aux enfants; ils sont trop faibles pour s'y élever; mais on peut les placer sur la route qui y conduit, et leur préparer ainsi, pour l'âge où ils en auront besoin, un miroir qui leur représente fidèlement la grandeur des objets et d'eux-mêmes. Ils sauront alors que tout ce qui agite, tourmente ou transporte les hommes, n'est que vanité; non-seulement parce que cela passe, mais parce qu'au moment même où ils le possèdent, ce n'est dans le fait que bien peu de chose. Détachés ainsi des petitesses et des faiblesses humaines, accoutumés à ne pas s'exagérer la valeur absolue et intrinsèque des objets, ils apprendront à juger sainement de leur valeur relative; ils ne mettront aux honneurs, aux richesses, à la réputation, aux plaisirs, à toutes ces apparences de la grandeur ou du bonheur, que l'importance qu'elles méritent; ils n'en feront qu'un usage modéré et convenable; ils classeront les choses de ce monde dans un ordre vrai, fondé sur ce qu'il y a d'immuable dans la nature humaine et sur leur véritable valeur, mesurée d'après leurs rapports avec la destination de l'homme, qui est le développement de ses facultés, dirigé vers un but
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moral. Ils arriveront ainsi à n'attacher un prix réel qu'à la vérité dont la découverte est le chef-d'œuvre de l'esprit de l'homme, et a la vertu qui est le triomphe de sa nature : ils se diront qu'elle est grande dans le plus obscur des hommes, et que, sans elle, le plus grand n'a rien qu'on ne puisse lui ôter ; ils repousseront les préjugés, les idées de convention, et tout ce qui amène le rétrécissement d'esprit, source] intarissable de présomption, d'aveuglement et de sottise. Une éducation qui tend constamment à faire acquérir à l'élève cette précieuse qualité, seule capable d'établir de justes rapports entre le monde réel et nos opinions, peut sans crainte se servir de l'amour propre pour exciter l'activité de l'esprit, et le presser dans sa marche. Ariste est né dans une situation heureuse et facile; il a une fortune faite, un rang assuré; qu'il se borne à suivre tranquillement la route où l'a placé le sort, qu'il se contente de vivre sans gêne, sans fatigue, il trouvera toujours des gens qui s'occuperont- de lui sans exiger qu'il s'occupe d'eux avec un zèle très-actif : qu'il ne fasse de tort à personne, et personne ne lui en demandera davantage : rien, dans sa position, ne l'oblige à aucun efforté: il n'a ni parents à nourrir, ni enfants à instruire; pourquoi Ariste se donnerait-il beaucoup de peine pour devenir un homme éclairé, laborieux, énergique? aucun de ceux qui l'entourent n'a besoin de son travail ni de sa science ; rien ne lui
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en fait sentir la nécessité; et Ariste est si content de son état que son imagination, à-peu-près immobile, ne va jamais chercher au loin des devoirs à remplir, des sacrifices à s'imposer, des efforts à faire; il se trouve bien où il est, comme il est, et il y reste : supposé qu'il ait de sa nature un peu d'indolence et peu d'amourpropre, comment lui prouverez-vous qu'il doit agir, apprendre, travailler, s'efforcer, se contrarier, sortir enfin de cette situation commode et douce pour atteindre à un but éloigné dont il ne voit pas l'importance? Si le seul sentiment du devoir était capable de produire ce miracle, si Ariste parvenait à s'en pénétrer à ce point qu'il s'avouât que l'homme est sur la terre pour travailler, et non pour se reposer avant d'avoir rien fait, pour déployer toutes les facultés qu'il a reçues, et non pour les laisser inactives au sein d'une aisance qu'il n'a pas méritée lui-même, pour apprendre tout ce qu'il peut savoir, tenter tout ce qu'il peut faire, et non pour rester ignorant et paresseux ; si, d'après cette conviction, Ariste sortait de son repos, se consacrait à l'étude, au mouvement, à la fatigue, si elle l'amenait à changer sa vie tranquille et oisive en une vie active et laborieuse, Ariste serait un homme supérieur, un homme très-extraordinaire : embrasser cette grande idée dans toute son étendue, et après y être arrivé, avoir le courage de la suivre dans toute sa rigueur, c'est le propre d'un esprit très-élevé, d'un caractère
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très-fort, ef Ton ne voit guère le sentiment du devoir devenir ainsi pour les hommes un principe d'actions énergiques, quand il n'est pas soutenu par les désirs de l'amour-propre ou parles ordres de la nécessité. Comment le serait-il donc par les enfants? Ne sontils pas presque tous dans la situation d'Ariste? n'ont-ils pas, comme lui, une existence toute faite, des gens qui s'occupent d'eux sans qu'ils se donnent beaucoup de peine pour attirer leurs regards etfixer leur attention ? n'ont-ils pas de plus cette inexpérience complète qui dispense des inquiétudes de l'avenir, et leur imagination ne doit-elle pas, encore plus que celle d'Ariste, se concentrer sur le présent, se refuser à saisir ce qui s'en éloigne, repousser enfin l'empire de cette prévoyance qui nous fait voir comme nécessaire une activité dont les résultats sont reculés et incertains? Ils arriveront sans peine à sentir qu'il est de leur devoir d'être justes, bons, doux, complaisants : ces idées morales entreront de bonne heure dans leur tête, parce qu'elles sont d'un usage journalier, parce qu'elles s'appliquent à toutes les situations, à tous les âges; mais comment leur prouverez-vous qu'il est aussi de leur devoir d'être studieux, actifs, appliqués, zélés au travail? Dans le présent au milieu duquel ils vivent, auquel ils s'arrêtent, cela n'est indispensable ni pour vous ni pour eux. D'ailleurs, « il serait absurde, dit Condorcet, de-s'im« poser la loi de faire entendre aux enfants à quoi
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« chaque connaissance qu'on leur donne peut être « bonne ; car s'il est quelquefois rebutant d'apprendre « ce dont on ne peut connaître l'utilité, il est le plus « souvent imposible de connaître autrement que sur « parole l'utilité de ce qu'on ne sait pas encore. » Supposez même que vous parveniez à persuader aux enfants qu'ils doivent étudier avec zèle ce dont ils ne voient pas le but, comment donnerez-vous, au sentiment de ce devoir, assez d'énergie pour en faire un ressort actif, un moyend'émulationvraimentefficace?Ilestévidentqu'ils n'en sauraient comprendre la nécessité. Vous serez donc obligé, si vous voulez en faire un mobile puissant, de l'associer à quelque autre sentiment, de le soutenir par quelque autre devoir, qui devienne ainsi le principe de l'activité et du zèle. Quel sera celui que vous choisirez pour cette association? Leur parlerez-vous de l'obéissance qu'ils vous doivent ? Je suis fort loin de croire qu'en éducation il faille renoncer à l'emploi dé l'autorité : c'est une arme indispensable, et qui n'a aucun inconvénient quand on s'en sert, non pour asservir la raison de l'enfant, mais pour régler sa conduite qu'il est hors d'état de diriger lui-même. Ainsi, lorsqu'il n'a pas envie d'étudier, il est bon qu'il sache que vous le voulez, et qu'il doit vous obéir : c'est là un moyen de lui faire faire sa tâche ; mais en est-ce un de la lui faire faire avec zèle, et croyezrvous qu'un enfant qui ne travaillerait jamais
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que par obéissance fît de rapides progrès? tirerait-il, de l'idée qu'il est de son devoir d'apprendre parce qu'il est de son devoir d'obéir, cette impulsion vive et volontaire que vous cherchez à lui donner? Les enfants, comme les hommes, ne font avec zèle que ce qu'ils font ou croient faire avec liberté; ce n'est pas en soumettant leur volonté qu'on peut prétendre à leur inspirer de l'émulation, car l'émulation ne dépend que d'eux seuls, et ne peut naître que lorsqu'ils veulent librement etd'eux-mêmes. D'ailleurs, cette autorité, que vous devez maintenir en général, deviendra funeste si vous vous en servez dans tous les cas particuliers : il faut que les enfants y croient toujours et ne la sentent pas toujours. Gomme tous les despotes, elle ne peut se faire respecter qu'en se montrant peu. Partout où elle est inutile, elle devient tyrannique; et s'il est vrai, comme on n'en saurait douter, que la spontanéité soit la source de l'émulation, ce n'est pas du sentiment du devoir d'obéissance que l'émulation peut naître. L'homme confie des semences à la terre ; et, pour les faire fructifier, il cherche à multiplier, à fortifier les principes de fécondité et de vie que la terre possède dans son sein; loin de la comprimer, de l'écraser, il la remue, l'engraisse, l'arrose : croirait-ilmoins nécessaire de prendre les mêmes soins et de conserver les mêmes égards quand il traite avec des êtres libres ? Vous servirez-vous de la sensibilité de vos enfants
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pour leur persuader qu'il est de leur devoir d'étudier avec zèle, parce que cela vous fait plaisir, et qu'ils doivent chercher à vous plaire ? Je crains fort que vous ne vous trompiez beaucoup en comptant sur l'efficacité de ce moyen. Les affections des enfants sont tropj faibles, trop inégales pour devenir en eux un principe d'actions difficiles et la source d'efforts prolongés : cela pourra réussir une fois, deux fois; mais si vous voulez en faire un ressort habituel, vous le verrez bientôt perdre son élasticité et sa puissance; rien ne s'use comme la sensibilité dont on exige de continuels sacrifices ; et c'en est un pour l'enfance que de se fixer au travail. * D'ailleurs, les enfants, qui dépendent en tout de leurs parents, ne peuvent guère croire que le bonheur de ceux-ci dépende en revanche de leur plus ou moins grande application; et s'ils le croyaient, ce serait un malheur, car cette autorité grave et calme que des parents doivent conserver en serait fort ébranlée, sans que le zèle des enfants, incapables encore de se dévouer au bonheur d'un autre, en devînt beaucoup plus soutenu. Sans doute ils doivent craindre de mécontenter leurs parents et souhaiter de leur faire plaisir ; mais ce sentiment est plus propre à les rendre honteux d'un tort on heureux d'une bonne journée, qu'à leur inspirer des habitudes d'activité. Dans l'enfance, tous les sentiments désintéressés sont des plantes délicates qu'il faut cultiver avec soin, et n'exposer d'abord
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au. souffle d'aucun orage : elles deviendront peut-être un jour des arbres vigoureux ; mais, si l'on exigeait de trop bonne heure qu'elles portassent des fruits et qu'elles résistassent aux vents, on les verrait ou périr, ou prendre une fausse direction, ou s'arrêter dans leur croissance. Ne négligez rien pour faire naître dans ces jeunes coeurs la bonté, la générosité, le dévouement; mais laissez ces belles vertus se développer d'elles-mêmes ; ne cherchez pas à en jouir trop tôt en les. obligeant à an exercice précoce ; vos rapports avec vos enfants sont ceux où cet exercice pourrait devenir le plus funeste : l'autorité y occupe toujours une place ; elle n'abandonne jamais tout à la bonne volonté de celui sur qui elle est accoutumée à se déployer. Quand vous aurez exhorté votre fils à travailler avec zèle parce qu'il vous fera plaisir, que ferez-vous s'il travaille mal? Le punirez-vous? Singulière manière de lui inspirer de l'émulation que de vouloir le contraindre à vous être agréable! Et si vous ne le punissez pas, comment préviendrez-vous l'inconvénient de cette entière indépendance dont il se sentira possesseur? Dans cette inévitable alternative, vous vous verrez bientôt obligé de renoncer à un ressort presque toujours si inutile et quelquefois si dangereux. Il en est un autre qu'on peut appeler avec moins de crainte et plus de succès à l'appui du sentiment du
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devoir, c'est celui de la honte. Qu'on en éloigne d'abord toute humiliation; j'ai déjà dit qu'elle ne servait qu'à avilir ou à aigrir le caractère : je veux parler de cette honte intérieure, qui nous fait rougir involontairement lorsque les autres nous blâment, et qui nous porte à nous affliger, comme malgré nous, des torts que leur désapprobation nous a signalés; cette honte-là étend nos sentiments et nos idées au-delà du domaine d'une justice rigoureuse, et, par cela seul, elle est propre à faire remplir aux enfants des devoirs dont ils ne comprennent pas bien l'importance. «Pour l'homme peu « éclairé, dit un moraliste allemand plein de profon« deur, ce qui convient1 (decens) est la mesure de ce qui «est bon : il distingue le bien du mal, d'après les «moeurs et l'opinion d'autrui : un sentiment confus «lui rend celte habitude sacrée; il trouve convenable « de la prendre pour loi, et quand il l'a une fois con« tractée, la vertu consiste pour lui dans la soumission « aux règles établies. C'est lorsqu'il commence à réflé« chir lui-même sur la morale qu'il ramène ses idées « de vertu à des principes immuables, et qu'il rectifie « peu-à-peu les décisions de ce sentiment intérieur qui « ne laisse pas d'éprouver toujours une certaine répu« gnance quand il faut en venir à une action extraor« dinaire ou désapprouvée du public. C'est ainsi que se
* Schwartz, clans son Traité d'Éducation,
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« forme la conscience des enfants . ce que font et ap« prouvent les autres est pour eux ce qu'on doit faire; « ainsi naît cette idée de moralité qu'ils appliqueront « plus tard à des lois moins conventionnelles, et mieux « fondées sur la vraie connaissance du juste et de l'in« juste.» Ce besoin de l'approbation d'autrui, cette crainte du blâme est donc un puissant moyen d'engager les enfants à s'acquitter des devoirs dont la nécessité ne saurait les frapper avec évidence; et c'est surtout pour ces devoirs-là qu'il faut l'employer, car il est bien moins nécessaire de recourir à cet empire de l'opinion dans le cas où la raison naissante peut juger et se convaincre par elle-même des torts de la conduite. Mais ceci rentre dans ce que j'ai déjà dit sur le développement de l'amour-propre et sur "la manière de s'en servir comme moyen d'émulation; c'est au désir de mériter les suffrages, employé comme auxiliaire du sentiment du devoir, plutôt qu'à ce sentiment même, qu'on devra attribuer le zèle de l'enfant auprès duquel on aura mis ce ressort en jeu. On est donc en droit de penser que le sentiment du devoir, considéré isolément et réduit à ses propres ressources, ne saurait être pour l'enfance un mobile suffisant : dans tous les états d'ailleurs et à tout âge , ce sentiment est plutôt la règle que le principe de notre activité; il nous indique ce que nous devons éviter, la route que nous devons tenir, les
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bornes que nous ne devons pas dépasser, les conditions enfin que la vertu prescrit à l'action de nos facultés ; mais rarement ces facultés lui doivent leur première impulsion : sa destination est de nous apprendre à marcher droit plutôt que de nous faire marcher. Quelques hommes d'un caractère supérieur ont pu, sans aucun autre motif, s'engager dans des carrières pleines de travail et de fatigue ; mais leur petit nombre est la meilleure preuve de mon opinion; et celui qui a en lui-même de quoi se ranger un jour parmi les héros de l'humanité n'a pas besoin qu'on le lui apprenne. Pourquoi exigerait-on des enfants ce qu'on ne saurait prétendre des hommes? Qu'ils s'accoutument à régler constamment leurs actions d'après les lois du devoir; qu'ils soient de bonne heure éclairés sur ces lois; que le sentiment de leur sainteté se fortifie chaque jour dans leur âme : pourquoi refuseriez-vous ensuite de profiter, en les élevant, de ces principes d'activité plus pressants et plus immédiats que Dieu a rendus inséparables de la nature humaine^ en donnant aux hommes des besoins, des intérêts, des passions, et surtout ce désir d'étendre et de prolonger leur existence, qui a toujours été, en petit comme en grand, la principale cause du mouvement salutaire qui, en faisant fermenter le monde, en a tiré et en tirera tout ce qu'il a produit et tout ce qu'il pourra produire de beau et d'utile?
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Il n'est à mon avis qu'une manière indirecte d'employer avec succès le sentiment du devoir comme moyen d'émulation; et par une singulière méprise, c'est celle que l'on met le moins en usage. On prêche, oh endoctrine les enfants pour leur inspirer du zèle ; on leur parle d'obéissance, de sensibilité, d'obligation : c'est par ces motifs peu efficaces ou hors de leur portée qu'on veut les pousser à agir; et quand ils ont bien fait, c'est leur amour-propre qu'on récompense : on les loue, on les vante, et l'on ne voit pas que c'est précisément la marche contraire qu'il faudrait suivre. Faites du besoin d'agir et d'être loué le principe de leur activité, la source de leur zèle, et tirez ensuite du sentiment d'un devoir rempli la récompense de ce zèle; ne prêchez point d'abord ; excitez, encouragez par les moyens dont nous venons de parler; mais insistez ensuite sur le plaisir d'avoir bien fait, sur les joies que procure une bonne conscience; appelez sur ce point les idées et les émotions de l'enfant, toujours faciles à détourner, surtout quand il est heureux : il a travaillé dans l'espoir d'obtenir une récompense, un plaisir, une distinction ; il ne vous chicanera pas sur la nature de ce plaisir : puisez-le donc dans ce qu'il sait de vertu plutôt que dans ce qu'il a de vanité ; à cet âge le bonheur dispose toujours au bien : profitez de cette disposition, et vous aurez à votre usage des moyens d'émulation énergiques et des moyens de ré-
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compense qui seront sans danger pour le caractère moral de votre élève. En dirigeant le contentement qu'il trouve à bien faire vers le sentiment du devoir rempli, vous lui ferez de ce sentiment un besoin impérieux, et ce besoin deviendra bientôt une habitude salutaire. Vous aurez ainsi tiré du sentiment du devoir une cause de bonne volonté qui, bien qu'éloignée et indirecte, pourra exercer une grande influence; tandis que si vous aviez voulu l'employer directement et de prime abord, vous n'en auriez obtenu que de faibles résultats. Combiner ainsi les principes d'activité inhérents à notre nature avec les sentiments moraux qui doivent régler cette activité , tel est le but de l'éducation quand elle cherche des moyens d'émulation pour animer le zèle et hâter les progrès des enfants dans leurs études.
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��CONSEILS
D'UN PÈRE
SUR L'EDUCATION
IV DE L'ÉDUCATION QFON SE DONNE SOI-MEME.
(1812.)
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Le grand but de l'éducation est d'apprendre à l'homme à s'élever lui-même lorsque d'autres auront cessé de l'élever. Ce but, vers lequel nous ne saurions fixer de trop bonne heure nos regards, devient plus difficile à atteindre à mesure qu'on en approche davantage. Le maître, qui avait marché longtemps avec l'élève , s'en voit éloigné peu à peu par les nouvelles relations et les nouveaux besoins qui s'emparent de cette jeune existence. Le monde s'ouvre devant le nouveau venu; mille guides s'offrent à l'y conduire ;
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il est hors d'état d'apprécier leur mérite et leur bonne foi ; les passions commencent à le séduire; de mauvais conseillers cherchent à l'entraîner; l'inexpérience l'égarera peut-être; en lui, hors de lui, tout est obstacle ou danger. Cependant l'éducation est finie; il ne s'agit plus, dit-on, que de prendre un état, de se placer dans lasociété : comment le jeune homme remplira-t-il cet élat ? comment occupera-t-il cette place ? On voudrait qu'il se conduisît bien, qu'il se distinguât; on ne demande guère si eela est possible. Commet-il des fautes, soit d'ignorance, soit de volonté? les uns le traitent avec une indulgence dangereuse; les autres avec une sévérité inutile : on ne voit pas que ce qui importe uniquement, c'est qu'il soit vraiment éclairé et sévère avec lui-même, qu'il sache penser et vouloir par luimême, que tout vienne de lui enfin; et c'est précisément là ce qui lui reste à apprendre, parce qu'on n'a pu le lui enseigner. Ce n'est pas du dehors qu'on peut combattre les ennemis qui sont au dedans. Si c'est dans l'esprit et au fond du cœur que se trouvent les plus redoutables adversaires de la raison et de la vertu de l'homme, c'est là aussi qu'il doit avoir des armes pour repousser leurs attaques : le jeune homme n'a à craindre que lui seul, et c'est lui seul qui peut se sauver. Gardez-vous donc bien de lui laisser penser alors que son éducation est achevée; dites-lui, au contraire, que son éducation proprement dite, celle qui est vraiment la sienne,
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puisqu'il doit se la donner lui-même, commence, et que c'est à lui d'y veiller. Si l'on ne négligeait pas de prendre ce soin, d'où dépend peut-être la vie entière, nous aurions plus d'ouvrages, et de meilleurs ouvrages destinés aux jeunes gens dont les études paraissent finies, qui sont déjà entrés dans le monde, qui vont être hommes enfin, avant de l'être devenus. Je conviens que de pareils livres sont, aujourd'hui plus que jamais, fort difficiles à faire; l'état des connaissances humaines et l'état des mœurs se réunissent pour embarrasser l'écrivain ; l'étendue des idées s'est accrue avec la variété des faits à connaître, et en même temps se sont multipliées les causes d'erreurs. Devenir savant est maintenant plus malaisé, et rester ignorant plus dangereux que jamais. Quand de nouvelles sources de lumières se sont ouvertes pour l'esprit humain, l'ignorant vient prendre en passant une erreur au même endroit où le savant qui s'arrête recueille une vérité. Et qu'on n'espère pas empêcher l'ignorant de passer par là; les générations contemporaines suivent la même route, vivent dans la même atmosphère : en exceptant les classes vouées au travail manuel, qui ne prennent aucune part, ou une part fort tardive, aux révolutions de la science et de la pensée, la seule différence entre des contemporains est que les uns savent mal et se trompent
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là où les autres savent bien et profitent. Ce serait donc une folie, indépendamment de toute autre considération, que de prétendre laisser les jeunes gens dans l'ignorance des idées et des connaissances que les hommes qui ne les ont pas sont toujours portés à croire inutiles ou même dangereuses. Tout homme appartient à son siècle : s'il veut le servir, il faut qu'il commence par s'élever à son niveau. De là naissent, sous le rapport de l'instruction, des difficultés incalculables pour ceux qui veulent écrire des livres destinés à cet âge où l'entendement déjà formé , et capable de comprendre et de suivre les travaux des générations précédentes , a besoin d'embrasser ce vaste horizon et de le parcourir avec quelque soin avant d'y choisir sa place particulière. Ces livres doivent être le résultat de connaissances étendues, profondes, et cependant rien n'y peut être traité avec étendue ni avec profondeur. L'auteur doit tout indiquer sans rien développer : il doit exposer sommairement ce que les hommes ont fait dans les diverses carrières de nos connaissances, par quelles routes l'esprit humain, dans chaque science, a marché vers la vérité, jusqu'où il a porté ses pas, comment il peut s'y maintenir et avancer encore Qu'on se représente le nombre immense d'idées et de faits qui circulent aujourd'hui dans le monde, et l'on comprendra quels obstacles rencontrent les hommes qui essaient de les résumer ainsi pour des
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jeunes gens parvenus à cette époque où les faits et les idées commencent, en se combinant, à former les véritables lumières.
Les difficultés qui proviennent de l'état des mœurs
ne sont pas moins grandes. En matière d'instruction et de sciences, il faut marcher toujours pour être au niveau de leurs progrès; mais, en fait de morale, il faut rester immobile et fixe au milieu des secousses que les révolutions du monde et de ses idées font subir aux principes qui la constituent. Les vérités de la science sont belles sans doute, mais on en découvre toujours de nouvelles, et elles sont toujours mêiées d'erreurs; les vertus, ces filles des vérités morales, restent éternellement les mêmes : leur beauté durable et sans mélange ne craint ni l'altération des opinions, ni l'épreuve du temps. La Physique d'Aristote a perdu beaucoup de sa valeur, tandis que la conduite de Socrate saisit encore les âmes de la même admiration qu'elle inspirait à ses disciples. Prenez donc garde que ces jeunes gens qui Vont étudier les incertitudes de l'esprit humain, pour démêler, au milieu de ses erreurs, le progrès lent et caché de quelques vérités péniblement découvertes, longtemps méconnues, et quelque* fois oubliées, ne regardent aussi les principes moraux comme variables et incertains, ou ne négligent du moins d'en bien comprendre et d'en accepter fermement l'immobilité. Us doivent avoir les lumières de
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leur siècle et la vertu de tous les temps. Placez toujours la morale devant eux, et si haut que rien ne puisse leur en masquer la vue ; ils erreront dans le labyrinthe des connaissances humaines ; ils en parcourront et les routes tortueuses et les petits sentiers; que la vertu soit toujours pour eux ce que sont les astres du ciel pour le voyageur près de s'égarer : c'est le feu sacré qu'on ne peut laisser éteindre sans" encourir la mort. Maintenant surtout nous avons besoin de veiller sévèrement à sa conservation. Les révolutions, qui établissent quelquefois l'empire de vérités utiles, ébranlent momentanément la morale : au milieu de ces terribles bouleversements, les caractères mal disposés secouent ses liens; les caractères faibles la perdent de vue; et lorsqu'une telle catastrophe arrive dans un temps où l'esprit, fier de ses découvertes dans l'ordre de la. science, est peu disposé à écouter docilement la voix de la conscience, les principes les plus respectables sont quelque temps oubliés et sans pouvoir. La génération qui s'élève sera à l'abri de ces dangers si, dans toute son éducation, et surtout àu moment où les jeunes gens qui la composent seront sur le point de devenir hommes, on ne cesse d'associer à toutes leurs études, à toutes leurs idées, l'idée et le sentiment de la vertu. Tous les livres d'instruction sortis de Port-Royal, et en général ceux du dix-septième siècle, les Logiques, les Rhétoriques, les Histoires,
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Fleury, Rollin , et tant d'autres offrent ce grand et beau caractère. On ne le rencontre guère aujourd'hui, et il importe plus que jamais de le rétablir partout. Je viens de lire avec une vive satisfaction un ouvrage où les principales de ces conditions sont remplies, où quelques-unes de ces difficultés sont surmontées, et dont l'auteur s'est proposé d'atteindre précisément ce but dont je voudrais faire bien sentir l'importance, la direction des idées et des études d'un jeune homme de vingt ans, qui a reçu une éducation très-soignée, et qui veut devenir par lui-même un homme éclairé, vertueux et utile à son pays1. Eudoxe a fait de bonnes études à l'université de Goettingue : à son retour en France, il ne trouve plus son père; mais Ariste, ami de sa famille, établi à Genève, sur les bords du lac, avec sa femme et ses enfants lui servira de guide : Eudoxe se rend auprès de lui, lui exprime son désir de s'éclairer, de se distinguer, de remplir tous les devoirs de l'homme, et lui demande ses conseils. De longs entretiens s'établissent entre eux : c'est en présence dos deux plus beaux spectacles que puisse offrir le monde, celui d'une nature admirable et celui du bonheur domestique calme et pur, que le jeune homme écoute les avis du sage, discute avec lui ses propres idées, et se prépare à la tâche qui
i EUDOXE, ou Entretiens sur l'étude des sciences, des lettres et de la philosophie, par M. Deleuze, 2 vol. in-8». .
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doit occuper sa vie, l'étude et la méditation pour se rendre utile en éclairant le monde. Le cadre est bien conçu : comme le plan de travail qu'Ariste propose à son jeune ami embrasse à peu près toutes nos connaissances , le lecteur, en même temps qu'il parcourt ce vaste champ où s'est déployée en tous sens l'activité de l'homme, se voit avec plaisir ramené sans cesse, par la situation des personnages, aux idées simples et aux sentiments doux : le tableau de plaisirs faciles et vrais, d'émotions vertueuses et salutaires, s'unit à celui des sciences humaines et des plus intéressantes recherches auxquelles puissent se livrer les esprits sérieux. L'ouvrage entier porte ainsi un caractère moral, en harmonie avec les principes que l'auteur y professe, et qui laisse dans l'âme une impression continue de sagesse et de vertu. Quelques réflexions sur la nécessité d'assigner un but précis à la vie, sur la carrière qu'Eudoxe se propose de parcourir, sur le bien que peut faire un vrai philosophe, sur l'évidence de la morale et la certitude de ses principes, qui a pour base l'assentiment de tous les hommes vertueux, tel est l'objet du premier Entretien. Ariste y fait sentir à Eudoxe l'étendue et la difficulté de l'entreprise â laquelle il veut se consacrer : « Il me semble, « dit-il, qu'on peut comparer l'étude de la philosophie « à l'agriculture. Voyez cette campagne à laquelle je « donne quelques soins • avant les semences, on la-
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« boure, on prépare le sol, on sème; les blés restent « longtemps dans la terre avant la moisson; le soleil « les dore et les mûrit. La saison de la récolte venue, « on coupe, on entasse les gerbes, on bat les épis, on
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sépare la balle du grain , et le grain seul entre :< dans le commerce. Ainsi formez d'abord votre
-< esprit par des études préliminaires ; enrichissez-le « ensuite par une érudition profonde et variée dans « les sciences et dans l'histoire : ce sont les semences « que l'esprit doit conserver longtemps pour que la « réflexion les fasse germer, les multiplie et les muet
risse. Ces connaissances et ces observations doivent
« être mises en ordre, et il n'en faut tirer, pour l'offrir « aux hommes, que ee qu'il v a de précieux. Et comme « à chaque instant la campagne demande quelque trace
vail nouveau, comme le cultivateur laborieux profite
« des jours de fête pour visiter ses champs et pour « examiner les réparations dont ils ont besoin; de « même celui qui veut se distinguer et se rendre utile « par des talents supérieurs, ne doit passer aucun « jour sans ajouter quelque chose à son ouvrage; et « s'il l'interrompt quelquefois, ce doit être pour se « rendre compte de ce qu'il a appris; car ce dernier « travail est le seul par lequel on vienne à bout do « maîtriser son imagination, et de mettre de l'ordre et
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de la clarté dans ses idées. ». Après avoir jeté ainsi une vue générale sur la marche
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que doit suivre Eudoxe, Ariste commence, dans le second Entretien, à en développer le plan. «Votre cours d'étu« des, lui dit-il, se divise naturellement en trois parte
lies : il faut d'abord faire des études préliminaires;
« il faut ensuite acquérir des connaissances exactes « dans la plupart des sciences ; il faut enfin se proposer « un but, s'attacher à un objet particulier, et s'in« slruire à fond de ce qui est relatif à cet objet. Je « nomme Études préliminaires celles qui doivent ser« vir de base ou d'instrument pour les autres, celles « qui forment l'esprit et le jugement, et le disposent « à recevoir les diverses semences qu'on y voudra jeter; « celles enfin qui renferment des principes communs « à plusieurs sciences, en unissent et abrègent les élé« ments, et facilitent les moyens d'y faire des pro« grès. » Parmi ces études, à l'examen desquelles cet entrelien est consacré, Ariste range d'abord la logique, qu'il est nécessaire d'étudier, non pas pour être versé dans la dialectique de l'école, mais « pour connaître les lois a auxquelles l'entendement est soumis, et les règles « établies d'après l'observation de ces lois fondamen« taies; pour se familiariser avec les diverses méthodes « employées à la recherche de la vérité et avec les « formes qui garantissent la justesse d'un raisonne« ment ; pour s'accoutumer enfin à entendre les ou« vrages où des distinctions nombreuses et subtiles
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« répandent de l'obscurité, à démêler les artifices em« ployés par les sophistes, et à pouvoir, au besoin, les « combattre avec leurs propres armes. » La petite Logique de Dumarsais, la partie de l'Essai sur l'entendement humain de Locke qui traite de l'origine des idées, des bornes de nos connaissances, du raisonnement et de la méthode; les 3e et 4e volumes du Cours d'études de Condillac, où les principes du raisonnement sont exposés et appliqués; enfin, l'Art de penser de Port-Royal, paraissent à l'auteur les ouvrages les plus propres à guider le jeune homme dans cette étude. 11 y aurait beaucoup à dire sur ce choix qui est loin de répondre aux vues générales de l'auteur ; mais je me borne à en signaler l'imperfection. De la Logique, dit Ariste, hâtez-vous de passer « à la Géométrie; cette étude est indispensable pour « accoutumer l'esprit à marcher pas à pas, à ne rien « admettre sans preuve, à ne se plaire qu'au vrai. Elle « a de plus l'avantage d'exercer les forces de l'esprit « humain, de l'accoutumer à l'attention, et de le « rendre inventif; car rien n'exige plus d'invention « que la solution des problèmes d'algèbre et de géomé« trie. » Ariste conseille à Eudoxe de pousser dès-lors assez loin l'étude des mathématiques, pour n'avoir plus besoin d'y revenir. « Vous ne pouvez la partager en « deux époques ; si vous n'en avez d'abord appris que c< les éléments, vous les oublierez en vous occupant
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d'autres objets; il faut en posséder l'ensemble, il faut avoir pris l'habitude du calcul, savoir les formules algébriques, et vous être familiarisé avec leur appli« cation. » Je ne saurais croire, avec M. Deleuze, que deux années suffisent pour arriver à ce point : pressé par la nécessité de faire parcourir à son élève un champ immense, il ne calcule pas toujours bien la possibilité pratique de la vitesse avec laquelle il le fait marcher. Je continue à suivre la marche de son ouvrage. « A l'étude des mathématiques, poursuit Ariste, vous « associerez celle du. dessin. Il est absolument néces« saire, lorsqu'on cultive les sciences, de savoir des« siner un plan, une machine, les objets d'histoire « naturelle, et même les choses remarquables qu'on « rencontre dans ses voyages... Cette étude a encore un « grand avantage, c'est qu'elle nous apprend à bien « voir, et développe en nous le sentiment du beau. » Ariste entre dans des détails intéressants sur la meilleure manière de parvenir, non à être peintre, mais « à ce coup d'œil sûr, à ce goût délicat, qui fait « saisir le beau dans les ouvrages des arts, et à ce « talent d'exécution à l'aide duquel on rend avec exacte
titude et célérité les objets dont on veut conserver
« le souvenir pour soi, ou donner l'idée aux autres. » Le dessin au trait, le soin de s'accoutumer à bien juger de l'inclinaison des lignes et de la grandeur des
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angles, l'habitude de dessiner de mémoire, et quelques procédés de détail, sont la méthode que recommande l'auteur, qui n'a peut-être pas assez insisté sur la nécessité de voir et d'étudier la nature dans la variété libre et irrégulière des formes qu'elle présente à nos regards. La Géographie et la Chronologie viennent ensuite : leur utilité est trop évidente pour qu'il soit nécessaire de s'y arrêter. Dessiner des cartes de géographie, et copier des tables de chronologie, en n'y plaçant d'abord que les principales époques, et en les remplissant ensuite, à mesure que ce qu'elles contiennent se grave dans la mémoire, sont les meilleurs moyens de réussir dans ces deux études. Quant au dessin des cartes, Ariste insiste avec raison sur la nécessité d'unir l'examen de la géographie physique à celui de la géographie politique, et d'apporter une grande exactitude dons l'indication des chaînes de montagnes, des forêts, des fleuves. La sphère et la théorie de la projection des cartes sont indispensables à connaître : tous les principes en sont exposés dans VIntroduction que M. Lacroix a placée entête de la géographie de Pinkerton, traduite par M. Walckenaer. L'étude des Langues est également indispensable; elle fait partie de l'éducation collégiale; cependant, comme elle est moins cultivée en France que partout ailleurs, Ariste croit nécessaire d'en développer les avantages. «En Allemagne, en Angleterre, en Pologne,
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DÉ
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« en Suède, dit-il, il n'est presque aucun homme bien « élevé qui, à l'âge de dix-sept ans, ne sache le grec, le « latin, et plusieurs langues vivantes. » Parmi ces dernières, l'allemand, l'anglais et l'italien sont les plus importantes à savoir : on apprend beaucoup aujourd'hui l'anglais et l'italien, mais on néglige l'allemand; on l'enseignait autrefois à l'École militaire ; c'est la langue d'une province considérable de la France : enfin la littérature allemande peut être comparée à une mine où aucun métal n'est pur et sans alliage, mais où les métaux les plus nobles se trouvent en abondance, et dont l'exploitation promet des trésors. Un homme éclairé ne saurait donc se dispenser de la connaître. Ariste fait des réflexions judicieuses sur l'insuffisance des traductions, sur la facilité que donne la connaissance d'une langue pour en apprendre d'autres. Il recommande à Eudoxe de traiter ces études philosophiquement, c'est-à-dire d'étudier avec soin la grammaire générale. «Rien ne montre mieux, dit-il, « le caractère de l'entendement humain, son étendue, « sa perfectibilité, que la théorie du langage... Elle fait « connaître ces lois fondamentales qui, résultant de « l'analy8e logique de la pensée, sont nécessairement « communes à toutes les langues et antérieures à toutes « les conventions. » Il ne s'agit point là d'études élémentaires comme les font les enfants, mais des études préliminaires que doit
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refaire avec soin tout homme qui veut étendre et consolider son instruction. Eudoxe, dont l'éducation a été bien dirigée, marchera avec rapidité dans cette route qu'Arisle lui trace. Celui-ci lui conseille de prendre note soigneusement, et chaque jour, de tout ce qu'il aura observé, rencontré ou appris de plus nouveau et de plus remarquable. Ils discutent ensemble la forme la plus convenable à donner à de pareils recueils. Ici, l'auteur a eu le bon sens de ne rien prescrire; chacun règle et ordonne comme il veut ces détails de l'administration de ses connaissances et de ses travaux; mais on ne saurait sans inconvénient négliger d'y apporter de la vigilance et de l'exactitude. « On peut, dit Leibnitz, comparer nos connaissances à « une grande boutique sans ordre et sans inventaire : « nous ne savons ce que nous possédons, et ne pouvons nous en servir au besoin. » Lorsque ces études préliminaires, auxquelles Ariste conseille à Eudoxe de joindre quelques notions sur le
ce
droit positif et la pratique des affaires dans le pays qu'il habite, seront finies, « il faudra, lui dit-il, vous « arrêter, revenir sur les principes, et lier vos diverses « connaissances, de manière qu'elles se rappellent « mutuellement ; consulter vos forces, et savoir si elles « vous suffisent pour parcourir, dans toute son éten« due, la nouvelle carrière qui s'ouvre devant vous... « Les études qui vous restent à faire doivent être diffé-
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DE L'ÉDUCATION
« remment dirigées, selon que vous voudrez appro« fondir une science en particulier et en reculer les « bornes, ou envisager l'ensemble des sciences pour. « les appliquer à la philosophie. » Eudoxe persiste à prendre ce dernier parti, et l'auteur part de là pour parcourir les diverses branches des connaissances' humaines. Bien que ses réflexions et ses conseils aient principalement pour objet la méthode d'après laquelle le philosophe doit étudier les diverses sciences, ceux qui voudraient se livrer plus spécialement soit aux sciences naturelles, soit aux arts mécaniques, soit à l'histoire, tous ceux enfin qui se proposent d'acquérir une instruction solide et de véritables lumières, y trouveront de bonnes directions. La carrière qu'Ariste ouvre devant son jeune ami et la tâche qu'il lui impose sont immenses; mais il lui rappelle avec raison ce mot de Vauvenargues : « Pour faire de grandes « choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais « mourir » ; et Eudoxe, après avoir terminé ses études préliminaires, arrive plein d'ardeur au point où,toutes les grandes sciences s'offrent aux yeux de l'homme dans toute l'étendue de leur horizon. M. Deleuze les divise en deux classes principales, les sciences naturelles et ies sciences historiques; et c'est sur les sciences naturelles qu'Ariste appelle d'abord l'attention d'Eudoxe : « L'histoire naturelle et la phy« sique, lui dit-il, s'apprennent fort bien sans le secours
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« de l'histoire, tandis qu'elles offrent des lumières « pour l'intelligence de celle-ci. La connaissance des « lois de la nature est indispensable pour démêler les « circonstances fabuleuses qui accompagnent la nar« ration d'un grand nombre de faits, et l'ignorance « de ces lois est la cause du merveilleux et des absur« dités qu'on rencontre souvent chez les historiens. « J'ajoute que l'étude de l'histoire, pour être faite avec « fruit, exige une connaissance des hommes, une soli». dité de jugement et un esprit de critique qui s'ac« croissent à mesure qu'on avance en âge : je vous « ferai observer enfin que l'histoire s'oublie si l'on '< cesse de s'en occuper, taudis que les sciences natu« relies ne s'oublient jamais, parce que nous y sommes «. continuellement ramenés par les objets qui frappent « nos sens. » Ce conseil, qui pourrait donner lieu à des objections graves, détermine l'adhésion d'Eudoxe : il entre donc dans le vaste sanctuaire de la nature, non-seulement pour en observer et pour en décrire les richesses, mais pour puiser, dans la contemplation de ce monde régulier, ce calme hors duquel les agitations de la vie humaine jettent souvent les meilleures âmes. Ariste commence par signaler à son jeune ami la source des erreurs qui , en arrêtant si longtemps nos progrès dans l'étude de l'ordre matériel, n'ont été cependant que la marche naturelle de l'esprit humain. «Dès que
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« les hommes ont été réunis en société, lui dit-il, ils « ont observé les phénomènes et cherché à connaître « les causes de la nature. Mais l'imagination ayant sur « eux beaucoup d'empire, et la marche de l'observa« tion leur paraissant trop lente, ils ont inventé des « systèmes ; c'est seulement pour appuyer ces systèmes « qu'ils ont recueilli des faits. Cependant ces faits ont « été recueillis : pour les expliquer, on a créé-succes« sivement de nouvelles théories que d'autres faits ont « renversées ; peu à peu la collection des faits a formé « une chaîne de vérités dont les bons esprits ont séparé « les erreurs ; en liant et rapprochant les observations, « on est parvenu à quelques conséquences par les« quelles on s'est élevé à des vérités nouvelles : ainsi « la masse dès connaissances exactes s'est accrue pro.( gressivement, et les hommes ont été d'autant plus « éclairés qu'ils se sont trouvés plus éloignés del'ori« gine de la civilisation. » Ce sera donc la connaissance des faits, de leurs rapports et des lois qui les unissent, qu'Eudoxe cherchera à acquérir. Il commencera par l'étude de l'histoire naturelle; de là il passera à la physique, puis à la chimie, et il finira par s'occuper des arts. « La raison de cette « méthode est bien simple : il faut d'abord connaître « les corps par leurs caractères extérieurs; étudier, « après, l'action qu'ils ont les uns sur les autres par a leurs masses ; chercher, ensuite, à l'aide de l'expé-
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s rience, leur composition et leurs propriétés intimes, « et s'instruire enfin de l'usage qu'on en peut faire. » L'Jiistoire naturelle comprend la minéralogie, la botanique, la zoologie. Ariste indique à Eudoxe comment on peut étudier séparément chacune de ces sciences, bien qu'elles aient ensemble des rapports importants et nombreux. Pour la minéralogie, il lui recommande de s'appliquer d'abord à reconnaître à l'aspect les principaux minéraux, à l'aide, tant de la méthode de M. Werner, qui s'attache de préférence à leurs caractères extérieurs, que de celle de M. Haûy, qui les a classés d'après leur structure géométrique et leur constitution chimique : Eudoxe étudiera aussi leurs agrégations et leurs situations respectives sur le globe; mais il renverra plus tard l'étude de la géologie, parce qu'elle suppose d'autres connaissances, et exige une méthode différente. La botanique ne l'occupera pas longtemps. Il ne consacrera pas plusieurs années à apprendre ou à faire des nomenclatures : son but n'est pas de devenir botaniste. Il examinera exactement, et dans tous leurs rapports, huit à neuf cents plantes, consultera les bons ouvrages comme le Systema vegetabilium de Linné, la Flore française, etc., et cherchera surtout à connaître les bases, les divisions et l'ensemble de la science, pour acquérir des notions exactes sur les principaux phénomènes de la physique végétale.
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A la zoologie se rattache nécessairement l'anatomie. M. Deleuze insiste sur les progrès qu'a faits de nos jours l'anatomie comparée, et sur la nécessité de s'en instruire; il fait sentir et son importance et tout l'avantage que les sciences naturelles en ont déjà tiré : il passe en revue l'étude des quadrupèdes, des oiseaux, des poissons, des insectes; il recommande à son élève de ne jamais négliger leur industrie, leurs mœurs, leur histoire, et prouve, par quelques exemples curieux, l'intérêt dont est susceptible ce genre de recherches. A l'histoire naturelle succédera la physique. Depuis qu'elle ne marche qu'appuyée sur l'observation, l'expérience et le calcul, elle est devenue une science régulière et positive dont les résultats peuvent et doivent inspirer la plus grande confiance. M. Deleuze montre fort bien comment les hypothèses, dont on s'y sert quelquefois pour lier les faits, sont maintenant sans inconvénient, puisqu'elles ne sont plus admises que de manière à pouvoir être abandonnées, au moment où leur fausseté sera mise en évidence, sans que la certitude des faits et de leurs rapports en soit ébranlée. Ariste engage Eudoxe à se contenter de bien connaître en général l'état actuel de la science, sans prétendre à y faire des découvertes. La chimie, quoique moins avancée que la physique, a déjà cependant assez d'ensemble dans ses principes et de simplicité dans ses méthodes pour que
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l'étude n'en soit pas excessivement compliquée, tant qu'on ne se propose pas de devenir vraiment chimiste. M. Deleuze veut que son élève travaille quelque temps dans un laboratoire, se familiarise avec les opérations qui s'y font journellement, et arrive ainsi à pouvoir tout comprendre là où il ne pourrait tout savoir. La technologie, ou l'étude des arts mécaniques, n'est pas une des moins intéressantes. Eudoxe visitera les ateliers, les manufactures, y acquerra des connaissances pratiques, comparera çe qu'il aura vu avec la description des différents arts, donnée dans les cahiers de l'Académie des sciences; et à l'aide de tout ce qu'il sait déjà sur les sciences dont la technologie tire ses moyens, il saisira et retiendra facilement ce que sans cela il serait difficile et cependant nécessaire de connaître. C'est ici que M. Deleuze a placé, je ne sais trop pourquoi, l'étude de l'astronomie; elle se fût liée plus naturellement à celle des mathématiques, et son importance ne permet guère de la différer si longtemps. La géologie termine ce cours des sciences naturelles. « Vous aurez besoin alors, dit Ariste à Eudoxe, de faire « un voyage dont le but soit de vous perfectionner « dans l'histoire naturelle...... Il faut voir les monta« gnes principales du Vivarais et de l'Auvergne, les « Alpes, les Pyrénées et les deux mers. Pendant ce « voyage, vous apprendrez particulièrement la géo« logie; vous observerez les différentes espèces de t
�US ce ce
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montagnes, leur nature, leur aspect, leur position respective, la direction de leurs chaînes, les roches
« dont elles sont composées.... Vous examinerez d'ace bord les masses, pour observer ensuite les divers
ce ce cc ce ce ée ce ce
minéraux dont elles sont formées, le gisement, le mélange et l'agrégation de ces minéraux, la disposition des roches, celle des couches de pierre ou de terre, et enfin les éléments qui les composent, Vous chercherez
à
connaître les fossiles qu'on ren-
contre dans la terre, à déterminer la nature des terrains où ils se trouvent, et à les comparer avec lès corps organisés actuellement existants. Mais rer dans des conjectures sur la formation du globe, ou sur l'origine des minéraux et des fossiles. Observez les faits, distinguez et classez exactement les diverses substances, et ne prononcez rien sur les causes, ne tenant pour vrai que ce qui est démontré tel. »
« gardez-vous de négliger les détails pour vous égacc ce cc ce ce ce
Peut-être cette extrême réserve sera-t-elle difficile à un jeune homme qui, voulant embrasser les sciences dans leur ensemble, et les étudier pour leurs résultats, doit être sans cesse porté à tirer, de ses connaissances et de ses observations, des conséquences générales ; peut-être même, puisque la géologie n'est pas assez avancée pour fournir des conséquences pareilles, M. Deleuze a-t-il donné à cette étude trop de place
�QU'ON SE DONNE SOI-MÊME.
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et d'étendue : quand une science est en voie de formation, ceux qui s'y vouent exclusivement ont seuls besoin d'entrer dans de minutieux détails. Quoi qu'il en soit, Ariste montre avec soin comment Eudoxe pourra mener de front plusieurs de ces différents travaux : « En vous traçant le plan des études préliminaires, lui « dit-il, je vous ai recommandé de ne point étudier « plusieurs choses à la fois. Il fallait alors graver nette« ment dans votre esprit les principes des sciences; « mais au point où vous êtes parvenu, les divers objets « doivent se classer d'eux-mêmes. Ce quevous apprenez
a
se lie à ce que vous savez déjà, et vous n'avez point
« à craindre qu'une chose vous en fasse oublier une « autre. Vous gagnerez même du temps en vous occu« pant à la fois de plusieurs objets. L'étude des sciences « naturelles et des arts ne peut se faire sans interrup« tion, comme celle des mathématiques ou de la géo« graphie : on remplit les intervalles par des travaux « variés. Il faut choisir les joues et les heures pour « visiter telle ou telle manufacture, pour faire certaines « observations de physique, de météorologie, d'histoire « naturelle, etc., etc. » Des sciences naturelles, M. Deleuze passe aux sciences historiques. Cette partie de son livre, quoique plus longue que la précédente, est plus incomplète : l'auteur a voulu jeter un coup d'oeil sur l'histoire de tous les peuples qui se sont
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succédé sur la terre, depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours, et indiquer, pour chaque époque, les principaux ouvrages à lire, à consulter, les principales réflexions à faire. L'histoire est un champ trop vaste, et qui offre trop de régions encore mal explorées, pour qu'on puisse ainsi l'éclairer en courant : peu de gens savent à quel point l'histoire nous est mal connue, combien nous sommes mal instruits de la marche réelle des événements, de leurs véritables causes, et du vrai caractère des acteurs : il n'est presque aucun livre historique dans lequel un examen un peu attentif ne fasse découvrir une foule d'erreurs, de jugements faux, de conjectures hasardées, et la plupart de nos idées, sur ce sujet, ne résisteraient peut-être pas à un pareil examen. Du reste, M. Deleuze indique assez bien les meilleurs moyens d'arriver à une connaissance solide des faits et des personnages historiques : il distingue deux genres d'époques qui doivent servir de base à la classification des études historiques : les premières sont destinées à mettre de l'ordre dans la chronologie et dans l'histoire proprement dite ; elles sont marquées par quelque grand événement, comme le siège de Troie, la guerre Médique, la mort d'Alexandre : les secondes sont les points de repos où il faut s'arrêter, lorsqu'on connaît bien les faits antérieurs, pour revenir en arrière, étudier l'esprit national, les mœurs, les usages, la philosophie, la littérature, auxquels ces faits
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■se rattachent, et dont la connaissance peut seule apprendre à les voir sous leur vrai jour. Ainsi Ariste conseille à Eudoxe de suspendre, à la mort d'Alexandre, la lecture des hisloriens anciens, et de lire alors les tragédies, les comédies, les traités philosophiques et moraux des Grecs, enfin tout ce qui peut servir à faire connaître l'état intérieur d'une nation dont on connaît déjà, si je puis m'exprimer ainsi, la vie extérieure. Cette méthode est bonne, et ces époques sont naturellement indiquées par les grandes révolutions, rapprochées ou éloignées, qui ont bouleversé les idées des hommes, l'ordre social et les mœurs. La fondation du christianisme, la translation du siège de l'Empire à Constantinople, l'hégire, le règne de Chârlemagne, les croisades, etc., en sont des exemples. En revenant ainsi sur ses pas pour étudier les hommes mêmes dont il sait déjà l'histoire, Eudoxe s'efforcera de pénétrer dans leurs idées, leur état social, leurs mœurs ; il s'oubliera lui-même en quelque sorte pour devenir Grec ou Romain, et ne fera usage de ses lumières supérieures que pour juger ensuite ce qu'il aura approfondi avec la plus entière impartialité. « Il y a dans chaque siècle, dans chaque « pays, dit l'auteur, une masse de préjugés dont « tout le monde se nourrit dès sa naissance, qui se « mêle à tout, qui modifie tout, et dont personne « ne s'aperçoit. Si l'air que nous respirons avait une
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« odeur particulière, cette odeur s'insinuerait dans « tous les corps; et quoique nous en fussions conti« nuellement affectés, nous ne nous en douterions pas; « elle ne serait sensible que pour un étranger arrivant « d'un pays où l'air aurait une odeur différente : quelce
ques physiciens, tout au plus, ayant proposé le fait
« comme une" conjecture, pourraient le vérifier par des « expériences. Il en est ainsi de plusieurs opinions gé« nérales : elles nous étonnent chez les anciens ou chez
ce ce ce ce ce ce
les peuples avec lesquels nous n'avons eu aucune relation; quelquefois elles sont si étranges qu'à moins qu'elles ne soient énoncées positivement, nous ne songeons point à leur existence, et moins encore à chercher l'explication de beaucoup de faits dont
elles sont la véritable cause. Il faut démêler ces opice nions dans l'histoire des peuples, car les écrivains « contemporains, imbus du préjugé universel, ont
ce ce ce ce ic ce
rarement songé à en remarquer la singularité. Un auteur d'un autre pays, d'un autre siècle, écrit-il l'histoire de ces temps reculés? il rappelle les idées extraordinaires, mais il ne s'occupe nullement de l'influence qu'elles avaient. Il suppose que les hommes éclairés ont toujours eu sa manière de juger,
« et au lieu de se mettre à leur place, il les met à la sienne. » C'est là en effet la source de la plupart des erreurs commises par ceux qui écrivent ou qui étudient l'hisce
�QU'ON SE DONNE SOI-MÊME.
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toire ; et M. Deleuze, en faisant parcourir à son élève l'antiquité, le moyen-âge et les temps modernes, a raison de chercher à le prémunir contre cet écueil.. A l'exposé de la marche à suivre dans les études historiques, succède un Entretien sur la lecture des voyages et sur la meilleure manière de voyager. Ariste engage Eudoxe à visiter les principaux pays de l'Europe, pour apprendre à en connaître la constitution, l'état et les mœurs. Je suis loin de croire avec lui que deux ans suffisent à celte entreprise : les voyageurs sérieux savent le temps qu'exige l'observation attentive des moindres faits. Que sera-ce lorsqu'il s'agira d'étudier la situation politique, économique et morale d'un peuple? que sera-ce encore lorsqu'on y voudra joindre des observations d'histoire naturelle? Mais je ne veux pas disputer du temps avec M. Deleuze; je pense, comme lui, qu'on ne sait pas ce que peut faire un homme qui travaille sérieusement, et que les hommes ne font presque jamais tout ce qu'ils peuvent. Je ne vois aucun inconvénient à étendre l'horizon qu'on ouvre à leur activité; leur indolence naturelle, les distractions de la vie leur en feront toujours assez rabattre, et peut-être qu'à la vue des grands résultats que peut amener une constance opiniâtre, quelquesuns d'entre eux s'enflammeront de ce courage que n'effraient, ni les obstacles, ni les années nécessai-, pour les surmonter. .20.
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Les deux derniers Entretiens sont consacrés à des idées purement morales ou littéraires ; ils renferment le tableau des principes qui doivent diriger l'homme de lettres dans sa conduite et dans la composition de ses ouvrages : l'auteur examine quels sont les moyens de conserver la rectitude des principes de morale et la pureté du goût; il traite des ouvrages de philosophie, des diverses méthodes qui peuvent être employées à l'exposition delà vérité, de la poésie, de ses caractères, de son influence. Il trace enfin le plan d'un traité de philosophie morale, qui semble être le but qu'il propose à son élève, et vers lequel tendent les études par lesquelles il le fait passer. Ces deux morceaux offrent beaucoup d'idées saines et intéressantes; on regrette seulement de n'y pas trouver toute la précision et la profondeur qui deviennent indispensables dès qu'on veut scruter la nature de l'homme pour donner à sa pensée et à sa vie leur loi suprême. Ariste s'était contenté, jusqu'ici, de diriger Eudoxe dans ses études; maintenant il semble vouloir le régler dans ses idées, et on ne règle pas les idées d'un homme distingué, au moment même où on l'appelle à tout examiner, à tout juger, et à penser toujours par lui-même. Ce n'est pas en lui interdisant la lecture de tels ou tels livres qu'on le préservera des dangers inhérents à l'activité libre et vaste de l'intelligence. Quand vous lancez l'homme dans le grand océan de la pensée, donnez-lui
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une boussole et de bonnes ancres; mais ne prétendez pas lui interdire l'approche de tous les écueils. Faites-le fort et laissez-le libre, c'est le seul moyen de le rendre supérieur. M. Deleuze, en supposant dans son Eudoxe une instruction rare et des facultés peu communes, lui . suppose quelquefois en même temps une ignorance et une enfance de jugement incompatibles avec dételles données. Ce jeune homme, qui a été élevé à Gœttingue, qui a un ami et non plus un précepteur, demande à Ariste : « N'est-ce pas sous Trajan qu'ont écrit Tacite « et Pline-le-Jeune? » Tantôt Eudoxe développe luimême des idées qui annoncent un homme déjà trèséclairé; tantôt il s'étonne des réflexions très-simples qu'Ariste lui propose : ici il explique fort bien, à lui seul, les raisons de ce que lui dit son ami; là, il lui emande des explications qu'un esprit médiocre trouerait sans peine. De là résulte parfois, dans leurs conversations, un défaut de vérité et de naturel qui, en les rendant invraisemblables, en détruit l'effet : Eudoxe fait souvent des questions dont il ne doit avoir nul besoin, et que l'auteur ne place dans sa bouche que pour en prendre occasion d'y répondre : quelquefois les idées d'Ariste ne sont pas assez hautes pour celui à qui elles s'adressent ; d'autres fois, celles d'Eudoxe sont trop naïves pour celui qui les exprime : tantôt il n'y a pas assez d'inégalité entre les deux, interlocuteurs ; tantôt
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DE L'ÉDUCATION QU'ON SE DONNE SOI-MÊME.
l'inégalité est trop grande. Je regrette ces imperfections qui feront sourire plus d'une fois les lecteurs frivoles ; mais je n'en persiste pas moins à penser que l'idée de l'ouvrage est excellente , que l'exécution, à tout prendre, est méritoire, et que tout homme qui, dans le dessein de devenir un homme vraiment éclairé, voudra revenir sur ses études, étendre ses connaissances et mûrir ses idées, trouvera dans ce livre un guide sûr et sage, en état de lui montrer partout le bon chemin, parce que l'auteur est lui-même ce que son Eudoxe aspire à devenir.
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IDEES DE RABELAIS
Ù FAIT D'ÉDUCATION
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IDËES DE RABELAIS
EN FAIT D'ÉDUCATION.
( 1812.)
On dit que la vérité est éternelle, et l'on dit plus vrai qu'on ne pense. Il n'y a point de vérité grande et importante dont on ne retrouve, dans tous les temps, sinon l'empire, du moins la trace. Je ne parle pas de ces vérités du monde physique dont la découverte exige que, selon le proverbe espagnol, « on donne du temps au temps,» puisque l'expérience et l'observation sont les guides lents qui y conduisent. Mais les vérités morales, les lois du bon sens, croit-on que, sur quelque sujet que ce soit, elles aient jamais été tout-à-fait per-
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DES IDEES DE RABELAIS
dues et ignorées parmi les hommes? « La vérité est la langue de Dieu, dit Quevedo, et la langue de Dieu n'a Ornais été muette. » (Jn écrivain qui a exagéré la licence à une époque où la licence était excessive, qui n'a presque jamais été gai sans bouffonnerie et est souvent resté bouffon sans gaîté, qui a dépensé en inventions audacieusement bizarres les richesses de son imagination, et qui semble s'être imposé la loi de ne jamais dire sérieusement que des extravagances, Rabelais ne paraît pas devoir être, en fait d'éducation, un grand maître. Et pourtant, il a reconnu et signalé les vices des systèmes et des pratiques d'éducation de son temps; il a entrevu, au début du seizième siècle, presque tout ce qu'il y a de sensé et d'utile dans, les ouvrages des philosophes modernes, entre autres de Locke et de Rousseau. Rabelais a tracé tout un plan et raconté toute une histoire d'éducation sensée, douce et libérale. Comment s'y prendre pour exécuter, au milieu des violences fanatiques et des ignorances grossières de son temps, une pareille œuvre? Rabelais commence par se soustraire au danger de se heurter directement contre les idées reçues et les mœurs qu'il veut combattre; en se transportant, lui et ses personnages, dans un monde tout-à-fait extravagant et imaginaire, il se. donne la liberté de les élever comme il lui plaît. Les régents des collèges du seizième siècle ne pouvaient prétendre à ce
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que Pantagruel qui, « à peine né, humoit à chacun de ses repas le laict de quatre mille six cents vasches, et pour la première chemise duquel on avoit levé neuf cents aulnes de toile de Chastelleraut », fût traité comme un des petits garçons qui tremblaient devant leur férule. Voilà donc Rabelais, grâce à ses folies, parfaitement maître de l'éducation de Pantagruel. Comment la gouverne-t-il ' ? Pantagruel est au berceau; il est lié et emmaillotté comme tous les enfants d'alors; mais bientôt Gargantua, son père, s'aperçoit que ces liens gênent ses mouvements et qu'il fait effort pour les rompre : aussitôt il commande «qu'il soit délié des dictes chaisnes, « par le conseil des princes et seigneurs assistans; « ensemble aussi que les médecins de Gargantua « disoient que si l'on le tenoit ainsi au berceau, seroit « toute sa vie subject à la gravelle » : et voilà Pantagruel à son aise, comme le sont aujourd'hui nos enfants. Sa première éducation est toute physique. Nous donnons avec raison, au libre développement du corps,
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Rabelais, comme on sait, a écrit deux romans, l'Histoire du second, de
géant Gargantua, et celle de son flls Pantagruel. 11 parle dans le premier, de l'éducation de Gargantua, et dans le celle de Pantagruel. J'ai réuni en une seule éducation ce que dit Rabelais des deux éducations qu'il raconte, et j'ai choisi celle de Pantagruel, parce qu'il est le héros du principal des deux ouvrages. QJ
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DES IDÉES DE RABELAIS
une. grande place dans les premières années de l'enfance : nous ne prétendons pas cultiver laborieusement les facultés intellectuelles avant que les facultés corporelles aient acquis quelque consistance ; nous laissons les enfants se traîner, se rouler, exercer et déployer en tous sens leurs membres et leurs forces. Que faisait Pantagruel? «Depuis les troys jusques à cinq •s ans, il feut nourry et institué en toute discipline con« venente, par le commandement de son père; et cel« luy temps [tassa comme les petits enfans du pays, « c'est assavoir à boyre, manger et dormir, à manger, « dormir et boyre, à dormir, boyre et manger. Tous« jours se veautroit par les fanges, se mascaroit le « nez1, se chauffouroit2 le visaige couroit volun« tiers après les parpaillons desquels son père tenoit « l'empire les petits chiens de son père mangeoient « en son escuelle ; lui de mesme mangeoit avec eux • « il leur moi-doit les aureilles, ils lui graphinoient le « nez, etc., etc. » Aussi Pantagruel devint-il grand et fort de bonne heure : son père continua à lui faire exercer son corps pour le rendre adroit et agile : « Affin que toute sa vie « feust bon chevaulcheur, l'on luy feit ung beau grand
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Se mascaroit, c'est-à-dire se noircissait le nez avec du charbou, Se chauffouroit, pour se barbouilloit.
On dit encore, dans les patois méridionaux, mascarat pour noirci.
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a cheval de boys, lequel il l'aisoit penader1, saulter, « voltiger, ruer et dancer tout ensemble. » Vint cependant le temps où il fallait commencer à instruire Pantagruel ; la promptitude et la facilité de son esprit, qui s'était développé naturellement et sans contrainte, firent concevoir à Gargantua de grandes espérances : « Je veulx, dit-il, le bailler à quelque homme « sçavant pour l'endoctriner selon sa capacité, et n'y « veulx rien espargner.» Par malheur Gargantua n'avait pas encore l'expérience de l'absurdité des méthodes d'enseignement généralement usitées de son temps : il remit donc Pantagruel « à un grand docteur sophiste, nommé maistre Thubal Holoferne, » qui commença par l'élever comme on élevait alors. Que lui enseigna le docteur ? « Il lui apprint sa charte' si bien qu'il la disoit par « cueur au rebours; et y feut cinq ans et trois mois : « puis luy leut le.Bonat, le Facet3. etc., et y feut « treize ans, six mois et deux semaines;... puis lui leut « de Modis significandi avec les comments de Hurte« bise, de Fasquin, et un tas d'autres, et y feut plus de « dix-huit ans et onze mois; et le sceut si bien que, au « coupelaud*, il le rendoit par cueur à revers; et
1 Penader, donner du pied. 2 Son Alphabet. s Vieux livres élémentaires pour l'étude du latin. * Au coupelaud, c'est-à-dire Y'examen.
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DES IDÉES DE RABELAIS
« prouvoit sus ses doigtz à sa mère que de modis signi« ficandi non erat scientia. » Après tant de travaux, d'ennuis et d'années, que savait Pantagruel ? « Son père aperceut que vrayment « il estudioit très-bien et y mettoit tout son temps; « toutefois que en rien ne prouffictoit. Et qui pis est, en « devenoit fou, niays, tout resveux et rassoté. De quoy « se complaignant à dom Philippe des Marais, entendit « que mieulx luy vauldroit rien apprendre, car leur « sçavoir n'estoit que besterie, et leur saprence n'estoit « que moufles1, abastardissant les bons nobles esprits « et corrompant toute fleur de jeunesse. » Gargantua n'était pas entêté ; il ne fermait pas les yeux pour ne pas voir, et croyait ce qu'il voyait : Pantagruel fut retiré des mains de ses anciens maîtres, et remis à Ponocrates, précepteur d'une tout autre sorte, qui fut chargé de le conduire à Paris pour y refaire et achever son éducation. Ponocrates ne le plaça point dans un collège : « Mieulx l'eusse voulu, dit-il, mettre entre les gue-
1
Moufle. « On appelle moufle à Toulouse,
dit Caseneuye, une
a chose qui, pour être remplie ou fourrée de plume ou de laine, est
« tellement molle que les doigts y enfoncent si on la presse tant « soit peu. » En ce sens, quand Rabelais dit que la science des maîtres dont il parle n'est que moufle, il entend qu'elle n'est que vide et bouffissure. (Voir les notes de Le Duchat, commentateur de Rabelais.) On dit encore, en patois languedocien : es moufle", il est gras, bouffi.
�EN FAIT D'EDUCATION.
3GS
« naulx1 de Saint-Innocent pour l'énorme cruaulté et « vilennie que j'y ai congnëue : car trop mieulx sont « traictés les forcés entre les Maures et les Tartares, « les meurtriers en la prison criminelle, voire certes « les chiens en vostre maison, que ne sont ces malau« truz audict collège. Et si j'estois roy de Paris, le diable « m'emporte si je ne mettais le feu dedans, et ferois « brusler et principal et régens qui endurent ceste in« humanité devant leurs yeulx estre exercée. » Rabelais, à ce qu'il paraît, avait surtout en aversion le collège de Montaigu, car il dit ailleurs : « Tempeste « feut un grand fouetteur d'eseholiers au colliege de « Montagu. Si par fouetter paovrets petits enfans , « escholiers innocens, les pédagogues sont damnés, il « est, sus mon honneur, en la roue d'Ixion, fouettant « le chien courtault qui l'esbranle. » L'éducation de Pantagruel fut donc humaine et douce. Ponocrates, « considérant que nature ne endure « mutations soubdaines sans grande violence », voulut d'abord le laisser se livrer à ses premières habitudes, « affin d'entendre par quel moyen en si longtemps ses « anticques précepteurs l'avoient rendu tant fat, niays « et ignorant. » Il le toléra ainsi pendant quelques jours, et ne tarda pas à s'apercevoir que l'ennui des premières études avait en outre rendu Pantagruel
• Guenaulx pour les gueux, les gens vêtus de guenilles.
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DES IDÉES DE RABELAIS
fainéant et paresseux. Ponocrates s'appliqua alors à le réformer, non par la contrainte, mais en lui faisant prendre peu à peu un autre genre de vie ; jamais il ne chercha à asservir sous un joug absolu la raison de son élève ; il voulait la rendre capable de commander, non la restreindre à obéir; car il pensait que c'est « l'usance" « des tyrans qui veulent leur arbitre tenir lieu de rai« son, non des saiges et sçavans qui par raisons mani« testes contentent les lecteurs.» Aussi Pantagruel prit-il bientôt goût au travail : « Lequel, combien qu'il « semblast pour le commencement difficile, en lacon« tinuation tant doulx feut, légier et délectable, que « mieux ressembloit un passe-temps de roy que l'estude « d'un escholier. » Les connaissances que Ponocrates cherchait à faire acquérir à son élève étaient intéressantes et variées ; les méthodes dont il se servait avec lui excitaient son activité sans fatiguer son attention. Quelles étaient ces connaissances que Rabelais regardait comme véritablement utiles, ces méthodes qu'il conseillait? Pantagruel étudie l'astronomie, mais non pour y chercher l'astrologie et deviner l'influence des astres. « Laisse-moy, lui écrit son père, l'astrologie divinatrice « et l'art de Lullius, comme abus et vanités. » Le soir Ponocrates et lui « en pleine nuict, devant que soy « retirer, alloient, au lieu de leur logis le plus descou« vert, veoir la face du ciel ; et là notoient les comètes,
�EN FAIT D'ÉDUCATION.
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« si aulcunes estaient, les figures, situations, aspects et « conjonctions des astres. » Le matin, en se levant, ils « considéraient Testât du ciel, si tel estoit comme « l'avoient noté au soir précédent, et dans quels signes « entroit le soleil, aussi la lune^ pour icelle journée. » A côté de cette méthode d'observation, Ponocrates place, pour Pantagruel, les mathématiques. « On leur « apportait des chartes, non pour jouer, mais pour y « apprendre mille petites gentillesses et inventions « nouvelles, lesquelles toutesissoient1 de aritbméticque. c En ce moyen entra en affection d'icelle, science nu« mérale et non-seulement d'icelle, mais des aul« très sciences mathématicques, comme géométrie, « astronomie et musicque....'Ils faisoient mille joyeulx « instrumens et figures géométricques, et de mesme « praticquoient les canons astronomicques. Après, s'es« baudissoient à chanter musicalement à quatre et cinq « parties, ou sus un thème, à plaisir de gorge. » Ce n'était pas seulement à cela qu'ils.« s'esbaudis« soient; » Ponocrates savait que le meilleur moyen de rendre l'étude intéressante et profitable, c'est de la rendre active et d'en chercher l'occasion dans les circonstances ordinaires de la vie. Voulait-il faire étudier à son élève ce qu'on pouvait étudier alors des sciences naturelles, c'est-à-dire lui faire connaître les caractères
1
Issoient, c'est-à-dire sortoient,
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DES IDÉES DE RABELAIS
et les propriétés des principaux objets de la nature ? pendant leur repas, « ils commençoient à deviser « joyeusement ensemble, parlans de la vertu, pro« priété efficace et nature de tout ce qui leur estoit « servy à table ; du pain, du vin, de Teaûe, du sel, des viandes, poissons, fruicts, herbes, racines, et de l'ap« prest d'icelles. Ce que faisant, apprint en peu de temps « tous les passaiges à ce compétens en Pline, Diosco« ride, Galien, Aristotelès, Elian et aultres. Iceux pro« pous tenus, faisoient souvent, pour plus estre asseu« rés, apporter les livres susdits à table. Et si bien et « entièrement retint en sa mémoire les choses dictes, « que pour lors n'estoit médicin qui en sceust à la « moitié tant comme il faisoit. » N'est-ce pas ainsi que s'y prendrait aujourd'hui un père qui voudrait donner à ses enfants des notions d'histoire naturelle et de physique? Ponocrates et son élève allaient-ils se promener? la botanique les occupait alors; « passans par quelcques « prez ou aultres lieux herbus, visitoient les arbres et « les plantes, les conférans avec les livres des anciens « qui en ont escript et en emportoient leurs pleines « mains au logis : desquelles avoit la charge un jeune « page, nommé Rhizotome, ensemble des pioches, « bêches, tranches et aultres instrumens requis à bien « arboriser. » Si le temps pluvieux ne leur permettait pas d'aller
�EN FAIT D'ÉDUCATION.
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herboriser, « ils visitaient les boutiques des drogueurs, « herbiers et apothécaires, et soigneusement considé« roient les fruits, racines, feuilles, gommes, semences « pérégrines, ensemble aussi comment on les adul« téroit. » Ces visites s'étendaient souvent à toute la science que nous appelons technologie ; car « semblablement « ou alloient veoir comment on tiroit les métaulx, ou « comment on fondoit l'artillerie, ou alloient veoir les « lapidaires, orfebvres et tailleurs de pierreries « les tissutiers, les veloutiers, les horlogers « imprimeurs, teinturiers et aultres telles sortes « d'ouvriers, et partout, donnans le vin, apprenoient « et considéroient l'industrie et invention des mes« tiers. » Et qu'on ne croie pas qu'en dirigeant ainsi l'attention de son élève vers l'étude de la nature, Ponocrates lui laissât négliger les sciences morales ; il lui enseignait , au contraire, à chercher, dans tout ce qu'il voyait ou apprenait,quelque bon précepte de conduite: Lorsque Pantagruel repassait dans sa mémoire les leçons qu'il avait reçues, « il y fondoit quelques cas « practiques concernans Testât humain, lesquels ils « estendoient aucunes fois jusques deux ou trois heu« res. » D'ailleurs la distribution de sa journée le rappelait sans cesse aux idées les plus sérieuses : dès qu'il était levé, « lui estoit lue quelque pagine de la divine
21,
�—-^«.u^B-jase* ; ■
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DES IDÉES DE RABELAIS
« escripture, haultement et clerement, avecque pro« nonciation compétente à la matière.... Selon le pro« pous et argument de cette leçon, souventes fois se « adonnoit à révérer, prier et supplier le bon Dieu; « duquel la lecture montrait la majesté et jugemens « merveilleux. » Quand le soir arrivait, « avec son préce cepteur récapituloit briefvement, à la mode desPylha« goriques, tout ce qu'il avoit leu, veu, sceu, faict et « entendu au discours de toute la journée. Si prioient « Dieu le créateur en l'adorant et ratifiant leur foy « envers luy, et le glorifiant de sa bonté immense; et
ce cc ce
lui rendant grâce de tout le temps passé, se recommandoientà sa divine clémence pour toutl'advenir.
Ce faict, entroient dans leur repos. » Certes, ce sont là des journées bien employées. Il n'est pas jusqu'à la gymnastique proprement dite que Rabelais n'ait pris soin d'y faire entrer. Il décrit avec le plus grand détail les exercices de toute espèce auxquels se livrait l'élève de Ponocrates ; et ces exercices ne sont pas de vains jeux, leur utilité est toujours clairement indiquée; ils tendent en général à faire de Pantagruel ce que devaient être tous les jeunes gentilshommes d'alors, un homme d'armes fort et adroit. Ainsi, « il luictoit, courait, saultoit, non à trois pas un « sault, non à clochepied, non au sault d'Alemant,
c<
car (disait Gymnaste, son éçuyer), tels saults sont « inutiles et de nul bien en guerre ; mais d'ung sault
�.
EN FAIT D'ÉDUCATION.
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« persoit1 ungfoussé/voloit sus une haye, montait six « pas encontre une muraille, et rampoit en cette façon « à une fenestre de la hauteur d'une lance. » Du reste, Rabelais ne veut pas non plus que ces exercices deviennent une fatigue ou un travail pénible : « Tout leur jeu « n'esloit qu'en liberté, car ilslaissoient la partie quand « leur plaispit, et cessoient ordinairement lorsque « suoient parmy le corps ou estoient autrement las. » L'éducalion de Pantagruel n'est point abandonnée tout entière à son précepteur; son père aussi y concourt et la surveille avec une tendresse sensée et active. Gargantua écrit à son fils : « Non sans juste et équitable cause, je rends grâces « à Dieu, mon conservateur, de ce qu'il m'ha donné « povoir veoir mon anticquité chenue refleurir en ta « jeunesse; car, quand par le plaisir de luy qui tout « regist et modère, mon âme laissera ceste habitation « humaine, je ne me réputeray totalement mourir, « ains passer d'ung lieu en aultre, attendu que en toy « et par toy je demeure en mon imaige visible en ce monde, vivant, voyant et conversant entre gents d'honneur et mes amis, comme je soulois. » N'est-ce pas là un des plus nobles motifs que l'on puisse présenter à un jeune homme pour l'engager à se distinguer, à bien vivre, et à honorer ainsi cette image
1
Persoit pour passait, traversait.
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DES IDÉES DE RABELAIS
de son père, qu'il est destiné à perpétuer dans le monde? et les conseils de ce père ne doivent-ils pas inspirer à son fils autant de reconnaissance que d'ardeur lorsqu'il ajoute en les lui donnant : « Je ne dy cela par défiance « que j'aye de ta vertu, laquelle m'ha esté jà par cy« devant esprouvée, mais pour plus fort te encouraiger « à proufficter de bien en mieux. Et ce que présentece ment t'escripzn'est tant afin qu'en ce train vertueux « lu vives, que de ainsi vivre et avoir vescu tu te « réjouisses et te refraischisses en couraige pareil pour « l'advenir. » Je voudrais citer dans toute leur étendue les conseils que précèdent des sentiments si affectueux et si vrais. Je choisis un passage remarquable par l'élévation des sentiments et l'étendue des idées : on y voit un père charmé que la destinée ait fait naître son fils dans un temps plus éclairé et plus favorable au développement des facultés de l'homme que n'était celui où il naquit lui-même; il exhorte son fils à profiter de toutes les ressources qui s'offrent à lui, à prendre part aux lumières de son siècle, à honorer les sciences et les lettres dans ceux qui les cultivent, et à ne pas associer, au soi orgueil de la richesse et du rang, le stupide orgueil de l'ignorance : ce Quand j'estudiois, lui dit-il, le temps « n'estoit tant idoine1 ne commode ès lettres comme
1
Idoine, propre à,
�EN FAIT D'ÉDUCATION.
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« est de présent, et n'avois copie1 de tels précepteurs, « comme tu as eu. Le temps estoit encore ténébreux et « sentant l'infélicité et calamité des Goths, qui avoient « mis à destruction toute bonne litlérature. Mais par « la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon « eage rendue ès lettres Maintenant toutes disci« plines sont restituées, les langues instaurées, grecque « (sans laquelle c'est honte qu'une personne se die sça« vant), hébraïcque, chaldaïcque, latine ; les impres« sions tant élégantes et correctes en usance, qui ont « été inventées de mon cage par inspiration divine, « comme
à
contrefil l'artillerie par suggestion diabo-
« Tique. Tout le monde est plein de gents sçavans, de « précepteurs très-doctes, de librairies très-amples1.... « et ne se fauldra plus doresnavant trouver en place, « ny en compaignie qui ne sera bien expoly en l'officine
a
de Minerve.... Parquoy, mon fils, je t'admoneste que « employés ta jeunesse à bien proufficter en estude et
J'entends
« en vertus
et veulx que tu apprennes les
« langues parfaictement ; premièrement la grecque, s « comme le veut Quintilian; secondement la latine, et « puis Thébraïcque pour les sainctes lettres, et la chal« daïcque et arabicque pareillement, et que tu formes « ton style, quant à la grecque, à l'imitation de Platon :
a
quant
2
à
la latine, de Gicéron. Qu'il n'y ayt histoire
• Copie, abondance, copia. Librairie, bibliothèque : en anglais, a library.
�374
DES IDÉES DE RABELAIS
« que tu ne tiennes en mémoire présente
Du droit
« civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes « et me les confères avec philosophie.... Puis soigneu« sèment revisite les livres des médecins grecs, arabes « et latins.... somme, que je te voye ung abyme de « science etc., etc. » Et pourquoi Gargantua veut-il qtte son fils fasse toutes ces études, acquière toute cette instruction? A-t-il le projet d'en faire un savant, un lettré, de le vouer, à fun de ces états pour lesquels on convient que la science est indispensable ? Non; Gargantua sait que Pantagruel est destiné par sa naissance à suivre une carrière où, selon les idées communes, on peut se passer de savoir ; mais il sait aussi que, dans toutes les carrières, le savoir et les lumières sont un honneur comme une force; et il recommande à son fils d'employer à les. acquérir les années de sajeunesse; « car doresnavant « que tu deviens homme et te fais grand, lui dit-il, « il te faudra issir de ceste tranquillité et repos d'estude, « et apprendre la chevalerie et les armes, pour deffoh« dre. ma maison et nos amis secourir en toutes leurs « affaires contre les assaults des malfaisans. » C'est donc pour consacrer à une vie active tout ce qu'il aura acquis de talents, de connaissances et de supériorité, que Pantagruel se livre avec tant d'ardeur à l'étude : les recommandations de son père lui parais« sent si sages et si douces que « ces lettres receues et
�EN FAIT D'ÉDUCATION.
0
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« veues, il print nouveau couraige et feut enflambé à « proufficter plus que jamais; en sorte que le voyant « estudier et proufficter, eussiez dict que tel estoit son « esprit entre les livres, comme est le feu parmy les « brandes, tant il l'avoit infatigable et strident. » Jamais, au milieu de ses travaux, Pantagruel n'oubliait que la vertu doit être le premier but des efforts de l'homme. « Science sans conscience n'est que ruyne de « l'âme, lui avait écrit son père : il te convient servir, « aimer et craindre Dieu, en sorte que jamais n'en sois « désemparé par péché. Aye suspects les abus du monde ; « ne mets ton cueur à vanité, car ceste vie est transitoire, « mais la parole de Dieu demoure éternellement "« Révère tes précepteurs, f uy les compaignies des gens « esquels tu ne veulx poinct ressembler ; et quand « tu congnoistras que auras tout le sçavoir de par delà « acquis, retourne vers moy affln que je te voye et « donne ma bénédiction davant que mourir. » Une éducation si bien dirigée ne pouvait demeurer vaine. Rabelais a voulu montrer, dans le développement du caractère de Pantagruel, quels en devaient être les fruits. Ce caractère est surtout remarquable par la droiture et la confiance. A côté de l'immoralité de Panurge et de la grossièreté de frère Jean, Pantagruel apparaît toujours plein de raison, de facilité, de bonté. Discute-t-il? il abuse quelquefois étrangement de l'érudition et de la dialectique; mais c'est presque toujours
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DES IDÉES DE RABELAIS
pour en revenir à des maximes simples, droites, au bon sens et à la justice. A-t-il à agir? il se montre ferme et calme. Lorsque pendant ses voyages il essuie en mer celte horrible tempête décrite par Rabelais d'une manière si vive et si pittoresque, tandis que Panurge s'abandonne au désespoir de la peur, tandis que frère Jean et tous les matelots luttent contre les vents et contre les vagues, jurent, s'emportent, Pantagruel, tranquille et pieux, reste debout sur le pont du navire, tenant fortement le grand mât pour l'empêcher de se rompre; et quand, au plus fort de l'orage, tous les nautonniers se croient perdus, il ne laisse échapper que ces mots : o Le Dieu servateur nous soit en aide ! » L'affection même que Pantagruel porte à Panurge ne l'empêche pas de reconnaître l'extrême désordre de sa vie et le coupable libertinage de ses idées. Panurge veut-il justifier ses prodigalités et son inconduite en prenant le parti de ceux qui empruntent de l'argent sans savoir s'ils pourront le rendre? Pantagruel lui impose silence en disant : « C'est toujours grande verce
goigne en tous lieux d'ung chascun emprunter, plus-
« tost que travailler et guaigner. Lors, seulement, deba vroit-on, selon mon jugement, prester quand la perce
sonne travaillant n'a peu, par son labeur, faire guain, inopinée de ses biens. » Qu'on suive Pantagruel dans tout l'ouvrage; on
« ou quand elle est soubdainement tumbée en perte
c<
�EN FAIT D'ÉDUCATION.
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verra que sans fracas, sans ostentation, probablement même sans intention morale, Rabelais l'a peint tel qu'il devait être après l'éducation qu'il avait reçue, c'està-dire bon et raisonnable, toujours curieux d'étendre s:s connaissances et de garder ses vertus, cherchant partout la vérité, examinant et tolérant les opinions des autres sans laisser ébranler ses propres principes, digne, simple et ferme au milieu des mœurs déréglées, des indécentes brutalités et de l'immoralité licencieuse de ceux qui l'entourent. J'en veux faire remarquer un trait particulier, d'autant plus frappant qu'il se lie de plus près aux résultats de l'éducation que je viens d'exposer ; c'est le respect de Pantagruel pour son père. Nul écrivain, peut-être, n'a donné à l'amour filial et à l'autorité paternelle plus de force et de gravité que n'a fait le cynique Rabelais. De son temps commençait à naître cette funeste guerre civile et religieuse qui, pénétrant dans l'intérieur des familles, brisait les liens les plus sacrés et rendait ennemis ceux que la nature appelait à s'aimer et à se soutenir mutuellement. Quelques années plus tard, Montaigne pouvait dire, en parlant des enfants : « Si ce sont bestes furieuses, comme notre siècle en « produit par milliers, il les faut hayr et fuyr pour « telles. » Et c'est au moment où fermentaient tant de discordes, publiques et domestiques, que Rabelais a peint un père élevant son fils avec la bonté l'a plus facile,
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DES IDÉES DE RABELAIS
le désintéressement le plus complet; et ce fils, pénétré pour son père de l'affection la plus tendre, du respect le pins profond, de la reconnaissance la plus vive. Ce respect est tel que, lorsque Gargantua exprime à son fils le désir qu'il a de le voir se marier : « Père très« débonnaire, lui répond Pantagruel, encore n'y avois-je « pensé: de tout ce négoce je me déportois1 sus vostre « bonne voulunté et paternel commandement. Plutost « prie Dieu estre à vos pieds veu roide mort -en vostre « plaisir, que sans vostre plaisir estre veu vif marié. » Pantagruel s'éloigne-t-il pour voyager? à peine est-il parti, que son père., ému d'une tendre inquiétude, lui écrit : « Fils très-chier, l'affection que naturellement « porte le père à son -fils bien aymé, est en mon ence ce
droict tant accreue, par l'esgard et révérence des grâces particulières en toi par élection divine posées,
« que, depuis ton parlement, m'ha non une fois tollu « tout aultre pensement ; me délaissant au cueur céste
ce ce
unicque et soingneuse paour que vostre embarquement ait, été de quelque meshaing2 on fascherie ac-
« compaigné ; comme tu sçayz qu'à la bonne et sincère « amour est craincte perpétuellement annexée. » Et Pantagruel, vivement touché de cet amour, lui répond aussitôt:
ce
Père très-débonnaire, puisque vous m'avez
« prévenu par le bénéfice de vos gratieuses lettres,
1
Se.déporter,s'en remettre.
* Mëshaing, enagrin, mésaventure.
�EN FAIT D'ÉDUCATION.
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« force m'est, ce que par le passé m'estoit voluntaire, « premièrement, louer le benoist Servateur, lequel, par « sa divine bonté, vous conserve en ce long teneur de « santé parfaite ; secondement, vous remercier sempi« ternellement de ceste fervente et invétérée affection « qu'à moi portez votre très-humble fils..... de mes « esperits n'en sera jamais la mémoire abolie, etc. » Pantagruel, dans ses voyages, ne cesse jamais nonseulement de penser à son père, mais encore de suivre et de mettre à profit ses conseils. Pendant son séjour à Paris, il allait souvent visiter « les compaignies des « gents lettrés et des gents. qui eussent veu pays étran« ges. » Dès qu'il est en voyage lui-même, il observe les usages, les mœurs, les raretés du pays qu'il parcourt. « Je ne fauldray, écrit-il à Gargantua, à réduire « en commentaires et éphémérides tout le discours de « nostre naviguai ge, affin qu'à nostre retour vous en « ayez lecture véridique. » Il achète les animaux rares et les objets curieux qu'il rencontre. « Les nouveautés « d'animaulx, de plantes, d'oiseaulx, pierreries, que « trouver pourray et recouvrer en toute nostre pérégri« nation, toutes je vous porteray. » Et c'est ainsi qu'au milieu d'un déluge d'extravagances et de fables, se maintiennent constamment cet esprit de recherche, ce goût d'instruction que son père avait cherché à lui inspirer, et dont Panurge le louait en lui disant : « Je « vous ay longtemps congneu amateur de pérégrinité
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DES IDEES DE RABELAIS, ETC.
« et désirant toujours veoir et toujours apprendre. » Il semble que Rabelais, en plaçant les voyages à la suite des études de Pantagruel, ait voulu indiquer que tel devait être le complément de toute éducation dirigée dans des vues saines, grandes et libérales. Je n'ai point laborieusement cherché et introduit dans l'ouvrage de Rabelais ce qui n'y est point; je ne lui ai point prêté des intentions ou des idées qu'il n'a pas eues. Je n'ai fait que citer, et je n'ai pas tout' cité. Quant aux intentions, je suis loin de croire que Rabelais ait voulu tracer un plan d'éducation complet et régulier. En rapprochant et coordonnant ses idées, je leur ai donné nécessairement plus de suite et d'ensemble qu'elles n'en ont dans son livre. 11 ne prévoyait pas, sans doute, à quel grand système de principes, de connaissances et de faits un autre siècle les rattacherait un jour. Mais telle est la force du bon sens qu'il démêle et saisit quelquefois les vérités les plus hautes, comme les plus fines, au milieu des plus orageuses ténèbres. C'est ce qu'a fait Rabelais, en matière d'éducation comme sur plusieurs autres sujets, dans un siècle qui n'y pensait guères, et dans un livre où l'on ne s'attend pas à rien rencontrer de semblable.
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IDEES DE MONTAIGNE
EN FAIT D'ÉDUCATION
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IDEES DE MONTAIGNE
EN MIT D'ÉDUCATION
(1812.)
Ce sont d'heureux temps que les siècles civilisés; rien ne s'y perd. A-t-on beaucoup d'esprit? on né manque pas d'appréciateurs et déjuges : n'en a-t-on que peu ? on sait où en emprunter. Le talent le plus mince puise dans les lumières de ses contemporains de quoi masquer ou parer sa faiblesse : une multitude de connaissances et d'idées circulent; il n'y a qu'à se baisser et à prendre; on ramasse aisément de quoi faire un livre; et tel qui n'eût su où trouver une phrase, s'il eût été réduit à son propre fonds, trouve sans peine dans les fonds publics de quoi se faire, en littérature, une fortune souvent assez honnête,
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DES IDÉES DE MONTAIGNE
Mais dans les siècles de ténèbres, quand les richesses de l'esprit ne sont pas encore converties en monnaie, et que pour y avoir part il faut descendre soi-même dans lamine, le métier d'écrivain est moins commode, et ceux qu'une vraie supériorité y appelle sont seuls capables d'en soutenir le poids ; ce n'est pas un avantage pour la société, car la médiocrité éclairée est bonneet n'empêche pas le génie de naître : mais le génie y gagne peut-être plus d'originalité et d'indépendance ; il reste seul avec lui-même ; et s'il est assez fort pour supporter la solitude, rien ne dénature ses inspirations, et ne détourne le cours de ses réfluxions : quand il a une fois secoué le joug des grossiers préjugés de son temps, il est vraiment libre; il n'a pas à se défendre encore de ces préjugés savants dont un esprit supérieur se préserve bien plus difficilement, parce qu'ils tiennent à d'importantes vérités : dès qu'il est entré dans la route du vrai, personne ne l'y dérange, car personne ne l'y suit, et s'il marche hardiment jusqu'au bout, il arrive à des résultats que parfois les siècles même les plus éclairés dépassent ou perdent de •Sue. Tel a été Montaigne : ses contemporains étaient ignorants, superstitieux, aveugles; il s'isola de ses contemporains, fit de son esprit une table rase, et oubliant toutes ces choses «qui n'ont appuy qu'en la barbe
e
chenue et rides de l'usage, rapportant tout à la vérité
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« et à la raison, il sentit son jugement comme tout bou« leversé et remis pourtant en bien plus seur estât.» Les idées de son temps paraissaient absurdes à Montaigne, et les connaissances des hommes peu sûres; il voulut connaître la nature humaine; il Tétudia en lui-même, et prenant ses observations pour unique base de ses opinions, les suivant avec hardiesse jusque dans leurs dernières conséquences, il parvint à ces idées simples, éternellement justes et raisonnables, qui constituent le vrai bon sens des nations, et qu'heureusement les hommes n'ont jamais entièrement méconnues, quoique malheureusement ils ne les aient encore que bien imparfaitement réduites en pratique. C'est là l'histoire d'un des plus fermes esprits qui aient jamais existé : il ne crut que son propre jugement; son tort est de s'en être parfois trop méfié: vivement frappé des extravagances et des erreurs dont le monde ancien et moderne lui paraissait rempli, il douta de la vérité |andis que lui-même il y arrivait sans cesse, et il refusa presque à la raison humaine le pouvoir de la reconnaître, quand sa raison seule l'avait sauvé des absurdités de son temps. Né avec un esprit hardi et libre, mais avec un caractère indolent et paresseux, il ne craignit pas d'attaquer routes les idées des hommes, et il aurait craint de déplacer une charge ou d'altérer un titre. Ne changez tien, semblait-il dire, quoique tout soit mal, car rien 22
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ne peut être mieux ; comme si ce mieux que l'homme conçoit, et vers lequel sa pensée ne cesse de tendre, ne devait pas s'introduire enfin, quoique lentement et par degrés, dans un monde où l'homme domine, et où il domine par la pensée. En éducation comme en tout autre sujet, Montaigne avait clairement entrevu ce mieux que, par haine pouï les innovations, ilnous défend presque de chercher : sa pénétration lui avait fait voir sans peine que la manière dont on élevait les enfants de son temps n'était conforme ni à notre destinée, ni à notre nature ; et comme il sentait qu'à cet égard on pouvait innover, du moins dans l'intérieur des familles, sans craindre aucun bouleversement immédiat, il conseilla franchement, à ceux à qui il adressait ses pensées sur l'éducation, d'adopter des méthodes toutes différentes de celles qui étaient généralement suivies. Aussi son chapitre sur l'Institution des enfants, à Mme de Foix, et celui sur VAffection des pères aux enfants, à M"'0 d'Estissac, n'offrent-ils aucune de ces réserves, de ces réticences par lequelles il semble souvent vouloir écarter l'application de ses propres idées ; il y développe à la fois et avec force les inconvénients de la méthode ordinaire et les avantages de celle qu'il propose. Tandis qu'ailleurs il se contente de renverser sans rien mettre à la place de ce qu'il détruit, ici il indique en même temps le mal et le remède, insiste non-seulement sur ce qu'on
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doit éviter, mais sur ce qu'il faut faire, et substitue sans crainte des préceptes positifs aux préjugés qu'il combat. Considérés soùs ce rapport, ces deux chapitres acquièrent, si je ne me trompe, une grande importance; ils prouvent que Montaigne était autre chose qu'un sceptique ingénieux et hardi, et gue, s'il a trop désespéré de l'espèce humaine en général, il a cru à la possibilité de perfectionner les hommes en particulier, leur intelligence, leur caractère et leur conduite. Le but que Montaigne assigne à l'éducation est grand et utile : les moyens qu'il propose sont bons, simples et facilement applicables : aujourd'hui, beaucoup de gens en sont convaincus d'avance ; au xvi* siècle, il était presque seul à le sa\oir. « Que doivent apprendre les enfants ? demandait-on à Agésilas. — Ce qu'ils doivent faire étant hommes, répondit-il. » — Ce mot, cité par Montaigne lui-même, est devenu le texte de tout ce qu'il a dit sur l'éducation. « Ma « science est d'apprendre à vivre, répète-t-il sans cesse; « un enfant en est capable au partir de la nourrisse, « beaucoup mieux que d'apprendre à lire ou à écrire.» Ce philosophe mobile qui, tantôt se laissait aller à une molle indolence, tantôt s'échauffait d'un enthousiasme généreux, stoïcien plutôt par admiration pour les vertus fortes de l'antiquité que par caractère, épicurien par penchant et par dégoût, Montaigne ne pouvait voir sans mépris ou sans colère les inutilités ou les horreurs dont
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se remplissait la vie de ses contemporains ; il sentait que l'homme est né pour agir, et s'indignait de îe voir tantôt consumer ses années en de vaines disputes de mots, tantôt les employer à des crimes : il le voulait actif et vertueux, courageux et modéré, propre au maniement des affaires, mais sans ambition comme sans crainte. Lui qui, après avoir vécu à la cour, s'en était retiré parceque «si on eût voulu « l'employer à mentir, à trahir et à se parjurer pour « quelque service notable, » il aurait dit : « Si j'ai volé « ou desrobé quelqu'un, envoyez-moi plustost en gal« 1ère ; » lui qui, au milieu des discordes civiles, avait ouvert sa maison à tous les partis qu'il désapprouvait tous également, et s'était borné à « essayer de soustraire « ce coin à la tempête publique, comme il faisoit un « autre coin en son âme; » cet homme enfin qui avait plus besoin de trouver la vérité que de la dire, et de rester homme de bien que d'engager les autres à le devenir, ne pouvait souffrir cependant qu'on élevât les enfants pour une vie oiseuse et inutile. Son siècle, si j'ose ainsi parler, ne lui offrait point de débouchés pour la, vertu, pour cette vertu « qui sonne je ne sais quoy « de grand et d'actif, » et cependant c'était pour elle qu'il voulait qu'on formât les jeunes gens. Ce n'est point un savant, un philosophe, un citoyen, un père de famille qu'il élève ; c'est un homme capable de devenir et bon père de famille, et excellent citoyen, et philo-
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sophe éclairé, et savant habile, s'il prend le parti d'y consacrer sa vie. Il ne cherche point à lui inculquer exclusivement certains devoirs particuliers qui fixent et bornent d'avance sa carrière, comme le dévouement à sa patrie ou à ses proches ; aucune destination déterminée n'est le but de ses préceptes : il veut faire un homme d'une raison droite et forte, d'un caractère ferme à la fois et flexible, capable de juger et de se conduire par lui-même, de rester toujours le même dans toutes les situations; dont la vertu « sçache être riche et puisce santé et sçavante, et coucher en des matelats « musqués; aymerlavie, la beauté, la gloire, la santé;
« mais dont l'office propre et particulier soit sça« voir user de ces biens-là règlement, et les sçavoir « perdre constamment;» un homme enfin qui «puisse « faire toutes choses et n'ayme à faire que les « bonnes. » C'est autour de ce point central, former la raison et le caractère même de l'enfant, que tournent toutes les idées de Montaigne sur l'éducation : il ne considère son instruction que sous ce rapport, ne la recommande qu'autant qu'elle sert à ce but, rejette toute préférence en faveur de certaines études, et blâme tout ce que de vaines conventions sociales veulent changer au développement naturel de nos facultés. « Nous ne saurions « faillir à suivre nature, dit-il; le souverain précepte, « c'est de se conformer à elle. » Telle est la première • 22.
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règle qu'il impose aux maîtres ; tel est, à ses yeux, l'unique moyen de faire acquérir à l'élève une raison « née « en lui de ses propres racines, et qui se sente de quoy « se soutenir sans aide. » Dans le développement de ses idées, Montaigne est constamment demeuré fidèle à cette loi. Et d'abord, «que la disposition de la personne se « façonne quant et quant l'âme. Ce n'est pas une âme, « ce n'est pas un corps qu'on dresse; c'est un homme ; « il n'en faut pas faire à deux. » Ainsi tout ce qui servira au développement de l'une de ces deux parties de notre être ne vaudra rien si c'est aux dépens du développement de l'autre. Cependant les soins de l'éducation physique ne l'occupent point; il n'y entendait rien, et ne parlait que de ce qu'il savait ; il se contente de dire « que « les jeux mesmes et les exercices feront une « bonne partie de festude: la course, la lutte, la muL
< sique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux
« et des armes. » C'est vers l'éducation morale que se ûirige toute son attention. L'homme est né pour agir, sa vie se compose de deux moitiés : l'une, celle des événements, ne dépend pas de lui; l'autre, celle des actions, lui appartient en propre; c'est l'arme avec laquelle il maîiîise où supporte les événements. C'est donc à agir qu'il faut lui apprendre; et comment le lui apprendre sinon en le faisant agir ? Loin de npus donc
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cette éducation qui fait de l'enfant un être passif, dont tous les mouvements sont comprimés, et en qui l'on infuse, pour ainsi dire, des idées qui lui sont étrangères; « on nous les placque en la mémoire, « toutes empennées, comme des oracles où les lettres « et les syllabes sont de la substance de la chose. » Estce ainsi que nous pouvons apprendre ce qui seul nous importe véritablement, à juger et à vouloir ? « Je vou« drois que le Paluel ou Pompée, ces beaux danseurs « de mon temps, nous apprissent des cabrioles à les « voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, « comme ceux-ci veulent instruire notre entendement sans l'ébranler. » Exerçons donc l'entendement de l'enfance; c'est la faculté qui emploie les matériaux
ce
qu'ont rassemblés les autres ; c'est elle « qui approfite « tout, qui dispose ' tout, qui agit, qui domine et qui « règne. » Ce sera à elle à diriger la vie, et dès qu'il vit, l'enfant doit apprendre à vivre. Comment nous y prendre ? ce ne sera certainement pas en cultivant uniquement la niémoire de son élève que l'instituteur exercera son jugement: « Qu'il ne luy « demande pas seulement compte des mots de sa leçon, « mais du sens et de la substance, et qu'il juge du pro« fit qu'il aura fait, non par le témoignage de sa mé« moire, mais de sa vie.... C'est témoignage de cruce
dité et d'indigestion que de regorger la viande
« comme on l'a avalée; l'estomaeh n'a pas fait son opé-
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« ration s'il n'a fait changer la façon et la forme à ce « qu'on lui avait donné à cuire.» Ainsi les études de l'enfant ne seront pas des études vaines et de pure curiosité; on l'accoutumera à en tirer tout ce qu'elles peuvent lui fournir dans sa sphère étroite, sans doute, mais proportionnée à ses forces : il n'apprendra pas tant « la date de la ruine de Carthage « que les mœurs de Hannibal et de Scipion...., il ne « dira pas tant sa leçon comme il la fera : il la répétera « en ses actions. On verra s'il y a de la prudence en ses « entreprises ; s'il y a de la bonté, de la justice en ses « déportemens; s'il a du jugement et de la grâce en « son parler, de la vigueur en ses maladies, de la mo« destie en ses j eux, de la tempérance en ses voluptés... ; « le vray miroir de nos discours est le cours de nos « vies. » Et pourquoi l'enfant ne connaîtrait-il pas, ne pratiquerait-il pas ces vertus ? Elles seront, comme lui, petites et faibles ; elles n'en seront pas moins réelles : c'est lorsque nous prétendons les lui donner en le prêhant au lieu de les lui faire acquérir par l'usage, qu'il n'y arrive jamais : apprendra-t-il à se servir de sa volonté si vous l'empêchez de vouloir ? Sans liberté " point d'énergie : cela est aussi vrai de nos forces morales que de nos forces corporelles; on estropie un esprit comme un bras ou une jambe, en le tenant trop longtemps au maillot : « Notre âme n'est rien tant
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« qu'elle ne branle qu'à crédit, liée et contrainte à l'ap« petit des fantaisies d'autruy, serve et captivée sous « l'authorité de leur leçon. Que le jugement conserve « donc ses franches allures; nous le rendons servile et « couard pour ne lui laisser la liberté de rien faire de « soi. » Est-ce un esclave ou un homme que nous avons à former? si c'est un esclave, à quoi bon tant do peine? il en saura toujours assez pour rester dans l'esclavage; si c'est un homme, s'il doit le devenir un jour, dussions-nous ne pas le vouloir, permettons-lui d'en étudier de bonne heure le rôle ; il n'aura pas trop de temps pour s'en instruire. Quel sera le théâtre où nous commencerons à l'y exercer? envoyons-le à l'école ; il y trouvera des enfants de son âge qui marcheront avec lui, et sans doute, des maîtres capables de diriger ses premiers pas. L'étrange direction ! « C'est une vraye geaule de « jeunesse captive. Arrivez-y sur le point de leur « office; vous n'oyez que cris et d'enfans suppliciés « et de maîtres enyvrés en leur colère. Quelle ma« nière pour esveiller l'appétit envers leur leçon, à ces « tendres âmes et craintives, de les y guider d'une « troigne effroyable, les mains armées de fouets!» Otez, ôtez-moi cet épouvantable appareil dont vous environnez la sagesse ; « qui me l'a masquée de ce faux « visage pasle et hideux? il n'est rien plus gay, plus « gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne die folastre. »
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Croyez-vous la leur faire aimer en la rendant pour eux le prétexte d'un malheur précoce? «Si vous avez envie « qu'ils craignent la honte et le chastiment, ne les y « « « « endurcissez pas... J'accuse toute violence en l'éducation d'une âme tendre qu'on dresse pour l'honneur et la liberté. Il y a je ne sçay quoy de servile en la rigueur et en la contrainte : et tiens que ce qui ne se Je n'ay veu autre
« peut faire par la raison, et par prudence et adresse, « ne se fait jamais par la force « effect aux verges si non de rendre les âmes plus « lasches ou plus malitieusement opiniâtres.» Rendezmoi mon élève; « je saurai lui faire gouster la science a et le devoir par une volonté non forcée, et de son i propre désir ; je saurai élever son âme en toute dou« ceur et liberté, sans rigueur et contrainte ; je m'ap« pliquerai à lui grossir le cœur d'ingénuité et de fran« chise. » Nous verrons s'il sera un jour moins soumis aux lois de la vertu. N'imaginez pas que je lui laisse mener une vie molle, at oisive, que je flatte tous ses penchants, que je me prête à ses humeurs; je veux lui élever l'esprit, lui raidir l'âme et les muscles ; j'y saurai employer une sévère douceur : « La philosophie a des discours pour la naisaï
sance des hommes comme pour la décrépitude..... a Les premiers de quoy on lui doit abreuver l'enten« dément, ce doivent estre ceux qui resglent ses « mœurs et son sens, qui lui apprendront à se cog-
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« noistre et à savoir bien mourir et bien vivre.» L'enfant est né avec un caractère, avec des dispositions naturelles ; j'ai besoin de les connaître avant de chercher à les diriger; c'est par là que commencera ma tâche. Je me garderai bien « de lui criailler sans « cesse aux oreilles, comme qui verser oit dans un « entonnoir. » Au lieu de lui parler toujours, je veux „, l'écouter et le laisser parler à son tour : je l'observerai dans ses jeux, car « les jeux des enfans ne sont pas « jeux, et les faut juger en eux comme leurs plus « sérieuses actions..... Je le feray trotter devant moy, « pour juger de son train.... : à faute de cette propor« tion, nous gastons tout; il faut la savoir choisir, et « s'y conduire mesurément. » Qui veut mener les hommes les étudie; serais-je moins soigneux pour mon élève, quand c'est son intérêt seul, et non le mien, qui doit me guider? L'autorité qui m'est donnée sur sa conduite, je ne l'ai pas sur sa raison. Appelé à agir avant de savoir penser, sa situation l'oblige de soumettre à ma volonté une partie de la sienne, encore incapable de lui suffire ; je dois, jusqu'à un certain point, diriger des actions dont il ne saurait être le maître sans inconvénient pour ceux qui l'entourent et pour lui-même : mais son jugement, de quel droit et avec quel profit l'assujettirais-je au mien? Ma tâche est de lui apprendre à penser par lui-même, afin qu'un jour il sache vouloir et agir
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seul : à Dieu ne plaise que j'exerce sur son esprit l'empire que je dois avoir sur ses mouvements et ses démarches ! « Je ne logeray rien en sa teste par simple « authorite? et à crédit : » Ce que je lui dirai, ce que je lui montrerai, «je veux qu'il se le sache approprier....' « Les abeilles pillotent de çà de là les fleurs, mais elles « en font après le miel qui est tout leur; ce n'est plus « thim, ny marjolaine. Ainsi, les pièces empruntées o d'autruy, il les transformera et confondra pour en « faire un ouvrage tout sien, à sçavoir son jugement. » Pour cultiver ce jugement et lui fournir les moyens rie se développer par l'exercice, irai-je les chercher dans des études presque aussi vaines dans leurs résultats que fatigantes par leur monotonie et leur longueur? Lé tiendrai-je quatre ou cinq ans « à entendre les mots et « les coudre en clauses; encore autant à en propor« tionner un grand corps estendu en quatre ou cinq « parties; autres cinq pour le moins à les sçavoir brefce ce
vement mesler et entrelacer de quelque subtile façon? » Non certes : ee le monde n'est que babil et moins qu'il ne doit : toutefois la moitié de nostre âge s'en va là. Nostre enfant est bien plus pressé Nous ne cherchons pas à former un grammairien Qu'il soit bien pourveu de choses; les paroles ne suivront que trop ; il les traînera si elles ne veulent suivre Osiez, ostez toutes ces subtilités épineuses
« ne vis jamais homme qui ne die plustost plus que
ee ee ee ee ee . ce
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« de la dialectique, de quoy nostre vie ne se peut « amender ni ne trouverais bon quand, par quel« que complexion solitaire et mélancolique, on le ver« roit adonné d'une application trop indiscrette à i'cs' « tude des livres, qu'on la lui nourrist. Cela les rend « ineptes à la conversation civile La science qu'il « choisira un jour, logique, physique, géométrie, rhé« torique, ayant desjà le jugement formé, il en viendra « bientôt^ bout. » Il faut d'abord à ce jugement une nourriture plus usuelle et des exercices plus simples. «Si vous aimez la vie, disait Franklin, ne dissipez pas le temps, car la vie en est faite. » Ce précepte si sensé, Montaigne semble l'avoir adopté pour premier principe d'éducation. Non-seulement il s'élève contre ces études vaines, ou d'une utilité secondaire, qui font si souvent de l'enfance un temps de malheur, et presque toujours un temps perdu; il substitue à celte pédanterie scolastique ces études de tous les instants, qui naissent de tous les objets dont l'enfant est entouré, et font tout servir au développement de sa raison et de son caractère. Il avait conçu de l'éducation une idée bien différente de celle qui la renferme dans les livres; elle était à ses yeux ce qu'elle est aujourd'hui aux yeux de tout homme raisonnable, le résultat des relations, des circonstances au milieu desquelles l'enfant se trouve placé; le produit de tout ce qui peut agir sur ses pensées naissantes, sur ses jugements, sur ses goûts, sur
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ses volontés : c'est de tout cela qu'il veut qu'on sache tirer parti de manière à ne perdre aucun moment dans une affaire si pressée ; loin de croire que l'enfance ne soit pas l'âge de l'étude, il sait au contraire que c'est l'âge où tout est un objet d'étude, et peut devenir un sujet d'instruction. «A nostre élève, dit-il, un cabinet, « un jardin, la tableet le lict; la solitude, la compagnie, « le matin, le vêpre, toutes heures lui seront unes, c< toutes places lui seront estude. » L'enfant observe tout ce qu'il voit et réfléchit sur tout ce qu'il observe; c'est par l'observation et par la réflexion que se forme son jugement : il faut donc lui apprendre à observer et à réfléchir tant que l'occasion s'en présente, tant qu'il veut ; c'est ainsi que sa jeune vie ne sera pas inutilement dissipée et que son éducation ne sera jamais interrompue. « On l'advertira d'avoir les yeux partout « Un bouvier, un masson, un passant, il faut tout « mettre en besoigne qu'on lui mette en fantasie « une honneste curiosité de s'enquérir de toutes « choses : tout ce qu'il y aura de singulier autour de « luy, il le verra; un bastiment, une fontaine, un « homme, le lieu d'une bataille ancienne, le passage « de César ou de Charlemagne..... Ce sont choses très« plaisantes à apprendre et très-utiles à savoir. « Elles sont plaisantes à apprendre ; en effet, comme « les pas que nous employons à nous promener dans « une galerie, quoiqu'il y en ait trois fois autant, ne
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« nous lassent pas comme ceux que nous mettons à « quelque chemin désigné, aussi notre leçon se pas« sant comme par rencontre, sans obligation de temps « et de lieu, et se meslant à toutes nos actions, se cou« lera sans se faire sentir. » Elles sont utiles à savoir i et comment ne le seraient-elles pas? L'enfant veut apprendre à vivre : il a besoin de connaître et d'agir; c'est pour cela qu'il observe et qu'ilcompare; ses faculiés tendent naturellement à se fortifier et à s'étendre; plus on le laissera s'en servir, plus elles deviendront fortes; plus on multipliera le nombre et le genre des occasions où il pourra les exercer, plus elles deviendront étendues. La force et l'étendue sont évidemment les deux qualités que Montaigne désire le plus de faire acquérir à l'esprit de son élève ; leur absence lui paraît la source de nos erreurs ; et une erreur, à son avis, n'est jamais sans importance. Le siècle où il vivait lui offrait de cruels exemples des fâcheux effets de ce rétrécissement d'esprit qu'accompagne une opiniâtreté souvent farouche, et qui déchire le monde pour le soumettre à des opinions dont il n'entrevoit pas la faiblesse ou la vanité. Il semble que Montaigne ait voulu, en opposant son scepticisme continuel à l'aveugle entêtement de ses contemporains, leur montrer qu'ils s'égorgeaient pour des absurdités ou des misères, et que c'était une folie que de commettre tant de violences et de causer tant de maux pour des idées dont tout homme raison-
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nable pouvait et devait même douter. Un attachement irréfléchi à des opinion reçues dans Fenlance, à dee préjugés de secte ou de" nation adoptés ou défendus sans examen, lui paraissait la principale cause de ce despotisme cruel que les hommes de son temps prétendaient exercer sur l'esprit de leurs frères, et c'était surtout de cette funeste erreur qu'il voulait préserver son élève.
Le scepticisme est tolérant de sa nature; et du temps de Montaigne, un peu de scepticisme n'eût pas été un grand
mal; or, il n'y en avait nulle part, car les hommes irréligieux eux-mêmes n'étaient pas sceptiques. C'est pour cela qu'il veut qu'on accoutume le jeune homme à voir les choses en grand, et à ne pas s'enfermer dans ses idées, ou dans ses habitudes personnelles. « Nous sommes a tous contraints et amoncellés en nous, dit-il, et avons « la veue raccourcie à la longueur de notre nez...:. « à qui il gresle sur la teste, tout l'hémisphère semble tempeste et orage; et, disoit le Savoïard de France eust sceu bien conduire |toit homme pour devenir maistre je; son imagination ne concevoit jJ^gggVandeur que celle de son maistre snsiblement tous en ceste erreur, îûite et préjudice. Mais qui se préco jir
c
lan# un tableau, ceste grande image
Mure, en son entière majesté, qui
« lit en son vistfge une si générale et constante variété,
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« qui se remarque là-dedans, et non soi, mais tout « un royaume, comme un traict d'une pointe très-délice cate, celui-là seul estime les choses selon leur juste a grandeur. » Nul doute que le philosophe ne tînt surtout à rendre son élève capable de juger et d'estimer de la sorte; tous ses préceptes particuliers tendent vers ce but ; il voudrait « qu'on commençast à le promener dès sa « tendre enfance. » Il semble craindre qu'un
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nourri « au giron de ses parens, » ne s'attache trop à leurs habitudes, à leurs idées; c'est moins peut-être pour lui fortifier le corps et le caractère, loin des sollicitudes et des soins de la tendresse paternelle, que pour donner à son esprit de l'indépendance et de l'étendue, qu'il commande de lui faire courir et voir le monde de bonne heure, afin qu'il apprenne « à frotter et- limer sa cervelle contre celle d'autruy. » Ces conseils ont quelque chose d'un peu exagéré et de trop exclusif, mais ils partent d'une idée fondamentale parfaitement juste et raisonnable : c'est que chaque homme s'appartient à lui-même, que sa raison doit être à lui comme son existence, que personne n'a le droit d'asservir l'une ou l'autre, et que le but de son éducation doit être de lui faire acquérir une raison capable de gouverner par elle-même une vie qui n'est qu'à lui. Ce principe, évident pour qui consulte la justice et le simple bon sens, est le fondement sur
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lequel reposent toutes les idées de Montaigne. Doué d'une droiture parfaite et rigoureuse, mais peu porté à l'oubli de soi-même, il n'était jamais entraîné par ces élans d'une âme sensible qui, en se dévouant aux autres, se laisse aller ensuite trop aisément à croire qu'ils doivent aussi lui être dévoués. Montaigne ne s'était jamais donné à personne, et l'inflexible justice de son caractère et de sa raison lui faisait sentir et dire en revanche que personne n'était obligé de se donner à lui, 11 proclama hautement, en toute occasion, cette vérité, qu'on ne saurait trop répéter, et qui, mise en pratique, rendrait plus rares qu'on ne croit les torts des hommes entre eux et les malheurs qui s'ensuivent. Peut-être Montaigne ne sent-il pas assez que cette justice rigoureuse ne suffit pas pour satisfaire et mettre à profit des sentiments naturels à l'homme, et qu'il importe de nourrir dans son cœur, puisqu'ils forment ce qu'il y a de plus beau dans sa nature; ces sentiments désintéressés et généreux qui, en nous détachant d'une vie courte et étroite, en nous dégageant des liens de la personnalité, nous laissent libres d'entreprendre et de consommer ces grandes et touchantes actions, ces actes d'un dévouement sublime, qui, dans la vie la plus modeste ou dans le rang le plus élevé, deviennent la source de la satisfaction intérieure la plus parité ou de la gloire la plus pure. Mais s'il n'est pas allé squ'à cette haute idée morale, Montaigne s'est incon-
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testablement placé dans la seule route par laquelle on puisse y arriver raisonnablement : on ne se donne que lorsqu'on s'appartient; et en exigeant que chaque homme fût élevé de manière à s'appartenir réellement, à être véritablement son propre maître, Montaigne n'a point interdit, à ceux qui en seraient capables, la faculté de se donner volontairement et de leur choix quand ils croiraient cet abandon de leur devoir. La justice est le sentier dans lequel doit marcher la vertu ; la vertu pourra s'élever ensuite, d'un libre essor, au-dessus de ce sentier, mais ce sera sans le perdre de vue, car, dès qu'elle s'en écarte, elle s'égare, et la morale la plus sublime, lorsqu'elle n'a pas la raison pour base, entraîne plus de maux qu'elle ne fait de bien. Sachons donc à Montaigne un gré infini d'avoir su reconnaître et d'avoir osé dire une vérité plus féconde qu'on ne le pense en résultats importants. Ses préceptes d'éducation ont ceci de remarquable qu'il s'occupe presque exclusivement de la raison de son élève ; il lui apprend à se connaître, à se juger lui-même, ceux qui l'entourent, ses relations, les devoirs qu'elles lui imposent, les droits qu'elles ne sauraient lui ôter. Il s'inquiète peu de le rendre directement bon et sensible; il le veut juste, raisonnable, et semble croire que le reste naîtra alors naturellement dans un caractère droit, et dans un esprit accoutumé à ne jamais s'exagérer sa propre importance.
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Je ne sais si je me trompe, mais ce silence presque absolu que Montaigne a gardé sur cette partie de l'éducation qui s'attache, comme on dit, à former le cœur de l'élève, me paraît une nouvelle preuve de son bon jugement. C'est une plante délicate que la sensibilité; dès qu'on y touche, elle se plie, se courbe en cent manières, dont aucune n'est sans danger; il ne faut point la faire pousser, mais la laisser croître. Des soins particuliers-ne lui sont point nécessaires, et ne sauraient être sans inconvénients. D'ailleurs, il y a peut-être*dans la justice plus de bonté que dans la sensibilité même, et je doute qu'un homme accoutumé à être toujours juste, dans toute l'étendue du terme, puisse jamais être dur, car la dureté est une injustice, puisqu'elle blesse le droit de tout homme à n'être jamais affligé inutilement par un autre. C'est aux affections dont l'enfant ressent chaque jour l'influence, au dévouement dont il se voit l'objet, aux exemples d'hunïanké et de douceur dont il est entouré, aux habitudes qu'il contracte, qu'on doit remettre le soin de développer dans son cœur ces sentiments tendres qui ne s'apprennent point, auxquels ne peut s'appliquer aucun précepte, mais qui se transmettent, comme par héritage, à ceux qui ont vécu, dès l'enfance, dans leur douce et bienfaisante atmosphère. Cette omission de Montaigne ne saurait donc être regardée comme une lacune réelle dans ses préceptes
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d'éducation. Il est d'autres idées, plus élevées et plus pures, qu'il a passées sous silence, et que je tiens à rappeler. Montaigne était plutôt un honnête homme qu'un homme vertueux ; l'indolence de son caractère se refusait à cette activité généreuse que peut allumer l'amour du bien : « Je suis, dit-il lui-même, « impropre à faire bien et à faire mal qui vaille. » Il croyait, d'ailleurs , que l'homme n'est dans ce monde que pour vivre, et que si la vertu doit êlre la règle de la vie, cette vie est à elle-même son propre but. « Je vis du jour à la journée , et parlant en révé« rence, ne vis que pour moy. » C'est concevoir de la destination de l'homme une bien misérable idée. « La « vie n'est rien par elle-même, a dit Rousseau; elle ne « devient quelque chose que par l'emploi qu'on en « fait. » Montaigne ne s'était jamais inquiété de cet emploi : il ne s'était jamais élevé à ces graves et consolantes pensées qui nous montrent l'homme comme un être destiné à remplir une existence éphémère par le développement de facultés qui, dirigées vers un but moral, peuvent, dans la sphère la plus étroite, exercer une incalculable puissance. Nul homme ne peut ajouter une coudée à sa taille ni un jour à ses années ; la mesure de son corps et de sa vie est bornée ; il lui faut peu de place pour vivre et moins encore pour mourir; mais qui assignera des bornes à ses sentiments et à ses pensées ? Qui empêchera cet être si faible de 23-
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DES IDÉES DE MONTAIGNE
s'élever au-dessus du monde, d'étendre le pouvoir de son exemple au-delà des mers et du tombeau ? Depuis le bon père de famille qui, en élevant des fils semblables à lui, commence une série de gens de bien dont on ne saurait calculer la durée, jusqu'au grand homme illustre qui, par l'éclat de son caractère, à mille lieues de sa demeure et mille ans après sa mort, éveille une foule de sentiments généreux dans le cœur de ceux qui entendent prononcer son npm, l'influence de la vertu s'étend et se propage sans qu'il soit possible d'en arrêter ou d'en mesurer les effets. C'est là le but et le fruit de la vie; c'est là ce qui doit consoler de sa brièveté et de ses malheurs. Hors de là, il n'est qu'égoïsme pour ceux qui peuvent encore y mettre quelque prix, et désespoir pour ceux à l'âme desquels l'égoïsme ne peut suffire. Je crains que Montaigne n'ait été parmi les égoïstes, et que l'absence de cette idée n'ait souvent flétri sa vie, ou arrêté en lui le développement d'un caractère droit, honnête et naturellement généreux. Ce qui est incontestable, c'est qu'on ne trouve dans ses préceptes d'éducation aucune trace de cette grande vérité, si nécessaire à inculquer aux hommes .dès l'enfance, que l'homme est dans ce monde pour agir, pour y faire tout le bien dont sa situation le rend capable, et non pour y vivre content d'une vertu négative et stérile, aussi bornée et aussi faible que son existence et son pouvoir personne!,
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Du reste, s'il ne s'attache pas à remplir l'àme de son élevé de ce vertueux dévouement, étranger à son propre caractère, Montaigne ne dit rien qui l'en éloigne ; il l'y prépare, au contraire, et de la manière la plus efficace. S'il ne l'exhorte pas fortement à faire le bien, il lui ordonne impérieusement de ne jamais faire le mal, et ce premier pas est le plus important comme le plus difficile. « Qui est-ce qui ne fait pas du bien ? a « dit Rousseau ; tout le monde en fait, le méchant « comme les autres ; il fait un heureux aux dépens de « cent misérables, et de là viennent toutes nos cala« mités. » L'homme est naturellement porté à agir, à étendre son influence : qu'il apprenne à ne jamais employer pour le mal cette influence et ce penchant, à être constamment juste, raisonnable; il ne restera pas dans cet état passif et stationnaire; le besoin d'agir reparaîtra et se tournera vers le bien; devenu assez j uste pour ne vouloir rien prendre sur les autres, l'homme sera bientôt assez désintéressé pour prendre sur lui-même et se dévouer à eux. L'insouciance de Montaigne est peu commune ; sa situation et son siècle durent l'accroître ; de pareilles circonstances se reproduisent rarement; mais dans toutes les situations, dans toutes les circonstances , la justice rigoureuse dont il s'était fait une loi, et à laquelle il voulait accoutumer son élève, est le premier devoir et la tâche la plus pénible de la vertu. Je l'ai déjà dit, et je ne crains pas de le répéter,
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c'est là surtout ce qu'il faut enseigner à l'enfance. Quant aux vertus plus actives, plus douces, plus désintéressées, on peut s'en remettre à ce besoin d'affection et d'activité qu'éprouvent la plupart des hommes, et surtout aux dispositions de caractère qui porteront, à toute l'énergie qu'inspire l'amour du bien, celui qui sera capable de le sentir, dès qu'une fois il aura appris à regarder toute injustice comme un mal impossible à faire. Il n'y a pas loin de la justice à la bienfaisance, et de la raison à la plus sublime vertu. Après l'enfance, ce que je connais de plus intéressant au monde, c'est la vieillesse : il y a dans la faiblesse de ces deux âges, dans les espérances que donne l'un, dans les souvenirs que laisse l'autre, quelque chose de profondément touchant qui pénètre l'âme d'un sentiment de bienveillance que la sécheresse et la légèreté peuvent seules méconnaître. La vie semble prendre, dans le berceau et au bord de la tombe, un caractère attendrissantetrespectablepour ceux-mêmes qu'aucune relation personnelle ne lie à l'enfant qui y entre ou au vieillard qui en sort. Que sera-ce lorsque les nœuds du sang, delà reconnaissance, de l'habitude s'uniront pour changer en affection et en devoir cet intérêt naturel que les premiers et les derniers jours de l'homme sont en possession de nous inspirer ? Quoi de plus puissant que la vue d'un fils, de col être faible qui tient de nous l'existence, ce bien pré-
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cieux que nul n'abandonne sans regret, même après n'en avoir joui qu'avec amertume ? Quoi de plus sacré que la pensée d'un père, de celui qui, après nous avoir donné la vie, nous l'a si souvent conservée par ses soins et nous a appris à en user ? Ces affections sont générales, journalières ; chacun les éprouve, tout le monde en parle, et personne, peut-être, n'en connaît toute la force et toute l'étendue : lé cœur de l'homme est trop faible pour les épuiser; elles le remplissent et débordent encore; la pensée, quand elle s'y arrête, trouve toujours à y ajouter; toujours les mêmes, elles se-reproduisent sous mille formes diverses : c'est une source intarissable en coulant toujours, et la vie est passée avant que nous ayons senti tout ce qu'il était en nous de sentir. 11 semblerait, au premier coup d'œil, que des affections si naturelles et si fortes, si légitimes et si douces, pourraient n'avoir pas besoin d'être réglées parla sévérité de la raison; cependant, si je ne me trompe, elle peut seule nous faire bien juger de tous les devoirs qu'elles nous imposent, et nous en faire tirer tout le bonheur que nous avons droit d'en attendre. Nos sentiments sont soumis à l'influence de notre situation ; leur nature est déterminée par les rapports mêmes dont ils naissent : ce sont ces rapports qu'il importe de bien connaître, et sur lesquels on ne saurait trop réfléchir. Les hommes, dans leurs relations de famille, sont unis
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par leurs affections et par leur situation ; leurs affections sont, en quelque sorte, le ciment de leur union ; mais leur situation se compose d'une multitude de circonstances indépendantes du sentiment comme de la volonté, et qui influent puissamment sur le genre de cette union, sur ce qu'elle peut et doit être; Les parents et leurs enfants occupent dans ce monde des places différentes ; leurs rapports, soit entre eux, soit avec tout ce qui les entoure, ne sont pas les mêmes; une carrière qui commence et une carrière déjà avancée ne sauraient se rencontrer : le fils ne peut être pour le père ce que le père a été pour le fils : cette diversité de situation modifie les affections comme les devoirs, et pour en juger avec équité, le père et le fils doivent, dans leur esprit, se mettre réciproquement à la place l'un de l'autre, car sans cela ils n'apprécieront jamais avec justice ce qu'ils doivent et ce qui leur est dû. Si l'impartialité préside à cet examen, les parents qui réfléchiront sur la nouvelle situation de leurs enfants, devenus maîtres de leur existence puisqu'ils sont capables delà gouverner, et appelés à une destination nouvelle qui leur imposera de nouveaux devoirs, n'exigeront rien au-delà de ce qu'ils peuvent prétendre; tandis que les enfants, à l'aspect du long avenir qui, en s'ouvrant devant eux , éveille leurs espérances et appelle leurs forces, n'oublieront jamais la dette accumulée que le passé leur laisse à acquitter envers leurs parents. Telle
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est, à mon avis, la part que la raison doit prendre dans notre conduite envers ceux à qui nous lient nos affections. Le manque de sensibilité est plus rare que le défaut de justice, et celui qui connaît bien jusqu'où vont et où s'arrêtent ses droits, n'est pas mal préparé à remplir les devoirs que lui imposent les droits d'autrui. Montaigne, né dans un temps auquel des mœurs encore barbares, le défaut de lumières et l'influence de la jurisprudence romaine avaient donné les idées les plus fausses sur,la nature et les conséquences des relations qui unissent les pères avec les fils, secoua le joug de ce préjugé comme celui de mille autres; et remontant aux principes du droit naturel, qui est, non celui des premiers hommes vivant, comme on dit, dans l'état de nature, mais celui qui se fonde sur les lois naturelles et universelles de la raispn éclairée, il prit ces principes pour base de ses idées sur l'éducation. Nous en avons déjà retrouvé l'influence dans la marche qu'il suit pour former dans son élève un caractère et un esprit indépendants : elle est encore plus marquée dans le chapitre de l'affection des pères aux enfants, chapitre où la raison la plus "forte, la rectitude la plus rigoureuse s'allient avec un certain mélange d'insensibilité et de bonté, de sécheresse et d'abandon, difficile à comprendre pour quiconque n'a pas pénétré trèsavant dans le caractère et dans les méditations du philosophe.
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Jamais père ne fut plus doux et plus facile que Montaigne ; jamais fils n'avait été plus respectueux et plus tendre. La douceur de son éducation, le bonheur de son enfance, les soins continuels dont il s'était vu l'objet, lui avaient inspiré, pour la mémoire de son père, un respect plein de tendresse qu'il se plaît à exprimer dans ses écrits, comme il se plaisait à le prouver par sa conduite. « Mon père est mort, dit-il, et s'est éloigné de moy « et de la vie, autant en dix-huict ans que Melellus et « Scipion ont faict en seize cents : duquel pourtant je « ne laisse pas d'embrasser et practiquer la mémoire, « l'amitié et société, d'une parfaite union et très-vive... « Il aimait à bastir Montaigne où il estoit né; et en « toute cette police d'affaires domestiques, j'ayme à me « servir de son exemple et de ses reigles
ce
Si je pou-
vois mieux pour luy, je le feroy. Je me glorifie que sa « volonté s'exerce encore et agisse pour moy. Jà Dieu « ne permette que je laisse faillir entre mes mains
« aucune image de vie que je puisse rendre à un si « bon père.... Et n'ay point chassé de mon cabinet des
ce ce
longues gaules qu'il portoit ordinairement en la main.» Qu'on s'arrête sur un souvenir si profond et si
durable; qu'on le rapproche de la rapidité avec laquelle la mort tue dans le cœur des hommes les affections même qui ont paru les plus fortes tant qu'ont vécu ceux qui les inspiraient; on ne pourra s'empêcher de croire
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à la sensibilité du sincère Montaigne qui, n'exagérant jamais aucun de ses sentiments, a pu dire : « Ceux « qui ont mérité de moy de l'amitié et de la recognois« sance ne l'ont jamais perdue pour n'y eslre plus. » Mais si, après avoir trouvé dans son âme toute la tendresse d'un fils, nous y cherchons celle d'un père, quel sera notre étonnement! « Il est aisé à veoir par expé;< rience, nous dira-t-il, que cette affection naturelle, à « qui nous donnons tant d'authorité, a les racines bien « foibles. Pour un fort léger profit, nous arrachons tous « les jours leurs propres enfans d'entre les bras de« leurs mères, et leur faisons prendre les nostres en <( charge Leur deffendant non-seulement de les « allaiter, quelque danger qu'ils en puissent encourir; « mais encore d'en avoir aucun soing, pour s'employer « du tout au service des nostres. Et voit-on la pluspart « d'entre elles s'engendrer bientost par accoutumance « une affection baslarde, plus véhémente que la natu« relie, et plus grande sollicitude de la conservation « des enfans empruntez que des leurs propres De « ma part, ajoute-t-il, je ne puis recevoir celte passion « de quoy on embrasse les enfans à peine encore nez, « n'ayant ny mouvement en l'âme, ny forme recon« noissable au corps par où ils se puissent rendre « aimables, et ne les ay pas soufferts volontiers nourrir « près de moy. » Comment expliquer une froideur si entière, si
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étrange, si franchement avouée? Ainsi ce philosophe, qui voulait ramener tous nos sentiments, tous nos principes, à des principes et à des sentiments naturels, a méconnu la plus naturelle, la plus universelle de nos affections, celle qui existe dans toutes les espèces vivantes, et sur laquelle repose leur durée; il a fait plus, il a soutenu qu'il avait raison de la méconnaître. Cette extraordinaire opinion a sans doute sa source dans quelque opinion plus" générale, d'où Montaigne a cru pouvoir la déduire; car ses sentiments même sont intimement liés avec ses idées, et pour bien juger son caractère, il importe surtout de connaître l'ensemble de ses réflexions. Essayons de découvrir la cause de cette insensibilité dont nous sommes, à bon droit, encore plus choqués que surpris. Montaigne lui-même, si je ne me trompe, nous en donnera bientôt la clef :
« J'ai,
dit-il, le goust estran-
« gement mousse à ces propensions qui sont produites « en nous sans l'ordonnance et entremise de notre « jugement
a
Une vraye affection et bien réglée
« devroit naître et s'augmenter, avec la cognoissance que nos enfans nous donnent d'eux; et lors, s'ils le « valent, la propension naturelle marchant quant et « quant la raison, les chérir d'une amitié vrayment « paternelle, et en juger de mesme s'ils sont autres; « nous rendant toujours à la raison, nonobstant laforce « naturelle. »
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C'est donc parce qu'il voulait que la raison fût l'unique règle de nos affections, sans en excepter la tendresse paternelle, qu'il a prétendu que cette tendresse ne devait pas raisonnablement se développer avant d'être justifiée par le mérite de son objet. J'admets, avec Montaigne, un principe dont l'importance et la vérité me paraissent incontestables. La raison et l'accomplissement de ses lois sont l'unique base solide sur laquelle puissent s'asseoir inébranlablement le bonheur et la vertu des hommes : leurs affections et leurs idées sont la source de ce bonheur et de cette vertu ; elles doivent donc être réglées par la raison. Mais ce que ce rigoureux philosophe regardait comme raisonnable n'est pas toujours la raison dans toute son étendue. Montaigne paraît n'avoir jamais saisil'ensemble de ces lois générales qui font servir les affections naturelles, nées de la situation des hommes, à la satisfaction de certains besoins, de certains penchants vagues, maisinquiets, qui existent au fond de notre cœur mêmelorsque nous ne nous en rendons pas compte ; penchants qui, sans ces affections, n'atteindraient jamais à leur but, et qui sont les moyens par lesquels s'opère le développement progressif de l'espèce humaine. Il est inutile de dire que si, pour naître, l'amour paternel attendait d'être mérité, l'espèce serait bientôt éteinte, puisque c'est à une époque où les enfants n'ont et ne peuvent avoir aucun mérite que cet amour et ces
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soins leur sont le plus nécessaires. Il est donc raisonnable, même avant d'être justifié par son objet, puisqu'il est fondé sur la grande raison qui préside i à l'ordre général des cboses. Mais, indépendamment de sa nécessité, ce sentiment s'appuie sur d'autres principes inhérents à notre nature. L'homme aime la vie, et sa vie est éphémère : il a donc besoin d'avenir; ce besoin existe dans son âme, souvent même sans qu'il le soupçonne : de là naissent le désir de perpétuer son nom, de régler sa succession, l'amour de la gloire, l'espoir de l'immortalité. Si l'homme est dans ce monde pour y vivre, une chaîne puissante le lie à ceux qui doivent y vivre après lui : le grand homme travaille pour sa renommée, et-le père pour ses enfants, quoique ces travaux ne soient point nécessaires à leur propre existence. Toutes nos actions se rapportent, en dernière analyse, à la satisfaction de nos besoins et de nos penchants ; mais nos besoins et nos penchants s'étendent au-delà des limites de notre vie, qui, bornée à elle-même et considérée comme l'unique but de notre être et de nos facultés, ne suffit point à les satisfaire. Cette grande chaîne qui unit entre eux les hommes de tous les temps, et qui est peut-être un des présage les plus sûrs de notre destinée future, donne aux affections qui la forment, aux sentiments qui en sont les anneaux, un caractère sacré qui, en nous indiquant la cause secrète de ces sentiments et de ces affections,
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nous montre combien ils sont raisonnables, même quand ils ne sont pas raisonnés et réfléchis. L'affection des pères pour les enfants a donc un motif et un résultat indépendants du mérite de ces enfants : la légitimité de ce motif, l'importance de ce résultat, sont fondées sur l'essence même de notre nature : nous goûtons ainsi le plaisir de ne pas mourir tout entiers; et le philosophe qui a reconnu dans le cœur de l'homme ce besoin de durée, qui y voit un principe d'activité, de bienveillance et d'union, se sent pénétré de respect pour des relations qui peuvent seules le satisfaire ; et loin de s'étonner de l'empire qu'elles exercent avant d'avoir reçu la sanction de la raison, il découvre, dans cet empire, l'empreinte de cette raison suprême qui se sert de nos désirs les plus vagues, de nos besoins les plus éloignés, pour unir les générations entre elles, et amener, par degrés, l'accomplissement du vaste plan qu'elle semble s'être proposé dans l'existence de l'espèce humaine. Montaigne n'éprouvait pas, ou plutôt cherchait constamment à étouffer en lui ce besoin d'avenir plus aisé à méconnaître qu'à détruire : il en était frappé, mais il le traitait de folie, comme si une folie qui se reproduit dans tous les temps, dans tous les lieux, dans tous les individus, ne devait pas avoir, dans la nature et dans la destination de l'homme, quelque fondement réel et raisonnable. Les longs travaux, l'amour de la
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gloire, lui paraissaient des absurdités; il voulait plutôt nous apprendre à nous contenter de la vie, triste et courte comme elle est, que nous enseigner à la prolonger et à l'étendre. Nos affections naturelles et nécessaires n'avaient point à ses yeux ce caractère de sainteté et de grandeur qu'elles prennent aux yeux de celui qui, ne se regardant que comme une faible parcelle de cet ordre immense dont il embrasse l'ensemble, s'attache fortement aux liens par lesquels il tient à cet ensemble plutôt qu'à ce qui constitue son existence personnelle. Ne voyant ainsi dans l'union des pères et des enfants que ce qu'elle a d'accidentel, de non raisonné, et voulant soustraire l'homme à tout ce qui peut être machinal ou irréfléchi dans les mouvements de son cœur, Montaigne n'a pas reconnu que, si ces mouvements doivent avoir la raison pour règle, ils l'ont aussi pour principe, pour cause première, et qu'on peut leur apprendre à se bien diriger, sans leur contester leur valeur réelle et la légitimité de leur origine. Êt cependant, ce philosophe qui se. voyait si seul, pour qui l'avenir n'était rien, qui traitait de chimère tout espoir et tout désir portés au-delà du tombeau, c'est celui que nous venons de voir plein d'amour pour la mémoire d'un père qui n'est plus, bien décidé « à ne laisser faillir entre ses mains aucune image de\ie qu'il puisse rendre à un si bon père. » Quelle importance
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avait donc pour lui cette image? quel prix y pouvait-il attacher? comment le passé n'était-il pas pour lui aussi nul que l'avenir? C'est que l'homme, même le plus fort, au sein de l'idée la plus fermement adoptée, ne peut se soustraire aux besoins secrets, mais impérieux, aux sentiments intérieurs, mais naturels, qui contrarient cette idée, et qui devraient lui en indiquer l'erreur. Du reste, disons-le à l'honneur de Montaigne, cette triste erreur qui l'a empêché de sentir tout ce qu'il y a de raisonnable et de doux dans l'affection instinctive des pères pour les enfants, n'a point nui à la justesse de ses idées sur l'éducation et sur lés devoirs qu'impose la paternité. Il veut que nos enfants ne soient rien pour nous tant qu'ils ne sont pas capables ou dignes d'être nos amis ; mais il sait ce que nous devons être pour eux lorsqu'avançant en âge et commençant à devenir hommes, ils acquièrent des droits à notre-justice, comme ils en avaient d'abord à nos soins. Ce même chapitre, où règne une indifférence si froide pour la première enfance, adresse aux pères les plus beaux préceptes de bonté et de désintéressement qui puissent régler leur conduite envers leurs enfants déjà élevés et formés. J'ai eu plusieurs fois occasion de le dire, Montaigne était surtout juste; il connaissait .nos droits et nos devoirs mieux que nos sentiments : et sa justice le conduisait mieux que n'aurait fait, peutêtre, la sensibilité la plus vive.
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Les hommes aiment la propriété et la puissance; les enfants, clans leurs premières années, sont nécessairement soumis à l'autorité de leurs parents, et peuvent, en quelque sorte, être regardés comme leur propriété, puisqu'ils dépendent d'eux pour tous les besoins de la vie; mais cette propriété n'est point réelle, et cette autorité doit finir. C'est à quoi les parents ont souvent peine à se résoudre, bien que chaque jour les achemine vers cet inévitable résultat. Cette tendresse qui leur a dicté les soins qu'ils ont prodigués à ces êtres faibles, dont ils ont vu toute la faiblesse, et dont la force toujours croissante les frappe peu, comme on n'est pas frappé des progrès de la taille d'un enfant qu'on voit tous les jours; ce dévouement qui remplit l'âme des pères et des mères, cet empire si doux à exercer sur les objets de nos affections, se décident difficilement à faire place à cette justice rigoureuse qui restreint et fixe nos droits à mesure que s'étendent la capacité, l'existence, et par conséquent les droits de ceux qui nous touchent de si près. Montaigne connaissait peu ces sentiments, vifs et puissants qu'éprouvent les parents à la vue de leurs enfants à peine nés : il a sans doute eu besoin de moins d'efforts pour arriver à cette justice ; mais il n'en a que mieux connu sa nécessité et son étendue. Ses conseils sont ceux d'un juge sévère qui ne nous flatte point, ne nous dissimule rien, et que nous devons d'autant plus écouler qu'il nous en
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coûte davantage pour nous résoudre à l'entendre. Quand nos sentiments sont en lutte avec notre raison, nous devons nous féliciter d'avoir près de nous un homme éminemment raisonnable, dont l'esprit ait su se soustraire à l'influence de ces sentiments qui troublent ou embarrassent le nôtre, et qui place sans cesse devant nous ce miroir de la vérité, dont nous sommes si enclins à détourner les yeux. Le philosophe, qui se borne à méditer sur notre nature, comprend les faiblesses des hommes, les explique et les excuse; mais dès qu'il conseille, il doit les combattre, car' il écrit pour les guérir. La justice de Montaigne commence de bonne heure. Ses enfants sont encore très-jeunes, et déjà il prévoit que, s'il ne se les attache que par ces liens de dépendance et d'autorité dont leur situation leur fait encore un besoin, cet attachement sera faible ou de peu de durée, puisque cette situation doit cesser. Il sait que nous ne devons avoir avec eux que la sévérité qui leur est nécessaire à eux-mêmes ; dès que nous dépassons cette limite, nous outrepassons nos droits, et toute rigueur inutile est une injustice à ses yeux. « C'est aussi folie et « injustice, dit-il, de priver les enfants, qui sont en « âge, de la familiarité des pères, et vouloir maintenir « en leur endroit une morgue austère et dédaigneuse, « espérant par-là les tenir en crainte et obéissance... « Je veux mal à ceste cou.slume d'interdire aux enfans 24
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« l'appellation paternelle, et leur enjoindre une étrang gère, comme plus révérentiale, nature n'ayant volon.« tiers pas suffisamment pourvu à nostre authorité4. « Nous appelons Dieu tout-puissant père, et dédai« gnons que nos enfans nous en appellent. J'ay réformé « ceste erreur en ma famille..... Quand je pourroy me « faire craindre, j'aimeroy encore mieux me faire « aimer. » 11 sentait que l'affection est le seul lien sur lequel on puisse compter, quand tous les autres doivent se rompre un jour, et la bonté lui paraissait avec raison non moins utile que juste. Il avait même, pour une conduite différente, cette répugnance que doivent sentir une âme honnête et un esprit droit pour toute union où la volonté n'a point de part et qui ne repose que sur la nécessité ou la contrainte. « Un père est bien misé« rable, dit-il, qui ne tient l'affection de ses eni'ans « que par le besoin qu'ils ont de son secours, si cela se « doit nommer affection ; il faut se rendre respectable « par sa vertu et par sa suffisance, et aymable par sa bonté et douceur de ses mœurs. Les cendres mesmes « d'une riche matière, elles ont leur prix; et les os et
et
•( reliques des personnes d'honneur, nous avons ac;c coutumé de les tenir en respect et révérence. Nulle « vieillesse peut estre si caducque et si rance à. un
i Comme si la nature n'avait pas assez bien pourvu à notre autorité.
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« personnage qui a passé en honneur son aage, qu'elle « ne soit vénérable, et notamment à ses enfans, des« quels il faut avoir reiglé l'âme à leur devoir par « raison, non par nécessité et par le besoing, ni par rudesse et par force.... J'essayeroy, par une douce conversation, de nourrir en mei enfans une vive « amitié et bienveillance non fainte en mon endroit;
a
ce qu'on gaigne aisément envers des natures bien Ces idées, d'une bonté vraiment paternelle, formaient
« nées. » un singulier contraste avec les idées et les habitudes du seizième siècle : on ne saurait douter que l'absurdité de ces habitudes, en frappant vivement l'esprit observateur de Montaigne, n'eût contribué à lui faire sentir la justice et le besoin d'une méthode absolument contraire : il ne fallait pas même avoir son génie pour arriver à cette vérité. Des mœurs rudes et grossières, des idées fausses, de ridicules préjugés peuvent détourner dans l'homme le cours des sentiments naturels, et le priver des douceurs dont ils sont la source, mais non les détruire : la nature se réveille et éclaire la raison quand arrive une de ces occasions puissantes qui font taire les habitudes et les préjugés devant la voix impérieuse du cœur. Un soldat farouche peut sentir alors ce que développe si bien notre philosophe. « Feu M. le maréchal « de Montluc, dit-il, ayant perdu son fils, qui mourut o en l'isle de Madère, brave gentilhomme à la vérité et
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DES IDÉES DE MONTAIGNE
« de grande espérance, me faisoit fort valoir, entre ses « autres regrets, le desplaisir et crève-cœur qu'il sen« toit de ne s'être jamais communiqué à luy; et sur ceste humeur d'une gravité et grimace paternelle, « avoir perdu la commodité de gouster et de bien cog« noistre son filS, et aussi de luyi déclarer l'exlresme « amitié qu'il lui portoit et le digne jugement qu'il
a
faisoit de sa vertu. — Et ce pauvre garçon, disoit-il,
« n'a rien vu de moi qu'une contenance refroignée et a pleine de mépris ; et a emporté cette créance que je « n'ai pas sçeu ny l'aimer ny l'estimer selon son raé« rite. A qui gardoy-je à descouvrir cette singulière « affection que je luy portoy dans mon âme ? estoit-ce « pas lui qui en devoit avoir tout le plaisir et toute « l'obligation ? je me suy contraint et géhenné pour « maintenir ce vain masque; et y ay perdu le plaisir « de sa conversation et sa volonté quant et quant, qu'il « ne me peut avoir portée autre que bien froide, « n'yant jamais reçu de moy que rudesse, ny senti «. qu'une façon tyrannique. — Je treuve que cette « plainte estoit bien prise et raisonnable : car comme « je sçay par une trop certaine expérience, il n'est « aucune si doulce consolation en la perte de nos amis, « que celle que nous apporte la science de n'avoir rien « oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parte
faite et entière communication. » 11 y a dans ce récit, dans les regrets du vieux Mon lluc.
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dans les réflexions de Montaigne, cette sensibilité naturelle et vraie que la raison approuve, et qu'on ne saurait étouffer ou contrarier sans absurdité. Nous n'avons plus besoin aujourd'hui de combattre le triste préjugé qui.au seizième siècle, s'opposait à la manifestation de sentiments si doux et si simples; mais les cons6 quences qu'en tire Montaigne, les applications qu'il en fait sont encore bonnes à répéter, parce que les hommes, même éclairés et adoucis, savent rarement être justes, et qu'on ne saurait trop leur recommander ce désintéressement raisonnable qu'ils sont si disposés a oublier, même quand ils en reconnaissent l'équité. « Je treuve, dit Montaigne, que c'est cruauté et injus« tice de ne recevoir nos enfans au partage et société de « nos biens, et compagnons en l'intelligence de nos « affaires domestiques quand ils en sont capables, et « de ne retrancher et resserrer nos commodités pour « pourvoir aux leurs, puisque nous les avons en genêt
drés à cet effet. C'est injustice de-voir qu'un père
« vieil, crasséet demy mort, jouisse seul, à un coing du « foyer, des biens qui suffiroient à l'advencement et « entretien de plusieurs enfans, et q u'il les laisse cepen« dant, par faute de moyens, perdre leurs meilleures « aimées, sans se pousser au service public et cognois« sance des hommes. » C'est un père qui tient ce langage, et ce père était un nomme qui s'aimait beaucoup, qui connaissait ses ' 24. "
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droits, qui savait les faire respecter, mais qui connaissait et respectait ceux des autres, de ses enfants comme d'un étranger. En donnant le jour à des hommes, nous contractons,pensait-il,l'obligation «d'accommoderleur vie raisonnablement, de tout ce qui est en notre puissance.» Quand nous vieillissons, nos besoins diminuent, c'est-à-dire, qu'il est une infinité de choses qui ne nous sont plus nécessaires, puisque nous n'avons plus la force de nous en servir : c'est là ce que nous devons abandonner à ceux que leur âge appelle à en jouir, ce C'est raison de leur en laisser l'usage, puisque nature « nous en prive.... Un vieillard sage se dépouille pour ~ « se coucher, non pas jusques à la chemise, mais jusce ques à une robe de nuit bien chaude : le reste des
ce
pompes, de quoy il n'a plus que faire, il doit en
« estrener volontiers ceux à qui, par ordonnance natu« relie, cela doit appartenir.... Ce doit estre un grand « contentement à un père vieil, de mettre lui-mesme
ce ce ce
ses enfans en.train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir, pendant sa vie, contreroller leurs desportemens, leur fournissant d'instruction et d'ad-
« vis suyvant l'expérience qu'il en a; et d'acheminer « lui-même l'ancieïi honneur et ordre de sa maison en « la main de ses successeurs, et de se respondre par là des espérances qu'il peut prendre de leur conduite « a venir; et pour est siîect, je ne voudroy pas fuyr « leur compagnie ; je voudroy las éclairer de près et
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« jouyr, selon la condition de mon âge, de leur alle« gresse et de leurs festes. Si je ne vivoy parmi eux «' (comme je ne pourroy, sans offenser leur assemblée « par le chagrin de mon âge et l'obligation de mes « maladies, et sans contraindre aussi et forcer les relie
gles et façons de vivre que j'auroy lors) je voudroy
« au moins vivre près d'eux, en un quartier de ma « maison, non pas le plus en parade, mais le plus en « commodité. » Et il cite à ce propos plusieurs exemples de vieillards peu chéris et peu respectés de leurs enfants pour n'avoir pas voulu, ,se résignant à leur vieillesse, l'énoncer à des biens dont ils ne pouvaient plus user et à une tâche qu'ils étaient hors d'état de remplir. Qu'on ne s'étonne pas de trouver dans ces conseils un certain air de sécheresse qui, loin d'en adoucir la justice sévère, y ajoute une triste âpreté : nous avons vu que Montaigne n'était point inaccessible à ces sentiments vrais et tendres que la nature a placés dans nos âmes, et dont leur conformité avec la raison n'est pas le moindre bonheur; mais nous avons vu aussi quelles causes avaient empêché ces sentiments de se développer dans son cœur, et d'y acquérir cet empire qui semble leur être généralement accordé, et qu'on aurait tort de vouloir restreindre. La raison restait presque seule dans cet homme singulier qui, tenant fortement à la vie, se désolant de sa brièveté, et n'ayant aucune des idées qui auraient pu lui donner des consolations ou des es-
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pérances, avait cherché à rompre tous les liens qui pouvaient la lui rendre chère, pour n'avoir pas trop de peine à la quitter. On parle toujours de la gaieté et de l'aimable insouciance de Montaigne ; je le trouve triste, profondément triste, de cette tristesse raisonnée qui, ne trouvant rien de propre à la guérir, ne sait que s'étourdir et se distraire. Il aime la vie, et rien dans la vie n'a de prix à ses yeux; le vide du cœur est pour lui le seul moyen d'échapper à la douleur; il se déprend de tout pour n'avoir rien à regretter; la mort, sans cesse présente à sa pensée, ne lui laisse de plaisir que celui de vivre, de vivre seul, sans affections et sans espérances : il s'applique à glacer son âme pour pouvoir la lui livrer à la fin, sans déchirement et sans effroi. Je ne saurais voir qu'avec une amertume profonde cet homme d'un esprit si fort, d'un caractère si élevé, d'un cœur si droit et si juste, ne vivant que pour travailler à s'éteindre, ne travaillant que pour s'isoler, et s'isolant pour mourir. Un seul homme lui a paru digne de son affection; il l'a aimé comme il pouvait aimer, d'une amitié rare, tendre, presque sublime; il le perd, et ne saitplusaimerpersonne: iln'épouse plus que soi-même ; son siècle ne lui inspire que du mépris; ses enfants que de l'indifférence ; pour se détacher de lui-même, il a besoin de se détacher de tout, et il ne sait que « se plon« ger la tête baissée, stupidement dans la mort, saris « la considérer et recognoistre, comme dans unepro-
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« fondeur muette et obscure, qui l'engloutit d'un sault « et l'estouffe en un instant, d'un puissant sommeil, « plein d'insipidité et d'indolence ! » Quand on a vu Montaigne absorbé par cette lugubre idée, quand on a suivi les raisonnements par lesquels il y est arrivé, quand on a reconnu dans son insouciance l'indifférence réfléchie d'un homme qui a pris le parti de ne se soucier de rien de tout ce qui est hors de lui, quand ona découvert d'où venaitcette philosophie qui ne sait opposer que l'insensibilité au malheur, on ne s'étonne plus de trouver Montaigne froid et égoïste ; on sait comment il en est venu là pour avoir méconnu cette haute destination morale de l'homme qui le lie à ses proches, à ses amis, aux générations futures, qui lui fait voir à quels travaux il doit s'appliquer, quel est le but de sa vie, quel en peut être le fruit, quelles espérances il peut concevoir pour ce genre humain dont il est membre. Montaigne ne s'était point élevé à ces grandes pensées qui l'auraient guéri du besoin de s'isoler, et auraient ajouté de la consolation à son courage. Son siècle, il est vrai, était peu propre à les lui donner; et ce dont on s'étonne, avec plus de raison, c'est qu'au milieu du triste système qu'il avait adopté, il ait conservé cette inflexible droiture de caractère, cette hauteur de morale qui lui font placer la vertu au-dessus de tout. A ce nom,de vertu, il s'échauffe, il s'élève; la franche admiration qu'elle lui inspire lutte dans son
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cœur contre sa propre doctrine; et le plus indifférent des hommes, épicurien par penchant, égoïste par principes, ne peut entendre prononcer le nom de Socrate sans un généreux saisissement d'amour et de respect. C'est là le phénomène; c'est là ce dont on doit faire hommage au caractère naturel du philosophe et à la l'orce de sa raison qui, tout en jugeant mal de la valeur et du but de la vie, de la dignité et de la destination du genre humain, est restée attachée aux lois d'une morale sévère, a déclaré que l'honnête devait être préféré à l'utile, et a du moins laissé à l'homme la vertu quand elle lui ravissait l'espérance C'est cette raison supérieure, dont l'unique tort est de n'avoir pas saisi l'ensemble de l'histoire et des destinées de notre espèce, mais qui ne s'est presque jamais trompée clans les détails auxquels elle a appliqué ses forces, que nous avons reconnue dans les idées deMontaigne sur l'éducation. Toutes cesjdées sontjiljaijjîlles sont lefriiit_des^méditations de cet esprit juste et ferme qui marchait droit à la vérité, tout en ne croyant pas à son existence. Nous avons vu dans Rabelais ce que pouvait indiquer le simple bon sens, quand on voulait le consulter, sans remonter même aux principes de ses préceptes. Mais Montaigne nous a offert tout ce que peut offrir une tête saine, libre et forte, qui creuse les lois de la nature humaine, pénètre jusqu'à leur origine, les suit dans leurs applications, et appuie toutes ses opi-
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nions surjune connaissance profonde de l'homme, de ses droits et du développement de ses facultés. Qu'on croie tout cejru^il_consej^ fasse tout ce qu'il recommande; on pourra avoir à y ajouter; on aura besoin de conduire l'élève plus loin qu'il ne l'a fait ; mais il faut passer par la route qu'il a prise; s'il n'a pas tout dit, tout ce qu'il a dit est vrai, et avant ne prétendre à le devancer, qu'on s'applique à l'atteindre.
��D.ES
IDEES DU TASSE
EN FAIT D'ÉDUCATION '
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��DES
IDÉES DU TASSE
EN MIT D'ÉDUCATION
Telles qu'elles sent consignées dans un
DIALOGUE
DU TASSIÏ
, intitulé*
IL PADRE DIFAMIGLIA i.
(1812.)
Il y a, dans tous les temps, une certaine quantité d'idées raisonnables répandues, pour ainsi dire, dans l'air, qu'on reçoit comme on respire ï'air, lorsqu'on peut de même les recevoir sans effort, sans attention, par une opération naturelle et insensible. Ces idées ne se répandent pas toujours dans la pratique; souvent même c'est la pratique qui les empêche de se répandre; c'est
Ce dialogue se trouve dans le tome vu des OEuvres complètes du Tasse (pages 365-iOO), édition de Venise, 1737.
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autour de la pratique que se rangent, pour la défendre, les préjugés, les intérêts, les habitudes. Les idées supérieures à la pratique du temps n'ont alors aucun accès chez les gens qui seraient appelés à s'en servir; elles forment seulement un fonds commun de bon sens où puisent les curieux qui sont bien aises d'avoir quelques notions sur les objets dont ils ne s'occupent pas. Mais, indépendantes de l'observation, ces idées, généralement reçues sans qu'on sache comment ni à quelle fin, sont et demeurent des lieux communs tout à fait inutiles au commerce de la vie, jusqu'à ce que quelque homme supérieur, arrivé par une longue série de raisonnements et d'expériences à ces mêmes résultats, apprenne aux hommes, comme des vérités nouvelles, ce qu'ils dédaignaient comme des vérités usées, rende ces vérités sensibles et fécondes, et fasse ainsi, de quel ques grandes idées qui n'appartenaient à personne, les idées propres de chacun de ceux qui les reçoivent par des motifs que leur fournit leur propre raison, et d'après des arguments tirés de leur propre expérience : en sorte que, devenu véritablement possesseur de ce fonds nouveau, chacun l'emploie à son propre usage et l'améliore par ses propres travaux. C'est ce qui est arrivé aux idées sur l'éducation. Avant Locke et Rousseau, Rabelais et Montaigne les.
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avaient exposées avec quelque étendue. Ce dernier même, y portant la profondeur et la justesse naturelle de l'esprit le plus indépendant, en avait saisi l'ensemble; mais cet esprit, qu'isolait sa supériorité même, n'avait pu en faire l'objet d'une science que les ignorants pussent apprendre par ses principes et suivre dans ses applications. On a cru que Rousseau avait emprunté beaucoup de ses idées à Montaigne. Probablement on pourrait trouver quelque autre écrivain à qui Montaigne aurait pris de même plusieurs des siennes, parce que tous deux se seraient servis d'un même fonds commun,-que l'homme supérieur est bien obligé d'employer comme les autres, puisqu'il est placé sur la route de la raison. Du temps même de Montaigne, ou peu d'années avant qu'il eût publié ses Essais, je retrouve quelques-uns de ses principes généraux, et quelques-uns de ceux de Rousseau, dans un dialogue du Tasse, intitulé : II Padre di Famiglia ( le Père de Famille ). Le Tasse n'y était cependant pas arrivé comme Montaigne, par une suite de réflexions bien enchaînées, et qui lui appartinssent en propre; ce qu'il a pensé de raisonnable et de vrai en ce genre était probablement ce qu'en pensaient ses contemporains éclairés. Le Tassé, génie puissant, même à part la poésie, remarquable par la vigueur de raisonnement qu'il conserve au milieu des déplorables écarts de son imagination, n'est cependant pas, sous le
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rapport de la philosophie morale, au-dessus de la généralité des hommes instruits de son siècle; plus subtil que profond, s'attachant à discuter des idées déjà connues plutôt que disposé à s'en former de nouvelles, il était peu propre à entrer bien avant dans cette science de l'éducation alors entièrement à refaire ; et le peu qu'il en dit dans un ouvrage dont elle semblerait devoir faire le principal objet, montre la réserve d'un homme sensé, satisfait d'indiquer des idées qu'il n'a pas approfondies, et que l'assentiment de ceux à qui il s'adresse le dispense de développer davantage. Mais il est assez curieux de voir ce que pensaient tout naturellement, sur cet important sujet, ces hommes raisonnables sur l'assentiment desquels le Tasse pouvait compter. Son premier précepte, c'est que la mère doit, à moins de maladie, nourrir elle-même ses enfants; «car, dit-il, « celle qui refuse de nourrir ses enfants me paraît, à un a certain point, refuser d'être mère. » Il ne s'arrête pas à cette excellente raison; il en veut de moins vulgaires; et il ajoute que, «dans cet âge si tendre, si propre à rece« voir toutes les formes, l'enfant doit, à un certain point, « sucer avec le lait les habitudes de sa nourrice. Si, « en effet, continue-t-il, le genre de la nourriture n'était « pas capable d'influer sur le tempérament, et par « conséquent sur les habitudes des enfants, défendrait« on aux nourrices l'usage immodéré du vin? »
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D'où il conclut que, les nourrices étant pour l'ordi-, naire des femmes du peuple, l'enfant n'en peut prendre qu'une nourriture moins noble (gentile) et moins délicate que celle que lui donnerait sa mère. L'enfant, laissé ensuite quelque temps à sa mère, doit, dit-il, être surveillé par le ,père, pour empêcher l'effet, de l'excessive tendresse qui pourrait l'entourer de trop, de soins (soverchiadelicalura). 11 veut surtout qu'on Fa&-: coutume au froid, afin, dit-il, que cela chaleur naturelle « se resserrant au dedans, la complexion de l'enfant « en devienne vigoureuse et robuste.» Et "il citeàcette occasion la coutume de plusieurs nations anciennes, qui plongeaient les enfants dans les rivières pour les en-: durcir au froid. Quant àla suite de l'éducation, il recommande simplement, qu'élevés par le père, dansun juste milieu entre la «férocité lacédémonienne » et la '«-mollesse phrygienne », ou celle qui règne dans quelques villes de la Lombardie, ils soient formés avec un soin égal aux exercices du corps et à ceux de l'esprit ; d£ manière qu'un tempérament qui ne soit ni athlétique!, ni efféminé, les rende propres à tout; ce à être bons « citoyens de leur ville, bons serviteurs de leur prince, « soit qu'il les emploie aux négociations, aux lettres^ , à la guerre. » Jusqu'ici on n'aperçoit rien de remarquable dans ces idées sommaires, dont tout le mérite est, au milieu de quelques préjugés, de ressembler beaucoup
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moins à ce qu'on faisait alors qu'à ce qu'on pense aujourd'hui. Mais en suivant le dialogue du Tasse, on y découvre avec intérêt le but de cette éducation sur laquelle il nous donne si peu de détails, et sinon la manière dont elle forme les hommes, du moins quelle espèce d'hommes elle est destinée à former. 77 padre di famiglia traite de l'éducation d'un père de famille, plutôt que de celle de ses enfants. Un gentilhomme des environs de Verceil, chez lequel l'auteur s'est arrêté en passant dans les États du duc de Savoie, l'a reçu avec une hospitalité franche et amicale. Le Tasse a été frappé de l'ordre et de l'abondance simples d'une maison qui ne présente pas les apparences de la richesse. L'air de dignité du maître a excité son respect. La mère de famille, craignant de gêner l'étranger, n'a paru au repas que sur l'invitation de son mari ; elle s'est retirée; ses deux fils, âgés l'un de dix-huit ans, l'autre de seize, après l'avoir reconduite dans son appartement, sont venus rejoindre leur père; et lorsque, sur la demande de l'étranger, ils ont reçu l'ordre ou la permission de s'asseoir, le père commence à entretenir son hôte des devoirs du père de famille, et des instructions qu'il a reçues lui-même de son père, quand, peu d'années avant de mourir, ce sage vieillard lui a remis, comme à l'aîné de ses fils, le gouvernement de sa maison. On voit déjà combien d'idées sont attachées à ce titre de père de famille; le respect qui l'environne et
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l'autorité dont il est revêtu annoncent l'importance de ses fonctions. Déjà la gravité nécessaire à une pareil! tâche a été établie dans une discussion entre l'étranger et le père de famille qui, n'ayant pas de filles, s'af* flige de ce que sa femme demeure souvent seule, e voudrait, pour lui donner une société, marier son fil aîné, si celui-ci ne montrait pas de la répugnance à s'engager sifôt. L'étranger désapprouve la coutume de marier les jeunes gens de si bonne heure et avant que la croissance soit entièrement terminée. « D'ailleurs, « dit-il, les pères devraient avoir toujours au moins « vingt-huit ou trente ans de plus que leurs enfants ; « autrement ils se trouveront encore dans la vigueur « de l'âge quand la jeunesse de leurs fils commencera « à s'épanouir, et ils n'auront point amorti ces désirs, « que du moins, n'eussent-ils pas d'autres motifs, le « soin de l'exemple doit alors les engager à contenir. « Leurs fils ne pourraient leur montrer le respect dû « à un père ; mais ils se trouveraient en quelque sorte « compagnons et frères , et quelquefois, ce qui serait « bien plus inconvenant, rivaux d'amour. » D'un autre sôté, Le Tasse désapprouve les mariages trop tardifs, non-seulement parce que des pères déjà vieux ne pourraient instruire leurs fils (probablement dans la partie essentielle des exercices du corps), mais à cause de l'inconvénient qu'il y aurait pour les pères à atteindre k vieillesse avant que leurs fils fussent en état de les
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soutenir et de les défendre. L'homme sera donc élevé principalement dans l'idée qu'il aura un jour à protéger les siens ; placé comme une colonne entre la vieillesse de son père et la faiblesse de ses enfants, il les verra se réunir autour de lui, leur unique appui ; il n'aura pas seulement à vivre pour lui-même, mais à gouverner les autres, et chaque famille sera un petit État dont l'existence et la prospérité reposeront sur le père de famille. ' Dans un temps où l'industrie moins répandue, moins perfectionnée, n'offre pas encore cette activité permanente que l'homme aisé trouve toujours prête à fournir à tous ses besoins, chacun est obligé de rassembler autour de lui presque tous les genres d'industrie dontsafortune le met en état de jouir. L'homme le plus riche d'un tel siècle aura certainement affaire à moins de marchands que n'en paie aujourd'hui l'artisan qui va chercher, chez les hommes de sa classe, son pain, son vin, sa viande, les moindres parties de son vêtement et de son ameublement. La maison la moins somptueuse renfermera plus de domestiques que n'en attache aujourd'hui à son service un grand seigneur, sûr d'être beaucoup mieux servi par une multitude d'ouvriers toujours aux ordres de celui qui les paie. Ainsi, au lieu de ces rapports passagers de l'homme riche et de l'homme industrieux, laissant des deux côtés une égale liberté, le père de famille aura à maintenir, avec un assez
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grand nombre d'hommes, ces rapports permanents de maître et de domestiques qui multiplient les devoirs de l'un et des autres. Aucune de ses actions ne sera indifférente ; car, obligé de surveiller sans cesse ceux qui l'environnent, il sera sans cesse surveillé par eux; leur affection lui sera nécessaire autant que leur obéissance ; car, dans tout état de choses où manquent les liens multipliés de la société qui forment une dépendance générale et mutuelle, les liens de la famille doivent être infiniment plus forts et plus absolus. « L'on « recherche généralement, dit le Tasse, des serviteurs « assez sages et assez courageux pour pouvoir aider « leurs maîtres dans le danger des discordes civiles, et « dans tous ceux qui pourraient survenir d'ailleurs. » Ce n'est donc pas seulement la facile autorité qui commande que doit acquérir le père de famille, mais aussi la sagesse qui administre : aux soins délicats de la bonté, doivent se mêler les détails exacts de la justice. « En établissant une différence entre la nourri« turede vos domestiques et la vôtre, ne repoussez pas toutefois de votre table les viandes plus grossières « achetées pour eux, afin que, "voyant que vous ne les
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« dédaignez pas, ils en mangent avec plus de plaisir; v< mais, dans la distribution qui sera faite des mets plus « délicats desservis de vos repas, ayez égard à la condi,o tion et au mérite de chacun. » Dans un gouvernement si étendu et si détaillé, les
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soins de la mère de famille deviennent de la plus haute importance, et c'est par cette même raison qu'ils doivent être assujettis aune plus exacte subordination; plus sera grande l'autorité d'une femme dans sa maison, plus il sera nécessaire que sa volonté, réglée sur celle de son mari, établisse une parfaite unité de pouvoir. Mais avec quelle douceur et quelle tendresse doit se faire sentir ce pouvoir à celle qui en est le ministre ! « Le mari et la femme doivent être compagnons (con« sorti) dans une même fortune ; tous les biens, tous
« les maux de la vie doivent leur être communs ; et « comme l'âme partage avec le corps, et le corps avec « l'âme, ses jouissances et ses travaux, de même que « lorsque quelque partie du corps souffre, l'âme ne « peut être joyeuse, et que la tristesse de l'âme est « suivie d'ordinaire des souffrances du corps, ainsi « le mari doit s'affliger des peines de sa femme et la « femme des peines de son mari. » Que.die force est nécessaire pour maintenir dans cette communauté la supériorité qui décidera des actions également importantes à tous deux ! Combien la fermeté doit être mêlée partout à la complaisance , la raison qui dirige la faiblesse à l'indulgence qui lui sourit, et l'affection qui encourage à la gravité qui contient ! Si, dans les principes du père de famille, cette gravité un peu sévère doit se porter jusque dans les jouissances les plus intimes de l'union conjugale, qu'en même temps le;
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plus douces expressions montrent partout sa tendresse pour « la compagne de son amour et de sa vie. » En faisant connaître son goût, un bon mari éloignera faci lement, d'une femme soigneuse de lui plaire, le fard et cet excès de parure qui ne convient qu'au théâtre ; mais il ne la privera pas de l'élégance d'ajustement conforme à sa condition ; « il ne blessera pas si cruellement l'esprit des femmes, naturellement amoureuses de la parure. » Une honnête liberté lui laissera goûter, avec modération, les plaisirs de son âge, et telle sera la conduite du mari, qu'il n'aura jamais, on l'espère, à décider cette question, si, en cas d'infidélité, « il doit tuer sa femme ou la punir autrement, selon les lois. » Quel doit être l'homme à qui sera soumise la décision d'une pareille question ? Chargé de soins non moins graves relativement à la conduite de ses biens, le père de famille doit non-seulement les conserver, mais les accroître en même temps que s'accroît la famille qu'il a à soutenir. L'économie sera le soin de la mère de famille; au père appartiendront l'industrie à faire valoir, l'habileté à s'enrichir par des échanges; non pas cependant comme le marchand « qui entièrement appliqué au « « « « gouvernement de sa fortune, quitte sa maison, ses enfants, sa femme, et en laisse le soin à des gens d'affaire et à des serviteurs ; le père de famille, ap-' pliqué au gouvernement de la maison, n'a le com-
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a merce que pour second objet, et n'y donne de ses « travaux et de son temps qu'autant qu'il le peut sans « nuire à ses fonctions principales. » Telle est donc l'étendue de ces fonctions qu'elles demandent à l'homme l'exercice de toutes ses facultés, et que, dans l'emploi le plus ordinaire, et en apparence le moins difficile de la vie, elles exigent de lui l'usage continu de sa raison, de sa prudence, de ses lumières, du sentiment de son importance et de sa dignité. Je doute qu'au temps du Tasse, beaucoup d'hommes fussent élevés selon les maximes convenables à une pareille situation. Mais il nous suffit d'apercevoir ce qu'elles devaient être; cherchons un moment à quel point il serait utile et possible de les appliquer à des temps plus doux et à des situations moins difficiles. * Dites à un sauvage, pour premier précepte d'éducation, qu'il doit apprendre à son fils à nager, à tirer de l'arc, à manier une fronde; le sauvage se moquera de vous. « Mon fils, répondra-t-il, apprend ces choses-là « tout seul, en voyantce que je fais, ce que font mes voici sins, ce que font les enfants plus âgés que lui; c'est a ainsi que je les ai apprises, et que les avait apprises
« mon père. Qu'avons-nous à faire d'une éducation qui « ne nous enseignera que ce que nous savons sans « elle ? » Mais apprenez à ce sauvage, si vous le pouvez, qu'il faut savoir maîtriser sa colère, vaincre son res-
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sentiment, ne tuer son ennemi que quand cela est absolument nécessaire, et ne pas le manger après l'avoir tué, vous lui aurez donné de véritables et utiles préceptes d'éducation. La théorie de l'éducation n'est qu'un supplément à ce que doivent nous apprendre nécessairement la pratique de la vie et la force des choses qui nous entourent et nous pressent de tous côtés ; aussi toute espèce d'éducation me paraît-elle à peu près également bonne pour former un homme ordinaire, destiné à suivre le monde comme il va. Le monde saura bien faire de cet homme ce qu'il lui faut. L'intérêt, la nécessité, les habitudes d'un train de vie donné par les circonstances, le forceront de s'élever à Ce degré médiocre de raison, d'honnêteté, de capacité, dont il aura absolument besoin, et auquel peu d'éducations seront assez mauvaises pour l'empêcher d'arriver. Mais ce qu'une mauvaise éducation n'a pu gâter, une bonne éducation l'aurait peut-être beaucoup perfectionné : une mauvaise éducation n'aurait probablement pas empêché le sauvage de savoir à la fin nager et tirer de l'arc; une bonne éducation lui aurait appris quelque chose de plus : elle aurait appris au militaire à savoir autre chose que se battre ; à l'administrateur, l'art de s'élever audessus d'une routine d'affaires et de préjugés, suffisante pour se trouver toujours à peu près au niveau des affaires de son état et des préjugés de son siècle. Au
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lieu de cet homme que son temps a formé pour son temps, son pays pour son pays, sa profession pour sa profession, et qui ne saura rien hors de sa position native, on aurait fait un homme doué d'un caractère individuel, capable de se retrouver lui-même dans toutes les circonstances, et d'appliquer à toutes les occasions toute l'étendue de facultés que lui a départie la nature. Une bonne éducation sera donc celle qui, au lieu de borner l'homme à une seule destination, l'embrassera tout entier, développera en lui tout ce qu'il possède de forces, tous les sentiments et toutes les idées dont il est capable. Mais, pour ne pas perdre son temps et ses peines, l'éducation s'attachera peu à répéter à l'enfant les leçons qu'il doit recevoir de sa situation, de ses intérêts, de la force des choses, celles qui, ayant pour but son bien-être dans la société où il se trouve, lui seront suffisamment enseignées par le besoin qu'il aura de les apprendre. Ses soins particuliers auront pour objet la formation de ces principes qui tendent au perfectionnement moral et intellectuel de l'homme, sans se rapporter immédiatement à ses intérêts les plus ordinaires et les plus évidents. Ainsi les préceptes d'éducation,, pour être utiles dans l'état de choses auquel ils s'appliqueront, auront pour point de vue principal, moins ce qu'est cet état que ce qu'il devrait être, moins les besoins qu'il fait sentir que ceux qu'il permet d'oublier.
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Dans ce temps du Tasse où un mari pouvait, à son gré, ou « tuer sa femme infidèle, ou la punir autrement, selon les lois; » dans ce temps où un maître fie maison, armant ses domestiques, pouvait s'en composer une garnison pour défendre son château, et une armée pour attaquer celui de ses voisins; quand le chef de famille, obligé de veiller sans cesse à sa sûreté, à l'entretien de ses propriétés, ne pouvait se reposer que sur lui seul de la subsistance de deux ou trois générations réunies sous sa sauvegarde; quand il voyait son vieux père, son fils enfant, des parents orphelins, des parentes sans appui, préservés par lui seul des misères de tout genre où les aurait exposés sa perte, était-il bien nécessaire alors que l'éducation s'attachât à faire sentir à l'homme la nécessité de l'énergie , à le remplir de pensées fortes et sérieuses, à le pénétrer de l'idée de son importance? En ouvrant les yeux, l'héritier d'une famille était averti par les soins qul'entouraient, par l'intérêt qui réunissait tous les regards sur ses moindres mouvements, de cette importance attachée déjà seulement aux espérances qu'il faisait naître , puisque avant d'avoir des volontés, il savait qu'il était destiné à commander; et tandis que, dans l'intérieur de la famille, tout concourait à l'avertir de ses droits et de sa puissance, tout, hors de sa famille, l'instruisait des devoirs courageux qu'il avait à remplir, des dangers qu'il avait à craindre, du fardeau qu'il
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avait àsoutenir. Il entendait parler de possessions envahies par le plus fort sur le plus faible ; on lui racontait la détresse d'une famille abandonnée par celui qui devait la protéger, d'un fils privé de son père, d'une veuve sans secours; et, si déjà il savait aimer quelque chose, il s'échauffait à l'idée de défendre les objets de ses affections. Tout d'un coup le trouble s'élevait dans sa famille; l'honneur avait été outragé, la sûreté était menacée ; il voyait se préparer la vengeance, les senliments s'animer, les courages s'enflammer : le sien bouillonnait déjà au milieu de cette fermentation ; son jeune cœur palpitait du désir de repousser l'insulte, de terrasser l'injustice. Peut-être, il est vrai, apprenait-il en même temps à désirer de la commettre à son tour. Il existait alors bien peu de digues capables d'arrêter ce torrent de passions que tout excitait à déborder; mais si de nombreuses vertus manquaient à ce temps, les vertus énergiques, les seules dont l'état de la société fit alors un besoin indispensable, étaient aussi les seules qui fussent trop généralement répandues pour qu'on pût les regarder comme un effet de l'éducation. Ses soins n'auraient pu suffire à former, pour un pareil état de société, l'homme auquel ils auraient été nécessaires. Toutes les âmes étaient fortes comme, chez les sauvages, tous les corps sont robustes, parce que, chez eux, tout être faible doit nécessairement périr. L'avantage le plus précieux de la civilisation, c'est
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d'avoir assuré dans tous les genres l'existence des êtres faibles; chacun a maintenant sa place à peu près faite, crue de nombreuses barrières garantissent de l'envahissement. Plus dépendants de la société , les individus vivent plus indépendants les uns des autres; nul ne paraîtra visiblement destiné à devenir le seul appui d'un certain nombre d'êtres naturellement soumis à son autorité. Dans le peuple même, la jeune fille apprend un métier aussitôt que son frère, et peut, aussi bien que lui, pourvoir à sa subsistance. Dans les classes plus aisées, l'enfant destiné à devenir un homme pourra bien ne pas savoir de longtemps, si on ne prend soin de le lui enseigner, en quoi ses devoirs diffèrent de ceux de sa sœur. Une éducation également soignée, des études et des jeux longtemps à peu près semblables, les mêmes idées de soumission, de bonté, d'application, de véracité, et même, à peu près, de courage et de fermeté, inculquées à tous les deux, tout lui montrera des êtres soumis à des devoirs sinon pareils, du moins égaux, et destinés à des fonctions d'une égale importance. Dans les familles unies seulement par les liens de l'affection, il verra les existences indépendantes; il ne pourra penser que jamais personne ait besoin de lui ; à peine songera-t-il peut-être qu'il ait besoin de lui-même. Dans cette carrière régulièrement disposée, où une légère dose de raison et de courage et le sentiment d'honneur inhérent à une bonne
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éducation suffiront pour le soutenir dans la route tracée devant lui, il n'apercevra que de bien loin les occasions où son bien-être, ou du moins sa réputation, dépendront de l'énergie et de la constance de ses résolutions, de l'activité de son caractère, de la fermeté de ses principes, de l'indépendance de ses opinions; il ne saura pas, à moins qu'un instinct supérieur ne le lui fasse deviner, combien , dans toutes les circonstances, il peut par son caractère influer sur sa situation dans le monde; il ne connaîtra pas la moitié de ces facultés qu'un caractère fort découvre toujours au besoin, mais qu'un caractère ordinaire a besoin d'entretenir par une considération habituelle de leur importance : et ce sont surtout les caractères ordinaires que l'éducation est appelée à former. On a regardé l'éducation publique comme le plus sûr préservatif contre cette mollesse que laisse contracter à l'âme une vie trop préparée d'avance, trop soutenue de tous les appuis que peut désirer la faiblesse. Il est certain qu'un collège ou une pension est, pour l'enfant, une sorte de petit monde proportionné à ses forces, où il apprendra à les déployer et à les exercer où il s'instruira à mériter la place qu'il désire, à désirer la plus avantageuse qu'il puisse obtenir; il s'y accoutumera à ne compter que sur ses propres moyens, et à rechercher, à mettre en usage tous ceux qu'il possède ; il évitera d'être faible pour a'être pas malheu-
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reux, et il sentira son bonheur croître avec ses efforts. Mais en même temps il connaîtra le degré de son importance et celui de sa force ; il ne s'avancera que jusqu'au point où il sera sûr de pouvoir se tenir ; il ne réclamera de droits que ceux qu'il pourra espérer de faire reconnaître. Il fera l'apprentissage de lui-même et des autres ; et sous les rapports du courage, de la justice et de la prudence, il acquerra probablement tout ce que l'expérience peut lui faire acquérir. Mais il sera devenu le centre unique où aboutiront ses idées de raison et de vertu; capable de se former une place dans le monde, il ne songera à l'obtenir que pour lui-même; il aura vu trop tôt séparer son existence de celle des individus que la nature avait destinés à en faire partie ; il ne se croira chargé que de lui seul, et pensera avoir satisfait à tous ses devoirs s'il ne s'est rendu à charge à personne. L'homme honnête et raisonnable, formé, soitdansl'enfance par l'éducation publique, soit • par les habitudes subséquentes d'une vie isolée et indépendante, sera, sans nul doute, un homme sur lequel on pourra compter pour ne pas manquer à sa situation; mais celui qui aura vécu dans sa famille et environné des siens fera entrer dans cette situation un cercle bien plus étendu d'affections, et, par conséquent, de devoirs. C'est à tourner ces affections vers le courage et l'énergie que doit s'appliquer l'éducation du jeune homme élevé au milieu de sa famille ; c'est pour les
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rendre solides qu'il faut les attacher à des vertus fortes. Tant que l'enfant n'aura vu, dans ce qui l'entoure, que des appuis de sa faiblesse, il n'y tiendra que par ses besoins ; ce lien brisé, il s'en formera difficilement d'autres qui le remplacent, et l'attachement assidu d'un bon fds ou d'un bon frère n'aura trop souvent pour base que cette mollesse de caractère qui ne lui permettrait pas de supporter l'isolement et l'activité d'une situation plus indépendante. Mais que cet attachement soit fondé sur des devoirs ; les devoirs ne s'effacent point pour celui qui se sent capable de les remplir. Que, dès ses premières années, l'enfant dont on veut faire un homme apprenne qu'il est destiné à être fort; que son devoir sera de l'être non-seulement pour lui-même, mais pour les autres ; que son honneur ne consistera pas seulement dans sa situation personnelle, mais dans celle où il aura su placer ou maintenir la famille dont il fait maintenant partie, et qui fera un jour, pour ainsi dire, une partie de lui-même. Si cette famille, dans une situation précaire, ne doit son aisance qu'aux travaux, à l'activité, aux talents de celui qui la gouverne, qu'il le sache, qu'il l'entende répéter sans cesse, afin de n'oublier jamais à quels devoirs il est réservé. Il peut avoir à marier sa sœur, à suppléer aux forces de son père, arrivé de bonne heure par le travail aux infirmités. Si une situation plus assurée éloigne de lui l'idée d'avoir à soutenir les siens contre le malheur, qu'il apprenne que
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■c'est à lui de les élever à un plus haut degré de bonheur par l'existence que lùi acquerra sa conduite ; qu'il sache que son mérite sera leur honneur; qu'il mette son orgueil à les rendre fiers de lui, à les placer avec lui au rang qu'il se sera acquis par lui-même. Pénétré de ces idées, qu'il les mêle toujours aux plus tendres mouvements de son affection ; qu'il trouve sa récompense dans les espérances personnelles que* formeront sur lui ceux qui l'environnent, dans la confiance avec laquelle ils se reposeront sur ce qu'il promet de mérite et de vertu. Il faut avoir soin cependant que l'imagination del'enfant, trop vivement portée sur l'avenir, ne lui fasse pas perdre le fruit et l'avantage du présent; qu'en rêvan t qu'il est homme, il n'oublie pas de le devenir. Il se pourrait que, pressé de jouir plutôt qu'occupé de mériter, il consumât en vains désirs, pour un temps qui n'est pas encore, le temps et l'activité, qu'il doit employer à s'en rendre digne. Ce qui serait encore plus à craindre, c'est que, pénétré de l'idée de sa future importance, il ne crût déjà l'avoir obtenue; qu'il n'attribuât à sa personne ce qu'on promet à l'espoir de ses( vertus ; que, dans son petit orgueil, il ne se regardât comme un de ces êtres précieux qui n'ont qu'à exister pour qu'on doive leur rendre grâce, qui n'ont qu'à vouloir pour avoir raison, tellement nécessaires par leur propre nature qu'ils n'ont pas besoin de travailler
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à se rendre utiles, tellement respectables qu'ils sont dispensés de chercher l'estime ou l'approbation de ceux qui les entourent. Pour éviter de tomber dans l'un ou l'autre de ces inconvénients, que l'enfant apprenne à-la-fois et que l'importance de sa destination commence avec ses premiers mouvements, et que celte importance et la considération qu'elle mérite ne lui seront jamais tellement acquises qu'il puisse les regarder comme inhérentes à sa personne etrindépendantes de la valeur de ses actions. Qu'il sache que l'homme le plus éminent en fortune, en dignités, en mérite, n'est important que dans les choses importantes ; que sur les choses communes il retombe dans l'égalité, et que celui qui soutiendra sa famille, ou même aura rendu service à son pays, qui aura voix dans les conseils ou un rang brillant à l'armée, n'en aura pas plus le droit de penser qu'on doive mettre un intérêt majeur à ce que son dîner ne soit pas retardé d'une minute, ou à ce que la maison de sa sœur soit distribuée comme il lui convient. Qu'il sache aussi que l'enfant le plus petit, dès qu'il est capable d'une action sérieuse et d'une j volonté réfléchie, acquiert le droit de considérer comme importante la direction de cette action et de cette volonté. Qu'il comprenne que tout ce qu'il fera de bien, quelque petite qu'en soit l'occasion, méritera d'être compté comme un pas vers le grand but auquel il doit tendre et qu'il sente que son action, sans importance relati-
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vement à l'objet auquel elle s'applique, peut être d'une grande importance relativement à lui-même et aux devoirs qu'il a à remplir. Ainsi, il s'accoutumera de bonne heure à regarder sa vie comme sérieuse, sans imaginer encore qu'elle soit utile; à se sentir quelque . chose relativement à lui-même sans se croire quelque chose pour les autres ; à soigner ses actions sans exiger que les autres les remarquent. Il ne prétendra pas que sa sœur doive le respecter parce qu'il apprend le latin; mais il sera capable d'attacher à sa leçon de latin l'importance due à tout ce qui doit contribuer à faire un jour d.e lui un homme utile; le but qui lui est proposé, il pourra l'atteindre tous les jours; tous les jours il pourra se dire s'il n'a manqué à rien de ce qu'il devait et pouvait faire : — aujourd'hui j'ai été homme, autant qu'il était en mon pouvoir. — Chaque instant amènera l'application de cette idée à l'exercice des vertus morales dont il doit composer son caractère. 11 saura qu'aux yeux des gens raisonnables l'emportement-rend indigne d'être homme celui qui ne sait pas se contenir; qu'on ne peut espérer que celui qui ne sait pas céder aux autres sur des bagatelles parvienne jamais à la raison' d'un homme ; que l'impatience de ses fantaisies doit faire craindre qu'il ne sache pas se soumettre à la nécessité, ou sacrifier ses goûts à ses devoirs; la bonté, la complaisance, la modestie même, si l'on sait s'y prendre avec adresse, toutes les vertus aimables et
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douces, pourront trouver de nouveaux motifs, une nouvelle garantie dans cette alliance avec la force ; et l'on verra où arrive l'homme à qui l'on a inspiré la volonté d'être réellement tout ce qu'il peut être.
�TABLE DES MATIÈRES
Pages Préface. De l'État des Ames. De la Religion dans les sociétés modernes. Du Catholicisme, du Protestantisme et de la Philosophie en France. Sur l'Immortalité de l'Ame : I" Méditation. Du Sentiment intime de l'Immortalité. 2° Méditation. Du Respect des Morts. Quel est le vrai sens du mot Foi ? De l'Éducation progressive pendant le cours de la vie. Conseils d'un Père sur l'Éducation : I. Des Modifications que doit apporter dans l'Éducation la variété des caractères i De l'Inégalité des facultés, de ses inconvénients et des moyens de les prévenir. III. Des Moyens d'Émulation. IV. De l'Éducation qu'on se donne soi-même. Des Idées de Rabelais, en fait d'Éducation. Des Idées de Montaigne, en fait d'Éducation. Des Idées du Tasse, en fait d'Éducation. 229 281 32" 357 38' 433 213 87 151 133 177 53 l 1 23
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LA TABLE BS» MATIÈRES.
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1|Préface |4
1|De l'Etat des Ames |36
1|De la Relidion dans les sociétés modernes |58
1|Du Catholicisme, du Protestantisme et de la Philosophie en France |88
1|Sur l'Immortalité de l'Ame |122
2|1ère Méditation. Du Sentiment intime de l'Immortalité |124
2|2ème Méditation. Du Respect des Morts |152
1|Quel est le vrai sens du mot Foi |168
1|De l'Education progressive pendant le cours de la vie |212
1|Conseils d'un Père sur l'Education |248
2|I: Des Modifications que doit apporter dans l'Education la variété des caractères |248
2|II: De l'inégalité des facultés, de ses inconvénients et des moyens de les prévenir |264
2|III: Des Moyens d'Emulation |316
2|IV: De l'Education qu'on se donne soi-même |362
2|Des Idées de Rabelais, en fait d'Education |392
2|Des Idées de Montaigne, en fait d'Education |416
2|Des Idées du Tasse, en fait d'Education |468